JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION

REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE

Vol. II, No. 1

(IM)POSSIBLE WORLDS MONDES (IM)POSSIBLES

coordinated by / sous la direction de

Daniela MIREA and / et AdelaLivia CATANĂ

© Military Technical Academy Publishing House , Romania, January 2018

Scientific committee / Comité scientifique

Prof. Iulian BOLDEA – University of Tîrgu Mure Prof. Monica BOTTEZ – University of Bucharest Prof. Adrian LESENCIUC – “Henri Coandă” Air Force Academy of Braov Prof. Ramona MALIȚA – West University of Timișoara Prof. Emilia PARPALĂAFANĂ – University of Craiova Prof. Mariselda TESSAROLO – University of Padova Prof. Mihai ZAMFIR – University of Bucharest Assoc. Prof. Sonia BERBINSCHI – University of Bucharest Assoc. Prof. Elena BUJA – Transilvania University of Braov Assoc. Prof. Diana IONIŢĂ – University of Bucharest Assoc. Prof. Julio JENSEN – University of Copenhagen Assoc. Prof. Elena NEGOIŢĂSOARE – Paris 8 Assoc. Prof. Mireille RUPPLI – University of Reims Champagne Ardenne Assoc. Prof. AnaKarina SCHNEIDER – “Lucian Blaga” University of Sibiu Assoc. Prof. Petra SLEEMAN – University of Amsterdam Assoc. Prof. Radu VANCU – “Lucian Blaga” University of Sibiu

Editorial Staff / Rédaction AdrianaCarolina BULZ AdelaLivia CATANĂ ElenaRaluca CONSTANTIN Daniela MIREA Daniela MOLDOVEANU AndreeaMaria PREDA Maria STOICOVICI

Editorial Office:

“ JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE”

3949 George Cosbuc Ave., Sector 5, 050141 Bucharest, ROMANIA

Tel.: +4021 335 46 64 / 212, Fax: +4021 335 57 63 http://www.llcs.journal.mta.ro

ISSN 25588478 ISSNL 25588478

JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

Contents /Sommaire

Literature / Littérature Daniel Larangé, Science sans conscience. La ruine de l’homme , University of Paris Est Créteil / NotreDame de SainteCroix de Neuilly sur Seine……...………………5 Nicolas Mary, Globalia, la démocratie et la fin de l’histoire , University of Angers…23 Laurent Balagué, Autobiographie et mondes possibles et impossibles: le cas de la langue sauvée d’Elias Canetti , University of Paris Est………………….……...35 Richard Cluse, Ce que peut la littérature. Poéthique de l’impossible chez Georges Bataille , University of SorbonneNouvelle Paris 3………….....………………47 Paul FaggianelliBrocart, Mondes exotiques, mondes domestiques: une politique spatiale des romans d’aventures , University of ParisNanterre………...………61 Marion Crackower, Sécularisation de la violence et résistance dans le monde post apocalyptique du Transperceneige de Lob et Rochette, chercheur indépendant anciennement affiliée à Louisiana State University (LSU) in BatonRouge…....72 Elisabeth Herbst Buzay, Fantasy worlds as spaces of significance: meaning making in magical universes , University of Connecticut……………………………..……79 Julien Jaegly, Excession: la dualité thématique et ontologique de l’impossible en sciencefiction , University of ClermontAuvergne…………...…………...…….87 Ibtissam Amamou, La compossibilité des extrêmes chez Amélie Nothomb: cas du roman dystopique Peplum , University of Mohamed Premier, Oujda…………..99 Ons Sfar, Subvertir en douceur dans les proses de Jules Supervielle , University of Clermont Auvergne……...……………………………………………….……106

Language Teaching /Didactique des langues Ammouden M’hand, Hamadache Tahar, Les mondes (im)possibles du conte au service de la communication interculturelle , University of Bejaia…………..…….….113

Varia Morice N. Fadel, Crime and spy fiction: an east European case , New Bulgarian University.……...………………………………………………...……………126 Sangita T. Ghodake, Transcending life through romance: Mumbai Tiffinwals and the lunch box , Savitribai Phule Phune University/PDEA Baburaoji Gholap College.…133 Mihaela Hristea, Banchetul ca reflectare a concepţiei religioase a lui Henrich Heine , Ion Luca Caragiale National College / Dimitrie Cantemir University ………..140 Claudia Cîrciu, Jurnalul portughez – mai mult decât un itinerariu intelectual , University of Bucharest….…………………………………………….………147

Reviews / Comptes-rendus Alina Ţenescu, Emilia Parpala (editor), Signs of Identity: Literary Constructs and Discursive Practices , Cambridge Scholars Publishing, Newcastle upon Tyne, 2017, 236 pages………….…………………………………………………….157

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LITERATURE

LITTÉRATURE

JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE

Daniel S. Larangé

Université Paris Est Créteil / NotreDame de SainteCroix de Neuilly sur Seine

Abstract: According to Pierre Boulle, although science is supposed to have a great destiny, it fails in its vocation while thinking to do well; it paradoxically precipitates the man in his gross stupidity and inhumanity, despite being simultaneously invested with a spiritual mission which would have elevated humanity to wisdom. Therefore, the writer explores the fictitious probabilities of science, seeking in vain to find an ethical solution in a century contaminated by mercantilism and laziness. This is why he describes with an infallible logic the intertwining that leads man to his own destruction, namely by the near extinction of all meaning. Keywords: Utopia, dystopia, scientism, selfdestruction, realist fantasy.

Les œuvres d’anticipation de Pierre Boulle (19121994) développent une réflexion d’épistémologie critique et dénoncent les menaces de la science capable d’instaurer son diktat sur la société. À ce titre, Les Jeux de l’esprit (Julliard, 1971) développent une dystopie qui remet en question l’éthique scientifique et condamne l’abrutissement des masses au nom d’une culture de l’hédonisme. Comment les promesses de la science menacentelles l’humanité de sombrer dans un cauchemar inextricable ? La réflexion sur l’action sociale, politique et morale des sciences se retrouve aussi bien dans La Planète des singes (Julliard, 1963) que dans Les Contes de l’absurde (Julliard, 1953), E = mc2 (Julliard, 1957), Quia absurdum: sur la Terre comme au Ciel (Julliard, 1970), Miroitements (Flammarion, 1982) ou Le Professeur Mortimer (Le Fallois, 1988). Par le biais de la fiction, elle s’interroge sur l’orientation du progrès et annonce un posthumanisme caractérisé par la bestialisation, la fin des valeurs humanistes et l’entropie inéluctable de la réalité entraînée par l’absurdité mondialisée. Il s’agit de décrire comment l’usage d’une science sans conscience précipite peu à peu l’humanité́ à la ruine de l’âme. L’approche transdisciplinaire envisage une lecture sociocritique des grandes thématiques de Pierre Boule au regard des craintes et des attentes de la société française au tournant d’un univers clivé en deux blocs idéologiques dans les années 1950 au commencement d’une uniformisation autour de la raison économique dans les années 1980.

1. F(r)ictions de la science Pierre Boulle est d’abord un ingénieur: son approche des sciences se veut donc pragmatique. Les sciences sont au service de la conception et de la fabrication. Il est diplômé de Supélec, établissement de formation scientifique dans les domaines de l’information, de l’énergie et

5 Daniel S. Larangé des systèmes. En tant que praticien des sciences, il est appelé en Asie du SudEst, notamment en Malaisie à résoudre des problèmes techniques complexes, à partir de connaissances économiques, sociales et environnementales (Frackman Becker, 1996). Cette expérience est essentielle dans la maturation de l’écrivain d’anticipation car ses propos demeurent toujours inscrits dans une connaissance réelle et une pratique concrète. Aussi, lorsqu’il propose des fictions de la science, ces fictions exercent une fascination d’autant plus forte qu’elles s’ancrent dans une forte probabilité. Jamais il ne s’aventure très loin dans la pure spéculation ni ne laisse sa fantaisie parcourir les sentiers de l’imagination. C’est pourquoi son œuvre d’anticipation demeure imprégnée d’une forte dose de réalisme et les dimensions utopiques finissent par retomber dans le pessimisme du réel. La science reste nécessairement liée à la technique au XX e siècle. Bien plus, les progrès techniques témoignent d’abord de la puissance des sciences et fascinent les foules profanes. Or l’ingénieur Boulle manifeste très tôt son scepticisme face à l’automatisation et la robotisation de la société. Tandis que les masses et le pouvoir politique qui les représente se réjouissent aveuglément de la mécanisation de la société, « l’Homme qui haïssait les machines » la dénonce dès 1965 et entreprend une guerre secrète contre cette nouvelle entité d’envahisseur:

Antagonisme de la basse routine et de la divine imagination. Haine réciproque de l’automatisme et de l’intelligence créatrice. Combat éternel de l’esprit et de la matière. Depuis longtemps, monsieur, je me suis consacré à cette lutte et me suis engagé corps et âme dans la sainte croisade, faute d’avoir pu assigner un idéal plus noble à la condition humaine. Vous voyez devant vous l’homme suscité par le ciel pour combattre les machines et s’opposer à leur extravagante ambition. Les humilier, abattre leur insupportable vanité, faire preuve par l’absurde de leur inconscience, les convaincre ellesmêmes de leur inintelligence, voilà mes méthodes. (Boulle, 1965, 1998: 197).

Cette méfiance face à la récupération des sciences par la technologie s’avère être à l’avantgarde car l’esprit du temps est plutôt à l’enthousiasme et le Cycle des robots d’Isaac Asimov (19201992) vient seulement d’arriver en Europe: I, robot (1950) est traduit par Les robots dès 1967. C’est dans un univers bipolaire que le lecteur est conduit, dans lequel la banalité du quotidien, caractérisée par un matérialisme excessif, l’emporte sur la spiritualité de l’imagination créatrice. Le personnage n’est pas sans rappeler l’écrivain en personne, notamment lorsqu’il esquisse sa brève biographie et se présente comme l’ultime héraut d’une humanité à l’agonie, figure quasiment messianique, martyr « engagé corps et âme » pour une cause juste, « la sainte croisade », répondant ainsi à une élection divine en « homme suscité par le ciel », afin de mener la lutte du sens moribond contre « l’absurde de l’ inconscience », comme en témoignent les nouvelles des recueils Contes de l’absurde (1953) et Quia absurdum: sur la Terre comme au Ciel (1970). La science, au lieu d’apporter du sens au monde, le plonge dans une complexité qui ne peut que le désorienter puis le déresponsabiliser. En effet la mécanisation à outrance commence à l’échelle planétaire dans l’entredeux Guerres. Les Temps modernes (1936) de Charlie Chaplin et Mort à crédit (1936) de Louis Ferdinand Céline en témoignent. Elle contamine peu à peu l’humanité et participe à la

6 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE déshumanisation dont l’apogée est atteint dans la Shoah où massacres et carnages sont industrialisés (Jonas, 1994).

Je n’ai jamais oublié l’instant où j’eus la révélation. C’était un soir d’orage. J’étais seul dans la salle des turbines ; ou presque seul. Le machiniste qui veillait sur elles, était une parfaite brute. À force de vivre parmi ces créatures sans âme, il avait pris un peu de leurs façons et de leur allure. Toutes les demiheures, il faisait lentement le tour du groupe en marche. Avec des gestes d’automate, il ajoutait de l’huile dans les graisseurs, relevait des températures, lui tâtait machinalement le pouls et écoutait son halètement. Puis il retournait s’asseoir sur son banc et restait immobile. Son regard reflétait le même néant spirituel qui émanait de la carapace noire. (Boulle, 1965, 1998: 198199)

Un transfert évident a lieu: la machine est humanisée par la personnification qu’en fait l’ouvrier, s’en occupant comme un médecin, alors que ce dernier se mécanise à travers des gestes et des tâches automatisés. Il en ressort que l’excellence de l’humain découle de la possibilité intrinsèque de « faillir », autrement dit de reconnaître consciemment sa faute . En revanche, le dispositif technique n’a qu’un accès limité à l’erreur, sans autre alternative que de recommencer les opérations par le reboot de son système. Paradoxalement, la faiblesse éthique de l’humanité assure sa suprématie sur la machine incapable de mieux faire que de se réinitialiser. En effet, l’humain poursuit son activité en cherchant à se « racheter » de ses faiblesses ; la machine ne cherche qu’à réitérer ses opérations en modifiant au fur et à mesure des échecs ses paramètres initiaux. Toutefois le Professeur Fontaine, à l’instar du Dr Frankenstein, introduitil dans « Le Parfait robot » l’algorithme nécessaire pour que la machine se trompe afin qu’elle parvienne enfin à s’humaniser (Boulle, 1953). Dès lors, la réflexion technicoscientifique verse dans une épistémologie éthique et l’œuvre de Pierre Boulle pose avec pertinence des interrogations d’ordre moral, montrant comment l’homme perd de son humanité en cultivant un orgueil prométhéen: celui d’une « infaillibilité » qui conduit à devenir un deus ex machina désincarné. Or cette mécanisation du monde provoque d’abord un « malaise » (Boulle, 1965, 1998: 198, 201) duquel sourd une « angoisse » irraisonnée (201), symptômes préludant une dépression collective latente. En s’opposant à l’invasion mécanique, « l’Homme qui haïssait les machines » est acculé à la folie, mettant ainsi en avant le « tragique » (202) d’une époque que le règne grandissant de l’absurde prépare à la postmodernité: les deux blocs, le monde capitaliste et le monde socialiste, s’entendent en ce qui concerne la confiance octroyée à l’appareil d’État, à l’industrialisation et à l’armement, confiance supérieure à celle accordée aux hommes relégués comme des « masses » de consommateurs ou de prolétaires embourgeoisés par le mirage de la propriété. Aussi convientil de reconnaître « un fond philosophique commun, un thème essentiel sur lequel la fantaisie de l’écrivain ingénieur s’amuse à broder chaque fois des arabesques » (203). Finalement les idéologies sont amenées tôt ou tard à se rejoindre car la technique manipule les sciences au nom de la puissance et de la domination (Mannheim 1929, 1956): la machine promet de libérer l’homme du travail aussi bien dans le monde soviétique que dans les sociétés plus libérales, tout en l’asservissant davantage. À ce propos, JeanMarie Domenach reconnaît que « l’ordinateur achève ce que la

7 Daniel S. Larangé colonisation avait commencé, de même que le cosmopolitisme des spectacles, des voyages, des religions et des drogues prolonge l’impérialisme de l’Occident » (Domenach, 1976, 72). Cette addiction à la technologie se retrouve dans l’usage immodéré du numérique – métaphore de la mondialisation d’une démocratie selon laquelle la quantité supplée à la qualité (Sorrente, 2011 ; Varescon, 2013). D’abord, La Planète des singes (1963) est un apologue traitant de la prétention humaine (Andronikof, 2002) et de la pression politique exercée sur les sciences: les singes sont convaincus d’être sis au sommet de la création et prêts à falsifier la réalité pour faire dominer leur idéologie. La dimension éthique évidente relève du roman à thèse. La technique exploite les sciences sans se soucier du développement spirituel de la civilisation simiesque mais en assurant la promotion des dogmes de l’État. Dans Le Jardin de Kanashima (1964), deux scientifiques sont confrontés: un jeune bourgeois, Enricho Luchesi, passionné de sciences et un vieux physicien, Von Schwarz, émule de l’ingénieur Werner Von Braun (19121977), d’abord au service du régime nazi avant d’être engagé, après la Seconde Guerre mondiale, par la NASA. Les fusées V2, premiers missiles balistiques, destinées à atterrir sur la Lune, serviront d’armes de guerre. La course à l’espace contribue ainsi au progrès de l’armement. Le récit légèrement uchronique, qui se clôt sur le premier voyage sur la Lune réalisé par les Japonais, est une méditation sur l’enjeu moral de la science et des techniques. Le grand roman dystopique sur la science dont la nouvelle « Le règne des sages » (1953) semble en constituer le patron est Les Jeux de l’esprit (1971). Le thème du compromis des sciences et du politique par l’intermédiaire de la technique est poussé jusqu’à l’extrême: les hommes finissent par se lasser de la pure connaissance et se reposent sur les bienfaits de la technique, laquelle les gouverne à leur insu. Les pilotes les plus aguerris oublient comment piloter sans l’aide de leur ordinateur de bord et le public, scientifiques compris, ne se passionne plus que pour les techniques de combat de plus en plus violentes et sophistiquées. La dichotomie entre sciences du vivant et sciences de la matière ne font que s’accroître au point de devenir des idéologies aveugles, soutenues par des équipes de sportifs qui imposent leurs vues par la force et la violence. Où est le bien ? Où est le mal ? Cette frontière ne relève pas de la connaissance mais de la morale, expression de la spiritualité humaine. Cette méditation éthique sur le terrain de l’épistémologie se retrouve aussi dans Le Bon Léviathan (1978) qui ouvre un cycle consacrée aux grandes sources d’énergie avec L’Énergie du désespoir (1981) et Miroitements (1982). Hans Jonas (19031993) déclare à ce propos: « Les possibilités apocalyptiques contenues dans la technologie moderne nous ont appris que l’exclusivisme anthropocentrique pourrait bien être un préjugé. » (Jonas [1979], 1990: 72). Un pétrolier nucléaire baptisé du nom du monstre biblique « Léviathan », métaphore de l’État pour Thomas Hobbes (15881679), est pris d’assaut par un groupe d’écologistes qui, luttant pour la préservation de la nature, s’insurgent face au risque de radioactivité sans prendre conscience que le véritable danger vient du pétrole. Sous l’inspiration des théories du prix Nobel de physique 1973, Brian David Josephson (1940*), Pierre Boulle envisage un asile psychiatrique où le Professeur Trouvère transforme les émotions extrêmes de ses patients en « énergie spirituelle ». Dans la prolongation du projet, il tente de comprendre, du point de vue de la physique théorique, ce qui peut être 8 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE caractérisé comme des processus intelligents, en lien avec la fonction cérébrale ou d’autres processus de la nature (Josephson, 1980 et 2005). La question métaphysique posée par Ulysse Merou dans La planète des singes (1963) est récurrente: « L’essentiel n’estil pas, après tout, que l’esprit s’incarne dans quelque organisme ? » (Boulle 1963, 1998: 330). Cette « énergie du désespoir » que secrète dorénavant une humanité privée d’avenir échappe au Professeur Trouvère, à l’instar d’un Capitaine Nemo: il est finalement châtié pour son orgueil prométhéen, comme tous les savants fous convaincus d’un mal nécessaire au service du bien (Machinal, 2013 ; Vaquin, 1989). L’utopie scientifique verse ainsi dans la dystopie sociale. Il semble que le sarcasme boulléen se déploie peu à peu en un pessimisme paradoxal: tout est au mieux dans le pire des mondes… Dans Miroitements (1982), le président Blondeau, défenseur de l’énergie solaire photovoltaïque, lutte contre la nature pour imposer une énergie écologique qui termine par perturber l’écosystème. Aspirer au bien et produire le mal. Tel est le dilemme de l’homme de science à l’heure de la postmodernité globalisée car tout humanisme est éradiqué de la surface des consciences consuméristes. Le rapport à l’argent semble bien contaminer les projets scientifiques, appelés à prouver leur rentabilité dans un monde effrayé par les dépenses inconsidérées, comme si tout, l’homme y compris, n’a qu’une valeur marchande. Les désillusions, quant à l’avenir d’une humanité sans âme, reportent l’espoir sur le règne animal menacé mais toujours plus humain que les hommes, comme dans La baleine des Malouines (1983). Au printemps 1982 l’armada britannique est en route pour reconquérir les îles Malouines occupées par l’Argentine, précipitant ainsi la chute de la junte militaire et assurant la réélection de Margaret Thatcher. L’étatmajor demande de torpiller les déplacements non identifiés, y compris les cétacés qui apparaissent sur les radars comme des sousmarins. Le roman se présente comme l’antithèse du Moby Dick (1851) d’Herman Melville. Le capitaine Clark, homme de guerre, témoigne de son humanité en épargnant la vie d’une baleine bleue et la protégeant des baleines tueuses. Figure d’une présence plus ou moins divine selon l’équipage, elle se révèle une précieuse alliée au point de se sacrifier en se précipitant sur les torpilles qui barrent la route au bâtiment. Enfin, dans Le Professeur Mortimer (1988), un éminent cancérologue, désespéré par les expériences sur les animaux, se retire sur une île déserte qui rappelle celles du Docteur Moreau (Wells, 1896) et du Docteur Lerne (Renard, 1908), pour poursuivre ses recherches en compagnie de sa femme Rosetta, de sa chienne et de quelques assistants. Désespéré par la mort de son fidèle compagnon canin, il prend pour cobaye une assistante qu’il parvient à guérir du cancer alors que sa propre épouse en décède. Dans un brusque accès de fureur, il l’assassine puis met le feu à son laboratoire. Le scientifique incarne finalement l’esprit du mal qui emporte dans sa folie dévastatrice l’espoir d’un monde meilleur, au risque de l’avènement du Meilleur des mondes (Faye, 1993). Les fictions de la science semblent unanimes quant à la nuisance de l’ hybris scientifique car l’homme se divinise, persuadé de pouvoir deviner l’avenir et l’écrire à sa guise (Haynes, 1994). Quels que soient les combinaisons et arrangements des possibles, l’utopie mondialisée ne saurait aboutir qu’au terrible choc des civilisations et à l’effacement des individualités au profit du clonage général (Wegner, 2014).

9 Daniel S. Larangé 2. L’entropie de la fiction La science formule des promesses qu’elle ne saurait tenir. Elle est à l’origine des principales utopies. Depuis le mythe de l’Atlantide dans Le Timée et Le Critias de Platon jusqu’à Nous (1920) d’Evguénij Zamiatine, The Brave New World (1932) d’Aldous Huxley, 1984 (1948) de George Orwell en passant par De optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia (1516) de Thomas More et la description de l’Abbaye de Thélème dans Gargantua (1534) de François Rabelais, la science est au cœur des constructions sociales comme si la société fonctionnait selon des lois rigoureuses et raisonnables et pourtant aussi imprévisibles que le cours de la bourse. Sociologie et économie se sont développées sur des modèles mathématiques, et chaque gouvernement aspire à élaborer une prospective suffisamment fiable pour prévoir les crises intempestives qui secouent la planète. Pourtant la science se compromet avec le politique en mettant la technique et la technologie au service des masses. Cette technologie sert alors de gardefou contre toute tentative d’affranchissement car la vie en société rend indispensable son usage (Sibony, 1989). Là où l’homme pense contrôler la machine, c’est cette dernière qui exerce un contrôle insidieux sur lui (Bernard, 2015). Déjà dans la nouvelle intitulée « Le règne des sages », la mondialisation se révèle une étape inévitable à l’amélioration de la société humaine dans la mesure où elle voudrait optimiser ses rendements.

Le monde était enfin gouverné par la sagesse. Après des siècles d’errements, la raison et la science avaient triomphé des antiques chimères. Les hommes avaient cessé de s’entredéchirer. La religion et la politique ne passionnaient plus personne. Les frontières géographiques avaient été abolies. Les tribus, les nations, les sectes, les églises avaient peu à peu disparu et s’étaient fondues en organismes de plus en plus vastes, jusqu’à ce qu’il ne restât plus en cette année 2… que deux gouvernements humains, deux partis, deux écoles qui se partageaient la totalité des terriens (Boulle 1953, 1998: 72).

La sagesse est définie en termes de raison et de science. Elle se confond avec cette rationalité qui réduit davantage l’imaginaire qu’elle ne développe l’inspiration. Cette menace que présente la science pour la poésie se trouve déjà dans « Le poids d’un sonnet » où il est question de calculer la masse des mots dans un vers (Boule, 1953, 1998). La paix universelle découle de l’effacement de deux activités concomitantes, la religion et la politique qui suscitent plus de « passion » que de réflexion. Il en ressort la fin des distinctions et une homogénéisation graduelle de la société telle qu’Herbert Marcuse (1898 1979) l’annonce: capitalisme et communisme cherchent à uniformiser les identités en une entité. Le capitalisme emploie le consumérisme comme un outil de contrôle et de modelage, de sorte que la production devienne l’aune culturelle par excellence. La publicité, la mode, la télévision et le cinéma, la musique populaire et le sport de masse sont les principaux vecteurs permettant d’endoctriner les foules et de remplacer la culture humaniste surannée par une culture de masse plus rationnelle répondant aux besoins de l’économie et de l’idéologie dominantes (Sibony, 1999). Cette simplification aboutissant à l’unité des sciences et des consciences se fonde sur un dualisme irréductible – « ce dualisme avait été poussé jusqu’à sa limite extrême » (Boulle [1953], 1998: 73) –, source de la schizophrénie (Deleuze et Guattari, 1972 et 1980) qui frappe

10 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE tous les univers boulléens. Cette rivalité recoupe la distinction entre les sciences des matières organique et inorganique, autrement dit l’induction de l’empirisme versus la déduction méthodique. L’intrication des deux approches a pour fin de faire émerger l’esprit de la matière, selon la formule récurrente d’Albert Einstein (18791955) à partir de laquelle Boulle identifie le spirituel à l’énergie tout comme le physicien Jean Émile Charon (19201998): E = mc².

Ici, le cartésien sensitif fait une pause et se demande: pourquoi parmi tant de formules savantes et subtiles, ignorées ou méprisées, pourquoi E = mc² brillatelle d’un tel éclat au firmament des idoles publiques ? Après un travail de dépouillement tendant à éliminer tout ce qui ne se rapporte pas à l’essence schématique, le cartésien sensitif retiendra seulement trois raisons à ce rayonnement inusité. Les deux premières sont presque évidentes. Ce sont les mêmes qui assurèrent le succès de Bonjour tristesse , toucha profondément la foule, d’abord parce qu’elle renfermait une qualité rare, je veux dire: une idée simple ; ensuite parce que cette idée simple était en même temps originale sans excès. Cette idée confusément sentie par tous eût été depuis longtemps proclamée par les experts (dans le cas de Bonjour tristesse comme dans le cas de E = mc² ) si, en plus de leur flair aveugle pour déceler une œuvre propre à impressionner la multitude, les experts possédaient la lucidité permettant d’expliquer pourquoi. La troisième raison est plus obscure, et le cartésien sensitif devra concentrer toutes ses facultés de l’esprit et du cœur pour la découvrir ; mais elle explique le caractère tout à fait exceptionnel du triomphe. La voici: en plus de l’idée simple et originale sans excès, E = mc² apportait une satisfaction d’une nature extrêmement subtile à l’âme humaine en établissant une loi de correspondance parfaite, idéale, entre matière et esprit (Boulle [1953], 1998: 144145).

Cette formule dépasse alors sa signification purement scientifique en prenant une dimension quasireligieuse et en déclarant la toutepuissance de l’amour à l’ère des sciences et des techniques, au détriment des autres activités spirituelles 1:

On peut avancer aussi: E = mc² satisfait à la fois l’instinct mystique et les appétits sensuels de l’humanité, à la façon d’une cathédrale ; une cathédrale prodigieuse, dont les pierres se désagrégeraient pour se dissoudre en abstractions sublimes, telles que la Foi, l’Espérance et la Charité, puis s’incarneraient de nouveau, en une pulsion éternelle, pour reconstituer un monument d’une harmonie parfaite. Ou encore: E = mc² traduit le mystère de l’Incarnation. Elle affecte le monde de la même manière que l’HommeDieu, et pour les mêmes miraculeuses raisons. On conclura enfin en suggérant que E = mc² est le symbole même de l’Amour ; l’amour absolu, dans lequel l’extase perpétuelle est atteinte par une fusion parfaite du physique et du psychique. (146).

Aussi le Professeur Bourbon, avatar de Jacques Bergier (19121978), esprit de synthèse des sciences normales et paranormales, se lancetil dans des recherches archéologiques pour reconstruire par induction, déduction et analogie l’esprit de toute une civilisation:

1 Patrick Cauvin s’inspire de cette idée pour son roman publié en 1977: E = mc², mon amour raconte la rencontre amoureuse de deux enfants surdoués que pourtant tout sépare. 11 Daniel S. Larangé Il est possible dans certains cas de remonter jusqu’à la signification profonde des édifices ; il est possible de rétablir un ensemble de croyances, l’idéal d’une religion, l’essence spirituelle enfin, à partir de vestiges informes. Cet esprit qui s’est dissous au cours des âges, mais dont le fantôme hante encore les débris calcinés, une intelligence subtile peut l’aider à resurgir. Seule cette réincarnation constitue un but digne du véritable chercheur. (37).

Le professeur Bourbon réussit même à reconstituer un sonnet à partir des cendres laissées par un poète peu avant sa mort. Sa méthode d’investigation, digne de faire pâlir Sherlock Holmes et tous ses épigones, transcende la rationalité pour se prolonger dans le merveilleux, qui n’est ni le fantastique ni le féerique, mais une réalité tellement réelle qu’elle dépasse notre sens commun du réel au point de nous émerveiller (Schuhl, 1952). La matière possède une mémoire – tout comme l’eau en posséderait une selon la controverse médiatique que les travaux de Jacques Benveniste (19352004) ont soulevée. Cette « mémoire » dans la matière inerte, au sens métaphorique du terme, constituée par les vestiges du passé, se retrouve dans la matière vivante, comme le montre l’expérience menée par le chimpanzé Hélius sur un cobaye humain. À partir de drogues, le « phénomène de l’extension » permet d’explorer la mémoire ancestrale et collective des êtres qui peuplent, tels des fantômes, chaque individu. Cette « mémoire » semble codée dans les gênes, comme le suppose la théorie de l’hérédisme soutenu par Léon Daudet (18671942) (Larangé, 2012: 18 34) et récemment repris (Zammatteo, 2014). Pierre Boulle dénonce l’orgueil des scientifiques qui ont réussi à imposer, depuis la fin des Lumières et tout au long du XIX e siècle, la science et la technique à la place de la foi religieuse et des églises (Larangé, 2014b). Il pousse à l’extrême les utopies inspirées par Claude Henri de Rouvroy comte de SaintSimon (17601825), Charles Fourier (17721837) et Auguste Comte (17981857) en mettant en lumière tous les risques dystopiques qu’elles contiennent. Il médite sur la mise en garde d’Albert Einstein à l’égard de l’idéologisation des sciences par le politique et le « faustisme »: « Les grands esprits ont toujours subi une opposition violente de la part des esprits médiocres. Il faut prévenir les hommes qu’ils sont en danger de mort… La science devient criminelle. » (Einstein, 1934: 25) Dès la Grande Guerre, l’armée a pleinement exploité les sciences au service de la mort, au point que le mécène humaniste qui a financé la découverte archéologique de l’Académie de Platon, Pan Z. Aristophron, en appelle dans un ouvrage publié en grec classique, à la formation d’un gouvernement scientifique international qui assurerait la paix et la prospérité de la planète, au moment où Adolf Hitler accède démocratiquement à la chancellerie allemande.

Au cours de leurs réunions et de leurs conversations de plus en plus fréquentes, les savants étaient arrivés à considérer qu’ils formaient de par le monde la véritable internationale, la seule valable, celle de la connaissance et de l’intelligence. La science était pour eux à la fois l’âme du monde et la seule puissance en mesure de réaliser les grands destins de celuici, après l’avoir arraché aux préoccupations triviales et infantiles des politiciens ignares et bavards (Boulle, 1971, 1998: 358).

Pierre Boulle illustre parfaitement dans ses œuvres comment l’aspiration, parfois trop zélée, à faire le bien, produit un mal total et totalitaire. Dans « Le règne des sages », la science prend le relais du politique et du religieux sans véritablement améliorer, autrement qu’en termes de confort matériel, la vie du peuple. 12 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE Les discussions scientifiques avaient remplacé les antiques querelles. Elles roulaient sur des questions de physique théorique, sur la structure interne du méson ou du photon. Il s’y manifestait autant d’ardeur et de compétence que dans les anciens débats politiques et religieux (Boulle, 1953, 1998: 72).

Deux écoles s’affrontent dans une lutte idéologique sans merci, entre les défenseurs d’une physique corpusculaire et ceux d’une physique ondulatoire, tout comme les physiciens s’opposent aux biologistes, s’accordant toutefois sur la divinité de la « connaissance », amalgame grossier de la science et de la sagesse, dans Les jeux de l’esprit (1971):

Il restait que l’idéale connaissance était le pôle commun à tous ces esprits scientifiques de cette époque. Pour les physiciens, il s’agissait d’une véritable religion ; pour les biologistes, d’une sorte d’éthique, un acte gratuit dont ils sentaient confusément la nécessité impérieuse pour échapper au désespoir du néant. Les uns et les autres estimaient que cette connaissance totale ne serait atteinte que par les efforts conjugués de l’humanité tout entière (Boulle, 1971, 1998: 376).

La différence réside dans des subtilités scolastiques qui annoncent un « nouveau moyen âge », prophétisé de Nicolas Berdiaev à Alain Minc en passant par Victor de Laveleye et Marcel Sauvage.

Qu’ils eussent la vision de la création totale d’un dieu, ou de sa découverte et de son assimilation, les physiciens s’accordaient assez bien sur un idéal situé dans l’avenir et sur une sanctification de la connaissance. Les biologistes, eux, mettaient aussi la connaissance au premier rang de leurs préoccupations (c’était même là à peu près la seule vue philosophique commune aux deux classes de savants), mais ils se défendaient farouchement contre toute tentation métaphysique (375).

Cette absence de métaphysique ramène la science à une théologie naturelle: dieu est dans la matière et le concret, rejetant toute théologie dialectique à de vaines spéculations fantasmagoriques.

Il y avait, certes, des nuances dans l’idée que les physiciens se faisaient du nouveau dieu. Il s’agissait pour les uns d’une création absolue de l’esprit humain, pour les autres, d’une découverte et d’une conquête. Les premiers parlaient d’émergence. On pouvait découvrir chez eux l’influence lointaine de Bergson, mais ils citaient plus volontiers certaines formules du Pr Samuel Alexander pour caractériser leur foi. Le monde tend vers la Divinité, disaientils, et ils ajoutaient comme lui: Ce n’est pas un dieu qui a créé le monde, mais au contraire le monde qui est en train de créer Dieu, après être passé par l’intermédiaire de l’homme. (374).

Le roman sert de prétexte à la réflexion philosophique. Boulle oppose deux grandes figures de l’épistémologie. Samuel Alexander (18591938) est un philosophe britannique représentant le courant évolutionniste et défendant le principe d’émergence dont l’influence est importante sur Alfred North Whitehead (18671941). À partir de la substance fondamentale de l'univers, l’ EspaceTemps se forme tout au long d’un processus lent et régulier, permettant d'abord aux degrés de l'Être de se constituer. L’ensemble des mouvements particuliers, spécifications du « Mouvement pur », établit la Matière. Au cours 13 Daniel S. Larangé du même processus, la Vie peut émerger de cette Matière, puis l’Esprit de la vie. Aussi, dans le même élan, « Anges » et « Dieux » en sortiront, du fait que le processus est infini: le divin (Deity ) correspond alors au degré d’existence propre à ce qui sera produit de l’Esprit. Autrement dit, chaque ordre de la réalité relève du divin par rapport à son niveau précédent et inférieur (Alexander, 1920 ; Daval, 2015). Quant à John Burdon Sanderson Haldane (1892 1964), il est un généticien britannique, membre de la Royal Society, fondateur de la génétique des populations – qui étudie la distribution et les changements de la fréquence des versions d’un gène (allèles) dans les populations d’êtres vivants –, à partir de l’application des mathématiques aux espèces vivantes, défenseur de l’eugénisme aux côtés de Julian Huxley (18871975) et concepteur de l’ectogenèse.

Les autres, de tendance panthéiste, avaient subi des influences diverses, depuis Thalès, avec son: Toutes les choses sont pleines de dieux , jusqu’à Teilhard de Chardin, en passant par le matérialisme dialectique du Pr J.B.S. Haldane, et par un certain nombre de poètes philosophes […]. Mais les physiciens de ce groupe se réclamaient surtout du père Teilhard, interprétant ainsi ce qu’ils considéraient comme sa pensée essentielle: la matière inerte n’existe pas. L’évolution obéit à un dessein cosmique. Commencée au stade de l’atome par la puissance de cette conscience cosmique diffuse dans chaque particule infinitésimale, poursuivie à l’échelle humaine avec une concentration de moyens infiniment plus importante, elle doit aboutir à une identification totale avec l’Univers, par la pénétration complète de ses mystères. (Boulle, 1971, 1998: 374) .

Les objectifs sont évidemment honorables mais la prétention prométhéenne conduit les savants au péché de l’ hybris . Dans « Le règne des sages » les deux camps qui refusent de communiquer entre eux et s’enferment dans un dogmatisme scientifique aveugle – « Ils croyaient au progrès et saluaient l’apparition d’idées nouvelles, à condition qu’elles respectassent les dogmes fondamentaux » (Boulle, 1953, 1998: 74) –, ourdissent en secret un projet climatique pour rééquilibrer la température dans les régions extrêmes. Toutefois les deux processus réalisés au même moment aboutissent à une catastrophe planétaire:

Il est vrai que les banquises des zones polaires fondirent rapidement. Une végétation luxuriante se développa dans l’Arctique et dans l’Antarctique. Mais les phoques et les pingouins n’étaient plus là pour jouir de cette métamorphose. Les Esquimaux non plus ; les Lapons, pas davantage. Tous avaient succombé dès les premiers jours, foudroyés par la chaleur et incapables de s’adapter à ces nouvelles conditions. Bien entendu, ni les Nègres d’Afrique ni les populations du Pacifique ne résistèrent mieux à la baisse de température. Tous périrent ; les uns d’insolation, les autres de froid, et la Terre fut débarrassée de quelques millions d’habitants, les moins intéressants d’ailleurs du point de vue scientifique. (Boulle, 1953, 1998: 86).

Dans Les jeux de l’esprit (1971), le gouvernement scientifique et les Nobels sont contraints de trouver une solution face à une humanité apathique qui dépérit dans de profondes dépressions, alors qu’elle ne connaît plus aucune entrave matérielle: « la moyenne de travail journalier n’était que de deux heures, suffisante pour assurer à tous une vie aisée » (Boulle [1971], 1998: 400). L’excès de bonheur devient ainsi insupportable, comme le décrit déjà Ira Levin (19292007) dans The Perfect Day (1970). Cet essoufflement d’enthousiasme,

14 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE sorte de culture de la mort qui étouffe tout élan vital, est à l’origine des dérives qui frappent le monde: « En ce début du XXI e siècle, un peu partout sur notre planète, les dirigeants étaient las de gouverner, harassés par leurs efforts stériles pour résoudre des problèmes hors de leur compétence, et cette situation était sentie confusément par tous les peuples. » (Boulle, 1971, 1998: 391). En effet, les gouvernants, si savants, reconnaissent que « nous ne ferons rien de grand sans passion et c’est ce qui semble faire défaut » (Boulle, 1971, 1998: 392). L’entropie, caractérisant le degré de désorganisation ou de manque d’information d’un système, touche alors la société: selon les recherches menées par Claude Elwood Shannon (19162001), plus la source émet d’informations diverses, plus l’entropie (ou incertitude sur ce que la source émet) est grande (Shannon, 1948: 379423 et 623656). D’où le paradoxe: plus la société scientiste soutient une politique éducative favorisant l’instruction générale et l’accès gratuit à la connaissance, moins les masses apprécient le savoir et plus elles rechignent à apprendre, aspirant à l’ignorance et cultivant dans la superstition. Les suicides se répandent alors comme une endémie au point de menacer l’équilibre mondial (Boulle, 1971, 1998: 428) car plus aucune croyance ne condamne l’âme du suicidé aux pires peines de l’audelà. Le désenchantement, selon l’expression de Max Weber (18641920), est le lot de la postmodernité (Gauchet, 1985): là où la science envisageait de séculariser le monde, la technique est arrivée pour le réenchanter. (Weber, 1919).

3. La religion universelle des loisirs Dans Les Jeux de l’esprit (1971), les plus éminentes matières grises finissent par retrouver une approche mystique de leur discipline, comme le reconnaît un brillant astrophysicien à la fin d’un cycle de conférences publiques visant à galvaniser le peuple à renouer avec l’apprentissage et la curiosité scientifique. Acculé par l’urgence de la situation et l’impasse à laquelle il ne semble pas y avoir de solution rationnelle, l’esprit positiviste accède à la beauté et la puissance de la poésie d’autrefois:

« Soupirs d’un cœur fabuleux, le cœur de la Divinité !... La comparaison se trouve dans Eurêka de Poe, dont je leur ai lu les dernières pages. Peutêtre doisje m’en excuser, mais ce poème cosmologique m’a toujours inspiré une émotion intense […], que je m’efforçai de leur communiquer. Par quel sortilège, en se basant sur des observations inexactes de son temps, en ignorant tout des théories d’Einstein et de la dilatation de l’Univers, en invoquant des lois physiques partiellement fausses, et par une série de raisonnements imparfaits, Poe estil parvenu à une conception d’un monde qui paraît aujourd’hui probable à certains de nos plus grands savants ? Je les laissai méditer sur ce paradoxe. « Je vous assure, mon cher ami, que j’ai fait l’impossible pour leur inspirer un peu de la passion qui nous anime. J’ai conclu par une dernière citation, ces mots d’Einstein luimême: L’expérience religieuse cosmique est la raison des plus fortes et des plus nobles recherches scientifiques . » (Boulle, 1971, 1998: 408).

Les jeux de l’esprit (1971) est un roman dystopique injustement négligé car il annonce, en France, la politique du spectacle qui soutient la culture du consumérisme: « […] le monde, s’il ne cherchait pas à s’enrichir l’esprit en pénétrant les secrets de la science, était de plus en plus intéressé par les conséquences matérielles des découvertes faites par celleci, au point de 15 Daniel S. Larangé réclamer à chaque instant des résultats pratiques plus importants et plus raffinés » ( 422423). Confusion entre le Bien et les biens: le confort personnel devient le principe d’une démocratie vouée à la démagogie.

Chaque famille voulait avoir sa maison particulière avec piscine. Cette soif de bienêtre, ce désir du monde de s’approprier les acquisitions de la science et de la technique sans en comprendre l’esprit et sans avoir participé à l’effort intellectuel de découverte, ne se limitaient pas aux habitations. Pour les satisfaire, il fallait construire des villes nouvelles, où les rues et les places étaient chauffées l’hiver et rafraîchies l’été. Ces cités devaient être reliées par un réseau de communications assez important pour éviter tout encombrement, même aux époques de grandes migrations, et aussi par un service de machines volantes permettant d’aller n’importe où à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, avec des aires d’atterrissage en assez grand nombre dans la ville même, pour limiter les pertes du temps. (423424).

La culture de l’urgence prend le relais alors que les distances sont sans cesse abolies. La guerre contre l’espace une fois remportée se transforme en une haine du temps qui passe trop vite, même lorsqu’on n’a plus rien à faire. Summum de l’absurdité de notre postmodernité: moins il y a de tâches à accomplir, plus le temps vous manque (Bouton, 2013 ; Finchelstein, 2011 ; Aubert, 2004). Or ce nouveau rapport au temps efface définitivement la notion de prospective et élimine tout future et passé pour instaurer l’ère de l’éternel présent (Lane, 1973 ; Laïdi, 2000). L’humanité est finalement décevante. Tout effort pour élever l’esprit semble vain, même si une minorité parvient à se réaliser pleinement. Le pessimisme de Boulle, en ce qui concerne l’humain, n’est éclairé que par le merveilleux que peut réserver la nature. Ce merveilleux relève du réalisme fantastique. Il s’agit d’un mouvement de contreculture des années 1960, relayé par la revue Planète , courant de pensée et de recherche à vocation scientifique, ayant pour objet l’étude de domaines considérés comme exclus à tort par la science officielle. L’acte fondateur du réalisme fantastique est le livre de Jacques Bergier et Louis Pauwels intitulé Le Matin des magiciens (1959). L’ingénieur chimiste et écrivain de grande culture Jacques Bergier se pose en héritier de Charles Hoy Fort (18741932), qui avait entrepris de recenser et d’expliquer divers phénomènes inexpliqués, et dont il a préfacé l'édition française de The Book of Damned (1919). En effet, les miracles et prodiges qui se produisent dans les récits de Pierre Boulle ne sont que des phénomènes rationnels qui n’ont pas encore trouvés d’explication scientifique car la science ne saurait jamais être absolue. Ainsi le Docteur Maurelle – chez qui « les cellules de son cerveau étaient ainsi agencées que, lorsque des analyses médicales tendaient à faire conclure à un miracle il était, lui, invinciblement incité à supposer que quelque erreur s’était glissé dans ces analyses » (Boulle, 1978, 1998: 575) –, rédigetil sa plaquette publicitaire en faveur du navire sur lequel il exerce, le pétrolier nucléaire Gargantua, alias « Le Bon Léviathan », dans les termes suivant:

On nous avait accusés d’exterminer les poissons. Nous les faisons proliférer en nombre et croître en grosseur. On nous avait accusés de provoquer des cancers. Aujourd’hui, nous pouvons affirmer: l’expérience prouve que, dans certaines circonstances, nous pouvons au contraire guérir des maux de cette sorte. La chaîne de ces événements, qui apparaissent comme des

16 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE prodiges mais qui ont sans doute des causes naturelles, vatelle se rompre ? Nous serions bien ingrats envers la Providence de nourrir un tel pessimisme. Je pense pour ma part que cette chaîne est solide et que nous n’avons encore été témoins que des faibles possibilités du miracle nucléaire. Je crois qu’il faut hardiment envisager pour l’avenir... (576).

Toutefois les fantasmes se doivent d’être entretenus dans la société car ils forment les mythes nécessaires à l’existence collective. Vouloir démythologiser le réel, comme tend à le faire, à la suite de Rudolf Bultmann (18871976), une grande partie du christianisme, risque d’accélérer le délitement social et participer au déclin de la société, en accord avec l’explication de Roland Barthes (19151980): « une de nos servitudes majeures: le divorce accablant de la mythologie et de la connaissance. La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière, maintenues stagnantes dans l’erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d'ordre » (Barthes, 1957: 7273). Les jeux restent dans la société postmoderne le principal producteur de mythes. Betty, la psychologue chargée de l’Instruction, convainc le gouvernement scientifique d’y investir des sommes de plus en plus faramineuses afin d’entretenir la foule dans un état d’émotions fortes par la contemplation de spectacles toujours plus violents, obscurcissant du coup sa raison et ses occasions de méditer sur sa propre vanité. « Les jeux, répliqua Betty, les jeux sont indispensables. L’instinct ludien est encore trop vivace dans le monde, vous le reconnaissez vousmêmes, pour que nous puissions le négliger et ne pas lui donner quelques satisfactions, au début tout au moins. » (Boulle, 1971, 1998: 402). Or, s’il y a bien des jeux rationnels, ceux qui attirent la foule ne le sont guère. Les jeux de hasard favorisent une superstition « indispensable » (412) et les épreuves physiques magnifient la force au détriment de l’intelligence. Par humanisme, le gouvernement scientifique opte en faveur d’une politique de la bestialité et de l’abrutissement en organisant des jeux du cirque à une échelle planétaire. Ainsi, le jeu devient peu à peu une thérapie car l’homme une fois confronté à la possibilité de sa propre mort reprend goût à la vie. Méthode morbide pour chasser la morbidité qui contamine la société.

Ces distractions, que le ministère de la Psychologie envisageait sous forme de jeux, devraient être de nature à redonner confiance dans la valeur humaine à l’individu qui le pratiquerait et au spectateur qui les contemplerait, cela d’une manière frappant l’imagination et les sens. On arriverait ainsi, par un enchainement logique, à concevoir des compétitions brutales, violentes, mettant en jeu toute l’énergie des participants. (441).

Le jeu devient toutefois une activité qui détourne de la réalité par la distraction. Cette distraction répond au besoin de déresponsabilisation, largement partagé dans une société de plus en plus anxiogène. Dans ses principes, la démocratie suppose le partage des responsabilités. Or cette démocratie est sacrifiée en faveur d’un retour à des illusions plus rassurantes. D’où le culte du jeunisme (Boia, 2006 ; Mazaurette, 2009 ; Bégaudeau et Sorman, 2010 ; Boutinet et Dominice, 2011), phénomène apparu dans les années 1970 dans la continuité du « babyboom », et du ludisme généralisé: le travail est un jeu comme l’école en est un autre… Manière de concevoir le monde comme un spectacle où chacun aspire à son quart d’heure de gloire ! Ainsi permetil de former des « vedettes » qui représenteraient les 17 Daniel S. Larangé héros modernes, pâles symboles de la médiocrité ambiante, reflets dans lesquels chaque spectateur pourrait s’y reconnaître. « Le monde souffre entre autres maux d’un manque de vedettes , affirma Betty, et ce n’est pas un des aspects les moins importants de note programme que de tendre à en faire apparaître […]. Je vous le dis aujourd’hui: un État mondial ne peut se passer de vedettes mondiales. » (Boulle, 1971, 1998: 442). Les combats individuels ou par équipes sont ensuite relayés, à plus grandes échelles, et les matches finissent par prendre les allures d’un affrontement armés opposant l’équipe des Physiciens à celle des Biologistes. Afin de montrer la toutepuissance de la science, chaque équipe recourt à des scientifiques qui mettent leur connaissance au service de la destruction. La guerre est ainsi brusquement esthétisée et les spectateurs insensibles aux massacres auxquels ils assistent, hypnotisés par les explosions et le sang versés:

Féérie d’un caractère surnaturel, d’une intensité dramatique jamais encore atteinte, cette représentation en direct d’un affrontement colossal, à l’issue incertaine, entre champions connaissant toutes les ressources de leur art, créait une atmosphère de passion et de surexcitation nerveuse à laquelle personne ne pouvait échapper. Le spectre de la mélancolie était conjuré. (461).

L’épopée verse dans le lyrisme quand l’homme s’est déshumanisé. L’ homo ludens sonne le glas de l’histoire de l’humanité: le jeu devient totalitaire et chacun aspire à y participer, au risque même d’en succomber.

Ce long travail de préparation était devenu un jeu luimême, jeu de patience, jeu d’intelligence, jeu exigeant toutes les ressources de l’esprit, ne provoquant pas la passion furieuse de la compétition, mais tenant cependant le monde en haleine, avec parfois des poussées de fièvre pouvant le hisser aux plus hauts sommets. En effet, bien qu’une partie de ce travail préliminaire fût effectuée dans l’ombre, le nombre des participants rendait le secret impossible. L’humanité ne manquait pas de moyens d’être informée des progrès et se tenait à l’affût des indiscrétions fréquentes ainsi que des affaires d’espionnage dont la presse parlait à mots couverts, ou que l’on devinait en apprenant l’exécution sommaire de tel ou tel traître. (465).

Les scientifiques participent activement à cet étrange engouement populaire. Dès lors l’issu ne peut qu’être apocalyptique: les biologistes déciment les troupes des physiciens en déversant des dérivés du bacille du choléra. Face à l’hécatombe, le dernier Physicien appuie sur un bouton pour qu’un avion téléguidée lâche une terrible bombe nucléaire sur les derniers rescapés biologistes, fier ainsi d’être le gagnant de l’ultime partie !

4. Conclusion Comme le signale à juste titre Natacha VasDeyre, Pierre Boulle appartient bien à ces Français qui ont écrit l’avenir. Son œuvre est une œuvre engagée dans laquelle il propose, en digne homonyme du philosophe et mathématicien autodidacte George Boole (18151864), une réflexion logique à partir des suppositions que lui offrent la situation de son époque, faisant le pendant romanesque aux fameuses conférences de philosophie mathématique intitulées: The Right Use of Leisure , The Claims of Science et The Social Aspect of Intellectual Culture.

18 SCIENCE SANS CONSCIENCE… LA RUINE DE L’AME SELON PIERRE BOULLE Les promesses de la science sont aussi disproportionnées que ses ambitions. Pierre Boulle en est le premier conscient et les probabilités concourent vers une plus grande méfiance car ce n’est pas tant la logique scientifique qui est remise en cause que la nature humaine: l’homme est définitivement un animal en train de perdre son humanité. C’est pourquoi la question de l’esprit est si importante dans chacun de ses textes: la spiritualité resterait l’ultime étincelle de notre véritable divinité. Or le vent de la postmodernité souffle sur l’homme et mécanise à tours de bras toutes les activités où cette spiritualité tente désespérément de se réfugier (Eiss, 2014): il s’agit désormais de l’éradiquer de nos gênes (Josephson, 1993, 583 ; Jones, 1996).

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22 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE…

Nicolas Mary

Université d’Angers

Abstract: The revolutionary upheavals of the nineteenth century established utopia in historical time. Utopia became then a vision of the future, the end of History. For a long time, the Soviet Union somehow embodied faith in the possible, the needful advent of an ideal society. To such an extent that, according to some, the fall of the Berlin Wall meant not only the end of communism but also the end of utopia itself. But it seems that men can hardly do without a utopia. That’s the reason why, one of the consequences of the fall of the USSR have been the promotion of western liberal democracy to the rank of utopia. Indeed, in 1989, Fukuyama argued that the end of the Cold war could mean “the end of history as such”, insofar as it would correspond to “the end point of mankind's ideological evolution and the universalization of Western liberal democracy as the final form of human government”. Escaping this way from History, democracy became a utopia in its turn. Globalia, the dystopic novel written by Jean Christophe Rufin can be read as an answer to Francis Fukuyama. The author tries to show that not only western democracy stops being seen as a utopia, but that we are witnessing a drift toward what Crouch calls “postdemocracy”. In short, 1989 was not the end of History . Keywords : satirical utopia, dystopia, postdemocracy, end of History, globalization.

1. L’utopie, la dystopie, la fin de l’histoire

1.1 L’utopie comme fin de l’histoire… Jusqu’au XVIIIème siècle, les récits utopiques exploraient volontiers une géographie de l’impossible, ce qui tendait à les faire apparaître comme une variante de la littérature de voyage. Les sociétés idéales décrites étaient en effet contemporaines de celles critiquées et s’épanouissaient dans des lieux imaginaires, tout aussi inaccessibles que la forme de perfection qu’elles incarnaient. Mais à la suite des bouleversements révolutionnaires de la fin du XVIIIème, c’est essentiellement dans le temps que les utopistes vont chercher à voyager. Et ceci modifie sensiblement les enjeux attachés à l’utopie dans la mesure où elle ne se contente plus d’être une projection imaginaire dans un espace fictif, mais elle devient aussi un projet politique. Ceci, explique Roland Schaer, l’installe « quelque sorte dans le temps historique, et d’abord comme sa fin » (Schaer, 2000: 19), puisque ce qui est parfait ne saurait être changé. Au XXème siècle, c’est l’URSS qui a su incarner un temps cette foi en la nécessité historique d’un avenir radieux. Mais la fin de la guerre froide va une nouvelle fois changer la donne. En effet, quelle qu’ait pu être la réalité soviétique, son existence en ellemême figurait la possibilité d’une alternative au capitalisme occidental.

23 Nicolas Mary Du coup, comme le note Krishan Kumar, sa disparition a suggéré non seulement la fin du socialisme, mais aussi la fin de l’utopie ellemême. […] Mais le monde ne saurait apparemment se passer d’une image utopique. De fait, l’une des conséquences directes de la chute du communisme a été l’élévation de la société libérale de marché au rang d’utopie. (Kumar, 2000: 256)

Aussi, dans son fameux article intitulé « La fin de l’Histoire ? », Francis Fukuyama avaitil avancé que la chute du communisme marquait « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie occidentale comme forme finale de gouvernement humain » (Fukuyama, 1989: 458). Elle annonçait l’avènement d’une ère posthistorique en tant qu’elle achevait le triomphe définitif dans les consciences d’une idée démocratique associée à la « culture de consommation occidentale », qui inexorablement, allaient s’étendre dans le monde réel . C’est ainsi le libéralisme politique et économique qui, en sortant de l’Histoire, devenait une utopie… Cette thèse n’avait pas manqué alors de susciter de nombreuses réponses. Citons notamment, pour les plus célèbres, celle de Samuel Huntington, de Jacques Derrida, de John Kenneth Galbraith, et cætera . Le roman Globalia de JeanChristophe Rufin peut être lu comme une autre réplique à Francis Fukuyama 1 qui s’inscrit dans une tradition où utopie et anti utopie se posent en interlocutrices des sciences sociales et politiques. L’auteur s’y efforce de donner à voir ce à quoi pourrait ressembler cette fin de l’Histoire, un monde où les dynamiques identifiées par Fukuyama auraient été conduites à leur terme, de montrer une démocratie poussée aux limites de ses dangers. L’action se déroule donc dans un futur indéterminé, mais que l’on devine assez proche, où le libéralisme politique et économique, semble avoir triomphé non seulement dans le domaine des idées et des consciences mais aussi dans le monde réel, où « l’esprit du Marché commun », dont Fukuyama fait une caractéristique majeure du monde posthistorique, s’est largement globalisé, où ne subsiste plus que Globalia, une démocratie en théorie universelle et parfaite, sorte d’incarnation de l’accomplissement définitif de cette « mondialisation heureuse » annoncée par Alain Minc… (Minc, 1997)

1.2. Globalia, entre utopie satirique et dystopie… Globalia peut être considéré à la fois comme une dystopie et comme une utopie satirique. En effet, dans « Utopies, thèmes et variations », Lyman Tower Sargent définissait l’utopie satirique comme une « société imaginaire décrite avec un grand luxe de détails, généralement située dans le temps et dans l’espace et présentée par l’auteur au lecteur contemporain comme une critique de la société où ils vivent tous deux » (Tower Sargent, 2000:20). Or, par la charge qu’il porte contre les sociétés occidentales et la mondialisation, Globalia relève effectivement de l’utopie satirique. JeanChristophe Rufin y recourt volontiers à un procéder que M. Keith Booker a appelé la « défamiliarisation », dont le principe est le suivant: En situant leurs critiques de la société dans des contextes spatialement ou temporellement éloignés, les fictions dystopiques offrent de nouvelles perspectives sur des pratiques sociales

1 Et ce que bien que l’auteur se réfère lui explicitement à Alexis de Tocqueville, qu’il cite dans la postface. Nous noterons tout de même que l’on peut trouver chez Tocqueville les prodromes de l’idée de la démocratie comme fin de l’histoire: citation sur les révolutions… 24 GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE… et politiques problématiques et qui, sans cela, pourraient être prises pour acquises ou considérées comme naturelles et inévitables. (Booker, 1994: 38) Mais comme il s’agit ici de la critique d’un modèle de société que d’aucuns ont investi d’une dimension utopique, Globalia doit aussi être appréhendé comme une dystopie, telle que la définit Gary Saul Morson, à savoir une forme d’anti utopie qui discrédite l’utopie en décrivant les effets probables de sa réalisation (Morson, 1981: 115116). Pour cette raison, les pratiques contemporaines dénoncées sont aussi parfois radicalisées de manière à leur donner valeur d’alarme.

1.3. L’utopie comme objet double… Par ailleurs, selon Krishan Kumar, utopie et anti utopie ont en commun de traiter « de sociétés portées à leur perfection, la seule différence étant le signe qu’elle leur attache – positif ou négatif » (Kumar, 2000: 256). Or, ce que le roman tend à illustrer, c’est le fait que cette différence n’est jamais en réalité qu’une question de point de vue, que le rêve parfait de l’un peut très bien être le cauchemar de l’autre. Roland Schaer, écrit de cette dialectique qu’elle « fait apparaitre l’utopie comme un objet double, l’accomplissement utopique comme ce qui présente, par construction, une face radieuse et une face sombre. »(Schaer, 2000: 19) Keith Booker illustre à merveille cette dualité fondamentale par la description qu’il donne de Disneyland: un monde à la fois féérique et harmonieux où des visiteurs du monde entier viennent partager un moment de détente, et un monde profondément effrayant où ces visiteurs acceptent docilement d’être conduits comme du bétail, de voir ce qu’ils sont censés voir, d’acheter ce qu’ils sont censés acheter, et ce quelle qu’en soit l’inutilité. Ainsi, résumet il, « Disneyworld est à la fois l’idéalisation du rêve américain et la société carcérale idéale du capitalisme de consommation. » (Booker, 1994: 7) Ce constat peut aisément être étendu à Globalia…

2. Globalia comme « etat homogène universel »

2.1. De l’utopie globalienne … Comme beaucoup de ses devancières Globalia est surgie d’une « période violente et troublée », marquée par « de graves convulsion ethniques et religieuses, la montée des fanatismes et des extrémismes » (Rufin, 2005: 335). De ce chaos est né le rêve de « fonder une démocratie que l’Histoire épargnerait ; libérer les hommes de l’éternelle récurrence de leurs utopies et de leurs crimes ; en finir une fois pour toute avec cette géographie meurtrière des peuples et de leur bout de terre » (Rufin, 2005:468). Globalia se veut en effet une sorte d’achèvement de l’Etat universel homogène post historique annoncé par Alexandre Kojève en 1947 dans son Introduction à la lecture de Hegel, et auquel Francis Fukuyama se réfère volontiers:

L’Histoire, écrit Kojève, s’arrête quand l’Homme n’agit plus au sens fort du terme, c’estàdire ne nie plus, ne transforme plus le donné naturel et social par une lutte sanglante et un Travail créateur. Et l’homme ne le fait plus quand le Réel donné, lui donne pleinement satisfaction en réalisant pleinement son Désir, qui est chez l’Homme un Désir de reconnaissance universelle de sa personnalité unique au monde. (Kojève, 1947: 467)

25 Nicolas Mary La fin de l’Histoire coïncide donc selon lui avec la reconnaissance de l’Homme en tant qu’Individu, ce qui ne peut être pleinement réalisé que dans le cadre de l’Etat universel et homogène. L’Etat universel en termine avec les guerres entre Etats, tandis que l’Etat homogène met fin aux luttes sociales ou inter individuelles pour la reconnaissance qui sont les sources des révolutions. Ainsi Globalia est une démocratie universelle séparée de territoires inconnus et interdits par des verrières infranchissables. On l’aura compris, elle n’est jamais qu’une transposition de « l’Etat Unique » enclos par le mur vert de Nous Autres de Zamiatine. A l’intérieur de cet espace protégé, la nationalité a été abolie et la religion « neutralisée ». Pour Kojève en effet, le fait de n’être reconnu par l’Etat que comme le « représentant ‘‘interchangeable’’ d’une sorte d’‘‘espèce’’ humaine » (nation, race, et cætera ) (Kojève, 1947: 507) suscite des frustrations et donc des conflits. Aussi s’eston attaché à effacer les identités collectives héritées de l’Histoire pour qu’elles ne soient plus facteurs de division 2. Pour cette raison, en Globalia « la relation entre les peuples, leur histoire et leur terre a été déclarée notion antidémocratique » et ont été promulguées des lois sur la « Préservation de la Vérité historique », qui « ont limité l’usage identitaire de l’Histoire ». On a été jusqu’à substituer à « la notion historique de ‘‘date’’ », considérée « comme trop agressive et donnant lieu à des ‘‘fixations pathologiques’’ », « le concept de ‘‘climat d’époques’’. » (Rufin, 2005: 7684) Francis Fukuyama considérait par ailleurs qu’il ne fallait pas trop accorder d’importance à la montée du fondamentalisme religieux dans la mesure où, expliquetil, « d’autres pulsions religieuses, moins autoritairement organisées, ont réussi à se satisfaire tout à fait bien dans le cadre de l’existence personnelle que permettent les sociétés libérales » (Fukuyama, 1989: 466). Or, ce sont précisément ces pulsions que voit à l’œuvre en Globalia où « Non de Tous » est le seul juron toléré car il ne heurte aucune minorité et où la religion a été gagnée par un consumérisme très contemporain, ce que montre clairement un passage qui décrit un personnage représentant le parfait globalien et dont la quête spirituelle se résume à une accumulation d’objets cultuels empruntés à diverses religions:

De son passage dans plusieurs sectes d’inspirations variées, subsistaient dans la pièce des morceaux épars d’uniformes et des accessoires mystérieux: chasubles à inscriptions aussi étranges que frappantes, médailles et pendentifs où des compas chevauchaient audacieusement des équerres, où des svastikas s’enlaçaient à des étoiles de David. Un temple bouddhique en plâtre s’écaillait dans un coin, cependant que les dernières offrandes, qui remontaient à loin, achevaient de pourrir sur son seuil. (Rufin, 2005: 103)

Cela n’empêche pas une étroite surveillance puisque « Les églises, les mosquées, les synagogues, les sectes […] sont truffés d’indicateurs. » L’objectif est de prévenir une résurgence des fanatismes religieux, dont la menace est sans cesse agitée au travers d’une mise en scène d’actions terroristes perpétrée par diverses sectes. Globalia est de la sorte devenue homogène, c’estàdire que n’y subsistent plus que des individus pleinement reconnus. La priorité politique y va à «l’épanouissement

2Ceci d’autant plus que Fukuyama concédait luimême qu’il s’agissait là de « pulsions qui ne sont pas complètement apaisées, même dans certaines parties du monde ‘‘post historique’’. » 26 GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE… individuel » (Rufin, 2005: 99). Pour Francis Fukuyama, s’est en garantissant leurs droits que « la démocratie libérale moderne ‘‘reconnaît’’ tous les hommes universellement » (Fukuyama, 2008: 236). Et en effet, en Globalia, ces droits sont nombreux, à commencer par celui « à une vie longue et pleine ». Ils sont sans cesse étendus, jusqu’aux plus improbables. Figure ainsi dans la constitution un « droit à la déviance » (Rufin, 2005: 33). On apprend même qu’il existe un droit à la « différenciation physique » (Rufin, 2005: 289) qui permet de se faire greffer des organes supplémentaires.

2.2… A la dystopie Mais en fait de démocratie parfaite, Globalia est plutôt une parfaite illustration de la forme de despotisme qui, selon Tocqueville, menace les régimes démocratiques et qui, par certains aspects, est déjà à l’œuvre dans les sociétés occidentales contemporaines: un despotisme « plus étendu et plus doux » qui « dégraderait les hommes sans les tourmenter. » (Tocqueville, 1961:434). Les Globaliens sont certes apparemment heureux, ou persuadés de l’être… mais ils sont profondément pathétiques… Ils incarnent cette « foule innombrable d'hommes semblables et égaux, imaginée par Tocqueville, qui tournent sans repos sur eux mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres » (Tocqueville, 1961: 434). En Globalia, non seulement l’engagement et l’action collective n’ont plus droit de cité, mais même la famille n’existe plus vraiment. Le mariage est devenu extravagant et les enfants sont perçus comme des freins à l’épanouissement individuel. De même, l’amitié ne se rencontre guère plus que chez les marginaux… Globalia vérifie par conséquent ce qu’Alain Caillé a défini comme « l’hypothèse parcellitariste »:

… là où les totalitarismes historiques entendaient subordonner étroitement tous les individus et toutes les dimensions de l’existence sociale à la loi de la totalité en mouvement, expliquetil, la forme parcellitaire qui s’esquisse peutêtre désormais tend à transformer toute chose, tout être ou toute pensée en parcelles soumises à la loi du mouvement brownien des particules élémentaires. Ce mouvement parcellitaire, comme les mouvements totalitaires avant lui, se greffe sur l’idéal démocratique. Il s’en empare, prétend le pousser à son paroxysme et le réaliser intégralement pour en définitive s’en nourrir et le vider de son sens et de sa force. Il représente une perversion de l’idéal démocratique symétrique à sa perversion totalitaire. (Caillé, 2005: 99)

Sur le plan politique, Globalia s’apparente en fait à ce que Colin Crouch appelle une post démocratie, à savoir un système qui malgré sa façade démocratique, est dominé par des groupes d’intérêts et qui a abandonné sa capacité décisionnelle à des structures oligarchiques invisibles. (Crouch, 2013: 1112) On peut ainsi lire la confession d’un homme politique globalien: « Vous savez ce que c’est notre métier ? […] Du théâtre, voilà tout. Nous représentons, cela dit bien ce que cela veut dire. » Les élections sont certes très nombreuses, mais l’abstention se situe à la chaque fois autour de 98%, car, comme le l’explique le même personnage: « C’est la grande sagesse du peuple, voyezvous. Les gens ne se dérangent que pour les élections qui ont un sens. » (Rufin, 2005: 292) La presse est naturellement l’un des piliers de l’édifice qui joue un rôle de diversion. Les résultats sportifs constituent ainsi l’essentiel des bulletins d’information (Rufin, 2005: 27 Nicolas Mary 70). Le travail de journaliste consiste non plus à enquêter, ni même à commenter les dépêches envoyées par les agences de presse, mais à recueillir les versions officielles. Du reste, l’un des services les plus prestigieux est celui des… faits divers… Mais au fond, pourraiton dire, qu’importe l’impuissance des politiques dès lors que chacun est pleinement satisfaisait du Réel. En effet, comme l’écrit Fukuyama:

Dans ‘‘l’Etat homogène universel’’, toutes les contradictions antérieures sont résolues et tous les besoins humains sont satisfaits. Il n’y a plus ni lutte ni conflit à propos de ‘‘grands’’ problèmes et, par conséquent, il n’y a plus besoin de généraux ou d’hommes d’Etat: ce qui demeure, c’est essentiellement l’activité économique. (Fukuyama, 1989: 459)

Or, force est de constater que cet « Etat homogène universel » n’a pas résolu toutes les contradictions antérieures. Globalia ne déroge pas seulement au principe démocratique dont elle se réclame, sa devise, « liberté, prospérité, sécurité » est aussi passablement mensongère. Le roman a été écrit avant le déclenchement de la crise de 2007 et on n’y trouve pas une dénonciation du capitalisme aussi directe que dans des fictions dystopiques postérieures, proposées notamment par le cinéma 3ou même avant dans le jeu vidéo Bioshock 4… On ne sait que peu de chose en fait de son organisation économique. On découvre néanmoins au fil du roman que, si une minorité vit secrètement dans l’opulence en s’affranchissant des règles communes, la prospérité qu’elle offre à la masse de ses citoyens est très relative. Certes, personne ne meurt de faim et tous ont droit à un revenu garanti à vie: le « minimum de prospérité », mais les Globaliens doivent se contenter par exemple de logements très petits et surtout, acquérir sans jamais véritablement posséder. Ils sont dans l’Etat de frustration permanente induit par une société de consommation poussée à son paroxysme…La publicité est partout, jusque dans les prisons, et il est antisocial de vouloir s’y soustraire, etc. De plus, la sécurité est non seulement fictive, mais Globalia ne tient au contraire que grâce à une peur que l’on s’attache à entretenir: « La cohésion de Globalia, expliqueton, ne peut être assurée qu’en sensibilisant sans relâche les populations à un certain nombre de dangers: le terrorisme, bien sûr, les risques écologiques et la paupérisation. Le ciment social doit être la peur de ces trois périls et l’idée que seule la démocratie globalienne peut leur apporter remède. » (Rufin, 2005: 332) A tel point, que quand les véritables menaces ont disparu, il faut en fabriquer, ce qui évoque naturellement Orwell… Enfin, la liberté totale dont disposent les Globaliens et qui est régulièrement clamée est là encore purement formelle. On est en fait dans la situation identifiée par Michel Foucault dès les années 1970. C’estàdire que l’extension des libertés va de pair avec une normalisation des conduites, ce qui fait qu’une « sourde indignation est perceptible chaque fois que l’on émet des avis discordants ».

La liberté d’expression était totale en Globalia. Cependant, bien peu de gens s’écartait, dans leurs propos, des opinions convenues. Officiellement, il n’y avait rien à craindre à dire ce qu’on voulait. Pourtant une sourde indignation était perceptible chaque fois que l’on émettait des avis

3Time out d’Andrew Niccol (2011) 4 Jeu dystopique, conçu par Ken Levine en 2007 comme une sorte de réponse au roman Atlas Shrugged d’Ayn Rand. 28 GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE… discordants, surtout s’ils contenaient des critiques à l’égard de la société globalienne. Il était admis par tous que Globalia était une démocratie parfaite et que c’était une chance immense d’y vivre. (Rufin, 2005: 186)

Ceci rappelle également ce qu’écrivait Tocqueville sur la tyrannie de la majorité… Toujours selon Michel Foucault, l’une des caractéristiques « d’une société qui est en train de cesser d’être une société juridique articulée essentiellement sur la loi » pour devenir « une société essentiellement articulée sur la norme » est la difficulté qu’éprouve « l’institution pénale ellemême à accepter en tant que tel l’acte pour lequel elle est faite: porter une sentence. Comme si punir un crime n’avait guère de sens, on assimile de plus en plus un criminel à un malade, et la condamnation peut passer pour une prescription thérapeutique. » (Foucault, 2001: 74) Or, en Globalia l’institution pénale est clairement réticente à s’assumer en tant que telle. Les prisonniers sont effectivement traités par des psychologues, vivent dans des cellules particulières, leurs menus sont adaptés à leurs désirs et surtout, ils voisinent avec des citoyens ordinaires pour « atténuer l’exclusion dont ils auraient pu être victime ». « Dans une société de liberté, peuton lire, il était essentiel de faire comprendre que rien, pas même ce geste de rupture qu’est le crime, ne pouvait vous exclure. » (Rufin, 2005: 64) En Globalia, la liberté est aussi subordonnée à l’impératif de sécurité dans une rhétorique imitée de la « double pensée » de 1984 : « la liberté, c’est l’esclavage ». Ainsi peut on lire au début de roman: « les limites, c’est la liberté ».

Globalia, où nous avons la chance de vivre […] est une démocratie idéale. Chacun y est libre de ses actes. Or la tendance naturelle des êtres humains est d’abuser de leur liberté, c’estàdire d’empiéter sur celle des autres. LA PLUS GRANDE MENACE SUR LA LIBERTE EST LA LIBERTE ELLEMEME. Comment défendre la liberté contre ellemême ? En garantissant à tous la sécurité. La sécurité, c’est la liberté. La sécurité, c’est la protection. La protection, c’est la surveillance. LA SURVEILLANCE, C’EST LA LIBERTE. […] La protection, ce sont les limites. LES LIMITES, C’EST LA LIBERTE. (Rufin, 2005: 67)

Plus généralement, en Globalia on a poussé très loin une tendance là aussi très contemporaine à modifier la définition de l’idéal pour la faire correspondre à la réalité. Ce n’est qu’à ce prix qu’elle peut se croire parfaite. Cela passe par exemple par une résolution des problèmes exclusivement « sémantique » qui n’est pas encore sans rappeler la novlangue. Le chômage a été vaincu par une loi sur « l’équivalence travailloisirs », qui a tout simplement interdit l’usage de ce « mot archaïque » et transfiguré un problème social en choix de vie:

Depuis les nouvelles lois sur ‘‘l’équivalence travailloisirs’’, le mot archaïque de chômage était officiellement banni. Chacun était libre de remplir une occupation – jadis appelée travail – de son choix – ou de se consacrer à des activités de son choix – ce qui correspondait dans les anciennes terminologies à la notion de loisirs. Aucune préférence n’était donnée à l’une ou à l’autre de ces options. Elles étaient aussi bien rétribuées l’une que l’autre, c’estàdire en vérité aussi mal, si l’on considérait les emplois courants. » (Rufin, 2005: 358)

29 Nicolas Mary De même, on ne saurait être renvoyé de son emploi en Globalia, on peut en revanche bénéficier d’une « forte accélération de carrière », c’estàdire que la dite carrière a été tellement accélérée qu’elle est arrivée à son terme… Au final, le bonheur des Globaliens se trouve aussi artificiel que leur environnement. L’enthousiasme affiché en toute circonstance est souvent « forcé » (Rufin, 2005:181). La « culture de consommation occidentale » dont la diffusion est, selon Fukuyama, inéluctable et caractéristique des sociétés post historiques, est donc loin d’apporter le bonheur…A la fin du roman, on peut lire ce constat sans appel:

Le système globalien creusait chez ceux qui lui étaient livrés un trou béant: celui d’un permanent désir, d’une insatisfaction abyssale, capable d’engouffrer, sans en être jamais comblé, toutes les productions que la machine commerciale pouvait proposer. Ce qui restait dans ces regards c’était le pur vestige, à un haut degré de concentration, d’une barbarie domestiquée, rendue inoffensive par sa soumission à l’ordre marchand. Globalia avait en quelque sorte retourné l’horreur contre tous. Ceux qui en d’autres temps, eussent été tortionnaires, inquisiteurs ou geôliers ne tourmentaient plus qu’euxmêmes, grâce au seul instrument d’un désir enflé à l’extrême, qui les écrasait. C’était là sans doute le meilleur des mondes possibles. ‘‘A condition de ne pas y vivre’’… (Rufin, 2005: 484)

3. Conjurer l’Histoire

3.1. L’utopie comme justification de la domination d’une classe sur les autres Or, si les utopies sont des objets doubles, c’est en fait que leur prétention à respecter l’essence de la nature humaine n’est jamais qu’une façon de légitimer la domination d’une classe sur les autres. Et JeanChristophe Rufin s’efforce d’illustrer le fait que celle de la « mondialisation heureuse » incarnée par Globalia n’y fait pas exception. On apprend ainsi à la fin du roman que le rêve de fonder une démocratie universelle épargnée par l’Histoire participe en réalité de la volonté de puissance de « monopoles » industriels et financiers qui ont poussé à « l’unification des marchés » (Rufin, 2005: 399) afin d’affaiblir « le pouvoir politique au point d’en fait une simple potiche », et de pouvoir administrer Globalia au mieux de leurs intérêts, ce qui rejoint les critiques récurrentes sur la mondialisation libérale. On découvre également que tous ceux qui s’opposaient à leur dessein ont été éliminés ou rejetés dans les « non zones ». On s’aperçoit aussi qu’alors que Globalia est supposée être universelle, elle est en fait un archipel qui correspond plus ou moins à ce que le géographe Olivier Dollfuss a appelé « l’archipel mégalopolitain mondial » (Dollfus, 1996: 25). Ainsi l’essentiel de l’hémisphère sud en estil exclu, de même que les banlieues, et caetera. Et c’est pour ne pas qu’on le sache que l’on s’ingénie à maintenir rigoureusement étanches les cloisons qui séparent Globalia des « non zones », supposées vides si l’on excepte la présence de quelques peuplades primitives et de terroristes. S’y rendre n’est pas permis car ce serait non seulement dangereux mais aussi destructeur pour la nature…Les cartes géographiques sont également interdites au prétexte qu’elles pourraient livrer des informations aux terroristes. Ce qui fait que les Globaliens sont tout aussi ignorants de ces « non zones » que les Occidentaux des pays du Sud…

30 GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE… Cette coupure est absolument nécessaire dans la mesure où Globalia ne peut continuer à se croire parfaite que tant que rien n’existe sur quoi une critique pourrait prendre appui. En effet, comme l’écrivait déjà Orwell: « Les masses ne se révoltent jamais de leur propre mouvement, et elles ne se révoltent jamais par le seul fait qu'elles soient opprimées. Aussi longtemps qu'elles n'ont pas d'élément de comparaison, elles ne se rendent jamais compte qu'elles sont opprimées. » (Orwell, 1971:415) Les dystopies se déploient donc dans des univers figés, où il n’y a pas d’alternative et il ne doit pas en avoir. Le fait d’être en quête d’un Ailleurs est subversif, y compris dans la création artistique 5 ou même dans le rêve 6. Les Globaliens sont en conséquence maintenus fermement dans l’idée que l’Histoire est achevée, que le temps est définitivement révolu où les hommes avaient la possibilité d’agir, qu’il n’y a et il n’y aura jamais rien d’autre que Globalia…

3.2. Le temps Car l’Ailleurs inaccessible dans l’espace ne doit pas non plus pouvoir être trouvé dans le temps. C’est aussi pour cette raison que l’on s’efforce de « conjurer » l’histoire. « Quand on étudie l’histoire, peuton lire, on découvre une vérité toute simple, c’est que le monde n’a pas toujours été tel qu’il nous apparait. […] Donc il est susceptible de changer encore radicalement. » (Rufin, 2005: 279) L’histoire enseigne ainsi que, comme l’écrit Zamiatine, « toutes les vérités sont fausses ; le processus dialectique veut précisément que les vérités d’aujourd’hui deviennent les erreurs de demain ; il n’y a pas de dernier nombre. » (Zamiatine, 1967: 253). JeanChristophe Rufin se moque par conséquent de la propension chez les tenants de la fin de l’histoire à vouloir arrêter la marche du temps. En Globalia, l’objectif est « mortalité zéro, natalité zéro » (Rufin, 2005: 99) et la population est sommée de vivre un « éternel présent », une « éternelle jeunesse » grâce au sport et à la chirurgie. Rien ne doit rappeler que passent les années. Les personnes âgées sont appelées « personnes de grand avenir » (Rufin, 15) et afficher son âge est considéré comme un acte asocial. C’est pour cette raison aussi que la jeunesse est profondément méprisée. Le mot du reste ne désigne plus une étape de la vie, mais un idéal que l’on ne saurait atteindre avant… 70 ans... Il n’est pas jusqu’au temps atmosphérique qui ne soit concerné puisqu’un « programme de régulation climatique » s’appuyant sur des « canons à beau temps » permet donc d’avoir partout et en permanence la douceur du « printemps naturel de la Toscane ». Cette volonté obsessionnelle de conjurer le temps se reflète encore dans la façon dont on le mesure, puisque qu’en Globalia, les années sont comptées de 0 à 60, puis on recommence tout à zéro . Ce système, « inspiré du décompte des secondes et des minutes », a l’immense avantage de permettre aux personnes de grand avenir de dissimuler leur âge. « De plus, cela rappelle à chacun que Globalia n’a pas d’origine, que ce monde avait toujours existé et existerait toujours au rythme de ces lentes pulsations de soixante années recommencées à l’infini. » (Rufin, 2005: 45) L’Histoire se trouve ainsi niée en tant que processus d’évolution des sociétés. Elle aussi soluble dans la société de consommation, puisqu’elle n’est plus qu’un thème pour «les parcs de loisirs où les professeurs emmenaient leurs classes » (Rufin, 2005: 76).

5 Nous renvoyons par exemple au Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley. 6 On pense notamment au film Brazil de Terry Gilliam (1985). 31 Nicolas Mary Il est même inutile de la réécrire comme chez Orwell, puisque le passé est « englouti au fur et à mesure », les événements du mois précédent sont complètement oubliés. « Une image chasse l’autre et nul n’aurait plus l’idée d’embrasser tout cela dans la continuité. Surtout sur papier » (Rufin, 2005: 221). « Tout cela, commente l’un des personnages, vient du passé comme le calcaire et le granit viennent du sol: sans ordre. » On est ainsi parvenu à occulter le fait que « les civilisations n’étaient pas les parures bigarrées d’un grand carnaval plus ou moins imaginaire. Le fil du temps était continu et unique. Les événements s’étaient succédé dans un ordre rigoureux et irréversible. Et surtout les êtres humains avaient été le moteur de ces changements » (Rufin, 2005: 188).

3.3. « L’Histoire est une plante tenace, quand on ne l’extirpe pas » (Rufin, 2005: 299) Naturellement, tous ces efforts sont vains. Car, comme l’écrit Gary Saul Morson, pour les dystopies, contrairement à ce que supposent les utopies, les peuples ne sont pas, « piégés dans le processus historique contre leur volonté et leur nature ». Il faut à l’inverse considérer qu’ils sont, « par essence, historiques, dans la mesure où pour eux, la vie ne peut avoir de sens et l’action de valeur que si elles impliquent de persévérer, sur la base d’une imparfaite connaissance et dans un monde incertain, vers des buts inatteignables » (Morson, 1981:129). Ainsi, résumetil, « alors que les utopies décrivent une fuite hors de l’histoire, les anti utopies décrivent une fuite, ou une tentative de fuite, vers l’histoire, à savoir vers le monde de la contingence, du conflit, de l’incertitude. » (Morson, 1981: 128) Baïkal, le héros du roman, en est l’illustration qui s’est vu interdire d’étudier l’Histoire car les experts psychologues avaient compris qu’il ne situerait pas dans la perspective « non dialectique » propre à l’homme de science posthistorique décrit par Kojève, à savoir quelqu’un qui s’efforce de « comprendre ce qui est, et de le révéler par le discours » (Kojève, 1947: 467) sans jamais s’y opposer. En dépit de tous ce qui est fait « pour éradiquer l’idéalisme, l’utopie, le romantisme révolutionnaire » (Rufin, 2005: 90), lui continue de croire « qu’il existe un ailleurs » (Rufin, 2005: 48) et ne veut pas seulement comprendre l’Histoire mais la faire. Et Globalia raconte sa fuite et celles de ses compagnons dans les « non zones » où l’histoire continue…

3.3. « Une triste fin… » A la fin du roman pourtant, tous les éléments de subversion de l’ordre globalien ont été complètement neutralisés. C’est donc une victoire totale pour ses défenseurs. Totale certes, mais toujours provisoire puisque ces derniers ne font pas d’illusion: « l’Histoire continue » et d’autres surgiront pour vouloir la rendre aux Hommes. Et l’un des fondateurs de Globalia de s’approprier les doutes de Fukuyama luimême qui écrivait:

La fin de l’histoire sera une période fort triste.[…] Même si je reconnais qu’elle est inévitable, j’éprouve les sentiments les plus ambivalents à l’égard de la civilisation qui s’est créée en Europe après 1945, avec ses surgeons américains et asiatiques. Et peutêtre la perspective même des siècles d’ennui qui nous attendent après la fin de l’Histoire vatelle servir à remettre l’Histoire en marche… (Fukuyama, 1989: 256) « L’ennui mon garçon, l’ennui, voilà ce qui nous guette. » (Rufin, 485)

32 GLOBALIA, LA DEMOCRATIE, LA FIN DE L’HISTOIRE… 4. Conclusion Krishan Kumar attribue aux dystopies un impact qui renvoie à la technique du story telling. « Aucune théorie du totalitarisme, écritil, aucune mise en garde réfléchie contre la démesure scientifique ou la menace technologique n’a autant marqué l’imagination au XXème siècle que 1984 ou le Meilleur des mondes . » (Kumar, 200: 256) Or, sur ce plan, en dépit de quelques bonnes pages, Globalia ne connaîtra peutêtre pas la même postérité que ses glorieux aînés. Il reste néanmoins intéressant parce que participant d’un changement majeur dans les représentations. Paul Ricoeur invite en effet à ne pas appréhender le récit utopique comme une œuvre « flottant dans l’air », mais plutôt comme « le discours d’un groupe ». « Cette règle, expliquetil, implique que l’individualité des auteurs s’estompe» (Ricoeur, 1997: 361). Il en découle que Globalia doit d’abord être envisagé comme le révélateur d’une forme de prise de conscience. Non seulement « la démocratie libérale de marché » en tant qu’utopie a vécu, mais l’on commence à réaliser que, comme l’a écrit Alain Caillé, « le monde a d’ores et déjà largement basculé dans un ailleurs de la démocratie, dans une forme de négation et de perversion de la démocratie, comparable à la perversion totalitaire. »(Caillé, 2005: 101) Bref que l’Histoire ne s’est pas arrêtée en 1989…

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34 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI

Laurent Balagué

Université ParisEst

Abstract: The proposed text questions the possibility of writing a possible world in an autobiographical frame. Its object is the story of my youth of Elias Canetti known as The tongue set free. It wishes to show that this autobiography, far from contenting with the Ego of the young Elias, focuses largely the world or the worlds where he lived. The analysis of the strategy of autobiographical writing consists here in studying the fragments of the world where the author lived, in perceiving it as a possible and reliable world, instead of an impossible and intolerable world which it is necessary to flee. The study involves here three points and three meanings of the ‘possibility’. It consists first in showing that the possible worlds get organized in pictures which repeat themselves in spite of their difference. It is a question of showing that the worlds get organized in paintings which become contradictory. An effect dominates the writing of this autobiography: it is the fear. Secondly, the text tries to show that the possible world described here, spreads and ends up in a final utopia which is the one of the worlds in which the fear might be absent. In the end, the article questions the links between the possible world and the rejection of the paradise by putting forward the fact that the fall of the paradise is one of the frequent springs of the autobiographical text of childhood. Keywords : autobiography, fear, utopia, cosmopolitanism, the lost paradise/rejected paradise.

Introduction Dans la mesure où l'autobiographie est centrée sur un sujet qui raconte sa propre histoire et non sur le monde auquel il se rapporte, il ne semble pas naturel de rattacher ce genre à l'écriture d'un monde possible. Pourtant cette apparence première doit être surmontée. L'objet de l'autobiographie qui est ce genre de texte rétrospectif où le narrateur s'identifie avec le personnage principal, c'est certainement une intériorité, mais une intériorité ouverte sur le monde et sur un monde qui est un monde ouvert à un certain nombre de possibilités qui se sont finalement fermées avec l'avancée du temps. Le caractère rétrospectif du genre autobiographique implique la clôture des possibilités du monde en un sens, mais il implique également de voir comment ce sens pouvait être ouvert. D'une certaine façon l'autobiographie et en particulier la période qui parle de la jeunesse du personnage principal, présente souvent la venue au monde comme une sorte de paradis dont le narrateur va être plus ou moins expulsé à mesure que le discours progresse. On sait que dans son ouvrage le Pacte autobiographique Philippe Lejeune propose une étude où il analyse le premier livre des Confessions de JeanJacques Rousseau sur le double modèle de l'expulsion du paradis et sur le schéma hésiodique du passage d'une sorte d'âge d'or à un âge de fer (pages 87163). Ce qui nous intéresse ici dans cette analyse, c'est le fait que l'autobiographie est comprise comme une écriture de la dégradation du monde sur le schéma d'une sorte de paradis perdu. Dans ce qui suit nous ne souhaitons pas nous concentrer sur JeanJacques Rousseau, mais sur Elias Canetti. Il nous semble intéressant à cet égard de noter que la première partie des écrits autobiographiques de cet auteur, La Langue sauvée , pose la question du paradis comme une question centrale et qu'elle semble appliquer le modèle que suit Philippe Lejeune analysant Rousseau tout en le transformant. 35 Laurent Balagué La question la plus générale que nous poserons à ce texte est celle de savoir si elle ne lie pas le genre autobiographique à l'écriture d'un ou de mondes possibles dont l'auteur porterait témoignage. Nous proposons ici de lire l'histoire d'une jeunesse d'Elias Canetti, c'estàdire La langue sauvée , comme un texte portant sur un monde possible à plusieurs des sens du terme. C'est un monde possible d'abord parce qu'il traite de la configuration d'un monde que l'enfant apprend à déchiffrer autour de cinq épisodes qui sont comme autant de tableaux décrivant chacun des mondes différents (si on entend par monde quelque chose comme une totalité articulée dynamiquement, mais qui peut être close sur ellemême ou bien ouverte), mais qui se répètent dans leur diversité. C'est d’un monde possible que traite ce texte parce qu'il pose la question de l'utopie et du cosmopolitisme également. Comme nous le verrons, cette question du cosmopolitisme est première et elle pose la question d'une Europe possible dans son contraste avec l'Europe réelle dont l'histoire s'est déroulée quelque peu différemment. C'est enfin d'un monde possible que traite ce texte parce qu'il traite de la question de la perte du paradis, mais aussi de son rejet. Il pose ainsi la question de savoir comme l'autobiographe reprend à son compte les possibilités du monde pour en penser ce qui demeure une forme de liberté.

1. Tableaux de monde La Langue sauvée se présente comme un livre appartenant au genre autobiographique. Il s'agit bien d'un écrit rétrospectif où le narrateur est le personnage principal et également l'auteur du texte. L'objet du texte est de rapporter de manière véridique la vie de cet auteur. La Langue sauvée relate l'histoire d'une jeunesse. On ne peut pas dire que Elias Canetti produit un métarécit explicitant sa méthode d'écriture ou encore son projet. Ce projet semble clair par luimême. Il ne s'agit de rien d'autre que de rapporter sa jeunesse. Quant à la méthode, il s'agit de présenter un certain nombre de souvenirs. Naturellement une telle méthode appelle la suspicion de la part du lecteur. En effet, une autobiographie n'est pas un genre littéraire comme les autres. Elle implique un pacte de lecture où l'auteur est censé rapporter des faits et une vérité qui s'est déroulée effectivement et où l'objet de cette vérité, c'est l'auteur luimême. Les doutes concernant un tel projet sont nombreux. D'une part on voit le problème de la sélection des souvenirs; d'autre part la question de la restitution fidèle de ceuxci se pose. On craint alors que le narrateur ne mente à son propre sujet et qu’il n’enjolive les choses. Si comme ce fut le cas pour JeanJacques Rousseau dans les Confessions , il a pour projet d'être son propre avocat pour le jugement dernier, on peut se demander si le texte ne ment pas au sujet de son auteur. Or ce n'est pas ce qui se passe avec La Langue sauvée . Le texte n'est pas un texte de défense. C'est au contraire un texte de témoignage, au sujet de l'homme Elias Canetti, mais aussi et surtout au sujet du monde ou peutêtre des mondes où il a vécu. Il nous semble que la question du monde est plus centrale dans cette œuvre que celle de son auteur. Il s'agit de témoigner au sujet d'un monde qui avait basculé dans l'horreur et la barbarie nazie un peu plus d'une décennie après les faits rapportés dans le texte (qui s'achèvent en 1921). Il nous semble témoigner de la possibilité d'un monde à la fois littéraire et religieux dans lequel le jeune Elias a grandi. La Langue sauvée traite de la question du monde sous un certain nombre d'aspects. Cette autobiographie présente cinq tableaux de différents lieux de l'Europe où Elias Canetti a grandi. On présente d'abord Roustchouk en Bulgarie où le petit Elias a fait ses premiers pas, de 1905 à 1911. On passe alors en Angleterre à Manchester où il y a une description de la vie à cette période. C'est ensuite Vienne qui est investie par la famille Canetti de 1913 à 1916, puis Zürich de 1916 à 1921 et où deux endroits sont décrits. Chacun de ces endroits se constitue comme une sorte de monde possible, au double sens de non contradictoire d'un point

36 AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI de vue logique, mais aussi vivable. Le passage d'un tableau à l'autre ne se fait pas sans une certaine logique interne. Chacun constitue un monde et c'est quand ce monde ne devient plus vivable que la famille déménage. C'est comme si le monde se déstructure. Encore fautil définir ce qu'on entend par "monde". Le monde est une totalité cohérente qui transcende chacune des parties qui le constitue. Le monde est ce dans quoi les choses apparaissent. Mais le monde luimême ne fait pas partie du monde. Pour l'homme, le monde pose constamment la question de savoir ce que signifie être dans 1. La manière d'habiter le monde n'est pas la même aux différents lieux qui sont décrits et d'une certaine façon chacun de ces lieux forme un monde possible, c'estàdire une totalité cohérente qui doit néanmoins constamment s'interroger sur sa possibilité. Le fait est qu'Elias Canetti déménage avec sa famille de manière régulière. Mais le rythme de ces déménagements est dicté par l'impossibilité de rester en un certain lieu. C'est ainsi que la famille Canetti reste à Roustchouk jusqu'à ce que ce monde Bulgare soit devenu impossible et inhabitable. C'est ainsi que la mère d'Elias dit à la fin de l'épisode bulgare:

Oui, la vie est devenue impossible à Roustchouk! nous voulons partir tous les deux 2. (Canetti, 1978: 40).

D'une certaine façon, la jeunesse d'Elias Canetti a consisté à fuir les mondes impossibles et à en porter le témoignage. Le terme de monde peut prendre un certain nombre de sens. On parle entre autre d'un monde naturel et d'un monde humain et social. On parle également de monde réel et de monde imaginaire. Nous allons nous concentrer sur ces cinq acceptions et en particulier sur la période de Roustchouk. Cette période qui est la première est centrale. Le tableau qui en est fait a ceci de particulier qu'il est censé se répéter indéfiniment dans la suite de la vie de l'écrivain. Dès les premières pages, il écrit:

Rien de ce que je vivrai plus tard qui ne se fût déjà produit, sous une forme ou une autre, à Roustchouk, en ce temps là 3. (Canetti, 1978: 5).

Tout se passe donc comme si le tableau initial, assez court dans l'économie de l'autobiographie, était censé donner la clé de la vie d'Elias. Il s'agit d'un monde originaire. Le reste de la vie d'Elias Canetti serait la répétition de ces épisodes vécus dans ce monde initial. On pourrait songer ici pour expliquer cela à une « compulsion de répétition » telle que Freud la présente dans son ouvrage Audelà du principe de plaisir (88). Mais naturellement, ceci est incompatible avec les analyses faites par Elias Canetti qui revendique non pas une réfutation de la psychanalyse, mais une possibilité d'ignorer purement et simplement cette pratique. Il dit ainsi:

Ce n'est pas comme la traduction d'une œuvre littéraire dans une autre, c'est une traduction qui s'est opérée toute seule, dans l'inconscient, et j'espère qu'on me pardonnera d'user encore, en cette seule et unique occasion, d'un mot qui ne veut littéralement plus rien dire à force d'avoir trop servi, d'un mot que je fuis généralement comme la peste 4. (Canetti, 1978, 12)

1 Pour prendre l'expression d'Eugen Fink dans le texte Le jeu comme symbole du monde . 2 Traduction de « Ja! Wir halten dieses Leben in Rustchuck nicht mehr aus! Wir wollen beide weg von hier! » (Canetti, 1979: 45).. 3 Traduction de « Alles was ich später erlebt habe, war in Rustschuck schon einmal geschehen ». (Canetti, 1979: 11). 4Traduction de « Es ist nicht wie die literarische Übersetzung eines Buches von einer Sprache in die andere, es ist eine Übersetzung, die sich von selbst im Unbewussten vollzogen hat, und da ich dieses durch übermässigen Gebrauch nichtssagend gewordene Wort sonst wie die Pest Meide, mag man mit seinen Gebrauch in diesem einen und einzigen Fallen nachsehen ». (Canetti, 1979:18). 37 Laurent Balagué Cette exigence de décrire le monde sans recourir à cette « herméneutique du soupçon 5» qu'est la psychanalyse ne doit pas tendre vers un angélisme naïf. Comme nous allons le voir, le lien affectif au monde est très fort pour Canetti et la tonalité affective qui prédomine, c'est la peur. La peur apparaît sous sa forme imaginaire avec la description des loups en Bulgarie. A Vienne, elle sera liée à la guerre. Cet affect aura tendance à disparaître à Zürich, ce qui amènera Elias à considérer qu'il s'agit là d'une sorte de "paradis". Cet affect n'est cependant pas le seul, même s'il peut paraître dominant. Elias pourra ainsi parler d'une sorte de bonheur à chaque moment de sa vie. Toutefois la peur reste l'affect prédominant. Simplement, il y a une volonté de décrire le monde et d'en témoigner sans recourir aux topiques freudiennes qui les gouvernent. Que ce qui se passe à Roustchouk soit amené à se répéter, on peut même en douter, un petit peu. Il y a des événements fondateurs qui marquent la vie d'Elias qui n'ont pas eu lieu ici. C'est particulièrement le cas pour la mort du père qui aura lieu à Manchester. Et il serait, d'une certaine façon assez simple, mais aussi assez paresseuse de coller un schéma freudien pour expliquer la jeunesse d'Elias. D'un point de vue très schématique, le père meurt et Elias finit par épouser sa mère. Quoi de plus simple: on aurait là un complexe d'Œdipe à adapter à la vie d'un bulgare cosmopolite. Quoi de plus simple et aussi quoi de plus faux? Car il faut tenir compte de la déclaration de l'auteur. Il y a certes des événements qui ne se répètent pas et ce sont là des ruptures fondatrices qu'Elias est tout à fait prêt à reconnaître comme telles. Mais dans le même temps, il est vrai que la vie à Roustchouk se répète parce que cette vie est celle d'un monde. La répétition n'est pas celle des événements, elle est celle d'un monde. Et le pari consiste à dire que ce monde est un monde possible qu'on tend à pousser jusqu'à l'impossible. Cela se voit à tous les niveaux que nous avons décrits du monde: à la fois au niveau du monde réel et du monde imaginaire, à la fois au niveau du monde naturel et du monde social. Le monde naturel apparaît avec une description du Danube aux larges rives en Bulgarie. Mais cette nature est immédiatement relayée par un monde social et humain qui est luimême vécu à l'origine comme un monde où l'on est heureux. Il n'y a aucun doute à ce sujet

Roustchouk, sur le Danube inférieur, où je suis venu au monde, était une ville merveilleuse pour un enfant 6. (Canetti, 1978: 4).

La notion de naissance, comme venue au monde 7 lie intimement le lieu à un monde possible. Si ce monde possible est vécu comme plaisant, c'est parce qu'il est ressenti comme essentiellement divers. Il y a tant à y découvrir. Il ne fait pas de doute que les enfants prennent toujours un grand plaisir à voir le monde et que le bonheur des premières années de l'existence est celui des explorateurs qui découvrent. Ce bonheur est d'abord celui d'être confronté à une diversité linguistique et sociale. On peut parler de Roustchouk comme d'une sorte de tour de Babel, à ce détail près que la diversité des langues n'est pas vue comme un obstacle pour l'humanité, mais renvoie bien plutôt à sa richesse. On peut entendre parler sept ou huit langues dans la journée et si on considère que chaque langue est l'expérience d'un peuple avec le monde, on a une sorte de démultiplication des expériences et une sorte de démultiplication du monde qui apparaît. Chaque langue alors produit une certaine interprétation possible du monde. Il ne fait pas de doute que la question de la langue et que la question du choix de la langue allemande comme langue d'écriture fut une question cruciale pour Elias Canetti. Celuici fut un juif sépharade comme il le rappelait dans les premières

5 Selon la formule de Paul Ricœur. 6 Traduction de «Rustschuk, an den unteren Donau, wo ich zur Welt kam, war eine wunderbare Stadt für ein Kind ».(Canetti, 1979:10) 7 Que la langue allemande partage avec la langue française. 38 AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI pages du livre, ce qui n'allait pas sans une certaine forme de discrimination interne à la communauté juive 8. Très jeune, une constante du monde social est apparue à Canetti, c'est la discrimination raciale et sociale. En effet, il y avait encore une forme de discrimination entre "bonne" et "mauvaise" famille à l'intérieur de la communauté sépharade. Canetti retrouvera la discrimination plus tard dans sa jeunesse: discrimination envers les Anglais à Vienne au moment de la guerre, discrimination antisémite également. L'écrivain va s'apercevoir que ce mécanisme de l'exclusion se retrouve dans tous les mondes possibles qu'il a visités. Il condamnait dès la période bulgare, qui fut la première de sa vie, les discriminations faites par les siens aux autres communautés et qui prétendaient se placer au dessus de la mêlée en quelque sorte. C'est que le rêve d'un cosmopolitisme où les communautés pourraient vivre en paix et en bonne intelligence n'était peutêtre pas tout à fait irréalisable. Ce rêve traversa sa jeunesse en un sens. Mais si ce rêve fut si important, c'est parce qu'Elias savait qu'un sentiment et un affect incommodant le traversaient et qu'il fallait les éviter de préférence. Cet affect, c'est la peur. Pour Elias Canetti, la peur n'est pas un affect parmi d'autre. On trouve cette idée à la fois dans ses textes non autobiographiques comme son roman Die Blendung ou bien dans son essai Masse und Macht . On trouve également ces idées dans les références qu'il aime à citer. On sait par exemple qu'il s'intéresse en particulier à l'œuvre de Hobbes et à son Léviathan . Or il est évident dans ce cas que l'affect principal qui commande les décisions politiques fondamentales, c'est la peur et la volonté de mettre fin à cette peur. D'une certaine manière Thomas Hobbes et Elias Canetti se rejoignent sur un point: ils souhaitent penser un monde politique et social où la peur serait absente. L'objet de l'autobiographie va alors être de montrer que la peur n'est pas un simple sujet théorique, mais qu'elle a été vécue pleinement par l'écrivain dès sa plus tendre enfance. Il faut sans doute accorder à Philippe Lejeune qu'on ne peut écrire une autobiographie si on n'a pas par ailleurs une œuvre annexe. Et l'autobiographie permet d'éclairer les grands concepts philosophiques déployés par ailleurs. C'est ainsi que Les Confessions de Rousseau permettent d'éclairer le discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes . Si la peur n'est pas un affect comme les autres, c'est parce qu'elle implique une relation à l'être au monde qui est difficile. Elle est l'attente d'un mal. Une telle position possède des implications politiques évidentes et il ne fait pas de doute que la vie d'Elias Canetti sera marquée par la peur. Cette peur sera celle liée à l'antisémitisme dont on trouve quelques témoignages dès La langue sauvée , notamment avec les épisodes à Vienne. Pourtant la question de l'antisémitisme est traitée de façon très pudique dans l'histoire d'une jeunesse. Cette pudeur signifie à la fois qu'il y a ici une réalité, mais qu'elle n'est pas acceptée tout à fait comme telle. Il est vrai qu'on ne voyait pas la barbarie nazie comme une possibilité en 1921 (date à laquelle La Langue sauvée s'achève). Toutefois, ce qui est véritablement mis en évidence dès les premières pages de l'autobiographie, c'est le rôle déterminant de la peur. On menace de couper la langue d'Elias, mais finalement on reporte l'acte. Le mal est donc attendu. Il ne se réalise pas. Cette attente d'un mal, c'est la peur et un monde où se déploie la peur. Dans l'épisode de Rouschtchouk, il est une seconde description de cette atmosphère et ambiance de peur. Il s'agit du moment où le père va se déguiser en loup garou, c'est à dire donner corps à cette monstruosité: un homme qui devient loup. L'auteur dit dans les premières pages que les loups furent les premiers animaux auxquels il fut confronté. Il ne fait pas de doute que les loups peuvent symboliser la peur. Il la symbolise d'autant plus que le loup se transforme vite en loup garou. L'expérience du loupgarou, de la plaisanterie détestable du père qui sera pourtant à bien des égards adoré par Elias, porte en elle une part nécessaire de l'expérience humaine. S'il peut y avoir peur, c'est à dire attente d'un mal, c'est parce que le mal est

8 Ainsi on trouve des formes d'exclusion entre les Sépharades et les Ashkénazes: «Les autres juifs, on les regardait de haut avec un sentiment de naïve supériorité». (Canetti, 1978:6). Traduction de « Mit naiver Überheblichkeit sah man auf andere Juden herab ». (Canetti:1979:11). 39 Laurent Balagué une possibilité inhérente au monde. Cela signifie que la réalité est toujours traversée par une forme d'irréalité. De ce point de vue, Elias Canetti sera l'écrivain de l'entrelacement du réel et de l'imaginaire. Il sait que dans le monde, il est impossible de faire un partage clair entre imaginaire et réalité. Il sait également que la pensée féconde est la pensée pleine de rêve. C'est pourquoi il préférera Platon à Aristote. Ce dernier, malgré la puissance de sa philosophie, ne proposera à ses yeux qu'une "pensée sans rêves", c'est à dire une pensée fausse. Mais si la peur est une composante essentielle et inaliénable du monde, elle a dû et pu être évitée dans la jeunesse d'Elias. Sa personnalité se construisit à bien des égards à l'encontre de cette peur avec pour idéal utopique, celui d'un monde où peur et guerre disparaissent.

2. Utopie de l'abandon de la peur . L'autobiographie d'Elias Canetti rapporte le tableau de cinq lieux distincts où on vit dans une sorte de milieu international. La richesse de la famille Canetti autorisait la famille à voyager de façon relativement libre et il n'est pas concevable de comprendre la vie du jeune garçon sans saisir l'aisance de sa famille. Chacun des lieux entretient en soi vis à vis du monde un point de vue particulier. Il constitue à la fois une totalité close et une sorte de monde en soi. Mais ce monde clos à chaque fois est toujours un point de vue sur le monde. Elias Canetti construit son autobiographie dans cette façon différentielle de comprendre les lieux. Ce qui constitue la signification de sa jeunesse, c'est la diversité et le différentiel de signification. Ce différentiel se caractérise d'abord par la diversité des langues. Même s'il ne le cite pas et que rien ne prouve qu'il ait eu une influence directe de l'un sur l'autre, Canetti se rapproche sans doute de Humboldt pour qui chaque langue porte une vision du monde et où la signification au sein de chaque langue ellemême se construit sur une différence entre les termes de cette langue. Canetti partage avec Humboldt une volonté humaniste. Cet humanisme conduit l'écrivain à des convictions cosmopolitiques dans sa jeunesse. Il est sans doute naturel qu'un garçon dont la famille ne cesse de déménager dans les pays les plus divers de l'Europe et des pays qui peuvent être ennemis, comme les empires centraux et la Grande Bretagne, et qui porte une affection à chacun d'eux, puisse épouser le point de vue de chacun d'eux même si ces points de vue sont contradictoires. La jeunesse d'Elias a été animée par une tension entre un principe de réalité où les événements douloureux se sont enchaînés et une atmosphère heureuse somme toute. Ces événements malheureux comprennent la mort du père, les épisodes où il a souffert d'antisémitisme, quelques heurts avec sa mère et surtout la guerre. Un certain nombre de mécanismes a été élaboré par le jeune enfant pour répondre à ces problèmes. Issu d'une famille grandement cultivée, il s'adonne à la lecture de toute sorte d'œuvres classiques qui vont des contes des mille et une nuits à l'Odyssée d'Homère. Elias aurait sans doute lu les ouvrages sans les événements pénibles de sa jeunesse. On ne peut pas exclure cette hypothèse. Toutefois il semble incontestable que la distance à l'égard de la réalité de ces textes pleins d'êtres imaginaires permet au jeune Elias de comprendre celleci de façon supérieure. On peut dire que le passage par la fiction joue en quelque sorte un rôle thérapeutique. Elias énumère en tout état de cause l'ensemble des lectures qu'il a faites dans sa jeunesse. Lorsqu'il s'agit de fiction, elle donne lieu à la rencontre des mondes imaginaires auxquels il confronte le monde réel sans qu'il ne puisse bien rendre compte de cela. Il assimile par exemple sa mère à la figure de Médée en reconnaissant, en écrivant son autobiographie, c'est àdire bien après que les faits se soient produits, qu'il ne sait pas véritablement pourquoi. En plus des lectures de fiction, sont venues s'ajouter des lectures historiques pour lesquelles il s'est également passionné en Suisse. L'épisode de son passage à Zürich qui représente les deux dernières parties du livre et qui en constituent en fait la moitié, est marqué par ce rapport à l'histoire. Il est évident que les différents déménagements faits par la famille étaient liés à la santé de la mère de l'auteur, mais également aux circonstances historiques extrêmement

40 AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI dangereuses. A partir de 1914, la première guerre mondiale éclate et c'est là un épisode que le jeune Elias va vivre à la fois de façon brutale et à la fois de façon préservée. La guerre, c'est la volonté de vaincre son ennemi et de voir son monde s'écrouler. Agé de neuf ans en 1914 et de treize en 1918, le jeune garçon ne connaîtra pas directement l'horreur des champs de bataille. Il verra néanmoins à Vienne la perte de morale des soldats autrichiens. Ceci signifie qu'il est affecté indirectement par les événements. On peut dire que s'il ne connait pas les batailles, il est tout de même affecté par la guerre, ce qui tient à la nature ambigüe de son cosmopolitisme. On peut appeler cosmopolitisme le fait de considérer qu'on n'est pas d'abord citoyen d'un Etat, mais d'abord citoyen du monde. Le cosmopolitisme se rattache à des philosophes aussi important que les stoïciens, comme l'empereur Marc Aurèle ou l'esclave Epictète dans l'antiquité, ou bien comme Emmanuel Kant plus récemment. Il ne vise pas nécessairement à remettre en cause les entités politiques existantes, mais à considérer que la responsabilité de l'homme se fait d'abord visàvis du monde et seulement ensuite visàvis de l'Etat. La cohérence d'une telle position implique l'abandon de la guerre, ce qui d'un point de vue intellectuel s'est matérialisé avec un projet de paix perpétuelle . Le cosmopolitisme se développant ainsi comprend de ce fait une dimension utopique. Il y a utopie dans la mesure où un monde sans guerre ne s'est rencontré nulle part. Ce que l'histoire de la jeunesse de Canetti nous apprend, c'est que le jeune Elias a vécu dans cette atmosphère d'utopie. Il a adhéré à ces idées. Par utopie, nous entendons avec Paul Ricœur qui reprend une définition de Karl Mannheim: « un écart entre l'imaginaire et le réel qui constitue une menace pour la stabilité et la permanence de ce réel» (Ricœur, 1986:428). Le fait d'inclure cette dimension utopique dans l'autobiographie crée une certaine tension au sein de ce genre de texte. Pour Canetti, il ne s'agit pas de proposer une utopie, mais de montrer à quel type d'utopie il pouvait croire dans sa jeunesse. Il n'emploie pas luimême le terme d'utopie. Il renvoie en réalité à des idées qui ont été portées par un Président Américain. Dans la mesure où ces idées ont été développées et incarnées par un homme politique de premier plan, on peut remettre en cause le qualificatif "utopique". Toutefois dans la mesure où les idées du Président Américain Wilson ont été annoncées et ne se sont pas réalisées et dans la mesure où ces idées et ce projet impliquaient la société alternative qui n'avait lieu nulle part, on peut sans doute estimer que l'emploi du terme est approprié. L'utopie en question qui eut politiquement une certaine audience, consistait à mettre fin à la guerre entre les nations. Canetti fait donc intervenir ici une utopie comme un événement fondamental de sa vie. Cette utopie est intimement liée à la guerre, c'estàdire à la mort. Le principe même de la mort est celui d'une absurdité insupportable. La mort du père joue un rôle fondamental dans la vie de l'auteur. Elle est complètement absurde parce qu'elle détruit le foyer, détruit un monde: la famille quittera Manchester pour rejoindre Vienne. Vienne était pour la mère cette ville où elle avait rencontré son mari. Quitter Vienne pouvait de ce fait prendre la signification de faire revivre non pas le père, mais le monde heureux où père et mère s'était rencontrés. Mais il faudra finalement partir de Vienne à cause de la guerre. La guerre, c'est pour les Etats, la volonté d'anéantir le monde de l'autre et les possibilités de vie qui y regorgent. Pour Elias, c'est de par un événement plus ou moins contingent, la première expérience de la masse. Le jeune garçon âgé de neuf ans et qui parle anglais dans un parc viennois, alors que l'Autriche Hongrie est en train de rentrer en guerre avec la GrandeBretagne, voit une masse hostile face à lui. Expérience traumatisante en un sens dont il n'est sauvé que par la plainte de la mère: «Enfin quoi, ce ne sont que des enfants 9»! (Canetti: 1978: 106) Ce rapport à l'enfance est fondamental parce que l'enfant est cet être capable de remettre en cause l'absurdité de la mort et celle de la guerre. La guerre, finalement, c'est la mort de masse.

9Traduction de « Aber es sind doch Kinder! » (Canetti, 1979: 113). 41 Laurent Balagué La masse sera, comme on le sait, le thème de prédilection de l'auteur qui en fournira une description sous de multiples formes. Ce que l'autobiographie nous apprend, c'est cette expérience charnelle de la masse qui se fait à un moment où l'expérience de la guerre a également lieu. Mais la guerre en fin de compte, dans son essence, ce n'est que la mort de masse, c'estàdire l'absurdité portée à son plus au degré. Or c'est cette absurdité qui a commandé la jeunesse d'Elias, même s'il n'en prit conscience que tardivement. Il est certain que toute expérience de la mort renvoie à celle de l'absurde. Parlant de sa mère, il dit:

Il faut se rappeler qu'elle avait accusé autant que moi le choc causé par le décès de mon père. Elle avait vingtsept ans quand il mourut subitement. Et cet événement devait occuper son esprit jusqu'à la fin de sa vie, vingtcinq ans plus tard; la mort avait des visages multiples, mais une racine unique. Je n'en avais alors absolument pas conscience, mais il est bien certain que cette disposition affective était exemplaire pour moi. La guerre n'était autre chose, que cette mort multipliée, l'absurdité poussée au paroxysme 10 . (Canetti, 1978: 321).

Cette reconnaissance de l'absurde qui est une reconnaissance de l'absurdité individuelle et de celle du monde qui se fait la guerre, crée néanmoins un sentiment de révolte chez l'enfant. Cette révolte le pousse à adhérer à une utopie qui est une utopie proclamée par le président américain Wilson et qui souhaite la fin de la guerre. Un immense espoir naît de cette proposition: espoir enfantin. Mais c'est peutêtre le propre de l'enfance que de former ce genre d'utopie où on proclame un idéal sans poser pour autant la question de modalités de réalisation de ce dernier. C'est là ce que Paul Ricœur peut appeler le caractère «pathologique» (Ricœur, 1986: 431) de l'utopie et c'est pour un enfant le signe du passage à l'adolescence quand il doit renoncer à ces rêves apparemment fous. Il faut néanmoins dire que Canetti assume er revendique le fait d'avoir cru en cette utopie de la fin de la guerre et d'un monde possible sans la guerre. Cette revendication est facilitée par le fait qu'un adulte qui est également devenu Président des ÉtatsUnis d'Amérique a porté ce projet. Le caractère utopique principal de la jeunesse de Canetti tenait à une volonté d'éliminer la peur. La peur est liée à la mort et à la guerre. Cet enchaînement causal et triangulaire est une des clés non seulement de l'autobiographie, mais également de l'œuvre entière de l'auteur. S'il y a eu un moment dans la vie de l'auteur qui fut un moment utopique, c'est ce moment de la jeunesse où quelque chose comme une éradication de la guerre fut pensée comme possible. Le meilleur des mondes serait un monde sans la guerre. Cette idée relèvetelle alors de l'utopie au sens de ce qui est irréalisable ou bien comportetelle une part d'effectuation possible? Il n'est pas simple de dire quelle fut la position de l'auteur à ce sujet qui déclare à ce sujet:

Les histoires que j'avais inventées et racontées à mes petits frères traitaient de la suppression pure et simple de la guerre et se terminaient toutes par la résurrection de ceux qui y étaient tombés sur le champ de bataille. Or ces histoires étaient en passe, me semblaitil, de s'inscrire dans la réalité. En la personne du président américain Wilson, la paix éternelle avait trouvé un porteparole en qui tout le monde croyait. On se représente mal aujourd'hui l'immense espoir qui s'empara alors du monde, y compris, je puis en témoigner, du monde des enfants 11 . (Canetti, 1978:252).

10 Traduction de «Es ist zu bedenken, dass der Schock sich auf sir mit der selben Kraft ausgewirkt hatte wie auf mich. Sie war 27, als des Vater plötzlich starb. dieses Ereignis hat sie Zeit ihres Lebens, also noch 25 Jahre, beschäftigt; in vielenn Verwandlungen aber immer dieselbe war. Sie war darin, ohne dass ich es wusste, gefühlmässig fûr mich vorbildlich gewesen. Der Kriege war die Vervielfältigung dieses Todes, das sinnlose ins massenhafte gesteigert». (Canetti, 1979:321). 11 Traduction de «Die Geschichten zur Abschaffung des Krieges, die ich für mich und meinen kleinen Brüder immer wieder ausgesponnen hatte, die alle in der Wiederauferstehung der Gefallenen ein immer selbst Ende nahmen, esrchienen nicht mehr als Geschichten. In Wilson, dem amerikanischen Präsidenten, hatte die exige 42 AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI Toute la difficulté est de savoir comment les enfants qui souffraient effectivement de la guerre puisqu'ils y voyaient leur père mourir, pouvaient être pris au sérieux dans leur espoir. Le désir utopique de mettre fin à la guerre est peutêtre un désir d'enfant, c'est à dire un désir irréalisable. Comme nous allons le voir maintenant, c'est un procès de l'enfance qui est mené à la fin du livre histoire d'une jeunesse. Il s'agit de la mise en évidence que le paradis n'est pas simplement perdu, mais qu'il est également rejeté.

3. Monde possible et paradis perdu C'est peutêtre le propre de l'autobiographie que de s'instruire en procès. L'autobiographie semble impliquer un certain sentiment de culpabilité de la part de l'auteur. Il doit en tout état de cause sentir une volonté de se justifier. Cette thématique se trouve certainement chez Rousseau, on la retrouve d'une certaine façon chez Sartre. Ecrire son autobiographie, c'est écrire une forme de défense contre les accusations. On retrouve le même schéma dans la Langue sauvée . Mais contrairement aux Confessions de Rousseau où la question de l'accusation, de la culpabilité et de l'innocence se pose au début de l'œuvre, ici, c'est ce qui clôt le travail. La question du paradis, c'est à dire du monde idéalisé et heureux est mise en avant par la mère qui vient briser ce qui était devenu une sorte de cocon bien douillet où le jeune Elias était venu s'enfermer. Le dernier chapitre du livre présente la mère comme une sorte de procureur pour un jeune garçon, bientôt jeune homme qui tombe des nus en quelque sorte. Rappelons que Philippe Lejeune dans son étude du pacte autobiographique avait montré comment le premier livre des confessions de Rousseau s'ordonnait autour d'une structure qui est celle de l'expulsion du paradis. Dans La langue sauvée cependant, on ne conserve pas la démarche dialectique du paradis perdu. La perte de la part de rêve qui est celle de l'enfance ne se fait pas dans un schéma dialectique d'affrontement de l'idéal et de la réalité. Le livre montre que le jeu entre idéal et réalité ne se fait jamais selon un jeu dialectique d'affrontement, mais dans un rapport de collusion et d'entrelacement. C'est la thématique de la séparation entre les deux termes qui revient. Mais idéal, imaginaire et réalité sont en fin de compte tellement mélangés aux yeux de l'auteur qu'il est impossible au jeune Elias de les donner à l'état pur et sans mélange. C'est pourtant ce que sa mère lui dit de faire: non pas se réfugier dans les livres, mais affronter la réalité brute. Il faut bien voir qu'Elias en venant en Suisse pouvait construire son propre paradis. Ce paradis suisse était d'abord celui d'une nature entourée de montagnes qui donne son identité à ce pays. Il finit par vivre dans un monde clos, peuplé à son exception près, exclusivement de femmes, où il pouvait se donner entièrement à l'étude et au savoir. Ce passage qui est reconnu comme idyllique par Elias ne correspond cependant pas à la réalité du monde. La Suisse avait pu se préserver de la guerre, ce qui pouvait à la fois constituer une bonne chose et à la fois apparaître comme une forme d'irréalité. La Suisse constitue ce monde possible où la guerre n'a pas eu lieu. Mais la mère nie que cette existence privilégiée soit la réalité du monde. La mère veut ainsi prendre la place d'un véritable procureur. On pourra remarquer qu'elle n'est pas exempte de tout reproche. Ellemême a vécu dans l'illusion et la déception dans sa jeunesse. Elle souhaitait vivre dans le monde du théâtre et c'est là qu'elle a rencontré son mari, le père d'Elias. C'est peutêtre la déception liée au fait qu'elle ne deviendrait pas une actrice qui la pousse à critiquer Elias. Elle ne cesse de lui rappeler que le monde de la culture en tant que tel n'est qu'un monde rêvé et un monde de privilégiés quand il s'adresse aux enfants. Le problème qu'elle voit est celui d'un décalage entre le réel et l'idéal. Ici à nouveau, la question du monde apparaît comme centrale. C'est la nature même du projet autobiographique de Canetti qui se joue avec cette sorte de procès. D'une certaine manière, c'est moins luimême

Frieden einen Fürsprecher gefunden, an den die meisten glaubten. Von der stärke dieser hoffnung, die die Welt damals erfaßte, man macht sich heute keine zureichender Vorstellung. Ich lebe als zeuge dafür, daß sie auch Kinder erfaßte». (Canetti, 1979: 257 ). 43 Laurent Balagué que le monde qui est ici mis en accusation. Le monde de l'enfant Elias est un monde imaginaire fait de lectures et entouré de grands hommes du passé comme Michel Ange par exemple. Mais c'est ce caractère paisible et paradisiaque qui est insupportable à la mère. Elias ne voit le monde que dans une sorte d'image déformée. C'est de là que vient cette ambiance de paradis. Car c'est bien de la question du paradis qu'il est ici question. Philippe Lejeune avait montré que l'autobiographie en son commencement posait cette question du paradis et du jugement divin. La teinte religieuse et la question du meilleur des mondes possibles étaient plus ou moins évidentes dans Les Confessions de JeanJacques Rousseau. La question est à nouveau posée par La Langue sauvée . Ce n'est pas un hasard si le dernier chapitre s'intitule le paradis perdu . La traduction du titre de ce chapitre pose problème. Si l'idée d'un paradis perdu est présente puisque le propos de la mère consiste à dire qu'elle veut qu'Elias quitte la Suisse qui est pour lui une forme de paradis, il faut également tenir compte du fait qu'il s'agit d'un paradis non pas seulement perdu, mais rejeté. La traduction en français pose des problèmes insolubles: Das verworfene Paradies est un titre de chapitre presque intraduisible puisque l'expression semble indiquer à la fois la nostalgie de la perte, mais aussi le rejet. Paradis et enfer sont deux figures idéalisés du monde en un sens. Il s'agit du meilleur des mondes possibles et le pire d'entre eux. Que La Langue sauvée se termine sur cette question est révélatrice de la nature de l'autobiographie pour Elias Canetti. Il ne s'agit pas simplement de raconter l'histoire d'une personnalité. Il ne s'agit pas de la rejeter pour autant. Il s'agit de raconter cette rencontre entre cette personnalité et le monde dans lequel elle a grandi. Que cette histoire d'une jeunesse se termine par une sorte de procès, c'est parce que la question de la justice du monde est ici centrale. Le procès tourne finalement autour de la question du monde. La mère manifeste une volonté de refus du monde tel qu'il est.

Mais elle ne croyait pas à la bonne organisation du monde. Elle ne croyait pas en Dieu et n'acceptait pas le monde tel qu'il est 12 . (Canetti, 1978:320)

On sent bien que l'on a ici affaire à une forme de jugement. Le rôle de procureur, c'est à dire d'accusateur, c'est en l'occurrence celui qui accuse un monde irréel et impossible si l'on veut que ce monde soit juste. Mais contrairement au mode utopique qui veut proposer un autre monde et changer toutes les règles et qui a une fonction essentiellement subversive, le rôle de la justice consiste au contraire à voir en quoi certains actes ont été criminels, délictueux ou simplement défaillants. Si l'utopie veut produire le meilleur des mondes possibles et donc produire une sorte de paradis, la justice s'exprime comme un rejet de ce paradis. Le paradis n'est pas simplement perdu, il est rejeté. Ceci est une autre traduction possible du dernier chapitre de la langue sauvée. Et il n'est pas simple de dire quelle est la traduction la plus appropriée de ce dernier chapitre est la plus adéquate entre paradis perdu et paradis rejeté. Ce qui s'annonce, c'est bien une perte du paradis puisque Elias considère ce passage par Zurich comme un passage dans le paradis comme l'indique les dernières phrase du livre:

Mes seules années pleinement heureuses étaient révolues: c'en était fait du paradis zurichois. Peutêtre seraisje resté heureux si elle ne m'avait arraché de là. Mais il est vrai que j'allai vivre tout autre chose de ce que j'avais connu au paradis. Il est vrai qu'à l'instar du premier homme je ne naquis qu'après avoir été chassé du paradis 13 . (Canetti, 1978:331).

12 Traduction de « Sie aber glaubte nicht daran, daßngerichtet sei. Sie war nie gläubig und ergab sich nie in das, was war». (Canetti, 1979:320). 13 Traduction de « Die einzige vollkommen glücklichen Jahre, das Paradies in Zürich, waren zu Ende. Vielleicht wäre ich glücklich geblieben, hätte sie mich nicht fortgerissen. Es ist aber wahr, daß ich andere Dinge erfuhr als 44 AUTOBIOGRAPHIE ET MONDE POSSIBLE ET IMPOSSIBLE: LE CAS DE LA LANGUE SAUVEE D'ELIAS CANETTI Naître, venir au monde, c'est finalement renoncer au meilleur des mondes possibles, renoncer à toute idéalisation et se heurter à une réalité qui est une réalité pénible. Il s'agit sans doute ici de renoncer au monde utopique. Mais il ne s'agit pas de dire que tout monde est impossible. Le monde apparaît comme possible, mais dans la peine et dans l'affrontement. C'est ce que montrera la suite des écrits autobiographique d'Elias Canetti: une vie non plus consacrée à la recherche utopique (comme ce fut le cas par exemple avec la proposition d'une sorte de projet de paix perpétuelle proposée par de nombreuses figures éminentes comme Emmanuel Kant pour prendre un des auteurs les plus fameux), mais la vie conçue dans son attention aux détails et à ses réalités. Il s'agira d'une vie qui accepte la réalité pénible du monde avec les souffrances, les guerres, les mouvements de masses incontrôlables et à la fois qui en cherche l'intelligibilité jusque dans ces détails: c'est ce qui conduira à l'essai Masse et puissance : essai non pas utopique, non pas non plus d'acceptation du monde tel qu'il est, mais récit qui produisant une intelligibilité de ce qui est apparemment irrationnel espère pouvoir produire de nouveau mouvement et créer un nouveau monde possible grâce à un titanesque travail.

4. Conclusion : Si l'une des questions posées par Philippe Lejeune fut celle de "voir comment s'articulent chez Rousseau l'anthropologie (science de l'homme) et l'autobiographie (étude d' un homme, moi)" (Lejeune1975: 144), on peut se demander comment une œuvre du genre autobiographique pouvait rencontrer une cosmologie qu'on peut appeler discours sur le monde. On sait que le discours sur les mondes possibles croise souvent la question de la théologie comme c'est le cas pour Leibniz et la question de la théodicée, c'estàdire de la justice divine ou bien à revers la question de l'absurdité du monde comme cela peut être le cas pour Schopenhauer. La rencontre du genre autobiographique et de la question cosmologique produit néanmoins un nouvel effet. La question qui est posée en fin de compte est celle d'une sorte d'un combat entre le moi et le monde possible. Le moi menace chaque fois de se dissoudre quand le monde tend à l'impossible, c'estàdire à l'invivable et à l'absurde: absurdité de la guerre, absurdité d'un monde où le père est mort, mais aussi et plus curieusement, absurdité d'un monde apparemment paradisiaque, alors qu'en réalité le monde "réel" vit dans les plus grandes souffrances. D'une manière générale, La langue sauvée répète la question cosmologique pour porter le témoignage d'un monde qui a pu disparaître. Il y a cinq lieux qui constituent chaque fois un monde à part, mais qui constitue chaque fois une sorte de fragment d'un monde plus global. La langue sauvée apparaît comme articulant ces deux dimensions de monde: à la fois le monde fermé de chaque lieu, à la fois le monde ouvert et global où les différents microcosmes peuvent se rencontrer et s'affronter. C'est ce qui se passa par exemple à Vienne avec la déclaration de guerre et où le cosmopolitisme de la famille Canetti devint problématique. D'une manière plus générale, chacun des mondes clos décrits par Elias Canetti apparaît comme un monde possible poussé jusqu'à son impossibilité même. Il décrit l'enfer de la guerre même si c'est une guerre lointaine, abstraite et sans préjudice immédiat, mais décrit également un paradis suisse où tout est théorisé et plus ou moins rêvé dans des discours qui parlent de la vie sans l'affronter réellement. Ce que l'autobiographie montre, en particulier dans l'histoire d'une jeunesse, c'est que ni le meilleur des mondes possibles, à savoir le paradis zurichois, ni le pire des mondes possibles à savoir le monde viennois qui s'effondre, ne sont à proprement parler vivables. La suite de l'autobiographie d'Elias Canetti posera la question du monde différemment: non plus simplement à partir de la question de l'enfer ou du paradis (pire et meilleur des mondes possibles), mais à partir d'une attention au détail du monde et à la nécessité d'assumer la die, die ich im Paradies kannte. Es ist wahr, daß ich, wie der früheste Mensch, durch die Vertreibung aus dem Paradies erst entstand». (Canetti, 1979: 330) . 45 Laurent Balagué réalité d'un monde où la souffrance est à endurer autrement que par les rêves de la période enfantine.

BIBLIOGRAPHIE

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46 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉTHIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE

Richard Cluse

Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 ED 120, UMR THALIM

Abstract: Literature, as a written art, shares its material the language with other disciplines such as science, philosophy or law. What kind of connexion is there between literature and language which makes it different from those disciplines? What is its object? What does it product? ‘Possible’ and ‘impossible’ are two very powerful categories which envision the nature of the organisation of the world and the way in which humans interconnect. That is why Georges Bataille has been so interested by this partition of knowledge and his connexion to literature. Pulling them out of their rationalist yoke, he uses the dualism between ‘possible’ and ‘impossible’ in a new way, more subversive. It does not matter if literature is included in an excluded from of knowledge, Bataille wants to reveal its ethical function. Between the necessary dependence of the fiction on a referential language and writing as an act of creation, which implies an alteration of this referential function, is literature a writing of the ‘possible’ or a writing of the ‘impossible’? Georges Bataille’s thought offers, by its density, its exigency and its radicality, an answer to the criticism of the rule of the ‘possible’, raising literature as a writing of the ‘impossible’. The discontinuity of his writing is more than a style; it is the praxis where aestheticism merges into ethics. The ‘impossible’ is no more what does not exist but the value of the work of negative at the heart of human experience. Keywords: impossible, literature, Georges Bataille, ethics, negative.

Introduction: Bataille ou le renversement herméneutique de l’impossible

Possible/impossible, voilà un dualisme qui constitue un paradigme commode pour traiter ce qu’il en serait du rapport de l’homme au monde. La science en use pour définir les modalités d’organisation de l’expérience humaine: ce qui relève de la vérité et ce qui relève de l’illusion ou de l’inaccessible. La production de la connaissance est l’opérateur du passage d’un pôle à l’autre. Le mouvement peut s’opérer de l’impossible au possible: ce qui n’existait pas, existe désormais car produit par un nouveau savoir, ou du possible à l’impossible: la science ayant conclu à l’inexistence de tel ou tel phénomène. Le droit en offre une déclinaison dans l’espace social, l’impossible et le possible trouvant alors leur traduction dans l’autorisé et l’interdit. Là aussi, le mouvement est double produisant des interdits comme des droits. La science crée du possible, le droit répartit la potentialité entre possible et impossible. Il est toujours possible de tuer quelqu’un mais il est interdit de le faire. Cet interdit, le sujet, lui, peut le transgresser et opérer le chemin inverse de l’impossible au possible, se rendant alors coupable de ce passage. Mensonge, erreur, inconnaissable, inconnu, interdit… sont autant de signifiants de l’impossible qui traduisent la domination de l’appréhension logique du rapport entre possible et impossible, dans une collusion du langage, du savoir et de la vérité. La notion de progrès y est fréquemment associée comme un opérateur visant à faire passer les objets d’une polarité à l’autre: production de nouveaux possibles ou de nouveaux impossibles. Ce changement d’état entre possible et impossible peut être aussi appréhendé comme transgression, dépassement d’une limite.

47 Richard Cluse Dans le registre épistémologique comme dans le registre politique, il s’agit de produire un sens qui organise la vie humaine. La pensée de Georges Bataille vient radicalement bouleverser l’usage de la partition entre possible et impossible, proposant à rebours du discours rationaliste, une critique du possible, ou plutôt de sa domination, dont l’effet est, selon lui, d’asservir l’homme à « la sphère des objets », au registre de l’utile:

L’activité nous domine (il en est de même de l’État) en rendant acceptable — possible — ce qui sans elle serait impossible (si personne ne labourait, si nous n’avions ni police ni lois…). La domination est celle du possible , est celle d’un vide triste, d’un dépérissement dans la sphère des objets. (1947: 207)

Cette subordination suppose que le langage n’est que l’outil d’un rapport direct de l’homme aux objets, que l’ensemble de la vie peut tenir dans la signification des mots. Tout ce qui ne pourrait tomber dans l’escarcelle du sens serait alors condamné au rebut ou à la réclusion du refoulement. Face à cela, Bataille fait un usage renversé de la dualité possible/impossible, sans pour autant vouloir en supprimer la distinction, bien au contraire. Renversé puisqu’il ne s’agit plus de visée au possible mais plutôt sa transgression, pour propulser l’homme audelà du possible, c’est à dire l’impossible, qui est alors l’instance négative de la liberté, de l’insubordination à l’ordre de l’utile. S’il les maintient séparés , c’est pour mieux décrire le mouvement convulsif, le mouvement d’excès qui part du possible pour aller vers l’impossible. L’Impossible est le titre qu’il donne à la deuxième édition (1962) d’un texte hybride entre prose et poésie et qu’il avait en premier intention intitulé La Haine de la poésie (1947) . D’emblée, un lien s’établit pour lui entre littérature et impossible, et plus encore entre langage et impossible. Il regrette d’ailleurs que la catégorie de l’impossible, faute d’une attention suffisante, soit réduite à l’antichambre du possible, simple « prétexte à l’emphase » dans l’exaltation comme dans la lamentation face à l’impossible (1962:568). Si l’impossible est négligé, éludé (Bataille, 1942: 309), c’est qu’il est la part obscure du possible, celle qu’il nommera « la part maudite ». Non pas une ombre qu’il s’agirait de révéler, une potentialité qu’il s’agirait d’écrire, mais le roc insondable du négatif à l’œuvre au sein même du possible de la vie, celui de la mort. S’il est éludé, c’est justement parce qu’il dérange radicalement l’ordre du possible, ce réel mesurable, objectif, que la science s’évertue à décrire ; puisqu’ il est ce qui échappe à l’ordre, qui ne se laisse saisir dans aucune définition, si ce n’est celle d’une traversée, d’une expérience, d’un certain enseignement de l’angoisse, de l’horreur. Ainsi, l’impossible apparaît comme l’envers de la science, non ce qui attend d’être découvert, ou plutôt recouvert par un savoir positif, mais ce qui échappe à la science, les expériences sur lesquelles elle n’a aucune prise puisqu’elles concernent le plus profond, le plus insondable de l’humain: la mort, l’amour, le rire, les larmes ou encore la poésie (Bataille, 1962:570). Georges Bataille subvertit les catégories du possible ou de l’impossible. La transgression n’est plus un objet d’étude ou de répression mais un opérateur de la condition humaine. Le savoir est évidé, élevé au rang d’énigme. La dialectique traditionnelle du possible et de l’impossible est déchirée. Les réponses qui peuvent être apportées à la question ontologique s’en trouvent alors bouleversées. Avec Bataille, l’homme n’est pas uniquement un conquérant du possible, il est l’impossible à l’œuvre. L’impossible bataillien n’a pas la rigidité catégorique de ce qui n’est pas, définition du rationalisme traditionnel, il n’est pas négatif pur mais négativité en action, mouvement, tension, supposant toujours un dialogue avec le possible mais refusant que l’être y soit réduit, subordonné au registre de l’utile, de l’accumulation et de la réserve. Bataille dévoie ainsi l’épistémologie du possible propre au savoir traditionnel dans une éthique de l’impossible. Virage radical dans lequel la littérature jouera un rôle essentiel. C’est alors l’épistémologie de la littérature qu’il nous faudra examiner. Quel savoir produitelle ? 48 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉTHIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE Les théoriciens de la littérature analysent la question des rapports entre fiction et réalité, possible et impossible, d’Aristote et la fonction mimétique de la poésie à la théorie des mondes possibles de Thomas Pavel. La pensée de Georges Bataille nous offre l’opportunité d’une sortie des réflexions formalistes et rhétoriques pour une praxis de l’écriture qui, à partir d’une morale de l’impossible, vient produire un savoir sur l’impossible de l’être, un non savoir, une connaissance à l’envers de tout positivisme. C’est cette trajectoire que nous tâcherons de mettre en relief, d’abord en examinant les rapports entre littérature et écriture du possible avant d’analyser de quelle façon Bataille renverse les rapports entre littérature et savoir à partir d’une morale de l’impossible et d’une écriture du négatif. Les questions que la philosophie comme la théologie n’ont pu faire taire y surgissent alors comme un cri face à l’immensité de l’énigme: qu’y atil à savoir ? Que puisje désirer ? A quoi sert la littérature ? Autant de questions que la modernité laisse en héritage à l’homme du XXème siècle et dont la voix de Bataille portée par une œuvre protéiforme tout aussi dense que dérangeante sera l’écho.

1. La littérature estelle au service d’une écriture des possibles?

1.1 La mimesis ou l’écriture du vraisemblable Aristote l’affirme dans sa Poétique : « De ce que nous avons dit, il ressort clairement que le rôle du poète est de dire non pas ce qui a lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable (εικός) et du nécessaire (αναγκαιον) » (1980:64). La littérature d’essence aristotélicienne est une littérature non pas de la réalité mais du possible, du vraisemblable, de ce qui pourrait se produire. Le possible, objet de la littérature, est alors celui de la potentialité, liant l’imaginaire et le nécessaire, mais se distinguant du récit de l’Histoire. Quelle(s) différence(s) alors entre la littérature et la philosophie ou la science, qui sont, elles aussi, tout à fait fondées à produire un savoir du possible ? René Wellek et Austin Warren en précisent la distinction du côté d’un savoir particulier, un savoir du particulier:

[…] aujourd’hui, où l’histoire, de même que la littérature, apparaît comme une discipline mal définie et sans structure, et où c’est plutôt la science qui constitue la grande rivale, on soutiendrait plutôt que la littérature donne une connaissance d’un particulier dont ne traite ni la philosophie, ni la science. Si un néoclassique comme Samuel Johnson pouvait encore concevoir la poésie en termes de « grandeur de l’universel », les théoriciens modernes appartenant à diverses écoles (Bergson par exemple, ou Gilby, Ranson, Stace...) soulignent tous le caractère particulier de la poésie. Stace déclare que Othello ne parle pas de la jalousie, mais de la jalousie d’Othello, de cette forme particulière de la jalousie que pouvait ressentir un Maure marié à une Vénitienne. (Cité par Bouveresse, 2014:1).

La littérature serait ainsi une connaissance des singuliers possibles, ouvrant le champ d’une infinité créatrice. Alors, si la littérature est l’écriture des potentialités du singulier, comment cette visée peutelle s’accorder avec la notion de vraisemblance, qui suppose, elle, une référence universellement partageable. La vraisemblance est l’étalon des classiques qui tiennent la littérature pour un dispositif de reproduction, de mimesis, impliquant une croyance en l’un de la réalité. Le XVIIIème siècle voit naître un usage beaucoup plus critique du vraisemblable en interrogeant ses déterminants sociaux, politiques, culturels, religieux mais aussi en faisant éclater les frontières référentielles. Jacques Bouveresse propose de désigner ces traitements littéraires du possible selon deux termes: la conception cognitiviste et la conception créativiste (2014:2). Au travers de ces deux conceptions se dessinent l’opposition d’une esthétique de la reproduction, du même, de la 49 Richard Cluse correspondance entre le mot, l’image et la chose à une pratique de production, de création, d’émergence de nouvelles formes même si la création n’exclut pas, voir même s’appuie sur une part de reproduction. Jacques Bouveresse considère même qu’il y a une continuité entre l’une et l’autre:

Il n’y a, en effet, aucune obligation réelle de choisir entre la conception créativiste ou productiviste et la conception cognitiviste de la littérature, comme s’il s’agissait de deux conceptions qui s’excluent l’une l’autre, puisque, qu’elle soit ou non littéraire, la connaissance n’est jamais une simple reproduction passive de la réalité et implique toujours une créativité d’une certaine sorte, et que, en même temps, la part mimétique, dans un sens suffisamment élargi du terme mimésis , reste nécessairement présente dans la littérature aussi longtemps que la connaissance constitue le but que l’on cherche à atteindre (2014:2).

1.2 Le pacte de lecture: l’acte qui rend la littérature possible Bouveresse rejoint alors les théoriciens de la fiction qui ont pris le parti d’une conception intégrationniste dans leurs abords des rapports entre fiction et réalité. C’est également l’objet des travaux de Thomas Pavel, utilisant la théorie des mondes possibles, empruntée à la logique modale, pour penser la théorie de la fiction littéraire. La littérature est alors le dispositif qui permet de déployer à l’infini le possible, même s’il ne peut éviter l’écueil de l’incomplétude, puisque « entre textes et mondes, il s’établit un rapport fort instable et compliqué, à l’intérieur duquel plusieurs niveaux d’hétérogénéité rendent problématique la reproduction fidèle des mondes dans les textes » (Pavel, 1988: 95). Mais le cœur de la fiction est moins dans le rapport épistémique qu’elle entretient avec le monde que dans le dispositif même de la lecture du texte: « Plongés dans la lecture d’Anna Karénine, et bien que nous ne croyions pas véritablement ce que l’auteur nous raconte, nous nous laissons « persuader, du moins partiellement et pour l’instant, qu’Anna Karénine existe et que ce que dit le roman à propos d’elle est vrai. » Prenant appui sur les travaux de Kendall Walton, Thomas Pavel affirme que l’efficacité du roman tient à un effet de réalité de la fiction lié tant au talent de l’auteur qu’à la suggestibilité du lecteur, tous deux participant à rendre opérant « le jeu de fairesemblant » (1988:74). La fiction est alors un semblant de possible reposant sur l’implicite pouvoir de suggestion du monde que le lecteur accorde à l’auteur. Pavel l’affirme, il y a « un monde réellement réel qui jouit d’une priorité ontologique certaine sur les mondes de fairesemblant. », celuici étant « la fondation ontologique sur laquelle le second se construit.» (1988:76) Dans cette approche de la littérature, l’extension du domaine du possible permet, d’une part de sortir d’un ségrégationnisme entre fiction et nonfiction, et d’autre part, une démultiplication des possibles (permettant par exemple l’existence d’une science/fiction ). Néanmoins, le rapport de dépendance à un premier possible, en place de référent est maintenu comme une ontologie première qu’il s’agit de préserver. Ces approches du récit, des rapports entre fiction et réalité, du statut épistémique de la fiction, traitent exclusivement la question de la littérature sous le primat d’un discours rationaliste en position de référent. Certains penseurs du XXème parmi lesquels Georges Bataille abordent d’une tout autre manière l’objet disciplinaire qu’est la littérature. À partir d’une critique radicale du langage, la théorie littéraire glisse vers la théorie textuelle, les préoccupations narratives vers les enjeux de l’opération de l’écriture. La pensée littéraire s’ouvre alors à l’impossible, le libérant de la sourdine dans laquelle l’enferme le discours rationaliste. Audelà des querelles formelles, rhétoriques, ontologiques autour des rapports entre littérature et possible, ce sont deux conceptions de ce qui organise la vie humaine qui sont en débat, selon que l’on pense que la vie est organisée par la nécessité: un ordre des choses nécessairement possible, ou par la contingence: c’est alors l’arbitraire, le hasard, la chance qui

50 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉTHIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE président aux formes de la vie humaine. Parlà, c’est également la partition entre le roman, sa destinée narrative et le meurtre du récit que constitue la poésie qui est mise en jeu.

2. Le pouvoir meurtrier de la poésie ou dire l’impossible du monde

2.1 Le pouvoir arbitraire du poète au service d’une écriture de l’impossible Paul Valéry dans « Fragments des mémoires d’un poème », s’insurgeant contre « l’illusion d’une détermination unique et imitatrice du réel » juge préférable de la remplacer par une écriture du « possible à chaque instant » (1937:782). La littérature est toujours démultiplication des possibles, mais ces possibles sont ouverts à l’arbitraire, dégagés plus radicalement de la logique du récit et de la vraisemblance. La littérature est avant tout « développement de nos puissances d’invention et d’excitation, dans la plus grande liberté, puisqu’elle a pour substance et pour agent la parole , déliée de tout son poids d’utilité immédiate, et subordonnée à toutes les fictions et les agréments imaginables.» (1937:780) Si l’écriture est singulière, la publication à laquelle est destinée la production de l’écrivain est pour Valéry un écueil redoutable, où le désir de « produire l’effet le plus heureux » sur le lecteur risque de l’emporter sur « l’excès de rigueur ou de perfection », « toute profondeur difficilement communicable», dont seule « une sorte d’abus de souveraineté intérieure » (1937:780781) pourrait préserver celui qui offre ses textes à la lecture. Ce n’est plus seulement le rapport de la littérature au monde mais le rapport critique entre celui qui écrit et celui qui lit qui est en question. La littérature ne se confond plus avec le vraisemblable, pas plus que l’écriture/la lecture ne se confondent avec une communication transparente, éclairante 1. L’espace littéraire est alors ouvert à l’incommunicable, l’impossible. Pour Valéry, l’aiguillon de la littérature n’est pas l’unicité illusoire d’une réalité mais l’arbitraire, la substitution toujours possible d’un mot, d’une phrase à une autre. C’est l’altération du texte qui fait la littérature. Il s’agit pour Valéry de quitter « les Lettres » pour le monde des arts « qui ne reproduisent rien, qui ne feignent pas […] » au profit de « modes purs » qui « organisent et composent les valeurs de chaque puissance de notre sensibilité détachée de toute référence et de toute fonction de signe » (1937:788). Il y a là un saut vers une poésie qui est « enchantement », « un état de faux équilibre et de ravissement sans référence au réel » dans la droite ligne de la poésie mallarméenne. Roland Barthes dans Critique et vérité situe d’ailleurs le point culminant de la déstabilisation de la littérature classique qu’augurait déjà le romantisme à partir de l’œuvre de Stéphane Mallarmé (49). L’écriture se sépare alors radicalement de l’idéal référentiel pour se prendre ellemême comme objet.

2.2 Georges Bataille ou le pouvoir altérant de l’énonciation Cette plongée au cœur « des certitudes du langage » (cf. note supra), ce dégagement d’une visée d’une absolue signification, nous le retrouvons d’une façon plus radicale encore chez Georges Bataille. Pour l’auteur de Méthode de médiation, le réel n’est pas l’organisation intrinsèque et positive du monde, mais renvoie, à l’inverse, à la négativité à l’œuvre dans la vie humaine, où le sens plein fermant le discours dans le collapsus de la vérité et du savoir laisse place à la déchirure, faisant de la poésie l’opérateur d’un « évanouissement du réel discursif »:

1« […] si les mots n’avaient qu’un sens celui du dictionnaire, si une seconde langue ne venait troubler et libérer « les certitudes de langage », il n’y aurait pas de littérature. » (Barthes, 1966:57) En note, il rapporte le contenu d’une lettre de Stéphane Mallarmé adressée à Francis ViéléGriffin: « Si je vous suis, vous appuyez le privilège créateur du poète à l’imperfection de l’instrument dont il doit jouer; une langue hypothétiquement adéquate à traduire sa pensée supprimerait le littérateur, qui s’appellerait de fait, monsieur Tout le monde. » (57) 51 Richard Cluse Dans la manière de pensée que j’introduis, ce qui compte n’est jamais l’affirmation. Ce que je dis, je le crois sans doute, mais je sais que je porte en moi le mouvement voulant que l’affirmation plus loin s’évanouisse. S’il fallait me donner une place dans l’histoire de la pensée, ce serait, je crois, pour avoir discerné les effets, dans notre vie humaine, de l’ « évanouissement du réel discursif », et pour avoir tiré de la description de ses effets une lumière évanouissante: cette lumière éblouit peutêtre, mais elle annonce l’opacité de la nuit ; elle n’annonce que la nuit. (231)

Georges Bataille, mieux que tout autre, saisira le point de fuite du langage, celui où les mots ne peuvent plus se confondre avec le récit de la vraisemblance, puisque l’affirmation qu’il porte est une « affirmation nonpositive » (Foucault, 1963:756), destinée à s’évanouir. C’est la dénomination qu’invente Michel Foucault pour caractériser l’énonciation bataillienne. Ce qui s’affirme ne donne pas accès « à la pleine lumière du langage ». L’affirmation trace seulement dans le langage « la ligne d’écume de ce qu’il peut tout juste atteindre sur le sable du silence » (Foucault, 1963:751). Déchirant le voile de la signification dans sa fonction de masque, il s’agit de dénuder le langage pour le mettre au service de ce qu’il exclut. L’énoncé n’est pas la matrice du langage, mais l’obstacle: « Le mot silence est encore un bruit » (Bataille, 1943:25) 2. Ainsi, avec Bataille, la littérature doit excéder l’énoncé: « A ce point, le sens second du mot dramatiser: c’est la volonté, s’ajoutant au discours, de ne pas s’en tenir à l’énoncé, d’obliger à sentir le glacé du vent, à être nu » (1943:26). Cette mise à nu s’opère à partir d’une « intime cessation de toute opération intellectuelle ». Dès lors, le rapport de la littérature à la connaissance est déchiré, frappé d’un impossible. Le langage n’est plus réductible à la production d’un savoir, la parole devient l’expérience intérieure d’un non savoir. Rapporté à la question du discours et de la transcendance, cela se traduit, comme l’écrit Foucault, par « un monde où la mort de Dieu ne nous restitue pas un monde limité et positif, mais à un monde qui se dénoue dans l’expérience de la limite, se fait et se défait dans l’excès qui la transgresse. » (1963:754) Alors, la littérature n’est plus celle des « mondes possibles » mais celle de l’impossible de l’être au monde. Bataille le reconnaît luimême, la notion est peu claire. Dans la préface pour la deuxième édition de ce qu’il nommera en 1962 L’Impossible, il écrit: « Il y a devant l’espèce humaine une double perspective: d’une part celle du plaisir violent, de l’horreur et de la mort— et, en un sens opposé, celle de la science et du monde réel de l’utilité. » Face au monde stable et exponentiel du possible que fabrique la science, l’impossible est la part du monde instable, déchaînée qui refuse de se laisser domestiquer, qui « met en jeu le mouvement global des êtres ». Il va, écritil de la disparition de la mort à cette fureur voluptueuse qui, peutêtre, est le sens de la disparition (492). C’est précisément ce mouvement d’effraction du discours, d’évanouissement du sens que produit l’écriture bataillienne au sujet de laquelle MarieChristine Lala écrit:

Bataille maintient le paradoxe dans le langage: le halo de nonsens est nécessaire au ravissement poétique, mais fait obstacle à la communication. Et comme inversement la pratique de l’écriture ouvre sur la position d’un sens communicable, la décision d’écrire doit se prendre contre le mouvement de l’écriture qu’il faut littéralement détourner, dès que l’on veut exprimer (faire sortir) les effets du sens que comprend le langage et que supporte la parole. (1987:78)

Marguerite Duras décrit ce paradoxe en parlant d’un écrivain qui écrit « contre le langage », qui « invente comment ne pas écrire tout en écrivant » (1958:34).

2 Dans Méthode de méditation en 1947, il écrit: « L’idée du silence (c’est l’inaccessible) est désarmante! Je ne puis parler d’une absence de sens, sinon lui donnant un sens qu’elle n’a pas. Le silence est rompu, puisque j’ai dit…» (199). 52 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉTHIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE 2.3 Écrire l’impossible, une révolte poétique L’essence même de la poésie, son « sens puissant » est dans « la violence de la révolte ». Il s’agit d’une révolte contre la subordination du langage au discours; violence redoublée, dramatisée par l’impuissance du langage à dire son point aveugle. Le drame humain est de n’avoir pour dispositif que le langage pour dire ce qui fait le cœur de son être, qui est précisément ce que le langage ne peut dire sans trahir. Il ne peut parler du silence que par le bruit des mots, il ne peut dire l’abîme que dans un excès de mots:

Ce sable où nous nous enfonçons pour ne pas voir, est formé des mots, et la contestation, devant se servir d’eux, fait songer si je passe d’une image à une autre différente à l’homme enlisé se débattant, et que ses efforts enfoncent à coup sûr: et il est vrai que les mots, leurs dédales, l’immensité épuisante de leurs possibles, enfin leur traîtrise, ont quelque chose des sables mouvants. (Bataille, 1943:26)

Alors comment faire cracher aux mots « la part muette, dérobée, insaisissable de l’être » ? (Bataille, 1943:28) Cherchant « à saisir en nous ce qui subsiste à l’abri des servilités verbales », l’homme ne peut qu’« enfiler des phrases » qui toujours manquent au but, ne lui révélant qu’un fond d’impuissance. Il faut alors pratiquer une double opération, nous dit Bataille: la contestation de l’ordre de la signification, du primat de l’énoncé et « la libération du pouvoir des mots » (1943:28). La poésie est précisément le moment où le mot se sépare de l’objet, glissant toujours sur la rencontre de la signification. Le mot « silence » est ainsi « entre tous les mots […] le plus pervers, ou le plus poétique: il est luimême gage de sa propre mort » (1943:28). Déchirant ainsi l’empire idéologique de la signification, et attaquant par làmême la théologie comme la philosophie, c’est la morale du salut qui se trouve dénoncée, celle d’un possible éternel, qu’il prenne la forme du paradis postmortem ou de la sagesse posthistorique: « [la morale du salut] suppose une vérité et une multitude qui faute de voir, vit dans l’erreur. » (1943:34). Erreur, car pour Bataille, à l’inverse de l’ascèse, où pour parvenir à l’extrême du possible, il faudrait que l’être devienne tout, il s’agit de « cesser de vouloir être tout », de « se perdre » (1943:3435). Si l’expérience intérieure de Bataille est contestation du projet — celui qui envisage la vie comme un moyen d’atteindre un but, et non comme une fin en soi, elle est aussi un projet: « […] celui, négatif, d’abolir le pouvoir des mots » (1943: 35). Bataille alors se contredit il ? Non car abolir le pouvoir des mots, ce n’est pas quitter le langage pour une ère prélangagière, où régnerait seule l’animalité de la pulsion, c’est accomplir le meurtre de l’agencement discursif des mots, c’est les subvertir pour les extraire du projet du discours, pour les mettre entre les mains, d’un autre pouvoir, inutile celuilà, celui de la perversion poétique, libérant alors le véritable pouvoir des mots: « […] je dois lier la contestation et la libération du pouvoir des mots […]. » (1943:28), « Le voyage au bout du possible veut la liberté d’humeur, celle d’un cheval jamais monté.» (1943:36) Ainsi, la littérature n’est pas celle « des mondes possibles » mais celle d’un « extrême du savoir où l’homme est dépossédé des moyens d’être tout, c’est un fou égaré, une question sans issue » (1943: 37). La poétique de Bataille s’appuie sur un réel, celui du silence qui dit effectivement la déchirure entre l’expérience, le langage et l’appareil à produire de la signification qu’est le discours logique. Ce réel est aussi celui d’un monde où « personne ne nous ayant jamais parlé, personne ne nous parlera jamais. » (1943:37). Point de vérité révélée pas plus par la théologie, que par le rationalisme. Face à ce délestage, pour ne pas sombrer dans le nihilisme ou la mélancolie, il s’agit de définir ce qu’est cet « extrême du possible »:

53 Richard Cluse Par définition l’extrême du possible est ce point, où, malgré la position inintelligible pour lui qu’il a dans l’être, un homme s’étant dépouillé de leurre et de crainte, s’avance si loin qu’on puisse concevoir une possibilité d’aller plus loin. (1943:52)

L’extrême du possible, ce n’est pas la multitude des possibles enfermée dans l’espace clos du discours. C’est l’entrée de l’homme dans la nuit du savoir, où l’angoisse est érigée en moyen de connaissance:

[…] dans l’extrême du possible tout s’effondre: l’édifice même de la raison, un instant de courage insensé, sa majesté se dissipe ; ce qui subsiste à la rigueur, comme un pan de mur branlant, accroît, ne calme pas le sentiment vertigineux. (1943:52)

Et Bataille d’écrire comme s’il prononçait là une sentence: « J’oppose à la poésie l’expérience du possible. » Comme l’écrit MarieChristine Lala, le mouvement de l’écriture bataillienne « ne cesse de mettre à nu le point vide qui délimite […] la part maudite (et divine) en l’homme.» (2010:42) Cette éthique du langage, se traduisant dans une écriture de la limite, à la fois point d’arrêt et espace d’un excès autant que d’un vide, constitue le substrat d’un humanisme déchiré: « Chaque être humain n’allant pas à l’extrême est le serviteur ou l’ennemi de l’homme » (Bataille, 1943:52). S’il existe un humanisme chez Georges Bataille, celuici évidement se distingue radicalement de l’humanisme du progressisme: celui de la perfectibilité de l’homme soumis à l’idéal de l’Homme ou de l’humanisme chrétien soumis à l’ordre d’un dieu vivant. Entre la soumission et le ravage de la disparition, Georges Bataille veut introduire le jeu, celui que la chance, le hasard peuvent tramer entre le langage et l’expérience du vivant, entre l’insuffisance de l’un et l’excès de l’autre. De cette discontinuité radicale de l’existence, Bataille en a fait le cœur de sa pensée, faisant se rencontrer, au travers de son écriture, le poétique et le politique:

[…] c’est l’écriture qui, depuis la fiction du mouvement du langage, ouvre la dimension du politique. […]. Tout se passe en effet comme s’il fallait ménager l’espace ouvert à l’adresse de l’inconnu, de sorte que la reconnaissance d’une discontinuité s’impose, et pour que le hiatus de l’impossible préserve dans un état permanent de disponibilité, un rapport virtuel et actuel au monde. La poésie contemporaine a mis « la liberté dans le corps même du langage » pour avoir réalisé combien le jeu du hasard rend plus improbable encore la consistance du monde. (Lala, 2010:117)

C’est tout le statut épistémique de la création littéraire qui se trouve alors bouleversé. En 1944, alors que la question se pose de ce que peut la littérature face au fascisme, Bataille répond qu’elle doit être inutile. Elle est, écritil « l’expression de l’homme — de la part essentielle de l’homme, et l’homme, en ce qu’il a d’essentiel, n’est pas réductible à l’utile » (1944:13). C’est donc sur cette part que porte le savoir de la littérature. Si la littérature produit une certaine connaissance de l’humain, Bataille fait de l’objet de ce savoir, non pas le possible mais plutôt l’impossible, une « connaissance neutre », c’est à dire « l’usage d’une fonction détachée (libérée) de la servitude qui en est le principe: la fonction rapportait l’inconnu au connu (au solide), tandis qu’à dater du moment où elle se détache, elle rapporte le connu à l’inconnu. » (1947:217) L’inconnu est l’objet même du savoir. Ni positif ni négatif, il porte sur ce qui est maudit, ce qui échappe à la tentation totalitaire d’un certain usage du langage, qui voulant tout dire, exclut par commodité ce qu’elle ne peut pas dire. Cette connaissance n’est accessible qu’à une double condition: le refus de l’aliénation aux liens de subordination, ceux portés par ce qui fait discours; et dans le même temps, le consentement à laisser entrer dans le langage la dé liaison qui déchire le sens, déshabille l’Homme pour faire apparaître la nudité de l’être, laisser 54 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉTHIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE l’écriture être traversée par le « punctum »: « punctum, c’est aussi: piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés » (Barthes, 19804849). Si le totalitarisme du langage est effracté, c’est alors l’homme entier qui peut s’écrire, c’est à dire sa part maudite .

3. De l’informe de la langue à l’immonde du monde, l’écriture comme éthique du mal

3.1 L’informe ou déboutonner la redingote du possible Dès 1929, Bataille vise au cœur le discours, celui de la rhétorique comme celui de la philosophie. Dans l’article « Informe » de la revue Documents dont il est alors l’un des chefs de file, il s’attaque tout autant à la définition du langage qu’à la définition de l’univers. Le rapport entre langage, monde et être est placé sous le signe d’un nonrapport, néanmoins organisé par une différence nonlogique 3. Elle n’est ni l’illogisme, ni l’avènement d’un langage fou, hors discours, mais l’aiguillon qui fait saillir l’impossible dans le discours: « [...] le lieu dans un tracé où un mot puisé dans la vieille langue, se mettra d’être mis là et de recevoir telle motion, à glisser et faire glisser tout le discours » (Derrida, 1967: 387). Que chaque chose ait sa forme, voilà ce contre quoi s’insurge le dictionnaire bataillien:

Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d’autre but: il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. (1929:217)

A l’inverse, Bataille donne une définition de l’univers qui contient en condensé l’orientation de toute une œuvre: « […] affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’ informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée et un crachat.» (1929:217) Autrement dit, l’univers n’est « ni ceci », « ni cela » mais « quelque chose comme », qui ouvre à une image toujours déchirée dans son rapport entre l’énonciation et l’énoncé. L’impossible de l’univers ne peut se dire que dans un rapproché extravagant avec un crachat ou une araignée, d’où jaillit toute l’altérité qui lie le sujet au monde des objets qui l’entoure, et dont il s’échine à faire des objets de savoir. Pour Bataille, l’homme, de n’être pas totalement soumis à l’ordre de la nature, de ne pas y être entièrement inséré, ne peut y prendre place que comme excès, inutile, superflu. La dimension horsla loi de la poésie en tant qu’expérience langagière prend alors tout son sens car, seul témoin de l’excès ontique qui ouvre la nécessité à la contingence, elle fait débouler les dés de la chance sur le tapis de la causalité:

Si j’étais la nature statique et donnée, je serais limité par des lois fixes, ayant à gémir en certains cas, à jouir en d’autres. […] Du fait d’être joué, je suis un possible qui n’était pas. J’excède tout le donné de l’univers et je mets la nature en jeu. (Bataille, 1945:19)

L’homme bataillien ne cherche pas à médier son rapport à la nature, au monde, à le rendre possible mais à l’inverse à le tendre au maximum pour que, de cette tension, naisse l’excès, un passage vers un audelà du possible:

Un poète ne justifie jamais tout à fait la nature. La poésie est hors la loi. Toutefois d’ accepter la poésie la change en son contraire, en médiatrice d’une acceptation. J’amollis le ressort qui me tend contre la nature, je justifie le monde donné. La poésie fait la pénombre, introduit l’équivoque, éloigne en même temps de la nuit et du jour de la mise en question comme de la mise en action du monde. (Bataille, 1945:20)

3 « […] il est nécessaire poser les limites des tendances inhérentes à la science et de constituer une connaissance de la différence nonexplicable, qui suppose l’accès immédiat de l’intelligence à une matière préalable à la réduction intellectuelle. » (Bataille, 1933:345) 55 Richard Cluse La poésie, qui s’entend chez Bataille comme un terme générique associé à la création littéraire, doit, pour être en son sens étymologique, création avant tout être meurtrière , se prendre ellemême comme objet de ce meurtre, en dénudant le carcan idéologique des mots, leur subordination à l’ordre du discours et ses classifications. Non seulement, elle fait saillir l’impuissance des mots au champ du discours mais elle fait entendre ce qui, dans les mots, excède le sens, dit l’impossible, leurs « besognes »: leur sonorité, leur texture, les contraires juxtaposés: « La poésie qui ne se hisse pas jusqu’à l’impuissance de la poésie est encore le vide de la poésie (la belle poésie).» (Bataille, 1945:20)

3.2 D’un impossible savoir aux figures évanescentes du désir Le mouvement de la poésie est un passage du connu à l’inconnu, dans un mouvement d’excès du possible. Deux solutions s’offrent au poète: rester dans les limites du possible, ou les dépasser pour mettre en question la redingote mathématique du sens. Alors, comme le souligne Bataille, « la poésie est, quoiqu’on fasse, négation d’ellemême » (1945:21). La poésie « substitue à la servitude des liens naturels la liberté de l’association verbale — l’association détruit les liens qu’on veut mais verbalement.» (1945:21) Ce qu’elle produit n’est pas un savoir positif sur le monde mais c’est une négativité dont le mouvement du refus de la signification au reflux nécessaire vers elle altère tout lien de subordination à un discours clos sur l’être et sur le monde. Cela tient chez Bataille à la structure même du langage, celle d’une division entre l’énonciation et l’énoncé. Mais si « la libération du pouvoir des mots » (Bataille, 1943:28) n’est que liberté de la fiction alors elle est pour l’homme une liberté fictive. Bataille n’en finit de se défier de la fiction, miroir aux alouettes qui n’est que le reflet d’une sortie du possible. Il en refuse la consolation. Si la littérature est contestation du monde du discours, qu’elle ouvre le possible « à l’infinité des possibles », elle reste néanmoins dans l’« irréel » où écrit Bataille « tout est louche et fuyant […]. Tout réel est sans valeur et toute valeur est irréelle.» (1945:22) Il ne s’agit pas de substituer purement et simplement l’imaginaire à la logique. Pour que la littérature ne soit pas qu’illusion, elle doit viser le point aveugle du miroir, ne pas se limiter à l’illimité des possibles mais altérer sans cesse le possible. C’est dans le refus de ce qui est donné comme ordre de la nature, ordre du discours que peut naître le désir. Si ce désir est inévitablement mû par la quête d’une nouvelle signification qui viendrait se loger dans ce point vide qui surgit dans le même mouvement que le refus, la poésie que veut Georges Bataille ne peut être cellelà. Dans cet « irréel » poétique, c’est bel et bien un réel qui se révèle: celui de la nuit, du silence, du nonsavoir. Ainsi, le poète devient enfin un poète du réel 4: « A rebours du récit qui masque ce moment d’intensité dans le déplacement incessant de l’objet du désir, le lecteur [de L’impossible] s’évertue à cerner le point de silence absolu dont L’Orestie 5 exprimera finalement la forme dépouillée.» (Lala, 2010:42) La fiction offre « mille figures » au désir, mais l’objet de ce désir doit être à la fin de l’opération poétique « un vide blanc », qui défigure, les laissant « à la merci du néant », louche et désirable ayant déjà « de l’inconnu l’étrangeté, les yeux d’aveugle ». (Bataille, 1945:23) C’est le sens qu’il donne à cette « poésie furieuse » qu’il oppose à la « belle poésie »:

« La poésie est ce dont l’éclat dur et même aveuglant peut se faire jour audelà du possible, au delà de ce que limite la possibilité généralement liée à la science, au raisonnement et à la morale vulgaire. […]. La poésie est peutêtre ce que l’homme a finalement de plus précieux, mais ce plus précieux est peutêtre en même temps le plus dangereux, le plus fou, le moins utile. » (1962:567)

4 Expression empruntée à MarieChristine Lala et à son ouvrage Georges Bataille, poète du réel . 5 Titre du dernier texte composant L’impossible où se mêle prose et poésie. 56 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉTHIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE Le savoir n’est plus l’acmé du possible mais réduit simplement à un objet de désir qui sans cesse échappe. Ce n’est pas tenir pour rien le désir et le savoir mais ne pas méconnaître qu’ils portent en euxmêmes le creux du négatif. C’est là le drame humain mais aussi la condition de la souveraineté de l’être au monde. Ainsi, si la fiction est nécessaire à la dramatisation, elle s’appuie sur elle, pour faire jaillir la puissance de l’énonciation face à l’impuissance de l’énoncé à dire l’impossible. C’est ce qui déchire l’être, entre le vide et l’excès, qui apparaît. Ainsi dans Sur Nietzsche , Bataille écrit: « Me servant de fictions, je dramatise l’être: j’en déchire la solitude, et dans le déchirement, je communique.» (1944:130) C’est là, entre ces deux extrêmes du vide et de l’excès, qu’est l’instance souveraine de l’être puisque l’objet du désir y est maintenu en perpétuel déplacement, empêchant toute incorporation au domaine de l’utile et de la satisfaction. Bataille définit la souveraineté comme « un aspect opposé, dans la vie humaine, à l’aspect servile ou subordonné. » (1976:247) MarieChristine Lala précise: « La souveraineté selon Bataille résulte […] de la dramatisation de l’absence d’objet et de l’incidence tragique du rien.» (2010:46)

3.3 Possible/impossible: un dialogue altérant, une éthique poétique Le langage apparaît alors comme un dispositif duplice. L’homme y est lié comme un prisonnier à son geôlier. Derrière les murs de cette prison que sont les mots, il n’y a pas l’horizon de la signification mais les douves abyssales du vide, du silence dont les mots ne peuvent se faire que l’écho. L’homme a besoin de ses murs, en même temps qu’il lui faut, pour que sa liberté ne soit pas fictive, percer le mur de la signification, pour laisser l’excès rencontrer le vide. Dans Le coupable , Bataille écrit:

La vie est un effet de l’instabilité, du déséquilibre. Mais c’est la fixité des formes qui la rend possible. Allant d’un extrême à l’autre, d’un désir à l’autre, de l’affaissement à la tension exaltée, que le mouvement se précipite, il n’y a plus que ruine et vide. [...] nous ne pouvons déséquilibrer (sacrifier) que ce qui est. Déséquilibre, sacrifice sont d’autant plus grands que leur objet était en équilibre, qu’il était achevé. (1944:264265)

Une condition de la vie est de pouvoir lui donner une forme, de pouvoir recouvrir, tel un baume, l’énigme de notre présence au monde comme celle de notre disparition. L’origine et la disparition, d’échapper à toute représentation, nécessitent d’en passer par une diversité de traitements (culturel, politique, religieux) ; et rentrent ainsi dans un système de prescriptions, d’injonctions et de tabous. Il n’est alors pas étonnant que Bataille situe les domaines de l’impossible dans le champ de l’érotisme et du sacrifice. Ainsi, « voir en face ce qui arrive , ce qui est », est pour Bataille, « ouvrir les yeux » sur ce qui se veut exclu du langage, exclu du champ de vision social, un savoir qui est un savoir évidé tout autant qu’un savoir sur le vide, sur la déchirure fondamentale de l’être. Dans son article « De l’âge de pierre à Jacques Prévert », Bataille affirme sa conception de la poésie: une poésie qui donne « aux mots le pouvoir qui ouvre les yeux. » En note, il rappelle: « On le sait: Donner à voir est le titre d’un recueil d’Éluard. Et c’est la meilleure la plus simple définition de la poésie: qui donne à voir. Quand le langage commun, prosaïque, ne touche pas la sensibilité et donne à savoir , même en décrivant le sensible » (1946:87). Pour dire ce qui résiste à se faire objet de savoir, il faut la force dramatique de la fiction, en même temps que cette fiction n’exerce en rien un pouvoir d’illusion, qui viendrait recouvrir la béance exsangue de l’être, mais, au contraire, rend palpable, dans la besogne des mots, la déchirure de l’être tendu entre l’extrême de la douleur et du plaisir:

57 Richard Cluse Je diffère de mes amis me moquant de toute convention, prenant mon plaisir au plus bas. Je n’ai pas de honte vivant comme un adolescent sournois , comme un vieux. Échoué, ivre et rouge dans une boîte de femmes nues: à me regarder morne et le pli des lèvres angoissé, personne n’imaginerait que je jouis. Je me sens vulgaire à n’en plus pouvoir et ne pouvant atteindre mon objet, je m’enfonce du moins dans une pauvreté réelle. (Bataille, 1962:494)

Cette débauche de mots, comme souvent chez Bataille cohabite, dialogue avec le commentaire:

Rien n’existe qui n’ait ce sens insensé — commun aux flammes, aux rêves, aux fous rires —en ces moments où la consumation se précipite, audelà du désir de durer. Même le dernier non sens est toujours ce sens fait de la négation de tous les autres. (Ce sens n’estil pas au fond celui de chaque être particulier qui, comme tel, est nonsens des autres, mais seulement s’il se moque de durer — et la pensée (la philosophie) est à la limite de cet embrasement, comme la bougie soufflée à la limite de la flamme. (1962:497)

Le possible revendique toujours plus de sens. L’homme aveuglé par sa quête du possible est enclin à l’attendre toujours, jusqu’à ce que l’impossible, la mort arrive. S’orienter dans l’impossible, c’est à l’inverse, considérer le nonsens comme un sens, libérant alors du souci de l’avenir pour ouvrir à la consommation dépensière du vivant, à l’immanence du présent. Bataille n’a pas pour projet de réduire l’impossible dans le possible. Il y a du possible et de l’impossible dans le monde écritil:

Nous sommes embarrassés par le ciel, l’espace étoilé où nous découvrons des lois d’harmonie, de viabilité générale. Nous ne pouvons que pressentir dans ce domaine une horreur suspendue, insaisissable par nous. […]. Le possible est la vie organique et son développement dans un milieu favorable. L’impossible est la mort finale, la nécessité, pour exister de détruire. (1942:307)

Le possible est le registre de la vie biologique et de ses conditions, l’impossible en est l’envers: la mort et la destruction. Mais d’emblée, Bataille veut lier l’un à l’autre par la nécessité de la destruction comme condition de la vie. À l’impossible qu’est la mort, s’ajoute une série d’autres phénomènes qui s’opposent à la vie: « l’exubérance des cruautés, les désordres inutiles, les guerres, les tortures, l’oppression, les vices, la prostitution, l’alcoolisme … » (1942:307), la liste serait longue de la cohorte des légions du mal. Car dans le champ de la morale, morale vulgaire pour Bataille, l’impossible est le mal. De situer l’impossible du côté démonique, l’homme prend fait et cause pour le possible, ce qui prolonge au maximum sa vie, ce qui l’approche au plus près de l’idéal. Ainsi, l’homme du possible a besoin de l’idée de Dieu en tant que paradigme d’une forme parfaite: pleine et éternelle, dont l’envers impossible est la face déchirée et mortelle de l’homme: « Le salut personnel est la pièce d’un système où s’exprime l’élusion de l’impossible. » (1942:308) L’enfer apparaît alors comme « une condensation de l’impossible » (1942:307), le réduit souterrain de tout ce qui dans le monde objecte à l’unité, au salut, la prison des coupables et le lieu du péché. Dans le geste de transgression qu’est la poétique bataillienne en tant que « dénigration » (Lala, 2001) de la langue, Bataille fait sortir l’impossible des enfers. L’expérience poétique met à jour « l’envers solaire de la dénégation satanique » (Foucault, 1963:757), tout en maintenant « à vif l’aporie du mal » (Lala, 2010:122). L’immonde du monde n’est pas une tératologie, la galerie des archontes démoniaques, il est au cœur même du phénomène d’altération de la langue: « nettoyer à mesure le déchet qu’est l’articulation discursive de la pensée, atteindre sans ambages, audelà des notions, la vérité simple sans forme, sans mode de la poésie. » (Bataille, 1948:389) 58 CE QUE PEUT LA LITTÉRATURE POÉTHIQUE DE L’IMPOSSIBLE CHEZ GEORGES BATAILLE Conclusion La littérature ne peut être complice avec le possible qu’à le prolonger, le démultiplier, toujours subordonnée à l’ordre du discours garant de l’unité de la réalité, cantonnée à une fonction de reliquat imaginaire pour, au mieux, métaphoriser le monde. Pour Bataille, s’il y a des complicités de la littérature, elles sont d’une toute autre nature et touchent à la place particulière qu’il veut lui donner, celle de l’insubordonnée: « La littérature étouffait dans ses limites. Elle portait, en elle une révolution. » Cette révolution, c’est la mise en question de tout ce qui est, c’est « aller au bout de la possibilité misérable des mots », jusqu’au point où « le souverain silence interrompt le langage articulé. » (1947:210) Bataille porte la limite à son point d’ébullition, faisant du rapport entre le sujet et ses objets, l’homme et le monde, une mise en question perpétuelle, toujours au risque de la séparation, de la perte, de l’évanouissement du sens. La littérature est alors la scène d’une répétition, le théâtre de l’œuvre de la mort, qui rend nécessaire la fiction pour donner figure à « cet impossible à la fois irreprésentable et pourtant mis en scène » (Lala, 1987:10) dans une écriture où alternent le récit et son propre évanouissement, le laissant dans un perpétuel état d’inachèvement. La littérature devient alors « forme aiguë du Mal » et « connaissance du Mal » en tant qu’elle fait la part belle à cette « part maudite » qui échappe, résiste au possible. Georges Bataille, à l’opposé de l’engagement sartrien, affirme la souveraineté de la littérature en tant qu’elle n’a à s’autoriser d’aucun discours pas plus qu’elle n’a à le servir. Faisant sienne la phrase de Blanchot: « L’expérience est à ellemême son autorité, mais toute autorité s’expie », il plaide pour la culpabilité de la littérature, celle qui écrit la déchirure radicale de l’existence, la portant « à hauteur d’impossible »: « Je ne doute pas qu’à nous éloigner de ce qui rassure, nous nous approchions de nousmêmes, de ce moment divin qui meurt en nous, qui a déjà l’étrangeté du rire, la beauté d’un silence angoissant.» (1950:21) De ces « trouées miraculeuses » dans « le mur de l’objectivité », l’imaginaire sadien en offrit le premier un aperçu. À sa suite, Bataille prend à revers la loi comme la science en affirmant: « L’impossible n’est plus mon désavantage, c’est mon crime.» (1947:207) Ainsi, d’une catégorie qui exclut: du champ du savoir, du champ de l’expérience, laissant l’homme impuissant face au négatif ou soumis à un ordre prescripteur, l’impossible, avec Bataille, prend la forme d’une traversée du réel, pour écrire ce qui de l’expérience humaine résiste comme impossible à dire. Cette traversée, seule la fiction peut lui donner forme, mais une forme déchirée toujours soumise à l’altération de la langue. Ce travail d’altération est l’opérateur d’une transgression, révolte poétique qui révèle le fond de l’être et le fond des mondes: d’être jamais achevés, gisant et surgissant d’un battement entre la perte et l’excès, s’évanouissant dans le vertige des abîmes érigés en sommet. La littérature, si elle est écriture de l’impossible, n’est pas aporétique ou nihiliste, elle est au contraire un pari. Pour Bataille, ce sera celui de soutenir au cœur même du langage le travail du négatif qui, empêchant la clôture du discours, ouvre à la béance du désir. Alors si la littérature est criminelle, c’est au service d’une exigeante éthique poétique.

BIBLIOGRAPHIE

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60 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

MONDES EXOTIQUES, MONDES DOMESTIQUES: UNE POLITIQUE SPATIALE DES ROMANS D’AVENTURES

Paul FaggianelliBrocart

Centre de recherche Littérature et Poétique Comparées – Université Paris Nanterre

Abstract : The following article focuses on the issues of space and descriptive apparatuses of territories, a variety of adventure novel written in the late nineteenth century by Conan Doyle, Henry Rider Haggard, Joseph Henri Rosny and Jules Verne. The main hypothesis of this analysis relies on a global apprehension of planetary space by the imperial subjectivities displayed in the novels, leading to a political hierarchy between fictional worlds. Settled outside of time, home of monsters and prehistoric beings, spaces of adventure are deeply related with the imperial center and intend to purge, through fiction, a desire for violence, sex and danger. The article intends, therefore, to analyse this kinship between the spaces, which challenge the imperial mastery on territories, scientific categories (through botanic, zoologic and physical aberrations) and the imperial space itself, in order to show how this challenge and the production of hegemonic sensibilities are part of the same discursive process. Keywords : Adventure novel, Empire, Science Fiction, fictional space, natural sciences.

Introduction La fin du XIXe siècle voit l’Europe Occidentale rentrer dans une phase d’apogée industrielle coïncidant avec un développement impérial sans précédent. Dans cette société qui se perçoit dès lors comme métropolitaine à l’échelle planétaire s’élaborent des formes culturelles nouvelles correspondant à la massification de la consommation du divertissement. Les puissances impériales européennes se pensent alors comme centre rayonnant sur ce qui est défini comme le « reste » du monde, périphérie géographique et symbolique. Leur pouvoir s’assoit sur une histoire longue des pratiques discursives de production du « sens impérial » (Pratt, 2012: 4), permettant d’aborder le monde depuis un point de vue global, eurocentré, et sous l’angle d’une disponibilité potentiellement sans limites. La description, l’encodage du monde dans un langage maîtrisé et maîtrisable par les conquérants procède à une domestication par le langage des espaces, autant qu’il les produit en tant qu’instances subsidiaires, disponibles pour l’extraction ou la « récréation » (Seillan, 2006:31). On va ici s’intéresser à la capacité discursive de production d’espace d’un objet littéraire largement diffusé, le roman d’aventure. Il va s’agir de revenir sur l’écho de l’encodage de l’espace planétaire dans un appareil discursif dans ces textes populaires. Là où la cartographie du monde se clôt progressivement autour d’une Europe hégémonique, les romans d’aventure vont en construire le pendant fictif. D’un ensemble de lieux transcrits, puis parallèles, on glisse progressivement vers la lecture de lieux symboliques, adossés à l’espace domestique de la métropole, pour mettre en scène l’empire et ses subjectivités. Les fictions populaires décrivant l’espace extraeuropéen s’appuient sur le centre métropolitain dans lequel s’insère le lecteur du texte, établissant une polarisation entre « l’ici » de la lecture, réel, tangible, domestiqué, et « l’ailleurs », fantasmé, déformé et dangereux, de la fiction. Dans cette mise en

61 Paul FaggianelliBrocart relation d’une instance réelle et de sa déformation parfois extrême, les espaces adossés vont jouer le rôle d’inverses sémantiques. Le détour par les espaces de la fiction empreinte aux techniques narratives de la dystopie, articulées à une fictionnalisation des sciences naturelles, pour produire un regard métropolitain sur le monde, une lecture eurocentrée de l’ailleurs comme espace récréatif.

1. Matrice discursive de l’exotisme Les fantasmes liés à l’espace lointain ne sont pas une invention du XIXe siècle. Les romans d’aventure sérialisés s’appuient sur la veine littéraire de l’exotisme, qui a contribué, tout au long du siècle, à affirmer la prégnance du motif du voyage et de l’ailleurs chez les poètes européens. Cependant les romanciers plus populaires ne sont pas seulement tributaires des explorations poétiques de leurs pairs romantiques plus reconnus par l’histoire littéraire. L’espace de l’ailleurs propre à l’exotisme populaire européen naît d’une combinaison intertextuelle complexe, sédimentée dans le temps. L’étude de cette élaboration à niveaux multiples permet d’éclairer un sentiment de l’espace global, ce que MaryLouise Pratt décrit comme une « conscience planétaire » (Pratt, 2012: 15). Elle accorde une place prééminente aux travaux scientifiques du début du XVIIIe siècle, dont l’élaboration du système de la nature de Carl Linné ( Systema Naturae , 1735). A travers le projet d’un inventaire du vivant permettant théoriquement de classer l’ensemble des spécimens rencontrés dans une grille de compréhension (« All the plants on the earth, Linnaeus claimed, could be incorporated into this single system of distinctions, including any as yet unknown to Europeans. » Pratt: 24), l’Europe scientifique acquiert une position de surplomb sans précèdent sur l’ensemble du globe: « The emergence of a new version of what i like to call Europe’s « planetary consciousness », a version marked by an orientation toward interior exploration and the construction of globalscale meaning through the descriptive apparatuses of natural history. » (Pratt, 2012: 15). Se dégage de la mise en système du monde la possibilité de décrire le naturel, et donc les espaces, à travers cet appareil discursif qu’est l’histoire naturelle. Les rapports des expéditions vers les parties les moins connues du globe fascinent alors les métropolitains qui y trouvent un mode de relation à ce qui est produit dès lors comme le « reste du monde ». Ce dispositif relationnel s’inscrit dans un projet impérial. La description est en effet productrice de l’espace qui, à travers sa transcription dans un système classificatoire intelligible, devient lisible et exploitable. La cartographie du monde, de sa surface, est essentielle à son appréhension comme ressource, et la littérature scientifique va contribuer à produire des espaces disponibles: ressources minières, vertus médicinales, c’est bien une extraction industrielle qui se trouve programmée dans l’encodage du monde par les textes (« the systemic surface mapping of the globe correlates with an expanding search for commercially exploitable resources, markets, and lands to colonize », Pratt, 2012: 30) La productivité spatiale des modèles textuels ne se limite pas aux textes scientifiques mais englobe toutes les littératures de l’ailleurs. Les travaux d’Edward Said ont ainsi montré la pérennité dans la construction de « l’Orient » par l’Occident. La somme des savoirs construits par l’Europe forment une bibliothèque coloniale dont le développement est un « exercice de force culturelle » (Said, 2015: 88), une production de l’autre par le texte: « Cependant, ce qui donnait au monde oriental son intelligibilité et son identité n’était 62 MONDES EXOTIQUES, MONDES DOMESTIQUES: UNE POLITIQUE SPATIALE DES ROMANS D’AVENTURES pas le résultat de ses propres efforts mais plutôt toute la série complexe de manipulations intelligentes permettant à l’Occident de caractériser l’Orient. (…) Le savoir sur l’Orient, parce qu’il est né de la force, crée en un sens l’Orient, l’Oriental et son monde. » (Said, 2015: 88). En d’autres termes, la littérature de l’ailleurs, en masquant sous l’appareil descriptif sa propre production de l’altérité, amène à l’élaboration d’espaces connus, lisibles et domesticables. Cette caractéristique des espaces produits par le texte les amène à être perçus comme disponibles pour la fiction, qui suscitera les affects voulus chez le lecteur à partir d’une assise exotique générale organisant la perception du monde. Celleci est marquée par une organisation hiérarchique des espaces qui répartit à l’échelle globale des espaces dont la qualité dépend du degré d’éloignement d’un centre autodéfini, organisation propre à la spatialisation du pouvoir colonial. Ce régime de « colonialité » global (Quijano, 2000: 247) ménage ainsi des espaces libres pour la fiction, tant disponibles pour l’extraction matérielle de leurs ressources que pour un investissement fictionnel basé sur des fantasmes ancrés dans une fascination pour l’ailleurs, l’étranger, rapidement placés dans un rapport de codépendance avec le dangereux. Ainsi, c’est bien le rapport entre un pôle de « l’ici » métropolitain et sa « cour de récréation » (Seillan, 2006: 41) qui va nous intéresser, en tant qu’il renseigne, par l’imaginaire qu’il déploie, sur les structures mentales produites par l’idéologie impériale. Ainsi, il s’agit d’envisager comment une politique de l’espace fictionnel appuyée sur une corrélation entre imaginaire et idéologie peut produire des fictions de masse marquées par un exotisme qui, par la déformation permise par l’étrange, renvoie toujours à « l’ici », au centre policé, organisé, « civilisé » par une maîtrise bourgeoise et industrielle du monde.

2. Une spatiotemporalité déformée À partir de cette matrice discursive vont se déployer un ensemble de fictions exploitant la lecture coloniale du monde. Appuyées sur la maîtrise des espaces, ces fictions vont s’alimenter du vecteur principal de cette maîtrise discursive, le discours scientifique. Se rejoignent alors l’histoire des sciences et celle des genres littéraires, puisque la mise en spectacle de la découverte scientifique, et la narration des sciences comme divertissement, coïncide avec l’émergence de ce que l’on nommera plus tardivement la sciencefiction. Jules Verne, souvent considéré comme son précurseur, va ainsi codifier cette coprésence du discours scientifique dans la fiction littéraire, à la fois dans un but éducatif et narratologique. La science apparaît alors comme matrice d’intrigues et de fantasmes. La découverte devient une clé de l’intrigue, dans une forme de sérialisation du récit d’aventures scientifiques. Le premier de ces « mondes impossibles », pourtant profondément relié à un contexte global, serait celui découvert par le Professeur Lidenbrock et son neveu Axel dans Voyage au centre de la Terre (1864). Se fiant à un cryptogramme daté du XVIe siècle, laissé par l’alchimiste islandais Arne Saknussemm, les deux savants pénètrent dans une cavité volcanique au cœur du volcan Sneffels. Leur descente dans les profondeurs terrestres est une transcription des connaissances géologiques de l’époque, alimentant des passages très documentés sur les couches terrestres. Mais plus avant, c’est le développement de la stratigraphie, à la charnière du XIXe siècle, qui va donner à l’intrigue sa structure d’ensemble. L’histoire naturelle, qui inscrit déjà l’objet des naturalistes dans une écriture spécifique, évolue, et s’enfonce dans le temps long des âges reculés. Il faut alors décrire non seulement les éléments du monde tel qu’il est, mais aussi les éléments du monde tel qu’il fut. 63 Paul FaggianelliBrocart Cette élaboration de « l’épaisseur du temps » (Hurel, Coye, 2011: 10) se situe au milieu du XIXe, dans le travail croisé des géologues, des paléontologistes et des préhistoriens qui donnent au temps une densité dont les traces sont étudiées: « les progrès enregistrés par la géologie, la lecture verticale du temps proposée par la stratigraphie et le développement de la paléontologie ont pour conséquence d’accroître de manière considérable l’épaisseur du temps en repoussant très loin l’âge de la terre et de la vie. » (Hurel, Coye, 2011: 10) En 1859 est publié De l’origine des espèces de Charles Darwin, date symbolique pour ce renouveau de la perception de la densité du temps par l’histoire naturelle. Les « blancs de la carte » se trouvent désormais là. Puisque « la surface de la terre ne livre que l’écume des choses» (Blanckaert, 2011: 55), les scientifiques, et les auteurs que leurs trouvailles nourrissent d’une matière propre au fantasme, trouvent l’extraordinaire dans les traces du passé « antédiluvien » de la vie. L’aventure devient alors tant spatiale que temporelle. Le mouvement vers les profondeurs, la plongée des personnages, et leur arrivée dans un espace intérieur s’inscrivent directement dans une lecture verticale du temps ainsi que dans une approche évolutionniste de l’histoire de la vie sur Terre. Ce parcours tend à littéraliser la proposition de la stratigraphie, puisqu’il s’agit de pouvoir reconstituer l’écosystème passé à partir de ses traces dans le sol, jusqu'à le rencontrer dans le roman sous la forme de sauriens menaçants et d’ombres anthropomorphes. Le roman va relayer le discours scientifique et redonner « vie » aux créatures préhistoriques, dans un rapport tendu entre exagération fictionnelle et fidélité aux traces exploitées pour la composition romanesque. Les espèces vivantes rencontrées par les personnages sont alors de nature à inquiéter la maîtrise scientifique du monde, à mettre en doute la connaissance des systèmes du vivant, et à replonger, le temps d’une hésitation, l’homme européen dans l’inconnu. On lit ainsi chez Verne la formulation d’un doute très vite résorbé sur la nature de plantes gigantesques:

Je ne pouvais mettre un nom à ces essences singulières. Ne faisaientelles point partie des deux cent mille espèces végétales connues jusqu’alors, et fallaitil leur accorder une place spéciale dans la flore des végétations lacustres ? Non. Quand nous arrivâmes sous leur ombrage, ma surprise ne fut plus que de l’admiration. En effet, je me trouvais en présence de produits de la terre, mais taillés sur un patron gigantesque. Mon oncle les appela immédiatement par leur nom. « Ce n’est qu’une forêt de champignons ». (Verne, 2001: 198)

La déformation des espèces connues, dans leur taille leur forme, odeur, capacités, vient caractériser ces espaces fictifs comme des espaces de la démesure. C’est d’abord une distorsion du temps qui induit l’existence des espaces de l’aventure. Les personnages se trouvent isolés en dehors du temps standardisé de l’Europe industrielle. Ce temps normalisé est celui d’une reproduction du tissu social bourgeois, organisé autour de la question du mariage pour Axel Lidenbrock et Edward Malone, le journaliste accompagnant l’expédition du Professeur Challenger dans Le Monde Perdu de Conan Doyle. Les deux jeunes gens sont confrontés lors de leur départ pour ces terres soustraites au temps maîtrisé de la métropole, à la problématique de leur réinsertion dans ce tissu temporel. C’est le mariage de la femme aimée qui manifeste cette réinsertion dans le temps social, et encadre les aventures. Cette disposition narratologique vient faire du voyage extraordinaire une épreuve qualifiante pour des personnages qui vont y trouver un espace de performance de leur masculinité impériale.

64 MONDES EXOTIQUES, MONDES DOMESTIQUES: UNE POLITIQUE SPATIALE DES ROMANS D’AVENTURES Le détour hors de l’espace sécurisé de la métropole est un mode de production du masculin, autant qu’il est un mode de production de la connaissance, et du divertissement pour le lecteur. Ces deux textes vont jouer explicitement avec la notion d’héroïsme, alimentant des performances de masculinité dans un rapport de codépendance entre « l’ailleurs » extraordinaire, espace de l’exploit, et « l’ici » quotidien, qui rétribue le courage et la découverte: « En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains de Graüben « les rênes » de sa maison. Ma jolie Virlandaise conservait son calme habituel.[…] Va, mon cher Axel, va, me ditelle, tu quittes ta fiancée, mais tu trouveras ta femme au retour 1. » (Verne, 2001: 55) Ici c’est le glissement sémantique de « fiancée » à « femme » qui manifeste non seulement la réinsertion –ici couronnée de succès dans une structure sociale bourgeoise dont le mariage est un des marqueurs d’avancement, mais sa qualification au statut d’homme via ce voyage liminaire. Le voyage est encadré par une structure sociale qu’il contribue à valider. Plus ironique dans son traitement de cette course à l’héroïsme, Conan Doyle n’en constate pas moins lucidement sa productivité en termes de validation sociale:

Tout autour de nous, des héroïsmes nous invitent. Aux hommes il appartient d’accomplir des actes héroïques, aux femmes de leur réserver l’amour pour les en récompenser. (…) Vous auriez dû le faire… parce que vous n’auriez pas pu vous en empêcher, parce que ç’aurait de votre part un acte naturel, parce que la virilité qui est en vous aurait exigé de s’exprimer par l’héroïsme… (Conan Doyle, 1960: 22)

Le personnage de Gladys, que le narrateur a pour projet de séduire, souligne ainsi un impératif performatif de la masculinité qui, à l’orée du XXe siècle, ne manque pas de faire sourire le lecteur. Le traitement ironique de cette conception d’une identité masculine héroïque n’en est pas moins un moteur de l’intrigue: « J’avais la tête en feu, le cœur en fête ; je pris la décision que vingtquatre heures ne s’écouleraient pas sans que j’eusse inventé l’occasion de réaliser un exploit digne de ma dame. » (Conan Doyle, 1960: 24) Ce modèle obsolète d’héroïsme est producteur de performances masculines tout à fait décalées. Désarticulées de la question du mariage à travers la dérision, ces performances sont au cœur du roman d’aventure de Conan Doyle. La confrontation entre le monde sauvage et les types que sont ceux du scientifique acariâtre, du jeune journaliste ou de l’aristocrate chasseur déplace le « lieu » de l’héroïsme, lui donnant suite, au retour de l’excursion dans ce monde impossible, dans un éclat scientifique. La production de savoir, et plus largement la production de discours (tant scientifique que journalistique, puisque Edward Malone publie son récit extraordinaire), se diffuse alors comme une forme d’héroïsme et de performance explicitement masculine.

3. « Modernes » et mondes sauvages Les mondes sauvages évoqués dans les romans d’aventures de la fin du XIXe siècle et les espaces du centre impérial se heurtent. La traversée de ces espaces dangereux amène une lutte, lutte qui condense des enjeux propres à une masculinité héroïque. Les règles sociales connues sont suspendues dans ces espaces, à travers la déformation du temps, du paysage et

1 Souligné par nous. 65 Paul FaggianelliBrocart des espèces qui l’habitent, éléments qui les rendent radicalement étrangers aux personnages européens qui les traversent. La faune et la flore se rapprochent du gigantisme et d’une bigarrure que l’on suppose préhistorique. La géologie renvoie la matérialité des paysages à une forme d’archaïsme. Les roches volcaniques de la montagne qui abrite Ayesha dans Elle de Henry Rider Haggard contribuent à attacher le paysage à un temps primitif, celui des paysages non maîtrisés, violemment déchirés par des forces intérieures. Ces paysages vont défier la domestication, inspirant aux personnages européens terreur et fascination:

Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas ce spectacle si attristant et si exaltant: à gauche comme à droite, à perte de vue, les marais désolés avec, çà et là de petites mares d’eau noires qui reflétaient les rayons rougis du couchant ; devant et derrière nous, le fleuve indolent, des lagunes frangées de roseaux où jouaient les ombres mouvantes du soir: à l’ouest l’immense disque du soleil couchant estompait les contours de l’horizon vaporeux ; illuminant le ciel strié en tous sens par des vols de grues et d’oies sauvages, dans les débauches d’or et de pourpre. Et trois Anglais modernes, dans un canot anglais moderne, constituant le plus curieux contraste (…). (Rider Haggard, 1985: 43)

Le contraste dans le contact avec l’étrange est ici rattachée à une lecture de l’écoulement du temps, situant les européens dans une « modernité » dont est exclu l’espace exploré en tant qu’il est soustrait au déroulement historique. Ce contraste se charge d’une économie pulsionnelle redoublant la démesure précédemment évoquée. En échappant au temps, aux règles de la mesure connue par le centre européen, les territoires de l’aventure multiplient les éléments qui opposent « l’ici » européen à « l’ailleurs » sauvage. Ainsi du salon, bureau ou laboratoire initial passeton vers un espace déréglé, aux plantes et aux animaux monstrueux. Si la préhistoire qui fait alors l’objet d’une excavation intensive fournit des modèles fossiles pour ces fantasmes, amenant Conan Doyle à mettre en scène des dinosaures bien vivants et leur reconnaissance, les espèces mystérieuses sont tout aussi productrices de fascination pour le lecteur. Les rêveries de Verne sur « les hypothèses de la paléontologie » (Verne, 2001: 224) ne sont ainsi qu’un point de départ, la part émergée de ce monde parallèle, littéralement souterrain: c’est tout un monde passé qui s’ouvre et qui est donné à voir par des procédés d’évocation parcellaire. Le roman projette alors son lecteur avec les personnages dans le vertige d’une réappréhension d’un monde nouveau: « Là, sur trois mille carrés, peutêtre, s’accumulait toute l’histoire de la vie animale, à peine écrite dans les terrains trop récents du monde habité. 2 [… ] L’existence de mille Cuvier n’aurait pas suffit à recomposer les squelettes des êtres organiques couches dans ce magnifique ossuaire. » (Verne, 2001: 250). Renvoyé au dérisoire, le muséum d’histoire naturelle est ici dépassé par un espace grandeur nature, excédant les capacités de reconstitution des hommes. La narration exploite ainsi l’histoire naturelle, en tant que récit linéaire, pour offrir au vivant des bifurcations fascinantes. Le roman de J.H. Rosny–connu pour ses romans préhistoriques ; L’étonnant voyage de Hareton Ironcastle pousse à un stade plus développé cette notion de monde parallèle, à travers le récit d’une expédition dans des territoires mystérieux, pour retrouver le botaniste Samuel Darnley: « La contrée de Samuel semble aussi avancée que

2 Souligné par nous. 66 MONDES EXOTIQUES, MONDES DOMESTIQUES: UNE POLITIQUE SPATIALE DES ROMANS D’AVENTURES l’Europe ou l’Asie, peutêtre davantage, dans l’évolution générale… Elle a pris une autre voie. 3 (…). » (Rosny, 1985: 10) Le roman de Rosny met en scène le fantasme d’une transgression des classifications empiriques du vivant ; un croisement des caractéristiques de différentes familles animales et végétales: reptiles à sang chaud, mammifères à la peau écaillée, plantes « plus étranges encore, d’une complication invraisemblable . » (Rosny: 10). La faune fantastique de ces territoires inconnus s’éloigne de l’écriture scientifique pour aller vers la « vision » (Rosny, 1985: 205) inquiétante: « La faune fantasmagorique croissait auprès du campement: chacals cuivreux, hyènes, guépards, panthères, oiseaux de nuit, singes verts, chéiroptères aux vols soubresautants, lézards et crapauds géants, serpents de béryl et de saphir… » (Rosny, 1985: 204) Ce « monde étrange » (Rosny: 175) renverse la hiérarchie entre animé et inanimé en faisant des végétaux les maîtres du paysage, déterminant par leurs capacités sédatives les espaces interdits. Là encore, elles étonnent par leur taille, leurs couleurs, ne permettant aux explorateurs que des relations d’analogies avec le connu, les spécimens rencontrés échappant aux botanistes:

Les plantes surtout étonnaient. On rencontrait toujours des herbes violettes et bleues, disséminées en îlots, et une flore de mimosées se multipliait à mesure qu’on descendait vers le SudOuest. Leur variété était inconcevable. […] Lorsqu’on frôlait une mimosée naine ou géante, les feuilles se crispaient comme des mains et, selon leur taille, émettaient des sons comparables aux sons des cithares, des lyres ou des harpes. (Rosny: 208)

Elles forment le cœur mystérieux de ce voyage, jusqu'à la rencontre du botaniste disparu, observateur empirique rendu humble à travers l’épreuve des limites de ses propres connaissances.

4. Entre récréation et défouloir Si la plupart des récits évoqués exploitent abondamment le registre du merveilleux dans les découvertes que réservent ces « mondes perdus » à travers une faune et une flore déformée et recomposée sur le mode des naturalistes, ils sont également marqués par de multiples formes de violence. S’agencent alors un espace policé, jusque dans ses paysages, celui de l’Europe ; et un espace dont l’excès est dangereux, un espace de la violence. Celleci marque l’ensemble des éléments précédemment évoqués, qui vont distordre les possibilités de compréhension des protagonistes, les mettre en danger, et relativiser, dans une certaine mesure, leur maîtrise du monde. Elle se manifeste également dans des situations de guerre, confrontant, dans un discours souvent violemment suprématiste, des espèces anthropomorphes engagées dans une lutte pour la survie. Replacées dans la perspective des théories de l’évolution qui informent ces intrigues, ces guerres interespèces deviennent des luttes évolutives auxquelles les protagonistes européens prennent part, décidant ainsi de la victoire des groupes les plus proches des hommes.

3 Souligné par nous. 67 Paul FaggianelliBrocart Mais ces batailles féroces, par exemple celles où à l’aurore des âges les hommes des cavernes se sont maintenus sur la terre contre les grands fauves, ou encore celles au cours desquelles l’éléphant a trouvé son maître, voilà les vraies conquêtes, voilà les victoires qui comptent ! Par un étrange détour du destin, nous avions assisté à l’une de ces luttes, et nous avons aidé à la décision. Désormais sur ce plateau l’avenir appartient à l’homme ! (Conan Doyle, 1960: 228)

Ainsi chez Conan Doyle, deux groupes, les hommes singes, brutaux ; et les hommes des cavernes, s’affrontent lors d’une bataille à laquelle prennent part les protagonistes « modernes ». Une séquence finale de combat voit se déployer une véritable jubilation du massacre de « l’inférieur/barbare »: « J’étais assoiffé de meurtre. Je me surpris moimême debout, vidant un chargeur, puis un autre, puis rechargeant un fusil, puis le vidant, puis rechargeant le deuxième, puis tirant encore, tout en criant et riant: je n’étais plus que férocité et joie de tuer. » (Conan Doyle, 1960: 208) La possibilité de croiser des types humains préhistoriques s’inscrit dans une temporalisation des races humaines telles que Cuvier les a conçues: ces fictions mettent en scène des peuplades « archaïques », soustraites à l’histoire. C’est aussi un fantasme de toute puissance que de remettre en scène l’évolution et de faire en sorte que des sujets impériaux en déterminent le cours. Ainsi, la guerre sans âge qui oppose GouraZankas et Trapus dans le roman de Rosny n’a de fin que grâce à l’intervention des hommes blancs. La fiction orchestre des séquences de violence débridée et sanglante, qui instituent ces espaces imaginaires en défouloirs: « Ce fut le massacre incohérent et furieux, la tuerie primitive où le vaincu cède au destin mystérieux des batailles et, attendant la mort, n’essaie plus de se révolter contre elle. » (Rosny, 1985: 141). Ces points culminants du roman poussent ces espaces fictifs vers un chaos généralisé, les faisant aussi correspondre à un moment d’expression d’une pulsion morbide interdite, refoulée, dont l’expression est ici permise grâce à la hiérarchie spatiale qui excentre les territoires de l’aventure. Cette économie pulsionnelle globale qui relie l’espace européen et ses « ailleurs » récréatifs permet ainsi l’ « externalisation » (Mbembe, 2016: 58) de la mort autant que du sexe, qui scandalisent et fascinent les sociétés européennes à la fin du XIXe siècle. Le cycle She du Britannique Henry Rider Haggard repose ainsi sur cette relégation du sexuel hors de l’espace central, à travers le personnage d’Ayesha. Objet du désir autant que source d’une mort foudroyante pour quiconque se poserait en obstacle à ses volontés, Ayesha est une prêtresse d’Isis devenue immortelle après avoir pénétré dans le Feu. Ayant traversé les siècles, elle est infiniment sage, et son immortalité rend sa beauté excessive pour les yeux du commun. Accentuant encore l’abstraction temporelle qui caractérise les territoires de l’aventure, ce personnage devient l’objet d’une quête pour Léo Vincey et son mentor, Horace Holly, quête amoureuse perçue lors de la publication des romans comme parfaitement sulfureuse:

Alors, elle leva ses bras blancs et ronds, et lentement, très lentement, elle défit les agrafes de sa coiffure: les longs voiles se détachèrent de ses cheveux et glissèrent d’un seul mouvement vers le sol. Je regardais ce corps uniquement contenu par une robe blanche et collante qui n’en révélait que mieux la pureté des lignes majestueuses, d’une souplesse inconnue. La taille était enserrée par un serpent à deux têtes, en or massif, qui soutenait des formes gonflées, aussi pures que charmantes ; et l’on discernait sous le fin vêtement la blancheur laiteuse. Quant au visage, il avait en vérité la beauté des êtres célestes, mais cette beauté me semblait perverse, quoique je ne saurais dire pourquoi. (Rider Haggard, 1985: 89)

68 MONDES EXOTIQUES, MONDES DOMESTIQUES: UNE POLITIQUE SPATIALE DES ROMANS D’AVENTURES La scène de dévoilement d’Ayesha joue avec la transparence de son vêtement chargé de symboles érotiques, le regard allant de la chevelure aux hanches. Posée en tentatrice par la perversité évoquée et la parure serpentine de sa ceinture, elle condense un risque de perte pour les personnages fascinés par sa beauté. Ces espaces d’aventure apparaissent comme des espaces de réalisation des interdits, des territoires de relâchement ou de déchaînement pulsionnel. Les lignes de fuite hors de l’ordre bourgeois sont ici spatialisées par la fiction romanesque.

5. Discours et contrediscours: produire la modernité impériale Le dispositif fictionnel mobilise dans le même geste un espace central et un contre espace marginal, déréglé, déformé et inquiétant mais espace de récréation et de relâchement. Il faut considérer la production de ces « ailleurs » et celle du « centre » impérial comme participant d’un seul et même procédé. Ces territoires sont produits dans un rapport de codépendance, à travers une confrontation:

Nous étions malgré tout des citoyens du XXe siècle et nous n’avions pas été transférés par quelque mauvais génie dans une rude planète au début de son évolution. Làbas, l’horizon violet s’avançait vers le fleuve où naviguaient des vapeurs ; là bas des gens échangeaient des propos sans importance sur les petites affaires de l’existence… et nous, nous étions isolés parmi les animaux préhistoriques, et nous ne pouvions rien faire d’autre que nous émerveiller et trembler ! (Conan Doyle, 1960: 158)

La « modernité » instanciée dans ces personnages est défiée par cette confrontation, autant qu’elle est produite par le procédé qui adosse le connu et l’inconnu, le civilisé et le sauvage, le domestique et le démesuré. L’éclatement de ce carcan de la domestication du monde dans la fiction sert bien plus la production de ce même ordre que sa déconstruction. À travers la mise en scène du démesuré est produite la mesure, qui se situe alors dans l’espace du retour, le centre impérial désirable et rassurant. De la même manière, l’espace décrit comme « sauvage » n’est en fait tourné que vers l’espace « civilisé » qu’il contribue à produire autant que le discours idéologique qui accompagne les velléités impériales de l’Europe. Ces deux pôles, discours et contrediscours, espace désirable et espace terrifiant, sont inextricablement liés et indissociables dans la production globale d’un sens impérial. Ainsi, la logique mise au jour dans les travaux liant colonialité et modernité se reconduit dans les romans d’aventure, qui produisent conjointement l’espace inconnu et l’espace connu, l’extérieur et l’intérieur:

« L’extériorité » et le « dehors » sont inventés par le même processus que celui qui est à l’origine du « dedans ». L’extérieur et l’intérieur sont empêtrés. Et l’enchevêtrement est à la base de la construction des récits qui établit l’extérieur pour se définir comme étant à l’intérieur. Pour cette raison, il n’y a pas d’extérieur ontologique, mais uniquement de l’extériorité posée par opposition à l’intérieur: l’invention de l’extérieur par l’intérieur. La conceptualisation de ce qu’est le « dedans » s’effectue via un mécanisme de rejet de « l’autre », c’est à dire l’exclusion de l’extériorité. La rationalité moderne est à la fois absorbante et excluante. (Mignolo, 2015: 33)

69 Paul FaggianelliBrocart Ces espaces de la démesure ont une fonction dans une économie globale des territoires, qui participe à la production de subjectivités impériales. Le procédé de déformation des éléments connus du monde, inséré dans une répartition du désirable et de l’indésirable renvoie aux outils du récit dystopique. Défini à partir du préfixe dys, mauvais, et du grec topos, lieu, le genre fictionnel dystopique va travailler à décrire ce « mauvais lieu » toujours adossé au lieu réel du contexte où le récit est produit. Ce qui ici semble faire écho aux premières formulations du genre de la sciencefiction dans le roman d’aventure ; à travers de récits issus de la matrice narrative des sciences ; c’est bien la dépendance fonctionnelle entre le lieu dit « dystopique » et « l’ici » connu, rassurant. Le détour par ces « mondes perdus » et l’expérience de la différence spatiale pour les protagonistes européens s’articule à la construction narrative de « l’ici », de la même manière que la dystopie tend à produire un discours sur, à travers une fiction romanesque. Le contenu critique et la portée de sa déconstruction importent ainsi assez peu d’un point de vue fonctionnel puisque c’est la codépendance spatiale entre lieu fictionnel et lieu réel, discours romanesque et discours idéologique, qui va fonder la dystopie. C’est dans la lecture critique que s’opère le retour sur le lieu réel, mouvement redoublé par le mouvement des personnages du roman d’aventure, qui font retour vers un lieu fictif calqué sur le lieu réel de la lecture, la métropole impériale. Si ce n’est pas un ordre explicitement social ou politique qui est ici mis en scène, les hétérochronies ponctuelles que sont le plateau, le monde souterrain ou la réserve naturelle fantaisiste viennent resignifier l’ordre impérial et son emprise sur le monde. Les récits du monde perdu aménagent ainsi ce que l’on pourrait décrire comme des dystopies naturalistes, où l’ordre décrit comme naturel transcrit un vécu de l’empire: véritables « serres » ou « ménageries » comme les décrivent les auteurs, elles permettent de mettre en scène une économie spatiale. Les récits du monde perdu permettent ainsi d’élaborer des subjectivités impériales à travers le passage par ces hétérochronies gravitant autour d’un centre qu’elles contribuent à décrire.

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71 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

SPECTACULARISATION DE LA VIOLENCE ET RESISTANCE DANS LE MONDE POSTAPOCALYPTIQUE DU TRANSPERCENEIGE DE LOB ET ROCHETTE

Marion Crackower

Chercheur indépendant anciennement affiliée à Louisiana State University (LSU) in BatonRouge

Abstract: The Cambridge Dictionary defines the dystopian world as “a society in which people do not work well with each other and are not happy”. No greater truth could be applied to the universe of the Transperceneige as this series of comics ask the question of environmental threat. Indeed, among the most heated debates that have been animating the scientific and political scenes, these last thirty years figure the question of climate change and the creation of mass destruction weapons. In 1984, Lob and Rochette rush in on the topic by associating both debates in one piece of graphic literature. From their imagination was born a series of Comics, gathered under the name Transperceneige. The authors depict the risks of a world conflict and its consequences on civilization, the fight for survival, and the violence it could beget. What is a dream, or an ideal? Perhaps, a train, originally designed as a tool for leisure for upper classes? Could it quickly turn into a living nightmare? As the train is condemned to run in circles, nonstop around the globe, in this dystopian world, violence begets violence with no hope of freedom. It is these representations of violence and resistance in a dystopian world that this study intends to analyze through the graphic art, as well as the plot, the structure and the message the authors try to pass to their readers. Keywords: postapocalypse, dystopia, violence, resistance, survival, spectacularisation, train/Transperceneige, comics.

Parmi les débats qui animent ce début de siècle figure la question du bouleversement climatique, ses risques, ses conséquences et les nécessaires adaptations qu’il entraîne. En 1984, Lob et Rochette anticipent sur ces problèmes avant même que la communauté scientifique s’émeuve des bouleversements climatiques en cours. De leur imagination naît une saga de bande dessinée qui prend place dans un monde postapocalyptique au climat irrémédiablement déréglé. Dans sa folle course au pouvoir, l’homme a réussi à mettre au point l’ultime arme de destruction massive: « l’arme climatique » (Lob et Rochette, 2014:69) et l’a utilisée sans en avoir au préalable mesuré les conséquences. Cette nouvelle bombe fut un succès: l’humanité est désormais rayée de la carte par un hiver éternel. Seul un petit groupe de rescapés survit, condamné à rouler d’Ouest en Est dans un train à mouvement perpétuel appelé Transperceneige. Le sujet développé dans Le Transperceneige est violent, au moins autant que la « Mort blanche » (69) qui menace à tout instant les voyageurs du train. Cette saga postapocalyptique narre les efforts de l’homme pour survivre en espace confiné, efforts

72 SPECTACULARISATION DE LA VIOLENCE ET RESISTANCE DANS LE MONDE POSTAPOCALYPTIQUE DU TRANSPERCENEIGE DE LOB ET ROCHETTE perdus d’avance, il en a bien conscience. Par le biais d’une résistance organisée et collective nécessaire au départ pour le bien de tous, la survie s’organise dans le cercueil mobile, mais, en dépit de la raison, l’individualisme et le chacun pour soi prennent finalement le dessus entraînant par là une violence sociale et individuelle qui existe en sourdine, un cercle vicieux de violence engendrant la violence, et qui tourne, tout comme le train, perpétuellement. Dans leur article « La violence à l’épreuve de la description », Cécile Lavergne et Anton Perdoncin expliquent que « l’objet violence (…) met en jeu les frontières du légitime et de l’illégitime, du tolérable et de l’intolérable, et (…), comme le décrit Elisabeth Claverie “implique toujours un modèle explicite ou implicite du juste et de l’injuste”. D’ajouter plus loin que « La spectacularisation de la violence (provoque) fascination, dégoût ou sidération d’une part, et de l’aseptisation, qui déréalise les phénomènes violents » (2010: 6). Dans cette œuvre de bande dessinée, c’est la survie en espace confiné qui est mise en scène. Ces émotions de « fascination », « dégoûts », « sidération », « aseptisation » se succèdent dans le lecteur à la fois témoin et voyeur de l’organisation pour la survie dans tous les sens du terme. Organisation qui entraîne une violence soidisant nécessaire, et de l’usage de cette violence comme ultime moyen de survie par l’oppression des uns sur les autres. On en revient au cercle vicieux. C’est cette « spectacularisation » de la violence, pour reprendre les termes de Lavergne et Perdoncin, que nous voulons étudier ici. Les techniques et moyens graphiques visuels et textuels que permet le support de bande dessinée tout autant que l’empathie que crée l’aspect poétique et littéraire de survie dans un monde postapocalyptique terrifiant, et l’emballement irrémédiable de l’un entraînant l’autre. Ceci à trois niveaux: au niveau global de l’humanité, au niveau local d’une société contrainte à vivre dans un espace clos en perpétuel mouvement, et au niveau de l’individu. Selon Lavergne et Perdoncin, décrire « c’est rendre compte d’un phénomène, d’un événement, d’une situation par la sélection de certains traits saillants » (2010: 7). Si le but de cette étude est de relever et d’analyser les représentations de la survie dans Transperceneige , il faut donc passer par le relevé de ces « traits saillants » qui caractérisent les modes de survie et ce qui construit la violence du Transperceneige. Le monde dans lequel évolue le train est un monde violent, postapocalyptique, où la violence fait partie du quotidien des voyageurs et dans lequel l’homme doit résister pour survivre. Dans l’univers du Transperceneige , la météo est littéralement rude. Un hiver éternel, un soleil faible qui ne perce plus qu’à peine à travers les nuages, un paysage blanc de désolation (Lob et Rochette, 2014: 7) … Toute résistance crée une opposition qui favorise l’apparition d’un conflit, qui aboutit, lui, à d’autres formes de violences, etc.… Une violence extérieure symbolique crée un conflit en l’homme qui veut survivre et répond par la violence physique, ouverte ou cachée, d’abord contre l’environnement, ensuite contre les autres, enfin, contre soimême. L’homme résiste à une nature extrême, un climat polaire perpétuel. La violence de la nature, au départ, provoquée par l’homme, contraint ce dernier à organiser une forme de résistance collective pour contrer les conséquences directes de ses agissements. Dans la bd Transperceneige , le lecteur comprend dès la couverture que le contexte est celui d’une nature violente. Les choix graphiques de Lob et Rochette illustrent cette bataille pour la survie; l’opposition de la vie face à la mort est représentée par le choix de créer une bande dessinée en noir et blanc, symbolisant par là une dualité mort/vie, avec le gris entre les deux pour représenter l’élément de survie. Le ciel est noir parce qu’il fait constamment nuit, 73 Marion Crackower le soleil est faible et ne fournit plus de lumière à la terre; le blanc représente la neige éternelle, le linceul de ce « dernier bastion de la civilisation » (7). Entre les deux, le gris trouve sa place pour représenter le mouvement. Toute forme de couleur a disparu avec le soleil, la lumière, la chaleur. Le noir, c’est le vide, le blanc, c’est la mort: les paysages déserts, les villes désertées, les trains à l’arrêt. Noir et blanc deviennent un « trait saillant » de la description alors que le monde dans lequel nous vivons se caractérise par la présence de couleur, illustration du choix, des goûts et de la vie. Dans Transperceneige , passer au noir et blanc est pour les auteurs un choix délibéré pour immerger le lecteur dans la situation de désespoir dans lequel se trouvent les voyageurs. Le choix du noir et blanc pour symboliser cette dichotomie mort/vie se retrouve dans plusieurs autres œuvres littéraires que traitent souvent du même sujet. Les auteurs comme Tardi, illustrateur de la Grande Guerre dans C’était la guerre des tranchées , utilise aussi le noir et blanc pour refléter l’état d’esprit des soldats, ou encore Art Spielgeman dans Maus. Dans ces œuvres, le noir symbolise le deuil, la mort et la souffrance, le vide, le néant. Cependant, il est clairement établi dans la narration, par Lob et Rochette, que ce monde gelé résulte en réalité de la violence de l’homme. Lors de son exploration du train, le personnage principal nommé Proloff rencontre un archiviste qui conserve tout ce qu’il peut concernant le train. Alors qu’ils discutent, le lecteur découvre que, plusieurs années plus tôt, l’homme avait réussi à mettre au point l’arme de destruction massive la plus perfectionnée qui soit, « l’arme climatique » (69): une arme capable de dérégler le climat mais dont nul ne connaissait la portée. Proloff se souvient du « vent bizarre survenu brusquement. Un souffle glacé, terrifiant, balayant tout… la vie… la civilisation… effacés en quelques heures » (69) juste après que l’archiviste ait mentionné un début de guerre. Pendant leur conversation, Proloff survole un journal dont le gros titre indique: « EstOuest, Tensions accrues après les déclarations du général » (69). N’oublions pas qu’au moment de la rédaction de cette bd, l’année 1984, le monde arrive en fin de Guerre froide, une guerre qui, tout comme l’environnement de notre histoire, est « froide » et qui opposait l’Est et l’Ouest. Les auteurs s’inspireraientils des événements qui ont bouleversé le monde ces vingt dernières années? Les auteurs multiplient les références russes parmi les personnages principaux: le nom du héros a une forte connotation russe (Proloff), même si le terme en luimême n’a pas de signification particulière, et la locomotive se nomme Olga. Déjà, avant sa destruction, le monde connaissait un état de violence avancé dans les relations interétatiques, étayé par la recherche scientifique et la création d’une arme de destruction massive. Cependant, la violence n’est pas seulement physique ici. Bourdieu, dans La télévision redéfinit la « violence symbolique » en ces termes: « La violence symbolique est une violence qui s'exerce avec la complicité tacite de ceux qui la subissent et aussi, souvent, de ceux qui l'exercent dans la mesure où les uns et les autres sont inconscients de l'exercer ou de la subir » (16) Lavergne et Perdoncin listent les « conséquences » de cette violence symbolique: « sentiments de gêne ou de honte, inconfort physique… » (2010: 8). La violence naturelle dans laquelle évolue la société du Transperceneige est aussi symbolique puisqu’elle représente une lutte pour la survie, crée un inconfort physique, et est une conséquence d’une autre violence plus marquée, celle de l'homme, que ni l’un, ni l’autre ne sont conscients de subir. S’il n’y a pas prise de conscience, il n’y aura nullement besoin de rechercher une solution. La situation des voyageurs semble perdue. 74 SPECTACULARISATION DE LA VIOLENCE ET RESISTANCE DANS LE MONDE POSTAPOCALYPTIQUE DU TRANSPERCENEIGE DE LOB ET ROCHETTE Le langage employé pour la narration et le rythme de cette dernière contribuent à la construction de l’aspect irrémédiable de la situation du train: le narrateur omniscient n’apparaît qu’à certains moments précis de l’histoire et répète plus ou moins la même chose, le même message. L’histoire se construit d’image en image, d’action en action, de répartie en répartie, avec très peu de description narrative. La voix du narrateur correspond toujours aux grandes vignettes du train et laisse supposer qu’un laps de temps s’écoule entre la scène qui précède la vignette de celle qui la suit: page 19 commence avec une grande vignette, suivie d’une scène représentant les soldats servant la soupe aux prisonniers. La page 18 se termine par les deux prisonniers tout juste enfermés. Cette correspondance voix/représentation donne au train une indépendance, comme si le train était le narrateur (Lob et Rochette, 2014: 7,19, 31, 45, 66). Le texte est poétique, il emploie des rimes, des inversions au sein des groupes nominaux pour apporter au sujet un sentiment de douleur et de souffrance. Jenefer Robinson a écrit justement, dans « L’empathie, l’expression et l’expressivité dans la poésie lyrique » que « les poètes romantiques avouent qu’ils expriment leurs propres émotions dans et par leurs poèmes lyriques, et (que) cela signifie qu’ils ressentent vraiment ces émotions et les révèlent dans leurs poèmes » (2014: sans page). En voici un exemple: « A travers gel et désolation, / Le train roule, sans destination. /Toute vie dehors a disparu. / La terre promise n’existe plus » (Lob et Rochette, 2014: 45). En quoi la ritournelle du Transperceneige estelle lyrique? Robinson explique que toute poésie est expressive parce qu’elle « invite le lecteur/la lectrice à ressentir de l’empathie pour le personnage » (Robinson, 2014: sans page). Or l’association d’une vignette présentant le train avançant irrémédiablement, en noir et blanc, en lutte constante pour protéger ses voyageurs à un poème dramatique qui souligne ces mêmes thèmes place le lecteur dans une situation d’empathie, très vite balayée, il faut le dire, par la violence qui habite ces mêmes voyageurs dans leurs actions autant que dans leur langage très violent, voir ordurier par moments. Ces mêmes grandes vignettes présentent le train sous différents angles, de l’extérieur, parfois près, parfois plus loin. En donnant une voix au train, les auteurs Lob et Rochette lui donnent aussi une personnalité, une vie, une indépendance. Le Transperceneige est un élément neutre de résistance face aux conditions climatiques. Ces points de vue accroissent la dimension dramatique de la situation. Quoi qu’il arrive, le train doit continuer de rouler indépendamment de ce qu’il se passe à l’intérieur ou à l’extérieur. Dans ce monde, la vie ne peut continuer que s’il y a mouvement. En s’évadant des wagons de queue, Proloff espère trouver une vie meilleure. L’immobilisme est synonyme de mort, ainsi que le dit très bien le grand prêtre dans son homélie: « Qu’elle (la locomotive) vienne à s’arrêter, que le mécanisme sacré qui perpétuellement l’anime s’en vienne à défaillir… Alors le froid mortel qui règne au dehors s’insinuera dans nos wagons, dans nos compartiments… et la mort blanche nous figera pour l’éternité sous un linceul de glace » (51). Ce qui terrorise le plus le président de la machine, c’est justement que la locomotive semble ralentir: « Son mouvement se ralentit… presque imperceptiblement mais inexorablement. Nous en avons la preuve » (61). Voir aussi un peu plus loin, lorsque la compagne de Proloff, Adeline Belleau, menace de tirer le frein d’urgence et d’arrêter la machine, le soldat panique et la laisse tranquille (79). Quoi qu’il se passe, le train doit rester en mouvement. Dans ces grandes vignettes, il avance, il avale la neige et la rejette, comme un gros ver de terre autosuffisant. Olga, c’est ainsi que le concepteur du Transperceneige a baptisé la locomotive, se suffit à ellemême: « Olga n’a 75 Marion Crackower besoin de personne. Elle fonctionne très bien toute seule (…). Le mouvement de la machine engendre sa propre énergie » (108) explique Alec Forestier. Du point de vue de la narration, le Transperceneige a connu un transfert de fonctions. L’archiviste mentionné plus tôt possède un clip publicitaire qui fut élaboré lors de l’entrée en fonction du train (68) bien avant les événements dramatiques qui sont au centre de la narration. Train de luxe au départ fait pour les loisirs et les oisifs, il est devenu malgré lui l’arche par laquelle la civilisation peut survivre. Ajoutons que Le Transperceneige tire son nom de plusieurs éléments:Trans pour signifier sa fonction de voyage à travers l’espace terrestre « sans escale », comme les paquebots transatlantiques ou le train transsibérien. Perceneige, comme la fleur qui apparaît lorsqu’il fait encore si froid; petit signe de vie en climat de haute montagne et qui vit en équilibre, un équilibre fragile qu’un rien peut dérégler, une organisation interne des « mille et un wagons ». Un écosystème menacé d’extinction par la faute de l’homme. Entre l’hiver et l’humanité, le train avance. La vie collective devient une nécessité pour survivre ainsi que Rousseau l’explique dans Du contrat social : « l’ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant, ce droit ne vient point de la nature, il est donc fondé sur des conventions » (9). Dans ce train, l’homme démontre, encore une fois, son ingéniosité pour s’adapter et résister aux conditions climatiques. Le besoin qui se développe est celui de parvenir à une vie en autarcie organisée dans un train autosuffisant selon des règles et une hiérarchie bien définies. Dans la bd Le Transperceneige , la découverte du train se fait au travers des yeux d’un « queutard » (7) nommé Proloff, un voyageur des wagons de queue, les plus pauvres des pauvres, et d’une activiste proégalité nommée Adeline Belleau. Lors de leurs pérégrinations pour rencontrer le président du train, puis à la fin de l’histoire le conducteur/créateur du train, Proloff et Adeline remontent un à un les 1001 wagons accompagnés des soldats chargés d’assurer la sécurité à bord du train. Pour reprendre les termes de JeanJacques Rousseau dans Du contrat social , la première loi propre à la survie de l’individu qu’il énonce est celle qui consiste en « veiller à sa propre conservation » (10). Parmi les besoins de base, assurer son eau et sa nourriture figurent en tête de liste. Pour l’eau, la solution est simple: il suffit de recycler la neige (66) une ressource abondante et inépuisable et présente dans toutes les classes. Les premières classes disposent aussi de vin et de café (65). Page 44, un wagon spécial est consacré à la production de la « Mama »: « La Mama constitue une source inépuisable de bidoche puisque plus tu coupes et tailles dedans, plus elle repousse! En fait, c’est même un peu comme ça qu’elle se reproduit! » explique un soldat. Proloff et Adeline traversent aussi des wagons spécialisés: le wagon d’élevage du souriceau (20) et le wagon à lapins (63) qui fournissent de la viande, le « wagonpotager » dans lequel poussent entre autres des tomates (34). Le tout est un ensemble de ressources naturelles qui se reproduisent très vite. De même, la société de loisirs ne disparaît pas avec la bombe puisque le lecteur découvre l’existence d’une coupole d’observation située quatre wagons avant la locomotive (97), un wagonbar (65), un wagoncinéma (95) et un wagonrestaurant (71). Une fois les besoins de base couverts, la société s’est aussi organisée. Inconsciemment, elle a reproduit un système de classes inégal. Le train en luimême était dès le départ divisé entre les premières et les deuxièmes classes. Cette division se retrouve dans la nouvelle organisation sociale des classes hiérarchisée suivant l’« acte d’association » tel que le décrit Rousseau. A la tête du train, ayant à sa disposition autant d’espace qu’il le souhaite, 76 SPECTACULARISATION DE LA VIOLENCE ET RESISTANCE DANS LE MONDE POSTAPOCALYPTIQUE DU TRANSPERCENEIGE DE LOB ET ROCHETTE se trouve le créateur/ conducteur. Alec Forestier, du fait de sa fonction est condamné à la solitude. Endessous viennent le Président et le général (58), preneurs de décisions pour le bien commun: ce sont eux qui décident, à la fin, de détacher les wagons de queue soidisant trop lourds. Puis viennent l’archiviste et quelques agents de l’état, les membres des premières classes ou « wagons dorés » (11), les deuxièmes classes, enfin ceux qui sont relégués dans les wagons de queue ou « queutards » qui ne vivent de rien et dans une proximité proche de l’intolérable dans des wagons à bestiaux (10). A cause de cette division sociale en espace restreint, le train se doit d’être très policé. Il y a eu pour cela mise en place d’une armée (lieutenant, sergent, colonel, en uniformes et avec des armes) et des personnes chargées de la sécurité comme les contrôleurs. Malheureusement, ce système reste imperméable puisque le sommet de la pyramide ignore ce qui se passe dans le reste du train (5859). Les portes de communication entre les wagons sont hermétiquement fermées, Proloff s’immisce par les toilettes. Pour cela il doit casser une vitre et braver le froid extérieur (8) et entre les classes se trouve un wagon spécial pour l’armée. L’usage de l’armée, les wagons colmatés, l’entassement dans des wagons à bestiaux expriment encore une fois les difficiles conditions de survie. Le passage d’un état à l’autre, d’une classe à l’autre constitue une effraction punissable de mort. Cependant, au lieu de s’associer, le groupe des voyageurs se divise en classes voire même laisse à l’individualisme tous les droits et tous les pouvoirs lorsque le groupe devient une menace. Il faut reconnaître que, dans Transperceneige audelà du besoin de se regrouper pour survivre, c’est le « chacun pour soi » qui domine. Chacun essaie de tirer son épingle du jeu. Les réactions à la violence d’un confinement imposé expriment un désir de survie et de liberté, un instinct plus fort que la mort, cela par le biais d’une résistance individuelle face à l’irrémédiable fatalité de la mort banche. Plusieurs réactions sont décrites dans la bd. La première est celle du choix de la solitude, soit par désespoir, soit par culpabilité. Dans la première partie de l’histoire, les soldats interrogent Proloff sur les conditions de vie dans les wagons de queue. Celuici répond en relatant l’histoire d’un vieillard qui, pour son anniversaire demande qu’on lui donne soixante minutes de solitude. Tous les compagnons acceptent et sortent de leur wagon. Une heure plus tard, ils reviennent et découvrent que le vieillard, s’est pendu. Proloff luimême préfère risquer la mort blanche et passer d’un wagon de queue à un autre par les fenêtres plutôt que de rester dans l’atmosphère nauséabonde dans laquelle il a vécu jusqu'à présent. D’autres s’isolent par culpabilité. C’est le cas de l’archiviste, seul au milieu de ses livres ou du conducteur de train. Tous deux savent très bien ce qu’il se passe à l’arrière du train, mais ne font rien pour améliorer la situation des passagers. Enfin, parmi les solitaires, certains sombrent dans la folie ou errent d’un wagon à l’autre sans but précis. En reniant la réalité qui les entoure, ils s’évadent en se créant leur propre univers. D’autres choisissent l’engagement. Ce sont des électrons libres qui circulent. C’est notamment le cas du médecin ou d’Adeline Belleau qui s’engage dans l’activisme pour plus d’égalité entre les wagons. Un autre groupe place son espoir dans la religion et prie pour la locomotive, en faisant une divinité nourricière (51). Enfin, comme dans tous les états de guerre, il y aura toujours des profiteurs et des indépendants: ceux qui développent des métiers et recherchent le profit. C’est le cas des prostituées qui sont présentes dans tous les wagons, des producteurs de paradis artificiels dont le nombre des consommateurs s’accroît avec la 77 Marion Crackower proximité et le désespoir, ou de l’éleveur de lapins et de lapines, qui a su trouver ici un filon pour s’enrichir sur le dos des autres.

Conclusion En conclusion, je dirai que Le Transperceneige représente l’ensemble de la société et son adaptation en microcosme sans toutefois paliers aux difficultés réelles. Les conséquences des actions humaines sont désastreuses et le message que lancent Lob et Rochette est le suivant: apprenons de nos fautes. Cependant, ils décrivent bien ici une société qui certes sait survivre et s’adapter aux conditions les plus extrêmes mais qui reproduit les éléments mêmes qui ont provoqué sa disparition: inégalités, violence sociale et individuelle. Malgré tout, l’inévitable sélection naturelle se poursuit et mène à la destruction totale de l’humanité puisque la mort invisible remonte désormais le train. Contrairement à la mort blanche venue de l’extérieur, la mort invisible touche tous les voyageurs un à un, les contamine et les détruit. A la fin, seul Proloff reste, isolé dans son wagon de tête. La peste a décimé tous les voyageurs; il sombre dans le désespoir (114).

BIBLIOGRAPHIE BOURDIEU, Pierre, La télévision , Paris, Raison d’agir, 1996. LANDRY, JeanMichel, « La violence symbolique chez Bourdieu », in Aspects sociologiques, [en ligne], no 13, 1, [en ligne] Laval, Presses de l’université de Laval, pp. 8591. Disponible sur: (6 mai 2016), 2006. LAVERGNE, Cécile, PERDONCIN, Anton, « Éditorial: La violence à l’épreuve de la description », in Tracés. Revue de sciences humaine [en ligne] ,19:pp. 525. Disponible sur: ; DOI: 10.4000/tracés.4878>(18 mai 2016), 2010 LOB, Jacques, ROCHETTE, JeanMarc, Transperceneige. Intégrale , Paris, Casterman. ROBINSON, Jenefer, 2014, « L’empathie, l’expression et l’expressivité dans la poésie lyrique », in Fabula/Les colloques , [en ligne]. Disponible sur: (19 janvier 2018), 2014. ROUSSEAU, JeanJacques, n.d. Du contrat social ou principes de droit politique , Michel Tremblay éd. in Les classiques des sciences sociales [en ligne].Canada, Sans page Disponible sur: (16 mai 2016). SPIEGELMAN, Art, Maus: A Survivor’s Tale , London, Penguin Books 2003. TARDI, C’était la guerre des tranchées: 19141918 , Paris, Casterman, 1993.

78 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

FANTASY WORLDS AS SPACES OF SIGNIFICANCE: MEANING MAKING IN MAGICAL UNIVERSES

Elisabeth Herbst Buzay

University of Connecticut

Abstract: In fantasy literary narratives, the separate spaces—or worlds—that make up these universes are essential not only to the construction and functioning of the universes themselves, but also to the differences in meaning and roles of the objects and individuals who exist in and move between these spaces. The coexistence of these spaces, whose theoretical exploration can be elucidated through possibleworlds theory, as well as the occasional collision between their realities, serve to differentiate these fantasy universes from our own real world, making these narrative spaces unique and providing pleasure to readers through their own sensemaking explorations of these literary spaces. By examining the different spaces that form the universes of Pierre Pevel’s Le Paris des merveilles series and Johan Heliot’s Faerie Stories series, this paper will examine how such fantasy universes function as a fundamental aspect of these novels’ plots. Furthermore, an object or individual in one of these spaces does not always have the same status or function as in a different space. Thus, space is an essential aspect not only of the creation of the literary universes of these texts, but also of the meanings within and of the texts themselves. Keywords: Fantasy, Johan Heliot, objects, Pierre Pevel, possibleworlds theory.

The textual universe of a fantasy work often consists of several separate spaces, or worlds, whose relations and interactions are fundamental aspects of that universe. These separate worlds, each with their own sets of rules and meanings, are one essential component of the fantastical nature of these universes. However, more than simply creating a background or setting to the narrative, or operating only as a technique of making the universe one of fantasy, these worlds also contribute to the meaning and roles of both the individuals and the objects that populate these narratives. Here, I examine how the different spaces that form the textual universes of the works of contemporary French authors Johan Heliot, in his Faerie Stories series, and Pierre Pevel, in his Le Paris des merveilles series, function as a fundamental aspect of the plots of these works. To do so, I will begin by describing the fantasy worlds that make up these textual universes, as well as indicating their influences on the respective narratives. Next, I will argue that these differing spaces of significance affect the characters in these two series, comparing and contrasting the roles of certain similar figures in the series. Finally, I will contend that these spaces of significance also affect certain key objects in these texts, whose communicative roles are essential to the narratives.

79 Elisabeth Herbst Buzay To start, I will provide an analysis of the textual universes of each of these series. The series themselves provide growingly detailed information about their respective universes as the narratives unfold, both within each novel and with each volume that is printed. Johan Heliot’s Faerie Stories series consists of two novels: Faerie Hackers (2003) and Faerie Thriller (2005). Pierre Pevel’s Le Paris des merveilles series consists of three novels, Les Enchantements d’Ambremer (2003), L’Elixir d’Oubli (2004), and Le Royaume Immobile (2015). In both series, mysteries are a central aspect of the plot, and as the main characters work to solve these mysteries, they also learn more about the universe they inhabit. Similarly, as the reader progresses through the works, s/he, too, discovers more about these textual universes. These methods of discovery, or filling in of blank spaces, to reference Umberto Eco’s metaphor 1, are also closely tied to the theoretical notion that these textual worlds can be seen as possible worlds. Indeed, examining fantasy universes through the lens of possibleworlds theory allows for a deeper understanding of their function within a text. Possibleworlds theory, according to Thomas Pavel, Lubomír Doležel, Umberto Eco, and MarieLaure Ryan, postulates the possible existence of potentially imaginable worlds that exist as satellites in a constellation around a central worldwhether that central world be our own real world or the central world within a narrative. MarieLaure Ryan defines a possible world as follows:

Un monde textuel sera considéré […] comme possible, s’il permet au lecteur d’appliquer ce que j’ai appelé, en m’inspirant de David Lewis, « le principe de l’écart minimal ». Selon ce principe, qui permet d’évaluer les propositions concernant des mondes textuels, le lecteur remplit les blancs du texte en imaginant le monde fictionnel aussi proche que possible du monde actuel. L’import d’information en provenance du monde actuel n’est bloqué que quand cette information contredit les vérités établies par le texte pour le monde fictionnel. (“Chapitre 2: Cosmologie du récit des mondes possibles aux univers parallèles” 54–55)

In textual universes, and especially in those universes that include parallel worlds, the perspective from which these worlds are seen determines which of the fictional worlds is the central world. MarieLaure Ryan emphasizes this mutability when she argues, “Fiction is characterized by the open gesture of recentering, through which an APW [or alternative possible world] is placed at the center of the conceptual universe. This alternate possible world becomes the world of reference” (“Possible Worlds and Accessibility Relations” 556). That being said, according to “le principe de l’écart minimal,” I argue that, from the reader’s perspective, the most plausible central textual world is the one that is most similar to the real world. Furthermore, in the case of fantasy, possible textual worlds are often actual worlds, sometimes even several parallel worlds. As Anne Besson emphasizes, “La fantasy ne met pas en scène seulement un état de choses possible mais non avéré (un « monde fictionnel ») ; cet état de choses prend bel et bien chez elle la forme d’un « monde », qui se traduit directement par l’investissement encyclopédique et la tendance expansive” (143). Basically, therefore,

1 This interaction between text and reader that Umberto Eco terms « coopération interprétative » stems from the notion that « [l]e texte est […] un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir […] qui vit sur la plusvalue de sens qui est introduite par le destinataire » (Eco 65–67), and that the reader must fill in those blanks. 80 FANTASY WORLDS AS SPACES OF SIGNIFICANCE: MEANING MAKING IN MAGICAL UNIVERSES possible worlds in fantasy works exist as worlds, and it is these worlds that the reader must understand through the elements —which could also be deemed clues—that the text provides. Another key aspect of possible worlds theory focuses on the rule set specific to each possible world, which readers —and sometimes characters—only learn through the progression of the narrative, as is the case in both H eliot’s and Pevel’s series. Furthermore, as James Wade argues in his Fairies in Medieval Romance , these possible worlds “ultimately […] contain their own unique entities (characters, objects, places) and organizing principles (spatiotemporal relations and event and action sequences)” and are guided by author made rules of what Ruth Ronen terms a “‘self sufficient system of structures and relations’” (Wade 2). In sum, possibleworlds theory suggests that it is the discovery of these structures and relations , of the organizing principles of the textual worlds, that provide characters and readers alike with an understanding of how a textual universe functions. The textual universes of the two series examined here function in somewhat similar fashions, although with several key differences, among which are the differences in the textual worlds that make up each of these universes. The fantasy universe of Faerie Stories consists of three superimposed worlds: the Surface —a world that I consider the central world, is one that is very much like our own, but with the notable difference that it is connected to other worlds; Faerie—a magical world that is home to fairies, dragons, ogres, and other magical creatures, and that is located beneath the Surface, unbeknownst t o those who inhabit the Surface; and, at the bottom level, the Rebut —a world whose French name could be translated into English as “dregs,” “rubbish,” or “scraps,” and that is supposed to be cut off from Faerie, and in which the demons who were the enemies of the inhabitants of Faerie are imprisoned (see Fig. 1).

Fig. 1 The fantasy universe of the Faerie Stories series .

The fantasy universe of the Paris des merveilles series similarly contains a central world that is also very much like our own although with certain differences, both in that it is connected to other worlds, like that of Heliot’s series, but also in that magical elements have infiltrated it—for example, in this Paris, mermaids swim in the Seine (Pevel, Les Enchantements d’Ambremer 9) . Again, like in Heliot’s series, there is a fairy world, here

81 Elisabeth Herbst Buzay called the OutreMonde—the OtherWorld —that is connected to the central world. In addition, there is a third world, that of Onirie, the world “des Rêves et des Cauchemars” (Pevel, Les Enchantements d’Ambremer 205 –206) , as it is described, to which only those who practice magic have access. And finally, there is an additional space in this universe, that of Sépulcra, which is located “at the common boundary” of the Earth, the OutreMonde, and Onirie, and which can be acc essed from all three worlds (see Fig. 2) : “Être à Sépulcra, c’était n’être ni sur Terre, ni dans l’OutreMonde, ni même en Onirie, mais à la marge commune de ces univers” (Pevel, L’Elixir d’Oubli 263).

Fig. 2 The fantasy universe of the Le Paris des merveilles series .

In short, the universes of these two series, while in many ways similar, do differ significantly in the accessibility and openness of movement between the worlds they contain: the worlds of Faerie Stories are less easily traveled between th an those worlds of the Paris des merveilles series. The existence of these several worlds within each o f the textual universes plays an essential role in each of the volumes of each of the series, as in all cases, the narratives center around mysteries tha t arise because of the crossing of boundaries between the different worlds that make up the universes. In Faerie Stories , for example, the first novel concerns the escape of a demon from the Rebut who crosses into Faerie and then the Surface, and ultimatel y allows humans from the Surface to —unknowingly—travel into Faerie and wreak havoc. Similarly, in the Le Paris des merveilles series , for instance, the plot of the second volume hinges on a former enemy of the fairies who govern the OutreMonde, a dragon wh ose soul wanders in Onirie, and whose brother tries to recall him to life on Earth in order to influence the OutreMonde. In other words, it is the existence of these different spaces in each of the textual universes that allows the narratives of all of the se texts to work. Clearly, the separate worlds that make up these fantastical universes play key roles in the narratives.

82 FANTASY WORLDS AS SPACES OF SIGNIFICANCE: MEANING MAKING IN MAGICAL UNIVERSES But beyond the narratives themselves, individual characters are also affected by these separate spaces. Although both Heliot’s and Pevel’s universes are peopled by a large range of characters and creatures, magical and human alike, each of the series follows two main characters throughout their adventures across these worlds. Interestingly, this pair of characters in both cases are romantic couples consisting of a fairy who has left—or been banished from—the fairy world and a man. In Faerie Stories , due to her rebelliousness, the fairy Lil, is in exile on the Surface. Once there, however, Lil is called upon to solve mysteries, which she does with the help of the male character, Captain Lartagne of the Royal Guard of Faerie. Lartagne is a native of Faerie, who comes to the Surface to help Lil. In the Paris des merveilles series, the (former) fairy Aurélia, with a rebellious streak similar to that of Lil, has lived on Earth for hundreds of years, and although she has technically not been banished from Ambremer, she is not welcomed there either (Pevel, Les Enchantements d’Ambremer 272). In the three novels, Aurélia often works with her estranged husband, the gentlemanmagician Louis Denizart Hippolyte Griffont. Unlike Captain Lartagne, Griffont is from Earth, although as a magician his longevity is greater than that of a regular man, and instead of traveling from the fairy world to the central world as Lartagne does, Griffont works with Aurélia to solve mysteries on Earth, which at times requires him to travel to the other worlds of the OutreMonde and Onirie. In both series, thus, the couple consisting of a fairy and a man work together to solve mysteries that cross the worlds making up their universes. In addition, the experiences of each of these individuals in these different worlds vary according to the space in which the character finds him or herself. In the case of the fairy characters, the worlds in which each character lives and moves play a major role in that character’s life. In Faerie Stories , for Lil, her exile from Faerie to the Surface was a punishment for her rebelliousness. Besides the lack of “Color,” or magical energy, on the Surface, which made using magic difficult, Lil’s punishment included the fact that for as long as she lived or spent time on the Surface, she would age at the same speed as humans, unlike fairies who lived in Faerie, as it was decreed during her sentencing: “‘Chaque minute que tu vivras hors de son influence coulera désormais pour toi au rythme de l’existence des hommes’” (Heliot, Faerie Hackers 110). The lack of “Color” also meant her magical abilities were limited, again, unlike in the world of Faerie. In a similar fashion, Aurélia’s move from Ambremer, the capital of the OutreMonde, to Earth had significant consequences. Indeed, Aurélia was no longer recognized as a fairy since she had moved to Earth, but was now an “enchantress.” As Pevel explains,

…le terme désigne une fée qui, par choix ou contrainte, quitte l’OutreMonde pour vivre sur Terre. […] les conséquences de l’exil se font bientôt sentir et, au fil du temps, les expatriées perdent certaines de leurs capacités et faiblesses […] C’est à croire que, loin de l’OutreMonde, une fée ne peut rester une fée, que sa nature s’altère, qu’elle s’humanise. (Les Enchantements d’Ambremer 60–61)

For both Lil and Aurélia, then, the world they inhabited not only limits or increases their magical abilities, but also affects their very natures and the lengths of their lives. In the case of the main male characters in both series, the worlds in which they live and travel also affect them, although differently than the fairy characters. In Faerie Stories ,

83 Elisabeth Herbst Buzay Captain Lartagne, as a member of the Royal Guard, lives and works in Faerie. As such, he is a respected and authoritative figure in that world. On the Surface, however, he is simply an anonymous individual. Indeed, much to his chagrin, in the beginning of Faerie Hackers , he even has to let Lil take the lead in their actions on the Surface since it has been so long since he was last there that he no longer knows how things function and his odd actions might provide unwanted attention. In the Paris des merveilles series, Griffont lives and works on Earth as a magician, discreetly providing magical services (Pevel, Les Enchantements d’Ambremer 20–21), although he is not visibly different from other men. Yet despite his magical abilities, when he travels to the OutreMonde, Onirie, or even Sépulcra, he is an obvious visitor, has limited privileges, and must respect the rules of those places. Here again, then, it is clear that the world in which a character finds him or herself affects that character and his or her actions. Just as the spaces in which the main characters find themselves affect them, so, too, is this the case for other characters in these series, whether they be human or magical. In both series, for instance, dragons take on human form, particularly when they travel to the Earth like central world. In sum, the differing spaces of the fantasy universes of these series affect the characters, their existence, and the perception others have of them. In a similar fashion, these varying worlds also affect certain key objects in each of these series. There are a select number of objects that function in these texts as, what I call “objects of communication,” in other words objects that serve, not as symbols, but as means of communicating messages. Martin Foys’ theorization of the distinction between bodies that serve not as symbols, but as media, as he argued in his presentation titled, “Fleshy Information: Bodies as Hybrid Media in Early Medieval England,” in which he postulated that bodies could be termed “hybrid media” when instead of simply acting and speaking, they became sites upon which messages were encoded before circulating, suggests that these objects can also be viewed as forms of media. Indeed, such objects act as a type of media when they carry messages between senders and recipients as they circulate. As they circulate between worlds, like the characters previously mentioned, these objects are affected by the worlds in which they find themselves. In Faerie Hackers , for example, one such object is a piece of demon skin that has been lost by a specific demon, and that Lil and Lartagne have obtained and use in their attempt to catch the demon in question and solve the mystery at the heart of the book. In Les Enchantments d’Ambremer , the objects are a set of crystal figurines of unicorns that Aurélia and Griffont hunt for in their effort to solve the central mystery. While these objects are not necessarily significant at first glance, over the course of the narrative, their meanings not only change, but also grow in importance. These objects of communication illustrate once again how different worlds are actually different spaces of significance. That is, the role, function, and meaning of the object changes, depending upon in which world the object finds itself. The demon skin in Faerie Hackers , for example, serves as the demon’s “prison walls” in the Rebut, for “‘la punition des démons [était que…] le Rebut est pour chacun d’eux un univers de souffrances personnelles, qui / leur colle littéralement à la chair. Aucun répit, aucune fuite possible, un rappel constant de leur faute, inscrit directement dans l’épiderme’” (Heliot, Faerie Hackers 147–148). A morsel of that demon skin that made its way into Faerie when the demon escaped, however, served a different purpose when it communicated the demon’s role in a crime. And, again, 84 FANTASY WORLDS AS SPACES OF SIGNIFICANCE: MEANING MAKING IN MAGICAL UNIVERSES when the piece of skin was brought to the Surface, Lil and Lartagne were able to use it as a sort of demon “divining rod,” since if the skin approached the demon in question, it would begin to bleed. In Les Enchantments d’Ambremer , the several unicorn figurines varied similarly in meaning and function, depending upon the world in which they were. At the beginning of the narrative, the figurines, whose significance was unknown to Aurélia and Griffont, were scattered. Following the trail of one figurine demonstrates its changing role: when the figurine is initially stolen on Earth, the reason for this theft is not clear, nor is the value of such a figurine obvious. When evil forces are clearly trying to reclaim the figurine from Griffont, he and the figurine are transported to Onirie, where the reason for the importance of the figurine is still unclear, but where its meaning is further emphasized when the evil forces steal it from Griffont in a violent confrontation. When, at the end of the novel, the figurine is finally transported to the OutreMonde, and is reunited with the other similar figurines that make up the original set created by the secret Brotherhood of the Unicorn, the figurines magically communicate with one another to provide access to an incredible magical item: the horn of the Mother of the Unicorns ( Les Enchantments d’Ambremer 334). Here, again, it is clear that the world in which an object is affects how it is viewed, the message it communicates, and its function. To conclude, the individual worlds that make up the textual universe of a fantasy novel are spaces of significance that affect not only the narrative itself, but also the characters and objects within those narratives. In both Heliot’s Faerie Stories and Pevel’s Le Paris des merveilles series, the making of meaning depends on the existence of and circulation among the several worlds that make up these fantastical universes. In his La fantasy , Jacques Baudou cites the first volumes of each of these series as examples of what he deems “[l]es meilleures œuvres de fantasy française,” pointing out that they “opérent une subversion d[es] codes [de la fantasy], pratiquent le métissage et apparaissent comme des objets littéraire d’une grande originalité (qui n’ont pas d’équivalents dans la fantasy anglosaxonne)” (76). Perhaps these series’ methods of making meaning by associating different roles with different worlds are yet another aspect of the originality for which Baudou praises and distinguishes them.

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85 Elisabeth Herbst Buzay RYAN, MarieLaure,“Chapitre 2: Cosmologie du récit des mondes possibles aux univers parallèles.” La théorie littéraire des mondes possibles . Ed. Françoise Lavocat. Paris: CNRS Editions, pp. 53–81, 2010. RYAN, MarieLaure, “Possible Worlds and Accessibility Relations: A Semantic Typoloty of Fiction.” Poetics Today 12.3 (1991): 553–576. JSTOR . Web. 24 Nov, 2014. WADE, James, Fairies in Medieval Romance . New York: Palgrave Macmillan, 2011.

86 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

EXCESSION : LA DUALITE THÉMATIQUE ET ONTOLOGIQUE DE L’IMPOSSIBLE EN SCIENCEFICTION

Julien Jaegly

Université Clermont Auvergne

Abstract : Since its debut, science fiction has speculated upon our possibilities and taken our mind beyond the impossible. In time, the landmarks that were specific to science fiction evolved and shifted along with the world they were supposed to represent and the light they were supposed to shed on it. Today, science fiction never stops bringing new ideas, issues and aesthetics. Even more importantly, it keeps tugging on the boundaries of our own lives. In this paper, I offer an analysis of these landmarks and their evolution in order to show science fiction in a meaningful light. I will then present a specific work from a specific contemporary author: the novel Excession by Iain Banks. A novel which uses the context set by the existence of a galactic utopia named the Culture in order to talk about our own relation to the impossible and the unknown that sets the boundaries of our own universe. Through my argumentation, I intend to display the meaning carried by the idea of what is “impossible” in sciencefiction as well as what it means for our relation to fiction in general. The core concept highlights the idea that just like our own universe, sciencefiction is expanding infinitely. Keywords : science fiction, literary genre, ontology, fiction, impossible.

Les littératures de l’imaginaire, qu’il s’agisse de fantasy, de fantastique ou de science fiction – ainsi que tous les sousgenres et déclinaisons qui peuvent se regrouper sous ces termes génériques – ont pour spécificité commune d’entretenir une relation particulière avec « l’impossible ». C’est en effet l’extension ou la variation des possibles qui permettent à un auteur de créer un univers fictionnel apte à contenir et illustrer son propos. S’il s’agit donc d’un sujet de réflexion commun à l’ensemble de cette littérature, il convient tout de même de noter que chaque genre donne un regard différent sur ce qui est possible ou impossible dans les univers fictionnels qui lui sont rattachés. Les différences existant entre la fantasy, la sciencefiction et le fantastique, par exemple, font aujourd’hui l’objet de nombreuses études. Que ces distinctions émanent des racines que l’on attribue plus ou moins rétrospectivement à chacun de ces genres, ou à une volonté des auteurs récents d’embrasser et développer des codes ou des schémas déjà existants. Toujours estil que les œuvres de l’imaginaire peuvent nous parler de « l’impossible » de bien des manières différentes. Le but de cet article sera d’illustrer cette variété d’approches possibles en traitant d’un cas en particulier dans la science fiction: le roman Excession de Iain Banks (1996), un auteur écossais contemporain reconnu. Cette œuvre présente « l’impossible » aussi bien comme les limites de son

87 Julien Jaegly univers que comme l’une des thématiques principales abordées par son auteur. Pour ce faire, je commencerai par poser une certaine vision de ce que représente théoriquement la sciencefiction contemporaine en considérant ses thématiques, esthétiques et possibilités ontologiques par rapport à celles des genres voisins que sont la fantasy et le fantastique. Pour ensuite pouvoir comprendre que ce représente l’impossible dans de telles œuvres et enfin aborder le cas du roman de Banks. D’un point de vue général, le genre d’une œuvre, que celleci soit de nature littéraire, cinématographique ou autre, est une indication donnée au lecteur ou au spectateur sur la « contenance » de cette œuvre. Par conséquent, le genre de la science fiction donne une indication au lecteur sur la contenance d’un roman et sur le type d’imaginaire qu’il y trouvera. Théoriser le genre de la sciencefiction implique donc de s’interroger sur la création de ce contenu et se demander si cette création pose des problématiques particulières qui ne se retrouvent pas dans les autres littératures de l’imaginaire. Il faut par conséquent garder à l’esprit la propension d’un genre à varier dans le temps, avec le monde qui le perçoit et les repères censés le représenter aux yeux de ce monde. Mais aussi la nature plurielle du genre littéraire, car une même œuvre intègre immanquablement différentes catégories. Pour commencer, je dirais donc que la sciencefiction est un genre beaucoup plus vaste que ce que l’on pourrait imaginer de prime abord. Si les dernières décennies ont habitué le public à l’esthétique des vaisseaux spatiaux, des pistolets lasers et des extraterrestres plus ou moins anthropomorphes, cette même esthétique n’est parfois qu’une façade. L’imaginaire de la sciencefiction se reconnait principalement par les thématiques qu’elle aborde et son rapport à notre monde de référence. Un élément central de ce rapport est l’extrapolation: le fait de prendre un objet existant dans notre réalité de référence, le modifier, puis imaginer le monde qui résulterait de cette modification 1. Les univers de fiction résultant de cette extrapolation sont extrêmement variés. Dans la sphère du cinéma, par exemple, elle débouche autant sur The Truman Show de Peter Weir (1998) que sur BladeRunner de Ridley Scott (1982). Le premier pose un contexte où la téléréalité prend une toute autre ampleur par rapport au monde de référence, jusqu’à la construction du studio dans lequel est filmée la vie de Truman et qui se trouve sous un dôme visible depuis l’espace. Ce qui permet au film de parler de la nature voyeuriste de l’homme et de nous faire nous interroger sur ce qu’est la liberté. Le second met en place un monde futuriste et dystopique dans lequel humains et machines pensantes vivent sous le joug de méga corporations. Les distinctions entre humains et machines, ainsi que toutes les questions liées au posthumain qu’elles soulèvent sont en effet des thématiques récurrentes dans l’imaginaire de sciencefiction depuis Isaac Asimov. Ces deux œuvres n’ont aucun point commun et pourtant, si on considère les racines ayant donné naissance à l’imaginaire qu’elles contiennent, elles tiennent toutes deux de la sciencefiction. Elles présentent toutes deux une projection de notre réalité de référence à travers un prisme de temps, d’espace et de possibilités. C’est ce qui les démarque d’un imaginaire de fantastique, qui présente la fiction comme une rupture de notre réalité de référence et de

1« Un objet extrapolé n’est pas la transposition d’un objet déjà connu, mais la forme que cet objet pourrait prendre si les conditions ayant présidé à son apparition n’étaient que partiellement réunies, et combinées à d’autres. » (Bréan, 2012: 327) 88 EXCESSION : LA DUALITE THÉMATIQUE ET ONTOLOGIQUE DE L’IMPOSSIBLE EN SCIENCEFICTION la fantasy, dont les auteurs s’affranchissent autant qu’ils le souhaitent du monde de référence en se réappropriant les objets de notre réalité afin de créer un monde fictionnel totalement déconnecté du nôtre d’un point de vue ontologique. L’extrapolation des idées, des sciences et des situations donne un horizon très vaste à l’imaginaire de sciencefiction. Si, comme on vient de le voir, elle n’en est pas constitutive, l’esthétique qui est souvent adoptée pour donner corps à cet imaginaire reflète cet horizon et en est même devenue emblématique. Ce qui fait que beaucoup d’œuvres de sciencefiction se reconnaissent facilement. Ou comme le dit Simon Bréan dans son ouvrage La science fiction en France, théorie et histoire d’une littérature :

Les planètes lointaines, peuplées de créatures étranges aux mœurs fascinantes ou grotesques, les voyages dans le temps et leur cortège de paradoxes ou de boucles causales, les myriades d’avenirs de l’humanité, les surhommes, les androïdes, les robots, les mutants, tout ce personnel fictionnel impossible à énumérer de manière complète et satisfaisante forme le legs le plus frappant et le plus durable de la littérature de sciencefiction. A la suite d’une extrapolation s’engouffre une infinité de conséquences possibles, si bien que jaillit un monde fonctionnel et tangible, habité par des êtres adaptés. (313)

Il faut cependant noter que la notion de genre littéraire n’est pas si simple. La distinction que j’ai rapidement brossée entre la fantasy, la sciencefiction et le fantastique se base sur le lien entre une certaine manière de créer l’imaginaire (la projection de notre réalité dans le cas de la sciencefiction) et le rapport ontologique existant entre le monde de l’œuvre et notre monde de référence. La nuance est que ce rapport n’est pas fixe: notre réalité de référence (ce qui est possible ou impossible pour nous) évolue alors que l’imaginaire créé à partir de celleci est localisé dans le temps. Un exemple flagrant de cet état de fait se voit dans le film Back To The Future Part II de Robert Zemeckis, film sorti en 1989 lui aussi emblématique de la sciencefiction, et qui imaginait alors le futur de 2015. Futur fictionnel qui contraste fortement avec notre présent de par l’absence « d’Hoverboards » dans nos rues. Parce qu’un imaginaire de sciencefiction se base sur l’extrapolation de quelques objets en particulier, les œuvres prenant place dans cet imaginaire illustrent facilement la dimension temporelle du genre littéraire. Comme l’atteste également la position de « premier auteur de science fiction » occupée par Lucien de Samosate 2, auteur de L’Histoire Véritable ayant vécu dans l’empire romain au deuxième siècle après Jésus Christ. Celuici parle dans son récit de voyage spatial et d’une guerre entre des civilisations extraterrestres étranges dans un but de satire. C’est cette image du voyage dans l’espace qui tend à relier cette œuvre à ce que nous considérons aujourd’hui comme de la sciencefiction, et cela montre bien qu’une œuvre donnée peut intégrer des particularités qui seront

2« Parmi les grands ancêtres de la sciencefiction figurent ainsi L’histoire véritable de Lucien de Samosate, Le Songe ou Astronomie lunaire de Jhannes Kepler, Les Royaumes du soleil et de la lune de Cyrano de Bergerac, ainsi que les Voyages de Gulliver de Swift. Ce type de recherche met en évidence une tradition du récit spéculatif et vise à identifier une essence de la sciencefiction à travers les siècles. » (Bréan, 2012: 3233) 89 Julien Jaegly reconnaissables dans d’autres œuvres par la suite 3. Mais même si une technologie « vraisemblable » – objet souvent utilisé comme pilier de la spéculation et l’extrapolation scientifique – n’existe pas dans ce texte, on peut tout de même interpréter ce récit comme une projection de la réalité à l’époque de Lucien. Mais étant donné la réalité de référence de l’époque, qui fait la part belle à ce que nous appelons aujourd’hui « mythologie », il peut être dur de faire une distinction claire entre fantasy et sciencefiction lorsque l’on parle de L’Histoire Véritable . C’est d’ailleurs une distinction qui reste vague encore aujourd’hui et qui illustre qu’une même œuvre puisse tenir de plusieurs genres simultanément 4. Simultanéité qui résulte de la variété des parcours et des aspirations des auteurs et à laquelle on donne aujourd’hui le nom « d’hybridation des genres », surtout lorsqu’elle concerne des œuvres mêlant les codes associés à la fantasy et à la sciencefiction. Hybridation décrite selon ces termes par Patrick Rothfuss, un auteur de fantasy contemporain, dans une interview avec Laurent Bazin cité dans une étude intitulée Poétique du merveilleux. Fantastique, science fiction, fantasy en littérature et dans les arts visuels réunie par Anne Besson et Evelyne Jacquelin:

« What are your thoughts on the genre hybridization going on in contemporary genre fiction ? I don’t really think of it as hybridization. I think authors are just realizing there’s no real reason to feel limited to a narrow set of genre rules in their writing […] It’s easy to get distracted by the glittering props available to you and forget what you’re supposed to be doing: telling a good story. » (111)

Mais le degré de crédibilité d’un objet fictionnel reste tout de même au cœur de la création d’un imaginaire de sciencefiction. Crédibilité dont dépendra l’impact sur les lecteurs des thématiques abordées par le récit et que l’on peut relier au rapport existant entre l’univers fictionnel et la réalité de référence. Soit le concept de « régime ontologique » décrit par Simon Bréan en ces termes: « Il s’agit du rapport institué dans le cadre du texte entre le monde de la fiction et notre monde de référence, rapport auquel je propose de donner le nom de régime ontologique. » (26) Celuici rassemble les divers rapports entre les littératures de l’imaginaire et notre réalité sous le terme de régime matérialiste. C'estàdire une relation entre le lecteur et l’auteur qui permet de matérialiser le monde de l’œuvre dans l’imaginaire de celui qui la lit 5. Ce régime matérialiste se décline ensuite de plusieurs façons différentes, celles qui nous concernent ici sont qualifiées d’« extraordinaire » ou de « spéculative ». Le premier désigne un monde fictionnel déconnecté de notre réalité et qui émane plus d’une faculté d’imagination ou de réappropriation des objets du monde de référence plus que d’une projection ou une extrapolation de ceuxci:

3« Il ne s’agit pas nécessairement pour un texte d’appartenir à un genre, mais d’ intégrer la référence générique aux modalités de son invention. » (Macé, 2004: 19) 4« Un texte ne saurait appartenir à aucun genre. Tout texte participe d’un ou de plusieurs genre mais cette participation n’est jamais une appartenance. » (Marielle, 2004: 216) 5« Dans une fiction matérialiste, le lecteur ne reconstitue pas un monde existant. L’effet de matérialité traversant tout le texte de sciencefiction est la racine d’un effet de monde, produit par le mouvement de la lecture. » (Bréan, 2012: 314) 90 EXCESSION : LA DUALITE THÉMATIQUE ET ONTOLOGIQUE DE L’IMPOSSIBLE EN SCIENCEFICTION Le régime extraordinaire oppose les principes ontologiques du monde de référence de l’écriture et ceux du monde de la fiction. Ce régime est celui des textes fantastiques et de fantasy . Même si le lecteur peut être fasciné par ce monde nouveau, l’impossibilité d’utiliser de manière fructueuse ses connaissances extérieures à la littérature pour comprendre ce monde est source d’une forte distance critique, propice à l’interprétation allégorique et métaphorique. (28)

Le régime « spéculatif », lui, désigne la fiction émanant d’extrapolation ou de projection. Ce qui implique un lien ontologique plus fort avec notre propre univers. Selon Bréan ce régime « fait appel à des savoirs abstraits, relevant des sciences dures et des sciences humaines, pour alimenter une forme d’extrapolation qui implique une relation de continuité indirecte entre le monde de la fiction et le monde de l’expérience du lecteur. » (29) Cette différence de régime ontologique, au milieu de tous les concepts pouvant être utilisés pour décrire ce qu’est un genre littéraire, nous donne une base solide pour comprendre comment se distingue « l’impossible » de la sciencefiction. La fantasy, de par la prise de liberté qu’elle permet visàvis des limitations de notre réalité, met par définition en scène des choses impossibles pour notre monde de référence. Les auteurs se servent de cette prise de liberté pour créer leurs récits et les mondes fictionnels qui les accueillent. Cela donne des exemples allant du Lord of the Rings de Tolkien (1954) à Bambi Felix Salten (1923) 6. L’impossible n’est cependant pas une thématique inhérente à la fantasy en ellemême, parce que ce qui est impossible dans l’univers crée par l’auteur sert avant tout de contour à l’univers fictionnel: le fait que la magie existe dans un monde de fantasy n’est pas une thématique récurrente des récits qui accueillent ces mondes (et le fait que les animaux parlent dans Bambi n’est pas le thème de l’œuvre non plus). La suspension de l’incrédulité, la création de l’imaginaire par l’acte de lecture, passe par l’acceptation de cette prise de liberté et pas par le fait d’envisager certains possibles comme étant crédibles, comme dans la sciencefiction. Mais les univers de sciencefiction justement, de par leur appartenance au régime ontologique matérialiste spéculatif, offrent une vision plus complexe de l’impossible. Ce type de littérature (ou de création de l’imaginaire, si l’on souhaite prendre en compte l’imaginaire collectif s’épanouissant grâce aux autres médias) prenant sa source dans une projection de notre réalité de référence, il va de soi que la résultante de cette projection sera influencée par les possibilités et impossibilités liées à l’objet extrapolé 7. Il en résulte des univers fictionnels ontologiquement liés au nôtre, mais ne répondant pas forcément à la même définition de ce qui est possible ou impossible. Dans la mesure où les possibilités liées au régime ontologique d’une œuvre peuvent impacter directement non seulement le monde fictionnel du roman mais aussi la problématique censée se projeter sur notre monde de référence, il est cohérent de parler d’une « dualité thématique et ontologique de l’impossible » comme d’une spécificité exclusive à la sciencefiction. Certes, on jugera alors l’importance générale de l’impossible dans un récit de sciencefiction sur ce qu’il représenterait dans notre propre monde (car il y est

6« For instance, despite some romanticizing, Felix Salten‘s wonderful novel Bambi is a brutally accurate account of the lives of deer. Yet because in his book the animals talk to each other, something that animals simply do not do, does Bambi become fantasy ? Perhaps, after a fashion. » (ScottCard, 1990: 18) 7« Le régime matérialiste spéculatif auquel est soumise la sciencefiction se structure en grande partie autour d’une divergence originelle, même si elle peut rester implicite. » (Bréan, 2012: 326) 91 Julien Jaegly relié par définition), mais aussi par sa contribution à la création de l’imaginaire. Que cet imaginaire soit ambigu ou hybride, le plus important lorsque l’on prend en considération l’(im)possible sera la cohérence au sein même de l’univers fictionnel 8. Ainsi – selon la nature « temporelle » du genre littéraire – théoriser, comme nous le ferons, la sciencefiction de Iain Banks impliquera de théoriser l’un des visages de la sciencefiction de « maintenant »9. Mais à présent que nous avons survolé certaines des spécificités de la sciencefiction et la problématique soulevée par l’impossible dans celleci, il convient de s’y intéresser plus précisément pour comprendre comment elle peut se manifester. Tout en gardant en tête, afin de conserver un regard critique sur ce type de roman, la nature fluctuante et temporelle du genre et l’importance du régime ontologique qui permet même dans des cas « d’hybridation » de donner un point de repère clair et de faire pencher la balance du côté du merveilleux ou de la spéculation aux yeux des chercheurs. 10 Les possibilités offertes par la spéculation, l’extrapolation et la projection sont vastes et représentent l’un des principaux attraits de la sciencefiction. Ces possibilités et les imaginaires qu’elles créent dépendent donc du régime ontologique de l’œuvre, ce qui pose une distinction claire entre la sciencefiction et les autres littératures de l’imaginaire, comme la fantasy. L’impossible représente donc potentiellement quelque chose de totalement différent selon le type d’univers fictionnel qui le traite. La fantasy peut inventer ou ignorer les règles de la réalité de référence, l’impossible est alors ce que l’auteur décide. L’impossible en sciencefiction respecte les contours de notre réalité, même si elle a parfois tendance à les élargir un peu (selon la suspension d’incrédulité demandé au lecteur). Remodeler l’impossible ou trouver le moyen de le contourner n’est pas la même chose. Toujours selon Bréan:

Les êtres humains, tout comme leurs homologues extraterrestres, ne changent pas la réalité. Les découvertes scientifiques et applications techniques ne font guère qu’élargir les murs de la prison, rendre accessible un nombre plus important de lieux, multiplier les denrées disponibles et accroître la variété des situations et des objets produits ou rencontrés, sans que disparaissent certaines données invariables. (328)

Une excellente illustration de cette distinction se trouve dans un autre roman de fantasy: Everworld de Katerine Applegate (2000). Ce récit met en scène des adolescents transportés dans un univers rempli de Dieux et de créatures mythologiques, et voici leur réaction lorsqu’ils sont confrontés à Fenrir, un loup géant issu de la mythologie scandinave:

8« Le fait que ne soit pas établie l’existence, dans notre propre univers, d’une dimension spatiotemporelle telle que l’ahun ou le subespace, qui permettrait de voyager plus vite que la lumière, ne perturbe pas la cohérence globale des récits qui les mettent en scène. Pour autant, les récits de sciencefiction ne se présentent pas comme des spéculations sans rapport à la réalité. » (Bréan, 2012: 332) 9« On commencera par rappeler la complexité inhérente à toute réflexion sur la généricité, tant il est difficile de faire le départ entre les catégories constitutives de toute taxonomie et les processus censés les retravailler. » (Besson, 2015: 109) 10 « Here is a good, simple, semiaccurate rule of thumb: If the story is set in a universe that follows the same rules as ours, it’s sciencefiction. If it’s set in a universe that doesn’t follow our rules, it’s fantasy. » (ScottCard, 1990: 22) 92 EXCESSION : LA DUALITE THÉMATIQUE ET ONTOLOGIQUE DE L’IMPOSSIBLE EN SCIENCEFICTION Si les animaux mesurent une certaine taille, ce n’est pas sans raison. Un loup de cette grandeur ne pouvait pas exister. Pour supporter le poids de son corps, il lui faudrait des pattes d’éléphant. Plus la hauteur et la longueur augmentent, plus le poids augmente. C’est mathématique. C’est toute la morphologie de l’animal qu’il faudrait changer. […] Ce sont les lois de la physique, mon vieux. Ces fameuses lois que personne dans l’univers ne peut changer. (137)

Cette distinction est importante, car à travers les différentes façons d’aborder l’impossible qu’elle permet d’envisager, elle renvoie à un concept clé: le fait que l’impossible n’existe pas réellement dans le cadre de la fiction. L’impossible est en effet décrit dans la littérature de l’imaginaire, directement ou indirectement, il dépend du contexte que l’auteur lui donne et il sera (dans ce contexte) invariablement comparé au possible. Mais si la fiction nous donne la faculté de repousser les limitations du monde de référence, voire les effacer totalement, un objet réellement impossible dans le cadre de la fiction devrait émerger d’un concept absolument abstrait pour l’esprit humain. Un imaginaire, quel qu’il soit, vient forcément de quelque part. Qu’il s’agisse de notre Mythos ou de notre Logos dans le cadre de la fantasy et de la sciencefiction, par exemple. Car comme le dit Eric Lysøe dans Poétiques du Merveilleux : « Tout texte met nécessairement en scène le « monde où nous sommes », le seul auquel la langue donne accès. La sciencefiction, comme le merveilleux ou la fantasy, ont donc besoin d’un dispositif rhétorique pour décrire l’être, la chose ou l’événement inouï. » (47). Tout objet déclaré comme impossible dans un roman de fiction doit par conséquent être considéré avec un certain recul, car la nature de l’impossible dans les univers de l’imaginaire reste relative. Sans compter que l’imaginaire de sciencefiction et les codes qui y sont liés entretiennent une relation étroite avec notre compréhension scientifique du monde qui nous entoure, compréhension qui évolue avec le temps autant que sa représentation dans la littérature 11 . Dans des récits matérialistes, la principale utilité de l’impossible est d’être comparé à ce qui est possible, c'estàdire de servir de délimitation ontologique à l’univers de la fiction et de rendre sa nature compréhensible pour le lecteur 12 . Par opposition, cela implique également que tout objet possible devient également fictionnel dès lors qu’il existe au sein d’un récit matérialiste, ce qui place le fantastique aux côtés de la sciencefiction et de la fantasy dans les œuvres de l’imaginaire 13 . Ainsi tout objet, réel ou non dans notre réalité de référence, possible ou impossible dans l’univers fictionnel de l’œuvre a pour but de servir de point de repère au lecteur afin qu’il puisse suspendre son incrédulité face à un récit qui s’éloigne de sa propre vie 14 . Mais l’intérêt de la sciencefiction et de la liberté que ce genre permet va

11 « La théorie des univers parallèles rapportée tant aux mondes infradiégétiques qu’aux genres de l’imaginaire nous semble en somme comporter quelque chose de nature à rendre compte d’une tendance appuyée des littératures d’aujourd’hui à refuser le carcan de codifications trop restrictives. » (Besson, 2015: 117) 12 « Les mondes de sciencefiction, pour paraître matériels et tangibles, doivent rester intelligibles. » (Bréan, 2012: 314) 13 « La distinction entre des entités fictionnelles et des entités réelles est parfois rendue difficile par le maintien d’une identité entre le monde de la fiction et le monde de référence, mais en raison d’un « principe d’homogénéité ontologique », fondant la « souveraineté » de la fiction, toute entité se trouvant dans une fiction devient fictionnelle, même lorsqu’elle provient du monde réel. » (Bréan, 2012: 315) 14 « Seules les fictions soumises à un régime matérialiste ont pour enjeu principal un rapport au monde. En général, un monde de fiction n’est que le produit arbitraire de l’imagination humaine. Cet état 93 Julien Jaegly audelà de la seule existence de cette même liberté. L’imaginaire rendu possible par la fiction et le lien que cet imaginaire a avec notre monde a toujours permis aux auteurs et autres créateurs d’interpeler, de remettre en question notre société, de nous projeter en dehors du cadre de notre propre existence pour donner une potentielle vision de notre futur. Une telle démarche trouve son impact dans le rapport ontologique de la réalité de l’œuvre et celle de référence. Dans le fait qu’il s’agisse d’une projection de notre monde et pas d’un simple exercice de création fantaisiste. Les limites des possibles attribuées à notre réalité ne sont donc pas que les contours autour desquels peut s’étendre la science fiction. Notre relation à cet impossible peut aussi être une thématique et pas simplement un contexte servant à mettre en valeur un autre objet littéraire. J’en viens maintenant au roman Excession de Iain Banks. Cette œuvre, qui illustre cette dualité ontologique et thématique, fait partie d’un cycle de neuf romans intitulé « cycle de la Culture ». Chacun de ces romans offre une intrigue dans laquelle la Culture, une civilisation galactique humanoïde très avancée, joue un rôle central. Cette Culture et tous les éléments qui la composent caractérisent l’approche de la sciencefiction propre à Iain Banks: il s’agit d’une utopie où la précarité et la pauvreté n’existent plus sans que cela soit dû au labeur de qui que ce soit, où les Intelligences Artificielles (Mentaux et Drones selon les termes des romans) sont moralement égales aux êtres biologiques et où chacun est libre de faire ce qu’il veut 15 . L’avancée scientifique et sociale décrite dans ces romans permet, par exemple, de guérir n’importe quels maux, de modifier son corps à volonté, de prolonger la vie humaine virtuellement indéfiniment, et bien sûr de voyager dans la galaxie. Banks offre ainsi une vision positive du posthumain avec une société où humains et machines ont chacun leur place et ne manquent de rien. Il donne dans ce futur une vision heureuse des problématiques du trans et posthumain qui remontent à des auteurs comme Isaac Asimov et ses « trois lois de la robotique ». Pour citer Chloé Pirson lorsqu’elle parle de l’œuvre de Banks: « Le trans/posthumain y est omniprésent, apprivoisé et familier.» (2015: 422) Le premier roman de ce cycle de la Culture, Consider Phlebas (1987), utilise cette civilisation idéale pour développer la question suivante: dans une société qui a résolu la problématique de la place de l’homme dans un futur où les machines peuvent tout faire pour lui, comment ces hommes et ces machines gagnentils leur place dans l’univers ? Il s’agit d’une thématique qui transparaît dans chaque roman de la Culture à travers sa volonté « d’ingérence bienveillante » (concrètement faire le bien autour d’eux pour justifier l’utopie dans laquelle ils vivent), et qui consiste à mettre les civilisations moins évoluées sur le chemin du progrès en limitant – sans qu’elles se rendent compte d’une influence extérieure – les guerres et la souffrance autant que possible. Ainsi posé, le contexte initial de ces romans sert de tremplin à l’auteur pour développer de nombreuses thématiques. En effet, une civilisation qui peut accomplir tout ce qui est possible et qui comprend la fabrique de son univers sur le bout des doigts

de fait peut être dissimulé, mais jamais modifié. Les dispositifs textuels de la sciencefiction ont pour finalité de rassurer le lecteur et de lui fournir des points de repère, afin de camoufler le caractère arbitraire de tous les éléments de la fiction. » (Bréan, 2012: 317) 15 « Une société se trouve toujours caractérisée par divers paramètres, son niveau technique, la nature de l’adaptation au milieu ambiant et les caractéristiques physiques de ses membres. » (Bréan, 2012: 346) 94 EXCESSION : LA DUALITE THÉMATIQUE ET ONTOLOGIQUE DE L’IMPOSSIBLE EN SCIENCEFICTION est un terrain fertile pour l’exploration des idées16 . Dans ce contexte, l’impossible ne se place pas seulement à la limite de notre compréhension des sciences dures, mais celle de notre capacité (tout du moins celle de l’auteur) à spéculer dessus. Car si l’imaginaire que créé Banks est indéniablement lié à la sciencefiction, il ne tient pas de la « hardscience » et se permet quelques idées soutenues par la suspension de l’incrédulité du lecteur, comme l’utilisation du tissu énergétique entre l’espace et l’hyperespace comme moyen de propulsion pour les voyages dans l’espace (« energy grid » selon le terme du roman) 17 . L’impossible qui sert de contour à cet univers est donc mis à l’épreuve dans Excession , à l’ occasion de la rencontre de la Culture – cette utopie au pinacle de la science – et d’un « OCP » (Outside Context Problem, ou Problème Hors Contexte en français). Situation qui, selon les termes du roman, peut être comparée à « l’arrivée des galions espagnols sur les rivages Amérindiens » (62). C’est à dire un événement qui représente un danger potentiel à l’échelle d’une civilisation. Ce n’est pas une idée nouvelle en sciencefiction, comme peut en témoigner The War Of Worlds d’H.G. Wells (1897), mais la développer à partir d’une civilisation pour laquelle l’impossible représente ontologiquement la limite des possibles de notre univers donne un point de vue intéressant 18 . Cette « OCP » se manifeste dans le roman sous la forme d’une énorme sphère noire. Apparue spontanément autour de l’orbite d’une lune, opaque à la plupart des analyses et apparemment plus vieille que l’univers luimême tout en étant reliée au tissu le composant, cette « Excession » va mettre pour la première fois depuis longtemps la Culture face à une inconnue. La thématique principale développée dans ce roman n’est pas tant l’existence d’un objet repoussant les limites de ce que la Culture considère comme possible (comme l’accès à des univers concentriques), mais les actions entreprises autour de cet objet. Les réactions causées par l’ « OCP » varient entre la prudence exacerbée, la tentative d’intrusion et l’agression. Un axe narratif parallèle à ces réactions décrit également l’utilisation de l’existence de cet objet par un groupe de Mentaux « dissidents » de la Culture pour déclencher une guerre. Le lecteur voit alors les vaisseaux spatiaux et les Mentaux super intelligents qui les habitent tourner autour de la chose impossible, en émettant des raisonnements logiques et une argumentation qu’ils sont capables de nous communiquer pour justifier leur prudence ou leur audace. Mais ce faisant, la résolution apportée à l’histoire montrera qu’ils ne sont alors pas différents des singes approchant le monolithe dans le film 2001 L’Odyssée de L’Espace de Sanley Kubrick (1968). Cette « Excession », grâce à l’inconnue qu’elle représente et à la limite des possibles qu’elle repousse, offre au lecteur une réflexion sur le fait que tout être doué de conscience peut

16 « De fait, si une thèse particulière traverse un roman de sciencefiction, c’est dans la forme de la société postulée par l’auteur qu’elle se fait le plus visible. » (Bréan, 2012: 347) 17 « Dans le cas de la sciencefiction, l’impression de familiarité n’est pas suscitée que par la reprise d’objets issus du monde réel. L’effet de matérialité résultant du réseau de détails formant la trame du monde provient de l’impression selon laquelle tous les objets du récit font partie d’un système cohérent. » (Bréan, 2012: 317) 18 « Les frontières de l’inconcevable ne peuvent être franchies au sein d’un roman de sciencefiction, mais seulement approchées […] le voyage entre les univers se rencontre ici avec le voyage dans le temps, en une même limitation conceptuelle, à savoir l’impossibilité de représenter autrement que par suggestion, un état supérieur de la matière, qui serait l’infini de l’espace ou du temps. » (Bréan, 2012: 322)

95 Julien Jaegly être amené à se comporter comme un sauvage, et cela peu importe son niveau de sophistication sociale ou scientifique. Le Mental habitant le vaisseau Grey Area se pose comme témoin de cet état de fait. Ce vaisseau/IA est qualifié d’excentrique, c'estàdire qu’il vit en marge de la Culture et que ses centres d’intérêts et motivations sont très différents de ceux des autres Mentaux. Le lecteur découvrira ainsi que le Grey Area a aménagé son intérieur en un musée du génocide et de la torture, présentant ustensiles et images venant de très nombreuses civilisations. Cela fin de rappeler à ses éventuels visiteurs (très peu nombreux…) que la cruauté alimentée par un sentiment de supériorité ne disparaît totalement que rarement dans l’histoire d’une civilisation. Les Mentaux dissidents, ayant usé de manipulations pour déclencher une guerre entre la Culture et une civilisation moins développée qu’eux, dotée d’un mode de vie horrible, en témoignent, même dans la Culture qui est pourtant, à nos yeux, une utopie. Le roman se termine après qu’un autre Mental, le Sleeper Service , tente d’attaquer l’Excession. Ce qui entraine de la part de celleci une réaction que l’on peut assimiler à une bombe atomique jetée sur une fourmilière. Face à la force de destruction disproportionnée qui lui fait face, le Sleeper Service renonce à son attaque et évite l’annihilation. Il apparaîtra à la fin du récit que seuls les Mentaux ayant simplement tenté de communiquer avec l’Excession, le Grey Area précité ainsi que quelques autres, auront été les seuls à s’apercevoir que l’entité réagissait comme l’aurait fait toute entité consciente: en bloquant les bouts de bois métaphoriques avec lesquels on tentait de la sonder et en se défendant quand elle se sentait menacée. Ces derniers accompagneront l’Excession dans sa dimension, transcendant leur réalité, après que celleci a décidé qu’il était trop tôt pour que les habitants de cet univers ne la rejoignent au niveau d’évolution suivant. J’en reviens là au fait que l’impossible doit rester intelligible dans le cadre de la fiction. Excession de Banks n’est pas un roman « hybride », c'estàdire qu’il ne mêle pas ouvertement les codes, esthétiques et thématiques de plusieurs genres littéraires différents. Le traitement d’un objet comme un « Problème Hors Contexte » peut, suivant l’angle adopté par l’auteur et sa place dans l’histoire, donner une dimension fantastique au récit. Comme dans la nouvelle Le Brouillard du 26 Octobre de Maurice Renard (1913), qui parle d’un duo de scientifiques faisant des recherches dans les Ardennes avant d’être pris dans un mystérieux brouillard. Ceuxci se voient alors transportés à l’ère Cénozoïque où ils sont amenés à se battre contre des singes. L’un d’eux attrapera la montre de poche d’un des protagonistes avant de succomber à un tir de revolver. Le brouillard retombera alors sur les scientifiques, les ramenant à leur époque. Ils retrouveront juste après, la montre qui leur a été arrachée, fossilisée dans la main d’un squelette. L’impossible (une montre de poche fossilisée depuis des milliers d’années) est ici la preuve d’un évènement surnaturel auquel ont été confrontés les protagonistes, faisant ainsi pencher l’œuvre dans le domaine du fantastique. Les contours de la réalité présentée dans cette fiction sont remis en cause par un événement inexplicable pour occasionner un choc chez les protagonistes et le lecteur. Mais le parti pris de Banks dans Excession est de développer notre réaction potentielle à un événement impossible tenant de l’inexpliqué. S’inscrivant ainsi dans une démarche tenant purement de la sciencefiction et qui use des contours ontologiques de son univers comme d’un objet thématique. Un très bref passage à la fin d’ Excession montre 96 EXCESSION : LA DUALITE THÉMATIQUE ET ONTOLOGIQUE DE L’IMPOSSIBLE EN SCIENCEFICTION le Grey Area et les autres Mentaux de l’autre côté des limites connues de l’univers, mais ce qui s’y trouve n’est pas décrit par l’auteur. La seule idée intelligible qu’il peut nous transmettre alors quant à la nature de cet audelà se trouve dans les paroles qu’ils échangent en découvrant leur nouvelle réalité: « Now this was a view worth risking everything for. » (495) Pour eux l’impossible n’existe plus, mais l’auteur ne peut exprimer la merveille de cette dimension que par la réaction qu’elle entraîne chez ses protagonistes 19 . En conclusion, en usant d’un imaginaire de sciencefiction l’œuvre de Iain Banks effectue une mise en abyme de notre rapport à l’inconnu grâce aux contours de la fiction. La notion de genre, quel que soit le média qui sert de support à l’œuvre, sert à donner au lecteur une indication de ce que contient cette œuvre. De par les bagages théoriques et ontologiques de la sciencefiction, ce genre en particulier possède une disposition unique visàvis de l’impossible. Une position qui trouve sa place dans l’imaginaire du lecteur, qui l’étoffe et qui le développe pour le mettre en relation avec sa réalité de référence 20 . En développant un imaginaire suffisamment vaste chez suffisamment de lecteurs, une œuvre s’inscrit en tant que référence dans l’imaginaire collectif qui existe en dehors du texte qui l’a créée. Cet imaginaire ouvert à tous et à chacun sert de tremplin et d’inspiration pour de nouvelles idées, de nouvelles projections et spéculations. Je reprendrai une dernière fois les propos de Simon Bréan dans La sciencefiction en France :

La fiction élaborée au sein d’un roman de sciencefiction est ainsi formée sur le modèle d’une communication effective, dans le cadre d’une fiction étendue comprenant un ailleurs du texte, antérieur au récit et théoriquement capable de lui survivre. L’horizon régulateur de cette fiction étendue permet l’extrapolation dans les récits de sciencefiction, la reconduction des récits réalistes, la rupture régulée des récits de fantasy. Il fait de l’autonomie des mondes fictionnels une faculté de désignation d’un extérieur du texte. (315)

Tout comme l’univers que nous occupons, l’imaginaire de fiction est en expansion permanente. Il s’étoffe et se développe grâce aux idées laissées par les auteurs déjà publiés et la volonté des futurs auteurs d’étendre cet imaginaire avec des concepts comme l’hybridation des genres que j’ai déjà mentionnée 21 . Les caractéristiques d’un

19 « La thématique des univers parallèles rend manifestes les limites intrinsèques de la représentation au sein d’un récit soumis au régime matérialiste spéculatif. Les destinations, en théorie, infinies se réduisent à des lieux où des êtres humains, ou à tout le moins des esprits humains peuvent pénétrer. » (Bréan, 2012: 322) 20 « Dans une fiction matérialiste, le lecteur ne reconstitue pas un monde existant. L’effet de matérialité traversant tout le texte de sciencefiction est la racine d’un effet de monde, produit par le mouvement de la lecture. » (Bréan, 2012: 314) 21 « Où situer en effet le processus d’hybridation ? Dans l’esthétique de la transgression qu’un auteur applique plus ou moins consciemment aux règles en vigueur pour faire œuvre d’innovation ? Dans la position critique du théoricien appliquant une grille de lecteur censée rendre compte des esthétiques d’usage ou d’avantgarde ? Ou dans l’évolution de l’horizon d’attente d’un public influant sur les choix artistiques par ses pratiques de consommation culturelles ? Pour le dire autrement, dans quel sens évoluent les phénomènes de création, d’injonction et d’horizon d’attente, qu’on a généralement tendance à lire au fil de la chronologie éditoriale alors que rien n’interdit de penser que les interactions écrivain lecteur fonctionnent simultanément dans toutes les directions ? » (Besson, 2015: 109)

97 Julien Jaegly genre en particulier peuvent varier dans le temps, évoluer en même temps que le monde qui sert de repère dans l’esprit du lecteur. Cela veut dire que l’impossible, tel qu’il est utilisé pour créer les contours d’un univers fictionnel varient avec lui, de même que les thématiques qui peuvent être soulevées de par la création de ce même univers. Cette problématique continuera d’exister tant qu’il y aura de la fiction, car il suffit de considérer l’imperfection de la perception humaine (qu’il s’agisse des sons ou de la lumière) pour nous rendre compte qu’imaginer un monde où l’impossible n’existe pas serait, justement, impossible. En outre, Excession témoigne que l’idée d’impossible en sciencefiction sera toujours là, mais pour y être repoussée. Que ce soit par l’évolution de notre propre réalité de référence, ou notre capacité à étendre, une couche d’idées après l’autre, notre imagination.

BIBLIOGRAPHIE APPLEGATE, Katherine, EverWorld. A la recherche de Senna , Paris, Gallimard jeunesse, 2002. BANKS, Iain, Excession , Londres, Orbit, 1996. BESSON, Anne, JACQUELIN, Evelyne, et al, Poétiques du merveilleux. Fantastique, sciencefiction, fantasy en littérature et dans les arts visuels , Arras, Artois Presses Université, 2015. BRÉAN, Simon, La sciencefiction en France, théorie et histoire d’une littérature . Paris, PUPS, 2012. MACÉ, Marielle, Le genre littéraire , Paris, Flammarion, 2004. SCOTTCARD, Orson, How to write science fiction and fantasy , New York, F+W Publication, 1990. PIRSON, Chloé, Encyclopédie du Tran/posthumanisme, l’humain et ses préfixes , Paris, Editions VRIN, 2015.

98 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

LA COMPOSSIBILITE DES EXTREMES CHEZ AMELIE NOTHOMB: CAS DU ROMAN DYSTOPIQUE « PEPLUM »

Ibtissam Amamou

Université Mohamed Premier, Oujda

Abstract: In her novel “Péplum”, Amélie Nothomb tries a new kind of writing and presents a science fiction representation of the world. Along her pages, she introduces us to the tormenting fields of the dystopian anticipation. Through a dialogic narrative, Nothomb presents the characteristics of the futuristic society that she has imagined. The reader discovers that in the twentysixth century, the government is forced to make radical choices in order to survive a severe energy shortage. The writer will then put in place a whole political and social system that can constitute the future appearance of our societies. Nevertheless, the imaginary story is not the most important part in this dystopia. The author prefers to give priority to a certain awareness as well as to an objective view of the future consequences that our present acts might have. Our article proposes to analyze these literary deductions in order to establish if science fiction can be probable and if dystopia can one day become reality. Keywords: dystopia, anticipation, possible worlds, compossibility theory, sensitization.

Depuis le début de sa carrière, l’écrivaine belgojaponaise Amélie Nothomb propose une œuvre fictionnelle satirique vraisemblable dans l’ensemble. Pourtant, l’un de ses romans a tout de même échappé à la règle. En effet, c’est avec son texte Péplum , publié en 1995, que l’auteure décide de bousculer ses habitudes. Dans ce cinquième roman, Nothomb nous convie pas moins qu’à un voyage dans le temps. A l’exemple de H.G. Wells avec La machine à explorer le temps, elle fait découvrir au lecteur un univers futuriste imaginé de toutes pièces. Ainsi, Péplum fait son entrée dans le monde de la sciencefiction. Ce genre littéraire est d’ailleurs mentionné dans le roman au travers d’une phrase ironique. La narratrice A.N., n’étant autre que l’écrivaine Amélie Nothomb même, déclare: « Je n’écris pas des livres de sciencefiction.» (2008: 25) . En infirmant écrire ce type d’histoire, elle ne signifie que d’autant plus son intrusion dans cette tendance de la littérature. En fait, Péplum se présente comme un « texte à caractère fantaisiste » (2009: 41) comme le souligne Laureline Amanieux. Le personnage principal, A.N., se retrouve propulsé au XXVI e siècle après avoir découvert par hasard le secret de la préservation de Pompéi par la lave. En réalité, c’est un scientifique du futur se nommant Celsius qui est à l’origine de ce drame historique. Grâce à sa machine à remonter le temps, il a provoqué l’éruption du Vésuve, figeant ainsi la ville romaine pour l’éternité. Par le biais du même appareil, il ramène A.N. en 2580 car elle constitue un danger pour son projet historique. Un huisclos s’installe alors, lors duquel le scientifique du XXVI e siècle décrira son époque à sa prisonnière ravie au XX e siècle. A travers ces protagonistes, l’écrivaine dévoile une dimension spatiotemporelle dans laquelle l’extravagance règne. Malgré certains faits improbables relevant de la science fiction, le monde de Péplum n’est pas pour autant invraisemblable voire impossible. Comme le stipule Nausicaa Dewez, ce texte s’inscrit dans de « la fiction d’anticipation » (2016) .

99 Ibtissam Amamou Il est vrai que l’écrivaine concentre son attention, entre autres, sur les conséquences futures de nos actes actuels. En anticipant ce qui pourrait se produire, Amélie Nothomb ne nous offre plus une sciencefiction totalement imaginaire. Elle opte plutôt pour une écriture alliant fiction et sensibilisation, lui permettant de jouer le rôle d’intermédiaire entre présent et futur et viceversa. Dès lors, la question qui se pose ne concerne pas la possibilité ou la vraisemblance de cet avenir romanesque. Il s’agit surtout de s’interroger à propos de son degré de « compossibilité ». Nausicaa Dewez intègre cette notion dans son article sur Péplum en s’inspirant notamment de La théorie littéraire des mondes possibles de Françoise Lavocat. Il est à souligner que Leibniz est à la base de ce concept de « compossibilité »1. C’est en associant les termes de compatibilité et possibilité que ce philosophe allemand forge ce néologisme. Celuici lui permet de communiquer sa théorie selon laquelle une chose ne peut exister si elle est inconcevable pour ses autres versions possibles. Par conséquent, si le monde de Celsius est incompatible avec le monde d’A.N., et s’il est impossible de concevoir dans le temps présent, il n’a pas lieu d’être. Dans ce rapport de cause à effet s’étalant sur plusieurs siècles, la caractéristique dystopique ne tarde pas à faire surface. Effectivement, Amélie Nothomb est loin d’entretenir l’espoir d’un meilleur lendemain. Elle se veut très critique visàvis des décisions et des actes de la société contemporaine. Le pire est que cette vision cauchemardesque imaginée par Nothomb pourrait être considérée comme normale par les générations à venir. D’ailleurs, Nausicaa Dewez fait remarquer que « dans l’utopie que vante Celsius, A.N. voit que dystopie » (2016). A partir de ce constat, notre étude se propose de revenir sur la sciencefiction anticipatrice d’Amélie Nothomb pour percevoir en quels termes elle peut s’avérer dystopique. Afin de déterminer les tenants et aboutissants de ce scénario catastrophe et s’assurer de sa compossibilité, nous nous intéresserons à l’évolution de certaines pratiques du présent. Pour ce faire, nous analyserons chacune des thématiques politique et territoriale. Se pourraitil que le monde futuriste nothombien soit assez vraisemblable pour devenir réalité ? Avant de nous arrêter sur le cas de Péplum même, il est impératif de retranscrire brièvement l’histoire de la dystopie. Ce récit de fiction inquiétant a fait sa première apparition au sein de la littérature en 1907 avec la publication du roman Le Talon de fer de l’auteur Jack London 2. Peu après cette première parution, ce type d’histoire a progressivement pris de l’ampleur, notamment au cours du XX e siècle. Finalement, il arrive à s’imposer au XXI e siècle comme un genre à part entière. En partant du roman Nous autres de Zamiatine (1920) pour en arriver à 2084: la fin du monde de Sansal Boualam (2015), tout en passant par Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), la dystopie a réalisé un parcours confirmant la nécessité de sa présence dans notre paysage littéraire. Cette narration allant à l’encontre des idées de bonheur et de liberté est devenue monnaie courante de nos jours. Nieves Meijde explique que le lecteur du XXI e siècle est de plus en plus enclin à lire des récits dystopiques à cause d’un pessimisme ambiant visàvis de l’avenir du monde. Par conséquent il constate que:

Il est d’autant moins étonnant que les histoires des dystopies sociales se soient multipliées au cours du siècle passé. Il semble que dans le monde d’aujourd’hui, on ait cessé de rêver d’utopie et que l’on se conforme désormais à imaginer l’enchaînement des évènements qui coloniseront

1 « Les possibles qui existeront devront leur existence à leur compatibilité, à leur compossibilité. » in André ROBINET, Architectonique disjonctive, automates systémiques et idéalité transcendantale dans l’œuvre de G.W. Leibniz: nombreux textes inédits. Editions Vrin, Paris, 1986, p.182 2 « Jack London dans le Talon de fer (1907) puis l’écrivain russe Eugène Zamiatine dans Nous autres (1920) écrivent les premières dystopies dont vont s’inspirer Aldous Huxley pour Le meilleur des mondes (1932) et George Orwell pour 1984 (1948). » in Stéphane MANFREDO, La sciencefiction. Editions le Cavalier Bleu, Collection Idées Reçus, Paris, 2005, p.94 100 LA COMPOSSIBILITE DES EXTREMES CHEZ AMELIE NOTHOMB:CAS DU ROMAN DYSTOPIQUE « PEPLUM » nos vies. Contrôle, manipulation, totalitarisme, machines, perte de l’individualité aux dépens de la masse. (Meijd, 2013)

L’êtrehumain est donc aujourd’hui en train de broyer du noir, ce qui influence ses perspectives à long terme. Subissant quotidiennement des crises politique, économique, sociale et même psychologique, l’humanité a finalement perdu foi en un développement hypothétique assurant le bonheur à tous. Au fil du temps, la civilisation pâtit de plus en plus des injustices ayant cours sous cape. De ce fait, les prévisions faites quant au devenir des sociétés ne s’avèrent guère réjouissantes. Conscients des drames du présent, les citoyens ne se font plus d’illusions et imaginent déjà les conséquences catastrophiques pouvant se profiler dans un futur proche comme lointain. Par conséquent, il est évident que les lecteurs du XXI e siècle s’identifieront beaucoup plus aux récits dystopiques qu’utopiques. C’est au cœur de ce désenchantement étouffant qu’Amélie Nothomb décide de divulguer de constantes injustices si longtemps tuées et jamais condamnées. Son roman d’anticipation Péplum est pour elle l’occasion de marquer les esprits en insistant sur l’ampleur du désastre vers lequel s’achemine la terre entière. Ainsi, durant le dialogue ininterrompu se déroulant entre A.N. et Celsius, se déployant sur cent trentetrois pages, l’écrivaine revient sur diverses problématiques historiques. Afin d’étudier les traits dystopiques reliant présent et futur dans Péplum, nous détaillerons notamment la teneur de son organisation gouvernementale et ce toujours dans un souci de compossibilité. La prophétie politique suggérée par Amélie Nothomb dans sa sciencefiction est pour le moins alarmante. Tandis qu’à notre époque une évolution – voire une révolution – de la part des dirigeants est attendue pour implanter une félicité générale, le XXVI e siècle va mettre fin à toutes ces espérances. Au lieu de déclencher l’avancée escomptée, le pouvoir de l’an 2580 a subi une régression. Un ancien mouvement politique a refait surface: celui de la tyrannie. Ainsi, Celsius annonce stoïquement à A.N.: « […] le chef de l’oligarchie porte le nom de tyran » (Nothomb, 2008: 56) . En remettant en place cette dictature oppressante et abusive, le gouvernement s’assure de retirer tout droit de parole au peuple afin de mieux le contrôler et le manipuler. Le scientifique du futur explique à sa prisonnière qu’il était impératif de rétablir ce régime pour sauver l’humanité. Il accuse A.N. et ses contemporains d’avoir été inconséquents dans leurs actes de sorte que le XXVI e siècle connaît une importante pénurie d’énergie. Il les traite d’irresponsables car ils ont gaspillé de précieuses ressources énergétiques et n’ont pas pensé à en préserver pour l’avenir. Deux mots d’ordre ne cessent de se répéter tout au long du discours de Celsius: « énergie » (seize fois) et « responsabilité » (huit fois). Par cette redondance, celuici veut démontrer à A.N. que son époque à lui à su faire preuve de responsabilité et ce grâce à la tyrannie. En assujettissant le peuple à cette oligarchie drastique, les responsables arrivent à faire main basse sur l’énergie pour son propre usage. Ces derniers se considèrent comme les plus aptes à agencer cette denrée rare avec sagesse. S’ils la laissent à nouveau aux mains de toute une communauté, ils risqueraient de reproduire les mêmes erreurs que leurs ancêtres. En proie à ses instincts, l’êtrehumain peut redevenir vite gourmand d’énergie, menant cette fois ci le monde à sa perte. Le gouvernement a donc décidé de prendre la relève en formant une oligarchie dont les membres sont extrêmement intelligents mais excessivement froids émotionnellement parlant. A l’exemple de Big Brother dans 1984 ou de l’Eglise dans La servante écarlate , le pouvoir futuriste de Péplum a pris le contrôle de la société pour assurer non plus son bienêtre mais plutôt sa survie et ce dans des conditions austères. La cruauté des tyrans ne manque pas de réapparaître à chaque fois que la situation de l’Homme semble dégénérer. Selon Isaac Asimov, l’un des auteurs les plus réputés dans le domaine de la sciencefiction, les individus au pouvoir sont prédisposés à sombrer du côté obscur de leur rôle. Il proclame alors:

101 Ibtissam Amamou La vérité est qu’aucun Etat n’est jamais en manque de méthodes pour contrôler sa population. L’histoire humaine est celle de la tyrannie et de l’Etat répressif. Les gouvernements les plus libéraux et doux se changent vite en gendarmes dès qu’une urgence surgit. (2002: 50)

C’est ce qui s’est effectivement produit dans l’Etat dystopique d’Amélie Nothomb. L’urgence de l’énergie a été la cause de l’établissement de la tyrannie. L’Histoire est donc un éternel recommencement. A.N. même ne s’indigne pas de l’existence d’un tyran et dit à Celsius avec sarcasme: « On a restauré la tyrannie ? Comme c’est sympathique ! » (Nothomb, 2008: 56) . Certes, la phrase demeure avant tout ironique, révélant le malaise de l’héroïne par rapport à cette réalité future. La succession du point d’interrogation et du point d’exclamation fait acquérir à l’énoncé un rythme empreint de légèreté. La réplique d’A.N. en devient humoristique. Ce procédé ne sert nullement à banaliser la tyrannie, bien au contraire. L’écrivaine suggère plutôt que ce régime politique pourrait devenir inévitable si l’humanité ne prend pas garde à la portée de ses actions. Le fait de normaliser le rôle du tyran serait une horrible fatalité. D’ailleurs, Celsius précise que la tyrannie est légale à son époque: « En étudiant le passé, nous nous sommes aperçus que, si la tyrannie innomée était nuisible, la tyrannie nommée était le régime le plus sain qui soit. » (Nothomb, 2008: 56). Malgré que cette déclaration se veuille rassurante à propos de cette pratique politique prenant pour justification sa légitimité, le tyran n’en demeure pas moins un dictateur comme par le passé. En effet, la tyrannie légale du futur n’est en réalité qu’un prolongement de la tyrannie illégale du passé. Le champ politique dystopique est donc compossible avec le parcours historique de l’Occident. La nature de l’homme est susceptible de succomber aux attraits de despotisme lorsque l’état de crise s’intensifie. Il remplace alors une extrême absence de ressources, de bonheur et de bienêtre par une extrême raideur et sévérité dans son comportement. Ainsi, les propos tenus par le philosophe roumain Cioran dans Histoire et Utopie pourraient être prémonitoires:

De même, j’ai beau vomir les tyrans, je n’en constate pas moins qu’ils font la trame de l’histoire, et qu’on ne saurait sans eux concevoir l’idée ni la marche d’un empire. Supérieurement odieux, d’une bestialité inspirée, ils évoquent l’homme poussé à ses extrêmes, l’ultime exaspération de ses turpitudes et de ses mérites. (1995: 33)

L’approche d’Amélie Nothomb se situe bel et bien dans la compossibilité. La vraisemblance de sa réflexion dystopique respecte l’évolution de l’histoire politique. Malgré les apparences, le retour à la tyrannie est possible si certains éléments déclencheurs sont rassemblés. Par le biais de ce récit, l’écrivaine tire la sonnette d’alarme et invite à beaucoup plus de considération par rapport à nos gestes du quotidien ainsi qu’à de la prudence visàvis de nos choix politiques. La leçon de sensibilisation ne s’arrête pourtant pas là. Dans ce monde où le tyran et ses trois acolytes oligarques règnent, il n’existe plus de pays. La terre est divisée en deux parties: l’Est et l’Ouest. Ceci a donné naissance à deux civilisations et à deux identités distinctes: celles des Levantins et des Ponantais. Vu le régime ayant cours au XXVI e siècle, A.N. s’étonne que ce soit l’axe EstOuest qui ait été conservé et non l’axe NordSud. Tandis que le premier confronte deux philosophies différentes, le second oppose en un faceàface géographique richesse et pauvreté. En prenant en considération le désir de domination de la tyrannie, garder le second axe aurait beaucoup plus servi leur intérêt. La détenue souhaite alors en savoir plus sur le Sud de ce nouveau siècle. Cependant, Celsius ne répond pas à ses questions et cherche à détourner son attention vers le Nord. A force de persévérance, la jeune femme apprend l’angoissante vérité: le Sud n’existe plus. Alors que le dialogue entre A.N. et Celsius tourne autour de ce point cardinal, une forte confusion entre deux mots est présente. En effet, les termes de « génocide » et

102 LA COMPOSSIBILITE DES EXTREMES CHEZ AMELIE NOTHOMB:CAS DU ROMAN DYSTOPIQUE « PEPLUM » « anéantissement » s’avoisinent et se croisent de sorte que l’on pourrait les considérer comme des synonymes. Néanmoins, Celsius n’est pas de cet avis. Il insiste sur le fait que l’opération menée au Sud « n’était pas un génocide, c’était un anéantissement » (Nothomb, 2008: 111) . En vue de déceler la nuance entre ces deux phénomènes suggérant la destruction, arrêtons nous sur leurs définitions. Selon le dictionnaire Larousse, « sont qualifiés de génocide les atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité physique et psychique, la soumission à des conditions d’existence mettant en péril la vie du groupe » alors que l’anéantissement, dérivé du verbe anéantir, est une action par laquelle on peut « réduire quelque chose à rien, le détruire entièrement, le réduire à néant ». L’affirmation de Celsius signifie donc que l’oligarchie ne s’est pas attaquée directement à la vie des habitants du Sud mais qu’elle a complètement désintégré cet espace géographique. A la place du Sud, il n’y a donc plus que du néant. L’objectif de cette intervention était de détruire intégralement la partie pauvre du monde. Sachant que la dystopie implique un contrôle draconien de la part du pouvoir politique et l’éradication de toutes les libertés, l’écrivaine, à travers son récit, se prend au jeu de l’ostracisme. Au lieu d’endoctriner les citoyens des pays pauvres, la tyrannie décide de les faire tomber dans l’oubli. Victimes de multiples injustices, les pauvres auraient fini par se rebeller. Conscients de ce risque, les oligarques font le choix d’effacer l’existence même de ces peuples et cela historiquement et géographiquement. C’est ainsi qu’au XXVI e siècle personne n’a connaissance du Sud. Contrairement à la nouvelle de la restauration de la tyrannie, A.N.ne conçoit pas cet anéantissement et refuse d’y croire. La discussion des deux protagonistes tend à partir de là vers l’invraisemblable. La jeune femme s’exclame: « Comment voulezvous qu’il n’y ait plus de Sud ? C’est impossible ! » (Nothomb, 2008: 111) . En nous présentant cette optique peu plausible, Amélie Nothomb semble aller à l’encontre de son projet originel de compossibilité. Pourtant, cette extermination d’une partie du monde n’est pas tout à fait improbable d’après JeanMarc Gouanvic. Il atteste que l’anéantissement est l’une des angoisses prédominantes actuellement. Il en parle plus particulièrement en ces termes:

Les dystopies […] décrivent la société humaine de l’avenir dans un état de crise qui est l’hyperbole du présent. […] plus récemment les dystopies se font l’écho des craintes et des angoisses d’anéantissement atomique ou écologique. […] l’écrivain de sciencefiction dystopique lance un avertissement aux nations: « Halte au suicide collectif ! » (1994: 34)

L’anéantissement, pouvant paraître comme une réaction exagérée, n’est finalement que le fruit de l’irresponsabilité d’aujourd’hui. Amélie Nothomb et JeanMarc Gouanvic veulent faire comprendre au lecteur que des actes condamnés à notre époque peuvent à tout moment reprendre le dessus et empirer encore plus. Le XXVIe siècle de Péplum est donc passé de la tyrannie illégale à celle légale ainsi que du génocide à l’anéantissement. Ne se suffisant plus du massacre de certaines ethnies, le gouvernement futuriste supprime toute une aire spatiale. C’est ainsi que la compossibilité continue à régir le récit dystopique, rattachant le futur au passé par l’extermination. Le futur décrit par Nothomb a des penchants extrémistes à cause d’un excès de cartésianisme et d’un manque de compassion. L’anéantissement ne choque pas du tout les oligarques. Il s’agit pour eux d’une simple formalité. La subjectivité et les émotions n’ont pas à être suscitées pour cette décision. A.N. n’accepte pas cet évènement car elle le juge inhumain et par conséquent impossible. Celsius lui éclaircit alors la situation: « Vous n’avez pas compris: notre résolution fut d’ordre intellectuel. » (Nothomb, 2008: 111) . La différence entre les deux personnages est que l’un juge avec son cœur et l’autre avec sa tête.

103 Ibtissam Amamou Pour se montrer responsable dans les Etats dystopiques, il faut taire ses sentiments et ne se fier qu’à la seule logique de l’esprit. L’homme du futur est en quelque sorte robotisé puisqu’il est dépossédé de son humanité. En se raccrochant seulement à la raison tout plaisir d’exister est éliminé. En lutte avec ses passions qu’il considère comme immorales, l’homme enclenche à un moment donné son autodestruction. C’est de ce nihilisme que rend compte Cioran en revenant sur ses propres combats idéologiques. Il confie dans une lettre à son ami:

Croyezvous que ce soit si agréable d’être idolâtre et victime du pour et du contre, un emballé divisé d’avec ses emballements, un délirant soucieux d’objectivité ? Cela ne va pas sans souffrances: les instincts protestent et c’est bien malgré eux et contre eux que l’on progresse vers l’irrésolution absolue, était à peine distinct de celui que le langage des extatiques appelle « le dernier point de l’anéantissement ». (1991: 28)

La néantisation de soi, de l’autre et du monde est une menace constamment possible. Dans Péplum , Amélie Nothomb attire l’attention sur la possible cruauté de l’Homme. Les actions inconsidérées d’hier et d’aujourd’hui causeront l’insensibilité de demain. L’humanité se trouve donc dans l’urgence de réagir ici et maintenant avant d’atteindre ce point de non retour qu’est le fascisme intolérant. Par la démesure de son récit dialogique, l’écrivaine belgo japonaise encourage en fait un retour à la mesure. Il faut essentiellement un équilibre entre droits et devoirs. Un excès comme un manque de liberté sont nuisibles à l’Homme. Les injustices sociales sont source de ces déséquilibres majeurs: l’aisance des riches les mène à la débauche tandis que les privations subies par les pauvres les poussent à la déperdition. Refuser de voir ces réalités en face peut participer à l’entretien de ragots hypocrites selon lesquels tout irait pour le mieux « dans le meilleur des mondes possibles » (Voltaire, 2007: 47) . Mais, contrairement au crédule Pangloss, les sociétés actuelles dissimulent derrière ces fauxsemblants leur acceptation de plusieurs injustices. Aussi, Celsius rabroue A.N. lorsque qu’elle exprime sa révolte contre ce XXVI e siècle ténébreux. Il lui dit: « Ne jouez pas les scandalisées. […] Notre époque s’est contentée de rendre officiel ce qui ne l’était pas. » (Nothomb, 2008: 22). Le despotisme de cet hypothétique futur est donc en gestation à notre époque et ne cesse de se développer à l’abri de nos regards aveuglés par une hypocrisie tacite. Afin de ressusciter et rétablir notre humanité perdue, ne seraitil pas grand temps de se liguer contre « ce que le XX e siècle, englué dans le politiquement correct, pratique de manière cachée » (Dewez, 2016) ? En conclusion, nous pouvons affirmer qu’Amélie Nothomb a réussi son pari de sensibilisation. Par un raisonnement logique donnant beaucoup de poids à la cohérence des évènements, l’auteure réussit à prédire les possibles conséquences de nos actes passés et présents. Alors que Péplum semble faire l’éloge d’extrêmes inconcevables, sa compossibilité dystopique s’avère au final véridique. Peu importe que l’on considère la tyrannie, le génocide et l’anéantissement comme des pratiques inacceptables en notre temps. Si les actions de l’humanité tendent vers la sournoiserie, son opinion de façade pèse peu dans la balance. Aussi, la restauration de la tyrannie au XXVI e siècle sera tout à fait normale pour Celsius car l’homme du XX e siècle a manqué de bon sens par rapport à la question de l’énergie. L’anéantissement est aussi banalisé par l’oligarchie car elle est tolérable par leur esprit cartésien. Le manque de probité de la présente époque pourrait venir à bout de la richesse émotionnelle caractérisant encore notre humanité. L’Homme se métamorphoserait alors en cet humanoïde de sciencefiction à la pensée mécanique, destituée de toute subjectivité. Témoin de la désastreuse tournure qu’a pris notre avenir, A.N. se transforme en ambassadrice de l’humanité. Lorsque Celsius la renvoie à son siècle, il la somme de raconter son aventure futuriste afin qu’il « passe à l’antériorité » (Nothomb, 2008: 148). Ce saut dans le temps avait

104 LA COMPOSSIBILITE DES EXTREMES CHEZ AMELIE NOTHOMB:CAS DU ROMAN DYSTOPIQUE « PEPLUM » donc pour but de réévaluer la situation de l’homme dans son réel contexte, et ce sans tabous ni préjugés. Néanmoins, l’Occident estil prêt à accepter de telles accusations et de réaliser les changements requis ? Cela demeure une toute autre question à débattre en gardant à l’esprit que « Personne n’a daigné […] croire » (Nothomb, 2008: 154) A.N. Le scepticisme humain seratil en notre faveur ?

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105 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

SUBVERTIR EN DOUCEUR DANS LA PROSE DE JULES SUPERVIELLE

Ons Sfar

Université Blaise Pascal, Clermont Auvergne, Centre de recherches sur les littératures et la sociopoétique

Abstract: The use of the dream does not mean the cancellation of reality in the work of Jules Supervielle; the dream seems to be the deception that radiates the real. The daily life of the writer acquires new dimensions and the wonderful replaces the mundane. The real is therefore converted. Subversive poetics does not aim to transgress reality, but the fusion of reality and dream, as if they were two alternative universes which sometimes merge and sometimes swap, calling into question the boundaries that separate them. Keywords: dream, reality, subversion, space, boundaries, world, death, sea, childhood, island, extroversion.

Introduction « Constructeur de ponts dans l’espace 1 », Jules Supervielle est avant tout le poète réconciliateur dont l’œuvre s’acharne à rapprocher ce qui semble dans la logique normative inassociable: espaces distanciés et séparés par des continents, vie et mort, temps éloignés, il s’agit quels que soient les antipodes à lier, de fragiliser les frontières en bravant les dissociations archaïques. Préalablement, l’effacement subtil des frontières entre réel et irréel semble capital pour la construction de ces univers où la limite s’estompe. Subvertir dans un sens étymologique, consistant à bousculer ou renverser les règles conventionnelles, est bien loin d’être une fin en soi, un moyen qui lui permet de braver ce qui le hantait le plus, telles les distances géographiques ou l’angoisse de la mort, tout en permettant par la même action d’élaborer des mondes merveilleux, parfois loufoques, parfois insolites où l’interpénétration entre réel et irréel garde la balance équilibrée entre son imaginaire et son besoin de cohérence et de naturel. L’engouement pour le rêve est donc modéré par une appréhension profonde qui évite de perdre le réel de vue. Cet effort de souder réel et irréel repose sur cette dynamique, c’està dire la conciliation entre réel et rêve, ce qui exclut d’emblée la frontière séparatrice entamant de nouveaux rapports fructueux sur le plan narratologique tels l’alternance, les glissements imperceptibles, la fusion, au sein d’une énonciation et aux moyens de modalités narratives qui corroborent ces rapports. En vertu de concilier, Jules Supervielle subvertit. C’est en ce sens que le poids tragique de sa biographie marque profondément son écriture. Francouruguayen, son tiraillement spatio géographique s’aggrave avec la mort de ses deux parents, marquant à jamais sa représentation personnelle du monde et de soi. Michel Collot postule dans ce contexte qu’une forme de sublimation de ses conflits psychiques caractérise sa poétique. « Cette douceur est conquise sur de fortes pulsions

1 C’est le propos de Rilke s’adressant dans une lettre à Jules Supervielle. 106 SUBVERTIR EN DOUCEUR DANS LA PROSE DE JULES SUPERVIELLE agressives et sur une tendance dépressive qui n’ont cessé de menacer l’équilibre intérieur du poète. »2 L’angoisse de l’immensité, des séparations géographiques, du vide, de la nuit, de l’oubli mais surtout de la mort, donne sens aux soucis de cohérence dans ses œuvres et au « naturel » qu’il tient toujours à entretenir avec un« coefficient de réel », sans oublier sa cosmologie intime conciliant les éléments diversifiés de l’univers. Cette cosmologie consiste en une redécouverte émerveillée et euphorique du monde. C’est ainsi que Supervielle parvient à confronter son « moi profond » usant de divers procédés de sublimation dont la subversion.

1. La subversion de la frontière spatiale dans L’Homme de la pampa : « Rêver, affirmetil, c’est oublier la matérialité de son corps, confondre en quelque sorte le monde extérieur et intérieur. »3 Le recours au rêve comme « possibilité de s’objectiver, se projeter, dans un monde à la fois externe et interne […].» abolit non seulement la distance entre des espaces séparés mais aussi entre le « moi » et le monde extérieur. Le « poète cosmique » ne peut concevoir un univers sans qu’il y adhère entièrement. On assiste en effet à un effacement de la limite entre intérieur et extérieur, particulièrement exaucé au sein du rêve.

Il y a dans l’esprit de Guanamiru des échanges, des départs, des images qui viennent du dehors et s’installent, prenant leurs aises en vue d’un long séjour. Voici un eucalyptus qui occupe et parfume la place d’une mauvaise pensée ; un agneau ayant vainement cherché sa mère morte dans la prairie la retrouve broutant tout le long d’une idée générale du voyageur. 4(Supervielle, 1951: p.13.)

Ainsi, incités par la force du désir et du rêve, les personnages supervilliens se soumettent à la puissance du mouvement extraverti de leur imagination. Une « pansympathie 5» ou une empathie accentuée envers l’univers et ses êtres estompe toute distance et établit une forme de communion voire de fusion avec cet univers.[...] sa bonté se disséminait dans toutes les directions où il possédait des terres. 6 L’univers poétique de Jules Supervielle est à cet endroit peuplé d’êtres et d’espaces tissés à l’image d’une vision intime du monde. Interrogatif et incertain, il avance dans le monde « comme dans son propre monde mental », monde où la loi de la frontière spatiale et séparatrice n’est plus en vigueur. Cette ouverture au monde se lit dans sa fiction loufoque intitulée L’Homme de la pampa . Dans cette fiction onirique, rêve et réalité s’alternent au sein d’une fluidité narrative qui gomme la frontière entre l’état de rêve et l’état vigile. « Rêves et réalités, farce, angoisse, j’ai écrit ce petit roman, pour l’enfant que je fus et qui me demande des histoires .7 » C’est l’histoire d’un sudaméricain, Supervielle Guanamiru qui prend conscience de l’immensité immuable de ses terres et surtout de la banalité de son existence. Rongé par la volonté de se faire connaître en tant qu’ « artiste »8, il construit un volcan dont le feu généreux et les éruptions font œuvre de charité.

2 Michel Collot, la matière émotion , PUF, 1997, p.131. 3Jules Supervielle, Naissances, Poèmes . Suivis de: En songeant à un Art Poétique , Paris: Gallimard, 1951, p.57. 4 Jules Supervielle, L’Homme de la pampa , L’Imaginaire, 1951, p.13 5 Par « pansympathie » l’auteur désigne l’interdépendance entre les éléments de la nature dont le sujet luimême. 6L’Homme de la pampa , op.cit., p.113. 7 C’est l’épigraphe sur lequel s’ouvre le roman. 8 « Je suis un artiste ! hurla Guanamiru ; vous ne comprendrez jamais ce que c’est. » L’Homme de la pampa , Gallimard, p.43 107 Ons Sfar En raison du figement et de satiété de la « Terre Mère 9» empêchant l’interaction recherchée entre extérieur et intérieur, le feu volcanique s’avance comme une mise en mouvement voire un morcellement de cet univers jusquelà exogène, en vue d’une construction d’un espace soumis à « la contagion de son humeur. »10 « Il ne pensait plus qu’à tout ce qui fumait. 11 »; « D’émotion, Guanamiru pleurait des larmes brûlantes qui venaient directement du centre de la terre. 12 » (Supervielle, 1951:p.47). Le sujet emporte avec lui sa terre natale, concrétisée dans le volcan portatif, symboliquement nommé Futur. La Pampa est ainsi « domestiquée » voire « humanisée », incarnée désormais dans le corps même du voyageur. A ce niveau, la frontière entre l’objet et le sujet s’estompe et le mélange entre les règnes culmine lors de son voyage à Paris. Dans une « sorte d’extase cosmique », le sujet se livre entièrement aux choses. Sur le paquebot, objet fixe dans une étendue vierge et immense, les émotions et les idées du rêveur retentissent à l’extérieur. Allégoriquement ses Idées se muent en personnages types, représentant successivement ses obsessions: crime, mégalomanie, suspicion etc. Ainsi des scénarios oniriques transfigurent cet espace en scène théâtrale où se jouent des scénarios mentaux du voyageur. Locomotive 13 , espace onirique ou théâtral, l’identité est subvertie au profit d’une métamorphose spatiale.

Guanamiru penché sur la lisse distingua un être qui paraissait absolument noir dans la nuit et qui monté à califourchon sur l’arête de la proue avait, d’un surnaturel coup de reins, tenté de changer la direction du paquebot pour le faire échouer sur l’écueil 327 k, connu de tous les marins navigant dans ces parages. 14 (Supervielle, 1951: p.89)

L’irruption de la sirène évoque finalement le mythe de la méduse, à la fois fascinante et pernicieuse. L’espace confine à un lieu mythique transcendant le réel. Le voyage marin élude l’enjeu du voyage, et l’imaginaire de Guanamiru se loge dans un entredeux qu’il cultive. A l’instar de Supervielle, orphelin voyageur, l’oubli semble le consoler. Ainsi, « foyer spacieux de la coappartenance », la mer, omniprésente dans son œuvre, est bien l’espace le plus propice à bannir la frontière spatiale. La scène du paquebot élabore une forme d’escapisme où tout semble suspendu, notamment spatialement, entre la Pampa et la France. 15 Gaston Bachelard, dans L’eau et les rêves, rapproche l’eau du reflet et du rêve tant qu’elle ajuste, embellit, répare et enrichit les formes. L’eau, espace indivisible unifie et allège la matérialité lourde appréhendée par Supervielle ; espace d’autant plus homogène qu’il se soustrait à toute division frontalière: à cet égard la subversion de la frontière spatiale occasionne une errance recherchée par le nomade. «Le repos identitaire »16 est obtenu aux dépens de toute appartenance spatiale, tout en cultivant rêve et rêveries au cours desquels «le regard glisse sans rencontrer de butoir. 17 »

9 L’expression est de Mircea Eliade. 10 Paul Villaneix, Le Hors venu ou le personnage poétique de Supervielle , Editions Klincksieck, 1925, p.54. 11 Jules Supervielle, L’Homme de la pampa , op.cit. p.42. 12 Jules Supervielle, L’Homme de la pampa , op.cit.p.47. 13 On peut parler d’espace hybride. 14 L’Homme de la pampa , op.cit.p.89. 15 Albert Béguin pense par contre qu’il n’est pas question d’évasion chez Supervielle et qu’il construit son univers avec des éléments connus et biographiques. Cela n’empêche l’existence d’espaces autarciques et sans référentialité normative. 16 Le concept est de Marc Augé, élaboré dans son livre Nonlieux. 17 James Hiddelston, L’univers de Jule Supervielle , José Corti, 1965, p.84. 108 SUBVERTIR EN DOUCEUR DANS LA PROSE DE JULES SUPERVIELLE Toutefois, pardelà l’absence de tout « butoir » spatial, le temps est également subverti, tout comme l’identité du sujet. L’action subversive donne lieu à une ubiquité intensément invoquée par l’écrivain. A l’unisson des mouvements des flots, Guanamiru, tout comme Bigua dans Le voleur d’enfants transgressent toute limite spatiale qui enraye l’horizon de leur imagination. Comme la mer « qui cherche encore sa formule », le « moimarin » remonte à un illudtempus , un espace bien avant l’ordre et le morcellement. Cet entredeux soustend une quête de totalité spatiale ou d’espace ultime et absolu. Ce dernier se construit finalement à Paris, espace étranger qui fusionne avec la flore et la faune pampéenne 18 . Ainsi, l’invasion de l’espace natal dans Paris débouche sur une extraversion: l’espace psychique combine ludiquement des lieux aussi éloignés que différents et les projette concrètement sur l’extérieur à tel point que l’on distingue plus l’onirique du réel.² La transgression de la frontière est symbolisée dans l’éclatement spectaculaire de Guanamiru, où on assiste paradoxalement à l’épanouissement de ses idées et ses valeurs mais aussi au foisonnement du monde pampéen dans l’espace parisien.

Il entendit en lui, sauvages, mille et mille cris d’oiseaux ; des vols inconnus lui traversaient le corps, il était comme une volière en feu qui les empêchait de sortir. Soudain, s’échappa de son gilet un terutero blanc et noir qui sentait le roussi et alla se poser sur un platane de l’avenue des ChampsElysées. 19 (Supervielle, 1951, 185) Du crâne de l’étranger avaient jailli de longues fusées ; vertes, les idées générales, rouges, les désirs, jaunes, les regrets, orangées, les habitudes (bonnes et mauvaises). 20 (Supervielle, 1951, 187)

Albert Béguin relève dans cette perspective une esthétique de la présence dans toute l’œuvre de Jules Supervielle. Sa « poésie met tout l’univers dans l’homme », lequel construit des « onirocosmos 21 » où les lois absolues sont subverties: l’espace, le temps mais aussi la vie et la mort.

1. La subversion de la mort Percevant la naissance comme un miracle, Jules Supervielle est un écrivain dont l’œuvre regorge de vie, ce qui n’exclut pas l’existence du thème de la mort dans ses écrits, obsession qui le hantait depuis la disparition précoce de ses parents. Episode clé, mais aussi événement dramatique, la disparition tragique des parents serait la matrice qui justifie son angoisse perpétuelle de la mort se déclinant en une peur du vide et de l’inconnu. 22 Cependant, au lieu de parler de la mort, l’écrivain fait parler les morts au sein d’une réflexion existentielle aussi bien profonde que subversive. L’auteur opte en effet pour un renversement général de la représentation classique de la mort. Il s’agit d’abord de transgresser la finitude, pour imaginer plutôt une vie après la mort toute en faisant abstraction de la mort en soi, comme fin ultime 23 . L’élément terrestre est évincé, aucune évocation funèbre n’est présente dans les contes en question.

18 La transgression spatiale est plutôt formelle qu’essentielle ou fondamentale, il s’agit de réagencer l’espace pour obtenir de nouvelles unités sans que les éléments ne perdent de leur nature profonde. 19 L’Homme de la pampa , op.cit. p.185. 20 L’Homme de la pampa , op.cit. p.187. 21 Romain Verger, analysant l’onirisme d’Henri Michaux, invente ce concept qui définit cet ailleurs où se déroule l’action onirique. 22 L’inconnu incarne une thématique à part entière dans son œuvre. « Les amis inconnus », recueil de poèmes,traite entre autres de cette thématique. 23 Pardelà toute croyance religieuse. 109 Ons Sfar Le figement 24 est sitôt subverti dès lors qu’il lie la mort à la mer et au ciel. A l’instar d’un survivant, le mort de L’enfant de la haute mer 25 retrouve le même foisonnement de la vie lequel contrecarre l’absurdité de la mort. En témoigne les Ombres des anciens habitants de la Terre qui « se trouvaient réunies dans un large espace céleste ; elles marchaient dans l’air comme des vivants l’eussent fait sur terre. »26 (Supervielle, 1958: 85 ) L’Ombre, idéogramme de la mort, procède naturellement comme si tout allait de soi: l’évidence n’ôte pas pourtant les incertitudes interrogatives de ces personnages. Tout en imitant la vie d’icibas, les ombres restent tout de même nostalgiques de leurs corps voire de la Terre. L’ombre serait à cet égard, le compromis entre l’abstrait et le concret, le présent et l’absent. L’inconsistante de la matière et du corps dévoile l’idée latente de la séparation entre le corps et l’âme mais voici que ces êtres retrouvent symboliquement leur corporéité parvenant à jouir entièrement de leur « existence ». « Le bruit courut que les Ombres allaient bientôt voir leurs corps tels qu’il avait été sur Terre, avec leurs couleurs d’autrefois, leurs poids exact. 27 »(Supervielle, 1958: 95). L’expérience sensible réduit l’angoisse du vide intimement lié à la mort dans les pensées et l’expérience de l’écrivain. L’apparition abrupte de l’espace insulaire de « l’enfant de la haute mer » écarte l’étiologie de cet univers postmortem, qui surgit du néant baignant dans l’immensité marine. La symbolique de l’eau bascule à cet endroit dans un entredeux entre la vie et la mort, le mouvement et l’inertie. Toutefois, présenté aussi réellement que le réel, l’espace bascule malgré son ambivalence dans une forme de familiarité recherchée. La répétition des mêmes actions, quoiqu’absurde, instaure des rituels qui tendent de plus en plus vers « une illusion de vie », et un effort de s’arracher à cette flottante 28 existence s’en dégage. L’effet de réel répare le dépaysement initial et le recours au « monde référentiel 29 », au biais de ses éléments tels, l’église, ou les traces de passants, tend à pallier le vide: on est plutôt face à un monde réel, mais entropique et insolite qu’à un univers de morts ayant ses propres propriétés intrinsèques. Le manque et le défaut marquent la morphologie de cet espace présenté comme une prison emmurant l’enfant. La notion d’emprisonnement, mais aussi d’autarcie se retrouvent dans « L’inconnue de la Seine » qui de la même manière s’efforce de vivre tel que la société post mortem de naufragés l’implique: un mode de « mort » est en vigueur au sein d’une communauté de morts noyés. Pareillement, l’habitude et le familier masquent une inquiétude profonde quant à la vie précédente. Gardant sa robe comme garant de sa vie passée et seul témoin d’une existence qu’elle semble regretter sans pourtant s’en remémorer, la nouvelle noyée n’accepte pas de vivre des « fragments de la vie sans la vie. » Se penchant sur ce qui pourrait se passer en haut, et sur ce qui aurait pu être la vie qu’elle oublie toute engluée soitelle dans cet espace subaquatique, la noyée quitte son groupe pour rejoindre des eaux moins profondes et mourir ainsi « tout à fait ».

24 Figement et néant sont extrêmementappréhendés par l’auteur qui anime d’emblée ses mondes postmortem, d’êtres ou d’animaux. 25 Recueil de huit contes paru en 1931 aux éditions Gallimard, le premier conte éponyme décrit l’existence marginale d’un enfant dans une rue flottante. Elle semble se mouvoir, sentir, réfléchir à des questions sans réponse et agir inutilement 26 Jules Supervielle, « L’enfant de la haute mer » in, L’Enfant de la haute mer , Gallimard, 1958, p.85. 27 Jules Supervielle, « L’enfant de la haute mer », op.cit., p.95. 28 Le qualificatif « flottant » réitéré dans le conte symbolise cet ailleurs écartelé entre le palpable de la vie et l’abstrait de la mort. 29 Dans Conter le rêve , Jean Daniel Gollût distingue le monde référentiel réel et le monde représenté et imaginé. 110 SUBVERTIR EN DOUCEUR DANS LA PROSE DE JULES SUPERVIELLE La vision rétrospective des morts au sein des trois contes donne à voir une représentation de la mort comme projection déformée de notre propre monde: absence de la matière, de la parole remplacée par la phosphorescence des corps, nudité et absence des vêtements, il s’agit d’un dépouillement se substituant à l’angoisse de la mort ; ces univers ne seraient que la version homologue de notre propre monde avec des similitudes et des différences, sans jamais dépasser le reflet ou l’imitation imparfaite. Encore pourraiton le qualifier de « noosphère », univers plutôt mental qui permet à l’écrivain d’apprivoiser la mort en évitant de la séparer de la vie. Jules Supervielle contemple la vie par les interstices de la mort, beaucoup plus qu’il ne décrit un monde foncièrement post mortem , tout comme ses défunts qui persistent de « vivre » « comme sur la terre » au sein d’un semblant de vie. La frontière entre mort et vie est redéfinie, voire subvertie et on assiste à un renversement qui, par le truchement de la mort, contemple la vie, apprivoisant chemin faisant, le mystère la mort.

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LANGUAGE TEACHING

DIDACTIQUE DES LANGUES

JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

LES MONDES (IM)POSSIBLES DU CONTE AU SERVICE DE LA COMMUNICATION INTERCULTURELLE

M’hand Ammouden Tahar Hamadache

Laboratoire LAILEMM, Université de Bejaia

Abstract: Theoreticians of foreign languages recommend not to limit yourself to the teaching of the target language rules but also to teach the culture and civilization of the Other; implicitly, to go beyond these objectives and aim at the development of intercultural communication. Several education systems, therefore, insist on the importance of development of national and foreign languages teaching tools that will allow us to open ourselves to the Other, to immerse ourselves into universal values, to promote intercomprehension and to develop intercultural communication. How and by which support? Many researchers have already highlighted the important role that literature can play in achieving these goals. They have also pointed out that folk tales, in particular, allow more than any other types of discourse, the transmission of social norms and codes, of the culture that must be inculcated. We are convinced that out of all kinds of literary discourse, fairy tales represent the most appropriate tools for the development of intercultural communication. It is in this perspective, that this study questions the possibility and utility of relying on the texts of these tales for the development of intercultural competence. Keywords: tales, culture, universal values, intercultural communication, intercultural competence, possible worlds.

Introduction Les théoriciens de l’enseignement des langues étrangères ont d’abord recommandé de ne pas se contenter d’enseigner les règles de la langue cible pour enseigner la culture et la civilisation de l’Autre ; puis d’aller audelà de ces objectifs pour viser le développement de la communication interculturelle. Plusieurs systèmes éducatifs insistent par conséquent sur l’importance de faire de l’enseignement des langues nationales et étrangères des outils qui permettront de s’ouvrir sur l’Autre, de s’imprégner des valeurs universelles, de favoriser l’intercompréhension, de développer la communication interculturelle. Comment et par quels supports ? De nombreux chercheurs ont déjà mis en évidence le rôle important que les supports issus de la littérature pourraient jouer dans la réalisation de ces objectifs et ont souligné que les contes, populaires notamment, semblent permettre plus que d’autres genres de discours la transmission des normes, des codes sociaux et de la culture. Ainsi, il est aujourd’hui largement admis que les littératures racontent certes des histoires fictives qui se déroulent parfois dans des mondes impossibles, mais qu’elles renferment aussi énormément de contenus culturels et qu’elles font partie par conséquent des supports les plus indiqués pour développer la compétence plurilingue et pluriculturelle (AbdallahPretceille, 2010 ; Ammouden, 2015 ; Hamadache et Ammouden, 2017 ; Gruca, 2010 ; Maillard, 2013). Nous pensons que, pour plusieurs raisons, les contes constituent, de tous les genres de discours littéraires, ceux qui s’avèrent les plus adéquats pour atteindre cet objectif. Ils se prêtent aussi très bien au développement des compétences littéraires et fictionnelles, surtout si on s’appuie davantage sur la linguistique que sur les théories littéraires de mondes possibles (Baroni, 2010 ; Ferrer, 2017) et de la logique modale dont elles

113 M’hand Ammouden, Tahar Hamadache s’inspirent. Cellesci connaissent au demeurant un sérieux début de remise en question (Lavocat, 2010). Nous considérons plus adapté à notre sujet le point de vue de Fernanda Irene Fonseca qui écrit:

La réflexion de base linguistique est fondamentale quand il s’agit de comprendre – et, surtout, d’expliquer et de décrire – l’utilisation de la langue pour la création de mondes alternatifs. Modèles alternatifs de mondes possibles que nous construisons à partir de notre monde réel pour mieux le comprendre et, en quelque sorte, pour mieux le faire exister. (1993:61)

Le natif d’une langueculture donnée sait qu’il lui est impossible de rencontrer tels personnages extraordinaires ou tels exploits présents dans tel ou tel autre terroir, voire même dans les contes de son propre terroir. Il y accède néanmoins par la médiation de l’écrit, de la traduction et de langue, en l’occurrence le français: cela matérialise peutêtre une plus grande distanciation de l’univers de contes autres que ceux de son oralité, mais il découvre ainsi des états transitionnels qui permettent le passage d’une réalité culturelle donnée à d’autres réalités culturelles et aux mondes fictionnels qu’elles se sont constitués. Comparée à des pratiques interactives permises par les nouvelles technologies (web, jeux vidéo), la lecture de contes venus d’ailleurs agit probablement, de ce fait, de sorte à faire prendre conscience de distances et de contrastes, de possibilités d’intercompréhension mobilisatrices des connaissances présentes en sa culture de départ et dans son répertoire langagier. Les mondes littéraires possibles à l’intérieur de chaque fiction de conte peuvent aussi rencontrer des équivalents, des similitudes, voire des identités dus à l’éternelle migration des récits ou tout simplement au partage de valeurs communes à tous les humains en dépit de la différence de leurs pays, religions, cultures, etc. C’est dans cette perspective que s’inscrit la présente étude à travers laquelle nous allons nous interroger sur la possibilité et l’utilité de s’appuyer sur les textes des contes pour le développement de la communication interculturelle.

1. De l’objectif culturel à la communication interculturelle On s’est rendu compte, depuis déjà longtemps, que contrairement à ce qu’on croyait auparavant, connaître une langue ne suffit pas du tout pour communiquer correctement avec les natifs de celleci: il faut aussi connaître la civilisation et la culture véhiculées par celleci. Les théoriciens des méthodologies et des approches de l’enseignement des langues étrangères ont de ce fait souvent retenu que l’école ne doit pas enseigner uniquement les règles de la langue, mais aussi ses aspects civilisationnels et culturels. On parlait alors souvent de l’objectif civilisationnel et/ou culturel (Germain, 1993 ; Martinez, 1996). Or, on découvre par la suite que se contenter d’enseigner la civilisation et la culture de l’Autre est non seulement insuffisamment fructueux, mais qu’il serait aussi à l’origine de nombreux problèmes. Parmi ceuxlà, on cite d’abord le fait qu’il s’avère finalement difficile d’identifier avec précision la nature de la culture à enseigner, vu la coexistence de plusieurs cultures dans un même pays, qui conduit d’ailleurs à la remise en question de l’équivalence établie traditionnellement: un seul pays, une seule culture, une seule identité. En outre, cet objectif fait fréquemment naître une sorte de sentiment d’insécurité culturelle chez certains. Il a par ailleurs été montré qu’on ne peut comprendre ni la culture de l’Autre, ni sa propre culture d’ailleurs, qu’en provoquant des interactions entre les deux. C’est ainsi qu’on a préconisé d’abandonner la focalisation sur l’enseignement de la civilisation et de la culture de l’autre au profit des pratiques enseignantes qui favorisent la communication interculturelle et le développement de la compétence pluriculturelle. On souligne aussi de plus en plus « la nécessité de remplacer l’objectif culturel par l’objectif interculturel du français langue étrangère» (Jang, 2013: 95). Sous le titre

114 LES MONDES (IM)POSSIBLES DU CONTE AU SERVICE DE LA COMMUNICATION INTERCULTURELLE «Communication interculturelle, apprentissage du divers et de l’altérité », AbdallahPretceille explique que « l’enjeu ne peut donc être de connaître les cultures même celles des autres, mais de comprendre l’expérience humaine dans ses singularités et aussi dans sa totale universalité » (2008:53). Les concepteurs du Cadre Européen Commun de Références pour les Langues sont persuadés que:

La connaissance des valeurs et des croyances partagées de certains groupes sociaux dans d’autres régions ou d’autres pays telles que les croyances religieuses, les tabous, une histoire commune, etc., sont essentielles à la communication interculturelle. Les multiples domaines du savoir varient d’un individu à l’autre. Ils peuvent être propres à une culture donnée ; ils renvoient néanmoins à des constantes universelles (Conseil de l’Europe, 2001:16).

Les systèmes éducatifs semblent suivre, théoriquement du moins, ce changement d’orientations. On lit souvent, en effet, dans les documents qui véhiculent les intentions et les instructions des ministères de l’éducation des indications claires qui prônent l’ouverture sur l’Autre, l’imprégnation des valeurs universelles, le développement de la compétence interculturelle, etc. C’est le cas à titre d’illustration en Algérie. Dans la partie consacrée aux missions et aux objectifs de l’enseignement fondamental, qui concerne les neuf premières années de l’enseignement, l’ordonnance n°7635 du 16 avril 1976, portant organisation de l’éducation et de la formation, stipule que l’école fondamentale est chargée de dispenser aux élèves, entre autres: « l’enseignement des langues étrangères qui doit leur permettre d’accéder à une documentation simple dans ces langues, à connaître les civilisations étrangères 82 et à développer la compréhension mutuelle entre les peuples » (Art. 25).Trentedeux ans après, la Loi d’orientation sur l’éducation nationale n°0408 du 23 janvier 2008, qui est en vigueur actuellement et qui est venue actualiser cette ordonnance, véhicule à titre d’illustration les finalités suivantes:

la maîtrise de langues étrangères de grande diffusion est indispensable pour participer effectivement et efficacement aux échanges interculturels et accéder directement aux connaissances universelles (Préambule, p.17) ; L’école algérienne a pour vocation de former un citoyen doté de repères nationaux incontestables, profondément attaché aux valeurs du peuple algérien, capable de comprendre le monde qui l’entoure, de s’y adapter et d’agir sur lui et en mesure de s’ouvrir sur la civilisation universelle (Art. 2) ; Permettre la maîtrise d’au moins deux langues étrangères en tant qu’ouverture sur le monde et moyen d’accès à la documentation et aux échanges avec les cultures et les civilisations étrangères (Art. 4) ; (…) éduquer les élèves au respect des valeurs spirituelles, morales et civiques de la société algérienne, des valeurs universelles ainsi que des règles de la vie en société. À ce titre, elle doit notamment: développer le sens civique des élèves et les éduquer aux valeurs de la citoyenneté en leur faisant acquérir les principes de justice, d’équité, d’égalité des citoyens en droits et en devoirs, de tolérance, de respect d’autrui et de solidarité entre les citoyens ; dispenser une éducation en harmonie avec les droits de l’enfant et les droits de l’homme (…) en les amenant à rejeter la discrimination et la violence et à privilégier le dialogue ; (…) (Art. 5).

82 C’est nous qui mettons en valeur par le gras ici et dans les six autres passages ciaprès tirés de la loi de 2008. 115 M’hand Ammouden, Tahar Hamadache Comme nous l’avons déjà expliqué ailleurs, en commentant des objectifs de ce genre, nous décelons une sorte de correction de l’ordonnance de 1976 et surtout des indices révélateurs d’un important changement positif dans les conceptions institutionnelles qui désormais privilégient clairement l’ouverture sur le monde, aux dépens de l’accès à la documentation, qui vont audelà de la connaissance de la civilisation de l’Autre et de la communication pour viser l’échange et la relation interculturelle, et qui soulignent la nécessité d’éduquer aux valeurs nationales et universelles (Hamadache et Ammouden, 2017:25). Si ce grand et important changement – en témoigne les exemples de finalités que nous citons – est très prometteur, force est d’admettre que les pratiques de classes peinent encore à trouver les moyens de favoriser la concrétisation de cette évolution notable que véhiculent les discours institutionnels. L’examen des manuels utilisés actuellement dans l’enseignement du français par exemple révèle que l’enseignement de la littérature, censé pourtant favoriser le développement des compétences pluriculturelles, ont encore du mal à se détacher – sur ce plan du moins – des conceptions traditionnelles de l’enseignement de la littérature et reste focalisé sur les seuls aspects purement linguistiques (Ammouden, 2015 ; Hamadache et Ammouden, 2017). Le conte, à ne considérer que ce genre parmi ceux enseignés, est pourtant riche en éléments qui favorisent, en plus des compétences linguistiques et narratives, le développement des compétences interculturelles et (inter)fictionnelles. En mettre quelques uns en exergue pourrait permettre une meilleure didactisation de ce genre et contribuer à améliorer l’élaboration des manuels. Comment favoriser le changement ?

2. Le conte véhicule des cultures Quand on définit ou on traite du conte populaire notamment, on insiste souvent sur son caractère invraisemblable, fictif, imaginaire, merveilleux, etc. Si ces qualificatifs correspondent certes souvent très bien au caractère fictif des personnages et des histoires qui dominent dans les contes, force est de souligner que ces textes véhiculent également ce qui fait partie des choses les plus concrètes, communes et vraies pour une communauté linguistique: sa culture, voire son identité. Si en effet l’ancrage des fictions dans la réalité est paradoxal (Lavocat, 2005), celui des contes dans les cultures populaires est tenu pour acquis. Cet aspect a été déjà signalé par de nombreux chercheurs. On a par exemple expliqué que «de génération en génération, les contes transmettent une tradition ancestrale au service de la vie et de l'entente familiale et collective » (Dhejju, 2015:13), « des savoirs partagés par le lecteur et sa communauté » (Kambaja, 2016:305) et que les contes véhiculent « une idéologie très stricte du respect de la norme sociale » (GörögKarady, 1994:142). Hernandez Alvarez retient qu’ils véhiculent « des idéologies et contribuent à les fixer » et nous apprend que les participants à un colloque, qui a porté sur Le renouveau du Conte , ont insisté sur « Les possibilités du conte dans la transmission d’une culture et d’une tradition » (2008:62). VétéCongolo ajoute que: « Même si par le grandiloquent, le conte est souvent conçu pour émerveiller les enfants, c’est la signification symbolique ou philosophique qu’il cherche, de même que la formation de la personnalité ». Il ajoute que « le conte véhicule souvent en effet les codes moraux de la société. » (2016:116). C’est probablement ce qui a conduit les responsables de la revue Féeries , dédiée au conte merveilleux, à consacrer son treizième numéro entièrement aux « rapports complexes qu’entretient le conte de fées (essentiellement) avec la morale, et les morales » (Mainil et Sermain, 2016). Ces exemples de contenus et objectifs associés aux contes suffisent pour donner un aperçu sur la richesse mais aussi sur la qualité et la fiabilité des aspects culturels qu’enseigne le conte, implicitement ou explicitement: qui, particulièrement en situation de contance orale, prendrait le risque de transmettre aux enfants de fausses informations sur leur propre culture ?

116 LES MONDES (IM)POSSIBLES DU CONTE AU SERVICE DE LA COMMUNICATION INTERCULTURELLE En explorant une trentaine de contes issus de différentes cultures et régions du monde (voir la liste à la fin de l’article), nous proposons dans ce qui suit des exemples d’éléments pouvant être exploités en classe de langue.

3. Les valeurs universelles dans le conte Les contes véhiculent souvent des valeurs humaines et humanitaires universelles et atemporelles. Le conte La Barbe bleue de Perrault s’achève par une moralité qui enseigne que la curiosité peut être un défaut qui coûte cher: « La curiosité malgré tous ses attraits, / Coûte souvent bien des regrets ; / On en voit tous les jours mille exemples paraître ». (p. 121) Le fameux Petit Chaperon rouge du même auteur n’apprendtil pas aux enfants qu’il est nécessaire de s’occuper des grandmères, de ne pas s’écarter de ses parents mais surtout de faire attention aux « loups humains » qui peuvent les suivre, les complimenter pour abuser d’elles:

Je dis le loup, car tous les loups Ne sont pas de la même sorte ; Il en est d’une humeur accorte, Sans bruit, sans fiel et sans courroux, Qui privés, complaisants et doux, Suivent les jeunes demoiselles Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles ; Mais hélas ! qui ne sait que ces loups doucereux, De tous les loups sont les plus dangereux (p.14).

La moralité par laquelle se termine le conte Le Maître chat ou le chat botté met en avant la moralité suivante « L’industrie et le savoirfaire / Valent mieux que des biens acquis » (p. 62). Ce conte n’éduquetil pas à donner plus d’importance au travail qu’à l’héritage ou à la fortune d’une manière générale ? D’un point de vue idéologique, n’indique til pas également que le dynamisme, la créativité et l’investissement valent mieux que le cumul passif des richesses qui peut en l’occurrence être rapproché du caractère de gens riches mais fainéants ou avares ? Le coda « De là ce proverbe: Il en est des humains comme du riz cuit qu'on tire de la marmite: les grains qui étaient au fond viennent audessus, et ceux du dessus tombent au fond » qui clôt le conte Rafaranomby , tout en donnant de la force au fond proverbial malgache, n’invitetil pas à garder raison devant les épreuves, le mérite venant toujours à devenir manifeste pour tous ? La fin du conte arabe Le prisonnier sauvé miraculeusement , ne peutil pas dissuader de projeter de faire du mal à autrui: « Nous avons mal agi: nous voulions la perte de ce jeune homme et elle est retombée sur nous ; nous avons médité du mal contre lui et c’est nous qui avons été atteints; nous avons creusé un puits sous ses pas et nous y sommes tombés » (p.122). Il peut arriver que ces traits rencontrent leurs correspondants, parfois à l’identique, dans une autre culture: « bruits étouffés sortaient du tombeau » ( Tuhkimo ) suggèrent la notion d’Anza 83 en tamazight ; « Cependant, selon notre coutume viking, il te faudra me dédommager, car tu as tué l’un des miens » ( Le Tueur de dragon ) a son équivalent, la Fidya 84 en terre d’Islam.

83 Voix d’outretombe, d’âme en souffrance ayant subi la peine de mort injustement. 84 Prix du sang versé injustement, selon les préceptes de l’Islam. 117 M’hand Ammouden, Tahar Hamadache Tout en s’inscrivant à première vue dans une culture donnée, ces éléments peuvent aussi s’avérer transculturels en s’adaptant à des éléments moins diffus: « la fête de Jol 85 » est la « fête de Noël » ; « il est préférable de s’attaquer au Magu plutôt qu’à la Maga, trop dangereuse et plus maligne… » ( Le Magu ) rappelle l’image que l’on a de Waghzen (ogre) et Tteryel (ogresse) dans les contes amazighs. Proclamer un avis « à son de trompe, dans tout le royaume » (Tuhkimo) peut se rencontrer chez tous les rois des contes en usant d’instruments phatiques différents (ex. Bendir ou Ttbel dans les contes d’Afrique du nord). Des motifs évoquant les exploits tels ceux de Hrolf ; accorder « l’asile pour une nuit » ou la parole donnée comme dans Le Tueur du dragon ; se mettre en colère parce qu’on a nui à un « hôte dans sa demeure » ( Le Tueur de dragon ) renvoient à des normes et des us courants, sinon dans les sociétés traditionnelles, du moins dans les contes. Les contes enseignent que l’abus, quel qu’il soit, entraîne des fins malheureuses, même si la sévérité, voire la dureté des marâtres, des princes et de certains pères passent. L’excès aussi peut entraîner des conséquences fâcheuses, tels l’excès en agressivité, en gourmandise ou en relations sexuelles dans le conte Les trois phénomènes . L’excès en intelligence ellemême est susceptible d’être problématique comme donne à le savoir le conte La Fille du Charbonnier , quand le roi avertit sa nouvelle épouse:

Je sais que de tous les hommes, de toutes les femmes qui habitent mon royaume, tu es la seule à pouvoir, le cas échéant, me damer le pion. Mais je t’avertis: je suis le roi et jamais je n’admettrai que ta parole ait barre sur la mienne, en quelque occasion que ce soit. Si cela devait arriver un jour, rappelletoi bien: ce jourlà sera le dernier que tu auras passé ici, car lu sortiras de ce palais pour n’y plus jamais revenir.

Les héros de contes ont des atouts qui sont aussi des qualités propres: dans les différentes cultures, ce sont la beauté, la grâce, la sagesse, la finesse d’esprit, la force, la puissance, la ruse, la patience, l’endurance, le courage, la fidélité ainsi que des pouvoirs parfois surnaturels. Ils bénéficient d’autres atouts présents chez leurs adjuvants et ce qu’ils représentent: tendresse, valeurs, normes, respect de la parole donnée, transcendance, justice (tribunal du roi), etc. Les personnages avec lesquels les héros des contes n’ont pas intérêt à se lier ou avoir affaire se retrouvent sous diverses formes: dragons, ogres, hydres et autres êtres ambivalents tels que des sorciers, des géants, des nains, des sstut ou settoutes (parfois traduit par "vieille sorcière"), etc. Dans les contes nordiques, coréens et malgaches, les dieux qui étaient ou sont encore très présents dans la vie des hommes sont bénéfiques ou perturbateurs de cette dernière suivant leur propre logique impondérable ou les élans propitiatoires des humains. Ces dieux anciens peuvent encore se manifester sous l’appellation de saints protecteurs dans certains contes de l’aire culturelle chrétienne, ou d’anges ou de gardiens mystiques des lieux, les iâssassen (gardiens) dans les légendes nordafricaines (ce qui peut contribuer à les reconnaître en classe de langue). La parole donnée est presque toujours respectée dans les contes. Une promesse peut être faite de manière volontaire et désintéressée, telle que celle de Björn, le chef viking, à la mère chagrinée de Hott, souffredouleur des guerriers du roi Hrolf dans Le Tueur de dragon . Elle peut l’être aussi au vu de liens très forts et de circonstances particulières: le héros du conte éponyme « Tuhkimo » (signifiant « Cendrillon ») et ses frères jurant à leur père sur son lit de mort de veiller et de prier chacun une nuit auprès de sa tombe ; etc. Elle peut également

85 « Yule est la forme anglaise utilisée pour désigner la période de Noël chez les peuples germaniques, elle correspond à celle utilisée en vieux norrois à savoir Jól , dont sont issus Jól en islandais, Jul en danois, norvégien et suédois et qui signifient tous « Noël ». D'autres peuples ont emprunté cette appellation aux Germains, à savoir les Finlandais, d'où le finnois Joulu ou les Estoniens sous la forme Jõulu » https://fr.wikipedia.org/wiki/Yule . 118 LES MONDES (IM)POSSIBLES DU CONTE AU SERVICE DE LA COMMUNICATION INTERCULTURELLE être l’objet de marchandage comme celle liant Björn et Hrolf à propos de Hott dans Le Tueur de dragon ou de conditions préalables comme celle par laquelle Tuhkimo obtint du roi la main de sa fille après avoir satisfait à la condition posée, malgré son apparence négligée et malpropre. Parfois, elle est engagée en conséquence d’une ruse ou d’une contrainte exercée par le personnage faible à l’endroit d’un puissant: dans « La fille du charbonnier », le roi emballé par la reine annule le décret de leur divorce ; dans « Le Magu », l’ogre Magu proclame: « Si vous me rendez la liberté, je vous livrerai un secret merveilleux: je vous apprendrai à faire un fromage qui sera un régal pour vos enfants ! ». En définitive, nous pouvons retenir que ces exemples suffisent pour illustrer comment derrière le merveilleux, l’étrange, l’impossible apparent de la Barbe Bleue , du Petit chaperon rouge , du Chat Botté , … etc., se cachent des valeurs très réelles, atemporelles et universelles. Outre la valeur purement éducative des moralités de ces contes, il est possible que l’accès des apprenants à ces valeurs contribue largement à ce qu’ils comprennent que cellesci sont aussi valables dans leurs contextes que dans d’autres, et de là à atténuer les représentations erronées qui peuvent être associées à la culture et aux valeurs de l’Autre. Cela ne peutil pas constituer un premier pas vers la communication interculturelle ? Bochra Charnay et Thierry Charnay soutiennent justement, en traitant des contes, que « L’approche interculturelle pose donc l’interaction comme fondamentale, de ce fait tout contact entre deux pratiques culturelles différentes, entre deux produits culturels différents suppose une modification réciproque, des emprunts (…) » (2014:55).

4. Les valeurs culturelles dans le conte Il arrive fréquemment que les contes permettent la transmission de codes, normes ou valeurs propres à une ou plusieurs communauté(s) bien précise(s). De nombreux contes occidentaux véhiculent des contenus qui peuvent renseigner les apprenants, par exemple de confession musulmane, sur des aspects religieux et culturels sur lesquels ils ont habituellement très peu d’informations. Le conte Cendrillon ou la petite pantoufle de verre (p.45) peut renseigner sur la possibilité d’avoir en plus de ses parents, une marraine, et par extension un parrain, et sur les rôles qui peuvent leur incomber. Le conte Chat et souris emménagent renseigne, entre autres, sur le caractère sacré de l’église, sur la confiance et la sureté qui lui sont associées, mais aussi sur la cérémonie du baptême:

Finalement, après de longues réflexions, le chat dit: « Je ne connais aucun endroit qui soit plus sûr que l'église; là, personne n'osera venir l'y chercher . Nous placerons le petit pot de beurre sous l'autel , et nous n'y toucherons plus. C'est ainsi que le petit pot fut mis en sûreté. Mais il fallut peu de temps avant que l'envie prenne au chat d'en manger. Il alla donc voir la souris et lui dit: « Ce que je veux te dire, petite souris, c'est que j'ai été demandé comme témoin par ma cousine. Elle vient de mettre au monde un petit, tout blanc avec des taches brunes. Laissemoi aller à son baptême et occupetoi toute seule de la maison ! (Grimm p.52). 86

Une séquence du conte Le huitfois malheureux nous apprend par quel rituel un coréen et une coréenne étrangers l’un à l’autre peuvent sceller leur fraternité:

Et ils fraternisèrent, selon la coutume de leur pays. Ils se firent une légère blessure au doigt et, avec le sang qui en coulait, ils écrivirent chacun leur nom au bas de leur robe. Puis ils

86 C’est nous qui soulignons. 119 M’hand Ammouden, Tahar Hamadache déchirèrent le morceau d’étoffe qui portait cette inscription et se l’offrirent l’un à l’autre. Quand ils l’eurent caché dans leur sein, ils se séparèrent 87 .

Un autre, Simtchen , nous apprend que les Coréens offraient des jeunes femmes en sacrifice à la mer: « SimTchen s’attristait pourtant quelquefois, en pensant à la cruelle coutume de sacrifier des jeunes filles à la mer ». Cette pensée de reine peut être prétexte à des discussions sur les émotions suscitées, ainsi qu’à des contrastes observables dans les pratiques propitiatoires d’autres contrées. Au demeurant, la phrase suivante et finale de ce conte, «Mais le roi la consolait en lui disant que le sort de ces victimes n’était peutêtre pas plus terrible que le sien», pourrait être rapprochée d’une réflexion de l’apôtre Omar Ibn ElKhattab qui conseillait d’empêcher les chercheurs de pouvoir d’y accéder et d’y pousser les méritants qui s’y refusent. Le conte de Dumtadege nous laisse apprendre que, dans la société tchadienne, le chef du village avait prérogative de choisir le prénom des nouveaunés:

Dans un village, une femme vient d’avoir un enfant. Elle va chez le chef pour qu’il lui choisisse un nom. Mais sur le chemin, son enfant lui dit: Où allonsnous, ma mère ? Nous allons voir le chef du village pour qu’il te donne un beau nom.

Quand les contes kabyles font courir leurs héros quérir un savoirfaire nécessaire, ceuxci se rendent auprès de l’intemporel Amghar Azemni , traduit par Vieux Sage dans par exemple Le Grain magique ; les héros des contes nordiques font appel aux Elphes tandis que ceux sénégalais font recourir au marabout. Ces personnagesressources, personnagesrecours aussi, qui n’ont dans les contes que cette fonction de renseigner sur des savoirs échappant aux gens du commun, existent probablement dans toutes les cultures orales. Des traits culturels et identitaires transparaissent à travers des mots marqués dont les noms des personnages (ex. Aïcha et Ali, prénoms musulmans dans La Vache des orphelins ) et les titres des contes: Jorinde et Joringuel , Rafaronomby , M’Hamed Dhib et Kadour l’Âne , NannaKheir, Alionouchka et Ivanouchka . De tels mots renvoient aussi, entre autres, à des habitudes vestimentaires (ex. « béguin » dans « Sœur et Sœurette ») ou à des classes sociales (camériste dans le même conte), alimentaires (cuisson de sauterelles dans Rafaranomby ). Ces mots sont accompagnés parfois d’explications dans la langue d’accueil, comme c’est le cas dans Le Magu :

Björn, ce qui signifie « ours » dans la langue des hommes du Nord ; Ils redoutaient l’Orcu, un ogre, qu’ils nommaient plutôt le Magu, le sorcier, à cause de ses étranges pouvoirs ; Acqua in bocca, i me ziteddi – ce qui voulait dire: «Eau dans la bouche, mes enfants ! » Autrement dit: « Pas un mot ! ».

Quand il s’agit de passages plus longs, on peut y reconnaitre des recettes ou des modes de faire artisanaux imbriqués dans la fiction:

Les garçons, eux, vont dans la forêt couper des branches de houx qu’ils font tremper puis chauffer dans un chaudron pour obtenir de la poix. C’est qu’ils connaissent le secret de la colle utilisée par les oiseleurs !» ;

87 Notons, par ailleurs, que cette coutume coréenne peut donner lieu à l’évocation des formes de fraternisation qui ont cours dans d’autres groupes ou sociétés humains. 120 LES MONDES (IM)POSSIBLES DU CONTE AU SERVICE DE LA COMMUNICATION INTERCULTURELLE C’est ma femme, grande magicienne, qui a eu l’idée de mêler le petitlait au lait entier ! Elle le fait chauffer très lentement, dans un grand chaudron, en remuant. Mais attention ! Il ne faut surtout pas faire bouillir, cela pourrait durcir. Et il ajoute: Le brocciu – c’est le nom que nous lui avons donné – se mange aussi bien salé que sucré! » ( Le Magu ).

De tels mots peuvent aussi ressortir d’expressions renvoyant à des pratiques («donner le baiser de fiançailles » dans Tuhkimo ), à des principes éthiques ou moraux (« Ce ne semble pas être un fiancé bien cossu, enfin il faut se contenter de ce que l’on a, et ce qui est promis est promis » dans Tuhkimo ), à des croyances ( Björn remercia le dieu des voyageurs ; Maintenant, tu vas boire ce sang et tu mangeras ce cœur, lui ordonna Björn. Sa force et son courage deviendront tiens, dans Le Tueur de dragon ). Les conteurs arabes et berbères prononcent fréquemment des formules, souvent sous forme de commentaires (provenant probablement du conteur et pas du narrateur) qui visent à rappeler la Grandeur de Dieu, telle que véhiculée par la religion musulmane: Dieu seul est le vrai roi, rien ne se fait sans sa volonté, etc.

Il y avait un roi, – Dieu seul est roi, – qui avait un fils (…) ( Les quarante ogres ). Conte merveilleux: Dieu le fasse agréable, joli comme un galon de soie, Se rapportant à un roi, – Dieu seul est roi, – qui avait quatrevingtdixneuf fils ( Père de 99 fils ). « Une histoire, – Dieu l’approuve et la fasse belle, parfaite comme un ruban: dites tous: Ahou ! Elle concerne un (homme) d’autrefois, un roi, – pas de roi hormis Dieu, – (qui avait un fils ». (Blanche colombe ). « Il y eut un roi, – de roi, il n’y a que Dieu, – qui avait sept filles » ( Mohand le Mulet ).

On trouve également dans ces contes des passages qui rappellent des lois religieuses dont celle relative à l’accomplissement de la prière dans une mosquée et à l’obéissance aux parents:

Un imbécile nommé Salah ne venait jamais à la mosquée que lorsque la prière était terminée. (Le sot et la corde ). – Je sais, père, répondait le fils, qu’obéir à ses parents, c’est obéir à Dieu: ce que tu m’auras dit de faire, je le ferai. ( Celui qui épousa sa cousine ).

Il est fréquent que les conteurs marocains insèrent des énoncés qui visent à inculquer la nécessité de respecter le roi, à ne lui souhaiter que de bonnes choses. Le conte Le marchand infortuné , commence par la formule d’ouverture suivante: « Que Dieu prolonge la vie du roi ! Il existait un marchand qui avait acquis … ». Le conte tunisien, Un couscous au lait maternel , s’achève par la moralité « Qui fait ses comptes tout seul, y verra certainement des excédents », qui pourrait sensibiliser à l’importance de communiquer, de demander conseil, etc. Outre cet enseignement mis en valeur, l’étude du conte révèle pourtant, en témoigne le choix même de son titre, qu’il renferme surtout une interdiction religieuse. À la fin du conte, l’épouse dit au mari dont elle veut se séparer: « Le couscous que tu viens de manger est fait de mon propre lait. Maintenant que tu es devenu mon fils, tu ne peux plus m'avoir pour épouse. Tu dois donc me répudier. Tu n'as pas le choix ». Cela renvoie à l’interdiction musulmane qu’on trouve dans le Coran: « Vous sont interdites vos mères, filles, sœurs, tantes paternelles et tantes maternelles filles d'un frère et filles d'une sœur, mères qui vous ont allaités, sœurs de lait, mères de vos femmes » (Sourate Les femmes). Nous pouvons donc retenir que si les contes véhiculent des valeurs humanitaires et universelles, ils regorgent également de valeurs culturelles propres à telle ou telle communauté. Ces caractéristiques font des contes des supports qui conviennent par

121 M’hand Ammouden, Tahar Hamadache excellence, dans une perspective didactique, au développement de compétences interculturelles, transculturelles et interfictionnelles.

Conclusion En définitive, il semble que pour assurer une éducation complète, les contes visent la transmission de valeurs qui concernent par exemple la famille, l’amour, le travail, la religion que l’on retrouve non seulement dans les contes étiologiques et « du pourquoi » mais aussi à travers beaucoup d’expressions disséminées dans les contes, les us et les coutumes, etc. Il serait également intéressant de souligner que les valeurs que véhiculent les contes peuvent être propres à une société ou à une aire culturelle et à une époque donnée (les contes s’imprègnent de foi chrétienne ou musulmane tout en pouvant remonter à des époques antérieures), mais aussi être des valeurs humaines universelles et atemporelles (la foi, l’équité, la tempérance, la maternité et le caractère vénérable de la vulnérabilité liée à l’accouchement, etc.). Les nombreux et divers contenus culturels que véhiculent les contes, en témoignent les exemples que nous venons d’évoquer, peuvent permettre indéniablement de contribuer largement à faire connaître la culture, l’imaginaire (dont les mondes fictionnels) et la civilisation de l’Autre. Il convient néanmoins de préciser que, dans une perspective didactique, il a été recommandé déjà depuis longtemps de dépasser cet objectif au profit de ceux relatifs au développement de la compétence pluriculturelle et de la communication interculturelle qui pourraient diminuer les chocs culturels entres usagers de langues dont les cultures sont différentes.

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124 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

VARIA

125 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

CRIME AND SPY FICTION: AN EAST EUROPEAN CASE

Moris Fadel

New Bulgarian University, Sofia

Abstract: The article examines the relationships between detective and spy fiction. In contrast with the established view according to which crime fiction is a product and an implementation of modernity, it develops the conception that crime writing is a combination between modern and premodern ideas. On one hand, the traditional detective story is a part of the modern world, of the typical of modernity thrust in rationality and law, but, on the other hand, it is connected to the premodern faith in the triumph of justice. The article asserts that precisely this faith determines the enormous popularity of the detective prose. Moreover, the belief in the victorious justice is an important factor for the public success of the spy fiction despite the circumstance that it distorts the intention of crime writing considering morality as a prerogative of the state. The case of the great reader’s attention towards the spy stories is studied referring to the novels of the Bulgarian writer Bogomil Rainov. The article analyses in detail the rhetorical strategies by which Bogomil Rainov becomes a favored writer regardless of the cynical catering of his works and the interests of the communist ideology. Keywords: crime fiction, spy fiction, modernity, premodern values. In memory of Maria

In his book Le roman policier ou la modernité Jacques Dubois maintains the view that crime fiction is a manifest of the modern. There are grounds for such a view. The genre development concurs with an already advanced and selfconscious western modernity. Criminal texts – a mass literary production – origin in the epoch of popularization of mass industrial production. In those texts the renowned modern lack of coincidence between the person and his/her own self has stopped being a moral trouble and has become a reason for use and dispute – not to be who you pretend to be and what is happening to be different from what it seems to be at a first glance is a rule in the crime texts world. It is a rule in relations between people, too, which is why characters appear in two situations: either achieving their goals furtively or being victims of suspicion. Despite this closeness of crime fiction to modernity – and as it appears – it’s identity with it, there is confrontation with modernity in texts of crime fiction. This is the faith in justice, which prevails after all; a justice that is not achieved and built up by action as it is in modernist and postmodernist projects but simply exists as it used to be in premodern times. This justice is later bended as the plot develops but eventually it is established. That is the reason why crime fiction texts need a character, a Sherlock Homes or Hercule Poirot, placed outside the world; a strange, distanced from the other characters genius of the detection of intricate cases. For that reason the structure of those texts is as stable as it is unlike the other

126 CRIME AND SPY FICTION: AN EAST EUROPEAN CASE types of modern literature – what is important in them is the anticipated ending when the murderer is revealed. Without premodern presence of justice, that makes the plot closed crime fiction would never be what it is. The reticence itself settles the issue “aesthetical – ethical”. The result is a clearly differentiated form that has moral sense. Justice is not the only pre modern value. Heroism in detectives’ images is also important as well as their selflessness in closing the case; and the universal, unquestioned good, which is confirmed by them and by fairness, too. All this separates crime fiction from the other literature attempts of its epoch. Modern texts are usually polysemantic, wavering or even skeptical towards triumphant good. Against the background of these texts crime fiction seems naïve. And exactly because it is untouched by the doubtful consciousness of the New Times it is rejected by the official cannons where such negativists as Kafka and Virginia Wolf reign, not believers in the victory of important values as Agatha Christie and Arthur Conan Doyle, and thus crime fiction is flung in the low genres. In spite of that it is hardly likely anyone to argue that crime fiction is from the very few, if not the only one kind of modern literature that is so successful in sense of popularity. It forced postmodern authors to turn towards it and add up crime fiction elements in their texts – murders, riddles, investigations, etc. With the idea that it lowers the borderline between highbrow and popular culture. This “operation” did not lead to the result it wanted. Postmodern literature remained elitaire, preferred by snobbish circles, while the criminal kept on being read by the masses, enriched with new genres like historical detective fiction, for instance. With the advance of modernity shifting of crime fiction in relation to the latter is overcome in spyliterature. Spy novel is a mutant of crime fiction. There the crime is an operation of the enemy head office, the detective is an agent, also brave and sharp, and the plot as expected is a victory against the plans of the enemy secret services. Those, as it seems, cosmetic changes are actually an obliteration of the premodern moments in crime fiction. In crime fiction stories detectives are not attached to the state, they are not policemen, but free lance investigators. Accordingly, justice that they bring by disclosing the crime does not express any interest other than the one of the universal good. When in the spy novel the detective becomes a civil servant, an intelligence officer and his success is success for the state, then the value of justice is privatized, loses its premodern general and noninstitutionary sense and is reduced to an instrument for approval of the institution that has privatized it. That is why the poetics of spy novel is the one of cynicism. Cynicism is an attempt for obtaining the ideal; it has its attitude towards it; only not as a goal but as means. It is cynical when, in order to obtain someone sexually, we pledge of love. Such is the attitude of the spy novel towards the criminal. It follows its structure but changes its intentions. Since justice achieved in it is not universal, but belongs to someone, the state, the corresponding secret services, then this justice is a means of imposing the secret services and the state in question. Poetics of cynicism, the opportunity it gives for transformation of readers’ satisfaction by victory of the good into contentment by achievements of some or other intelligence service makes spy novel easy for ideological use. This opportunity is used in literature and cinema during the Cold War. From the two sides of the iron curtain works of art are created that glorify the opposed values of the political systems to which they belong with equal 127 Moris Fadel enthusiasm. But there are also differences. While in the so called “democracies” in accordance to their desire to demonstrate variety and tolerance the whole crime fiction develops parallel to the spynovel, in socialist literatures that coexistence is a problem. Socialist society is the most equitable; there – by definition – should not be crimes dictated by personal interests, such as desire for profiteering or revenge, since this society satisfies every need and there is a balance between what is wanted and what is real. If there is a crime then it cannot descend from the socialistideological structure but it can only be against it, in other words, it has political orientation. In socialist literature the criminal cannot be a member of the socialist society, he/she has to be its enemy – either an inside enemy hidden behind the book issued for members of the communist party or a foreign agent. Since the justice ensured by a socialist country is absolute, then its realization has to be a deed of the institutions of the country in question. In socialism the main character of criminal stories – the independent detective – is excluded and the investigator has to be a part of the bureaucracy – a policeman. The conflict between the political opponent and the civil servant is the basis of spynovel. Bulgarian literature has not succeeded to develop crime fiction before the communist regime. The new conditions cause plots not all of which, naturally, work with the spymotive, and yet the crime in principle has political dimensions. It is logical that the best presented is the one most possible under these conditions – the novel about agents’ game. Its acknowledged coryphaeus, the leading figure in Bulgaria – Bogomil Rainov – is a figure, about which it could be stated that is not only in literature but also in life is attached to cynicism. A son of a significant intellectual – Nikolai Rainov, he started his career as an author of avantgarde poetry. Rainov is amongst the most erudite people in communist Bulgaria, but he uses the knowledge he has gained in order to serve the authorities not solely by his works but also by administrative management of their culture projects, being even personally close associate with dictator Todor Zhivkov’s family. Rainov’s high position ensures facile publication with a high circulation of his spy novels as well as filming of many of them. The writer’s statute though is not able to ensure their success with the readers, which is far from insignificant. His success is difficult to obtain for the authors serving the authorities; and it still exists. Rainov is not, of course, an ordinary literary communist claquer. He approaches the spy novel as a connoisseur of both the spy novel and crime fiction. He accomplishes a study about the two similar genres –The Black Novel , which, provided the politically servile statements are ignored, could be read with interest even nowadays. If the unprincipled tone is “broken up”, the sensible view on the situation the author experiences is astonishing. The last sentence in the text “The future of this acute political genre [i.e. the spy novel] is mainly in the hands of the authorscommunists” (translation mine) declares both Rainov’s understanding of the priority of the spyliterature in the communist regime and his conformity with this priority (289). The quote contains the suggestion that namely he is one of the authorscommunists who are to develop the spygenre. But after all, realizing the cynical way the spy novel needs crime fiction and the circumstance that the first needs the later as a tradition, on which to lean upon, as form and valueorientation, which to use, Rainov studies in the first part of his study stories about crimes. The norm through which he rates successfulness of the works in the genre is the traditional positivecognitive justification of notability of literature, as in this case the matter 128 CRIME AND SPY FICTION: AN EAST EUROPEAN CASE in hand is the psychological approach to what is narrated. “The crime fiction novel – Rainov states in The Black Novel – as any other novel has the task to study … ‘the murk of the soul’” (23, translation mine). This applies to his texts themselves. Here interest in psychological motivation dominates. What is important is not so much what and how it happens – the event itself – but what the characters are like, the ones who commit the crime. Psychology shifts even the typical accent of the criminal and spynovels in the surprising finale. Although the question that remains is: whose psychology? Rainov doesn’t accidentally speak of “the murk of the soul”. The negative characters, naturally, have “murk” in their souls and these are the enemies of the communist espionage. Emphasizing onto their idiosyncrasy, onto their manias and traumas, Rainov seems to infringe the onedimensional conceptions of a socialist opponent. But this breach is imaginary. The character is described in such a way that the reader is able to grow up understanding of him/her but not identification – the enemy must remain an enemy. In order to solve this contradiction in the novel A Middle Aged Slicker the writer makes something rarely encountered in communist literature – he lets the narration be lead by a western intelligence agent. The method of sincere autobiographical monologue has the double effect of unity and alienation – it lets one see the attitude of the character “from the inside” which makes us feel sympathy towards him, but not idealize him, because idealization requires distance. Rainov’s novels, which relate to the positive character – the communist agent, who like it is in crime fiction tradition and the spyseries about James Bond is one and the same person – Emil Boev, are also written in first person singular.But the first person singular form that is used here is – not the traditional autobiographical monologue, but one that reduces psychologism, concentrating onto the actions, attitude, while the motives are left in shadow. This way Rainov achieves the opposite of what he attempts with the “portrait” of the enemy. If by the open monologue of the antagonist of communism the author deters idealization, here the character is given space, since the distance between the reader and him/her is increased because of the obscurity of the communist agent’s psychology. This secretion is not full, because if it were, it could reach not only idealization but also demonization – at times the reader gains unambiguous implications of communist adherence to principles of Emil Boev and the situations are built in such a way that provokes sympathy for the character –he is usually alone and acts in a hostile environment. With this psychologization and de psychologization Rainov escapes the tedium of the propagandaideological cliché, while meanwhile strengthens it: the enemy ceases being a frightening scarecrow and gains emotional world, the agent is not a boring sum of arid principles but an active, operating person. Ultimately, however, both of them keep their identities. The communist agent outlines the cynical manipulation that spy literature performs to crime fiction. In his theoretical work The Black Novel Rainov expresses his preferences towards another author who, like himself, has theoretically stated his opinion about the works about crimes – Raymond Chandler. Rainov’s Emil Boev is to some extend Chandler’s Marlowe – having the same cold, even selfironic attitude when in danger, the same ability of finding an unexpected solution, the familiar chainsmoking. But this is a politicized Marlowe – not the free detective but the secret service officer, not the one achieving the truth and restoring the good but the one enforcing the victory of truth and the good of the institution whose orders he executes. 129 Moris Fadel Like a true cynic who has to hide his intentions Rainov conceals the politic propaganda – similar to the criminal detective, Boev is frequently forced to show initiative because he has lost connection with his leading central quarters. Neither psychologization of the enemy, nor the lack of manifestation of the ideological motivation of the communist agent, or masking the usurpation of values can explain Rainov’s success with the convincingness of the presence of the West. The Western places, inaccessible for an ordinary individual during the socialism, thus making them object of yearning, are lavishly represented in the novels. They are described with the accuracy of an eyewitness, since Rainov had the privilege to visit them. But likewise in the enemy portrait this precision is very careful not to permit any idealization. Observing the communist cliché that capitalism is rotting out, Rainov’s West is tired, boring and insignificant as is this in the description of the French Riviera in the novel Mister Nobody : “The road is running next to the very shore – hills in greenery, reddish rocks, blue sea, generally nothing at all… ” (225, translation mine). There is the same duality – attracting readers’ thirst for a world that is forbidden to know and yet ideologically repulsing – in the attitude of the texts towards Western women with whom the communist agent has to sleep. They are beautiful and desired but the author does not forget to remind the communist concept of the capitalistic people’s merchandise character: “She did look good – from the novel The Great Boredom – elegant and flaming almost as much as a luxurious refrigerator” (176, translation mine). Those examples outline the rhetorical structure of Bogomil Rainov’s novels. They are based on trope of catachresis. Thanks to independence of syntax from sense the phrase combines the incongruous: the flaming woman and the refrigerator, natural phenomena and their rejection. The catachresis is needed by the author in order to obtain balance between serving the authority and covering the servitude, between stimulation of auditorium interest and ideological control upon it. But it is highly unlikely to explain the readers’ reception of Rainov’s novels and, what is more, all spynovels and movies especially in the time of socialism and the books and filming of Yulian Semyonov in particular, by only those rhetorical techniques and tricks with building up characters and setting mentioned above. Going back to cynicism intrinsic to the genre, cynicism is not self sufficient – in order to exist it needs moral and ideals which the cynic uses. This means that the premodern moment in crime fiction is actually not overcame in spy novel. It is not, however, in the work itself but in public. Thanks to its presence the genre obtains success. Spy novels and movies lean on the value carried by the tradition of criminal texts that cannot be protected during the socialism. Readers from the eastern part of the iron curtain buy books about communist agents because they want stories about brave detectives, who restore justice. In the western aria behind the curtain something similar happens – there the agent is liked because he/she parasitizes on the living and accessible history and practice of literature about characters, solving criminal rebuses. Both spy and crime novel appear in a historical interruption when the new doesn’t replace the old, modernity doesn’t dominate; where people continue to believe in the human who fights for the cause of the universal good and whose truth is not institutionally and ideologically appropriated. The two genres treat this interruption differently – criminal plot openly approbates it, spy plot utilizes it, but both of them equally rely on it. Thus it is a 130 CRIME AND SPY FICTION: AN EAST EUROPEAN CASE significant part of the socalled “popular culture” such as superhero movies or the productions that sympathize with criminals ( Once Upon a Time in America , Léon ) where the country as a source of justice is contested. Besides challenging the progressist model of history, public success of those phenomena questions the authoritative constructivism hypothesis about the subject as well. After Foucault and before that – Marx the understanding that the subject is passive, a void, modeled socially is confirmed. Premodern values, shared by the public of Bogomil Rainov or Raymond Chandler evidence that there is a resistance against modernity views of the world. As where as it is possible to speak about modulation of this resistance in crime fiction, as much as the text relies on it, awakens it, the intention of spy novel is to control it and to institutionalize and politicize values. Assuring the reader’s acceptance of criminal and espionage literature the premodern element has a role in the restoration of legitimacy of conception of “genre”. In the 20th century genre is put under attack by two sides: by theory of literature that disputes its empirical validity and by literature practices that constantly experiment blending the genres under the flag of the idea of author’s liberty. Though leaning because of different purposes on the belief in victory of the good and justice criminal and spy novel build up solid conventions: plots are created that move from inception of the action and after peripeteia to denouement; repeating characters come into being such as the criminal and the detective, the enemy and “our” agent who guarantee dramatization and support of this faith. Since both types of works of art are a product of modernity they do not confine themselves in the premodern world, which deprives them from the naivety of the fairytalelike stories (i.e. fantasy) that fill up their characters with qualities by means of which we define the surrounding environment: neglect the ideal, hypocrisy, unscrupulousness, immorality, double play, materialism. Reader, on the one hand, observes what presents in his/her reality, on the other he/she develops an urge to differentiate from it in sense of values. However criminal and spy texts are if not the only ones, then at least amongst the very few genrestable structures in modern literature. Instead of reproaching them, regarding them as submissions to the cliché and reprove the way they bend under the mass stereotype taste, one could also observe that models problematizing genre belonging to the praised “highclass literature” texts do not possess public acceptance that criminal and spy ones do. Social decline of literature, shortage of readers, absence of public influence of writers are not provoked so much from the outside neither by politic and economic situations or the development of other medias, but mainly from the inside – by literature itself; by the initiated and continuous self destruction of its basic elements, that it initiated and that continues especially in respect of genre which is the relation between the reader’s reaction and the organization of the text.

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132 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

TRANSCENDING LIFE THROUGH ROMANCE: MUMBAI TIFFINWALAS AND THE LUNCH BOX

Sangita T. Ghodake

PDEA’s Baburaoji Gholap College, Sangvi, Pune Affiliated to Savitribai Phule Pune University

Abstract: In a metropolitan city like Mumbai, a city that moves on wheels, a city that gives pan local and pan global experience, often gives feeling of isolation and alienation to her citizens. The absurdity of fast moving life in a metro often leads to a universal question, ‘why do we exist?’. The answer lies in the optimistic attitude of Mumbai Dabbawalas/ Tiffinwalas whose coping mechanism teaches us how to live and enjoy every single moment of life. They flow with the flow of life by maintaining self respect and dignity. The city plays the role of a protagonist whose teers us to ‘never say die’. The Dabbawala or Tiffinwallas have crossed the boundaries of publicity. From Prince Charles of Wales to a study case of Harward management students have shown their keen interest in the management skills of the semiliterate and nontechnical dabbawalas. The present paper is a humble attempt of describing Mumbai city in brief. Life of Mumbai dabbawalas would be described through socio cultural and financial aspects. Being a teacher of literature, I would like to describe Mumbai and dabbawalas through a Bollywood movie The Lunch Box that has won accolades in national and international film festivals. The movie is a bittersweet romantic comedy in which Mumbai city life is portrayed with her special attribute ‘dabbawala’. The movie depicts a story of two unknown people who get connected through misplacement of tiffin and their romantic letter friendship finally helps them to transcend life in the search of the ‘self’. Their journey started from absurdity and boredom of cactus land that gradually turn into lands of roses and finally transcends them to spiritual quest for ‘know thyself’. Keywords: Mumbai, alienation and isolation, dabbawalas, the lunch box, spiritual quest, transcendentalism.

A journey of all rational and sensible human beings starts from ignorance to knowledge. Romanticism and transcendentalism are the steps that one has to come across in his/her life. Transcendentalism is closely associated with an individual’s identity, temperament, philosophy and spirituality whereas romanticism was an intellectual and artistic movement of eighteenth century that deals with emotional upheavals. Every individual’s journey of life moves from romanticism to transcendentalism. Immanuel Kant’s transcendental philosophy shows strong faith in power of divinity and individuality. Ralph Waldo Emerson’s philosophy of transcendentalism deals with wisdom and self realization. The present paper is a humble attempt to describe life in the metropolitan cities in general and Mumbai city in particular. Mumbai Dabbawalas/ Tiffinwallasare management Gurus (masters) of the hitech world of today. The researcher would like to describe sociocultural aspect of Dabbawalas. The life of Mumbai inhabitants and the Dabbawalas will be described through a Bollywood movie The Lunch Box. The protagonists’ romantic association led them

133 Sangita T. Ghodake to find their real self that transcends their present and future. Let us describe the world’s densely populated metropolitan city Mumbai in brief. Mumbai, a primate city of gold and dreams, a city of all worldly pleasures and evils, commercial capital of India, is located on Salsette Island that consists of a group of seven islands and twentytwo hills on the western Arabian coast of India. These islands later on merged into one large island in eighteenth century. The name of the city is driven from Mumba Devi, the Goddess of local Koli fishing community. There are evidences of human habitation since Stone Age. It was ruled by several dynasties till the entry of Portuguese and Mughals. King Ashoka of Maurya dynasty made the city a Hindu and Buddhist religious center. According to 2011 census the population of Mumbai was 12, 479, 608. Among them nine million people are slumdwellers. Dharawi is recorded as the biggest slum in Asia. The city is known for her architecture like Gateway of India, Chatrapati Shivaji Terminus, Naval Dockyard, Mumbai Stock Exchange, Mount Mery’s Church, Prince of Wales Museum, Jahangir Art Gallery, Asiatic Society of Mumbai and so on. The city is approachable from all sides and offers all options of transportation. The city’s deep water harbour is the largest port of the nation. One can get maximum education and research options in Mumbai. People of all religions, castes and creeds are living happily for years together. Mumbaites celebrate all festivals with great enthusiasm. Ganapati festival, Holi, Dahihandi and King Shivaji’s birthday ‘Shivjayanti’ are some of the wellknown festivals celebrated by masses as social festivals. WadaPav and Zunka Bhakar are the local Marathi dishes available in cheaper rates. Islamic terrorist groups selected Mumbai for terrorist attacks due to her financial and commercial prosperity and multiple transportation options. In spite of several terrorist attacks Mumbaites never give hope. They are the role models of never say die. Dabbawalas are the integral part and oxygen of the city without which the city will become breathless. This innovative practice of ‘Dabba’ started with a British official in preindependent India who wanted homemade lunch. The initial service to the British official later on became hardcore business of Mumbaiteas. Dabbawalas represent innovative practice of Mumbai city dwellers. School syllabi have included lessons on the functioning of Dabbawalas. It can be considered as the best six sigma rating organization. In the English textbook of std. eleven, MSBSHSE, a lesson Mumbai Dabbawalas starts with following lines:

Hungry? Would you like to have a fresh, hot meal from home? Most managers don’t have that choice. It’s either a sandwich, a pizza or a restaurant, unless you live in Mumbai, that is, where a small army of ‘dabbawalas’ picks up 300000 lunches from homes and delivers them to students, managers, and workers every working day at their desks, 12.30 pm on the dot. Served hot, of course. And now you can order over the internet. (Yuvakbharati: A Coursebook in English, p.72)

Who are these Dabbawalas? ‘Dabba’ is a Marathi word which means tiffin and ‘Walla’ is a person who delivers tiffin. The world is resting on the pillars like information technology and communication skills but our Dabbawalas are running business of millions without using technology and communication skills. Now they have their website through which one can order tiffin. Isn’t it interesting and appealing? It is a large service supply chain of the local

134 TRANSCENDING LIFE THROUGH ROMANCE: MUMBAI TIFFINWALAS AND THE LUNCH BOX semiliterate people who supply hot food without having corporate training like for instance institutes like CII, IIM and IITs have. Mumbai Dabbawala or Tiffinwallas have crossed the boundaries of publicity. Right from Prince Charles of Wales, England to a case study of Harward management students it has been proven that management skills of the semiliterate and nontechnical dabbawalas have caught attention and accolades from the rest of the world. The Prime Minister Narendra Modi has nominated dabbawalas with great pride and honour in ‘Clean India Mission’ because of their popularity as social reformers. Lot of research has been going on the logistics of Dabbawalas. Prakash Bachche, a dabbawala has entered in Guinese book of world record for carrying three tiffin crates at a time on his head. Almost all prestigious newspapers have written columns on Mumbai Dabbawalas. The dabbawala collects hot homemade food lunch box from the residences of workers and employees and delivers it to their working places by using bicycles or railway trains and returns it to residences before the workers reach their homes. Although the city has suffered due to several socioeconomic calamities Dabbawalas survived for one and half century and will survive due to their dedication and honesty. The Tiffin box system is based on three tire structure namely executive committee, Mukadam, and Dabbawalas. They are known for their reliability and ethics. The Nutan Mumbai Tiffin Box Supplier Association, NMTBSA, is 120yearold logistics system that consists of 5000 members. The system is based on a colourcoded notation on the lid that helps to identify its owner, destination and Dabbawala. Once the Dabbawala picks up the tiffin he moves fast with either bicycle, local trains and sometimes on feet. They can be called as disciples of Mahatma Gandhi in walking speed because they found uncatchable to team of BBC crew:

Following our dabbawala wasn’t easy, our film crew quickly lost him in the congestion of the train station. At ChhatrapatiShivaji Terminus we found other fast moving dabbawalas, but not our subject… and at Mr. Bapat’sayurvedic Pharmacy, the lunch had arrived long before the film crew. (Yuvakbharati: A Coursebook in English, p. 72)

The statistical data provides recruitment details that in 2003 there were 5000 recruits, 175,000 clients, 350,000 deliveries with the turnover of 380 million per annum. The Dabbawalas cover an area of 75 km of Mumbai suburbs that runs of suburban railway network. Most important aspect of the system is that it is governed by, for and of the dabbawalas. Coding system covers abbreviations for collecting points, colour code for starting station, number for destination center, and markings for handling Dabbawalas at destination, building and floor. The collection and distribution take place in an interesting way. Firstly the dabbawala takes the tiffin for residence and brings it to a sorting place, where he and other collecting dabbawalas sort the lunch boxes into groups. Secondly the grouped boxes are put in the coaches of trains, with markings to identify the destination of the box. The markings include the railway station to unload the boxes and the destination building delivery address. At each station, boxes are handed over to a local dabbawala, who delivers them. The empty boxes are collected after lunch or the next day and sent back to the respective houses.

135 Sangita T. Ghodake Mumbai dabbawalas started an innovative social service called Share My Dabba. Mumbai dabbawalas with the help of NGOs decided to feed street children with homemade fresh nutritious dabba food. One of the drawbacks of fast growing metro cities is increasing number of slum dwellers. Mumbaites often quote that no one remains jobless and hungry in this city due to which a huge number of migration takes place. Children of slum dwellers don’t get proper food. They Dabbawala foundation and the Happy Life Welfare Society decided to collect leftover food and distribute it among hungry street children. The Stickers of ‘share my dabba’ are sent to the customer’s mail ID by the Happy Welfare Society . The lunch box owner sticks it on the lid and fresh ‘leftover’ food gets distributed to poor and needy. The dabbawalas separate the boxes on which the sticker is placed. The food is separated and immediately distributed to hungry street children. The owner gets satisfaction of not wasting food and empty stomachs quench their hunger as well. Dabbawalas are next to God for these growing children because Service to Man is a service to God. The dabbawalas maintain their identity by following native Marath culture. They call themselves the Mawalas/soldiersand successors of King Shivaji the Great. They have to follow dress code or otherwise they have to pay fine. The dress code includes white shirt and pyjama/ trousers and a Gandhi cap. They put Gandh or Tilak on their forehead which is a sign of a Warkaree. Warkaree is a person who is a devotee of local God named Vittal. Varkaree Sampraday is a social organization of the devotees of Lord Vittal from Pandharpur.Turning to audiovisual presentation of life in a metro like Mumbai with her Dabbawalas the researcher is supporting her statement with a movie The Lunch Box. It starts as well as ends with the dabbawala with various shades of life in a cosmopolitan metro city. The Lunch Box, written and directed by Ritesh Batra, located in and around Mumbai city, is a bittersweet romantic comedy. It has been produced by Anurag Kashyap, and released on 19 th May 2013 in Cannes International Film Festival and journeyed through all film festivals. The movie is nominated for BAFTA Film award in 2013, won best screenplay award and Jury Grand Prize in Asia Pacific Screen awards, Ritesh Batra, the director won the Film Fare award for best debu director and best film award, canvas audience award in Ghent International Film Festival, best film in London film festival, the church of Iceland award in Reykjavik International film festival, best first feature film in Toronto Film Critics Association Award, best screenwriter in Asian Films award, won grand golden Rail award in Cannes Film Award, got Muhar AsiaAfrica Special mention in Dubai International Film Festival, got best film award in Amazonas award and so on. ‘Dabba’ was the title that was decided initially but was replaced by The Lunch Box . It is a short art film of one hour fourty four minutes. The cast and crew of the movie is as follows. The main character Saajan Fernandis is enacted by Irfan Khan . Nirmat Kaur is playing Ila, a female lead role. Her husband Rajeev is portrayed by Nakul Vaid as one of the minor characters. Nawaziddin is playing a supporting role of Mr Sheikh and his wife Meherunnisa is enacted by Shruti Bapna . Mrs Deshpande Aunti, enacted by Bharati Acharekar , though physically absent, is audible through her dialogues. Dabbawala who frequently comes and goes is enacted by Sadashiv Pokarker . Dabbawala at Saajan’s office is enacted by Baburao Sankpal . It is a story of mundane bourgeois life in metropolitan city like Mumbai. The plot is centered around a middle class house wife named Ila, her husband and her daughter living in a small one BHK flat with minimum amenities. On the other side a man named Saajan, chief 136 TRANSCENDING LIFE THROUGH ROMANCE: MUMBAI TIFFINWALAS AND THE LUNCH BOX accountant in a government office lives lonely life of a widower. Ila and Saajan get connected through a Tiffinwalla who delivers Ila’s husband’s tiffin on wrong address. Saajan gives ‘a letter complement’ for homemade hot food prepared by Ila by saying ‘thank you’. Ila is forced to answer to Saajan’s letter by her neighbor Mrs Deshpande. It gives birth to a letter friendship that develops into a strong bond of girlfriend and boyfriend kind of indirect relationship. The common thread for friendship is isolated and alienated life in cosmopolitan city. She being a bored and deceived wife due to her husband’s extra marital affair and he, being a widower start to share eachother’s worries through letters. Initial negative tone for ‘why do we exist’, gets changed into positive attitude such as ‘life is meaningful’. Romance through letters lead them to search their identity. The script moves around two characters who stand in contrast with Ila and Saajan. Mr. Sheikh, portrayed in contrast to Saajan, is a young and enthusiastic junior assistant accountant who enters into the life of Saajan as a trainee and Saajan as his trainer.Sheikh knows nothing about accounting and Saajan is very competent accountant. He has been to Saudi and some other nations whereas Saajan has spent his life in Mumbai so far. Saajan believes in ‘speak less and act more’ whereas Mr Sheikh speaks more and acts less. Mr Sheikh gets things done by hook or crook. On the other hand Saajan believes in sincerity and hard work. Practicality of Mr Sheikh wins in the end and idealism of Saajan is defeated in the point of view of materialistic world. Mrs Deshpande, Ila’s upstairs neighbor, is portrayed as a wellwisher and strong supporter of Ila. Mrs Deshpande is a middle aged lady who devotes and sacrifices her life for her husband who is in coma for last fifteen years. In spite of age difference Ila and Mrs Deshpande develop friendship due to absence of loving and caring partners in their lives. Mrs Deshpande is a typical house wife who believes that husband is next to God. Ila, though represent young generation, doesn’t dare to go against patriarchal framework of the Indian society. Her mother is the third meek and mild Indian woman portrayal who surrenders herself to her cancer patient husband’s service. All women are the victims of male dominated patriarchal society. The indirect love relationship of Saajan and Ila finally comes to a dead stop when they decide to meet. Their intimacy increases with a search for ‘why do we exist?’Ila asks Saajan to meet in person in a hotel near Matunga. Saajan gets ready by clean shave but notices that he has become old with grey beard. He reaches to the hotel in time where Ila is waiting for him. He finds Ila very young and beautiful. He doesn’t find himself as a suitable match for her. Hence he doesn’t want to disclose his identity. Ila feels insulted and disappointed. Saajan answers about his decision to Ila,

I don’t know when I became old… may be it was morning… may be it was many many mornings ago. May be I had forgotten something in the bathroom before I would have found out sooner. Life kept on going and left me in this emotion. I kept on rocking back and forth as through left and through right. But then before I knew it, no one buys yesterday’s buttermilk Ila. (movie script)

Their plans that they revealed through letters of starting new life in Bhutan meet bubble end. She gives her final try to catch him in his office but in vain. He also tries to catch her in her

137 Sangita T. Ghodake house with the help of dabbawala but in vain. She decides to go as per her plans and he decides to spend his aftetr retirement life in Nasik. Misplacement Of tiffin finally places their lives in order. Both decide to lead a life of their own choice. They got the answer of ‘why do they exist’. They decide to live life for their own sake and as per their own terms and conditions. Boredom of life is actually a way of living. Letters are not mere piece of sharing emotions but they also contain philosophy of life in metros. Saajan, means a lover in Hindi, that suggests irony of situation. He is fiftyfive but wants to be loved by someone. Ila, being young neglected house wife and mother tries to find solace from her boredom through lunch box. The lunch box is playing a role of God who knows everything but remains silent. Two unknown souls living at extreme ends of the city get connected through lunch box and fall in love. The wrong delivery finally allows them follow the longing of their souls. Mumbai city is shown with local colours like Khima Pav, a glass of tea, parathas, local dress of saree and Punjabi suit, cricket fever of children who play on roads, traffic jam, crowded local trains, life in small congested flats, sharing and helping nature of the neighbours, flat’s window is a window to the world for Mrs Deshpande, Coma patient Mr Deshpande, mechanical boring routine of house wives, monotonous government jobs without comforts, metro city with crimes and blasts, venders and peddlers on roads and her special feature “Mumbai Dabbawals”, and so on. Saajan answers to Ila’s letter that contains Mr Deshpande’s sad story of a coma patient about changing lives in a metro,

Life is very busy these days. There are too many people and everyone wants what the other else is. Years ago you could find a place to sit every now and then. But these days it is difficult. If Mr Deshpande wakes up now he will see the difference and probably go in his original sense... When my wife died she got a horizontal bread bar. I tried to buy a bread bar for myself what they offered me is a vertical bar. I travelled whole my life by sitting in trains and buses but now I’ll have to stand… (movie script)

The Lunch Box is a story of every one of us. We dream something else and we get something else like ‘man proposes and god disposes’. It uncovers the spice of life by showing different types of lives. They have to live life by adjusting and compromising on every single step. Lunch metaphorically is a plate full of variety of dishes likewise life of every one of us is full of different passersby. Box stands for Mumbai that assimilates and acculturates cosmopolitan multicultural variety with encoded messages on its lead and gives birth to a new human being who is experiencing panlocal and panglobal life. Life’s journey is like catching a train. Sometimes you catch up wrong train and feel that everything is messed up but the train reaches to right destination with a pleasant surprise. Ila and Saajan’s love go beyond physical union as they decide to search their true self and real identity. They transcend their lives through romance. Spiritual poverty and material affluence of common human being gets defeated in the end as both of them decide uncommon way. Their spiritual quest for ‘knowing thyself’ finally transcends them into happy and contented souls.

138 TRANSCENDING LIFE THROUGH ROMANCE: MUMBAI TIFFINWALAS AND THE LUNCH BOX BIBLIOGRAPHY MUMBAI, Dabbawalas, Yuvakbharati, A Coursebook in English , Standard XI, Maharashtra State Board of Secondary and Higher Secondary Education, Pune, 2012 ERIKSON, Erik, Identity: Youth and Crisis , London, Faber and Faber, 1968. Original DVD, The Lunch Box, 2013, http://sonyclassics.com/thelunchbox/ http://mumbaidabbawala.in/ http://mumbaidabbawala.in/adayinthelifeofdabbawala/ http://www.nbcnews.com/news/asianamerica/indianfooddeliveryservicee https://en.wikipedia.org/wiki/The_Lunchbox https://www.bostonglobe.com/arts/movies/2014/03/20/moviereviewthelun http://www.nola.com/movies/index.ssf/2014/04/the_lunchbox_movie_review https://www.youtube.com/watch?v=yjqZhJfKses https://www.youtube.com/watch?v=sxW9sUnodM8 https://www.youtube.com/watch?v=EZC1czZofyY https://www.youtube.com/watch?v=GPKqgAxiSZY

139 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

BANCHETUL CA REFLECTARE A CONCEPŢEI RELIGIOASE A LUI HEINRICH HEINE

Mihaela Hristea

Colegiul Naţional „I.L. Caragiale”, Bucureti Universitatea Dimitrie Cantemir

Abstract: Treating the dance as a way of expression of the carnal desire Heinrich Heine criticises the Christian conception of life. The author afirmes his religious beliefs in his essays entitled “The Gods in exile” (Die Götter in Exil) and “Elementary sprites” (Elementargeister). To the Christian conception the author opposes its pantheistic religious convictions, respectively: the joy of life and the world of cultural values of the Ancient Greek. He satirizes in these essays the Christian church, who took over and supported other arts, but condemns dancing, seeing it as a means of stimulating the senses and, therefore, of seduction, of luring people to commit sin. In the story of the fisherman and of the three monks of The Gods in exile, the author describes a banquet in the honor of Dionysus, a celebration in which the Church representatives are enjoying the frenzy pagan dances and are drinking the wine of Bacchus. Keywords: celebration, Christian, dance, feast, pagan, senses.

Operele scriitorilor greci i latini cu începere de la Homer i Hesiod au dat natere unor frumoase poveti pline de poezie. Lumea care a conceput aceste capodopere a fost plină de frumuseţe i de însufleţire. Mintea vechilor greci a dat naturii i puterilor ei nume i personificări, conectândule i creând deasupra realului o altă ordine în ceea ce privete esteticul i perfecţiunea, care să răspundă nevoii externe de poveste a sufletului omenesc. Din aceste raţiuni foarte mulţi oameni de cultură i artiti din cele mai diverse epoci sau întors cu atâta sete spre inepuizabilul tezaur al mitologiei grecolatine, izvor nu numai de poezie, ci i al modului european de gândire. Oprindune doar la o secvenţă din istoria culturii europene remarcăm faptul că neoclasicismul german i romantismul european de la sfâritul secolului al XVIIIlea i începutul secolului al XIXlea au proiectat din nou miturile spre culmi nemaiîntâlnite până atunci, dândule din nou bogăţie conotativă i acordândule valori deosebite. Romanticii germani au reînviat mitologia naţională evocând din nou pe zeii Walhalei i aventurile eroilor. Creaţia wagneriană a refăcut prin sunet i cuvinte miturile germanice vehiculate de eposurile evului mediu. Referindune la lirica lui Heine constatăm adeseori prezenţa unor fiiniţe fabuloase, cum sunt zmeul, naiadele sau ielele, majoritatea preluate din mitologia germană, dar i câteva imagini ale zeilor din mitologia grecoromană, în mod deosebit cele ale lui Bachus i Jupiter. În scurtul capitol „Un cuvânt despre H. Heine” din Studii de literatură universală Călinescu evidenţiază relaţia autorului german cu lumea elenă, cu felul de a gândi i de a trăi al grecilor, observând sinteza dintre concepţia cretină i cea panteistă asupra religiei din creaţia sa. Criticul remarcă în versurile heiniene înclinația spre persiflare, spre ironizare i pune această atitudine pe seama descurajării i scepticismului care la caracterizat pe scriitor în a doua parte a vieții. Observând stilul său, Călinescu îl consideră pe Goethe un model din care Heine sar fi inspirat în poemele sale erotice. 140 BANCHETUL CA REFLECTARE A CONCEPŢEI RELIGIOASE A LUI HEINRICH HEINE Criticul afirmă că în baladele lui Goethe există o lume magică, dominată de forţe demonice, dar susţine, în acelai timp, i prezenţa unei curiozităţi a cercetătorului care, prin dezlegarea misterelor, distruge mult din puterea evocatoare a poezei. În arta heiniană Călinescu descoperă, însă, o atracţie spre mistic i spre himere, iar uneori consideră că „Nici nu se poate vorbi de persiflare, ci de demoralizare a misticului” (Călinescu, 1972: 218). Exegetul observă, de asemenea, în poezia lui Heine o detaare bruscă de lumea feerică a basmului, o imagine comică sau o observaţie ironică, uneori un repro care distruge melancolia i reveria romantică. În acest sens dă exemple din versurile sale, respectiv din poemele Prinţesa Ilse (Prinzessin Ilse ), Lorelei i Un rege Wiswamitra (König Wiswamitra ). Heine tratează în ciclul Marea Nordului (Nordsee ) din Cartea cânteclor (Buch der Lieder ), în special, tema mării cu tot peisajul ei splendid i conotaţiile ei filozofice. Poetul folosete imagini din sfera acvatică, în special din spaţiul marin. În poemul Zeii Greciei (Die Götter Griechenlands ) este prezentă marea elenă i zeii Eladei. Heine elogiază divinităţile care au domnit odinioară în Grecia, dar, în acelai timp, în mod ironic, îi evocă în prezent ca pe niste stafii uriae care se plimbă la miezul nopţii pe cer. El înfăţiează un Pantheon în aer pe care se află uriaii zei, o lume cerescă cu nimfe i hecatombe. Kronion, împăratul cerului, ţine acum în mână fulgerul care sa stins, iar pe chipul lui sa întipărit nefericirea, dei mai stăruie încă vechea mândrie de a fi fost stăpânul cerului în vremurile de altă dată. Din versurile lui Heine transpare melancolia constatării că totul este efemer, în special tristeţea pe care o produce lupta pentru putere, în care cei tineri îi înlătură mereu pe cei bătrâni. Junona este înfăţiată ca o figură împietrită, fără impulsul de gelozie de altă dată i fără puterea de a se răzbuna, pentru că, cedând alteia sceptrul, nu mai este regina zeilor. De asemenea, Pallas Athene ia pierdut puterea de odinioară i nu mai poate acum să apere zeităţile cu scutul i înţelepciunea lui. Peisajul marin din fundalul poeziei, are un efect catharctic, de purificare, ceea ce întrun plan moral echivalează cu o linitire, o înseninare, o recâtigare a păcii sufleteti. Remarcabil este motivul împrumutat din tradiţia elenă, prin care se sugerează indestructibila legătură dintre creaţia exemplară a grecilor i „marea sfântă”, spațiul începuturilor lumii. La poetul german se poate vorbi despre prezenţa unei poezii filozofice în care se abordează mult mai amplu problema creaţiunii, a iubirii ca principiu universal, a sensului vieţii, a sentimentului timpului, a credinţei i a procesului artistic. Heine îi declară credinţa panteistă în volumul Poezii noi (Neue Gedichte ), în special în ciclul Diverse (Verschiedene ), dedicat diverselor femei care au jucat un rol mai mult sau mai puţin însemnat în viaţa sa. Credinţa păgână care are la bază accederea spre divinitate prin intermediul materiei se manifestă la poetul german în poezia sa de maturitate, cuprinzând, de altfel, i sincere nostalgii faţă de înţelepciunea lumii antice. Poetul ajunge, în cele din urmă, la un conflict cu gândirea religiei cretine din cauza adoptării vechii credinţe păgâne asupra vieţii fapt care se reflectă în antiteza dintre concepţia senzualistă i cea spiritualistă asupra lumii conform căreia omul poate atinge divinitatea prin iubirea carnală, respectiv prin apogeul trăirii senzuale. Scriitorul îmbină concepţia cretină cu cea păgână în aceste poeme, realizând o sinteză în care se regăsete, în mare parte, concepţia sa filozofică despre lume. Împărtăirea iubirii pe plan senzual, ca reprezentare a păgânismului, este reflectată, în mod deosebit, în versurile din Diverse , unde chipul femeii nu este foarte bine conturat. În multe dintre aceste poeme bărbatul se adresează provocator femeilor din viaţa lui. Iubita brunetă apare alături de cea blondă, întro schimbare rapidă de decor, semn că aceasta nu mai joacă acum rolul suprem, de femeie adorată, ideală, prezenţă venică în gândurile sale. Pentru o clipă ajungem să credem că plăcerea erotică reușește să vindece sufletul poetului, dar aceasta nu se întâmplă. Iubirea devine senzuală, mai ales în poeziile grupate sub titlul Angelique , în care bărbatul transformă femeia în obiectul pasiunii sale, acoperindui chiar faţa i ochii în momentele când o sărută i o îmbrăţiează. Această atitudine este una dintre cele mai puţin denigratoare la adresa femeii,

141 Mihaela Hristea prezentând, în special, crezul lui Heine asupra noii experienţe, asupra senzualităţii iubirii, în care are revelaţia prezenţei lui Dumnezeu. În versurile din secţiunea Angelique , poetul evocă reabilitarea materiei prin recunoaterea morală a laturii senzuale a iubirii, pledând, în acelai timp, pentru vindecarea spirituală a celui căzut în păcatul plăcerii carnale. În aceste poeme, Heine aclamă plăcerea erotică, considerândo superioară dragostei platonice, pe care o zugrăvete peiorativ în versurile din acest ciclu. Poeziile heiniene care reflecta o astfel de iubire senzuală sunt ordonate sub titlurile: Angelique , Hortense , Clarisse , Seraphine , Emma i Katharina . În Istoria religiei i filozofiei din Germania (Zur Geschischte der Religion und Philosophie in Deutschland ), publicată în 1835, Heine îi exprimă noua concepţie despre lume, respectiv credinţa în sensul ideilor lui Spinoza, în sinteza dintre spirit i materie. În această scriere autorul este adeptul reabilitării materiei, o idee modernă pentru epoca sa, inspirată din filozofia lui Hegel, dar și din cunoașterea credinței religioase indiene. El afirmă faptul că este necesară recunoașterea morală a materiei, sanctificarea ei religioasă, împăcarea ei cu spiritul, deoarece din pricina separării lor sa produs răul, care a divizat lumea în două tabere (Heine 1962: vol. 7, 70). Intenţia de a evidenția urmele păgânismului în epoca modernă ia exprimato Heine încă din 1930, constatând cât de multă vreme i în ce circumstanţe sau păstrat în Europa frumoasele făpturi ale mitologiei greceti, însă abia către sfâritul vieţii autorul scrie eseul în proză Zeii în exil (Götter in Exil ) i studiul de folclor Zeiţa Diana (Die Gottin Diana ), pe care le include în primul dintre cele trei volume intitulate Scrieri amestecate (Verschiedene Schriften ), imprimate în 1854. Povestirile Zeii în exil sunt deosebit de edificatoare pentru conturarea concepției scriitorului asupra religiei. Heine îmbină în aceste naraţiuni aspecte din legendele germanice cu elemente ale mitologiei greceti i cele ale credinţei cretine, scoţând la iveală o nouă latură a concepţiei sale, cea panteistă. Scriitorul consideră că Germania este ţara în care există condiţii favorabile pentru aderarea la această credinţă. În cele din urmă această atitudine devine o iluzie a existenţei unei vieţi viitoare, în care să predomine frumuseţea i fericirea în lume. Se observă în aceste istorioare i o demitizare, o detaare bruscă de lumea feerică a basmului, o imagine comică sau o observaţie ironică, uneori, un repro care distruge melancolia i reveria romantică. În aceste eseuri autorul îi expune vechea teorie care vizează îmbinarea credinţei cretine cu cea păgână. În aceste naraţiuni Heine susţine elenismul, felul de a gândi i de a simţi al grecilor. Acestea se bazează pe dilema dacă trebuie să domine în lume oamenii ostili simţurilor, foarte spiritualizaţi, sau elenii senini care cultivau frumosul i bucuria de a trăi. Cele câteva povestiri din Zeii în exil au ca temă demonizarea zeilor. Referindune la acetia, menţionăm faptul că în mitologia grecească demonii sunt identificaţi adesea cu sufletele morţilor. Zeul era întruchiparea perfectă a celor mai bune calităţi i caractere, el nu putea sta la originea niciunui rău, „în schimb demonii erau supui unor pasiuni violente, capabili întrun acces de mânie răzbunătoare sau de iubire nebunească să trimită asupra cetăţilor epidemii, războaie sau răzmerite i catastrofe.” (Kernbach, Victor 1989:142). Heine transpune, în acelai timp, în Zeii în exil destinul trist al zeilor de odinioară. Ei apar ca nite proiecţii pe cer sub forma unor stafii imense, care abia mai amintesc de frumoii locuitori de odinioară ai Olympului. Autorul a perceput figurile mitologiei greceti ca pe nite simboluri ale concepţiei religioase antice de mult apuse. El a trecut, însă, aflânduse pe patul de moarte, de la elogiul vieții zeilor la o prezentare a realității crude a vieții acestora, o imagine tristă, care produce o demitizare a lor. În aceste naraţiuni scriitorul evocă atât oamenii de demult, cât i zeii, credinţele i legendele antice. El scoate în evidentă, mai ales, modul în care divinităţile din motologia grecoromană au fost preluate în legendele i povestirile germane. Spre exemplu, despre

142 BANCHETUL CA REFLECTARE A CONCEPŢEI RELIGIOASE A LUI HEINRICH HEINE Venus afirmă că a apărut destul de trâziu în legendele prusace. El menţionează i faptul că Diana este receptată ca o călareaţă i ca un demon. Scriitorul prezintă mai degrabă transformarea pe care au suferito în mitologia germană zeităţile greceti, respectiv preschimbarea lor în demonii în momentul instaurării cretinismului în lume. Heine transpune plastic, de asemenea, alungarea zeilor din Olymp, respectiv imaginea în care au fost goniţi de către călugării cretini, fiind vânaţi cu săgeţi de foc. Autorul aduce aici un elogiu vechilor zei i deplânge soarta acestora în exilul din Germania, prezentând starea precară în care ajung, fiind pui în situaţia de ai procura singuri hrana zilnică. El remarcă faptul că Apollo trezise prin frumusetea lui un fel de boală la femeile carel priveau, de aceea este schingiuit de către călugări i îngropat. Oamenii au crezut atunci că este un vampir i au vrut săl dezgroape pentru al aduce în casa bolnavelor, în speranţa că acestea se vor însănătoi, însă iau găsit mormântul gol (Heine 1962: vol. 7, 407). Zeul războiului, Mars apare în postura unui servitor de ţară. El pare întristat când vede ruinele tempului Romei unde odinioara el i rudele lui fuseseră veneraţi. În schimb, autorul menţionează că doar lui Bachus i se aduc elogii, după cum reiese din legenda prezentată de Heine, respectiv cea a pescarului i a călugărilor, în care este descris pe larg un banchet dat în cinstea zeului vinului (Heine 1962: vol. 7, 410). Întrunul dintre eseurile din Zeii în exil sunt evocați trei călugări care trec noaptea peste un lac cu o luntre pentru a ajunge la locul unde avea loc o petrecere nocturnă. Ei dau pescarului de la care împrumută barca un bănuț de argint. Această plată precum i petrecerea de pe insulă sugerează alegoria trecerii în lumea de dincolo i vama pe care morții o plătesc pentru a merge pe tărâmul celalalt, închipuindui că vor ajunge întrun loc plin de petreceri care întruchipează raiul. Pescarului îi îngheață sângele în vene atunci când simte degetele reci ca gheața ale călugărului, când acesta îi pune moneda în palmă. Călătoria acestora are loc exact la aceeai vreme, repetânduse timp de 7 ani. În cele din urmă pe bărbat îl cuprinde curiozitatea i dorete cu orice preț să afle secretul pe care cei trei îl ascund. El îi construiete o ascunzătoare din plase de pete unde urmează să se ascundă când călugării aveau să păească în barca sa. Îi ateaptă să vină, iar la momentul potrivit se strecoară cu uurință sub plase, trecând astfel lacul în barcă împreună cu acetia. Spre mirarea sa traversarea apei a durat puțin i mare ia fost uimirea când a constatat că regiunea de pe malul unde ajunseseră îi era foarte bine cunoscută. Era un loc în mijlocul pădurii, unde copacii erau îmopdobiți cu lampadare, iar peste tot se vedeau vase asezate pe postamente înalte unde ardeau mocnit lemne din pădure. Luna părea aa de luminoasă că pescarul putea cerceta ca la lumina zilei mulțimea de oameni de acolo. Se adunaseră mai multe sute de persoane, tineri i tinere. Toți erau foarte frumoi, cu toate că fețele lor erau albe ca marmura. Îmbrăcămintea le era la fel ca figurile marmoreene, constând din tunici albe foarte largi legate cu panglici purpurii. În vestmintele acestea ei păreau nite statui în micare. Femeile purtau pe cap coronițe din ramuri de viță de vie fixate pe o sârmă de argint sau de aur. Părul lor era împletit parțial întro cunună pe o parte a capului de unde alte suvițe atârnau în bucle mari pe spate. La fel purtau i bărbații pe cap coroane din ramuri de viță. Toți țineau în mâini baghete de aur împodobite, de asemenea, cu crengi de viţă de vie. Când au apărut cei trei călugări, tinerii au alergat bucuroi săi întâmpine i săi salute. Oaspeții iau dezbrăcat pe rând hainele monahale lăsândui să iasă la iveală corpurile goale, unele mai tinere i mai slabe altele mai mature i mai grase. Celui mai tânăr, care avea trăsături feminine femeile iau aezat pe cap o cunună i iau aruncat pe umeri o blană de leopard. Figura sa avea o expresie îndrăzneață, foarte curajoasă i eroică i era albă ca zăpada, la fel ca a celorlalți doi i ca fețele restului mulţimii. În acel moment a apărut un car tras de doi lei în care a sărit tânărul cu mina de stăpânitor i cu figura senină, iar deo parte i de celalaltă a sa sau aezat ceilalți doi călugări, unul dintre acetia ținând în mâna stângă un pocal de aur plin cu vin. Trăsura a început apoi să înainteze încet fiind însoțită de alaiul de bărbați i femei care dansau aprini de tăria vinului. În fața carului înainta o

143 Mihaela Hristea orchestră de curte cântând triumfător. Banchetul dat în cinstea lui Dionysos sa înfățiat astfel privirii curioase a pescarului în toată splendoarea lui (Heine 1962: vol. 7, 64). În creaţia lui Heine această sărbătoare a eliberării simțurilor, a beției i dansului este o rezprezentare clară a tot ceea ce înseamnă păgânitate, în viziunea autorului reflectând bucuria de a trăi. Dansurile i sau părut pecarului cu totul diabolice, iar petrecerea, o adunare a demonilor. El sa întors îngrozit în ascunzătoarea din luntre i a ajuns pe cealaltă parte a apei sărind pe mal neobsevat de călugări. Acetia se îmbarcaseră cu puțin timp după plecarea sa de la serbare. Ca de fiecare dată pescarul ia primit bănuțul drept plată pentru bărcă. A doua zi el a mers la mănăstirea franciscană din apropiere pentru a relata prelaților uimitoarea întâmplare. Spre marea sa mirare ia recunoscut acolo pe călugării care luaseră parte la banchetul păgân din noaptea precedentă. După ce ia povestit cele întâmplate superiorului mănăstirii, care era, de asemenea, unul dintre cei pe care îi întâlnise noaptea trecută, a fost rugat de acesta să păstreze tăcerea despre cele văzute i a fost invitat să ia masa i să bea un pahar cu vin în bucătăria monahală. Pescarul, de frică, a ţinut totul sub tăcere i numai după mulți ani a povestit familiei sale ce a văzut în pădure. Tratând dansul ca pe un mod de de expresie, de inițiere, Heine critică concepția religioasă cretină asupra vieții i biserica, care condamna atât sărbătorile culinare i alcoolice, cât i dansul în care percepea un mijloc de stimulare a simțurilor, deci de seducție, o modalitate de a duce omul în ispită i de al determina să comită păcatul. În Spirite elementare (Elementargeister ), respectiv în partea a doua a narațiunii Zeii în exil scriitorul mai întrezărete încă pe chipurile zeilor Greciei acea seninătate elenă, acel chef de viaţă care cretinilor li se părea demonic. Autorul consideră că a fost destrămată de mult credinţa în vechii zei ai Greciei Antice, dar cultul lor, sărbătorile închinate lor, templele, jocurile, misterele i dansurile lor sau păstrat încă multă vreme, deoarece filozofia grecească în loc să valorizeze ceea ce dăinuia în contemporaneitate, a încercat să alimenteze credinţa în vechii zei a căror epocă apusese demult, dândule astfel acestora o existenţă simbolică, mitică. Atitudinea critică împotriva bisericii se întâlnete i în cele două scrieri heiniene intitulate Doctor Faust. Poem pentru balet (Der Doktor Faust . Tanzpoem ) i Zeiţa Diana (Die Gottin Diana ). Heine a avut intenţia să le dea o formă i o modalitate de expresie care să polemizeze cu concepţia cretină asupra vieţii. În dansurile mirilor din poemul pentru dans Zeiţa Diana se întrevede curata senzualitate dată de simţuri, existentă mult mai înainte de apariţia zeilor. Ca simbol al credinţei păgâne dansul este considerat de poet drept o transpunere clară a senzualismului antic. În acest mod sunt elogiaţi zeii antichităţii Apollo i Dionysos. Heine împrumută, însă, în cele două scrieri formele moderne ale acestei arte, respectiv baletul clasic. Acesta este o reprezentare artistică deosebită i un mod de exprimare a sentimentelor omeneti, păstrând, în acelai timp, o reminiscenţă a străvechiului păgânism. Dansul frumoasei Elena din Doctor Faust i al suitei sale este o transpunere grecească a sensibilităţii umane i o proiecţie fantastică a baletului modern. În ambele poeme trăirile, imaginile i visele sunt sugerate de micări de balet. Clerul a sprijinit alte arte, dar a renegat mereu micarea pe ritmuri muzicale. Vechii zei, la al căror temple se săvârea serviciul religios prin dans, au fost percepuţi de cretini ca fiind nite demoni. Cretinii considerau dansul ca pe un mijloc de seducere a oamenilor, de ispitire a acestora în săvârirea păcatului. La fel erau percepute de biserica cretină i festinurile, de aceea evocarea banchetului echivalează la Heine cu apogeul sarcasmului îndreptat împotriva fățărniciei clerului. În studiile germane din vrema sa i se imputa lui Heine inconsecvenţa credinţei religioase, dar i batjocura, zeflemeaua, ironia i sarcasmul pe care acesta le aborda în lirica i proza sa cu tentă politică. Din cauza atitudinii lui vehemente, Heine a avut de suferit mult din partea autorităţilor germane. În ceea ce privete proza sa cu caracter revoluţionar i politic, aceasta este tratata dezaprobator în lucrările de istoriografie din patria sa. Cercetătorii nu

144 BANCHETUL CA REFLECTARE A CONCEPŢEI RELIGIOASE A LUI HEINRICH HEINE recunoteau valoarea creaţiei sale, neîncadrândo în istoria critică literară a vremii, sau dacă o făceau, aceasta apărea în culori nefavorabile scriitorului, scoţânduse în evidenţă inconsecvența sa religioasă, faptul că nu era arian i că era lipsit de patriotism prin admiraţia pe care o arăta pentru Napoleon. Concluzia pe care opera sa a dovedito în timp a fost faptul ca originea sa etnică trebuie să ne fie indiferentă, valoarea creaţiei sale fiind cea care trebuie să ne intereseze (TcaciucAlbu 1931: n.14, 43). În studiul său intitulat „Heine”, Ilarie Chendi scoate în evidenţă acuzaţia care i se aduce autorului german referitor la lipsa convingerilor sale religioase (Chendi 1899: n 12, 1). El afirmă că Heine a trecut iniţial de la mozaism la cretinism, ceea ce dovedete, întradevăr, inconsistența concepţiilor sale religioase, dar remarcă, în acelai timp, că în ceea ce privete orientarea sa religioasă, poetul, în ciuda faptului că în unele dintre creaţiile sale a preamărit legea lui Moise, a repudiat în acelai timp toate sistemele de credinţă. El menţionează că nu se poate stabili o concepţie clară asupra divinităţii la autorul german, că singura religie în care Heine a crezut a fost natura, iar acest raport între religie i artă ia găsit materializarea în poemele sale. În lucrarea sa, Chendi subliniază faptul că, prin iubirea sa pentru natură, Heine a fost mult prea apropiat de divinitate pentru a fi socotit ateu. În articolul semnificativ „Odiseea unei statui. Ceva din viaţa sa. Idealist i revoluţionar. Heine la Paris. Ce zice critica germană? Statuia se ridică la Hamburg. Heine în românete”, Octav Minar remarcă ridicarea tardivă a monumentului închinat lui Heine. Acesta a fost construit, în cele din urmă, în Germania în 1901, după aproape 50 de ani de la moartea poetului (Minar 1908: n. 142, 1). Autorul, pe lângă obiectivele pe care i lea propus în titlu, stabilete trei etape de schimbare a structurii sufleteti a scriitorului german, reflectate i în creaţia sa artistică: a) ruptura religioasă cu mozaismul prin trecerea la cretinism, i în acelai timp, abaterea de la curentul romantic din tradiţia germană, b) trecerea la realism i c) tranziţia între realism i idealism, pe fondul unor reminiscenţe romantice. Minar demonstrează că această ultimă transformare sa concretizat în firea satirică i filozofică a lui Heine din ultima parte a vieţii. În „Heine i socialismul” (M. 1900: n. 30, 2) este prezentat un fragment din testamentul lui Heine, în care poetul îi exprimă dorinţa de a i se pune pe sicriu, înainte de înmormântare, spada – simbolal luptei pentru libertate. Se aduc argumente aici care dovedesc faptul ca spre sfâritul vieţii, poetul ajunge să creadă în Dumnezeu, dei aproape toată viaţa oscilase între ateism i alte religii. Figura scriitorului înainte de a se stinge din viaţă reflectă cel mai clar crezul său religios pur, neatins de nicio influenţă sau interes. În ultimele rânduri pe care poetul le scrie, intitulate „Testamentul lui Heine” (Heine 1927: n. 13339, 2), el îi exprimă dorinţa de a fi înmormântat fără slujbe religioase, în cimitirul Montmartre din Paris, căinduse pentru alunecările în panteism, pe care le reneagă acum. Dei revine la credinţa cretină, Heine afirmă, chiar înainte de a muri, că religia nu poate, totui, săi întunece minţile, că ia păstrat ii va păstra până la moarte raţiunea. Autorul refuză, de asemenea, orice discurs la înmormântarea sa i cere explicit să nu i se transporte trupul în Germania, pentru a nu fi obiectul unor „mascarade politice”. Poetul accentuează faptul că ia închinat întreaga viaţă luptei pentru a aduce la o situaţie amiabilă cele două culturi rivale, franceză i germană, în dorinţa de a dejuca planurile celor care erau împotriva democraţiei i exploatau în propriul lor interes animozităţile dintre cele două ţări. Marii scriitori au stat în toate epocile în centrul disputelor spirituale, care au provocat și după decenii de la moartea lor puternice conflicte, dar Heine este acela care a suferit cel mai mult de pe urma acestor animozități. Una dintre cauze a fost aceea că opera autorului a depășit granițele epocii sale, prefigurând orientările literare viitoare, iar cealaltă a fost virulenţa ironiei i satirei specifică liricii i prozei sale târzii. Fără îndoială că așa se explică și

145 Mihaela Hristea marea dispută în ceea ce privește personalitatea lui Heine, al cărui nume și astăzi, după peste 160 de ani de la moartea sa, provoacă lumea literară prin unele dintre aspectele operei sale.

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146 JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

JURNALUL PORTUGHEZ – MAI MULT DECÂT UN ITINERARIU INTELECTUAL

Claudia Cîrciu

Universitatea din București

Abstract: This article intends to analyse a multicultural profile of the Romanian writer, Mircea Eliade, in the context of exile. The struggle between identity and time becomes a real concept. He tries to find a way of rebuilding the broken connection to his self, therefore the development of the character is linked to writing and escaping history. For this reason, the imprint of exile in the The Portugal Journal is obvious. Keywords: exile, identity, confession, diary, authenticity, experience.

Mircea Eliade nu mai este de multă vreme un scriitor vag cunoscut pentru cititorul român sau un subiect străin pentru critica românească. Din contră, profilul lui Eliade, în structura intelectuală românească, continuă să fie un mit favorizat atât de cantitatea și diversitatea operei, cât și de biografia ispititoare a poligrafului român. Spirit al totalității, cucerit de mărimile infinitezimale cu care șia măsurat opera, Eliade a integrat în ansamblul culturii universale, întro manieră atipică, modelul intelectual, întrun secol în care mai toate modelele nu trec testul memoriei. Dincolo de dimensiunea ficțională și științifică a operei lui Eliade sau poate tocmai în extinderea acesteia, regăsim literatura autobiografică pe cât de eclectică, pe atât de fascinantă, segment important care marchează întro manieră intimă atât opera, cât și autorul ei. Am încercat să conturăm evoluția sa nu doar socială, ci, mult mai importantă, evoluția în planul ideilor schițate pe fondul uneia dintre cele mai lunecoase suprafețe literare, și anume jurnalul intim. Se știe și se acceptă că jurnalul intim nu « debutează » armonios. Plin de ornamente jurnalul este « o expresie a singurătății individului. Marea și mica singurătate.» (Simion, 2001: 15)Memoriile, amintirile, corespondența, autobiografia și, în special jurnalul înregistrează o frecvență semnificativă în literatura română din a doua jumătate a secolului XX. Astfel, expunerea realității cotidiene, etalarea nudă a faptului, a evenimentului trăit nu mai pune în pericol scriitura, din contră, provoacă o reierarhizare valorică în istoria literară românească. Desprins din panorama largă a literaturii de mărturisire, jurnalul intim poartă blazonul controverselor, etalând universul interior și experiențele unice, mai mult sau mai puțin fabricate condiționate de un set de legi și clauze de cele mai multe ori încălcate. Acceptat cu reticență în câmpul literar românesc și considerat multă vreme un gen minor, recunoscut astăzi drept „roman indirect”, « document de însoțire », «reportaj al interiorității»,

147 Claudia Cîrciu « cronică a vieții interioare » și chiar « urmaș bastard » (Simion, 2001: 25, 26, 93), jurnalul intim păstrează încă un caracter ambiguu și tranzitoriu, definit convențional de autenticitate și de sinceritate, excluzând astfel o distribuție precisă și riguroasă a speciei. Pentru a depista elemente viabile ce pot dezvălui atitudini și structuri ce ne pot racorda la ideea sau ideile scriitorului despre el ca artist sau despre el ca om, despre rolul său cultural sau social, cu alte cuvinte despre însăși menirea sa neam centrat pe un segment al literaturii autobiografice care concentrează anii portughezi și anume Jurnalul portughez, scriere oarecum atipică în raport cu restul operei lui Eliade din care atât de vizibil se detașează spectrul calofil al unui scriitor practic dependent de structuri, de acorduri, de miniaturi, de jonglări stilistice, de detalii, toate gândite și calculate întro grilă încă în proces de decodare. Este, fără îndoială, jurnalul scris « în priză » în care timpul trăirii și timpul mărturisirii se suprapun. Încadrabil în paradigma autenticității și fidel esteticii acesteia, Eliade croiește Jurnalul portughez după tiparul experienței directe, preluată brut din real, neliteraturizată și lipsită de abstractizări, escortând cu această recuzită un demers ce are în vedere diluarea automatismelor diaristice: « Încerc să dau cât mai multă densitate impresiilor, să depășesc brouillon ul [ciorna] Jurnalului, fără să trădez totuși autenticitatea și intimitatea, singurele calități care validează o asemenea proză. » (Mircea Eliade, 2006: 267)Jurnalul, sub aspect estetic, nu este spectaculos și nici nuși propune aceasta. Valoarea lui se reflectă în datele existenței ce construiesc istoria, deloc ușoară, a unui intelectual care merge împotriva curentului general, cu toate acestea reușind să rămână « un spirit al totalității întro epocă a fragmentului. » (Eugen Simion, 2011: 373) Întrun grafic menit să indice nivelul de autenticitate al confesiunii, Sorin Alexandrescu plasează Jurnalul lusitan, după o analiză ce vrea să depisteze gradul de intruziune al ficțiunii în text, la gradul zero al nonintervenției, în expresia literară a trăirii, (Sorin Alexandrescu, 2006: 112) ceea ce sugerează că experiența și autenticitatea nu sunt doar concepte de operare, ci sunt un alt fond pe care sa imprimat omul Eliade, în cei aproape 5 ani în care Portugalia ia fost patrie surogat. În ce măsură poate confesiunea să vindece? Cum este conservat timpul? Reflectă scriitura intimă o criză a identității sau oferă posibilitatea reconstruirii identității? Respectă jurnalul clauzele discursului autobiografic? Sunt întrebări ce deschid și permit interpretări, luând, bineînțeles, în calcul conjuncturile istorice, episoadele personale și, mai ales, ideile eliadești ce demontează un profil intelectual și chiar spiritual pentru a reconstrui un altul impresionant ca dimensiune și forță de manifestare. Pentru Eliade, exilul nu a fost un « neant occidental »,ca în viziunea lui Noica, în care acesta sar fi putut pierde, ci a fost un factor catalizator care la consacrat, care ia deschis drumul spre universalitate, drum pe care renumitul savant de mai târziu a pășit încrezător în posibilități pe care le va exploata ulterior cu atâta consacrare. Traiectul existențial al lui Eliade ca exilat poate fi conceput ca un lung voiaj experimental cu pronunțat caracter gnoseologic. Acest voiaj începe în faza în care Eliade se găsește în punctul zero al existenței sale, punct ce concentrează întreaga perioadă portugheză. Semnalăm că este vorba de un punct zero al existenței și nu de un punct zero al dimensiunii intelectuale a scriitorului, căci Eliade, spre deosebire de mulți alții, își va începe exilul cu un bagaj cultural pe cât de consistent, pe atât de divers, ceea ce demască o pluridimensionalitate intelectuală echilibrată, rarisim întâlnită. Amintim proza fantastică întro variantă originală Domnișoara Cristina , Șarpele , Nopți la 148 JURNALUL PORTUGHEZ – MAI MULT DECÂT UN ITINERARIU INTELECTUAL Serampore sau Secretul doctorului Honigberger, proiectând scene epice de un farmec inegalabil căci « la littérature, en tant que produit de l’imaginaire, peut être une manière de faire savoir un mode d’être de nature métaphysique » (Mirea, 2017:177). A cochetat științific abordând problematici neobișnuite și deranjante pentru confortul științific al vremii. Printre studiile sale științifice, care pregăteau terenul istoriei religiilor, demne de atenție au fost în special Alchimia asiatică sau lucrarea despre Yoga, lucrare ce dezvoltă teza sa de doctorat susținută în 1933. Această originală bucată de jurnal, intitulată semnificativ Jurnalul portughez , nu doar că imprimă conștient gândirea eliadescă contaminată de o realitate social – politică funestă, ci încearcă și o deplasare oarecum forțată a eului creator spre adevăratul sine, spre o « renaștere biografică », spre o reconstruire a identității, pe fondul unor evenimente necodificate. Dacă există un scop al însemnărilor portugheze acela este de a înregistra sistematic variațiile vieții sociale și intelectuale care marchează nu doar un început de exil, de peste 40 de ani, ci și istoria transformării unui profil intelectual excepțional. Aceste însemnări trădează elocvent reflecții, impresii, melancolii, interpretări, portrete, crize deoarece sinceritatea și spontaneitatea nu sunt cenzurate. Însă exercițiul evitării cu discreție a faptelor prea intime este evident și poate fi ușor observat în încercarea, de altfel reușită, de a ascunde anumite imagini și anumite tablouri ce ar putea răspunde posibilelor întrebări pe care le poate ridica textul. Aceasta facilitează următoarele curiozități: există un « celălalt personaj » care este mascat de această tehnică? Încalcă scriitorul voluntar condiția spontaneității și a sincerității? Vom observa cum se manifestă la Eliade conflictul interior, ce îmbracă diverse forme, desăvârșinduse prin setea de universalitate și nevoia de individualitate. Jurnalul portughez nu surprinde atât soluționarea unei crize cât împlinirea unui destin. Obstacolele ce împiedică împlinirea unui destin măreț nu sunt atât conflictele « eroului », cât mai ales dinamismul lui moral, luptele lui interioare. Atenția trebuie concentrată către etapele formării intelectuale și politice ale lui Mircea Eliade, care, nu întâmplător a dat glas unei neliniști ce avea săl urmărească multă vreme: « Sămi fie oare rușine de substanța autobiografică a întregii mele opere? » (Eliade, 2006: 299) Marele savant experimentează tridimensional schimbarea: odată spiritual, prin rătăcirea de sine, mai apoi emoțional, prin moartea Ninei și social, prin declinul politic al epocii. Prins în acest vârtej, intelectualul român știe că se găsește, fără cale de întoarcere la « cumpăna apelor » (Eliade, 2006):

Când la sfârșitul lui noiembrie, am primit telegrama lui Herescu, amenințândumă că la 12 decembrie va avea loc concursul pentru noua catedră, am răspuns că nu mă voi prezenta. Simțeam că epoca de « creație », în contextul culturii românești contemporane, era încheiată. Știam că mă aflu în pragul unei noi etape. (Eliade, 2006: 389)

Conștiința incompatibilității și necesitatea libertății de exprimare sunt două planuri interferate, ce articulează alegerea scriitorului român. Astfel, Portugalia devine un interior securizat, un spațiu ferit de toxinele realității sociale și politice din România, în care Eliade alege nu doar să se refugieze, ci, inconștient, alege și inițierea în « cultul renașterii » culturale căci « ce n’est pas l’événement historique dans sa manifestation factuelle qui l’intéresse, mais l’expérience spirituelle qui engendre des conséquences ontiques définitives. » (Mirea,

149 Claudia Cîrciu 2017:175). Însă, absorbit fiind de un timp și un spațiu ce se cereau, în primul rând descifrate, Eliade este supus înstrăinării. Ideea de ași face o carieră în Occident îl tentase pe Eliade încă din vremea experienței indiene. Experiența portugheză va declanșa, întro manieră decisivă, procesul nu datorită varietății perspectivelor, ci, din contră, din cauza lipsei acestora. România era nesigură și instabilă politic. Fără să fie conștient pe deplin, Eliade intră, începând cu Portugalia, întro nouă fază a vieții sale intelectuale, în care calitatea sa de istoric al religiilor este confirmată de noi teme și noi ambiții. Lectura jurnalului oferă imaginea clară, însă fragmentată, a unei gândiri în curs de formare, gândire legată intim de teme și motive ce iau captat atenția încă din adolescență prin intermediul unor lecturi precum Frazer, Papini și alții. Istoria, pe care Eliade o urăște, însă, de care, în același timp, se lasă sedus, îi dictează, nu în puține pagini, rânduri febrile din care deslușim o nervozitate patologică:

În apocaliptica încleștare de astăzi, neamul meu are prea puțini sorți de a supraviețui; iată obsesia mea de fiecare zi, care, dacă nu mă va doborî definitiv, mă va istovi în orice caz, până la măduvă. De ce nu mă pot salva, ca acum zece ani, revendicândumă de la alte principii și solidarizândumă cu alt destin, mai grandios, mai universal? (Eliade, 2006: 201)

Atașamentul visceral de România pictează un carnaval al durerii « Căci, în ceea ce mă privește, naș mai putea accepta istoria fără România așa cum am cunoscuto eu. [...] Niciodată na fost mai cumplită lupta în cugetul meu, în carnea mea, între speranță și deznădejde ca acum.» (Eliade, 2006: 162) Eliade condamnă nu atât politica statului, cât refuzul acestei țări de a învață săși construiască un destin sclipitor prin singurele mijloace viabile și la îndemână și anume creațiile culturale. Așadar un destin ce se îneacă în iureșul istoric lipsit de șansă unei izbăviri. Ruperea de acest destin este așadar imperativă. Va începe această retragere, mai întâi ficțional, în Întoarcerea din Rai și în Huliganii , proiectând narativ eșecul intelectual al renumitei sale « generații» și mai apoi în însemnările jurnalului din faza embrionară de exil, identificabilă în perioada portugheză, ce se intenționase a fi inițial doar o responsabilitate diplomatică. Semnalează oare între straturile acestei ratări culturale colective o neliniște nerecunoscută cu privire la propriul destin cultural? Este o frică de acest eșec sau este o asumare indirectă? Oricare ar fi formula ea înseamnă o răsturnare de valori. Viața lui din perioada portugheză e străbătută de contradicții, ajungând, totuși, printro luptă lăuntrică îndelungată, la unitate. Se va regăsi, parțial, în scris, parțial în lectură, căci «Intensitatea personalității creatoare se « varsă » mai ales în jurnal: rareori Eliade a scris mai bine, mai intens ca în aceste pagini febrile, incandescente. Autorul își trăiește până la capăt contradicțiile, inegalitățile și vulnerabilitatea, având puterea de a te face să vezi, să simți totul de parcă ai fi acum acolo. » (Cernat, 2006) Situația politică a României și sănătatea tot mai fragilă a Ninei sunt o dublă agonie despre care jurnalul menționează cu întreruperi însă oferind imagini tulburătoare asupra unui război personal. « Intervenise destinul; apoi, intervenise istoria. » (Eliade, 2006: 321) Obsedat de propriul destin, de încadrarea acestuia în timp, de distanțarea de mediocritate, de comun, de condiția sa în univers, obsedat de autoanaliză, de trecut doar în măsura în care poate revendica melancoliile, dramele, geniul, Eliade reconstruiește o insensibilitate proporționată cu cugetările sale în care nici o dramă, nici o suferință nu o

150 JURNALUL PORTUGHEZ – MAI MULT DECÂT UN ITINERARIU INTELECTUAL egalează pe a sa: « Nimeni, cunoscândumă bine, și chiar citind acest Jurnal, nuși poate închipui intensitatea dramei mele. » (Eliade, 2006: 201) Întoarcerile în trecut sunt o necesitate imperativă, un fel de pelerinaj mistic, o încercare disperată de a recupera timpul, de al distila până la esența lui. După astfel de lungi incursiuni cel consumă cu desăvârșire, nu poate urma decât un vid total în care noțiunea de timp pare să dispară cu desăvârșire:

Lungi intervale de pierdere a sentimentului timpului. Cu ochii duși pe fereastră, uit că exist. Dar, cu aceeași intensitate, continuă crizele de desperare. Nu pot ieși din obsesia lucrurilor care puteau fi făcute, și nu au fost făcute. De ce nam fost, de ce nam făcut, de ce nam cerut etc. etc.?!... (Mircea Eliade, 2006: 289)

Timpul este obsesia prin excelență la Eliade, sfârșind de fiecare dată în limitele trasate de caducitatea clipei, suportând trecerea timpului numai « în momentele când nu mă îndoiesc de dincolo . » (Eliade, 2006: 275) Jurnalul portughez, al cărui epicentru este însuși Eliade, atestă preocuparea exclusivă de dramatismul interior, de propria vocație, uneori chiar de imaginea sa socială cei dă sentimentul grandorii „nu mam învățat, încă, să mă port în conformitate cu capacitatea mea mentală.

În clipe în care cred că cel din fața mea se simte uluit sau copleșit de personalitatea mea, fac eforturi disperate ca să par « un om ca toți oamenii » deși, în aceeași notă pretinde dificultatea de a se obișnui cu gândul că « în fond, sunt un melancolic cu crize de disperare – care detestă și melancolia și disperarea. (Eliade, 2006: 167)

Acesta refuză cu ostentație săși folosească pana pentru a contura portrete sau personaje, cu toate că relațiilor intelectuale pe care le dezvoltă cu talent în mediul presei portugheze sunt consistente. El însuși este încurajat și încântat de acest aspect întro scrisoare adresată Ninei, pe 7 mai 1941 « Miam făcut foarte multe cunoștințe în « lumea presei » [...]. » (Eliade, 2006: 432) Sentimentul acut al neîmplinirii este cu mult evazat de clasicul « se putea și mai mult », în perimetrul producției literare și științifice: « Și, cu toate acestea, am sentimentul că nam dat aproape nimic , că nam spus nimic esențial, că nam mărturisit nici a zecea parte din adevărurile pentru care am fost trimis pe lume. » (Eliade, 2006: 207) cu toate că numărul și varietatea operelor programate ca proiecte viitoare sub forma unor « puncte de reazem » este copleșitoare: Viață nouă , Tinerețe fără bătrânețe , Comentarii la Legenda Meșterului Manole , Introducerea în istoria religiilor , Simbol, mit, cultură , Prolegomene la studiul religiei în India , o a doua ediție refăcută a lucrării Yoga , un eseu sub titlul de Muntele magic . Va mai adăuga, notează în același fragment « alte lucrări, începute sau plănuite: o sinteză asupra originilor științelor; o mitologie a morții, o geografie mitică, o istorie religioasă a Daciei. »(Eliade, 2006: 115) Îndrăzneala acestor proiecte impresionante, pe care le va duce la capăt, mai devreme sau mai târziu, este îndrăzneala unui intelectual care are încredere în forțele creatoare și în magia cuvintelor. Însă până la concretizarea acestor proiecte ce solicită timp și forță de muncă Eliade își hrănește « demonii »: « Cred că am de spus ceva mare. Cred că sunt ceva mai mult decât un simplu savant. Ideile și metodele mele ar putea avea o rezonanță și

151 Claudia Cîrciu consecințe în ansamblul gândirii europene. »(Eliade, 2006: 218) Aceste rânduri au o nuanță profetică. E clar că în viziunea lui Eliade începe să prindă un contur mai concret viitorul său intelectual, întrevăzând ieșirea din criza gândirii în care îl aruncase realitatea, pe care el o numește în repetate rânduri destin. Este o criză care persistă, răbufnind uneori cu violență, depresiv:

Nu voi mai scrie pentru a respecta contractele cu editorii. Numi voi mai dărui cea mai mare parte din timp pentru ami câștiga viața. Nu mai am griji, și foarte puține nevoi. Teribila mea pasiune pentru erudiție și cultură sa istovit. Astăzi, sunt în stare sămi vând toate cărțile; și poate voi fi silit so fac întro zi, ca să trăiesc. Dacă aș auzi că mia dispărut biblioteca de la București, că miau ars fișele – aș da din umeri. Știu că sunt acolo, în sertare, zeci de studii și cărți nescrise – de indianistică, istoria religiilor, etnografie, filozofia culturii. Dar nam ce face. Nu mă mai interesează. (Eliade, 2006: 306)

De aceea se salvează prin ideea de destin măreț ce i se relevă fie prin intermediul unui miraj indus de repetatele accese de neurastenie și anxietate, fie prin intermediul unui perfect moment de luciditate în care diaristului i se conturează imaginea renumitului istoric al religiilor de mai târziu. În orice caz, această obsesie a geniului nu este singulară, ci este un adevărat joc de artificii printre confesiunile scriitorului, sugerând o puternică, dar bine camuflată criză de identitate: « Nu cred că sa mai întâlnit un geniu de o asemenea complexitate – în orice caz orizonturile mele intelectuale sunt mult mai vaste ca ale lui Goethe. » (Eliade, 2006: 112) susține la 11 dec. 1941. Acest asumat geniu epic întro manieră egolatră, nu frânează, însă, « dezgustul de mine însumi » (Eliade, 2006: 113), cel macină peste numai câteva zile. Această autoidentificare cu figurile de vârf ale culturii europene precum Goethe, Unamuno sau Kierkegaard voalează un fel de salvare de sine și de demonii lui cu care a dus mereu o luptă crâncenă. O recunoaște singur: « Nimeni nu poate bănui cantitatea de geniu, de voință și de simplă energie fizică cheltuită zi de zi în lupta cu mine însumi și cu demonul meu. » (Eliade, 2006: 201) Această revenire obsesivă la autoanaliză oscilează între nevoia de a se autodefini, de ași cântări rateurile literare, de ași justifica alegerile și de a da un sens dramei Ninei. Supus unei anchete, pe lângă dificultățile « standard » cu care sa confruntat fiecare exilat în parte, exilul lui Eliade poate fi acuzat, în plus, de un exces al perseverenței centrat pe evenimente cu o configurație spectrală, exces ce a declanșat depășirea convențiilor sociale și culturale. Este vorba de un fel de controversă ciclică asupra trecutului politic al lui Eliade. Miza încetează să mai fie una evenimențială, conturânduse tot mai mult moralizatoare odată cu distanțarea în timp și spațiu de acest trecut. Speculațiile au atins un asemenea grad de distorsiune, încât, ne informează biograful lui Eliade, « acuzațiile ce vizează trecutul îndoielnic al lui Eliade au căpătat chiar aspectul unei puneri sub semnul întrebării a istoriei religiilor pe care a refondato ca disciplină în SUA la începutul anilor 1960. » (Țurcanu, 2003: 27) Astfel, biografia sa sub aspect politic este un subiect încă viu care a preocupat, în amănunt sau măcar tangențial, în ultimii ani, cercetătorii lui Eliade. Acest aspect ne interesează numai în măsura în care descoperim vreo interferență între căutările intelectuale ale lui Eliade și opțiunile sale politice. Intelectual de frunte extrem de influent și lider recunoscut al generației sale, Eliade va pierde acest statut din cauza aderării sale la opiniile

152 JURNALUL PORTUGHEZ – MAI MULT DECÂT UN ITINERARIU INTELECTUAL Mișcării Legionare, mișcare declarat antisemită și ultranaționalistă. Aceasta a însemnat și motivul arestării sale timp de 4 luni, în lagărul de la Miercurea – Ciuc, împreună cu alți lideri ai Gărzii. În romanul autobiografic Noaptea de Sânziene , scris după război și publicat în 1955, Eliade este ușor de recunoscut sub trăsăturile personajului principal, Ștefan Viziru, arestat sub acuzația de apartenență la Garda de Fier. Dincolo de literatură, există diverse ipoteze legate de trecutul legionar al scriitorului, ipoteze ce se bazează pe unele articole semnate de Eliade în anii ’30. Jurnalul portughez aduce probe de necontestat ale legionarismului lui Eliade. Unele sunt directe fără nuanțe « dar miam dat seama că nimeni nu mă va asculta în țară. Risc doar să fiu arestat – ca legionar sau ca terorist. » (Eliade, 2006: 126) sau:

Dintro carte poștală a Gizei din 29 dec[embrie] primită astăzi, aflu că Gicu a fost arestat și internat în lagăr. Haig a fost liberat șiși completează instrucția militară pentru a fi trimis pe front. În linia I, evident, așa cum e ordinul pentru toți legionarii. Mă gândesc cu groază ce sa întâmplat cu jurnalul meu, care era la Gicu în păstrare. Și oare pentru ce lau arestat? Nu cumva Ică mă cheamă în țară cu acest eveniment? (Eliade, 2006: 175)

În anul 1945 reapar, în însemnări, aluzii la situația politică prezentă nuanțată de constatarea neputinței de a se reîntoarce întro Românie în care « fiind « fascist », am fost scos din cadre și, dacă va trebui, mi se va lua și cetățenia. Fără îndoială că Salazar și Întoarcerea din Rai au fost imediat retrase din circulație. […] Sar mai putea, de asemenea, ca întreaga mea operă să fie interzisă. » (Eliade, 2006: 293) Altele sunt mai voalate, mai încărcate de mister, predispuse la interpretări, de exemplu, o notă din 7 ianuarie 1945:

Sunt dispus să scriu totul în acest jurnal, pe carel caut cu sete, pe carel păstrez întotdeauna la îndemână. Dar voi avea oare curajul să mărturisesc și teribilul meu secret? Cred că naș putea supraviețui mărturisirii. Naș puteao face decât în clipa când știu că, totuși, aș putea fi iertat și mântuit.(Eliade, 2006: 290)

Dincolo de vălul de mister, intenționat transparent, ne dăm seama că scriitorul este urmărit de o culpă, ce odată recunoscută, nui poate aduce decât prejudicii. Nu încearcă să formuleze scuze sau să emită culpe cu atât mai puțin să elaboreze explicații, doar cântărește posibilele consecințe, care, evident, nul lasă insensibil, însă, neîndoielnic, Eliade își asumă acum destinul politic. Refuzul de ași cerceta trecutul politic, evadând în permanență întrun alt timp, întro altă realitate, și recunoaștem în această tehnică o temă favorită a literaturii lui Eliade, este incompatibil cu cel care altădată nuși ascunsese atitudinea politică. Fundalul politic al jurnalului este, fără îndoială, întunecat schițat în tonuri apocaliptice: « Totul mi se pare inutil și absurd, dacă o lume nouă se va face cu prețul dispariției României ca stat și ca națiune. Nu mă interesează nici un fel de paradis terestru (în care, de altfel, nu cred), dacă e dobândit cu sacrificarea neamului meu. » (Eliade, 2006: 165) În momentul în care Eliade înțelege și acceptă realitatea politică a României căreia el îi spune Fatum , stilul jurnalului devine lipsit de expresivitate, fără ton, strict informativ: « Nimic de spus, nimic de regretat. Acum, aștept să se împlinească istoria. Neamul meu ar putea pieri în

153 Claudia Cîrciu urma acestui eveniment, dar privesc calm înainte. » (Eliade, 2006: 208) deși, mai înainte, spectacolul istoriei era un amestec de suspiciuni și de isterie: « În apocaliptica încleștare de astăzi, neamul meu are prea puțini sorți de a supraviețui; iată obsesia mea de fiecare zi, care, dacă nu mă va doborî definitiv, mă va istovi, în orice caz, până la măduvă. » căci « România și chiar neamul românesc (în elementele lui de continuitate istorică și culturală) trec cea mai mare criză din existența lor. » (Eliade, 2006: 201) Spre finalul însemnărilor portugheze, în primăvara și vara anului 1945, tonul este stăpânit, calm, pe alocuri optimist, pozând încercarea lui Eliade de a se împăca cu prezentul ce a urmat catastrofei și de a îmbrățișa viitorul ce nu se mai întrevede nicidecum ca un iminent Ragnarök.

De unde îmi vine neașteptata, nesperata înseninare? De câteva zile, crizele de nervi sau potolit, melancolia mă iartă. […] Dar mai e ceva: o nouă redeșteptare la viață. Simt cum întreaga mea ființă mă îndeamnă să mă zvârl, să mă consum în ceea ce, cu un gentil eufemism, mam învățat demult să numesc « viață ». (Eliade, 2006: 340)

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REVIEWS

COMPTESRENDUS

JOURNAL OF PHILOLOGY AND INTERCULTURAL COMMUNICATION REVUE DE PHILOLOGIE ET DE COMMUNICATION INTERCULTURELLE Vol. II, No. 1, Jan. 2018

EMILIA PARPALĂ (EDITOR), SIGNS OF IDENTITY : LITERARY CONSTRUCTS AND DISCURSIVE PRACTICES , CAMBRIDGE SCHOLARS PUBLISHING, NEWCASTLE UPON TYNE, 2017, 236 PAGES.

Alina Ţenescu

University of Craiova, Faculty of Letters

The volume edited by Emilia Parpală, the coordinator of the international conference Comparativism, Identity, Communication since 2008, includes a selection of contributions to the 2016 edition. Researchers from Cyprus, Germany, Greece, Iraq and Romania display interdisciplinary approaches that encompass anthropological, comparative, semiotic and communicational perspectives covering a variety of topics – from Medieval clothing to multicultural discourse, from modern poetry to postcolonial narratives, from food to space and memory, among others. Following Contextual Identities. A Comparative and Communicational Approach and Ways of Being in Literary and Cultural Spaces (Cmbridge Scholars Publishing, U.K., 2015 and 2016, coedited with Leo Loveday), Signs of Identity : Literary Constructs and Discursive Practices is conceived in a broader semiotic frame complemented by the comparative method and communication paradigm. The theoretical insights have been synthetized by Emilia Parpală in her Introduction (114). Starting from the hypothesis that “identity is a sign, functions as a sign and allows writers to emphasise the ways signs of identity are related to those who have been assigned that identity” (1), the volume reveals the practice of rewriting, palimpsest and intertextuality, its dialogic action in the extensive context of culture. Concerned with the semantics of the term, the editor notes that the move from essentialism to constructionism “highlighted the paradox of identity, its simultaneous impulses to ‘sameness and uniqueness’ and the role of otherness in negotiated identities – collective or personal” (ibidem ). This conceptual relativism has induced the metonymic approach of the concept: “we preferred to identify the signs of identity discernible in different types of discourses, considering that language is the first semiotic resource employed in the construction and performances of identities” (ibidem ). The collection of fifteen chapters is divided into two parts: Part I. Constructs of Fictional Selves provides analytical perspectives on literary representations that can be circumscribed to the fields of comparativism and image studies and Part II. Discursive Practices centers on the relationship between cultural, linguistic and spatial codes and their performativity. In order to offer a coherent vision of the two part’s content, the editor divided the rich thematic range of the volume into seven major themes (410): 1. Diversity: Racial, ethnic and group / collective identity , illustrated by Milica Gruzicic’s study on the semiotic reconstruction of SouthEastern Europe in German

157 Alina Ţenescu Migration Literature and by Hayder Naji Shanbooj’s essay Passing for White: Mythical Journeys in Quest of Freedom ; the dynamics of racial and ethnical boundaries is illustrative for the historical conditions brought about by modernism and for the issue of authenticity. 2. Role / gender identity and corporality , tackled by Zainab Abdulkadhim Salman Al Shammari in Edith Wharton and the Condition of American Women and by Oana Baluica’s essay, Female Promiscuity: Between Mythology and Demystification , which offers a comprehensive view on the double standards that lie at the core of society as regards women’s sexuality and its expression. 3. Creative identity: poets, writers, readers and critics was illustrated by Maher Fawzi Taher’s chapter, Defining the Postcolonial War: a Framework for the Literature of a Diaspora , which proposes a synthesis of the concepts of “colonialism” and “post colonialism”, “hybridity” and “habitation” as they are viewed in postcolonial theory, by Adela Catană’s Songs of Innocence and Experience: a Neoplatonic Approach , which investigates the hermeneutic possibilities of the “avanttexte” and by Mădălina Deaconu’s Metaphors in Modern Poetry: a Cognitive Approach , which analyzes the works of four major Romanian poets through cognitive modules . 4. Dialogic identity: rewriting and difference is a postmodern topic analyzed by Ana Maria Cornilă Norocea in ReWriting and Memory – The Art of Palimtext , where the author demonstrates how palimpsestic writing reconfigured the concepts of “author” and “reader,” “memory” and “creativity” and by Carmen Popescu in The DialogicDifferential Palimpsest in Scott Cairns’ Three Descents , where the contributor tackles the relationship between the intertextual dialogism reflected by the juxtaposition of three cultural figures (Aeneas, Orpheus and Jesus Christ) and the literary invariant called katabasis . 5. Linguistic identity – terminology and metadiscourse is illustrated by two chapters that provide a coherent view of identity as sociolinguistic phenomenon (Diana Aniţescu’s The Concept of a “Light Verb” and Iulia Drimala’s External Attribute as Illustrated by Medieval Clothing in England and France ) and two chapters that approach the linguistic sign from a comparative and functional angle (Andreea Barbu’s From Modernity to Modernities: Comparative Methodology in the Study of Modernity and AnaMaria Cornilă Norocea’s Re Writing and Memory: The Art of Palimtext ). 6. Spatial identity is central in Eleni Pilla’s Spatial Subjectivity: The Streets in Andrew Davies’s 2001 and in Alina Ţenescu’s Spaces Other: Dystopias and Heterotopias in Postmodern Fiction , which reveals the metaphoric conceptualizations of the city space in Postmodern American and Francophone novels. 7. Food and identity , the topic of Xenia Georgopolou’s Food and identity in Shakespeare’s Plays is a metonymic reading of gastronomy code in the light of literary representations. The above mentioned contributions help readers recognize and understand patterns of identity change, in terms of complex individual experiences and crises, as well as to perceive the transformations that disclose a wide array of hybrid, fluid, divided, antagonistic signs of identity. Despite the variety of theoretical and methodological overviews displayed by authors, the volume exposes a coherent view on the relationship between comparativism, identity and communication, while at the same time exemplifies the dynamics of fictional identities and discursive performances.

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