Jules Supervielle : Pour Une Poétique De La Transparence Margaret Michèle Cook
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Document generated on 09/23/2021 10:44 a.m. Études françaises Jules Supervielle : pour une poétique de la transparence Margaret Michèle Cook L’ordinaire de la poésie Article abstract Volume 33, Number 2, automne 1997 La poétique de la transparence de Jules Supervielle ramène la poésie à l'ordinaire et au quotidien. À l'intérieur de ce monde, l'irréel est apprivoisé, ce URI: https://id.erudit.org/iderudit/036066ar qui permet au poète de rejoindre de nouveau l'ordinaire dans sa profondeur. DOI: https://doi.org/10.7202/036066ar Une nouvelle réalité et une symbiose avec l'univers sont ainsi recherchées à travers cette face cachée du monde. See table of contents Publisher(s) Les Presses de l'Université de Montréal ISSN 0014-2085 (print) 1492-1405 (digital) Explore this journal Cite this article Cook, M. M. (1997). Jules Supervielle : pour une poétique de la transparence. Études françaises, 33(2), 35–46. https://doi.org/10.7202/036066ar Tous droits réservés © Les Presses de l'Université de Montréal, 1997 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ Jules Supervielle : pour une poétique de la transparence MARGARET MICHÈLE COOK Qualifier la poésie de transparente, si ce n'est d'ordinaire, va à l'encontre d'une certaine conception de la poésie qui veut que celle-ci soit obscure, illisible et même incompréhensible. Ces difficultés sont résolues uniquement lorsque le lecteur décode le système d'images et de symboles du poète, ce qui lui permet une compréhension privilégiée. Que dire alors d'une poétique de la transparence, ou d'une conception de la poésie qui la ramène à l'ordinaire, à ce qui n'a rien d'exceptionnel ou ce qui est conforme à l'usage habituel1 ? L'ordinaire, la trans- parence et la simplicité apparente proviennent d'une concep- tion quelque peu inhabituelle de la poésie, quoique de plus en plus courante de nos jours. Il s'agit d'une poésie apparemment plus descriptive qui cherche à dire le monde tel qu'il est ou tel qu'il se présente. L'ordinaire semble donc tout le contraire de l'obscur, et la transparence paraît garantir la lisibilité des textes ainsi que leur compréhension. Toutefois, cette poésie bouleverse aussi, à sa façon, nos acquis et ainsi notre conception du monde. En réalité, l'ordinaire n'est jamais ordinaire. C'est l'habileté du poète qui nous berce dans un monde éminemment familier, 1. Selon Le Petit Robert. L'idée de «l'usage habituel» implique, un contexte socioculturel et chaque contexte aurait sa logique propre et donc son « ordinaire » propre. Par ailleurs, sous cet aspect « habituel » (qui implique la répétition) se cache une diversité de situations, de perceptions et de réalités psychiques. 36 Études françaises, 33, 2 mais qui nous fait considérer ce monde sous un nouvel angle. Cette transformation de l'ordinaire passe par des moyens poé- tiques à travers lesquels une ou plusieurs composantes paraissent en même temps familières parce que connues ou reconnues et étrangères parce que vues dans une nouvelle dimension. Une « inquiétante étrangeté » fait alors surface dans l'esprit du lec- teur. Ge sentiment est résolu avec la découverte de la profon- deur de l'expérience quotidienne : le poète se déplace du descriptif vers une autre dimension (celle de la part d'obscur ou d'invisible qui donne sa profondeur à l'objet ou au paysage). Jules Supervielle est connu comme poète de la simplicité et de la transparence. La poésie de Supervielle, par sa mise en scène du quotidien, paraît se situer dans l'ordinaire, se rap- portant quelquefois au contexte français et quelquefois au contexte sud-américain. En effet, Supervielle est né en 1884 à Montevideo, en Uruguay, où ses parents se sont expatriés ; à huit mois, il traverse l'Atlantique pour la première fois et le retraverse deux ans plus tard. Il le traverse de nouveau à l'âge de dix ans et par la suite partage sa vie entre la France et l'Amérique du Sud2. C'est donc dire que ce poète connaît inti- mement deux réalités géographiques et culturelles. Cependant, dans son exploration de l'irréel, sa poésie s'écarte de l'ordinaire « habituel ». En effet, chez Supervielle, le monde quotidien est mis en scène mais en même temps, à l'intérieur de ce monde, l'irréel est apprivoisé et l'impossible peut surgir. L'imagination est ainsi unie au monde quotidien ; le poète passe de l'ordinaire au fantastique et à l'irréel pour de nouveau rejoindre l'ordinaire, mais cette fois en le cernant dans toutes ses dimensions. Ce processus s'apparente à celui de la lecture de l'image poétique qui part de réalités connues mais qui rassemble plusieurs réalités pour en former une nouvelle. Comment donc la poésie peut-elle répondre aux critères de transparence et de lisibilité ? Pour retracer l'ordinaire chez Supervielle, il est d'abord nécessaire d'examiner les outils du poète. Les mots, la syntaxe poétique, la métrique ou le rythme du poème peuvent s'inscrire dans une telle idée du texte poéti- que. Le poète nous rejoint aussi à travers une voix poétique qui peut sembler très familière. Enfin, la rhétorique est un outil privilégié. La poésie se situe plus près de l'ordinaire lorsque les images sont discrètes et passent presque inaperçues. Ces ima- ges sont néanmoins Chargées de nous faire découvrir des liens nouveaux et des correspondances nouvelles, donc de dépasser l'apparence. 2. René Étiemble, Supervielle, Paris, Gallimard, 1960, p. 11-15. Jules Supervielle : pour une poétique de la transparence 37 I. POUR SE SITUER : LES ÉLÉMENTS DU POÈME Les mots Supervielle parle d'un lieu qui est le sien. Pour ce faire, il tente de tout absorber et, ainsi, de reproduire ses impressions en se servant d'un langage simple (mots, phrases, rythmes) : Le petit trot des gauchos me façonne, les oreilles fixes de mon cheval m'aident à me situer. Je retrouve dans sa plénitude ce que je n'osais plus envisager, même par une petite lucarne, toute la pampa étendue à mes pieds comme il y a sept ans. Ô mort ! me voici revenu. (« Retour à l'estancia », Débarcadères, p. 293) À travers les mots, le poète fait surgir le lieu dans la parole, c'est-à-dire qu'il nous dévoile l'expérience poétique du lieu. Ici, les mots sont familiers à ceux qui connaissent ou peuvent s'ima- giner le contexte sud-américain. Cette familiarité engendre une impression de simplicité, une « sincérité dans l'accent », et c'est bien ce que Supervielle disait rechercher4. Les mots se réfèrent d'abord à ce qui se présente autour du poète (le trot des gauchos et les oreilles de son cheval) : la réalité existante. Ensuite, le «je » du poète est introduit et joue d'abord un rôle passif. Il est façonné par ce qui l'entoure et peut alors se situer dans cet es- pace poétique et géographique. Il se transforme ensuite en un «je » actif qui retrouve la « plénitude » de la pampa. Voici donc le lieu géographique précisé et l'espace rempli. Jusqu'à présent, il s'agit de mots ordinaires de la vie en Uruguay. Mais enfin surgit la mort, cette réalité connue et en même temps inconnue, universelle. La poésie devient alors une façon de dire la mort tout en la trompant encore quelque temps. Pour ce faire, il faut que tout vive, et cela aussi simplement et de façon aussi trans- parente que possible. Le poète doit tout dire, mais le tout s'avère inépuisable. Ainsi la tâche du poète est-elle elle-même inépui- sable, voire impossible. 3. Les citations des textes de Jules Supervielle sont tirées des éditions suivantes : Jules SUPERVIELLE, Gravitations précédé de Débarcadères, Paris, Gallimard, 1982 (1925 et 1922) ; Le Forçat innocent suivi de Les Amis inconnus, Paris, Gallimard, 1982 (1930 et 1934) ; La Fable du monde, Paris, Gallimard, 1950 (1938) ; Oublieuse mémoire, Paris, Gallimard, 1980 (1949) ; Naissances, suivi de En songeant à un art poétique, Paris, Gallimard, 1968 (1951). 4. « Ce ton réel, cette sincérité dans l'accent, cette simplicité, j'ai toujours tâché pour mon compte de les retenir. » (En songeant à un art poétique, p. 59). 38 Études françaises, 33, 2 Même les mots les plus simples n'arrivent jamais à tout dire ou à tout rassembler. En fin de compte, le poète ne parvient jamais réellement à franchir la distance qui le sépare de ce lieu qu'il tente de dire par la parole. La syntaxe Selon Lucie Bourassa, l'ordre des mots est « à la fois ordre et dynamique de perception du sens5 ». Chez Supervielle, en effet, l'ordre paraît suivre les perceptions des sens. Le trot des gauchos fait appel à l'ouïe et peut-être à la vue. Les oreilles du cheval nous situent clairement dans le visuel, mais le plan est encore restreint. Cela s'apparente au début d'un film, car nous entendons un bruit particulier et nous voyons quelques éléments du paysage. Le poète (le personnage principal) commence éga- lement à être défini. Cependant, avant de passer au gros plan, un suspense est créé par la négation (« ce que je n'osais plus envisager ») et il persiste avec « même par la petite lucarne ».