Décadrages Cinéma, à travers champs

25 | 2013

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/decadrages/715 DOI : 10.4000/decadrages.715 ISSN : 2297-5977

Éditeur Association Décadrages

Édition imprimée Date de publication : 15 octobre 2013 ISBN : 978-2-9700668-7-3 ISSN : 2235-7823

Référence électronique Décadrages, 25 | 2013, « Werner Herzog » [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2015, consulté le 23 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/decadrages/715 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ decadrages.715

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® Décadrages 1

Remerciements à : Cinéma Oblò.

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SOMMAIRE

Editorial Charlotte Bouchez et Sylvain Portmann

Dossier : Werner Herzog

Aux limites du cadre : Werner Herzog n’est pas Alfred Hitchcock Brad Prager

« Chaque être humain est un abîme ». Werner Herzog et la peine de mort aux Etats-Unis Valérie Carré

Dans les « abysses du temps ». Echos wagnériens dans l’œuvre documentaire de Werner Herzog Laurent Guido

La mort sur écoute ? Réflexions sur une scène de Alain Freudiger

Révolte et réclusion dans les premiers longs-métrages de Werner Herzog François Bovier et Sylvain Portmann

Apparitions de Werner Herzog hors de ses films Sylvain Portmann

Rubrique cinéma suisse

Les Nomades du soleil d’Henry Brandt : un projet ethnographique à la croisée des médias Faye Corthésy

Métahistoire de l’histoire et histoire de la métahistoire Erik Bullot, Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma Genève, Mamco, 2013, 272 pages Tristan Lavoyer

Après la nuit, de Basil Da Cunha : une quête d’authenticité au sein de la fiction Laure Cordonier

« Steve McQueen » au Schaulager, ou la multiplication des salles obscures dans l’espace du musée François Bovier et Sylvain Portmann

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Editorial

Charlotte Bouchez et Sylvain Portmann

1 La carrière de Werner Herzog est remarquablement longue ; elle est pourtant marquée par ce que d’aucuns pourraient qualifier de « traversée du désert » et a connu un relatif oubli, en France en particulier. Ainsi, hormis Grizzly Man (2005), la plupart des films tournés depuis Cerro Torre : Schrei aus Stein (1991) ne sont pas sortis en France, ni en Suisse romande. Herzog reconnaît lui-même cette situation, manifestant ainsi la conscience qu’il a de sa « présence » dans le champ médiatique : « d’une certaine manière, j’ai été absent de France pendant de nombreuses années. […] Ce n’est pas la même chose dans d’autres pays. Je suis très présent en Italie. Et aux Etats-Unis, et au Brésil, en Algérie même. Et en Russie. Dans bien d’autres pays encore. Mais il est vrai qu’en Allemagne et en France je n’ai pas été tellement présent ces derniers temps. En Allemagne je suis carrément inexistant »1.

2 Récemment, il a cependant été à l’honneur d’un ensemble d’événements dont la fonction de légitimation et de reconnaissance publique est indéniable. La rétrospective complète de ses films au centre Pompidou (10 décembre 2008 – 2 mars 2009), la publication récente de différents entretiens, et sa participation au Festival international du film de Locarno cet été, témoignent de cette inflexion de tendance. Dans ce contexte, le réalisateur s’est vu décerner un Léopard d’honneur, « reconnaissance du Festival del film Locarno à de grands réalisateurs du cinéma contemporain »2. Au-delà de la remise du prix, le festival lui a consacré une rétrospective et lui a accordé un enseignement sous forme de Masterclass, attestant ainsi son statut artistique majeur. Enfin, le festival a présenté en avant-première la dernière saison de , série documentaire sur la peine de mort diffusé pour la première fois à la télévision en 2012.

3 S’inscrivant dans la continuité de cette actualité filmique, le dossier consacré à Herzog s’ouvre sur un article de Valérie Carré qui analyse la façon dont la mort est représentée dans Into the Abyss (2011). Elle montre comment l’intérêt manifesté par Herzog pour ce sujet prolonge les enjeux de ses films documentaires précédents, et traduit un rapport au mythe que l’on peut considérer comme idiosyncrasique. L’œuvre de Herzog peut ainsi être appréhendée comme une exploration des façons dont l’humain se dote de récits explicatifs afin de donner sens aux expériences limites auxquelles il est amené à

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se confronter. Selon Carré, les modalités de réalisation adoptées par Herzog pour aborder un tel sujet reposent sur une oscillation entre ce qui peut être représenté par le biais de la captation filmique, et ce qui doit demeurer dans un régime de représentation indirect. Le film met en scène les rencontres entre Herzog et certains condamnés à mort, des membres de leur entourage et les familles des victimes. Le réalisateur initie ainsi des situations où les sentiments des protagonistes se dévoilent et le récit de leurs expériences vécues autour d’épisodes pénibles qui sont à l’origine de leur relation avec l’univers carcéral dans lequel le film se déroule. Toutefois, il repousse la représentation de la mort elle-même dans les marges de l’évocation qu’en font les protagonistes par le biais de leur récit, sans filmer directement un tel moment. Suivant une perspective comparable, Alain Freudiger analyse un épisode crucial de Grizzly Man, dans lequel Herzog se confronte à la bande-son enregistrée lors de la mort de Timothy Treadwell, personnage central du film. Il décrit le dispositif employé par Herzog face à une expérience insupportable, et dont le statut indiciel est par essence problématique. En effet, comment faire face à ce qui aurait dû demeurer caché, à ce qui renvoie au drame de celui qui meurt ? Et comment se confronter à l’enregistrement des paroles prononcées par celui dont la vie s’interrompt, qui plus est réécouté dans un autre contexte ? Freudiger analyse les stratégies mises en place par Herzog, selon une logique de déliaison entre image, récit et son, qui permet d’inscrire cet événement dans la représentation filmique.

4 Laurent Guido consacre un article à l’emploi d’œuvres de Richard Wagner dans certains films de Herzog. Il dégage les principales façons dont ce sujet a été envisagé via une historiographie des débats pour en opérer un nécessaire dépassement. En effet, l’hypothèse selon laquelle les films ne reposeraient que sur la recherche d’un parallélisme rythmique entre image et musique, ou celle qui insiste sur la relation référentielle, potentiellement ironique, entre le discours musical et iconographique, ne semblent pas satisfaisantes. Guido propose ainsi une analyse fine des occurrences de Wagner dans les films de Herzog, afin de dégager les spécificités des différents emplois, dont la diversité ne saurait se réduire à une seule option explicative. Les articles de Brad Prager et Sylvain Portmann explorent une problématique relativement proche puisqu’il s’agit dans les deux cas d’analyser certaines apparitions de Herzog à l’écran. Le premier compare les fameuses apparitions d’Alfred Hitchcock dans ses films à l’inscription de Herzog dans les siens, et montre la façon dont le réalisateur allemand tend à participer physiquement à la mise en scène tandis que Hitchcock cherchait à mesurer et cartographier l’espace. Le second observe les différents rôles que Herzog a incarnés au cinéma au sein de films réalisés par d’autres cinéastes. Il dégage les liens qui unissent la construction de la « posture » du réalisateur allemand à son devenir dans les personnages qu’il interprète. Enfin, l’article coécrit par François Bovier et Sylvain Portmann revient sur les deux premiers longs-métrages de Herzog pour analyser les thèmes de l’enfermement et de la folie à travers différentes techniques de mise en scène. A l’aide notamment des notions d’obscénité et d’allégorie, ils interrogent les motifs les plus saillants des Nains aussi ont commencé petits (1970) pour en déceler le propos, une quarantaine d’années après la sortie du film.

5 La rubrique suisse se compose d’articles variés : il y est question de livres de et sur le cinéma, de la sortie d’un film suisse à Cannes et en Suisse romande, mais aussi d’une exposition de films. Faye Corthésy propose ici une version inédite d’un texte issu d’une exposition virtuelle (en ligne) de la Bibliothèque cantonale universitaire vaudoise, organisée par le Professeur Olivier Lugon (« Photo d’encre », 2013). Elle retrace la

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situation qui a donné naissance au film du réalisateur suisse Henry Brandt, Nomades du soleil (1954), mais surtout analyse le livre homonyme dont il est également l’auteur. Le dernier ouvrage du cinéaste et essayiste Erik Bullot, Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma, édité à Genève par le Musée d’art moderne et contemporain en 2013, est présenté par Tristan Lavoyer, dont le riche compte rendu illustre l’ampleur des interrogations soulevées par l’auteur, se situant à la périphérie du cinéma et de l’art contemporain. Remarqué à Cannes au printemps 2013, Après la Nuit, premier long-métrage de fiction du réalisateur suisse Basil Da Cunha, présente des aspects quasi documentaires que Laure Cordonier traite ici au regard de la notion d’authenticité. S’approchant au plus près de protagonistes issus des bas-fonds lisboètes, le réalisateur s’est immiscé dans un décor et une ambiance difficiles d’accès et qui ne va pas sans risque. Un tel défi non plus, ce que Cordonier nous rappelle, pointant certains aspects problématiques du film, qui sont liés à la façon dont le tournage a été envisagé, en particulier en ce qui concerne le jeu des acteurs. La rubrique se clôt sur le compte rendu de l’exposition « Steve McQueen » au Schaulager de Bâle, qui s’est tenue en 2013, Bovier et Portmann questionnant à la fois le système mis en place à l’occasion de l’exposition et la nature des pièces exposées. Ils mettent ainsi en évidence la tension entre les dispositifs du white cube et du black box qui n’est pas vraiment résolue par la scénographie des commissaires d’exposition, ceux-ci privilégiant la constitution d’« une cité de cinémas » (selon leurs termes) ou d’un multiplexe d’art contemporain.

NOTES

1. Werner Herzog, cité dans Manuel de Survie. Entretien avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau, Nantes, Capricci, 2008, p. 41. 2. www.pardolive.ch.

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Sylvain Portmann et Charlotte Bouchez (dir.) Dossier : Werner Herzog

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Aux limites du cadre : Werner Herzog n’est pas Alfred Hitchcock

Brad Prager Traduction : Charlotte Bouchez

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’américain par Charlotte Bouchez

1 A la question suivante, posée par le journal allemand Die Zeit à Werner Herzog : « En tant qu’acteur-réalisateur, Alfred Hitchcock et Otto Preminger sont-ils vos modèles ? », Herzog répondit : « Je n’ai jamais réfléchi à cela ; non. Dans mes propres films, je n’apparais pas comme acteur. C’est quelque chose que j’essaie d’éviter »1. Cette affirmation est, dans une certaine mesure, sujette à caution. Nous savons en effet que Herzog apparaît dans plusieurs de ses films. A ce propos, il est possible de mettre cette pratique en relation avec celle qui caractérise le style propre à Hitchcock ; l’un comme l’autre ont tendance à empreindre leurs films de leur présence physique. Alors que la voix et le corps de Herzog sont omniprésents dans nombre de ses documentaires, il apparaît également dans certains de ses films de fiction. Nous pouvons ainsi interroger les ressemblances de ces cas d’auto-mise en scène avec la pratique qui prévaut chez Hitchcock. Ses apparitions, vêtu d’un uniforme de soldat dans Lebenszeichen (Signes de vie, R.F.A., 1968), ou sous les traits d’un ouvrier transportant du verre rubis dans Herz aus Glas (Cœur de verre, R.F.A., 1976), sont hitchcockiennes à leur façon ; mais que signifie cette similarité ? Ces brèves apparitions (cameos2) ressemblent-elles simplement à celles de Hitchcock, ou font-elles consciemment écho au style du maître, y compris dans une perspective critique ? L’analyse de ces cas nous permettra de préciser la conception que Herzog a de lui-même en tant qu’auteur. Dans une perspective comparative, il s’agira de montrer comment ces deux réalisateurs ont choisi de poser les limites du cadre, manifestant ainsi la façon dont ils délimitent le monde réel qu’ils habitent et les mondes créés dans leurs films.

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2 Lors de certaines apparitions au sein de ses propres films, Herzog n’interprète pas ses rôles comme un véritable acteur ; il ne s’engage pas dans une performance, du moins pas au sens conventionnel du terme. De plus, il ne constitue pas un élément essentiel de la diégèse : ces apparitions peuvent ainsi être considérées comme des cameos, au sens premier du terme. En effet, le terme cameo, provenant originellement du mot « camée », est généralement associé aux notions de reconnaissance et d’identification. Mais, si le rôle joué par Herzog est secondaire – ses apparitions n’ayant pas d’importance significative dans la diégèse –, alors que fait-il dans ses films (la question se pose également pour Hitchcock, ou n’importe quel autre réalisateur qui interpréterait un rôle ornemental similaire) ? Dans le cas de Hitchcock, ses apparitions sont parfois interprétées comme une puissance de déstabilisation3. A suivre Christian Metz, ses cameos peuvent être considérés comme donnant à voir l’artificialité de la frontière entre l’histoire – la fiction telle qu’elle se déploie et dans laquelle nous sommes censés être immergés – et le discours, où le film constitue un message que le réalisateur transmet au public4. En d’autres termes, les apparitions du réalisateur, parce qu’elles désignent une réalité extérieure au monde du film, nuisent potentiellement à la participation du spectateur ou à l’illusion collective engendrée par le film. Partant, ce type d’apparition du réalisateur constitue un jeu qui entre en contradiction avec l’immersion du spectateur dans la fiction. Si tel est le cas, cette perturbation peut toutefois provoquer un certain plaisir, puisqu’elle indique que le quatrième mur peut être brisé : il pourrait s’effondrer, mais le réalisateur choisit de ne pas le faire, renonçant à la possibilité d’un aparté théâtral explicite. Dans ce sens, le cameo manifeste l’autorité du réalisateur, ou, comme l’écrit Thomas Leitch, il rappelle au public « le pouvoir du metteur en scène » et le fait que le film constitue « un artefact ou un discours artistique plutôt qu’un récit transparent »5. Les spectateurs qui sont conscients de l’apparition du réalisateur peuvent ainsi ressentir un plaisir lié au fait que le réalisateur montre qu’il peut interférer, tout en choisissant de laisser cette option à l’état latent, de ne pas conférer à son interruption un sens explicite.

3 Le cameo peut ainsi être considéré comme une menace, source de plaisir potentiel, qui se porte à l’encontre de la distinction entre l’histoire et le discours : il se fonde sur le plaisir ressenti par le spectateur à la perspective d’une déstabilisation potentielle ou imaginaire du récit. Cette perspective d’analyse ne souligne qu’un aspect de l’équation qui concerne le fonctionnement du cameo en regard du développement linéaire du récit. Pourtant, ces apparitions forment également des images délibérément prévues, situées, et stylisées dans l’ensemble du film. Il est ainsi possible d’étudier non seulement le fait que le réalisateur apparaisse à l’écran, mais également d’observer là où son corps apparaît, s’il est situé au centre de l’image ou à sa périphérie. Hitchcock peut, le plus souvent, être aperçu en train de se déplacer d’un bord à l’autre de l’écran, son corps prenant ainsi la mesure de toute la largeur du champ. Par exemple, dans I Confess (La loi du silence, E.-U., 1953) il se place au sommet d’une volée d’escaliers, traversant de gauche à droite et dans sa totalité l’espace du cadre. Dans Vertigo (Sueurs froides, E.-U., 1958), il traverse également l’écran, mais cette fois en sens inverse. Dans les séquences de ce type, Hitchcock marche d’un bord à l’autre du cadre, comme s’il démontrait sa connaissance précise des coordonnées du plateau. Ainsi, son apparition constitue davantage un geste de stabilisation que de déstabilisation, puisqu’elle manifeste la conscience qu’a le réalisateur des limites du cadre et de la maîtrise de ses frontières. A la manière d’un peintre chinois qui se représente dans le paysage parfaitement maîtrisé qu’il a réalisé, les apparitions d’Hitchcock sont parfaitement et

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proportionnellement ordonnées : son cadrage est si méticuleusement construit que le réalisateur peut y apparaître, montrant au spectateur comment il est possible d’en prendre précisément la mesure.

4 Appréhender le cinéma comme on approche le cadre d’un tableau conduit à envisager la précision du story-board comme la manifestation d’un contrôle. Hitchcock est connu pour avoir toujours élaboré scrupuleusement ses productions en amont de la réalisation, œuvrant plus comme un architecte que comme un impressionniste, chaque angle de vue étant soumis à une coordination algébrique. Bien qu’il prétende ne pas toujours se reposer sur des story-boards6, quiconque a vu ces documents pourra témoigner de sa remarquable précision. Comme le fait remarquer Murray Pomerance à propos des cadrages de Hitchcock, chaque aspect de leur composition est essentiel et aucun n’est décoratif7. Herzog exprime un point de vue opposé à propos des story- boards. Expliquant qu’il ne tourne pas en studio car ceux-ci « offrent rarement des surprises au réalisateur », Herzog développe son propos : « une autre chose que je ne fais jamais – sous peine de détruire inévitablement la spontanéité nécessaire sur un plateau de cinéma – c’est d’établir un story-board de l’action. […] Les story-boards sont des instruments de lâches qui ne font pas confiance à leur propre imagination et qui sont les esclaves d’une matrice »8. Comme il l’a expliqué ailleurs, sa philosophie du cinéma est basée sur ces éléments imprévisibles et indéfinissables. Décrivant la pratique documentaire de Timothy Treadwell, dont certains enregistrements sont intégrés dans Grizzly Man (Werner Herzog, E.-U., 2005), il mentionne « l’inexplicable magie du cinéma » et soutient que certains moments ne peuvent être saisis qu’à travers l’improvisation. C’est peut-être pour cette raison que Herzog ne souhaite pas prendre les mesures exactes de ses cadrages. A la différence de maîtres du cadrage contrôlé comme Hitchcock, Stanley Kubrick ou Michael Haneke, Herzog s’intéresse à l’incontrôlable, et son cinéma fait l’éloge du non-planifié. Les maîtres du contrôle cinématographique tendent à transformer leurs longs-métrages en des performances de comptabilité fastidieuse : voici l’image et tout ce qui y figure occupe la place qui lui est dévolue. La planification soignée repose sur un processus de différenciation entre le centre et la périphérie ; c’est précisément ces notions-là que Herzog désire indifférencier et avec lesquelles il joue.

5 Que ce soit dans l’intérêt de manifester la présence ou l’absence de contrôle, certains auteurs sont plus enclins que d’autres à diriger l’attention des spectateurs sur les frontières de l’écran et à encourager ainsi à en considérer les limites. Les réalisateurs qui suivent cette tendance le font en inscrivant une image dans le cadre, ou en plaçant un écran bien délimité dans ce que Metz désigne par « le rectangle de vue »9. Metz accorde une attention particulière à la façon dont la réalisation de films consiste en une production de cadres, dont Rear Window (Chambre avec vue, Alfred Hitchcock, E.-U., 1954) ou nombre de séquences de films de Rainer Werner Fassbinder, sont caractéristiques. Les fenêtres et les portes divisent le champ visuel en créant un « cadre intérieur » ou un cadre second10. De tels gestes témoignent du caractère pleinement artistique de la construction ; un écran intérieur ou un cadre second, créant une situation où un « cadre cadre un cadre »11, peut être utilisé pour manifester le talent de cadreur du réalisateur. Cependant, le cadrage peut aussi être utilisé, et cet aspect confère au cinéma de Herzog son caractère d’exception, pour montrer la façon dont tout ce qui apparaît dans le champ ne peut y être contenu. Malgré l’importance des efforts fournis par ceux qui ont travaillé sur ces films, les productions de Herzog excèdent le plus souvent ses projets élaborés, et ses surcadrages attirent l’attention sur

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l’imperfection et l’instabilité, plutôt que sur la perfection et la stabilité. Une série de plans intentionnellement conçus suivant un story-board représenterait, dans le meilleur des cas pour Herzog, l’espoir déçu d’une production dans laquelle, au nom de l’art, seuls le désordre et l’improvisation prévaudraient. (R.F.A./Pérou, 1982) constitue un des exemples paradigmatiques de cet aspect de son cinéma, la production ayant été mise en difficulté par la défection d’acteurs, les conflits armés aux frontières sud-américaines ainsi que par des accidents ou des maladies. Herzog a délibérément recherché un tel fiasco, et son film est devenu une instance emblématique de ce qui ne peut être contenu. Aurait-il conçu un arrangement préalable de son film plan par plan que cela n’aurait finalement servi qu’à démontrer à quel point rien ne se déroule jamais comme prévu.

6 Non moins que Fitzcarraldo, Aguirre, der Zorn Gottes (Aguirre, la colère de Dieu, R.F.A., 1972) constitue également un exemple de tournage anarchique. Dans une des premières scènes du film, Herzog se livre à une apparition surprenante. Les conquistadors du film, affamés d’or et accompagnés par une quantité innombrable de serviteurs indigènes, tracent leur chemin au travers de sentiers escarpés et boueux, à la recherche de la cité perdue de l’El Dorado. De nombreux éléments de cette séquence d’ouverture signalent le caractère immaîtrisable de la situation : la boue, ni solide ni liquide, forme un terrain sur lequel les protagonistes peinent à évoluer, et il doit avoir été particulièrement difficile de tourner dans ces conditions. Dans ces premières scènes, le paysage semble se répandre par-delà les frontières du cadre. Dans un des plans, alors que l’immense étendue du panorama sylvestre et équatorien se déploie bien au-delà de l’espace délimité par le rectangle de vision, une petite cage à poules artisanale – contenant probablement des volatiles amenés par les conquistadors depuis leur lieu de départ au Portugal – se détache du cortège et tombe dans le précipice, se disloquant au fur et à mesure qu’elle dévale la pente. L’hypothèse que cet évènement ait été mis en scène ou soit au contraire survenu par accident n’a pas pu être vérifiée, tandis que nous assistons à la mort documentée de ces volailles. La cage est cependant une allégorie discrète du rectangle encadré, et renvoie au mouvement incontrôlé d’un cadre dans le cadre, que la caméra a eu la chance de capturer avant qu’elle ne disparaisse.

7 Plus loin, dans ce qui apparaît comme une tentative de contrôler ces multiples éléments incontrôlables, Herzog pénètre lui-même dans le cadre. Dans cette scène, les serviteurs qui progressent péniblement à travers la boue portent Inez de Atienza, l’amante de Don Pedro de Ursúa, le chef de l’expédition. Celle-ci se déplace dans une chaise à porteurs qui peut être considérée comme un exemple remarquable du concept de surcadrage développé par Metz. Rectangle à l’intérieur d’un rectangle, cadre inclus dans le cadre de vision, les montants de la chaise oscillent et deviennent, de par l’angle qu’ils forment avec l’écran, des substituts à l’image encadrée elle-même, construisant de la sorte une allégorie des aspects les plus instables du projet immaîtrisable de Herzog. Juchée sur les épaules des serviteurs enfoncés jusqu’aux genoux dans la boue, la chaise à porteurs se balance fortement, au point qu’elle menace de tomber. A ce moment, on distingue une main, celle de Herzog en l’occurrence, qui pénètre dans le cadre depuis la droite pour s’assurer que la chaise demeure dans le champ de la caméra12. Traversant ainsi les frontières entre le monde réel et celui du film, cette aide garantit que ni le personnage ni Helena Roja (l’actrice qui l’interprète) ne tombe dans la boue. Herzog s’est toujours vanté que, parvenu au stade où ses acteurs sont épuisés ou en situation de danger physique, l’on pouvait lire la tension sur leur visage ; ici, il

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prend également part à la situation. Plus qu’une signature – plus qu’une empreinte abstraite sur l’image –, la main du réalisateur atteste de sa participation à l’entreprise physique que représente le tournage. Elle a le statut d’un commentaire sur le caractère laborieux du cinéma, mais aussi sur la maîtrise du réalisateur, qui se résume parfois à la question de savoir s’il a les choses « en main ». La tentative de ressaisir un objet qui tombe revient à reconnaître sa chute. On peut difficilement imaginer la main de Haneke pénétrant une de ses images pour stabiliser un objet en déséquilibre de la même façon que Herzog s’impose dans le cadre afin de stabiliser cette chaise vacillante (fig. 1 et 2).

8 Immédiatement après cette intervention, dans le plan suivant, l’objectif de la caméra est visiblement taché par une goutte d’eau sale qui masque en partie le champ de vision. Son maintien est un choix délibéré qui permet d’attirer l’attention sur la présence d’une surface intermédiaire. Quel que soit le degré d’immersion du spectateur – et malgré sa proximité avec l’expérience des conquistadors, potentiellement englué comme eux dans la boue –, cette sensation est inévitablement contrebalancée par la conscience du dispositif filmique. Distincte du statut qu’elle aurait dans un film documentaire dans lequel le réalisateur, présent à l’écran, pourrait nettoyer l’objectif de la caméra, la tache rend visible le support et signale, dans ce film de fiction, qu’il s’agit là d’une surface – et non d’une pure transparence – qui nous sépare de l’action représentée à l’écran13. L’apparition de la tache et par conséquent la perturbation du contrat passé avec le spectateur ont été annoncées par la chute de la cage contenant les volailles d’une part, et par le quasi-effondrement de la chaise à porteurs d’autre part, rendant nécessaire l’intervention de la main du réalisateur. Chacun de ces moments témoigne de la possibilité d’une perte de maîtrise.

9 Herzog joue consciemment à ce jeu qui ne repose pas sur la manipulation des lignes de partage entre histoire et discours, ainsi que Hitchcock aurait pu le faire ; il s’agit plutôt d’un jeu d’encadrement, interrompant la distinction entre le centre et la périphérie, ou, par extension, la division entre l’œuvre et ses marges. Dans La Vérité en peinture14, Jacques Derrida explore ces distinctions, notant que les œuvres d’art dessinent généralement une ligne arbitraire entre ce qui est constitutif de l’œuvre et ce qui ne l’est pas. Une différence entre l’œuvre et le cadre qui l’entoure, et plus particulièrement le monde dans lequel elle se situe, est déterminée par ces limites artificielles, qui, nous indiquant où regarder, ont pour but de contrôler le regard du spectateur. De telles divisions, entre ce qui est essentiel (le centre) et ce qui est contingent dans l’œuvre, tendent à servir des motivations spécifiques, historiquement déterminées. L’autorité d’un artiste distingue ce qui relève du centre ou de la périphérie, et ce n’est qu’avec volonté et grâce à un effort considérable que l’on peut maintenir la barrière illusoire entre le monde et l’œuvre15. Toutefois, toute œuvre d’art existe toujours au-delà des frontières définies par le cadre, la réalité trouvant son chemin pour y pénétrer, et l’œuvre n’étant jamais complètement séparée du lieu de sa production.

10 L’analyse de Derrida est spécifiquement centrée sur les mains. Le concept de « préhension » traverse toute son étude, et le verbe fassen [saisir/appréhender] forme une racine essentielle des termes investigués dans la troisième critique kantienne, à laquelle le travail de Derrida fait référence16. Des termes comme zusammenfassen [comprendre] et anfassen [appréhender] possèdent une signification particulière dans le contexte des discours sur la perception du sublime dans la nature et dans l’art. Pour

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Derrida, le corps est la mesure de l’espace inscrit dans un cadre, et les images visuelles sont la mesure de la taille du corps. Ce que la main peut toucher et saisir possède une fonction prothétique et permet à l’œil d’appréhender une distance. Quand Hitchcock arpente la largeur du cadre, il en prend la mesure avec son propre corps. Par contre, Herzog surgit depuis la marge : une main, parmi les nombreux bras ou jambes des indigènes au travail, mesure par là l’étendue du désordre de la scène. L’intervention manifeste, en partie, un désir d’être physiquement intégré dans son film, de participer à l’effort de sa production au lieu de confiner cet effort derrière le récit et les images, comme c’est généralement le cas des films de fiction. Herzog tient à documenter le travail à l’œuvre dans la fabrication du film, car, ainsi qu’il le dit fièrement, la réalisation d’un film est une activité physique. Il déclare notamment : « Toute personne qui fait un film doit être, à un certain degré, un athlète, car le cinéma ne trouve pas son origine dans une pensée académique ; il vient de vos genoux et de vos cuisses »17. Ce n’est pas une coïncidence si Herzog est célèbre pour troubler les frontières entre documentaires et films de fiction : ses films sont des chroniques de leur propre réalisation, et Herzog, pour cette raison, rend le travail de leur production – et son propre investissement – visible.

11 Il est possible que ce soit la raison pour laquelle Herzog apparaît, tout comme d’autres membres de l’équipe, dans Herz aus Glas et dans Lebenszeichen. Dans ces cas comme dans Aguirre, le travail de la production du film – incluant, dans Herz aus Glas, celui de la manufacture du verre et son transport – est particulièrement mis en évidence. Dans Herz aus Glas, qui se déroule dans le sud de l’Allemagne et en Bohème, le long de ladite « Glasstrasse » [« route du verre »] où la production de verre est à la fois un art et un moyen de subsistance, Herzog dépeint les fondements de sa propre culture. A ce propos, la scène montrant une procession de travailleurs transportant des marchandises sur leur dos et passant devant la caméra a été tournée à Sachrang, la ville dans laquelle Herzog a passé la majeure partie de son enfance.

12 Dans ce contexte, ces « porteurs de hottes » (aussi appelés Kraxenwaren), comme issus de l’ère proto-industrielle, pourraient être en train d’acheminer le verre couleur rubis qui est spécifique à cette région afin de le vendre de l’autre côté de la frontière18. Herzog choisit de s’intégrer à la procession, traversant l’étendue de l’écran, à la façon des autres travailleurs, dans un silence presque complet. En effet, mis à part le son du verre tintinnabulant, la scène ne présente que très peu de sons. La file des personnes qui traversent l’écran durant ce plan comprend également Alan Greenberg, un ami du réalisateur qui rédigeait alors la chronique du tournage. Greenberg révèle que d’autres membres de l’équipe étaient présents dans le cortège : Peter van Anft, l’assistant- ingénieur du son, Gunther Freyse, le photographe de plateau, et Joschi Arpa, l’assistant du directeur de production19. Le fait qu’ils se chargent ainsi de verre montre que les membres de l’équipe sont responsables du travail de la production ; le plan devient ainsi emblématique du travail que le film implique (fig. 3 et 4).

13 Contrastant ainsi avec la main intrusive dans Aguirre, la traversée du cadre effectuée par Herzog est plus proche ici de la pratique de Hitchcock, et son implication dans le film – au même titre que la plupart des apparitions de Hitchcock – contribue peu à la diégèse. Bien qu’elle n’apporte quasiment rien à la narration, cette séquence prend davantage de sens si on prend en considération la façon dont elle est encadrée, en particulier le moment qui précède l’apparition de Herzog à l’écran. Les aînés de la ville ont en effet chercher le secret perdu de la fabrication du verre rubis dans un endroit

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inhabituel : sous les coussins du canapé de la veuve du fabricant de verre. A la recherche du document contenant la formule, ils en viennent à détruire le meuble. Lors du déroulement de ces opérations, la veuve se tient dans l’encadrement de la porte, regardant dehors, et le portrait de cette femme dont on ressent la douleur – elle est sur le point de pleurer – fait écho à l’œuvre du peintre romantique allemand Caspar David Friedrich, en particulier à Frau am Fenster [Femme à la fenêtre], qu’il réalisa en 1822. Dans ce portrait, comme dans la plupart de ses œuvres, Friedrich bloque notre regard, en recourant à un motif typique (dit Rückenfigur), le sujet de la peinture étant vu de dos, en train de contempler la vue. Ici, nous ne pouvons voir ce que la veuve regarde. Les propositions de Friedrich, qui provoquaient en ce sens le spectateur, reposaient sur ce refus : les regards sont subjectifs, et vous ne pouvez pas voir ce que les personnages voient. Mais Herzog, tout en reproduisant la composition de Friedrich, monte cette séquence avec celle des porteurs de verre, dans laquelle il est présent. Grâce au montage, nous voyons ce que la femme voit et Herzog nous entraîne ainsi au-delà du cadre dans le cadre, ici, le cadre de porte qui forme un second cadre dans le rectangle de vision. L’encadrement effectué par le réalisateur inscrit à la fois sa biographie (en particulier ses origines bavaroises) et ses films, par le biais de la référence à Caspar David Friedrich, dans la lignée de l’art allemand20 (fig. 5 et 6).

14 Ses « auto-encadrements », propres au style de Herzog, sont présents dès son premier long-métrage, Lebenszeichen. Alors âgé de 24 ans, il apparaît à l’écran avec un air remarquablement juvénile. Au début du film, Herzog sort de l’arrière d’un véhicule militaire, descendant par son ouverture rectangulaire – un cadre dans un cadre –, pour aboutir dans le rectangle de vue. Le personnage principal du film, un soldat allemand du nom de , assigné durant la seconde Guerre Mondiale en Grèce, a subi une blessure traumatique grave et fait son entrée en scène sur une civière, littéralement amené dans le cadre du film par Herzog. Une fois de plus, Herzog apparaît aux côtés d’un autre membre de l’équipe du film, en l’occurrence son assistant-caméra Dieter Lohmann. Par ce biais, tous deux sont présentés comme participant aux conditions de possibilité de leur propre film. Au même titre que dans Aguirre, Herzog documente de cette manière sa participation à la réalisation du film, tout en s’impliquant dans la principale thématique du film, puisqu’il porte l’uniforme allemand. Bien que le film traduise par la tangente un rapport avec le passé allemand, la date de sa sortie (1968) coïncidant avec un mouvement global de questionnement de la part des jeunes Allemands sur le rôle de leurs parents pendant la guerre, il constitue surtout un portrait aigu du caractère futile et absurde de la guerre qui mène Stroszek à la folie. En arborant l’uniforme allemand, Herzog signale sa proximité avec les aspects du film qui reposent sur la confrontation avec le passé de l’Allemagne (fig. 7 et 8).

15 L’apparition de Herzog dans Lebenszeichen effectue précisément ce que nous attendons de lui : il travaille à la production du film, transportant un acteur d’un endroit à l’autre. Il se pourrait que ce soit cet acte de porter une charge – qu’il s’agisse d’Inez de Atienza, du soldat Stroszek ou du verre rubis – qui définit le mieux sa participation à ses propres films, l’engagement qu’il cherche à saisir à l’écran. Dans Nosferatu : Phantom der Nacht (Nosferatu, fantôme de la nuit, R.F.A./France, 1979), Herzog peut également être aperçu en train de transporter quelque chose, en l’occurrence un nombre impressionnant de rats. En effet, lorsque le film relate le déménagement de son principal protagoniste, Nosferatu, depuis son château en Europe de l’Est jusqu’à la ville de Delft, des rats font également le voyage avec lui. Lorsque le navire et les cercueils du vampire sont arrivés, l’un d’eux est inspecté – avec la terre

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qu’il renferme – et le pied et la main de Herzog apparaissent à l’écran21. A nouveau, l’entrée dans le cadre s’opère par la marge, et à nouveau, il est ici question de membres, comme c’était le cas dans Aguirre. Ces membres saillent des bords du cadre, révélant sa porosité ; cette scène pourrait être interprétée comme un moment typique de surcadrage décrit par Metz : le cercueil, rectangle noir à l’intérieur de l’écran, forme lui-même un cadre, un panneau sombre inséré dans le rectangle de vision. Herzog s’efforce ici de contenir ce qu’il espère réussir à maintenir dans le cadre. Parmi les nombreuses anecdotes relatives à la façon dont Herzog prend des risques pour voir aboutir ses films, celui-ci déclare fièrement que personne d’autre que lui n’avait osé placer son pied au milieu de cette boîte remplie de rats. Il semble d’ailleurs s’y être fait mordre. Cette volonté de se faire mordre, qu’il s’agisse d’une morsure véritable ou d’un moment de jeu, correspond à un geste d’auto-mise en scène : elle confirme à qui voudrait le savoir que Herzog est bien le soldat téméraire du cinéma qu’il prétend être (fig. 9 et 10).

16 Les rats incarnent un danger physique pour Herzog mais constituent également une allégorie du caractère incontrôlable du film. A l’instar des volatiles qui chutent de la montagne dans Aguirre, les rats représentent ce qui ne peut être confiné dans une cage ou dans un cadre. L’histoire de leur rôle lors du tournage est célèbre : Herzog s’était fait livrer dix mille rats à Delft pour les besoins du film. Il avait fait peindre les pauvres bêtes en gris, et les avait utilisées comme figurants. Malgré l’accord du Conseil municipal de la ville, leur importation à si grande échelle avait provoqué l’inquiétude de la population de Delft22. L’histoire de Herzog et des rats fait désormais partie des nombreux récits attestant que la réalité des productions de Herzog tend à déborder les images tournées. Dans une certaine mesure, en amenant ces rats à Delft et en inspirant ainsi la crainte avérée des habitants de la ville, Herzog s’apparentait précisément au vampire qu’il dépeignait. De plus, de façon comparable à la tentative de stabilisation de la chaise à porteurs dans Aguirre, ses membres, émergeant depuis les bords, pour pénétrer dans le cadre, deviennent une indication extra- et intratextuelle de l’effort entrepris par Herzog pour parer une invasion de rats, et endiguer ainsi le risque que le film sorte de ses limites en tentant de maîtriser l’excès inhérent à de telles réalisations. Cette apparition de Herzog, au même titre que toutes les autres, a pour fonction de signaler à quel point la maîtrise est difficile, et comment tous ses projets pourraient échouer ; elles montrent que le réalisateur est incapable de contrôler l’ensemble des éléments dont il a pourtant initié la mise en branle.

17 Les cameos de Herzog dans ses films de fiction illustrent très souvent un effort pour contenir quelque chose dans les limites du cadre, ou pour exercer un contrôle sur ces traces de réalité qui menacent continuellement de surgir. La présence de Hitchcock, par contre, avait une fonction de stabilisation. Elle semble dire : « ce sont les frontières du cadre et ses justes proportions ». Les apparitions délibérées de ce genre affirment que les limites du cadre sont déterminées par le réalisateur. Celles de Herzog sont d’un autre ordre. Elles signifient que le réalisateur n’est qu’une partie d’un processus de production dans lequel tout pourrait potentiellement aller à vau-l’eau, et qui requiert l’intervention nécessaire de nombreuses mains – et pieds – pour y parvenir. Les intrusions de Herzog signalent à la fois la quantité de travail investi et la tentative de maîtriser l’incontrôlable. Ses apparitions renvoient peut-être moins à celles de Hitchcock que de Tiepolo, un de ces célèbres artistes italiens ayant peint sa propre image, dissimulée pour sa part dans les fresques du palais de Würzburg. Cette œuvre, complétée en 1753, ne peut être embrassée d’un seul regard : elle était prévue pour

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offrir des vues partielles durant la montée du grand escalier. Elle représente quatre continents (l’Amérique, l’Afrique, l’Asie et l’Europe), et les points de vue varient en fonction des différentes positions de l’observateur. Tiepolo s’est représenté lui-même au sein de son chef d’œuvre, mais comme une silhouette parmi d’autres. Il apparaît ainsi relativement insignifiant par rapport à la dimension démesurée du projet dont la vision est, tel qu’il semble l’avoir admis lui-même, trop large pour être appréhendée d’un seul coup d’œil. Les gestes de Herzog sont similaires. Ils reconnaissent la porosité du cadre, son potentiel de rupture et le caractère potentiellement sublime du film, tout comme l’espoir de l’artiste que son œuvre, peut-être même de par sa propre volonté, pourra s’étendre au-delà de ses frontières présumées et prévisibles.

NOTES

1. En allemand, l’échange de propos était formulé ainsi : « Haben Sie als schauspielernder Regisseur die Vorbilder Alfred Hitchcock und Otto Preminger ? » W. H. : « Daran habe ich noch nie gedacht, nein. In eigenen Filmen tauche ich übrigens nicht als Schauspieler auf, das versuche ich zu vermeiden ». (Moritz von Uslar, « 99 Fragen an Werner Herzog », Die Zeit (ZEITmagazin), no 16, 13 avril 2003, www.zeit.de/2013/16/99-fragen-werner-herzog/). 2. Ndtr : le terme anglais cameo désigne, dans le contexte cinématographique ou télévisuel, l’apparition d’une personnalité notable sous forme de clin d’œil ; il peut être traduit en français par « brève apparition ». La traduction littérale serait « camée » qui ne possède pas ce sens particulier, et qui renvoie à une pratique de taille d’une pierre caractérisée par le fait qu’elle présente plusieurs strates de couleurs (ce qui constitue un « camaïeu »). Traditionnellement, le motif du camée est associé au portrait de personnes illustres. La relation sémantique entre le camée comme œuvre de joaillerie et son utilisation dans le contexte cinématographique repose sur le fait qu’ils forment des représentations de personnages célèbres. Nous avons donc choisi d’utiliser le terme cameo tel quel dans le texte en français. 3. Thomas Leitch, « Games Hitchcock Plays », dans David Boyd (éd.), Perspectives on Alfred Hitchcock, New York, G.K. Hall & Co, 1995, p. 54. 4. Voir Thomas Leitch, op. cit., p. 55. Leitch reprend les termes histoire et discours employés par Christian Metz dans Le Signifiant imaginaire : psychanalyse et cinéma, Paris, Union générale d’éditions, 1977. 5. Leitch, ibid. 6. Voir, par exemple, les commentaires de Hitchcock dans Eric Sherman, Directing the Film : Film Directors on their Art, Los Angeles, Acrobat Books, 1976, p. 99. 7. Murray Pomerance, « Some Hitchckockian Shots », dans Thomas Leitch and Leland Poague (éd.), A Companion to Alfred Hitchcock, Malden, Wiley-Blackwell, 2011, p. 238. 8. Paul Cronin (éd.), Herzog on Herzog, Londres, Faber and Faber, 2002, p. 104 [notre traduction]. 9. Voir Christian Metz, L’Enonciation impersonnelle ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 72. 10. Ibid. 11. Id., p. 75. 12. Herzog confirme qu’il s’agit bien de sa propre main dans la version du film commentée par le réalisateur qui figure sur l’édition américaine du DVD de Aguirre édité par Anchor Bay en 2000.

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13. L’intervention d’un doigt ôtant une tache de l’objectif – en l’occurrence un morceau de nourriture – se produit précisément dans le documentaire de Herzog intitulé Wheel of time (La Roue du temps, All./Autriche/Australie, 2003). Ici, c’est le pouce du caméraman qui se charge du travail. Voir : « Werner Herzog : The Filmmaker as Athlete », entretien avec Jutta Brendemühl, 2003, www.goethe.de/ins/ca/tor/prs/mep/en2304312.htm, dernière consultation le 10 juin 2013. 14. Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978. 15. Derrida écrit : « Je ne sais pas ce qui est essentiel et accessoire dans une œuvre. […] Où le cadre a-t-il lieu. A-t-il lieu. Où commence-t-il. Quelle est sa limite interne. Externe. Et sa surface entre les deux limites » (op. cit., p. 73). 16. Voir Derrida, op. cit., pp. 159-160. 17. Herzog on Herzog, op. cit., p. 101 [notre traduction]. 18. Pour plus de détails sur cette séquence, voir Noah Heringman, « Herzog’s Heart of Glass and the Sublime of Raw Materials », dans Brad Prager (éd.), A Companion to Werner Herzog, Malden, MA : Wiley-Blackwell, 2012, p. 271. 19. Alan Greenberg, Heart of Glass, Munich, Skelling Edition, 1976, p. 155. 20. Greenberg nous apprend que la femme de Herzog à l’époque avait émis la remarque suivante : « Ce costume fait ressortir le Bavarois en lui […] Vous regardez le vrai Werner Herzog maintenant » (Greenberg, op. cit., p. 155 [notre traduction]). A propos de la relation spécifique de Herzog avec la Bavière, voir Chris Wahl, « I don’t like the Germans’ : Even Herzog Started in Bavaria », dans Brad Prager (éd.), op. cit., pp. 233-255. 21. Herzog imite ici un plan du Nosferatu de F. W. Murnau (All., 1922). L’image – un pied se faisant mordre par un rat dans la terre – est très ressemblante, mis à part l’ajout par Herzog d’un cadre dans le cadre, c’est à dire le cadre du cercueil. 22. L’incident est expliqué en détails dans Herzog on Herzog, op. cit., pp. 156-157. Herzog affirme avoir maîtrisé cette situation pendant toute la durée du film, soutenant que l’équipe de production n’avait pas perdu trace d’un seul des animaux.

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« Chaque être humain est un abîme ». Werner Herzog et la peine de mort aux Etats-Unis

Valérie Carré

1 Cet article se propose d’étudier deux œuvres très récentes de Werner Herzog : le documentaire Into the Abyss (E.-U., 2011) réalisé pour le grand écran et, dans une moindre mesure, la série documentaire destinée à la télévision, On Death Row (E.-U., 2012)1. Ces deux réalisations ont pour point commun de thématiser la peine de mort aux Etats-Unis. Ce qui nous intéresse plus particulièrement est la façon dont Herzog aborde cinématographiquement ce sujet. Il paraît évident que les règles strictes auxquelles le réalisateur a été confronté pour réaliser ces projets ont eu un impact important sur la forme qu’ont les films aujourd’hui : Herzog ne disposait pas de la liberté de filmer quand et où il le voulait ; les temps d’interviews étaient imposés par l’administration pénitentiaire ; le réalisateur était très limité quant aux possibilités de mise en scène, du moins pour ce qui est des interviews avec les détenus. En dépit de cette rigueur formelle, on peut constater que les films laissent au spectateur une impression comparable à celle d’un film comme L’énigme de Kaspar Hauser (R.F.A., 1974), qui touchait le spectateur par le biais de l’image anthropomorphisée2. Le point de départ de cet article était donc une question très naïve : comment Herzog parvient-il à cela ? Notre première réponse pêche sans doute par manque d’originalité puisqu’elle postule qu’il y arrive par le biais du récit. Une deuxième réponse est plus spécifique à ces films particuliers et touche au complexe anthropologique de la mort.

2 Herzog répète inlassablement qu’il est un conteur d’histoires. Cela fait partie de sa mythologie personnelle, au même titre que les nouvelles images qu’il veut trouver pour les subsituer aux images galvaudées qui nous entourent. On peut visionner sur le site Werner Herzog Film une courte interview réalisée à l’occasion de la première de Into the Abyss à Londres 3. Herzog revient une fois encore sur son ennemi favori, le cinéma direct, pour souligner le fait qu’il est important de provoquer les choses parce qu’un réalisateur, qu’il fasse des documentaires ou des fictions, est nécessairement un conteur. Lorsqu’un peu plus loin dans l’entretien, Erik Nelson, le producteur du film,

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ose affirmer que Into the Abyss offre un matériau brut, que l’on peut voir comment une « vérité de comptables » se fait et qu’ainsi, le film est très différent de La grotte des rêves perdus (The , E.-U./Canada, 2011), Herzog l’interrompt brusquement et s’exclame : « Non, non, non, ils plongent tous deux leur regard dans les profondeurs de l’âme humaine ». Cela nous rapproche du titre de cet article, mais il nous faut encore faire un détour.

3 Dans les cinq films, Herzog poursuit infatigablement le même but : rendre compte du parcours d’êtres humains exposés à des situations extrêmes et dévoiler leur identité propre, dissimulée derrière le caractère exceptionnel de ce qu’ils vivent. Que cette situation extrême réside dans le fait d’attendre dans le couloir de la mort la date de son exécution, de survivre pendant six mois dans une jungle hostile en pleine guerre du Vietnam à la suite du crash de son avion (Little Dieter needs to fly (All./G.‑B./France, 1997) / (E.-U./Luxembourg, 2006)), d’escalader un sommet de 8000 mètres au Népal (Gasherbrum, der leuchtende Berg (R.F.A., 1985)) ou d’être sourd et aveugle (Land des Schweigens und der Dunkelheit (R.F.A., 1971)) importe peu. Car Herzog, même s’il est fasciné par ces faits, s’intéresse plus à ce qui travaille ces êtres de l’intérieur. C’est le point de départ de toutes ses histoires, dans ses fictions comme dans ses documentaires. D’aucuns auront reconnu dans le titre de cet article une ligne célèbre du Woyzeck de Georg Büchner. La citation exacte est : « Chaque être humain est un abîme. On a le vertige quand on y plonge le regard »4. Pour Herzog, comme pour Büchner, le devoir de l’artiste, c’est précisément de plonger son regard dans le précipice – into the abyss – afin d’aller chercher l’humain au-delà de l’horreur. C’est précisément ce qu’il entreprend de faire dans les films sur la peine de mort.

4 Nous aimerions démontrer que Herzog, dans ces documentaires, construit, à partir des cas particuliers qu’il explore, des modèles archétypiques de sa conception de l’humanité mais aussi de la façon de faire du cinéma en général, documentaire en particulier. Car Herzog ne cherche pas à apprendre la vérité sur les crimes ni à faire un film politique contre la peine de mort. Au lieu de cela, deux objectifs constituent sa priorité : premièrement, montrer en quoi le récit, la narration, s’impose à toute situation humaine. Deuxièmement, en quoi le film (documentaire) peut, par le recours à un jeu réflexif, contribuer à exprimer quelque chose sur l’essence de l’humanité.

5 Into the Abyss tourne autour d’un triple meurtre perpétré dix ans auparavant dans la ville de Conroe (Texas). Les victimes étaient Sandra Stotler, une femme d’une cinquantaine d’années, son fils de 17 ans, Adam Stotler ainsi qu’un ami de ce dernier, Jeremy Richardson. Deux jeunes hommes ont été accusés de ces meurtres : le premier, Michael Perry, a été condamné à mort, le second, Jason Burkett à la prison à vie. Même s’ils clament tous deux leur innocence et qu’ils se rejettent mutuellement la responsabilité du meurtre, il ne fait guère de doute qu’ils sont tous deux directement impliqués. Herzog retrace le déroulement des crimes horribles et crapuleux ; il recourt pour cela à des images d’archives, et interviewe le policier chargé de l’enquête à l’époque. Celui-ci raconte ce qu’il s’est passé, montre les lieux où les scènes d’horreur se sont déroulées, puis revient sur les arrestations. Le policier, gêné, tente une explication : « Trois personnes sont mortes à cause d’une voiture. » Mais cette explication ne provoque que l’incompréhension parce qu’elle souligne essentiellement une chose : l’absurdité, l’absence totale de proportion entre la violence des crimes et leur motif probable. Au cours du film, Herzog s’entretient avec les meurtriers, avec la

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famille des victimes et des meurtriers, avec d’autres témoins. Il a même parlé avec Michael Perry une semaine avant son exécution.

Narration

6 Into the Abyss, et les films de Death Row, mettent au jour – et c’est là que réside leur force – le fait que chacun des protagonistes raconte une histoire : la police parce qu’elle veut trouver le coupable, le (la) procureur parce qu’il (elle) veut faire condamner l’accusé, les accusés parce qu’ils veulent prouver leur innocence ou assumer leur culpabilité, la famille des victimes parce qu’elle doit trouver un sens au malheur insensé qui les frappe. Herzog s’oriente également d’emblée vers une narration. Nous sommes donc en présence d’une multitude de récits incompatibles entre eux qui sont cependant agencés dans une trame narrative qui les englobe tous. Into the Abyss, mais aussi le film sur Linda Carty et celui consacré à Hank Skinner dans la série en livrent de bons exemples. Toutefois, on peut distinguer différents modes de récit à l’œuvre dans l’ensemble du corpus. Comme il nous est impossible de tous les évoquer dans le cadre de cet article, nous traitons plus particulièrement de la façon dont Herzog recourt à des structures mythiques au sein de la narration afin de surmonter l’infamie de ces crimes.

Traces du mythe

7 La recherche sur le mythe a connu au cours des dernières décennies du vingtième siècle un regain d’intérêt. On a vu ainsi paraître des travaux aussi différents que Mythologies de Roland Barthes5, La philosophie des formes symboliques d’Ernst Cassirer6, « La structure des mythes » de Claude Lévy-Strauss7, Work on Myth (Cambridge, MIT Press, 1985 [Arbeit am Mythos, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1979]) de Hans Blumenberg8 ou encore plus récemment les travaux de Jan et Aleida Assmann9. Dans nombre de ces ouvrages, le mythe n’est plus conçu comme le contraire du logos mais comme une tentative de structurer par le biais du récit la réalité à laquelle l’homme est confronté, de façon à ce qu’il puisse y faire face10. Car la qualité première du mythe est sa capacité à s’adapter à l’une ou l’autre réalité. En règle générale, cette réalité a quelque chose de troublant, d’horrible en soi, ce qui la rend difficile à vivre et douloureuse. Dans ce contexte, Hans Blumenberg parle « d’absolutisme de la réalité »11. Dès lors, la fonction du mythe est de « mettre des noms sur le chaos de l’innommable »12. En nommant l’innommable, « on peut en faire le récit »13.

8 Dans les films sur la peine de mort, Herzog a bien sûr recours à des matériaux préexistants. Les histoires criminelles ne sont donc pas des histoires qu’il aurait inventées. Et, contrairement à ce qu’il fait dans certains de ses documentaires où il raconte une histoire à partir des images (Lektionen in Finsternis [], France/All./G.-B., 1992) en est un exemple célèbre)14, Herzog ne modifie en rien les histoires. Et malgré tout, on peut postuler que son récit touche au mythique. Pour justifier cette proposition, nous nous concentrons essentiellement sur Into the Abyss. A la différence des films de la série documentaire, il est constitué d’un prologue, d’un épilogue et de cinq parties (Prologue, I. The Crime, II. The Dark Side of Conroe, III. Time and Emptiness, IV. A Glimmer of Hope, V. The Protocol of Death, Epilog – The Urgency of Life).

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9 Pour ce qui est de la structure du film, Herzog renoue avec ce qu’il avait proposé dans Fata Morgana (R.F.A., 1971), Lektionen in Finsternis ou encore (All./ France/Autriche/G.-B., 2005), des films qui ont pour particularité de reposer sur des histoires mythologisantes de début et de fin, ou plutôt de fin et de début15. En effet, tous ces films montrent d’abord des images d’une catastrophe en cours ou passée. Mais tous suggèrent également un possible renouveau. Après l’apocalypse vient la renaissance, la résurrection. Into the Abyss est, à cet égard, une nouvelle variante de ce récit herzogien. C’est aussi ce que souligne le sous-titre du film : A Tale of Death, A Tale of Life et non l’inverse (fig. 1). Naturellement, celui-ci peut suggérer le fait que la mort et la vie sont toujours simultanément présentes, mais on peut tout aussi bien y repérer une succession, ce que signifie par ailleurs la structure du film. Ainsi, après la mort vient la vie, tel un phénix qui renaît indéfiniment.

10 On trouve, dans l’épilogue du film, un motif bien connu de l’œuvre de Herzog, celui du déroulement cyclique16. Il s’agit là d’un premier aspect qui nous rapproche du mythe. A ce récit herzogien viennent s’ajouter les histoires que racontent les habitants de Conroe et dans lesquelles il n’est (presque) toujours question que de mort et de violence. De même, les prises de vue en extérieur, qui font souvent l’objet de travelling, montrent un environnement de désolation. Si l’on doit se garder de surinterprétations, il n’en reste pas moins que la récurrence de travellings allant de droite à gauche est frappante, en particulier dans Into the Abyss et dans le film sur Hank Skinner, comme si rien ne pouvait aller de l’avant, comme si tout était condamné à revenir en arrière17. On peut noter que ce type de travelling était déjà utilisé dans les documentaires américains de Herzog tournés au début des années 1980 : How much Wood would a Woodchuck chuck (R.F.A., 1976), Huie’s Sermon (R.F.A., 1981) et God’s Angry Man (R.F.A., 1981). John E. Davidson a justement signalé au sujet de Huie’s Sermon que le film feignait de donner une image très directe et très « authentique » de la population afro- américaine aux Etats-Unis. Dans ce film, on ne voit ni n’entend Herzog. Pourtant, le réalisateur est bel et bien présent dans la mise en scène, tout particulièrement en raison de longs travellings allant de droite à gauche et montrant des banlieues noires en état de délabrement avancé, ce qui construit une frontière clairement marquée entre le monde des Noirs et celui des Blancs18. Dans les films sur la peine de mort, Herzog reprend ce motif. Trente ans après ses premiers documentaires américains, l’image qu’il donne des Etats-Unis est celle d’un pays de désolation. Dans les différents travellings, on ne trouve rien qui soit porteur d’espoir : des baraquements, des traces d’un capitalisme exacerbé jusque dans le domaine du religieux, des lieux désertés par la culture et où la pauvreté sous toutes ses formes est criante. Ce faisant, Herzog ébauche l’image d’un pays dans lequel règnent chaos et malheur. Les hommes avec lesquels Herzog s’entretient ont presque tous déjà fait de la prison. Surtout, cela semble constituer un phénomène qui se perpétue de génération en génération : tant le père de Jason Burkett (meurtrier) que celui de Charles Richardson (frère d’une des victimes) purgent une peine de prison à vie. Le caractère répétitif donne l’impression d’une fatalité, d’un parcours déterminé. On songe à une malédiction, qui elle aussi renvoie au domaine du mythe. L’Amérique que Herzog nous montre ressemble à un pays où la boîte de Pandore aurait été ouverte mais dont seul l’espoir ne put s’échapper. Et pourtant, ça et là, des éléments sont suggérés qui pourraient constituer une possibilité de sortir du cycle infernal de la fatalité. Nous y reviendrons.

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Trois points de vue sur la peine de mort

11 En outre, trois personnages centraux ne sont pas des meurtriers (le pasteur, le père de Jason et l’ancien bourreau). Ils apparaissent à trois moments clé du film : le pasteur dans le prologue, le père de Jason dans la troisième partie du film, donc exactement en son milieu, l’ancien bourreau à la clôture le film. Leurs interventions incarnent trois façons d’appréhender la peine de mort, obligeant le spectateur à plonger trois fois son regard dans l’abîme.

Le pasteur

12 Dans le prologue, Herzog s’entretient avec un pasteur qui accompagne régulièrement les condamnés à mort dans leurs ultimes instants. Ce dernier décrit le déroulement des exécutions, et raconte qu’il lui arrive souvent de toucher la cheville du condamné jusqu’à ce que la mort survienne. Peu après, il évoque sa fascination pour toute forme de vie sur Terre – « un présent de Dieu ». Herzog lui demande alors de décrire une rencontre avec un écureuil, ce qu’il fait. L’émotion ressentie par le pasteur durant son récit est manifeste : il s’interrompt, la gorge nouée et, à la fin de la séquence, alors qu’il exprime son désir d’empêcher l’exécution d’êtres humains tout en reconnaissant son impuissance à le faire, il se met à pleurer. Sa gêne d’être filmé dans cet état est visible, mais Herzog n’interrompt pas la prise de vue et le montre encore pendant un moment. Herzog utilise ici une technique qu’il affectionne et qui est censée, ainsi qu’il le dit, « ouvrir les personnes » en face de lui comme on ouvrirait une noix19. Par là, il signifie sa volonté de détourner ses interlocuteurs d’un récit rôdé, de les déstabiliser afin de parvenir au plus profond de leur âme. L’exemple le plus connu de cette pratique est le film consacré à Reinhold Messner, Gasherbrum, der leuchtende Berg (W. Herzog, E.-U., 1985). A un moment, Herzog demande à Messner ce qu’il a ressenti lorsqu’il s’est présenté à sa mère après avoir laissé son frère mort derrière lui. Messner éclate en sanglots et Herzog laisse la caméra tourner longtemps avant que le plan suivant ne survienne enfin. Dans Into the Abyss, le pasteur incarne une évolution similaire : alors qu’il se présente comme effectuant son travail de manière routinière, en se contentant de reproduire la position officielle de son institution, il s’écroule émotionnellement dès que quelqu’un cherche à aller un peu plus en profondeur. Derrière la façade, c’est un abîme qui se fait jour.

13 Par ailleurs, durant toute la séquence, le pasteur se tient devant un cimetière de condamnés à mort dont la dépouille n’a pas été réclamée par la famille. Le cimetière est composé de croix en pierre sur lesquelles seuls des numéros sont inscrits. Ce cimetière évoque évidemment les cimetières militaires avec cette différence de taille tout de même que les morts sur le champ de bataille sont effectivement anonymes. Dans notre cas, nous avons affaire à des êtres humains nommément exécutés par l’Etat et qui, après l’exécution n’ont pas seulement perdu la vie, mais aussi leurs noms et donc un signe identitaire fondamental. Ainsi, ils sont effacés de la mémoire sociale et, en tant que « non nommés », expulsés de la communauté. Par ce biais, le cimetière est paradoxalement le signe visible d’une opération d’effacement. La privation, la déchéance de l’humain revient tel un leitmotiv sous différentes formes, dans Into the Abyss, tout comme dans les films de télévision20.

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Le bourreau

14 Fred Allen, l’ancien bourreau, fait une impression très différente de celle du pasteur. On le voit toujours dans la même pièce, peut-être à son domicile. Derrière lui, sur la cheminée, on peut lire le mot « Dream ». De par la construction du film – Allen apparaît à la fin – et de par son discours, il constitue un contrepoint du pasteur : Allen souligne à quel point il serait simple d’abolir la peine de mort. Lui-même a décidé de quitter son travail pour ne plus avoir à procéder à des exécutions car, lors de la dernière mise à mort qu’il eut en charge, il revit soudainement tous ceux qu’il avait menés à l’exécution. Avec Fred Allen, nous avons affaire à une image aux antipodes de celle du début : au lieu d’une anonymisation, au lieu d’une évacuation des exécutés, ces derniers reviennent hanter massivement et individuellement le bourreau qui rêve en retour de pouvoir changer la réalité. Fred Allen est une véritable figure lumineuse. Il apporte l’espoir qui fait tant défaut au début du film. C’est un personnage sur lequel nous reviendrons plus longuement dans la deuxième partie.

Le père

15 Delbert Burkett est également un personnage porteur d’espoir car il est parvenu à sauver son fils Jason de la peine de mort. Il apparaît comme un homme réfléchi et explique pourquoi, selon lui, la peine de mort ne peut être une solution : exécuter un homme signifie perpétrer un nouveau meurtre sans ramener les assassinés à la vie et sans prévenir ni empêcher de nouveaux crimes. Delbert Burkett est le seul à assumer sa responsabilité et il parvient à faire ce que ni son fils, ni Michael Perry n’ont réussi à faire : se repentir et penser aux parents des victimes.

Mort et vie : l’être humain comme abîme

16 Dans les premières œuvres de Herzog, les actions se dirigent souvent inéluctablement vers l’arrêt. Cela est particulièrement évident dans des films comme Signes de vie (R.F.A., 1968) ou Aguirre, la colère de Dieu (R.F.A., 1972). Dans Signes de vie, Stroszek, le personnage principal tente de ramener à la vie son environnement qui s’est comme pétrifié. Pour cela, il attaque le soleil à l’aide de fusées de feu d’artifices. Mais il « échoue lamentablement comme tous ceux de son espèce » ainsi que le déclare laconiquement le commentaire en voix over. Dans Into the Abyss, c’est le contraire qui se produit, puisqu’on assiste à une évolution qui va de l’arrêt vers le mouvement21.

Du traitement du médium photographique : images de la mort

17 On ne s’étonnera guère, dans le cadre d’une série sur la peine capitale, de ce que la mort y joue un rôle important. Elle est omniprésente et évoquée aussi bien à propos des victimes que des assassins. Or, ce thème constitue un défi pour un film documentaire. A la suite d’Amos Vogel, Vivian Sobchack a souligné que la mort était un des rares tabous restant de la représentation cinématographique22, en ce qu’elle entraîne un processus de transformation de la matière23.

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18 Selon Sobchack – la mort et, dans une moindre mesure, la naissance, constituent une « menace pour la représentation » en ce qu’elles ne sont pas ou difficilement représentables24. Le film d’Herzog s’intéresse à ces procédés de transformation de la matière, ce qui donne au réalisateur l’occasion d’introduire une métaréflexion sur le cinéma.

19 L’anthropologue allemand Hans Belting rappelle dans son ouvrage Pour une anthropologie des images qu’image et mort sont étroitement liées l’une à l’autre en ce qu’elles nous apparaissent comme absence : « L’image s’offre à notre regard à la façon dont les morts se présentent à nous : dans l’absence »25. Plus loin, les photographies de famille dans lesquelles on réintroduit un membre défunt au sein de la communauté familiale par l’intermédiaire d’un portrait, lui permettent de développer cette idée : « [Une] image trouve son véritable sens dans le fait de représenter quelque chose qui est absent et qui peut donc seulement être là en image. Elle met au jour ce qui n’est pas dans l’image, mais qui peut seulement y apparaître. L’image d’un mort n’est donc pas une anomalie, mais précisément le sens originel de ce qu’est en règle générale toute image. Le mort est toujours déjà un absent, la mort une absence intolérable que les vivants cherchent à combler par une image qui puisse leur permettre de la supporter. C’est ce qui explique que les hommes aient exilé dans un lieu choisi (le tombeau) leurs morts qui ne sont nulle part, et qu’ils leur aient donné un corps immortel dans l’image : un corps symbolique, par l’entremise duquel le défunt est resocialisé, tandis que son corps mortel se dissout dans le néant. »26

20 Dans Into the Abyss, Herzog semble faire référence à la tradition de ce qu’on a appelé la « memorial photography » (fig. 2). En effet, il filme toujours Lisa Stotler et Charles Richardson avec les photos des défunts posées devant eux (fig. 3). La présence permanente des photographies dans les images animées de Herzog souligne leur absence, devient le signe visible d’une lacune. Mais dans ce film, Herzog a recours à une double médialité. Car il montre les photos d’Adam Stotler et de Jeremy Richardson en noir et blanc (version utilisée par la police), avant de nous les montrer en couleur. Les photos noir et blanc sont donc d’abord des photos de mort montrées en même temps que les cadavres abandonnés dans les bois. Ce n’est que plus tard, comme par une sorte de réanimation, que la couleur surgit dans les photos d’Adam Stotler et de Jeremy Richardson. On a donc ici une sorte de transformation inverse qui va de l’objet – le cadavre – au sujet (la photo d’un être vivant, d’un corps animé). Dans la discussion avec les proches des victimes, Herzog contribue à insuffler de la vie aux morts lorsqu’il demande à la fois à Charles Richardson et à Lisa Stotler de parler de Jeremy et d’Adam. Nous avons affaire à la tentative d’animer une photo par des récits, bien qu’elle constitue essentiellement un signe de la mort, puisque, dans ce qui est représenté sur une image photographique, demeurent toujours quelques éléments renvoyant à la finitude et à la mort. A ce titre, Belting mentionne l’exemple des vêtements ou de la coupe de cheveux qui peuvent être démodés, et on notera aussi le fait que la différence d’âge entre la mère, Sandra Stotler, et la fille, Lisa, a disparu.

21 A l’inverse, Herzog s’inspire de la photographie dans la façon dont il filme les prisonniers du couloir de la mort qui apparaissent comme dans un portrait encadré. La vitre, derrière laquelle on voit toujours les détenus, revêt également une importance. Elle suggère qu’ils ne sont déjà plus tout à fait dans la vie et qu’on ne peut plus les toucher. Cela est particulièrement bien mis en évidence dans le film consacré à Hank Skinner. Herzog y a recours à deux photographies : l’une montre Skinner avec son épouse (fig. 4), l’autre avec sa fille. Insatisfait des visites au parloir, Skinner évoque son

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regret de ne jamais avoir de contact haptique avec les deux femmes27. Les photos que Herzog insère à cet instant montrent Skinner et sa fille, puis sa femme, placés respectivement d’un côté et de l’autre de la vitre, ce qui octroie à la vitre la dimension d’un seuil de la mort.

22 Il est intéressant de constater que pour Jason et Delbert Burkett, qui ne sont pas condamnés à mort, le format n’est plus celui du portrait photographique mais celui de l’écran de cinéma (fig. 5 et 6). Ainsi, le format photo serait lié à l’arrêt et à la mort tandis que le format cinéma serait à relier au mouvement et à la vie. Il s’agit là d’un aspect qui est corroboré par ce que racontent les deux personnages : Delbert Burkett est l’homme qui est parvenu à arracher son fils à la peine capitale qui lui était pourtant promise. Il suppose y être parvenu en émouvant deux femmes jurées par le biais du récit de sa biographie et de celle de son fils. Jason, quant à lui, a réussi à faire parvenir du sperme à son épouse afin qu’elle tombe enceinte. Vers la fin du film, cette dernière montre une échographie sur son smartphone, image elle-même recouverte d’une vitre (fig. 7). Comme évoqué plus haut, Vivian Sobchack rapproche la représentation de la naissance de celle de la mort en ce qu’elles se situent toutes deux aux confins de la représentabilité. Mais Sobchack écrit : « Bien que [la naissance] implique également une transformation corporelle qui interroge le système social de la représentation de par sa singularité radicale, elle affirme cependant, contrairement à la mort, l’entrée dans la culture conventionnelle, dans l’ordre social et les systèmes de valeurs, dans le monde représentable et dans le monde des représentations. La naissance, pour nous (et potentiellement pour toutes les autres cultures), est le signe qui indique le commencement de tous les signes. La mort, cependant, est un signe qui met fin à tous les signes. […] Ainsi, bien que la naissance et la mort correspondent toutes deux à des processus et à des représentations de moments annonciateurs de transformations physiques et qu’elles menacent la stabilité des codes culturels et des conventions de par leur irréductible originalité, dans notre culture actuelle, la mort est la plus subversive des deux. »28

23 Il convient ici de souligner le fait que l’épouse de Jason se caresse le ventre, nouvel indice que le haptique est associé au signe de vie, ce qui suggère cette entrée dans le monde de la représentabilité (fig. 8). L’enfant n’est pas seulement visible derrière la vitre du téléphone, mais aussi haptiquement perceptible.

24 Avec le mouvement de la mort vers la vie que Herzog imprime à son film, il pose également un signe : représenter le monde et l’humain jusque dans l’abîme, tel est l’unique positionnement et le sens de ses films. C’est aussi pourquoi on peut parler chez lui d’une anthropologie de l’image.

La mort en face : images du mourir

25 Plus problématiques que les images de la mort ou des morts – même si l’on peut débattre des images des cadavres que montre Herzog – seraient les images du mourir. A la question de savoir s’il avait jamais réfléchi à filmer l’exécution de Michael Perry, Herzog répond que jamais il n’assisterait à une exécution, sans parler de la filmer29. Ainsi, il esquive cet instant fatidique en refusant de le filmer. Toutefois, on en trouve une représentation par le biais de la parole, puisque Lisa Stotler a assisté à l’exécution de Michael Perry et qu’elle fait part de son expérience. Herzog propose ainsi un regard médiat. Mais la construction à laquelle il a recours est plus complexe. Dans la

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cinquième partie, qui s’intitule Le protocole de la mort, le mourir est traité de manière kaléidoscopique et la routine bureaucratique entre en collision avec l’événement personnel bouleversant que représente une exécution. Cette collision intervient une première fois de manière générale par l’intermédiaire du récit de Fred Allen puis une seconde fois via le cas précis de Michael Perry.

26 Ce procédé suggère l’assimilation de l’Etat à une machine face à laquelle se tiennent des hommes. Cela est d’abord clairement établi par le récit de Fred Allen qui décrit avec une acuité extrême le déroulement d’une mise à mort. Il déclare avoir répété les gestes qui mènent à une exécution plus de cent fois jusqu’à ce que le geste devienne machinal, tout comme s’il avait travaillé sur une quelconque chaîne de production. Mais, lorsqu’il eut à mener pour la première fois une femme vers la table d’exécution, ce fut la rupture. Il raconte que la condamnée l’a regardé et qu’elle l’a remercié, ce à quoi il ne put rien répondre d’autre que « You’re welcome ». Ce n’est qu’à l’issue de l’exécution qu’il se mit à trembler, à suer, et qu’il fit un malaise. A compter de ce jour, il ne put plus jamais procéder à une mise à mort.

27 Ce que Fred Allen raconte peut être rapproché du concept de visage chez Lévinas. Pour le philosophe, l’autre apparaît comme visage, donc comme regard. A travers ce regard, on prend conscience de ce que l’altérité radicale de l’autre remet en question notre monde. Par là, on peut ressentir le souhait de tuer l’autre parce qu’il menace notre totalité. Mais du visage émane également la résistance infinie contre le meurtre. Cela empêche de s’imposer tout en étant bénéfique aussi car cela invite à la bonté. C’est ainsi que l’on accède à l’ordre de la responsabilité qui me permet d’accéder à la liberté30. Fred Allen, dans cette expérience, dans ce face-à-face avec ce visage vulnérable, a reconnu l’idée de responsabilité. L’éthique de Lévinas postule que l’on n’est un être humain qu’à partir du moment où l’on sort de soi-même pour recevoir l’autre. Herzog saisit très bien ce moment lorsqu’il demande à Allen : « vous avez probablement pensé que cela n’était pas vraiment vous, alors que c’était peut-être votre vrai ‹moi›, qui était enfoui très profondément au fond de vous et qui est apparu à ce moment »31. Ainsi, la confrontation avec la peine de mort devient une confrontation avec soi-même et avec sa propre conception de la vie, donc avec son propre abîme.

28 Cette première prise de parole dans la cinquième partie fait office de matrice pour la représentation de l’exécution de Michael Perry. Suite à Fred Allen, Lisa Stotler raconte sa perception de l’exécution. En dépit du fait que leurs témoignages sont diamétralement opposés, Herzog crée une continuité à l’image (même échelle de plan, même agencement du cadre). Lisa Stotler émeut fortement lorsqu’elle raconte à quel point Michael Perry était le strict contraire de ce qu’elle avait imaginé : un enfant plutôt qu’un monstre. Se construit ainsi une dichotomie entre ses a priori, façonnés pour parvenir à surmonter la réalité, et le récit de ses impressions qui relate l’humanisation que la réalité oppose à l’imagination. Alors que le récit passe en voix over, Herzog montre les images de Perry quittant le parloir et plaisantant avec les gardiens, ce qui lui donne effectivement un air enfantin et innofensif.

29 Plus loin, le réalisateur redouble le récit du protocole de l’exécution de Perry par Lisa Stotler en montrant les documents officiels de l’administration pénitentiaire. A ce moment apparaît le numéro dont il a été question précédement au sujet du cimetière. Le meurtre anonyme et mécanique entre ainsi en collision avec l’importance que revêt cette exécution pour Lisa Stotler. Même si leurs positions vis-à-vis de la peine de mort sont opposées, Fred Allen et Lisa Stotler ont tous deux une relation personnelle à la

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peine capitale, c’est pourquoi le montage instaure une continuité entre eux. Cette représentation tranche avec l’anonymat et l’automatisme, donc avec l’inhumanité, de la machinerie étatique.

30 Tandis que Lisa Stotler poursuit son récit, on revoit la table à laquelle elle est assise avec les deux photos des défunts. Aux images immobiles s’oppose le récit de la perception du mourir : un mouvement qui s’arrête. Lisa Stotler dit en effet s’être concentrée sur le t-shirt de Michael Perry qui bougeait puis qui s’est immobilisé. Une larme est tombée de ses yeux avant sa mort. Là encore, Herzog revient sur la cabine du parloir, la porte se referme, la cabine est vide. Montrer l’image de Perry tandis qu’il quitte le parloir est déroutant pour le spectateur qui sait que Perry est déjà mort au moment où il voit le film. Le montage permet d’identifier une chronologie : Herzog fait ses adieux à Michael Perry et ce n’est qu’ensuite qu’il est question de son exécution. Il y a donc dans la construction narrative du film un temps qui précède et un temps qui fait suite à la mort de Perry. Le montrer à nouveau vivant introduit un trouble temporel qui n’est pas sans rappeler une remarque de Barthes sur la photographie : « En 1865, le jeune Lewis Payne tenta d’assassiner le secrétaire d’Etat américain, W.H. Seward. Alexander Gardner l’a photographié dans sa cellule ; il attend sa pendaison. La photo est belle, le garçon aussi : c’est le studium. Mais le punctum, c’est : il va mourir. Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j’observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l’enjeu. En me donnant le passé absolu de la pose (aoriste), la photographie me dit la mort au futur. »32

31 Barthes répète à plusieurs endroits du texte que la photographie montre que cet être a vécu et qu’il n’est plus. Par la citation de l’image photographique dans l’image cinématographique, Herzog nous le rappelle et assure en même temps au condamné une réincorporation dans la communauté humaine.

32 Pour revenir à notre point de départ, on pourrait dire que Into the Abyss est devenu un film typiquement herzogien, précisément en raison des strictes contraintes auxquelles le réalisateur était soumis. Le film est construit à partir des récits qu’Herzog récolte et qu’il agence dans sa propre narration par le montage. Par ailleurs, on peut supposer que ce sont justement ces restrictions qui l’ont incité à chercher, dans cet environnement étroit, des éléments qui permettent de transcender le seul contenu informatif et de livrer une véritable réflexion sur les relations entre l’image, la mort et le film documentaire. Cette réflexion se déploie dans Into the Abyss mais aussi dans les films tournés pour la télévision. On pourrait mentionner l’importance que prend la photo de famille dans l’épisode consacré à James Barnes ou encore le souvenir qu’évoque Hank Skinner d’un épisode de Twillight Zone.

33 Du point de vue de la narration, le recours à la forme du récit mythique introduit un certain déterminisme. Malgré cela, les personnages qui s’expriment montrent aussi que l’on peut sortir de la malédiction grâce à ses propres moyens. C’est ce que suggère Fred Allen mais aussi le jeune homme qui raconte, après avoir été agressé, ne pas avoir ramassé un couteau à ses pieds, car cela lui aurait signifié la prison. Enfin, il est possible d’interpréter cette série de films sur la peine de mort comme témoignant de la nécessité d’accepter l’abîme intrinsèque à l’homme pour s’extraire du cycle de la fatalité. Par cette capacité d’autoréflexion et d’acceptation de soi, l’homme aura la liberté de déterminer ce qu’il fait de sa vie. C’est ainsi que Fred Allen referme Into the Abyss.

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NOTES

1. A l’origine, il était prévu qu’apparaissent dans Into the Abyss plusieurs prisonniers condamnés à mort. Mais peu à peu, l’histoire de Michael Perry et de Jason Burkett se révéla être si imposante que Herzog prit la décision de leur consacrer le film entier. Il utilisa par la suite les interviews réalisées avec les autres condamnés pour la série Death Row. Celle-ci est composée de quatre films, chacun étant consacré à un ou deux personnages : James Barnes, Hank Skinner, Joseph Garcia et George Rivas, Linda Carty. Chaque film dure environ cinquante minutes. La série est tout aussi intéressante que le long-métrage et mériterait que l’on s’y arrête dans un article qui lui serait entièrement consacré. 2. Voir Valérie Carré, La quête anthropologique de Werner Herzog, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2008, pp. 272-274. 3. Voir www.wernerherzog.com/index.php ?id =67 (dernière consultation le 2 juillet 2013). 4. Georg Büchner, Woyzeck, Texte, manuscrits, source, Paris, Editions théâtrales, 2004 [1837], p. 79. Bien que ce soit l’une des répliques les plus célèbres de la pièce, elle n’est plus aujourd’hui intégrée dans les versions reconstituées. Voir au sujet de la rédaction du fragment Woyzeck la préface de Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil. 5. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957. 6. Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, Paris, Minuit, 1972 [1923-1929]. 7. Claude Lévy-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 [« The Structural Study of Myth », dans « MYTH, a Symposium », Journal of American Folklore, vol. 78, no 270, oct.-déc. 1955]. 8. Hans Blumenberg, Work on Myth, Cambridge, MIT Press, 1985 [Arbeit am Mythos, Francfort-sur- le-Main, Suhrkamp, 1979]. 9. Outre leurs travaux respectifs sur la mémoire culturelle, on pourra consulter plus précisément au sujet du mythe : Aleida Assmann/Jan Assmann, « Mythos », dans Hubert Cancik (éd.), Handbuch religionswissenschaftlicher Grundbegriffe, Stuttgart/Berlin/Cologne, Verlag W. Kohlhammer, 1998, pp. 179-200. 10. Voir aussi : Tzvetan Todorov, La conquête de l’Amérique. La question de l’autre, Paris, Seuil, 1982. 11. Hans Blumenberg, Arbeit am Mythos, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1979, p. 9 [notre traduction]. 12. Id., p. 40. 13. Id., p. 41. 14. Dans ce film, Herzog construit, à partir des images de puits de pétrole en feu, une histoire d’apocalypse avec le renouveau qui s’en suit. Surtout, par le biais de son commentaire, il assigne aux images un sens qu’elles n’ont pas. C’est le cas notamment lorsque les ouvriers rallument les puits de pétrole enfin éteints et qu’Herzog prétend qu’ils sont devenus fous et qu’ils ne peuvent plus supporter de ne rien avoir à éteindre. 15. On notera que Chris Wahl propose de considérer ces trois films comme une trilogie du « film- essai » (Chris Wahl, « Das Authentische und Ekstatische versus das Stilisierte und Essayistische – Herzogs Doku-Fiktionen », in Lektionen in Herzog. Neues über Deutschlands verlorenen Filmautor Werner Herzog und sein Werk, Munich, Edition text + kritik, 2011, pp. 282-327). 16. Voir à ce sujet : Valérie Carré, op. cit. 17. Il est évident que ce type de remarque est éminemment ancré dans un modèle culturel de représentation du temps. 18. John E. Davidson, « The Veil Between: Werner Herzog’s American TV Documentaries », dans Brad Prager (ed.), A Companion to Werner Herzog, Londres, Wiley-Blackwell, 2012, pp. 429-436. 19. L’expression qu’il utilise en allemand est « Menschen knacken ».

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20. A la fin de l’épisode sur Linda Carty par exemple, la procureur refuse d’accorder à Linda Carty le statut d’être humain. 21. Cela contredit évidemment ce que nous avons dégagé plus haut pour les travellings, mais comme nous l’avons également dit, les cinq films sont constitués de récits et d’éléments incompatibles entre eux. 22. Vivian Sobchack, « Inscribing Ethical Space : Ten Propositions on Death, Representation and Documentary », dans Carnal Thoughts. Embodiment and Moving Image Culture, Berkeley, University of California Press, 2004, p. 226. 23. Id., p. 232. 24. Id., p. 233. 25. Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004 [2001], p. 183. 26. Id., p. 185. 27. Le contact haptique est très tôt chez Herzog un signe de l’être-au-monde. Le dernier plan de Land des Schweigens und der Dunkelheit est peut-être l’un des plus beaux que Herzog ait jamais tourné : on y voit un homme aveugle et sourd se diriger vers un arbre et en explorer longuement le tronc avec ses mains. 28. Sobchack, op. cit., p. 233 [traduction par l’éditrice]. 29. Voir par exemple l’interview de Sheila Roberts avec Werner Herzog : http://collider.com/ werner-herzog-into-the-abyss-interview (dernière consultation le 3 juillet 2013). 30. Emmanuel Lévinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Le livre de Poche, 1987 [1961], pp. 215-220. 31. « Could it be that you thought, that this was not your self, but maybe it was your real self, that moment. That’s really deep inside of you and it just came out ». 32. Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 148 et suivantes.

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Dans les « abysses du temps ». Echos wagnériens dans l’œuvre documentaire de Werner Herzog

Laurent Guido

1 Bien que la filmographie de Werner Herzog soit jalonnée de références à l’œuvre de Richard Wagner, cette relation reste des plus implicites, sans commune mesure avec les multiples renvois revendiqués et les méditations approfondies d’autres représentants du « nouveau cinéma allemand » comme Hans-Jürgen Syberberg ou Alexander Kluge1. Les occurrences wagnériennes chez Herzog (près de dix titres, pour la plupart des documentaires) se bornent en effet à de brèves interventions et ne brillent pas par leur originalité. A l’exception d’un film entièrement dédié à Bayreuth, et de quelques allusions, elles consistent avant tout en des reprises de morceaux figurant parmi les plus célèbres de Wagner, à savoir les Préludes de Parsifal et de L’Or du Rhin, la « Marche funèbre de Siegfried » (tirée du Crépuscule des Dieux), ainsi que des emprunts à Tristan et Iseult, dont le « Liebestod » qui conclut cet opéra2. Herzog est coutumier de ce recours à des musiques préexistantes de tous styles et répertoires (baroque, classique, romantique, moderne, etc.), faisant donc intervenir Wagner au même titre que d’autres compositeurs fameux, comme Vivaldi, Beethoven, Schubert, Fauré, Stravinsky, etc. Au fil de ses entretiens, il n’a en outre pas cessé de minimiser la portée intellectuelle de son rapport à la musique, qui découlerait à son sens moins de préoccupations sémantiques ou réflexives que d’une réaction émotionnelle et instinctive aux qualités purement sensorielles des sonorités orchestrales3.

2 Cette posture déceptive à l’endroit de toute référentialité trop appuyée au « grand art » est certes récurrente chez Herzog (ainsi en va-t-il de l’influence supposée du romantisme sur son œuvre, qu’il bat le plus souvent en brèche, sans ménagement), le réalisateur préférant évoquer l’implication physique requise par ses tournages ou son goût pour les activités de plein air, comme la marche4. Mais cette attitude a tout de même de quoi surprendre en ce qui concerne la musique, dans la mesure où Herzog a, dès le milieu des années 1980, régulièrement mis en scène des opéras, parmi lesquels se trouvent quatre œuvres majeures de Wagner5. Cette expérience prolongée n’empêche

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pas le cinéaste d’afficher à ce sujet une extrême modestie, voire un relativisme dédaigneux6. Soulignant sans relâche les différences fondamentales existant entre le réalisme des images cinématographiques et l’imaginaire scénique, qui convoquent d’après lui deux conceptions diamétralement opposées en termes de point de vue, il réfute toute influence réciproque entre les deux médias, et estime que toute tentative de filmer l’opéra ne peut être sanctionnée que par l’échec7. Herzog se déclare par conséquent hostile aux projections et autres dispositifs cinématographiques sur scène, qu’il stigmatise comme autant de lieux communs à la mode dans le Regietheater8. Il clame également son inculture en matière de théorie et d’histoire de la scénographie, ainsi que son ignorance complète de l’écriture musicale. Le médium opératique exercerait sur lui une attirance avant tout magnétique et physique. C’est d’ailleurs une telle manifestation spontanée de son enthousiasme, lors d’une répétition de Parsifal à Bayreuth, qui aurait d’après lui séduit Wolfgang Wagner au point où ce dernier lui aurait proposé de mettre en scène Lohengrin9.

3 En phase avec ces principes, ses mises en scène ont fréquemment surpris les critiques spécialisés par leur caractère ouvertement conventionnel, voire réactionnaire, qui revivifie notamment l’héritage austère et géométrique développé dans l’après-guerre par Wieland Wagner10. L’exigence d’une « interprétation » de l’œuvre s’efface chez Herzog au profit du soin apporté à des effets élémentaires, tant dans l’organisation de la lumière que dans le déplacement chorégraphique des interprètes, ou encore par la fluidité presque magique des décors. En témoignent l’étonnant lit matrimonial placé sur la montagne glacée, au IIIe Acte de Lohengrin ; les costumes et les éléments scéniques en tissu de Tannhaüser, qui adoptent un rythme singulier sous l’action continuelle de ventilateurs situés en coulisses ; ou encore l’antenne parabolique géante qui surgit d’une forêt métallique lors du glissement graduel vers le Temple du Graal, à la fin du premier Acte de Parsifal11.

4 C’est cette même tension vers la simplicité, sinon la stylisation abstraite, que Herzog place au cœur de son utilisation de la musique, où il vise notamment l’imbrication la plus symbiotique possible des rythmes sonores et visuels. S’il rejette apparemment les jeux citationnels, Herzog est intarissable sur les vertus du modèle musical pour la structuration du montage. Ainsi estime-t-il que la musique, dans une séquence, peut représenter « l’événement central » à partir duquel doit alors « s’ordonner le flux des images », ou que son emploi est à même d’engendrer un phénomène de stase au sein du mouvement narratif12.

5 Les usages de la musique chez Herzog ont suscité un vif débat historiographique, qui s’organise autour de deux positions antagonistes. La première consiste à soutenir, à l’instar de Roger Hillman, que l’association caractéristique de plages musicales à des images du monde naturel viserait à dépouiller celles-ci de toute signification historique ou culturelle afin de les investir in fine de ses principales mythologies personnelles (comme l’exploration des extrêmes ou le dépassement de soi)13. Tout en reconduisant la perspective traditionnelle d’un Herzog « néo-romantique », cette conception s’accorde au projet que Herzog lui-même associe à Wagner, celui d’une « transformation du monde en musique » (c’est le titre du film qu’il dédie à Bayreuth)14. Elle met également en garde contre tous les excès interprétatifs quant aux reprises de musiques préexistantes qui, il est vrai, semblent quelquefois défier toute logique référentielle. Il n’est en effet pas évident d’expliciter aisément la présence de la Messe solennelle de Sainte Cécile de Gounod sur la chevauchée finale du héros vampirisé de Nosferatu :

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Phantom der Nacht (1979), du Requiem de Fauré sur les paysages désertiques de l’Australie (Where the Green Ants Dream, 1984)15, ou encore du Notturno de Schubert sur le plan d’un chimpanzé fumant une cigarette dans sa cage (Echoes of a Sombre Empire, 1990).

6 L’autre courant historiographique, à rebours de tout romantisme, identifie chez Herzog une forme de mise à distance ironique. Celle-ci a notamment été décelée par William van Wert16, et s’est vue plus récemment relancée par Lutz Koepnick au détour d’une réflexion plus générale sur les figures herzogiennes de l’opéra17. Koepnick récuse le postulat consistant à envisager Herzog comme le tenant d’un fantasme wagnérien de transformation esthétique du monde, où les spectateurs seraient submergés de visions monumentales et grandioses. Il refuse d’assimiler Herzog à cette notion de totalité mystique, cet excès où le positionnement réflexif céderait le pas à la transcendance irrationnelle. Pour lui, la référence à l’opéra permet la création de « moments » cinématographiques spécifiques où les modalités de la théâtralité et de l’absorption, d’ordinaire situées aux antipodes l’une de l’autre, non seulement coexistent, mais vont jusqu’à se conditionner mutuellement18.

7 En se questionnant sur la place occupée par Wagner au sein du vaste ensemble intertextuel dressé par Herzog, et en considérant les deux tendances présentées ci- dessus, on s’aperçoit que les définitions plus ou moins catégoriques qui sont données de l’œuvre et des propos théoriques du maître de Bayreuth sont, pour la plupart, trop schématiques pour être véritablement opérantes. Ainsi Koepnick qualifie-t-il de « un- Wagnerian »19 les passages qu’il cherche à définir au croisement des régimes de la théâtralité et de l’absorption, rabattant de manière désinvolte l’œuvre de Wagner sur les positions caricaturales et excessives auxquelles on a souvent réduit le compositeur (immersion complète des spectateurs, puissance expressive maximale, inféodation narrative totale, etc.), sans sérieusement prendre en compte la variété des procédés employés dans ses opéras comme les nuances des idées énoncées dans ses nombreux écrits. Loin de viser le seul transport mystique de son public, Wagner était également préoccupé par des objectifs plus immédiatement sociaux et politiques. Les mythes ont pu représenter à ses yeux un détour pour engager une critique productive des maux de la modernité, tels que le capitalisme financier ou la confiance excessive envers la technologie, et ceci en vertu de positions ayant pu changer au fil des années, des idéaux révolutionnaires jusqu’au nationalisme allemand. Les compositions de Wagner devraient dès lors être saisies à partir d’une reconnaissance plus importante de la complexité de fondements narratifs qui peuvent engager, selon les passages concernés, autant la célébration décomplexée de l’héroïsme ou de la nation que de plus sombres et subtiles connotations liées à l’échec, l’attente désespérée20 ou la mort.

8 L’étude des occurrences wagnériennes chez Herzog, malgré les apports indéniables des auteurs ayant investi ce terrain, souffre d’une prise en compte insuffisante de telles nuances, au plan de l’horizon d’attente des œuvres de Wagner comme à celui de leurs structures formelles. Alors que les renvois au compositeur demeurent très limités dans les fictions de Herzog21, ils jouent un rôle beaucoup plus important dans plusieurs de ses documentaires réalisés entre 1976 et 2000. Leur étude permet de dégager les lignes de force d’une réflexion approfondie sur le rapport ambivalent de l’être humain à l’espace naturel, dont Wagner vient immanquablement rappeler le caractère aussi fatal que fascinant.

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9 Le premier film où Werner Herzog fait intervenir Wagner, La Soufrière. Dans l’attente d’une catastrophe inévitable (La Soufrière. Warten auf eine unausweichliche Katastrophe, R.F.A., 1977), est un point de départ incontournable pour les débats autour de la fonction attribuée à la musique par ce cinéaste. S’étant rendu sur l’île de la Guadeloupe, dont le volcan menace de provoquer une catastrophe dévastatrice, Herzog fait finalement le constat, sur des vues de la montagne, des caractères « pathétique » et « gênant » de toute son entreprise. En effet, la Soufrière n’a pas connu d’éruption, déjouant les prévisions soi-disant infaillibles des scientifiques et des pouvoirs publics qui avaient fait évacuer les lieux. Le fait que la scène soit accompagnée par la « Marche Funèbre de Siegfried » a poussé William van Wert à y percevoir un commentaire essentiellement « sardonique ». Les ressorts grandiloquents de la Trauermarsch visent d’après lui à provoquer le rire et l’ironie face à l’énormité de la bourde commise par les vulcanologues22. Le problème de cette lecture, c’est que l’ironie évidente de la séquence est moins introduite par la musique que par la voix over désabusée du cinéaste. Loin de cette distance moqueuse, le morceau s’adapte au contraire parfaitement au climat sombre et énigmatique qui perdure in fine autour du volcan enveloppé dans la brume. (fig. 1) Au-delà de l’action scénique de l’opéra (entre les scènes 2 et 3 de l’Acte III du Crépuscule des Dieux, le cortège funéraire gravit une montagne entourée de brouillard), la correspondance s’établit avant tout via le mouvement cyclique de la composition. Celle-ci ne cesse effectivement de revenir, après les rappels de différents thèmes liés au défunt, aux scansions associées au glas de la mort : le martèlement détaché de quelques notes de percussion ; un vif enchaînement legato de triolets ; et surtout un imposant motif rythmique de deux croches, aussitôt réitérées en écho décalé, et généralement délivrées fortissimo aux cuivres. Ces sourdes et intrigantes sonorités paraissent au fond réintégrer là une dimension d’abattement tragique, qui renforce la déploration explicite de la voix quant à la situation désespérée des indigènes23. Nul besoin d’entrer dans une exégèse subtile du contexte original de la « Marche » signée Wagner, pour en extraire la référence, ne serait-ce qu’au plan des seuls titres, à une procession « funèbre » et au « crépuscule des dieux » (rappelons que le Ring se conclut sur une foule d’humains spectateurs, abandonnés à leur sort suite à l’embrasement du Valhalla, et contraints de se débrouiller désormais sans l’intervention divine). La conclusion wagnérienne de La Soufrière pourrait dès lors consister en un triste rappel de la solitude humaine face à l’imprédictibilité d’une nature où règne le hasard.

10 Même en reconnaissant le décalage potentiellement introduit par la superposition sonore des paroles désillusionnées et du thème de Siegfried, suivi de sa fanfare héroïque (tout comme le détachement sinistre provoqué par l’insertion, un peu avant dans le film, de paisibles pièces pour piano et orchestre sur la visite de la ville désertée, puis sur l’évocation des horreurs d’un précédent historique), il est nécessaire de prendre en compte une autre occurrence de Wagner, située antérieurement dans La Soufrière. Le Prélude de Parsifal court en effet sur deux longues prises de vues aériennes des monts de l’île (fig. 2), une zone située au-delà des dangereuses émanations de soufre qui ont empêché la progression de l’équipe de tournage vers le volcan lui-même. L’ampleur formidable, presque fantastique, du paysage est comme magnifiée par le lent détachement, en constante suspension syncopée, d’un thème ascendant aux accents aussi mystiques que douloureux (Herzog ne retient d’ailleurs que la seconde exposition du motif initial, à savoir sa variation nettement plus tendue, en ut mineur, aux mesures 20 à 55 du Prélude). La voix over relate au présent l’intensité d’un silence de plus en plus profond, l’incertitude quant au moment exact de l’éruption funeste,

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l’angoisse face à cette menace invisible. Herzog interrompt son discours juste avant que ne retentisse l’accord qui sert de transition entre l’énoncé de la seule mélodie et son poignant développement dans une version plus orchestrée, dont la pulsation en arpèges répétitifs s’acclimate idéalement autant au rythme mécanique qu’à l’allure éthérée du travelling surplombant les flancs vallonneux du volcan. Au moment où intervient Parsifal, c’est donc toujours l’attente vis-à-vis de la catastrophe annoncée que cherche à traduire Herzog, sans aucune distance, ni ironie.

11 Cet exemple démontre qu’il ne faut pas se satisfaire, lorsqu’on tente d’évaluer la portée de diverses occurrences d’un même type de musique au sein d’une œuvre donnée (ici, deux morceaux de Wagner dans un même film), de les rassembler sous une même étiquette commune, mais d’être aussi capable de les évaluer conjointement afin d’en mettre au jour les éventuelles différences, en respectant de la sorte le mouvement interne du film. On retrouve ici, déplacé sur un autre terrain, l’une des fonctions essentielles attribuées à Wagner aux leitmotive. Loin de n’être que des simples étiquettes ou rappels d’un même contenu narratif, les occurrences variées d’un même matériau musical, d’un endroit à l’autre d’un même opéra (ou d’un cycle d’opéras), visent bien à situer des moments spécifiques du drame dans un rapport de comparabilité24. La même perspective interprétative peut aussi gouverner l’appréhension des liens qui s’établissent d’une production à une autre. Chez Herzog, les références à Wagner, qui couvrent une large partie de sa filmographie, doivent être saisies dans un tel cadre de recherche, qui tient compte des spécificités de chaque occurrence et évite ainsi d’imposer a priori une seule et même logique unifiante.

12 Les deux morceaux de Wagner utilisés dans La Soufrière sont repris, avec le Prélude de L’Or du Rhin, dans Lessons of Darkness (Lektionen in Finsternis, Fr./G.-B./All., 1992), un film qui prolonge en quelque sorte la démarche du film précédent : arpenter un territoire déserté par l’homme. A la différence près que la catastrophe a cette fois eu lieu, Herzog filmant les paysages désertiques sur lesquels s’inscrivent les stigmates de la Guerre du Golfe de 1990-1991. Les mêmes images de puits de pétrole en feu, ou de vestiges de matériel technique calciné reviennent sur l’essentiel du métrage, divisé en brefs chapitres. Si diverses musiques symphoniques ou opératiques préexistantes25, et quelques interventions en voix over du cinéaste, apportent aux longues prises de vue, le plus souvent aériennes, un certain « esthétisme » (qu’on a notamment reproché au cinéaste lors de la première présentation du film, au Festival de Berlin en 1992), les images ne perdent malgré tout jamais leur sens premier, les sombres et gigantesques nuages de fumées et les débris de satellites de communication renvoyant inévitablement aux conséquences terribles du conflit militaire.

13 Le film débute avec le surgissement, dans le noir, du sourd Mi bémol sur la base duquel s’édifie graduellement le Prélude de L’Or du Rhin (auquel Herzog a déjà recouru dans Nosferatu pour accompagner l’arrivée du héros dans la région montagneuse où le vampire vit isolé du reste du monde (fig. 3))26. Même si Herzog se défend de toute allusion directe à l’opéra de Wagner27, ce flux inaugural du Ring s’adapte admirablement à la fondation d’un univers parallèle que le cinéaste appréhende en quelques plans : après un texte en exergue qui insiste sur le caractère grandiose tant de la création du monde que de l’effondrement de l’univers28, un bâtiment aux allures science-fictionnelles (fig. 4) débouche sur un inquiétant espace naturel (des montagnes brumeuses qu’on croirait importées de La Soufrière) (fig. 5). La musique de Wagner s’interrompt alors que l’on glisse vers Koweït-City, dont la « ruine imminente » sera

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peu après annoncée par la voix over. Faire démarrer Lessons of Darkness, lamentation solennelle sur la faillite du monde technologique, par l’ouverture du Ring der Nibelungen, pointe plus ou moins consciemment l’effondrement programmé du Valhalla sur laquelle se conclura le dernier volet du cycle, Le Crépuscule des Dieux.

14 La musique de Wagner réapparaît un peu plus loin, dans le segment « After the Battle ». Le thème ascensionnel du Prélude de Parsifal s’y accorde à un double processus graduel d’animation comme d’élévation : de cadres fixes sur des squelettes d’animaux jonchant le sol, on passe aux carcasses sablonneuses de véhicules, filmées en travelling le long d’une route (une dynamique visuelle rythmée par le carillonnement dynamique des arpèges liés à l’accord de La bémol Majeur), pour aboutir à d’interminables vues aériennes de la surface du désert (fig. 6), striée par les traces d’une intense activité guerrière, dont ne témoignent plus que d’énormes dispositifs techniques (rampes de lancement, pipelines, etc.) abandonnés et détruits. La relation entre la succession des données visuelles et les paliers consécutifs du Prélude (délivré cette fois dans toute sa continuité, des mesures 1 à 55) se fait très claire lorsque retentit le thème du « Graal » (dans la Soufrière, le morceau avait été interrompu avant d’atteindre ce passage), au moment exact où se stabilise la vision et qu’entre dans le champ l’ombre de l’hélicoptère29 (fig. 7). Bien que le travelling aérien redémarre, ce dévoilement de l’appareil a irrémédiablement transformé le sens de la prise de vue. L’énoncé soudain aux cuivres, après un silence, du thème de la « Foi » (la descente majestueuse de quelques noires marquées sur les temps), provoque un décalage frappant entre, d’un côté, les connotations de ce nouveau motif, bien plus appuyé et triomphal que le premier thème du Prélude, en perpétuelle suspension, et, de l’autre côté, l’image pathétique des édifices fléchissants, des débris éclatés, ainsi que des silhouettes effarantes et grotesques des grandes antennes paraboliques sur lesquelles se termine la séquence (fig. 8). Un décrochage du point de vue nous ramène alors à terre, bouclant en quelque sorte ce segment associé à Parsifal sur son point de départ.

15 Ce sont avant tout les signifiants musicaux (enchaînement des différents leitmotive, contour de la mélodie, changements en termes d’orchestration, de volume, de rythme, etc.), immédiatement repérables en-deçà même de la signification que leur a attribué l’exégèse wagnérienne, qui constituent pour Herzog autant de points de synchronisation possibles avec l’image. Les parties instrumentales, chez Wagner, sont particulièrement riches de telles propriétés dynamiques et expressives. En effet, les Préludes ne font pas qu’exposer le matériau thématique essentiel d’un opéra ou d’un acte – une fonction qui les charge d’emblée d’une forte densité narrative. Ils ont également pour tâche de représenter les fondements matériels d’un univers par le seul biais de la musique, rejoignant en cela l’objectif des interludes ou des passages dédiés aux changements de décors (Verwandlundsmusik), à l’instar du glissement du céleste Valhalla aux profondeurs du Nibelheim dans L’Or du Rhin (Scène 3) ; ou du cheminement vers le Temple du Graal dans Parsifal (fin de l’Acte I). Ces morceaux particuliers, chez Wagner, reposent sur une dynamique de transformation graduelle jusqu’à l’achèvement d’un long processus de transfiguration spatio-temporelle30. Dans Lessons of Darkness, les travellings aériens sur les paysages ravagés du Koweït, sans perdre de leur référentialité, se caractérisent par une plasticité du même ordre, jouant sur des scansions polyrythmiques comparables à celles d’« événements » musicaux qui paraissent du même ordre (changements de plans – donc d’angles et de points de vue ;

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ou, à l’intérieur même du cadre, variations de direction, apparition à l’écran de nouveaux éléments, etc.).

16 La troisième et dernière occurrence de Wagner dans Lessons of Darkness (« Marche funèbre de Siegfried », au chapitre « And a Smoke Arose like a Smoke from a Furnace [Et une fumée s’éleva comme la fumée d’une fournaise] ») offre une démonstration emblématique de ces principes. Le battement martial aux percussions, qui intervient de manière espacée, correspond au climat initial d’indifférenciation et de flottement : visions de fumées se reflétant sur de vastes étendues liquides, où l’on peine à faire la part de la terre et du pétrole. Quant au vif et sinueux motif en triolets, il offre comme une nerveuse esquisse des puits dont on va progressivement s’approcher. Plus loin, lorsque l’on pénètre plus avant dans d’épaisses fumées noires résonnent enfin, les quatre coups de semonce fortissimo du « glas de la mort », puis l’entrelacement de rappels mélodiques aux accents plus nobles ou pathétiques (les Wälsungen ; la « compassion »). L’ambiguïté qui naît de cette évocation d’un passé glorieux, désormais fantomatique, culmine avec l’exposé flamboyant du thème de l’« épée », puis de celui de Siegfried lui-même, interprété par les cors et trompettes, sur le fond du vaste paysage jalonné de puits (fig. 9). Loin du triomphe impliqué par ces motifs musicaux, c’est plutôt le sentiment d’un immense gâchis, d’un échec patent de l’humanité qu’expriment les émanations débordantes et incontrôlables d’installations dévastées retournant à leur pure expressivité d’énergie naturelle. Pour autant, cette utilisation de Wagner n’est pas totalement à contre-emploi dans la séquence. A l’instar du Crépuscule des Dieux, la voix over se réfère explicitement à une fin des temps en citant des passages de l’Apocalypse 9, dont le tableau – où l’on distingue un « puits de l’abîme » et la « fumée d’une grande fournaise » obscurcissant « le soleil et l’air » – est inauguré par le retentissement d’une musique divine dont l’instrumentation cuivrée apparaît comme digne de Wagner : « Le cinquième ange sonna de la trompette… » !

17 Cet intertexte biblique, tout comme les connotations mythologiques et religieuses véhiculées par les reprises de Wagner, paraissent bien éloignés du contexte historique particulier de ces images. Il ne faudrait pourtant pas enfermer trop hâtivement la démarche de Herzog dans une quête d’esthétisation « apolitique », à l’instar de Hillman qui refuse de percevoir en Lessons of Darkness autre chose qu’une lamentation dénuée de toute ironie ; tout au plus y reconnaît-il, sans véritablement préciser son propos, une vague « thrénodie » pour la culture occidentale31. La formule est en fait pertinente, si l’on prend soin de la développer : indéniablement détaché des enjeux propres à la Guerre du Golfe, le cinéaste porte en réalité le débat à un niveau plus vaste, celui de l’univers « global » dans lequel nous projetait alors ce conflit engagé par une coalition militaire soucieuse d’imposer les règles d’un nouvel ordre international, sous la double bannière de l’ONU et des Etats-Unis. En-deçà des questions économiques, que recouvre la centralité du pétrole (équivalent contemporain de l’or auquel Wagner attribue dans le Ring un rôle aussi déterminant que néfaste), c’est bien la présence de plus en plus massive de la technologie dans les diverses activités humaines (usages militaires et industriels, moyens de transport et, surtout, de communication à distance) que cherche à cerner un réalisateur qui est, à cet égard, réellement engagé dans une sérieuse entreprise de démystification. Il y a pourtant, dans la méthode adoptée par Herzog pour célébrer l’effondrement et la ruine des dispositifs technologiques, un certain paradoxe à recourir, presque systématiquement à la vue aérienne, qui est, depuis plus d’un siècle, l’une des formes dominantes d’une nouvelle vision cartographique du monde, en phase avec un procès global de modernisation et d’industrialisation32. Une

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contradiction similaire a souvent été reprochée à Wagner, dont le rejet manifeste de la modernité techno-scientifique, tel que notamment exposé dans ses écrits, prend malgré tout appui sur des dispositifs technologiques inédits, qu’il s’agisse de la reconfiguration de la machinerie orchestrale, de certains effets fantasmagoriques pour les décors, ou encore de l’architecture sophistiquée de Bayreuth33.

18 Si les séquences wagnériennes des deux films de Werner Herzog mentionnés jusqu’ici (La Soufrière et Lessons of Darkness) sont largement dédiées à des vues aériennes (le premier pour tenter de comprendre un volcan qui demeure au fond un mystère complet ; le second pour rendre compte d’un espace naturel reprenant possession des débris de la culture technico-scientifique), le cinéaste a progressivement mis en jeu les limites mêmes de cette prétention à vouloir capter une image « pure » de la nature depuis une position surélevée, supposément désincarnée et éthérée en dépit de son inféodation à la technologie aéronautique. C’est même l’une des bases récurrentes du propos de Herzog que de vouloir s’attacher à circonscrire ces frontières fascinantes où l’humain cherche à se confronter à l’incommensurable, le plus souvent au prix d’un échec retentissant.

19 De cette problématique spécifique témoignent deux documentaires dédiés par Herzog à des rescapés de crashes aériens dans la jungle, des survivants auxquels il fait revivre le parcours traumatique face à la caméra34. La présence caractéristique de Wagner s’y rapporte à des expériences limites, où le sujet rend compte des sensations les plus intimes et les plus déroutantes que lui a procurées l’exploration post-catastrophique d’états de conscience, tels des rêves ou des hallucinations.

20 Ainsi en va-t-il de la courte citation du « Liebestod » de Tristan et Isolde35 dans Little Dieter Needs To Fly (All./G.-B./France, 1997). La musique intervient lors d’une séquence où le héros tente de transcrire verbalement ses étranges impressions (annihilation de la peur et de la douleur) au moment même où il se sentait mourir après l’atterrissage en catastrophe de son avion au Laos, en 1966, durant la guerre du Vietnam. Alors que l’homme s’interroge sur le degré de réalité de son expérience (« C’était comme un rêve. Comme si je dérivais au sein d’un milieu très épais »), il désigne l’aquarium situé derrière lui, et où flottent des méduses : « C’est à peu près à ça que la mort ressemble pour moi » (fig. 10). Le cadre se resserre alors sur les créatures en constante suspension, tandis que le chant d’Isolde progresse en volume, et que l’étirement du fond orchestral, relançant continuellement le motif descendant de la « Félicité », s’avère parfaitement adapté aux ondulations gracieuses des méduses. Si cette association audiovisuelle repose avant tout sur un agencement d’ordre synesthésique, elle n’est pas pour autant dénuée d’une dimension réflexive. C’est assurément par le biais d’une métaphore aquatique que les paroles conclusives du « Liebestod », qu’on entend à cet instant même de la séquence, expriment une dérive agréable vers la mort (celle par laquelle Isolde se destine à rejoindre Tristan : « ertrinken, versinken, unbewusst, höchste Lust ! [se noyer, couler, inconscient, volupté suprême !] »36).

21 A cette occurrence brève mais néanmoins marquante répond la place primordiale accordée aux Préludes de Parsifal37 et de L’Or du Rhin dans Julianes Sturtz in den Dschungel/Wings of Hope (All./G.-B., 2000), celle de seuils sonores fondamentaux, positionnés à l’entame et à la conclusion du métrage. Désormais quadragénaire, l’unique survivante d’un accident aérien revient pour la première fois sur les traces de son long périple solitaire, à l’âge de 17 ans, dans la jungle péruvienne où s’était écrasé son avion de ligne. Le Prélude de Parsifal (uniquement le premier thème en majeur,

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mesures 1 à 20) charge d’un climat d’irréalité suspendue le plan initial, ralenti et surexposé, de Juliane marchant dans une rue (fig. 11). Après avoir rattaché cette action à celle d’un rêve récurrent, la voix over évoque une rencontre avec des visages « brisés », des têtes « éclatées, défigurées ». S’attardant en gros plan sur les mannequins situés devant des échoppes, le travelling détaille alors leurs visages abîmés, rafistolés avec des ficelles, affublés de rictus grotesques sortis d’un film d’épouvante38. Le jaillissement de l’accord de La bémol Majeur, suivi de ses arpèges carillonnants, coïncide avec une nuance à la fois concessive et apaisante de la voix (« Mais très étonnamment elle n’a pas peur »)39, et entraîne une relance du mouvement. Sur un nouvel espace – des figures sculptées, dans un cimetière –, la reprise orchestrée et plus saillante (hautbois et trompettes) du motif principal signale le passage à une perspective plus collective. La trajectoire solitaire de Juliane avait effectivement été accompagnée dans un premier temps par la seule mélodie interprétée en sourdine aux cordes et redoublée par un basson et une clarinette. Les variations sur le thème principal du Prélude couvrent différents détails de la stèle en plâtre qui commémore le voyage miraculeux de Juliane (et qui donne son titre au film : Alas de esperanza). Le mysticisme chrétien de Parsifal trouve là un écho évident dans la dernière image de la séquence : une statue d’ange pointant la direction du ciel à une femme agenouillée (fig. 12).

22 A cette rêverie initiale fait écho la dernière scène du film, où Juliane relate son retour vers la civilisation, et dont le Prélude de L’Or du Rhin vient souligner l’accession à une nouvelle dimension, entre réel et imaginaire, et où un fleuve joue aussi un rôle primordial. L’héroïne attribue en effet sa survie au son – obsessionnellement amplifié dans sa perception – du courant fluvial qui l’a constamment guidée dans son éprouvant périple, et assimile sa première rencontre avec un pêcheur local au surgissement irrationnel d’un ange. Débutant conjointement au récit de cette apparition surnaturelle, le morceau de Wagner impose peu à peu sa lancinante continuité à un montage phénoménal, qui raccorde un ancien cliché de la jeune Juliane (reprenant l’avion à l’issue de son sauvetage, le visage tourné vers la fenêtre), à une vue contemporaine de la même femme (fig. 13). Alors que s’amplifient les résonances en Mi bémol majeur du Prélude, ses vertus de transfiguration spatio-temporelle paraissent s’étendre à ce singulier champ-contrechamp. La voix over en confirme d’ailleurs le statut anachronique, l’assimilant à un troublant dispositif de vision : « Comme dans un tunnel, elle se voit devant et derrière dans le temps ». Le tour de force consiste alors à prolonger ce même plan par l’élévation de la prise de vue (comme pour simuler le champ embrassé par le regard de Juliane installée dans son avion, près de trente ans auparavant). La caméra s’éloigne dès lors progressivement du sol (fig. 14), pour adopter, une fois encore, l’une de ces « vues d’en haut » auxquelles Herzog ne cesse d’associer Wagner (le fond du Rhin qu’est censé transcrire musicalement le Prélude est, d’ailleurs, comme suggéré par la voix over à cet instant : la Juliane d’aujourd’hui, nous dit Herzog, se noie désormais dans l’« océan de la jungle ») (fig. 15 et 16).

23 Toujours couverte par la réitération, de plus en plus chargée de tension, du motif initial de la Tétralogie, la fin de la séquence se concentre sur les lieux mêmes du crash, parmi les débris de l’avion qu’arpente une caméra subjective. Celle-ci est censée matérialiser la quête de l’héroïne qui a tenté, comme l’explique Herzog en voix over, de rassembler ces vestiges pour les faire « ressusciter », mais qui va devoir finalement admettre que « rien ne peut être renversé ». Cette reconstitution culmine avec le franchissement, par l’objectif, d’une porte située sur un fragment de la coque de l’avion

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(fig. 17), un mouvement qui rejoue en quelque sorte le saut dans le vide qu’avait effectué Juliane le jour de l’accident. Au-delà de l’artificialité toute « théâtrale » de cette étrange mise en scène40, retenons avant tout les termes rapportés par la voix over : l’héroïne aurait assimilé sa longue descente dans les airs à la traversée d’un interminable gouffre temporel, dont elle ne se serait libérée qu’à l’apparition de son sauveteur. Ce stade ultime est représenté, à l’écran, par un long cadrage irradié de lumière sur l’accostage d’un bateau d’où s’extrait notamment l’homme providentiel, ou plutôt le vieillard infirme qu’il est devenu, et dont un zoom arrière, constamment réajusté, ne cesse de ralentir la progression vers l’objectif (fig. 18). L’ensemble de cette séquence, jusqu’au générique de fin, baigne dans le flux musical du Prélude de Wagner, qui marque moins une conclusion que l’émergence d’une nouvelle frontière aux contours encore énigmatiques. Dans ce morceau, la répétition inlassable d’un même accord produit une logique de spatialisation graduelle (prenant une forme cyclique, sa progression se mesure uniquement au plan de l’intensité et de l’ampleur de l’orchestration), qui fait pleinement écho aux multiples effets d’étirement ou de superposition du temps dans lesquels s’origine la complexité du montage.

24 Ce trouble spatio-temporel résulte d’une démarche récurrente de Herzog dans ses documentaires : replacer ses protagonistes (le héros survivant, le témoin, le descendant, l’historien, l’enquêteur, le disciple, etc.) sur les lieux mêmes où s’est produit l’événement exceptionnel, le plus souvent d’ordre traumatique, à l’origine du film. La confrontation de ces personnages aux éventuels vestiges ou aux traces diverses qui subsistent s’avère généralement la source, sinon d’un profond constat d’échec, du moins de la reconnaissance de l’inaccessibilité fondamentale des phénomènes autour desquels se sont pourtant concentrées les tentatives de reconstitution. C’est bien ce dispositif que reconduit Herzog dans sa conclusion wagnérienne de Wings of Hope. La vertigineuse verticalité dans laquelle est projetée l’héroïne offre en effet une stupéfiante actualisation de cet empilement paradoxal des époques que Herzog désigne comme les « abysses du temps »41.

25 La musique de Wagner est l’une des rares qui puisse renvoyer autant à une tentative de figuration totale du monde qu’à la douloureuse prise de conscience par l’humain de ses insurmontables limites relativement aux potentialités infinies de l’univers. Cette dualité est centrale dans le cinéma de Herzog, qui se focalise sur de singulières expériences humaines, parmi les plus extrêmes qui soient, tout en relevant l’impossibilité d’un réel aboutissement, la difficulté à surmonter les séquelles traumatiques qui découlent d’un exploit, ou encore le caractère absolument indéchiffrable des traces que nous a laissées le passé42.

26 La référence au mythe, notamment avancée par George Hillman, semble en fin de compte moins pertinente, pour qualifier la tendance wagnérienne qui se joue chez Herzog, que l’évidence du sublime (à laquelle on a souvent rattaché le cinéaste43 et qui est l’une des rares théories esthétiques que celui-ci ne rejette pas, allant même jusqu’à lui consacrer une intervention orale, à l’issue d’une projection milanaise de Lessons of Darkness44). Ainsi les formes bien connues du sublime kantien dépendent-elles de la sensation de vertige qu’éprouve l’humain lorsqu’il prend conscience de ses propres limites relativement à un univers incommensurable. Cette situation, chez Herzog, se traduit généralement par la mise en scène ambivalente, aussi curieuse qu’impitoyable, quelquefois teintée d’accents burlesques, des limitations de la médiation humaine dans sa quête d’une « vérité extatique »45, qu’il s’agisse d’un protagoniste dont le réalisateur

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souligne la bravoure tout en l’exposant à ses failles, quelquefois jusqu’au ridicule, ou de sa propre présence à l’écran, encombrant intermédiaire qui brise sans cesse les potentialités immersives comme spectaculaires46. Faire appel, dans ce cadre, à la musique de Wagner se justifie pleinement, puisqu’elle recouvre une dialectique comparable entre, d’une part, une puissance expressive située largement au-delà de l’expérience musicale commune et, d’autre part, une grandiloquence dans la prétention au sublime que certains ont pu trouver insupportables, y percevant la mentalité manipulatrice d’un « Histrio » (Nietzsche) ou d’un « chef d’orchestre » obsédé par sa propre gesticulation spectaculaire (Adorno)47.

27 Cette dualité apparaît comme centrale dans le documentaire consacré par Werner Herzog aux coulisses du Festspielhaus de Bayreuth, Die Verwandlung der Welt in Musik : Bayreuth vor der Premiere, All., 1994)48. Conformément aux principes exposés plus haut, le réalisateur procède d’abord à une sorte de résurrection cinématographique de Wagner par le biais d’une visite aux archives où il fait affleurer de l’ombre, via la lumière inquisitrice de sa lampe torche, des partitions manuscrites du grand compositeur. De cette divulgation jaillit le « Liebestod » de Tristan et Isolde, sur le fond duquel alterne alors une longue série d’images fixes, entre plusieurs portraits du compositeur et les dessins assez conventionnels de ses principaux personnages par Ferdinand Leeke (fig. 19 et 20). La séquence se termine sur le mouvement rotatif d’une vitrine tournante à Bayreuth, où l’on propose bibelots, statuettes et autres produits du merchandising dédié au culte wagnérien (on culmine sur des anges portant le Graal) (fig. 21). D’entrée de jeu, les pouvoirs de transfiguration esthétique du monde, tels que célébrés par le « Liebestod », sont donc contrebalancés par l’objectivation kitsch de Wagner, qu’un Adorno a pu désigner comme l’un des plus solides précurseurs de la culture de masse49. Quant à la collecte maniaque des traces laissées par le compositeur (le sofa sur lequel il est mort ; son ultime manuscrit), elle se voit tout aussi brutalement niée par le relativisme historique professé dans la foulée par le petit-fils du compositeur, Wolfgang Wagner (et cela en dépit du fétichisme généalogique impliqué par sa propre présence aux commandes de Bayreuth)50. Cette déconstruction passe ensuite par une focalisation constante sur les ouvriers de l’ombre du Festspielhaus (costumières, menuisiers, soudeurs, techniciens actionnant les gigantesques décors mobiles, etc.), ainsi que sur la division du travail à l’œuvre dans la machinerie orchestrale. Cette mise en évidence des structures hiérarchisées de l’orchestre se retrouvera à quelques reprises, par exemple quand un panoramique, lors d’une répétition de Parsifal, révèle l’impressionnant line-up de coaches et d’assistants qui est disposé autour du metteur en scène Wolfgang Wagner.

28 Lors de certains entretiens, ce dévoilement des coulisses se teinte d’une ironie mordante quant à la bien prosaïque réalité qui se dissimule derrière les prestigieuses prestations sacrées de Bayreuth. Par exemple, un entretien avec Yohji Yamamoto à propos de ses costumes pour Tristan et Isolde aboutit à la reconnaissance par le couturier du problème gênant de transpiration posé par la matière synthétique qu’il a choisie pour l’occasion. De même, Herzog joue explicitement sur le décalage comique qui se fait jour entre, d’une part, les explications appliquées de Placindo Domingo quant à la symbolique mystique du calice contenant le Graal, source d’un impact magnétique sur le public, et, d’autre part, la sordide matérialité d’un accessoire de scène grossièrement enrobé de gaffer tape et relié à un dispositif électrique que vient exhiber la caméra (fig. 22).

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29 A cette cruelle démystification répond notamment une série de captations plutôt bienveillantes des singuliers rythmes gestuels qui résultent du travail de mise en scène. Ainsi une longue prise continue, en cadre resserré sur le chef d’orchestre James Levine, alors que celui-ci dirige avec recueillement le Prélude de Parsifal, permet de concentrer l’attention sur les gestes subtils et les expressions passionnées du chef lors de l’exécution du morceau. Cette insistance sur l’implication physique des artistes, plus ou moins touchante ou burlesque, revient comme une constante lors de cette exploration des coulisses de Bayreuth. En témoigne un plan saisissant sur la gestuelle nerveuse d’un directeur du chœur, c’est-à-dire un maillon humain de la vaste chaîne de commandement que permet de synchroniser la partition musicale. L’homme y semble comme écartelé entre, d’un côté, le chef situé hors champ et, de l’autre, les chanteurs à qui il donne périodiquement des signaux débités avec une énergie aussi excessive que soudaine (fig. 23). De même, la caméra s’attarde-t-elle sur Wolfgang Wagner lorsqu’il mime non sans emphase les déplacements de ses comédiens-chanteurs ou sur l’étrange ballet de Yohji Yamamoto quand il ajuste, sans jamais relâcher son attention, les costumes de Siegfried Jerusalem et Waltraud Meier tout au long de leur répétition du duo d’amour de Tristan.

30 La scène du même ordre où Peter Scheider dirige l’orchestre pour Lohengrin, en chantant seul les parties vocales d’une petite voix éraillée, fait écho aux déclarations de Herzog lui-même qui a toujours mis en avant la naïveté de sa relation à l’opéra. Celle-ci serait, on l’a vu, fondée sur l’attraction immédiate et l’absence de connaissance érudite. C’est bien dans ce sens qu’il faut comprendre la manière dont Herzog nous présente son Lohengrin, Paul Frey (fig. 24). Cet ancien camionneur et hockeyeur canadien à la mâchoire carrée51 affirme effectivement avoir découvert l’œuvre de Wagner par l’entremise d’une cassette audio. Cette anecdote rapproche le ténor de Herzog qui aurait, lui aussi, entendu pour la première fois Lohengrin via un document sonore que lui aurait envoyé Wolfgang Wagner, soucieux de l’attirer à Bayreuth. Le simple fait d’attribuer à un enregistrement l’expérience émotionnelle intense suscitée par un tel opéra peut déjà apparaître comme une provocation à l’encontre de l’expérience mystique réclamée par les aficionados de ce médium, attaché au hic et nunc de la performance théâtrale – a fortiori lorsqu’on évoque l’enceinte sacrée de Bayreuth (et le privilège ultime de pouvoir y mettre en scène une œuvre de Wagner) !

31 Cette perspective non élitaire, qui fait la part belle aux appropriations les plus élémentaires52, se traduit dans une séquence souvent commentée, à savoir le dialogue entre Herzog et le pompier Werner Junold. Tandis que celui-ci assiste depuis les coulisses à une répétition de Lohengrin, le réalisateur surgit dans le cadre, armé d’une torche et d’un micro, pour s’enquérir auprès de son sympathique aîné des conditions matérielles de son métier et, surtout, de le pousser à entonner lui aussi le chant alors interprété sur scène par Frey (qu’on discerne au fond du cadre, comme le signe flouté d’une secondarisation du spectacle lui-même) (fig. 25). Si Hillman relativise l’importance de ce passage, cette « irrévérence d’écolier » opérant à ses yeux comme une brève démystification n’entamant en rien la logique poétique générale du film, celle d’une « transfiguration du monde en musique »53, Koepnick y voit pour sa part la démonstration de son hypothèse centrale. D’après lui, la constitution, dans les marges mêmes de la scène, d’un régime de théâtralité (ainsi, la performance spontanée d’un pompier en coulisses, éclairé par une simple lampe torche)54 parvient à maintenir l’intensité émotionnelle et affective qui caractérise l’opéra. En effet, loin de se

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ridiculiser, l’homme connaît parfaitement les paroles et suit la mélodie non sans une certaine aisance.

32 A l’instar de ce qui se joue dans les films documentaires de Herzog, ce n’est qu’en reconnaissant l’artificialité constitutive de l’opéra, ou en adoptant un point de vue décalé sur celui-ci que l’on peut s’abandonner à la contemplation des affects exacerbés et des grands sentiments humains. C’est la raison pour laquelle, dans un récent entretien, Herzog associe sa révélation la plus forte du dispositif orchestral de Bayreuth (en particulier, la manière « géométrique » dont est graduellement et matériellement élaborée la musique de Wagner) à la vision en extrême plongée qu’offre une « cantine » découverte par hasard (encore une manière de tenir à distance la prétention du grand art)55.

33 Le cinéma de Werner Herzog, plus spécifiquement ses films documentaires, se situent donc à la charnière de la déconstruction critique de Wagner – à laquelle se sont attelés, avec plus ou moins de finesse et de bienveillance, les intellectuels et les artistes d’après-guerre, et du « retour aux sources » qui s’opère depuis quelques années dans les débats philosophiques et culturels autour du maître de Bayreuth56. La façon dont est abordée, dans Die Verwandlung…, la récupération nazie de Wagner est emblématique de ce positionnement « rédempteur ». Herzog laisse s’exprimer, sans jamais les contredire (tout au plus se borne-t-il à spécifier, sans plus de précision, les « fautes » commises par Wagner lui-même, dans certains de ses écrits), les sommités présentes au Festspielhaus et qui prennent sans détour la défense de Wagner, tels Heiner Müller et, surtout, Daniel Barenboïm, qui signifie vigoureusement sa volonté d’aller diriger Wagner chez lui, en Israël.

34 Cette séquence est en fin de compte la seule qui aborde explicitement l’histoire de l’Allemagne au fil des multiples occurrences de Wagner chez Herzog. Si celui-ci avait employé le Prélude de L’Or du Rhin dans Nosferatu, c’était certes pour caractériser un glissement vers le passé du cinéma allemand, et plus particulièrement vers l’une de ces figures du mal que Siegfried Kracauer avait cernées comme une préfiguration de l’emprise nazie sur le peuple germanique, mais ce nouveau parcours – malgré l’assimilation du vampire à une peste dévastatrice – s’était résolument refusé à tout discours socio-politique. Loin des références historiques et culturelles, ou des fantasmagories mélancoliques caractéristiques du recours à la musique dans le « nouveau cinéma allemand »57, les usages de Wagner chez Herzog ne se réduisent pas pour autant au champ strictement esthétique (qu’il s’agisse de transfiguration mythologique ou, au contraire, de mise à distance théâtrale). Les documentaires abordés dans cette étude ont permis de mettre en lumière la manière particulière avec laquelle ce cinéaste avait participé à une entreprise plus vaste de réhabilitation de Wagner au sein de la culture audiovisuelle contemporaine. Par ses références régulières, voire sa participation directe à une certaine tradition artistique occidentale « élevée », Werner Herzog se positionne résolument dans une perspective visant à convoquer la puissance évocatrice du grand art, non pas seulement afin d’embrasser les phénomènes les plus démesurés de la nature, mais également pour célébrer les vertigineuses et sublimes limites de l’expérience humaine, y compris dans les faillites catastrophiques des dispositifs technologiques sur lesquels celle-ci prend appui. Le cinéaste ne pouvait à cet égard qu’être séduit par les effets de crescendo infini, le lyrisme exacerbé, ou encore la ferveur sans retenue de la musique de Wagner. Celle-ci lui a permis de matérialiser les seuils vers l’au-delà comme les frontières d’univers

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réinvestis par l’énergie naturelle, d’exalter l’élévation mystique de l’individu, ou encore de convoquer le rappel funèbre d’un passé fantomatique qui demeure irrémédiablement hors de portée, et dont ne subsistent au final que des traces pathétiques.

NOTES

1. Voir Roger Hillman, « Wagner as Leitmotif: The New German Cinema and Beyond », dans Jeongwong Joe et Sander L. Gilman (éd.), Wagner & Cinema, Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press, 2010, pp. 253-272. Pour une mise en perspective plus large de cette question, voir mon ouvrage De Wagner au cinéma, Paris, Hermann (à paraître), dont cette étude sur Herzog est partiellement extraite. 2. Cet air fait partie des rares pièces vocales de Wagner réemployées au cinéma, où l’on a majoritairement tiré des opéras wagnériens des passages instrumentaux à valeur d’introduction ou de transition. Les rapports entre Wagner et le cinéma ne renvoient en réalité pas tant aux relations effectives entre le film et l’opéra (c’est-à-dire la forme caractéristique de celui-ci, avec la place centrale qu’y occupe le chant) qu’aux différents procédés et modèles esthétiques que le compositeur a théorisés ou expérimentés (Gesamtkunstwerk, leitmotive, etc.), ou à son statut dans l’imaginaire culturel depuis plus d’un un siècle. 3. Paul Cronin (éd.), Herzog On Herzog, Londres, Faber and Faber, 2002, pp. 255-256; Werner Herzog. Manuel de survie, Nantes, Capricci, 2008, p. 72 (entretien avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau). 4. Werner Herzog. Manuel de survie, op. cit., pp. 72-73. 5. Lohengrin à Bayreuth en 1987 (joué en continu durant sept ans) ; Der fliegende Holländer à l’Opéra Bastille en 1993 ; Tannhäuser, présenté en 1997 à Séville et à l’Opéra Royal de Wallonie, repris à Naples et Palerme en 1998, à Baltimore en 2000, ou encore à Rio et Houston en 2001 ; et, plus récemment, Parsifal à Valence (2008). 6. Ainsi lorsqu’il indique avoir toujours mis en scène des opéras suite à des demandes extérieures, et non par réel intérêt personnel. « Gespräch mit Werner Herzog », dans Jan Drehmel, Kristina Jaspers, Steffen Vogt (éd.), Wagner Kino. Spuren und Wirkungen Richard Wagners in der Filmkunst, Junius Verlag, Hamburg, 2013, p. 143 (entretien mené par Kristina Jaspers et Steffen Vogt, 22 octobre 2012). 7. Herzog On Herzog, op. cit., p. 260; Werner Herzog. Manuel de survie, op. cit., p. 32; « Gespräch mit Werner Herzog », op. cit., pp. 137 et 143. 8. « Gespräch mit Werner Herzog », op. cit., p. 143. 9. Herzog On Herzog, op. cit., pp. 254-255, 257-259. 10. Voir par exemple la chronique de Donal Henahan dans New York Times, 3 août 1987. 11. Voir le compte rendu d’Alexander Campbell, www.classicalsource.com/db_control/ db_features.php ?id =6454, consulté le 25 août 2013. 12. « Gespräch mit Werner Herzog », op. cit., pp. 137-138. 13. Roger Hillman, Unsettling Scores. German Film, Music, and Ideology, University of Indiana Press, Bloomington, 2005, p. 137; id., « Wagner as Leitmotif… », op. cit., p. 262. 14. Dès lors, le rapport aux compositions wagnériennes s’établirait avant tout la forme d’un ralliement à une figure démiurgique, dont la démarche artistique égocentrique serait fondée sur

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la matérialisation de l’ineffable, la transfiguration complète de l’univers sensible sous une forme esthétique. Dans les termes de R. Hillman (« Wagner as Leitmotif… », op. cit., p. 263 [notre traduction]) : « En ce sens, le Wagner d’Herzog est un Wagner au service de la propre transformation du monde d’Herzog, au travers de son œuvre d’art totale de l’imagination ». 15. Narrant la confrontation entre une tribu d’aborigènes australiens et une grande compagnie minière, cette fiction reprend brièvement l’un des Wesendonck-Lieder de Wagner (III. « Im Treibhaus »). Celui-ci intervient lorsque les autochtones, assis au bord d’une piste d’atterrissage, patientent en regardant silencieusement le ciel. On ne peut donner raison au commentaire allusif qu’en fait Roger Hillman (« rien de plus qu’une relation antithétique avec l’imagerie, dans une reductio ab absurdum de la vision de la musique de film chez Adorno/Eisler », Unsettling Scores…, op. cit., p. 148 [notre traduction]). Implacablement réitérés en vagues successives, les sombres accords de ce Lied (dont n’est retenue ici que l’introduction instrumentale), correspondent en effet à la première version du lancinant Prélude de l’Acte III de Tristan et Isolde, c’est-à-dire la partie de l’opéra qui n’est dès lors plus qu’une interminable attente (à l’instar de celle des aborigènes). 16. William van Wert, « Last Words: Observations on a New Langage », dans Timothy Corrigan (éd.), The Films of Werner Herzog. Between Mirage and History, New York et Londres, Methuen, 1986, p. 70. 17. Lutz Koepnick, « Archetypes of Emotion. Werner Herzog and Opera », dans Brad Prager (éd.), A Companion to Werner Herzog, Chichester (G.‑B.), Blackwell Publishing Ltd., 2012, pp. 149-167. 18. Id., pp. 150-151. 19. Id., p. 150. 20. Voir Alain Badiou, Cinq leçons sur le « cas » Wagner, Caen, Nous, 2010, pp. 77-78. 21. Voir les notes dédiées dans le présent article à Nosferatu (Nosferatu : Phantom der Nacht, R.F.A./ France, 1979), When the Green Ants Dream (Wo die grünen Ameisen träumen, R.F.A./Australie, 1984) et Cry of Stone ( Cerro Torre : Schrei aus Stein, All./Fr./Can./Ital./Arg., 1991). Quant à Fitzcarraldo (R.F.A./Pérou, 1982), pourtant dédié à l’aventure d’un homme obsédé par la construction d’une grande salle d’opéra dans la jungle amazonienne, il boude spectaculairement Wagner au profit du bel canto. Le film débute ainsi sur une représentation d’Ernani de Verdi et se conclut par I puritani de Bellini (en lieu et place de La Walkyrie, selon une version antérieure du scénario ; voir Roger Hillman, Unsettling Scores…, op. cit., p. 141). Restent les propos de l’industriel du caoutchouc qui annonce, vers la fin, l’arrivée d’une troupe à Manaus pour y interpréter l’œuvre d’un « compositeur allemand fantastique… un des modernes ». Le dialogue joue alors justement sur la confusion entre les nationalités : « Federico… Roberto… Ricardo… Quel est son nom ? Ricardo… » Fitzcarraldo confirme l’identité (« Wagner. Celui qui a écrit Parsifal. »), et devra corriger une nouvelle erreur de son interlocuteur, qui attribue la composition de I puritani à ce compositeur à la musique très « teutonique ». 22. « Le Wagner à la fin du film […] opère un jeu ironique sur l’embarras avoué de Herzog […]. J’ai ri et me suis senti euphorique à la fin de La Soufrière, lorsque se croisent Wagner, le volcan inactif et la confession de Herzog, au moment de ce montage somptueux, s’efforçant d’atteindre au cliché » (William van Wert, op. cit., p. 70 [notre traduction]). 23. « Ce qu’il me reste en mémoire, ce n’est pas le volcan mais l’oubli total dans lequel vivent ces Noirs [notre traduction] ». C’est sa fascination pour le sort des indigènes locaux refusant leur évacuation qui avait motivé Herzog à effectuer le voyage, et la rencontre de ces irréductibles habitants a permis de révéler aussi toute l’étendue de leur misère. 24. C’est la méthode que préconise Slavoj Zizek (Variations Wagner, Caen, Nous, 2010, p. 49). 25. Outre les trois morceaux de Wagner, la bande-son emprunte à Edvard Grieg, Arvo Pärt, Sergei Prokofiev, Franz Schubert, Gustav Mahler et Giuseppe Verdi. Les pièces vocales interviennent plutôt à la fin du métrage, alors que le film se concentre plus volontiers sur des figures humaines individualisées, celles des pompiers au travail.

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26. Dans ce remake du film de Murnau (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens, All., 1922), les caractéristiques sonores du morceau (répétitif et lancinant, ancré dans des notes graves, une harmonie élémentaire aux accents « archaïques ») ne sont pas sans relation avec celles de l’autre pièce musicale récurrente du film, signée Popol Vuh (le morceau-titre de leur album Brüder des Schattens-Söhne des Lichts, 1978). C’est après un plan transitionnel de paysage, empreint de brume (comme dans la Soufrière et Lessons of Darkness), que l’ambient de Popol Vuh cède la place à Wagner. Une dialectique paradoxale se noue là entre, d’une part, la fixité de l’observateur humain au sommet d’une crête et, d’autre part, la mobilité conjointe des éléments naturels (nuages, lumière qui baisse rapidement sur un château en ruines…), comme de l’appareil de prise de vues et de la Verwandlungsmusik wagnérienne. On franchit alors ce seuil pour suivre le héros dans un nouvel univers que la musique de cuivres signale par ses accents majeurs et ses relances constantes (une gorge, où sa marche s’accorde cette fois au mouvement de l’eau ; puis le carrosse qui l’emmène jusqu’à la porte d’où s’extrait la silhouette du Comte). Repris comme un leitmotiv, le Prélude réapparaît deux fois : lors du voyage en mer du vampire, notamment saisi en vue aérienne (le capitaine relate les effets mortifères de sa maudite cargaison) ; et durant l’installation du Comte dans l’abbaye (le grouillement des rats quittant le navire ; les déambulations nocturnes du monstre, projetant son ombre gigantesque sur les murs). 27. « Dabei ist es völlig gleichgültig, was das ist, ob das Rheingold ist oder etwas anderes. Es gibt keinen inhaltlichen oder gedanklichen Zusammenhang mit Wagners Rheingold. Es ist nur die Musik, nur dieses Crescendo, das sich da aufbaut. [Que ce soit le Rheingold ou autre chose est complètement indifférent. Il n’y a aucun lien intellectuel ou de contenu avec le Rheingold de Wagner. Ce qui se construit ici, c’est seulement la musique, seulement ce crescendo.] » (« Gespräch mit Werner Herzog », op. cit., p. 139 [notre traduction]). 28. « The collapse of the stellar universe will occur like creation – in grandiose splendor. » Une (fausse) citation de Blaise Pascal que Herzog rattache à sa volonté de préparer le spectateur à un degré plus profond de vérité. Voir son texte « On the Absolute, the Sublime and Ecstatic Truth », Arion, vol. 17.3, hiver 2010 (revue en ligne sur le site de l’University of Boston ; trad. Moira Weigel). 29. La chose est suffisamment frappante pour qu’un internaute l’ait repérée et signalée sur la page imdb du film, sous l’entrée « Goofs » ! 30. Voir la note 26, à propos de Nosferatu. 31. Roger Hillman, Unsettling Scores…, op. cit., p. 150; id., « Wagner as Leitmotif… », op. cit., p. 263. 32. Voir à ce sujet l’exposition « Vues d’en haut », 17 mai – 7 octobre 2013, au Centre Pompidou Metz. La prise de vues aérienne s’est par ailleurs imposée comme l’une des modalités principales (avec une musique planante et, plus rarement, une voix over entre didactisme et lyrisme) du documentaire de type « symphonie du monde », auquel se rattachent à des titres divers la Trilogie des Qatsi de Godfrey Reggio (1982-2002) ou Home de Yann Arthus-Bertrand (2009). 33. Pour un aperçu de cette question, voir le premier chapitre de Matthew Wilson Smith, The Total Work of Art. From Bayreuth to Cyberspace, New York/Londres, Routledge, 2007 [« The Total Work of Art in an Age of Mechanical Reproduction », pp. 8-21]. 34. Hillman (« Wagner as Leitmotif… », op. cit., p. 263) y voit un lien avec la démarche de Wagner dans ses opéras : « Tout l’aspect de la reconstitution rédemptrice […] démontre une proximité des documentaires de Herzog avec l’opéra wagnérien [notre traduction] ». L’idée, qui ne dépasse malheureusement pas le stade de l’allusion, est intéressante, mais devrait prendre en compte que, chez Herzog et contrairement à toute éventuelle rédemption wagnérienne, c’est presque toujours une forme d’échec – ou de déception – qui attend celui qui espère se racheter ou surmonter le trauma d’une faute passée. 35. Citation que Herzog a aussi employé dans la séquence finale de Cry of Stone, lorsqu’un alpiniste, parvenu au sommet du Cerro Torre, découvre qu’il a été devancé. La présence sur les lieux d’une image de l’actrice Mae West lui révèle d’emblée l’identité de son prédécesseur : l’excentrique Fingerless (Brad Dourif), croisé en route. Celui-ci prétendait avoir effectué cette

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périlleuse escalade sur l’appel de West dont il était follement épris et dont il refusait d’admettre la disparition. Au-delà de cette énième connivence entre pulsions amoureuse et mortifère, le « Liebestod », utilisé en crescendo jusqu’à des plans aériens tournoyant autour de l’alpiniste, renforce le sentiment d’une anthropomorphisation de la montagne, comme assimilée à une inaccessible diva (l’expression-titre, le « cri de la pierre », est aussi de Fingerless). 36. Pourquoi ne pas établir, en poussant un peu plus avant le délire interprétatif, un lien entre le mode de reproduction sexuelle des méduses, qui ne libèrent leurs spermatozoïdes qu’au moment de leur mort, et l’imbrication entre Eros et Thanatos qui se joue dans Tristan et Isolde ? 37. Que ne considère étrangement pas du tout Hillman dans son commentaire sur le film. 38. Elles rappellent les figures grimaçantes, plus grotesques qu’effrayantes, des momies des catacombes apparaissant dans le générique d’ouverture de Nosferatu ; ainsi que celles de deux squelettes embaumés, les « machines anatomiques » exposées dans une chapelle napolitaine (Gesualdo – Tod für fünf Stimmen, All., 1995). 39. Qu’il s’agisse de jugements cassants ou de textes poétiques, la voix over idiosyncrasique de Werner Herzog, plus particulièrement lorsqu’il s’exprime en anglais, est elle aussi empreinte d’une musicalité tout à fait caractéristique, où l’accent allemand apporte un caractère décalé à un débit aussi solennel que monocorde. Tour à tour analytique et élégiaque, le détachement qui se dégage des commentaires du cinéaste s’accorde à merveille à l’ambivalence fondamentale de la musique de Wagner, où l’emphase lyrique ne cède jamais le pas au travail narratif et référentiel des leitmotive. 40. Conformément à son approche, Hillman se borne à reconduire, à propos de la fin de Wings of Hope, son hypothèse centrale : « La musique transporte le spectateur au-delà du monde visuellement représentable du documentaire d’observation » (« Wagner as Leitmotif… », p. 263 [notre traduction]) ; « Le son de Wagner signale la touche du réalisateur en ce qu’il superpose une couche mythique sur la réalité documentée de la jungle… » (id., p. 264). 41. L’expression est utilisée dans le même film à propos des animaux empaillés sur lesquels veille désormais Juliane, devenue conservatrice d’un musée zoologique, et que Herzog voit « figés dans les abysses du temps [caught in the abyss of time] » 42. Ainsi, dans son film sur la grotte de Chauvet (Cave of Forgotten Dreams, Can./E.-U./Fr./All./G.- B., 2010), s’attarde-t-il sur les empreintes préhistoriques, côte à côte, d’un enfant et d’un loup, qui resteront à jamais énigmatiques malgré les hypothèses variées qu’elles engagent : sont-elles contemporaines l’une de l’autre, signes d’un rapport amical ou d’une cruelle confrontation entre l’humain et l’animal ; ou renvoient-elles à deux passages au même endroit, mais à des époques respectivement très éloignées ? Herzog retient surtout l’enivrant sentiment de vertige qui persiste au bout de l’échec, le mystère, l’indécision ou le malheur. 43. Voir Alan Singer, « Comprehending Appearances: Werner Herzog’s Ironic Sublime », in T. Corrigan (éd.), op. cit., pp. 183-205. 44. « On the Absolute, the Sublime and Ecstatic Truth », op. cit. Il s’y réfère notamment à Kant et, plus longuement, à Longin. 45. Ibid. 46. Ainsi la manière dont Herzog refuse de nous faire entendre l’enregistrement sonore de la mort du protagoniste de Grizzly Man (E.-U., 2005), alors qu’il l’écoute, de son côté, avec un casque audio, et nous oblige dès lors à nous contenter des récits verbaux qu’en font ceux qui l’ont entendu ; ou encore l’insistance avec laquelle il se poste régulièrement dans le champ des cadrages en 3D au cœur de la grotte préhistorique de Chauvet (Cave of Forgotten Dreams), provoquant dès lors la frustration de tout spectateur avide de vivre une plongée envoûtante dans le passé. 47. F. Nietzsche, Le cas Wagner suivi de Nietzsche contre Wagner, Paris, Gallimard, 1991 [1888], p. 36. Voir aussi pp. 63-64. Theodor W. Adorno, Essai sur Wagner, Paris, Gallimard/NRF, 1966 [1962], pp. 41 et 78.

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48. Voir Herzog On Herzog, op. cit., p. 259. 49. « De même que les biens de consommation mis en devanture à l’époque de Wagner tournent seulement encore leur côté phénoménal vers la masse des acheteurs dans un mouvement de séduction, faisant oublier leur caractère purement phénoménal, à savoir leur inaccessibilité, de même, dans la fantasmagorie, les opéras de Wagner tournent à la marchandise. » Theodor W. Adorno, op. cit., p. 121. 50. Ces mêmes éléments, agrémentés de quelques allusions à Wagner, sont redistribués sous une forme variée dans Gesualdo. Death for Five Voices, dédié au prince et compositeur Carlo Gesualdo (1566-1613). Le film revient non seulement sur les traces laissées par celui-ci, mais aussi sur celles de son épouse, Maria d’Avalos, qu’il a sauvagement assassinée en raison de son adultère. Ainsi un descendant de Maria est-il d’abord mis en scène écoutant un enregistrement de l’opéra qu’il a lui- même composé pour son aïeule, avant de se lancer, sans plus d’explications, dans une interprétation au piano des premières mesures du Prélude de Tristan. L’œuvre est certes empreinte des mêmes traits chromatiques audacieux qui innervaient les madrigaux de Gesualdo (des musicologues, cités dans le film, voient ceux-ci préfigurer l’écriture caractéristique de l’époque de Wagner), mais elle se rattache surtout à la mort conjointe de deux amants. Peu après, le descendant nous dévoile même, dans un recoin de sa propriété, le lit même où Maria aurait été massacrée avec son amant. 51. Une manière de répondre aux critiques d’un Paul Ramain qui, en 1926, regrettait que les chanteurs ne soient pas aux normes physiques des rôles qu’ils interprétaient : « une ligne pure des pectoraux vaut, parfois, mieux qu’une belle voix » (« Opinions. Cinéma et Théâtre », Le Courrier musical, no 8, 15 avril 1926, p. 234). 52. Le premier plan du film est emblématique à cet égard : on montre l’extérieur de la salle de Bayreuth, avant de glisser – encore un panoramique à valeur comique ! – à un petit enfant assis sur le trottoir, en train d’applaudir. La dernière image sera celle d’ouvriers qui nettoient la scène. 53. Roger Hillman, « Wagner as Leitmotif… », op. cit., pp. 261-262. 54. Lutz Koepnick, op. cit., pp. 152 et 154. 55. « Gespräch mit Werner Herzog », op. cit., p. 142. 56. Voir par exemple l’essai de Slavoj Zizek, Variations Wagner (op. cit.), et le chapitre 5 de mon livre De Wagner au cinéma (op. cit.). 57. Voir Caryl Flinn, The New German Cinema. Music, History, and the Matter of Style, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 2004.

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La mort sur écoute ? Réflexions sur une scène de Grizzly Man

Alain Freudiger

1 La mort est-elle dicible, la mort est-elle représentable ? Se laisse-t-elle enregistrer ?

2 Si ces questionnements ont pu hanter bon nombre de films, et avant eux d’autres œuvres artistiques, Werner Herzog touche à cette question d’une manière exemplaire dans une courte mais cruciale scène de son film Grizzly Man (E.-U., 2005).

3 Car il hérite d’une « archive » singulière. Timothy Treadwell, « l’homme aux grizzlys », filmait énormément, documentait beaucoup ses séjours en Alaska ; sa mort et celle de sa compagne Amie, dévorés par un grizzly, est survenue brusquement et à leur surprise. Or, de ce double fait, il existe un enregistrement vidéo, mais auquel il manque l’image et n’existe que le son : dans l’urgence, le capuchon de la caméra n’a pas eu le temps d’être ôté. La caméra a donc tourné pendant que Timothy, puis Amie, se faisaient tuer par le grizzly, mais de ce drame n’a été enregistré que le son.

4 Dès lors, un manque est inscrit dans l’archive même. Certes, ce manque n’en est pas un en soi, un enregistrement sonore pouvant exister de manière autonome et autosuffisante : il ne l’est que parce qu’il s’agit là d’un contexte vidéo/ cinématographique. Ainsi, l’œil aveuglé de l’objectif est un élément lui aussi signifiant, et cet enregistrement « incomplet » n’a pas le même statut qu’aurait eu un document purement sonore. Le voile de l’invisibilité, de l’impossibilité de voir, de l’obstacle à la vue, est constitutif de sa matérialité même. Il est aussi, d’une certaine manière, indice et signe du drame.

5 On le sait, le pouvoir de suggestion du son est parfois supérieur à celui de l’image, ou de l’image accompagnée de son : le son seul astreint, encourage ou force à imaginer le reste. Ce fait a été exploité depuis longtemps par les cinéastes du suspense ou de l’épouvante (et insuffisamment par ceux de l’érotisme). Herzog dispose donc d’un matériau à la fois lacunaire, consistant en un manque (du son sans image), et trop plein, trop suggestif (fantasmatique et propice à toutes les imaginations). Or que fait Herzog de ce matériau, l’enregistrement direct de la mort de Treadwell, le personnage central de son documentaire ? Cette archive, il ne peut pas ne rien en faire, mais il est clair que,

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sauf à entrer dans une esthétique sensationnaliste ou à cultiver l’attraction du répulsif1, il ne peut pas l’utiliser telle quelle. En même temps, il ne peut pas simplement exclure ce matériau de son film sous un prétexte moral ou éthique, avec une justification donnée sur un intertitre par exemple2.

6 On peut déjà noter que Herzog s’attaque à ce problème au milieu du film : il ne laisse donc pas cette question devenir un enjeu de suspense, et n’utilise pas non plus cette « archive » comme conclusion logico-chronologique à sa narration (fin de Treadwell). Il place cette scène au cœur même du film : parce qu’elle interroge les autres séquences tournées par Treadwell, mais aussi son propre film, et au-delà le cinéma lui-même quant à la valeur de vérité ou non d’un enregistrement, la relation ou l’absence de relation entre son et image, la présence ou l’absence de point de vue, etc.

7 Dans cette scène, Herzog écoute le son ; peut-être l’a-t-il écouté auparavant hors film, ou peut-être aurait-il pu le faire – cela est douteux, dans la mesure où il explique dans un interview qu’il a réalisé le film très vite, en 29 jours, au point de ne pas avoir eu le temps de voir toutes les prises de vue de Treadwell3 – mais il écoute, casque sur les oreilles, mains sur le casque, la venue de la mort ; or avec ce dispositif, ni la femme en face de lui (Jewell Palovak, proche amie de Treadwell), ni le spectateur, n’entendent rien, sauf les quelques mots de Herzog qui décrit ce qu’il entend4. Le caractère insoutenable de l’enregistrement est ici soutenu par une mise en relation complexe des différents niveaux : 1) le moment du drame, 2) l’enregistrement, 3) l’écoute par Herzog, 4) les regards, gestes et paroles de Jewel Palovak et de Herzog, 5) le spectateur face à cette séquence de film. En outre, il y a une forme de symétrie de chaque côté du document audio : un homme « en première ligne » et une femme en soutien qui agit (Amie en attaquant le grizzly, Jewel en arrêtant le son à la demande de Herzog lorsque cela devient insupportable pour lui). Auparavant, Herzog a demandé la permission à Jewel d’écouter l’audio ; ensuite il l’encourage à détruire la cassette. Herzog a donc intégré l’archive au film, il ne l’a pas écartée, mais il l’a filtrée : il en témoigne autant qu’il y fait obstacle. Et cela se fait de manière très physique et matérielle : Herzog se confronte à l’archive en personne, corporellement, il l’écoute et met en scène cette écoute. De ce fait, l’émotion qui se dégage de la séquence n’est pas directement l’émotion qui pourrait être ressentie en entendant ce terrible enregistrement : passant par le corps de Herzog, mais aussi par ses larmes et les larmes de Jewel Palovak, elle devient émotion seconde, « compassion » plus que « passion », « sympathie » plus que « pathos ». En outre, Herzog incite à la destruction de cette archive : ce qui en reste dans son film sera donc aussi ce qui reste de ce document audio, c’est-à-dire qu’il fait un tombeau de ce qui pourrait n’être que reste morbide. Par ailleurs, il place cette scène entre deux séquences bien précises : l’une avec un coroner presque halluciné5, racontant la fin de Treadwell et d’Amie, l’autre avec un long moment de combat impressionnant entre deux grizzlys, dépourvu de commentaire. Cet agencement aussi rend une certaine dignité aux victimes : le coroner défend leur mémoire et leur courage, et la séquence muette avec les grizzlys permet de prendre la mesure de la puissance des animaux à laquelle ils ont été confrontés.

8 Dans cette courte scène entre Herzog et Jewell Palovak – à peine 2 minutes, dont 45 secondes d’écoute, bien moins que les 12 minutes (dont 6 minutes du combat) que dure l’audio – il y a très peu de sons : le côté aveugle du document est ainsi redoublé par un côté sourd ; et pourtant, il se passe quelque chose. Car ce redoublement, loin d’être un retranchement, est un supplément. Cette séquence sans image et, pour le

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spectateur, sans son, a pourtant une intensité, une consistance pleine. Elle existe par le vide, le creux. D’une part grâce à la durée, malgré deux coupes discrètes – cette durée, rien qu’elle, permet déjà une perception consistante du moment. D’autre part, grâce aux gestes et expressions de Jewell Palovak et de Herzog : c’est par leur densité émotionnelle – jouée ou non – qu’il y a scène, qu’il se passe quelque chose, et non pas par le contenu de l’audio.

9 Il y a ce point d’essentiel : Herzog écoute pour nous. En écoutant, Herzog est proche de la position du spectateur, comme son délégué, il est visible mais pas en entier, il est de dos, situé près de la caméra et du point de vue spectatoriel : mais lui seul entend. Et ce faisant, il éteint en nous le désir d’écouter aussi (cela n’aurait pas été le cas avec un avertissement à caractère éthique ou moral). Car son écoute, déployée dans cette tension, dans ce fin dispositif qui est aussi un voile, suffit : l’envie morbide est comme fixée, happée, sublimée par le dispositif d’Herzog. Car ce que fait sentir Herzog dans cette scène, c’est que le « mystère » qui est tu, qui est caché, n’est pas celui du contenu de l’enregistrement. Il n’y a d’ailleurs aucune surprise dans ce qu’il y a à entendre, ce qui est entendu dans l’archive : car l’archive audio, le coroner l’a déjà décrite assez précisément dans la séquence précédente (les cris d’Amie, les gémissements de Timothy, les « arrête » et les « va-t-en », les coups sur la tête de l’ours avec une poêle…). C’est pourquoi aussi ce manque n’est pas un manque. A part l’horreur et la morbidité, entendre le son de l’archive dans le film n’ajouterait rien. Au contraire, le voile – ne parle-t-on pas de voile mortuaire ? – rend bien plus justice à la mort – à celle de Treadwell et d’Amie, mais aussi à toute mort –, qu’importe la saisie fantasmatique de l’instant de la mort. La poursuite, la saisie d’un instant de la mort, semble être une quête vouée à l’échec6 : la mort n’est pas là, dans ce son, dans cet enregistrement. On a beau essayer de réduire le caractère insaisissable de la mort le plus drastiquement possible par la captation et la monstration – comme dans les snuff movies7 –, la mort demeure introuvable et ce que la technique capte, c’est autre chose, quelque chose dont la mort s’est échappée. Le morbide peut-être, ou le cru, la dissection ou l’autopsie (« examen visuel d’un cadavre »), mais pas la mort. On demeure in fine face à un mystère.

10 Encore une chose : au moment de l’enregistrement, personne ne filmait ni n’enregistrait : cette archive est aussi froide et impersonnelle qu’une captation de vidéosurveillance8. Or Herzog rend l’archive à l’écoute, au film, aux proches de Treadwell, et la fait aussi détruire : il la supplante en l’éprouvant. Il n’a pas seulement tissé un voile mortuaire subtil pour Amie et Treadwell, il a aussi remplacé la froideur glaciale d’une prise de vue purement sonore par la mise en scène émue d’une écoute les yeux ouverts.

NOTES

1. Une approche totalement inverse à celle d’Herzog serait celle de Jim Van Bebber dans son film The Manson Family (E.-U., 2003), montré au Lausanne Underground Film Festival (LUFF) en 2004, où en l’absence d’archive il « reconstitue » méticuleusement la mort de Sharon Tate, au nombre

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et à l’emplacement des coups de couteau près, dans ce qui est sans doute la plus basse fosse de la fascination mimétique et de la non-distanciation. 2. Il est du reste conscient de l’attraction malsaine que peut susciter ce matériau, mais ne se refuse pas à l’utiliser pour autant. A la question « Beaucoup de gens viendront voir le film par curiosité morbide. Ils savent peut-être que les derniers moments de vie de Timothy et d’Amy ont été enregistrés. Comment avez-vous décidé de ce qui devait être montré et de ce qui devait demeurer caché ? Avez-vous été sensible aux réactions des amis et de la famille de Timothy ? », Werner Herzog répond : « J’ai également une sensibilité pour le public, et il y a quelque chose de très simple dans notre film ; essayez d’aller trouver un snuff movie, mais pas un film que j’ai réalisé. » (« Interview : Werner Herzog (Grizzly Man) » [notre traduction], par Devin Faraci, publié en ligne le 08.09.2005, www.chud.com/3923/interview-werner-herzog-grizzly-man, consulté le 10 septembre 2013). 3. Devin Faraci, op. cit. 4. « J’entends la pluie et Amie. ‹Va-t’en, va-t’en !› ». 5. « A vrai dire, le coroner est un exemple parlant, parce qu’il doit se présenter au tribunal, témoigner, et ses manières sont très sobres, très terre-à-terre, allant aux faits seuls, sans émotion aucune. […] C’est un homme très attentionné et philosophe, alors je lui ai dit ‹Frank, nous ne sommes pas ici au tribunal. Vous n’allez pas devoir témoigner au tribunal. Nous sommes ici dans un film traitant d’un être humain. Je veux savoir ce que vous avez ressenti lorsque vous avez découvert les restes humains. […] Je veux voir un être humain qui me raconte cela. Je ne veux pas le coroner qui témoigne devant la Cour›. Il m’a regardé et m’a dit : ‹J’ai compris ce que vous entendez par là›. Et c’est vraiment quelqu’un de magnifique et d’épatant » (Devin Faraci, op. cit.). 6. Même une mort apparemment aussi immédiate que la guillotine a donné lieu à des spéculations sur son moment exact, certains pensant que la tête continuait à vivre pendant quelques secondes après que le couperet était tombé. Voir Daniel Arasse, La Guillotine et l’imaginaire de la Terreur, Paris, Flammarion, coll. Champs histoire, 1987, p. 64 et suivantes. 7. Si leur existence est sujette à caution, les infâmes vidéos d’égorgeurs assassinant leurs otages, elles, existent. 8. A propos de vidéosurveillance, et de ce qu’il y a à voir, je renvoie à mon article : « Prouver et jouir : de la vidéosurveillance au happy slapping », Décadrages, no 10, printemps 2007, pp. 119-125.

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Révolte et réclusion dans les premiers longs-métrages de Werner Herzog

François Bovier et Sylvain Portmann

1 Dans ses deux premiers longs-métrages – Signes de vie (Lebenszeichen, R.F.A., 1968) et Les Nains aussi ont commencé petits (Auch Zwerge haben klein angefangen, R.F.A., 1970) –, Werner Herzog s’attache à mettre en scène la folie et la réclusion. Dans l’univers mis en scène, le désœuvrement provoque la perte de tout repère, conduisant les protagonistes à se retrancher dans un milieu isolé. Les films ne fonctionnent néanmoins pas de la même manière, le premier recourant à des techniques dramaturgiques classiques (progression linéaire du récit et de l’évolution des personnages) et des référents clairs (personnages incarnant une certaine normalité contrastant avec l’état du héros), alors que le second est d’apparence plus ouverte, représentant un groupe humain au fonctionnement autarcique et irrationnel.

Rupture et retranchement

2 Le personnage principal de Signes de vie, un soldat allemand en convalescence en Grèce pendant la Seconde Guerre mondiale, ne supporte pas l’inaction ; déniant les signes apparents de sa folie, il rompt tout lien avec son entourage pour se barricader dans une forteresse qui est utilisée comme un terrain d’artifice à la fin du film. La presqu’île fortifiée devient le lieu d’où le soldat Stroszek donne des signes de vie à l’extérieur, ceux-ci s’apparentant à autant de marques de démence, ultime moyen de communication unilatérale (nulle réponse, ni réaction ne sont attendues). Le retranchement hors de la société permet à la folie de se manifester sous une forme isolée, comme dans une expérience en laboratoire : la forteresse permet de mesurer l’ampleur de sa folie.

3 Le deuxième long-métrage de Herzog présente un univers carcéral qui ne se limite pas aux murs de la maison de correction dont les nains se sont évadés, ayant contraint leur

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responsable à se barricader, avec le meneur de la rébellion pris en otage. Le parti pris de Herzog dans Les Nains aussi ont commencé petits consiste à abolir l’idée de liberté hors des murs et la notion même d’extériorité à la folie : la maison de correction s’apparente à un asile d’aliénés dont on ne peut s’échapper, en l’absence de tout lieu de normalité (les non-nains n’ont pas accès à cet univers exclusif) ; laissés à eux-mêmes, les nains transgressent toute convention sociale, parodiant une procession religieuse ou dévastant la table d’un repas parmi nombre d’autres exactions. La maison de correction et ses alentours (une île volcanique, traversée par une route conduisant à Dolores Hidalgo) constituent un non-lieu, ou plus précisément un espace d’enfermement.

Points de vue

4 Le mode de focalisation des deux films diffère radicalement. La principale scène de folie dans Signes de vie repose sur une focalisation interne, plutôt conventionnelle pour cette séquence à l’esthétique stylisée ; dans Les Nains aussi ont commencé petits, le point de vue est multiple, polycentré, bien que se situant toujours à la périphérie proche du groupe formé par les mutins – à cet égard, le film dans son intégralité constitue une scène de folie partagée.

5 L’accablement dû à la chaleur durant une ronde vaine au sein d’un espace désertique constitue l’embrayeur de la folie du protagoniste de Signes de vie. Filmés en caméra subjective, des moulins à vent tournent inlassablement. L’image présente un fort contraste noir et blanc et l’espace est aplani par l’utilisation du téléobjectif (le son est composé d’applaudissements déformés électroniquement). Stroszek, tel un Don Quichotte désœuvré, tire sur les moulins avec son fusil, la scène symbolisant la vanité de son combat imaginaire (fig. 1 et 2). La seconde scène de crise est provoquée par le sentiment de trahison ressenti par Stroszek, lorsque sa folie est attestée par ses compagnons d’armes et sa femme (qui lui propose de consulter un médecin). Ils en viennent aux mains, et Stroszek tire maladroitement dans leur direction. S’ensuit une course-poursuite en plan large à travers le fort, accompagnée d’une musique légère qui confère à la séquence un aspect comique et distancié. L’inefficacité des coups de feu qui ne blessent personne, alors que les poursuivis sont toujours à portée du forcené, crée un décalage avec la situation étouffante qui avait vu naître le conflit. Après la fuite, le protagoniste se retrouve seul : lieu de défense, la forteresse devient le support de l’expression d’une révolte contre l’autorité dont l’issue est sans appel. L’autodestruction gagne non seulement le personnage mais plus généralement l’espace : Stroszek dilapide les munitions stockées dans le fort, à travers un geste de dépense constituant une dérisoire apothéose visuelle et sonore.

6 L’univers de référence de Signes de vie est littéral, les scènes d’emportement et de déraison étant justifiées par le récit et la psychologie du personnage : l’irraison est ponctuelle, et répond à une logique clinique. Il n’en est pas de même dans Les Nains aussi ont commencé petits où la folie est généralisée, le film reposant sur un enchaînement de situations paroxystiques, sans les intégrer de façon ordonnée. Ce mode de focalisation acentré, mobile et flottant, constitue selon nous la singularité de ce film pour le moins éprouvant (Herzog n’hésitant pas à parler de cauchemar pour décrire son film1).

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Le ricanement des nains

7 La volonté de Herzog, en tout cas dans Les Nains aussi ont commencé petits, est de provoquer le public. S’il met bien en œuvre un dispositif que l’on pourrait qualifier de scandaleux, Les Nains aussi ont commencé petits n’a pas connu de large retentissement public, si l’on se fie à la réception critique lors de sa première diffusion, qui est mitigée et clivée2. La représentation crue, le recours systématique à la difformité – seuls y jouent des nains – et un mode d’allégorie dont le sens n’est pas spécifié, tout contribue à un effet de monstruosité permanent, suivant la logique de l’attraction (ce qui a pour effet de réduire la narration à une série de numéros et de performances qui s’enchaînent sans temps morts) : il s’agit d’exhiber, de faire voir (monstro) une anormalité, en se situant du côté de l’« obscène » au sens de Bataille (qui se caractérise selon lui par une « obstination à vivre à l’extrémité des limites »3). La difformité n’est pas seulement le thème du film (comme l’on peut parler d’un thème musical) ; c’est aussi son principe constructif et son univers de référence, relevant d’un théâtre de la cruauté.

8 Plusieurs critiques comparent le film de Herzog à Freaks (Tod Browning, E.-U., 1932)4, qui repose sur l’opposition entre une galerie de monstres – nains, homme-tronc, cul- de-jatte, siamoises et femme à barbe – et une beauté classique et inaccessible, tout en jouant sur un principe d’inversion : le véritable monstre, c’est la jeune première. Herzog, quant à lui, généralise la monstruosité et la difformité, sans morale explicite – il semble se borner à l’exposition d’un univers concentrationnaire. Un autre référent qui a pu être convoqué5 est Zéro de conduite (Jean Vigo, France, 1933), qui met en scène la rébellion d’enfants contre leurs professeurs (notamment un proviseur nain). Las Hurdes (Luis Buñuel, Espagne, 1933) constitue selon nous le modèle le plus probant : le film de Buñuel se caractérise en effet par un regard surréaliste porté sur un monde primitif, monstrueux, ignorant la raison et les règles de la socialisation. Certes, la comparaison a ses limites : Herzog ne mobilise à aucun moment les codes du cinéma documentaire. Financé par Ramon Acìn, un anarchiste de la CNT (Confederación Nacional del Trabajo), le film de Buñuel, porté par le commentaire de l’écrivain surréaliste Pierre Unik, et la photographie dépouillée d’Eli Lotar, repose sur un réalisme truqué, qui multiplie les scènes à caractère horrifique : la misère et la sénilité précoce des paysans de cette région reculée de l’Espagne sont soulignées, l’équipe de tournage n’hésitant pas à intervenir sur le profilmique, par exemple en tirant sur une chèvre ou en ouvrant avec les mains la bouche d’une miséreuse afin d’en observer la cavité buccale(fig. 3). Cette cruauté est au cœur des Nains aussi ont commencé petits, Herzog n’hésitant pas à filmer une truie tuée par les nains que ses pourceaux continuent à téter ; le leitmotiv de la poule tuée par ses congénères dans le film de Herzog déplace et réactualise l’une des premières séquences de Las Hurdes, où de jeunes mariés arrachent des têtes de coqs. Le commentaire de Pierre Unik, déclarant : « Les nains et les crétins sont en grand nombre », pourrait servir de légende au film de Herzog. Pourtant, il ne s’agit pas là d’un phénomène d’intertextualité mais d’un point de vue commun, soit un attrait pour la désolation, la morbidité, et un processus de déshumanisation, indissociable d’une critique voilée du totalitarisme.

9 L’isolation et l’absence de communication avec le monde extérieur constituent une condition nécessaire à ce processus d’aliénation : Las Hurdes est une région retranchée du reste du monde, tandis que le tournage des Nains aussi ont commencé petits se déroule

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à Lanzarote, aux îles Canaries. Significativement, le film de Herzog s’ouvre sur un nain prisonnier, qui est photographié et identifié par la police, répondant aux injonctions d’une voix off ; le reste du film constitue ainsi un flashback, retraçant la révolte des nains qui cherchent à libérer leur meneur Pepe. Cette première scène scelle le caractère inéluctable du film, l’issue de la révolte étant d’emblée connue. De lents panoramiques parcourent un paysage désolé, dans lequel s’inscrit l’établissement où le drame se joue. Une photographie authentifie les lieux : il s’agit d’une maison de correction, à proximité de Dolores Hidalgo, dont les différents bâtiments sont désignés par des flèches. Cet arrêt sur image prolonge et déplace la séance de photographie d’un prisonnier, campant les lieux de la rébellion d’un point de vue détaché et objectivant. Cette cartographie des bâtiments concourt également à marquer le caractère retiré et isolé de ce milieu : il s’agit là paradoxalement d’un huis-clos qui se déroule en extérieur. Les Nains aussi ont commencé petits rompt par la suite irrémédiablement avec ce processus de mise à distance du point de vue et de localisation des lieux de l’action. La bande-son du film alterne entre les ricanements et les propos entrecoupés des nains, et deux chants folkloriques. Ces chants – par leur caractère exotique et inquiétant – n’ont pas qu’une fonction rythmique ou de ponctuation du film : leur absence d’ancrage renforce encore l’irrationalité de l’enchaînement des scènes.

Carnavalisation et profanation

10 Le comportement du groupe de nains se caractérise par son irrévérence, qu’il s’agisse de porter un singe vivant en croix ou de lancer des poulets vivants dans le bureau du responsable de la maison de correction (le tournage ne va pas sans dangers, le nain pris en otage, attaché à une chaise, ne manquant pas de recevoir des éclats de verre). D’autres actions sont dénuées de finalité, reposant sur des tours d’adresse des nains, comme lorsqu’il s’agit d’être traîné sur un tapis par une voiture qui tourne en rond sans conducteur – on ne saurait mieux signifier le caractère vain et circulaire du récit, implacable et impossible à interrompre. Le film se présente comme une allégorie du totalitarisme, en reproduisant la répétitivité et l’absence de finalité des tâches caractéristiques de l’univers concentrationnaire, comme Hannah Arendt l’avait bien mis en évidence6. Mais la critique n’est pas ici spécifiée (quel régime, système ou dictature Herzog vise-t-il ? Quelle est donc son intention ?), et – fait plus troublant encore – les actions se déploient en dehors de toute instance de surveillance ou de pouvoir, les prisonniers étant pour ainsi dire libérés de leurs chaînes. Certains critiques ont vu dans ce film une critique des événements de Mai 68 et du mouvement de soulèvement de la jeunesse, ou même une stigmatisation de son inutilité7. Sans aller jusqu’à cette extrémité (aucun élément ne nous permet par ailleurs d’attester une allusion de Herzog à la révolution étudiante en Allemagne en 1967), on ne peut que relever le caractère apocalyptique et sans appel du film, dépourvu de toute référence sociohistorique précise. Le principal ancrage énonciatif du film repose sur le point de vue aberrant et excentrique des nains, ce qui explique le caractère faussé, distordu et aliénant du monde représenté, qui se constitue en un mode allégorique indéterminé. Ce regard de guingois s’exprime avec exemplarité lorsque les nains cherchent à ouvrir le loquet d’une porte et à atteindre sa poignée, les perspectives et la mesure du monde mis en scène dans le film étant déformées par la petitesse des nains. Le mode allégorique diffus des Nains aussi ont commencé petits se spécifie à l’occasion d’une scène qui met en abyme l’exhibition des nains dans un contexte forain : une naine sort de sa

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boîte différents scarabées travestis en humains (fig. 4), à qui elle attribue des fonctions sociales déterminées, et qu’elle fait passer de mains en mains. Le regard entomologique qui est ici convoqué présente une fausse clef de lecture du film qui s’avère finalement déceptive, en l’absence de référent premier dans ce système d’enchâssement : il n’y a pas de regard extérieur diégétisé qui se porte sur l’univers des nains. La scène allégorique est ici désincarnée, en l’absence de sens ou de message à articuler, le processus de la personnification ne reposant sur aucun substrat ou figure – si ce n’est des insectes amassés par une collectionneuse qui a substitué à la scène de la vie un théâtre miniature anthropomorphisé mais morbide.

11 La cruauté est constamment de mise parmi les nains, qui reproduisent une hiérarchie reposant sur la taille. Ainsi, les deux plus petits nains sont contraints à s’accoupler, suite à une parodie de cérémonie de mariage. Introduits de force dans la chambre à coucher des éducateurs, ils se dirigent, avec gêne, vers le lit nuptial ; à nouveau, la disproportion du mobilier par rapport à leur taille entrave l’action (fig. 5). Hombre, le « marié », utilise comme marchepied les revues érotiques qu’il trouve dans la chambre, et ne parvient pas à se hisser sur le lit. L’absence de communication – nul ne songe à aider l’autre – et l’impossibilité de toute affection entre les personnages sont ici mises à nu ; le voyeurisme est exacerbé, mais sans possibilité d’amorcer, ne serait-ce qu’imaginairement, l’acte sexuel. L’aspect burlesque de la scène est contrecarré par le pathétique de la situation : comme souvent, le ton grotesque et le mode de la mascarade sont neutralisés par la vacuité de la scène – le sadisme indéniable des voyeurs et du film ne parvenant pas même à se fixer sur un objet. L’impuissance des nains à maîtriser les situations auxquelles ils sont confrontés, qu’il s’agisse d’une performance nuptiale ou d’une rébellion généralisée, les conduit à se comporter en pervers : l’acte charnel ne pouvant être accompli, les nains se replient sur des magazines érotiques (fig. 6). Ne parvenant pas à destituer frontalement l’éducateur, ils cherchent à le blesser via un substitut : à travers une logique de dépense stérile, les nains mettent le feu à son objet fétiche, un palmier, pour ensuite l’abattre. Le feu porté contre tout élément vital gagne l’ensemble de la représentation, notamment dans les scènes où des pots de plantes imbibées d’essence sont incendiées. Le motif de l’arbre mort est le signe déclencheur de la manifestation de la folie de l’éducateur : s’enfuyant après avoir maltraité son otage, il rencontre sur son chemin un arbre desséché, dont les branches lui apparaissent comme un bras tendu à l’index qui le désigne (fig. 7). Relevant l’affront de cette instance autoritaire imaginaire et fantasmatique, il ordonne à l’arbre d’abaisser son bras et de renoncer à cet ordre intimé ; l’index pointé, il met au défi la branche de maintenir sa pose plus longtemps que lui. Là encore, l’allégorie est patente – notamment dans sa référence à l’irrévérence du geste de pointer du doigt une personne, voire dans son allusion au salut du Führer. Mais une fois de plus, le mode allégorique est suspendu, se réduisant à une simple injonction qui ne prête pas prise à l’interprétation, ni au discours.

12 Ce geste d’adresse et de défi – qui manifeste une incapacité à comprendre et interpréter le monde qui lui fait face – est prolongé et déplacé à travers la séquence finale du film, qui se caractérise par sa cruauté et sa bestialité : un dromadaire tente alternativement de s’agenouiller ou de se relever. Cet épilogue est implacable, impitoyable : les pattes fracturées, le dromadaire oscille entre la position agenouillée et levée, ultime symbole d’un monde aberrant ; déféquant, il constitue le motif passif avec lequel Hombre interagit. Secoué d’un rire convulsif, d’un ricanement hystérique,

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toussant, s’étouffant à moitié, Hombre repart en francs éclats de rire, le film s’achevant ici sur ces entrefaites. La durée de la séquence insiste sur le caractère forcé du rire, que le comédien ne parvient pas à soutenir, l’action se prolongeant douloureusement : il s’agit là d’un ricanement sans fin, dont le caractère factice renvoie à l’ensemble des scènes sans échappatoire possible du film.

Théâtre de la cruauté

13 Ce théâtre de la cruauté, esquissé dans Signes de vie, est rendu explicite dans Les Nains aussi ont commencé petits, où le dérèglement, généralisé, est porté à son comble. Il est probablement imputable à la troupe d’acteurs, dont le jeu se cantonne au mode de la performance. La métaphore au centre de la conférence « Le théâtre et la peste », prononcée par Antonin Artaud en 1933, repose sur l’homologie de structure entre le foudroiement impitoyable, la gratuité frénétique et le caractère indiscriminé de la peste, et un théâtre total8. Herzog y fait peut-être indirectement référence dans Nosferatu (Nosferatu : Phantom der Nacht, R.F.A., 1979), lorsque Klaus Kinski débarque à Wismar avec une armée de rats. Quoi qu’il en soit, la « liaison magique, atroce, avec la réalité et le danger »9 décrit aussi bien le théâtre de la cruauté d’Artaud que la scène asphyxiante des Nains aussi ont commencé petits. Certains propos d’Artaud pourraient être appliqués directement au film de Herzog, traduisant une volonté de surcharger la représentation : « Et, de même qu’il n’y aura pas de répit, ni de place inoccupée dans l’espace, il n’y aura pas de répit, ni de place vide dans l’esprit ou la sensibilité du spectateur. C’est-à-dire qu’entre la vie et le théâtre, on ne trouvera plus de coupure nette, plus de solution de continuité. »10

14 Néanmoins, le caractère monstrueux des Nains aussi ont commencé petits ne correspond pas strictement à l’obscénité revendiquée par Bataille, reposant sur une « expérience intérieure »11, qui est notablement absente de l’univers factice des Nains aussi ont commencé petits. L’imagerie transgressive du film semble aujourd’hui se réduire au plan désormais emblématique où Hombre chevauche une moto filmée en contre-plongée (fig. 8), symptôme du fait que Les Nains aussi ont commencé petits se limite à un effet de surface. Ce long-métrage pourrait être considéré comme inaugural dans le système démiurgique de Herzog au vu de son ambiguïté politique. Il ne met néanmoins pas en jeu un processus d’héroïsation, qui sera au centre des films ultérieurs de Herzog, reposant sur des figures charismatiques et romantiques.

NOTES

1. « J’ai fait ce film comme pour me délivrer d’un cauchemar, d’un mauvais rêve. » (Nourredine Ghali, « Werner Herzog : ‹comme un rêve puissant› », Jeune Cinéma, no 31, septembre- octobre 1974, p. 12). 2. Carrère évoque le caractère tranché de la réception, lui-même se positionnant dans la catégorie des opposants au film (Emmanuel Carrère, Werner Herzog, Paris, Edilig, 1982). Le film

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fait principalement l’objet de commentaires à l’occasion de sa présentation lors de festivals (voir les comptes rendus dans Cinéma, Ecran, Jeune Cinéma, Revue du Cinéma/Image et son ou encore Positif, en français ; et les recensions dans New York Times, Film and Filming, Take One, Movietone News ou encore Sight and Sound en anglais – on trouvera la liste des articles consacrés au film sur le site de Werner Herzog : www.wernerherzog.com). 3. George Bataille, L’Abbé C, Paris, Minuit, 1950, repris in G. Bataille, Œuvres complètes, vol. 3 : Œuvres littéraires, Paris, Gallimard, 1971, p. 359. Sur ce point, voir Agathe Simon, « Georges Bataille : l’obscène et l’obsédant », La Voix du regard, no 15, automne 2002, pp. 19-24. 4. Selon Jean-Jacques Dupuich (« Les Nains aussi ont commencé petits », Revue du cinéma/ Image et son, no 267, octobre 1973, pp. 260-261), le distributeur des Nains aussi ont commencé petits faisait référence à Freaks comme source d’inspiration. 5. Bernard Cohn (« Les Nains aussi ont commencé petits », Positif, no 119, septembre 1970, p. 30) oppose la « véritable révolte » de Zéro de conduite aux excès factices des Nains aussi ont commencé petits. Il cite également Freaks comme précédent. 6. Voir Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme. Les origines du totalitarisme, Paris, Calmann-Lévy, 1973 [The Origins of Totalitarism, New York, Harcourt, Brace and World, 1951]. 7. Herzog affirme par ailleurs que l’opposition la plus virulente que son film a rencontrée était le fait de « la gauche dogmatique qui croyait que ce film tournait en dérision la révolution mondiale qui rencontrait l’échec et qui se soldait par la destruction et des catastrophes » (cité dans Brad Prager, The Cinema of Werner Herzog : Aesthetic Ecstasy and Truth, Londres/New York, Wallflower Press, 2007, p. 56 [notre traduction]). 8. Artaud y définit le théâtre en ces termes : « la gratuité immédiate qui pousse à des actes inutiles et sans profit pour l’actualité » (Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1985, p. 34 [première édition : Paris, Gallimard, 1938]). Et il précise : « Si le théâtre essentiel est comme la peste, ce n’est pas parce qu’il est contagieux, mais parce que comme la peste il est la révélation, la mise en avant, la poussée vers l’extérieur d’un fond de cruauté latente par lequel se localisent sur un individu ou sur un peuple toutes les possibilités perverses de l’esprit. » (id., p. 44). 9. Antonin Artaud, « Le théâtre de la cruauté » (premier manifeste : octobre 1932), Le Théâtre et son double, op. cit., p. 137. 10. Antonin Artaud, « Le théâtre de la cruauté » (second manifeste : 1933), op. cit., p. 195. 11. Voir George Bataille, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1943.

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Apparitions de Werner Herzog hors de ses films

Sylvain Portmann

1 S’efforçant constamment de se positionner en marge des modes de production et de réalisation traditionnels, Werner Herzog s’est construit un véritable personnage, qu’il s’agit de décrire dans cet article. Il est possible de distinguer des traits récurrents au sein de ses différentes facettes de réalisateur, de producteur, ou encore d’acteur, qu’il a mis en scène de diverses manières, voire une certaine homogénéité entre ces fonctions. Nous sollicitons à la fois les notions de posture1 et de stéréotype 2 pour analyser certaines apparitions de Herzog dans des situations qu’il ne maîtrise peut-être pas totalement mais qui participent d’une construction dont il est en partie responsable. Avant de passer en revue les étapes saillantes de sa carrière qui nous permettront de discuter cette construction progressive, signalons tout d’abord que le réalisateur allemand désirait réconcilier le « nouveau cinéma allemand » de la fin des années 1960 à celui d’avant l’avènement du IIIe Reich, volonté symbolisée par sa marche à pied pour rejoindre Lotte Eisner3. Produisant la plupart de ses films seuls (bien que souvent secondé par son frère4), il s’est très rapidement forgé une image de réalisateur indépendant et jusqu’au-boutiste, à l’instar de son « rôle » lors de la préparation et du tournage de son film Fitzcarraldo (R.F.A./Pérou, 1982). Nous ne reviendrons pas sur cet épisode largement commenté, à la fois par la presse (qu’elle le défende ou le condamne) et par le réalisateur lui-même5. S’il faut relever les apparitions de Herzog dans des documentaires dont il fait l’objet – le plus important étant peut-être aujourd’hui encore (Les Blank, E.-U., 1982) –, au sein de ses autoportraits filmés (qu’il ne s’agisse « que » de lui dans Werner Herzog Filmemacher (R.F.A., 1986), ou alors de sa relation à l’acteur Klaus Kinski (Mein liebster Fiend, All./G.-B./Fin./E.-U., 1999)), notons sa présence presque constante au sein de ses propres documentaires, qu’il s’agisse de sa manifestation physique ou de sa voix (en allemand ou dans un anglais marqué par un accent germanique qui lui est propre6). Partant de l’idée que chacune de ses apparitions est le fruit d’une construction de sa part, nous nous intéressons ici aux rôles interprétés par Werner Herzog dans certains films qu’il n’a pas réalisés et nous confrontons son personnage public à ses rôles pour le cinéma. Nous nous concentrons sur Incident at Loch

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Ness (Zak Penn, G.-B., 2004) et Julien Donkey-Boy (Harmony Korine, E.‑U., 1999)7. Si le premier se prête clairement à une lecture parodique de l’image du réalisateur, le second joue sur un rapport plus ambigu avec le personnage du film. Il sera également question d’apparitions particulières de Herzog dans des séries d’animation américaines pour la télévision (sa voix dans un épisode de The Simpsons et sa « caricature » à la fois dans The Boondocks et dans un sketch de la série animée MAD).

Herzog joue Herzog

2 Réalisé en 2004, est le premier long métrage de Zak Penn, plus connu pour l’écriture de scénarios destinés au cinéma, mais également aux jeux vidéo. Le film se présente tout d’abord sous la forme d’un documentaire retraçant le tournage d’un autre documentaire, Herzog in Wonderland, s’intéressant à la vie et à l’œuvre de Werner Herzog et réalisé par un certain John Bailey. L’équipe de tournage se réduit à un caméraman et à un preneur de son, suivant Werner Herzog dans son quotidien, avant de se concentrer sur un projet de film documentaire en Ecosse sur le monstre du Loch Ness (Enigma of Loch Ness). Le portrait de Herzog se mue ainsi rapidement en un making of, où l’on accède aux coulisses du tournage – et aux divers types de péripéties qui surviennent – d’un documentaire réalisé par Herzog mais commandité et produit par Zak Penn. De nombreux témoignages des protagonistes jalonnent le film sous forme d’entretiens face caméra sur fond noir comme il en existe dans nombre de documentaires réalisés pour la télévision. Le film joue sur la véritable « identité » des personnes/personnages : Herzog interprète Herzog, et c’est la même chose pour tous les personnages connus ou reconnaissables – citons par exemple le comédien Jeff Goldblum venu manger, en tant qu’ami, chez Herzog alors que les préparatifs du film sont en train de se faire. Le spectateur réalise assez rapidement qu’il s’agit là d’un « faux » making of d’un « faux » documentaire, qui joue à la fois sur l’image de Herzog cinéaste et qui parodie plus généralement les pratiques documentaires. Si certains traits sont très accentués (lors d’un repas, Herzog fait manger une racine potentiellement toxique à ses invités), d’autres sont moins caricaturaux. Mentionnons à ce propos les premières minutes du film où la caméra s’immisce dans la maison où habitent Werner Herzog et son épouse, Lena Herzog, à Los Angeles. Après avoir accueilli l’équipe de tournage – mettant en scène son arrivée, tout comme celle du spectateur (fig. 1) –, Herzog passe en revue des objets lui appartenant : des flèches empoisonnées datant du tournage d’Aguirre, der Zorn Gottes (R.F.A., 1972), d’anciennes photographies dont une le présentant aux côtés de Lotte Eisner, ou encore son journal manuscrit écrit lors de Fitzcarraldo (fig. 2). Ces éléments attestent de la véracité du décor et tendent à renforcer la confusion entre fiction et documentaire qui s’instaure dès les premières minutes du film. Ce d’autant plus qu’il n’existe aucune reproduction photographique ou en facsimilé de ce manuscrit, bien qu’il en ait souvent été question, rendant ces images-là proprement documentaires, puisqu’elles attestent visuellement de l’objet8.

3 Revenons sur les motivations des personnages à tourner le documentaire : le producteur confesse à un certain point que le fait de travailler avec Herzog l’avait fait imaginer qu’il obtiendrait un Oscar. Herzog quant à lui affirme qu’il « s’intéresse au monstre du Loch Ness non pas par intérêt pour le monstre lui-même mais pour investiguer ce qu’il se passe au niveau de nos rêves et de nos cauchemars collectifs ».

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Cette dernière affirmation n’est pas si grotesque (de par sa naïveté) au regard d’affirmations antérieures du réalisateur. A d’autres reprises, Herzog est amené à débattre de notions tournant autour de la vérité et des faits9, de l’engagement professionnel et humain, etc. Quoi qu’il en soit, le « personnage/réalisateur » interprété par Herzog dans le film paraît proche de l’image que Herzog a pu donner de lui tout au long de sa carrière, au moins sur certains points. Sur le plan technique, il insiste pour avoir avec lui une équipe technique très réduite, demande une grande réactivité à ses collègues, ce qui correspond aux propos qu’il a tenu à maintes reprises à l’occasion d’entretiens10. Il s’agit donc là d’une véritable entreprise de « réécriture » de sa propre histoire, qu’il s’agisse de ses films ou de ses anecdotes de vie. Incident at Loch Ness regorge de clins d’œil aux films de Herzog, mais le principal intérêt du scénario réside peut-être dans la façon de « montrer » le tournage factice d’un documentaire, réalisé par Herzog, et la façon dont il s’y oppose, alors même que le « véritable » Herzog est connu pour largement mettre en scène ses films documentaires, n’hésitant pas à remettre en scène des épisodes traumatiques de personnes dont il fait le portrait (comme par exemple dans Little Dieter Needs to Fly (All./G.-B./France, 1997) ou dans Julianes Sturz in den Dschungel (All./G.-B., 2000)11. Cette pratique de remise en scène (qui questionne l’authenticité de ce qui est montré, mais aussi la position éthique du réalisateur par rapport aux personnes qu’il filme) correspond à la démarche que Herzog revendique par contraste avec celle empruntée par « le cinéma-vérité ». Il rapporte systématiquement celui-ci à une anecdote où il est question d’une réalisatrice qui fantasme être une mouche dans la scène qu’elle désire filmer, attitude à laquelle il s’oppose vigoureusement, le cinéma étant selon lui affaire d’action et de point de vue de la part de ceux qui le font. Le personnage de Herzog dans le film remet en cause les moyens très grossiers mis en place par le producteur pour rendre le film plus aguichant (une maquette du monstre du Loch Ness en papier mâché ou encore une fausse technicienne de sonar à moitié dénudée) bien que sa révolte soit contrée par la véritable attaque d’une créature sous-marine non-identifiée. Trait d’humour supplémentaire, un véritable monstre s’attaque au bateau transportant l’équipe de tournage, un peu comme si la construction d’un faux avait engendré une existence, ou des réactions véritables.

Herzog contre Herzog

4 Julien Donkey-Boy se distingue radicalement du film précédent, mettant en scène une famille marginale vivant aux Etats-Unis dont chaque membre souffre de graves problèmes psychiques. C’est au sein de cette atmosphère effrayante qu’on découvre Werner Herzog interprétant le rôle d’un père de famille violent, sadique, pervers, masochiste… et d’origine allemande, comme en témoigne son accent. Mais au-delà de l’accent allemand, plusieurs paramètres rejoignent en partie l’image véhiculée par la « figure » d’Herzog : celle d’un homme dur, à la discipline rigoureuse, et empreint de mysticisme. Si la violence du personnage du film dépasse de loin la « posture »12 de Werner Herzog, relevons que l’interprétation de ce rôle ne lui a vraisemblablement pas posé de problème. A ce propos, Herzog dit : « Ma performance est la chose la plus hilarante du monde, même si j’interprète le personnage le plus hostile que vous puissiez imaginer. Vil, odieux, tordu. Si vil et odieux qu’il en devient drôle »13. Il est bien possible que l’humour dont parle ici Herzog soit une forme de provocation, le comportement de son personnage ne prêtant en aucun cas à rire – sinon nerveusement

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lors de certaines scènes : lorsqu’on le découvre en train d’asperger d’eau froide un de ses fils, torse nu en plein air et en hiver, afin de lui enseigner comment « [il doit] être un homme » (fig. 3 et 4), lorsqu’il lui demande d’enfiler la robe de mariée de sa mère, ou encore quand il somme son autre fils de se frapper lui-même pour des raisons obscures sinon motivées par cette phrase : « bête comme tu es, à ta place je me taperais ». Notons également la nature « germanique » de son personnage, établie via l’accent du personnage, mais aussi grâce à certains stéréotypes, véhiculés par les notions de discipline, ou alors dans une scène où on le découvre au lit, muni d’un vieux masque à gaz évoquant la Seconde Guerre mondiale14. Une séquence renvoie peut-être plus directement au cinéaste, intrépide et avide de sensations fortes, lorsqu’on voit son personnage ingérant une bouteille d’un médicament dont la prise excessive altère les sensations. Il décrit alors les hauteurs qu’il pourrait atteindre de la sorte, celles de l’Everest, désignant indirectement certains films en lien avec la montagne mais également l’ivresse procurée par le dépassement physique de soi dont il est souvent question dans l’œuvre du réalisateur. Jouant à la fois sur le stéréotype de l’Allemand15 et sur la posture de Herzog en tant que réalisateur « puissant », ce rôle aurait amené les producteurs de Jack Reacher (Christopher McQuarrie, E.-U., 2012) à proposer un autre rôle à Werner Herzog. Il n’y joue cette fois pas le rôle d’un Allemand mais d’un Russe : personnage sans scrupule ni mémoire, sa captivité en Sibérie lui ayant ôté toute forme de pitié ou de discernement. Personnage à la fois creux et chargé symboliquement, son visage dur, ses yeux vairons, et son accent d’Europe de l’Est suffisent à sa catégorisation de villain [méchant]. Herzog s’est récemment exprimé à ce sujet : « [ils m’ont] choisi pour mon accent. Je devais jouer un personnage effrayant et apparemment je suis bon pour jouer les personnages qui font peur »16.

Variations sur Herzog

5 Une apparition singulière de Herzog est celle qui lui a été proposée pour la série américaine The Simpsons17 (« The Scorpion’s Tale », Saison 22, épisode 15, 6 mars 2011), où il a été invité à incarner une « special guest voice » : une invitation ponctuelle à prêter sa voix à un personnage non récurrent de la série. Le personnage en question n’est pas Herzog (à la différence des deux autres exemples qui suivent) – ce sont ici son accent, ou plutôt la singularité de sa voix qui semblent avoir été recherchés – mais un personnage appartenant à l’industrie pharmaceutique, renvoyant indirectement à un imaginaire lié aux expérimentations scientifiques perpétrées par les nazis sur des sujets humains. Notons au passage un trait d’humour pertinent au sein de cet épisode : un personnage, accoudé dans un bar, s’adresse à celui auquel Herzog prête sa voix et lui demande ce qu’il faisait durant la guerre. A cela il répond qu’il n’était pas né. Le premier de rétorquer : « C’est drôle de voir le nombre d’Allemands qui répondent ça ces jours ». En effet, l’accent allemand (ou peut-être les rôles d’Allemands caricaturaux dont le cinéma ou la télévision peinent à se défaire) renvoie très vraisemblablement à l’univers du IIIe Reich. Serait-ce alors étonnant de voir Herzog, lui qui s’est aussi longuement expliqué sur son désir de réconcilier les Allemands de sa génération avec une tradition précédant l’arrivée d’Hitler au pouvoir, se prêter à ce jeu ? Ce type d’humour, très direct, ne peut que renvoyer à la conscience du stéréotype, en l’ébranlant de l’intérieur : il s’agit d’un personnage à l’accent allemand très prononcé, et il n’en faut pas beaucoup plus pour que les spectateurs ne le relient à une image de nazi. Dans quelle mesure faut-il rappeler au spectateur que les Allemands qui ont

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soixante ans en 2010 sont nés cinq ans après la fin de la guerre, et qu’il est douteux, voire faux, de se prêter à ce genre d’association ? Le personnage faisant ce trait d’humour involontaire est le grand-père de la série, gâteux et irascible, sur qui a été expérimenté un traitement chimique (c’est la trame principale de l’épisode) le rendant plus amène. Son âge semble être l’excuse qui lui permet d’énoncer ce type de remarque.

6 Un exemple de reprise de la figure de Herzog documentariste apparaît dans la série animée The Boondocks18, où le rôle accordé à Herzog est très stylisé, engageant une nouvelle série de stéréotypes, convoquant tant les représentations raciales que l’image du documentariste narcissique développant davantage ses réactions que le sujet qu’il devrait aborder (fig. 5). The Boondocks est certes beaucoup moins populaire que la série des Simpsons mais reflète une reconnaissance certaine du personnage au niveau public19. L’épisode intitulé « It’s a Black President, Huey Freeman » (saison 3, épisode 1, 2 mai 2010) s’en prend à la fois à l’espoir véhiculé par l’élection d’un président noir des Etats-Unis et au « style » documentaire de Herzog ; l’épisode relate la campagne électorale de Barack Obama, vue par « un documentariste allemand » suivant la famille Freeman. Rappelons qu’Obama avait été élu président des Etats-Unis en novembre 2008, et que l’épisode revient de façon assez caustique sur la réalité du changement apporté par son élection. Plus d’une année après les votations, la déception ressentie par une partie de la population est tournée en dérision (par anticipation) à travers un dialogue entre le personnage de Werner Herzog et Huey Freeman, que nous reproduisons ici : « W.H. : Comment vivez-vous le fait d’être étiqueté comme un terroriste local ? H.F. : Eh ! Je suis italien ! W.H. : Mais alors, maintenant qu’on dirait qu’Obama va remporter l’élection… en tant que Nègre Africain-Américain, êtes-vous simplement excité ou extrêmement excité à l’idée que tout va changer pour toujours ? H.F. : Euh. J’ai senti mon sphincter se crisper et mon scrotum se contracter en réaction au choc provoqué par sa réponse. […] W.H. : Alors si l’élection est truquée, que se passe-t-il véritablement ? H.F. : La fin des Etats-Unis. J’ai ressenti un désespoir si profond que j’ai brièvement considéré me taillader mes propres poignets, ou me matraquer la tête avec un tuyau d’acier, ou une batte de baseball, mais je n’avais apporté aucune lame, tuyau, ni batte. […] W.H. : Qu’y a-t-il de mal à laisser les gens être heureux ? Ce pourrait-ce que trop d’espoir soit une mauvaise chose ? H.F. : L’espoir… est irrationnel. En Bavière, nous avons ce dicton : « Der Junge is ja total bedient ». Ça signifie qu’il s’agit là du gamin le plus déprimant que j’ai jamais croisé de ma vie. »20

7 La vulgarité de la voix over traduit à la fois l’agressivité du contenu et la réalité des discours de ce type, qu’elles soient simplement véhiculées par les médias (ici un documentaire abordant le personnage de Huey Freeman comme un bête curieuse – détails portant sur la coiffure, le faciès, etc.) ou plus généralement par la simplification qu’implique ce type de discours.

8 Dernier exemple, citons l’apparition de Herzog en dessin animé dans la série Mad (Saison 3, épisode 24, 18 février 2013), déclinaison « animée » du célèbre magazine de bandes dessinées américain (fig. 6). Dans le dernier sketch de l’épisode « Life of Rhyme/ Here Comes Yogi Boo Boo », des touristes sont dévorés par des ours anthropomorphes. Présenté comme le réalisateur (dans la série) d’une série sur les ours, on découvre un personnage austère, vêtu de gris et assis sur un fauteuil, décrivant son rapport ambivalent à « Boo-boo », un des deux ours : « Je l’aime à l’encontre de toute raison »,

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avant d’avouer son goût prononcé pour la moutarde et de s’exclamer : « réaliser des films fait de nous tous des clowns ». L’accent allemand et la référence à Grizzly Man (au- delà du nom de Herzog) signalent encore une fois la présence de la « figure » de Herzog dans le paysage audiovisuel américain. Au-delà de l’éventuelle référence à l’Allemagne via la passion pour la moutarde, notons le caractère absurde (et gratuit) de l’humour convoqué ici.

9 Les apparitions de Herzog comédien ne peuvent pas être directement comparées à ses avatars animés, car s’il a dans une certaine mesure approuvé le jeu ou les rôles qu’on a pu lui proposer – en y apportant parfois même des ajustements – dans les films, les séries animées (excepté le cas des Simpsons) ont vraisemblablement été produites sans sa participation. Ses personnages dans The Boondocks ou dans MAD reproduisent pourtant des traits qui semblent avoir été établis au fil du temps et qui correspondent véritablement à sa « posture » de réalisateur allemand21, sérieux et inquiétant, empreint d’une réflexion personnelle verbalisée. Sans que ces différentes apparitions puissent être considérées comme ressortant d’une stratégie homogène quant à la pratique d’auto-mise en scène déployée par Herzog tout au long de sa carrière (aussi bien dans certains de ses films que dans ses discours), elles témoignent néanmoins de la prégnance de son « image publique ». Producteur indépendant, inscrit dans une démarche volontiers qualifiée d’auteuriste, Herzog bénéficie manifestement d’une identité connue d’un assez large public, suffisamment établie pour permettre un jeu parodique, au-delà même du cercle restreint des cinéphiles ainsi que les différents cas étudiés dans cet article l’ont montré. Donnant lieu à l’élaboration d’une forme stéréotypée, la cohérence de la figure de réalisateur qu’il a participé à construire au long de sa carrière fonctionne ainsi comme une condition permettant son inscription dans un jeu de proximité et d’écart entre la représentation fictionnelle offerte dans ces différentes situations filmiques et la « réalité » de son personnage public, lui-même construit à renfort de discours insistant sur la continuité entre Herzog comme personne privée et son travail de réalisateur.

NOTES

1. Nous renvoyons ici à la notion développée par Jérôme Meizoz dans son article « ‹Postures› d’auteur et poétique », Vox Poetica [en ligne] : www.vox-poetica.org/t/articles/meizoz.html, dernière consultation le 3 novembre 2013. Selon Meizoz, la posture comprend deux dimensions : « une dimension non discursive (l’ensemble des conduites non verbales de présentation de soi : vêtements, allures, etc. [et] une dimension discursive (l’éthos discursif) ». Cette dernière consiste en « une manière de dire qui renseigne sur une manière d’être ». Bien que cette notion désigne avant tout des auteurs « littéraires », il nous a paru pertinent de l’adapter ici à Werner Herzog, qui mobilise de véritables pratiques auctoriales de ce type. 2. Voir Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot, Stéréotypes et clichés : langue, discours, société, Paris, Armand-Colin, 2011 [1997]. 3. Werner Herzog a publié un ouvrage intitulé Sur le chemin des glaces (Paris, Hachette, 1979 [Vom gehen im Eis, Munich, Carl Hanser Verlag, 1978]). Présenté comme un « journal de marche » (p. 9)

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par l’auteur dans son avant-propos, il retrace sous forme diaristique son voyage parcouru à pied de Munich à Paris entre le 23 novembre et le 14 décembre 1974. Sa conviction était que tant qu’il marcherait, Lotte Eisner, fameuse critique de cinéma allemande et juive ayant fui le nazisme, ne mourrait pas. Le rôle de réconciliation que représentait cette dernière n’ayant selon lui pas encore été rempli, il fallait lui permettre de vivre encore en vue d’assurer une véritable légitimation (culturelle et identitaire) du nouveau cinéma allemand (dont les représentants les plus connus étaient alors Rainer W. Fassbinder, Alexander Kluge, Jean-Marie Straub, Volker Schlöndorff, Hans-Jürgen Syberberg et Werner Herzog lui-même). 4. Lucki Stipetic (Herzog est le pseudonyme « germanique » de Stipetic) est à la fois réalisateur, producteur et responsable de la conservation des films de son frère. Il a été le producteur de plus d’une quinzaine de ses films pour le cinéma ou la télévision (fictions et documentaires). Notons que selon Meizoz, « le pseudonyme, si fréquent dans la tradition littéraire, apparaît comme un indice postural » (op. cit.). 5. Eroberung des Nutzlosen (Munich/Vienne, Carl Hanser Verlag, 2004), traduit en français (Conquête de l’inutile, Nantes, Capricci, 2008) à l’occasion de la rétrospective Herzog au Centre Pompidou qui s’est tenue à Paris du 10 décembre 2008 au 2 mars 2009, constitue un autre ouvrage de Herzog écrit sous forme de journal. Il s’agit de l’édition d’un journal intime tenu par Herzog à l’époque du tournage de Fitzcarraldo dont il n’a entrepris l’édition que plus d’une vingtaine d’années après son écriture pour des raisons qu’il a maintes fois données (calligraphie illisible, œuvre d’un homme malade et sans intérêt public, etc.). A son propos, Herzog prévient le lecteur : « Ces textes ne forment pas un compte rendu du tournage – celui-ci est d’ailleurs rarement évoqué. Ce n’est qu’en un sens lointain qu’on peut les considérer comme un journal de bord. Ils sont en fait encore autre chose, plutôt des paysages intérieurs, nés du délire de la jungle. Mais même de cela je ne suis pas sûr » (p. 13). 6. On pourrait rapprocher la singularité de la voix de Herzog du « ton » que certains écrivains adoptent à l’écrit : « la notion de ‹ton› semble le lieu verbal où s’articulent le locuteur, sa position et sa posture (discursive et non discursive) », Meizoz, op. cit. 7. Herzog a également joué dans d’autres films ou séries télévisées que nous ne pouvons passer ici en revue mais qu’il faudrait un jour aborder afin d’y confronter nos remarques. 8. Voir à ce propos l’entretien de Herzog par Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau dans Manuel de survie (Nantes, Capricci, 2013). A la question posée par les auteurs « Pourrions-nous reproduire un fac-similé de votre journal ? », il répond : « Non. Je peux vous donner une raison simple : il m’a fallu un quart de siècle pour être capable d’approcher et d’ouvrir ces cahiers. Ils sont maintenant chez moi, mais je les garde toujours à distance » (p. 58). 9. Cette distinction fait écho au manifeste de Herzog « Minnesota Declaration : Truth and Fact in Documentary Cinema » (prononcé le 30 avril 1999 au Walker Art Center de Minneapolis, dans le Minnesota). 10. L’ouvrage Herzog on Herzog (Paul Cronin (éd.), Londres, Faber and Faber, 2002) est intéressant de ce point de vue puisque le parti pris de l’ouvrage est non de rassembler les entretiens précédents accordés par le réalisateur à diverses revues – comme la collection a l’habitude de procéder – mais de revenir chronologiquement sur toute la carrière d’Herzog, ne négligeant pas non plus de corriger les « erreurs », reproduites, existant sur sa vie ou son œuvre. Herzog nous renseigne à cet égard entre l’introduction et le début de l’entretien fleuve : « Face à l’alternative pénible de voir un livre compilant des entretiens poussiéreux reproduisant toutes les folles distorsions et les mensonges, ou de collaborer – j’ai choisi de loin la pire option : celle de collaborer », id., p. xii [notre traduction]. Cette façon de faire ressemble fort à une forme d’autobiographie (vaguement) déguisée. 11. Dans l’un et l’autre film, les personnages racontant leur histoire (soit la captivité soit la survie d’un crash d’avion) retournent sur les lieux où elle s’est déroulée et « rejouent » des moments qu’ils avaient vécus.

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12. On a souvent pu voir (ou lire) Herzog aux prises avec des situations extrêmes, dangereuses, ou violentes, mais « sa » violence n’est pas un attribut qu’il revendique. Il la récuse, bien qu’elle existe, « en creux » : la violence de son rapport à Klaus Kinski proviendrait du déséquilibre mental du comédien, celle provoquée par Aguirre ou Fitzcarraldo de la jungle, etc. 13. Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau, op. cit., p. 44. 14. Voir à ce propos comment est abordée la notion de stéréotype dans l’article de Nedjma Moussaoui, « Aspects linguistiques du stéréotype de l’Allemand dans les comédies françaises des années 1960 », Mise au point [en ligne], mai 2013, consulté le 4 novembre 2013. URL : http:// map.revues.org/1334. L’auteur commente également l’évolution du stéréotype de l’Allemand au fil du temps à travers certains films français, principalement centrés sur « la figure de l’officier allemand cultivé » (p. 2). On lit ensuite : « La décennie des années 1960 apparaît comme un tournant. L’étape du rire est franchie en ce qui concerne les traumatismes liés au nazisme, mais elle implique une nouvelle représentation de l’Allemand. A l’heure de la construction européenne et de la réconciliation, les comédies françaises semblent trouver une voie qui consiste à s’appuyer d’une part sur l’ancien stéréotype de l’officier aristocrate, cultivé et surtout francophile, chez qui la maîtrise de la langue française fait office de laissez-passer pour une possible amitié, et à instituer d’autre part le stéréotype négatif de l’officier SS ou de l’officier zélé de moindre grade qui, lui, donnera lieu à une inventivité verbale à partir des deux langues » (p. 9). L’accent allemand (revendiqué) de Herzog lorsqu’il parle anglais joue sur une imagerie similaire, que partage globalement la culture occidentale. 15. Il nous faut signaler ici le rôle de Herzog dans The Grand (Zak Penn, E.-U., 2007) qui interprète un joueur de poker nommé simplement « The German ». Il y incarne un personnage secondaire : vétéran du poker, tricheur, dont la principale préoccupation semble être un lapin blanc qu’il apprécie caresser. Le caractère supposé du personnage repose essentiellement sur son origine, allemande, et donc sur le poids symbolique amené par le stéréotype national. 16. « Entretien de Werner Herzog par Raphaëlle Bouchet », tiré de l’émission radio Vertigo d’Espace 2 (RTS, 15 août 2013). 17. La série d’animation télévisée américaine The Simpsons a été créée en 1989 par Matt Groening et poursuit actuellement la diffusion de sa 25e saison sur la chaîne Fox. 18. Créée par Aaron McGruder en 2005 (coproduite par Rebel Base et Sony Pictures), la série est une adaptation, du même auteur, et pour la télévision, de bandes dessinées satiriques parues dans la presse à partir de 1999. Notons que certains épisodes n’ont pas été diffusés de crainte de poursuites légales. Les controverses portent principalement sur le sort réservé à l’image des Noirs afro-américains vivant aux Etats-Unis. 19. S’exprimant au Festival International du Film de Locarno en 2013 (le 15 août 2013 lors d’une Masterclass), Herzog s’est exprimé sur sa voix, comment il l’avait travaillée et quels en étaient les derniers aboutissements : « J’ai été un personnage invité [guest character] dans la série des Simpsons. Ça paraît drôle mais c’est là mon apothéose au niveau de la culture populaire américaine. Je l’ai pris avec énormément de respect » [original anglais, notre traduction]. 20. Malgré la crudité du dialogue, remarquons que le « personnage-Herzog » est ici bavarois et non pas simplement allemand. Sur la distinction de Herzog allemand versus bavarois, voir Chris Wahl, « ‹I don’t like the Germans›: Even Herzog Started in Bavaria », dans Brad Prager (éd.), A Companion to Werner Herzog, Chichester, Wiley-Blackwell, 2012, pp. 233-255. 21. A ce sujet il est éclairant de signaler l’introduction récurrente (et toujours identique) des épisodes de la série TV On Death Row (Werner Herzog, E.-U./G.-B./Aut., 2012/2013) énoncée par Herzog : « En tant qu’Allemand, issu d’un contexte historique différent, et bénéficiant de l’hospitalité des Etats-Unis, je désapprouve respectueusement la pratique de la peine capitale [notre traduction] ». Cette dernière affirmation joue peut-être sur la syntaxe puisqu’on peut imaginer que c’est son statut d’étranger aux Etats-Unis qui le pousse à être « respectueux » ; il paraît néanmoins plus vraisemblable que ce soit son statut d’Allemand – le « contexte historique

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différent » convoquant ici sans détour la violence meurtrière associée à l’histoire allemande du milieu du XXe siècle – qui soit mobilisée afin d’asseoir son point de vue (sa conscience traumatisée lui permettant d’une certaine manière de s’opposer légitimement à toute mise à mort).

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Sylvain Portmann et Charlotte Bouchez (dir.) Rubrique cinéma suisse

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Les Nomades du soleil d’Henry Brandt : un projet ethnographique à la croisée des médias

Faye Corthésy

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article est une version légèrement modifiée d’une contribution à l’exposition virtuelle de la Bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne consacrée au livre de photographie à Lausanne entre 1945 et 1975, Photo d’encre (www.photo-d-encre.ch). L’exposition dirigée par le Prof. Olivier Lugon réunit des études émanant d’un séminaire de master proposé par le Centre des sciences historiques de la culture de l’Université de Lausanne.

1 Si sa contribution à l’Exposition nationale suisse en 1964, La Suisse s’interroge, a marqué les mémoires et fait l’objet de recherches2, la riche filmographie du cinéaste Henry Brandt n’est aujourd’hui que peu explorée. Il s’agit ici de considérer son premier moyen métrage documentaire, Les Nomades du soleil3, réalisé entre 1953 et 1954, décrivant la vie du peuple nomade des Peuls Wodaabe4, telle que Brandt a pu l’observer lors d’une expédition de six mois en Afrique. Après une introduction qui pose le cadre de l’excursion, le film montre les fonctionnements et le quotidien du peuple Peul Wodaabe, en recontextualisant deux saisons avec les nomades : celle de la sécheresse d’abord, puis celle d’une plus grande abondance grâce aux pluies, qui est marquée notamment par une série de rituels (fig. 1). L’entreprise est toutefois loin de se réduire à ce seul film. Livre de photographie édité par la Guilde du Livre à Lausanne (fig. 2)5, feuilleton et articles illustrés dans la presse, reportage sonore,… les résultats de l’expédition sont rendus dans une remarquable multiplicité de formes qui ont contribué à sa médiatisation, et dont j’aimerais mettre en avant l’histoire croisée.

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Les origines d’une mission singulière

2 Dans l’introduction à l’ouvrage publié par la Guilde du Livre, Brandt évoque trois types de « documents » qu’il aurait été chargé de « recueillir » sous mission du Musée d’ethnographie de Neuchâtel, et plus particulièrement de son directeur, le professeur Jean Gabus6 : photographies, sons, et « un film probe »7. Il part effectivement en juillet 1953 équipé de « deux caméras 16mm [des Paillard-Bolex H 16], trois appareils photographiques et un enregistreur autonome [un Nagra] »8, avec le soutien également des Musées d’histoire naturelle de la Chaux-de-Fonds et du Locle, du Département de l’Instruction publique du canton de Neuchâtel, et le concours de mécènes privés9. Il reviendra avec les prises de vues pour le documentaire qu’il terminera en 1954, plusieurs milliers de clichés photographiques qui paraîtront dans divers contextes, et de nombreuses heures de prises de sons.

3 Cette expédition menée par Brandt, alors enseignant de français à Neuchâtel et photographe autodidacte10, est en vérité la dernière d’une série de huit missions effectuées au Sahara par le Musée d’ethnographie de Neuchâtel, dont les résultats ont donné lieu à une exposition, Sahara 5711, et à trois publications de Jean Gabus, parues entre 1954 et 1982, sous le titre Au Sahara12. Dans l’introduction du premier tome, il présente le projet : « De 1942 à 1953, au cours de huit missions de trois à six mois chacune, nous avons essayé de comprendre les mondes sahariens, de la Mauritanie au Fezzan. Nous obéissons […] aux traditions de notre Musée d’Ethnographie de Neuchâtel qui, dès la création de ses collections, en 1790, se spécialisa dans le domaine africain […]. L’enquête systématique sur le terrain devait nous permettre de composer des collections selon les exigences de l’ethnographie moderne en les accompagnant de prises de vues cinématographiques, de photographies en noir et en couleurs, d’enregistrements. […] Nous savions pourtant que nous n’organisions pas ces missions ethnographiques par manie de collectionneur, pour entasser des objets morts derrière une vitrine ou dans un magasin, mais pour sauvegarder les données matérielles d’une certaine stratification culturelle, pour faire comprendre des hommes à d’autres hommes. »13

4 Ainsi, les missions ont pour but de documenter les mœurs et coutumes des différents peuples du Sahara, documentation qui passe par l’observation et la récolte d’objets traditionnels, mais aussi par les moyens de « l’ethnographie moderne », c’est-à-dire l’appui complémentaire du film, de la photographie et de l’enregistrement sonore. L’expédition de Brandt ne constitue de fait pas une exception dans la mobilisation de ces médias : au moins quatre autres missions de la série en font usage14, et Gabus défend cette approche. Les sons rapportés sont considérés comme disposant d’une valeur scientifique en soi15, tandis que photographies et films pris durant les missions sont envisagés avant tout en tant qu’auxiliaires de la recherche et de la transmission, comme le directeur du musée le formule au sujet des clichés : « [N]ous rapportâmes des milliers de photographies, valables, croyons-nous, pour des publications, pour des expositions, comme pour un examen plus complet des objets rapportés, valables donc par leurs qualités de témoins, par leur valeur d’accompagnement ou de comparaison, mais insuffisantes en soi. »16

5 Concernant ces moyens « d’accompagnement », la « Mission peule » possède toutefois un statut particulier, plus autonome que les sept autres. Elle est effectivement spécialement centrée sur les enregistrements audiovisuels, comme le révèle

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l’expédition en solitaire de Brandt, qui ne dispose ni de formation, ni d’expérience ethnographique17. En outre, ses résultats n’intègrent pas à proprement parler les collections du musée, puisque Brandt, « pour des raisons financières », en « rest[e] propriétaire »18. Cette indépendance permet par exemple la participation de Brandt au troisième « Concours international du meilleur enregistrement sonore », destiné à récompenser les productions d’amateurs, où il gagne le premier prix de la catégorie « Instantanés ou document sonore » pour l’une de ses prises de sons19.

6 Plus que toutes les autres, l’expédition a de fait une visée « pédagogique » et une ambition de diffusion large, surtout à travers le film, dont, comme on l’a vu, la réalisation est envisagée dès le départ. Gabus présente ainsi le projet filmique : « […] nous désirions obtenir – non pas égoïstement pour nos seules collections, mais simplement pour que ce témoignage existât quelque part – un film authentique répondant aux exigences de la technique actuelle, comme de l’ethnographie. Cela devait être la part d’un professionnel comme une expérience à faire dans ce domaine. […] Les résultats que nous souhaitions : exigeante sincérité, qualité impeccable de l’image, valeur esthétique du documentaire – elle seule exprime aussi, sur un plan supérieur, la gratitude et l’amour du cinéaste pour son sujet – seraient nos bénéfices. »20

7 Si le directeur du Musée d’ethnographie exprime ensuite quelques réserves quant à la valeur proprement « scientifique » du moyen métrage, montré pour la première fois en 1955 (« le cinéaste – très esthéticien – se laissa séduire à la manière d’un peintre par la qualité des images, au détriment d’une analyse plus complète de la vie sociale »), il estime que « l’expérience [fut] concluante », et ceci notamment grâce au large rayonnement du documentaire21.

8 L’expédition dispose en outre d’une couverture médiatique remarquable, à un niveau local d’abord, puis plus vaste. Un article de L’Impartial daté du 29 août 1953, soit un mois après le départ de Brandt en Afrique, présente la mission et annonce la « publication d’une suite de reportages […] sur la mission ethnographique et anthropologique en Afrique d’un jeune savant chaux-de-fonnier […] professeur à Neuchâtel »22. Le feuilleton annoncé sera en vérité publié dans le même journal une année plus tard, en neuf « épisodes » réunis sous le titre « A la recherche des Peuhl Bororo, 2000 km à dos de chameau », disséminés entre juillet et novembre 1954 23. D’autres articles rendant compte de l’expédition par le biais de textes et de reproductions photographiques suivront, dans des périodiques suisses (L’Illustré, Radio Je vois tout) ou étrangers (Réalités, France).

9 Ainsi, l’expédition menée par le jeune Chaux-de-Fonnier s’inscrit dans les activités de l’institution neuchâteloise, et s’en détache par son statut relativement autonome, par l’accent porté sur les documents « audiovisuels », et par sa portée médiatique consécutive.

Le projet éditorial de la Guilde du Livre

10 Si la réalisation d’un film, la prise de clichés photographiques et l’enregistrement sonore sont prévus dès l’origine, le projet éditorial à la Guilde arrive plus tard, et n’est pas suscité par le musée. La première trace publique de la préparation d’un ouvrage rendant compte de son expérience par Brandt apparaît dans un article du Radio Je vois tout datant de septembre 1954, soit dans les premiers temps de la médiatisation de

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l’expédition. Avant une interview du jeune cinéaste, l’auteur annonce, parmi les différents fruits de la mission, un film, « une série de causerie-auditions à Radio- Lausanne », mais aussi : « par la suite encore, un livre, qui promet d’être captivant [et qui] passionnera profanes et spécialistes de l’ethnographie africaine »24. L’idée d’une publication semble ainsi avoir émergé assez rapidement après la mission, mais le début de sa concrétisation avec un éditeur n’arrivera qu’en juillet 1955, au moment de la rencontre entre Brandt et Albert Mermoud, le directeur du club du livre lausannois. C’est du moins à cette date que commence la correspondance liée à Nomades du soleil disponible dans le fonds de la Guilde du Livre conservé à la Bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne, qui s’ouvre par une lettre de Mermoud à Brandt : « suite à l’examen que j’ai fait des documents que vous m’avez soumis pour le projet dont vous m’avez entretenu (album-photos sur les nomades) je vous donne par la présente mon accord définitif. »25.

11 Peut-être les deux hommes se sont-ils rencontrés lors du Festival international du film de Locarno qui s’est tenu peu avant (du 9 au 19 juillet 1955), où Les Nomades du soleil s’est vu récompensé d’un prix dans la section « Revue du film ethnographique », organisée sous l’égide de l’Unesco, en collaboration avec le Musée de l’Homme à Paris. Le film avait été présenté auparavant en Suisse romande dans des séances spéciales en présence du réalisateur26, et sa bonne réception a sans doute joué en la faveur du photographe-cinéaste.

12 Entre le contrat d’édition pour l’« album-photos », signé le 6 mars 1956, et la sortie de l’ouvrage en décembre de la même année, la correspondance de la Guilde informe du partage et de l’avancée du travail. Brandt se charge seul de la rédaction du texte, de la maquette, ainsi que du premier choix des photographies, sur lesquelles Mermoud donne ensuite son avis. Bien que le nombre de clichés rapportés de la mission soit important, tous ceux sélectionnés pour le livre ne sont pas inédits, en raison de leur divulgation préalable dans des articles de magazines. Lors de l’élaboration de l’ouvrage, ce point crée précisément quelques frictions entre l’auteur et l’éditeur, comme en témoigne cette lettre de Mermoud au premier : « J’ai vu dans Radio Je vois tout votre petit reportage sur les Peuhls27. Les documents sont fort bien réalisés par les rotatives d’Héliographia. Je voudrais cependant vous faire une petite remarque à ce sujet. Tout d’abord, aucune mention n’est faite de l’ouvrage qui devra paraître à la Guilde et d’autre part je considère qu’en débitant dans les hebdomadaires ou revues mensuelles votre documentation vous galvaudez non seulement le sujet mais aussi compromettez le succès du livre. »28

13 Le « succès » dont se soucie Mermoud sera en fait plutôt au rendez-vous, à en croire les différentes demandes d’éditions étrangères reçues à la Guilde, ainsi que la nomination du livre pour le prix Nadar29. Brandt, dans sa réponse à ce courrier, rappelle que « ces petits reportages étaient destinés à attirer l’attention sur les émissions [qu’il faisait] à Radio-Lausanne, et qui, elles, sont une très grande publicité pour le livre »30. Au-delà de l’anecdote, cet échange révèle ainsi de façon exemplaire la grande diversité des productions qui découlent des résultats « bruts » de l’expédition, et leur histoire plurielle et croisée.

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Pluralité des formes et inscriptions d’une subjectivité

14 Documentation scientifique pour la recherche et l’exposition, feuilleton dans la presse, articles divers, reportage sonore, émission radiophonique, film, livre photographique… La variété des formes qu’a pris le compte rendu de la mission chez les Peuls Wodaabe appelle inévitablement une analyse comparative. Si les productions sonores de Brandt n’ont, à ma connaissance, malheureusement pas été conservées, la disponibilité de la série d’articles dans L’Impartial, du film, et de l’ouvrage, permet l’observation de conceptions distinctes selon les supports utilisés, plus particulièrement autour de la question du marquage de la subjectivité de l’explorateur. En effet, Brandt s’affirme comme sujet responsable du compte rendu, de la prise d’images et/ou de sons de façon plus ou moins forte dans chacun des trois cas, ce qui engendre des lectures différentes de l’expérience.

15 Premier récit publié de la mission, le reportage « 2000 km. à dos de chameau dans l’Azouac » est aussi le plus « personnel ». Diffusé en plusieurs épisodes, il prend la forme du journal intime (récit du quotidien en « je », mentions régulières des dates, voire des heures en début de partie), dont la construction rétrospective destinée à un public est toutefois assumée, via des formules comme « Je me souviens », « Il me faudra des semaines pour… ». En plus de ce marquage formel, Brandt, qui s’affirme donc comme narrateur, décrit ses impressions, exprime ses sentiments et livre des détails de la vie quotidienne, éléments qui seront plus effacés dans le livre et le film : « Comme il est troublant, ce premier contact avec le monde noir ! […] Le marché, auquel j’arrive bientôt, est une mer de gens accroupis, de couleurs éclatantes, de parlers mélodieux… et de puanteur. Ah ! l’odeur de l’Afrique ! Elle commence par vous soulever le cœur, puis on s’y habitue, je crois même qu’on s’y attache, comme à cette terre et à ses gens. Des enfants m’entourent, me proposent des oranges, des noix de kola, leurs grands yeux effrontés et craintifs levés vers moi. L’air vibre de mouches. Je suis entré dans un autre monde, d’une pureté émouvante, où le temps ne compte pas… Je transpire à grosses gouttes, la tête me tourne : c’est assez pour ce matin. La transition a été trop brusque ; on ne s’habitue que très lentement à ce climat, et la peur me tenaillera plusieurs jours de ne pouvoir le supporter. De retour à mon hôtel, je bois avec avidité une grande bouteille d’eau filtrée et tiède que m’apporte un boy. »31

16 Comme le montre ce passage, le récit est clairement médiatisé par le regard et la position de Brandt, qui thématise à la fois le choc culturel vécu et la particularité de son statut par rapport aux indigènes. Cette description personnelle de « l’envers du décor » de l’expédition est également présente dans le choix des photographies qui accompagnent le reportage. Si certaines images feront aussi partie du livre de la Guilde, d’autres ne seront pas réutilisées, comme celle qui ouvre le premier épisode, et dévoile d’entrée de jeu l’aspect physique de Brandt – invisible dans le film et le livre – et de son équipe, posant pour la photographie. Le lecteur met ainsi tout de suite un visage sur le « je » qui raconte, grâce au texte commentant la reproduction. Même les légendes peuvent porter des marques de subjectivité et témoigner d’une volonté de dévoiler les coulisses de l’aventure, comme c’est le cas pour celle-ci (fig. 3), qui explique l’un des « dessous » de la réussite de l’expédition : le pouvoir de fascination de la technique d’enregistrement.

17 Ce ton personnel est sans doute permis par la forme du feuilleton, a priori moins « noble » et permanente que le film et le livre. Ces derniers portent quoi qu’il en soit

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moins de traces de subjectivité et mettent au centre, plutôt que l’expérience propre de Brandt, la vie des Peuls Wodaabe telle qu’elle a été observée. Toutefois, les deux productions ne se donnent pas comme des comptes rendus absolument « neutres », détachés d’une vision subjective, d’une expérience singulière et personnelle. Un « je » s’affirme en effet au début et à la fin des deux productions, marquant et encadrant ainsi les récits.

18 L’entrée dans le film, par exemple, s’opère par différents paliers, qui permettent au spectateur d’identifier l’énonciateur. Après le générique, où apparaît la signature du cinéaste (« Un documentaire de Henry Brandt »), deux cartons présentent le projet, accompagnés de chants Peuls (fig. 4 et 5). Une voix over, assimilable à celle de Brandt, l’« homme seul » du carton, s’exprime ensuite sur des plans de l’arrivée d’un acheminement de chameaux dans le désert (fig. 6), s’inscrivant dans le présent du film : « Août 1953. Avec la permission du Gouverneur du Territoire du Niger, et l’aide du commandant du Cercle de Tahoua, j’ai affrété une caravane. Nous partons à la recherche des Peuls nomades Bororo, qui se nomment eux-mêmes Wodaabe. Si nous les trouvons, et s’ils nous acceptent, je réaliserai le premier film qui leur soit consacré. »

19 Via la bande-son, le cinéaste marque ainsi le film de sa subjectivité et s’affirme comme le garant du texte filmique. Il est la porte d’entrée dans le monde peul qui sera dévoilé. Le « je » disparaît après les premières minutes des Nomades du soleil, mais sa présence vocale est conduite tout au long du film, et il se réaffirme à la fin, faisant écho aux premiers cartons, qui suggéraient une critique de l’occidentalisation : « Dans quelques semaines, j’aurai rejoint le monde de l’abondance, aspiré par son avenir. Je me suis demandé : jusqu’à quand les Wodaabe pourront-ils préserver leur superbe et fragile indépendance ? »

20 L’instance subjective permet de faire le lien avec le spectateur du « monde de l’abondance », en suscitant, finalement, une interrogation sur son propre rôle de regardeur. Accompagnant ces paroles, un plan montre d’abord un vol d’oiseau dans un ciel assombri, puis un autre dévoile, par un travelling vertical, une jeune femme parée de bijoux, assise dans une posture digne, le visage grave regardant hors-champ.

21 C’est cette même Peule dont le visage orne la couverture du livre : là, elle interpelle directement le lecteur, par un intense regard caméra (fig. 2). Lui faisant écho, l’une des dernières images de l’ouvrage propose un même type de confrontation (fig. 7). Si, hormis dans l’introduction et les remerciements finaux, le « je » ne s’affirme pas dans le texte de l’ouvrage de la Guilde, c’est peut-être par ces photographies, avec leurs adresses franches dirigées vers le photographe, qu’une présence subjective, miroir de celle du lecteur, se manifeste de la façon la plus prégnante et critique.

NOTES

2. Voir par exemple l’article d’Alexandra Walther paru dans Décadrages, « La Suisse s’interroge en question », no 11, automne 2007, pp. 101-111.

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3. Film 16mm, Kodachrome, 44’ (version restaurée en 1987, version originale : env. 60’). Nos remerciements vont à Christophe Brandt, qui a aimablement accepté de fournir une copie numérique du film, tel que restauré en 1987 par la Cinémathèque suisse. 4. Brandt utilise à tort le nom de « Peuls Bororo », comme le rappelle François Borel (« Jean Gabus au Sahara : de l’ethnographe au muséographe », dans Marc-Olivier Gonseth, Jacques Hainard et Roland Kaehr [éd.], Cent ans d’ethnographie sur la colline de Saint-Nicolas, 1904-2004, Neuchâtel, Musée d’Ethnographie, 2005, p. 191). 5. Concernant l’histoire du club de livres la Guilde du Livre et de ses albums de photographie, je renvoie à l’article de Christelle Michel, « Livre pour tous et photographie », dans l’exposition virtuelle Photo d’encre, en ligne : www3.unil.ch/wpmu/livre-photo/guilde-du-livre/les-albums- de-la-guilde/, dernière consultation le 1er septembre 2013. 6. Né en 1908 au Locle et mort en 1992 à Neuchâtel, Jean Gabus est directeur du Musée d’ethnographie de Neuchâtel de 1945 à 1978 et professeur de géographie humaine et d’ethnographie à l’Université de Neuchâtel de 1945 à 1974. Voir la notice qui lui est consacré dans le Dictionnaire historique de la Suisse : Jean-Pierre Jelmini, « Gabus, Jean », 2005, en ligne : www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F27718.php, dernière consultation le 1er septembre 2013. 7. Henry Brandt, Nomades du Soleil, Lausanne, La Guilde du Livre, 1956, p. 7. 8. Henry Brandt, « A la recherche des Peuhl Bororo, 2000 km. à dos de chameau dans l’Azaouac », L’Impartial, 24 juillet 1954, p. 3. A noter que le lien du Musée d’ethnographie avec l’inventeur du Nagra, Stefan Kudelski (1929-2013), ne se limite pas à cet usage de l’appareil : l’ingénieur polonais établi à Lausanne a également installé un « double système de guide automatique, sonore et lumineux » dans deux salles de l’institution (Jean Gabus, « Principes esthétiques et préparation des expositions didactiques I », Museum, vol. XVIII, no 1, 1965, p. 49, en ligne : http:// unesdoc.unesco.org/images/0001/000182/018268fo.pdf, dernière consultation le 1er septembre 2013). 9. Non signé, « Une mission scientifique d’un grand intérêt : à la recherche des Peuhls Bororo », L’Impartial, 29 août 1953, p. 1. François Borel relativise ces apports extérieurs : « Toute officielle qu’elle ait pu paraître, cette ‹mission› avait été presque entièrement financée par Brandt lui- même » (op. cit., p. 191). 10. Roland Cosandey, « Brandt, Henry », Dictionnaire historique de la Suisse, en ligne : www.hls-dhs- dss.ch/textes/f/F9143.php, dernière consultation le 1er septembre 2013. 11. L’exposition s’est déroulée du 16 juin au 31 décembre 1957. Voir Sahara 57, cat. expo., Jean Gabus (éd.), Neuchâtel, Musée d’ethnographie, 1957, ainsi que Valérie Sierro, « Le musée dynamique de Jean Gabus (1955-1978) », in Cent ans d’ethnographie…, op. cit., pp. 348-350. 12. Jean Gabus, Au Sahara. Les hommes et leurs outils, Neuchâtel, La Baconnière, 1954 ; Jean Gabus, Au Sahara. Arts et symboles, Neuchâtel, La Baconnière, 1958 ; Jean Gabus, Au Sahara. Bijoux et techniques, Neuchâtel, La Baconnière, 1982. L’ethnologue a également publié ses « notes de route » sous le titre Initiation au désert (illustrations de Hans Erni, Lausanne, F. Rouge, 1954). 13. Jean Gabus, Au Sahara. Les hommes et leurs outils, op. cit., p. 9. 14. Les quatre missions concernées sont celles qui font l’objet de l’ouvrage Initiation au désert (op. cit.). Avant la présentation du « journal » de Gabus sont décrits à chaque fois de manière synthétique les collaborateurs, les buts, le moyen de transport et les résultats des expéditions, qui comprennent pour la Mission Stinson (1946-1947), un « film 16mm et [des] photographies » (p. 16) ; pour la Mission Tahoua (1948-1949), des « photographies en noir et en couleurs, [un] film 16mm, [des] enregistrements touaregs, houssa et peuls » (p. 66) ; pour la Mission Mauritanie (1950-1951) et pour la Mission Bonanza (1953), destinée en partie à préparer celle de Brandt, un « film 16mm, [des] photographies en noir et en couleurs [des] enregistrements » (pp. 105 et 210). 15. Les sons récoltés par Brandt sont en partie étudiés par le musicologue Zygmunt Estreicher, chef du département d’ethnomusicologie du Musée, qui publie à ce sujet un article dans le Bulletin de la Société neuchâteloise de géographie (« Chants et rythmes de la danse d’hommes Bororo

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[enregistrements Henry Brandt], Documents pour l’étude de la musique des Peuls Bororo : I. », no 10, 1954-1955, pp. 57-93). Voir également la description de l’utilité des enregistrements sonores pour l’ethnologie dans l’ouvrage de Gabus Au Sahara. Arts et symboles (op. cit., p. 13). 16. Jean Gabus Au Sahara. Arts et symboles, op. cit., p. 13. Pour un exemple de l’utilisation de photographies dans une publication scientifique, voir Jean Gabus, « Organisation et premiers résultats de la Mission ethnographique chez les Touaregs soudanais, du 26 décembre 1946 au 10 mars 1947 » (Acta Tropica, Revue des sciences tropicales et de médecine tropicale, vol. 5, 1948, pp. 1-56), illustré de seize reproductions, à chaque fois précisément légendées de façon à pointer les éléments importants de l’image. Sur la question de l’exposition, à laquelle Gabus accordait une grande importance, voir son article en deux parties « Principes esthétiques et préparation des expositions didactiques », Museum, vol. XVIII, no 1, op. cit. ; vol. XVIII, no 2, 1965, pp. 65-97, en ligne : unesdoc.unesco.org/images/0001/000115/011582fo.pdf, consulté le 1er septembre 2013). 17. Seule la première mission de la série saharienne (« Mission Goundam », en 1942) n’a été menée que par un seul collaborateur du musée, Gabus en l’occurrence, mais ceci pour des raisons exceptionnelles : « Toutes les missions suivantes se firent avec une collaboration technique ou scientifique [excepté le voyage de Brandt donc]. Celle-ci, pour des raisons de guerre, comme par le fait qu’elle était la première du genre, n’eut qu’un seul membre, l’auteur de ces lignes. » (id., p. 17). A noter que si Brandt part en solitaire de Suisse, il s’entoure sur place de six collaborateurs, dont un interprète, un cuisinier et un goumier, qui l’aident à s’intégrer (Henry Brandt, « A la recherche des Peuhl Bororo, 2000 km à dos de chameau », L’Impartial, 5 août 1954, p. 3). 18. Jean Gabus, Au Sahara. Arts et symboles, op. cit., p. 14. 19. Le titre donné à l’enregistrement est « Ambiance du soir dans un campement de Touareg au Niger ». J.-M. D., « Le jury du IIIme Concours international du meilleur enregistrement sonore s’est réuni à Bruxelles », Radio Je vois tout, no 44, 4 novembre 1954, p. 2009. Chaque production sonore nominée à ce concours (dont les deux précédentes éditions ont eu lieu à Lausanne [1952] et Paris [1953]) a été diffusée sur Radio-Bâle, Radio-Lausanne, la Chaîne parisienne ou l’Institut National Belge de Radiodiffusion (idem). 20. Au Sahara. Arts et symboles, op. cit., pp. 13-14. 21. Ibid., p. 14. 22. Non signé, « Une mission scientifique d’un grand intérêt : à la recherche des Peuhls Bororo », op. cit., p. 1. 23. 24 et 29 juillet, 5 et 25 août, 15 et 23 septembre, 6 et 25 octobre, 8 novembre 1954. 24. [Claude] Sch[ubiger], « Six mois, seul, chez les Peuhls Bororos », Radio Je vois tout, no 38, 23 septembre 1954, p. 1717. 25. Lettre d’Albert Mermoud à Henry Brandt, [Lausanne], 22 juillet 1955, 1 f. dactyl., dossier « Nomades du soleil, Henry Brandt » (IS 4359/25F/272), Fonds Guilde du Livre, BCUL, Département des manuscrits. 26. Le film est montré en février 1955 à Genève, La Chaux-de-Fonds, Lausanne, puis Neuchâtel, en présence de Brandt, accompagné d’un court métrage (Les Hommes des châteaux (H. Brandt, 1954), tourné dans le Nord-Dahomey, chez les Sombas, à la fin de l’expédition au Niger, 9’), et du spectacle d’une troupe africaine (pour un exemple de compte rendu d’une projection à La Chaux- de-Fonds, voir J. Ec., « Chez les ‹Nomades du soleil› », L’Impartial, 21 février 1955, p. 9). Il est également présenté lors de séances destinées aux élèves des écoles. Après le Festival de Locarno, à la fin de l’année 1955, Brandt présente également Les Nomades du soleil à Paris (probablement au Musée de l’Homme) et à Londres, au British Film Institute (voir « Un cinéaste chaux-de-fonnier consacré à Londres et à Paris », L’Impartial, 20 décembre 1955, p. 2, et André Martin, « Petit journal intime du cinéma », Cahiers du Cinéma, no 49, juillet 1955, p. 38). Le documentaire est ensuite diffusé le 26 février 1956 à la Télévision suisse romande, et est à nouveau projeté en

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présence de Brandt à l’occasion de festivités pour les 20 ans de la Guilde du Livre, le 13 juin 1956, et à la section vaudoise de l’Automobile-Club de Suisse le 12 novembre 1956. 27. Henry Brandt, « Une mission cinématographique du Musée d’ethnographie de Neuchâtel : avec le cinéaste Henry Brandt, cinq mois chez les Peuhls Bororo, nomades du Niger », Radio Je vois tout, no 20, 17 mai 1956, pp. 888-889. L’article est illustré de six photographies en noir en blanc, dont trois, parfois recadrées, sont présentes dans le livre de la Guilde. La couverture du numéro accueille également en pleine page une reproduction en couleurs d’une photographie de Brandt. Quatre autres articles sur la mission, accompagnés de photographies, paraissent dans le Radio Je vois tout : en 1954 ([Claude] Sch[ubiger], « Six mois, seul, chez les Peuhls Bororos », op. cit.), en 1956 (Non signé, « L’Afrique mystérieuse (I), « ‹Les Nomades du Soleil› », no 2, 12 janvier 1956, p. 59 ; non signé, « A la limite du Sahara », 24 mai 1956, [no de page manquant]), et en 1963 (Jean Gabus, « Sur les traces des nomades sahariens », no 22, 30 mai 1963, p. 2009). En outre, deux articles richement illustrés paraissent dans les revues Réalités (Henry Brandt, « Le plus beau peuple du monde », no 118, novembre 1955, pp. 69-75) et L’Illustré (Henry Brandt, « Chaque année, dans la savane silencieuse, grand concours des Peuhls Bororo », no 48, 24 novembre 1955, pp. 16-17). 28. Lettre d’Albert Mermoud à Henry Brandt, [Lausanne], 22 mai 1956, 1 f. dactyl., dossier « Nomades du soleil, Henry Brandt » (IS 4359/25F/272), Fonds Guilde du Livre, BCUL, Département des manuscrits. 29. Demandes qui n’aboutissent pas, principalement pour des raisons de coût des impressions. Le prix Nadar 1957 est attribué à New York de William Klein (Paris, Seuil, 1956). 30. Lettre de Henry Brandt à Albert Mermoud, Neuchâtel, 25 mai 1956, 1 f. multigr., dossier « Nomades du soleil, Henry Brandt » (IS 4359/25F/272), Fonds Guilde du Livre, BCUL, Département des manuscrits. 31. Henry Brandt, « A la recherche des Peuhl Bororo, 2000 km à dos de chameau dans l’Azaouac », L’Impartial, 24 juillet 1954, pp. 1 et 3.

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Métahistoire de l’histoire et histoire de la métahistoire Erik Bullot, Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma Genève, Mamco, 2013, 272 pages

Tristan Lavoyer

RÉFÉRENCE

Erik Bullot, Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma, Genève, Mamco, 2013, 272 pages

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1 Les éditions du Musée d’art moderne et contemporain de Genève (MAMCO) ont publié en janvier 2013 un ouvrage signé par Erik Bullot, Sortir du cinéma. Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma. Cette publication s’inscrit dans la politique d’édition du musée dont l’ambition n’est pas tant une large diffusion que la constitution d’une collection dont l’approche est transdisciplinaire (entre pratiques artistiques, théoriques et historiques). L’essai d’Erik Bullot répond aux choix qu’implique cette politique. En effet, son œuvre témoigne d’une interpénétration entre pratique filmique1 et écriture essayiste2, en exploitant l’hybridation entre des catégories communément différenciées (art, théorie, histoire, cinéma, esthétique, etc.)3. Cet ouvrage permet, entre autres, de problématiser la distinction entre recherche artistique et recherche académique à travers l’exemple privilégié du cinéma. Car le topos théorique de Sortir du cinéma – dans sa référence évidente à Barthes 4 – ne se situe pas tant dans une position d’extériorité vis-à-vis des réflexions propres aux études et aux pratiques du cinéma que dans le désir de développer des outils de compréhension qui dépassent les cadres historiquement admis, ceci dans le but de provoquer la coexistence d’un temps historique passé avec la période contemporaine. Par là même, il ne s’agit pas de créer de nouveaux objets, mais de les réinventer en les distordant au moyen d’une « histoire virtuelle ». Je m’attacherai à mettre en perspective certaines problématiques centrales de ce livre et certains objets nodaux dans l’intelligibilité de son propos (œuvres, concepts, thématiques), afin de dégager la trame théorique de l’argumentation de Bullot.

Transversalité de l’histoire

2 Sortir du cinéma participe aux nombreuses études qui, depuis les années 1990, explorent la vaste étendue du film d’artiste et du cinéma élargi5 au moyen de l’analyse de leurs dispositifs, permettant de recouvrir les configurations et les usages particuliers produits par l’interaction entre les champs de l’art, du musée, de la galerie et du cinéma. L’auteur en adoptant ce modèle théorique désenclave le cinéma d’une approche téléologique (une naissance/une mort ; un début/une fin ; art technique/art conceptuel ; etc.) et intègre certaines de ces conceptions établies au sein de ses recherches historiques (les différentes avant-gardes ; les modernismes ; etc.).

3 Plus particulièrement, Bullot prend part à un débat français persistant qui porte sur la définition du cinéma. Raymond Bellour, dans son recueil de textes La Querelle des dispositifs6, en est un représentant exemplaire en fourbissant à nouveau l’« argument »7 de ce que serait le cinéma : que faire du « passage » entre les dispositifs

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cinématographique et artistique ? Car, pour Bellour, s’il y a des influences réciproques, « ce sont-là deux expériences suffisamment différentes pour qu’il soit acceptable des les voir confondues »8. Il passe ainsi en revue toutes les configurations prototypiques qu’il décèle en rapport à l’expérience que le spectateur a du cinéma et de son historicisation (ou de sa théorisation). En ce sens, Bellour opère une critique de l’expression de Bullot « sortir du cinéma »9, au même titre que les formules « cinéma d’exposition » et « troisième cinéma »10, qui connote, selon lui, une pratique cinématographique se positionnant grâce à l’« argument » du cinéma, sans réussir malgré tout à s’en affranchir11 — comme Bellour l’énonce : « – Mais si je comprends bien, ce cinéma-là demeure malgré tout défini par son dispositif traditionnel. – Absolument. »12

4 A travers cet éclairage, la posture de Bullot peut paraître ambiguë : si le titre de l’ouvrage pourrait nous faire penser à une sortie du cinéma entendue comme un abandon ou rejet de celui-ci, il s’agit bien plutôt pour l’auteur d’adopter « un mode allégorique d’interprétation qui dissocie les œuvres de leurs significations premières au profit de nouveaux agencements » (p. 19) en réalisant à la fois une « déflagration du présent dans le passé » (p. 19) et une « déflagration du passé dans le présent » (p. 46). Bullot cherche en fin de compte à dépasser les œuvres étudiées afin de les réactualiser dans un temps simultanément présent et passé. En opérant ainsi un mouvement de rétroaction temporelle (ou spéculaire), Bullot substantialise, par des faits « métahistoriques »13, la généalogie de la notion de cinéma. La métahistoire14, concept emprunté à Hollis Frampton, explicite les implications réciproques de l’art et du cinéma, « en pliant la ligne du temps », aux fins de « rebrousser l’histoire du médium en inquiétant ses nœuds, ses embranchements […] » (p. 17) 15. Le titre du livre, désigne à lui seul ce déplacement, en décrivant la sortie physique du spectateur — « sortir de la salle » (p. 13) — et une sortie du dispositif filmique qui remet en question son usage, sa forme – pour une « attention à ce qui excède l’image » (p. 13). Son investigation tend à retracer les conditions de production et d’énonciation des œuvres à analyser (connues ou inconnues) permettant de découvrir les pluralités d’emploi du cinéma — comme Bullot l’écrit, « la généalogie trouble du cinéma d’exposition ne dessine pas une ligne droite, mais obéit à des courbes et des retours en arrière […]. » (p. 17).

5 L’exemple de l’artiste Hans Richter est par là-même essentiel à la trame conceptuelle du livre (voir les trois premiers chapitres : « Méliès Dada » ; « Jean Epstein, lecteur de Maya Deren » ; « Défense de l’avant-garde »). En effet, Bullot reconstitue le lien entre l’émergence du cinéma d’avant-garde et les conditions sociales de l’après Première Guerre mondiale. A travers les œuvres de Richter, qui sont pourtant réputées pour leur rapport à l’abstraction (et au constructivisme16), il restitue la proximité entre l’évolution d’une dimension sociale (un « ‹mandat social›17 », pp. 24, 42 et 47) et une recherche cinétique influencée par le cinéma des premiers temps18. Ce qui lui permet, d’une part, de contextualiser le parcours artistique de l’artiste (emblématique de la première avant-garde) et, d’autre part, de dévoiler sa relation au cinéma des premiers temps au moyen de sa rencontre avec Méliès – autour d’un projet filmique commun, jamais réalisé, les Hallucinations du baron de Münchhausen (p. 28). Ses films, s’inscrivant « à l’intersection de la pantomime, de la fête foraine ou du cirque » (p. 33), manifestent un souci artistique de « briser les hiérarchies entre les disciplines » (p. 33) à l’instar du dadaïsme. En ce sens, la volonté de « sortir du cadre » (p. 39) en autonomisant le film, qui est symbolisée par des « images bifurcations » (p. 44) – remonter ou déjouer le temps, passer d’une langue à une autre, changer le scénario du film en le signifiant de

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façon explicite au sein même de celui-ci, etc. –, déconstruit la notion de modernisme. L’« imaginaire » (p. 47) lié à une autonomisation du médium filmique rend compte à la fois d’une critique sociohistorique et d’une ambition de constituer une nouvelle « virtualité temporelle » (p. 39). Le glissement synthétique effectué par Richter entre la recherche de l’autonomie du « médium » et un projet politique19 illustre la transition fluide qu’opèrent les tenants de la première avant-garde20 entre deux époques souvent nettement différenciées, par la date butoir et récurrente de 1945 21. Là où de multiples pratiques et périodes sont couramment distinguées22 dans les analyses filmiques 23, Bullot propose une transversalité historique à travers la figure de Richter.

Erik Bullot, chercheur en transdisciplinarité

6 Cet ouvrage emprunte la voie d’une recherche à la fois métahistorique et académique, car il s’agit bien de « […] répondre, à l’heure du cinéma d’exposition, à la mission du métahistorien […] » (pp. 16-17) tout en faisant usage de références (œuvres, auteurs, concepts) phares de l’histoire de l’art24. L’herméneutique des raisonnements, rigoureuse et précise, crée des parallèles osés – par exemple le chapitre « Jean Epstein, lecteur de Maya Deren » (p. 49), alors que rien n’indique historiquement qu’Epstein ait lu cet auteur. De même que l’interpénétration de l’art et du cinéma joue sur des espaces différentiels en exhumant des objets originaux et en établissant des relations hypothétiques, de même la méthodologie de recherche adoptée reconsidère des théorisations25 en déplaçant leur contenu, créant ainsi des syllogismes qui constituent de nouvelles valeurs d’analyse26. Toutefois, l’ambition d’inaugurer avec ce livre un nouveau territoire expérimental pour la recherche n’est pas déconnectée d’une approche historique que l’on peut décrire comme classique (ou académique)27. Tout un pan de l’étude, par le biais d’une approche métahistorique, tend à réévaluer le rapport historique que peuvent établir (ou qu’ont pu établir) les historiens avec le cinéma sans pour autant en bouleverser les présupposés théoriques. La « rhétorique »28 (p. 18) dont se réclame l’ouvrage fait ainsi évoluer la méthodologie historique par la coïncidence de deux champs paradigmatiques, à savoir l’hypothèse et le fait, la métahistoire et l’histoire. De cette façon, il confie à la métahistoire la tâche de fonder une Histoire en puissance qui brise l’unité de temps et d’espace, processus qui la fait sans cesse basculer entre un temps diachronique et synchronique, entre un espace topographique et utopique.

7 Le chapitre sur Joseph Cornell est à cet égard exemplaire : en repositionnant sur le même plan son film Rose Hobart, « présenté en 1936 à New York dans la galerie Julien Levy » (p. 149), annonciateur de found footage « à venir », et ses « boîtes » envisagées comme l’« anticipation du devenir muséal du cinéma » (p. 99), Bullot redéploye certaines problématiques de l’exposition du cinéma, liées au musée et à la galerie tout en s’émancipant des dispositifs classiques du cinéma comme lieu de référence.

Cinéma d’exposition et intermédialité

8 Par rapport aux débats qui ont cours dans l’espace francophone, Bullot se démarque par son approche historienne, comparable à certaines études anglo-saxonnes29. D’une part, il situe la notion de cinéma dans sa discursivité ; d’autre part, il n’essaye pas de l’ontologiser en une entité intemporelle 30. Plus précisément, il étudie en quoi le cinéma

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et l’art sont jalonnés par certaines pratiques qu’il caractérise au moyen de l’expression de « cinéma d’exposition »31. Cette qualification, empruntée à Jean-Christophe Royoux, désigne une nouvelle approche du cinéma par les artistes, qui se dégagent d’une « conception du temps […] scandée par le rythme des machines » pour atteindre à un « espacement de la durée, [une] réversion du mobile dans l’immobile »32. Ainsi, un nouveau lieu de l’expérience se construit pour le spectateur où des « corps s’exposent », lui permettant « d’habiter le dispositif de l’exposition »33.

9 Si Bullot, dans sa conclusion, reprend à son compte ces aspects définitionnels (p. 253), pour faire du cinéma d’exposition un entrelacs spécifique – « […] le cinéma d’exposition est aujourd’hui inscrit dans le champ artistique de manière autonome, utilisant le film ‹par commodité›, entretenant avec le cinéma une relation plus dialectique, constituée de dénis et de survivances » (p. 255) – il n’en effectue pas moins un déplacement en l’intégrant à l’ensemble de son analyse sur le cinéma depuis son institutionnalisation34 (autour des années 1920), et aux dispositifs artistiques et filmiques (tels que les boîtes ou les films de Cornell).

10 C’est ainsi qu’une large part du livre étudie le rapport réflexif 35 que certains films entretiennent avec l’art – par exemple le refus de Godard de reconnaître une certaine proximité de sa production avec l’art contemporain (voir p. 123) – ou de leur relation d’opposition au cinéma dit narratif (grâce à la « déconstruction narrative » pp. 198 et 201) – par exemple, le film Deux fois de Jacquie Raynal (p. 200). Week-end de Godard est de cette manière analysé à travers une comparaison entre ses diverses sources de représentations (les différents protagonistes, la construction narrative, le montage, etc.) et les pratiques artistiques telles que le « happening » (p. 122) ou « l’art de la performance » (p. 124). Mais il existe aussi des éléments circonstanciels qui mettent en regard le cinéma et l’art, comme l’exposition nommée « Films » (p. 132) organisée en 1968 dans la galerie Givaudan – auquel Godard participe – qui révèle selon Bullot une démarche filmique se situant entre « l’art et le cinéma » (p. 133) – un projet dans la lignée des avant-gardes qui tentent un « […] décloisonnement entre l’art et la vie […] [et] qui concerne aussi bien le champ artistique que celui du cinéma d’auteur en crise » (p. 126). Tel que Bullot le reprend différemment, à propos du « texte manifeste » (p. 135) de Alain Jouffroy, L’abolition de l’Art36, il s’agit avant tout « d’échapper à l’art » et à la « récupération idéologique des œuvres d’art par le champ culturel » (p. 135) 37. Dans le même ordre d’idées, dans le film Deux fois (Jacquie Raynal, France, 1968), « la cinéaste [également actrice], véritable médium, doit se produire en incarnant le dispositif même du film » générant « un devenir performatif du cinéma […] » (p. 205).

11 Dès lors, Bullot déjà historien de son état, peut réinvestir certaines conceptions dans sa trame métahistorienne, en particulier la notion d’« intermédia »38 (p. 190) — théorisé par l’artiste Dick Higgins « issu du groupe fluxus »39 — qui problématise les conditions de production dans l’art et le cinéma à travers le phénomène de l’historicisation : « Le film [par la notion d’intermédia] représente une réserve dont la temporalité et l’histoire constituent les ‹éléments structurels›, susceptibles de migrer d’un champ à l’autre, dissociés de leur ancrage d’origine. En sortant de son dispositif [classique], le cinéma renoue avec une dimension performative » (p. 191). A l’image du concept d’ intermédia, le cinéma d’exposition concoure à l’intermédiation — « l’entre-deux qui sépare les médiums » (p. 190) — qui s’opère entre le spectateur, la représentation, la technique et l’histoire. La conception de cinéma d’exposition chez Bullot procède à un

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déplacement en incorporant dans l’étude des dispositifs de multiples lectures et pratiques de l’histoire qui ne se confinent pas à une définition de l’art ou du cinéma.

12 De la sorte, Bullot déjoue les situations prototypiques — que présente Bellour dans La Querelle des dispositifs — qui ne seraient que des variations entre deux pôles définitionnels fixes. L’analyse des œuvres se fait à travers une transdisciplinarité et des usages hétérogènes40 caractérisés historiquement et métahistoriquement 41. L’auteur courbe ainsi la ligne du temps — en tant que métahistorien de l’histoire — autant que le temps se recourbe sur lui-même — Bullot devenant l’historien de la métahistoire42. Car l’idée d’une « hybridation » entre différents corps fonctionnels (art ; cinéma ; exposition) marque aussi la volonté de confondre des espaces qu’il avait été nécessaire de distinguer afin d’instituer des domaines de compétence et de savoir. Par là même, la question de l’intermédialité43 du cinéma est au cœur de la production de Bullot, celui-ci décrivant le dispositif cinématographique comme un lieu à l’« intersection » (p. 21) de différentes pratiques. L’épistémologie de l’histoire n’est donc pas figée en une corrélation autotélique (sur le mode de l’histoire de l’histoire), mais est appréhendée comme un espace qui creuse les rapports différentiels entre ces pratiques. En dernier lieu, nous pourrions investir l’ouvrage d’Erik Bullot comme un moyen d’historiciser son travail essayiste et filmique en souscrivant à une nouvelle utilisation théorique de l’histoire par les artistes : la métahistoire.

NOTES

1. Voir l’édition en DVD des films d’Erik Bullot : Erik Bullot, Pointligneplan/Léo Sheer, 2003 ; Glossolalie, Le Calcul Du Sujet, Oh Oh Oh, La Belle Etoile, Capricci Films, 2005 ; Trois Faces, Production Capprici Films, 2007 ; L’Alliance, Cappricci Films, 2011. 2. Voir notamment Erik Bullot : Tombeau pour un excentrique, Montolieu, Deyrolle, 1996 ; Jardins- rébus, Paris, Actes Sud, 1999 ; Sayat Nova de Serguei Paradjanov, Crisnée, Yellow Now, 2007 ; Renversements 1. Notes sur le cinéma, Paris, Paris Expérimental, 2009 ; « De la conférence comme film », Décadrages, no 21-22, hiver 2012 ; Renversements 2. Notes sur le cinéma, Paris, Paris Expérimental, 2013. 3. Erik Bullot participe notamment à l’association « Pointligneplan », qui présente une multitude d’artistes d’horizons différents qui se retrouvent autour de la pratique filmique. Voir le site en ligne : www.pointligneplan.com/ et Erik Bullot (éd.), Point ligne plan : Cinéma et art contemporain, Paris, Léo Sheer, 2002. 4. R. Barthes, « En sortant du cinéma », Le Bruissement de la langue. Essais critiques lV, Paris, Seuil, 1993 [1975], pp. 407-412. 5. A titre non exhaustif, voir F. Bovier, A. Mey (éd.), « Cinéma élargi », Décadrages, no 21-22, hiver 2012 ; François Albera, « Archéologie de l’intermédialité : SME/CD-ROM, l’apesanteur », Cinémas : revue d’études cinématographiques, vol. 10, no 2-3, 2000, pp. 27-38 ; A.L. Rees, Duncan White, Steven Ball et David Curtis (éd.), Expanded Cinema : Art, Performance, Film, Londres, Tate Publication, 2011 ; Pavle Levi, Cinema by Other Means, Oxford, Oxford University Press, 2012. 6. Raymond Bellour, La Querelle des dispositifs, Cinéma – installations, expositions, P.O.L., 2012.

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7. Raymond Bellour, « Querelle », La Querelle des dispositifs, P.O.L., 2012, p. 14 : « – Dites-moi au moins l’argument principal de la querelle. – Oh ! il est tout simple… […] il paraît pauvre face à une multiplicité de points de vue, […] qui ont en commun d’aménager plus ou moins cette dilution du cinéma à l’intérieur de l’art contemporain, et son histoire dans celle […] de l’histoire de l’art. Ce si simple argument est le suivant : la projection vécue d’un film en salle, dans le noir, le temps prescrit d’une séance plus ou moins collective, est devenue et reste la condition d’une expérience unique de perception et de mémoire, définissant son spectateur et que toute situation autre de vision altère plus ou moins. Et cela seul vaut d’être appelé ‹cinéma› (quelque sens que le mot puisse prendre par ailleurs) ». 8. Id., p. 16. 9. Id., p. 31. 10. Voir Dominique Royoux, « Pour un cinéma d’exposition. Retour sur quelques jalons historiques », Omnibus, no 20, avril 1997 ; Pascale Cassagnau, Future Amnesia – Enquêtes sur un troisième cinéma, Paris, Isthme, 2007 ; Luc Vancheri, Images Contemporaines, Paris, Aléas, 2009 ; mais aussi Raymond Bellour, L’Entre-images : Photo, cinéma, vidéo, Paris, La Différence, 1990 [Between-the-Images, Zurich, JRP|Ringier, 2013]. 11. Bellour préfère les dénommer sous l’expression de « cinémas contemporains » – empruntée à Luc Vancheri (voir Luc Vancheri, Cinémas Contemporains, du film à l’installation, Paris, Aléas, 2009) – qui regrouperait ces multiples approches définitionnelles du cinéma. 12. Raymond Bellour, op. cit., p. 36. 13. Hollis Frampton élabore une théorie de la métahistoire dans son article « Pour une métahistoire du film : notes et hypothèses à partir d’un lieu commun », L’écliptique du savoir, Paris, Centre Pompidou, 1999 [« For a Metahistory of Film : Commonplace Notes and Hypotheses », Artforum, vol. 10, no 1, septembre 1971, pp. 32-35], pp. 103-111. Voir notamment le passage suivant, cité en partie par Bullot au sein de son ouvrage (p. 17, p. 220) : « Le métahistorien du cinéma, pour sa part, se préoccupe d’inventer une tradition, c’est-à-dire un ensemble maniable et cohérent de monuments discrets qui implantent dans le corps grandissant de son art une unité résonante. De telles œuvres peuvent ne pas exister, il est alors de son devoir de les faire. Ou elles peuvent exister quelque part en dehors de l’enceinte intentionnelle de cet art (par exemple, dans la préhistoire de l’art du cinéma avant 1943). Il faut alors qu’il les refasse. » 14. Il faut comprendre le mot métahistoire dans son étymologie première – méta- comme au-delà ou après. L’aspect réflexif qu’implique ce terme permet aussi, chez Bullot, de suppléer à l’histoire institutionnalisée du cinéma l’analyse d’« œuvres » qui se situent en sa périphérie. 15. L’utilisation du « futur antérieur » comme concept – compris comme moyen d’exprimer un fait passé transporté dans le futur pour marquer la supposition – n’est pas anodine ; elle prend dans cette étude une place prépondérante de par sa volonté de changement métahistorique. 16. Que l’on aurait tendance à résoudre par la question de l’autonomie de la forme. A ce propos, voir l’ouvrage de Marc Dachy, Dada & les dadaïsmes : rapport sur l’anéantissement de l’ancienne beauté, Paris, Gallimard, 2011, pp. 130-136. 17. Expression que Bullot emprunte au livre de Hans Richter, Der Kampf um den Film, Munich, Carl Hanser, 1976. 18. Période qui s’étale entre 1905 et 1915 (ce qui dépend des coupes historiographiques). Pour plus de précisions, voir l’article de Tom Gunning [trad. Frank Le Gac], « Le Cinéma d’attraction : le film des premiers temps, son spectateur, et l’avant-garde », 1895. Mille huit cent quatre-vingt- quinze, 2006 [1986], pp. 55-65. Consultable en ligne : http://1895.revues.org/1242. 19. Erik Bullot, Sortir du cinéma, op. cit., p. 41 : « On mesure à travers ces diverses références la préoccupation politique qui sous-tend le projet ». 20. Selon Bullot, Hans Richter évolue entre 1920 et 1950 d’une autonomie de la forme à la liberté de l’objet. A cet égard, il cite Hans Richter : « c’était la vie des objets et comme, dans leur vie, ils

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voulaient aussi avoir leur liberté, alors je leur ai laissé cette liberté. C’était la liberté de l’objet » (Erik Bullot, Sortir du cinéma, op. cit., p. 83). 21. Pour plus de précisions, se reporter à l’ouvrage dirigé par Stephen C. Foster [et alii], Hans Richter : activism, modernism, and the avant-garde, Cambridge, MIT Press, 2000. 22. Voir Noureddine Ghali, L’Avant-garde cinématographique en France dans les années vingt : idées, conceptions, théories, Paris, Paris Expérimental, 1995. 23. Entre le film ou l’art vidéo, le cinéma des premiers temps, l’avant-garde cinématographique, la seconde avant-garde, le cinéma institutionnalisé, etc. 24. A titre indicatif : Hans Richter ; Georges Méliès ; Jean Epstein ; Maya Deren ; Jean-Luc Godard. 25. Liste non exhaustive: Roland Barthes; Walter Benjamin; Tom Gunning; André Bazin; Charles Sanders Peirce. 26. Par exemple, le chapitre « Jean Epstein lecteur de Maya Deren » réarticule la théorie de Peirce. 27. Quand Bullot décrit l’œuvre et le projet théorique de Maya Deren, on reconnaît sa propre stratégie d’appropriation de théories à des fins artistiques : « Elle [Maya Deren] fut l’une des premières, sinon la première, à instaurer divers protocoles qui influeront sur les stratégies du cinéma expérimental : l’articulation entre la théorie et la pratique, la reconnaissance académique […] » (Erik Bullot, Sortir du cinéma, op. cit., p. 71). 28. « L’écriture de cette histoire virtuelle suppose une rhétorique » (id., p. 18). 29. A titre exemplaire, voir Pavle Levi, Cinema by Other Means, op. cit. 30. Paradoxalement, la flexibilité du temps dans les analyses de Bullot n’est pas dénuée de cohérence et de spécification, la courbure du temps n’étant pas intemporelle. 31. Jean-Christophe Royoux, « Cinéma d’exposition », Art Press, no 262, novembre 2000, p. 36. 32. Id., p. 37. 33. Id., p. 39. 34. La question de ce qui constituerait le cinéma contemporain ne prend pas la même forme chez Jean-Christophe Royoux et Bullot. Ce dernier fait du cinéma et de l’art une question contemporaine et historique, alors que le premier essaye de circonscrire la naissance d’un « nouveau » cinéma dans le champ artistique contemporain. 35. Erik Bullot, Sortir du cinéma, op. cit., pp. 198 et 200 : « Comment sortir sans sortir ? Comment produire de la différence en répétant le même ? » ; « comment sortir sans sortir ? Sinon en nouant un dialogue avec son double ». 36. Alain Jouffroy, L’Abolition de l’Art, Falaises, Impeccables, 2011 [1968]. 37. Erik Bullot, Sortir du cinéma, op. cit., p. 135 : « Un tel programme suppose […] de sortir des critères de l’art et de son histoire pour penser l’œuvre selon son efficace, de remettre en cause les notions de spontanéité, d’authenticité, de nouveauté, de modernité et d’envisager une certaine utopie de l’œuvre d’art pour se soustraire à son éventuel procès de réification » (p. 135). 38. Dick Higgins, « Intermédia », dans Nicolas Feuillie (éd.), Fluxus Dixit, une anthologie vol. 1, Dijon, Les presses du réel, 2002 [1966], pp. 201-207. 39. Pour plus de précision quant à la notion d’intermedia et au mouvement artistique Fluxus, voir l’article de François Bovier, « Du cinéma à l’intermédia : autour de Fluxus », Décadrages, no 21-22, hiver 2012, pp. 11-26. 40. Hans Richter, artiste d’avant-garde, intégrant le cinéma des premiers temps et la narration (avec son projet de film avec Méliès) ; Godard, cinéaste, s’inspirant de l’art contemporain au sein de ses films (Week-End, France/Italie, 1967) ; Joseph Cornell, cinéphile, qui réintègre les éléments du dispositif cinématographique au sein de ses boîtes ; Jean Epstein et Maya Deren, brisant la ligne temporelle par la fusion du rêve et de l’imaginaire ; etc. 41. Une démarcation est tout de même effectuée par Bullot avec l’apparition du numérique. Le cinéma, en changeant de fonction, passerait du régime de la « vocation » – comme essence

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spécifique à sa pratique – à celui de la « convocation » – où le cinéma doit prendre en charge et composer avec d’autres histoires – « le musée », « l’ordinateur » (Erik Bullot, op. cit., pp. 13-14). 42. « La part non accomplie des relations entre l’art et le cinéma forme une réserve temporelle dont nous proposons d’explorer au cours de cet ouvrage les traces et les promesses en racontant ce qui est resté sans suite ou sans mémoire, ce qui relève de l’utopie et du présage, de l’amnésie ou du symptôme » (Erik Bullot, op. cit., p. 17). 43. Voir François Albera, « Archéologie de l’intermédialité : SME/CD-ROM, l’apesanteur », op. cit.

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Après la nuit, de Basil Da Cunha : une quête d’authenticité au sein de la fiction

Laure Cordonier

1 En mai 2013, lors du dernier festival de Cannes, deux films suisses ont été sélectionnés pour La Quinzaine des Réalisateurs, section auto-proclamée « parallèle » au festival proprement dit, non compétitive, et qui encourage principalement la découverte de nouveaux réalisateurs. Kaveh Bakhtiari est venu y présenter L’Escale (Suisse/France, 2013) un documentaire consacré au sort d’émigrés iraniens à Athènes. Le second long- métrage suisse de cette Quinzaine, Après la nuit (Suisse/Portugal, 2013) est une fiction, même si la réception de l’œuvre1, aidée par les propos convaincus de son réalisateur au moment de la promotion, a voulu y voir un document porteur d’authenticité, spécialement en ce qui concerne la mise en scène de ses personnages. Après la nuit est le premier long-métrage de Basil Da Cunha, et il constitue le travail de diplôme de fin d’études de cet ancien étudiant du Département Cinéma/Cinéma du Réel de la Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD) de Genève.

2 Après avoir visionné le film de Da Cunha, on comprend mieux le parcours de cette œuvre, projet élaboré entre les murs de la HEAD, dont la section cinéma est dirigée par Jean Perret (Après la nuit a été coproduit par l’Ecole), jusqu’à sa sélection à La Quinzaine cannienne qui a pour délégué général Edouard Waintrop. Ces deux hommes, avant d’occuper leur actuelle fonction, ont chacun été à la tête de deux des plus grands festivals de cinéma en Suisse Romande, le Festival International du Film de Fribourg (FIFF) pour Waintrop, Visions du Réel pour Perret : la conception du cinéma qui se révèle en filigrane dans leurs parcours professionnels respectifs se reflète dans Après la nuit, tant au niveau thématique qu’artistique. En effet, nous le verrons, le film constitue un métissage entre une écriture fictionnelle et une approche documentaire, et met en scène des problématiques souvent abordées dans les films dits « films du Sud/du Monde », qui constituent le centre de la programmation du FIFF.

3 Fictif mais, selon les propos de son auteur, se recommandant aussi d’une certaine réalité, le film de Da Cunha n’est pas si éloigné, dans la spontanéité qu’il parvient à

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saisir, des documentaires du festival nyonnais. De plus, bien qu’estampillé film suisse, il s’affranchit radicalement des pesants clichés nationaux qui encombrent encore trop souvent des productions helvétiques2. Réalisé à Lisbonne dans le bidonville de Reboleira avec une équipe de tournage réduite à un chef opérateur et à un preneur de son, Après la nuit repose en cela sur une pratique similaire à celles qui prévalent dans les cinématographies promues par le FIFF, qui a toujours accordé une place importante aux films de pays dans lesquels il est plus compliqué de produire un long-métrage, ne serait-ce que pour des questions de soutiens publics et de budgets. La légèreté du dispositif de tournage utilisé par l’équipe de Da Cunha ne fait que confirmer l’inscription du film dans le mode de production type du documentaire et dans la lignée du cinéma direct en particulier.

4 Après la nuit suit le parcours de Sombra, jeune homme issu de la communauté cap- verdienne de Lisbonne et tout juste sorti de prison. Le spectateur ignore presque tout du passé de Sombra. Les désirs profonds du personnage, si tant est qu’il en ressente, lui sont également cachés. Seule sa déchéance est évidente. Sombra erre dans les bas quartiers de la capitale portugaise, afin de régler ses dettes avec des chefs de gangs locaux. Si, sur le plan de la thématique narrative, par ses nombreuses représentations de scènes de disputes entre différents membres de gangs, Après la nuit rejoint les films de gangsters, il présente cependant quelques moments émouvants qui dépassent le genre, comme celui de l’adoption par le protagoniste d’un iguane, qui deviendra le confident muet du jeune homme. L’apparition de l’animal encadre presque systématiquement des moments clé du film, et elle apporte ainsi une touche tendre qui contraste avec la dureté des autres scènes. L’iguane porte ainsi, tout dérisoire et modeste soit-il, la seule véritable note d’espoir au sein du film.

5 Sombra fait partie de ces personnages définitivement à la dérive, un petit et pitoyable gangster parmi les gangsters, contraint de se débrouiller seul. Dans ses interviews donnés au festival de Cannes, Da Cunha a insisté sur son empathie3 pour ses personnages, mais, force est de constater que cet anti-héros sorti de nulle part et aux motivations peu saisissables, ne suscite aucune compassion ou sympathie. Au niveau spectatoriel, la lassitude que peut provoquer le manque d’ancrage émotionnel pour le personnage est amplifiée par un récit répétitif (les scènes de discorde sont insistantes), au rythme très alangui et presque uniquement ponctué de joutes verbales et d’invectives que s’échangent les différents personnages. La virulence des échanges entre les protagonistes, mais aussi la nature de leurs occupations, sans le contrepoint qu’offrirait l’accès à leur intériorité, empêche toute empathie à leur égard.

6 Après la nuit souffre-t-il d’une méthode de travail trop radicale, imposée au tournage et, au moment de la promotion, fortement défendue par son réalisateur ? Da Cunha n’a cessé de plaider pour un cinéma synonyme de liberté maximale. Cette liberté, pour lui, se traduit d’abord par l’engagement d’acteurs non professionnels, ayant pour la plupart déjà participé aux deux précédents courts-métrages du réalisateur et qui, selon les dires du réalisateur, constitueraient à présent une véritable petite troupe de comédiens. Cette équipe a eu tout le loisir d’improviser à sa guise, car le cinéaste, pourtant auteur d’un scénario extrêmement minutieux, l’a abandonné au moment du tournage. Le titre d’un article de l’Hebdo consacré au film, « Le tournage comme laboratoire »4, propose une métaphore qui restitue bien l’idée d’une (re)modélisation du film à ce moment-là de sa réalisation.

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7 La mise en scène ainsi devenue quasi instinctive de Basil Da Cunha, qui veut coller à la réalité, a le mérite de laisser transparaître une grande sincérité dans le sujet traité. Les nombreuses scènes de groupe en particulier, souvent filmées en de larges plans- séquences, nous placent au cœur des conflits avec une étonnante objectivité. Malheureusement, la posture de moindre intervention mise en œuvre pour capturer ces images authentiques aboutit surtout à des longueurs et à des maladresses. Les personnages ressassent inlassablement les mêmes propos, et au fur et à mesure que Sombra s’engouffre, l’intrigue, déjà mince, tourne en rond. Il est vrai, le pari de rendre une situation fictive crédible est particulièrement réussi. Ces répétitions contribuent ainsi à donner une certaine idée du quotidien dans le bidonville, et, indirectement, représentent une part de la vie quotidienne qu’on sait n’être pas spécialement spectaculaire. Cependant, même si la réception de l’œuvre au moment de sa sortie a semble-t-il plutôt opté pour une visée promotionnelle très positive face au film, il nous apparaît que la récurrence de ces sempiternelles scènes de conflits crée chez le spectateur un effet de saturation.

8 Malgré la différence des contextes et des projets, on perçoit une même recherche d’authenticité au sein des films du réalisateur franco-tunisien Abdellatif Kechiche, présent lui aussi cette année à Cannes (lauréat de la Palme d’Or pour son film La Vie d’Adèle, France, 2013). Mais là où Kechiche parvient avec brio à toucher un large public avec des personnages pourtant parfois eux aussi en marge de la société, l’effort entrepris et proclamé par Da Cunha pour rendre leur dignité à ses petits escrocs semble vain, car le spectateur reste englué dans ces querelles et règlements de compte crapuleux. « Basil Da Cunha possède le don d’illuminer les gens », affirme Thérèse Courvoisier dans les pages du 24 Heures5. Cette illumination, selon nous, s’illustre surtout par un indubitable talent du jeune cinéaste à dégager des moments de vérité humaine mais cela ne signifie pas qu’il parvient à nous faire adhérer durablement à son univers : pour l’instant, les limites de la réalisation nous en barrent l’accès. Et le plaisir.

NOTES

1. Cette critique a été élaborée à l’aide d’articles suisses romands parus au moment de la présentation cannoise du film : Thérèse Courvoisier, 15-16.05.13, « Basil Da Cunha possède le don rare d’illuminer les gens », 24 Heures, p. 44 ; Stéphane Gobbo, 23.05.13, « Du cinéma tripal », L’Hebdo, p. 104 ; Antoine Duplan, 03.07.13, « Basil Da Cunha, les ailes du réel », Le Temps, p. 20. 2. Voir à ce propos l’article de Tortajada : Maria Tortajada, « Comment échapper au paysage narcissique ? Déconstruction d’un stéréotype identitaire », dans Alain Boillat, Philipp Brunner, Barbara Flückiger (éd.), Cinéma CH : réception, esthétique, histoire, Marburg, Schüren, 2008, pp. 115-126. 3. Par exemple dans cette interview vidéo donnée dans le cadre du journal télévisé suisse romand : www.rts.ch/video/info/journal-12h45/4923020-l-invite-culturel-basil-da-cunha-est-un- jeune-realisateur-suisse-d-origine-portugaise.html. 4. « Du cinéma tripal », L’Hebdo, Stéphane Gobbo, 23.05.13. 5. Thérèse Courvoisier, idem.

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« Steve McQueen » au Schaulager, ou la multiplication des salles obscures dans l’espace du musée

François Bovier et Sylvain Portmann

1 Depuis les années 2000, on assiste à une présence accrue de l’image en mouvement dans les expositions d’art contemporain, qui peuvent prendre la forme de réactualisation d’installations des années 1960-1970 ou de présentation de travaux d’artistes actifs actuellement. En témoignent, sur le plan de la reconstitution historique, l’exposition de Chrissie Iles, Into the Light : the Projected Image in American Art, 1964-1977, qui s’est tenue en 2001, et, sur le plan de l’art contemporain, la troisième Biennale de Lyon en 1995-1996, ou encore la Documenta XI en 2002. Cette généralisation de l’image en mouvement dans les espaces d’art se manifeste également en Suisse, comme en attestent les expositions consacrées à Bruce Conner à la Kunsthalle de Zurich en 2011 (organisée part la Kunsthalle de Vienne) ou à Robert Breer au Musée Tinguely à Bâle en 2011 (coorganisée avec le Baltic Centre for Contemporary Art à Gateshead). L’exposition monographique récente de Steve McQueen, qui s’est tenue au Schaulager du 16 mars au 1er septembre 2013, participe à cet intérêt accru pour l’image en mouvement dans les espaces d’art.

2 Cet artiste britannique est reconnu depuis la fin des années 1990 dans le champ de l’art contemporain, mais sa popularité auprès du grand public repose sur son premier long- métrage (Hunger, G.-B., 2008) qui a été consacré par la critique cinéphilique et le festival de Cannes (prix de la Caméra d’or). C’est dans ce contexte que s’inscrit selon nous cette exposition rétrospective d’envergure, montée en collaboration avec l’Art Institute de Chicago, l’artiste avalisant lui-même le choix des œuvres et leur présentation – relevons que McQueen a déjà fait l’objet d’expositions personnelles, notamment en 2003 au musée d’Art moderne de la ville de Paris, avec pour commissaires Hans Ulrich Obrist et Angeline Scherf.

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Scénographie : une ville de cinémas

3 La scénographie de l’exposition présentée au Schaulager privilégie la reconstitution de black boxes dans l’espace modulable du bâtiment cubique conçu par Herzog & de Meuron, sur deux étages. Pour l’occasion, l’espace d’exposition du Schaulager a été radicalement reconfiguré, afin d’accueillir une « ville de cinémas » (City of Cinemas, pour reprendre l’expression figurant dans la brochure de présentation du Schaulager et qui entend rendre compte de la multiplicité des dispositifs de projection impliqués). On parcourt ainsi une enfilade d’espaces aménagés en petites salles de cinéma (parfois dépourvues de sièges), sans que les œuvres n’interfèrent les unes avec les autres, tant sur le plan sonore que sur celui de la luminosité. La présentation des œuvres est sobre et efficace, proposant une réponse aux difficultés de présentation d’images en mouvement dans un espace d’art.

4 Sur la paroi à l’entrée du Schaulager, deux œuvres (tournées en pellicule) sont présentées sur des écrans LED, Western Deep (2002) et Carib’s Leap (2002), évoquant un espace qui excède les murs du musée, à savoir pour l’une une mine d’or en Afrique du Sud et pour l’autre le suicide d’esclaves à Grenade, à l’époque de la colonisation française. Passée la première salle, un vaste espace accueille plusieurs œuvres, notamment un écran à trois faces sur lequel sont projetés trois films (l’écran évoquant ici un objet rituel archaïque). Notons encore comme singularité dans la scénographie de l’exposition une chambre qui joue sur les reflets, évoquant un palais des glaces, où est exposée l’œuvre Pursuit (2005), constituée de traces discrètes sur le plan de l’image (tournée en 16mm), et accompagnée d’un son dissonant qui souligne son caractère claustrophobe. Les transferts de films 16mm, 35mm ou super-8 prédominent, avec pour exception deux pièces présentées en 16mm avec un boucleur, en l’occurrence Running Thunder (2007) et Charlotte (2004). Dans le premier film, l’attention se focalise sur le cheval mort, cadré en plan rapproché ; le dispositif de projection est relégué à l’arrière- plan. La seconde installation exhibe le projecteur et la boucle de 16mm, alors que l’image projetée est de taille réduite, soulignant le jeu de réciprocité entre l’œil de l’actrice Charlotte Rampling et le doigt de l’artiste qui s’immisce dans le champ, interagissant avec son visage.

5 Parallèlement aux films et aux installations, une série de photographies sont également présentées, se déclinant pour certaines sous forme de plaques de timbres- poste rangées dans des tiroirs (Queen and Country, 2007-2009) que le visiteur doit tirer, renvoyant à la fois aux archives de personnes disparues dans un contexte de dictature ou de guerre et aux tiroirs de la morgue. Dans Queen and Country, le travail opéré sur l’esthétique des photographies renvoie à l’iconographie du héros ou, plus précisément, au soldat modèle dont l’image qui trône sur la cheminée signale la disparition. Détournant le procédé du sérialisme, McQueen considère son œuvre comme inachevée tant qu’elle n’aura pas été « éditée » par le Royal Mail, refermant ainsi sur lui-même le circuit qui relie la duplication à la mort et à la substitution, les visages et les soldats étant interchangeables. Ce nivellement d’une personne à l’autre, cet aplanissement des différences, prend le contre-pied de l’héroïsme attendu dans un tel contexte.

6 En parcourant cette exposition, on peut se demander quels sont les enjeux de l’œuvre de McQueen, telle qu’elle est présentée ici. On retrouve bien les problématiques qui sont associées à la dimension critique de sa démarche et qui font sa réputation : à savoir la déconstruction des représentations de race, de sexe, et de la guerre en

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contexte postcolonial. Il nous paraît possible de distinguer deux modalités d’approches dans son travail. En premier lieu, un certain nombre de films, tournés pour la plupart en 35mm, empruntent la voie du documentaire. A travers une esthétique soignée, privilégiant les plans longuement tenus, McQueen documente des aspects périphériques et peu visibles de manifestations d’art international (c’est le cas de Giardini : l’artiste, représentant la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise en 2009, filme l’envers des lieux en hiver), ou se concentre sur des réalités ouvrières dans un contexte d’exploitation (comme dans Gravesend, 2007, qui relie l’exploitation du cobalt en Afrique à son utilisation pour les téléphones portables). En second lieu, et c’est là ce qui correspond à ses travaux les plus connus, McQueen privilégie une approche plus conceptuelle. La principale critique que l’on pourrait formuler à l’encontre de l’exposition a trait à la position de retrait des commissaires d’exposition (à Bâle : l’équipe du Schaulager, sous la direction de Heidi Naef et Isabel Friedli), qui mettent en valeur la singularité et la qualité des œuvres (par ailleurs remarquables), sans articuler de véritable discours (critique) ; en un sens, on pourrait parler de rapport de recueillement face à des travaux qui exigent en effet une attention constante (raison pour laquelle le début des « séances » est annoncée sur les moniteurs qui font fonction de cartels : le spectateur a affaire à des films plutôt qu’à des installations parcourues suivant un temps subjectif et non linéaire).

Le style documentaire : témoignages audiovisuels

7 Les travaux qui mobilisent les codes du documentaire peuvent privilégier une image soigneusement photographiée, le plus souvent tournée en 35mm à l’instar de Gravesend, ou au contraire emprunter un style brut, à l’image des premières pièces réalisées en 16mm et des œuvres en super-8, notamment Unexploded (2007), tourné en Irak. Les références récurrentes au dispositif cinématographique ont contribué à asseoir la réputation de McQueen ; mais celui-ci ne se cantonne pas à la citation cinéphilique, ni à l’évocation de procédés liés à l’appareillage filmique ; il ne manque pas de se confronter au dispositif télévisuel, de façon tout à fait remarquable dans Illuminer (2001), ou de déconstruire tant la culture de masse que la culture officielle. Girls, Tricky (2001), à travers une esthétique low-cost, est un portrait du compositeur trip-hop Tricky, dans un studio d’enregistrement. Le cadrage resserré qui restitue l’emportement du chanteur à travers de longs plans de profil tend à l’assimiler à un forçat ou à un dément, restituant l’énergie de sa révolte. Dans une perspective diamétralement opposée, Once Upon a Time (2002) confronte une centaine de diapositives sélectionnées par la Nasa en 1977 pour récapituler l’évolution humaine (orientée vers le « progrès ») à une bande-son composée de glossolalies. L’imagerie officielle de la Nasa, à destination d’intelligences extra-terrestres, est ainsi mise à distance à travers un commentaire qui étrangéifie le récit idéologique sous-jacent à cette représentation. Comme souvent dans l’œuvre de McQueen, on pourrait ici pointer un paradoxe entre l’engagement politique de l’artiste et un geste de mise à distance de l’objet qui sert de support à la critique. L’esthétique du plan-séquence et la raréfaction du montage, caractéristiques du style de McQueen, ne sont donc pas la marque unique de ce mode d’énonciation paradoxal ; une série d’images, sur le mode du diaporama, articulée à une bande sonore dont la qualité est musicale, produit un effet similaire.

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8 Un exemple éloquent lié au traitement de l’image fixe nous est présenté via la pièce intitulée 7th Nov. (2001), qui consiste en une projection d’une diapositive 35mm, accompagnée d’une bande-son (fig. 1). Il ne s’agit donc pas à proprement d’un film. La photographie projetée est d’une qualité remarquable : faible profondeur de champ, très piquée, elle représente un crâne en gros plan, occiput contre le sol, dont le sommet fait face à l’objectif et qui porte les marques d’une trépanation (une cicatrice épaisse et régulière, presque symétrique, traverse toute la largeur du crâne). La bande-son est exclusivement composée d’un récit, celui d’un homme relatant le meurtre accidentel de son frère par arme à feu, un 7 novembre. Le caractère statique de l’image projetée aiguise l’attention du visiteur : l’observation de la même diapositive s’étendant sur 23 minutes, il est poussé à y voir autre chose qu’aux premiers instants du visionnement et a ainsi tout loisir de réfléchir au cadrage inhabituel de la tête. En effet, on ne nous présente pas ici un portrait classique d’une tête, à savoir le visage : la forme ovoïde est comparable, mais on ne voit ni les yeux ni la bouche – la place centrale de la cicatrice souligne la nature de ce crâne violenté, appartenant à un corps gisant. L’espace d’écoute privilégié induit par la salle de cinéma et l’obstination du regard sur cette même image permettent à la fois d’interroger la signification de la photographie (son rapport au récit) et d’explorer plus attentivement ce qu’apporte la bande-son. On s’attarde à l’écoute attentive du grain de la voix, à son phrasé et à son rythme. Le contenu du témoignage demeure bien évidemment essentiel : on y apprend de façon détaillée la manière dont, seconde après seconde, le narrateur a fait accidentellement feu sur son frère puis, peu à peu, a réalisé sa mort, décrivant au passage son propre élan suicidaire, retenu comme miraculeusement par un ultime soubresaut du corps du défunt posé sur ses genoux. Il s’agit là d’un témoignage à la fois touchant et désolant (la gaucherie de la situation révèle une misère humaine certaine), relayé par la distance que McQueen a pris avec le sujet : une image statique difficilement attribuable (il s’agit du narrateur, un certain Marcus, cousin de l’artiste, mais dont on ne nous explique pas l’origine de la balafre) et un traitement brut du son (sans accompagnement, habillage ni bruitage d’aucune sorte).

9 Une autre pièce nous paraît remarquable, Illuminer (2001) (L’illumineur, pourrait-on traduire en français). La scène est filmée en plan-fixe grâce à une petite caméra digitale, posée à côté d’un poste de télévision, seule source de lumière, illuminant le lit d’une chambre d’hôtel dans lequel est couché un homme nu (fig. 2). Le personnage qu’on devine (la lumière n’illumine pas son visage) face au poste de télévision est Steve McQueen, étendu dans son lit et modifiant parfois le cadre en déplaçant son corps ou les draps. Les formes sont étrangement fluides et mouvantes, le réglage caméra de l’image en fonction automatique créant des effets de flous lorsque l’intensité de la lumière diffusée par le poste de télévision varie. Au-delà de l’éclairage « littéral » de l’espace par la télévision, c’est à un autre type d’éclairage auquel on peut penser, non sans une certaine ironie : celle offerte par l’information télévisuelle. L’émission dont on ne voit que la diffusion lumineuse est un magazine documentaire sur la guerre en Afghanistan. Une voix over française couvre un sujet centré sur l’entraînement et l’engagement de soldats britanniques ou américains. Le ton de la voix évoque une émission sensationnaliste et grand public, nuançant ainsi une nouvelle fois le titre de la bande. Dans quelle mesure un tel contenu, ainsi traité, serait-il « illuminant » ? L’esthétique visuelle provoque ici de telles interrogations, le point (la netteté) changeant sans cesse, donnant fréquemment à l’image un caractère abstrait, rappelant par là certaines images de la guerre du Golfe menée par les Etats-Unis dès 1990. (Car

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que nous procuraient alors ces images abstraites des frappes de nuit de l’armée américaine, de couleur verte monochrome ? Rien, sinon une certaine intensité de vert, ici ou là, sur l’écran.) Sorte d’autoportrait de l’artiste en téléspectateur, cette œuvre suscite plusieurs interrogations. L’une d’entre elles pouvant être la pertinence des images traitant de la guerre, à l’instar des « hésitations » de la caméra face à cette diffusion irrégulière sur une surface de diffusion changeante (les draps, le corps de l’artiste).

Le dispositif filmique mis en abyme

10 Le film Deadpan (1997) reprend une scène d’anthologie du film Steam-boat Bill Jr. (Buster Keaton, E.-U., 1928), où le corps de Buster Keaton passe sans trucage au travers d’une paroi de maison qui s’effondre. Le tour de force visuel, devenu depuis un véritable lieu commun de la cascade au cinéma, est renforcé par la distance du personnage (exprimée par un jeu statique et le titre de la pièce, qui se traduit par pince-sans-rire) face aux événements qui l’entourent. Tout comme Keaton, McQueen reste impassible face à la catastrophe qu’il a provoquée, bien qu’il la « vive » de façon concrète. Le même événement, à la différence de Keaton, est pourtant filmé ici sous plusieurs angles de vues : plan large, rapproché, gros-plan sur ses souliers, etc. Le même « moment », celui de l’impact et de la prouesse, est ainsi répété inlassablement. La reprise (par le montage) de cet instant fort semble pourtant perdre sa puissance attractionnelle à mesure de sa réitération. Car, hormis la caractérisation d’un personnage que la destruction de son univers proche indiffère, on est amené à se demander ce qu’implique la répétition (presque mécanique, malgré le changement d’angles) d’une telle action : ce qui est ici mis en jeu, ce sont la prise de risque et la mise en danger du corps de l’artiste dans le contexte d’une performance.

11 Comme souvent chez McQueen, le sens n’est pas toujours porté par l’image. Prey (1999) [en français : proie], court film (6’25") projeté en boucle et exposé pour la première fois à la Kunsthalle de Zurich, est centré sur un enregistreur sonore à bande de type Nagra, attaché à un ballon à air chaud (fig. 3). D’abord au sol et filmé plein cadre, le Nagra « tourne » et restitue l’enregistrement d’un son de claquettes – on peut noter les couleurs rouge et verte des deux bobines qui forment une composition abstraite, la verte se dévidant dans la rouge –, avant de s’envoler dans les airs et disparaître au loin, à mesure que le son s’en échappant s’atténue. La pièce se réduit à l’écoute et à l’observation d’un enregistreur au sol (dans l’herbe d’un champ en pleine nature) qu’on voit s’envoler (ou plutôt s’enfuir, si l’on se réfère à son titre). On peut ainsi appréhender la machine comme une proie, peut-être celle du regard, qui est relayé par la caméra et sa présence statique : la figure du chasseur se dessine en creux. Partant de la notion de « chasseur d’images », on en revient au sujet filmé, un Nagra, non sans humour. Il s’agit là à la fois d’une réussite au niveau plastique (les formes circulaires aux couleurs complémentaires et en rotation dont le contenu de l’une se déverse dans l’autre), narratif (la « fuite » dans les airs de ce curieux protagoniste, quittant les champs pour gagner les airs) et formel (minimaliste et jouant sur la notion de boucle, à la fois celle, close sur elle-même, du Nagra – constituée de bandes magnétiques –, et celle, infinie, du jeu quasi circulaire du chasseur et de la proie, de la poursuite et de l’échappée). On peut encore remarquer que le son provenant du Nagra lui aussi a été

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préalablement capturé par ce dernier, avant d’être restitué (de façon éphémère) à la caméra.

12 La figure de la boucle est un principe récurrent dans le cinéma « structurel ». McQueen a proposé une variation idiosyncratique sur les formes élémentaires et les structures impersonnelles du cinéma minimaliste, qu’il détourne radicalement dans Thunder (2007) (fig. 4). Il s’agit d’un plan en 16mm longuement tenu sur un cheval mort, la fixité du cadavre inversant la décomposition analytique du mouvement de l’animal, associée à la pratique de la chronophotographie. La prise de vue n’évoque pas tant ici un tombeau poétique qu’un arrêt sur image, un suspens du temps et de la vie, illustrant l’image de l’embaumement qui caractérise la photographie. McQueen propose un paradoxe temporel : le temps du film s’écoule, se manifestant à travers le grain de la pellicule et les mouches qui s’approchent du cheval récemment décédé, tandis que le flux de vie de l’animal s’est définitivement interrompu. On peut songer ici à certains plans horrifiques de Las Hurdes (Espagne, 1932), Buñuel provoquant pour la prise de vues la mort d’un âne, piqué mortellement par les abeilles qu’il transportait – à cette différence près que Running Thunder est une œuvre méditative et apaisée.

13 L’œuvre exposée la plus récente de McQueen, End Credits (2012), se distingue par la radicalité de sa critique et par son mode de présentation processuel, défiant toute possibilité de visionnement du film dans son intégralité. Les fiches collectées par le FBI sur Paul Robeson, célèbre acteur et chanteur Noir, activiste communiste et défenseur des droits civiques des Afro-Américains, défilent verticalement, sur une durée de six heures. L’accumulation des fiches, dont la lecture est rendue malaisée par la brièveté de leur exposition à l’écran, et leur redoublement par leur lecture sur la bande-son rendent bien compte de la masse de documents saisis par les services secrets américains, et de la logique proprement paranoïaque de l’Etat pendant la guerre froide. C’est encore une réflexion sur la constitution d’archives, la mémoire et ses processus de refoulement, le film étant rendu possible par le déclassement de ces documents confidentiels.

La disjonction entre la temporalité du film et la durée de l’exposition

14 Pour en revenir à cette importante exposition monographique dans son ensemble, force est de constater que l’on propose au visiteur une accumulation de travaux découpés en différentes sections plutôt que l’articulation d’un discours sur ces derniers, par ailleurs d’une constance tout à fait remarquable dans leur qualité et leur pertinence (avec peut-être une réserve face à la série photographique de 1998 Barrages, entreprise de catalogage des caniveaux de Paris qui ne porte pas la marque et la force du style de McQueen). Les sections de l’exposition sont génériques et procèdent par association métaphorique : « Rolling Cameras and Revolutions », « Sound Chamber and Soundtrack », « Seeing and Touching », « Places and (Hi)Stories ». La logique qui les sous-tend est celle de larges recoupements thématiques, permettant de passer d’une œuvre à une autre mais sans produire un supplément de sens à leur propos. Offrir au spectateur un billet valable trois jours rend bien compte de cette logique cumulative : le but est de suivre les différentes pièces dans leur temporalité unidirectionnelle, à l’instar d’une séance de cinéma – ce qui ne manque pas d’induire une tension entre la temporalité subjective du parcours du spectateur et la durée fixe des œuvres. Cette

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tension est assumée par les commissaires d’exposition, et fait même l’objet d’une conférence donnée au Schaulager par la curatrice du Whitney Museum, Chrissie Iles : « Cities of Cinema : How Steve McQueen and his Generation re-defined the Moving Image ». La notion d’hétérotopie (« des espaces autres », selon une conférence donnée par Foucault en 1967) se décline ici sur le plan d’une multiplicité de salles et d’ambiances, de qualités de noirs et de lueurs d’écrans, comme à travers une architecture organique. Il n’empêche, la mobilité du spectateur et la relative désorientation de sa perception entrent en tension avec les conventions de la projection continue et unidirectionnelle – à moins de réduire l’expérience cinématographique à celle du multiplexe et du lèche-vitrines, ce qui se situe aux antipodes des intentions des curateurs et de McQueen lui-même.

15 Le dispositif pédagogique et didactique qui encadre l’exposition est par contre remarquable : des discussions avec l’artiste et un symposium sont organisées, parallèlement à des projections de films de McQueen ou choisis par l’artiste (la liste oscille entre films politiques, films modernistes et d’avant-garde, avec Zéro de conduite de Vigo, Tokyo Story d’Ozu, Le Mépris de Godard, Couch de Warhol, La Battaglia di Algeri de Pontercorvo, Beau travail de Denis, mais aussi Taxi Driver de Scorsese). De la même façon, le catalogue édité à cette occasion fait définitivement autorité dans l’identification des œuvres, des lieux où elles ont été exposées et de la littérature secondaire auxquelles elles ont donné lieu. On ne saurait minimiser l’ambition anthologique de l’exposition « Steve McQueen » au Schaulager, et le soin porté à la présentation des œuvres. Ce qui est par contre émoussé dans cette présentation cloisonnée d’installation à travers un complexe de cinémas, c’est la dimension éminemment politique de l’œuvre de McQueeen. Car, comme le soulignait T. J. Demos, à partir de la projection de Western Deep à la Documenta XI, la démarche artistique de McQueen vise à « restituer l’expérience postcoloniale en prenant à revers les forces du globalisme triomphant, et ce faisant, à révéler les zones d’inégalité économique et politique qui sont habituellement et tragiquement sous-représentées dans les médias dominants occidentaux »1.

NOTES

1. T. J. Demos, «The Art of Darkness: On Steve McQueen», October, vol. 114, automne 2005, pp. 62-63 [notre traduction].

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