JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION
REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE
Vol. II, No. 1
(IM)POSSIBLE WORLDS MONDES (IM)POSSIBLES
coordinated by / sous la direction de
Daniela MIREA and / et Adela Livia CATANĂ
© Military Technical Academy Publishing House Bucharest, Romania, January 2018
Scientific committee / Comité scientifique
Prof. Iulian BOLDEA – University of Tîrgu Mure Prof. Monica BOTTEZ – University of Bucharest Prof. Adrian LESENCIUC – “Henri Coandă” Air Force Academy of Bra ov Prof. Ramona MALIȚA – West University of Timișoara Prof. Emilia PARPALĂ AFANĂ – University of Craiova Prof. Mariselda TESSAROLO – University of Padova Prof. Mihai ZAMFIR – University of Bucharest Assoc. Prof. Sonia BERBINSCHI – University of Bucharest Assoc. Prof. Elena BUJA – Transilvania University of Bra ov Assoc. Prof. Diana IONIŢĂ – University of Bucharest Assoc. Prof. Julio JENSEN – University of Copenhagen Assoc. Prof. Elena NEGOIŢĂ SOARE – Paris 8 Assoc. Prof. Mireille RUPPLI – University of Reims Champagne Ardenne Assoc. Prof. Ana Karina SCHNEIDER – “Lucian Blaga” University of Sibiu Assoc. Prof. Petra SLEEMAN – University of Amsterdam Assoc. Prof. Radu VANCU – “Lucian Blaga” University of Sibiu
Editorial Staff / Rédaction Adriana Carolina BULZ Adela Livia CATANĂ Elena Raluca CONSTANTIN Daniela MIREA Daniela MOLDOVEANU Andreea Maria PREDA Maria STOICOVICI
Editorial Office:
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39 49 George Cosbuc Ave., Sector 5, 050141 Bucharest, ROMANIA
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ISSN 2558 8478 ISSN L 2558 8478
JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018
Contents /Sommaire
Literature / Littérature Daniel Larangé, Science sans conscience. La ruine de l’homme , University of Paris Est Créteil / Notre Dame de Sainte Croix de Neuilly sur Seine……...………………5 Nicolas Mary, Globalia, la démocratie et la fin de l’histoire , University of Angers…23 Laurent Balagué, Autobiographie et mondes possibles et impossibles: le cas de la langue sauvée d’Elias Canetti , University of Paris Est………………….……...35 Richard Cluse, Ce que peut la littérature. Po éthique de l’impossible chez Georges Bataille , University of Sorbonne Nouvelle Paris 3………….....………………47 Paul Faggianelli Brocart, Mondes exotiques, mondes domestiques: une politique spatiale des romans d’aventures , University of Paris Nanterre………...………61 Marion Crackower, Sécularisation de la violence et résistance dans le monde post apocalyptique du Transperceneige de Lob et Rochette, chercheur indépendant anciennement affiliée à Louisiana State University (LSU) in Baton Rouge…....72 Elisabeth Herbst Buzay, Fantasy worlds as spaces of significance: meaning making in magical universes , University of Connecticut……………………………..……79 Julien Jaegly, Excession: la dualité thématique et ontologique de l’impossible en science fiction , University of Clermont Auvergne…………...…………...…….87 Ibtissam Amamou, La compossibilité des extrêmes chez Amélie Nothomb: cas du roman dystopique Peplum , University of Mohamed Premier, Oujda…………..99 Ons Sfar, Subvertir en douceur dans les proses de Jules Supervielle , University of Clermont Auvergne……...……………………………………………….……106
Language Teaching /Didactique des langues Ammouden M’hand, Hamadache Tahar, Les mondes (im)possibles du conte au service de la communication interculturelle , University of Bejaia…………..…….….113
Varia Morice N. Fadel, Crime and spy fiction: an east European case , New Bulgarian University.……...………………………………………………...……………126 Sangita T. Ghodake, Transcending life through romance: Mumbai Tiffinwals and the lunch box , Savitribai Phule Phune University/PDEA Baburaoji Gholap College.…133 Mihaela Hristea, Banchetul ca reflectare a concepţiei religioase a lui Henrich Heine , Ion Luca Caragiale National College / Dimitrie Cantemir University ………..140 Claudia Cîrciu, Jurnalul portughez – mai mult decât un itinerariu intelectual , University of Bucharest….…………………………………………….………147
Reviews / Comptes-rendus Alina Ţenescu, Emilia Parpala (editor), Signs of Identity: Literary Constructs and Discursive Practices , Cambridge Scholars Publishing, Newcastle upon Tyne, 2017, 236 pages………….…………………………………………………….157
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LITERATURE
LITTÉRATURE
JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018
SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE
Daniel S. Larangé
Université Paris Est Créteil / Notre Dame de Sainte Croix de Neuilly sur Seine
Abstract: According to Pierre Boulle, although science is supposed to have a great destiny, it fails in its vocation while thinking to do well; it paradoxically precipitates the man in his gross stupidity and inhumanity, despite being simultaneously invested with a spiritual mission which would have elevated humanity to wisdom. Therefore, the writer explores the fictitious probabilities of science, seeking in vain to find an ethical solution in a century contaminated by mercantilism and laziness. This is why he describes with an infallible logic the intertwining that leads man to his own destruction, namely by the near extinction of all meaning. Keywords: Utopia, dystopia, scientism, self destruction, realist fantasy.
Les œuvres d’anticipation de Pierre Boulle (1912 1994) développent une réflexion d’épistémologie critique et dénoncent les menaces de la science capable d’instaurer son diktat sur la société. À ce titre, Les Jeux de l’esprit (Julliard, 1971) développent une dystopie qui remet en question l’éthique scientifique et condamne l’abrutissement des masses au nom d’une culture de l’hédonisme. Comment les promesses de la science menacent elles l’humanité de sombrer dans un cauchemar inextricable ? La réflexion sur l’action sociale, politique et morale des sciences se retrouve aussi bien dans La Planète des singes (Julliard, 1963) que dans Les Contes de l’absurde (Julliard, 1953), E = mc2 (Julliard, 1957), Quia absurdum: sur la Terre comme au Ciel (Julliard, 1970), Miroitements (Flammarion, 1982) ou Le Professeur Mortimer (Le Fallois, 1988). Par le biais de la fiction, elle s’interroge sur l’orientation du progrès et annonce un post humanisme caractérisé par la bestialisation, la fin des valeurs humanistes et l’entropie inéluctable de la réalité entraînée par l’absurdité mondialisée. Il s’agit de décrire comment l’usage d’une science sans conscience précipite peu à peu l’humanité́ à la ruine de l’âme. L’approche transdisciplinaire envisage une lecture sociocritique des grandes thématiques de Pierre Boule au regard des craintes et des attentes de la société française au tournant d’un univers clivé en deux blocs idéologiques dans les années 1950 au commencement d’une uniformisation autour de la raison économique dans les années 1980.
1. F(r)ictions de la science Pierre Boulle est d’abord un ingénieur: son approche des sciences se veut donc pragmatique. Les sciences sont au service de la conception et de la fabrication. Il est diplômé de Supélec, établissement de formation scientifique dans les domaines de l’information, de l’énergie et
5 Daniel S. Larangé des systèmes. En tant que praticien des sciences, il est appelé en Asie du Sud Est, notamment en Malaisie à résoudre des problèmes techniques complexes, à partir de connaissances économiques, sociales et environnementales (Frackman Becker, 1996). Cette expérience est essentielle dans la maturation de l’écrivain d’anticipation car ses propos demeurent toujours inscrits dans une connaissance réelle et une pratique concrète. Aussi, lorsqu’il propose des fictions de la science, ces fictions exercent une fascination d’autant plus forte qu’elles s’ancrent dans une forte probabilité. Jamais il ne s’aventure très loin dans la pure spéculation ni ne laisse sa fantaisie parcourir les sentiers de l’imagination. C’est pourquoi son œuvre d’anticipation demeure imprégnée d’une forte dose de réalisme et les dimensions utopiques finissent par retomber dans le pessimisme du réel. La science reste nécessairement liée à la technique au XX e siècle. Bien plus, les progrès techniques témoignent d’abord de la puissance des sciences et fascinent les foules profanes. Or l’ingénieur Boulle manifeste très tôt son scepticisme face à l’automatisation et la robotisation de la société. Tandis que les masses et le pouvoir politique qui les représente se réjouissent aveuglément de la mécanisation de la société, « l’Homme qui haïssait les machines » la dénonce dès 1965 et entreprend une guerre secrète contre cette nouvelle entité d’envahisseur:
Antagonisme de la basse routine et de la divine imagination. Haine réciproque de l’automatisme et de l’intelligence créatrice. Combat éternel de l’esprit et de la matière. Depuis longtemps, monsieur, je me suis consacré à cette lutte et me suis engagé corps et âme dans la sainte croisade, faute d’avoir pu assigner un idéal plus noble à la condition humaine. Vous voyez devant vous l’homme suscité par le ciel pour combattre les machines et s’opposer à leur extravagante ambition. Les humilier, abattre leur insupportable vanité, faire preuve par l’absurde de leur inconscience, les convaincre elles mêmes de leur inintelligence, voilà mes méthodes. (Boulle, 1965, 1998: 197).
Cette méfiance face à la récupération des sciences par la technologie s’avère être à l’avant garde car l’esprit du temps est plutôt à l’enthousiasme et le Cycle des robots d’Isaac Asimov (1920 1992) vient seulement d’arriver en Europe: I, robot (1950) est traduit par Les robots dès 1967. C’est dans un univers bipolaire que le lecteur est conduit, dans lequel la banalité du quotidien, caractérisée par un matérialisme excessif, l’emporte sur la spiritualité de l’imagination créatrice. Le personnage n’est pas sans rappeler l’écrivain en personne, notamment lorsqu’il esquisse sa brève biographie et se présente comme l’ultime héraut d’une humanité à l’agonie, figure quasiment messianique, martyr « engagé corps et âme » pour une cause juste, « la sainte croisade », répondant ainsi à une élection divine en « homme suscité par le ciel », afin de mener la lutte du sens moribond contre « l’absurde de l’ inconscience », comme en témoignent les nouvelles des recueils Contes de l’absurde (1953) et Quia absurdum: sur la Terre comme au Ciel (1970). La science, au lieu d’apporter du sens au monde, le plonge dans une complexité qui ne peut que le désorienter puis le déresponsabiliser. En effet la mécanisation à outrance commence à l’échelle planétaire dans l’entre deux Guerres. Les Temps modernes (1936) de Charlie Chaplin et Mort à crédit (1936) de Louis Ferdinand Céline en témoignent. Elle contamine peu à peu l’humanité et participe à la
6 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE déshumanisation dont l’apogée est atteint dans la Shoah où massacres et carnages sont industrialisés (Jonas, 1994).
Je n’ai jamais oublié l’instant où j’eus la révélation. C’était un soir d’orage. J’étais seul dans la salle des turbines ; ou presque seul. Le machiniste qui veillait sur elles, était une parfaite brute. À force de vivre parmi ces créatures sans âme, il avait pris un peu de leurs façons et de leur allure. Toutes les demi heures, il faisait lentement le tour du groupe en marche. Avec des gestes d’automate, il ajoutait de l’huile dans les graisseurs, relevait des températures, lui tâtait machinalement le pouls et écoutait son halètement. Puis il retournait s’asseoir sur son banc et restait immobile. Son regard reflétait le même néant spirituel qui émanait de la carapace noire. (Boulle, 1965, 1998: 198 199)
Un transfert évident a lieu: la machine est humanisée par la personnification qu’en fait l’ouvrier, s’en occupant comme un médecin, alors que ce dernier se mécanise à travers des gestes et des tâches automatisés. Il en ressort que l’excellence de l’humain découle de la possibilité intrinsèque de « faillir », autrement dit de reconnaître consciemment sa faute . En revanche, le dispositif technique n’a qu’un accès limité à l’erreur, sans autre alternative que de recommencer les opérations par le reboot de son système. Paradoxalement, la faiblesse éthique de l’humanité assure sa suprématie sur la machine incapable de mieux faire que de se réinitialiser. En effet, l’humain poursuit son activité en cherchant à se « racheter » de ses faiblesses ; la machine ne cherche qu’à réitérer ses opérations en modifiant au fur et à mesure des échecs ses paramètres initiaux. Toutefois le Professeur Fontaine, à l’instar du Dr Frankenstein, introduit il dans « Le Parfait robot » l’algorithme nécessaire pour que la machine se trompe afin qu’elle parvienne enfin à s’humaniser (Boulle, 1953). Dès lors, la réflexion technico scientifique verse dans une épistémologie éthique et l’œuvre de Pierre Boulle pose avec pertinence des interrogations d’ordre moral, montrant comment l’homme perd de son humanité en cultivant un orgueil prométhéen: celui d’une « infaillibilité » qui conduit à devenir un deus ex machina désincarné. Or cette mécanisation du monde provoque d’abord un « malaise » (Boulle, 1965, 1998: 198, 201) duquel sourd une « angoisse » irraisonnée (201), symptômes préludant une dépression collective latente. En s’opposant à l’invasion mécanique, « l’Homme qui haïssait les machines » est acculé à la folie, mettant ainsi en avant le « tragique » (202) d’une époque que le règne grandissant de l’absurde prépare à la postmodernité: les deux blocs, le monde capitaliste et le monde socialiste, s’entendent en ce qui concerne la confiance octroyée à l’appareil d’État, à l’industrialisation et à l’armement, confiance supérieure à celle accordée aux hommes relégués comme des « masses » de consommateurs ou de prolétaires embourgeoisés par le mirage de la propriété. Aussi convient il de reconnaître « un fond philosophique commun, un thème essentiel sur lequel la fantaisie de l’écrivain ingénieur s’amuse à broder chaque fois des arabesques » (203). Finalement les idéologies sont amenées tôt ou tard à se rejoindre car la technique manipule les sciences au nom de la puissance et de la domination (Mannheim 1929, 1956): la machine promet de libérer l’homme du travail aussi bien dans le monde soviétique que dans les sociétés plus libérales, tout en l’asservissant davantage. À ce propos, Jean Marie Domenach reconnaît que « l’ordinateur achève ce que la
7 Daniel S. Larangé colonisation avait commencé, de même que le cosmopolitisme des spectacles, des voyages, des religions et des drogues prolonge l’impérialisme de l’Occident » (Domenach, 1976, 72). Cette addiction à la technologie se retrouve dans l’usage immodéré du numérique – métaphore de la mondialisation d’une démocratie selon laquelle la quantité supplée à la qualité (Sorrente, 2011 ; Varescon, 2013). D’abord, La Planète des singes (1963) est un apologue traitant de la prétention humaine (Andronikof, 2002) et de la pression politique exercée sur les sciences: les singes sont convaincus d’être sis au sommet de la création et prêts à falsifier la réalité pour faire dominer leur idéologie. La dimension éthique évidente relève du roman à thèse. La technique exploite les sciences sans se soucier du développement spirituel de la civilisation simiesque mais en assurant la promotion des dogmes de l’État. Dans Le Jardin de Kanashima (1964), deux scientifiques sont confrontés: un jeune bourgeois, Enricho Luchesi, passionné de sciences et un vieux physicien, Von Schwarz, émule de l’ingénieur Werner Von Braun (1912 1977), d’abord au service du régime nazi avant d’être engagé, après la Seconde Guerre mondiale, par la NASA. Les fusées V2, premiers missiles balistiques, destinées à atterrir sur la Lune, serviront d’armes de guerre. La course à l’espace contribue ainsi au progrès de l’armement. Le récit légèrement uchronique, qui se clôt sur le premier voyage sur la Lune réalisé par les Japonais, est une méditation sur l’enjeu moral de la science et des techniques. Le grand roman dystopique sur la science dont la nouvelle « Le règne des sages » (1953) semble en constituer le patron est Les Jeux de l’esprit (1971). Le thème du compromis des sciences et du politique par l’intermédiaire de la technique est poussé jusqu’à l’extrême: les hommes finissent par se lasser de la pure connaissance et se reposent sur les bienfaits de la technique, laquelle les gouverne à leur insu. Les pilotes les plus aguerris oublient comment piloter sans l’aide de leur ordinateur de bord et le public, scientifiques compris, ne se passionne plus que pour les techniques de combat de plus en plus violentes et sophistiquées. La dichotomie entre sciences du vivant et sciences de la matière ne font que s’accroître au point de devenir des idéologies aveugles, soutenues par des équipes de sportifs qui imposent leurs vues par la force et la violence. Où est le bien ? Où est le mal ? Cette frontière ne relève pas de la connaissance mais de la morale, expression de la spiritualité humaine. Cette méditation éthique sur le terrain de l’épistémologie se retrouve aussi dans Le Bon Léviathan (1978) qui ouvre un cycle consacrée aux grandes sources d’énergie avec L’Énergie du désespoir (1981) et Miroitements (1982). Hans Jonas (1903 1993) déclare à ce propos: « Les possibilités apocalyptiques contenues dans la technologie moderne nous ont appris que l’exclusivisme anthropocentrique pourrait bien être un préjugé. » (Jonas [1979], 1990: 72). Un pétrolier nucléaire baptisé du nom du monstre biblique « Léviathan », métaphore de l’État pour Thomas Hobbes (1588 1679), est pris d’assaut par un groupe d’écologistes qui, luttant pour la préservation de la nature, s’insurgent face au risque de radioactivité sans prendre conscience que le véritable danger vient du pétrole. Sous l’inspiration des théories du prix Nobel de physique 1973, Brian David Josephson (1940*), Pierre Boulle envisage un asile psychiatrique où le Professeur Trouvère transforme les émotions extrêmes de ses patients en « énergie spirituelle ». Dans la prolongation du projet, il tente de comprendre, du point de vue de la physique théorique, ce qui peut être 8 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE caractérisé comme des processus intelligents, en lien avec la fonction cérébrale ou d’autres processus de la nature (Josephson, 1980 et 2005). La question métaphysique posée par Ulysse Merou dans La planète des singes (1963) est récurrente: « L’essentiel n’est il pas, après tout, que l’esprit s’incarne dans quelque organisme ? » (Boulle 1963, 1998: 330). Cette « énergie du désespoir » que secrète dorénavant une humanité privée d’avenir échappe au Professeur Trouvère, à l’instar d’un Capitaine Nemo: il est finalement châtié pour son orgueil prométhéen, comme tous les savants fous convaincus d’un mal nécessaire au service du bien (Machinal, 2013 ; Vaquin, 1989). L’utopie scientifique verse ainsi dans la dystopie sociale. Il semble que le sarcasme boulléen se déploie peu à peu en un pessimisme paradoxal: tout est au mieux dans le pire des mondes… Dans Miroitements (1982), le président Blondeau, défenseur de l’énergie solaire photovoltaïque, lutte contre la nature pour imposer une énergie écologique qui termine par perturber l’écosystème. Aspirer au bien et produire le mal. Tel est le dilemme de l’homme de science à l’heure de la postmodernité globalisée car tout humanisme est éradiqué de la surface des consciences consuméristes. Le rapport à l’argent semble bien contaminer les projets scientifiques, appelés à prouver leur rentabilité dans un monde effrayé par les dépenses inconsidérées, comme si tout, l’homme y compris, n’a qu’une valeur marchande. Les désillusions, quant à l’avenir d’une humanité sans âme, reportent l’espoir sur le règne animal menacé mais toujours plus humain que les hommes, comme dans La baleine des Malouines (1983). Au printemps 1982 l’armada britannique est en route pour reconquérir les îles Malouines occupées par l’Argentine, précipitant ainsi la chute de la junte militaire et assurant la réélection de Margaret Thatcher. L’état major demande de torpiller les déplacements non identifiés, y compris les cétacés qui apparaissent sur les radars comme des sous marins. Le roman se présente comme l’antithèse du Moby Dick (1851) d’Herman Melville. Le capitaine Clark, homme de guerre, témoigne de son humanité en épargnant la vie d’une baleine bleue et la protégeant des baleines tueuses. Figure d’une présence plus ou moins divine selon l’équipage, elle se révèle une précieuse alliée au point de se sacrifier en se précipitant sur les torpilles qui barrent la route au bâtiment. Enfin, dans Le Professeur Mortimer (1988), un éminent cancérologue, désespéré par les expériences sur les animaux, se retire sur une île déserte qui rappelle celles du Docteur Moreau (Wells, 1896) et du Docteur Lerne (Renard, 1908), pour poursuivre ses recherches en compagnie de sa femme Rosetta, de sa chienne et de quelques assistants. Désespéré par la mort de son fidèle compagnon canin, il prend pour cobaye une assistante qu’il parvient à guérir du cancer alors que sa propre épouse en décède. Dans un brusque accès de fureur, il l’assassine puis met le feu à son laboratoire. Le scientifique incarne finalement l’esprit du mal qui emporte dans sa folie dévastatrice l’espoir d’un monde meilleur, au risque de l’avènement du Meilleur des mondes (Faye, 1993). Les fictions de la science semblent unanimes quant à la nuisance de l’ hybris scientifique car l’homme se divinise, persuadé de pouvoir deviner l’avenir et l’écrire à sa guise (Haynes, 1994). Quels que soient les combinaisons et arrangements des possibles, l’utopie mondialisée ne saurait aboutir qu’au terrible choc des civilisations et à l’effacement des individualités au profit du clonage général (Wegner, 2014).
9 Daniel S. Larangé 2. L’entropie de la fiction La science formule des promesses qu’elle ne saurait tenir. Elle est à l’origine des principales utopies. Depuis le mythe de l’Atlantide dans Le Timée et Le Critias de Platon jusqu’à Nous (1920) d’Evguénij Zamiatine, The Brave New World (1932) d’Aldous Huxley, 1984 (1948) de George Orwell en passant par De optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia (1516) de Thomas More et la description de l’Abbaye de Thélème dans Gargantua (1534) de François Rabelais, la science est au cœur des constructions sociales comme si la société fonctionnait selon des lois rigoureuses et raisonnables et pourtant aussi imprévisibles que le cours de la bourse. Sociologie et économie se sont développées sur des modèles mathématiques, et chaque gouvernement aspire à élaborer une prospective suffisamment fiable pour prévoir les crises intempestives qui secouent la planète. Pourtant la science se compromet avec le politique en mettant la technique et la technologie au service des masses. Cette technologie sert alors de garde fou contre toute tentative d’affranchissement car la vie en société rend indispensable son usage (Sibony, 1989). Là où l’homme pense contrôler la machine, c’est cette dernière qui exerce un contrôle insidieux sur lui (Bernard, 2015). Déjà dans la nouvelle intitulée « Le règne des sages », la mondialisation se révèle une étape inévitable à l’amélioration de la société humaine dans la mesure où elle voudrait optimiser ses rendements.
Le monde était enfin gouverné par la sagesse. Après des siècles d’errements, la raison et la science avaient triomphé des antiques chimères. Les hommes avaient cessé de s’entre déchirer. La religion et la politique ne passionnaient plus personne. Les frontières géographiques avaient été abolies. Les tribus, les nations, les sectes, les églises avaient peu à peu disparu et s’étaient fondues en organismes de plus en plus vastes, jusqu’à ce qu’il ne restât plus en cette année 2… que deux gouvernements humains, deux partis, deux écoles qui se partageaient la totalité des terriens (Boulle 1953, 1998: 72).
La sagesse est définie en termes de raison et de science. Elle se confond avec cette rationalité qui réduit davantage l’imaginaire qu’elle ne développe l’inspiration. Cette menace que présente la science pour la poésie se trouve déjà dans « Le poids d’un sonnet » où il est question de calculer la masse des mots dans un vers (Boule, 1953, 1998). La paix universelle découle de l’effacement de deux activités concomitantes, la religion et la politique qui suscitent plus de « passion » que de réflexion. Il en ressort la fin des distinctions et une homogénéisation graduelle de la société telle qu’Herbert Marcuse (1898 1979) l’annonce: capitalisme et communisme cherchent à uniformiser les identités en une entité. Le capitalisme emploie le consumérisme comme un outil de contrôle et de modelage, de sorte que la production devienne l’aune culturelle par excellence. La publicité, la mode, la télévision et le cinéma, la musique populaire et le sport de masse sont les principaux vecteurs permettant d’endoctriner les foules et de remplacer la culture humaniste surannée par une culture de masse plus rationnelle répondant aux besoins de l’économie et de l’idéologie dominantes (Sibony, 1999). Cette simplification aboutissant à l’unité des sciences et des consciences se fonde sur un dualisme irréductible – « ce dualisme avait été poussé jusqu’à sa limite extrême » (Boulle [1953], 1998: 73) –, source de la schizophrénie (Deleuze et Guattari, 1972 et 1980) qui frappe
10 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE tous les univers boulléens. Cette rivalité recoupe la distinction entre les sciences des matières organique et inorganique, autrement dit l’induction de l’empirisme versus la déduction méthodique. L’intrication des deux approches a pour fin de faire émerger l’esprit de la matière, selon la formule récurrente d’Albert Einstein (1879 1955) à partir de laquelle Boulle identifie le spirituel à l’énergie tout comme le physicien Jean Émile Charon (1920 1998): E = mc².
Ici, le cartésien sensitif fait une pause et se demande: pourquoi parmi tant de formules savantes et subtiles, ignorées ou méprisées, pourquoi E = mc² brilla t elle d’un tel éclat au firmament des idoles publiques ? Après un travail de dépouillement tendant à éliminer tout ce qui ne se rapporte pas à l’essence schématique, le cartésien sensitif retiendra seulement trois raisons à ce rayonnement inusité. Les deux premières sont presque évidentes. Ce sont les mêmes qui assurèrent le succès de Bonjour tristesse , toucha profondément la foule, d’abord parce qu’elle renfermait une qualité rare, je veux dire: une idée simple ; ensuite parce que cette idée simple était en même temps originale sans excès. Cette idée confusément sentie par tous eût été depuis longtemps proclamée par les experts (dans le cas de Bonjour tristesse comme dans le cas de E = mc² ) si, en plus de leur flair aveugle pour déceler une œuvre propre à impressionner la multitude, les experts possédaient la lucidité permettant d’expliquer pourquoi. La troisième raison est plus obscure, et le cartésien sensitif devra concentrer toutes ses facultés de l’esprit et du cœur pour la découvrir ; mais elle explique le caractère tout à fait exceptionnel du triomphe. La voici: en plus de l’idée simple et originale sans excès, E = mc² apportait une satisfaction d’une nature extrêmement subtile à l’âme humaine en établissant une loi de correspondance parfaite, idéale, entre matière et esprit (Boulle [1953], 1998: 144 145).
Cette formule dépasse alors sa signification purement scientifique en prenant une dimension quasi religieuse et en déclarant la toute puissance de l’amour à l’ère des sciences et des techniques, au détriment des autres activités spirituelles 1:
On peut avancer aussi: E = mc² satisfait à la fois l’instinct mystique et les appétits sensuels de l’humanité, à la façon d’une cathédrale ; une cathédrale prodigieuse, dont les pierres se désagrégeraient pour se dissoudre en abstractions sublimes, telles que la Foi, l’Espérance et la Charité, puis s’incarneraient de nouveau, en une pulsion éternelle, pour reconstituer un monument d’une harmonie parfaite. Ou encore: E = mc² traduit le mystère de l’Incarnation. Elle affecte le monde de la même manière que l’Homme Dieu, et pour les mêmes miraculeuses raisons. On conclura enfin en suggérant que E = mc² est le symbole même de l’Amour ; l’amour absolu, dans lequel l’extase perpétuelle est atteinte par une fusion parfaite du physique et du psychique. (146).
Aussi le Professeur Bourbon, avatar de Jacques Bergier (1912 1978), esprit de synthèse des sciences normales et paranormales, se lance t il dans des recherches archéologiques pour reconstruire par induction, déduction et analogie l’esprit de toute une civilisation:
1 Patrick Cauvin s’inspire de cette idée pour son roman publié en 1977: E = mc², mon amour raconte la rencontre amoureuse de deux enfants surdoués que pourtant tout sépare. 11 Daniel S. Larangé Il est possible dans certains cas de remonter jusqu’à la signification profonde des édifices ; il est possible de rétablir un ensemble de croyances, l’idéal d’une religion, l’essence spirituelle enfin, à partir de vestiges informes. Cet esprit qui s’est dissous au cours des âges, mais dont le fantôme hante encore les débris calcinés, une intelligence subtile peut l’aider à resurgir. Seule cette réincarnation constitue un but digne du véritable chercheur. (37).
Le professeur Bourbon réussit même à reconstituer un sonnet à partir des cendres laissées par un poète peu avant sa mort. Sa méthode d’investigation, digne de faire pâlir Sherlock Holmes et tous ses épigones, transcende la rationalité pour se prolonger dans le merveilleux, qui n’est ni le fantastique ni le féerique, mais une réalité tellement réelle qu’elle dépasse notre sens commun du réel au point de nous émerveiller (Schuhl, 1952). La matière possède une mémoire – tout comme l’eau en posséderait une selon la controverse médiatique que les travaux de Jacques Benveniste (1935 2004) ont soulevée. Cette « mémoire » dans la matière inerte, au sens métaphorique du terme, constituée par les vestiges du passé, se retrouve dans la matière vivante, comme le montre l’expérience menée par le chimpanzé Hélius sur un cobaye humain. À partir de drogues, le « phénomène de l’extension » permet d’explorer la mémoire ancestrale et collective des êtres qui peuplent, tels des fantômes, chaque individu. Cette « mémoire » semble codée dans les gênes, comme le suppose la théorie de l’hérédisme soutenu par Léon Daudet (1867 1942) (Larangé, 2012: 18 34) et récemment repris (Zammatteo, 2014). Pierre Boulle dénonce l’orgueil des scientifiques qui ont réussi à imposer, depuis la fin des Lumières et tout au long du XIX e siècle, la science et la technique à la place de la foi religieuse et des églises (Larangé, 2014b). Il pousse à l’extrême les utopies inspirées par Claude Henri de Rouvroy comte de Saint Simon (1760 1825), Charles Fourier (1772 1837) et Auguste Comte (1798 1857) en mettant en lumière tous les risques dystopiques qu’elles contiennent. Il médite sur la mise en garde d’Albert Einstein à l’égard de l’idéologisation des sciences par le politique et le « faustisme »: « Les grands esprits ont toujours subi une opposition violente de la part des esprits médiocres. Il faut prévenir les hommes qu’ils sont en danger de mort… La science devient criminelle. » (Einstein, 1934: 25) Dès la Grande Guerre, l’armée a pleinement exploité les sciences au service de la mort, au point que le mécène humaniste qui a financé la découverte archéologique de l’Académie de Platon, Pan Z. Aristophron, en appelle dans un ouvrage publié en grec classique, à la formation d’un gouvernement scientifique international qui assurerait la paix et la prospérité de la planète, au moment où Adolf Hitler accède démocratiquement à la chancellerie allemande.
Au cours de leurs réunions et de leurs conversations de plus en plus fréquentes, les savants étaient arrivés à considérer qu’ils formaient de par le monde la véritable internationale, la seule valable, celle de la connaissance et de l’intelligence. La science était pour eux à la fois l’âme du monde et la seule puissance en mesure de réaliser les grands destins de celui ci, après l’avoir arraché aux préoccupations triviales et infantiles des politiciens ignares et bavards (Boulle, 1971, 1998: 358).
Pierre Boulle illustre parfaitement dans ses œuvres comment l’aspiration, parfois trop zélée, à faire le bien, produit un mal total et totalitaire. Dans « Le règne des sages », la science prend le relais du politique et du religieux sans véritablement améliorer, autrement qu’en termes de confort matériel, la vie du peuple. 12 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE Les discussions scientifiques avaient remplacé les antiques querelles. Elles roulaient sur des questions de physique théorique, sur la structure interne du méson ou du photon. Il s’y manifestait autant d’ardeur et de compétence que dans les anciens débats politiques et religieux (Boulle, 1953, 1998: 72).
Deux écoles s’affrontent dans une lutte idéologique sans merci, entre les défenseurs d’une physique corpusculaire et ceux d’une physique ondulatoire, tout comme les physiciens s’opposent aux biologistes, s’accordant toutefois sur la divinité de la « connaissance », amalgame grossier de la science et de la sagesse, dans Les jeux de l’esprit (1971):
Il restait que l’idéale connaissance était le pôle commun à tous ces esprits scientifiques de cette époque. Pour les physiciens, il s’agissait d’une véritable religion ; pour les biologistes, d’une sorte d’éthique, un acte gratuit dont ils sentaient confusément la nécessité impérieuse pour échapper au désespoir du néant. Les uns et les autres estimaient que cette connaissance totale ne serait atteinte que par les efforts conjugués de l’humanité tout entière (Boulle, 1971, 1998: 376).
La différence réside dans des subtilités scolastiques qui annoncent un « nouveau moyen âge », prophétisé de Nicolas Berdiaev à Alain Minc en passant par Victor de Laveleye et Marcel Sauvage.
Qu’ils eussent la vision de la création totale d’un dieu, ou de sa découverte et de son assimilation, les physiciens s’accordaient assez bien sur un idéal situé dans l’avenir et sur une sanctification de la connaissance. Les biologistes, eux, mettaient aussi la connaissance au premier rang de leurs préoccupations (c’était même là à peu près la seule vue philosophique commune aux deux classes de savants), mais ils se défendaient farouchement contre toute tentation métaphysique (375).
Cette absence de métaphysique ramène la science à une théologie naturelle: dieu est dans la matière et le concret, rejetant toute théologie dialectique à de vaines spéculations fantasmagoriques.
Il y avait, certes, des nuances dans l’idée que les physiciens se faisaient du nouveau dieu. Il s’agissait pour les uns d’une création absolue de l’esprit humain, pour les autres, d’une découverte et d’une conquête. Les premiers parlaient d’émergence. On pouvait découvrir chez eux l’influence lointaine de Bergson, mais ils citaient plus volontiers certaines formules du Pr Samuel Alexander pour caractériser leur foi. Le monde tend vers la Divinité, disaient ils, et ils ajoutaient comme lui: Ce n’est pas un dieu qui a créé le monde, mais au contraire le monde qui est en train de créer Dieu, après être passé par l’intermédiaire de l’homme. (374).
Le roman sert de prétexte à la réflexion philosophique. Boulle oppose deux grandes figures de l’épistémologie. Samuel Alexander (1859 1938) est un philosophe britannique représentant le courant évolutionniste et défendant le principe d’émergence dont l’influence est importante sur Alfred North Whitehead (1867 1941). À partir de la substance fondamentale de l'univers, l’ Espace Temps se forme tout au long d’un processus lent et régulier, permettant d'abord aux degrés de l'Être de se constituer. L’ensemble des mouvements particuliers, spécifications du « Mouvement pur », établit la Matière. Au cours 13 Daniel S. Larangé du même processus, la Vie peut émerger de cette Matière, puis l’Esprit de la vie. Aussi, dans le même élan, « Anges » et « Dieux » en sortiront, du fait que le processus est infini: le divin (Deity ) correspond alors au degré d’existence propre à ce qui sera produit de l’Esprit. Autrement dit, chaque ordre de la réalité relève du divin par rapport à son niveau précédent et inférieur (Alexander, 1920 ; Daval, 2015). Quant à John Burdon Sanderson Haldane (1892 1964), il est un généticien britannique, membre de la Royal Society, fondateur de la génétique des populations – qui étudie la distribution et les changements de la fréquence des versions d’un gène (allèles) dans les populations d’êtres vivants –, à partir de l’application des mathématiques aux espèces vivantes, défenseur de l’eugénisme aux côtés de Julian Huxley (1887 1975) et concepteur de l’ectogenèse.
Les autres, de tendance panthéiste, avaient subi des influences diverses, depuis Thalès, avec son: Toutes les choses sont pleines de dieux , jusqu’à Teilhard de Chardin, en passant par le matérialisme dialectique du Pr J.B.S. Haldane, et par un certain nombre de poètes philosophes […]. Mais les physiciens de ce groupe se réclamaient surtout du père Teilhard, interprétant ainsi ce qu’ils considéraient comme sa pensée essentielle: la matière inerte n’existe pas. L’évolution obéit à un dessein cosmique. Commencée au stade de l’atome par la puissance de cette conscience cosmique diffuse dans chaque particule infinitésimale, poursuivie à l’échelle humaine avec une concentration de moyens infiniment plus importante, elle doit aboutir à une identification totale avec l’Univers, par la pénétration complète de ses mystères. (Boulle, 1971, 1998: 374) .
Les objectifs sont évidemment honorables mais la prétention prométhéenne conduit les savants au péché de l’ hybris . Dans « Le règne des sages » les deux camps qui refusent de communiquer entre eux et s’enferment dans un dogmatisme scientifique aveugle – « Ils croyaient au progrès et saluaient l’apparition d’idées nouvelles, à condition qu’elles respectassent les dogmes fondamentaux » (Boulle, 1953, 1998: 74) –, ourdissent en secret un projet climatique pour rééquilibrer la température dans les régions extrêmes. Toutefois les deux processus réalisés au même moment aboutissent à une catastrophe planétaire:
Il est vrai que les banquises des zones polaires fondirent rapidement. Une végétation luxuriante se développa dans l’Arctique et dans l’Antarctique. Mais les phoques et les pingouins n’étaient plus là pour jouir de cette métamorphose. Les Esquimaux non plus ; les Lapons, pas davantage. Tous avaient succombé dès les premiers jours, foudroyés par la chaleur et incapables de s’adapter à ces nouvelles conditions. Bien entendu, ni les Nègres d’Afrique ni les populations du Pacifique ne résistèrent mieux à la baisse de température. Tous périrent ; les uns d’insolation, les autres de froid, et la Terre fut débarrassée de quelques millions d’habitants, les moins intéressants d’ailleurs du point de vue scientifique. (Boulle, 1953, 1998: 86).
Dans Les jeux de l’esprit (1971), le gouvernement scientifique et les Nobels sont contraints de trouver une solution face à une humanité apathique qui dépérit dans de profondes dépressions, alors qu’elle ne connaît plus aucune entrave matérielle: « la moyenne de travail journalier n’était que de deux heures, suffisante pour assurer à tous une vie aisée » (Boulle [1971], 1998: 400). L’excès de bonheur devient ainsi insupportable, comme le décrit déjà Ira Levin (1929 2007) dans The Perfect Day (1970). Cet essoufflement d’enthousiasme,
14 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE sorte de culture de la mort qui étouffe tout élan vital, est à l’origine des dérives qui frappent le monde: « En ce début du XXI e siècle, un peu partout sur notre planète, les dirigeants étaient las de gouverner, harassés par leurs efforts stériles pour résoudre des problèmes hors de leur compétence, et cette situation était sentie confusément par tous les peuples. » (Boulle, 1971, 1998: 391). En effet, les gouvernants, si savants, reconnaissent que « nous ne ferons rien de grand sans passion et c’est ce qui semble faire défaut » (Boulle, 1971, 1998: 392). L’entropie, caractérisant le degré de désorganisation ou de manque d’information d’un système, touche alors la société: selon les recherches menées par Claude Elwood Shannon (1916 2001), plus la source émet d’informations diverses, plus l’entropie (ou incertitude sur ce que la source émet) est grande (Shannon, 1948: 379 423 et 623 656). D’où le paradoxe: plus la société scientiste soutient une politique éducative favorisant l’instruction générale et l’accès gratuit à la connaissance, moins les masses apprécient le savoir et plus elles rechignent à apprendre, aspirant à l’ignorance et cultivant dans la superstition. Les suicides se répandent alors comme une endémie au point de menacer l’équilibre mondial (Boulle, 1971, 1998: 428) car plus aucune croyance ne condamne l’âme du suicidé aux pires peines de l’au delà. Le désenchantement, selon l’expression de Max Weber (1864 1920), est le lot de la postmodernité (Gauchet, 1985): là où la science envisageait de séculariser le monde, la technique est arrivée pour le réenchanter. (Weber, 1919).
3. La religion universelle des loisirs Dans Les Jeux de l’esprit (1971), les plus éminentes matières grises finissent par retrouver une approche mystique de leur discipline, comme le reconnaît un brillant astrophysicien à la fin d’un cycle de conférences publiques visant à galvaniser le peuple à renouer avec l’apprentissage et la curiosité scientifique. Acculé par l’urgence de la situation et l’impasse à laquelle il ne semble pas y avoir de solution rationnelle, l’esprit positiviste accède à la beauté et la puissance de la poésie d’autrefois:
« Soupirs d’un cœur fabuleux, le cœur de la Divinité !... La comparaison se trouve dans Eurêka de Poe, dont je leur ai lu les dernières pages. Peut être dois je m’en excuser, mais ce poème cosmologique m’a toujours inspiré une émotion intense […], que je m’efforçai de leur communiquer. Par quel sortilège, en se basant sur des observations inexactes de son temps, en ignorant tout des théories d’Einstein et de la dilatation de l’Univers, en invoquant des lois physiques partiellement fausses, et par une série de raisonnements imparfaits, Poe est il parvenu à une conception d’un monde qui paraît aujourd’hui probable à certains de nos plus grands savants ? Je les laissai méditer sur ce paradoxe. « Je vous assure, mon cher ami, que j’ai fait l’impossible pour leur inspirer un peu de la passion qui nous anime. J’ai conclu par une dernière citation, ces mots d’Einstein lui même: L’expérience religieuse cosmique est la raison des plus fortes et des plus nobles recherches scientifiques . » (Boulle, 1971, 1998: 408).
Les jeux de l’esprit (1971) est un roman dystopique injustement négligé car il annonce, en France, la politique du spectacle qui soutient la culture du consumérisme: « […] le monde, s’il ne cherchait pas à s’enrichir l’esprit en pénétrant les secrets de la science, était de plus en plus intéressé par les conséquences matérielles des découvertes faites par celle ci, au point de 15 Daniel S. Larangé réclamer à chaque instant des résultats pratiques plus importants et plus raffinés » ( 422 423). Confusion entre le Bien et les biens: le confort personnel devient le principe d’une démocratie vouée à la démagogie.
Chaque famille voulait avoir sa maison particulière avec piscine. Cette soif de bien être, ce désir du monde de s’approprier les acquisitions de la science et de la technique sans en comprendre l’esprit et sans avoir participé à l’effort intellectuel de découverte, ne se limitaient pas aux habitations. Pour les satisfaire, il fallait construire des villes nouvelles, où les rues et les places étaient chauffées l’hiver et rafraîchies l’été. Ces cités devaient être reliées par un réseau de communications assez important pour éviter tout encombrement, même aux époques de grandes migrations, et aussi par un service de machines volantes permettant d’aller n’importe où à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, avec des aires d’atterrissage en assez grand nombre dans la ville même, pour limiter les pertes du temps. (423 424).
La culture de l’urgence prend le relais alors que les distances sont sans cesse abolies. La guerre contre l’espace une fois remportée se transforme en une haine du temps qui passe trop vite, même lorsqu’on n’a plus rien à faire. Summum de l’absurdité de notre postmodernité: moins il y a de tâches à accomplir, plus le temps vous manque (Bouton, 2013 ; Finchelstein, 2011 ; Aubert, 2004). Or ce nouveau rapport au temps efface définitivement la notion de prospective et élimine tout future et passé pour instaurer l’ère de l’éternel présent (Lane, 1973 ; Laïdi, 2000). L’humanité est finalement décevante. Tout effort pour élever l’esprit semble vain, même si une minorité parvient à se réaliser pleinement. Le pessimisme de Boulle, en ce qui concerne l’humain, n’est éclairé que par le merveilleux que peut réserver la nature. Ce merveilleux relève du réalisme fantastique. Il s’agit d’un mouvement de contreculture des années 1960, relayé par la revue Planète , courant de pensée et de recherche à vocation scientifique, ayant pour objet l’étude de domaines considérés comme exclus à tort par la science officielle. L’acte fondateur du réalisme fantastique est le livre de Jacques Bergier et Louis Pauwels intitulé Le Matin des magiciens (1959). L’ingénieur chimiste et écrivain de grande culture Jacques Bergier se pose en héritier de Charles Hoy Fort (1874 1932), qui avait entrepris de recenser et d’expliquer divers phénomènes inexpliqués, et dont il a préfacé l'édition française de The Book of Damned (1919). En effet, les miracles et prodiges qui se produisent dans les récits de Pierre Boulle ne sont que des phénomènes rationnels qui n’ont pas encore trouvés d’explication scientifique car la science ne saurait jamais être absolue. Ainsi le Docteur Maurelle – chez qui « les cellules de son cerveau étaient ainsi agencées que, lorsque des analyses médicales tendaient à faire conclure à un miracle il était, lui, invinciblement incité à supposer que quelque erreur s’était glissé dans ces analyses » (Boulle, 1978, 1998: 575) –, rédige t il sa plaquette publicitaire en faveur du navire sur lequel il exerce, le pétrolier nucléaire Gargantua, alias « Le Bon Léviathan », dans les termes suivant:
On nous avait accusés d’exterminer les poissons. Nous les faisons proliférer en nombre et croître en grosseur. On nous avait accusés de provoquer des cancers. Aujourd’hui, nous pouvons affirmer: l’expérience prouve que, dans certaines circonstances, nous pouvons au contraire guérir des maux de cette sorte. La chaîne de ces événements, qui apparaissent comme des
16 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE prodiges mais qui ont sans doute des causes naturelles, va t elle se rompre ? Nous serions bien ingrats envers la Providence de nourrir un tel pessimisme. Je pense pour ma part que cette chaîne est solide et que nous n’avons encore été témoins que des faibles possibilités du miracle nucléaire. Je crois qu’il faut hardiment envisager pour l’avenir... (576).
Toutefois les fantasmes se doivent d’être entretenus dans la société car ils forment les mythes nécessaires à l’existence collective. Vouloir démythologiser le réel, comme tend à le faire, à la suite de Rudolf Bultmann (1887 1976), une grande partie du christianisme, risque d’accélérer le délitement social et participer au déclin de la société, en accord avec l’explication de Roland Barthes (1915 1980): « une de nos servitudes majeures: le divorce accablant de la mythologie et de la connaissance. La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l’erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d'ordre » (Barthes, 1957: 72 73). Les jeux restent dans la société postmoderne le principal producteur de mythes. Betty, la psychologue chargée de l’Instruction, convainc le gouvernement scientifique d’y investir des sommes de plus en plus faramineuses afin d’entretenir la foule dans un état d’émotions fortes par la contemplation de spectacles toujours plus violents, obscurcissant du coup sa raison et ses occasions de méditer sur sa propre vanité. « Les jeux, répliqua Betty, les jeux sont indispensables. L’instinct ludien est encore trop vivace dans le monde, vous le reconnaissez vous mêmes, pour que nous puissions le négliger et ne pas lui donner quelques satisfactions, au début tout au moins. » (Boulle, 1971, 1998: 402). Or, s’il y a bien des jeux rationnels, ceux qui attirent la foule ne le sont guère. Les jeux de hasard favorisent une superstition « indispensable » (412) et les épreuves physiques magnifient la force au détriment de l’intelligence. Par humanisme, le gouvernement scientifique opte en faveur d’une politique de la bestialité et de l’abrutissement en organisant des jeux du cirque à une échelle planétaire. Ainsi, le jeu devient peu à peu une thérapie car l’homme une fois confronté à la possibilité de sa propre mort reprend goût à la vie. Méthode morbide pour chasser la morbidité qui contamine la société.
Ces distractions, que le ministère de la Psychologie envisageait sous forme de jeux, devraient être de nature à redonner confiance dans la valeur humaine à l’individu qui le pratiquerait et au spectateur qui les contemplerait, cela d’une manière frappant l’imagination et les sens. On arriverait ainsi, par un enchainement logique, à concevoir des compétitions brutales, violentes, mettant en jeu toute l’énergie des participants. (441).
Le jeu devient toutefois une activité qui détourne de la réalité par la distraction. Cette distraction répond au besoin de déresponsabilisation, largement partagé dans une société de plus en plus anxiogène. Dans ses principes, la démocratie suppose le partage des responsabilités. Or cette démocratie est sacrifiée en faveur d’un retour à des illusions plus rassurantes. D’où le culte du jeunisme (Boia, 2006 ; Mazaurette, 2009 ; Bégaudeau et Sorman, 2010 ; Boutinet et Dominice, 2011), phénomène apparu dans les années 1970 dans la continuité du « baby boom », et du ludisme généralisé: le travail est un jeu comme l’école en est un autre… Manière de concevoir le monde comme un spectacle où chacun aspire à son quart d’heure de gloire ! Ainsi permet il de former des « vedettes » qui représenteraient les 17 Daniel S. Larangé héros modernes, pâles symboles de la médiocrité ambiante, reflets dans lesquels chaque spectateur pourrait s’y reconnaître. « Le monde souffre entre autres maux d’un manque de vedettes , affirma Betty, et ce n’est pas un des aspects les moins importants de note programme que de tendre à en faire apparaître […]. Je vous le dis aujourd’hui: un État mondial ne peut se passer de vedettes mondiales. » (Boulle, 1971, 1998: 442). Les combats individuels ou par équipes sont ensuite relayés, à plus grandes échelles, et les matches finissent par prendre les allures d’un affrontement armés opposant l’équipe des Physiciens à celle des Biologistes. Afin de montrer la toute puissance de la science, chaque équipe recourt à des scientifiques qui mettent leur connaissance au service de la destruction. La guerre est ainsi brusquement esthétisée et les spectateurs insensibles aux massacres auxquels ils assistent, hypnotisés par les explosions et le sang versés:
Féérie d’un caractère surnaturel, d’une intensité dramatique jamais encore atteinte, cette représentation en direct d’un affrontement colossal, à l’issue incertaine, entre champions connaissant toutes les ressources de leur art, créait une atmosphère de passion et de surexcitation nerveuse à laquelle personne ne pouvait échapper. Le spectre de la mélancolie était conjuré. (461).
L’épopée verse dans le lyrisme quand l’homme s’est déshumanisé. L’ homo ludens sonne le glas de l’histoire de l’humanité: le jeu devient totalitaire et chacun aspire à y participer, au risque même d’en succomber.
Ce long travail de préparation était devenu un jeu lui même, jeu de patience, jeu d’intelligence, jeu exigeant toutes les ressources de l’esprit, ne provoquant pas la passion furieuse de la compétition, mais tenant cependant le monde en haleine, avec parfois des poussées de fièvre pouvant le hisser aux plus hauts sommets. En effet, bien qu’une partie de ce travail préliminaire fût effectuée dans l’ombre, le nombre des participants rendait le secret impossible. L’humanité ne manquait pas de moyens d’être informée des progrès et se tenait à l’affût des indiscrétions fréquentes ainsi que des affaires d’espionnage dont la presse parlait à mots couverts, ou que l’on devinait en apprenant l’exécution sommaire de tel ou tel traître. (465).
Les scientifiques participent activement à cet étrange engouement populaire. Dès lors l’issu ne peut qu’être apocalyptique: les biologistes déciment les troupes des physiciens en déversant des dérivés du bacille du choléra. Face à l’hécatombe, le dernier Physicien appuie sur un bouton pour qu’un avion téléguidée lâche une terrible bombe nucléaire sur les derniers rescapés biologistes, fier ainsi d’être le gagnant de l’ultime partie !
4. Conclusion Comme le signale à juste titre Natacha Vas Deyre, Pierre Boulle appartient bien à ces Français qui ont écrit l’avenir. Son œuvre est une œuvre engagée dans laquelle il propose, en digne homonyme du philosophe et mathématicien autodidacte George Boole (1815 1864), une réflexion logique à partir des suppositions que lui offrent la situation de son époque, faisant le pendant romanesque aux fameuses conférences de philosophie mathématique intitulées: The Right Use of Leisure , The Claims of Science et The Social Aspect of Intellectual Culture.
18 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE Les promesses de la science sont aussi disproportionnées que ses ambitions. Pierre Boulle en est le premier conscient et les probabilités concourent vers une plus grande méfiance car ce n’est pas tant la logique scientifique qui est remise en cause que la nature humaine: l’homme est définitivement un animal en train de perdre son humanité. C’est pourquoi la question de l’esprit est si importante dans chacun de ses textes: la spiritualité resterait l’ultime étincelle de notre véritable divinité. Or le vent de la postmodernité souffle sur l’homme et mécanise à tours de bras toutes les activités où cette spiritualité tente désespérément de se réfugier (Eiss, 2014): il s’agit désormais de l’éradiquer de nos gênes (Josephson, 1993, 583 ; Jones, 1996).
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22 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018
GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE…
Nicolas Mary
Université d’Angers
Abstract: The revolutionary upheavals of the nineteenth century established utopia in historical time. Utopia became then a vision of the future, the end of History. For a long time, the Soviet Union somehow embodied faith in the possible, the needful advent of an ideal society. To such an extent that, according to some, the fall of the Berlin Wall meant not only the end of communism but also the end of utopia itself. But it seems that men can hardly do without a utopia. That’s the reason why, one of the consequences of the fall of the USSR have been the promotion of western liberal democracy to the rank of utopia. Indeed, in 1989, Fukuyama argued that the end of the Cold war could mean “the end of history as such”, insofar as it would correspond to “the end point of mankind's ideological evolution and the universalization of Western liberal democracy as the final form of human government”. Escaping this way from History, democracy became a utopia in its turn. Globalia, the dystopic novel written by Jean Christophe Rufin can be read as an answer to Francis Fukuyama. The author tries to show that not only western democracy stops being seen as a utopia, but that we are witnessing a drift toward what Crouch calls “post democracy”. In short, 1989 was not the end of History . Keywords : satirical utopia, dystopia, post democracy, end of History, globalization.
1. L’utopie, la dystopie, la fin de l’histoire
1.1 L’utopie comme fin de l’histoire… Jusqu’au XVIIIème siècle, les récits utopiques exploraient volontiers une géographie de l’impossible, ce qui tendait à les faire apparaître comme une variante de la littérature de voyage. Les sociétés idéales décrites étaient en effet contemporaines de celles critiquées et s’épanouissaient dans des lieux imaginaires, tout aussi inaccessibles que la forme de perfection qu’elles incarnaient. Mais à la suite des bouleversements révolutionnaires de la fin du XVIIIème, c’est essentiellement dans le temps que les utopistes vont chercher à voyager. Et ceci modifie sensiblement les enjeux attachés à l’utopie dans la mesure où elle ne se contente plus d’être une projection imaginaire dans un espace fictif, mais elle devient aussi un projet politique. Ceci, explique Roland Schaer, l’installe « quelque sorte dans le temps historique, et d’abord comme sa fin » (Schaer, 2000: 19), puisque ce qui est parfait ne saurait être changé. Au XXème siècle, c’est l’URSS qui a su incarner un temps cette foi en la nécessité historique d’un avenir radieux. Mais la fin de la guerre froide va une nouvelle fois changer la donne. En effet, quelle qu’ait pu être la réalité soviétique, son existence en elle même figurait la possibilité d’une alternative au capitalisme occidental.
23 Nicolas Mary Du coup, comme le note Krishan Kumar, sa disparition a suggéré non seulement la fin du socialisme, mais aussi la fin de l’utopie elle même. […] Mais le monde ne saurait apparemment se passer d’une image utopique. De fait, l’une des conséquences directes de la chute du communisme a été l’élévation de la société libérale de marché au rang d’utopie. (Kumar, 2000: 256)
Aussi, dans son fameux article intitulé « La fin de l’Histoire ? », Francis Fukuyama avait il avancé que la chute du communisme marquait « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie occidentale comme forme finale de gouvernement humain » (Fukuyama, 1989: 458). Elle annonçait l’avènement d’une ère post historique en tant qu’elle achevait le triomphe définitif dans les consciences d’une idée démocratique associée à la « culture de consommation occidentale », qui inexorablement, allaient s’étendre dans le monde réel . C’est ainsi le libéralisme politique et économique qui, en sortant de l’Histoire, devenait une utopie… Cette thèse n’avait pas manqué alors de susciter de nombreuses réponses. Citons notamment, pour les plus célèbres, celle de Samuel Huntington, de Jacques Derrida, de John Kenneth Galbraith, et cætera . Le roman Globalia de Jean Christophe Rufin peut être lu comme une autre réplique à Francis Fukuyama 1 qui s’inscrit dans une tradition où utopie et anti utopie se posent en interlocutrices des sciences sociales et politiques. L’auteur s’y efforce de donner à voir ce à quoi pourrait ressembler cette fin de l’Histoire, un monde où les dynamiques identifiées par Fukuyama auraient été conduites à leur terme, de montrer une démocratie poussée aux limites de ses dangers. L’action se déroule donc dans un futur indéterminé, mais que l’on devine assez proche, où le libéralisme politique et économique, semble avoir triomphé non seulement dans le domaine des idées et des consciences mais aussi dans le monde réel, où « l’esprit du Marché commun », dont Fukuyama fait une caractéristique majeure du monde post historique, s’est largement globalisé, où ne subsiste plus que Globalia, une démocratie en théorie universelle et parfaite, sorte d’incarnation de l’accomplissement définitif de cette « mondialisation heureuse » annoncée par Alain Minc… (Minc, 1997)
1.2. Globalia, entre utopie satirique et dystopie… Globalia peut être considéré à la fois comme une dystopie et comme une utopie satirique. En effet, dans « Utopies, thèmes et variations », Lyman Tower Sargent définissait l’utopie satirique comme une « société imaginaire décrite avec un grand luxe de détails, généralement située dans le temps et dans l’espace et présentée par l’auteur au lecteur contemporain comme une critique de la société où ils vivent tous deux » (Tower Sargent, 2000:20). Or, par la charge qu’il porte contre les sociétés occidentales et la mondialisation, Globalia relève effectivement de l’utopie satirique. Jean Christophe Rufin y recourt volontiers à un procéder que M. Keith Booker a appelé la « défamiliarisation », dont le principe est le suivant: En situant leurs critiques de la société dans des contextes spatialement ou temporellement éloignés, les fictions dystopiques offrent de nouvelles perspectives sur des pratiques sociales
1 Et ce que bien que l’auteur se réfère lui explicitement à Alexis de Tocqueville, qu’il cite dans la postface. Nous noterons tout de même que l’on peut trouver chez Tocqueville les prodromes de l’idée de la démocratie comme fin de l’histoire: citation sur les révolutions… 24 GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE… et politiques problématiques et qui, sans cela, pourraient être prises pour acquises ou considérées comme naturelles et inévitables. (Booker, 1994: 38) Mais comme il s’agit ici de la critique d’un modèle de société que d’aucuns ont investi d’une dimension utopique, Globalia doit aussi être appréhendé comme une dystopie, telle que la définit Gary Saul Morson, à savoir une forme d’anti utopie qui discrédite l’utopie en décrivant les effets probables de sa réalisation (Morson, 1981: 115 116). Pour cette raison, les pratiques contemporaines dénoncées sont aussi parfois radicalisées de manière à leur donner valeur d’alarme.
1.3. L’utopie comme objet double… Par ailleurs, selon Krishan Kumar, utopie et anti utopie ont en commun de traiter « de sociétés portées à leur perfection, la seule différence étant le signe qu’elle leur attache – positif ou négatif » (Kumar, 2000: 256). Or, ce que le roman tend à illustrer, c’est le fait que cette différence n’est jamais en réalité qu’une question de point de vue, que le rêve parfait de l’un peut très bien être le cauchemar de l’autre. Roland Schaer, écrit de cette dialectique qu’elle « fait apparaitre l’utopie comme un objet double, l’accomplissement utopique comme ce qui présente, par construction, une face radieuse et une face sombre. »(Schaer, 2000: 19) Keith Booker illustre à merveille cette dualité fondamentale par la description qu’il donne de Disneyland: un monde à la fois féérique et harmonieux où des visiteurs du monde entier viennent partager un moment de détente, et un monde profondément effrayant où ces visiteurs acceptent docilement d’être conduits comme du bétail, de voir ce qu’ils sont censés voir, d’acheter ce qu’ils sont censés acheter, et ce quelle qu’en soit l’inutilité. Ainsi, résume t il, « Disneyworld est à la fois l’idéalisation du rêve américain et la société carcérale idéale du capitalisme de consommation. » (Booker, 1994: 7) Ce constat peut aisément être étendu à Globalia…
2. Globalia comme « etat homogène universel »
2.1. De l’utopie globalienne … Comme beaucoup de ses devancières Globalia est surgie d’une « période violente et troublée », marquée par « de graves convulsion ethniques et religieuses, la montée des fanatismes et des extrémismes » (Rufin, 2005: 335). De ce chaos est né le rêve de « fonder une démocratie que l’Histoire épargnerait ; libérer les hommes de l’éternelle récurrence de leurs utopies et de leurs crimes ; en finir une fois pour toute avec cette géographie meurtrière des peuples et de leur bout de terre » (Rufin, 2005:468). Globalia se veut en effet une sorte d’achèvement de l’Etat universel homogène post historique annoncé par Alexandre Kojève en 1947 dans son Introduction à la lecture de Hegel, et auquel Francis Fukuyama se réfère volontiers:
L’Histoire, écrit Kojève, s’arrête quand l’Homme n’agit plus au sens fort du terme, c’est à dire ne nie plus, ne transforme plus le donné naturel et social par une lutte sanglante et un Travail créateur. Et l’homme ne le fait plus quand le Réel donné, lui donne pleinement satisfaction en réalisant pleinement son Désir, qui est chez l’Homme un Désir de reconnaissance universelle de sa personnalité unique au monde. (Kojève, 1947: 467)
25 Nicolas Mary La fin de l’Histoire coïncide donc selon lui avec la reconnaissance de l’Homme en tant qu’Individu, ce qui ne peut être pleinement réalisé que dans le cadre de l’Etat universel et homogène. L’Etat universel en termine avec les guerres entre Etats, tandis que l’Etat homogène met fin aux luttes sociales ou inter individuelles pour la reconnaissance qui sont les sources des révolutions. Ainsi Globalia est une démocratie universelle séparée de territoires inconnus et interdits par des verrières infranchissables. On l’aura compris, elle n’est jamais qu’une transposition de « l’Etat Unique » enclos par le mur vert de Nous Autres de Zamiatine. A l’intérieur de cet espace protégé, la nationalité a été abolie et la religion « neutralisée ». Pour Kojève en effet, le fait de n’être reconnu par l’Etat que comme le « représentant ‘‘interchangeable’’ d’une sorte d’‘‘espèce’’ humaine » (nation, race, et cætera ) (Kojève, 1947: 507) suscite des frustrations et donc des conflits. Aussi s’est on attaché à effacer les identités collectives héritées de l’Histoire pour qu’elles ne soient plus facteurs de division 2. Pour cette raison, en Globalia « la relation entre les peuples, leur histoire et leur terre a été déclarée notion antidémocratique » et ont été promulguées des lois sur la « Préservation de la Vérité historique », qui « ont limité l’usage identitaire de l’Histoire ». On a été jusqu’à substituer à « la notion historique de ‘‘date’’ », considérée « comme trop agressive et donnant lieu à des ‘‘fixations pathologiques’’ », « le concept de ‘‘climat d’époques’’. » (Rufin, 2005: 76 84) Francis Fukuyama considérait par ailleurs qu’il ne fallait pas trop accorder d’importance à la montée du fondamentalisme religieux dans la mesure où, explique t il, « d’autres pulsions religieuses, moins autoritairement organisées, ont réussi à se satisfaire tout à fait bien dans le cadre de l’existence personnelle que permettent les sociétés libérales » (Fukuyama, 1989: 466). Or, ce sont précisément ces pulsions que voit à l’œuvre en Globalia où « Non de Tous » est le seul juron toléré car il ne heurte aucune minorité et où la religion a été gagnée par un consumérisme très contemporain, ce que montre clairement un passage qui décrit un personnage représentant le parfait globalien et dont la quête spirituelle se résume à une accumulation d’objets cultuels empruntés à diverses religions:
De son passage dans plusieurs sectes d’inspirations variées, subsistaient dans la pièce des morceaux épars d’uniformes et des accessoires mystérieux: chasubles à inscriptions aussi étranges que frappantes, médailles et pendentifs où des compas chevauchaient audacieusement des équerres, où des svastikas s’enlaçaient à des étoiles de David. Un temple bouddhique en plâtre s’écaillait dans un coin, cependant que les dernières offrandes, qui remontaient à loin, achevaient de pourrir sur son seuil. (Rufin, 2005: 103)
Cela n’empêche pas une étroite surveillance puisque « Les églises, les mosquées, les synagogues, les sectes […] sont truffés d’indicateurs. » L’objectif est de prévenir une résurgence des fanatismes religieux, dont la menace est sans cesse agitée au travers d’une mise en scène d’actions terroristes perpétrée par diverses sectes. Globalia est de la sorte devenue homogène, c’est à dire que n’y subsistent plus que des individus pleinement reconnus. La priorité politique y va à «l’épanouissement
2Ceci d’autant plus que Fukuyama concédait lui même qu’il s’agissait là de « pulsions qui ne sont pas complètement apaisées, même dans certaines parties du monde ‘‘post historique’’. » 26 GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE… individuel » (Rufin, 2005: 99). Pour Francis Fukuyama, s’est en garantissant leurs droits que « la démocratie libérale moderne ‘‘reconnaît’’ tous les hommes universellement » (Fukuyama, 2008: 236). Et en effet, en Globalia, ces droits sont nombreux, à commencer par celui « à une vie longue et pleine ». Ils sont sans cesse étendus, jusqu’aux plus improbables. Figure ainsi dans la constitution un « droit à la déviance » (Rufin, 2005: 33). On apprend même qu’il existe un droit à la « différenciation physique » (Rufin, 2005: 289) qui permet de se faire greffer des organes supplémentaires.
2.2… A la dystopie Mais en fait de démocratie parfaite, Globalia est plutôt une parfaite illustration de la forme de despotisme qui, selon Tocqueville, menace les régimes démocratiques et qui, par certains aspects, est déjà à l’œuvre dans les sociétés occidentales contemporaines: un despotisme « plus étendu et plus doux » qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter. » (Tocqueville, 1961:434). Les Globaliens sont certes apparemment heureux, ou persuadés de l’être… mais ils sont profondément pathétiques… Ils incarnent cette « foule innombrable d'hommes semblables et égaux, imaginée par Tocqueville, qui tournent sans repos sur eux mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres » (Tocqueville, 1961: 434). En Globalia, non seulement l’engagement et l’action collective n’ont plus droit de cité, mais même la famille n’existe plus vraiment. Le mariage est devenu extravagant et les enfants sont perçus comme des freins à l’épanouissement individuel. De même, l’amitié ne se rencontre guère plus que chez les marginaux… Globalia vérifie par conséquent ce qu’Alain Caillé a défini comme « l’hypothèse parcellitariste »:
… là où les totalitarismes historiques entendaient subordonner étroitement tous les individus et toutes les dimensions de l’existence sociale à la loi de la totalité en mouvement, explique t il, la forme parcellitaire qui s’esquisse peut être désormais tend à transformer toute chose, tout être ou toute pensée en parcelles soumises à la loi du mouvement brownien des particules élémentaires. Ce mouvement parcellitaire, comme les mouvements totalitaires avant lui, se greffe sur l’idéal démocratique. Il s’en empare, prétend le pousser à son paroxysme et le réaliser intégralement pour en définitive s’en nourrir et le vider de son sens et de sa force. Il représente une perversion de l’idéal démocratique symétrique à sa perversion totalitaire. (Caillé, 2005: 99)
Sur le plan politique, Globalia s’apparente en fait à ce que Colin Crouch appelle une post démocratie, à savoir un système qui malgré sa façade démocratique, est dominé par des groupes d’intérêts et qui a abandonné sa capacité décisionnelle à des structures oligarchiques invisibles. (Crouch, 2013: 11 12) On peut ainsi lire la confession d’un homme politique globalien: « Vous savez ce que c’est notre métier ? […] Du théâtre, voilà tout. Nous représentons, cela dit bien ce que cela veut dire. » Les élections sont certes très nombreuses, mais l’abstention se situe à la chaque fois autour de 98%, car, comme le l’explique le même personnage: « C’est la grande sagesse du peuple, voyez vous. Les gens ne se dérangent que pour les élections qui ont un sens. » (Rufin, 2005: 292) La presse est naturellement l’un des piliers de l’édifice qui joue un rôle de diversion. Les résultats sportifs constituent ainsi l’essentiel des bulletins d’information (Rufin, 2005: 27 Nicolas Mary 70). Le travail de journaliste consiste non plus à enquêter, ni même à commenter les dépêches envoyées par les agences de presse, mais à recueillir les versions officielles. Du reste, l’un des services les plus prestigieux est celui des… faits divers… Mais au fond, pourrait on dire, qu’importe l’impuissance des politiques dès lors que chacun est pleinement satisfaisait du Réel. En effet, comme l’écrit Fukuyama:
Dans ‘‘l’Etat homogène universel’’, toutes les contradictions antérieures sont résolues et tous les besoins humains sont satisfaits. Il n’y a plus ni lutte ni conflit à propos de ‘‘grands’’ problèmes et, par conséquent, il n’y a plus besoin de généraux ou d’hommes d’Etat: ce qui demeure, c’est essentiellement l’activité économique. (Fukuyama, 1989: 459)
Or, force est de constater que cet « Etat homogène universel » n’a pas résolu toutes les contradictions antérieures. Globalia ne déroge pas seulement au principe démocratique dont elle se réclame, sa devise, « liberté, prospérité, sécurité » est aussi passablement mensongère. Le roman a été écrit avant le déclenchement de la crise de 2007 et on n’y trouve pas une dénonciation du capitalisme aussi directe que dans des fictions dystopiques postérieures, proposées notamment par le cinéma 3ou même avant dans le jeu vidéo Bioshock 4… On ne sait que peu de chose en fait de son organisation économique. On découvre néanmoins au fil du roman que, si une minorité vit secrètement dans l’opulence en s’affranchissant des règles communes, la prospérité qu’elle offre à la masse de ses citoyens est très relative. Certes, personne ne meurt de faim et tous ont droit à un revenu garanti à vie: le « minimum de prospérité », mais les Globaliens doivent se contenter par exemple de logements très petits et surtout, acquérir sans jamais véritablement posséder. Ils sont dans l’Etat de frustration permanente induit par une société de consommation poussée à son paroxysme…La publicité est partout, jusque dans les prisons, et il est antisocial de vouloir s’y soustraire, etc. De plus, la sécurité est non seulement fictive, mais Globalia ne tient au contraire que grâce à une peur que l’on s’attache à entretenir: « La cohésion de Globalia, explique t on, ne peut être assurée qu’en sensibilisant sans relâche les populations à un certain nombre de dangers: le terrorisme, bien sûr, les risques écologiques et la paupérisation. Le ciment social doit être la peur de ces trois périls et l’idée que seule la démocratie globalienne peut leur apporter remède. » (Rufin, 2005: 332) A tel point, que quand les véritables menaces ont disparu, il faut en fabriquer, ce qui évoque naturellement Orwell… Enfin, la liberté totale dont disposent les Globaliens et qui est régulièrement clamée est là encore purement formelle. On est en fait dans la situation identifiée par Michel Foucault dès les années 1970. C’est à dire que l’extension des libertés va de pair avec une normalisation des conduites, ce qui fait qu’une « sourde indignation est perceptible chaque fois que l’on émet des avis discordants ».
La liberté d’expression était totale en Globalia. Cependant, bien peu de gens s’écartait, dans leurs propos, des opinions convenues. Officiellement, il n’y avait rien à craindre à dire ce qu’on voulait. Pourtant une sourde indignation était perceptible chaque fois que l’on émettait des avis
3Time out d’Andrew Niccol (2011) 4 Jeu dystopique, conçu par Ken Levine en 2007 comme une sorte de réponse au roman Atlas Shrugged d’Ayn Rand. 28 GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE… discordants, surtout s’ils contenaient des critiques à l’égard de la société globalienne. Il était admis par tous que Globalia était une démocratie parfaite et que c’était une chance immense d’y vivre. (Rufin, 2005: 186)
Ceci rappelle également ce qu’écrivait Tocqueville sur la tyrannie de la majorité… Toujours selon Michel Foucault, l’une des caractéristiques « d’une société qui est en train de cesser d’être une société juridique articulée essentiellement sur la loi » pour devenir « une société essentiellement articulée sur la norme » est la difficulté qu’éprouve « l’institution pénale elle même à accepter en tant que tel l’acte pour lequel elle est faite: porter une sentence. Comme si punir un crime n’avait guère de sens, on assimile de plus en plus un criminel à un malade, et la condamnation peut passer pour une prescription thérapeutique. » (Foucault, 2001: 74) Or, en Globalia l’institution pénale est clairement réticente à s’assumer en tant que telle. Les prisonniers sont effectivement traités par des psychologues, vivent dans des cellules particulières, leurs menus sont adaptés à leurs désirs et surtout, ils voisinent avec des citoyens ordinaires pour « atténuer l’exclusion dont ils auraient pu être victime ». « Dans une société de liberté, peut on lire, il était essentiel de faire comprendre que rien, pas même ce geste de rupture qu’est le crime, ne pouvait vous exclure. » (Rufin, 2005: 64) En Globalia, la liberté est aussi subordonnée à l’impératif de sécurité dans une rhétorique imitée de la « double pensée » de 1984 : « la liberté, c’est l’esclavage ». Ainsi peut on lire au début de roman: « les limites, c’est la liberté ».
Globalia, où nous avons la chance de vivre […] est une démocratie idéale. Chacun y est libre de ses actes. Or la tendance naturelle des êtres humains est d’abuser de leur liberté, c’est à dire d’empiéter sur celle des autres. LA PLUS GRANDE MENACE SUR LA LIBERTE EST LA LIBERTE ELLE MEME. Comment défendre la liberté contre elle même ? En garantissant à tous la sécurité. La sécurité, c’est la liberté. La sécurité, c’est la protection. La protection, c’est la surveillance. LA SURVEILLANCE, C’EST LA LIBERTE. […] La protection, ce sont les limites. LES LIMITES, C’EST LA LIBERTE. (Rufin, 2005: 67)
Plus généralement, en Globalia on a poussé très loin une tendance là aussi très contemporaine à modifier la définition de l’idéal pour la faire correspondre à la réalité. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle peut se croire parfaite. Cela passe par exemple par une résolution des problèmes exclusivement « sémantique » qui n’est pas encore sans rappeler la novlangue. Le chômage a été vaincu par une loi sur « l’équivalence travail loisirs », qui a tout simplement interdit l’usage de ce « mot archaïque » et transfiguré un problème social en choix de vie:
Depuis les nouvelles lois sur ‘‘l’équivalence travail loisirs’’, le mot archaïque de chômage était officiellement banni. Chacun était libre de remplir une occupation – jadis appelée travail – de son choix – ou de se consacrer à des activités de son choix – ce qui correspondait dans les anciennes terminologies à la notion de loisirs. Aucune préférence n’était donnée à l’une ou à l’autre de ces options. Elles étaient aussi bien rétribuées l’une que l’autre, c’est à dire en vérité aussi mal, si l’on considérait les emplois courants. » (Rufin, 2005: 358)
29 Nicolas Mary De même, on ne saurait être renvoyé de son emploi en Globalia, on peut en revanche bénéficier d’une « forte accélération de carrière », c’est à dire que la dite carrière a été tellement accélérée qu’elle est arrivée à son terme… Au final, le bonheur des Globaliens se trouve aussi artificiel que leur environnement. L’enthousiasme affiché en toute circonstance est souvent « forcé » (Rufin, 2005:181). La « culture de consommation occidentale » dont la diffusion est, selon Fukuyama, inéluctable et caractéristique des sociétés post historiques, est donc loin d’apporter le bonheur…A la fin du roman, on peut lire ce constat sans appel:
Le système globalien creusait chez ceux qui lui étaient livrés un trou béant: celui d’un permanent désir, d’une insatisfaction abyssale, capable d’engouffrer, sans en être jamais comblé, toutes les productions que la machine commerciale pouvait proposer. Ce qui restait dans ces regards c’était le pur vestige, à un haut degré de concentration, d’une barbarie domestiquée, rendue inoffensive par sa soumission à l’ordre marchand. Globalia avait en quelque sorte retourné l’horreur contre tous. Ceux qui en d’autres temps, eussent été tortionnaires, inquisiteurs ou geôliers ne tourmentaient plus qu’eux mêmes, grâce au seul instrument d’un désir enflé à l’extrême, qui les écrasait. C’était là sans doute le meilleur des mondes possibles. ‘‘A condition de ne pas y vivre’’… (Rufin, 2005: 484)
3. Conjurer l’Histoire
3.1. L’utopie comme justification de la domination d’une classe sur les autres Or, si les utopies sont des objets doubles, c’est en fait que leur prétention à respecter l’essence de la nature humaine n’est jamais qu’une façon de légitimer la domination d’une classe sur les autres. Et Jean Christophe Rufin s’efforce d’illustrer le fait que celle de la « mondialisation heureuse » incarnée par Globalia n’y fait pas exception. On apprend ainsi à la fin du roman que le rêve de fonder une démocratie universelle épargnée par l’Histoire participe en réalité de la volonté de puissance de « monopoles » industriels et financiers qui ont poussé à « l’unification des marchés » (Rufin, 2005: 399) afin d’affaiblir « le pouvoir politique au point d’en fait une simple potiche », et de pouvoir administrer Globalia au mieux de leurs intérêts, ce qui rejoint les critiques récurrentes sur la mondialisation libérale. On découvre également que tous ceux qui s’opposaient à leur dessein ont été éliminés ou rejetés dans les « non zones ». On s’aperçoit aussi qu’alors que Globalia est supposée être universelle, elle est en fait un archipel qui correspond plus ou moins à ce que le géographe Olivier Dollfuss a appelé « l’archipel mégalopolitain mondial » (Dollfus, 1996: 25). Ainsi l’essentiel de l’hémisphère sud en est il exclu, de même que les banlieues, et caetera. Et c’est pour ne pas qu’on le sache que l’on s’ingénie à maintenir rigoureusement étanches les cloisons qui séparent Globalia des « non zones », supposées vides si l’on excepte la présence de quelques peuplades primitives et de terroristes. S’y rendre n’est pas permis car ce serait non seulement dangereux mais aussi destructeur pour la nature…Les cartes géographiques sont également interdites au prétexte qu’elles pourraient livrer des informations aux terroristes. Ce qui fait que les Globaliens sont tout aussi ignorants de ces « non zones » que les Occidentaux des pays du Sud…
30 GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE… Cette coupure est absolument nécessaire dans la mesure où Globalia ne peut continuer à se croire parfaite que tant que rien n’existe sur quoi une critique pourrait prendre appui. En effet, comme l’écrivait déjà Orwell: « Les masses ne se révoltent jamais de leur propre mouvement, et elles ne se révoltent jamais par le seul fait qu'elles soient opprimées. Aussi longtemps qu'elles n'ont pas d'élément de comparaison, elles ne se rendent jamais compte qu'elles sont opprimées. » (Orwell, 1971:415) Les dystopies se déploient donc dans des univers figés, où il n’y a pas d’alternative et il ne doit pas en avoir. Le fait d’être en quête d’un Ailleurs est subversif, y compris dans la création artistique 5 ou même dans le rêve 6. Les Globaliens sont en conséquence maintenus fermement dans l’idée que l’Histoire est achevée, que le temps est définitivement révolu où les hommes avaient la possibilité d’agir, qu’il n’y a et il n’y aura jamais rien d’autre que Globalia…
3.2. Le temps Car l’Ailleurs inaccessible dans l’espace ne doit pas non plus pouvoir être trouvé dans le temps. C’est aussi pour cette raison que l’on s’efforce de « conjurer » l’histoire. « Quand on étudie l’histoire, peut on lire, on découvre une vérité toute simple, c’est que le monde n’a pas toujours été tel qu’il nous apparait. […] Donc il est susceptible de changer encore radicalement. » (Rufin, 2005: 279) L’histoire enseigne ainsi que, comme l’écrit Zamiatine, « toutes les vérités sont fausses ; le processus dialectique veut précisément que les vérités d’aujourd’hui deviennent les erreurs de demain ; il n’y a pas de dernier nombre. » (Zamiatine, 1967: 253). Jean Christophe Rufin se moque par conséquent de la propension chez les tenants de la fin de l’histoire à vouloir arrêter la marche du temps. En Globalia, l’objectif est « mortalité zéro, natalité zéro » (Rufin, 2005: 99) et la population est sommée de vivre un « éternel présent », une « éternelle jeunesse » grâce au sport et à la chirurgie. Rien ne doit rappeler que passent les années. Les personnes âgées sont appelées « personnes de grand avenir » (Rufin, 15) et afficher son âge est considéré comme un acte asocial. C’est pour cette raison aussi que la jeunesse est profondément méprisée. Le mot du reste ne désigne plus une étape de la vie, mais un idéal que l’on ne saurait atteindre avant… 70 ans... Il n’est pas jusqu’au temps atmosphérique qui ne soit concerné puisqu’un « programme de régulation climatique » s’appuyant sur des « canons à beau temps » permet donc d’avoir partout et en permanence la douceur du « printemps naturel de la Toscane ». Cette volonté obsessionnelle de conjurer le temps se reflète encore dans la façon dont on le mesure, puisque qu’en Globalia, les années sont comptées de 0 à 60, puis on recommence tout à zéro . Ce système, « inspiré du décompte des secondes et des minutes », a l’immense avantage de permettre aux personnes de grand avenir de dissimuler leur âge. « De plus, cela rappelle à chacun que Globalia n’a pas d’origine, que ce monde avait toujours existé et existerait toujours au rythme de ces lentes pulsations de soixante années recommencées à l’infini. » (Rufin, 2005: 45) L’Histoire se trouve ainsi niée en tant que processus d’évolution des sociétés. Elle aussi soluble dans la société de consommation, puisqu’elle n’est plus qu’un thème pour «les parcs de loisirs où les professeurs emmenaient leurs classes » (Rufin, 2005: 76).
5 Nous renvoyons par exemple au Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley. 6 On pense notamment au film Brazil de Terry Gilliam (1985). 31 Nicolas Mary Il est même inutile de la réécrire comme chez Orwell, puisque le passé est « englouti au fur et à mesure », les événements du mois précédent sont complètement oubliés. « Une image chasse l’autre et nul n’aurait plus l’idée d’embrasser tout cela dans la continuité. Surtout sur papier » (Rufin, 2005: 221). « Tout cela, commente l’un des personnages, vient du passé comme le calcaire et le granit viennent du sol: sans ordre. » On est ainsi parvenu à occulter le fait que « les civilisations n’étaient pas les parures bigarrées d’un grand carnaval plus ou moins imaginaire. Le fil du temps était continu et unique. Les événements s’étaient succédé dans un ordre rigoureux et irréversible. Et surtout les êtres humains avaient été le moteur de ces changements » (Rufin, 2005: 188).
3.3. « L’Histoire est une plante tenace, quand on ne l’extirpe pas » (Rufin, 2005: 299) Naturellement, tous ces efforts sont vains. Car, comme l’écrit Gary Saul Morson, pour les dystopies, contrairement à ce que supposent les utopies, les peuples ne sont pas, « piégés dans le processus historique contre leur volonté et leur nature ». Il faut à l’inverse considérer qu’ils sont, « par essence, historiques, dans la mesure où pour eux, la vie ne peut avoir de sens et l’action de valeur que si elles impliquent de persévérer, sur la base d’une imparfaite connaissance et dans un monde incertain, vers des buts inatteignables » (Morson, 1981:129). Ainsi, résume t il, « alors que les utopies décrivent une fuite hors de l’histoire, les anti utopies décrivent une fuite, ou une tentative de fuite, vers l’histoire, à savoir vers le monde de la contingence, du conflit, de l’incertitude. » (Morson, 1981: 128) Baïkal, le héros du roman, en est l’illustration qui s’est vu interdire d’étudier l’Histoire car les experts psychologues avaient compris qu’il ne situerait pas dans la perspective « non dialectique » propre à l’homme de science post historique décrit par Kojève, à savoir quelqu’un qui s’efforce de « comprendre ce qui est, et de le révéler par le discours » (Kojève, 1947: 467) sans jamais s’y opposer. En dépit de tous ce qui est fait « pour éradiquer l’idéalisme, l’utopie, le romantisme révolutionnaire » (Rufin, 2005: 90), lui continue de croire « qu’il existe un ailleurs » (Rufin, 2005: 48) et ne veut pas seulement comprendre l’Histoire mais la faire. Et Globalia raconte sa fuite et celles de ses compagnons dans les « non zones » où l’histoire continue…
3.3. « Une triste fin… » A la fin du roman pourtant, tous les éléments de subversion de l’ordre globalien ont été complètement neutralisés. C’est donc une victoire totale pour ses défenseurs. Totale certes, mais toujours provisoire puisque ces derniers ne font pas d’illusion: « l’Histoire continue » et d’autres surgiront pour vouloir la rendre aux Hommes. Et l’un des fondateurs de Globalia de s’approprier les doutes de Fukuyama lui même qui écrivait:
La fin de l’histoire sera une période fort triste.[…] Même si je reconnais qu’elle est inévitable, j’éprouve les sentiments les plus ambivalents à l’égard de la civilisation qui s’est créée en Europe après 1945, avec ses surgeons américains et asiatiques. Et peut être la perspective même des siècles d’ennui qui nous attendent après la fin de l’Histoire va t elle servir à remettre l’Histoire en marche… (Fukuyama, 1989: 256) « L’ennui mon garçon, l’ennui, voilà ce qui nous guette. » (Rufin, 485)
32 GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE… 4. Conclusion Krishan Kumar attribue aux dystopies un impact qui renvoie à la technique du story telling. « Aucune théorie du totalitarisme, écrit il, aucune mise en garde réfléchie contre la démesure scientifique ou la menace technologique n’a autant marqué l’imagination au XXème siècle que 1984 ou le Meilleur des mondes . » (Kumar, 200: 256) Or, sur ce plan, en dépit de quelques bonnes pages, Globalia ne connaîtra peut être pas la même postérité que ses glorieux aînés. Il reste néanmoins intéressant parce que participant d’un changement majeur dans les représentations. Paul Ricoeur invite en effet à ne pas appréhender le récit utopique comme une œuvre « flottant dans l’air », mais plutôt comme « le discours d’un groupe ». « Cette règle, explique t il, implique que l’individualité des auteurs s’estompe» (Ricoeur, 1997: 361). Il en découle que Globalia doit d’abord être envisagé comme le révélateur d’une forme de prise de conscience. Non seulement « la démocratie libérale de marché » en tant qu’utopie a vécu, mais l’on commence à réaliser que, comme l’a écrit Alain Caillé, « le monde a d’ores et déjà largement basculé dans un ailleurs de la démocratie, dans une forme de négation et de perversion de la démocratie, comparable à la perversion totalitaire. »(Caillé, 2005: 101) Bref que l’Histoire ne s’est pas arrêtée en 1989…
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34 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018
AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI
Laurent Balagué
Université Paris Est
Abstract: The proposed text questions the possibility of writing a possible world in an autobiographical frame. Its object is the story of my youth of Elias Canetti known as The tongue set free. It wishes to show that this autobiography, far from contenting with the Ego of the young Elias, focuses largely the world or the worlds where he lived. The analysis of the strategy of autobiographical writing consists here in studying the fragments of the world where the author lived, in perceiving it as a possible and reliable world, instead of an impossible and intolerable world which it is necessary to flee. The study involves here three points and three meanings of the ‘possibility’. It consists first in showing that the possible worlds get organized in pictures which repeat themselves in spite of their difference. It is a question of showing that the worlds get organized in paintings which become contradictory. An effect dominates the writing of this autobiography: it is the fear. Secondly, the text tries to show that the possible world described here, spreads and ends up in a final utopia which is the one of the worlds in which the fear might be absent. In the end, the article questions the links between the possible world and the rejection of the paradise by putting forward the fact that the fall of the paradise is one of the frequent springs of the autobiographical text of childhood. Keywords : autobiography, fear, utopia, cosmopolitanism, the lost paradise/rejected paradise.
Introduction Dans la mesure où l'autobiographie est centrée sur un sujet qui raconte sa propre histoire et non sur le monde auquel il se rapporte, il ne semble pas naturel de rattacher ce genre à l'écriture d'un monde possible. Pourtant cette apparence première doit être surmontée. L'objet de l'autobiographie qui est ce genre de texte rétrospectif où le narrateur s'identifie avec le personnage principal, c'est certainement une intériorité, mais une intériorité ouverte sur le monde et sur un monde qui est un monde ouvert à un certain nombre de possibilités qui se sont finalement fermées avec l'avancée du temps. Le caractère rétrospectif du genre autobiographique implique la clôture des possibilités du monde en un sens, mais il implique également de voir comment ce sens pouvait être ouvert. D'une certaine façon l'autobiographie et en particulier la période qui parle de la jeunesse du personnage principal, présente souvent la venue au monde comme une sorte de paradis dont le narrateur va être plus ou moins expulsé à mesure que le discours progresse. On sait que dans son ouvrage le Pacte autobiographique Philippe Lejeune propose une étude où il analyse le premier livre des Confessions de Jean Jacques Rousseau sur le double modèle de l'expulsion du paradis et sur le schéma hésiodique du passage d'une sorte d'âge d'or à un âge de fer (pages 87 163). Ce qui nous intéresse ici dans cette analyse, c'est le fait que l'autobiographie est comprise comme une écriture de la dégradation du monde sur le schéma d'une sorte de paradis perdu. Dans ce qui suit nous ne souhaitons pas nous concentrer sur Jean Jacques Rousseau, mais sur Elias Canetti. Il nous semble intéressant à cet égard de noter que la première partie des écrits autobiographiques de cet auteur, La Langue sauvée , pose la question du paradis comme une question centrale et qu'elle semble appliquer le modèle que suit Philippe Lejeune analysant Rousseau tout en le transformant. 35 Laurent Balagué La question la plus générale que nous poserons à ce texte est celle de savoir si elle ne lie pas le genre autobiographique à l'écriture d'un ou de mondes possibles dont l'auteur porterait témoignage. Nous proposons ici de lire l'histoire d'une jeunesse d'Elias Canetti, c'est à dire La langue sauvée , comme un texte portant sur un monde possible à plusieurs des sens du terme. C'est un monde possible d'abord parce qu'il traite de la configuration d'un monde que l'enfant apprend à déchiffrer autour de cinq épisodes qui sont comme autant de tableaux décrivant chacun des mondes différents (si on entend par monde quelque chose comme une totalité articulée dynamiquement, mais qui peut être close sur elle même ou bien ouverte), mais qui se répètent dans leur diversité. C'est d’un monde possible que traite ce texte parce qu'il pose la question de l'utopie et du cosmopolitisme également. Comme nous le verrons, cette question du cosmopolitisme est première et elle pose la question d'une Europe possible dans son contraste avec l'Europe réelle dont l'histoire s'est déroulée quelque peu différemment. C'est enfin d'un monde possible que traite ce texte parce qu'il traite de la question de la perte du paradis, mais aussi de son rejet. Il pose ainsi la question de savoir comme l'autobiographe reprend à son compte les possibilités du monde pour en penser ce qui demeure une forme de liberté.
1. Tableaux de monde La Langue sauvée se présente comme un livre appartenant au genre autobiographique. Il s'agit bien d'un écrit rétrospectif où le narrateur est le personnage principal et également l'auteur du texte. L'objet du texte est de rapporter de manière véridique la vie de cet auteur. La Langue sauvée relate l'histoire d'une jeunesse. On ne peut pas dire que Elias Canetti produit un métarécit explicitant sa méthode d'écriture ou encore son projet. Ce projet semble clair par lui même. Il ne s'agit de rien d'autre que de rapporter sa jeunesse. Quant à la méthode, il s'agit de présenter un certain nombre de souvenirs. Naturellement une telle méthode appelle la suspicion de la part du lecteur. En effet, une autobiographie n'est pas un genre littéraire comme les autres. Elle implique un pacte de lecture où l'auteur est censé rapporter des faits et une vérité qui s'est déroulée effectivement et où l'objet de cette vérité, c'est l'auteur lui même. Les doutes concernant un tel projet sont nombreux. D'une part on voit le problème de la sélection des souvenirs; d'autre part la question de la restitution fidèle de ceux ci se pose. On craint alors que le narrateur ne mente à son propre sujet et qu’il n’enjolive les choses. Si comme ce fut le cas pour Jean Jacques Rousseau dans les Confessions , il a pour projet d'être son propre avocat pour le jugement dernier, on peut se demander si le texte ne ment pas au sujet de son auteur. Or ce n'est pas ce qui se passe avec La Langue sauvée . Le texte n'est pas un texte de défense. C'est au contraire un texte de témoignage, au sujet de l'homme Elias Canetti, mais aussi et surtout au sujet du monde ou peut être des mondes où il a vécu. Il nous semble que la question du monde est plus centrale dans cette œuvre que celle de son auteur. Il s'agit de témoigner au sujet d'un monde qui avait basculé dans l'horreur et la barbarie nazie un peu plus d'une décennie après les faits rapportés dans le texte (qui s'achèvent en 1921). Il nous semble témoigner de la possibilité d'un monde à la fois littéraire et religieux dans lequel le jeune Elias a grandi. La Langue sauvée traite de la question du monde sous un certain nombre d'aspects. Cette autobiographie présente cinq tableaux de différents lieux de l'Europe où Elias Canetti a grandi. On présente d'abord Roustchouk en Bulgarie où le petit Elias a fait ses premiers pas, de 1905 à 1911. On passe alors en Angleterre à Manchester où il y a une description de la vie à cette période. C'est ensuite Vienne qui est investie par la famille Canetti de 1913 à 1916, puis Zürich de 1916 à 1921 et où deux endroits sont décrits. Chacun de ces endroits se constitue comme une sorte de monde possible, au double sens de non contradictoire d'un point
36 AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI de vue logique, mais aussi vivable. Le passage d'un tableau à l'autre ne se fait pas sans une certaine logique interne. Chacun constitue un monde et c'est quand ce monde ne devient plus vivable que la famille déménage. C'est comme si le monde se déstructure. Encore faut il définir ce qu'on entend par "monde". Le monde est une totalité cohérente qui transcende chacune des parties qui le constitue. Le monde est ce dans quoi les choses apparaissent. Mais le monde lui même ne fait pas partie du monde. Pour l'homme, le monde pose constamment la question de savoir ce que signifie être dans 1. La manière d'habiter le monde n'est pas la même aux différents lieux qui sont décrits et d'une certaine façon chacun de ces lieux forme un monde possible, c'est à dire une totalité cohérente qui doit néanmoins constamment s'interroger sur sa possibilité. Le fait est qu'Elias Canetti déménage avec sa famille de manière régulière. Mais le rythme de ces déménagements est dicté par l'impossibilité de rester en un certain lieu. C'est ainsi que la famille Canetti reste à Roustchouk jusqu'à ce que ce monde Bulgare soit devenu impossible et inhabitable. C'est ainsi que la mère d'Elias dit à la fin de l'épisode bulgare:
Oui, la vie est devenue impossible à Roustchouk! nous voulons partir tous les deux 2. (Canetti, 1978: 40).
D'une certaine façon, la jeunesse d'Elias Canetti a consisté à fuir les mondes impossibles et à en porter le témoignage. Le terme de monde peut prendre un certain nombre de sens. On parle entre autre d'un monde naturel et d'un monde humain et social. On parle également de monde réel et de monde imaginaire. Nous allons nous concentrer sur ces cinq acceptions et en particulier sur la période de Roustchouk. Cette période qui est la première est centrale. Le tableau qui en est fait a ceci de particulier qu'il est censé se répéter indéfiniment dans la suite de la vie de l'écrivain. Dès les premières pages, il écrit:
Rien de ce que je vivrai plus tard qui ne se fût déjà produit, sous une forme ou une autre, à Roustchouk, en ce temps là 3. (Canetti, 1978: 5).
Tout se passe donc comme si le tableau initial, assez court dans l'économie de l'autobiographie, était censé donner la clé de la vie d'Elias. Il s'agit d'un monde originaire. Le reste de la vie d'Elias Canetti serait la répétition de ces épisodes vécus dans ce monde initial. On pourrait songer ici pour expliquer cela à une « compulsion de répétition » telle que Freud la présente dans son ouvrage Au delà du principe de plaisir (88). Mais naturellement, ceci est incompatible avec les analyses faites par Elias Canetti qui revendique non pas une réfutation de la psychanalyse, mais une possibilité d'ignorer purement et simplement cette pratique. Il dit ainsi:
Ce n'est pas comme la traduction d'une œuvre littéraire dans une autre, c'est une traduction qui s'est opérée toute seule, dans l'inconscient, et j'espère qu'on me pardonnera d'user encore, en cette seule et unique occasion, d'un mot qui ne veut littéralement plus rien dire à force d'avoir trop servi, d'un mot que je fuis généralement comme la peste 4. (Canetti, 1978, 12)
1 Pour prendre l'expression d'Eugen Fink dans le texte Le jeu comme symbole du monde . 2 Traduction de « Ja! Wir halten dieses Leben in Rustchuck nicht mehr aus! Wir wollen beide weg von hier! » (Canetti, 1979: 45).. 3 Traduction de « Alles was ich später erlebt habe, war in Rustschuck schon einmal geschehen ». (Canetti, 1979: 11). 4Traduction de « Es ist nicht wie die literarische Übersetzung eines Buches von einer Sprache in die andere, es ist eine Übersetzung, die sich von selbst im Unbewussten vollzogen hat, und da ich dieses durch übermässigen Gebrauch nichtssagend gewordene Wort sonst wie die Pest Meide, mag man mit seinen Gebrauch in diesem einen und einzigen Fallen nachsehen ». (Canetti, 1979:18). 37 Laurent Balagué Cette exigence de décrire le monde sans recourir à cette « herméneutique du soupçon 5» qu'est la psychanalyse ne doit pas tendre vers un angélisme naïf. Comme nous allons le voir, le lien affectif au monde est très fort pour Canetti et la tonalité affective qui prédomine, c'est la peur. La peur apparaît sous sa forme imaginaire avec la description des loups en Bulgarie. A Vienne, elle sera liée à la guerre. Cet affect aura tendance à disparaître à Zürich, ce qui amènera Elias à considérer qu'il s'agit là d'une sorte de "paradis". Cet affect n'est cependant pas le seul, même s'il peut paraître dominant. Elias pourra ainsi parler d'une sorte de bonheur à chaque moment de sa vie. Toutefois la peur reste l'affect prédominant. Simplement, il y a une volonté de décrire le monde et d'en témoigner sans recourir aux topiques freudiennes qui les gouvernent. Que ce qui se passe à Roustchouk soit amené à se répéter, on peut même en douter, un petit peu. Il y a des événements fondateurs qui marquent la vie d'Elias qui n'ont pas eu lieu ici. C'est particulièrement le cas pour la mort du père qui aura lieu à Manchester. Et il serait, d'une certaine façon assez simple, mais aussi assez paresseuse de coller un schéma freudien pour expliquer la jeunesse d'Elias. D'un point de vue très schématique, le père meurt et Elias finit par épouser sa mère. Quoi de plus simple: on aurait là un complexe d'Œdipe à adapter à la vie d'un bulgare cosmopolite. Quoi de plus simple et aussi quoi de plus faux? Car il faut tenir compte de la déclaration de l'auteur. Il y a certes des événements qui ne se répètent pas et ce sont là des ruptures fondatrices qu'Elias est tout à fait prêt à reconnaître comme telles. Mais dans le même temps, il est vrai que la vie à Roustchouk se répète parce que cette vie est celle d'un monde. La répétition n'est pas celle des événements, elle est celle d'un monde. Et le pari consiste à dire que ce monde est un monde possible qu'on tend à pousser jusqu'à l'impossible. Cela se voit à tous les niveaux que nous avons décrits du monde: à la fois au niveau du monde réel et du monde imaginaire, à la fois au niveau du monde naturel et du monde social. Le monde naturel apparaît avec une description du Danube aux larges rives en Bulgarie. Mais cette nature est immédiatement relayée par un monde social et humain qui est lui même vécu à l'origine comme un monde où l'on est heureux. Il n'y a aucun doute à ce sujet
Roustchouk, sur le Danube inférieur, où je suis venu au monde, était une ville merveilleuse pour un enfant 6. (Canetti, 1978: 4).
La notion de naissance, comme venue au monde 7 lie intimement le lieu à un monde possible. Si ce monde possible est vécu comme plaisant, c'est parce qu'il est ressenti comme essentiellement divers. Il y a tant à y découvrir. Il ne fait pas de doute que les enfants prennent toujours un grand plaisir à voir le monde et que le bonheur des premières années de l'existence est celui des explorateurs qui découvrent. Ce bonheur est d'abord celui d'être confronté à une diversité linguistique et sociale. On peut parler de Roustchouk comme d'une sorte de tour de Babel, à ce détail près que la diversité des langues n'est pas vue comme un obstacle pour l'humanité, mais renvoie bien plutôt à sa richesse. On peut entendre parler sept ou huit langues dans la journée et si on considère que chaque langue est l'expérience d'un peuple avec le monde, on a une sorte de démultiplication des expériences et une sorte de démultiplication du monde qui apparaît. Chaque langue alors produit une certaine interprétation possible du monde. Il ne fait pas de doute que la question de la langue et que la question du choix de la langue allemande comme langue d'écriture fut une question cruciale pour Elias Canetti. Celui ci fut un juif sépharade comme il le rappelait dans les premières
5 Selon la formule de Paul Ricœur. 6 Traduction de «Rustschuk, an den unteren Donau, wo ich zur Welt kam, war eine wunderbare Stadt für ein Kind ».(Canetti, 1979:10) 7 Que la langue allemande partage avec la langue française. 38 AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI pages du livre, ce qui n'allait pas sans une certaine forme de discrimination interne à la communauté juive 8. Très jeune, une constante du monde social est apparue à Canetti, c'est la discrimination raciale et sociale. En effet, il y avait encore une forme de discrimination entre "bonne" et "mauvaise" famille à l'intérieur de la communauté sépharade. Canetti retrouvera la discrimination plus tard dans sa jeunesse: discrimination envers les Anglais à Vienne au moment de la guerre, discrimination antisémite également. L'écrivain va s'apercevoir que ce mécanisme de l'exclusion se retrouve dans tous les mondes possibles qu'il a visités. Il condamnait dès la période bulgare, qui fut la première de sa vie, les discriminations faites par les siens aux autres communautés et qui prétendaient se placer au dessus de la mêlée en quelque sorte. C'est que le rêve d'un cosmopolitisme où les communautés pourraient vivre en paix et en bonne intelligence n'était peut être pas tout à fait irréalisable. Ce rêve traversa sa jeunesse en un sens. Mais si ce rêve fut si important, c'est parce qu'Elias savait qu'un sentiment et un affect incommodant le traversaient et qu'il fallait les éviter de préférence. Cet affect, c'est la peur. Pour Elias Canetti, la peur n'est pas un affect parmi d'autre. On trouve cette idée à la fois dans ses textes non autobiographiques comme son roman Die Blendung ou bien dans son essai Masse und Macht . On trouve également ces idées dans les références qu'il aime à citer. On sait par exemple qu'il s'intéresse en particulier à l'œuvre de Hobbes et à son Léviathan . Or il est évident dans ce cas que l'affect principal qui commande les décisions politiques fondamentales, c'est la peur et la volonté de mettre fin à cette peur. D'une certaine manière Thomas Hobbes et Elias Canetti se rejoignent sur un point: ils souhaitent penser un monde politique et social où la peur serait absente. L'objet de l'autobiographie va alors être de montrer que la peur n'est pas un simple sujet théorique, mais qu'elle a été vécue pleinement par l'écrivain dès sa plus tendre enfance. Il faut sans doute accorder à Philippe Lejeune qu'on ne peut écrire une autobiographie si on n'a pas par ailleurs une œuvre annexe. Et l'autobiographie permet d'éclairer les grands concepts philosophiques déployés par ailleurs. C'est ainsi que Les Confessions de Rousseau permettent d'éclairer le discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes . Si la peur n'est pas un affect comme les autres, c'est parce qu'elle implique une relation à l'être au monde qui est difficile. Elle est l'attente d'un mal. Une telle position possède des implications politiques évidentes et il ne fait pas de doute que la vie d'Elias Canetti sera marquée par la peur. Cette peur sera celle liée à l'antisémitisme dont on trouve quelques témoignages dès La langue sauvée , notamment avec les épisodes à Vienne. Pourtant la question de l'antisémitisme est traitée de façon très pudique dans l'histoire d'une jeunesse. Cette pudeur signifie à la fois qu'il y a ici une réalité, mais qu'elle n'est pas acceptée tout à fait comme telle. Il est vrai qu'on ne voyait pas la barbarie nazie comme une possibilité en 1921 (date à laquelle La Langue sauvée s'achève). Toutefois, ce qui est véritablement mis en évidence dès les premières pages de l'autobiographie, c'est le rôle déterminant de la peur. On menace de couper la langue d'Elias, mais finalement on reporte l'acte. Le mal est donc attendu. Il ne se réalise pas. Cette attente d'un mal, c'est la peur et un monde où se déploie la peur. Dans l'épisode de Rouschtchouk, il est une seconde description de cette atmosphère et ambiance de peur. Il s'agit du moment où le père va se déguiser en loup garou, c'est à dire donner corps à cette monstruosité: un homme qui devient loup. L'auteur dit dans les premières pages que les loups furent les premiers animaux auxquels il fut confronté. Il ne fait pas de doute que les loups peuvent symboliser la peur. Il la symbolise d'autant plus que le loup se transforme vite en loup garou. L'expérience du loup garou, de la plaisanterie détestable du père qui sera pourtant à bien des égards adoré par Elias, porte en elle une part nécessaire de l'expérience humaine. S'il peut y avoir peur, c'est à dire attente d'un mal, c'est parce que le mal est
8 Ainsi on trouve des formes d'exclusion entre les Sépharades et les Ashkénazes: «Les autres juifs, on les regardait de haut avec un sentiment de naïve supériorité». (Canetti, 1978:6). Traduction de « Mit naiver Überheblichkeit sah man auf andere Juden herab ». (Canetti:1979:11). 39 Laurent Balagué une possibilité inhérente au monde. Cela signifie que la réalité est toujours traversée par une forme d'irréalité. De ce point de vue, Elias Canetti sera l'écrivain de l'entrelacement du réel et de l'imaginaire. Il sait que dans le monde, il est impossible de faire un partage clair entre imaginaire et réalité. Il sait également que la pensée féconde est la pensée pleine de rêve. C'est pourquoi il préférera Platon à Aristote. Ce dernier, malgré la puissance de sa philosophie, ne proposera à ses yeux qu'une "pensée sans rêves", c'est à dire une pensée fausse. Mais si la peur est une composante essentielle et inaliénable du monde, elle a dû et pu être évitée dans la jeunesse d'Elias. Sa personnalité se construisit à bien des égards à l'encontre de cette peur avec pour idéal utopique, celui d'un monde où peur et guerre disparaissent.
2. Utopie de l'abandon de la peur . L'autobiographie d'Elias Canetti rapporte le tableau de cinq lieux distincts où on vit dans une sorte de milieu international. La richesse de la famille Canetti autorisait la famille à voyager de façon relativement libre et il n'est pas concevable de comprendre la vie du jeune garçon sans saisir l'aisance de sa famille. Chacun des lieux entretient en soi vis à vis du monde un point de vue particulier. Il constitue à la fois une totalité close et une sorte de monde en soi. Mais ce monde clos à chaque fois est toujours un point de vue sur le monde. Elias Canetti construit son autobiographie dans cette façon différentielle de comprendre les lieux. Ce qui constitue la signification de sa jeunesse, c'est la diversité et le différentiel de signification. Ce différentiel se caractérise d'abord par la diversité des langues. Même s'il ne le cite pas et que rien ne prouve qu'il ait eu une influence directe de l'un sur l'autre, Canetti se rapproche sans doute de Humboldt pour qui chaque langue porte une vision du monde et où la signification au sein de chaque langue elle même se construit sur une différence entre les termes de cette langue. Canetti partage avec Humboldt une volonté humaniste. Cet humanisme conduit l'écrivain à des convictions cosmopolitiques dans sa jeunesse. Il est sans doute naturel qu'un garçon dont la famille ne cesse de déménager dans les pays les plus divers de l'Europe et des pays qui peuvent être ennemis, comme les empires centraux et la Grande Bretagne, et qui porte une affection à chacun d'eux, puisse épouser le point de vue de chacun d'eux même si ces points de vue sont contradictoires. La jeunesse d'Elias a été animée par une tension entre un principe de réalité où les événements douloureux se sont enchaînés et une atmosphère heureuse somme toute. Ces événements malheureux comprennent la mort du père, les épisodes où il a souffert d'antisémitisme, quelques heurts avec sa mère et surtout la guerre. Un certain nombre de mécanismes a été élaboré par le jeune enfant pour répondre à ces problèmes. Issu d'une famille grandement cultivée, il s'adonne à la lecture de toute sorte d'œuvres classiques qui vont des contes des mille et une nuits à l'Odyssée d'Homère. Elias aurait sans doute lu les ouvrages sans les événements pénibles de sa jeunesse. On ne peut pas exclure cette hypothèse. Toutefois il semble incontestable que la distance à l'égard de la réalité de ces textes pleins d'êtres imaginaires permet au jeune Elias de comprendre celle ci de façon supérieure. On peut dire que le passage par la fiction joue en quelque sorte un rôle thérapeutique. Elias énumère en tout état de cause l'ensemble des lectures qu'il a faites dans sa jeunesse. Lorsqu'il s'agit de fiction, elle donne lieu à la rencontre des mondes imaginaires auxquels il confronte le monde réel sans qu'il ne puisse bien rendre compte de cela. Il assimile par exemple sa mère à la figure de Médée en reconnaissant, en écrivant son autobiographie, c'est à dire bien après que les faits se soient produits, qu'il ne sait pas véritablement pourquoi. En plus des lectures de fiction, sont venues s'ajouter des lectures historiques pour lesquelles il s'est également passionné en Suisse. L'épisode de son passage à Zürich qui représente les deux dernières parties du livre et qui en constituent en fait la moitié, est marqué par ce rapport à l'histoire. Il est évident que les différents déménagements faits par la famille étaient liés à la santé de la mère de l'auteur, mais également aux circonstances historiques extrêmement
40 AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI dangereuses. A partir de 1914, la première guerre mondiale éclate et c'est là un épisode que le jeune Elias va vivre à la fois de façon brutale et à la fois de façon préservée. La guerre, c'est la volonté de vaincre son ennemi et de voir son monde s'écrouler. Agé de neuf ans en 1914 et de treize en 1918, le jeune garçon ne connaîtra pas directement l'horreur des champs de bataille. Il verra néanmoins à Vienne la perte de morale des soldats autrichiens. Ceci signifie qu'il est affecté indirectement par les événements. On peut dire que s'il ne connait pas les batailles, il est tout de même affecté par la guerre, ce qui tient à la nature ambigüe de son cosmopolitisme. On peut appeler cosmopolitisme le fait de considérer qu'on n'est pas d'abord citoyen d'un Etat, mais d'abord citoyen du monde. Le cosmopolitisme se rattache à des philosophes aussi important que les stoïciens, comme l'empereur Marc Aurèle ou l'esclave Epictète dans l'antiquité, ou bien comme Emmanuel Kant plus récemment. Il ne vise pas nécessairement à remettre en cause les entités politiques existantes, mais à considérer que la responsabilité de l'homme se fait d'abord vis à vis du monde et seulement ensuite vis à vis de l'Etat. La cohérence d'une telle position implique l'abandon de la guerre, ce qui d'un point de vue intellectuel s'est matérialisé avec un projet de paix perpétuelle . Le cosmopolitisme se développant ainsi comprend de ce fait une dimension utopique. Il y a utopie dans la mesure où un monde sans guerre ne s'est rencontré nulle part. Ce que l'histoire de la jeunesse de Canetti nous apprend, c'est que le jeune Elias a vécu dans cette atmosphère d'utopie. Il a adhéré à ces idées. Par utopie, nous entendons avec Paul Ricœur qui reprend une définition de Karl Mannheim: « un écart entre l'imaginaire et le réel qui constitue une menace pour la stabilité et la permanence de ce réel» (Ricœur, 1986:428). Le fait d'inclure cette dimension utopique dans l'autobiographie crée une certaine tension au sein de ce genre de texte. Pour Canetti, il ne s'agit pas de proposer une utopie, mais de montrer à quel type d'utopie il pouvait croire dans sa jeunesse. Il n'emploie pas lui même le terme d'utopie. Il renvoie en réalité à des idées qui ont été portées par un Président Américain. Dans la mesure où ces idées ont été développées et incarnées par un homme politique de premier plan, on peut remettre en cause le qualificatif "utopique". Toutefois dans la mesure où les idées du Président Américain Wilson ont été annoncées et ne se sont pas réalisées et dans la mesure où ces idées et ce projet impliquaient la société alternative qui n'avait lieu nulle part, on peut sans doute estimer que l'emploi du terme est approprié. L'utopie en question qui eut politiquement une certaine audience, consistait à mettre fin à la guerre entre les nations. Canetti fait donc intervenir ici une utopie comme un événement fondamental de sa vie. Cette utopie est intimement liée à la guerre, c'est à dire à la mort. Le principe même de la mort est celui d'une absurdité insupportable. La mort du père joue un rôle fondamental dans la vie de l'auteur. Elle est complètement absurde parce qu'elle détruit le foyer, détruit un monde: la famille quittera Manchester pour rejoindre Vienne. Vienne était pour la mère cette ville où elle avait rencontré son mari. Quitter Vienne pouvait de ce fait prendre la signification de faire revivre non pas le père, mais le monde heureux où père et mère s'était rencontrés. Mais il faudra finalement partir de Vienne à cause de la guerre. La guerre, c'est pour les Etats, la volonté d'anéantir le monde de l'autre et les possibilités de vie qui y regorgent. Pour Elias, c'est de par un événement plus ou moins contingent, la première expérience de la masse. Le jeune garçon âgé de neuf ans et qui parle anglais dans un parc viennois, alors que l'Autriche Hongrie est en train de rentrer en guerre avec la Grande Bretagne, voit une masse hostile face à lui. Expérience traumatisante en un sens dont il n'est sauvé que par la plainte de la mère: «Enfin quoi, ce ne sont que des enfants 9»! (Canetti: 1978: 106) Ce rapport à l'enfance est fondamental parce que l'enfant est cet être capable de remettre en cause l'absurdité de la mort et celle de la guerre. La guerre, finalement, c'est la mort de masse.
9Traduction de « Aber es sind doch Kinder! » (Canetti, 1979: 113). 41 Laurent Balagué La masse sera, comme on le sait, le thème de prédilection de l'auteur qui en fournira une description sous de multiples formes. Ce que l'autobiographie nous apprend, c'est cette expérience charnelle de la masse qui se fait à un moment où l'expérience de la guerre a également lieu. Mais la guerre en fin de compte, dans son essence, ce n'est que la mort de masse, c'est à dire l'absurdité portée à son plus au degré. Or c'est cette absurdité qui a commandé la jeunesse d'Elias, même s'il n'en prit conscience que tardivement. Il est certain que toute expérience de la mort renvoie à celle de l'absurde. Parlant de sa mère, il dit:
Il faut se rappeler qu'elle avait accusé autant que moi le choc causé par le décès de mon père. Elle avait vingt sept ans quand il mourut subitement. Et cet événement devait occuper son esprit jusqu'à la fin de sa vie, vingt cinq ans plus tard; la mort avait des visages multiples, mais une racine unique. Je n'en avais alors absolument pas conscience, mais il est bien certain que cette disposition affective était exemplaire pour moi. La guerre n'était autre chose, que cette mort multipliée, l'absurdité poussée au paroxysme 10 . (Canetti, 1978: 321).
Cette reconnaissance de l'absurde qui est une reconnaissance de l'absurdité individuelle et de celle du monde qui se fait la guerre, crée néanmoins un sentiment de révolte chez l'enfant. Cette révolte le pousse à adhérer à une utopie qui est une utopie proclamée par le président américain Wilson et qui souhaite la fin de la guerre. Un immense espoir naît de cette proposition: espoir enfantin. Mais c'est peut être le propre de l'enfance que de former ce genre d'utopie où on proclame un idéal sans poser pour autant la question de modalités de réalisation de ce dernier. C'est là ce que Paul Ricœur peut appeler le caractère «pathologique» (Ricœur, 1986: 431) de l'utopie et c'est pour un enfant le signe du passage à l'adolescence quand il doit renoncer à ces rêves apparemment fous. Il faut néanmoins dire que Canetti assume er revendique le fait d'avoir cru en cette utopie de la fin de la guerre et d'un monde possible sans la guerre. Cette revendication est facilitée par le fait qu'un adulte qui est également devenu Président des États Unis d'Amérique a porté ce projet. Le caractère utopique principal de la jeunesse de Canetti tenait à une volonté d'éliminer la peur. La peur est liée à la mort et à la guerre. Cet enchaînement causal et triangulaire est une des clés non seulement de l'autobiographie, mais également de l'œuvre entière de l'auteur. S'il y a eu un moment dans la vie de l'auteur qui fut un moment utopique, c'est ce moment de la jeunesse où quelque chose comme une éradication de la guerre fut pensée comme possible. Le meilleur des mondes serait un monde sans la guerre. Cette idée relève t elle alors de l'utopie au sens de ce qui est irréalisable ou bien comporte t elle une part d'effectuation possible? Il n'est pas simple de dire quelle fut la position de l'auteur à ce sujet qui déclare à ce sujet:
Les histoires que j'avais inventées et racontées à mes petits frères traitaient de la suppression pure et simple de la guerre et se terminaient toutes par la résurrection de ceux qui y étaient tombés sur le champ de bataille. Or ces histoires étaient en passe, me semblait il, de s'inscrire dans la réalité. En la personne du président américain Wilson, la paix éternelle avait trouvé un porte parole en qui tout le monde croyait. On se représente mal aujourd'hui l'immense espoir qui s'empara alors du monde, y compris, je puis en témoigner, du monde des enfants 11 . (Canetti, 1978:252).
10 Traduction de «Es ist zu bedenken, dass der Schock sich auf sir mit der selben Kraft ausgewirkt hatte wie auf mich. Sie war 27, als des Vater plötzlich starb. dieses Ereignis hat sie Zeit ihres Lebens, also noch 25 Jahre, beschäftigt; in vielenn Verwandlungen aber immer dieselbe war. Sie war darin, ohne dass ich es wusste, gefühlmässig fûr mich vorbildlich gewesen. Der Kriege war die Vervielfältigung dieses Todes, das sinnlose ins massenhafte gesteigert». (Canetti, 1979:321). 11 Traduction de «Die Geschichten zur Abschaffung des Krieges, die ich für mich und meinen kleinen Brüder immer wieder ausgesponnen hatte, die alle in der Wiederauferstehung der Gefallenen ein immer selbst Ende nahmen, esrchienen nicht mehr als Geschichten. In Wilson, dem amerikanischen Präsidenten, hatte die exige 42 AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI Toute la difficulté est de savoir comment les enfants qui souffraient effectivement de la guerre puisqu'ils y voyaient leur père mourir, pouvaient être pris au sérieux dans leur espoir. Le désir utopique de mettre fin à la guerre est peut être un désir d'enfant, c'est à dire un désir irréalisable. Comme nous allons le voir maintenant, c'est un procès de l'enfance qui est mené à la fin du livre histoire d'une jeunesse. Il s'agit de la mise en évidence que le paradis n'est pas simplement perdu, mais qu'il est également rejeté.
3. Monde possible et paradis perdu C'est peut être le propre de l'autobiographie que de s'instruire en procès. L'autobiographie semble impliquer un certain sentiment de culpabilité de la part de l'auteur. Il doit en tout état de cause sentir une volonté de se justifier. Cette thématique se trouve certainement chez Rousseau, on la retrouve d'une certaine façon chez Sartre. Ecrire son autobiographie, c'est écrire une forme de défense contre les accusations. On retrouve le même schéma dans la Langue sauvée . Mais contrairement aux Confessions de Rousseau où la question de l'accusation, de la culpabilité et de l'innocence se pose au début de l'œuvre, ici, c'est ce qui clôt le travail. La question du paradis, c'est à dire du monde idéalisé et heureux est mise en avant par la mère qui vient briser ce qui était devenu une sorte de cocon bien douillet où le jeune Elias était venu s'enfermer. Le dernier chapitre du livre présente la mère comme une sorte de procureur pour un jeune garçon, bientôt jeune homme qui tombe des nus en quelque sorte. Rappelons que Philippe Lejeune dans son étude du pacte autobiographique avait montré comment le premier livre des confessions de Rousseau s'ordonnait autour d'une structure qui est celle de l'expulsion du paradis. Dans La langue sauvée cependant, on ne conserve pas la démarche dialectique du paradis perdu. La perte de la part de rêve qui est celle de l'enfance ne se fait pas dans un schéma dialectique d'affrontement de l'idéal et de la réalité. Le livre montre que le jeu entre idéal et réalité ne se fait jamais selon un jeu dialectique d'affrontement, mais dans un rapport de collusion et d'entrelacement. C'est la thématique de la séparation entre les deux termes qui revient. Mais idéal, imaginaire et réalité sont en fin de compte tellement mélangés aux yeux de l'auteur qu'il est impossible au jeune Elias de les donner à l'état pur et sans mélange. C'est pourtant ce que sa mère lui dit de faire: non pas se réfugier dans les livres, mais affronter la réalité brute. Il faut bien voir qu'Elias en venant en Suisse pouvait construire son propre paradis. Ce paradis suisse était d'abord celui d'une nature entourée de montagnes qui donne son identité à ce pays. Il finit par vivre dans un monde clos, peuplé à son exception près, exclusivement de femmes, où il pouvait se donner entièrement à l'étude et au savoir. Ce passage qui est reconnu comme idyllique par Elias ne correspond cependant pas à la réalité du monde. La Suisse avait pu se préserver de la guerre, ce qui pouvait à la fois constituer une bonne chose et à la fois apparaître comme une forme d'irréalité. La Suisse constitue ce monde possible où la guerre n'a pas eu lieu. Mais la mère nie que cette existence privilégiée soit la réalité du monde. La mère veut ainsi prendre la place d'un véritable procureur. On pourra remarquer qu'elle n'est pas exempte de tout reproche. Elle même a vécu dans l'illusion et la déception dans sa jeunesse. Elle souhaitait vivre dans le monde du théâtre et c'est là qu'elle a rencontré son mari, le père d'Elias. C'est peut être la déception liée au fait qu'elle ne deviendrait pas une actrice qui la pousse à critiquer Elias. Elle ne cesse de lui rappeler que le monde de la culture en tant que tel n'est qu'un monde rêvé et un monde de privilégiés quand il s'adresse aux enfants. Le problème qu'elle voit est celui d'un décalage entre le réel et l'idéal. Ici à nouveau, la question du monde apparaît comme centrale. C'est la nature même du projet autobiographique de Canetti qui se joue avec cette sorte de procès. D'une certaine manière, c'est moins lui même
Frieden einen Fürsprecher gefunden, an den die meisten glaubten. Von der stärke dieser hoffnung, die die Welt damals erfaßte, man macht sich heute keine zureichender Vorstellung. Ich lebe als zeuge dafür, daß sie auch Kinder erfaßte». (Canetti, 1979: 257 ). 43 Laurent Balagué que le monde qui est ici mis en accusation. Le monde de l'enfant Elias est un monde imaginaire fait de lectures et entouré de grands hommes du passé comme Michel Ange par exemple. Mais c'est ce caractère paisible et paradisiaque qui est insupportable à la mère. Elias ne voit le monde que dans une sorte d'image déformée. C'est de là que vient cette ambiance de paradis. Car c'est bien de la question du paradis qu'il est ici question. Philippe Lejeune avait montré que l'autobiographie en son commencement posait cette question du paradis et du jugement divin. La teinte religieuse et la question du meilleur des mondes possibles étaient plus ou moins évidentes dans Les Confessions de Jean Jacques Rousseau. La question est à nouveau posée par La Langue sauvée . Ce n'est pas un hasard si le dernier chapitre s'intitule le paradis perdu . La traduction du titre de ce chapitre pose problème. Si l'idée d'un paradis perdu est présente puisque le propos de la mère consiste à dire qu'elle veut qu'Elias quitte la Suisse qui est pour lui une forme de paradis, il faut également tenir compte du fait qu'il s'agit d'un paradis non pas seulement perdu, mais rejeté. La traduction en français pose des problèmes insolubles: Das verworfene Paradies est un titre de chapitre presque intraduisible puisque l'expression semble indiquer à la fois la nostalgie de la perte, mais aussi le rejet. Paradis et enfer sont deux figures idéalisés du monde en un sens. Il s'agit du meilleur des mondes possibles et le pire d'entre eux. Que La Langue sauvée se termine sur cette question est révélatrice de la nature de l'autobiographie pour Elias Canetti. Il ne s'agit pas simplement de raconter l'histoire d'une personnalité. Il ne s'agit pas de la rejeter pour autant. Il s'agit de raconter cette rencontre entre cette personnalité et le monde dans lequel elle a grandi. Que cette histoire d'une jeunesse se termine par une sorte de procès, c'est parce que la question de la justice du monde est ici centrale. Le procès tourne finalement autour de la question du monde. La mère manifeste une volonté de refus du monde tel qu'il est.
Mais elle ne croyait pas à la bonne organisation du monde. Elle ne croyait pas en Dieu et n'acceptait pas le monde tel qu'il est 12 . (Canetti, 1978:320)
On sent bien que l'on a ici affaire à une forme de jugement. Le rôle de procureur, c'est à dire d'accusateur, c'est en l'occurrence celui qui accuse un monde irréel et impossible si l'on veut que ce monde soit juste. Mais contrairement au mode utopique qui veut proposer un autre monde et changer toutes les règles et qui a une fonction essentiellement subversive, le rôle de la justice consiste au contraire à voir en quoi certains actes ont été criminels, délictueux ou simplement défaillants. Si l'utopie veut produire le meilleur des mondes possibles et donc produire une sorte de paradis, la justice s'exprime comme un rejet de ce paradis. Le paradis n'est pas simplement perdu, il est rejeté. Ceci est une autre traduction possible du dernier chapitre de la langue sauvée. Et il n'est pas simple de dire quelle est la traduction la plus appropriée de ce dernier chapitre est la plus adéquate entre paradis perdu et paradis rejeté. Ce qui s'annonce, c'est bien une perte du paradis puisque Elias considère ce passage par Zurich comme un passage dans le paradis comme l'indique les dernières phrase du livre:
Mes seules années pleinement heureuses étaient révolues: c'en était fait du paradis zurichois. Peut être serais je resté heureux si elle ne m'avait arraché de là. Mais il est vrai que j'allai vivre tout autre chose de ce que j'avais connu au paradis. Il est vrai qu'à l'instar du premier homme je ne naquis qu'après avoir été chassé du paradis 13 . (Canetti, 1978:331).
12 Traduction de « Sie aber glaubte nicht daran, daßngerichtet sei. Sie war nie gläubig und ergab sich nie in das, was war». (Canetti, 1979:320). 13 Traduction de « Die einzige vollkommen glücklichen Jahre, das Paradies in Zürich, waren zu Ende. Vielleicht wäre ich glücklich geblieben, hätte sie mich nicht fortgerissen. Es ist aber wahr, daß ich andere Dinge erfuhr als 44 AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI Naître, venir au monde, c'est finalement renoncer au meilleur des mondes possibles, renoncer à toute idéalisation et se heurter à une réalité qui est une réalité pénible. Il s'agit sans doute ici de renoncer au monde utopique. Mais il ne s'agit pas de dire que tout monde est impossible. Le monde apparaît comme possible, mais dans la peine et dans l'affrontement. C'est ce que montrera la suite des écrits autobiographique d'Elias Canetti: une vie non plus consacrée à la recherche utopique (comme ce fut le cas par exemple avec la proposition d'une sorte de projet de paix perpétuelle proposée par de nombreuses figures éminentes comme Emmanuel Kant pour prendre un des auteurs les plus fameux), mais la vie conçue dans son attention aux détails et à ses réalités. Il s'agira d'une vie qui accepte la réalité pénible du monde avec les souffrances, les guerres, les mouvements de masses incontrôlables et à la fois qui en cherche l'intelligibilité jusque dans ces détails: c'est ce qui conduira à l'essai Masse et puissance : essai non pas utopique, non pas non plus d'acceptation du monde tel qu'il est, mais récit qui produisant une intelligibilité de ce qui est apparemment irrationnel espère pouvoir produire de nouveau mouvement et créer un nouveau monde possible grâce à un titanesque travail.
4. Conclusion : Si l'une des questions posées par Philippe Lejeune fut celle de "voir comment s'articulent chez Rousseau l'anthropologie (science de l'homme) et l'autobiographie (étude d' un homme, moi)" (Lejeune1975: 144), on peut se demander comment une œuvre du genre autobiographique pouvait rencontrer une cosmologie qu'on peut appeler discours sur le monde. On sait que le discours sur les mondes possibles croise souvent la question de la théologie comme c'est le cas pour Leibniz et la question de la théodicée, c'est à dire de la justice divine ou bien à revers la question de l'absurdité du monde comme cela peut être le cas pour Schopenhauer. La rencontre du genre autobiographique et de la question cosmologique produit néanmoins un nouvel effet. La question qui est posée en fin de compte est celle d'une sorte d'un combat entre le moi et le monde possible. Le moi menace chaque fois de se dissoudre quand le monde tend à l'impossible, c'est à dire à l'invivable et à l'absurde: absurdité de la guerre, absurdité d'un monde où le père est mort, mais aussi et plus curieusement, absurdité d'un monde apparemment paradisiaque, alors qu'en réalité le monde "réel" vit dans les plus grandes souffrances. D'une manière générale, La langue sauvée répète la question cosmologique pour porter le témoignage d'un monde qui a pu disparaître. Il y a cinq lieux qui constituent chaque fois un monde à part, mais qui constitue chaque fois une sorte de fragment d'un monde plus global. La langue sauvée apparaît comme articulant ces deux dimensions de monde: à la fois le monde fermé de chaque lieu, à la fois le monde ouvert et global où les différents microcosmes peuvent se rencontrer et s'affronter. C'est ce qui se passa par exemple à Vienne avec la déclaration de guerre et où le cosmopolitisme de la famille Canetti devint problématique. D'une manière plus générale, chacun des mondes clos décrits par Elias Canetti apparaît comme un monde possible poussé jusqu'à son impossibilité même. Il décrit l'enfer de la guerre même si c'est une guerre lointaine, abstraite et sans préjudice immédiat, mais décrit également un paradis suisse où tout est théorisé et plus ou moins rêvé dans des discours qui parlent de la vie sans l'affronter réellement. Ce que l'autobiographie montre, en particulier dans l'histoire d'une jeunesse, c'est que ni le meilleur des mondes possibles, à savoir le paradis zurichois, ni le pire des mondes possibles à savoir le monde viennois qui s'effondre, ne sont à proprement parler vivables. La suite de l'autobiographie d'Elias Canetti posera la question du monde différemment: non plus simplement à partir de la question de l'enfer ou du paradis (pire et meilleur des mondes possibles), mais à partir d'une attention au détail du monde et à la nécessité d'assumer la die, die ich im Paradies kannte. Es ist wahr, daß ich, wie der früheste Mensch, durch die Vertreibung aus dem Paradies erst entstand». (Canetti, 1979: 330) . 45 Laurent Balagué réalité d'un monde où la souffrance est à endurer autrement que par les rêves de la période enfantine.
BIBLIOGRAPHIE
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46 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018
CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉ THIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE
Richard Cluse
Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 ED 120, UMR THALIM
Abstract: Literature, as a written art, shares its material the language with other disciplines such as science, philosophy or law. What kind of connexion is there between literature and language which makes it different from those disciplines? What is its object? What does it product? ‘Possible’ and ‘impossible’ are two very powerful categories which envision the nature of the organisation of the world and the way in which humans interconnect. That is why Georges Bataille has been so interested by this partition of knowledge and his connexion to literature. Pulling them out of their rationalist yoke, he uses the dualism between ‘possible’ and ‘impossible’ in a new way, more subversive. It does not matter if literature is included in an excluded from of knowledge, Bataille wants to reveal its ethical function. Between the necessary dependence of the fiction on a referential language and writing as an act of creation, which implies an alteration of this referential function, is literature a writing of the ‘possible’ or a writing of the ‘impossible’? Georges Bataille’s thought offers, by its density, its exigency and its radicality, an answer to the criticism of the rule of the ‘possible’, raising literature as a writing of the ‘impossible’. The discontinuity of his writing is more than a style; it is the praxis where aestheticism merges into ethics. The ‘impossible’ is no more what does not exist but the value of the work of negative at the heart of human experience. Keywords: impossible, literature, Georges Bataille, ethics, negative.
Introduction: Bataille ou le renversement herméneutique de l’impossible
Possible/impossible, voilà un dualisme qui constitue un paradigme commode pour traiter ce qu’il en serait du rapport de l’homme au monde. La science en use pour définir les modalités d’organisation de l’expérience humaine: ce qui relève de la vérité et ce qui relève de l’illusion ou de l’inaccessible. La production de la connaissance est l’opérateur du passage d’un pôle à l’autre. Le mouvement peut s’opérer de l’impossible au possible: ce qui n’existait pas, existe désormais car produit par un nouveau savoir, ou du possible à l’impossible: la science ayant conclu à l’inexistence de tel ou tel phénomène. Le droit en offre une déclinaison dans l’espace social, l’impossible et le possible trouvant alors leur traduction dans l’autorisé et l’interdit. Là aussi, le mouvement est double produisant des interdits comme des droits. La science crée du possible, le droit répartit la potentialité entre possible et impossible. Il est toujours possible de tuer quelqu’un mais il est interdit de le faire. Cet interdit, le sujet, lui, peut le transgresser et opérer le chemin inverse de l’impossible au possible, se rendant alors coupable de ce passage. Mensonge, erreur, inconnaissable, inconnu, interdit… sont autant de signifiants de l’impossible qui traduisent la domination de l’appréhension logique du rapport entre possible et impossible, dans une collusion du langage, du savoir et de la vérité. La notion de progrès y est fréquemment associée comme un opérateur visant à faire passer les objets d’une polarité à l’autre: production de nouveaux possibles ou de nouveaux impossibles. Ce changement d’état entre possible et impossible peut être aussi appréhendé comme transgression, dépassement d’une limite.
47 Richard Cluse Dans le registre épistémologique comme dans le registre politique, il s’agit de produire un sens qui organise la vie humaine. La pensée de Georges Bataille vient radicalement bouleverser l’usage de la partition entre possible et impossible, proposant à rebours du discours rationaliste, une critique du possible, ou plutôt de sa domination, dont l’effet est, selon lui, d’asservir l’homme à « la sphère des objets », au registre de l’utile:
L’activité nous domine (il en est de même de l’État) en rendant acceptable — possible — ce qui sans elle serait impossible (si personne ne labourait, si nous n’avions ni police ni lois…). La domination est celle du possible , est celle d’un vide triste, d’un dépérissement dans la sphère des objets. (1947: 207)
Cette subordination suppose que le langage n’est que l’outil d’un rapport direct de l’homme aux objets, que l’ensemble de la vie peut tenir dans la signification des mots. Tout ce qui ne pourrait tomber dans l’escarcelle du sens serait alors condamné au rebut ou à la réclusion du refoulement. Face à cela, Bataille fait un usage renversé de la dualité possible/impossible, sans pour autant vouloir en supprimer la distinction, bien au contraire. Renversé puisqu’il ne s’agit plus de visée au possible mais plutôt sa transgression, pour propulser l’homme au delà du possible, c’est à dire l’impossible, qui est alors l’instance négative de la liberté, de l’insubordination à l’ordre de l’utile. S’il les maintient séparés , c’est pour mieux décrire le mouvement convulsif, le mouvement d’excès qui part du possible pour aller vers l’impossible. L’Impossible est le titre qu’il donne à la deuxième édition (1962) d’un texte hybride entre prose et poésie et qu’il avait en premier intention intitulé La Haine de la poésie (1947) . D’emblée, un lien s’établit pour lui entre littérature et impossible, et plus encore entre langage et impossible. Il regrette d’ailleurs que la catégorie de l’impossible, faute d’une attention suffisante, soit réduite à l’antichambre du possible, simple « prétexte à l’emphase » dans l’exaltation comme dans la lamentation face à l’im possible (1962:568). Si l’impossible est négligé, éludé (Bataille, 1942: 309), c’est qu’il est la part obscure du possible, celle qu’il nommera « la part maudite ». Non pas une ombre qu’il s’agirait de révéler, une potentialité qu’il s’agirait d’écrire, mais le roc insondable du négatif à l’œuvre au sein même du possible de la vie, celui de la mort. S’il est éludé, c’est justement parce qu’il dérange radicalement l’ordre du possible, ce réel mesurable, objectif, que la science s’évertue à décrire ; puisqu’ il est ce qui échappe à l’ordre, qui ne se laisse saisir dans aucune définition, si ce n’est celle d’une traversée, d’une expérience, d’un certain enseignement de l’angoisse, de l’horreur. Ainsi, l’impossible apparaît comme l’envers de la science, non ce qui attend d’être découvert, ou plutôt recouvert par un savoir positif, mais ce qui échappe à la science, les expériences sur lesquelles elle n’a aucune prise puisqu’elles concernent le plus profond, le plus insondable de l’humain: la mort, l’amour, le rire, les larmes ou encore la poésie (Bataille, 1962:570). Georges Bataille subvertit les catégories du possible ou de l’impossible. La transgression n’est plus un objet d’étude ou de répression mais un opérateur de la condition humaine. Le savoir est évidé, élevé au rang d’énigme. La dialectique traditionnelle du possible et de l’impossible est déchirée. Les réponses qui peuvent être apportées à la question ontologique s’en trouvent alors bouleversées. Avec Bataille, l’homme n’est pas uniquement un conquérant du possible, il est l’impossible à l’œuvre. L’impossible bataillien n’a pas la rigidité catégorique de ce qui n’est pas, définition du rationalisme traditionnel, il n’est pas négatif pur mais négativité en action, mouvement, tension, supposant toujours un dialogue avec le possible mais refusant que l’être y soit réduit, subordonné au registre de l’utile, de l’accumulation et de la réserve. Bataille dévoie ainsi l’épistémologie du possible propre au savoir traditionnel dans une éthique de l’impossible. Virage radical dans lequel la littérature jouera un rôle essentiel. C’est alors l’épistémologie de la littérature qu’il nous faudra examiner. Quel savoir produit elle ? 48 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉ THIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE Les théoriciens de la littérature analysent la question des rapports entre fiction et réalité, possible et impossible, d’Aristote et la fonction mimétique de la poésie à la théorie des mondes possibles de Thomas Pavel. La pensée de Georges Bataille nous offre l’opportunité d’une sortie des réflexions formalistes et rhétoriques pour une praxis de l’écriture qui, à partir d’une morale de l’impossible, vient produire un savoir sur l’impossible de l’être, un non savoir, une connaissance à l’envers de tout positivisme. C’est cette trajectoire que nous tâcherons de mettre en relief, d’abord en examinant les rapports entre littérature et écriture du possible avant d’analyser de quelle façon Bataille renverse les rapports entre littérature et savoir à partir d’une morale de l’impossible et d’une écriture du négatif. Les questions que la philosophie comme la théologie n’ont pu faire taire y surgissent alors comme un cri face à l’immensité de l’énigme: qu’y a t il à savoir ? Que puis je désirer ? A quoi sert la littérature ? Autant de questions que la modernité laisse en héritage à l’homme du XXème siècle et dont la voix de Bataille portée par une œuvre protéiforme tout aussi dense que dérangeante sera l’écho.
1. La littérature est elle au service d’une écriture des possibles?
1.1 La mimesis ou l’écriture du vraisemblable Aristote l’affirme dans sa Poétique : « De ce que nous avons dit, il ressort clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable (εικός) et du nécessaire (αναγκαιον) » (1980:64). La littérature d’essence aristotélicienne est une littérature non pas de la réalité mais du possible, du vraisemblable, de ce qui pourrait se produire. Le possible, objet de la littérature, est alors celui de la potentialité, liant l’imaginaire et le nécessaire, mais se distinguant du récit de l’Histoire. Quelle(s) différence(s) alors entre la littérature et la philosophie ou la science, qui sont, elles aussi, tout à fait fondées à produire un savoir du possible ? René Wellek et Austin Warren en précisent la distinction du côté d’un savoir particulier, un savoir du particulier:
[…] aujourd’hui, où l’histoire, de même que la littérature, apparaît comme une discipline mal définie et sans structure, et où c’est plutôt la science qui constitue la grande rivale, on soutiendrait plutôt que la littérature donne une connaissance d’un particulier dont ne traite ni la philosophie, ni la science. Si un néo classique comme Samuel Johnson pouvait encore concevoir la poésie en termes de « grandeur de l’universel », les théoriciens modernes appartenant à diverses écoles (Bergson par exemple, ou Gilby, Ranson, Stace...) soulignent tous le caractère particulier de la poésie. Stace déclare que Othello ne parle pas de la jalousie, mais de la jalousie d’Othello, de cette forme particulière de la jalousie que pouvait ressentir un Maure marié à une Vénitienne. (Cité par Bouveresse, 2014:1).
La littérature serait ainsi une connaissance des singuliers possibles, ouvrant le champ d’une infinité créatrice. Alors, si la littérature est l’écriture des potentialités du singulier, comment cette visée peut elle s’accorder avec la notion de vraisemblance, qui suppose, elle, une référence universellement partageable. La vraisemblance est l’étalon des classiques qui tiennent la littérature pour un dispositif de re production, de mimesis, impliquant une croyance en l’un de la réalité. Le XVIIIème siècle voit naître un usage beaucoup plus critique du vraisemblable en interrogeant ses déterminants sociaux, politiques, culturels, religieux mais aussi en faisant éclater les frontières référentielles. Jacques Bouveresse propose de désigner ces traitements littéraires du possible selon deux termes: la conception cognitiviste et la conception créativiste (2014:2). Au travers de ces deux conceptions se dessinent l’opposition d’une esthétique de la reproduction, du même, de la 49 Richard Cluse correspondance entre le mot, l’image et la chose à une pratique de production, de création, d’émergence de nouvelles formes même si la création n’exclut pas, voir même s’appuie sur une part de reproduction. Jacques Bouveresse considère même qu’il y a une continuité entre l’une et l’autre:
Il n’y a, en effet, aucune obligation réelle de choisir entre la conception créativiste ou productiviste et la conception cognitiviste de la littérature, comme s’il s’agissait de deux conceptions qui s’excluent l’une l’autre, puisque, qu’elle soit ou non littéraire, la connaissance n’est jamais une simple reproduction passive de la réalité et implique toujours une créativité d’une certaine sorte, et que, en même temps, la part mimétique, dans un sens suffisamment élargi du terme mimésis , reste nécessairement présente dans la littérature aussi longtemps que la connaissance constitue le but que l’on cherche à atteindre (2014:2).
1.2 Le pacte de lecture: l’acte qui rend la littérature possible Bouveresse rejoint alors les théoriciens de la fiction qui ont pris le parti d’une conception intégrationniste dans leurs abords des rapports entre fiction et réalité. C’est également l’objet des travaux de Thomas Pavel, utilisant la théorie des mondes possibles, empruntée à la logique modale, pour penser la théorie de la fiction littéraire. La littérature est alors le dispositif qui permet de déployer à l’infini le possible, même s’il ne peut éviter l’écueil de l’incomplétude, puisque « entre textes et mondes, il s’établit un rapport fort instable et compliqué, à l’intérieur duquel plusieurs niveaux d’hétérogénéité rendent problématique la reproduction fidèle des mondes dans les textes » (Pavel, 1988: 95). Mais le cœur de la fiction est moins dans le rapport épistémique qu’elle entretient avec le monde que dans le dispositif même de la lecture du texte: « Plongés dans la lecture d’Anna Karénine, et bien que nous ne croyions pas véritablement ce que l’auteur nous raconte, nous nous laissons « persuader, du moins partiellement et pour l’instant, qu’Anna Karénine existe et que ce que dit le roman à propos d’elle est vrai. » Prenant appui sur les travaux de Kendall Walton, Thomas Pavel affirme que l’efficacité du roman tient à un effet de réalité de la fiction lié tant au talent de l’auteur qu’à la suggestibilité du lecteur, tous deux participant à rendre opérant « le jeu de faire semblant » (1988:74). La fiction est alors un semblant de possible reposant sur l’implicite pouvoir de suggestion du monde que le lecteur accorde à l’auteur. Pavel l’affirme, il y a « un monde réellement réel qui jouit d’une priorité ontologique certaine sur les mondes de faire semblant. », celui ci étant « la fondation ontologique sur laquelle le second se construit.» (1988:76) Dans cette approche de la littérature, l’extension du domaine du possible permet, d’une part de sortir d’un ségrégationnisme entre fiction et non fiction, et d’autre part, une démultiplication des possibles (permettant par exemple l’existence d’une science/fiction ). Néanmoins, le rapport de dépendance à un premier possible, en place de référent est maintenu comme une ontologie première qu’il s’agit de préserver. Ces approches du récit, des rapports entre fiction et réalité, du statut épistémique de la fiction, traitent exclusivement la question de la littérature sous le primat d’un discours rationaliste en position de référent. Certains penseurs du XXème parmi lesquels Georges Bataille abordent d’une tout autre manière l’objet disciplinaire qu’est la littérature. À partir d’une critique radicale du langage, la théorie littéraire glisse vers la théorie textuelle, les préoccupations narratives vers les enjeux de l’opération de l’écriture. La pensée littéraire s’ouvre alors à l’impossible, le libérant de la sourdine dans laquelle l’enferme le discours rationaliste. Au delà des querelles formelles, rhétoriques, ontologiques autour des rapports entre littérature et possible, ce sont deux conceptions de ce qui organise la vie humaine qui sont en débat, selon que l’on pense que la vie est organisée par la nécessité: un ordre des choses nécessairement possible, ou par la contingence: c’est alors l’arbitraire, le hasard, la chance qui
50 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉ THIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE président aux formes de la vie humaine. Par là, c’est également la partition entre le roman, sa destinée narrative et le meurtre du récit que constitue la poésie qui est mise en jeu.
2. Le pouvoir meurtrier de la poésie ou dire l’impossible du monde
2.1 Le pouvoir arbitraire du poète au service d’une écriture de l’impossible Paul Valéry dans « Fragments des mémoires d’un poème », s’insurgeant contre « l’illusion d’une détermination unique et imitatrice du réel » juge préférable de la remplacer par une écriture du « possible à chaque instant » (1937:782). La littérature est toujours démultiplication des possibles, mais ces possibles sont ouverts à l’arbitraire, dégagés plus radicalement de la logique du récit et de la vraisemblance. La littérature est avant tout « développement de nos puissances d’invention et d’excitation, dans la plus grande liberté, puisqu’elle a pour substance et pour agent la parole , déliée de tout son poids d’utilité immédiate, et subordonnée à toutes les fictions et les agréments imaginables.» (1937:780) Si l’écriture est singulière, la publication à laquelle est destinée la production de l’écrivain est pour Valéry un écueil redoutable, où le désir de « produire l’effet le plus heureux » sur le lecteur risque de l’emporter sur « l’excès de rigueur ou de perfection », « toute profondeur difficilement communicable», dont seule « une sorte d’abus de souveraineté intérieure » (1937:780 781) pourrait préserver celui qui offre ses textes à la lecture. Ce n’est plus seulement le rapport de la littérature au monde mais le rapport critique entre celui qui écrit et celui qui lit qui est en question. La littérature ne se confond plus avec le vraisemblable, pas plus que l’écriture/la lecture ne se confondent avec une communication transparente, éclairante 1. L’espace littéraire est alors ouvert à l’incommunicable, l’impossible. Pour Valéry, l’aiguillon de la littérature n’est pas l’unicité illusoire d’une réalité mais l’arbitraire, la substitution toujours possible d’un mot, d’une phrase à une autre. C’est l’altération du texte qui fait la littérature. Il s’agit pour Valéry de quitter « les Lettres » pour le monde des arts « qui ne reproduisent rien, qui ne feignent pas […] » au profit de « modes purs » qui « organisent et composent les valeurs de chaque puissance de notre sensibilité détachée de toute référence et de toute fonction de signe » (1937:788). Il y a là un saut vers une poésie qui est « enchantement », « un état de faux équilibre et de ravissement sans référence au réel » dans la droite ligne de la poésie mallarméenne. Roland Barthes dans Critique et vérité situe d’ailleurs le point culminant de la déstabilisation de la littérature classique qu’augurait déjà le romantisme à partir de l’œuvre de Stéphane Mallarmé (49). L’écriture se sépare alors radicalement de l’idéal référentiel pour se prendre elle même comme objet.
2.2 Georges Bataille ou le pouvoir altérant de l’énonciation Cette plongée au cœur « des certitudes du langage » (cf. note supra), ce dégagement d’une visée d’une absolue signification, nous le retrouvons d’une façon plus radicale encore chez Georges Bataille. Pour l’auteur de Méthode de médiation, le réel n’est pas l’organisation intrinsèque et positive du monde, mais renvoie, à l’inverse, à la négativité à l’œuvre dans la vie humaine, où le sens plein fermant le discours dans le collapsus de la vérité et du savoir laisse place à la déchirure, faisant de la poésie l’opérateur d’un « évanouissement du réel discursif »:
1« […] si les mots n’avaient qu’un sens celui du dictionnaire, si une seconde langue ne venait troubler et libérer « les certitudes de langage », il n’y aurait pas de littérature. » (Barthes, 1966:57) En note, il rapporte le contenu d’une lettre de Stéphane Mallarmé adressée à Francis Viélé Griffin: « Si je vous suis, vous appuyez le privilège créateur du poète à l’imperfection de l’instrument dont il doit jouer; une langue hypothétiquement adéquate à traduire sa pensée supprimerait le littérateur, qui s’appellerait de fait, monsieur Tout le monde. » (57) 51 Richard Cluse Dans la manière de pensée que j’introduis, ce qui compte n’est jamais l’affirmation. Ce que je dis, je le crois sans doute, mais je sais que je porte en moi le mouvement voulant que l’affirmation plus loin s’évanouisse. S’il fallait me donner une place dans l’histoire de la pensée, ce serait, je crois, pour avoir discerné les effets, dans notre vie humaine, de l’ « évanouissement du réel discursif », et pour avoir tiré de la description de ses effets une lumière évanouissante: cette lumière éblouit peut être, mais elle annonce l’opacité de la nuit ; elle n’annonce que la nuit. (231)
Georges Bataille, mieux que tout autre, saisira le point de fuite du langage, celui où les mots ne peuvent plus se confondre avec le récit de la vraisemblance, puisque l’affirmation qu’il porte est une « affirmation non positive » (Foucault, 1963:756), destinée à s’évanouir. C’est la dénomination qu’invente Michel Foucault pour caractériser l’énonciation bataillienne. Ce qui s’affirme ne donne pas accès « à la pleine lumière du langage ». L’affirmation trace seulement dans le langage « la ligne d’écume de ce qu’il peut tout juste atteindre sur le sable du silence » (Foucault, 1963:751). Déchirant le voile de la signification dans sa fonction de masque, il s’agit de dénuder le langage pour le mettre au service de ce qu’il exclut. L’énoncé n’est pas la matrice du langage, mais l’obstacle: « Le mot silence est encore un bruit » (Bataille, 1943:25) 2. Ainsi, avec Bataille, la littérature doit excéder l’énoncé: « A ce point, le sens second du mot dramatiser: c’est la volonté, s’ajoutant au discours, de ne pas s’en tenir à l’énoncé, d’obliger à sentir le glacé du vent, à être nu » (1943:26). Cette mise à nu s’opère à partir d’une « intime cessation de toute opération intellectuelle ». Dès lors, le rapport de la littérature à la connaissance est déchiré, frappé d’un impossible. Le langage n’est plus réductible à la production d’un savoir, la parole devient l’expérience intérieure d’un non savoir. Rapporté à la question du discours et de la transcendance, cela se traduit, comme l’écrit Foucault, par « un monde où la mort de Dieu ne nous restitue pas un monde limité et positif, mais à un monde qui se dénoue dans l’expérience de la limite, se fait et se défait dans l’excès qui la transgresse. » (1963:754) Alors, la littérature n’est plus celle des « mondes possibles » mais celle de l’impossible de l’être au monde. Bataille le reconnaît lui même, la notion est peu claire. Dans la préface pour la deuxième édition de ce qu’il nommera en 1962 L’Impossible, il écrit: « Il y a devant l’espèce humaine une double perspective: d’une part celle du plaisir violent, de l’horreur et de la mort— et, en un sens opposé, celle de la science et du monde réel de l’utilité. » Face au monde stable et exponentiel du possible que fabrique la science, l’impossible est la part du monde instable, déchaînée qui refuse de se laisser domestiquer, qui « met en jeu le mouvement global des êtres ». Il va, écrit il de la disparition de la mort à cette fureur voluptueuse qui, peut être, est le sens de la disparition (492). C’est précisément ce mouvement d’effraction du discours, d’évanouissement du sens que produit l’écriture bataillienne au sujet de laquelle Marie Christine Lala écrit:
Bataille maintient le paradoxe dans le langage: le halo de non sens est nécessaire au ravissement poétique, mais fait obstacle à la communication. Et comme inversement la pratique de l’écriture ouvre sur la position d’un sens communicable, la décision d’écrire doit se prendre contre le mouvement de l’écriture qu’il faut littéralement détourner, dès que l’on veut exprimer (faire sortir) les effets du sens que comprend le langage et que supporte la parole. (1987:7 8)
Marguerite Duras décrit ce paradoxe en parlant d’un écrivain qui écrit « contre le langage », qui « invente comment ne pas écrire tout en écrivant » (1958:34).
2 Dans Méthode de méditation en 1947, il écrit: « L’idée du silence (c’est l’inaccessible) est désarmante! Je ne puis parler d’une absence de sens, sinon lui donnant un sens qu’elle n’a pas. Le silence est rompu, puisque j’ai dit…» (199). 52 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉ THIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE 2.3 Écrire l’impossible, une révolte poétique L’essence même de la poésie, son « sens puissant » est dans « la violence de la révolte ». Il s’agit d’une révolte contre la subordination du langage au discours; violence redoublée, dramatisée par l’impuissance du langage à dire son point aveugle. Le drame humain est de n’avoir pour dispositif que le langage pour dire ce qui fait le cœur de son être, qui est précisément ce que le langage ne peut dire sans trahir. Il ne peut parler du silence que par le bruit des mots, il ne peut dire l’abîme que dans un excès de mots:
Ce sable où nous nous enfonçons pour ne pas voir, est formé des mots, et la contestation, devant se servir d’eux, fait songer si je passe d’une image à une autre différente à l’homme enlisé se débattant, et que ses efforts enfoncent à coup sûr: et il est vrai que les mots, leurs dédales, l’immensité épuisante de leurs possibles, enfin leur traîtrise, ont quelque chose des sables mouvants. (Bataille, 1943:26)
Alors comment faire cracher aux mots « la part muette, dérobée, insaisissable de l’être » ? (Bataille, 1943:28) Cherchant « à saisir en nous ce qui subsiste à l’abri des servilités verbales », l’homme ne peut qu’« enfiler des phrases » qui toujours manquent au but, ne lui révélant qu’un fond d’impuissance. Il faut alors pratiquer une double opération, nous dit Bataille: la contestation de l’ordre de la signification, du primat de l’énoncé et « la libération du pouvoir des mots » (1943:28). La poésie est précisément le moment où le mot se sépare de l’objet, glissant toujours sur la rencontre de la signification. Le mot « silence » est ainsi « entre tous les mots […] le plus pervers, ou le plus poétique: il est lui même gage de sa propre mort » (1943:28). Déchirant ainsi l’empire idéologique de la signification, et attaquant par là même la théologie comme la philosophie, c’est la morale du salut qui se trouve dénoncée, celle d’un possible éternel, qu’il prenne la forme du paradis post mortem ou de la sagesse post historique: « [la morale du salut] suppose une vérité et une multitude qui faute de voir, vit dans l’erreur. » (1943:34). Erreur, car pour Bataille, à l’inverse de l’ascèse, où pour parvenir à l’extrême du possible, il faudrait que l’être devienne tout, il s’agit de « cesser de vouloir être tout », de « se perdre » (1943:34 35). Si l’expérience intérieure de Bataille est contestation du projet — celui qui envisage la vie comme un moyen d’atteindre un but, et non comme une fin en soi, elle est aussi un projet: « […] celui, négatif, d’abolir le pouvoir des mots » (1943: 35). Bataille alors se contredit il ? Non car abolir le pouvoir des mots, ce n’est pas quitter le langage pour une ère pré langagière, où régnerait seule l’animalité de la pulsion, c’est accomplir le meurtre de l’agencement discursif des mots, c’est les subvertir pour les extraire du projet du discours, pour les mettre entre les mains, d’un autre pouvoir, inutile celui là, celui de la perversion poétique, libérant alors le véritable pouvoir des mots: « […] je dois lier la contestation et la libération du pouvoir des mots […]. » (1943:28), « Le voyage au bout du possible veut la liberté d’humeur, celle d’un cheval jamais monté.» (1943:36) Ainsi, la littérature n’est pas celle « des mondes possibles » mais celle d’un « extrême du savoir où l’homme est dépossédé des moyens d’être tout, c’est un fou égaré, une question sans issue » (1943: 37). La poétique de Bataille s’appuie sur un réel, celui du silence qui dit effectivement la déchirure entre l’expérience, le langage et l’appareil à produire de la signification qu’est le discours logique. Ce réel est aussi celui d’un monde où « personne ne nous ayant jamais parlé, personne ne nous parlera jamais. » (1943:37). Point de vérité révélée pas plus par la théologie, que par le rationalisme. Face à ce délestage, pour ne pas sombrer dans le nihilisme ou la mélancolie, il s’agit de définir ce qu’est cet « extrême du possible »:
53 Richard Cluse Par définition l’extrême du possible est ce point, où, malgré la position inintelligible pour lui qu’il a dans l’être, un homme s’étant dépouillé de leurre et de crainte, s’avance si loin qu’on puisse concevoir une possibilité d’aller plus loin. (1943:52)
L’extrême du possible, ce n’est pas la multitude des possibles enfermée dans l’espace clos du discours. C’est l’entrée de l’homme dans la nuit du savoir, où l’angoisse est érigée en moyen de connaissance:
[…] dans l’extrême du possible tout s’effondre: l’édifice même de la raison, un instant de courage insensé, sa majesté se dissipe ; ce qui subsiste à la rigueur, comme un pan de mur branlant, accroît, ne calme pas le sentiment vertigineux. (1943:52)
Et Bataille d’écrire comme s’il prononçait là une sentence: « J’oppose à la poésie l’expérience du possible. » Comme l’écrit Marie Christine Lala, le mouvement de l’écriture bataillienne « ne cesse de mettre à nu le point vide qui délimite […] la part maudite (et divine) en l’homme.» (2010:42) Cette éthique du langage, se traduisant dans une écriture de la limite, à la fois point d’arrêt et espace d’un excès autant que d’un vide, constitue le substrat d’un humanisme déchiré: « Chaque être humain n’allant pas à l’extrême est le serviteur ou l’ennemi de l’homme » (Bataille, 1943:52). S’il existe un humanisme chez Georges Bataille, celui ci évidement se distingue radicalement de l’humanisme du progressisme: celui de la perfectibilité de l’homme soumis à l’idéal de l’Homme ou de l’humanisme chrétien soumis à l’ordre d’un dieu vivant. Entre la soumission et le ravage de la disparition, Georges Bataille veut introduire le jeu, celui que la chance, le hasard peuvent tramer entre le langage et l’expérience du vivant, entre l’insuffisance de l’un et l’excès de l’autre. De cette discontinuité radicale de l’existence, Bataille en a fait le cœur de sa pensée, faisant se rencontrer, au travers de son écriture, le poétique et le politique:
[…] c’est l’écriture qui, depuis la fiction du mouvement du langage, ouvre la dimension du politique. […]. Tout se passe en effet comme s’il fallait ménager l’espace ouvert à l’adresse de l’inconnu, de sorte que la reconnaissance d’une discontinuité s’impose, et pour que le hiatus de l’impossible préserve dans un état permanent de disponibilité, un rapport virtuel et actuel au monde. La poésie contemporaine a mis « la liberté dans le corps même du langage » pour avoir réalisé combien le jeu du hasard rend plus improbable encore la consistance du monde. (Lala, 2010:117)
C’est tout le statut épistémique de la création littéraire qui se trouve alors bouleversé. En 1944, alors que la question se pose de ce que peut la littérature face au fascisme, Bataille répond qu’elle doit être inutile. Elle est, écrit il « l’expression de l’homme — de la part essentielle de l’homme, et l’homme, en ce qu’il a d’essentiel, n’est pas réductible à l’utile » (1944:13). C’est donc sur cette part que porte le savoir de la littérature. Si la littérature produit une certaine connaissance de l’humain, Bataille fait de l’objet de ce savoir, non pas le possible mais plutôt l’impossible, une « connaissance neutre », c’est à dire « l’usage d’une fonction détachée (libérée) de la servitude qui en est le principe: la fonction rapportait l’inconnu au connu (au solide), tandis qu’à dater du moment où elle se détache, elle rapporte le connu à l’inconnu. » (1947:217) L’inconnu est l’objet même du savoir. Ni positif ni négatif, il porte sur ce qui est maudit, ce qui échappe à la tentation totalitaire d’un certain usage du langage, qui voulant tout dire, exclut par commodité ce qu’elle ne peut pas dire. Cette connaissance n’est accessible qu’à une double condition: le refus de l’aliénation aux liens de subordination, ceux portés par ce qui fait discours; et dans le même temps, le consentement à laisser entrer dans le langage la dé liaison qui déchire le sens, déshabille l’Homme pour faire apparaître la nudité de l’être, laisser 54 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉ THIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE l’écriture être traversée par le « punctum »: « punctum, c’est aussi: piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés » (Barthes, 198048 49). Si le totalitarisme du langage est effracté, c’est alors l’homme entier qui peut s’écrire, c’est à dire sa part maudite .
3. De l’informe de la langue à l’immonde du monde, l’écriture comme éthique du mal
3.1 L’informe ou déboutonner la redingote du possible Dès 1929, Bataille vise au cœur le discours, celui de la rhétorique comme celui de la philosophie. Dans l’article « Informe » de la revue Documents dont il est alors l’un des chefs de file, il s’attaque tout autant à la définition du langage qu’à la définition de l’univers. Le rapport entre langage, monde et être est placé sous le signe d’un non rapport, néanmoins organisé par une différence non logique 3. Elle n’est ni l’illogisme, ni l’avènement d’un langage fou, hors discours, mais l’aiguillon qui fait saillir l’impossible dans le discours: « [...] le lieu dans un tracé où un mot puisé dans la vieille langue, se mettra d’être mis là et de recevoir telle motion, à glisser et faire glisser tout le discours » (Derrida, 1967: 387). Que chaque chose ait sa forme, voilà ce contre quoi s’insurge le dictionnaire bataillien:
Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but: il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. (1929:217)
A l’inverse, Bataille donne une définition de l’univers qui contient en condensé l’orientation de toute une œuvre: « […] affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’ informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée et un crachat.» (1929:217) Autrement dit, l’univers n’est « ni ceci », « ni cela » mais « quelque chose comme », qui ouvre à une image toujours déchirée dans son rapport entre l’énonciation et l’énoncé. L’impossible de l’univers ne peut se dire que dans un rapproché extravagant avec un crachat ou une araignée, d’où jaillit toute l’altérité qui lie le sujet au monde des objets qui l’entoure, et dont il s’échine à faire des objets de savoir. Pour Bataille, l’homme, de n’être pas totalement soumis à l’ordre de la nature, de ne pas y être entièrement inséré, ne peut y prendre place que comme excès, inutile, superflu. La dimension hors la loi de la poésie en tant qu’expérience langagière prend alors tout son sens car, seul témoin de l’excès ontique qui ouvre la nécessité à la contingence, elle fait débouler les dés de la chance sur le tapis de la causalité:
Si j’étais la nature statique et donnée, je serais limité par des lois fixes, ayant à gémir en certains cas, à jouir en d’autres. […] Du fait d’être joué, je suis un possible qui n’était pas. J’excède tout le donné de l’univers et je mets la nature en jeu. (Bataille, 1945:19)
L’homme bataillien ne cherche pas à médier son rapport à la nature, au monde, à le rendre possible mais à l’inverse à le tendre au maximum pour que, de cette tension, naisse l’excès, un passage vers un au delà du possible:
Un poète ne justifie jamais tout à fait la nature. La poésie est hors la loi. Toutefois d’ accepter la poésie la change en son contraire, en médiatrice d’une acceptation. J’amollis le ressort qui me tend contre la nature, je justifie le monde donné. La poésie fait la pénombre, introduit l’équivoque, éloigne en même temps de la nuit et du jour de la mise en question comme de la mise en action du monde. (Bataille, 1945:20)
3 « […] il est nécessaire poser les limites des tendances inhérentes à la science et de constituer une connaissance de la différence non explicable, qui suppose l’accès immédiat de l’intelligence à une matière préalable à la réduction intellectuelle. » (Bataille, 1933:345) 55 Richard Cluse La poésie, qui s’entend chez Bataille comme un terme générique associé à la création littéraire, doit, pour être en son sens étymologique, création avant tout être meurtrière , se prendre elle même comme objet de ce meurtre, en dénudant le carcan idéologique des mots, leur subordination à l’ordre du discours et ses classifications. Non seulement, elle fait saillir l’impuissance des mots au champ du discours mais elle fait entendre ce qui, dans les mots, excède le sens, dit l’impossible, leurs « besognes »: leur sonorité, leur texture, les contraires juxtaposés: « La poésie qui ne se hisse pas jusqu’à l’impuissance de la poésie est encore le vide de la poésie (la belle poésie).» (Bataille, 1945:20)
3.2 D’un impossible savoir aux figures évanescentes du désir Le mouvement de la poésie est un passage du connu à l’inconnu, dans un mouvement d’excès du possible. Deux solutions s’offrent au poète: rester dans les limites du possible, ou les dépasser pour mettre en question la redingote mathématique du sens. Alors, comme le souligne Bataille, « la poésie est, quoiqu’on fasse, négation d’elle même » (1945:21). La poésie « substitue à la servitude des liens naturels la liberté de l’association verbale — l’association détruit les liens qu’on veut mais verbalement.» (1945:21) Ce qu’elle produit n’est pas un savoir positif sur le monde mais c’est une négativité dont le mouvement du refus de la signification au reflux nécessaire vers elle altère tout lien de subordination à un discours clos sur l’être et sur le monde. Cela tient chez Bataille à la structure même du langage, celle d’une division entre l’énonciation et l’énoncé. Mais si « la libération du pouvoir des mots » (Bataille, 1943:28) n’est que liberté de la fiction alors elle est pour l’homme une liberté fictive. Bataille n’en finit de se défier de la fiction, miroir aux alouettes qui n’est que le reflet d’une sortie du possible. Il en refuse la consolation. Si la littérature est contestation du monde du discours, qu’elle ouvre le possible « à l’infinité des possibles », elle reste néanmoins dans l’« irréel » où écrit Bataille « tout est louche et fuyant […]. Tout réel est sans valeur et toute valeur est irréelle.» (1945:22) Il ne s’agit pas de substituer purement et simplement l’imaginaire à la logique. Pour que la littérature ne soit pas qu’illusion, elle doit viser le point aveugle du miroir, ne pas se limiter à l’illimité des possibles mais altérer sans cesse le possible. C’est dans le refus de ce qui est donné comme ordre de la nature, ordre du discours que peut naître le désir. Si ce désir est inévitablement mû par la quête d’une nouvelle signification qui viendrait se loger dans ce point vide qui surgit dans le même mouvement que le refus, la poésie que veut Georges Bataille ne peut être celle là. Dans cet « irréel » poétique, c’est bel et bien un réel qui se révèle: celui de la nuit, du silence, du non savoir. Ainsi, le poète devient enfin un poète du réel 4: « A rebours du récit qui masque ce moment d’intensité dans le déplacement incessant de l’objet du désir, le lecteur [de L’impossible] s’évertue à cerner le point de silence absolu dont L’Orestie 5 exprimera finalement la forme dépouillée.» (Lala, 2010:42) La fiction offre « mille figures » au désir, mais l’objet de ce désir doit être à la fin de l’opération poétique « un vide blanc », qui dé figure, les laissant « à la merci du néant », louche et désirable ayant déjà « de l’inconnu l’étrangeté, les yeux d’aveugle ». (Bataille, 1945:23) C’est le sens qu’il donne à cette « poésie furieuse » qu’il oppose à la « belle poésie »:
« La poésie est ce dont l’éclat dur et même aveuglant peut se faire jour au delà du possible, au delà de ce que limite la possibilité généralement liée à la science, au raisonnement et à la morale vulgaire. […]. La poésie est peut être ce que l’homme a finalement de plus précieux, mais ce plus précieux est peut être en même temps le plus dangereux, le plus fou, le moins utile. » (1962:567)
4 Expression empruntée à Marie Christine Lala et à son ouvrage Georges Bataille, poète du réel . 5 Titre du dernier texte composant L’impossible où se mêle prose et poésie. 56 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉ THIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE Le savoir n’est plus l’acmé du possible mais réduit simplement à un objet de désir qui sans cesse échappe. Ce n’est pas tenir pour rien le désir et le savoir mais ne pas méconnaître qu’ils portent en eux mêmes le creux du négatif. C’est là le drame humain mais aussi la condition de la souveraineté de l’être au monde. Ainsi, si la fiction est nécessaire à la dramatisation, elle s’appuie sur elle, pour faire jaillir la puissance de l’énonciation face à l’impuissance de l’énoncé à dire l’impossible. C’est ce qui déchire l’être, entre le vide et l’excès, qui apparaît. Ainsi dans Sur Nietzsche , Bataille écrit: « Me servant de fictions, je dramatise l’être: j’en déchire la solitude, et dans le déchirement, je communique.» (1944:130) C’est là, entre ces deux extrêmes du vide et de l’excès, qu’est l’instance souveraine de l’être puisque l’objet du désir y est maintenu en perpétuel déplacement, empêchant toute incorporation au domaine de l’utile et de la satisfaction. Bataille définit la souveraineté comme « un aspect opposé, dans la vie humaine, à l’aspect servile ou subordonné. » (1976:247) Marie Christine Lala précise: « La souveraineté selon Bataille résulte […] de la dramatisation de l’absence d’objet et de l’incidence tragique du rien.» (2010:46)
3.3 Possible/impossible: un dialogue altérant, une éthique poétique Le langage apparaît alors comme un dispositif duplice. L’homme y est lié comme un prisonnier à son geôlier. Derrière les murs de cette prison que sont les mots, il n’y a pas l’horizon de la signification mais les douves abyssales du vide, du silence dont les mots ne peuvent se faire que l’écho. L’homme a besoin de ses murs, en même temps qu’il lui faut, pour que sa liberté ne soit pas fictive, percer le mur de la signification, pour laisser l’excès rencontrer le vide. Dans Le coupable , Bataille écrit:
La vie est un effet de l’instabilité, du déséquilibre. Mais c’est la fixité des formes qui la rend possible. Allant d’un extrême à l’autre, d’un désir à l’autre, de l’affaissement à la tension exaltée, que le mouvement se précipite, il n’y a plus que ruine et vide. [...] nous ne pouvons déséquilibrer (sacrifier) que ce qui est. Déséquilibre, sacrifice sont d’autant plus grands que leur objet était en équilibre, qu’il était achevé. (1944:264 265)
Une condition de la vie est de pouvoir lui donner une forme, de pouvoir recouvrir, tel un baume, l’énigme de notre présence au monde comme celle de notre disparition. L’origine et la disparition, d’échapper à toute représentation, nécessitent d’en passer par une diversité de traitements (culturel, politique, religieux) ; et rentrent ainsi dans un système de prescriptions, d’injonctions et de tabous. Il n’est alors pas étonnant que Bataille situe les domaines de l’impossible dans le champ de l’érotisme et du sacrifice. Ainsi, « voir en face ce qui arrive , ce qui est », est pour Bataille, « ouvrir les yeux » sur ce qui se veut exclu du langage, exclu du champ de vision social, un savoir qui est un savoir évidé tout autant qu’un savoir sur le vide, sur la déchirure fondamentale de l’être. Dans son article « De l’âge de pierre à Jacques Prévert », Bataille affirme sa conception de la poésie: une poésie qui donne « aux mots le pouvoir qui ouvre les yeux. » En note, il rappelle: « On le sait: Donner à voir est le titre d’un recueil d’Éluard. Et c’est la meilleure la plus simple définition de la poésie: qui donne à voir. Quand le langage commun, prosaïque, ne touche pas la sensibilité et donne à savoir , même en décrivant le sensible » (1946:87). Pour dire ce qui résiste à se faire objet de savoir, il faut la force dramatique de la fiction, en même temps que cette fiction n’exerce en rien un pouvoir d’illusion, qui viendrait recouvrir la béance exsangue de l’être, mais, au contraire, rend palpable, dans la besogne des mots, la déchirure de l’être tendu entre l’extrême de la douleur et du plaisir:
57 Richard Cluse Je diffère de mes amis me moquant de toute convention, prenant mon plaisir au plus bas. Je n’ai pas de honte vivant comme un adolescent sournois , comme un vieux. Échoué, ivre et rouge dans une boîte de femmes nues: à me regarder morne et le pli des lèvres angoissé, personne n’imaginerait que je jouis. Je me sens vulgaire à n’en plus pouvoir et ne pouvant atteindre mon objet, je m’enfonce du moins dans une pauvreté réelle. (Bataille, 1962:494)
Cette débauche de mots, comme souvent chez Bataille cohabite, dialogue avec le commentaire:
Rien n’existe qui n’ait ce sens insensé — commun aux flammes, aux rêves, aux fous rires —en ces moments où la consumation se précipite, au delà du désir de durer. Même le dernier non sens est toujours ce sens fait de la négation de tous les autres. (Ce sens n’est il pas au fond celui de chaque être particulier qui, comme tel, est non sens des autres, mais seulement s’il se moque de durer — et la pensée (la philosophie) est à la limite de cet embrasement, comme la bougie soufflée à la limite de la flamme. (1962:497)
Le possible revendique toujours plus de sens. L’homme aveuglé par sa quête du possible est enclin à l’attendre toujours, jusqu’à ce que l’impossible, la mort arrive. S’orienter dans l’impossible, c’est à l’inverse, considérer le non sens comme un sens, libérant alors du souci de l’avenir pour ouvrir à la consommation dépensière du vivant, à l’immanence du présent. Bataille n’a pas pour projet de réduire l’impossible dans le possible. Il y a du possible et de l’impossible dans le monde écrit il:
Nous sommes embarrassés par le ciel, l’espace étoilé où nous découvrons des lois d’harmonie, de viabilité générale. Nous ne pouvons que pressentir dans ce domaine une horreur suspendue, insaisissable par nous. […]. Le possible est la vie organique et son développement dans un milieu favorable. L’impossible est la mort finale, la nécessité, pour exister de détruire. (1942:307)
Le possible est le registre de la vie biologique et de ses conditions, l’impossible en est l’envers: la mort et la destruction. Mais d’emblée, Bataille veut lier l’un à l’autre par la nécessité de la destruction comme condition de la vie. À l’impossible qu’est la mort, s’ajoute une série d’autres phénomènes qui s’opposent à la vie: « l’exubérance des cruautés, les désordres inutiles, les guerres, les tortures, l’oppression, les vices, la prostitution, l’alcoolisme … » (1942:307), la liste serait longue de la cohorte des légions du mal. Car dans le champ de la morale, morale vulgaire pour Bataille, l’impossible est le mal. De situer l’impossible du côté démonique, l’homme prend fait et cause pour le possible, ce qui prolonge au maximum sa vie, ce qui l’approche au plus près de l’idéal. Ainsi, l’homme du possible a besoin de l’idée de Dieu en tant que paradigme d’une forme parfaite: pleine et éternelle, dont l’envers impossible est la face déchirée et mortelle de l’homme: « Le salut personnel est la pièce d’un système où s’exprime l’élusion de l’impossible. » (1942:308) L’enfer apparaît alors comme « une condensation de l’impossible » (1942:307), le réduit souterrain de tout ce qui dans le monde objecte à l’unité, au salut, la prison des coupables et le lieu du péché. Dans le geste de transgression qu’est la poétique bataillienne en tant que « dénigration » (Lala, 2001) de la langue, Bataille fait sortir l’impossible des enfers. L’expérience poétique met à jour « l’envers solaire de la dénégation satanique » (Foucault, 1963:757), tout en maintenant « à vif l’aporie du mal » (Lala, 2010:122). L’immonde du monde n’est pas une tératologie, la galerie des archontes démoniaques, il est au cœur même du phénomène d’altération de la langue: « nettoyer à mesure le déchet qu’est l’articulation discursive de la pensée, atteindre sans ambages, au delà des notions, la vérité simple sans forme, sans mode de la poésie. » (Bataille, 1948:389) 58 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉ THIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE Conclusion La littérature ne peut être complice avec le possible qu’à le prolonger, le démultiplier, toujours subordonnée à l’ordre du discours garant de l’unité de la réalité, cantonnée à une fonction de reliquat imaginaire pour, au mieux, métaphoriser le monde. Pour Bataille, s’il y a des complicités de la littérature, elles sont d’une toute autre nature et touchent à la place particulière qu’il veut lui donner, celle de l’insubordonnée: « La littérature étouffait dans ses limites. Elle portait, en elle une révolution. » Cette révolution, c’est la mise en question de tout ce qui est, c’est « aller au bout de la possibilité misérable des mots », jusqu’au point où « le souverain silence interrompt le langage articulé. » (1947:210) Bataille porte la limite à son point d’ébullition, faisant du rapport entre le sujet et ses objets, l’homme et le monde, une mise en question perpétuelle, toujours au risque de la séparation, de la perte, de l’évanouissement du sens. La littérature est alors la scène d’une répétition, le théâtre de l’œuvre de la mort, qui rend nécessaire la fiction pour donner figure à « cet impossible à la fois irreprésentable et pourtant mis en scène » (Lala, 1987:10) dans une écriture où alternent le récit et son propre évanouissement, le laissant dans un perpétuel état d’inachèvement. La littérature devient alors « forme aiguë du Mal » et « connaissance du Mal » en tant qu’elle fait la part belle à cette « part maudite » qui échappe, résiste au possible. Georges Bataille, à l’opposé de l’engagement sartrien, affirme la souveraineté de la littérature en tant qu’elle n’a à s’autoriser d’aucun discours pas plus qu’elle n’a à le servir. Faisant sienne la phrase de Blanchot: « L’expérience est à elle même son autorité, mais toute autorité s’expie », il plaide pour la culpabilité de la littérature, celle qui écrit la déchirure radicale de l’existence, la portant « à hauteur d’impossible »: « Je ne doute pas qu’à nous éloigner de ce qui rassure, nous nous approchions de nous mêmes, de ce moment divin qui meurt en nous, qui a déjà l’étrangeté du rire, la beauté d’un silence angoissant.» (1950:21) De ces « trouées miraculeuses » dans « le mur de l’objectivité », l’imaginaire sadien en offrit le premier un aperçu. À sa suite, Bataille prend à revers la loi comme la science en affirmant: « L’impossible n’est plus mon désavantage, c’est mon crime.» (1947:207) Ainsi, d’une catégorie qui exclut: du champ du savoir, du champ de l’expérience, laissant l’homme impuissant face au négatif ou soumis à un ordre prescripteur, l’impossible, avec Bataille, prend la forme d’une traversée du réel, pour écrire ce qui de l’expérience humaine résiste comme impossible à dire. Cette traversée, seule la fiction peut lui donner forme, mais une forme déchirée toujours soumise à l’altération de la langue. Ce travail d’altération est l’opérateur d’une transgression, révolte poétique qui révèle le fond de l’être et le fond des mondes: d’être jamais achevés, gisant et surgissant d’un battement entre la perte et l’excès, s’évanouissant dans le vertige des abîmes érigés en sommet. La littérature, si elle est écriture de l’impossible, n’est pas aporétique ou nihiliste, elle est au contraire un pari. Pour Bataille, ce sera celui de soutenir au cœur même du langage le travail du négatif qui, empêchant la clôture du discours, ouvre à la béance du désir. Alors si la littérature est criminelle, c’est au service d’une exigeante éthique poétique.
BIBLIOGRAPHIE
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60 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018
MONDES EXOTIQUES, MONDES DOMESTIQUES: UNE POLITIQUE SPATIALE DES ROMANS D’AVENTURES
Paul Faggianelli Brocart
Centre de recherche Littérature et Poétique Comparées – Université Paris Nanterre
Abstract : The following article focuses on the issues of space and descriptive apparatuses of territories, a variety of adventure novel written in the late nineteenth century by Conan Doyle, Henry Rider Haggard, Joseph Henri Rosny and Jules Verne. The main hypothesis of this analysis relies on a global apprehension of planetary space by the imperial subjectivities displayed in the novels, leading to a political hierarchy between fictional worlds. Settled outside of time, home of monsters and prehistoric beings, spaces of adventure are deeply related with the imperial center and intend to purge, through fiction, a desire for violence, sex and danger. The article intends, therefore, to analyse this kinship between the spaces, which challenge the imperial mastery on territories, scientific categories (through botanic, zoologic and physical aberrations) and the imperial space itself, in order to show how this challenge and the production of hegemonic sensibilities are part of the same discursive process. Keywords : Adventure novel, Empire, Science Fiction, fictional space, natural sciences.
Introduction La fin du XIXe siècle voit l’Europe Occidentale rentrer dans une phase d’apogée industrielle coïncidant avec un développement impérial sans précédent. Dans cette société qui se perçoit dès lors comme métropolitaine à l’échelle planétaire s’élaborent des formes culturelles nouvelles correspondant à la massification de la consommation du divertissement. Les puissances impériales européennes se pensent alors comme centre rayonnant sur ce qui est défini comme le « reste » du monde, périphérie géographique et symbolique. Leur pouvoir s’assoit sur une histoire longue des pratiques discursives de production du « sens impérial » (Pratt, 2012: 4), permettant d’aborder le monde depuis un point de vue global, eurocentré, et sous l’angle d’une disponibilité potentiellement sans limites. La description, l’encodage du monde dans un langage maîtrisé et maîtrisable par les conquérants procède à une domestication par le langage des espaces, autant qu’il les produit en tant qu’instances subsidiaires, disponibles pour l’extraction ou la « récréation » (Seillan, 2006:31). On va ici s’intéresser à la capacité discursive de production d’espace d’un objet littéraire largement diffusé, le roman d’aventure. Il va s’agir de revenir sur l’écho de l’encodage de l’espace planétaire dans un appareil discursif dans ces textes populaires. Là où la cartographie du monde se clôt progressivement autour d’une Europe hégémonique, les romans d’aventure vont en construire le pendant fictif. D’un ensemble de lieux transcrits, puis parallèles, on glisse progressivement vers la lecture de lieux symboliques, adossés à l’espace domestique de la métropole, pour mettre en scène l’empire et ses subjectivités. Les fictions populaires décrivant l’espace extra européen s’appuient sur le centre métropolitain dans lequel s’insère le lecteur du texte, établissant une polarisation entre « l’ici » de la lecture, réel, tangible, domestiqué, et « l’ailleurs », fantasmé, déformé et dangereux, de la fiction. Dans cette mise en
61 Paul Faggianelli Brocart relation d’une instance réelle et de sa déformation parfois extrême, les espaces adossés vont jouer le rôle d’inverses sémantiques. Le détour par les espaces de la fiction empreinte aux techniques narratives de la dystopie, articulées à une fictionnalisation des sciences naturelles, pour produire un regard métropolitain sur le monde, une lecture eurocentrée de l’ailleurs comme espace récréatif.
1. Matrice discursive de l’exotisme Les fantasmes liés à l’espace lointain ne sont pas une invention du XIXe siècle. Les romans d’aventure sérialisés s’appuient sur la veine littéraire de l’exotisme, qui a contribué, tout au long du siècle, à affirmer la prégnance du motif du voyage et de l’ailleurs chez les poètes européens. Cependant les romanciers plus populaires ne sont pas seulement tributaires des explorations poétiques de leurs pairs romantiques plus reconnus par l’histoire littéraire. L’espace de l’ailleurs propre à l’exotisme populaire européen naît d’une combinaison intertextuelle complexe, sédimentée dans le temps. L’étude de cette élaboration à niveaux multiples permet d’éclairer un sentiment de l’espace global, ce que Mary Louise Pratt décrit comme une « conscience planétaire » (Pratt, 2012: 15). Elle accorde une place prééminente aux travaux scientifiques du début du XVIIIe siècle, dont l’élaboration du système de la nature de Carl Linné ( Systema Naturae , 1735). A travers le projet d’un inventaire du vivant permettant théoriquement de classer l’ensemble des spécimens rencontrés dans une grille de compréhension (« All the plants on the earth, Linnaeus claimed, could be incorporated into this single system of distinctions, including any as yet unknown to Europeans. » Pratt: 24), l’Europe scientifique acquiert une position de surplomb sans précèdent sur l’ensemble du globe: « The emergence of a new version of what i like to call Europe’s « planetary consciousness », a version marked by an orientation toward interior exploration and the construction of global scale meaning through the descriptive apparatuses of natural history. » (Pratt, 2012: 15). Se dégage de la mise en système du monde la possibilité de décrire le naturel, et donc les espaces, à travers cet appareil discursif qu’est l’histoire naturelle. Les rapports des expéditions vers les parties les moins connues du globe fascinent alors les métropolitains qui y trouvent un mode de relation à ce qui est produit dès lors comme le « reste du monde ». Ce dispositif relationnel s’inscrit dans un projet impérial. La description est en effet productrice de l’espace qui, à travers sa transcription dans un système classificatoire intelligible, devient lisible et exploitable. La cartographie du monde, de sa surface, est essentielle à son appréhension comme ressource, et la littérature scientifique va contribuer à produire des espaces disponibles: ressources minières, vertus médicinales, c’est bien une extraction industrielle qui se trouve programmée dans l’encodage du monde par les textes (« the systemic surface mapping of the globe correlates with an expanding search for commercially exploitable resources, markets, and lands to colonize », Pratt, 2012: 30) La productivité spatiale des modèles textuels ne se limite pas aux textes scientifiques mais englobe toutes les littératures de l’ailleurs. Les travaux d’Edward Said ont ainsi montré la pérennité dans la construction de « l’Orient » par l’Occident. La somme des savoirs construits par l’Europe forment une bibliothèque coloniale dont le développement est un « exercice de force culturelle » (Said, 2015: 88), une production de l’autre par le texte: « Cependant, ce qui donnait au monde oriental son intelligibilité et son identité n’était 62 MONDES EXOTIQUES, MONDES DOMESTIQUES: UNE POLITIQUE SPATIALE DES ROMANS D’AVENTURES pas le résultat de ses propres efforts mais plutôt toute la série complexe de manipulations intelligentes permettant à l’Occident de caractériser l’Orient. (…) Le savoir sur l’Orient, parce qu’il est né de la force, crée en un sens l’Orient, l’Oriental et son monde. » (Said, 2015: 88). En d’autres termes, la littérature de l’ailleurs, en masquant sous l’appareil descriptif sa propre production de l’altérité, amène à l’élaboration d’espaces connus, lisibles et domesticables. Cette caractéristique des espaces produits par le texte les amène à être perçus comme disponibles pour la fiction, qui suscitera les affects voulus chez le lecteur à partir d’une assise exotique générale organisant la perception du monde. Celle ci est marquée par une organisation hiérarchique des espaces qui répartit à l’échelle globale des espaces dont la qualité dépend du degré d’éloignement d’un centre autodéfini, organisation propre à la spatialisation du pouvoir colonial. Ce régime de « colonialité » global (Quijano, 2000: 247) ménage ainsi des espaces libres pour la fiction, tant disponibles pour l’extraction matérielle de leurs ressources que pour un investissement fictionnel basé sur des fantasmes ancrés dans une fascination pour l’ailleurs, l’étranger, rapidement placés dans un rapport de codépendance avec le dangereux. Ainsi, c’est bien le rapport entre un pôle de « l’ici » métropolitain et sa « cour de récréation » (Seillan, 2006: 41) qui va nous intéresser, en tant qu’il renseigne, par l’imaginaire qu’il déploie, sur les structures mentales produites par l’idéologie impériale. Ainsi, il s’agit d’envisager comment une politique de l’espace fictionnel appuyée sur une corrélation entre imaginaire et idéologie peut produire des fictions de masse marquées par un exotisme qui, par la déformation permise par l’étrange, renvoie toujours à « l’ici », au centre policé, organisé, « civilisé » par une maîtrise bourgeoise et industrielle du monde.
2. Une spatio temporalité déformée À partir de cette matrice discursive vont se déployer un ensemble de fictions exploitant la lecture coloniale du monde. Appuyées sur la maîtrise des espaces, ces fictions vont s’alimenter du vecteur principal de cette maîtrise discursive, le discours scientifique. Se rejoignent alors l’histoire des sciences et celle des genres littéraires, puisque la mise en spectacle de la découverte scientifique, et la narration des sciences comme divertissement, coïncide avec l’émergence de ce que l’on nommera plus tardivement la science fiction. Jules Verne, souvent considéré comme son précurseur, va ainsi codifier cette coprésence du discours scientifique dans la fiction littéraire, à la fois dans un but éducatif et narratologique. La science apparaît alors comme matrice d’intrigues et de fantasmes. La découverte devient une clé de l’intrigue, dans une forme de sérialisation du récit d’aventures scientifiques. Le premier de ces « mondes impossibles », pourtant profondément relié à un contexte global, serait celui découvert par le Professeur Lidenbrock et son neveu Axel dans Voyage au centre de la Terre (1864). Se fiant à un cryptogramme daté du XVIe siècle, laissé par l’alchimiste islandais Arne Saknussemm, les deux savants pénètrent dans une cavité volcanique au cœur du volcan Sneffels. Leur descente dans les profondeurs terrestres est une transcription des connaissances géologiques de l’époque, alimentant des passages très documentés sur les couches terrestres. Mais plus avant, c’est le développement de la stratigraphie, à la charnière du XIXe siècle, qui va donner à l’intrigue sa structure d’ensemble. L’histoire naturelle, qui inscrit déjà l’objet des naturalistes dans une écriture spécifique, évolue, et s’enfonce dans le temps long des âges reculés. Il faut alors décrire non seulement les éléments du monde tel qu’il est, mais aussi les éléments du monde tel qu’il fut. 63 Paul Faggianelli Brocart Cette élaboration de « l’épaisseur du temps » (Hurel, Coye, 2011: 10) se situe au milieu du XIXe, dans le travail croisé des géologues, des paléontologistes et des préhistoriens qui donnent au temps une densité dont les traces sont étudiées: « les progrès enregistrés par la géologie, la lecture verticale du temps proposée par la stratigraphie et le développement de la paléontologie ont pour conséquence d’accroître de manière considérable l’épaisseur du temps en repoussant très loin l’âge de la terre et de la vie. » (Hurel, Coye, 2011: 10) En 1859 est publié De l’origine des espèces de Charles Darwin, date symbolique pour ce renouveau de la perception de la densité du temps par l’histoire naturelle. Les « blancs de la carte » se trouvent désormais là. Puisque « la surface de la terre ne livre que l’écume des choses» (Blanckaert, 2011: 55), les scientifiques, et les auteurs que leurs trouvailles nourrissent d’une matière propre au fantasme, trouvent l’extraordinaire dans les traces du passé « antédiluvien » de la vie. L’aventure devient alors tant spatiale que temporelle. Le mouvement vers les profondeurs, la plongée des personnages, et leur arrivée dans un espace intérieur s’inscrivent directement dans une lecture verticale du temps ainsi que dans une approche évolutionniste de l’histoire de la vie sur Terre. Ce parcours tend à littéraliser la proposition de la stratigraphie, puisqu’il s’agit de pouvoir reconstituer l’écosystème passé à partir de ses traces dans le sol, jusqu'à le rencontrer dans le roman sous la forme de sauriens menaçants et d’ombres anthropomorphes. Le roman va relayer le discours scientifique et redonner « vie » aux créatures préhistoriques, dans un rapport tendu entre exagération fictionnelle et fidélité aux traces exploitées pour la composition romanesque. Les espèces vivantes rencontrées par les personnages sont alors de nature à inquiéter la maîtrise scientifique du monde, à mettre en doute la connaissance des systèmes du vivant, et à replonger, le temps d’une hésitation, l’homme européen dans l’inconnu. On lit ainsi chez Verne la formulation d’un doute très vite résorbé sur la nature de plantes gigantesques:
Je ne pouvais mettre un nom à ces essences singulières. Ne faisaient elles point partie des deux cent mille espèces végétales connues jusqu’alors, et fallait il leur accorder une place spéciale dans la flore des végétations lacustres ? Non. Quand nous arrivâmes sous leur ombrage, ma surprise ne fut plus que de l’admiration. En effet, je me trouvais en présence de produits de la terre, mais taillés sur un patron gigantesque. Mon oncle les appela immédiatement par leur nom. « Ce n’est qu’une forêt de champignons ». (Verne, 2001: 198)
La déformation des espèces connues, dans leur taille leur forme, odeur, capacités, vient caractériser ces espaces fictifs comme des espaces de la démesure. C’est d’abord une distorsion du temps qui induit l’existence des espaces de l’aventure. Les personnages se trouvent isolés en dehors du temps standardisé de l’Europe industrielle. Ce temps normalisé est celui d’une reproduction du tissu social bourgeois, organisé autour de la question du mariage pour Axel Lidenbrock et Edward Malone, le journaliste accompagnant l’expédition du Professeur Challenger dans Le Monde Perdu de Conan Doyle. Les deux jeunes gens sont confrontés lors de leur départ pour ces terres soustraites au temps maîtrisé de la métropole, à la problématique de leur réinsertion dans ce tissu temporel. C’est le mariage de la femme aimée qui manifeste cette réinsertion dans le temps social, et encadre les aventures. Cette disposition narratologique vient faire du voyage extraordinaire une épreuve qualifiante pour des personnages qui vont y trouver un espace de performance de leur masculinité impériale.
64 MONDES EXOTIQUES, MONDES DOMESTIQUES: UNE POLITIQUE SPATIALE DES ROMANS D’AVENTURES Le détour hors de l’espace sécurisé de la métropole est un mode de production du masculin, autant qu’il est un mode de production de la connaissance, et du divertissement pour le lecteur. Ces deux textes vont jouer explicitement avec la notion d’héroïsme, alimentant des performances de masculinité dans un rapport de codépendance entre « l’ailleurs » extraordinaire, espace de l’exploit, et « l’ici » quotidien, qui rétribue le courage et la découverte: « En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains de Graüben « les rênes » de sa maison. Ma jolie Virlandaise conservait son calme habituel.[…] Va, mon cher Axel, va, me dit elle, tu quittes ta fiancée, mais tu trouveras ta femme au retour 1. » (Verne, 2001: 55) Ici c’est le glissement sémantique de « fiancée » à « femme » qui manifeste non seulement la réinsertion –ici couronnée de succès dans une structure sociale bourgeoise dont le mariage est un des marqueurs d’avancement, mais sa qualification au statut d’homme via ce voyage liminaire. Le voyage est encadré par une structure sociale qu’il contribue à valider. Plus ironique dans son traitement de cette course à l’héroïsme, Conan Doyle n’en constate pas moins lucidement sa productivité en termes de validation sociale:
Tout autour de nous, des héroïsmes nous invitent. Aux hommes il appartient d’accomplir des actes héroïques, aux femmes de leur réserver l’amour pour les en récompenser. (…) Vous auriez dû le faire… parce que vous n’auriez pas pu vous en empêcher, parce que ç’aurait de votre part un acte naturel, parce que la virilité qui est en vous aurait exigé de s’exprimer par l’héroïsme… (Conan Doyle, 1960: 22)
Le personnage de Gladys, que le narrateur a pour projet de séduire, souligne ainsi un impératif performatif de la masculinité qui, à l’orée du XXe siècle, ne manque pas de faire sourire le lecteur. Le traitement ironique de cette conception d’une identité masculine héroïque n’en est pas moins un moteur de l’intrigue: « J’avais la tête en feu, le cœur en fête ; je pris la décision que vingt quatre heures ne s’écouleraient pas sans que j’eusse inventé l’occasion de réaliser un exploit digne de ma dame. » (Conan Doyle, 1960: 24) Ce modèle obsolète d’héroïsme est producteur de performances masculines tout à fait décalées. Désarticulées de la question du mariage à travers la dérision, ces performances sont au cœur du roman d’aventure de Conan Doyle. La confrontation entre le monde sauvage et les types que sont ceux du scientifique acariâtre, du jeune journaliste ou de l’aristocrate chasseur déplace le « lieu » de l’héroïsme, lui donnant suite, au retour de l’excursion dans ce monde impossible, dans un éclat scientifique. La production de savoir, et plus largement la production de discours (tant scientifique que journalistique, puisque Edward Malone publie son récit extraordinaire), se diffuse alors comme une forme d’héroïsme et de performance explicitement masculine.
3. « Modernes » et mondes sauvages Les mondes sauvages évoqués dans les romans d’aventures de la fin du XIXe siècle et les espaces du centre impérial se heurtent. La traversée de ces espaces dangereux amène une lutte, lutte qui condense des enjeux propres à une masculinité héroïque. Les règles sociales connues sont suspendues dans ces espaces, à travers la déformation du temps, du paysage et
1 Souligné par nous. 65 Paul Faggianelli Brocart des espèces qui l’habitent, éléments qui les rendent radicalement étrangers aux personnages européens qui les traversent. La faune et la flore se rapprochent du gigantisme et d’une bigarrure que l’on suppose préhistorique. La géologie renvoie la matérialité des paysages à une forme d’archaïsme. Les roches volcaniques de la montagne qui abrite Ayesha dans Elle de Henry Rider Haggard contribuent à attacher le paysage à un temps primitif, celui des paysages non maîtrisés, violemment déchirés par des forces intérieures. Ces paysages vont défier la domestication, inspirant aux personnages européens terreur et fascination:
Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas ce spectacle si attristant et si exaltant: à gauche comme à droite, à perte de vue, les marais désolés avec, çà et là de petites mares d’eau noires qui reflétaient les rayons rougis du couchant ; devant et derrière nous, le fleuve indolent, des lagunes frangées de roseaux où jouaient les ombres mouvantes du soir: à l’ouest l’immense disque du soleil couchant estompait les contours de l’horizon vaporeux ; illuminant le ciel strié en tous sens par des vols de grues et d’oies sauvages, dans les débauches d’or et de pourpre. Et trois Anglais modernes, dans un canot anglais moderne, constituant le plus curieux contraste (…). (Rider Haggard, 1985: 43)
Le contraste dans le contact avec l’étrange est ici rattachée à une lecture de l’écoulement du temps, situant les européens dans une « modernité » dont est exclu l’espace exploré en tant qu’il est soustrait au déroulement historique. Ce contraste se charge d’une économie pulsionnelle redoublant la démesure précédemment évoquée. En échappant au temps, aux règles de la mesure connue par le centre européen, les territoires de l’aventure multiplient les éléments qui opposent « l’ici » européen à « l’ailleurs » sauvage. Ainsi du salon, bureau ou laboratoire initial passe t on vers un espace déréglé, aux plantes et aux animaux monstrueux. Si la préhistoire qui fait alors l’objet d’une excavation intensive fournit des modèles fossiles pour ces fantasmes, amenant Conan Doyle à mettre en scène des dinosaures bien vivants et leur reconnaissance, les espèces mystérieuses sont tout aussi productrices de fascination pour le lecteur. Les rêveries de Verne sur « les hypothèses de la paléontologie » (Verne, 2001: 224) ne sont ainsi qu’un point de départ, la part émergée de ce monde parallèle, littéralement souterrain: c’est tout un monde passé qui s’ouvre et qui est donné à voir par des procédés d’évocation parcellaire. Le roman projette alors son lecteur avec les personnages dans le vertige d’une ré appréhension d’un monde nouveau: « Là, sur trois mille carrés, peut être, s’accumulait toute l’histoire de la vie animale, à peine écrite dans les terrains trop récents du monde habité. 2 [… ] L’existence de mille Cuvier n’aurait pas suffit à recomposer les squelettes des êtres organiques couches dans ce magnifique ossuaire. » (Verne, 2001: 250). Renvoyé au dérisoire, le muséum d’histoire naturelle est ici dépassé par un espace grandeur nature, excédant les capacités de reconstitution des hommes. La narration exploite ainsi l’histoire naturelle, en tant que récit linéaire, pour offrir au vivant des bifurcations fascinantes. Le roman de J. H. Rosny–connu pour ses romans préhistoriques ; L’étonnant voyage de Hareton Ironcastle pousse à un stade plus développé cette notion de monde parallèle, à travers le récit d’une expédition dans des territoires mystérieux, pour retrouver le botaniste Samuel Darnley: « La contrée de Samuel semble aussi avancée que
2 Souligné par nous. 66 MONDES EXOTIQUES, MONDES DOMESTIQUES: UNE POLITIQUE SPATIALE DES ROMANS D’AVENTURES l’Europe ou l’Asie, peut être davantage, dans l’évolution générale… Elle a pris une autre voie. 3 (…). » (Rosny, 1985: 10) Le roman de Rosny met en scène le fantasme d’une transgression des classifications empiriques du vivant ; un croisement des caractéristiques de différentes familles animales et végétales: reptiles à sang chaud, mammifères à la peau écaillée, plantes « plus étranges encore, d’une complication invraisemblable . » (Rosny: 10). La faune fantastique de ces territoires inconnus s’éloigne de l’écriture scientifique pour aller vers la « vision » (Rosny, 1985: 205) inquiétante: « La faune fantasmagorique croissait auprès du campement: chacals cuivreux, hyènes, guépards, panthères, oiseaux de nuit, singes verts, chéiroptères aux vols soubresautants, lézards et crapauds géants, serpents de béryl et de saphir… » (Rosny, 1985: 204) Ce « monde étrange » (Rosny: 175) renverse la hiérarchie entre animé et inanimé en faisant des végétaux les maîtres du paysage, déterminant par leurs capacités sédatives les espaces interdits. Là encore, elles étonnent par leur taille, leurs couleurs, ne permettant aux explorateurs que des relations d’analogies avec le connu, les spécimens rencontrés échappant aux botanistes:
Les plantes surtout étonnaient. On rencontrait toujours des herbes violettes et bleues, disséminées en îlots, et une flore de mimosées se multipliait à mesure qu’on descendait vers le Sud Ouest. Leur variété était inconcevable. […] Lorsqu’on frôlait une mimosée naine ou géante, les feuilles se crispaient comme des mains et, selon leur taille, émettaient des sons comparables aux sons des cithares, des lyres ou des harpes. (Rosny: 208)
Elles forment le cœur mystérieux de ce voyage, jusqu'à la rencontre du botaniste disparu, observateur empirique rendu humble à travers l’épreuve des limites de ses propres connaissances.
4. Entre récréation et défouloir Si la plupart des récits évoqués exploitent abondamment le registre du merveilleux dans les découvertes que réservent ces « mondes perdus » à travers une faune et une flore dé formée et recomposée sur le mode des naturalistes, ils sont également marqués par de multiples formes de violence. S’agencent alors un espace policé, jusque dans ses paysages, celui de l’Europe ; et un espace dont l’excès est dangereux, un espace de la violence. Celle ci marque l’ensemble des éléments précédemment évoqués, qui vont distordre les possibilités de compréhension des protagonistes, les mettre en danger, et relativiser, dans une certaine mesure, leur maîtrise du monde. Elle se manifeste également dans des situations de guerre, confrontant, dans un discours souvent violemment suprématiste, des espèces anthropomorphes engagées dans une lutte pour la survie. Replacées dans la perspective des théories de l’évolution qui informent ces intrigues, ces guerres inter espèces deviennent des luttes évolutives auxquelles les protagonistes européens prennent part, décidant ainsi de la victoire des groupes les plus proches des hommes.
3 Souligné par nous. 67 Paul Faggianelli Brocart Mais ces batailles féroces, par exemple celles où à l’aurore des âges les hommes des cavernes se sont maintenus sur la terre contre les grands fauves, ou encore celles au cours desquelles l’éléphant a trouvé son maître, voilà les vraies conquêtes, voilà les victoires qui comptent ! Par un étrange détour du destin, nous avions assisté à l’une de ces luttes, et nous avons aidé à la décision. Désormais sur ce plateau l’avenir appartient à l’homme ! (Conan Doyle, 1960: 228)
Ainsi chez Conan Doyle, deux groupes, les hommes singes, brutaux ; et les hommes des cavernes, s’affrontent lors d’une bataille à laquelle prennent part les protagonistes « modernes ». Une séquence finale de combat voit se déployer une véritable jubilation du massacre de « l’inférieur/barbare »: « J’étais assoiffé de meurtre. Je me surpris moi même debout, vidant un chargeur, puis un autre, puis rechargeant un fusil, puis le vidant, puis rechargeant le deuxième, puis tirant encore, tout en criant et riant: je n’étais plus que férocité et joie de tuer. » (Conan Doyle, 1960: 208) La possibilité de croiser des types humains préhistoriques s’inscrit dans une temporalisation des races humaines telles que Cuvier les a conçues: ces fictions mettent en scène des peuplades « archaïques », soustraites à l’histoire. C’est aussi un fantasme de toute puissance que de remettre en scène l’évolution et de faire en sorte que des sujets impériaux en déterminent le cours. Ainsi, la guerre sans âge qui oppose Goura Zankas et Trapus dans le roman de Rosny n’a de fin que grâce à l’intervention des hommes blancs. La fiction orchestre des séquences de violence débridée et sanglante, qui instituent ces espaces imaginaires en défouloirs: « Ce fut le massacre incohérent et furieux, la tuerie primitive où le vaincu cède au destin mystérieux des batailles et, attendant la mort, n’essaie plus de se révolter contre elle. » (Rosny, 1985: 141). Ces points culminants du roman poussent ces espaces fictifs vers un chaos généralisé, les faisant aussi correspondre à un moment d’expression d’une pulsion morbide interdite, refoulée, dont l’expression est ici permise grâce à la hiérarchie spatiale qui excentre les territoires de l’aventure. Cette économie pulsionnelle globale qui relie l’espace européen et ses « ailleurs » récréatifs permet ainsi l’ « externalisation » (Mbembe, 2016: 58) de la mort autant que du sexe, qui scandalisent et fascinent les sociétés européennes à la fin du XIXe siècle. Le cycle She du Britannique Henry Rider Haggard repose ainsi sur cette relégation du sexuel hors de l’espace central, à travers le personnage d’Ayesha. Objet du désir autant que source d’une mort foudroyante pour quiconque se poserait en obstacle à ses volontés, Ayesha est une prêtresse d’Isis devenue immortelle après avoir pénétré dans le Feu. Ayant traversé les siècles, elle est infiniment sage, et son immortalité rend sa beauté excessive pour les yeux du commun. Accentuant encore l’abstraction temporelle qui caractérise les territoires de l’aventure, ce personnage devient l’objet d’une quête pour Léo Vincey et son mentor, Horace Holly, quête amoureuse perçue lors de la publication des romans comme parfaitement sulfureuse:
Alors, elle leva ses bras blancs et ronds, et lentement, très lentement, elle défit les agrafes de sa coiffure: les longs voiles se détachèrent de ses cheveux et glissèrent d’un seul mouvement vers le sol. Je regardais ce corps uniquement contenu par une robe blanche et collante qui n’en révélait que mieux la pureté des lignes majestueuses, d’une souplesse inconnue. La taille était enserrée par un serpent à deux têtes, en or massif, qui soutenait des formes gonflées, aussi pures que charmantes ; et l’on discernait sous le fin vêtement la blancheur laiteuse. Quant au visage, il avait en vérité la beauté des êtres célestes, mais cette beauté me semblait perverse, quoique je ne saurais dire pourquoi. (Rider Haggard, 1985: 89)
68 MONDES EXOTIQUES, MONDES DOMESTIQUES: UNE POLITIQUE SPATIALE DES ROMANS D’AVENTURES La scène de dévoilement d’Ayesha joue avec la transparence de son vêtement chargé de symboles érotiques, le regard allant de la chevelure aux hanches. Posée en tentatrice par la perversité évoquée et la parure serpentine de sa ceinture, elle condense un risque de perte pour les personnages fascinés par sa beauté. Ces espaces d’aventure apparaissent comme des espaces de réalisation des interdits, des territoires de relâchement ou de déchaînement pulsionnel. Les lignes de fuite hors de l’ordre bourgeois sont ici spatialisées par la fiction romanesque.
5. Discours et contre discours: produire la modernité impériale Le dispositif fictionnel mobilise dans le même geste un espace central et un contre espace marginal, déréglé, déformé et inquiétant mais espace de récréation et de relâchement. Il faut considérer la production de ces « ailleurs » et celle du « centre » impérial comme participant d’un seul et même procédé. Ces territoires sont produits dans un rapport de codépendance, à travers une confrontation:
Nous étions malgré tout des citoyens du XXe siècle et nous n’avions pas été transférés par quelque mauvais génie dans une rude planète au début de son évolution. Là bas, l’horizon violet s’avançait vers le fleuve où naviguaient des vapeurs ; là bas des gens échangeaient des propos sans importance sur les petites affaires de l’existence… et nous, nous étions isolés parmi les animaux préhistoriques, et nous ne pouvions rien faire d’autre que nous émerveiller et trembler ! (Conan Doyle, 1960: 158)
La « modernité » instanciée dans ces personnages est défiée par cette confrontation, autant qu’elle est produite par le procédé qui adosse le connu et l’inconnu, le civilisé et le sauvage, le domestique et le démesuré. L’éclatement de ce carcan de la domestication du monde dans la fiction sert bien plus la production de ce même ordre que sa déconstruction. À travers la mise en scène du démesuré est produite la mesure, qui se situe alors dans l’espace du retour, le centre impérial désirable et rassurant. De la même manière, l’espace décrit comme « sauvage » n’est en fait tourné que vers l’espace « civilisé » qu’il contribue à produire autant que le discours idéologique qui accompagne les velléités impériales de l’Europe. Ces deux pôles, discours et contre discours, espace désirable et espace terrifiant, sont inextricablement liés et indissociables dans la production globale d’un sens impérial. Ainsi, la logique mise au jour dans les travaux liant colonialité et modernité se reconduit dans les romans d’aventure, qui produisent conjointement l’espace inconnu et l’espace connu, l’extérieur et l’intérieur:
« L’extériorité » et le « dehors » sont inventés par le même processus que celui qui est à l’origine du « dedans ». L’extérieur et l’intérieur sont empêtrés. Et l’enchevêtrement est à la base de la construction des récits qui établit l’extérieur pour se définir comme étant à l’intérieur. Pour cette raison, il n’y a pas d’extérieur ontologique, mais uniquement de l’extériorité posée par opposition à l’intérieur: l’invention de l’extérieur par l’intérieur. La conceptualisation de ce qu’est le « dedans » s’effectue via un mécanisme de rejet de « l’autre », c’est à dire l’exclusion de l’extériorité. La rationalité moderne est à la fois absorbante et excluante. (Mignolo, 2015: 33)
69 Paul Faggianelli Brocart Ces espaces de la démesure ont une fonction dans une économie globale des territoires, qui participe à la production de subjectivités impériales. Le procédé de déformation des éléments connus du monde, inséré dans une répartition du désirable et de l’indésirable renvoie aux outils du récit dystopique. Défini à partir du préfixe dys , mauvais, et du grec topos, lieu, le genre fictionnel dystopique va travailler à décrire ce « mauvais lieu » toujours adossé au lieu réel du contexte où le récit est produit. Ce qui ici semble faire écho aux premières formulations du genre de la science fiction dans le roman d’aventure ; à travers de récits issus de la matrice narrative des sciences ; c’est bien la dépendance fonctionnelle entre le lieu dit « dystopique » et « l’ici » connu, rassurant. Le détour par ces « mondes perdus » et l’expérience de la différence spatiale pour les protagonistes européens s’articule à la construction narrative de « l’ici », de la même manière que la dystopie tend à produire un discours sur, à travers une fiction romanesque. Le contenu critique et la portée de sa déconstruction importent ainsi assez peu d’un point de vue fonctionnel puisque c’est la codépendance spatiale entre lieu fictionnel et lieu réel, discours romanesque et discours idéologique, qui va fonder la dystopie. C’est dans la lecture critique que s’opère le retour sur le lieu réel, mouvement redoublé par le mouvement des personnages du roman d’aventure, qui font retour vers un lieu fictif calqué sur le lieu réel de la lecture, la métropole impériale. Si ce n’est pas un ordre explicitement social ou politique qui est ici mis en scène, les hétérochronies ponctuelles que sont le plateau, le monde souterrain ou la réserve naturelle fantaisiste viennent resignifier l’ordre impérial et son emprise sur le monde. Les récits du monde perdu aménagent ainsi ce que l’on pourrait décrire comme des dystopies naturalistes, où l’ordre décrit comme naturel transcrit un vécu de l’empire: véritables « serres » ou « ménageries » comme les décrivent les auteurs, elles permettent de mettre en scène une économie spatiale. Les récits du monde perdu permettent ainsi d’élaborer des subjectivités impériales à travers le passage par ces hétérochronies gravitant autour d’un centre qu’elles contribuent à décrire.
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71 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018
SPECTACULARISATION DE LA VIOLENCE ET RESISTANCE DANS LE MONDE POST APOCALYPTIQUE DU TRANSPERCENEIGE DE LOB ET ROCHETTE
Marion Crackower
Chercheur indépendant anciennement affiliée à Louisiana State University (LSU) in Baton Rouge
Abstract: The Cambridge Dictionary defines the dystopian world as “a society in which people do not work well with each other and are not happy”. No greater truth could be applied to the universe of the Transperceneige as this series of comics ask the question of environmental threat. Indeed, among the most heated debates that have been animating the scientific and political scenes, these last thirty years figure the question of climate change and the creation of mass destruction weapons. In 1984, Lob and Rochette rush in on the topic by associating both debates in one piece of graphic literature. From their imagination was born a series of Comics, gathered under the name Transperceneige. The authors depict the risks of a world conflict and its consequences on civilization, the fight for survival, and the violence it could beget. What is a dream, or an ideal? Perhaps, a train, originally designed as a tool for leisure for upper classes? Could it quickly turn into a living nightmare? As the train is condemned to run in circles, non stop around the globe, in this dystopian world, violence begets violence with no hope of freedom. It is these representations of violence and resistance in a dystopian world that this study intends to analyze through the graphic art, as well as the plot, the structure and the message the authors try to pass to their readers. Keywords: post apocalypse, dystopia, violence, resistance, survival, spectacularisation, train/Transperceneige, comics.
Parmi les débats qui animent ce début de siècle figure la question du bouleversement climatique, ses risques, ses conséquences et les nécessaires adaptations qu’il entraîne. En 1984, Lob et Rochette anticipent sur ces problèmes avant même que la communauté scientifique s’émeuve des bouleversements climatiques en cours. De leur imagination naît une saga de bande dessinée qui prend place dans un monde post apocalyptique au climat irrémédiablement déréglé. Dans sa folle course au pouvoir, l’homme a réussi à mettre au point l’ultime arme de destruction massive: « l’arme climatique » (Lob et Rochette, 2014:69) et l’a utilisée sans en avoir au préalable mesuré les conséquences. Cette nouvelle bombe fut un succès: l’humanité est désormais rayée de la carte par un hiver éternel. Seul un petit groupe de rescapés survit, condamné à rouler d’Ouest en Est dans un train à mouvement perpétuel appelé Transperceneige. Le sujet développé dans Le Transperceneige est violent, au moins autant que la « Mort blanche » (69) qui menace à tout instant les voyageurs du train. Cette saga post apocalyptique narre les efforts de l’homme pour survivre en espace confiné, efforts
72 SPECTACULARISATION DE LA VIOLENCE ET RESISTANCE DANS LE MONDE POST APOCALYPTIQUE DU TRANSPERCENEIGE DE LOB ET ROCHETTE perdus d’avance, il en a bien conscience. Par le biais d’une résistance organisée et collective nécessaire au départ pour le bien de tous, la survie s’organise dans le cercueil mobile, mais, en dépit de la raison, l’individualisme et le chacun pour soi prennent finalement le dessus entraînant par là une violence sociale et individuelle qui existe en sourdine, un cercle vicieux de violence engendrant la violence, et qui tourne, tout comme le train, perpétuellement. Dans leur article « La violence à l’épreuve de la description », Cécile Lavergne et Anton Perdoncin expliquent que « l’objet violence (…) met en jeu les frontières du légitime et de l’illégitime, du tolérable et de l’intolérable, et (…), comme le décrit Elisabeth Claverie “implique toujours un modèle explicite ou implicite du juste et de l’injuste”. D’ajouter plus loin que « La spectacularisation de la violence (provoque) fascination, dégoût ou sidération d’une part, et de l’aseptisation, qui déréalise les phénomènes violents » (2010: 6). Dans cette œuvre de bande dessinée, c’est la survie en espace confiné qui est mise en scène. Ces émotions de « fascination », « dégoûts », « sidération », « aseptisation » se succèdent dans le lecteur à la fois témoin et voyeur de l’organisation pour la survie dans tous les sens du terme. Organisation qui entraîne une violence soi disant nécessaire, et de l’usage de cette violence comme ultime moyen de survie par l’oppression des uns sur les autres. On en revient au cercle vicieux. C’est cette « spectacularisation » de la violence, pour reprendre les termes de Lavergne et Perdoncin, que nous voulons étudier ici. Les techniques et moyens graphiques visuels et textuels que permet le support de bande dessinée tout autant que l’empathie que crée l’aspect poétique et littéraire de survie dans un monde post apocalyptique terrifiant, et l’emballement irrémédiable de l’un entraînant l’autre. Ceci à trois niveaux: au niveau global de l’humanité, au niveau local d’une société contrainte à vivre dans un espace clos en perpétuel mouvement, et au niveau de l’individu. Selon Lavergne et Perdoncin, décrire « c’est rendre compte d’un phénomène, d’un événement, d’une situation par la sélection de certains traits saillants » (2010: 7). Si le but de cette étude est de relever et d’analyser les représentations de la survie dans Transperceneige , il faut donc passer par le relevé de ces « traits saillants » qui caractérisent les modes de survie et ce qui construit la violence du Transperceneige. Le monde dans lequel évolue le train est un monde violent, post apocalyptique, où la violence fait partie du quotidien des voyageurs et dans lequel l’homme doit résister pour survivre. Dans l’univers du Transperceneige , la météo est littéralement rude. Un hiver éternel, un soleil faible qui ne perce plus qu’à peine à travers les nuages, un paysage blanc de désolation (Lob et Rochette, 2014: 7) … Toute résistance crée une opposition qui favorise l’apparition d’un conflit, qui aboutit, lui, à d’autres formes de violences, etc.… Une violence extérieure symbolique crée un conflit en l’homme qui veut survivre et répond par la violence physique, ouverte ou cachée, d’abord contre l’environnement, ensuite contre les autres, enfin, contre soi même. L’homme résiste à une nature extrême, un climat polaire perpétuel. La violence de la nature, au départ, provoquée par l’homme, contraint ce dernier à organiser une forme de résistance collective pour contrer les conséquences directes de ses agissements. Dans la bd Transperceneige , le lecteur comprend dès la couverture que le contexte est celui d’une nature violente. Les choix graphiques de Lob et Rochette illustrent cette bataille pour la survie; l’opposition de la vie face à la mort est représentée par le choix de créer une bande dessinée en noir et blanc, symbolisant par là une dualité mort/vie, avec le gris entre les deux pour représenter l’élément de survie. Le ciel est noir parce qu’il fait constamment nuit, 73 Marion Crackower le soleil est faible et ne fournit plus de lumière à la terre; le blanc représente la neige éternelle, le linceul de ce « dernier bastion de la civilisation » (7). Entre les deux, le gris trouve sa place pour représenter le mouvement. Toute forme de couleur a disparu avec le soleil, la lumière, la chaleur. Le noir, c’est le vide, le blanc, c’est la mort: les paysages déserts, les villes désertées, les trains à l’arrêt. Noir et blanc deviennent un « trait saillant » de la description alors que le monde dans lequel nous vivons se caractérise par la présence de couleur, illustration du choix, des goûts et de la vie. Dans Transperceneige , passer au noir et blanc est pour les auteurs un choix délibéré pour immerger le lecteur dans la situation de désespoir dans lequel se trouvent les voyageurs. Le choix du noir et blanc pour symboliser cette dichotomie mort/vie se retrouve dans plusieurs autres œuvres littéraires que traitent souvent du même sujet. Les auteurs comme Tardi, illustrateur de la Grande Guerre dans C’était la guerre des tranchées , utilise aussi le noir et blanc pour refléter l’état d’esprit des soldats, ou encore Art Spielgeman dans Maus. Dans ces œuvres, le noir symbolise le deuil, la mort et la souffrance, le vide, le néant. Cependant, il est clairement établi dans la narration, par Lob et Rochette, que ce monde gelé résulte en réalité de la violence de l’homme. Lors de son exploration du train, le personnage principal nommé Proloff rencontre un archiviste qui conserve tout ce qu’il peut concernant le train. Alors qu’ils discutent, le lecteur découvre que, plusieurs années plus tôt, l’homme avait réussi à mettre au point l’arme de destruction massive la plus perfectionnée qui soit, « l’arme climatique » (69): une arme capable de dérégler le climat mais dont nul ne connaissait la portée. Proloff se souvient du « vent bizarre survenu brusquement. Un souffle glacé, terrifiant, balayant tout… la vie… la civilisation… effacés en quelques heures » (69) juste après que l’archiviste ait mentionné un début de guerre. Pendant leur conversation, Proloff survole un journal dont le gros titre indique: « Est Ouest, Tensions accrues après les déclarations du général » (69). N’oublions pas qu’au moment de la rédaction de cette bd, l’année 1984, le monde arrive en fin de Guerre froide, une guerre qui, tout comme l’environnement de notre histoire, est « froide » et qui opposait l’Est et l’Ouest. Les auteurs s’inspireraient ils des événements qui ont bouleversé le monde ces vingt dernières années? Les auteurs multiplient les références russes parmi les personnages principaux: le nom du héros a une forte connotation russe (Proloff), même si le terme en lui même n’a pas de signification particulière, et la locomotive se nomme Olga. Déjà, avant sa destruction, le monde connaissait un état de violence avancé dans les relations interétatiques, étayé par la recherche scientifique et la création d’une arme de destruction massive. Cependant, la violence n’est pas seulement physique ici. Bourdieu, dans La télévision redéfinit la « violence symbolique » en ces termes: « La violence symbolique est une violence qui s'exerce avec la complicité tacite de ceux qui la subissent et aussi, souvent, de ceux qui l'exercent dans la mesure où les uns et les autres sont inconscients de l'exercer ou de la subir » (16) Lavergne et Perdoncin listent les « conséquences » de cette violence symbolique: « sentiments de gêne ou de honte, inconfort physique… » (2010: 8). La violence naturelle dans laquelle évolue la société du Transperceneige est aussi symbolique puisqu’elle représente une lutte pour la survie, crée un inconfort physique, et est une conséquence d’une autre violence plus marquée, celle de l'homme, que ni l’un, ni l’autre ne sont conscients de subir. S’il n’y a pas prise de conscience, il n’y aura nullement besoin de rechercher une solution. La situation des voyageurs semble perdue. 74 SPECTACULARISATION DE LA VIOLENCE ET RESISTANCE DANS LE MONDE POST APOCALYPTIQUE DU TRANSPERCENEIGE DE LOB ET ROCHETTE Le langage employé pour la narration et le rythme de cette dernière contribuent à la construction de l’aspect irrémédiable de la situation du train: le narrateur omniscient n’apparaît qu’à certains moments précis de l’histoire et répète plus ou moins la même chose, le même message. L’histoire se construit d’image en image, d’action en action, de répartie en répartie, avec très peu de description narrative. La voix du narrateur correspond toujours aux grandes vignettes du train et laisse supposer qu’un laps de temps s’écoule entre la scène qui précède la vignette de celle qui la suit: page 19 commence avec une grande vignette, suivie d’une scène représentant les soldats servant la soupe aux prisonniers. La page 18 se termine par les deux prisonniers tout juste enfermés. Cette correspondance voix/représentation donne au train une indépendance, comme si le train était le narrateur (Lob et Rochette, 2014: 7,19, 31, 45, 66). Le texte est poétique, il emploie des rimes, des inversions au sein des groupes nominaux pour apporter au sujet un sentiment de douleur et de souffrance. Jenefer Robinson a écrit justement, dans « L’empathie, l’expression et l’expressivité dans la poésie lyrique » que « les poètes romantiques avouent qu’ils expriment leurs propres émotions dans et par leurs poèmes lyriques, et (que) cela signifie qu’ils ressentent vraiment ces émotions et les révèlent dans leurs poèmes » (2014: sans page). En voici un exemple: « A travers gel et désolation, / Le train roule, sans destination. /Toute vie dehors a disparu. / La terre promise n’existe plus » (Lob et Rochette, 2014: 45). En quoi la ritournelle du Transperceneige est elle lyrique? Robinson explique que toute poésie est expressive parce qu’elle « invite le lecteur/la lectrice à ressentir de l’empathie pour le personnage » (Robinson, 2014: sans page). Or l’association d’une vignette présentant le train avançant irrémédiablement, en noir et blanc, en lutte constante pour protéger ses voyageurs à un poème dramatique qui souligne ces mêmes thèmes place le lecteur dans une situation d’empathie, très vite balayée, il faut le dire, par la violence qui habite ces mêmes voyageurs dans leurs actions autant que dans leur langage très violent, voir ordurier par moments. Ces mêmes grandes vignettes présentent le train sous différents angles, de l’extérieur, parfois près, parfois plus loin. En donnant une voix au train, les auteurs Lob et Rochette lui donnent aussi une personnalité, une vie, une indépendance. Le Transperceneige est un élément neutre de résistance face aux conditions climatiques. Ces points de vue accroissent la dimension dramatique de la situation. Quoi qu’il arrive, le train doit continuer de rouler indépendamment de ce qu’il se passe à l’intérieur ou à l’extérieur. Dans ce monde, la vie ne peut continuer que s’il y a mouvement. En s’évadant des wagons de queue, Proloff espère trouver une vie meilleure. L’immobilisme est synonyme de mort, ainsi que le dit très bien le grand prêtre dans son homélie: « Qu’elle (la locomotive) vienne à s’arrêter, que le mécanisme sacré qui perpétuellement l’anime s’en vienne à défaillir… Alors le froid mortel qui règne au dehors s’insinuera dans nos wagons, dans nos compartiments… et la mort blanche nous figera pour l’éternité sous un linceul de glace » (51). Ce qui terrorise le plus le président de la machine, c’est justement que la locomotive semble ralentir: « Son mouvement se ralentit… presque imperceptiblement mais inexorablement. Nous en avons la preuve » (61). Voir aussi un peu plus loin, lorsque la compagne de Proloff, Adeline Belleau, menace de tirer le frein d’urgence et d’arrêter la machine, le soldat panique et la laisse tranquille (79). Quoi qu’il se passe, le train doit rester en mouvement. Dans ces grandes vignettes, il avance, il avale la neige et la rejette, comme un gros ver de terre auto suffisant. Olga, c’est ainsi que le concepteur du Transperceneige a baptisé la locomotive, se suffit à elle même: « Olga n’a 75 Marion Crackower besoin de personne. Elle fonctionne très bien toute seule (…). Le mouvement de la machine engendre sa propre énergie » (108) explique Alec Forestier. Du point de vue de la narration, le Transperceneige a connu un transfert de fonctions. L’archiviste mentionné plus tôt possède un clip publicitaire qui fut élaboré lors de l’entrée en fonction du train (68) bien avant les événements dramatiques qui sont au centre de la narration. Train de luxe au départ fait pour les loisirs et les oisifs, il est devenu malgré lui l’arche par laquelle la civilisation peut survivre. Ajoutons que Le Transperceneige tire son nom de plusieurs éléments:Trans pour signifier sa fonction de voyage à travers l’espace terrestre « sans escale », comme les paquebots transatlantiques ou le train transsibérien. Perce neige, comme la fleur qui apparaît lorsqu’il fait encore si froid; petit signe de vie en climat de haute montagne et qui vit en équilibre, un équilibre fragile qu’un rien peut dérégler, une organisation interne des « mille et un wagons ». Un écosystème menacé d’extinction par la faute de l’homme. Entre l’hiver et l’humanité, le train avance. La vie collective devient une nécessité pour survivre ainsi que Rousseau l’explique dans Du contrat social : « l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant, ce droit ne vient point de la nature, il est donc fondé sur des conventions » (9). Dans ce train, l’homme démontre, encore une fois, son ingéniosité pour s’adapter et résister aux conditions climatiques. Le besoin qui se développe est celui de parvenir à une vie en autarcie organisée dans un train auto suffisant selon des règles et une hiérarchie bien définies. Dans la bd Le Transperceneige , la découverte du train se fait au travers des yeux d’un « queutard » (7) nommé Proloff, un voyageur des wagons de queue, les plus pauvres des pauvres, et d’une activiste pro égalité nommée Adeline Belleau. Lors de leurs pérégrinations pour rencontrer le président du train, puis à la fin de l’histoire le conducteur/créateur du train, Proloff et Adeline remontent un à un les 1001 wagons accompagnés des soldats chargés d’assurer la sécurité à bord du train. Pour reprendre les termes de Jean Jacques Rousseau dans Du contrat social , la première loi propre à la survie de l’individu qu’il énonce est celle qui consiste en « veiller à sa propre conservation » (10). Parmi les besoins de base, assurer son eau et sa nourriture figurent en tête de liste. Pour l’eau, la solution est simple: il suffit de recycler la neige (66) une ressource abondante et inépuisable et présente dans toutes les classes. Les premières classes disposent aussi de vin et de café (65). Page 44, un wagon spécial est consacré à la production de la « Mama »: « La Mama constitue une source inépuisable de bidoche puisque plus tu coupes et tailles dedans, plus elle repousse! En fait, c’est même un peu comme ça qu’elle se reproduit! » explique un soldat. Proloff et Adeline traversent aussi des wagons spécialisés: le wagon d’élevage du souriceau (20) et le wagon à lapins (63) qui fournissent de la viande, le « wagon potager » dans lequel poussent entre autres des tomates (34). Le tout est un ensemble de ressources naturelles qui se reproduisent très vite. De même, la société de loisirs ne disparaît pas avec la bombe puisque le lecteur découvre l’existence d’une coupole d’observation située quatre wagons avant la locomotive (97), un wagon bar (65), un wagon cinéma (95) et un wagon restaurant (71). Une fois les besoins de base couverts, la société s’est aussi organisée. Inconsciemment, elle a reproduit un système de classes inégal. Le train en lui même était dès le départ divisé entre les premières et les deuxièmes classes. Cette division se retrouve dans la nouvelle organisation sociale des classes hiérarchisée suivant l’« acte d’association » tel que le décrit Rousseau. A la tête du train, ayant à sa disposition autant d’espace qu’il le souhaite, 76 SPECTACULARISATION DE LA VIOLENCE ET RESISTANCE DANS LE MONDE POST APOCALYPTIQUE DU TRANSPERCENEIGE DE LOB ET ROCHETTE se trouve le créateur/ conducteur. Alec Forestier, du fait de sa fonction est condamné à la solitude. En dessous viennent le Président et le général (58), preneurs de décisions pour le bien commun: ce sont eux qui décident, à la fin, de détacher les wagons de queue soi disant trop lourds. Puis viennent l’archiviste et quelques agents de l’état, les membres des premières classes ou « wagons dorés » (11), les deuxièmes classes, enfin ceux qui sont relégués dans les wagons de queue ou « queutards » qui ne vivent de rien et dans une proximité proche de l’intolérable dans des wagons à bestiaux (10). A cause de cette division sociale en espace restreint, le train se doit d’être très policé. Il y a eu pour cela mise en place d’une armée (lieutenant, sergent, colonel, en uniformes et avec des armes) et des personnes chargées de la sécurité comme les contrôleurs. Malheureusement, ce système reste imperméable puisque le sommet de la pyramide ignore ce qui se passe dans le reste du train (58 59). Les portes de communication entre les wagons sont hermétiquement fermées, Proloff s’immisce par les toilettes. Pour cela il doit casser une vitre et braver le froid extérieur (8) et entre les classes se trouve un wagon spécial pour l’armée. L’usage de l’armée, les wagons colmatés, l’entassement dans des wagons à bestiaux expriment encore une fois les difficiles conditions de survie. Le passage d’un état à l’autre, d’une classe à l’autre constitue une effraction punissable de mort. Cependant, au lieu de s’associer, le groupe des voyageurs se divise en classes voire même laisse à l’individualisme tous les droits et tous les pouvoirs lorsque le groupe devient une menace. Il faut reconnaître que, dans Transperceneige au delà du besoin de se regrouper pour survivre, c’est le « chacun pour soi » qui domine. Chacun essaie de tirer son épingle du jeu. Les réactions à la violence d’un confinement imposé expriment un désir de survie et de liberté, un instinct plus fort que la mort, cela par le biais d’une résistance individuelle face à l’irrémédiable fatalité de la mort banche. Plusieurs réactions sont décrites dans la bd. La première est celle du choix de la solitude, soit par désespoir, soit par culpabilité. Dans la première partie de l’histoire, les soldats interrogent Proloff sur les conditions de vie dans les wagons de queue. Celui ci répond en relatant l’histoire d’un vieillard qui, pour son anniversaire demande qu’on lui donne soixante minutes de solitude. Tous les compagnons acceptent et sortent de leur wagon. Une heure plus tard, ils reviennent et découvrent que le vieillard, s’est pendu. Proloff lui même préfère risquer la mort blanche et passer d’un wagon de queue à un autre par les fenêtres plutôt que de rester dans l’atmosphère nauséabonde dans laquelle il a vécu jusqu'à présent. D’autres s’isolent par culpabilité. C’est le cas de l’archiviste, seul au milieu de ses livres ou du conducteur de train. Tous deux savent très bien ce qu’il se passe à l’arrière du train, mais ne font rien pour améliorer la situation des passagers. Enfin, parmi les solitaires, certains sombrent dans la folie ou errent d’un wagon à l’autre sans but précis. En reniant la réalité qui les entoure, ils s’évadent en se créant leur propre univers. D’autres choisissent l’engagement. Ce sont des électrons libres qui circulent. C’est notamment le cas du médecin ou d’Adeline Belleau qui s’engage dans l’activisme pour plus d’égalité entre les wagons. Un autre groupe place son espoir dans la religion et prie pour la locomotive, en faisant une divinité nourricière (51). Enfin, comme dans tous les états de guerre, il y aura toujours des profiteurs et des indépendants: ceux qui développent des métiers et recherchent le profit. C’est le cas des prostituées qui sont présentes dans tous les wagons, des producteurs de paradis artificiels dont le nombre des consommateurs s’accroît avec la 77 Marion Crackower proximité et le désespoir, ou de l’éleveur de lapins et de lapines, qui a su trouver ici un filon pour s’enrichir sur le dos des autres.
Conclusion En conclusion, je dirai que Le Transperceneige représente l’ensemble de la société et son adaptation en microcosme sans toutefois paliers aux difficultés réelles. Les conséquences des actions humaines sont désastreuses et le message que lancent Lob et Rochette est le suivant: apprenons de nos fautes. Cependant, ils décrivent bien ici une société qui certes sait survivre et s’adapter aux conditions les plus extrêmes mais qui reproduit les éléments mêmes qui ont provoqué sa disparition: inégalités, violence sociale et individuelle. Malgré tout, l’inévitable sélection naturelle se poursuit et mène à la destruction totale de l’humanité puisque la mort invisible remonte désormais le train. Contrairement à la mort blanche venue de l’extérieur, la mort invisible touche tous les voyageurs un à un, les contamine et les détruit. A la fin, seul Proloff reste, isolé dans son wagon de tête. La peste a décimé tous les voyageurs; il sombre dans le désespoir (114).
BIBLIOGRAPHIE BOURDIEU, Pierre, La télévision , Paris, Raison d’agir, 1996. LANDRY, Jean Michel, « La violence symbolique chez Bourdieu », in Aspects sociologiques, [en ligne], no 13, 1, [en ligne] Laval, Presses de l’université de Laval, pp. 85 91. Disponible sur: