LA POÉSIE DE JULES SUPERVIELLE

Si Jules Super-vielle a, d'assez bonne heure, vu s'ouvrir devant lui les portes de la Nouvelle Revue française, pourvoyeuse des gloires poétiques de ce temps, il ne l'a pas dû, comme tels de ses illustres confrères, à ces recherches de style ou ces innovations calculées de langage, requises du postulant par cette maison exclusive. C'est qu'il n'avait nul besoin de recourir à des artifices pour se créer une originalité. Son originalité, il la trouvait en lui-même sans con• trainte, comme il avait eu la fantaisie, quoique Béarnais et Basque d'origine, de naître, vers le déclin du xixe siècle à , ce qu'avaient fait, avant lui, Jules Laforgue et Lautréamont. C'est en qu'il passa presque toute son enfance, encore qu'âgé de quelques mois, il eût eu le malheur de perdre ses parents au cours d'un premier voyage en France. Il est toujours resté en lui un peu de VHomme de la Pampa, titre d'un de ses romans, ou plutôt, d'une de ses divagations romanesques publiée en 1923. Un premier recueil de poésies, Comme des voiliers, attestant par le vocable ce que son auteur doit à la mer et aux voyages, avait paru dès 1910, mais c'est par son second, Les Poèmes de Vhumour triste, imprimés en 1919 par François Bernouard, à la Belle Edition, que Jules Supervielle se définit lui-même exactement. Comme le jazz a introduit l'humour dans la musique, cet autre enfant des Amériques a introduit l'humour dans la poésie. Peu après la trentaine, le poète qui souffre d'insomnies et croit déjà au poids de l'âge, nous présente plaisamment son état d'âme en même temps que ses hésitations pharmaceutiques :

•— Valériane ou Véronal ? — Pon élève en neurasthénie ? Premier accessit d'insomnie, . Prends donc le train pour n'importe où, Fourre ta tête dans un trou. La première vache béate Vaut tous les glycéro-phosphates Et l'herbe est d'un très bon conseil... LA POÉSIE DE JULES SUPERVIELLE 143

Il y a là une note d'une réelle originalité et, dans la simplicité apparente du style, cette justesse décisive qui est le signe du grand art. Je ne puis résister au plaisir de citer une pièce d'une fantaisie plus singulière encore et sans titre également :

Je sens que je serais un mort frivole, en somme, Dormant d'un œil distrait dans le terreux logis, D'un doigt rétrospectif effaçant le ci-gtt Quand le sombre gardien ferait son premier somme...

Sous ce ravissant badinage, on sent percer une émotion profonde, dont on est soi-même attendri. Quel noble et touchant amour de la vie chez ce mort en perspective ! Sans figures de rhétorique et sans phrases, le poète nous atteint au plus vif de nous-même. En cette même année 1919, les Poèmes de l'humour triste, joints à Voyage en soi et Le Goyavier authentique, paraissent chez Figuière sous ce simple titre Poèmes, avec une préface de Paul Fort, qui se termine par ces mots : « Lecteurs, je sais que vous aimerez ces vers et que vous les retiendrez en votre juste mémoire. Et je penserai que, par une journée brûlante, je vous ai indiqué au creux d'un rocher, une source limpide et fraîche où vous aurez la joie de boire dans la paume de votre main. » Cette image vaut une définition, car elle indique ce que la poésie , de Supervielle a d'intime, de pudiquement réservé en même temps que de pénétrant. L'exotisme du poète se manifeste, çà et là, dans son œuvre, mais sans avoir rien d'envahissant. Il l'a trouvé par hasard, dès son jeune âge, et ce n'est qu'un des aspects de son art, non le signe sous lequel il se range. Il brosse ses paysage^ à larges traits, et sa puissance d'évocation sait émouvoir en même temps que plaire. Voici son impression de la pampa :

Je suis dans le silence et dans la solitude, L'immobile horizon m'emplit dê lassitude ; Son cercle qui, pourtant, est immense, m'étneinl Comme un étroit collier d'airain...

Supervielle trouve là une véritable grandeur, mais très diffé• rente de celle à laquelle nous avait habitués Leconte de Lisle. Sans perdre de son ampleur, le pbème se resserre cependant dans une coulée plus intime pour aboutir à une conclusion d'une acuité toute moderne. 144 —LA REVUE

Le Goyavier authentique, c'est toute l'Amérique du Sud en rac• courci, mais peinte par le poète avec ce savoureux nonchaloir qui semble être sa nature même. Une des caractéristiques de l'art de Supervielle est, en effet, d'avoir l'air de faire l'école buissonnière, de s'aventurer en flânant, mais il sait où il veut en venir, et son apparente mollesse dissimule un dessein très sûr de soi. Débarcadères, un autre recueil exotique, publié par les Editions de la Revue de l'Amérique latine en 1922, entrelace des poésies en vers réguliers et d'autres en vers libres. Évoquant son retour dans l'Amérique du Sud, le poète sait, en quelques touches puis• santes, dégager l'âme du paysage. Il campe superbement le gaucho, nous introduit sur la piste, nous enchante du bruissement d'ailes de mille oiseaux aux noms sonores, mais c'est l'apparition du Brésil qui nous transporte peut-être le mieux au cœur des sensa• tions du poète : ,

Derrière ce ciel éteint et cette mer grise Où l'étrave du navire creuse an modeste sillon, Par delà cet horizon fermé, Il y a le Brésil avec toutes Ses palmes.

Dans Gravitations, paru en 1925, l'auteur précise la métaphysique originale qu'il avait, dès ses débuts, pressentie, et, pour ce faire, il se suppose déjà dans l'autre monde, devinant que les morts ont des sensations plus subtiles que les vivants, leur état libéré leur \ permettant d'aller partout et de tout comprendre. On trouve dans ces poèmes, en particulier dans ceux intitulés Poèmes de Guanamiru, d'étonnants aperçus sur l'au-delà.

Est-ce donc la mort, cette rôdeuse douceur Qui s'en retourne vers nous par une obscure faveur '/ Et serais-je ce noyé chevauchant parmi les algues Qui voit comme se reforme le ciel tourmenté de fables ?.u Aussitôt viennent à moi des plus lointains environs Les bêtes de mon enfance et de la Création, Et le tigre me voit tigre, le serpent me voit serpent; Le rat musqué s'approche de moi, tourne autour de mon pelage Et l'abeille me fait signe de m'envoler avec elle Et le lièvre qu'il connaît un gîte au creux de la terre Où ion ne peut pas mourir.

Dans « 400 atmosphères », le poète peint la vie des abîmes sous- marins, dans « Au feu », il nous entraîne au centre de la terre, dans « Commencements », il nous explique l'avant-yie, et l'après-vie dans « Souffle », le tout avec la plus extravagante et, peut-être, la plus sagace fantaisie. Jules Supervielle confond le matériel et l'immatériel, le réel et l'irréel, la mort avec la vie, donnant aux LA POÉSIE DE JULES SUPERVIELLE 145 mille problèmes que pose l'existence les solutions omnipotentes de l'esprit. Pour lui l'homme est un aboutissement :

Le vieux sang noir de la nuit roule dans son propre sang. S'y mêlant au sang du jour dans Vabîme des cascades 1 Tout s'absorbe et s'unifie en son âme sans attente, L'univers n'est plus en lui qu'un grognement étouffé.

Ce visionnaire, qui ne se réclame que de la magie poétique, rejoint d'ailleurs subconsciemment, à travers métempsycose, panthéisme et anthropomorphisme, les ultimes conclusions de la doctrine froidement scientifique de l'évolution. Mais, en dépit de tant de découvertes, grande reste son inquiétude, et c'est par là qu'il nous émeut le plus :

, /( faudra bien pourtant qu'on m'empaquettt Et me laisser ravir sans lâcheté, Colis moins fait pour vous, Eternité, Qu'un frais panier tremblant de violettes.

En 1930, les Éditions de la Nouvelle Revue française publient un nouveau recueil de Supervielle, le Forçat innocent, dédié à Jean Paulhan, grand-maître de cet organe. L'angoisse du poète s'y exaspère, soit qu'il médite sur l'ignorance de son cœur ou qu.'il s'étonne de ne pouvoir rien saisir :

// ne sait pas mon nom, Ce cœur dont je suis l'hâte, Il ne sait rien de moi Que des régions sauvages.

Il y à là, comme dans toute la poésie de Supervielle, non seu• lement un sentiment général du mystère, mais une sorte d'intro• spection que la fantaisie, à la fois si inattendue et si juste des images, laisse étroitement apparentée à la philosophie. La hantise de la mort est le thème de plusieurs poésies de ce recueil ; sans doute, peut-on même voir en elle la colonne vertébrale de tout l'œuvre du poète, qui l'envisage sous des aspects sans cesse renouvelés et à qui elle inspire des pages d'une saisissante profondeur dans leur ravissante autant que minutieuse expression :

O morts, n'avez-vous pas encore appris à mourir Quand il suffit de fermer les yeux une fois pour toutes, Jusqu'à ce que disparaisse ce picotement des paupières Et cette jalousie ?... 146 LA REVUE

D'une petite suite, Le Cœur et le Tourment, j'extrais cet aveu pénétrant dans sa délicate pudeur :

Approchez-vous, baissez les yeux sur mon amour, Que je cherche en vos mains une chère figure Pour vivre et m'en aller encor le long des jours Périssables avec une douceur qui dure.

Cependant il me semble que nulle part Supervielle n'a mieux rendu la fascination miraculeuse exercée par la femme sur l'homme que dans ces cinq vers plus récents :

Elle lève les yeux et la brise s'arrête, Elle baisse les yeux, la campagne s'étend, Elle tourne la tête, une rose se prend Au piège et la voilà qui tourne aussi la tête Et jusqu'à l'horizon plus rien n'est comme avant:

Le recueil suivant, Les Amis inconnus, est daté de 1934, et, dès le début, le poète nous livre son intention :

Si je croise jamais un des amis lointains, Au mal que je lui fis, vais-je le reconnaître ?

Mais le poète n'interroge pas que des hommes, il interroge aussi l'oiseau, l'ours, le pommier, le nuage, les chevaux du temps, les poissons, la nuit.

La nuit : C'est la couche où poser ta tête qui déjà Commence à graviter, A s'étoiler en nous, à trouver son chemin.

Parmi tant de pièces d'un sourd resplendissement, citons-en au moins une, le Regret de la Terre, dont on ne peut oublier le pathétique si nuancé et si déchirant :

Un jour, quand nous dirons : « C'était le temps du soleil, Vous souvenez-vousy il éclairait la moindre ramille Et aussi bien la femme âgée que la jeune fille étonnée ; Il savait donner leur couleur aux objets dès qu'il se posait. Il suivait le cheval coureur et s'arrêtait avec lui. C'était le temps inoubliable où nous étions sur la Terre, Où cela faisait du bruit de faire tomber quelque chose, Nous regardions alentour avec nos yeux connaisseurs, Nos oreilles comprenaient toutes les nuances de l'air, Et lorsque le pas de l'ami s'avançait, nous le savions ; Nous ramassions-aussi bien une fleur qu'un caillou poil, Le temps où nous, ne pouvions attraper la fumée, Ah 1, c'est tout ce que nos mains sauraient saisir maintenant; »

Avec la Fable du monde, recueil de nouveaux poèmes publié r

LA POÉSIE DE JULES SUPERVIELLE 147 en 1938, le poète aborde de front les grands thèmes cosmiques et métaphysiques à la suite de Moïse, de Milton et de Victor Hugo. Sans la moindre outrecuidance, avec l'ingénuité de celui qui cherche seulement à comprendre, il récrit la Genèse en se plaçant dans la pensée de Dieu. A vrai dire, Dieu n'était pas encore intervenu dans l'œuvre de Supervielle, qui paraissait, par moments, incliner, sinon vers le matérialisme, du moins vers une sorte de pananimisme où l'idée d'une personne divine distincte ne s'imposait pas. Quand le poète nous présente enfin son Dieu, tout en l'enrobant d'une réticence fabuleuse, ce n'est pas le Dieu fait homme, le rédempteur du christianisme, c'est essentiellement le Dieu créateur, qui nous parle d'abord du chaos :

Tout me supplie et veut une forme précise, Tout a hâte de,respirer dans s'a franchise Et vqudrait se former des que je le prévois. Puis « Dieu pense à l'homme » :

Moi que nul regard ne contrôle Je te veux visible de loin, Moi qui suis silence sans fin Je te donnerai la,parole. Moi qui ne peux pas me poser Je te veux debout sur tes pieds. Moi qui suis partout à la fois Je te veux mettre en un endroit Moi qui suis plus seul dans ma fable Qu'un agneau perdu dans les bols. Moi qui ne mange ni ne bots Je veux l'asseoir à une table. Une femme en face de toi.

Plus loin, dans sa tristesse, Dieu lui dit encore:

Homme, si je fat créé, c'est pour g voir un peu clair, Et pour vivre dans un corps, moi qui n'ai mains ni visage. Je veux te remercier de faire avec sérieux Tout ce qui n'aura qu'un temps sur la Terre Uenalmée, .0 mon enfant, mon chéri, 6 courage de ton Dieu, Mon fils qui t'en es allé courir le monde à ma place A l'avant-garde de moi dans ton corps si vulnérable Avec sa grande misère... Il y a là un tableau de la condition humaine vu sous un angle absolument nouveau et dont on ne'peut sans émotion embrasser la pathétique grandeur. Dans un autre poème, Supervielle ne s'est-il pas écrié :

La vie est belle à force d'être misérable Comme un arbuste poussiéreux parmi le sable. 148 LA REVUE

Mais cet angoissé reste un optimiste dans le fond de son cœur. Voici comment, selon lui, Dieu crée la femme :

Ce dont rêvaient tes yeux, ta bouche, Tu vas voir comme lu le touches. Elle aura des mains comme toi El pourtant combien différentes, Elle aura des yeux comme toi Et pourtant rien ne leur ressemble.

Le premier arbre, le premier chien, les premiers jours du monde, la nuit, le réveil sollicitent encore l'imagination si compréhensive du poète, et l'on voudrait pouvoir tout, citer, tant chaque poème abonde en aperçus pénétrants, exprimés av.ec cette saveur à la fois simple et inattendue dont Supervielle a le secret. Puisqu'il faut faire un choix, je citerai le début de cette admirable « Prière à l'Inconnu ». L'Inconnu, c'est Dieu, ce Dieu qui n'est peut-être pas simplement celui de la fable, que le poète vient de faire parler, mais celui que le cœur humain réclame comme le témoin de ses espérances et de ses douleurs.

Voilà que je me surprends à t'adresser la parole, Mon Dieu, moi qui ne sais encore si tu existes, Et ne comprends pas la langue de tes églises chuchotantes... Je baisse les yeux sans pouvoir m'agenouiller pendant la messe Comme si je laissais passer l'orage au-dessus de ma tête Et je ne puis m'empêcher de penser à autre chose. fíelas j'aurai passe ma oie à- penser à autre chose. Celte autre chose, c'est encore moi, c'est peut-être mon vrai moi-même. C'est là que je me réfugie, c'est peut-être là que tu es...

Ce langage, dans son humble «t déchirante incertitude, est sans doute plus près de Dieu que la foi claironnante d'un Claudel. Ce que le poète dit, plus loin, du corps n'implique-t-il pas l'affir• mation de Pâme en exil ?

Ici, le contenu est tellement plus grand Que le corps à l'étroit, le triste contenant..: A survécu à tant de vents et de mirages ? La dernière guerre a surpris le poète tandis qu'il se trouvait en Amérique et, comme il avait dépassé de beaucoup l'âge de la mobi• lisation, il y est resté, pour ne revenir que plusieurs années après. Mais il a suivi avec émotion les malheurs de la patrie, et jl a groupé les vers qu'ils lui ont inspirés en deux recueils, Poèmes de la France malheureuse et Temps de guerre. Du premier, je citerai « la France au loin », d'une ligne si pure et d'un pathétique si contenu : LA POÉSIE DE JULES SUPERVIELLE 149

Qu'est-elle devenue Qu'elle ne répond plus A mes gestes perdus Dans le fond de là nue ? , Son grand miroir poil En forme d'hexagone Où passaient les profils De si grandes personnes, Ah ! comment se fait-il Qu'il ait cédé la place A l'immobile face ~ * D'un soldat ennemi ? Il n'est pas possible de passer sous silence un court poème inti• tulé « Lourde », qui est, par la grandeur de l'allégorie, et son appli• cation si originale, particulièrement caractéristique de l'art de Jules Supervielle : Comme la Terre est lourde à porter l L'on dirait Que chaque homme a son poids sur le dos. Les morts, comme fardeau, N'ont que deux doigts de terre, Les vivants, eux, la sphère. Par une juste réaction, au sortir de ces heures sombres, ou peut- être même avant ieur fin, le poète entonne un « Hommage à la vie », où, malgré ses inquiétudes, ses incertitudes et ses peines, se manifeste son optimisme latent : C'est beau d'avoir élu Domicile vivant Et de loger le temps Dans un cœur continu..: Sous la poésie terrassante des images, il y a là, comme dans toute l'œuvre de Supervielle, des intuitions philosophiques d'une rare valeur. Comme on a déjà pu le remarquer, le poète n'isole pas l'homme, il lui apparente les animaux et la nature entière, voyant eh la création un tout homogène qui participe ou aspire, dans son ensemble, à la sensibilité et à la pensée. Arbres est le titre d'un de ses récents recueils ; d'ailleurs les arbres lui ont déjà inspiré, à maintes reprises, des pages remar• quables, mais lé poème intitulé « Arbres dans la nuit et le jour » me paraît exprimer cette fraternité dépassant l'homme avec une puissance convaincante : Arbres, mes .frères et mes sœurs, Nous sommes de même famille. A vous la sève, à moi le sang, A vous la force, à moi l'accent, Mais nuit et four nous ressemblant, Régis par le suc du mystère, Offerts à la mort, au tonnerre, Vivant grand et petitement, L'infini qui nous désaltère Nous fait un même firmament. 150 LA REVUS

Mais revenons « à l'homme » avec une pièce de ce titre extraite du recueil Ciel et Terre, et dans laquelle Supervielle condense en traits d'une justesse éblouissante toute la grandeur et toute la misère humaines : D'où te viennent et» yeux, gtte de l'univers, Qui peuvent englober dans leur fragile espace Le ciel bleu aussi bien que la tris proche face De ta compagne au fond de son sourire amer. , Comme ces extraits permettent de le constater, la poésie de Supervielle est non seulement l'une des plus séduisantes, mais encore l'une des plus profondes qui soient. Elle vient s'inscrire à la suite de celle de Gœthe — celui dés deux Faust — et de Victor Hugo, pour ne parler que de l'Occident, sur les tablettes de l'immor• talité, car son auteur a osé poser les grandes questions qu'impliquent la vie et la mort, le drame de l'existence humaine et même de toute la nature, et, sans pédanterie doctorale, sans dogmatisme, armé de sa seule sensibilité et de son intuition poétique, voire, à l'occa• sion, de son humour, il a apporté ou pressenti des réponses dignes de nos plus attentives méditations. Mais, à côté de ces grands problèmes, il a abordé avec une fan• taisie délicieuse les sujets les plus divers en en tirant, par le charme et les trouvailles inattendues de son style, la substantifique moelle poétique, qui les hausse à un plan supérieur. Chez lui, nulle emphase, nulle enflure, mais un langage familier en apparence et qui condescend même à frôler çà et là la prose pour s'élever, par la concentration de l'émotion et la justesse à la fois imprévue et hardie des images, à des cimes encore vierges. Si le poète reconnaît l'unité de la Création, il ne se perd pas, pour cela, dans les généralités. Ses traits sont toujours concrets et l'expression d'une rigueur merveilleuse dans sa nouveauté. C'est cette recberche de la parfaite mise au point qui fait la valeur de son style à travers les méandres où son fantasque nonchaloir le conduit. Il paraît aller, comme la Sibylle, à la dérive de son inspiration, mais, en réalité, il conduit sa barque avec une précision et une maestria singulières. Aune époque où certains poètes qui ont su faire parler d'eux, se contentent d'aligner des images, de ' trouver des assemblages inédits de mots, sans apporter au poème d'autre thème que ce prétexte, Supervielle exige dans ses œuvres que la richesse du fond soit la justification de celle de la forme. Son art consiste à parfaire 1 leur accouplement, LA POESIE DE JULES SUPEB.VIÈLLE ¿51'

Cet art est d'ailleurs reconnu par l'élite, tant en France qu'à l'étranger, ainsi que le proclament des traductions en de nombreuses langues : espagnol, anglais, allemand, hollandais, hongrois, tchèque, japonais; et ses pièce» de théâtre font venir à lui un public de plus en plus nombreux. Le Voleur d'enfants vient d'être réprésenté à Bruxelles après , pour ne citer qu'un exemple. Ses contes, où le semble s'incorporer tout naturel• lement à la vie quotidienne, ont été présentés avec succès au public anglais par le professeur John Orr, d'Edimbourg, qui voit dans le poète une sorte de fusion de Milton, de Lewis Carol et de La Fon• taine. Son Hommage à la Vie se été donné comme thème de disser• tation à l'Université Harvard. En France même, la Nouvelle Revue Française, dans sou numéro du lw août 1954, a consacré, par la bouche de Claudel, d'Armand Robin, d'Henri Michaux, de Georges Sçhehadé, d'Etiemble et de Gabriel Bounoûre, un hommage à Supervielle. De son côté, }'Académie française décernait, en 1955, à Jules Supervielle son Grand Prix de Littérature. Sans vouloir nier l'envolée lyrique et la puissance verbale qui caractérisent les grandes odes de Claudel, et tout en m'inclinant bien bas devant la magnificence esthétique des poésies de Valéry, je crois juste d'affirmer que l'œuvre de Supervielle va plus en profondeur dans le mystère des choses et qu'il laissera, sur la pensée de notre temps, après notre disparition, un témoignage encore plus émouvant.

ABEL DOYS1Ë.