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Décadrages Cinéma, à travers champs

34-36 | 2017 Cinéma de re-montage

François Bovier (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/decadrages/1001 DOI : 10.4000/decadrages.1001 ISSN : 2297-5977

Éditeur Association Décadrages

Édition imprimée Date de publication : 1 mai 2017 ISBN : 978-2-9700963-3-7 ISSN : 2235-7823

Référence électronique François Bovier (dir.), Décadrages, 34-36 | 2017, « Cinéma de re-montage » [En ligne], mis en ligne le 19 août 2019, consulté le 21 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/decadrages/1001 ; DOI : https://doi.org/10.4000/decadrages.1001

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® Décadrages 1

SOMMAIRE

Editorial François Bovier, Laure Cordonier et Faye Corthésy

Dossier cinéma de re-montage

Le re-montage dans le cinéma soviétique François Albera

Le « montage des idées », ou comment Joris Ivens et Henri Storck ont appris à parfaire l’art du remontage Bert Hogenkamp

Le détournement cinématographique, du lettrisme au situationnisme Loïc Millot

Un « Indien » dans les archives : le document trouvé et l’image composite Jaimie Baron

Une jeunesse allemande (Jean-Gabriel Périot) : qui parle ? François Albera

Joseph Cornell : le de re-montage et la séance cinématographique comme forme de ready-made aidé François Bovier

Une angoisse cosmique : les d’Arthur Lipsett Abigail Child

L’art bâtard de : de l’ au cinéma de démontage François Bovier et Sylvain Portmann

Le ready-made et l’analyse : autour de Perfect Film (1986) de Ken Jacobs Enrico Camporesi et Jonathan Pouthier

Autour de « Duchamp du Film » Enrico Camporesi et Jonathan Pouthier

L’œuvre composite de Christian Marclay, ou les migrations new-yorkaises du réemploi à travers les domaines de l’art, entre 1977 et 1982 Jean-Michel Baconnier

L’image « dissensuelle » dans Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard Sonja Bertucci

La poétique du piratage : et processus d’expérimentation Abigail Child

Rubrique suisse

Le temps du déplacement Entretien avec Pierre-François Sauter autour de son film Calabria (CH, 2016) Laure Cordonier et Faye Corthésy

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Notes sur le cinéma d’Audrius Stonys à l’occasion de Visions du Réel 2016 Caroline Zéau

Festival de Locarno 2016 : notes sur la rétrospective R.F.A. (1949-1963) Raphaël Oesterlé, Sylvain Portmann et Mathieu Urfer

La simplicité qui paye : Ma vie de Courgette (Claude Barras, 2016) Chloé Hofmann

La Suisse s’interroge de Henry Brandt, ou l’attraction de l’Exposition nationale de Lausanne en 1964 Compte rendu de : Alexandra Walther, La Suisse s’interroge ou l’exercice de l’audace, Lausanne, Antipodes (collection « Médias et histoire »), 124 pages Pierre-Emmanuel Jaques

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Editorial

François Bovier, Laure Cordonier et Faye Corthésy

1 LE PRÉSENT DOSSIER INVESTIGUE deux vastes ensembles de pratiques filmiques le plus souvent dissociées dans la littérature secondaire qui leur est consacrée : d’une part, le « cinéma de compilation » [compilation films], dont on peut faire remonter l’origine aux films de re-montage en Union soviétique dans les années 1920 ; d’autre part, le found footage, dont la perspective est plus « artistique » qu’« archivistique », et qui connaît un développement sans précédents à partir des années 1950-1960. L’enjeu de ce numéro thématique, à travers un procédé de « montage » qui n’est pas dénué de fondements historiques (les films de compilation et le found footage entretenant une dynamique d’interaction, si ce n’est une relation de filiation ou de continuité), consiste à articuler et à penser ensemble ces deux paradigmes d’appropriation et de remontage de plans « trouvés », sans nier leurs spécificités, ni leurs distinctions. Le dossier est donc double, duel : il s’ouvre sur une réévaluation des films de re-montage dans les années 1920-1930 et une interrogation des stratégies politiques du détournement dans les années 1950-1960, avant d’interroger différents gestes singuliers de , d’appropriation, de déplacement, d’échantillonnage, etc., de matériaux (audio)visuels préexistants.

2 La thématique bipartite que nous nous sommes ici donnée a certes déjà fait l’objet d’études – une revue fondée en 2015 s’intitule précisément Found Footage Magazine1, témoignant ainsi de l’actualité des recherches sur le cinéma de l’« objet trouvé ». Néanmoins, la littérature spécialisée portant sur ces questions n’est somme toute guère étendue, malgré un regain d’intérêt pour ces pratiques qui voit le jour dans les années 1990 – et qui se manifeste à travers différentes publications et expositions consacrées au found footage2. Jay Leyda, membre du Workers Film and Photo League au début des années 1930 et qui a travaillé par la suite en Union soviétique, notamment avec Eisenstein, a rédigé en 1964 l’ouvrage de référence, aujourd’hui encore incontournable, sur les « films de compilation »3, en mettant en évidence la dimension politique, militante, de ces pratiques documentaires. Cette étude revêt aujourd’hui encore un caractère d’exception, tant par l’ampleur du champ investigué (Leyda ayant l’intention de proposer une cartographie globale de ces pratiques) que par la cohérence de sa taxinomie. Cette perspective a été récemment prolongée et infléchie par Jaimie

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Baron4, qui fait porter l’accent sur la question de la constitution d’archives et de leur réception. Par ailleurs, William C. Wees, spécialiste du vorticisme qui a consacré plusieurs ouvrages au cinéma expérimental, a écrit au début des années 1990 la principale étude qui porte sur le found footage5, suivant une perspective esthétique ; s’il inclut bien dans sa recherche les films de compilation des années 1920, il se concentre essentiellement sur les expérimentations menées par des artistes et des cinéastes indépendants dans les années 1960-1970, ne dérogeant pas au point de vue « avant- gardiste » des ouvrages édités à l’enseigne d’ Archives. A la fin des années 2000, Christa Blümlinger6 a repris les recherches, dans une perspective esthétique et essayiste, en privilégiant la catégorie plus générale du réemploi tout en intégrant dans son analyse des démarches récentes (notamment Peter Forgács, Harun Farocki, ou encore Constanze Ruhm). Il n’en demeure pas moins vrai que les films de compilation des années 1920 sont rarement articulés aux pratiques artistiques plus tardives du réemploi. Une exposition telle que Found Footage : Cinema Exposed7, à Amsterdam en 2012, pourtant pensée sur un mode inclusif, ne déroge pas à ce constat – raison pour laquelle nous tenons à envisager conjointement ces deux champs d’activités.

3 Suivant une perspective chronologique orientant l’organisation des deux « sections » du dossier, le numéro s’ouvre sur une contribution de François Albera, qui met en évidence la centralité d’Esfir Choub dans le cinéma de re-montage soviétique des années 1920. L’ met en évidence l’importance du travail de sélection des plans dans le re-montage, en réinscrivant cette pratique dans les débats qui portent sur le fait et les matériaux en Union soviétique. Bert Hogenkamp, à travers une analyse détaillée de Misère au Borinage (1934) de Joris Ivens et Henri Storck, démontre que le re- montage d’actualités à des fins militantes constitue une pratique répandue aux Pays Bas et en Belgique, au début des années 1930, dans le contexte des activités de propagande du Secours rouge international. Quant à Loïc Millot, il retrace les stratégies du détournement élaborées au sein de l’Internationale lettriste, avant d’analyser les premiers films lettristes et situationnistes d’Isidore Isou, de Guy Debord et de Maurice Lemaître. Jaimie Baron, prolongeant son étude sur le statut des documents d’archive dans son ouvrage susmentionné, met en évidence les liens qui se tissent entre le soi- disant « effet Kouléchov » et ce qu’elle définit comme un « effet archive ». Son propos s’appuie sur un court métrage des artistes Clint Enns et Darryl Nepinak, I for NDN (2011). Enfin, Albera interroge de façon critique le rapport qu’entretient Jean-Gabriel Périot aux archives liées à la Rote Armee Fraktion, plus particulièrement aux militants Ulrike Meinhof, Holger Meins, Andreas Baader et Gudrun Ensslin, dans Une Jeunesse allemande (2015) ; il relativise ainsi la portée « progressiste » du film de Périot, au vu de son attitude équivoque dans son traitement des archives et de leur montage initial.

4 En ouverture de la seconde « section » du dossier, François Bovier revient sur Rose Hobart (1936) de , film de re-montage rituellement convoqué comme le point de départ du found footage. L’auteur retrace les liens de Joseph Cornell et du galeriste Julien Levy au surréalisme et à l’émergence d’une culture cinéphilique aux Etats-Unis, pour souligner le rôle central de la séance cinématographique en galerie dans les stratégies d’appropriation mises en jeu par Cornell dans ses films. Abigail Child propose une analyse attentive des trois premiers films de re-montage réalisés par Arthur Lipsett à l’ONF, dans les années 1960. Elle souligne la dynamique de tension et de déhiscence entre l’image et le son, exacerbée par le recours à un montage dissonant et extrêmement court, qu’elle qualifie de cut-up survolté. François Bovier et Sylvain

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Portmann reviennent sur le travail de Bruce Conner, à nouveau au centre de l’actualité avec l’importante exposition qui lui est consacrée au MoMA, en articulant ses films par rapport à son travail d’assemblagiste et à ses liens avec la contre-culture de la côte Ouest, de la fin des années 1950 à la fin des années 1970. Ses activités au sein de la Rat Bastard Protective Association, collectif éphémère d’artistes qu’il a fondé en 1958, sont révélatrices de son iconoclasme et de son opposition à toute institution, ses films de re- montage participant pleinement à l’éthique du junk art. Enrico Camporesi et Jonathan Pouthier interrogent les liens entre le ready-made et le found footage, en prenant comme cas d’études un film « trouvé » de Ken Jacobs, Perfect Film (1965). Ils décèlent chez Jacobs une propension à l’analyse (qui s’exprimera emblématiquement dans Tom Tom, The Piper’s Son [1969/1971], relecture et appropriation d’un film « primitif » de Billy Bitzer) qui se porte à l’encontre des stratégies de décontextualisation et de renomination du ready-made. Les prolongent ces réflexions en traduisant une série de brefs entretiens conduits avec Brian L. Frye, Bruce McClure, Morgan Fisher, Wilhelm Hein, Ken Jacobs et Peter Kubelka, à l’occasion de leur programmation « Duchamp du Film » au Centre Pompidou. Jean-Michel Baconnier, en reconstituant le parcours artistique de Christian Marclay à New-York à la fin des années 1970 et au début des années 1980, retrace les lieux entre la scène artistique de l’appropriation, la scène musicale du hip-hop et la pratique de l’échantillonnage dans laquelle s’inscrit Marclay. Il articule ainsi le found footage et l’art de l’appropriation au montage vis-à-vis de la musique, et plus particulièrement du turntablism. Sonja Bertucci revient sur le projet épique de Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma (1988-1998), envisageant son montage en termes de dislocation, suivant une logique de réécriture de l’histoire du cinéma et de réélaboration de son propre rapport à l’Histoire. Enfin, Abigail Child prend ses propres films et installations comme point de départ de sa réflexion sur le found footage et sur l’opération de recadrage, de relecture, impliquée par cette poétique résiduelle.

5 Par ailleurs, nous avons fait appel à des artistes et à des cinéastes indépendants qui rejouent les enjeux du cinéma de re-montage en intervenant graphiquement dans les pages de la revue. Noel Lawrence a extrait des photogrammes de son film en cours, Sammy-Gate, exacerbant la discontinuité liée au montage et à la composition des plans. Claude Closky propose une œuvre conçue spécifiquement pour le format de la revue, exposant le devenir de la pellicule trouvée après son obsolescence annoncée. Enfin, Cécile Fontaine réassemble des motifs issus de travaux filmiques antérieurs, en un collage qui se déploie sur plusieurs pages.

6 LA RUBRIQUE SUISSE S’OUVRE SUR un entretien avec Pierre-François Sauter, réalisateur du documentaire Calabria (CH, 2016). Le film, un qui montre le rapatriement en corbillard d’un défunt italien de Lausanne vers son village d’origine en Calabre, a été sélectionné dans plusieurs festivals en Suisse et à l’étranger, et a été couronné du Grand Prix du meilleur film lors de la dernière édition de Doclisboa. Mené par Faye Corthésy et Laure Cordonier, l’entretien a permis de questionner Sauter sur le processus de création du film, ses choix formels et thématiques, ou encore son rapport à José et Jovan, les deux croque-morts en charge du transport du corps.

7 Les contributions suivantes reviennent sur des rétrospectives présentées dans deux festivals de films majeurs en Suisse. Caroline Zéau propose une réflexion autour de l’œuvre du documentariste lituanien Audrius Stonys, que le public de Visions du Réel a pu découvrir presque intégralement lors du festival en 2016, accompagnée d’une

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masterclass avec le réalisateur. Zéau analyse les rapports entre filmeur et filmés dans les films de Stonys, qui interrogent la vie intérieure des Lituaniens dans le contexte post- soviétique. Raphaël Oesterlé, Sylvain Portmann et Mathieu Urfer se sont quant à eux intéressés à la rétrospective dédiée au cinéma de la République fédérale d’Allemagne entre 1949 et 1963, qui s’est déroulée lors du dernier Festival du Film de Locarno. Les auteurs s’interrogent sur les opérations de sélection qui ont présidé à l’élaboration de cette rétrospective à double entrée historique et nationale, tout en proposant une analyse de certains films présentés.

8 Chloé Hoffman revient pour sa part sur le film d’ Ma vie de Courgette (CH, 2016) réalisé par Claude Barras, qui a été très largement salué par la critique en Suisse et à l’étranger. Rappelant les conditions de tournage et le matériel artisanal utilisé pour créer les personnages et décors animés, l’article loue l’originalité de la bande sonore et musicale, qui, selon l’auteure, apporte de l’authenticité au propos du film tout en le mettant à distance.

9 Enfin, Pierre-Emmanuel Jaques propose un compte rendu critique de l’ouvrage La Suisse s’interroge ou l’exercice de l’audace, paru récemment aux éditions Antipodes.

NOTES

1. Voir Found Footage Magazine, no 1, octobre 2015 (« Bill Morrison ») ; no 2, mai 2016 (« Barbara Hammer »). La publication est bilingue (anglais et espagnol). 2. Voir Peter Tscherkasski (éd.), « Found Footage. Filme aus gefundenem Material », Blimp, no 16, printemps 1991 ; Eugeni Bonet (éd.), Desmontaje : Film, Vídeo/Apropriación, Reciclaje, Valence, IVAM, 1993 ; William C. Wees, Recycled Images: The Art and Politics of Found Footage Film, New York, Anthology Film Archives, 1993. Voir également les catalogues d’exposition suivants : Cecilia Hausheer et Christoph Settele (éd.), Found Footage Film, Lucerne, Viper/Zyklop Verlag, 1992 ; Yann Beauvais et Danièle Hibon (éd.), Found Footage : analyse, collage, mélancolie, Paris, Editions du Jeu de Paume, 1995. 3. Jay Leyda, Films Beget Films : A Study of the , New York, Hill and Wand, 1964. 4. Jaimie Baron, The Archive Effect : Found Footage and the Audiovisual Experience of History, New Jersey, Routledge, 2014. 5. William C. Wees, Recycled Images : The Art and Politics of Found Footage Film, op. cit. 6. Voir Christa Blümlinger, Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias, Paris, Klincksieck, 2013 [première publication : Kino aus zweiter Hand. Zur Ästhetik materieller Aneignung im Film und in der Medienkunst, Berlin, Vorwerk 8, 2009]. 7. Marente Bloemheuvel, Giovanna Fossati et Jaap Guldemond (éd.), Found Footage : Cinema Exposed, Amsterdam, Eyefilm/Amsterdam University Press, 2012.

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Dossier cinéma de re-montage

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Le re-montage dans le cinéma soviétique

François Albera

1 LA PRATIQUE DU « FILM DE MONTAGE », si l’on exclut sa version « naturelle » résultant de l’assemblage des vues dans un programme telle que l’inaugurent les premières séances Lumière, Edison, Skladanowsky, etc. selon une thématique (ferroviaire, géographique, historique, religieuse, etc.) et qui se poursuit dans les années 1910 et 1920 et au-delà1, a une origine marquée dans l’URSS des années 1920 avec des cinéastes comme Koulechov, Vertov, Choub notamment qui lui donnent une dimension discursive. Tous trois pratiquent ce qu’on appelle en russe alors le « re-montage » (pérémontaj).

2 Le mot désigne d’abord une pratique ordinaire dans tous les pays, c’est-à-dire celle de la conformation des films étrangers à la distribution nationale : montage des intertitres dans la langue locale, réduction éventuelle de la durée ou modification du rythme des films selon des standards nationaux (les versions étrangères des films muets différaient souvent d’un pays à l’autre sous de nombreux aspects). En URSS, le département de « re-montage » prit toutefois une importance particulière en raison de la nécessité de se réapproprier les actualités comme les films de fiction venus de l’étranger afin d’en donner une version compatible avec l’idéologie révolutionnaire soviétique. Il est évident qu’aucun film étranger entre 1917 et 1924 (date de la reconnaissance de l’URSS par plusieurs pays dont les Etats-Unis, la France, l’Allemagne) – et, par la suite, dans la majorité des cas – ne donnait dans ses actualités ni ses films documentaires ou de fiction une vision de l’URSS qui lui soit favorable. La censure de certaines images, les déplacements d’images pour leur faire signifier autre chose et le commentaire verbal des titres étaient donc d’une grande importance – s’ajoutant à l’intervention des bonimenteurs lors des séances – avant que la production soviétique puisse redémarrer et occuper les écrans. Viktor Chklovski, par ailleurs théoricien de l’Opoïaz, membre du LEF et scénariste, évoque, dans un article de 1926 resté inédit intitulé « Le ciné- montage pour la censure »2, la nécessité de ce remaniement des films étrangers : « le film allemand, américain et français est parfaitement anti-démocratique, sans même parler de conscience de classe du prolétariat. C’est de la propagande consciente, passée par le filtre du réalisateur, le diktat du studio et celui du comptoir de distribution. Voilà

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pourquoi tous les films en URSS sont soumis au re-montage ». Il donne cependant – ayant eu à pratiquer ces ajustements – un certain nombre de préceptes à respecter car, dit-il, « il arrive que le matériau se rebiffe » ; selon lui, « il faut modifier le film sans violence, au lieu de l’octobriser », ce qui lui fait perdre toute logique et toute crédibilité.

3 Il se trouve que la plus fameuse cinéaste soviétique ayant attaché son nom au film « de montage », Esfir Choub, commença sa carrière dans le re-montage de films étrangers : entre 1922 et 1925 environ, 200 films passèrent sous ses yeux et entre ses mains et ses ciseaux (on connaît l’exemple des deux épisodes du Doktor Mabuse (1922) de Fritz Lang – Dr Mabuse der Spieler et Dr Mabuse Inferno – qui duraient ensemble environ 5 heures et qu’elle eut à condenser en un seul film intitulé La Pourriture dorée (1924), ce qui fut aussi l’occasion d’initier Eisenstein au montage).

4 Le re-montage, en outre, s’effectuait également à l’endroit des films soviétiques soit pour les « corriger » en fonction d’exigences circonstancielles au moment de leur sortie, soit pour les adapter à une utilisation ultérieure ou pour l’exportation – opérations qui pouvaient être effectuées par la représentation commerciale à l’étranger. Ainsi Vertov déplore-t-il que lorsque sa Onzième Année (1928) obtint la possibilité d’être vendue à l’étranger : Une situation curieuse se produisit […]. […] le film atterrit dans la représentation commerciale, où le camarade Kisman et sa femme le visionnèrent en famille, décidèrent que le film était médiocre et se mirent à son re-montage. Ils pensèrent que La Onzième Année n’apportait pas suffisamment sur le plan cinématographique. Tseïtline, qui se trouvait là, demanda à voir le film, à quoi on répondit qu’il était incompréhensible et qu’il nécessitait un remontage. De fait, il fut découpé en morceaux. Lorsque la VUFKU l’apprit, nous réussîmes à faire en sorte que le film ne soit pas projeté dans sa version revue par les distributeurs.3

5 Mais l’art du re-montage s’élargit en URSS au-delà de ces mises en conformité et adaptations – techniques, commerciales ou idéologiques –, il porte sur la recherche de nouveaux « effets » par l’utilisation de matériaux déjà filmés. Il ne s’agit plus seulement de rassembler et unifier divers matériaux, ni même de les « corriger », mais de les ordonner dans la perspective d’un nouveau montage. Ainsi Vertov, engagé en mai 1918 par Mikhaïl Koltsov, responsable du Comité du cinéma (Kino-komitet) auprès du Commissariat du peuple à l’Instruction publique (Narkompros), pour y rédiger les cartons (intertitres) des bandes d’actualités, devenu rapidement responsable du département, et, à la fin de l’année, chargé du Kino-nédélia (La Semaine cinématographique), réalise, dès l’année suivante, un « documentaire historique » de 2 h 30 (12 parties), L’Anniversaire de la révolution (1919) qui reprend les « sujets » hebdomadaires qu’il avait traités au jour le jour dans une synthèse plus ample. Il réitère cette opération en 1921-1922 avec L’Histoire de la guerre civile en 13 bobines tout en continuant de sacrifier à la logique à court terme des actualités (43 éditions du Kino- nédélia, 23 numéros de la Kino-Pravda, 57 du Goskino-kalendar entre 1922 et 1925). Par la suite, dans les longs métrages documentaires qu’il réalise, il n’est pas rare qu’il réinsère des sujets tournés antérieurement pour ces actualités. Trois Chants sur Lénine (1934) est un bon exemple de cette démarche, qui reprend plusieurs Kino-Pravda de 1924-1925 consacrés au dirigeant bolchévik. Et dans tous ses films à partir d’En avant Soviet ! (1926) (La Onzième Année, La Sixième Partie du monde, 1926, L’Homme à la caméra, 1929, Berceuse, 1937…), il donne forme à des prises de vue qu’il a dirigées voire réalisées, comme à d’autres qu’il a commandées à différents opérateurs sans se rendre sur place (c’est

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particulièrement le cas dans La Sixième Partie du monde). Il se donne, en effet, une fonction de coordinateur, d’organisateur au sein d’un collectif – ce qui définit une place particulière au réalisateur et fait du collectif (le Soviet des Trois puis les kinoks) « l’auteur » des films4. Le montage étant la prérogative de cet organisateur des matériaux devient le moment clé de leur mise en forme et de la construction sémantique. Vertov se trouve là en proximité avec la doctrine constructiviste dans la plupart des pratiques artistiques (notamment la photographie, le photomontage) et, en particulier, avec la conception que se faisait Serguéi Trétiakov du rôle de l’écrivain : recueillir des témoignages, des rapports de correspondants ouvriers et paysans venant de tout le pays et les organiser pour la publication5.

6 Cependant, on l’a dit, la monteuse Esfir Choub se distingua particulièrement à cette époque en réalisant des films de montage à partir de matériaux filmés préexistants mais de nature archivistique et dont elle n’avait tourné ni commandité elle-même aucune image. Dans ses trois longs métrages de compilation, La Chute de la dynastie des Romanov (Padenie dinastii Romanovykh, 1927) – sur la Révolution de Février 1917 –, Le Grand Chemin (Veliki put’, 1927) – sur la Révolution d’Octobre 1917 –, Léon Tolstoï et la Russie des Romanov (1927, non conservé), il s’agissait pour elle de retravailler des corpus d’actualités issues de maisons de production russes de l’époque tsariste et de maisons étrangères (françaises – comme Pathé, Gaumont –, allemandes, etc.) ou de films privés, puis des actualités du Comité Skobelev, enfin des actualités soviétiques. Sa tâche fut pionnière dans la mesure où elle eut à mener des recherches visant à localiser, identifier des archives et des documents qui n’étaient nulle part conservés en bonne et due forme, répertoriés, catalogués, suivant la trace de certains jusqu’aux Etats-Unis où ils avaient été envoyés, et à insister pour que l’URSS les récupérât ou achetât tout document sur les années 1910 en Russie, à établir ces sources (elle interrogea à cette fin les opérateurs des vues quand ils étaient accessibles6). Elle est donc une archiviste tout autant qu’une monteuse et fit prendre conscience de l’importance de ces matériaux filmés pour l’histoire. C’est sur cette base qu’elle entreprit ses montages qui répondent à une construction rigoureuse fondée sur une intelligence du contenu des vues. Le choix des fragments, dont souvent la longueur est respectée, les mises en rapports, en contrastes même, ne sont ainsi jamais dans ses films de brutales oppositions rhétoriques du type « riche vs pauvre », « patrons vs ouvriers » ; elles prennent appui sur un détail prégnant de la vue, un événement même bénin mais signifiant qui est contenu dans l’extrait ou le fragment retenu. Ainsi peut-on relever que la scène du défilé des notables lors des festivités de 1913 du 300e anniversaire des Romanov, où l’on voit un général ventripotent intimer à un spectateur qu’on ne voit pas de se découvrir, cette scène que Chris Marker a repris dans Le Tombeau d’Alexandre (1992) en arrêtant l’image, entourant le personnage d’un trait de couleur, commentant longuement la scène et sa possible signification, figure dans La Chute de la dynastie des Romanov (où Marker l’a sans doute trouvée) sans aucune intervention de soulignement et d’emphase interprétative. Par contre, elle a été choisie soigneusement pour cet « accent » comme on peut le comprendre en voyant toute une série d’autres vues de l’événement ( sans distinction dans un ensemble d’émissions réalisées en 1990 pour le BFI). Et cet accent n’a pas échappé aux spectateurs, en tout cas à Chklovski qui le relève dans un article de 19277.

7 Contrairement à Vertov, pour qui « la primitive Dynastie » n’est « absolument pas montée »8, Kouléchov, qui était passé lui-même au début de sa carrière soviétique par

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les actualités et revint par la suite au documentaire, voyait dans le film de Choub un remarquable travail de montage. Pourquoi ? Jusqu’à présent, dit-il, les films « non joués » avaient un défaut majeur, celui d’avoir « un montage incorrect » car « subjectif et artistique », voire « expressionniste » : le montage n’y est pas « au service du matériau », ne vise pas à le mettre en valeur mais est « le lieu d’une création personnelle pour le monteur ». Ces films se transforment, poursuit-il, « en une combinaison d’exclamations ronflantes ou en un enchaînement de cadres symboliques »9. Grâce à un montage considéré comme un « moyen d’expression et d’organisation du matériau révélant son essence thématique », Choub représente une étape nouvelle dans le documentaire soviétique10.

8 Cette démarche fit des émules dans le mouvement du cinéma prolétarien des pays capitalistes là où il s’est développé (Grande-Bretagne, Etats-Unis, Allemagne). Willi Münzenberg fit d’ailleurs venir Choub en Allemagne en 1929 pour apprendre les techniques du re-montage aux cinéastes militants allemands. Il en résulta un film intitulé Canons ou tracteurs (Segognja, 1930). Il y eut même une controverse intéressante à relever entre deux « monteurs » allemands et Vertov. Mandatés par la Prometheus pour confectionner des films d’agitation révolutionnaire sur le thème de l’exploitation des ouvriers (cadences, taylorisme), Albrecht Viktor Blum et Leo Lania (ce dernier plutôt scénariste-commentateur) puisèrent en effet dans certains films de Vertov, lequel protesta de voir ses images détournées lors de son voyage en Allemagne. Pourtant Blum, qui travailla avec Erwin Piscator (où le cinéma était utilisé lors des mises en scène) et collabora à l’ cinématographique de Hoppla, wir leben ! (1927) d’Ernst Toller en recherchant des documents d’archives filmiques, monta pour la diffusion militante en Allemagne Le Document de Shangaï (1928) de Bliokh sur les luttes sociales en Chine, était un féru de la doctrine du « fait » contre la fiction et de la supériorité du documentaire où « les objets en eux-mêmes, dans leur vérité, atteignent leur pleine valeur » sans qu’il faille adopter une perspective artistique susceptible de les altérer11. Le dialogue avec Vertov n’eut pas lieu, ce dernier revendiquant la paternité des images qui provenaient de La Onzième Année et que Blum et Lania avaient utilisées dans leur film Im Schatten der Maschine (A l’ombre de la machine, 1928). En dehors de la question de l’auteur, cette controverse révélait cependant un autre problème : en tant que militants communistes, Blum et Lania avaient pour tâche de dénoncer l’asservissement de l’homme à la machine, l’exploitation capitaliste faisant bon marché des corps des ouvriers voués aux cadences, aux accidents, et ils mettaient l’accent sur les mutilations que les machines généraient. De son côté, Vertov exaltait au contraire ces mêmes machines mises au service de la construction du socialisme et il faisait l’impasse sur les contradictions que pouvait susciter le machinisme dans une société censée libérer les travailleurs. Sa perspective productiviste l’amenait au contraire à mécaniser le mouvement humain comme on le voit dans L’Homme à la caméra où la machine-cinéma qui s’inscrit dans la même topique que la machine industrielle accélère les gestes automatiques de l’ouvrière confectionnant des paquets de cigarettes.

9 La systématisation du principe selon lequel il ne s’agissait pas tant de tourner des images soi-même que d’organiser des images existantes anima des débats passionnants au sein du LEF à la fin des années 1920 au moment où des écrivains, théoriciens, sociologues, dramaturges et cinéastes comme Tretiakov, Chklovski, Choub, Arvatov, etc. débattent de ces questions en tentant d’articuler factualité des images et discursivité du montage et discutant des gradients de falsifiabilité des images (matériau filmique) par rapport au matériau, au fait enregistré. Les Léfistes proposaient alors un

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programme du tout-documentaire, du tout-factuel (renchérissant sur le ciné-fait de Vertov qu’ils jugeaient devenu trop poétique, détaché de son référent) comme ligne du parti bolchévik. Celui-ci convoqua, en effet, en 1928 la première conférence sur le cinéma destinée à réfléchir aux tâches à lui attribuer, à tirer le bilan de quelques années de films tiraillés entre des directions très différentes les unes des autres (des agit-films, sketchs mobilisateurs, aux restitutions littérales des événements ou aux films éducatifs visant à l’hygiène ou au simple mode d’emploi – d’une machine par exemple –, aux fictions reprenant des schémas narratifs d’aventure ou policiers pour capter l’attention du public, aux films épiques sans personnages individués, voire au cinéma « intellectuel » abstrait susceptible de développer des notions tirées du Capital, etc.). Il n’en fut évidemment rien et le choix politique inclina vers un cinéma de la représentation et de l’illustration qui se développera ultérieurement dans le cadre du réalisme-socialiste. L’un des rares exemples de film « léfiste » – si l’on écarte ceux d’Alekséi Gan qui sont antérieurs à cette réflexion – aura été un film de montage intitulé L’Œil de verre (1930, réalisation Vitali Jemtchoujny et Lili Brik) et quelques courts métrages de Jemtchoujny qui ne furent que peu convaincants. Cependant les films de montage et l’utilisation d’images d’actualités dans les films ne cessa pas en URSS, en particulier durant la Deuxième Guerre mondiale et peu après elle (films- sommes de Dovjenko, Karmen, Ioutkévitch, etc. sur la libération du territoire soviétique). Le plein retour à cette pratique est attaché au Fascisme ordinaire (1964) de Mikhaïl Romm, contemporain d’autres réalisations dans le monde s’inscrivant dans ce (Le Temps du ghetto, 1961, Mourir à Madrid, 1963, Frédéric Rossif), qui s’était cependant quelque peu compromis et décrédibilisé durant la guerre en se mettant au service de démonstrations faisant fi du sens originel des matériaux dans un camp comme dans l’autre (la série Pourquoi nous combattons, 1942-1945, sous la direction de Capra, les montages tendancieux des nazis, Der erwige Jude, 1940, etc.).

10 On retiendra pour finir la permanence d’un intérêt pour les matériaux d’actualités ou documentaires de la part des cinéastes soviétiques qui soit se vouent complètement au documentaire (Péléchian), soit intègrent souvent des passages relevant du « film de montage » au sein de fictions, en particulier historiques : ainsi Tarkovski dans Le Miroir (1975) puise-t-il dans les bandes documentaires tournées pendant la Deuxième Guerre mondiale, tout comme Andréi Mikhalkov-Kontchalovski dans Sibériade (1979), Elem Klimov dans Va et regarde (ou Requiem pour un massacre, 1985) et Alexandre Sokourov dans la plupart de ses films (La Voix solitaire de l’homme, 1978, Insensibilité chagrine, 1983, Le Jour de l’Eclipse, 1988, et plus récemment Francofonia, 2015).

11 Le cas de ce dernier cinéaste est cependant caractéristique, plus encore que les autres, de cette intrication entre documentaire et fiction qui perdure dans le cinéma soviétique en raison de l’importance accordée aux images d’actualités, aux films scientifiques, de vulgarisation, aux documentaires sur des régions, des pratiques, des réalisations, etc. dans l’URSS des années 1960-199012. Le VGIK, l’école de cinéma de Moscou, comporte des sections documentaires aussi importantes que celles vouées à la mise en scène, et le passage par le documentaire semble un chemin pédagogique courant, comme dans d’autres pays socialistes de l’époque (en Pologne – songeons aux nombreux documentaires de Munk – comme en Hongrie – JancsÓ – ou Tchécoslovaquie – Chytilova). Sokourov a d’ailleurs intégré le VGIK après une première expérience pratique à la télévision de Gorki et il fut admis dans la section « Naoutchno- popouliarnoe kino » (le cinéma de vulgarisation scientifique) que dirigeait le cinéaste Alexandre Zgouridi, spécialisé dans les films de ce type sur la vie des animaux

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notamment. Sans compter les insertions de passages documentaires dans les longs métrages de fiction, sa filmographie comporte actuellement plus de documentaires que de fiction sans que la chronologie laisse apparaître un éloignement de ce genre au cours des années. Parmi ces documentaires, plusieurs films peuvent être rattachés au « film de montage », en particulier la Sonate pour Hitler (Sonata dlia Hitlera, 1987). Ce film est fait de plans courts, de fragments, d’images d’actualités et joue de figures associatives relevant de l’attraction, du photo-montage telle la répétition de certains plans – notamment d’un ouvrier aveugle assemblant des munitions en usine, figure de l’enchaînement mortifère des événements. D’autres raccords de plans sont plus classiques voire convenus comme cet ouvrier d’une usine d’armement essayant la visée d’un fusil auquel succède un plan sur un cadavre, ou un plan de tirs à l’arc dans la forêt (Goering) reliés à une « cible » arbitraire (plans empruntés au Fascisme ordinaire de Romm). Mais à cette dimension d’« agit-film », de « ciné-tract », s’ajoute une deuxième ligne plus profonde dans l’ des images entre elles et des images et des sons. Elle relève de cette attention au signifiant, une sorte de forme guettée par la monstruosité et la barbarie puisqu’elle peut indiquer la quasi-harmonie d’une gestuelle criminelle (celle de Hitler au micro), l’unanimité des mains levées des foules au passage du Führer. Sokourov engage cette dangereuse tentation, que la musique de Bach aggrave encore, puis l’interrompt brusquement, la brise13. Outre d’autres mains (celles des travailleurs à leurs machines), ce sont alors des images insolites ou macabres, un son grinçant, insistant dans son incertitude, c’est la déroute d’un sens obvie, c’est l’avènement d’un sens obtus. Des vieilles berlinoises dans la ville détruite, un officier nazi pendu, des soldats allemands lutinant des jeunes filles en costume régional, un évêque mêlé à l’armée ou Hitler tapotant la joue d’un petite fille. Ces images sont parfois des clichés, on les a vues déferler en masse dans les documentaires télévisés, on les a croisées dans Germania ano zero (1948, Rossellini), mais alors elles étaient liées par le récit, la démonstration. Là elles offrent une sorte d’opacité insulaire, elles se heurtent, elles ne se relient pas les unes aux autres, elles présentent au mieux des contrastes et des exclusions réciproques, elles suscitent l’effroi (plan récurrent d’une jeune femme au regard angoissé).

12 On pourrait évoquer pour finir le Blokada (2006) de Serguéi Loznitsa bien que ce réalisateur né en 1964 n’entre au VGIK qu’en 1991 où il passe sept ans. Quoique ayant étudié dans la période dite « post-soviétique », il est cependant, quant à sa formation, un produit typique de l’URSS des années 1980-1990 : né en Biélorussie, il fait d’abord des études de mathématiques et d’ingéniérie à Kiev, en Ukraine, et devient cybernéticien, avant de se rendre à Moscou et d’entreprendre des études de cinéma dans la classe de la réalisatrice géorgienne Nana Djordjadze. Il entre ensuite au studio des films documentaires de Leningrad (avant d’émigrer en Allemagne).

13 Blokada retrace sans commentaire les 900 jours du siège de Leningrad par les troupes allemandes et finlandaises (8 septembre 1941-27 janvier 1944) qui valut à la ville 1 800 000 morts, dont un million de civils, dus à la faim, aux bombardements et aux combats. Bénéficiant des prises de vue d’actualités très cohérentes qu’il a pu sélectionner dans l’énorme corpus des actualités militaire soviétiques14, Loznitsa assemble un certain nombre d’événements quotidiens qui, dans chacune des parties de son film, forment une unité en déroulant une chronologie et le passage des saisons. En été 1941, on assiste à la mise en place des moyens d’observation aérienne de l’armée, à la mise en alerte des canonniers de la défense anti-aérienne, dans une ville qui vaque alors normalement à ses activités (passants, tramways, automobiles, magasins, etc.,

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activités bruitées pour en accentuer la place dans la représentation). Puis on introduit des ballons de barrage destinés à empêcher les vols d’avions ennemis, rangés sur un terrain gardé, placés çà et là dans la ville ; et on suit le transport de l’un d’eux dans une rue qui se poursuit avec une enfilade de semblables engins que l’on conduit sous des arbres avant qu’ils ne prennent leur envol, série de gros poissons au-dessus de la ville. Après une première césure (écran noir), apparaissent des plans où l’on suit un cortège de prisonniers allemands entourés de soldats qui défilent dans les rues, parmi les maisons en ruine. Les passants, très nombreux sur les trottoirs et sur la chaussée, les regardent et une femme vient brièvement insulter certains et cracher en leur direction. Ils sont conduits jusqu’à des quartiers semi-ruraux et disparaissent. Cette prolepse est la seule intervention bouleversant la chronologie historique des trois années de siège. On revient ensuite à cette vie « normale » d’une ville qui se prépare à la guerre sans pour autant cesser ses activités coutumières. Des planches dressées le long de façades, un tram qui remorque un wagon de charbon sont les seuls indices instillant la tension qui s’empare de la cité. Et c’est soudain une alerte précipitant les passants en direction des abris. S’ensuit l’immobilité des trams et des autobus. Avec la nuit et les projecteurs de la DCA surviennent les premiers bombardements et interventions des pompiers et des brigades de volontaires ; on s’attarde sur l’incendie d’une bibliothèque de plusieurs étages dont les rayonnages de livres en feu tombent sous les lances d’incendie sur le trottoir d’où on les évacue. Ce sont ensuite les ruines, les évacuations des habitants sinistrés et les premiers morts – dont une petite fille sur un escalier (qu’on reverra dans le montage d’archives de Sokourov de Francofonia). Les chevaux de frise, casemates, régiments et véhicules blindés prennent progressivement l’avantage sur les habitants dont les activités habituelles sont maintenant suspendues. Les affiches mobilisatrices se multiplient sur les murs, les caricatures antifascistes, les appels à l’entr’aide et à la production d’armes pour la défense de la ville. La ville est maintenant couverte de neige et les canaux de glace, le ciel chargé de continuelles fumées noires, et les habitants viennent puiser de l’eau dans des tranchées. Les cadavres se multiplient le long des rues ; on les transporte sur des luges et on les empile dans des fosses creusées dans la glace. Finalement, après des coups de canons tirés dans la nuit par le croiseur Aurore dans la baie de Leningrad, ce sont les mines réjouies de la foule fêtant la victoire, la fin du siège sous les feux d’artifice (en janvier 1944). Les derniers plans – renouant avec ceux des prisonniers allemands conduits dans la ville placés au début du film – nous font enfin assister à la pendaison collective d’un certain nombre de condamnés. La foule est alors énorme, elle forme une houle autour des gibets15.

14 Loznitsa inscrit son film à la fois dans la filiation et en opposition à un grand nombre de films consacrés au blocus de Leningrad, le plus long et le plus meurtrier qu’une ville ait eu à subir à l’époque contemporaine. Il se refuse à tout commentaire et laisse le spectateur en face de scènes quotidiennes ou spectaculaires, d’événements douloureux, tragiques et ne montre aucune scène de combat. A peine tire-t-on sur les avions allemands venus bombarder la ville. En revanche on se trouve du côté des habitants, des victimes, y compris les militaires qui assurent la défense du lieu, et on met l’accent sur les activités de secours et sur la survie des habitants dont le plan final dit ambigument qu’il a vaincu et s’est vengé.

15 Très économique dans ses moyens, très rigoureux dans ses choix d’images, ce film de montage, s’il est sans parole, est cependant sonorisé. C’est sans doute le premier problème qu’il pose. Dès le premier plan qui montre la Néva et les silhouettes de bâtiments religieux exactement reflétés dans l’eau, on a le bruit du courant, puis les pas

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de soldats qui défilent, des vrombissements d’avions, de moteurs de camions, de passages de tramways et de leur avertisseur, de lointains klaxons, des cliquetis d’appareils, de manivelles, des cris indistincts, des aboiements, des sirènes, des crépitements d’incendie. Ce choix altère quelque peu la rigueur de la démarche et en accuse un certain esthétisme – qu’on trouve aussi dans le choix de ces images « muettes » – en même temps qu’il assure un « effet de réel » illusoire et finalement rassurant. On obtient ainsi parfois des effets quasi anecdotiques. On fait, par exemple, « sonner » le tram quand il dépasse des soldats transportant un ballon de barrage le long d’une rue : pure recherche du vraisemblable. Ailleurs c’est le « gros plan » sonore du passage d’un camion off qui vient faire contrepoint à la silhouette d’un guetteur. La sirène ajoutée aux plans de passants courant – sans doute vers des abris – vient expliciter la cause de cette agitation mais en atténue du coup la violence et l’étrangeté. On entend à l’occasion des cris ou des plaintes, des sirènes de pompiers ou d’ambulance montés sur des plans qui étaient de toute évidence muets16 (les caméras sonores étaient extrêmement rares en URSS à cette époque-là et l’usage n’était pas d’enregistrer les sons « en direct » pour les actualités – en dépit des préconisations de Vertov…).

16 Par ailleurs, on s’interroge dans ce film comme dans la plupart des films de montage sur la part qu’y prennent les différents agents ayant contribué à la production des images et sur le statut des différentes instances du filmique : le travail de prise de vue des opérateurs, le soin des cadrages et le « suivi » des événements en question sont remarquables. Cette conscience de couvrir un fait si bénin soit-il (comme l’acheminement des ballons), d’en faire le tour (sauvetage de livres ou de documents évacués d’un bâtiment bombardé) sert manifestement Loznitsa. Eut-il à assembler, dans telle ou telle séquence, des prises de vue d’opérateurs différents ou d’un seul, ou d’une seule équipe ?17 A-t-il repris des séquences déjà montées ainsi dans un « journal d’actualités » de l’époque ou dans un film de synthèse sur le blocus réalisé par la suite ? 18 Quelle place les opérateurs et les premiers monteurs octroyèrent-ils à un certain nombre d’effets plastiques qui deviennent chez Loznitsa quasi formalistes – comme ces ombres qui se projettent sur la surface convexe d’un ballon que mettent en place des soldates sous des arbres : en s’approchant, face à la caméra, cette baudruche oblongue grossit et développe une sorte de mouvement stroboscopique fascinant. Enfin quelle est la part, dans le montage même de plan à plan, qui lui revient en propre ? Par exemple, on enchaîne le plan d’un observateur scrutant le ciel avec celui de canonniers pointant leurs armes vers le haut.

17 Ce sont des questions que seuls les spécialistes des documentaires de guerre sont en position de nous apporter – par exemple en nous renseignant sur les protocoles de prises de vue que doivent ou non respecter les opérateurs, sur les figures de montage récurrentes dans les actualités, etc. –, non pour diminuer la qualité de ce film mais pour en préciser la teneur et l’expliquer mieux, comme pour mesurer les effets de distance recherchées voire les penchants esthétisants qui l’affectent.

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NOTES

1. Notamment à l’UFA où l’on assemble des vues sur des thèmes animaliers, d’activités humaines, géographiques (cf. Der Auge der Welt, 1928), démarche que poursuivront d’une certaine manière les production Disney dans les années 1950 avec des séries comme Le Désert vivant. 2. V. Chklovski, Textes sur le cinéma, Lausanne, L’Age d’Homme, 2011, pp. 269-274 (sous le titre « Le montage pour la censure »). 3. « [Extraits de l’histoire des kinoks] ». Sténogramme d’une intervention de Vertov à des ateliers de formation, daté du 21 février 1929. 4. Ce positionnement (qui est l’un des aspects que revendiquent à leur tour Godard et Gorin au sein du Groupe Dziga-Vertov) se retourna contre Vertov dans les années 1930-1940 où on lui dénia le statut d’auteur de ses films en le réduisant à une fonction technique. Paradoxalement, lui qui avait lutté pour l’abolition de la notion même d’art, de créateur, etc. dut revendiquer la dimension artistique de son travail et un statut de créateur. 5. Voir S. Trétiakov, Dans le Front gauche de l’art, Paris, Maspéro, 1977. 6. Voir Jay Leyda, Kino. Histoire du cinéma russe et soviétique, Lausanne, L’Age d’Homme, 1976, p. 260 qui s’appuie sur des articles et entretiens de Choub parus dans la presse cinématographique soviétiques des années 1920-1930. 7. « […] ce film est nôtre parce que la monteuse, en confrontant les cadres, nous montre Nicolas Romanov en tsar nuisible et de petite envergure. En tyran raté. / A l’occasion du tricentenaire de la dynastie des Romanov, des gens vêtus d’or sortent du Kremlin. / Parmi eux se trouve le gouverneur. Il menace de son poing la foule, tout en criant, visiblement : ‹ Découvrez-vous ! ›. Nicolas avance à petits pas, d’une démarche embarrassée. » (« Pour l’anniversaire de février. Un film-document », Kino, no 11, 12 mars 1927, traduit dans V. Chklovski, Textes sur le cinéma, op. cit., p. 199). On a commenté plus en détail ce passage dans « La chute de la dynastie Romanov, de E. Choub à C. Marker », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 89-90, janvier-juin 2008, pp. 20-29. 8. D. Vertov, « Contre la phrase de gauche », inédit, écrit le 5 juillet 1927, en réponse à l’article d’Ossip Brik « Protiv janrovykh kartinok » [Contre des images du genre] (Kino, no 27, juillet 1927). 9. Ces critiques visent sans doute, en partie du moins, Vertov qui était en butte aux attaques des membres du LEF après qu’il les eut, lui-même, récusés, comme il avait récusé Aleksei Gan et Esfir Choub. 10. L. Kouléchov, « L’Ecran aujourd’hui », dans L’Art du cinéma et autres écrits (1917-1934), Lausanne, L’Age d’Homme, 1990, pp. 140-142. Ce commentaire consonne avec les préconisations de Chklovski demandant de ne pas faire violence au matériau (voir supra). 11. « Dokumentarischer und küntlerische Film », Film-Kurier, 1er juin 1929 (repris dans Anton Kaes, Nicholas Baer, Michael Cowan, éd., The Promise of Cinema : German Film Theory, 1907-1933, Oakland, University of California Press, 2016, pp. 103-104). 12. A la fin des années 1960, la production cinématographique soviétique annuelle est de 150 longs métrages de fiction, 40 longs métrages documentaires, 100 films d’animation, 1000 courts métrages d’actualités ou documentaires. 13. Sokourov dit avoir eu l’idée de réaliser ce film dans les années 1960 après avoir vu Le Fascisme ordinaire de Romm. On peut rapprocher l’usage qu’il fait de la musique de la proposition démonstrative qu’avait faite Istvan Szabo dans un film d’école où il accompagnait la même suite d’images de la guerre de 1939-1945 avec trois musiques différentes donnant aux documents dans chaque cas une signification différente. 14. Loznitsa a précisé que pour ce film de 52 minutes il avait bénéficié de 4 heures de matériel environ – ce qui paraît fort peu et quasi impossible sauf à recourir à des films ayant déjà opéré

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dans des synthèses sur le sujet un premier montage et organisé une première cohérence narrative et chronologique. 15. Des plans qui appartiennent à une période ultérieure puisque, selon le carton final, il s’agit de l’exécution des jugements pour crimes de guerre à l’endroit de prisonniers allemands datant du 5 janvier 1946. 16. La vitesse de déplacement des passants dans plusieurs plans « bruités » de manière détaillée atteste de la mutité d’origine qui est la leur. 17. Le générique de fin énumère les noms de 28 opérateurs. 18. Il y en eut en effet un certain nombre (l’un dû à Roman Karmen), dont quatre sont signalés dans le générique de fin comme ayant été mis à contribution pour ce film.

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Le « montage des idées », ou comment Joris Ivens et Henri Storck ont appris à parfaire l’art du remontage

Bert Hogenkamp Traduction : Sylvain Portmann

1 Misère au Borinage (Belgique, 1934), film documentaire coréalisé par Joris Ivens et Henri Storck à la suite de la grève des mineurs dans le Borinage, cette région belge du charbon, s’ouvre sur une séquence de montage accusant la « crise dans le monde capitaliste »1. Pour cette séquence, les réalisateurs ont utilisé des plans provenant de sources très variées. Certains plans ont été tournés par Ivens et Storck tandis que d’autres sont empruntés à divers films d’actualités. Ces derniers comprennent des images qui ont déjà été utilisées par Ivens pour son film Nieuwe Gronden (Nouvelle Terre, Pays-Bas, 1933). A ceux-là s’ajoute une actualité retirée de la circulation par la compagnie (américaine) qui l’a produite. Un plan utilisé dans la séquence d’ouverture est ainsi doté d’une signification totalement différente, inversant son contexte d’origine. Cette approche recherchée, qu’Ivens appelle le « montage des idées » dans son autobiographie The Camera and I2, résulte de plusieurs expériences antérieures de re-montage menées par le Hollandais ainsi que par son collègue belge. Avant d’analyser plus attentivement Misère au Borinage, rappelons la manière dont les deux réalisateurs ont acquis leurs compétences.

2 Le passé de Joris Ivens (1898-1989) et celui de Henri Storck (1907-1999) sont à maints égards comparables. Tous deux ont grandi dans des villes de province (Nijmegen pour Ivens et Ostende pour Storck) et sont fils de commerçants prospères (respectivement patrons de la chaîne de magasins de photographie CAPI et d’un magasin de chaussures). Dès leur jeune âge, ils sont en contact avec les milieux de l’art et des artistes. Ivens par le biais de Jan Toorop et Henry Luyten, tous deux des protégés de son père C. A. P. Ivens, tandis que Storck fréquente les studios de James Ensor, Constant Permeke et Léon Spilliaert qui résident dans des hôtels de la côte à Ostende. Mais c’est le nouvel

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art du XXe siècle, le cinéma, qui captivera Ivens et Storck. Habitant des pays où l’industrie du cinéma n’est pas implantée, ils font leur entrée dans le monde de la cinématographie à travers le phénomène des ciné-clubs. Apparaissant à travers toute l’Europe, les ciné-clubs proposent un ensemble de films qui sont soit ignorés des exploitants ordinaires car jugés pas assez « rentables », soit mis au ban par la censure pour des raisons politiques ou morales, quand ils ne sont pas tout simplement tombés dans l’oubli. Ivens a joué un rôle clé dans la fondation et l’exploitation de la Filmliga à Amsterdam, alors que Storck a fondé un ciné-club dans sa ville natale, Ostende.

3 Les projections de ces ciné-clubs ont une fonction d’apprentissage pour de jeunes cinéastes en devenir tels qu’Ivens et Storck. La découverte de films soviétiques, allemands, français ou autres (le plus souvent d’avant-garde) leur enseigne les potentialités expressives offertes par l’ombre et la lumière, les angles de caméra insolites et la mise en scène calculée. Mais ce qui les attire le plus, c’est sans aucun doute les possibilités illimitées offertes par le montage, en particulier dans le cinéma soviétique avec des figures emblématiques telles qu’Eisenstein et Poudovkine. La traduction de leurs manifestes et de leurs réflexions théoriques dans des revues de cinéma européennes telles que Filmliga ou Close-Up suscite de nombreux échos. Des critiques bien informés comme Léon Moussinac ou Béla Balász jouent également un rôle important en analysant dans leurs articles et leurs livres les concepts du montage soviétique3.

4 Le premier film d’Ivens, Le Pont (1928), une étude en mouvement sur un pont ferroviaire à Rotterdam, est projeté pour la première fois lors d’une soirée organisée par la section d’Amsterdam de la Filmliga. Son film suivant, Les Brisants (1929 ; coréalisé avec Mannus Franken), lui permet de se familiariser avec l’art de la narration et celui de la direction d’acteurs non professionnels. La Pluie (1929 ; coréalisé avec Mannus Franken) présente une interprétation personnelle et poétique du modèle populaire de la « symphonie urbaine » (le film exemplaire de Walter Ruttmann, Berlin : Symphonie d’une grande ville, a eu un grand impact aux Pays Bas), montrant Amsterdam avant, pendant et après une averse. Ivens a lui-même financé ces films, bénéficiant de sa position de gérant de la filiale d’Amsterdam de la CAPI, qui lui donne un accès facilité aux caméras et au matériel de montage. Son projet de film suivant a été en revanche financé par l’Union générale néerlandaise des travailleurs du bâtiment. En résulte un long documentaire, Nous bâtissons (1930), et une série de courts métrages parmi lesquels Zuiderzee est de loin le plus important.

5 Tout comme Ivens, Storck est un adepte de la Kinamo, une caméra 35mm portative à ressort, qui permet une grande liberté de mouvement, même si la durée des plans tournés est très limitée. Sa ville natale lui offre le sujet d’un de ses premiers films, Images d’Ostende (1929). C’est un nouvel exemple d’une « symphonie urbaine ». Storck devient ainsi le « cinégraphiste officiel » de la ville d’Ostende. Comme Ivens, il réalise un essai narratif avec son court métrage de fiction, Idylle à la plage (1931).

6 Ivens est le premier à faire l’expérience du montage de bandes d’actualités (que l’on désigne également sous l’appellation de found footage). Plus tard, il se souviendra avoir été « chargé de constituer des programmes de films destinés à des matinées dominicales culturelles et éducatives destinées aux ouvriers »4. Il s’agit de réunions de la Vereeniging voor VolksCultur (Association pour la Culture Populaire, connue sous l’acronyme VVVC). C’est une soi-disant « organisation de masse » qui a été fondée en janvier 1928 par le Parti communiste hollandais « pour faciliter l’organisation de

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séances de films, de spectacles de cabaret et autres attractions, de sorte à limiter au maximum toute interférence avec les autorités qui ne manifestent aucune bienveillance à notre égard »5. En 1929, Ivens réalise un court métrage pour le VVVC, Arme Drenthe (Pauvre Drenthe), qui montre la visite de Louis Visser, membre du Parti communiste, dans la province de Drenthe, région de la tourbe frappée par la misère6.

7 C’est à son retour d’un voyage en Union soviétique (c’est lors de la visite de Poudovkine à Amsterdam en 1929 qu’Ivens est personnellement invité par le réalisateur soviétique à présenter ses films dans la République des paysans et des ouvriers) qu’il s’est mis à collaborer plus étroitement avec le VVVC. Le 28 septembre 1930, le VVVC présente sa propre production d’actualités au sein d’un programme qui comporte par ailleurs le film soviétique interdit Prostitution (Oleg Frelich, Prostitutka, 1927) et des chansons militantes chantées par un fameux acteur néerlandais. Selon le journal communiste De Tribune, ces actualités « ne sont finalement rien d’autre que des actualités bourgeoises qui pour l’occasion ont été quelque peu remontées et auxquelles on a ajouté de nouveaux intertitres ». Le journal ajoute que « ça a frappé juste. Il est devenu clair pour les spectateurs présents comment de tels ‹ sujets d’actualité à l’écran ›, diffusés chaque semaine dans tous les cinémas, doivent être perçus »7.

8 Ivens se remémore dans son autobiographie que l’assemblage de ces actualités n’est pas aussi aisé que ne le laisse entendre De Tribune : « Le vendredi soir, nous empruntions quelques actualités commerciales. Le samedi, nous étudions le contenu de ces actualités au regard de la situation internationale et nationale de la semaine ; nous les remontions avec d’autres bandes que nous avions à disposition, les dotant ainsi d’une signification politique claire, ajoutant de nouveaux intertitres (les films étaient encore muets) qui explicitaient les relations entre des événements dont les agences d’actualités n’auraient jamais soupçonné l’existence, et qui les auraient très certainement choqués s’ils avaient vu notre utilisation de leur matériel ‹ innocent › ». Ivens ajoute : « A la suite de notre séance du samedi matin, nous démontions à nouveau les bandes, pour restituer leur agencement initial avant de les retourner aux agences d’actualités qui n’en n’ont jamais rien su »8. Tandis qu’Ivens donne l’impression qu’il a agi ainsi à de nombreuses reprises, la presse communiste fournit des informations divergentes. Inspiré par les idées de Willi Münzenberg sur la propagande culturelle, le secrétaire du VVVC Leo van Lakerveld est très favorable à des actualités indépendantes observant l’information du point de vue de la classe ouvrière. Mais il est crucial qu’elles ne soient pas seulement accessibles pour la projection unique de la section d’Amsterdam du VVVC (sans aucun doute la plus importante) ; il faut encore qu’elles soient mises à disposition des autres sections9. Ce qui n’est vraisemblablement pas possible si les bandes doivent être restituées après chaque projection, de la façon décrite par Ivens dans son autobiographie. Ainsi, un certain nombre d’actualités sont remontées de façon permanente, composées de matériel qui ne devait pas être retourné après chaque projection10.

9 Entre novembre 1930 et mars 1931, cinq actualités numérotées sont produites par le « collectif [anonyme] du film VVVC », dont Joris Ivens est incontestablement le membre le plus important. Puisqu’aucune de ces actualités n’a survécu, seuls les comptes rendus de la presse peuvent nous renseigner sur leurs contenus. La première actualité du VVVC consiste en un « subtil choix d’images du sud de l’Union soviétique, de Bakou, Kharkov, Kiev, explicitées par d’éloquents intertitres et fragments d’un film plus ancien dans lequel apparaissent Lénine et Staline ‹ en action › et plus tard une magnifique

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suite d’images montrant comment les camarades russes célèbrent leur Octobre »11. Le numéro suivant « est dévolu […] au travail du Secours Rouge. Au centre, se trouvent des plans tournés par le collectif du film VVVC lors d’un tour de prospection et de récolte de fonds mené à Jordaan, dans le district d’Amsterdam, et montés avec d’anciennes images ». Le contenu du troisième numéro est résumé ainsi : « La terreur en Europe et en Amérique ; Vie, travail et mort de Lénine ; Construction en Union soviétique »12. Le quatrième, La Face de deux mondes, « force les spectateurs à comparer les résultats de la révolution allemande, menée par les sociaux-patriotes et les sociaux-fascistes, avec la Révolution russe menée par les bolchéviques »13. Le cinquième et dernier numéro, d’une durée de deux bobines, est de loin le plus ambitieux. Intitulé L’Intervention est proche, on y montre « la guerre mondiale, la trahison des sociaux-démocrates et la résistance des masses », suivi par « la construction au sein de l’Union soviétique et la préparation des impérialistes à l’intervention ». Figurent également des plans tournés par le collectif VVVC de « la manifestation du Secours Rouge du dimanche 8 mars [à Amsterdam, note de l’auteur] et des attaques perpétrées par la police contre les manifestants »14.

10 La série d’actualités du VVVC s’interrompt au cinquième numéro. C’est la conséquence de la refonte au printemps 1931 du VVVC en une Association des Amis de l’Union soviétique (Vereeniging van Vrienden der Sovjet-Unie, VVSU) qui se concentre spécifiquement sur la présentation de produits culturels (comprenant les actualités) provenant d’Union soviétique. De plus, la présence stimulante d’Ivens est vivement regrettée, celui-ci ayant été invité à réaliser un film en Union soviétique sur la Construction socialiste à Magnitogorsk (Le Chant des Héros, 1933).

11 Les comptes rendus dans la presse montrent clairement que les cinq actualités du VVVC reposent essentiellement sur des « parallèles implacables » [deadly parallels]15, par exemple sur l’opposition entre le « bon » (Révolution russe, construction en Union soviétique) et le « mauvais » (Révolution allemande, terreur en Europe et en Amérique) ; entre « nous » (manifestants du Secours Rouge) et « eux » (la police) ; entre « nos » films (tournés par « un ami du VVVC » ou par le collectif du VVVC) et les « leurs » (provenant d’autres sources). Les actualités comprennent des plans qui sont parfois explicitement identifiés comme « anciens », que nous désignerions aujourd’hui comme des « films d’archives ».

12 Les intertitres « éloquents » conçus pour les actualités du VVVC jouent un rôle important, consistant à mettre en avant l’interprétation communiste des événements montrés. Puisque les bandes sont muettes, il faut concevoir un accompagnement musical. A Amsterdam, l’association a à disposition son propre « orchestre collectif du VVVC », dirigé par le compositeur professionnel Johan Voehrs ; ailleurs, ils doivent trouver d’autres solutions16. Voehrs s’est pourtant rendu à l’occasion dans les villes d’autres sections du VVVC. Au Cinéma Palace d’Utrecht, il doit par exemple s’accommoder d’un piano complètement désaccordé17. A d’autres occasions, des disques de gramophone offrent d’« excellentes » alternatives18.

13 Les premières expériences de re-montage de Henri Storck sont amorcées suite à une remarque de son collègue belge Charles Dekeukeleire : « Storck ne sait pas monter. Il fait des films intéressants, mais ce n’est pas un maître du montage »19. En 1932, alors qu’il vit grâce à l’exploitation d’un laboratoire artisanal de films à domicile, Storck est amené à examiner l’intégralité des actualités Eclair de 1928, 52 bobines au total, et d’en isoler les éléments en lien avec l’athlétisme pour le compte de la Fédération Belge

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d’Athlétisme. Il exige en retour le droit d’utiliser à sa guise le reste du matériel. Storck a l’intention de monter un ou deux courts métrages à partir de ces bandes et d’ainsi prouver que Dekeukeleire avait tort. A la différence d’Ivens et des actualités du VVVC, Storck n’a pas l’intention d’énoncer un message politique clair. Mais ce qui le frappe, ce sont – dix ans après la fin de la Première Guerre mondiale – les signes évidents de réarmement au sein d’un grand nombre d’actualités, et ceci malgré le fait que le Pacte Briand-Kellogg est signé en 1928, décrétant la guerre hors-la-loi. Storck décide ainsi de prendre pour thème d’un de ses films « le soldat inconnu, la victime de toujours, l’homme de la rue qui souffre éternellement »20. Dans L’Histoire du soldat inconnu, des parades militaires et des processions religieuses ainsi que l’abdication du tsar russe en 1917 (qu’Eclair a ressorti de ses archives et inséré dans une actualité de 1928 à l’occasion de la mort du neveu du tsar à Nice) contrastent avec les images des cheminées d’usine se dissipant au ralenti et de l’exhumation du corps d’un « soldat inconnu ».

14 Le second film, Sur les bords de la caméra, manifeste encore plus clairement l’empreinte du surréalisme sur Storck, mouvement qui exerce par ailleurs une grande influence sur l’art belge de l’époque21. Storck intercale par exemple un plan de femmes gymnastes jouant en rythme à la balle au sein d’une série de plans d’incendies spectaculaires. Ajoutons que Storck a également inclus des séquences qui n’ont pas été filmées par Eclair, mais qui sont tirées du court métrage Blutmai 1929 (Phil Jutzi), montrant la confrontation sanglante entre la police et les ouvriers (majoritairement communistes) qui manifestent pour le droit de célébrer la Fête du Travail. Ce film est par ailleurs distribué en Hollande par le VVVC.

15 Ces deux courts métrages montés, se pose alors la question pour Storck de savoir où les projeter. Bien qu’il ait composé des partitions de musique à partir de disques de gramophone, il lui est difficile de trouver un exploitant désireux de diffuser ces films essentiellement muets – et plutôt inhabituels de par leur montage et par leur sujet, et de plus dépourvus du moindre intertitre qui aurait permis d’expliquer les événements présentés à l’écran22. Storck tente sa chance en France et soumet L’Histoire du soldat inconnu à la censure française. Pourtant, le vénérable M. Edmond Sée refuse de lui accorder un visa car le film « tourne en dérision l’Armée française »23. Jean Lods, ami et collègue de Storck, lui suggère d’essayer de le diffuser via la coopérative communiste La Bellevilloise dans le 20e arrondissement de Paris. Le réalisateur assiste à la projection test durant laquelle le film est évalué – et rejeté – par les dirigeants communistes Marcel Cachin et Paul Vaillant-Couturier. Par la suite, Lods dévoilera à Storck leur identité, alors que le réalisateur belge est terrorisé par le fait qu’ils saluent tous les policiers de la ville lors du trajet de retour en voiture vers la Concorde24.

16 Après avoir terminé son film en Union soviétique, Ivens retourne aux Pays Bas au printemps 1933. Il commence à travailler sur une nouvelle version, sonore cette fois, de Zuiderzee. Durant son absence, les membres de son équipe (également connue sous le nom de Studio Joris Ivens), qui comprend Willem Bon, Mark Kolthoff, Joop Huisken, John Fernhout et Helen van Dongen, ont continué de filmer la fermeture finale du barrage, le drainage et la réclamation des nouvelles terres. Il demande au compositeur Hanns Eisler d’écrire une partition pour le nouveau film, intitulé Nouvelle Terre. Ivens le conclut avec une séquence de montage qui condamne le système capitaliste. Il soutient que les céréales moissonnées sur la terre nouvellement obtenue (arrachée à la mer) ne sont pas destinées à l’Homme mais à la spéculation. Il illustre cette thèse avec des

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bandes d’actualités qui montrent notamment des hommes à bord d’un bateau vidant des sacs de céréales dans la mer et d’autres les jetant au feu. Dans The Camera and I, Ivens se souvient non sans fierté de l’argument avancé par le censeur français pour interdire Nouvelle Terre : « c’est trop de réalité »25.

17 Mais revenons à la scène d’ouverture de Borinage. Elle comprend 19 plans. Quatre d’entre eux peuvent être identifiés sans aucun doute comme ayant été tournés par Ivens et Storck. Le plus évident est celui de la famille Mouffe dévorant les pommes de terre apportées par l’équipe du film. Le même plan est répété par la suite26. Deux plans documentant la Marche de la Faim, de Lille à Paris, sont fournis par Jean Lods. Le reste provient de bandes d’actualités. A deux reprises, il est possible d’identifier la source : la Ligue new-yorkaise du Film et de la Photo (New York Film and Photo League). Il s’agit de la section locale d’une organisation nationale de gauche qui s’est fait un nom en filmant la détresse des chômeurs aux Etats-Unis et leur combat pour de meilleures conditions de vie. L’origine du plan montrant du lait jeté d’un camion provient d’une actualité commerciale. Il a été acquis par la Ligue new-yorkaise du Film et de la Photo, qui l’a inclus dans son film d’actualités America Today No 2. Contrairement à sa signification dans Borinage (et auparavant dans Nouvelle Terre), il montre en réalité des paysans du lait en grève dans le Wisconsin qui ont intercepté un chargement visant à briser la grève et qui s’assurent en le déversant qu’elle soit maintenue.

18 Le massacre d’ouvriers métallurgistes en grève et non armés perpétré par des miliciens à Ambridge, en Pennsylvanie, le 4 octobre 1933, constitue un autre élément issu de America Today No 2. La confrontation a été filmée par un opérateur de RKO-Pathé et a été exploitée commercialement. Elle a généré un phénomène médiatique au détriment de RKO-Pathé qui l’a donc rapidement retirée de la circulation27. Cet élément est décrit par Samuel Brody, critique de cinéma pour le Daily Worker, comme la preuve ultime de l’adage du romancier français Henri Barbusse : « de nos jours, la vérité est révolutionnaire ». La Ligue new-yorkaise du Film et de la Photo a donc voulu en obtenir une copie28. Comment ce plan trouva son chemin jusqu’en Europe de l’Ouest demeure inconnu, mais il a dû y avoir des échanges réguliers, puisque America Today No 2 comprend également un plan sur la manifestation du Front Uni à Paris le 12 février 1934, que la Ligue new-yorkaise du Film et de la Photo n’a vraisemblablement pas filmé elle-même mais qu’elle a dû obtenir par le biais d’une source française. Dans Borinage, Ivens et Storck utilisent la plupart des actualités d’Ambridge (dix plans différents), car il leur importe d’ancrer leur thèse dès les neuf premiers plans du film : notamment que le capitalisme est en crise, les images parlant d’elles-mêmes. C’est pour cette raison qu’ils n’utilisent que des intertitres descriptifs, « neutres ».

19 Interrompues par une séquence mettant en scène un jeune mineur subvenant aux besoins de sa mère, veuve, grâce à son maigre salaire de la mine, deux autres séquences de compilation suivent dans lesquelles des bandes d’archive [stock footage] ainsi que du matériel tourné par les réalisateurs sont savamment mélangés. La première séquence analyse la situation économique et sociale du Borinage, tandis que la seconde explique ce qui s’est passé durant la grève des mineurs de 1932. Dans les deux cas, Ivens et Storck ont recours à des intertitres critiques, « subjectifs ».

20 Comment pouvons-nous juger de l’art du « montage des idées » dans Misère au Borinage ? Il est évident que la méthode mise en œuvre pour ce film est plus proche de la démarche adoptée par Ivens pour les actualités du VVVC que de celle de Storck pour L’Histoire du soldat inconnu ou Sur les bords de la caméra. Néanmoins, les séquences de

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montage du film ne se réduisent pas à une simple compilation, telle que définie par William C. Wees dans son ouvrage Recycled Images. The Art and Politics of Found Footage Films29. Selon Wees, les principes caractéristiques de la compilation proviennent de « plans tirés de films qui n’ont pas nécessairement de liens entre eux ; un concept (thème, argument, histoire) qui motive le choix des plans et l’ordre dans lequel ils apparaissent ; et un accompagnement verbal (voix over ou texte sur l’écran ou les deux) qui relie les plans aux concepts »30. Dans Misère au Borinage, les bandes d’archive (Wees utilise le terme de « found footage ») sont habilement mélangées à des plans tournés par les réalisateurs eux-mêmes. C’est une méthode que Wees n’a tout simplement pas pris en considération. Il n’envisage pas non plus l’éventualité qu’un réalisateur puisse inclure des séquences (d’actualités) complètes au sein de son « film de compilation » – aux côtés de plans uniques « qui n’ont pas nécessairement de relation entre eux ». Dans Misère au Borinage, c’est le cas avec la séquence Ambridge, que Wees aurait certainement catégorisée comme du collage, sa catégorie favorite, car elle « critique, met au défi et subvertit potentiellement le pouvoir des images, produites et diffusées par les médias dominants »31.

NOTES

1. Le film est également connu sous le nom de Borinage. Pour une analyse plan par plan du film, voir Bert Hogenkamp et Henri Storck (éd.), « Le Borinage : La grève des mineurs de 1932 et le film de Joris Ivens et Henri Storck », Revue Belge du Cinéma, no 6-7, hiver 1983-printemps 1984. 2. Joris Ivens, The Camera and I, Berlin, Seven Seas Publisher, 1969, p. 96. 3. Léon Moussinac est critique de films à L’Humanité ; il a notamment publié Le Cinéma soviétique (Paris, Gallimard, 1928). Béla Balász fournit régulièrement des articles à Die Weltbühne. Son ouvrage Der Geist des Films (Halle [Saale], Verlag Wilhelm Knapp, 1930) constitue la somme de ses réflexions sur le cinéma. 4. J. Ivens, The Camera and I, p. 96 [ma traduction, ainsi que les suivantes]. 5. De Tribune, 28 janvier 1928. 6. Le film est également connu sous le titre de De Nood in de Drentsche Venen (La Misère aux tourbières de Drenthe). Le film n’a pas survécu mais un compte rendu de la visite de Louis de Visser, illustré par des photos et des dessins de Henri Pieck, est publié dans l’hebdomadaire illustré Het Leven (2 mars 1929). Durant cette visite, le membre du Parti communiste n’est pas seulement accompagné par Pieck, Ivens et par le photographe de Het Leven mais également par Leo van Lakerveld, secrétaire du VVVC et de la section néerlandaise du Secours Rouge. 7. De Tribune, 30 septembre 1930. 8. J. Ivens, The Camera and I, op. cit., p. 97. 9. Durant le printemps 1931, la VVVC a des sections à Amsterdam, Apeldoorn, Arnhem, Groningen, Haarlem, Leeuwarden et Utrecht. 10. En effet, les deux premiers numéros des actualités du VVVC sont soumis à la commission de censure du film néerlandais avec comme titres Notes filmiques d’Union soviétique (visa de censure no 10784) et Manifestation de solidarité prolétarienne (n o 10995). Le VVVC a manifestement l’intention de les montrer à un public plus large que celui des membres du VVVC, car sinon ils

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n’auraient pas pris la peine de les soumettre à la commission de censure ni d’en payer les coûts. Voir à ce sujet la Centrale Commissie voor de Filmkeuring aux Archives Nationales à La Haye. 11. De Tribune, 18 novembre 1930. Le journal signale que les plans du Sud de l’Union soviétique ont été « tournés par un ami du VVVC en Union soviétique », très probablement Joris Ivens lui- même. 12. De Sovjet-Vriend, no 2-3, mars 1931, p. 5. 13. De Tribune, 17 février 1931. 14. De Tribune, 24 mars 1931. 15. Au sujet de la notion de « parallèle implacable » [deadly parallel], voir Bert Hogenkamp, Deadly Parallels. Film and the Left in Britain, 1929-39, Londres, Lawrence & Wishart, 1986, pp. 16-17. 16. Voir Edith van der Heijde, Dissonante geluiden en sprekende filmvertoningen. Een vergelijkend cultuurhistorisch onderzoek naar de houding van de Nederlandsche Filmliga, de Vereniging voor Onderwijs- en Ontwikkelingsfilms en de Vereniging voor Volkscultuur ten opzichte van filmmuziek en de introductie van de geluidsfilm in Nederland, Mémoire de Maîtrise, Université d’Utrecht, 2011, pp. 29-35 (http://dspace.library.uu.nl/handle/1874/217181). 17. De Tribune, 23 décembre 1930. 18. De Tribune, 24 décembre 1930. 19. Henri Storck, entretien avec l’auteur, Bruxelles, 7 février 1977 ; l’entretien a été publié dans Skrien, no 66, juillet-août 1977, pp. 25-27. 20. Henri Storck, entretien avec l’auteur, Bruxelles, 7 février 1977. 21. Les scénarios de films non réalisés et recueillis dans La Courte échelle et autres scénarios (La Louvière, Le Daily-Bul, 1995) illustrent bien jusqu’à quel point le surréalisme l’a influencé au début des années 1930. 22. Ce ne fut que durant les années 1960 que des versions sonores de ces films furent produites à partir des disques de gramophone que Storck avait choisis en 1932 pour les versions muettes. 23. Henri Storck, entretien avec l’auteur, Bruxelles, 7 février 1977. 24. Id. 25. J. Ivens, The Camera and I, op. cit., p. 99. 26. Ivens emploie le même plan deux décennies plus tard dans la production de la DEFA Le Chant des fleuves (1954) car il symbolise parfaitement pour lui l’idée des « travailleurs qui ont faim ». 27. Russell Drummond Campbell, Radical Cinema in the , 1930-1942 : the Work of the Film and Photo League, Nykino, and Frontier Films, Thèse de doctorat, Evanston, Northwestern University, 1978, p. 122. 28. « Lens », « Flashes and Close-Ups », dans Daily Worker, 20 octobre 1933, cité par Russell Drummond Campbell, op. cit. 29. William C. Wees, The Art and Politics of Found Footage Films, New York City, Anthology Film Archive, 1993 (https://monoskop.org/images/3/34/ Wees_William_C_Recycled_Images_The_Art_and_Politics_of_Found_Footage_Films.pdf). 30. Id., p. 35. 31. Id., p. 33.

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Le détournement cinématographique, du lettrisme au situationnisme

Loïc Millot

1 SI LE PROCÉDÉ DU DÉTOURNEMENT a fini par s’identifier à l’organisation situationniste, c’est dans le contexte esthétique et politique du lettrisme qu’a émergé cette pratique de remontage. De l’usage détourné de la pellicule, inauguré dans le Traité de bave et d’éternité (1951) d’Isidore Isou, à celui de la salle, dans Le Film est déjà commencé ? (1951) de Maurice Lemaître, le champ d’intervention des lettristes ne va cesser de s’élargir, jusqu’aux « […] bouleversements de situations, sinon rien »1 annoncés de façon programmatique par Guy Debord au terme de ses « Prolégomènes à tout cinéma futur » (juin 1952). Ces actes sacrilèges qui transgressent les normes instituées du dispositif cinématographique2 ouvrent indirectement la voie au plagiat, tel que Guy Debord et Gil Joseph Wolman le préconisent dans le cadre dissident de l’Internationale lettriste (1952-1957). Le réemploi de matériaux préexistants constitue l’un des traits distinctifs du cinéma lettriste émergeant (1951-1952), avant de voir son usage systématisé dans les films de Maurice Lemaître et de Guy Debord.

Le détournement de phrases : Hurlements en faveur de Sade (1952)

2 Dès son premier film réalisé au mois de juin 1952, intitulé Hurlements en faveur de Sade (1952), Guy Debord s’est livré à la pratique du détournement, mais en limitant en ce cas son usage aux phrases qui en constituaient le commentaire. C’est dans le contexte du lettrisme, ce mouvement néo-dadaïste fondé par Isidore Isou en 1945 en vue d’entreprendre un bouleversement général de l’esthétique, que cette pratique de remontage a émergé, avant même que son usage ne soit théorisé en 1956 par Wolman et Debord dans le « Mode d’emploi du détournement »3. Hurlements en faveur de Sade était précédé dans cette voie par le Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou, film-

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manifeste qui inaugure la naissance du cinéma lettriste, ainsi que par Le Film est déjà commencé ?, film élargi à la « séance de cinéma »4, que Maurice Lemaître présente le 7 décembre 1951 au « ‹ Ciné-Club du Quartier latin › de François Froeschel […] »5. Entamée au cours de l’hiver 1951, l’écriture de Hurlements en faveur de Sade subira l’influence de ces deux films, comme en témoigne la première version du scénario publiée au mois d’avril 1952 dans la revue lettriste Ion6. Conformément au principe disjonctif du « montage discrépant »7 énoncé et mis en œuvre dans le Traité de bave et d’éternité, Debord structure son scénario en deux colonnes séparant la bande-son de la bande-image. A plusieurs reprises, il mentionne des interventions à effectuer directement sur la matérialité de la pellicule (« Pellicule brossée »), poursuivant le procédé des « ciselures » par lequel Isou entend parvenir à détruire la photographie au profit de la parole. La précision apportée par Debord à l’une d’entre elles – « Pellicule brossée jusqu’à la destruction complète de l’image »8 – correspond précisément à ce que Maurice Lemaître, fort de son expérience de monteur-ciseleur sur le Traité, avait accompli dans Le Film est déjà commencé ?, jusqu’à rendre impossible l’identification des matériaux utilisés. La séquence relative à la « Progression de l’infanterie française en Indochine »9 indiquée dans la bande-image semble provenir des chutes de films recueillies par Isou aux Services cinématographiques de l’Armée, à l’instar de ce que Maurice Lemaître avait fait en intégrant à son film des prises de vues (en négatif, toutefois) produites lors du tournage du Traité. La bande-son de Hurlements devait aussi comprendre des extraits du poème lettriste « J’interroge et j’invective » de François Dufrêne10, que l’on pouvait déjà entendre dans le Traité de bave et d’éternité. S’il est en revanche question, dans les « Prolégomènes à tout cinéma futur » précédant le scénario, de « phrase censurée »11, de « mots épelés »12, ou encore de « dialogue parlé- écrit »13, Debord ne semble pas encore envisager d’appliquer la méthode du détournement aux phrases composant le commentaire de son film.

3 Réalisé le 17 juin 1952, le film témoigne finalement de nombreux écarts par rapport à la version du scénario publiée deux mois auparavant. A la suite de L’Anticoncept (1951) de Gil J. Wolman14, les ciselures et les images discursives ont été supprimées, et le poème de Dufrêne remplacé par un poème mégapneumique de Wolman en introduction. Après le passage d’une amorce, la bande-image de Hurlements en faveur de Sade se résume à l’alternance d’écrans noirs recueillant de longues « masses de silence vide »15, et d’écrans blancs circonscrivant les moments où des « phrases détournées »16 sont à tour de rôle énoncées par cinq locuteurs (Wolman, Debord, Serge Berna, Barbara Rosenthal, Isidore Isou). Ces phrases ont été sélectionnées parmi des matériaux préexistants de nature hétérogène, tels que des articles du Code civil17, des journaux, une réplique de Rio Grande (1950) de John Ford, mais aussi bien des phrases prélevées chez Joyce ou parmi les écrits lettristes18. Ces sources cependant, comme les noms des locuteurs se donnant la réplique en voix over, ne sont pas mentionnés au cours du film19, en sorte que le commentaire se présente sous la forme hétérogène et anonyme d’un collage de citations, de « différents styles d’écritures »20 et de voix compromettant l’intelligibilité des répliques. Plutôt que de s’autoriser à produire un texte original, Debord limite son activité à une phase de démontage – la sélection et le découpage des phrases opérés en amont – et à une phase de remontage, où les citations acquièrent par leur mise en contiguïté de nouvelles significations. Survenues tardivement, ces modifications seraient à mettre au compte de Wolman21, dont Debord s’est depuis rapproché et auquel il dédie Hurlements en faveur de Sade. En inscrivant son film dans la filiation esthétique de L’Anticoncept, Debord forme avec Wolman une aile an-iconique et

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« non ciselante » au sein du cinéma lettriste émergeant. Le recours à des phrases détournées a pu constituer, pour Debord, un moyen de prendre ses distances avec le fondateur du lettrisme, sinon d’anticiper la scission prochaine avec le mouvement isouien à la fin du mois d’octobre 1952. Nous sommes d’autant plus incités à le penser que ces divergences esthétiques interviennent le même mois au cours duquel Debord et Wolman fondent secrètement l’Internationale lettriste (1952-1957 ; IL).

L’emploi du détournement comme abolition et dépassement des arts : le « Mode d’emploi du détournement » (mai 1956), par « Aragon et André Breton »22

4 Le 7 décembre 1952, le « dépassement des arts »23 sera l’un des objectifs adoptés par les membres constitués en Internationale lettriste (Debord, Wolman, Serge Berna, Jean- Louis Brau). Avec les dérives psychogéographiques menées dans les rues de Paris en 1953, l’activité artistique est provisoirement remplacée par une pratique immédiate d’exploration et de réappropriation de la vie quotidienne. D’une autre façon, le détournement répond au dépassement des arts en acquérant, dans le « Mode d’emploi » publié dans Les Lèvres nues (mai 1956), une valeur d’usage propagandiste et révolutionnaire. Debord et Wolman le présentent en effet comme un « […] instrument culturel au service d’une lutte de classes bien comprise »24, définition qui exclut tout usage de ce procédé à une fin esthétique. Les valeurs d’utilité et d’efficacité propagandistes priment, dès lors, toute notion de création, de beauté et de jugement de goût. Son usage s’étend à tous types de matériaux (artistique, publicitaire, journaux, affiches), mais aussi bien, avec l’« ultra-détournement », à l’ensemble des domaines composant la réalité sociale (vêtements, architecture, urbanisme). Les auteurs procèdent cependant à une hiérarchisation des matériaux pour distinguer « le détournement mineur », dont les éléments détournés n’ont par eux-mêmes aucune importance (coupures de presse, photographie d’un sujet quelconque), du « détournement abusif » qui concerne le détournement d’œuvres au contenu révolutionnaire (Saint-Just, la séquence d’un film d’Eisenstein).

5 Si « [t]out peut servir » 25 au détournement, c’est parce qu’il n’est pas de chose dont l’usage n’ait été séparé, ni de domaine de la réalité sociale qui ne témoigne d’une expropriation de la vie. Détourner revient à se réapproprier ce qui a été préalablement séparé dans la sphère de l’économie (les moyens de production détenus par la classe dirigeante), de la politique et du droit. La propriété intellectuelle est perçue en ce sens comme un privilège faisant obstacle au libre usage transformateur des œuvres. D’où, à la suite de Lautréamont26, la nécessité du plagiat dont les auteurs excluent le cinéma, dans le but d’instaurer un « communisme littéraire »27 fondé sur l’abolition de la propriété intellectuelle. La restitution à l’usage public des œuvres littéraires rejoint le projet de se réapproprier l’espace public initié par les dérives psychogéographiques. La transformation des citations littéraires est en outre conforme au projet révolutionnaire de bouleverser l’organisation sociale existante. Le détournement engage un tel processus révolutionnaire en altérant la forme, et en désactivant l’usage et le sens qui étaient donnés à un produit ou à un objet esthétique préfabriqué : il faut démembrer

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l’objet pour transformer sa valeur d’usage au profit d’un contre-usage révolutionnaire se retournant contre ses conditions sociales de production.

6 Les prescriptions d’usage relatives au cinéma ont principalement une valeur prospective. Comme pour les citations littéraires, le travail d’appropriation exerce un acte de négation à l’encontre des matériaux détournés. Celui-ci peut se limiter à modifier le titre d’un film, ou encore à remplacer la bande-son ; dans le cas d’Intolerance : Love’s Struggle Throughout the Ages (Intolérance, 1916) de Griffith, Debord et Wolman proposent d’introduire un commentaire pour convertir l’idéologie raciste de ce film en une « puissante dénonciation des horreurs de la guerre impérialiste et des activités du Ku-Klux-Klan […] »28. Par retournement de l’usage et du sens, l’efficacité de ce procédé se réalise au détriment de l’intégrité physique et contextuelle des matériaux. De façon générale, il est conseillé de démonter n’importe quel film en s’aidant le cas échéant d’éléments « picturaux ou musicaux, aussi bien qu’historiques »29. Le recours à ces formes d’expression marque une rupture importante par rapport à Hurlements en faveur de Sade, qui relevait par son dépouillement d’une « hypostase réductionnelle du cinéma »30. Dans les films suivants que réalisera Debord, la pratique du détournement ne se limitera plus à des phrases, mais s’étendra dorénavant à la musique, ainsi qu’à toutes sortes de matériaux visuels.

Le détournement comme critique de la production culturelle : Sur le passage de quelques personnes sur une assez courte unité de temps (1959), Critique de la séparation (1961)

7 L’emploi du détournement sera confirmé dans le cadre de l’Internationale situationniste (1957-1973), organisation fondée le 27 juillet 1957 à partir d’« une réunification de la création culturelle d’avant-garde et de la critique révolutionnaire de la société »31. Dans le premier bulletin de l’Internationale situationniste (juin 1958), son emploi constitue désormais « la signature du mouvement, la trace de sa présence et de sa contestation dans la réalité culturelle d’aujourd’hui […] »32. Après la publication de la Fin de Copenhague (1957) 33 puis de Mémoires (1958) 34, conjointement réalisés par Asger Jorn et Guy Debord à partir d’éléments préfabriqués, c’est en 1959 que ce dernier renoue avec le cinéma en réalisant Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959), puis Critique de la séparation (1961), dont le montage est achevé au mois de février 1961. Dans ces deux courts métrages produits par les Films Expérimentaux Franco-Danois (Dansk-Fransk Experimentalfilms kompagni) et financés par Asger Jorn, Debord emploie le détournement dans le but de démystifier le cinéma documentaire, tantôt en feignant d’adopter ses conventions, tantôt en les déjouant pour révéler sa prétention illusoire à l’objectivité et à la vérité. Si ces films comprennent dorénavant des éléments de représentation, ceux-ci sont au service d’une pensée iconoclaste qui récuse toute valeur documentaire. Reflets d’une production culturelle jugée aliénante et mensongère, ils sont convoqués à contre-emploi afin d’entreprendre une critique du visible médiatisé. Le détournement va alors exercer sa négation au sein de la fonction de communication du documentaire, pour la retourner contre elle-même et dénoncer la séparation, la non-communication sur laquelle elle se fonde réellement. On a là, en germe, tout le cinéma à venir de Debord, qui ne cessera de redéployer l’opposition entre la vie et la vision, comprise en tant qu’aliénation35, mais

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aussi entre l’activité et la passivité, entre l’immédiateté et le visible médiatisé. Dans ces deux films, la critique du visible médiatisé justifie la réappropriation de matériaux exogènes produits par la société spectaculaire (images d’actualité, journaux, bandes- annonces publicitaires, comics, placards)36, ainsi que la réalisation de prises de vue par le chef-opérateur André Mrugalski37. Qu’elles aient été produites pendant le tournage ou qu’elles proviennent de matériaux préexistants, les images se présentent dans ces deux films dans un état lacunaire, ayant préalablement subi l’épreuve du démontage. Lorsque les photographies ont été recadrées au banc-titre, Debord leur a systématiquement retiré tout commentaire, toute légende (dans le cas de photographies de journaux) ou tout titre (pour la couverture d’un roman de science- fiction). Les reconstitutions de scènes de café, dans Sur le passage, ou les prises de vue sur l’équipe de tournage, dans Critique de la séparation, n’échappent pas à cette phase de décontextualisation : ses « acteurs » sont privés de voix. Debord refuse toute autonomie à ces images mutilées en leur adjoignant un commentaire composé de citations détournées. Faisant office de nouvelle « légende », le commentaire vient recontextualiser la perception et l’intelligibilité des images. La parole entre en contact avec les images, interférence qui entraîne « l’organisation d’un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée »38. Le détournement peut également reposer sur les interférences entre les images et des énoncés écrits : aux « placards » et images sous-titrées introduits dans Sur le passage s’ajoutent, dans Critique de la séparation, les phylactères de comics.

8 Dès les premières images de Sur le passage, Debord procède à un détournement temporel en leur ajoutant simplement une indication écrite – « PARIS 1952 » – qui ne correspond pas à la date à laquelle ont été réellement produites ces prises de vues à Saint-Germain-des-Prés, au mois d’avril 1959. L’inscription anachronise la perception des images en produisant un retour fictif à l’année de fondation de l’Internationale lettriste. De façon générale, toutes les prises de vues réalisées par André Mrugalski sont dans ce film retournées contre leur valeur documentaire, participant à la mystification du spectateur. Puis c’est au tour de la parole d’entrer en rapport avec les images ; les prises de vues détournées sont commentées par un speaker (interprété par Jean Harnois) qui emprunte le ton neutre et officiel des actualités cinématographiques pour introduire le spectateur à un « documentaire ordinaire, techniquement moyen »39. Son statut de speaker commence à vaciller quand il laisse échapper l’expression « notre histoire »40, s’incluant dans le sujet collectif – l’Internationale lettriste – qu’il se propose de traiter. La simulation de l’objectivité documentaire intègre dialectiquement sa contradiction démystificatrice, selon « le double jeu de l’art et de sa négation »41 inhérent au « parodique-sérieux »42. Le speaker réadopte ensuite une position d’extériorité conforme au « style du film d’art », que vient souligner l’ajout conventionnel d’une musique d’accompagnement (« L’Origine du dessin », extrait des Suites de ballets de Haendel). Une photographie prise par Mrugalski montre quatre amis buvant du vin à la table d’un café ; il s’agit de Debord, Asger Jorn, Michelle Bernstein et Colette Gaillard, dont les noms ne sont jamais mentionnés par le speaker qui les désigne impersonnellement d’un « ils » ou de « [c]es gens ». Leurs visages scrutés en gros plans reprennent la façon dont le « documentaire sur l’art » communique un sujet à partir d’un document médiatisant son existence. C’est pourtant ce projet qui est contredit par la dernière phrase énoncée par le speaker : « […] Ces gens méprisaient aussi la prétendue profondeur subjective. Ils ne s’intéressaient à rien qu’à une expression suffisante d’eux-mêmes, concrètement. »43 La pratique immédiate et concrète de la vie évoquée ici

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oppose un démenti à la médiation photographique, et plus largement à la réalisation du film. Plutôt que d’introduire le spectateur au sujet, la photographie est utilisée dans le but d’élaborer une critique du visible médiatisé. A contre-emploi de sa valeur documentaire, elle est rappelée à son usage séparé de private joke. Maintenu dans une clandestinité anonyme (qui, dans l’exemple mentionné, a fini par céder avec le temps : le spectateur averti reconnaît aujourd’hui les protagonistes de l’IS), le sujet s’opacifie, résiste au dispositif qui tente de l’objectiver ; la communication est convertie en une langue secrète44 qui révèle, au contraire, l’impossibilité du sujet à se communiquer sous une forme documentaire. Dans cette faille s’engouffre la première intervention orale de Debord, dont la voix « plus triste et sourde »45 que celle du speaker suspend par son inflexion lyrique l’objectivité du documentaire. Son intervention élève le commentaire du speaker au constat de l’aliénation : Les êtres humains ne sont pas pleinement conscients de leur vie réelle… agissent le plus souvent en tâtonnant ; leurs actes les suivent, les entraînent, les débordent par leurs conséquences ; à chaque moment donc les groupes et les individus se trouvent devant des résultats qu’ils n’avaient pas voulus.46

9 A l’instar de l’Internationale lettriste qui s’est érigée contre cette aliénation en proclamant la nécessité de se réapproprier la vie quotidienne, le caractère général de cette affirmation acquiert, au contact de ces fragments photographiques, une inflexion personnelle, qui confère à ce détournement une fonction autoréflexive et autocritique. Le tâtonnement évoqué par Debord est relayé par le contact que celui-ci établit sur la photographie avec Colette Gaillard – la main autour du cou de la jeune femme, geste fétiche du rapport amoureux chez Debord qui est contraire à la médiation, à la distance dans laquelle s’éloignent les représentations. Pour la première phrase qu’il prononce, Debord emploie aussi un terme qui réfléchit son nom – « débordent » – au moment même où le découpage s’effectue sur la table recouverte de verres de vin. Le débordement évoqué semble alors se rapporter aux excès de l’alcool, dont la table inondée de vin serait en quelque sorte le résultat provisoire. La lisibilité de l’image est opacifiée par un système de renvoi personnel, de même que l’extrait musical se prête dorénavant à célébrer une vie aventureuse menée dans la clandestinité.

10 Après d’autres portraits photographiques – dont l’un d’entre eux représente Isidore Isou –, la pseudo-objectivité du documentaire est reconduite à travers le commentaire du speaker : « Notre objectif a saisi pour vous quelques aspects d’une micro-société provisoire. » Assujetties à la voix officielle du speaker, les prises de vue d’André Mrugalski servent aussi bien à illustrer le commentaire, qu’à attester l’existence d’un microcosme vivant en marge de la société, en 1952. On est proche du scoop, par le caractère inédit que présenterait un sujet se laissant pour la première fois « approcher » par une caméra. Un écart se creuse cependant entre ce qui est énoncé par le speaker et les scènes de café anodines qui sont exposées, en sorte que « le texte apparaît de plus en plus inadéquat et emphatiquement grossi par rapport aux images » 47. Le speaker est ensuite interrompu par deux interventions lyriques de Debord se rapportant à la dérive et à la vie, hors-champ de ce film, dont la première affirme l’appartenance à une communauté insaisissable : « Notre vie est un voyage – Dans l’hiver et dans la nuit. – Nous cherchons notre passage. » Puis une troisième voix, relative à une « fille très jeune » (interprétée par Claude Brabant), vient à son tour altérer l’objectivité du documentaire. Au fur et à mesure que le film avance, les deux voix aux tonalités lyriques vont progressivement se substituer à celle du speaker. A ce déplacement de l’objectivité participent des réminiscences de Hurlements en faveur de

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Sade : dès la huitième minute, un écran uniformément blanc interrompt le flux des représentations, si bien que « le film commence à se démentir lui-même sur toute la ligne – devient ainsi plus clair, son auteur prenant parti contre lui »48. Le procédé est conforme au programme iconoclaste énoncé par Debord : « On ne conteste jamais réellement une organisation de l’existence sans contester toutes les formes de langage qui appartiennent à cette organisation. » Le documentaire sur l’art se découvre « anti- film d’art sur l’œuvre non faite de l’époque […] »49. Au total, ce sont neuf écrans blancs qui occupent les interstices du film, y ménageant des pauses au cours desquelles est véhiculé un contenu critique à l’égard du documentaire, et autoréflexif à l’égard du film réalisé.

11 Concernant le détournement de matériaux visuels préexistants, on remarque une utilisation importante d’images d’actualités représentant des manifestations réprimées par les forces de l’ordre. A la onzième minute, une première séquence montre longuement de « violents affrontements entre des ouvriers japonais et la police »50. C’est ce moment que choisit Debord pour énoncer un commentaire portant sur l’un des leitmotive de l’IL et de l’IS : le « dépérissement de l’art »51. Cette condamnation de l’esthétique annoncée sur la bande-son est dialectiquement mise en acte par le détournement qui affecte l’intégrité physique et le sens premier des matériaux remontés. Le détournement répond exemplairement à sa fonction d’instrument au service de la lutte des classes, prenant position au côté des ouvriers réprimés, contre les forces de l’ordre qui maintiennent « le règne cohérent de la misère »52, comme le précise Debord à partir d’images montrant la répression policière de manifestants anglais. Il y a une corrélation étroite entre la pratique du détournement et la sélection de matériaux préfabriqués à partir de leur contenu visiblement réactionnaire et militariste. Le détournement va par exemple servir à dénoncer l’engagement militaire du gouvernement français en Algérie. Dans une séquence montrant brièvement les généraux Massu et Salan au cours d’un rassemblement de colons à Alger (mai 1958), il revient au speaker de détourner ces images en ajoutant cette assertion : « Finalement, dans ce pays, ce sont les hommes d’ordre qui se sont faits émeutiers. Ils ont assuré davantage leur pouvoir. »53 Puis, lors d’un défilé de parachutistes français, le port d’armes des militaires, au niveau du cœur, acquiert une signification critique au contact de la parole du speaker : « Le grotesque des conditions dominantes ils ont pu l’aggraver selon leur cœur. »54 Le caractère officiel de ce défilé militaire sombre dans le grotesque, tandis que l’idéologie militariste et colonisatrice est convertie en son contraire, conformément aux positions anti-colonialistes défendues par l’IL. Avec le plan qui conclut cette séquence – un discours du Général de Gaulle rendu au silence –, ce sont autant d’images périmées qui appartiennent « aux pompes funèbres du passé »55.

12 Dans ces deux courts métrages, les seuls que Debord aura finalement réalisés dans le cadre de l’Internationale situationniste, l’élargissement du détournement aux images fait ressortir, paradoxalement, des affinités avec l’esthétique isouienne. Du Traité de bave et d’éternité, Debord reprend la composition mixte de la bande-image, mêlant le remontage de matériaux exogènes à la production de prises de vue. Leurs contenus entrent parfois en relation, comme ces prises de vue anodines sur les façades du quartier de Saint-Germain-des-Prés, que l’on trouve dans le Traité et au début de Sur le passage. On trouve également dans le Traité des private joke adressés aux lettristes ayant contribué à la réalisation du film : ainsi tel passage de Marc’O ou de Maurice Lemaître dans Saint-Germain-des-Prés, sans compter les nombreuses prises de vues et photographies d’identité représentant le réalisateur lui-même, dès les premières

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images du film. Dans la première version du scénario de Hurlements en faveur de Sade publiée dans la revue Ion (avril 1952), Debord adresse des privates jokes en direction d’Isou et de Marc’O56, comme il intégrait déjà des « [s]cènes d’émeutes »57 ou relatives à un contexte colonialiste (la guerre d’Indochine).

13 Si, à l’inverse d’Isidore Isou, Debord ne procède pas à des ciselures pour détruire la photographie et sa réalité, il le rejoint par l’énoncé de sa pensée et l’emploi iconoclaste des images. Le détournement, à l’instar du réemploi ciselant58, se réalise au détriment des matériaux et de leurs représentations, sans toutefois intervenir sur la matérialité de la pellicule. Avant la publication du « Mode d’emploi du détournement », le principe de composer un film à partir de fragments d’autres films fut – dans une perspective ciselante et discrépante – à la fois proclamé et mis en acte dans le Traité : Du point de vue de la photo, je ferai foutre la pellicule en l’air avec des rayons de soleil, je prendrai des chutes d’anciens films et je les rayerai, je les écorcherai pour que des beautés inconnues paraissent à la lumière, je sculpterai des fleurs sur la pellicule, quitte à faire de ce désordre un ordre neuf. (Bande-son du Traité de bave et d’éternité)

14 L’intégration d’éléments préfabriqués – des bandes-amorces et des chutes de films récupérées au Service cinématographique de l’Armée – sert de pré-texte, de support au ciselant, qui en retour « les transforme en matière esthétique »59, finalité à laquelle est étranger l’emploi situationniste du détournement.

15 En découvrant les deux courts métrages de Debord, Isou revendiquera avoir été le premier à appliquer au cinéma le procédé du détournement, invention qu’il rapporte au poème dada de Tzara, composé à partir de mots découpés dans un journal et remontés au hasard60. Contre le « plagiaire » Debord, Isou s’approprie la paternité du détournement au nom du discrépant61, terme par lequel il désigne à la fois le travail d’appropriation de films préexistants et un montage qui « fait diverger les bandes et les rend indifférentes, les unes aux autres »62. Du montage discrépant, Debord conserve la prédominance de la parole comme principe de négation des images63, sans que celles-ci ne se réduisent à illustrer le commentaire, sinon quand il s’agit de simuler la communication du documentaire. C’est cela même que Isou jugera régressif dans les deux courts métrages de Debord, non seulement parce qu’ils font état d’une bande- image non ciselée, mais parce que leur montage revient à « une espèce d’asynchronisme ou au synchronisme allusif d’un René Clair ou d’un Poudovkine, dont la bande-son marque une relation avec la bande-image […] » 64. L’emploi situationniste du détournement ne peut pas reposer sur « l’anti-synchronisme total »65 du montage discrépant, dès lors qu’il tire son efficacité du rapport « flottant » qu’il produit entre la parole, des énoncés écrits, et des représentations imagées auxquelles Debord ajoute parfois un accompagnement musical.

16 La critique formulée par Isidore Isou peut cependant s’appliquer au Traité de bave et d’éternité, qui comporte une certaine proportion de chutes non ciselées, exposées « nues » à l’écran (mais toujours sans leur bande-son d’origine). Comme l’a souligné Maurice Lemaître, la relation entre la bande-image et la bande-son n’est pas indifférente dans le premier chapitre du film, mais allusive, Isou énonçant lui-même les principes de son film-manifeste en même temps qu’apparaît à l’écran son visage ou son passage dans les rues de Saint-Germain66. Au cours d’un entretien avec Frédérique Devaux, Isou affirme avoir sélectionné et remonté les séquences récupérées en fonction du montage de la bande-son préalablement composée67. L’agencement de ces séquences ne doit donc rien au hasard, contrairement au poème de Tzara dont il se réclame, ou à

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Chutes (1968) et Une œuvre (1968) de Maurice Lemaître, deux films reposant sur un remontage de chutes non sélectionnées68. Dans les séquences récupérées du Traité, les ciselures et les taches à l’encre de Chine effectuées par Maurice Lemaître pour cacher les visages seraient motivées par des raisons juridiques – afin d’éviter un procès69.

17 Si, d’un côté, Maurice Lemaître mène les ciselures ébauchées sur le Traité à leur achèvement, jusqu’à l’illisibilité intégrale des représentations impressionnées sur la pellicule, il expose de l’autre un extrait d’Intolerance de Griffith dépourvu de ciselures, entrecoupé seulement de placards détournés dont Debord reprendra l’utilisation dans ses deux courts métrages. Cette citation se présente cependant comme un réemploi élargi à la séance70, selon des conditions de projection et de mise en scène indiquées dans le livre homonyme de Lemaître : Un écran portatif de couleur rose sera installé devant l’entrée du cinéma aux néons tous éteints, dès que la nuit se sera allongée sur le boulevard. Une heure avant la séance et jusqu’à celle-ci, un opérateur impassible y projettera des classiques du film : ‹ Intolerance de Griffith ›, par exemple.71

18 Dans cette séance de « syncinéma » qui relève de la performance, des figurants mêlés aux spectateurs sortiront pour « se placer devant l’écran extérieur sur lequel continuera à passer le film de Griffith. Ils en suivront attentivement la projection, l’entrecoupant d’approbations bruyantes. »72 En introduisant cette séance de cinéma par une citation d’Intolerance, Lemaître souhaite rendre hommage aux créateurs du cinéma « amplique », comme il le fera ensuite à l’égard de Chaplin et de Méliès dans Un navet (1975-1977), ou de Erich von Stroheim (Erich von Stroheim, 1979)73. Par le biais de ce réemploi « fétichiste » de Griffith (trait caractéristique de la cinéphilie), le metteur en scène inscrit sa création dans un héritage cinématographique qui appartient à l’histoire de l’art74. L’absence de ciselures traduirait ici la dévotion du réalisateur à l’égard de ces réalisateurs, attitude idolâtre à laquelle Debord et Wolman s’opposeront en initiant le scandale contre Chaplin (octobre 1952), lequel sera à l’origine de la scission entre le mouvement isouien et l’Internationale lettriste. Chaplin était aussi l’un des créateurs auquel Isou avait dédié le Traité de bave et d’éternité, hommage à partir duquel débutait ce film. Avec le dépassement des arts, l’Internationale lettriste rompra avec cette attitude révérencieuse à l’égard du passé, comme ses membres déplaceront l’enjeu politique du soulèvement de la jeunesse – l’externité75 – vers celui de la lutte des classes.

NOTES

1. Guy-Ernest Debord, « Prolégomènes à tout cinéma futur », Ion. Centre de création, n o 1, avril 1952, p. 217 [réédition : Paris, Jean-Paul Rocher éditeur, 1999]. 2. Voir François Bovier, « La négation de la salle obscure : les ‹ anti-films › lettristes, ou la dislocation du dispositif cinématographique », dans F. Bovier, Projection ! Agencements du cinéma élargi dans les années 1950-1970, à paraître en 2018 aux Editions Paris Expérimental. 3. Gil J. Wolman et Guy-Ernest Debord, « Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues, no 8, mai 1956, pp. 2-9.

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4. Voir Maurice Lemaître, Le Film est déjà commencé ? Séance de cinéma, Paris, André Bonne, 1952. 5. Dominique Noguez, Eloge du cinéma expérimental, Paris, Editions Paris expérimental, 2010, p. 180. 6. Voir Guy-Ernest Debord, « Hurlements en faveur de Sade », Ion. Centre de création, op. cit., pp. 220-230. Ce numéro unique dédié au cinéma comprend en outre l’« Esthétique du cinéma » d’Isidore Isou, les scenarii de Wolman, Serge Berna, François Dufrêne et Gabriel Pomerand, ainsi que la « Première manifestation d’un cinéma nucléaire » de Marc-Gilbert Guillaumin (alias Marc’O). 7. Le montage discrépant repose sur la disjonction et l’autonomisation de la parole et de l’image. 8. Guy-Ernest Debord, « Hurlements en faveur de Sade », op. cit., p. 222. 9. Id., p. 227. 10. Id., p. 223. Le poème de Dufrêne est dédié à Antonin Artaud. 11. Guy-Ernest Debord, « Prolégomènes à tout cinéma futur », op. cit., p. 217. 12. Ibid. 13. Ibid. 14. Le film de Wolman a été réalisé au mois de septembre 1951 et projeté sur ballon-sonde au « Ciné-club 52 » le 11 février 1952. La bande-son comprend notamment un poème lettriste (« Trits »), suivi d’un commentaire original rédigé par Wolman qui « est sans aucune hésitation sur le mode du monologue intérieur de l’Ulysse de Joyce dont les lettristes et Isou en tête avaient fait un repère à dépasser dans le domaine de la prose ». Voir Jean-Michel Bouhours, « De L’anticoncept à l’anticoncept », dans Gil Joseph Wolman, Défense de mourir, Gérard Berreby et Danielle Orhan (éd.), Paris, Editions Allia, 2001, p. 352. Le scénario de ce film est présenté dans la revue Ion. 15. Guy Debord, « Notice pour la Fédération française des ciné-clubs. Eclaircissements sur le film Hurlements en faveur de Sade », repris dans G. Debord, Œuvres, Jean-Louis Rançon (éd.), Paris, Editions Gallimard, 2006, p. 70 (texte publié initialement dans le numéro 2 du bulletin de l’ Internationale lettriste, février 1953). 16. Guy Debord, « Pour une construction de situations » [septembre 1953], Œuvres, op. cit., p. 107. Je souligne. 17. Le recours à des phrases du Code civil était indiqué dans le scénario publié dans la revue Ion. 18. Guy Debord, « Fiche technique » [1964], Œuvres, op. cit., p. 73. 19. A une seule , Debord et Wolman sont mentionnés au début du film : pour présenter l’auteur du film, et le destinataire de la dédicace. 20. Guy Debord, « Fiche technique », op. cit., p. 73. 21. Voir Jean-Michel Bouhours, « De L’anticoncept à l’anticoncept », op. cit., pp. 356-357. 22. Dans l’esprit du détournement, ce sont les noms d’emprunt que Debord et Wolman adoptent pour la présentation de leur article au frontispice du numéro 8 des Lèvres nues. Le sommaire est accompagné d’une carte de France dont les noms des villes ont été détournés, remplacés par ceux de villes d’Algérie. Fabien Danesi a remarqué les affinités entre Debord et Marcel Mariën, éditeur des Lèvres nues, dont les réflexions sur le cinéma exposées dans le numéro 7 de la revue rejoignent, sinon anticipent, celles de Wolman et de Debord dans le « Mode d’emploi du détournement ». Voir Fabien Danesi, Le Cinéma de Guy Debord (1952-1994), Paris, Editions Paris expérimental, 2011, pp. 55-56. Voir également Marcel Mariën, « Un Autre cinéma », Les Lèvres nues, no 7, décembre 1955, pp. 8-17. C’est dans ce dernier numéro des Lèvres nues que Guy Debord publie la version définitive du scénario de Hurlements en faveur de Sade (pp. 18-23). 23. Serge Berna, Jean-Louis Brau, Guy-Ernest Debord, Gil J. Wolman, « Conférence d’Aubervilliers » [7 décembre 1952], repris dans Guy Debord, Œuvres, op. cit., p. 88. 24. Gil J. Wolman et Guy-Ernest Debord, « Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues, no 8, mai 1956, p. 5. 25. Id., p. 3.

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26. Voir Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont, Œuvres complètes, Paris, Editions Gallimard, 1973, p. 307 [première publication : Poésies, II, 1870]. 27. Gil J. Wolman et Guy-Ernest Debord, « Mode d’emploi du détournement », op. cit., p. 5. Je souligne. 28. Id., pp. 6-7. 29. Id., p. 7. 30. Guy-Ernest Debord, « Prolégomènes à tout cinéma futur », op. cit., p. 217. 31. Guy Debord, « Présentation de Potlatch » [novembre 1985], Œuvres, op. cit., pp. 130-131 (1985). 32. Internationale situationniste, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1997, p. 79 (reproduction du bulletin no 3 de l’Internationale situationniste, paru au mois de décembre 1959). 33. Voir Asger Jorn, Fin de Copenhague, Paris, Editions Allia, 2001 [première publication : 1957]. Guy Debord intervient sur cet ouvrage en qualité de « conseiller technique pour le détournement ». 34. Voir Guy Debord, Mémoires, repris dans Œuvres, op. cit., pp. 375-426. 35. « Quelle est en effet l’essence du spectacle selon Guy Debord ? C’est l’extériorité. Le spectacle est le règne de la vision et la vision est extériorité, c’est-à-dire dépossession de soi. » (Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 12). 36. Avant de se voir refuser les droits de reproduction, Debord songeait à intégrer à Sur le passage des extraits de films policiers, et une séquence de Pour qui sonne le glas (For Whom the Bell Tolls, 1943) de Sam Wood, que l’on retrouvera finalement dans La Société du spectacle (1973). 37. On retrouvera cette composition mixte de la bande-image dans In girum imus nocte et consumimur igni (1978). Les images tournées sur les eaux de Venise seront filmées par André Mrugalski. 38. Internationale situationniste, no 3, décembre 1959, op. cit., p. 78. 39. Guy Debord, « Fiche technique », op. cit., p. 489. 40. Guy Debord, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, repris dans Œuvres, op. cit., p. 470 (scénario du film). 41. Internationale situationniste, no 3, décembre 1959, op. cit., p. 79. 42. Ibid. 43. Guy Debord, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, op. cit., p. 470. Je souligne. 44. Voir Gil J. Wolman et Guy-Ernest Debord, « Mode d’emploi du détournement », op. cit., p. 8. Cette fonction attribuée au détournement est comparable sur ce point à l’argot, dont l’emploi doit rester incompréhensible pour l’auditeur non initié. Sur ce dernier point, voir Alice Becker- Ho, Les princes du jargon. Un facteur négligé aux origines de l’argot des classes dangereuses, Paris, éditions Gérard Lebovici, 1990, p. 32. 45. Guy Debord, « Fiche technique », op. cit., p. 486 (publié dans Contre le cinéma en août 1964). 46. Guy Debord, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, op. cit., p. 471. Je souligne. 47. Guy Debord, « Fiche technique », op. cit., p. 489. 48. Ibid. Je souligne. 49. Ibid. 50. Id., p. 476. 51. Id., p. 477. 52. Id., p. 479. 53. Ibid. 54. Ibid. 55. Ibid. 56. Guy-Ernest Debord, « Hurlements en faveur de Sade », op. cit., p. 225. Le scénario comprenait aussi des gros plans de Guy Debord (pp. 221-225).

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57. Id., pp. 222, 224, 226 et 228. 58. « La reprise des éléments donnés par un domaine étranger ne peut s’accomplir qu’au détriment de ces éléments. Le domaine esthétique entrant dans la phase ciselante, l’absorption des composants mécaniques vers l’échelon esthétique immédiat aura un aspect destructif et ciselant. » (Isidore Isou, préface à Le Film est déjà commencé ?, op. cit., p. 19). Je souligne. 59. Id., p. 18 (novembre 1951). 60. Tristan Tzara, Lampisteries sept manifestes dada, Paris, Editions Pauvert, 1979, pp. 64-65 (« Pour faire un poème dadaïste »). 61. « Le ‹ détournement › purement cinématographique n’a été réalisé qu’en 1951, sous le nom de discrépant, par Isidore Isou, et il se justifiait comme activité dans un secteur où les dadaïstes n’ont pas su pénétrer et qu’ils n’ont pas su explorer ; […]. » Plus loin, Isou ajoute : « Le promoteur de l’Internationale situationniste, après m’avoir quitté, a agi de la même façon, de 1957 à 1959, en baptisant réalisation ‹ détournée › ce que j’ai nommé ‹ réalisation discrépante › […]. » (Isidore Isou, « Contre le cinéma situationniste, néo-nazi » [1979], repris dans I. Isou, Contre l’Internationale situationniste 1960-2000, Paris, D’ARTS éditeur, 2000, pp. 326-327. 62. Isidore Isou, « Esthétique du cinéma », op. cit., p. 69. Je souligne. 63. Kaira M. Cabanas, Off-Screen Cinema. Isidore Isou and the Lettrist Avant-Garde, Chicago, University of Chicago, 2014, p. 110. 64. Isidore Isou, Contre l’Internationale situationniste 1960-2000, op. cit., p. 327. 65. Isidore Isou, La Créatique ou la Novatique (1941-1976), Paris, Editions Al Dante, 2003, p. 16. Je souligne. 66. Maurice Lemaître, Sur quelques erreurs commises à propos du film d’Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité, Paris, Centre de Créativité / Editions Lettristes, 1995, p. 8. 67. Frédérique Devaux, Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou, Paris, Editions Yellow Now, 1994, pp. 142-143 (entretien avec Isidore Isou réalisé le 6 novembre 1991). 68. Voir Maurice Lemaître, Œuvres de cinéma (1951-2007), Paris, Editions Paris Expérimental, 2007, pp. 51-53. 69. Maurice Lemaître, Sur quelques erreurs commises à propos du film d’Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité, op. cit., p. 10. 70. Maurice Lemaître, Sur le réemploi dans l’art, Paris, Centre de créativité-Editions lettristes, 2000, pp. 528-531 (interview de Maurice Lemaître avec Jean-Michel Bouhours du 6 juin 2000). Je souligne. 71. Maurice Lemaître, Le film est déjà commencé ? Séance de cinéma, op. cit., p. 97. 72. Id., p. 101. 73. « Maurice Lemaître s’est procuré une copie de Foolish Wives et lui a accolé une bande-son où il décrit son admiration pour Stroheim comme auteur et comme acteur. Dans son témoignage inhabituel de respect et d’amour, Maurice Lemaître n’intervient que très progressivement et très peu sur la pellicule, comme si pour une fois, plus que de les détourner et de les transformer, il était révolutionnaire et créateur de montrer les images dans leur clarté propre. » (Nicole Brenez, « Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », Cinémas : revue d’études cinématographiques, vol. 13, no 1-2, automne 2002, p. 13). 74. Maurice Lemaître, Sur le réemploi dans l’art, op. cit., pp. 522 et 531. 75. Isidore Isou a mis en lumière l’exploitation et l’esclavage moderne des Jeunes, terme qui ne se limite pas à l’âge, ni ne répond à une interprétation de classes de la société. Voir Isidore Isou, Les Manifestes du Soulèvement de la Jeunesse (1950-1966), Paris, Editions Al Dante, 2004.

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Un « Indien » dans les archives : le document trouvé et l’image composite

Jaimie Baron Traduction : Sylvain Portmann

1 QU’ARRIVE-T-IL LORSQUE DES INSTANTS, séparés par des années ou des décennies, se heurtent au sein d’une même image ? Nous ne sommes parfois pas conscients de cette collision, car ces moments sont reliés par des fils invisibles ; à d’autres occasions, cet impact perturbe et dérange notre consommation passive du flux audiovisuel. Un document d’archives peut nous séduire grâce à la promesse d’une rencontre camp ou nostalgique avec des objets insolites ou des gens reclus dans un temps révolu. Et pourtant, le document pris dans son ensemble – apparemment sacré, par le fait de son âge avéré – peut être brisé par l’artiste dont le geste sacrilège d’appropriation ou de recomposition révèle de façon abrupte la proximité du passé et du présent. C’est grâce à la combinaison de ces gestes d’appropriation et de recomposition que le texte dévoile la manière dont notre attrait pour le passé peut parfois nous rendre aveugles à sa violence insidieuse.

2 Dans The Archive Effet : Found Footage and the Audiovisual Experience of History, j’ai soutenu que le « document d’archives » ne peut plus être défini en termes de localisation physique dans une institution officielle, ni grâce à des caractéristiques inhérentes au document lui-même – et ce d’autant plus qu’actuellement les archives privées, les collections de films de familles et les bases de données en ligne sont devenues des sources pour de nombreuses appropriations audiovisuelles. Le document d’archives audiovisuel doit désormais être appréhendé en tant qu’expérience vécue par le spectateur regardant un film donné ou une vidéo. Pour que le document d’archives existe en tant que tel, le spectateur doit faire l’expérience d’une disparité entre deux aspects : le premier regroupant certains sons et images apparemment fabriqués spécifiquement pour ledit texte, tandis que le second est constitué de sons et d’images qui semblent provenir d’ailleurs. Plus précisément, le spectateur éprouve une sensation de « disparité temporelle » lorsque certains documents paraissent provenir de temps

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plus anciens que d’autres, signalés par les rayures du film, sa dégradation ou tout simplement un contenu daté. Un sentiment de « présent » et d’« après » surgissent donc au sein même du texte. Dans le même temps, le spectateur éprouve également une sensation de « disparité intentionnelle », qui consiste à prendre conscience d’un nouveau propos situé au-dessus ou au-delà de la fonction première de certaines parties du texte filmique (bien que ce rôle original ne puisse qu’être imaginé et jamais véritablement connu). Prises ensemble, ces deux expériences de disparités textuelles – temporelle et intentionnelle – constituent l’« effet archive »1. Seuls ces documents, qui génèrent l’effet d’archive, peuvent être appelés « d’archive ».

3 L’effet archive peut être relié à ce que l’on nomme généralement l’« effet Kouléchov »2, entendu comme le montage d’images disparates forgeant par là un lien entre elles. Dans son célèbre article de 1929 intitulé « L’Art du cinéma », Kouléchov notait que « [ce] n’est pas tant le contenu des fragments en soi qui importe que la réunion de deux fragments de contenu différent, la manière de les combiner et de les enchaîner »3. En d’autres termes, c’est à travers le procédé du montage que la signification cinématographique se crée. De la même manière, l’effet archive n’apparaît qu’en assemblant différents documents audiovisuels. Mais à la différence de Kouléchov qui s’intéressait à la manière dont le montage insinue auprès du spectateur une connexion entre des images dépourvues de liens préalables, l’effet archive dépend de la reconnaissance constante par le spectateur de différences entre des documents d’archive et d’autres qui ne le sont pas. Si le spectateur ne reconnaît aucune disparité temporelle ou intentionnelle, l’effet archive ne se produit pas. Et pourtant, comme je m’efforcerai de le démontrer, l’effet archive et l’« effet Kouléchov » peuvent parfois se produire simultanément, la « supercherie » de l’« effet Kouléchov » étant maintenue en tension par la « conscience » associée à l’effet archive.

4 De plus, puisque l’effet archive et l’« effet Kouléchov » sont d’ordinaire générés grâce au montage de plans différents, j’avance que tous deux peuvent – et de façon simultanée – se produire à l’intérieur d’un même plan grâce à la composition de l’image. Lev Manovich a beaucoup écrit à propos de l’utilisation par Dziga Vertov du montage à l’intérieur d’un plan. Tandis que la composition digitale est généralement employée pour dissimuler les marques d’assemblage, rendant invisibles la construction des plans et le montage, Manovich déclare que lorsque le montage se fait au sein même du plan, « des réalités distinctes forment des parties contingentes d’une seule image »4. Plus loin, il remarque qu’« une image créée grâce à l’incrustation [une forme de composition] présente une réalité hybride, composée de différents espaces »5. En effet, lorsque le traitement de l’image est exhibé, comme c’est par exemple le cas dans L’Homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929), l’espace demeure visiblement fracturé, suscitant par là une expérience spatiale peu familière auprès du spectateur. J’ajouterais cependant que lorsque les éléments composites sont clairement issus d’origines différentes, tant spatiales que temporelles, une expérience complexe et hybride peut également se produire, permettant l’émergence d’une nouvelle conscience historique – et potentiellement politique –, comme l’ombre de l’effet Kouléchov battant par intermittence dans le sillage de l’archive.

5 I for NDN (2011) est un film très court, d’apparence simple et empreint d’humour, de Clint Enns et Darryl Nepinak, qui s’ouvre sur le son d’une cloche et le logo rudimentaire d’une école sur lequel on lit « L’Art de l’Ecole présente : Apprendre à la maison avec l’institutrice Fran Allison ». Les graphiques sont frustres et la qualité de la vidéo

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suggère un transfert VHS d’une ancienne émission de télévision. Fran, une femme blanche d’âge moyen coiffée d’une permanente, qui porte un pull-over jaune et un collier à perles, apparaît au-devant d’un arrangement de fleurs, derrière un bureau sur lequel on voit un présentoir garni de plusieurs cartes rectangulaires. Elle s’adresse à la caméra avec un ton de voix artificiel, comme si elle parlait à de jeunes enfants : Bonjour ! Tu te rappelles de nos amis d’hier, A et E ? Hé bien, aujourd’hui nous allons apprendre le son de nouvelles lettres. Ici, tu sais qui c’est, n’est-ce pas ? Bien sûr. Un Indien. Et quel est le son que tu entends au début du mot « Indien » ? « ɛ˜ » – « in » – est le son des lettres « i » et « n » dans le mot « Indien ».

6 Lorsque Fran désigne une carte en plan large, nous découvrons un Indien dessiné de façon classique. Et pourtant, lorsque la caméra raccorde avec un gros plan sur la carte, nous ne voyons plus le dessin mais l’image en mouvement d’un homme en T-shirt fumant une cigarette et regardant sa montre. Cette image a clairement été insérée de façon digitale au sein du cadre rectangulaire de la carte à l’écran. Il s’agit en fait de l’un des réalisateurs, Darryl Nepinak, membre de la Première Nation Saulteaux. L’« Indien » paraît tout d’abord ne pas entendre la voix féminine, mais à la répétition du mot « Indien », il s’étonne et regarde autour de lui comme s’il cherchait d’où provenait la voix. Retour sur Fran, qui poursuit : « Passons en revue les lettres que nous avons apprises jusqu’ici avec cette chansonnette », tandis que la musique commence et qu’elle chante une chanson sur les trois premières voyelles apprises, A, E et I, et la façon dont elles se prononcent lorsqu’elles sont immédiatement suivies par des lettres qui changent leur sonorité [a pour apple, e pour elephant, i pour Indian] – il s’agit pour les enfants de reconnaître ces voyelles malgré leur prononciation. Pendant qu’elle chante, nous voyons en gros plan trois cartes affichant ces trois lettres et trois autres cartes avec respectivement le dessin d’une pomme, d’un éléphant et – une fois de plus – l’image animée de Nepinak. La main de Fran tend une craie en direction des lettres et des images, suivant les paroles de sa chanson, et Nepinak danse gaiement tandis qu’elle désigne ainsi en chantant la pomme et l’éléphant. Lorsqu’elle désigne l’Indien, Nepinak s’arrête soudainement et affiche un air confus et quelque peu irrité. Le film revient ensuite à Fran, par le biais d’une coupe franche, qui déclare : « Nous avons maintenant appris cinq lettres et nous pouvons commencer à former nos premiers mots ». Le son d’une cloche retentit alors à nouveau et un titre annonce : « Fin de la leçon du lundi », immédiatement suivi par le générique de fin du film de Enns et Nepinak, accompagné de la carte originale arborant le dessin d’un Indien stéréotypé, avec un bandana, des plumes et des tresses6.

7 Le visionnement de ce court film combine l’expérience de l’« effet Kouléchov » à celle de l’effet archive, bien que ce dernier soit prépondérant. Grâce au montage et à l’incrustation, Fran Allison et Darryl Nepinak semblent bien appartenir au même espace, et Nepinak paraît répondre à Fran, suggérant par là des relations entre les différents éléments qui entrent dans cette composition. Le spectateur demeure pourtant tout à fait conscient que les images de Learn at Home proviennent d’un autre temps (un « alors ») que celles de Nepinak (le « présent »), produisant par là une forte sensation de contraste temporel. De plus, si les images de Learn at Home étaient clairement destinées à un programme pédagogique pour apprendre la lecture aux enfants, elles servent désormais un tout autre propos. En effet, nous ne percevons plus les images de Learn at Home comme une source autoritaire pour l’apprentissage de l’alphabet anglais mais comme un exemple de ce que Susan Sontag identifie à la catégorie du « Camp naïf ». Pour Sontag, « personnes et choses, tout ce qui est ‹ camp ›

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est, pour une bonne part, artificiel »7. Souvent, ce caractère artificiel est révélé par le passage du temps. Sontag poursuit : « C’est pourquoi le goût ‹ camp › prise si fort certains objets d’époque, vieillots, démodés. Ce n’est pas là simplement le goût de l’ancien, mais le fait que le vieillissement procure le détachement nécessaire – ou suscite naturellement la sympathie. […] Ce qui fut banal peut, avec l’aide du temps, devenir »8. Cette caractérisation décrit pertinemment l’exercice contemporain de Learn at Home. Tout d’abord, le fait que Fran s’adresse à des enfants confère à son ton une artificialité que tout adulte qui l’écoute remarque. Son sérieux, qui plaît très certainement aux enfants, paraît excessif à un public adulte. De plus, le caractère daté des images amplifie encore la naïveté du propos. Pour les spectateurs d’aujourd’hui, les images de Learn at Home paraissent appartenir au style camp à cause de leur rapport aux « objets d’époque, vieillots, démodés » : les cheveux et les habits de Fran, le décor très chargé, le son criard et le graphisme extrêmement basique. Notre sentiment de distance par rapport aux années 1950 conduit à un détachement qui nous fait percevoir ces images comme naïves et par conséquent potentiellement nostalgiques et charmantes : le témoignage d’une époque soi-disant « plus facile ».

8 Pourtant, l’expérience de la disparité intentionnelle ne se cantonne pas ici à la reconsidération d’une émission éducative comme du camp naïf. Le terme même d’« Indien » – particulièrement au sein du contexte canadien, dont les réalisateurs Enns et Nepinak sont originaires – engage des connotations extrêmement péjoratives, et le refus d’employer le terme est immédiatement indiqué par le titre, les lettres homophones « NDN » remplaçant « Indian » [jeu anglo-saxon sur l’homophonie de Indian avec NDN, note du traducteur]. De plus, l’insertion de l’image de Nepinak à la place de l’« Indien » dessiné au sein de cet univers daté et artificiel nous pousse à nous identifier à la réaction de frustration perplexe de Nepinak qui devient l’équivalent d’une pomme ou d’un éléphant dans la leçon de Fran. C’est grâce à ses gestes que Nepinak résiste à ce processus d’appropriation, à la fois audiovisuelle et culturelle. Il refuse d’être totalement assimilé à l’espace physique et idéologique de Learn at Home. La temporalité hybride engendrée par ces actes d’appropriation et d’incrustation ne peut être totalement résorbée, même si nous percevons bien un semblant de continuité et d’interaction entre Fran et Nepinak à l’intérieur du film. Ce qui est en fait nodal dans ce type particulier de temporalité hybride, c’est le déploiement de deux moments historiques distincts : un premier où la population blanche considérait les Indiens comme des caricatures et non comme entièrement humains, et un second où une majorité de Blancs déclarent tout du moins que les populations indigènes sont des êtres humains. Aussi cette actualisation particulière de l’effet archive constitue-t-elle un geste politique. Les images de Learn at Home pourraient jusqu’à un certain point être considérées comme nostalgiques et charmantes ; mais nous sommes également encouragés à identifier leur complicité avec le tort véritable causé aux populations aborigènes vivant à l’époque de la production et de la diffusion de cette émission.

9 Très certainement, l’effet archive généré par I for NDN suscite et subvertit simultanément l’« effet Kouléchov ». D’une part, l’incrustation crée un lien entre les deux types d’images : en l’occurrence, entre deux personnes et deux temporalités. Et si Fran demeure impassible face à Nepinak et à sa frustration, nous le voyons bien en revanche réagir à sa voix et à son objectivation en tant qu’« Indien ». La voix devient le liant qui permet de réunir ces deux différentes temporalités. D’autre part, au même moment, nous demeurons totalement conscients du fait que cette relation est construite. A cela s’ajoute le fait que Nepinak – au contraire de l’acteur Ivan Mosjoukine

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dont l’expression ambiguë a été employée de manière célèbre pour démontrer l’« effet Kouléchov » – refuse d’être la figure passive sur laquelle n’importe quelle identité ou émotion peut être projetée par Fran – ou par le spectateur.

10 Sontag soutient que le camp n’est pas une forme de cynisme ou, si c’est bien le cas, qu’il s’agit alors d’un « cynisme édulcoré ». Elle déclare que le camp demande un « désinvestissement » et un « détachement », et qu’il ne moralise pas. Pourtant, j’affirmerais volontiers que I for NDN démontre que le camp peut être associé – via les effets archive et Kouléchov – à un point de vue moral. Le film est distrayant car il nous permet de goûter à la naïveté des images de Learn at Home, mais il en fait aussi significativement la critique à travers un parti pris de décalage vis-à-vis de ce document d’archives. En produisant une temporalité hybride au sein d’une seule image, le film d’Enns et Nepinak attire l’attention sur le fait qu’une « époque plus facile » autorisait aussi des affirmations et des expressions que nous jugeons aujourd’hui comme racistes. Et elles n’étaient pas seulement admises, elles étaient activement et inconsciemment transmises aux enfants lors de cours simplement destinés à leur apprendre le son des voyelles anglaises. Sans faire ouvertement de morale, I for NDN désigne la fonction profondément idéologique de l’éducation, même lorsque celle-ci n’est pas consciente de la portée de ses propres énoncés – ce qui constitue, bien évidemment, la définition même de l’idéologie.

11 Finalement, I for NDN déploie simultanément l’effet archive et l’« effet Kouléchov » dans la perspective d’une intervention éthique active, établissant un lien entre des images qui n’en possèdent apparemment pas, de sorte à dévoiler leurs relations essentielles. D’autres artistes, comme le duo australien Soda_Jerk, qui assemble digitalement des documents d’archives, explorent de façon similaire les potentialités de l’hybridité temporelle au sein d’une seule image et les ramifications conceptuelles – et politiques – de telles combinaisons. Tandis que Kouléchov s’intéressait prioritairement à la capacité du montage à « créer une surface terrestre qui n’existe nulle part »9, les expériences faites sur la recomposition d’archives génèrent de nouveaux terrains temporels qui n’existent ni ne convainquent vraiment, mais qui sont à même de susciter de nouvelles formes de conscience historique.

NOTES

1. Jaimie Baron, The Archive Effect : Found Footage and the Audiovisual Experience of History, Londres, Routledge, 2014, pp. 16-47. 2. Concernant l’origine de l’expression et son utilisation, voir François Albera, « Koulechov en effet… », dans Gérard-Denis Farcy et René Prédal (éd.), Brûler les planches, crever l’écran. La présence de l’acteur, Saint-Jean-de-Védas, L’Entretemps, 2001, pp. 97-113. 3. Lev Kouléchov, L’Art du cinéma et autres écrits (1917-1934), Lausanne, L’Age d’Homme, 1994, p. 148. 4. Lev Manovich, « Compositing : From Image Streams to Modular Media », dans Chris Gehman et Steve Reink (éd.), The Sharpest Point : Animation at the End of Cinema, Toronto, YYZ Books, 2005, p. 61 [ma traduction, ainsi que les suivantes].

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5. Id., p. 62. 6. I for NDN est visible sur https://vimeo.com/30398024 (dernière consultation le 16 septembre 2016). 7. Susan Sontag, « Le style camp », dans Susan Sontag, Œuvres complètes, vol. V (L’Œuvre parle), Paris, Christian Bourgois, 2010, p. 427. 8. Id., p. 438. 9. Lev Kouléchov, op. cit., p. 152.

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Une jeunesse allemande (Jean-Gabriel Périot) : qui parle ? 1

François Albera

1 Une jeunesse allemande (2015) APPARTIENT À un genre cinématographique que l’on appelle, depuis les années 1920, « film de montage » : il utilise des matériaux filmés préexistants de nature documentaire et en propose un re-montage original. Cette pratique, inhérente en quelque sorte au cinéma (assemblages de « vues » Lumière sur un thème au sein d’un programme, puis de bandes d’actualité ou documentaires au sein d’un film plus vaste), a connu une mutation en accédant à une dimension proprement discursive en URSS avec, en particulier, Esfir Choub et Dziga Vertov. C’est surtout dans le milieu du cinéma militant des années 1920 (notamment en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique – avec entre autres Blum, Dudow, Storck) que cette pratique de la compilation de bandes d’actualités réorganisées dans une perspective donnée a connu une faveur, au croisement de nécessités économiques (difficultés financières et matérielles à constituer une agence d’actualités avec des opérateurs envoyés sur les lieux des événements) et idéologiques (volonté de « déconstruire » le propos des actualités des grandes maisons de production comme Pathé, Gaumont, Fox, UFA, etc.). On en a quelques exemples français dus notamment à Jacques-Bernard Brunius – membre de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), du Groupe Octobre, collaborateur de Jean Renoir –, avec ses films Records 37 (1937), Sources noires (1937), Violons d’Ingres (1937), ou à Jean-Paul Dreyfus et quelques autres. Et des exemples partiels dans des films comme Borinage (1933) ou La Vie est à nous (1936) qui comportent des séquences de ce type. Durant la Deuxième Guerre mondiale, la production étatique de propagande ou d’instruction (des militaires ou des populations) adopte en quelque sorte cette démarche et la banalise en lui ôtant sa dimension critique. Si l’on ne cesse pas de réaliser de tels montages – ainsi le fameux Paris 1900 (1945) de Nicole Védrès –, il faut attendre les années 1960 pour retrouver des longs métrages de compilation ambitieux au plan historique tant en Allemagne avec Erwin Leiser (Mein Kampf, 1960 ; Eichmann und das Dritte Reich, 1961), qu’en France avec Frédéric Rossif (Le Temps du ghetto, 1961, Mourir à Madrid, 1963, La Révolution d’Octobre, 1967), en Italie avec Lino Del Fra, Cecilia Mangini, Lino Micciché (All’armi siam fascisti, 1962) ou en URSS, avec Le

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Fascisme ordinaire (1964) de Mikhaïl Romm. Il va sans dire que ce genre – qui va perdre rapidement à nouveau toute dimension critique – va fournir une partie importante de la production télévisuelle « historique » (comme les émissions « honnêtement » trompeuses d’Alain de Sédouy par exemple) jusqu’aux « superproductions » actuelles du type « Apocalypse » (cyniquement manipulatrices).

2 Ces dernières ont mis en lumière, plus encore que les films de cinéma, les problèmes que pose cette pratique dans l’usage des archives filmées – terme qui s’est substitué désormais à celui d’« actualités » (disparues des cinémas) et qui est souvent employé au singulier depuis Foucault et Derrida. L’intégration de matériaux préexistants à un nouvel ensemble qui impose sa narration visuelle et sonore – souvent coiffée d’un commentaire off explicatif et entrecoupée d’inserts avec des paroles d’experts en histoire ou en stratégie militaire, voire de témoins – se fait la plupart du temps sans référencement des sources utilisées, datations ou localisation. L’adjonction du commentaire, de sons ajoutés en studio (bruitage) ou de musiques d’accompagnement comme, plus récemment, de la colorisation, tend à obtenir et produit une homogénéité trompeuse qui efface les disparités des matériaux, évince les points de vue qui ont présidé aux prises de vue et mêle même volontiers sans le dire des images de fiction aux documents. La nécessité que se donnent ces documentaires d’obtenir l’image de tels ou tels événements ou personnalités politiques ou militaires au moment où on les nomme dans la narration conduit ainsi à évacuer sans vergogne les circonstances et l’époque dans lesquelles une image a pu être prise. La rareté des documents concernant certaines personnalités ou la nécessité de recourir à l’imagerie qui leur est attachée – pour obtenir un effet de reconnaissance immédiat – décuple ces effets de décalages : pour « illustrer » le nom « Lénine » dans une évocation de la Révolution russe de 1917, on ne peut recourir qu’à des images de 1921 ou 1922 prises lors d’un congrès de l’Internationale ou d’un autre événement, sans rapport avec l’épisode évoqué ; quand on n’utilise pas les images mises en scène par Eisenstein dans Octobre (1927) pour le dixième anniversaire de l’événement…

3 A cette inflation qui neutralise le contenu des images et en obère la valeur de document se sont opposées des pratiques de plusieurs types, émanant avant tout de cinéastes « d’art et d’essai » qui s’attachent soit à la singularité d’un document et en proposent l’exploration – comme Harun Farocki –, soit à sa matérialité, ses lacunes et finalement son opacité – comme Alexandre Sokourov, Yervant Gianikan et Angela Ricci Lucchi ou Serguéi Loznitsa. Dès les années 1960, le « recyclage » d’images trouvées, souvent d’actualité mais également de fiction, sans hiérarchie de valeur (films scientifiques, dessins animés, télévision, etc.), avait été pratiqué par des cinéastes expérimentaux avec des procédures de ré-appropriation diversifiées (Bruce Conner notamment). Ou par Guy Debord en France avec La Société du spectacle (1974). Depuis lors se sont imposées les catégories de « found footage » et de « réemploi », ou encore de « Mash-up » que la technologie numérique de l’audio-visuel a rendues aisées.

4 L’accessibilité accrue des fonds iconographiques permise et suscitée par ces nouvelles technologies (numérisation, indexation, consultation en ligne) a démultiplié et déplacé de nos jours ces stratégies formelles voire formalistes vers des démarches plus axées sur des enjeux de mémoire.

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Jean-Gabriel Périot

5 Avant Une jeunesse allemande, Périot a réalisé plusieurs courts métrages qui s’inscrivaient dans un espace à la fois formaliste (images dédoublées, accélérées, saccadées, rythmées sur de la musique) et adoptant in fine une conclusion historico- réflexive, tels que Dies Irae, die illa (2005), Eût-elle été criminelle… (2006), 200 000 fantômes (2007), Regarder les morts (2011), The Devil (2012). Dies Irae, die illa fait se succéder à grande vitesse en fondu enchaîné une série de perspectives axiales de routes puis de rues menant, lors des dernières images, au portail du camp d’Auschwitz. 200 000 fantômes égrène des photographies de la vie paisible d’une ville que domine le dôme de son palais des expositions puis, après l’image noire d’une explosion, le même bâtiment, en ruine, resté seul, ou presque, debout dans une ville dévastée par la bombe atomique américaine. Rien n’est dit mais nous sommes à Hiroshima et la ville se reconstruit au gré de photographies successives autour du Dôme de Genbaku, ruine monumentalisée. Dans Eût-elle été criminelle, dès les premières images – une réunion de notables, puis des défilés de juges et autres autorités religieuses, civiles et militaires accélérées comme dans l’Entr’acte de Clair et Picabia –, retentit La Marseillaise, dont une mesure semble se suspendre en un son répétitif, le temps d’un montage ultra-rapide de soldats, d’images de guerre (canons, fusils, avions, cuirassés, etc.), de résistants, de ruines, du débarquement en Normandie, de la victoire, avant de reprendre son cours sur des images de liesse populaire, rondes et danses, défilés fêtant la libération. Puis les images sont recadrées, ralenties, répétées et, petit à petit, il apparaît que le « centre », d’abord absent, de cette joie collective tient en plusieurs scènes de tontes de femmes accusées de s’être compromises avec des soldats allemands pendant l’occupation. Les paroles de La Marseillaise retentissent alors jusqu’à la fin pendant que se succèdent ces scènes atroces qui avaient révulsé Michel Leiris ou Paul Eluard2. Comme dans les films brièvement évoqués ci-dessus, la construction de ce film est fondée sur un renversement qui ne peut que susciter l’effroi mais joue d’un seul ressort. D’après son auteur, ce film a son origine dans la découverte, par l’historienne Sylvie Lindeperg, de séquences tournées en 1944 après la Libération, non retenues par France Libre Actualités. L’intérêt de la démarche tenait alors, d’une part, à cette utilisation d’images non vues à l’époque (ce qui renvoie aux motivations de ceux qui montaient ces Actualités et jugeaient de ce qu’on pouvait montrer ou non3) et, d’autre part, à cette exploration du champ des images qui, en évitant le sujet central (la tonte), parcourait la foule en joie, inquiétant l’idée même de « libération »4.

6 Evoquons pour finir The Devil pour sa proximité de construction avec Une jeunesse allemande : le film part d’une « série de portraits et de situations discriminatoires et violentes envers la population noire dans l’Amérique des années 60 » et se poursuit par « la prise en main du destin des Afro-Américains par eux-mêmes » puis par « la militarisation du mouvement, sa stigmatisation et sa répression par un Etat qui s’inquiète de la portée révolutionnaire et revendiquée du mouvement »5.

Une jeunesse allemande

7 La structure générale d’Une jeunesse allemande offre les mêmes trois phases dans sa narration : portraits et situations d’affrontements politiques et idéologiques dans la société ouest-allemande ; organisation des luttes, en particulier à Berlin-Ouest ;

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« militarisation du mouvement, stigmatisation et répression par un Etat qui s’inquiète de la portée révolutionnaire et revendiquée du mouvement ». La différence tient dans l’accent mis lors de cette troisième phase sur l’isolement des activistes, la nature criminelle de leurs actions et leur échec les conduisant au suicide.

8 Ces trois phases suivent une chronologie historique que permettent de fixer de manière plus ou moins explicite les dates inscrites en surimpression de certains extraits de films ou d’émissions de télévision cités – ou internes à ces documents –, chronologie « objective » qui « double », sous-tend la chronologie du film lui-même retraçant l’évolution d’un certain nombre de personnages progressivement identifiés et que l’on suit jusqu’à leurs morts : Ulrike Meinhof, Holger Meins, Andreas Baader, Gudrun Ensslin notamment6.

9 L’une des difficultés que présente ce film tient à la grande hétérogénéité des matériaux utilisés : films mis en scène, films inachevés, exercices d’école, émissions de télévision, films d’amateurs, documentaires, etc. Le passage d’un fragment à l’autre, la juxtaposition ou la succession d’un son et d’un plan acquièrent dès lors une tout autre importance que dans un film dont le matériau archivistique est homogène. Celui-ci possède une certaine continuité qui fait passer ses raccourcis ou ses omissions pour des ellipses : l’univers diégétique qu’il instaure donne l’illusion de la cohérence. Ici la diégèse est à l’évidence construite quoique « objectivée » par la chronologie historique. L’analyse du film doit donc s’émanciper de cette naturalisation de la chronologie censée adopter celle de l’histoire (de la suite des événements) et doit s’interroger sur ce qui n’apparaît pas, y voir des lacunes ou des omissions plutôt que des ellipses ou des raccourcis.

10 Rompu à l’exercice du montage, puisqu’il a été monteur de films industriels notamment ou de documentaires techniques qu’il était chargé de « condenser » pour le Centre de création industrielle (CCI) du Centre Pompidou, le réalisateur a collecté un grand nombre de matériaux filmiques et télévisuels de diverses provenances pendant plusieurs années et il s’est donné une règle en les assemblant : celle de ne leur adjoindre aucuns « commentaires en voix off, ni interviews rétrospectives »7, voulant « surtout construire le film sans prescience, ni explication a posteriori de l’histoire. En la développant, dans son cours chronologique, en gardant la manière dont elle avait été vue, analysée ou racontée à l’époque, par les protagonistes ou les télévisions »8.

11 C’est le risque qu’il a pris, c’est la gageure qu’il tient et c’est une des principales qualités qu’on a reconnues à son film. On a apprécié que les images soient livrées « brutes » et non filtrées par un point de vue, ni même la plupart du temps identifiées, datées, référencées. Lui-même revendiquant de n’avoir pas de point de vue sur son objet.

12 Ce parti pris peut, à l’inverse, lui être reproché si l’on se place d’un point de vue déontologique, archivistique. La seule critique approfondie de ce film parue en France, sous la signature de Daniel Sauvaget, le fait. L’auteur qui connaît bien le matériel utilisé déplore que le spectateur soit laissé dans l’ignorance de la provenance, du contexte, de la signification de ces sources9. C’est une position défendable : après le cinéma, la télévision nous a trop souvent accablés de ces montages sans principe où l’on mêle tout sans considération de l’identité des extraits et même de ceux qui y apparaissent, qu’on peut légitimement s’insurger contre la reconduction d’un tel brouillage référentiel dans un film « d’auteur »10.

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13 Cependant, même en se situant en dehors de cette exigence d’historien attaché à la nature des documents utilisés – car Périot ne prétend pas être historien, tout au plus a- t-il formulé le projet, dans la note d’intention citée plus haut, de constituer une « histoire visuelle » –, les types de matériaux filmés qui constituent le « texte » de ce film ramènent sans cesse le spectateur à s’interroger sur leur identité, leur origine, leur nature. En effet si l’un des apports incontestables de Périot a été, dans la préparation de son film, de mettre à jour toute une « filmographie » oubliée ou occultée due aux protagonistes mêmes de l’épisode politique qu’il relate, on reste généralement dans l’ignorance du statut de ces différents extraits. En dehors des images de télévision (journaux télévisés, émissions), on a, d’une part, des films d’Ulrike Meinhof réalisés entre 1965 et 1970 pour la télévision (la Norddeutscher Rundfunk de Hambourg11), d’autre part, des films réalisés par les étudiants de l’école de cinéma de Berlin, la DFFB (dont certains feront partie de la Rote Armee Fraktion [RAF]), les uns documentant les événements (prises de parole, manifestations, répression policière), les autres entrant dans la catégorie de l’agit-prop, des ciné-tracts de type soit proclamatifs, soit satiriques, d’autres encore qui sont des documentaires sociaux (comme le film d’Holger Meins, Oskar Langenfeld [1966]). Ils n’ont évidemment pas connu la même audience et certains des films d’étudiants n’ont, sauf erreur, jamais été terminés ni montrés sinon à quelques personnes seulement. Leur rassemblement sous la catégorie de « films de la RAF » est donc discutable, d’autant plus que bon nombre d’entre eux sont antérieurs à la constitution de ce groupe politique.

14 En outre tous ces films sont construits, développent un discours très articulé et bon nombre réfléchissent la question du cinéma, des images et des sons à faire, de la responsabilité sociale du cinéaste, etc. En extraire quelques secondes ou minutes en les considérant tous « à égalité » comme reflets, témoins, indices – comme le seraient des bandes d’actualités – est dès lors difficilement tenable.

15 Par ailleurs, on l’a dit, l’autre grand corpus d’images et de sons qu’a réuni Périot appartient à la production des grands médias, avant tout les télévisions allemandes, mais aussi française et suisse romande. Au projet initial (si l’on en croit la « note d’intention ») d’envisager « Une histoire visuelle : la Rote Armee Fraktion et ses images » s’est substituée une confrontation entre deux productions d’images et de sons, celle de la télévision (porteuse du discours de l’Etat ouest-allemand) et celle des activistes politiques (qui le combattent). Or cette confrontation rencontre deux contradictions, l’une synchronique et l’autre diachronique : d’une part la production des activistes est hétérogène et entre en intersection avec la production télévisée (Meinhof réalise tous ses films pour la télévision, certains des films des étudiants sont cités ou repris par une télévision – on ne sait pas quand, il est vrai) ; d’autre part la confrontation cesse dès lors que les activistes – du moins ceux que le film retient comme ses personnages (Meinhof, Meins) – ne tournent plus en raison de la forme qu’a prise leur lutte politique (clandestinité, action directe). Dès lors le déroulement des événements jusqu’à la mort des protagonistes n’est plus documenté que par la production télévisuelle. Les activistes sont, de ce fait, privés de toute expression – bien qu’ils se soient exprimés sous différentes formes – et le point de vue que l’on en donne est celui de l’Etat fédéral (avec une présence croissante des dirigeants politiques de la coalition SPD-CDU au pouvoir) et des organes médiatiques « organiques » (presse Springer, télévisions).

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Corpus

16 Cette disparité pose à vrai dire le problème du corpus que s’est donné Périot. En voulant mettre en opposition – et sans doute en miroir (la thèse sous-jacente de son film est celle de la « complémentarité » des deux adversaires12) – l’imagerie étatique et l’imagerie révolutionnaire, il néglige délibérément d’autres types de production cinématographique contemporaine, d’autres positionnements que celui des membres de la RAF (ou qui vont le devenir). Caractéristique à cet égard est l’utilisation qui est faite d’un entretien télévisé avec Alexandre Kluge dans le film. On lui demande longuement « comment un cinéaste qui essaie de raconter des histoires à l’aide d’images en mouvement peut, de nos jours, avec ses histoires, atteindre la société, l’émouvoir, éventuellement la toucher et, finalement même, la changer ? Est-ce possible ? » Suit un contrechamp sur Kluge, mais alors qu’il allait répondre on passe à l’inauguration de la DFFB, l’école de cinéma de Berlin, par Willy Brandt et on isole parmi les étudiants qui assistent à la cérémonie l’un d’entre eux, Holger Meins, dont on montre ensuite des extraits de films. Meins se substitue donc à Kluge via le discours laborieux et lénifiant de Brandt exprimant le dessein de l’industrie du cinéma allemand en crise de se relancer avec de jeunes artistes. Et la DFFB semble se réduire aux étudiants qui iront du côté de la RAF (le commentaire dit : « Mais les plus doués des étudiants se révèlent des rebelles de gauche… »13). Pourtant Kluge dirige à cette même époque le département cinéma (« Design cinématographique ») de la Hochschule für Gestaltung d’Ulm (créée par Max Bill quelques années plus tôt sur le modèle du Bauhaus), né avant la DFFB, et de celui-ci sortiront aussi plusieurs cinéastes militants des causes politiques et sociales qui mobilisent alors une partie de la population d’Allemagne fédérale (et de Berlin-Ouest), à partir de 1967. Kluge, de surcroît, participe au mouvement du nouveau cinéma allemand qui a vu le jour à Oberhausen en 1965.

17 La question se pose donc de savoir s’il n’a pas été possible de retrouver un seul film documentaire, analytique ou même militant du temps de la RAF qui n’émanât pas de celle-ci ou de ses partisans ou si on les a délibérément écartés. Sans rechercher l’exhaustivité, on peut citer Claudia von Alemann à Ulm – qui participe à des collectifs et tourne notamment Das ist nur der Anfang – Der Kampf geht weiter (1968-1969) –, Abisag Tüllmann, Hans-Jürgen Krahl, Erika Sulzer-Kleinemeier, Günther Hörmann à Francfort, qui couvrent les événements politiques et réalisent des films engagés dans les luttes universitaires, sociales et anti-impérialistes. On a d’ailleurs, lors de l’inauguration de la DFFB, quelques plans de coupe sur les étudiants qui montrent notamment Harun Farocki et Daniel Schmid. Farocki est ensuite plusieurs fois visible lors de manifestations ou d’assemblées mais il ne prend pas le chemin de Meins et de la RAF. Pourtant il tourne des films politiques dans cette période, absents du choix de Périot14 – comme Kluge (qui tourne In Gefahr und Größter not ist der Mittelweg der Tod en 1977).

18 On se pose, de même, la question de savoir s’il n’y eut aucune action politique, syndicale ou autre dans la RFA et à Berlin-Ouest du temps de la RAF qui ne répondît pas à l’analyse et à la praxis de cette dernière. Quoi qu’on pense des moyens d’action que crurent devoir adopter les membres de la RAF, leurs actions faisaient partie d’une situation d’ensemble qui semble s’évanouir dès lors que la RAF est fondée. Le narratif du film évoque les mouvements étudiants – emmenés par le SDS (association des étudiants socialistes) dans toutes les grandes villes de RFA –, les mouvements politiques opposés à ce qui est largement considéré par les manifestants comme une fascisation

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du régime (lois d’exception, écoutes téléphoniques, réarmement, rôle de la RFA dans l’OTAN, présence américaine en pleine guerre du Vietnam, etc.). Rappelons qu’à l’époque dont on parle, la politique des « interdits professionnels » (Berufsverbote) soumettent 850 000 fonctionnaires ouest-allemands ou candidats à la fonction publique à des enquêtes secrètes et des interrogatoires amenant au renvoi de 4000 d’entre eux au nom du manque de « loyauté envers la constitution »15.

19 Les incarcérations successives des activistes du Mouvement du 2 juin (formé en 196716) et de la Rote Armee Fraktion (1970) débutent en 1968 et s’achèvent en 1977. Les conditions de ces incarcérations ont été largement dénoncées en RFA comme au plan international (Amnesty International, Tribunal Russell) en raison de leur inhumanité (narcose forcée, isolement sensoriel17, absence de soins appropriés, brutalités physiques), de même les restrictions apportées aux droits de la défense (interdiction de plaider des avocats, arrestations de ceux-ci). Les prisonniers répondent à la violence carcérale par des grèves de la faim répétées. Le film eût pu évoquer ces aspects via des déclarations, ne serait-ce que celle de Jean-Paul Sartre se rendant à Stammheim pour rencontrer Baader et manifester sa solidarité avec les prisonniers soumis à ce régime carcéral. Nul doute qu’une télévision ou un film ait enregistré sa venue… Sans compter les actions de solidarité avec les avocats persécutés18, voire leurs déclarations qui furent en partie diffusées par la télévision puisque le chancelier fédéral Helmut Schmidt blâma les chaînes d’avoir laisser passer des extraits des déclarations à la presse des avocats de Baader, Ensslin et Raspe en grève de la faim – Heldmann, Schily, Oberwinder et Weidenhammer –, expliquant qu’ils sont sous écoute téléphonique.

20 Cette réduction aux « films de la RAF » comme seuls antagonistes aux médias amène le film à progressivement laisser toute la place à la télévision et donc à ceux qui l’utilisent pour s’adresser à l’opinion publique (les autorités politiques et leurs commentateurs) et à restreindre toutes les luttes politiques et sociales à l’affrontement RAF/RFA.

21 Le refus du point de vue (mais pas le refus du choix on l’a vu) prend le risque de laisser les paroles et les images ré-utilisées « prendre le pouvoir » au sein de ce film sans point de vue : car la parole analytique, l’analyse politique, auxquelles s’est refusé le réalisateur, sont très présentes dans la bande son. L’absence de commentaire off n’empêche pas que le commentaire in (ou plutôt in/off : il est l’off des extraits cités et donc l’in du film de Périot) ne se fasse entendre et puisse s’imposer par la persuasion qui en émane ou par l’absence de contradiction qui lui est apportée. C’est ainsi, pourrait-on dire, que le film commence sous le regard et l’analyse d’Ulrike Meinhof – via ses prestations télévisées et ses films – et s’achève sous ceux de Helmut Schmidt. La « démonstration » qu’opère le film étant qu’à une situation sociale et politique insupportable (le legs du nazisme, le réarmement de la RFA sous la protection américaine, sa place dans le dispositif de l’OTAN, dans la guerre du Vietnam, la complicité avec des régimes oppressifs comme celui du Chah d’Iran, l’exploitation capitaliste dans les entreprises et l’autoritarisme d’une société qui a perdu toute crédibilité), la jeunesse oppose une légitime aspiration à un changement mais que les formes que prennent les luttes, dès lors que l’on passe à l’action directe, aux bombes, aux enlèvements, conduisent le mouvement à se réduire, s’isoler et se détruire lui- même. Or ce récit-là, s’il se « légitime » par la chronologie (que dans la troisième partie du film la seule télévision assure) et l’argumentaire des médias et de l’Etat ouest- allemand, n’en est pas moins une construction ôtant progressivement la parole aux contestataires et les isolant de tout contexte local, national ou international conduisant

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à rendre « crédibles » les nombreux discours d’Helmut Schmidt et d’autres hommes politiques devant le Parlement ou à l’adresse de la population. Le constat que fait Ulrike Meinhof au début du film – dans des débats télévisés, des éditoriaux ou quelques films – d’une « crise de l’autorité » adossée à un autoritarisme hérité du nazisme et exercé par des hommes qui lui appartinrent, suscitant la révolte de la jeunesse, ce constat se voit retourné dans les discours des hommes politiques du SPD et de la CDU (Schmidt, Kohl, Strauss – formant, à l’époque déjà, une coalition) qui traitent les membres de la RAF et les intellectuels qui veulent expliquer leur action de « nazis ».

Plan rapproché

22 Cette structure en trois phases correspond en quelque sorte au film vu en « plan général », c’est son scénario. Il est important d’en saisir la logique – insatisfaction, révolte, violence, mort – et les conditions d’exposition : la focalisation sur quelques personnages isolant progressivement ces derniers du milieu qui est le leur et des mouvements collectifs auxquels ils participent. Le film met en scène des destins tragiques dont la mort (présentée comme suicidaire – grève de la faim, pendaison, balle de revolver19) est inéluctable. Ce choix narratif et dramaturgique isolant les membres de la RAF du contexte politique et social – national et international – où ils mènent leur combat, invalide celui-ci sans examen ni discussion. Il perd ses déterminants collectifs pour se résumer à un face à face avec les seules autorités (police, justice, grande presse, patronat) ramenées à quelques figures antagonistes (Springer, tel juge, tel responsable de la police, Schleyer le patron des patrons). Cette construction exprime donc le « point de vue » de ce film sans point de vue que la chronologie « objective » et le montage d’images et de sons « d’actualités » garantissent par la double naturalisation qu’ils supportent.

23 Si l’on examine maintenant le film en « plan rapproché », voire en « gros-plan », afin de repérer comment cette macro-structure se réfléchit dans le détail des assemblages d’extraits mis en œuvre, on observe alors que le retournement (de l’imputation de « nazisme ») se joue à un niveau beaucoup plus restreint – « en gros plan » – dès le début du film. Examinons ce début en ayant à l’esprit qu’il se veut « sans commentaire » et laissant « parler les images » : – Le prologue est emprunté à un film en couleur qui montre des doigts en très gros plan manipulant de la pellicule super-8 puis une table de montage tandis qu’on entend une voix s’interroger sur le fait de savoir s’il est possible de faire des films en Allemagne aujourd’hui, de faire des images – au sens de l’imagination. – Des photos de caméras de divers types se succèdent, montrées à la suite, tenues par des mains. – Retentit L’Internationale chantée en allemand sur l’image noir-blanc en très gros- plan, brève, d’une tourelle de caméra comportant trois objectifs qui vient se braquer sur le spectateur, une main faisant la mise au point sur la bague de l’un d’entre eux. – Un plan plus large substitue à la caméra le barillet d’un pistolet (les trois objectifs coïncidant avec les logements des balles) braqué sur le spectateur, tenu en avant de lui par un tireur penché, visant, légèrement flou, un jeune homme coiffé d’un béret ou d’une casquette. Plan fixe, long, qui sert de support au générique du film (c’est également l’affiche du film), sur le son de L’Internationale qui se poursuit. – L’Internationale s’interrompt brusquement quand, au plan du tireur, se substitue un plan d’un groupe de jeunes gens de la Hitlerjugend alignés, immobiles, regardant devant eux, en uniforme (cravate, ceinturon, chemise militaire). Derrière les quatre

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jeunes gens une foule se devine et des drapeaux au loin. Puis un autre plan d’une foule de ces jeunes tous tournés vers la droite, tandis qu’une voix off énonce en français : « Il y a 20 ans la jeunesse allemande était au garde-à-vous… » Et un troisième où les jeunes gens regardent à gauche cette fois. Et deux autres plans encore, des gros plans. – Un plan moyen de Hitler (de face) tapotant la joue d’un jeune garçon (de dos) et le commentaire off : « Dans l’Allemagne d’aujourd’hui les survivants préfèrent oublier mais leurs enfants ont du mal à comprendre ces images… » – Plan sur un autodafé de livres, la nuit. Commentaire : « Ils croient de nouveau à la culture et à l’intelligence et c’est sans doute ce qui, pour eux, est le plus symbolique de la folie nazie ; il y a 30 ans, à Berlin, on brûlait les livres du poète Heinrich Heine ou de Bertolt Brecht… ». – Plan d’un homme d’une trentaine d’années debout devant une bibliothèque qui répond à un interviewer hors-champ et dit que « Seule la jeunesse est démocratique aujourd’hui en Allemagne. Il y a des nazis partout. L’Allemagne n’est pas stable… Il y a une hésitation entre la démocratie et l’idéologie… La seule chose où l’Allemagne est vraiment sûre, c’est dans la jeunesse… » – Plan d’une croix gammée tracée manuellement à la peinture sur un mur occupant tout l’écran. – Plan en plongée sur un groupe de jeunes et de passants qui discutent dans la rue à propos de cette croix gammée peinte sur un mur. L’un tient un micro. A droite, un homme portant une caméra sur son épaule. Une femme interroge : « Est-ce vous qui avez peint cette croix gammée sur le mur… » – Gros plan (issu de cette caméra portée) de cette femme qui continue : « Qu’aviez- vous en tête ? » – Retour au plan en plongée et apostrophe d’un jeune homme à l’endroit de celui que la femme interrogeait : « Six millions de morts ! Je suis Juif ! » Le jeune homme répond qu’il y a eu dix millions de morts en Allemagne. Et qu’il n’est pour rien dans la croix gammée… (on remarque des taches de peinture sur sa chemise blanche). Un quinquagénaire commence à parler : « A l’époque j’étais trop jeune… » – Gros plan du quinquagénaire : – « …je devais obéir aux ordres ». « Fallait-il obéir aux ordres ? », dit un autre… – Gros plan d’un autre homme sexagénaire : – « Sales gosses ! » Une voix dit : « C’est un film de fiction ». Il s’éloigne et revient en disant : – « Un film de fiction qui veut nous ridiculiser… » La caméra tourne autour de lui. – Autre plan plus large avec le même homme qui poursuit : « …ça mérite une paire de baffes ! » Il s’éloigne. Une voix : – « Grand-père, ce sont vos enfants ! » Lui : « Mes enfants ! ». Il revient alors vers le groupe et gifle la caméra qui bascule, l’image devient floue.

24 On remarque d’emblée, dans cette suite d’une quinzaine de plans, combien nous sommes aux antipodes d’un film qui « laisserait » parler les images (et les sons) sans intervenir. L’organisation des matériaux par le montage est, au contraire, très délibérée et vise à pratiquer des rapprochements sinon des assimilations ; en tout cas, elle instaure des mises en rapport lesquelles ne procèdent pas, pourrait-on dire, « de l’intérieur » des images et des sons mais de leur juxtaposition souvent brutale.

25 Le premier segment, où s’entend la voix [de Godard], est en couleur et appartient manifestement à un film sinon de fiction en tout cas très discursif, introduisant une réflexion sur l’Allemagne et les images, l’Allemagne et l’imagination. On ne nous dit pas quel est ce film. Selon la connaissance préalable qu’on peut avoir, on reconnaîtra ou non Das Kleine Godard de Hans Helmut Prinzler (1978), mais abstenons-nous d’en tenir compte puisque le film omet cette information. Cependant ce segment introduit le thème du cinéma, des images (qu’est-ce qu’une image ? quelles images faire ? à quelles fins ?) qui traverse le film de Périot puis disparaît complètement. Il connaît un premier

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rebond dans le second plan, en noir et blanc, avec la caméra braquée sur le spectateur puis le jeune homme au pistolet visant le spectateur. Le son de L’Internationale inscrit cette image dans la mouvance du cinéma militant, le passage de la caméra au pistolet indique que l’on appréhende la caméra comme une arme et qu’on lui substitue une arme20.

26 Avec le passage cut sur les jeunes nazis au garde-à-vous, la consécutivité induit nolens volens un rapport d’analogie entre le jeune tireur gauchiste et les jeunes hitlériens. Les sèmes de détermination (fixité du regard, rigidité corporelle, béret ou casquette noire), para-militarisme, violence voire volonté de tuer se distribuent dans les deux segments successifs.

27 L’arrivée de Hitler tapotant la joue d’un enfant (qui n’est pas un jeune nazi – on a changé de film –, mais un enfant « quelconque ») et la voix off disant que « les survivants préfèrent oublier mais la jeunesse ne comprend pas… » introduisent une contradiction entre jeunes et vieux (on dit survivants, terme ambigu dans la mesure où il n’est en général pas utilisé pour désigner les Allemands ayant « survécu » à la guerre mais les survivants des camps et en particulier d’extermination). Mais les « survivants » sont les jeunes des images.

28 Le segment suivant est d’une tout autre nature puisqu’il s’agit de l’interview d’un homme qui commente en journaliste, sociologue, politologue ou homme politique – on ne le sait pas – la situation allemande des années 1960 au prisme de cette même opposition jeunes/vieux : la démocratie est du côté de la jeunesse, les adultes sont discrédités par leur compromission avec le nazisme.

29 Or le plan général suivant, pris dans la rue (mais manifestement organisé lui aussi voire mis en scène : deux caméras dont l’une surplombe la scène et une autre parmi le groupe de passants) rejoue la différence entre vieux qui furent jeunes sous Hitler et jeunes de 1960 autour d’une croix gammée tracée sur un mur et qu’on a affichée auparavant plein cadre sur l’écran, en silence, comme en « conclusion » des propos de l’homme interviewé. Or ces jeunes et ces vieux des années 1960 sont eux-mêmes divisés par cette même division qui était placée au plan générationnel et qui se révèle traverser les générations : la femme s’indigne de cette croix gammée, son interlocuteur, soupçonné de l’avoir tracée, est un jeune qui s’en défend (je n’y suis pour rien). Un Juif (jeune) s’oppose à ce même jeune supposé fascisant, une « vieille » s’indigne de ce retour du nazisme et un « vieux » se réfugie derrière le stéréotype de l’obéissance tandis qu’un autre gifle la caméra sans qu’on sache contre quoi il s’insurge : l’assimilation des jeunes (mais lesquels ?) à « ses » enfants ? Le fait même d’un tournage de fiction visant à « nous » ridiculiser ?

30 Tout ce début peut être envisagé sur deux niveaux : celui de l’assemblage des extraits choisis par Périot dans son corpus (ici : [das Kleine Godard] – caméra-pistolet – Hitler Junge/Hitler à l’enfant/autodafé – interview de l’homme – croix gammée/groupe de gens/gifle-caméra) et le montage interne à chaque extrait : est-il le montage tel qu’il se trouve dans l’extrait cité, choisi ? A-t-il été retravaillé par Périot ? On ne peut pas le savoir, sinon en se référant à une interview où le cinéaste déclare avoir respecté les raccords originaux des extraits. Mais passe-t-on, dans sa « source », des jeunesses hitlériennes à Hitler tapotant la joue de l’enfant et aux autodafés ? Et quelle est la source ? Est-ce l’émission de télévision (ou le film) sur l’Allemagne – d’évidence française puisque le commentaire est dans cette langue – qui pratique ce montage ou est-ce le film de propagande nazi, source de la source ? S’instaure, on le voit, un jeu de

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miroirs infinis qui ne permet pas d’attribuer à une instance énonciatrice le geste de la mise en rapport. Mais là aussi l’image « parle d’elle-même » ou plutôt le montage nazi, par exemple, ou le montage du documentaire utilisant un ou des films nazis qui eux- mêmes, etc. Par conséquent le montage de Périot est en partie celui d’autres que lui qui produisent des effets qu’il cite sans qu’on sache s’il les assume (ainsi le passage du plan en plongée et du gros-plan sur la dame ou le monsieur indigné qui relèvent d’un découpage de fiction). Avec toute la bonne volonté du monde on doit avouer ne pas savoir ce qui s’énonce dans ce film à ce niveau-là ou plutôt – parce que « ça parle », c’est sûr – qui l’énonce. Passer de L’Internationale aux jeunes hitlériens n’est pourtant pas bénin (Cf. La Marseillaise dans Eût-elle été criminelle…) : le chant accompagne, soutient et dynamise le plan du tireur et, quand il s’arrête net, on débouche sur des jeunes nazis. Le tireur supposé gauchiste se voit dès lors assimilé aux jeunes hitlériens21.

31 On pourrait examiner tout le film de cette façon, pour y relever tout au long de telles ambiguïtés et de tels rapprochements ou analogies subreptices.

32 Ne citons que deux autres exemples liés aux premières apparitions d’Ulrike Meinhof. Le premier débute avec l’image d’une assemblée d’étudiants tirée d’une émission de télévision. Le commentaire évoque l’agitation dans les universités et stigmatise les « casseurs » qui « terrorisent », insultent les professeurs, distribuent des tracts. S’inscrit un lieu et une date en surimpression : « Berlin 1965 » (de qui émane-t-elle ?). Les sèmes de jeunesse et de violence, qui avaient été introduits d’emblée on l’a vu, caractérisent également ici les propos et partiellement les images car cette violence, qui est du côté des « jeunes », des étudiants, pourrait faire écho aux autodafés du IIIe Reich – on ne brûle pas Heine et Brecht, mais on n’en bouscule pas moins les professeurs, on met à mal la culture (à laquelle on disait tout à l’heure que les jeunes croyaient) – mais elle n’est pas montrée. Sur des images paisibles d’étudiants entrant dans leurs salles de cours, cheminant dans les couloirs ou à l’entrée des bâtiments, le commentateur dit : « On ne peut pas montrer ces images [de violence] car elles n’ont pas été filmées ». Meinhof à qui on donne ensuite la parole prend le parti des étudiants puis on fait son portrait sur son image arrêtée. On passe ensuite à un autre débat où elle intervient, dont le titre est « Le Déclin de l’autorité ». Mais avant qu’elle ne prenne la parole et juste après que le meneur de jeu l’eut brièvement présentée, sont insérés des plans en couleur de mer et de plage avec une voix off féminine censée exprimer les pensées de Meinhof (quand ? où ?) qui jette un doute sur ce qu’elle peut faire et dire dans la presse et à la télévision car on lui fait jouer un rôle de guignol : en l’occurrence, dire avec le sourire des choses qui sont vitales pour elle et pour nous22. Ainsi avant même qu’elle n’exprime son analyse des événements – qui se révélera très convaincante (s’agissant du doublet perte d’autorité et autoritarisme) –, on fragilise son personnage et son discours. On « annonce » en quelque sorte sa fuite en avant dans l’action et son « suicide ». En revanche, rien ne viendra fragiliser la parole étatique réagissant aux attentats de la RAF.

33 Le film s’achève sur deux extraits de Deutschland im Herbst (L’Allemagne en automne), film collectif réalisé par Fassbinder, Kluge, Reitz, Schlöndorff, etc., en 1978, qui tentait de réagir juste après l’enlèvement et l’assassinat de Hans-Martin Schleyer, le « patron des patrons » allemand, suivi des « suicides » de trois membres du groupe Baader-Meinhof en prison. Les deux moments de la contribution de Fassbinder sont l’un où, au téléphone, le cinéaste pleure et se désespère de ce qui vient de se passer (la mort des prisonniers de Stammheim) et l’autre où il met en scène un dialogue avec sa mère à qui

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il fait jouer le rôle de la réactionnaire qui veut de l’ordre. Comme dans le premier plan avec Godard, on ne nomme pas Fassbinder et on laisse planer le doute sur l’authenticité du dialogue qui semble pris sur le vif alors qu’il est mis en scène.

34 Il ne s’agit évidemment pas de contester à Périot le regard qu’il porte sur cet épisode historique, mais d’interroger les moyens qu’il se donne pour l’exprimer. Au sein d’un film qui introduit d’emblée un questionnement sur l’image et cite nombre de films qui se posent pour eux-mêmes ce problème, cela semble la moindre des choses.

35 Enfin, il faut bien le dire, ce film, dans le contexte actuel, prend une certaine actualité en nous renvoyant d’une part aux luttes politiques en RFA dans les années 1960-1970 et à l’analyse qu’en faisaient certains militants (comme Meinhof et Baader) – entée sur l’internationalisation de l’économie (sous domination américaine) et sur le rôle dévolu à la social-démocratie européenne pour l’imposer – et, d’autre part, au type de réponse institutionnelle donnée à ces luttes – état d’urgence, lois d’exception, contrôle généralisé, conjonction des médias et du pouvoir, coalition « gauche-droite » (PDS- CDU) verrouillant le mécanisme de la démocratie parlementaire. Ce sont un certain nombre des problèmes que l’on retrouve aujourd’hui dans les sociétés européennes et américaines confrontées à une autre sorte de « terrorisme » et qui apportent des réponses du même type dont l’une des caractéristiques est d’étendre à l’ensemble de la société des procédures de contrôle, d’intrusion, d’intimidation, d’encourager la délation et de suspendre un certain nombre de « garanties » juridiques dont se prévalaient jusqu’ici les régimes politiques se réclamant de la « démocratie libérale ».

36 Les membres de la RAF parlaient de « militarisation » de la société et de « nouveau fascisme » et, sur cette base, développèrent une stratégie de lutte armée (guérilla urbaine), opposant la « violence révolutionnaire » à ce que Jean Genet a appelé, à l’époque, la brutalité étatique : « Toute la ‹ déclaration d’Ulrike pour la libération d’Andreas au procès de Berlin-Moabit › dit très bien, d’une façon explicite, que c’est la brutalité même de la société allemande qui a rendu nécessaire la violence de la ‹ RAF › », écrit-il ; et : « toute la violence spontanée de la vie continuée par la violence des révolutionnaires sera tout juste suffisante pour faire échec à la brutalité organisée. »23 On doit certes s’interroger sur le type de réponse apporté à cette brutalité par la RAF mais plus encore sur l’instrumentalisation qu’en ont faite les autorités politiques. Félix Guattari, à propos de L’Allemagne en automne, justement, disait qu’à son avis la RAF avait sous-estimé la place des « affects collectifs pétris et véhiculés par les mass-média » et s’était, pour cela, isolée. Il relevait enfin que « l’immense charge émotionnelle qui est associée au ‹ phénomène terroriste › est devenue une donnée fondamentale des stratégies politiques actuelles »24. Le film de Périot, en occultant cette montée de la brutalité étatique et son exaltation médiatique, ne nous permet pas d’appréhender, d’une part, les conditions d’émergence de ce recours à la lutte armée, ni, d’autre part, la place qu’occupe désormais le « phénomène terroriste » dans les politiques des régimes dits de « démocratie libérale ». La perspective tracée par Guattari vient en effet inscrire le moment présent dans un mouvement de fond des sociétés occidentales et nous met en face de la labilité de la notion de « terrorisme » dès lors qu’on prétend « défendre la société ».

37 On peut regretter que le film de Périot, se rendant captif des médias, en ait prolongé les effets.

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NOTES

1. Ce texte est une version développée d’un article destiné à la revue Chimères (n o 89) de février 2017 dont le dossier est consacré aux « Potentialités cinématographiques ». 2. « En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait les filles. On alla même jusqu’à les tondre » (exergue de « Au rendez-vous allemand », Paul Eluard, 1944). 3. Ce choix de ne pas utiliser ces séquences (on ne peut pas parler en l’espèce de censure) renvoie à la responsabilité des « monteurs » de France Libre Actualités et, au-delà sans doute, au statut qu’ont pris rapidement ces scènes dont la représentation donnée par le film ou la photographie incline le spectateur à la pitié envers les victimes plus qu’à l’assentiment du « châtiment ». 4. La séquence de Persona (1966) où Bergman fait explorer à son héroïne la photo de l’enfant juif du ghetto de Varsovie s’apparente à cette démarche bien qu’elle procède a contrario : en recadrant, isolant, établissant de nouveaux rapports que la photographie entière laisse dans l’ombre ou ne permet pas de voir, le regard développe des « possibles » de l’image plutôt qu’elle ne les annule (voir F. Albera, « Temps d’arrêt », Retour d’y voir, no 6-7-8, 2013). 5. Les phrases entre guillemets appartiennent aux propres définitions de son film par le cinéaste. 6. Elément extérieur au film et qui l’a sinon précédé du moins accompagné, Périot a établi une chronologie de 1965 à 1977 où il retient et détaille un certain nombre de faits et parfois en donne une appréciation. Cette chronologie pose évidemment le problème de ses choix en dépit de l’objectivité dont elle se prévaut. Il serait intéressant de la prendre en compte dans une perspective d’analyse « génétique » du film, mais trompeur dans la lecture qu’on en propose ici qui procède de son seul visionnement. Ce document a été rendu disponible à l’occasion de la présentation, au cinéma Utopia de Bordeaux le 15 mai 2014, du « projet de long métrage documentaire de Jean-Gabriel Périot (2010-2014) en cours » avec une « projection d’une durée indéterminée d’un travail en cours, inachevé, forcément fragmentaire, qui sera accompagnée par son réalisateur ». (http://monoquini.net/blog/index.php?/en-cours/une-jeunesse-allemande/). 7. Le refus du commentaire omniscient est un parti pris du documentaire d’auteur encore qu’il puisse y avoir d’autres manières de l’appréhender, comme ont pu le faire Pasolini dans La rabbia (1963) ou Franco Fortini dans All’armi siam fascisti (1962), deux films de montage d’actualités ou d’archives avec un texte off continu de valeur plus littéraire que de commentaire. Sans parler de Chris Marker dans la quasi totalité de son œuvre. 8. Entretien dans Télérama, 15 octobre 2015. On a pourtant publié depuis la sortie du film un texte programmatique explicitant bel et bien le point de vue du cinéaste, en tout cas à un moment de son travail sur ce film – étendu sur de nombreuses années (2006-2015) – intitulé « Une histoire visuelle : la Rote Armee Fraktion et ses images. Note d’intention » (dans Nicole Brenez et Isabelle Marinone, éd., Cinémas libertaires : au service des forces de transgression et de révolte, Lille, Presses universitaires du Septentrion, « Arts du spectacle – Images et sons », 2015, pp. 61-70). 9. Daniel Sauvaget, « Une jeunesse allemande », Jeune Cinéma, no 369-370, 2015, pp. 7-15. 10. Le problème n’est pas nouveau puisque Viktor Chklovski, à plusieurs reprises, fit ce reproche à Vertov comme à Choub : « Il faut débattre avec Choub, écrit-il, non pas du matériau mais de ses méthodes d’utilisation. Un fait privé de date s’esthétise et s’altère. » (« A propos du film d’Esther Choub », Novy Lef, no 8-9, 1927, traduit dans V. Chklovski, Textes sur le cinéma, Lausanne, L’Age d’Homme, 2011, p. 206). 11. Il s’agit de Arbeitsunfälle (Accidents du travail, diffusé le 24 mai 1965), Arbeitsplatz und Stoppuhr (Usine et chronomètre, diffusé le 9 août 1965), deux films consacrés au monde du travail, aux cadences, aux risques d’accidents, et Bambule (Mutinerie, 1969, interdit) tourné avec des pensionnaires d’un foyer pour jeunes femmes.

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12. Topos dans les commentaires de l’époque de la part des adversaires de la RAF ou de leurs critiques « de gauche » (voir en particulier le numéro des Temps Modernes, no 396-397, juillet- août 1979. « Allemagne fédérale : difficile démocratie »). 13. Dix-sept seront renvoyés en raison de leurs activités militantes (dont Meins, Farocki, Bitomsky notamment) et certains réadmis (comme Farocki). Le directeur des études était alors Erwin Leiser. 14. Die Wörter des Vorsitzenden, 1967 ; Nicht Löschbares Feuer, 1969 ; Der Ärger mit den Bildern, 1970 ; Moderaten in Fernsehen, 1974. 15. « Tous les agents de la fonction publique sont tenus d’adhérer à l’ordre fondamental libéral et démocratique au sens de la Loi fondamentale, et de le protéger. Des menées hostiles à la Constitution représentent une violation de cet engagement. » (« Déclaration commune de l’ancien chancelier fédéral Willy Brandt et du président du Conseil des Länder » du 28 janvier 1972). Voir Peter Brückner et Alfred Krovoza, Staastfeind : Innerstaatliche Feinderklärung in der Bundesrepublik, Berlin, Wagenbach, 1972 [Ennemis de l’Etat : mise à l’index de l’ennemi intérieur en RFA, Paris, La Pensée sauvage, 1979. Préface de Michel Foucault] ; Jacques Denis, Liberté d’opinion… Verboten. Les interdictions professionnelles en RFA, Paris, Editions sociales, 1976, en particulier les « Documents et annexes » qui documentent le fichage et la « chasse aux sorcières » alors à l’œuvre. Voir aussi Daniel Vernet, « L’ordre règne en Allemagne fédérale. Démocratie et limitation des droits fondamentaux, des moyens efficaces pour assurer le calme et le conformisme », Le Monde diplomatique, avril 1976 et Sebastian Cobler, « RFA : l’‹ Etat normal › », Les Temps Modernes, op. cit., pp. 50-88. 16. Ce jour-là, à Berlin, un policier abat d’une balle un manifestant contre la visite du Chah d’Iran. 17. « Une privation complète et pendant une longue période de toutes les impressions sensorielles […] produit un besoin intense d’impressions sensorielles et de mouvement corporel, une forte suggestibilité, des difficultés à penser, une impossibilité à se concentrer, un état dépressif, éventuellement des hallucinations… » (Dr Petri, médecin-chef de la prison du Land de Nordrhein-Westphalie, cité par Die Zeit du 1 er mars 1974 dans un article intitulé « Torture en RFA ? », cité dans Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge » et dernières lettres d’Ulrike Meinhof, Paris, Maspéro, « Cahiers libres » 337, 1977, p. 231). 18. Cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Le pire moyen de faire l’Europe », Le Monde, 2 novembre 1977. 19. Tous les « suicides » ont été discutés et le refus des autorités de laisser pratiquer des autopsies, visiter les cellules (rapidement nettoyées) ou accéder aux moyens de surveillance (enregistrements, films), au témoignage des gardiens, etc. laisse perdurer la présomption de « liquidation » des prisonniers. 20. L’image d’un tireur visant le public date de 1903 dans The Great Train Robbery de Porter. La caméra-fusil est entre autres un topos depuis le fusil photographique de Marey. Ici l’enchaînement des images et le chant spécifient très nettement le sens induit par le montage qui se rattache à Vertov comme à Godard. On aura plus loin L’Homme à la caméra (1929) sur le dépoli d’une table de montage et la proclamation par les étudiants que la DFFB est re-baptisée « Dsiga Wertow Akademie ». 21. Doit-on envisager que ce montage puisse vouloir signifier : « feu sur les hitlériens ! » ? Ce serait au mieux maladresse car ici, compte tenu des positions respectives des différents personnages, l’effet « champ/contrechamp » ne peut guère fonctionner, c’est le spectateur qui était visé non un hors-champ que les jeunes hitlériens viendraient combler. 22. Plans empruntés à Ulrike Marie Meinhof (1994), film de Timon Koulmasis, proche de Meinhof, amie de ses parents et mère de sa meilleure amie (« L’Histoire est écrite par les vainqueurs, c’est un lieu commun. Mais on n’est pas obligé de l’accepter telle quelle »).

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23. Jean Genet, Préface à Textes des prisonniers de la « fraction armée rouge », op. cit., p. 14 et p. 12. On peut rappeler que dans ces mêmes années, Jean-Marie Straub met en sous-titre à son premier long métrage, Nicht Versöhnt (1965) la formule de Brecht : « Seule la violence aide là où la violence règne. » 24. Félix Guattari, « Comme un écho de la mélancolie collective », Les Temps Modernes, no 396-397, juillet-août 1979, p. 416.

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Joseph Cornell : le film de re- montage et la séance cinématographique comme forme de ready-made aidé

François Bovier

1 LES FILMS DE JOSEPH CORNELL, ou plutôt Rose Hobart (1936) qui en vient à représenter « métonymiquement » l’ensemble de son corpus cinématographique – pourtant varié, hétéroclite et comprenant également des films expressément tournés à sa demande –, sont investis comme l’acte inaugural du cinéma de found footage. Je reviendrai sous peu sur ce moment « fondateur », et sur le contexte artistique dans lequel il convient de l’inscrire (à savoir l’importation du surréalisme aux Etats-Unis, notamment par le biais d’expositions). Mais auparavant, je ferai brièvement retour, dans une perspective historiographique, sur les pratiques du cinéma de re-montage et du found footage – qui peuvent être articulées sans pour autant effacer ou nier leurs spécificités.

2 Le cinéma de « re-montage », comme l’indique le préfixe itératif « re- », exacerbe voire autonomise la fonction du montage dans l’acte de création : il s’agit là d’une forme de montage second ou, si l’on préfère, d’un geste de réassemblage de plans préexistants (dont le sens est mouvant, dépendant étroitement de leur articulation entre eux), suivant un processus de décontextualisation et des images. En URSS, dans les années 1920, il était usuel de remonter des films étrangers afin d’en modifier le sens idéologique, notamment en insérant des intertitres1. Dans le contexte du cinéma documentaire soviétique, l’enjeu du re-montage pouvait être de reconstituer un événement historique à partir de documents d’archives soigneusement sélectionnés (notoirement dans La Chute de la dynastie Romanov, 1927, d’Esfir Choub, après visionnement de 60 000 mètres d’archives tournées entre 1912 et 1917)2 ; ou, à l’opposé, le propos pouvait être d’interpeller le public par la puissance de disruption du montage, suivant le programme de l’agit-prop3. Pour désigner cet ensemble de pratiques, le terme qui s’impose dans la littérature secondaire est celui de « compilation » : comme l’a montré de façon convaincante Jay Leyda4, le « film de compilation »

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constitue si ce n’est un genre cinématographique à part entière, tout au moins un geste récurrent, en lien avec une intention politique ou une volonté de propagande. Le matériau de départ, souvent issu d’actualités, est remis en scène, ré-agencé ou ré- ouvré, dans une structure déterminée, suivant une perspective qui recoupe la théorie vertovienne de la « fabrique du fait »5, ou plus largement la notion de « document ». C’est en vain que l’on s’attacherait à déceler une quelconque velléité artistique dans ces films de re-montage, ou alors il faut l’entendre exclusivement dans le sens avant- gardiste et utopique d’une dissolution de l’œuvre dans le champ socio-politique (à l’instar de ce qui se joue dans le productivisme russe, les artistes produisant des objets et non plus des artefacts esthétiques).

3 Par la suite, les études sur le re-montage tendent à se focaliser sur le cinéma expérimental et les films d’artistes, relativisant par là-même la dimension éminemment politique du « cinéma de compilation » ; le terme de ralliement, cette fois, est le « found footage »6. Sa parenté avec « l’objet trouvé » surréaliste () est patente, et la proximité des démarches évidente. Rappelons que pour Breton, la « démarche surréaliste » tend à « provoquer une révolution totale de l’objet », qu’il spécifie en ces termes : action de le détourner de ses fins en lui accolant un nouveau nom et en le signant, qui entraîne la requalification par le choix (‹ ready made › de Marcel Duchamp) ; de le montrer dans l’état où l’ont mis parfois les agents extérieurs, tels les tremblements de terre, le feu et l’eau ; de le retenir en raison même du doute qui peut peser sur son affectation antérieure, de l’ambiguïté résultant de son conditionnement totalement ou partiellement irrationnel, qui entraîne la signification par la trouvaille (objet trouvé) et laisse une marge appréciable à l’interprétation au besoin la plus active (objet trouvé-interprété de Max Ernst) ; de le reconstruire enfin de toutes pièces à partir d’éléments épars pris dans le donné immédiat (objet surréaliste proprement dit).7

4 Breton, en s’appropriant la définition de l’image poétique de Reverdy comme « rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées »8, prend soin de préciser que c’est contre l’usage commun de l’objet que le surréalisme se positionne : Cette faculté de rapprochement des deux images leur permet [aux poètes, aux artistes, aux savants] de s’élever au-dessus de la considération de la vie manifeste de l’objet, qui constitue généralement une borne. Sous leurs yeux, au contraire, cet objet, tout achevé qu’il est, retourne à une suite ininterrompue de latences qui ne lui sont pas particulières et appellent sa transformation.9

5 C’est déjà ce credo du détournement de la fonctionnalité de l’objet que revendiquent Jacques-André Boiffard, Paul Eluard et Roger Vitrac dans leur préface au premier numéro de La Révolution surréaliste, en 1924 : Toute découverte changeant la nature, la destination d’un objet ou d’un phénomène constitue un fait surréaliste.10

6 Au vu de ces rapprochements, qui ne sont pas que lexicaux, il n’est guère surprenant que dans les études portant sur le cinéma de found footage une place de choix soit accordée à Joseph Cornell : ce dernier, étroitement associé au surréalisme aux Etats- Unis11 – malgré ses réserves par rapport au mouvement fédéré par Breton12 – transpose dans le champ du film la technique du ready-made aidé 13. Quant à son œuvre d’assemblagiste, à travers laquelle il acquiert une certaine reconnaissance critique, elle s’inscrit résolument dans la poétique de l’« objet trouvé », notamment dans sa relation aux de Max Ernst (La Femme 100 têtes14 lui sert d’inspiration pour ses premières œuvres). Ses collages et ses boîtes – souvent vitrées – exposent divers objets récupérés

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(naturels ou manufacturés : des cartes ou des inscriptions d’hôtel effacées, des perroquets ou des papillons épinglés, des coquillages ou des étoiles de mer, des fioles ou des dés à coudre, du sable dans des verres brisés, etc.) qui sont parfois associés à des images de danseuses ou d’actrices. Mais à la différence des surréalistes, Cornell travaille à partir de formes culturelles déconsidérées et réputées comme féminines ou infantiles, tels les objets de vitrine, les miniatures ou le dispositif du penny arcade. Il se tient ainsi en retrait du marché de l’art, privilégiant une économie du don (il réalise ses objets, ses assemblages et ses boîtes pour des stars hollywoodiennes ou des enfants, par exemple, les soustrayant de ce fait à l’économie marchande15). Dans tous les cas, il manifeste une obsession pour l’iconographie des années 1920, tout en mettant en exergue l’aura du fragment. Sa conception du cinéma s’inscrit dans le prolongement direct de son travail de plasticien : dans ses films, il combine des images disparates qu’il a récupérées, ne tournant pas lui-même les plans (quand il « tourne » effectivement des films, situés dans l’époque contemporaine, il fait appel à des photographes et cinéastes indépendants, à l’instar de Rudy Burckhardt, ou encore Larry Jordan16).

Rose Hobart, ou la poétique de l’objet trouvé

7 Assigner l’origine de l’usage artistique du cinéma de re-montage à Joseph Cornell, avec la « réalisation » de Rose Hobart (1936), constitue un lieu commun dans la littérature secondaire consacrée au cinéma expérimental17 et au found footage18. Rappelons les faits et leur contexte. Cornell assemble son film à partir de plans extraits d’East of Borneo (1931, George Melford), un mélodrame exotique produit par Universal Pictures, tout en incorporant dans cet ensemble relativement homogène19 des plans tirés de sa propre collection de films (notamment des films scientifiques et éducatifs). S’inscrivant dans la poétique surréaliste de « l’objet trouvé » (Cornell a acheté East of Borneo parmi un vaste lot de pellicule usagée), Cornell se concentre dans ce film sur les plans où figure l’actrice Rose Hobart ; de plus, il interpose un filtre bleu à l’image, colorisation signifiant conventionnellement la nuit dans le cinéma muet, tout en ralentissant la cadence de projection du film (à 16 images par seconde) et en substituant à la bande- son d’origine un disque 78 tours de musique brésilienne (Holiday in Brazil de Nestor Amaral) trouvé dans un magasin de seconde main à Manhattan20. La « rectification » de l’objet trouvé est orientée ici par une nostalgie pour le cinéma muet. Celle-ci, il faut le rappeler, constitue un trait récurrent chez Cornell ; ce dernier peut ainsi évoquer, dans son hommage à Hedy Lamarr publié dans View, « le pouvoir étonnant qu’a le cinéma muet de suggérer un monde de beauté idéal » : Nous remercions donc Hedy Lamarr, la flâneuse enchantée, d’avoir parlé de nouveau le langage poétique et évocateur du muet, même si ce n’est parfois qu’un murmure à côté du rugissement vide de la bande-son…21

8 Précisons encore que Rose Hobart s’ouvre sur un plan de personnes qui observent une éclipse solaire, et se referme sur la lune qui passe devant le soleil avant de revenir à l’actrice Rose Hobart qui ferme les yeux, suggérant que le film re-monté est lui-même investi comme une forme d’« éclipse » cinématographique22. De là à ériger Rose Hobart en un film qui anticipe les stratégies de recyclage et d’appropriation mises en œuvre dans les années 1960 par Bruce Conner ou Arthur Lipsett, il n’y a qu’un pas vite franchi…

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9 Comme souvent, le mythe n’est pas entièrement dépourvu de fondement : cette œuvre présente une dimension inaugurale par le caractère radicalement décousu de son montage et par un fétichisme exacerbé qui innerve la cinéphilie « classique ». Le caractère insinuant et nostalgique du rythme de Rose Hobart, l’« aura » reconstruite de la star et le démembrement de son corps par le montage, la forte charge symbolique associée à ses gestes et à ses mimiques, détachés de tout ancrage diégétique, sont remarquables – le film gagnerait d’ailleurs à être étudié à travers le prisme de l’étude des rapports sociaux de sexe, le voyeurisme dirigé sur la jeune actrice s’inversant en fétichisme, c’est-à-dire en désaveu de la différence sexuelle (le motif récurrent de la bougie sur le point de s’éteindre ne renvoie pas seulement au scintillement du faisceau du projecteur, mais aussi au complexe de la castration). La stratégie de re-montage de Cornell, qui consiste à suspendre la signification et la finalité narrative des plans, suscite une authentique tension filmique, un singulier sens du suspens : des éléments disparates, désarrimés, sont juxtaposés ; la répétition de gestes, d’attitudes, de motifs plastiques et thématiques, qui donnent lieu à une série de variations, se conjoignent dans la constitution d’un portrait féminin idéalisé, en multipliant les points de vue et les perspectives. Comme souvent dans le cinéma de re-montage, Cornell a recours conjointement à des raccords de continuité (principalement sur le regard) et à des faux raccords, pour relier ou disjoindre les plans entre eux. Ainsi, le film de série B, sur le plan de sa structuration narrative, est mis en pièce ; mais ce qui est révélé, c’est le potentiel d’imagerie « surréaliste » latent qui est inscrit dans un film des studios hollywoodiens, une fois libéré de sa causalité narrative. Cornell s’inscrit ainsi en faux contre la tentative « moderniste » de légitimer le cinéma en tant qu’art, que l’on peut décrire comme la volonté d’instituer un langage purement visuel à partir de l’autonomisation de ses signes iconographiques et de ses procédés de composition formelle.

10 Nulle équivoque ici : le re-montage de Cornell fétichise la star et non la structure formelle du film, l’attention du spectateur se focalisant sur des détails incidents du cadre et les plus infimes inflexions de l’actrice, suivant une logique psycho- symptomatologique (l’interprétation élaborée par Freud dans Psychopathologie de la vie quotidienne23 me paraissant plus probante que la méthode paranoïaque-critique de Dali24 pour appréhender la logique mise en jeu dans Rose Hobart). Il faut d’ailleurs signaler la complexité du statut de cette figure : Rose Hobart, parfois habillée en homme (une inversion constante chez Cornell, fasciné par l’ambivalence entre les sexes), constitue une figure androgyne, qui fait peut-être écho au surnom de Duchamp, Rrose Sélavy25 (son double « féminin » qui peut se lire : « Eros, c’est la vie »). Et si l’on en croit Sitney26, Cornell aurait par la suite utilisé Tristes tropiques comme titre alternatif à Rose Hobart, signalant la parenté de ce film avec les études de Lévi-Strauss27 – et invoquant, par la même occasion, un regard ethnographique qui s’oppose à l’exotisme manifeste dans le film de Melford. J’irai jusqu’à hasarder l’hypothèse suivante : la projection fantasmatique (blanche et masculine) d’une altérité désignée comme menaçante, qui est évidente dans le film de Melford, est déconstruite dans le film de re-montage de Cornell. L’orientalisme – pour reprendre ce concept théorisé par Edward Saïd28 – est ici désigné en tant que tel, et non reproduit à l’identique suivant une logique de domination : la nostalgie qui se dégage du film peut ainsi être comprise comme une stratégie de mise à distance et d’analyse critique des images reconduites, suivant une esthétique que l’on pourrait qualifier de camp et une propension à « performer » l’altérité (sexuelle, raciale).

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11 Malgré le mouvement d’interprétation infinie que semble appeler ce film, la fonction de précurseur de Rose Hobart est avant tout entretenue par un discours hagiographique, rituellement convoqué par Cornell, qu’il convient d’interroger, celui-ci confinant à la mystification – c’est là aussi une tradition surréaliste : que l’on songe aux récits de Man Ray sur la genèse de son film Retour à la raison (1925)29. La version la plus accréditée de ce récit des origines est due à Julien Levy, un important galeriste new-yorkais qui s’est activement impliqué dans la constitution de la New York Film Society. Dans ses mémoires, il décrit en ces termes la séance à l’occasion de laquelle Cornell projette Rose Hobart : Sur l’écran, l’héroïne silencieuse prononce des promesses muettes. Soudainement, un cheik pénètre dans la tente. La jeune Britannique sans défense relève la couverture de son lit contre sa poitrine, dévisageant l’intrus avec une fascination terrifiée. Elle respire profondément et crispe ses poings. Les yeux du cheik brillent avec un sentiment d’anticipation rapace. Une balle roule au ralenti et tombe dans un bassin. Le cheik, la jeune fille britannique, le cheik, des chameaux qui courent, la balle, la jeune fille à nouveau, la chute de la balle… Tout à coup, on entend un énorme fracas. ‹ Salaud ! › Le silence est rompu. ‹ Lumière ! ›, j’ordonne. ‹ Calme-toi ›, implore Gala qui se précipite vers Dali. ‹ Salaud, et encore salaud ›, crie Dali qui se fraie vivement un chemin vers Cornell. Dali était furieux, un état auquel il nous a habitué mais qui était particulièrement impressionnant cette fois, oscillant entre le déchaînement d’un démon […] et la frustration d’un enfant suite à une crise de nerf. […] Il y avait peu de choses à dire après que Gala ait apaisé Dali et que j’aie réconforté Cornell. ‹ Mon idée pour un film correspondait exactement à cela ; et j’étais sur le point de la proposer à une personne qui allait me donner les moyens de la réaliser. Je ne peux pas dire que Cornell m’a volé mon idée ›, précise Dali, ‹ je ne n’en ai pas conservé de trace écrite et je n’en ai parlé à personne, mais c’est comme s’il l’avait volée. › Cornell se lamentait sans fin, ‹ Mais pourquoi, pourquoi diable – alors que c’est un si grand homme et que je suis un moins que rien ? ›30

12 Rassemblons les principaux éléments qui constituent le noyau de ce mythe : le caractère événementiel de la projection (non réitérable), dans le contexte d’une galerie (il est ici légitime de parler de « cinéma d’exposition ») ; l’interruption de la séance, conformément à la tradition surréaliste du scandale ; la reconnaissance du caractère inaugural de ce cinéma de l’« objet trouvé » par Dali lui-même, qui accuse de façon très oulipienne Cornell de plagiat par anticipation ; la stupeur et l’incompréhension qui font suite à la projection. Les souvenirs « reconstruits » de Levy (il publie ses mémoires en 1977) accréditent l’œuvre de Cornell comme une alternative américaine au surréalisme – Cornell ne désirant en aucun cas être associé au mouvement – et plus précisément ses films comme une forme authentiquement « surréaliste » de cinéma. Des spécialistes du cinéma d’avant-garde tels que P. Adams Sitney31 ou Annette Michelson32 soulignent la dimension inaugurale du film de Cornell, malgré leur inscription dans des perspectives opposées : le film indépendant ou « visionnaire » pour Sitney, qui revendique la spécificité du champ du cinéma expérimental ; l’art contemporain pour Michelson, qui ancre sa réflexion dans le structuralisme. De façon moins articulée et peu historicisée, ce film a pu être investi comme l’avènement du « postmodernisme » au sein même de l’apogée du « modernisme », hissant Cornell au rang de héraut de l’art du collage et de l’assemblage33, dans la filiation de Duchamp. Cependant, le relativisme critique lié à la « nouvelle » histoire du cinéma34 devrait nous inciter à revenir sur le contexte dans lequel s’inscrit ce film.

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La séance cinématographique comme forme d’exposition

13 Joseph Cornell, tous les témoignages convergent sur ce point, est introduit à l’art d’avant-garde et au surréalisme en particulier par le biais de la Julien Levy Gallery, qu’il fréquente assidûment depuis son ouverture en 1931. Julien Levy est l’un des premiers à importer le surréalisme aux Etats-Unis : en 1932, il reprend, sous l’appellation sobre de « Surréalisme », l’exposition « The New Super-Realism » organisée en novembre 1931 par A. Everett Austin au Wadsworth Atheneum, à Hartford (avant que le MoMA n’organise d’événements en lien avec le surréalisme) ; dans ce contexte, il introduit de nouvelles œuvres, notamment américaines – Cornell figure ainsi dans l’exposition à travers des collages et des objets miniatures ; et c’est à lui que Levy confie la réalisation de l’affiche, somme toute peu « surréaliste », de l’exposition : un enfant qui souffle à travers une trompette ou un tube de pâtissier les lettres « surréalisme ». Auprès du rare public qui est attentif à ses activités artistiques, Cornell est définitivement associé à la Julien Levy Gallery : à l’occasion de sa première exposition « personnelle » (il est en fait exposé au côté de gravures de Picasso) en novembre 1932, les objets de Cornell sont présentés par Levy comme des « jouets pour adultes » (l’expression, reprise dans les comptes rendus de presse, n’est pas des plus heureuses). Et sans aucun doute, son œuvre plastique – puis filmique – repose sur le collage et l’objet trouvé : elle assemble des objets et des signes disparates, dont la latence est révélée ; elle exploite les potentialités du montage tout en renouant avec la pratique de la flânerie et du lèche- vitrine.

14 Cornell manifeste dans la plupart de ses boîtes et de ses dossiers une fascination pour des figures féminines, principalement des stars du cinéma classique telles que Hedy Lamarr, Lauren Bacall, Greta Garbo ou Jennifer Jones, qui sont discrètement érotisées35. Et, coïncidence qui n’a pas été assez soulignée de mon point de vue, le cinéma est également très présent dans les activités de Julien Levy : celui-ci organise chaque semaine des projections dans sa galerie ; le film se trouve ainsi « exposé », au même titre que des collages, des assemblages ou n’importe quelle œuvre d’art. La séance de cinéma est ici investie comme l’équivalent d’une exposition collective ; on assiste à l’émergence de la figure du programmateur en tant que curateur et en fin de compte en tant qu’auteur (ces termes sont anachroniques, mais désignent bien ce qui se noue déjà à cette occasion). L’implication de Julien Levy dans la culture cinéphilique qui émerge alors aux Etats-Unis – il fonde la New York Film Society avec Iris Barry, Raoul de Pussy de Salles et Nelson Rockefeller, notamment en vue de montrer L’Age d’or (1930) de Buñuel et Dali36 – peut être considérée comme l’embrayeur de l’engagement de Cornell dans la pratique filmique ; sans aucun doute, elle détermine sa compréhension du cinéma. La séance de cinéma devient le lieu d’un montage de films préexistants, s’apparentant à une collection d’objets donnés à voir à travers un point de vue curatorial orienté. L’acte de création, suivant la logique de l’appropriation, dépend ici étroitement de l’activité du programmateur – et du spectateur, comme l’avaient découvert les surréalistes, André Breton et Jacques Vaché prélevant des séquences de films en entrant par hasard dans des salles de cinéma37. Les films de re-montage de Cornell participent de plain-pied à un regard surréaliste sur le cinéma et en fin de compte à un « cinéma de spectateur »38 : Cornell prélève des films ou des fragments de

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films qui s’inscrivent dans la culture populaire, et les re-monte ou les donne à voir à travers un geste de « désautomatisation » de la perception ou de « défamiliarisation » de l’objet.

15 C’est ici le lieu de rappeler que Rose Hobart était projeté avec d’autres films d’avant- garde, formant une séance composite : en l’occurrence Anemic Cinema (1926, Marcel Duchamp), L’Etoile de mer (1928, Man Ray, d’après Robert Desnos) et Goofy Newsreel (circa 1926-1928, Joseph Cornell)39. Levy soutient que cette séance tend à « illustrer les inversions du mot et de l’image – une imagerie muette ou un langage imaginaire »40. Ce qui paraît indéniable, c’est qu’à cette occasion Cornell adhère à la logique du programmateur de films : la séance devient elle-même le lieu d’un re-montage de films d’avant-garde, formant un ensemble ouvert. En ce sens, la séance revêt un aspect performatif41 : c’est dans l’acte de son déroulement que le re-montage s’actualise, le projectionniste – Cornell en personne – acquérant le statut d’auteur ou de co-créateur.

16 Rose Hobart, ainsi contextualisé, s’émancipe du dispositif de la salle obscure, qui est déterminé par le primat d’une vision centrée : la logique qui prévaut est celle de la distraction et du dérèglement de la vision. Comme le souligne Ken Jacobs, le film devient d’autant plus troublant s’il est diffusé sur une autre surface que l’écran, à travers une vision de guingois (Ken Jacobs, avec Jack Smith, le projetant par la suite sur le plafond ou un coin de mur)42. Levy met en place un cadre singulier de monstration : il réinscrit l’expérience de la séance cinématographique au sein de l’espace économique et idéologique de la galerie (le white cube43). Ce dispositif hybride ouvre les conditions de possibilité d’un dépassement des conventions du film et des contraintes de l’exposition : Cornell réinvente un « cinéma de spectateur », englobant l’ensemble des films présentés (dont ses propres réalisations) dans une forme de séance « surréaliste », à travers la dynamique d’un work in progress. Ce geste d’appropriation et de réélaboration seconde du cinéma est mis en abîme à travers Goofy Newsreel : ces « actualités du rêve » ou de l’« irréel » reposent sur un geste de décontextualisation et de recontextualisation de plans, en mobilisant l’horizon d’attente des actualités filmées (des séquences de films comiques – avec Keaton, Arbuckle, des imitateurs de Charlot, etc., de nombreux plans étant empruntés aux productions des Weiss Brothers Artclass Pictures – sont précédées d’intertitres comportant le nom d’un lieu et l’énoncé d’une « nouvelle » fantaisiste). Un film burlesque acquiert ici le même statut qu’une vue d’actualité, et inversement. L’intertitre assigne un sens – des plus improbables – au plan : ce cinéma fort singulier et anonyme se voit contradictoirement dés-autorisé (évoquant par anticipation la « mort de l’auteur ») et ré-auratisé (révélant la latence des plans).

17 La séance cinématographique en galerie telle que la conçoit Levy et Rose Hobart de Cornell – la séance « surréaliste » se trouvant pour ainsi dire condensée dans l’espace d’un seul film – ne sont pas incompatibles avec le projet d’une « métahistoire du cinéma » telle que la définit Hollis Frampton44, au centre de son dernier cycle épique et inachevable (Magellan, 1972-1980). Dans tous les cas, il s’agit rien de moins que de réécrire l’histoire du cinéma en inventant une nouvelle tradition. Mais chez Cornell, à la différence de Frampton45, le point de vue du collectionneur se superpose à celui du « métahistorien » du cinéma.

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Le fétichisme du collectionneur

18 Cornell, on le sait, est un collectionneur : il a accumulé un large ensemble de photographies de danseuses, de divas d’opéra et de stars de cinéma (en acquérant notamment des images publicitaires destinées aux exploitants de salle), parmi d’autres figures féminines ; et il a constitué une importante collection de films des premiers temps et des années 1920, notamment des films à trucs, des films d’animation, des films de voyage, des documentaires animaliers et éducatifs, des films burlesques et des « classiques » des années 1920-1930 (il lègue 150 bobines à Anthology Film Archives en 1971). Sa pratique filmique gagne à être considérée dans le prolongement de cette compulsion à acquérir et à « cataloguer » des films. Les réflexions de Walter Benjamin sur la figure du collectionneur permettent d’éclairer le positionnement de Cornell dans le champ du cinéma, rectifiant en quelque sorte la connotation d’« écriture automatique » attachée à l’« objet trouvé » que j’ai d’abord mobilisée (et qui nécessite pourtant de longues recherches, quand bien même celles-ci seraient-elles orientées par le « hasard objectif »).

19 Benjamin soutient que « le vrai collectionneur détache l’objet de ses rapports fonctionnels »46, entretenant avec celui-ci une relation qui n’est pas sans évoquer la « contemplation désintéressée » dans l’esthétique du Beau de Kant (ce point de vue est caractéristique d’une sensibilité surréaliste). La valeur d’usage des objets s’estompe face à leur appréhension en tant que monde clos, chaque chose pouvant « nouer la relation la plus étroite possible avec les objets qui lui sont semblables »47. De plus, la constitution de l’objet en une « collection » permet de l’intégrer à un système signifiant nouveau, établissant une relation inédite de l’objet au monde et des objets entre eux : […] pour le collectionneur, le monde est présent et, qui plus est, rangé dans chacun des objets qu’il possède. Mais rangé selon un agencement surprenant et même incompréhensible au profane. Cet agencement est à l’organisation et à la schématisation ordinaires des choses ce que leur ordre dans une encyclopédie est à un ordre naturel.48

20 On ne saurait mieux décrire la logique d’agencement des plans dans les films de re- montage de Cornell. En effet, chaque plan suit un système de relations complexe et surprenant : la fonctionnalité des images est ainsi désamorcée, la référentialité première du film suspendue ; formant un monde clos, les plans tissent des liens entre eux qui ne sont pas motivés par la raison ou le récit, mais par des rapprochements formels ou rythmiques, par des réitérations et des déclinaisons, par des oppositions thématiques ou iconographiques. Seul le re-monteur maîtrise les lois et la logique de ce système « encyclopédique ».

21 Benjamin ne manque pas de souligner la pensée magique qui oriente le collectionneur de livres (s’incluant lui-même dans ce portrait), dont la visée n’est pas seulement encyclopédique (on retrouve ici la « magie blanche » chère à Cornell) : Chez les enfants, l’acte de collectionner n’est qu’un procédé de renouvellement parmi d’autres, tels la peinture des objets, ou le découpage, ou encore le décalque […]. Renouveler le monde – c’est là l’instinct le plus profond dans le désir qu’éprouve le collectionneur d’acquérir de nouveaux objets […].49

22 L’acte de collectionner des films et des images, s’inscrivant dans le prolongement naturel du collage, du découpage et de l’assemblage d’objets, s’apparente chez Cornell à une éthique du renouvellement : les objets sont défamiliarisés, et notre perception à leur égard renouvelée. Collectionner, c’est déjà réassembler les objets en un système

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signifiant inédit : c’est déjà « re-monter ». Le geste d’agencement du collectionneur chez Cornell, lorsqu’il transite par le support du film50, est le plus souvent orienté par les modèles de la fantasmagorie, de la féerie et des vues à transformation.

Le regard ébloui de l’enfant, ou l’attraction des vues à transformation et la généralisation du faux raccord

23 Cornell a développé un vaste ensemble de films de collage à partir de sa collection privée (acquise auprès de vendeurs et au hasard de ses pérégrinations dans divers marchés aux puces), sans qu’il soit toujours possible de déterminer si le film est complet ou sa finition indéfiniment différée. Débutés dans les années 1930, ceux-ci seront parfois terminés dans les années 1970 par Larry Jordan, suivant les instructions de Cornell. Ces films qui empruntent des plans à des sources multiples, la plupart du temps difficilement identifiables, manifestent une obsession pour le contexte forain, en particulier le cirque et le zoo ; les scènes de vaudeville, les spectacles de magie, les tours de cirque s’enchaînent sous le regard ébahi d’enfants, relais du point de vue du spectateur. Plutôt qu’à des stars (féminines) de cinéma, Cornell rend ici hommage à la dynamique « attractionnelle » du cinéma des premiers temps (Cornell éprouvant également une fascination pour Lumière, Méliès, Zecca, ou encore Cohl). L’illusionnisme visuel et les trucages « primitifs » rivalisent avec la logique du trompe- l’œil et un montage dont la logique procède à première vue du coq-à-l’âne (en fait, il n’en est rien : l’assemblage des plans est rigoureux). Marjorie Keller note avec pertinence la présence de jeux de mots qui structurent certains de ces films ; elle écrit ainsi, à propos du dernier film de The Children’s Trilogy51 : Children’s Party est centré sur le thème des étoiles [stars] : les étoiles dans le ciel [stars in the sky], les enfants étoiles [child stars], les étoiles de cirque [circus stars] et la lumière des étoiles [starlight]. […] Cornell, à l’instar de Cocteau, transpose littéralement la relation entre les étoiles dans le ciel et les étoiles sur scène ou dans un film [stage and movie stars]. Si l’on se réfère à d’autres œuvres de Cornell, il paraît évident qu’il a élaboré des jeux de mots visuels à partir de constructions verbales : en l’occurrence, ébloui par les étoiles [star-struck], des étoiles dans les yeux [stars in his eye] et foudroyé par le sort [star-crossed].52

24 Dans cette trilogie, où les mêmes matériaux filmiques sont re-montés, le fétichisme de Cornell est redirigé sur de jeunes filles, qui sont à la fois le sujet et l’objet du regard. Comme le souligne Marjorie Keller, les séquences d’attraction (une acrobate suspendue à un fil, une funambule, une jeune écuyère) et les phénomènes astraux (des télescopes, la voie lactée, Zeus qui lance des éclairs) sont assemblées par rapport à une logique verbale sous-jacente, difficilement perceptible, qui procède par glissements lexicaux, substitution d’une expression lexicalisée par une autre métaphore figée. Néanmoins, il ne me paraît pas possible de rapporter les différents films de collage de Cornell à un procédé commun, à une stratégie de structuration unique. J’identifierai tout au plus au sein de cet ensemble deux pôles en tension, deux paradigmes opposés : la dislocation des plans à travers une pratique généralisée du faux raccord d’une part, la métamorphose incessante des vues à travers différents trucages d’autre part.

25 The Children’s Party (circa 1938) repose sur une poétique de l’interruption généralisée : lorsqu’une logique sérielle tend à se constituer, elle est aussitôt perturbée par un ordre

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divergent, quitte à refaire surface par la suite – avant une nouvelle bifurcation ou la reprise d’un précédent embranchement. Le film repose sur trois principaux vecteurs thématiques ou séries iconographiques : la musique (ou les musiciens), le véhicule (ou le déplacement), le primitivisme (ou l’archaïsme de la nature et des Amérindiens). Le passage de l’un à l’autre de ces ensembles se fait par court-circuit, désamorçage, dislocation ou disruption. Cette discontinuité est soulignée par la bande-son, constituée d’un pot-pourri de chansons et d’airs musicaux en vogue, de bruits de la jungle et de dialogues interrompus (il serait légitime de parler de musique concrète en ce cas).

26 Le film s’ouvre sur deux explorateurs accrochés à une branche d’arbre, qui amorcent un récit de voyage stéréotypé aussitôt interrompu ; le plan suivant cadre deux bûcherons qui entreprennent de scier le tronc d’un énorme arbre. Les espaces sont disjoints, mais une logique d’inversion – de chute – est discrètement suggérée. Coupe sèche : une voiture de pompier sort d’une caserne ; autre plan, elle traverse une rue. L’éventualité d’un feu permet de relier ces deux séquences – le bois brûle, et la voiture de pompier n’est pas tenue de respecter les feux de circulation – mais la rapidité de l’enchaînement procure une impression de montage décousu, aléatoire. Suit un plan sur un pianiste (qui affirme être né avec une voix en or) : soit l’introduction de la série musicale. Retour à l’espace primitif de la forêt : un éléphant est cadré au premier plan ; puis, un tracteur tire un tronc d’arbre (répondant ainsi à l’action de scier un arbre) ; vue saugrenue, deux personnages se tiennent debout, en équilibre, sur le tronc ; à nouveau, on voit à travers un autre angle de prise de vue le tracteur qui tire un tronc (sans personne dessus cette fois) ; un nouveau cadrage donne l’impression que le tracteur monte une pente abrupte ; enfin, des éléphants tirent un tronc d’arbre. A travers une série de faux raccords, la modernité du tracteur et le « primitivisme » des éléphants tendent à s’intervertir. Une variante sur le thème de l’éléphant est proposée (des éléphants de cirque, qui laissent place à des clowns qui se griment), avant de revenir au thème du pianiste (une chanteuse est cadrée à l’envers ; le pianiste est filmé à l’envers ; puis il est recadré normalement). Retour aux véhicules, avec une nouvelle variation : un train, avec des voyageurs qui montent ; le véhicule se met en branle ; etc. Les faux raccords introduisent des éléments qui semblent répondre à une logique de l’équivalence généralisée ; mais Cornell rompt avec ce rythme syncopé et ces séries : une école est présentée ; une jeune fille trie du coton ; un avion effectue une série de vols acrobatiques : le pilote embrasse une jeune fille ; à cette vue se substitue la photographie d’un couple royal ; retour sur le pilote et la jeune femme ; nouvelle rupture ou embranchement, des Amérindiens s’adonnent à une danse rituelle. La séquence de danse rituelle, plutôt longue, avec des changements d’angles de prises de vues, traduit à un niveau manifeste la logique latente du film : c’est-à-dire l’apologie d’un monde d’avant la civilisation, suivant un fantasme primitiviste caractéristique de la pensée de Freud (je pense à son essai « La morale sexuelle ‹ civilisée › et la maladie nerveuse des temps modernes »53 et à son ouvrage Malaise dans la culture54). Je suspends là la description du film – qui se clôt sur un chien qui court dans une luxueuse propriété, sur le visage d’un enfant noir qui pleure, avant la mention « THE END » dont les caractères sont inversés.

27 Dans une perspective diamétralement opposée, Thimble Theater (circa 1938, achevé en 1970 par Jordan) remet en jeu la dynamique des vues à transformation, misant sur la continuité entre les scènes et un théâtre de l’anamorphose généralisée – la bande-son est composée d’une mélodie continue de type carrousel. Le prologue donne le ton : des corolles de fleur, en gros plans, s’ouvrent (deux plans) ; des lions sautent à travers un

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cerceau enflammé ; des pélicans voguent sur l’eau ; des jeunes filles, dans un décor de fleur en papier géante, regardent un spectacle que le spectateur ne peut voir. La rotondité permet d’enchaîner les premières séries de plans, tandis que la métaphore florale fait le lien avec les jeunes filles, suivant une logique d’association verbale. Une série d’amorces abstraites, qui font suite au décompte du pré-générique, précèdent la mention : « A film from the collection of Daniel Luna ». L’attribution de ce film de re- montage à un personnage au nom lunaire est caractéristique de la poétique de Cornell. Les motifs floraux sont ensuite déclinés dans les plans suivants, avant de laisser place à des matériaux hétéroclites, donnés à voir à travers une certaine durée. Un film scientifique sur la transformation des chenilles en papillons (un intertitre identifie le statut documentaire de cette source : « Nature’s Handiworks : Wondrous phases of life and transformation of caterpillars moth-butterflies ») donne le ton ; la métamorphose est le principe de construction de Timble Theater. Un film à trucs de Méliès prolonge et redirige cette logique anamorphique : un homme fait apparaître des femmes, leurs corps se substituant au sien ; le transformisme redessine ce passage des corolles de fleur aux jeunes filles. Suit un dessin animé dédoublé et dupliqué en négatif, la partie occupant la gauche de l’écran défilant à l’envers avec un léger décalage temporel : le passage au négatif « primitivise » cette fantaisie autour de Jack et le haricot magique. Une série animale complète cette logique de dérivation : des chamois se déplacent le long de rochers, vraisemblablement dans un zoo ; apparaissent ensuite des kangourous, avec des plans repris au ralenti. La conjonction homme-animal est ainsi actualisée à travers une séquence « burlesque » où le gardien du zoo boxe avec l’un des kangourous. L’attraction ici est relative à la nature des séquences montées et au point de vue que Cornell porte sur celles-ci, relayé à plusieurs reprises par le regard de jeunes filles : l’éblouissement est mis en scène dans les plans cités et exacerbé par le re-montage. La conjonction entre avant-gardisme, attraction du cinéma des premiers temps et primitivisme est ici sciemment exploitée.

28 Ces films de re-montage – qui sont parfois d’une simplicité désarmante : dans Carrousel – Animal Opera (circa 1938), Cornell monte bout à bout différents animaux dans un zoo, proposant un ballet ou une chorégraphie d’attitudes anthropomorphisées à partir de raccords de continuité, établissant par exemple un lien entre le bâillement d’un hippopotame et le rugissement d’un lion – représentent un équivalent cinématographique de la stratégie duchampienne du ready-made rectifié ou assisté. Mais chez Cornell, il suffit parfois de l’adjonction d’un seul plan pour que le film décroche ou décolle dans une autre dimension. Ce sera là mon dernier exemple : dans Jack’s Dream (circa 1938, achevé par Jordan en 1970), le monde clos, autonome, d’une animation de poupées, est soudainement fissuré par l’introduction de plans figuratifs, photographiques. Le film s’ouvre sur un livre, comme pour signifier son irréalité : il s’agit du Petit Chaperon rouge ; passé la page de titre, une illustration s’ : à travers une fermeture à l’iris, le spectateur pénètre à l’occasion du plan suivant dans l’univers féerique de l’animation. Cornell multiplie les déplacements par rapport au conte du chaperon rouge : le loup est remplacé par un dragon, le cadre de l’action est celui d’un château, tandis qu’un chien de compagnie se révèle omniprésent. Mais le soudain basculement du film dans l’attraction ne repose pas sur ces licences prises à l’égard du récit cadre. A l’opposé de la logique d’ancrage dans un mode de référentialité direct qui caractérise l’irruption de l’image photographique « conventionnelle » ou « plate » dans le domaine de l’animation, c’est l’inverse qui se produit : le plan « documentaire » plonge le film dans le domaine de la fantasmagorie, et ceci à deux reprises. Des

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personnages lavent la vaisselle dans le château ; l’âtre de la cheminée crépite ; le chien est couché à côté du feu ; soudainement, un navire disparaît sous les flots ; des hippocampes se déplacent sous l’eau (on pourrait y voir une réminiscence de certains films de Painlevé, qui est lui aussi associé au surréalisme). Le plan du naufrage du navire fracture l’unité diégétique et formelle du film, qui bascule dès lors dans une poétique du « désastre » généralisé (du Coup de dés de Mallarmé aux relectures de Blanchot, qui comprendra ce terme dans son sens étymologique : « chute de l’astre »55). Seconde occurrence : le dragon, menaçant, s’attaque aux êtres humains ; brusquement, un bateau tire des coups de canon ; le chien s’endort ; suit une vue du ciel, probablement depuis le bateau. Au niveau du déroulement logique, ce plan « figuratif » précède le naufrage du navire, en en présentant la cause ; mais il clôture ici la narration du film à travers un geste de défense (le bateau se substituant au chasseur du conte) – qu’il faut peut-être attribuer au rêve du chien. La dimension documentaire de la photographie, à travers un étonnant coup de force, devient ici un vecteur d’irréalité et de « surréalité ». L’univers de Cornell repose sur une série de basculements, la poétique de l’« infra-mince » qu’il privilégie (conformément à la vie banale de l’artiste, résidant chez sa mère dans un morne pavillon de banlieue – toutefois sis à l’adresse Utopia Parkway56 – et tenant compagnie à son frère handicapé) constituant très vraisemblablement une ultime inversion des faits hauts en couleurs des surréalistes.

29 Les bricolages filmiques de Cornell déplacent en fin de compte la logique du ready-made aidé : si Duchamp décontextualise et renomme un objet usuel manufacturé (par exemple un porte-bouteilles, une pelle à neige ou encore un urinoir) en l’assignant à « l’institution art »57, Cornell accole une nouvelle légende à des plans ou des fragments de films rendus à leur anonymat et investis en tant qu’« instants prégnants »58. Cornell, avec l’aide et le soutien de Levy, substitue une aire de jeu indéterminée à l’espace économique et idéologique de la galerie, en souscrivant à la logique du don (qui engage une réciprocité de la part de son destinataire : le « contre-don », d’après la définition de Marcel Mauss59). La séance cinématographique de Cornell – ou faudrait-il écrire : de Levy ? – propose une série de « variations » (dans le sens musical du terme) à partir de plans préexistants, qui sont réactualisés par le biais de nouvelles séquences entretenant avec ceux-ci une relation dynamique (qui peut être spécifiée, en première approximation, comme une opération de déplacement spatial et temporel, de requalification et de resémentisation, suivant un processus d’appropriation énonciative). Le re-montage est ainsi démultiplié à travers une vertigineuse mise en abyme (dont la logique est fort distincte de la mise en relation thématique ou par contiguïté spatiale de vues par un exploitant de salle dans les premiers temps du cinéma60) : en premier lieu, les films de compilation de Cornell re-montent des plans hétéroclites (s’il fallait citer des antécédents, je renverrai aux films d’Adrian Brunel qui réagencent des vues d’actualités en leur adjoignant des cartons fantaisistes61) ; en deuxième lieu, la séance de Cornell réarticule les films et les plans en un ensemble inédit, superposant différentes temporalités et gestes intentionnels en un nouveau continuum ; et, en dernier lieu, c’est au spectateur qu’incombe la responsabilité finale du re-montage, l’intention signifiante de la séance pouvant connaître un ultime déplacement (voir la lecture paranoïaque de Dali du film de re-montage de Cornell, Rose Hobart).

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NOTES

1. Sur les origines du re-montage dans le cinéma soviétique, où cette pratique se généralise, voir Lev Kouléchov, « Le re-montage » [1920], L’Art du cinéma et autres écrits (François Albera [éd.]), Lausanne, L’Age d’Homme, 1990, pp. 64-67 ; ce texte, inédit du vivant de Kouléchov, est partiellement repris dans « La bannière du cinématographe » [1920], dans L. Kouléchov, op. cit., pp. 36-63. Kouléchov écrit notamment : « A la tête d’une des grandes sociétés cinématographiques, V. R. Gardine s’était trouvé devant la nécessité de composer des films uniquement à partir de fragments déjà filmés, sans scénarios, sans intertitres, et sans que les scènes soient numérotées dans l’ordre littéraire du scénario. Bien entendu, dans ce cas, V. R. Gardine cherchait, en assemblant ces films, à obtenir un résultat dans la composition, et devait structurer l’ensemble du film uniquement par le montage en faisant fi du scénario original. » (Id., pp. 64-65.) Kouléchov est nommé chef de la section de re-montage des films étrangers pour le VFKO en 1919. La pratique du re-montage n’en attire pas moins un certain nombre de critiques. Tynianov peut ainsi écrire : « Dans La Rue sans joie [Die freudlose Gasse, G. W. Pabst, 1925], au lieu de l’héroïne, c’est du fiancé qu’on fait l’assassin. Le re-monteur devait être content de son travail. Mais les mains de l’assassin sur l’écran restent celles d’une femme. […] C’est là un cas de ‹ re-montage artistique ›, car il est difficile de lui trouver des motivations idéologiques. Dans les films bien faits, l’idéologie ressort à tel point par des éléments du sujet et du style que les ciseaux ni la colle n’y peuvent rien. » (Iouri Tynianov, « Sur le re-montage » [1926], dans François Albera [éd.], Les Formalistes russes et le cinéma : Poétique du film, Paris, Nathan, 1996, p. 199). 2. Esfir Choub travaille dès 1922 au Goskino comme re-monteuse de films destinés au public soviétique ; dans les années 1930, elle réalise plusieurs films de re-montage centrés sur des événements historiques. Voir Albera supra et Alexandre Sumpf, Révolutions russes au cinéma. Naissance d’une nation : URSS, 1917-1985, Paris, Armand Colin, 2015, pp. 77-84. 3. Voir François Albera, « Cinéma soviétique des années 1924-1928 : le film de montage/ document, matériau, point de vue », dans Jean-Pierre Bertin-Maghit (éd.), Une histoire mondiale des cinémas de propagande, Monts, Nouveau Monde éditions, 2008, pp. 83-91 ; Tsivian, « The Wise and Wicked Game : Re-editing and Soviet Film Culture of the 1920s », Film History, vol. 8, no 3, 1996, pp. 327-343. Ces pratiques (re-montage d’actualités, films d’agit-prop, etc.) se déploient également en Europe, sous l’égide du Secours ouvrier international (SOI), coordonné par Willy Münzenberg (voir son ouvrage manifeste : Erobert den Film !, Berlin, Neuer Deutscher Verlag, 1925). Sur le SOI, voir Kasper Braskén, The International Workers’ Relief, Communism, and Transnational Solidarity. Willy Münzenberg in Weimar Germany, Houndmills/New York, Palgrave Macmillan, 2015. 4. Jay Leyda, Film Beget Films : A Study of the Compilation Film, New York, Hill and Wand, 1964. Voir aussi Jaimie Baron, The Archive Effect : Found Footage and the Audiovisual Experience of History, New Jersey, Routledge, 2014 ; Patrik Sjöberg, The World in Pieces : A Study of Compilation Films, Stockholm, Aura Förlag, 2001. 5. Voir Dziga Vertov, « La fabrique des faits (à titre de proposition) » [Pravda, 24 juillet 1926], Articles, journaux, projets, Paris, UGE, 1972, pp. 83-86. 6. Voir Eugeni Bonet (éd.), Desmontaje : Film, Vídeo/Apropriación, Reciclaje, Valence, IVAM, 1993 ; Peter Tscherkasski (éd.), « Found Footage. Filme aus gefundenem Material », Blimp, no 16, printemps 1991 ; William C. Wees, Recycled Images : The Art and Politics of Found Footage Film, New York, Anthology Film Archives, 1993. Voir également les catalogues d’exposition suivants : Yann Beauvais et Danièle Hibon (éd.), Found Footage : analyse, collage, mélancolie, Paris, Editions du Jeu de Paume, 1995 ; Marente Bloemheuvel, Giovanna Fossati et Jaap Guldemond (éd.), Found Footage :

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Cinema Exposed, Amsterdam, Eyefilm / Amsterdam University Press, 2012 ; Cecilia Hausheer et Christoph Settele (éd.), Found Footage Film, Lucerne, Viper / Zyklop Verlag, 1992. Le terme de « found footage », qui est employé concurremment avec d’autres expressions (« archival footage », « stock footage », « recycled footage », « collage film »), se généralise avec un certain décalage par rapport aux pratiques filmiques, les figeant ainsi à travers des traits définitoires. Les enjeux liés à ces pratiques sont déjà débattus dans les années 1950, à travers la notion de détournement (voir Guy-Ernest Debord et Gil J. Wolman, « Mode d’emploi du détournement », Les Lèvres nues, no 8, mai 1956, pp. 2-9). Notons encore la fondation récente de la revue Found Footage Magazine, dont le premier numéro (octobre 2015) est consacré à Bill Morrison, et le deuxième (mai 2016) à Barbara Hammer. 7. André Breton, « Crise de l’objet » [Cahiers d’art, no 1-2, 1936, pp. 21-28], Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 359. Sur ce point, voir également André Breton, « Equation de l’objet trouvé » [Documents 34, no 1, juin 1934, pp. 17-24], L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1976 [1937], pp. 38-51. 8. Voir Pierre Reverdy, « L’image » [Nord-Sud, no 13, mars 1918], Nord-Sud, Self defence et autres écrits sur l’art et la poésie, Paris, Flammarion, 1975, pp. 73-75. Reverdy écrit notamment : « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison, mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports de deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique. » Breton s’approprie cette citation dans le premier Manifeste du surréalisme (Paris, Le Sagittaire-Simon Kra, 1924). 9. André Breton, « Crise de l’objet », op. cit., p. 355. 10. Jacques-André Boiffard, Paul Eluard et Roger Vitrac, « Préface », La Révolution surréaliste, no 1, décembre 1924, p. 1. 11. Joseph Cornell est intégré à la première exposition surréaliste américaine organisée par Julien Levy, en janvier 1932. Sur les liens de Cornell au surréalisme, voir Sylvie Ramond et Matthew Affron (éd.), Joseph Cornell et le surréalisme à New York : Dali, Duchamp, Ernst, Man Ray, Paris, Hazan, 2013. 12. Cornell, à l’occasion de l’exposition Fantastic Art, Dada, qui s’ouvre en décembre 1936 au MoMA, demande au commissaire Alfred H. Barr Jr. d’être présenté dans le catalogue comme un « constructiviste américain » et non comme un « surréaliste » (Lindsay Blair, Joseph Cornell’s Vision of Spiritual Order, Londres, Reaktion Books, 1998, p. 32). Dans une lettre au directeur du MoMA, Cornell se distancie explicitement du surréalisme : « Je ne partage pas les théories du rêve et de l’inconscient des surréalistes. Bien que je sois un fervent admirateur de la plupart de leurs œuvres, je n’ai jamais été officiellement un surréaliste, et je pense que le surréalisme présente des potentialités qui n’ont pas été développées jusqu’à présent » (cité par Erika Doss, « Joseph Cornell and Christian Science », dans Jason Edwards et Stephanie L. Taylor [éd.], Joseph Cornell : Opening the Box, Oxford/Berne, Peter Lang, 2007, p. 126 ; ma traduction). Le caractère sulfureux du surréalisme et son apologie de l’inconscient entrent en contradiction avec le goût de Cornell pour la discrétion et son implication dans la Science chrétienne. 13. Voir L.H.O.O.Q. (1919) de Marcel Duchamp, prototype du ready-made aidé : le titre (lire : « elle a chaud au cul » ou, alternativement, « look ») apposé à une reproduction de La Joconde de Léonard de Vinci ainsi que la moustache et le bouc ajoutés à la jeune femme résolvent l’énigme de son sourire. D’après Breton, « Les ready made et ready made aidés, objets choisis ou composés, à partir de 1914, par Marcel Duchamp, constituent les premiers objets surréalistes » (André Breton et Paul Eluard, Dictionnaire abrégé du surréalisme [Galerie des Beaux-Arts, 1938], Paris, José Corti, 2005, p. 18). De 1942 à 1946, Cornell travaille comme assistant pour Duchamp (qu’il a rencontré en 1935), lorsque celui-ci est établi à New York. La Boîte en valise (1942-1946), musée portatif qui réplique en miniature les œuvres de Duchamp, exerce une influence profonde sur les boîtes de Cornell.

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14. Voir Max Ernst, La Femme 100 têtes, Paris, Editions du Carrefour, 1929. 15. Voir Dickran Tashjian, Joseph Cornell : Gifts of Desire, Miami Beach, Grassfield Press, 1992. 16. Cornell a réalisé plusieurs films sur des espaces urbains et des parcs ( Bookstalls, circa 1938-1939 ; The Aviary, 1955, avec Burckhardt ; Centuries of June, avec Brakhage, 1955 ; Joanne, Union Square, 1955, avec Burckhardt ; What Mozart Saw on Mulberry Street, 1956, avec Burckhardt ; A Legend for Fountains, 1957, avec Burckhardt ; Nymphlight, 1957, avec Burckhardt ; Angel, 1957 ; Mulberry Street, 1957-65, avec Burckhardt ; Flushing Meadows, 1965, avec Jordan), ou encore des lieux en voie de destruction (Gnir Rednow, 1955, avec Brakhage). 17. Voir Adam Lowenstein, Dreaming of Cinema : Spectatorship, Surrealism, and the Age of Digital Media, New York, Columbia University Press, 2015, pp. 149-152 ; P. Adams Sitney, Visionary Film : The American Avant-Garde, Oxford, Oxford University Press, 1974, pp. 386-387 ; P. A. Sitney, The Cinema of Poetry, Oxford, Oxford University Press, 2015, pp. 113-138. 18. Voir Christa Blümlinger, Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias, Paris, Klincksieck, 2013, pp. 35-36 [première publication : Kino aus zweiter Hand. Zur Ästhetik materieller Aneignung im Film und in der Medienkunst, Berlin, Vorwerk 8, 2009] ; Jeffrey Skoller, Shadows, Specters, Shards : Making History in Avant-Garde Film, Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 2005, pp. 7-8 ; William C. Wees, Recycled Images, op. cit., p. 9. Michael Pigott fait écho à ce point de vue : si, selon lui, Rose Hobart n’est pas le « premier film de found footage » à être réalisé, il constitue cependant « le premier film de collage incontournable » [the most prominent early collage film] (M. Pigott, Joseph Cornell versus Cinema, Londres, Bloomsbury, 2013, p. 9). 19. Le film de Melford, qui incorpore des plans de films animaliers (tigres, crocodiles) ou documentaires (volcan en éruption), s’écarte lui-même de la logique du cinéma de la continuité. 20. Voir notamment Chantal Le Sauze, « Le temps suspendu ou l’univers cinématique de Joseph Cornell », 1895. Revue de l’Association française de recherche sur le cinéma, no 41 (Valérie Vignaux [éd.], « Archives »), 2013, pp. 45-55. 21. Joseph Cornell, « ‹ Enchanted Wanderer › : Excerpt from a Journey Album for Hedy Lamarr », View, vol. 1, no 9-10, décembre 1941-janvier 1942, cité dans Annette Michelson, « Joseph Cornell. Rose Hobart et Monsieur Phot : le cinéma d’Utopia Parkway », dans Germain Viatte (éd.), Peinture Cinéma Peinture, Marseille/Paris, Musées de Marseille /Hazan, 1989, p. 236. 22. A ce sujet, Erik Bullot s’interroge : « S’agit-il pour le spectateur d’observer l’ombre portée du film princeps, à la manière d’une éclipse, à travers le filtre bleu passé devant le projecteur ? » (Erik Bullot, Sortir du cinéma : Histoire virtuelle des relations de l’art et du cinéma, Genève, MAMCO, 2013, p. 156). Voir aussi Jodi Hauptman, Joseph Cornell : Stargazing in the Cinema, New Haven/ Londres, Yale University Press, 1999, pp. 101-107. 23. Voir Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1922 [première publication : Zur Psychopathologie des Alltagaslebens, Berlin, Karger, 1901]. 24. Voir notamment Salvador Dali, « L’âne pourri » [1930] ; « Nouvelles considérations générales sur le mécanisme du phénomène paranoïaque du point de vue surréaliste » [1933] ; « Psychologie non euclidienne d’une photographie » [1935], Oui. Méthode paranoïaque-critique et autres textes, Paris, Denoël, 1971, pp. 153-158 ; p. 211 ; pp. 249-254. 25. Voir Jodi Hauptman, Stargazing in Cinema, op. cit., p. 111 ; Thomas Lawson, « Silently, by Means of a Flashing Light », October, vol. 15, hiver 1980, pp. 49-60. 26. Voir P. Adams Sitney, Visionary Film, op. cit., p. 386. 27. Voir Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955. 28. Voir Edward Saïd, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980 [première publication : Orientalism, Londres, Penguin, 1977]. 29. Voir Man Ray, Autoportrait, Paris, Laffont, 1964, pp. 267-269 [première publication : Self Portrait, Boston, Atlantic Monthly Press, 1963]. Sur Le Retour à la raison, voir Deke Dusinberre, « Le

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Retour à la raison : sens et non-sens », dans Jean-Michel Bouhours et Patrick de Haas (éd.), Man Ray, directeur du mauvais movies, Paris, Centre Georges Pompidou, 1997, pp. 28-39. 30. Julien Levy, Memoir of An Art Galery, New York, Putman, 1977, pp. 230-231 [ma traduction]. 31. P. Adams Sitney, « The Cinematic Gaze of Joseph Cornell », dans Kynaston McShine (éd.), Joseph Cornell, New York, Museum of Modern Art, 1980, pp. 68-89. Sitney, soulignant l’originalité du film, écrit notamment : « Rien de tel n’apparaîtra dans l’histoire du cinéma avant trente ans. » 32. Annette Michelson, « Rose Hobart and Monsieur Phot : Early Films from Utopia Parkway », Artforum, vol. 11, no 10, juin 1973, pp. 47-57. 33. « […] il répondait à l’art de son époque (le modernisme) d’une façon qui met en jeu l’art de notre époque (le postmodernisme). […] Lorsque Cornell a commencé à faire de l’art, le collage était une technique bien établie que la plupart des artistes modernes mobilisaient […]. Mais Cornell est l’un des premiers à investir exclusivement l’assemblage de matériaux trouvés comme médium et comme technique. » (Ingrid Schaffner, Joseph Cornell, New York, Harry N. Abrams / The Wonderland Press [The Essential Series], 2003, p. 14, p. 17). 34. Le colloque de Brighton consacré en 1978 au cinéma des premiers temps (qu’on ne désigne dès lors plus comme « primitif ») est généralement considéré comme le point de départ d’une « nouvelle » historiographie du cinéma. Voir par exemple Philippe Gauthier, « L’histoire amateur et l’histoire universitaire : paradigmes de l’historiographie du cinéma », Cinémas : revue d’études cinématographiques, vol. 21, no 2-3 (Laurent Le Forestier [éd.], « Des procédures historiographiques en cinéma »), printemps 2011, pp. 87-105. Ce « tournant » historiographique pourrait cependant être lui-même interrogé et relativisé. 35. Sur ce point, voir l’étude bien documentée de Jodi Hauptman, Joseph Cornell : Stargazing in the Cinema, op. cit. 36. L’Age d’or (1930) est présenté en 1933 aux Etats-Unis (le film est censuré) à l’enseigne de la New York Film Society. Julien Levy avait inauguré ses séances hebdomadaires de cinéma dans sa galerie en 1932 avec le programme suivant : Sportfilm (1932) de Victor Blum, Ballet mécanique (1924) de Fernand Léger et Anemic Cinema (1926) de Marcel Duchamp ; il avait consacré sa deuxième séance au Chien andalou (1929) de Buñuel et Dali. Voir Julien Levy, op. cit., p. 155, pp. 149-150. 37. Voir le récit rétrospectif d’André Breton dans « Comme dans un bois », La Clef des champs, Paris, Pauvert, 1967, pp. 290-296. 38. Sur ce point, voir François Albera, L’Avant-garde au cinéma, Paris, Armand Colin, 2005, pp. 71-72. 39. Dans ses mémoires, Julien Levy affirme que la séance comporte un film de re-montage de Cornell, qu’il appelle Goofy Newsreel (Julien Levy, op. cit., p. 230). Dans la littérature secondaire qui porte sur Cornell, c’est la séance elle-même qui est baptisée Goofy Newsreel – dont le titre serait dû à Levy. Selon toute vraisemblance, Goofy Newsreel est bien un film de Cornell, alternativement intitulé Unreal Newsreels et édité sur le DVD Unseen Cinema – Early American Avant-Garde Film 1894-1941 (New York, Anthology Film Archives, 2005). 40. Julien Levy, op. cit., p. 230 [ma traduction]. 41. Sur la dimension performative du cinéma de Cornell, voir Erik Bullot, Sortir du cinéma, op. cit., pp. 141-163. 42. Ken Jacobs, alors qu’il travaillait comme assistant pour Joseph Cornell, lui a emprunté une copie de Rose Hobart. Avec Jack Smith, il projette ce film « de toutes les façons possibles : sur le plafond, sur des miroirs, se réfractant à travers la chambre, sur des recoins, en faisant ou non le point, à travers un filtre bleu donné par Cornell, sans filtre, en arrière… » (entretien de Ken Jacobs par P. Adams Sitney, cité dans P. A. Sitney, Visionary Film : The American Avant-Garde, op. cit., p. 349).

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43. A cet égard, voir la critique radicale de Brian O’Doherty, White Cube – L’espace de la galerie et son idéologie, Zurich, JRP|Ringier, 2008 [première publication : Inside the White Cube. The Ideology of the Gallery Space, Santa Monica/San Francisco, The Lapis Press, 1986]. 44. Voir Hollis Frampton, « Pour une métahistoire du film : notes et hypothèses à partir d’un lieu commun », L’Ecliptique du savoir [Annette Michelson et Jean-Michel Bouhours (éd.)], Paris, Centre Georges Pompidou, 1999, pp. 103-111 [première publication : « For a Metahistory of Film : Commonplace Notes and Hypotheses », Artforum, vol. 10, no 1, septembre 1971, pp. 32-35]. 45. Comme il l’exprime clairement dans une demande de bourse à la Fondation Guggenheim, le projet de Frampton n’est pas de rassembler ou re-monter l’histoire du cinéma à partir de films préexistants, mais de réaliser des films qui suppléent l’histoire du cinéma qu’il juge inaboutie, voire déficiente : l’enjeu est de « refaire le cinéma comme il devrait être » (Hollis Frampton, « Proposition » [circa 1972], cité dans H. Frampton, L’Ecliptique du savoir, op. cit., pp. 174-175). 46. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf, 1989, p. 224. 47. Id., p. 222. 48. Id., p. 224. 49. Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque [1931], Paris, Payot (coll. Rivages), 2000, p. 44. 50. Cornell peut également re-disposer les éléments du dispositif cinématographique (mais aussi d’autres formes spectaculaires : le ballet, l’opéra) sous forme de boîtes et de dossiers destinés à l’exposition. C’est le cas de The Romantic Museum : Portraits of Women, exposé à la Hugo Gallery en 1946. Sur ce point, voir Jodi Hauptman, op. cit., pp. 11-21. 51. Children’s Trilogy comporte les films suivants : Cotillion (circa 1938), The Midnight Party (circa 1938) et The Children’s Party (circa 1938). 52. Marjorie Keller, The Untutored Eye : Childhood in the Films of Cocteau, Cornell, and Brakhage, Rutherford/Londres/Toronto, Fairleigh Dickinson University Press / Associated University Presses, 1986, p. 140, p. 143 [ma traduction]. 53. Sigmund Freud, « La morale sexuelle ‹ civilisée › et la maladie nerveuse des temps modernes », La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, pp. 28-46 [première publication : « Die ‹ kulturelle ›, Sexualmoral und die moderne Nervosität », Studienausgabe, vol. 9, 1908]. 54. Sigmund Freud, Le Malaise dans la culture, Paris, Payot, 1967 [première publication : Das Unbehagen in der Kultur, Vienne, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1930]. 55. Voir Maurice Blanchot, L’Ecriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980. 56. Voir la biographie de Cornell : Deborah Solomon, Utopia Parkway : The Life and Work of Joseph Cornell, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1997. 57. Sur la logique du ready-made, voir Thierry de Duve, Résonances du readymade : Duchamp entre avant-garde et tradition, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989. 58. Je renvoie ici aux réflexions de Lessing sur l’instant fécond que le peintre ou le sculpteur choisit de fixer car il est hautement chargé d’intensité dramatique et qu’il suggère la suite sans la représenter. Voir Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon, ou Des frontières respectives de la peinture et de la poésie, Paris, Klincksieck, 2011 [première publication : Laokoon, oder über die Grenzen der Malerei und Poesie, Berlin, Christian Friedrich Voss, 1766]. 59. Voir Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2007 [première publication : L’Année sociologique, seconde série, 1923-1924]. 60. Voir notamment Livio Belloï, Le Regard retourné. Aspects du cinéma des premiers temps, Québec/ Paris, Nota Bene /Méridiens Klincksieck, 2001. 61. Voir Adrian Brunel, « Experiments in Ultra-Cheap Cinematography », Close Up, vol. 3, no 4, octobre 1928, pp. 43-46.

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Une angoisse cosmique : les films d’Arthur Lipsett

Abigail Child Traduction : François Bovier

1 LE PREMIER FILM D’ARTHUR LIPSETT, Very Nice, Very Nice (1961), réalisé alors qu’il avait 25 ans, porte explicitement sur la figure humaine mécanisée et déshumanisée ; il repose sur des « chutes » de sons extraits du banc de montage de l’Office national du film du Canada (ONF) qui sont montées par rapport à des images que Lipsett a récupérées ou tournées lui-même1. Ces images de mannequins de mode, de chiens, de piétons, d’hercules de foire, de gratte-ciel et d’éclats de lumière sont recadrées et articulées par rapport à différents matériaux sonores : des bribes de récits, des interviews, une voix over. Le son dans les films de Lipsett est toujours frénétique, prenant sans cesse la tangente par rapport à l’image, se décollant des plans pour recontextualiser l’image à travers une critique radicale de l’humain. Very Nice, Very Nice s’ouvre sur la phrase suivante : « Dans cette ville s’avance une armée dont la devise est… ». La voix s’interrompt brusquement et est substituée par des inscriptions graphiques où l’on peut lire « NON », puis « ACHETEZ ». La méthode est explicite, mais également allusive. Le montage chez Lipsett retrace une idée abstraite et psychédélique, dont le surréalisme est orienté par un point de vue politique indissociablement lucide, tendre et anxieux.

2 21-87 (1963) s’ouvre sur un bruit de machine (dans une usine ?) sifflant et se prolongeant à travers une série de plans : tout d’abord, un crâne humain qui suit le titre du film (le prototype d’une image choc) ; puis, une trapéziste ; enfin, un homme qui bouge comme un robot ; et pour finir, une main mécanique qui manipule du liquide, peut-être radioactif. A ce point, nous entendons une voix masculine qui annonce : « Des idées nettes sur toi-même, la connaissance de Celui qui t’a créé… », avant qu’enchaîne une voix de femme, entonnant l’Evangile : « L’enfant a disparu ». Cette séquence est accompagnée du plan d’un enfant, tandis que le chant se poursuit : « Oui, oh oui, mon Dieu tout-puissant, parfois vous devez pleurer, pleurer » sur fond de plans représentant un singe (!), des hommes, l’arrivée du métro et une publicité pour les cigarettes Camel dans Times Square – de la fumée s’échappant d’une bouche en carton. Lipsett évite

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toute relation unilatérale entre l’image et le son, en situant la voix au sein d’une multiplicité d’images : s’y exerce un étonnant sens de la synchronisation et de la déstabilisation dans le même temps. La voix convaincue d’une femme interviewée poursuit : « J’ai trouvé quelque chose de plus satisfaisant que cela encore… Le Livre des révélations vous l’enseigne… Je crois en un retour du Christ… Je ne crois pas en la mortalité » ; elle se mêle à d’autres visages, plus vieux, de femmes fardées et d’hommes usés par la vie. Une voix de femme nerveuse survient : « Conduis-moi dans un lieu où je serai libre. Je suis un être humain, je veux connaître la liberté… Tu es humain, moi aussi je le suis. » Des visages défilent – sur la gauche, sur la droite, cadrés à l’épaule, certains plus âgés. Une autre voix murmure : « Attends un instant… D’accord, je veux bien », tandis qu’un cheval s’immobilise, avant de sauter du haut d’un imposant plongeoir. Coupe franche sur un groupe de blues, la chanson étant accompagnée d’images floues en accéléré, puis de microphones qui tombent d’un podium, et de la police qui empoigne un agitateur politique… C’est une véritable danse effrénée qui exprime un désir frustré. Le son d’un moteur grippé qui a ouvert le film résonne comme un avertissement, désignant cette (dés)évolution du monde : des images brèves, éphémères, menacées par une mort mécanique et implacable. L’enchaînement des voix, oscillant entre le sermon, des confessions anonymes et le blues, se situe contre les images ; le son est arraché de son contexte ; les mots sont reçus comme un filtre qui révèle le désir humain. L’émotion qui en résulte est curieusement tragique.

3 Constitués de fragments, initialement conçus de façon significative comme une bande sonore, ces « cut-ups à haute tension » sont à la fois empreints de traits d’esprit et sincères, dénués de sentimentalité et poignants, ironiques et cosmiques. Ironiques en ce sens que Lipsett souligne les incongruités à travers un montage méticuleux, prenant la mesure de l’écart ou du décalage entre l’image et le son, qui redouble le décalage entre la fragilité de l’homme et son aspiration au désir. Et c’est précisément à travers cette distance que la dimension cosmique de son travail se déploie, en ce sens que Lipsett suggère que l’homme ne constitue qu’une infime fraction de l’univers, et que notre désir est toujours tenu en échec – ou que la mort illumine le chemin. Situant les voix over religieuses dans le contexte du désarroi extatique des ouvriers et des ouvrières, Lipsett sape tous les fondements de la croyance.

4 Son génie tient à la création de mouvements rythmiques complexes. Il prend une phrase fragmentaire et la brise, saute brusquement et dérive, juxtaposant un texte religieux à une séquence de grimaces comiques, un chœur à un défilé de mode. C’est idiot et insensé ; c’est étrange et inquiétant. Lipsett peut ainsi juxtaposer des halètements de plaisir à des images d’adolescents qui dansent, avant de revenir à des images d’acrobates de cirque accompagnées par une chorale d’église. Une voix, avec un fort accent du Middle West, demande de manière hésitante : « Quel est le sens de la vie ? Qu’est-ce que le bien ? Qu’est-ce qui a de la valeur ? » Des phrases interrompues sont énumérées sans se répondre de façon parallèle, comme si l’on surprenait des bribes d’une conversation : « la différence entre les sentiments… » ; « bonjour, bonjour » ; et « ils ont dit que la situation s’aggravait » (rires). A plusieurs reprises, Lipsett entremêle les voix à travers des contrastes saisissants et créatifs. Il peut ainsi placer l’image d’un cadavre juste après la phrase : « On ne s’en préoccupe pas vraiment… Personne n’est réellement impliqué ». Pourtant, son œuvre n’est d’aucune façon larmoyante ; elle est dynamique, embrassant l’animation de la rue, exprimant l’emportement urbain, une joie de vivre, une ironie mordante et un esprit de résistance.

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5 En revoyant Very Nice, Very Nice cinquante ans après l’avoir visionné pour la première fois, j’ai constaté que j’avais oublié qu’il était constitué presque exclusivement d’images fixes. De visages : stoïques ; apaisés ; blessés ou ensanglantés ; parfois déformés par un filtre mobile ; toujours montés rythmiquement et intimement. L’entaille du temps et du désir est cruciale, incarnée viscéralement. Les visages paraissent solitaires, familiers : comme le regard désemparé d’un milieu urbain, tourné désespérément (acquiesçant, le cœur serré) vers le dedans. Ces visages affichent leur vie intérieure.

6 Lipsett rassemble un ensemble remarquable de sentiments par le biais de ces images photographiques recontextualisées. Il oppose l’ironie à l’intensité de l’émotion, souvent soulignée par une musique enlevée, trépidante. Dans les films réalisés peu après Very Nice, Very Nice, le résultat est plus rapide, et plus drôle. Des airs caribéens sont régulièrement utilisés (mêlés à des solos de jazz et des exhortations de prêtres), et dans Free Fall (1964) la chanson s’emballe et double apparemment de vitesse lorsque l’on voit un cafard dont le mouvement est décomposé photogramme par photogramme. En se concentrant sur un sujet presque insignifiant et par conséquent absurde, Lipsett exacerbe le contraste de façon hyperbolique : l’insecte, animé de façon chaotique, paraît démesuré, et son agitation acquiert une dimension héroïque. Nous reconnaissons ces choses familières – petites, simples, brutes ; Lipsett joue avec nos capacités de reconnaissance, avant de les disperser aux quatre vents. Il accentue les détails à travers un verre grossissant.

7 Roman Jakobson, dans ses Six Conférences sur le son et le sens (1976), dit des phonèmes : « Ce qui importe, ce n’est pas l’individualité phonique de chaque phonème vue en elle- même et existant pour elle-même. Ce qui importe c’est leur opposition réciproque au sein d’un système. »2

8 Nous pourrions soutenir la même idée en ce qui concerne les relations entre l’image et le son. Ce sont leurs combinaisons/relations – variées et infinies – qui génèrent une nouvelle signification et de nouveaux centres rythmiques. C’est dans leur combinaison que ces images et ces sons acquièrent le statut de « langage ».

9 « La dislocation rompt les codes de la négation, [elle est] capable d’exposer le côté latéral d’une pensée réprimée dans sa liberté d’expression. »3 Le montage chez Lipsett se concentre souvent – et est construit – sur la répression de la liberté d’expression. Il suffit de penser à son utilisation du son trouvé, à son recours à une voix bégayante incapable de compléter sa propre pensée, aux pleurs de ces femmes interloquées. Le montage de Lipsett et son choix de mots sont portés par un désir ardent : par ce qu’expriment les voix. Ses trois premiers films élaborent un vocabulaire et un style qui portent sur les restructurations humaines, accomplissant un montage extatique, soulignant les désirs et les échecs sociaux et religieux. Si son travail présente des liens avec ses contemporains – on songe à l’ironie de Conner, à l’intimité chez Brakhage et au travail sur le contrepoint sonore de Kubelka –, le montage chez Lipsett n’en demeure pas moins original. Et prémonitoire : c’est une critique sociale articulée à travers un rythme urbain effréné, une énergie sauvage où émerge un désir ardent de poésie. Les hommes sont « comme des oiseaux au bord d’une falaise… comme des oiseaux ». La signification se rassemble puis se disperse ; les mots sont instables ; le désir de nous accrocher demeure insensé et humain.

10 Ses derniers films, plus longs, me procurent un sentiment d’incomplétude, comme s’il s’agissait de bouts d’essais ou d’étranges répliques. Son suicide plane sur ces œuvres, comme un appel à les interpréter ou un embrayeur de lecture. Néanmoins, ses trois

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premiers films, Very Nice, Very Nice, 21-87 et Free Fall, attestent de son art époustouflant : sa capacité à voir le monde, tel qu’il est, et qu’il forge à nouveau grâce à la matrice de son montage.

NOTES

1. En 2000, j’ai consacré un passage de « Deselective Attention » à Lipsett dans le contexte de l’analyse de la relation du son à l’image au sein des films de Kubelka, Frampton et Conner. Cet essai a été présenté à la Conférence de la Société d’études cinématographiques (Society for Cinema Studies Conference) en mars 2000, et publié par la suite dans mon ouvrage This Is Called Moving : A Critical Poetics of Film (Tuscaloosa, Alabama University Press, 2005). Les idées élaborées à cette occasion sont ici développées plus longuement. 2. Roman Jakobson, « Quatrième leçon », Six Leçons sur le son et le sens, Paris, Minuit, 1976, p. 85. 3. Marysia Lewandowska et Caroline Wilkinson, « Speaking, the Holding of Breath/A Conversation », dans Dan Lander et Micah Lexier (éd.), Sound by Artists, Toronto, Art Metropole and Walter Phillips Gallery, 1990, p. 54 [ma traduction].

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L’art bâtard de Bruce Conner : de l’assemblage au cinéma de démontage

François Bovier et Sylvain Portmann

1 LES FILMS DE BRUCE CONNER (1933-2008) sont systématiquement associés à la pratique du cinéma de found footage, son œuvre étant le plus souvent réduite à une simple illustration de cette démarche filmique orientée par le réemploi et le recyclage. Aussi, la plupart des expositions consacrées au found footage incluent-elles l’un ou l’autre de ses films au sein de leur corpus1. Se caractérisant par un montage court et disruptif, reposant sur l’appropriation de plans préexistants dont la dimension de cliché est le plus souvent soulignée de façon caustique, les films de Conner, régulièrement programmés dans les salles indépendantes et les cinémas de musées d’art contemporain, connaissent aujourd’hui encore un succès inégalé dans le champ du cinéma expérimental, réputé conceptuel ou formaliste, dans tous les cas difficile d’accès.

2 Il a ainsi pu être intronisé en « père fondateur » ou « inventeur » du vidéoclip 2, notamment avec BREAKAWAY (1966), qui décompose le corps de la danseuse et chanteuse Toni Basil, qui fragmente ses mouvements par le biais du cadrage et d’une suite de photogrammes isolés s’apparentant à des clichés de mode (la durée du film correspondant strictement à la durée de la chanson).

Le « junk art » et l’art de l’environnement

3 Il paraît pourtant plus pertinent et productif de réinscrire les films de Conner au sein de son œuvre plastique, qui est principalement constituée d’assemblages à partir d’objets manufacturés et de détritus, croisement ou interaction qui est déjà au centre de l’analyse de Michael O’Pray, dans un article éloquemment intitulé « From Dada to Junk : Bruce Conner and the Found-Footage Film »3. Inscrivant les films de Conner dans la contre-culture américaine de la côte Ouest des années 1950, en particulier la scène

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des assemblagistes, O’Pray est par ailleurs l’un des rares critiques à relever le fait que le premier film de Conner, A MOVIE (1958), généralement considéré comme le point de départ du found footage – Rose Hobart (1936) de Joseph Cornell, artiste américain proche du surréalisme, est le plus souvent également cité comme précédent –, n’avait initialement pas été pensé comme un film autonome, mais comme un environnement : « A MOVIE était destiné à accompagner un assemblage imposant de Conner et n’avait jamais été conçu pour la distribution »4. Comme Conner le précise dans un entretien en 1986, A MOVIE devait être montré « dans une salle que je voulais construire. Ce local présentait un espace intérieur et extérieur. Il s’agissait d’une pièce dans une pièce. […] L’ensemble devait constituer un assemblage, à l’intérieur duquel le public pouvait se déplacer. »5 Dans un entretien conduit par Doug Aitken, Conner précise ses intentions quant à la présentation de A MOVIE sous forme d’installation : Je voulais que le film soit projeté dans un cube régulier de 3 mètres sur 3 mètres dans lequel le public pouvait se tenir debout. Je voulais que les lumières varient, et que des enregistrements sonores, des programmes radio et le son d’une télévision interfèrent auditivement sur le public par instants et aléatoirement. De cette façon, le film pouvait être vu dans un contexte différent à chaque visionnement.6

4 Le projet, qui devait comprendre, outre le film, des stroboscopes ainsi que le son d’une radio et d’une télévision, n’a pas été actualisé. Le film sera en fin de compte projeté de façon « traditionnelle » en 16mm à l’occasion de l’exposition personnelle de Conner à la East and West Gallery de San Francisco (même le recours à une diffusion en boucle s’avère impossible, faute de moyens techniques à disposition dans la galerie)7. Mais il permet de situer la démarche de Conner : le film, qui fait l’objet d’un « démontage » ou d’un « décollage », est investi comme un élément ou un rouage d’une machinerie plus large ; s’il est sans doute privilégié – constituant le point focal de l’attention, du moins sur le plan visuel –, il ne s’articule pas moins à d’autres media, dans la constitution d’un environnement, conformément à la dynamique du « cinéma élargi » qui connaîtra un essor sans précédents dans les années 19608.

5 Malgré ces réserves, relativisant la notion de « montage-roi » 9 qui pourrait être légitimement appliquée à A MOVIE lorsque l’on se concentre sur sa construction filmique « interne », il faut néanmoins préciser que le film n’est pas traité comme un matériau indifférent, qui entrerait dans un assemblage au même titre que des détritus ou des objets trouvés dans la rue, à l’instar de ce qui se joue dans les assemblages de Conner dès la fin des années 195010. Car, comme il l’affirme de façon programmatique dans une lettre envoyée en avril 1957 à son galeriste Charles Alan, Conner promeut le film en tant qu’œuvre d’art à part entière, doté d’une valeur marchande : Il y a de la place pour un mécène du Cinéma Expérimental. Il n’a pas encore été approché. Je ne parle pas d’un mécène qui financerait un film. Je parle d’une personne qui achèterait une ‹ copie › d’un film. Il est tout à fait possible de trouver de potentiels acquéreurs de films expérimentaux, qui achèteraient une copie comme on acquiert une gravure ou une peinture. […] Il y a des artistes singuliers qui créent des œuvres très personnelles, expressives et intimes dans le domaine du cinéma. Leurs films ne sont pas faits pour être vus à travers le même regard ou système de valeurs que les grandes productions. Ils constituent une forme d’art individuelle qui est reçue de façon privilégiée en privé… comme un parchemin chinois.11

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A MOVIE : le cinéma selon Conner

6 C’est un lieu commun que d’envisager le montage de A MOVIE comme emblématique de la méthode de Conner, ce premier film contenant de façon embryonnaire ceux qui allaient suivre : les éléments constitutifs du film (actualités filmées, images érotiques, films de série B, intertitres, etc.) et leur organisation (montage rapide, saccadé, non conventionnel) instaurent un style particulier, à la fois réflexif, subversif et comique, que l’on retrouvera par la suite. Ce film est néanmoins tout à fait remarquable, se distinguant de ses productions ultérieures, et ce à plusieurs égards. Le titre déjà déploie différentes significations et met à distance sa propre désignation. L’appellation générique et apparemment naïve de l’œuvre (A MOVIE : Un film), suggérant par là une acception traditionnelle de l’objet film, est contredite par son contenu éclaté, non narratif et apparemment anarchique. A MOVIE n’a en effet rien d’un film ordinaire, bien qu’il se réfère très explicitement à l’économie du film classique et que son appréhension passe par une connaissance des attentes spectatorielles, en termes de contenu et de montage. Au-delà de l’aspect prétendument « standard » que le titre du film suggère, ce dernier joue avec l’appellation « A » des films de première catégorie de l’industrie hollywoodienne à gros budget (versus les films de série « B » – B Movies en anglais), voués à la grande distribution. Etant destiné à une diffusion dans un espace muséal, A MOVIE (qui n’en demeure pas moins un film, dont la circulation sera multiple, et surtout cantonnée aux salles de cinéma spécialisées dans les années qui suivent sa réalisation) échappe d’emblée au réseau commercial des films à succès. Enfin, non sans ironie, « un film » (A MOVIE) regroupe plusieurs films, empruntant des images à d’autres films qui ont existé indépendamment, se les appropriant (en ce sens, le titre du film est oxymorique), tout en n’en formant finalement qu’un seul : l’ensemble des séquences, aussi disparates soient-elles, constitue une entité unique.

7 La structure du film peut être décomposée en trois parties, chacune débutant par un intertitre renvoyant au titre du film [A MOVIE] et se terminant par un carton : « THE END ». La première partie dure un peu plus d’une minute et se résume à des intertitres annonçant un film de Bruce Conner, un compte à rebours dans lequel s’intercale une courte séquence cadrant une femme aux seins nus12, assise de profil et retirant ses bas, et finalement un carton de fin. Ce faux départ, ou parodie d’« ensemble », qui tend à former un tout puisqu’on y trouve un générique de début et un carton de fin, reconsidère de façon liminaire l’appréhension du film, voire sa définition (minimale). Le film semble ainsi se réduire à une annonce (intertitres du début) et à une mention de fin, auquel le réalisateur aurait rajouté une séquence salace. Le jeu sur l’horizon d’attente du spectateur est renforcé par l’emploi d’une musique symphonique emphatique (I Pini di Roma d’Ottorino Respighi, que Conner aurait découvert au hasard en allumant la radio13), plutôt associée à un cinéma d’action ou d’aventure, annonçant une suite, alors qu’il n’en est rien. Autre renversement de convention, celle accordée à la taille des caractères du nom de Bruce Conner apparaissant sur le carton (les deux mots occupent tout l’écran sur deux lignes), démesuré et durant 30 secondes : une inscription de cette taille annoncerait plutôt le nom d’une vedette, non celui du réalisateur (d’autant qu’il n’a pas tourné les plans !), et durant quelques secondes seulement. La structure de ce court ensemble vise donc à poser des éléments construisant une attente aussitôt déçue, le carton « fin » [THE END] arrivant alors que rien (ou presque) ne s’est passé, que rien n’a été vu encore.

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8 La deuxième partie débute avec un carton inscrivant de façon inversée (en miroir) le terme « MOVIE » et enchaîne sur des scènes de poursuites : des Indiens à cheval, des caravanes attelées, des soldats américains chevauchant au galop, un éléphant, un train, un char d’assaut, des courses automobiles sur circuit, des accidents de voitures et finalement une voiture chutant et se brisant le long d’une falaise, avant que n’apparaisse le carton « THE END ». Ces scènes d’actions spectaculaires renvoient au genre du et plus généralement au cinéma d’action ou d’aventure, riche de poursuites en tout genre, à cheval ou en voiture. C’est dans cet univers référentiel que le micro-récit culmine sur la destruction d’une automobile, et qu’ainsi la pseudo- intrigue se résout. Le montage répond à une logique de déclinaison de séries qui se déplacent, s’amplifient et brusquement bifurquent ; une chute intervient pour introduire un nouvel embranchement ; des éléments burlesques ne manquent pas de ponctuer ces mises en série de plans au sein même de celles-ci (une course grotesque de vélos difformes, par exemple). Ajoutons que cette partie peut également être décrite en trois temps, chacun ayant trait au mouvement des formes dans le cadre : le premier montre des chevaux ou des caravanes se déplaçant de gauche à droite, la deuxième des éléments se dirigeant vers la caméra (points de vue frontaux) tandis que la dernière suit des automobiles se déplaçant de la droite vers la gauche et dont la trajectoire se solde systématiquement par un accident, comme si ce mouvement était voué à l’échec.

9 La troisième partie, d’une durée d’environ 9 minutes, porte davantage sur des sujets concrets, comme la guerre (bombardements, explosions, morts) dont l’apparition au sein du film est amorcée par une suite de plans fréquemment commentée14. Cette séquence (considérée dans sa partie finale en tant que suite d’images dont le rapport est causal) est composée des plans suivants : images de sous-marin / périscope se déplaçant au fil de l’eau / militaire regardant dans un périscope / images d’une Marylin Monroe en bikini / réaction du militaire donnant des ordres / explosions nucléaires. Le montage tendrait à soutenir qu’ici le désir, ou une certaine forme de sexualité inassouvie ou encore voyeuriste, serait à la base de la réaction violente du militaire, et des images de guerre qui suivent. Nous pourrions parler ici d’une vérification par l’absurde de « l’effet-K »15 : c’est par le biais d’un raccord sur le regard (prolongé par le périscope) que le plan sur le militaire se charge rétroactivement d’un sens. Comme souvent chez Conner, l’enchaînement des plans est encore surdéterminé par un jeu de mots : Marylin, ou plutôt la pin-up anonyme représentée dans le plan, est littéralement désignée par le montage comme une bombe sexuelle [sex bomb]. Notons encore que la guerre et la destruction sont associées à l’exotisme et à l’altérité : cette dernière partie s’ouvre sur un intertitre où s’inscrit la mention « MOVIE », immédiatement suivi d’un plan « exotique » montrant deux femmes aux seins nus portant chacune d’imposantes structures coniques sur leurs têtes, marchant hâtivement, tandis qu’une musique de fosse inquiétante accompagne les images ; plus tard, les images de guerre et de destruction sont ponctuées de plans montrant des Africains malades ou encore des sportifs faisant des acrobaties dans la mer. Tout se passe ici comme si les éléments naturels et certaines populations exotiques étaient respectivement présentés comme le théâtre et les victimes des guerres. Le film se clôt sur une séquence sous-marine où un homme grenouille observe l’épave d’un navire, spectateur solitaire de vestiges à l’abandon et dont le film témoigne. Relevons finalement la fonction de continuité jouée par la bande-son musicale, qui relie les deux premières parties (sans pause) puis la troisième (malgré une coupure, il s’agit du même morceau d’Ottorino Respighi).

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Bruce Conner et les « rats bâtards » de l’art

10 La sensibilité qui innerve l’œuvre plastique et filmique de Conner est partagée par de nombreux artistes et écrivains de la côte Ouest qui substituent des performances spontanées ou des objets éphémères à la production d’artefacts artistiques. Les assemblages de Conner, dont bon nombre sont détruits ou perdus, ses actions artistiques et ses films s’inscrivent dans une logique performative qui résiste à l’économie marchande de l’art. Conner préfère ainsi le format événementiel aux conventions de l’exposition, comme il le déclare rétrospectivement dans un entretien, en 1973 : L’idée même d’organiser une exposition me paraissait stupide. La plupart des artistes que je connaissais pensaient également que c’était absurde. Pourquoi monter une exposition ? Donnons juste une fête. Et si tu organises quand même une exposition, pourquoi s’embarrasser des fioritures et tabler sur les attentes de ce qui devrait constituer une œuvre d’art permanente ? Pourquoi perdre son argent là- dedans si personne ne va acheter tes œuvres ? Tu ne le fais vraiment que pour toi.16

11 Cette dynamique « dématérialisée » de création de situations conviviales n’exclut pas le recours à la forme privilégiée de l’assemblage, dont l’environnement constitue une extension dans l’espace. Conner propose ainsi une œuvre iconoclaste, suivant une tendance autodestructrice, mais qui n’en est pas moins cohérente, ayant produit près de 200 pièces, dont un certain nombre conçues pour une présentation publique. C’est par exemple le cas des œuvres présentées à l’exposition de William Seitz en 1961 au MoMA, The Art of Assemblage17, qui assure une reconnaissance internationale à cette pratique pourtant basée sur des matériaux périssables et ancrée dans la culture underground. Cet « art de l’assemblage » gouverne la logique du montage de Conner, en particulier dans les films pour lesquels il ne tourne pas de plans (Conner filme par ailleurs une œuvre de Jay DeFoe dans The White Rose, en 1967). Mais revenons aux activités de Conner lors de son arrivée à San Francisco.

12 Conner fonde un groupe aux activités éphémères, la Rat Bastard Protective Association (que l’on pourrait traduire ainsi : la Société de protection des rats bâtards), auquel adhère un groupe d’amis qui vivent pour la plupart dans le quartier de Fillmore à San Francisco ; Conner conçoit un tampon qui permet d’authentifier leurs œuvres et leurs actions, les présentant ainsi comme une forme d’art collectif18. Le nom de l’association, réunissant autour de Conner notamment les artistes Wallace Berman, Joan Brown, Jay DeFoe, Wally Hedrick, George Herms, Fred Martin, Carlos Villa et l’écrivain Michael McClure, renvoie explicitement aux activités de la Société de protection des éboueurs (Scavengers Protective Association) de San Francisco, tout en renversant – à travers une anagramme outrageuse – l’art en animal parasite et honni19 : Ces personnes elles-mêmes [les éboueurs] étaient considérées comme la classe la plus basse employée par la société. […] J’ai décidé que nous formerions la Société de protection des rats bâtards : des gens qui fabriquaient des choses avec les déchets de la société, et qui étaient eux-mêmes ostracisés ou tenus à l’écart de la société.20

13 Ironiquement (auto)désignés comme des parasites nuisibles et en voie de disparition, ces artistes et écrivains revendiquent pour tout programme (il n’y a pas de manifeste, de déclaration, de revendication : seulement un tampon à fonction d’authentification21 et des réunions) une absence de programme. La méthode est celle des éboueurs ou des chiffonniers, suivant l’éthique bohème de la récupération qui caractérise l’attitude anticonsumériste des « clochards célestes » (l’expression est de Kerouac pour désigner

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les Beatniks22). Dès cette période, un caractère « brut » et non apprêté caractérise les œuvres de Conner, reposant sur des objets récupérés dans la rue ou des poubelles (notamment des bouts de bois, des fragments de corde, des têtes de poupées, des photos de pin-up), souvent reliés ou attachés par des bas résille (c’est le cas de la série Ratbastards23, en référence à une expression de l’écrivain Beat Michael McClure 24 qui désigne les reclus de la société – c’est une insulte – et tout ce qui résiste au langage), ce qui les distingue nettement de l’imagerie lisse, dépersonnalisée et clinquante du Pop’Art . Fétiches d’une société en voie de décomposition, la matérialité des matériaux est exhibée avec une certaine théâtralité – allant ainsi à l’encontre de l’idéal d’absorption dans l’œuvre prôné par Michael Fried25 dans les années 1960. Les assemblages de Conner résistent à toute prise du sens : la matérialité des matériaux, accumulés, compressés et littéralement liés par de la corde ou des bas de nylon, espacent le sens, pour finalement mettre à mal la constitution de tout système sémiotique ou structure langagière26.

14 Conner recentre largement ses activités sur le cinéma, entre la fin des années 1950 et la fin des années 1970, tout en continuant à produire des gravures, des collages, des objets, des assemblages et des photographies. Qu’advient-il de sa relation au langage, dès lors que le support à partir duquel il travaille implique une temporalité linéaire, à peine perturbée par le recours ponctuel à la structure circulaire de la boucle ? Nous soutiendrons ici que le langage verbal sous-tend sa pratique filmique – comme à travers un effet de retour du refoulé –, quand il n’est pas éclipsé par des explosions soudaines de photogrammes autonomisés, difficilement identifiables au cours de la projection.

Iconoclasme et mass media

15 Les films de Conner se caractérisent par un attrait pour le choc, la discordance, la conflagration ; ses thèmes de prédilection sont orientés par la sexualité d’une part, la destruction massive et la mort d’autre part : Marylin Times Five (1973) représente hyperboliquement le premier pôle, Conner recyclant un court film érotique des années 1950 avec une jeune femme qui ressemble étrangement à Marylin Monroe, jouant avec une bouteille de Coca et une pomme en tenue déshabillée (elle ne porte qu’une culotte), qu’il re-filme jusqu’à ce que le grain de la pellicule entre en conflit avec la concrétude de la chair (sur la bande-son résonne en boucle – justifiant les « cinq fois » du titre du film – la voix de Marylin Monroe qui chante « I’m through with love » 27, jouant sur l’ambiguïté entre l’ode à l’amour et son rejet) ; Crossroads (1976) incarne le pôle opposé, Conner utilisant le métrage tourné pendant l’« Operation Crossroads » sur le Bikini Atoll le 25 juillet 1946, cinq cents opérateurs ayant été dépêchés sur les lieux pour prendre la mesure des effets de l’explosion d’une bombe atomique, d’une puissance identique à celle larguée sur Nagasaki (les 33 plans retenus par Conner sont sonorisés par Patrick Gleeson et Terry Riley) – mais nous pourrions tout aussi bien renvoyer à Report (1963-1967) qui documente l’assassinat de Kennedy et dissèque la logique mortifère de cet événement révélé par la télévision et vécu en direct par un nouvel espace public de masse. Initialement conçu comme un documentaire à part entière, pour lequel Conner bénéficie du soutien d’une bourse de la Fondation Ford, Report s’apparente en fin de compte à une œuvre méta-discursive, Conner renonçant à son projet initial pour des raisons de droits d’auteurs28. Dès lors, il propose une forme de « rapport(s) » effectué(s) sur l’assassinat de J. F. Kennedy, d’abord en direct, puis à

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partir des événements qui lui ont succédé (exhibition de l’arme du crime, cortège funèbre). Aux images et sons d’archive (les sons correspondent à des témoignages de journalistes en direct ou peu après l’assassinat) sont mêlées des images diverses : séquences du couple présidentiel quelque temps auparavant, publicités américaines ou encore images d’explosion, de guerre, et même de corrida. Les images de corrida, plus précisément de mise à mort (on y voit des picadors blessant des taureaux), exploitent sans nul doute la dimension spectaculaire de ces images. Sans faire de comparaison directe, Conner évoque le caractère sordide de la médiatisation (de plus, en direct) de l’assassinat. La répétition, faite à plusieurs reprises et de façon différente dans le film, des images de la voiture du couple présidentiel précédant de quelques secondes les coups de feu mortels, renforce le sentiment de gêne à voir / à ne pas voir ce qu’il s’y passe. Une fois de plus chez Conner, c’est le son qui ménage une continuité car les images (quand il y en a, le milieu du film étant composé d’images noires et blanches montées rapidement à la suite l’une de l’autre de sorte à provoquer un effet de flicker évoquant la détonation et la mort – également verbalisées à travers les mentions graphiques Finish, Head , Picture) montées en boucle montrent les secondes qui précèdent l’attentat (la mise en boucle stylisant les images de l’assassinat qui avaient alors envahi les télévisions, tout en signifiant une compulsion morbide à la répétition). C’est donc la voix over d’un reporter, que l’on ne voit pas, qui se charge de la narration, « relatant » en direct les événements. D’autres voix prendront le relais et ajouteront des informations qui leur ont succédé, jusqu’au commentaire du cortège funèbre. Le film se clôt sur une opératrice qui appuie sur le bouton « SELL » de sa machine, terminant ainsi le « rapport » sur une touche consumériste, soumettant à la critique l’information et les images que l’on vient de voir.

16 Conner détourne ironiquement les sous- des mass media – en particulier les spots publicitaires, les téléfilms et les films de série B –, tout en ayant recours à de la musique pop : par exemple, dans America is Waiting (1981), il propose une critique des valeurs du gouvernement américain – en particulier, la course à l’armement et le fétichisme de la technologie pendant la Guerre froide –, tout en illustrant un morceau de musique de David Byrne et Brian Eno qui donne son titre au film29 ; significativement, le film se clôt sur le plan d’un agneau qui tète sa mère, avant de découvrir un chien qui se tenait derrière eux (l’image du « loup dans la bergerie » allégorisant le pouvoir militaro- industriel et la menace qu’il fait planer sur la société, la lecture initiale et innocente du plan étant fracturée ou contredite par le surgissement de ce prédateur).

17 Le principe d’assemblage des films de Conner peut se résumer à travers cette simple formule : donner le plus d’informations possibles dans le plus court laps de temps. Affirmant s’inspirer de la structure des bandes-annonces, Conner inscrit ses films de re- montage dans la logique de l’excès et de la démesure qui caractérise un certain cinéma comique, comme en témoigne cet exemple emblématique et hyperbolique qu’il emprunte aux Marx Brothers : A MOVIE a son origine dans Duck Soup. Tandis que la guerre fait rage, les frères Marx sont encerclés dans une ferme. Groucho s’exclame : ‹ On a besoin d’aide ! ›, et tout soudainement on voit des soldats, des avions, des dauphins, des girafes et d’autres créatures qui se précipitent à leur aide. J’ai vu ce film quand j’avais 16 ans.30

18 Que les souvenirs soient reconstruits, ou que le récit soit apocryphe, importe peu. Ce que Conner vise par cet exemple, c’est un mode de construction du montage par accumulation, par amplification et par exagération (induisant une saute dans le registre du non-vraisemblable). Des plans relativement hétéroclites, arrachés de leur

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contexte, sont ainsi assemblés à travers des raccords de continuité, des correspondances formelles, des relations de causalité logique ou encore des associations métaphoriques – induisant une forte dimension langagière en ce dernier cas. La musique et le teintage de la pellicule dans un ton uniforme sont également d’importants facteurs de continuité. Mais il ne faut pas négliger non plus la cohésion des sources utilisées, constituée le plus souvent de films pédagogiques tournés dans les années 1940-1950 sans volonté de démarcation stylistique.

19 Les affiliations de Conner peuvent être comprises comme un geste de négation des instances de légitimation de l’art et des règles sociétales. Si la formation de la Société de protection des rats bâtards s’inscrit encore à l’intérieur du champ de l’art (pour mieux le déjouer, le subvertir, suivant les stratégies de négation des néo-avant-gardes), ce sera peut-être moins le cas avec la scène punk dans laquelle Conner s’implique à la fin des années 1970.

Conner, MONGOLOID (1978) et la scène punk de Los Angeles

20 En 1977, la danseuse de rue et chorégraphe Toni Basil (qui est au centre de BREAKAWAY) introduit Conner à la scène punk de Los Angeles, à l’occasion d’un concert du groupe Devo au club underground Mabuhay Gardens. Plutôt que de répondre directement à la demande de V. Vale (qu’il rencontre à cette soirée) de participer à son fanzine Search and Destroy, Conner prend la décision de photographier les activités nocturnes du club pendant une année31. Ainsi, en 1978, Conner documente régulièrement pour Search and Destroy les concerts punks du Mabuhay, pratiquant une « photographie de combat » (selon ses termes)32, lui-même étant sur scène ou aux premiers rangs de la foule qui se prête à des danses effrénées33. Conner tourne radicalement le dos à l’art à cette époque, ne produisant qu’une seule œuvre en 1979. Il peut ainsi déclarer qu’il s’adonne désormais à l’alcool et non plus à la production artistique34. Mais d’un autre point de vue, il est possible de soutenir que les œuvres de Conner répondent à la rage et à la perte de contrôle généralisée qui caractérisent la musique punk. Il le dit lui-même, dans le même entretien : Je n’ai jamais pensé que je contrôlais vraiment la nature d’une œuvre. Je ne conçois pas cela comme un objet que je réalise. Je la vois comme un événement. Je la vois comme un processus, et quelque part au milieu de ce processus, cela devient un film, ou une fête au Deaf Club, ou un voyage dans les canyons de l’Arizona. Cela peut devenir une côte cassée au Mabuhay.35

21 Cette énergie brute et non canalisée – qui réactualise du côté de la sous-culture musicale l’énergie entropique mise en jeu dans la Beat Generation et la scène du Junk Art36 – est également au centre du court métrage MONGOLOID, commande que Devo lui passe en 1978 pour accompagner le premier disque 45 tours de son groupe37. Conner répond à la commande en s’appropriant des films éducationnels tournés pendant la Guerre froide, des films de propagande pour la défense civile, des films scientifiques et des publicités, illustrant en un court « clip » grinçant et agressif le single de Devo – l’esprit « potache » de Conner s’exprime par ailleurs déjà avec exubérance dans PERMIAN STRATA38 (1969) qui détourne les plans d’un film biblique (On the Road to Spartacus, 1949, Castle Films) en lui adjoignant une chanson de Bob Dylan au titre évocateur : Everybody Must Get Stoned (seulement, la « défonce » est cette fois

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littéralement provoquée par le jet de pierres [to stone], et pas seulement par la prise de drogue). Conner, dans un résumé décalé de MONGOLOID, inverse les intentions subversives qui avaient conduit à la fondation de la Société de protection des rats bâtards et le sens de son propre démontage filmique : C’est un documentaire qui explore la façon dont un jeune homme surmonte son déficit mental profond et devient un membre utile de la société. Des techniques élaborées de montage révèlent les rêves, les idéaux et les problèmes auxquels doit faire face une large partie de la population masculine aux Etats-Unis. C’est un film éducationnel. Avec à l’arrière-plan une musique écrite et interprétée par l’orchestre DEVO.39

22 L’ironie et la rhétorique de l’inversion concourent ici à subvertir l’idéal de classe masculin et non métissé des WASP (pour White Anglo-Saxon Protestant) : la charge parodique ne peut être réduite ici au geste désengagé et « postmoderniste » du « », tel que l’avait défini avec clarté Frederic Jameson40 (sa position portant néanmoins le flanc à la critique et à la contradiction41).

23 Ainsi, malgré la déclaration de Conner, le film ne traite pas d’un personnage en particulier (un jeune homme) mais plus largement d’une façon de vivre, ordonnée et mécanisée. Plusieurs séquences de MONGOLOID tournent en dérision le quotidien réglé des « personnages ». Cet ordre caricaturé (hommes se croisant et faisant un salut militaire, gestes de policier) est renforcé par des images de films scientifiques montrant une animation d’un crâne en coupe réagissant à un plat de nourriture, sollicitant tour à tour tous les sens, expliquant de façon raisonnée et concrète les réactions humaines. Là aussi, l’ordre règne dans le corps grâce à un système précis et fonctionnel, décortiqué devant nous. Le montage tend pourtant à tourner en dérision cet univers équilibré, s’accélérant parfois jusqu’à rendre les images inintelligibles (séquence de montage rapide « arrêté » par un plan de policier faisant des gestes de circulation – l’ordre revenant ironiquement dans le film grâce à la police) ou usant de la répétition pour suggérer la constance des fonctions métaboliques du corps et de la routine généralisée : animation de formes longues évoluant de façon rectilignes et en réseau, répétées à plusieurs reprises, tout comme le plan sur un visage d’homme dont la tête supporte un capteur placé sur le front. L’insistance faite sur les instruments de mesure connote également le caractère absurde de cette débauche de moyens « scientifiques » pour mesurer, peser, quantifier. A cela se superposent les paroles de la chanson, jouant également sur la répétition, expliquant que le personnage du film est un mongolien/ trisomique : « Mongoloid, he was a mongoloid, And it determined what he could see, And he wore a hat, And he had a job, And he brought home the bacon, So that no one knew, He was a mongoloid, mongoloid [Mongolien, c’était un mongolien, et ça faisait qu’il voyait les choses ainsi, Et il portait un chapeau, Et il avait un travail, Et il ramenait le blé à la maison, pour que personne ne sache, qu’il était mongolien, mongolien] ». L’humour irrévérencieux et volontairement choquant contraste avec les images réglées des vies sérieuses que l’on voit à l’image, aboutissant sur un portrait grinçant et dérisoire d’une vie standard, voire d’une certaine American Way of Life, auquel on pourrait ajouter An American Dream : une séquence (reprise d’une publicité de voyage) dans laquelle un employé de bureau rêve qu’il est embarqué à l’intérieur de sa valise, le transportant de son lieu de travail vers Palm Beach, où il termine en costume de bain et lunettes de soleil, étendu sur une chaise longue, symbole certain d’un sommet de ringardise dans ce contexte.

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Superconner

24 Bruce Conner, avec un sens aigu de la provocation, mène campagne, en 1967, pour devenir superviseur de la ville de San Francisco, avec pour slogan : « Superconner »42 ; émaillant ses discours politiques de citations bibliques, il tourne en dérision le rituel social des élections. Mais à l’opposé, il peut tout aussi bien affirmer son goût pour l’anonymat : ainsi, jusqu’en 1965, il interdit qu’on le prenne en photographie43.

25 Son œuvre, avant tout plastique, n’acquiert une large reconnaissance publique qu’à partir de 1999, à l’occasion de l’importante rétrospective que lui consacre le Walker Art Center44. Depuis, les expositions se succèdent, intégrant des dessins, des peintures, des sculptures, des collages, des assemblages, des photographies et des films ; celles-ci culminent avec l’exposition Bruce Conner : It’s All True, organisée par le San Francisco Museum of Modern Art (octobre 2016-janvier 2017, avec Rudolf Frieling et Gary Garrels comme curateurs), inaugurée au MoMA (juillet-octobre 2016, à travers une scénographie signée Stuart Comer et Laura Hoptman) et reprise par le Centro de Arte Reina Sofia à Madrid (février-mai 2017). Seules les performances de Conner – celles-ci n’étant pas réitérables en son absence – ne sont pas documentées dans cette exposition d’envergure. Par une ruse dont l’histoire est coutumière, une image de Crossroads fait la une de la couverture du numéro d’Artforum de septembre 2016 : une image « scientifique » (d’origine militaire, classée secret défense pendant des années) appropriée par Conner devient l’emblème de son art « explosif » ; la transvaluation « esthétique » d’un document dépourvu de toute intentionnalité auctoriale (ou expressive) opère tant et si bien que l’art « mineur » de Conner (dans le sens de l’histoire « mineure » revendiqué par Branden W. Joseph45) peut incarner l’actualité (ou faudrait-il écrire : l’inactualité ?) de l’art contemporain dans l’un de ses principaux relais ou reflets sur le plan discursif et médiatique. Et comme par un surprenant effet d’inversion, Amy Taubin, dans son compte rendu de l’exposition, valorise les films – et leur présentation « authentique », sobre, efficace – comme le clou de l’exposition : « Malgré son aversion célèbre envers les institutions artistiques, qu’elles soient grandes ou petites – il avait été jusqu’à fonder à certaines occasions ses propres espaces d’exposition –, Conner aurait bien pu apporter son approbation à cette rétrospective, au vu de son ampleur et de l’accrochage d’œuvres à travers des supports variés qui se répondent mutuellement. Ceci est d’autant plus évident dans l’installation de sept œuvres à partir d’images en mouvement, chacune étant projetée dans un black box adjacent à une galerie vivement éclairée où des œuvres non mobiles sont accrochées aux murs ou disposées sur le sol ou à travers des vitrines. Ce dispositif peut paraître élémentaire, mais je n’ai jamais vu d’images mobiles et fixes mêlées avec autant de réussite que dans l’accrochage du MoMA […]. »46

NOTES

1. Voir, par exemple, Stephano Basilico, Lawrence Lessig et Rob Yeo (éd.), Cut : Film as Found Object in Contemporary Video, Milwaukee, Milwaukee Art Museum, 2004 ; Jaap Guldemond (éd.), Found

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Footage : Cinema Exposed, Amsterdam, Eye Films / Amsterdam University Press, 2012. Voir aussi Recycled Cinema, Part 2 : The Films of Bruce Conner, Pasadena Film Forum, Bank Playhouse, Pasadena, Californie, août 1981. 2. Voir Jim Hoberman, « Before MTV, there was Bruce Conner », Village Voice, 10 novembre 2010 ; David Ehrenstein, « Pre-MTV », Film Comment, vol. 19, no 4, juillet-août 1983, p. 42. Voir aussi l’exposition MOCAtv and Cinefamily Present BRUCE CONNER : The Godfather of Music Videos, Museum of Contemporary Art, Los Angeles, septembre 2013. 3. Michael O’Pray, « From Dada to Junk : Bruce Conner and the Found-Footage Film », Monthly Film Bulletin, vol. 54, no 645, octobre 1987, pp. 315-316. 4. Id., p. 315 [notre traduction]. 5. Peter Boswell, « Inteview with Bruce Conner », 19 mars 1986, revu par Bruce Conner en mars 1997, Walker Art Center Archives, Minneapolis, cité par Rachel Federman, « Twenty-Four- Hour Art : Bruce Conner’s Environments », dans Rudolf Frieling et Gary Garrells (éd.), Bruce Conner : It’s All True, San Francisco/Berkeley, San Francisco Museum of Modern Art / University of California Press, 2016, p. 299 [notre traduction]. 6. Bruce Conner, dans Noel Daniel (éd.), Broken Screen : Expanding the Image, Breaking the Narrative ; 26 Conversations with Doug Aitken, New York, D.A.P. / Distributed Art Publishers, 2005, p. 93 [notre traduction]. 7. Voir Jim Hoberman, « The Creepy World of Bruce Conner », The New York Review of Books, 15 juillet 2016. 8. Sur le cinéma élargi, voir Andrew V. Uroskie, Between the Black Box and the White Cube : Expanded Cinema and Postwar Art, Chicago, University of Chicago Press, 2014. La notion de dé-col/lage a été élaborée par Wolf Vostell, en relation avec le collage mais aussi dans la postérité des affichistes du groupe des Nouveaux Réalistes. Il fonde une revue homonyme (Dé-Col/lage, vol. 1-7, 1962-1969), et place l’ensemble de son œuvre sous ce programme générique. 9. L’expression de « montage-roi » est mobilisée par Christian Metz pour désigner les expériences sur le montage dans le cinéma soviétique, en particulier chez Kouléchov et Eisenstein (« Le cinéma : langue ou langage ? », Communications, vol. 4, no 1, 1964, pp. 52-54). Edward Small, par exemple, place Conner dans la postérité directe de la théorie du montage d’Eisenstein : « De plus, on pourrait tout à fait soutenir que Conner continue à produire le type de films que les écrits théoriques d’Eisenstein ont annoncé et promulgué […]. […] A MOVIE emploie peu de mots (et ceux-ci de façon humoristique, réflexive), mais il met directement, immédiatement en jeu et en évidence – il articule littéralement (à travers les points de raccord du collage lui-même) – ce qu’Eisenstein tentait d’exprimer verbalement, lorsqu’il écrivait dans Film Form que ‹ le degré d’incongruité détermine l’intensité de l’impression ›. » (Edward S. Small, Direct Theory : /Video as Major Genre, Carbondale / Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1994, p. 57 ; notre traduction). 10. La première exposition personnelle de Conner remonte à 1956, à la Rienzi Gallery, à New York. Il travaille sur des assemblages dès son arrivée à San Francisco, en septembre 1957, qu’il expose pour la première fois en 1958 à la East and West Gallery et à la Designer’s Gallery, à San Francisco. 11. Lettre de Bruce Conner à Charles Alan, avril 1957, dans Alan Gallery Records, Archives of American Art, Smithsonian Institution, Washington, cité par Kevin Hatch, « A Movie », Library of Congress, www.loc.gov/programs/static/national-film-preservation-board/documents/ movie.pdf. 12. D’après les propos de Conner rapportés par Warren Bass, ce fragment de film érotique lui aurait été donné, quand il était adolescent, par un ami qui avait une collection de plans tirés de films érotiques. Il aurait par ailleurs projeté ce fragment de film lors d’une diffusion du Triomphe de la volonté (1935) de Riefenstahl dans le ciné-club Camera Obscura qu’il animait avec Larry

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Jordan, à San Francisco, dans les années 1950 (Warren Bass, « The Past Restructured : Bruce Conner and Others », Journal of the University Film Association, vol. 33, no 2, printemps 1981, p. 15). 13. Scott MacDonald, « Interview with Bruce Conner », A Critical Cinema : Interviews with Independent Filmmakers, Berkeley, University of California Press, 1988, p. 254. 14. Voir notamment Simon Field, « A Movie », Monthly Film Bulletin, vol. 54, no 645, octobre 1987, p. 318 ; Kevin Hatch, Looking for Bruce Conner, Cambridge, Mass./Londres, MIT, 2012, pp. 113-116 ; Bruce Jenkins, « Explosion in a Film Factory : The Cinema of Bruce Conner », dans Joan Rothfuss (éd.), 2000 B.C. : The Bruce Conner Story, Part II, Minneapolis, Walker Art Center, 1999, p. 188. 15. Sur l’effet Kouléchov, voir François Albera, « Kouléchov, en effet », dans Gérard-Denis Farcy et René Predal (éd.), Brûler les planches, crever l’écran : la présence de l’acteur, Saint-Jean-de-Vedas, L’Entretemps, 2001, pp. 97-113. 16. Bruce Conner, « Interview with Paul Cummings », 16 avril 1973, Oral History Program, Archives of American Art, Smithsonian Institution, Washington, cité par Kevin Hatch, « ‹ It has to Do with the Theater › : Bruce Conner’s Ratbastards », October, vol. 127, hiver 2009, p. 118 [notre traduction]. L’article de Hatch expose avec pertinence les enjeux des assemblages de Conner regroupés sous l’appellation de « Ratbastards » ; il est repris dans son ouvrage Looking for Bruce Conner, op. cit., pp. 31-109. 17. Voir William C. Seitz (éd.), The Art of Assemblage, New York, The Museum of Modern Art, 1961. 18. Voir Sophie Dannemüller, « Bruce Conner et les ‹ Rats de l’art › (San Francisco, 1958-1962) », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 107, printemps 2009, pp. 53-75 ; Anastasia Aukeman, Welcome to Painterland : Bruce Conner and the Rat Bastard Protective Association, Berkeley, University of California Press, 2016. 19. Conner peut ainsi déclarer : « A l’envers, GOD s’écrit DOG, et à l’envers ART s’écrit TRA, mais retourné dedans dehors ça donne RAT. C’est ce qui m’a inspiré pour la Rat Bastard Society. » (Entretien de Bruce Conner avec Sophie Dannemüller, 5 juillet 2004, San Francisco, dans Sophie Dannemüller, « Bruce Conner et les ‹ Rats de l’art › (San Francisco, 1958-1962) », op. cit., p. 55). 20. Peter Boswell, « Interview with Bruce Conner », 15 juin 1983, cité par P. Boswell, « Bruce Conner : Theater of Light and Shadow », dans Joan Rothfuss (éd.), 2000 B.C., op. cit., p. 4 [notre traduction]. L’acronyme RBP parodie l’appellation de la Confrérie préraphaélite (Pre-Raphaelite Brotherhood), selon Kevin Hatch (Looking for Bruce Conner, op. cit., p. 44). 21. Le protocole d’authentification, au centre des pratiques de l’art conceptuel, est lui-même déjoué par Conner, à travers la production d’une série de badges comportant la mention : I am Bruce Conner ou I am not Bruce Conner (1964), en vue d’un congrès qui devait réunir tous les homonymes de Bruce Conner. 22. Voir Jack Kerouac, Les Clochards célestes, Paris, Gallimard, 1963 [première publication : The Dharma Bums, Viking Press, 1958]. 23. Conner a réalisé de nombreuses œuvres qui comportent le terme rat dans leur titre : Ratbastard (1958), Ratbastard 2 (1958), Rat Back Pack (1959), Rat Purse (1959), Ma Jolie Rat Bastard (1959), Chou Rat (1959), ou encore Generic Rat Hand Grenade (1960). 24. Voir Kevin Hatch, Looking for Bruce Conner, op. cit., p. 51. 25. Voir Michael Fried, « Art et objectité » [première publication : « Art and Objecthood », Artforum, no 5, juin 1967, pp. 12-23], Contre la théâtralité – Du minimalisme à la photographie contemporaine, Paris, Gallimard, 2007, pp. 113-140. 26. Distinguant les assemblages de Conner des stratégies de prise et de déprise du sens chez Jasper Johns et Robert Rauschenberg, Kevin Hatch peut ainsi écrire : « Comme Johns et Rauschenberg, Conner rompt définitivement avec le système sémiotique dominant du passé le plus proche, à savoir la poétique romantique de l’expressionnisme abstrait. Mais plutôt que de construire le sens à travers des chaînes métonymiques de signifiants ou de le différer indéfiniment à travers le jeu de la différence, un assemblage de Conner comme Ratbastard atteint une densité qui est au-delà des systèmes signifiants. Ce n’est pas que l’assemblage de Conner

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existe en dehors du langage – c’est impossible. Mais les signes dans l’assemblage sont mis à mal si radicalement et sont compressés avec une telle force que l’œuvre présente en fin de compte le langage lui-même comme ruiné, brisé : poussé apparemment au-delà de toute récupération sémiotique, allégorique ou quelle qu’elle soit. […] Plutôt que d’exhiber un excédent de narration, Ratbastards et les autres assemblages de Conner enterrent toute narration potentiellement intelligible sous le poids de sa propre physicalité brute. » (Kevin Hatch, Looking for Bruce Conner, op. cit., p. 50 ; notre traduction). 27. Chanson de Matty Malneck, Gus Kahn, Jerry Livingston, interprétée par Marylin Monroe. Faut-il le rappeler ? Marylin Monroe est l’une des icônes les plus célèbres du cinéma, qui a fait l’objet d’une récupération fascinée et fétichiste de la part d’artistes pop, notoirement Warhol (voir en particulier son Marylin Dyptich, 1962). Le modèle filmé pourrait bien être Arline Hunter (playmate du mois d’août 1954 de la revue Playboy, qui a tourné en 1948 dans le court métrage érotique The Apple Knockers and the Coke) – mais peu importe, selon Conner : « J’ai souvent répondu qu’il s’agisse ou non de Marylin Monroe dans le film d’origine n’a aucune importance, car c’est sans aucun doute elle désormais. Le film porte en partie sur les rôles que les gens jouent, et je pense que cela fonctionne dans les deux cas. C’est son image et sa personne. » (Scott MacDonald, « Interview with Bruce Conner, op. cit., p. 253 ; notre traduction). 28. A. L. Rees, « Report », Monthly Film Bulletin, vol. 54, no 645, octobre 1987, p. 319. 29. Les paroles de la chanson de Byrne et Eno (tirée de l’album My Life in the Bush of Ghosts, 1981) critiquent la politique militaire américaine : « Well now, you can’t blame the people–blame the government ! Take it in again ! Again ! Again ! America is waiting for a message of some kind or another. » Le film multiplie les plans d’armes (mitraillettes, missiles) qui entrent formellement en contraste avec des cadrans (radars, sismographe, écrans de contrôle). La mythologie du héros est tournée en dérision, le film enchaînant des plans de soldats dans un sous-marin, d’enfants guerriers, d’explosions ou encore d’un western projeté dans un cinéma ; les insignes du pouvoir sont déclinés sarcastiquement : la Maison blanche, une carte des Etats-Unis menacée d’explosion, les présidents américains sculptés dans le mont Rushmore, le président Reagan associé à un point d’interrogation et suivi d’un plan de série télévisuelle avec en surimpression la mention « What can be done about Larry’s personal problems ? ». 30. Scott MacDonald, « Interview with Bruce Conner », op. cit., p. 253 [notre traduction]. 31. Rachel Federman, « Bruce Conner : Fifty Years in Show Business », dans Rudolf Frieling et Gary Garrells (éd.), Bruce Conner : It’s All True, op. cit., p. 187. 32. Voir Greil Marcus, « Conner : Punk », dans Bruce Conner : Mabuhay Gardens, catalogue d’exposition, Düsseldorf, NRW-Forum Kultur und Wirtschraft, 2006, p. 14. 33. Conner s’était « équipé de genouillères, de bottes d’ouvriers et d’un instinct pour l’auto- préservation pendant les sessions de danse et les mouvements de foule sur le sol » (Bruce Conner, dans le communiqué de presse pour l’exposition Bruce Conner : Mabuhay Gardens, 1978, à la galerie Smith Andersen, 19 février-22 mars 1986, à Palo Alto, en Californie, cité par Rachel Federman, « Bruce Conner : Fifty Years in Show Business », op. cit., p. 187 ; notre traduction). 34. « La seule façon d’extirper de moi [ces velléités de création], c’était de m’adonner à l’alcoolisme. Il est possible de détruire un nombre considérable de cellules du cerveau en ingurgitant de l’alcool, en abusant de la drogue et en mettant à l’épreuve sa santé physique. » (Bruce Conner, cité par Mia Culpa, « Bruce Conner [Interview] : Part 1 », Damage, vol. 1, no 2, août- septembre 1979, p. 8 ; notre traduction). 35. Ibid. [notre traduction]. Voir aussi Mia Culpa, « Bruce Conner : Part Two », Damage, vol. 1, no 4, janvier 1980, pp. 6-8. 36. Rebecca Solnit peut ainsi relever avec pertinence le lien entre les assemblages de Conner et l’énergie de la musique punk et de son public : « Les bas troués d’une punkette, les couches décollées de posters sur un poste de téléphone – cela suggère la raison de son attrait pour cette scène. Le punk était une esthétique de la corrosion, de la répulsion et un pessimisme traversé par

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un courant sous-jacent d’idéalisme outrancier, que Conner avait anticipé depuis des décennies. » (Rebecca Solnit, « Intrepid Chameleon », Artweek, 15 mars 1986, p. 11, cité par Rachel Federman, « Bruce Conner : Fifty Years in Show Business », op. cit., p. 187 ; notre traduction). 37. Johanna Gosse, Cinema at the Crossroads : Bruce Conner’s Atomic Sublime, 1958-2008, PhD Dissertation, Bryn Mawr College, 2014, p. 214. 38. Le titre du film fait référence à une région du Kansas (Permian Strata) où Conner enfant, parfois avec McClure, allait chercher des fossiles (voir Johanna Gosse, Cinema at the Crossroads : Bruce Conner’s Atomic Sublime, 1958-2008, op. cit., p. 209). 39. Cité par Johanna Gosse, op. cit., p. 214 [notre traduction]. 40. « A l’instar de la parodie, le pastiche est l’ d’un style idiosyncrasique, particulier ou unique, le port d’un masque linguistique, la parole dans une langue morte. Mais il s’agit d’une pratique neutre de l’imitation, de la mimique, sans aucune des arrière-pensées de la parodie, amputée de l’élan satirique, dépourvue du rire et de la conviction que subsiste encore, à côté du parler anormal que vous avez emprunté momentanément, une saine normalité linguistique. Ainsi le pastiche constitue-t-il une parodie vide, blanche, une statue aux prunelles aveugles […]. » (Frederic Jameson, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Beaux-Arts de Paris, 2007, trad. par Florence Nevoltry, p. 57 [première publication : « and Consumer Society », dans Hal Foster (éd.), The Anti-Aesthetic : Essays on Post-Modern Culture, Washington, Bay Press, 1983]). 41. Voir notamment Linda Hutcheon, The Politics of Postmodernism, Londres/New York, Routledge, 1989. Celle-ci écrit notamment : « La parodie – souvent désignée comme citation ironique, pastiche, appropriation ou intertextualité – est le plus souvent considérée comme centrale dans le postmodernisme, par ses détracteurs comme par ses partisans. […] Cette reprise parodique du passé n’est pas nostalgique, elle est toujours critique. Elle n’est pas anhistorique ou dé- historicisante ; elle n’arrache pas l’art du passé de son contexte historique original, ni ne le remonte en une sorte de spectacle orienté vers le présent. Bien au contraire, à travers un double procès d’appropriation et d’ironisation, la parodie montre comment les représentations présentes viennent du passé et quelles conséquences idéologiques peuvent être tirées de cette continuité et de cette différence. […] En d’autres termes, la parodie a pour effet de mettre au premier plan la politique de la représentation. Inutile de le préciser, cette définition ne correspond pas au point de vue postmoderniste sur la parodie. L’interprétation dominante consiste à soutenir que le postmodernisme propose une citation dépourvue de valeur, décorative, dé-historicisée des formes du passé et qui est caractéristique d’une époque comme la nôtre, saturée d’images. Au contraire, j’aimerais ici démontrer que la parodie postmoderniste est une forme de connaissance de l’histoire (et à travers l’ironie, de la politique) des représentations qui problématise la notion de valeur et qui a une fonction de dénaturalisation. » (id., pp. 93-94 ; notre traduction). 42. Dans une affiche de campagne, Conner reproduit une image de lui bébé arborant un grand sourire, avec pour slogan « Bruce Conner for Supervisor » ; un jeune éléphant bariolé de peinture sur lequel Conner a inscrit la mention « Love » illustre une autre affiche, encadrée par la mention « Bruce Conner Supervisor ». Si Conner n’a pas été élu, 5228 citoyens ont toutefois voté pour lui. Voir Gerald Matt, « I’m Bruce Conner, I’m not Bruce Conner : On a Man with Qualities », dans Ursula Blickle, Gerald Matt et Barbara Steffen (éd.), Bruce Conner : The 70s, Vienne, Ursula Blickle Stiftung / Kunsthalle Wien, 2010, pp. 132-133. 43. Id., p. 133. 44. Voir 2000 B. C. : The Bruce Conner Story Part II, octobre 1999, Walker Art Center, Minneapolis. Le catalogue édité à cette occasion constitue aujourd’hui encore l’un des ouvrages de référence sur Conner. 45. Voir Branden W. Joseph, Beyond the Dream Syndicate : Tony Conrad and the Arts after Cage, New York, Zone Books, 2008.

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46. Amy Taubin, « Shine a Light : The Art of Bruce Conner », Artforum, vol. 55, no 1, septembre 2016, p. 316 [notre traduction].

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Le ready-made et l’analyse : autour de Perfect Film (1986) de Ken Jacobs

Enrico Camporesi et Jonathan Pouthier

Un singulier rendez-vous

1 L’histoire est bien connue, malgré certaines incertitudes qui persistent encore, la genèse même de Perfect Film étant en effet assez floue. Ken Jacobs se souvient avoir trouvé une bobine de film 16mm (il ne donne pas d’autre indication), probablement à Canal Street. Cette bobine contenait les rushes noir et blanc d’un métrage tourné pour un reportage télévisuel documentant, suivant les conventions du cinéma direct, les réactions suscitées par l’assassinat du militant noir américain Malcolm X à New York (le 21 février 1965, à l’Audubon Ballroom de Harlem).

2 Si l’on s’en tient aux explications de Ken Jacobs à propos de son film, il n’est nullement intervenu sur le « montage », ou plutôt sur l’assemblage des prises de vues en question – la juxtaposition des différentes chutes aurait été occasionnée par une nécessité d’ordre pragmatique : collecter le plus de métrage possible sur une seule bobine. Jacobs insiste sur l’unique modification qu’il aurait apportée aux éléments trouvés, à savoir relever le niveau sonore d’une des parties du film1.

3 Approcher Perfect Film n’est pas une tâche aisée, l’œuvre se donnant à voir à travers une simplicité trompeuse. Il est tentant d’analyser l’œuvre en commençant par l’inscrire dans la continuité de ses précédents travaux de found footage – il suffit de penser à son film pionnier Tom Tom, the Piper’s Son (1969/1971). Pourtant, des différences significatives subsistent. Partons alors de ce qui est présenté, sous un angle éminemment matériel : une bobine de film ou, plus précisément, une bobine trouvée. Qu’est-ce qui rend ce film « parfait », comme l’explicite son titre ? Si l’on s’en tient aux déclarations de Jacobs, on pourrait dire que le titre ne cache rien d’autre qu’une réaction spontanée face à un objet trouvé. Après avoir effectué une première projection pour vérifier l’état de la copie, l’artiste considère sa trouvaille comme « parfaite » – un adjectif qui relève de l’ordre du jugement esthétique. Dans un entretien de 1999, Jacobs décrit en ces termes sa découverte :

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Un film parfait ? Un film peut-il être parfait ? Je ne l’ai pas transformé. Je m’explique : ma contribution a consisté à le laisser en l’état. Il s’agissait de rushes non montés réalisés par un studio de télévision, pour une actualité. Ce métrage avait été rejeté et quelqu’un, plutôt que de le jeter à la poubelle, avait décidé, dieu sait pourquoi, peut-être pour un usage futur, d’effectuer un montage bout à bout, sans aucun ordre. C’est ainsi que je l’ai trouvé. La bobine était vendue pour le carter métallique qui contenait le film. Ce n’était vraiment pas cher, car le vendeur vous laissait le soin de le débarrasser de ce rebut. J’ai visionné ces éléments, et cela m’a paru vraiment bien : extrêmement révélateur. Alors, j’ai laissé cette preuve telle quelle. J’ai jeté un regard là-dessus, et je me suis exclamé : ‹ C’est parfait ! › Du début à la fin, ‹ c’est parfait ›.2

4 Ce point est crucial. Le film, envisagé sous un angle matériel, appartient à la sphère des objets. La bobine est un artefact, que l’on visionne ou non son contenu. Le récit de Jacobs s’apparente à la description d’une rencontre ou, pour le dire autrement, d’une « sorte de rendez-vous »3. Mais si Marcel Duchamp suggérait d’indiquer la date de la rencontre avec un objet trouvé, les souvenirs imprécis de Ken Jacobs n’aident pas à définir la date de réalisation et de présentation de son film4.

5 Consistance objectale / rendez-vous : ces deux points pourraient très bien être à l’origine de toute une production que l’on regroupe sous la catégorie imprécise de found footage. Et peut-être n’est-ce pas un hasard, tant la généalogie de cette production apparaît comme indissociable de la trajectoire biographique de l’artiste. Dans ce cas, il faut nous tourner vers la période pendant laquelle Jacobs a assisté, très brièvement, Joseph Cornell. Au moment où il se retrouve à travailler avec Cornell, Jacobs raconte son épiphanie face à Rose Hobart (que Cornell avait réalisé en 1936), qu’il montrera à son ami Jack Smith : Je revoyais Jack et je lui dis : ‹ Jack, il faut que tu voies ce film ›. Nous l’avons regardé encore et encore, et nous étions tous deux ahuris. […] Nous l’avons vu de toutes les façons possibles et imaginables, projeté au plafond, sur des miroirs, en le faisant rebondir un peu partout dans la pièce, dans les angles, net, flou, avec ou sans le filtre bleu que m’avait donné Cornell, en marche arrière. C’était comme un flot d’énergie, et comme un renforcement supplémentaire de l’idée que j’avais eue pour faire ce film de merde [Star Spangled to Death], qu’il faudrait d’abord démonter pour que tout se réorganise.5

6 La rencontre avec le travail de Cornell s’avère décisive dans la pratique de Ken Jacobs. Et pourtant, une différence essentielle perdure. De manière radicale, Perfect Film ne propose aucune intervention directe sur le corps du film – l’objet trouvé en ressort presque intact. Un effet est central dans le déplacement occasionné par le ready-made : le film, destiné à la télévision, trouve un nouveau spectateur – ou plutôt un autre regardeur6. Il s’agit là encore d’une rencontre : entre le regardeur, et l’objet trouvé.

Trouver / Choisir

7 Une différence cruciale s’opère en revanche entre Perfect Film et la typologie d’objet propre à la notion de ready-made dans le sens duchampien. Dans l’un des textes les plus célèbres sur le ready-made – une courte intervention prononcée en 1961 au Museum of Modern Art, dans le cadre d’un colloque organisé par William Seitz7 –, Duchamp a affirmé que le choix d’un objet ready-made n’est jamais de l’ordre de la recherche esthétique. Au contraire, l’artiste affirme une indifférence visuelle. L’objet devrait ainsi se situer au-delà de la notion de goût, que celui-ci soit considéré comme bon ou

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mauvais. Il est ici question d’une anesthésie complète, pour reprendre les dires de Duchamp et son affection particulière pour les jeux de mots : [Cet article que j’ai rédigé en 1961] porte sur le choix des ready-made, qui n’ont jamais été le résultat d’une délectation esthétique. En d’autres termes, ils n’ont en aucun cas été choisis parce qu’ils étaient beaux, artistiques ou conformes à mon goût. C’est sur ce point que résidait la difficulté à choisir quelque chose : à la minute où vous choisissez un objet, vous valorisez son aspect artistique et sa nature esthétique. Mais ce n’est pas de cela dont il s’agissait avec le ready-made. Donc cela rend la sélection bien plus difficile, car vous ne pouvez pas vous empêcher de choisir des choses qui vous plaisent.8

8 Cette volonté d’opérer un choix résolument impersonnel est encore renforcée par le fait que les objets choisis par Duchamp relèvent de la production industrielle. Et pourtant, l’opération de Duchamp repose sur le « choix » : comme Thierry de Duve l’a démontré dans sa relecture de l’œuvre de Duchamp, la notion de « choix » devient synonyme de l’acte artistique.

9 L’artiste a proposé cette équation lors d’un entretien avec Georges Charbonnier en 1961 : Le mot ‹ art ›, d’ailleurs, étymologiquement veut dire faire, tout simplement faire… Qu’est-ce que faire ? Faire quelque chose, c’est choisir un tube de bleu, un tube de rouge, en mettre un peu sur sa palette. […] pour choisir, on peut se servir de tubes de couleur, on peut se servir de pinceaux, mais on peut aussi se servir d’une chose toute faite, qui a été faite, ou mécaniquement, ou par la main d’un autre homme.9

10 L’implication théorique du geste se situerait ainsi dans l’acte de « choisir » lui-même.

11 Le choix de Ken Jacobs s’avère être toutefois bien différent de l’opération décrite et réalisée par Duchamp. C’est dans ce clivage que réside peut-être l’hostilité de Jacobs envers les réalisations de Duchamp : Mes sentiments envers Marcel Duchamp sont mitigés. [...] je n’ai jamais eu l’impression […] qu’il a effectivement produit une œuvre d’art. J’ai été abasourdi par le métrage que j’appelle Perfect Film, mais je n’ai jamais pensé à l’extraire de son contexte et à l’envisager comme un canular du monde de l’art.10

12 Relevons une évidence, qui masque une complexité extrême : le matériau de départ de Jacobs est le film, qui partage un certain nombre de caractéristiques avec les artefacts industriels que Duchamp avait su prélever et réorienter (mais il faudrait encore préciser que la nature reproductible du matériau est ici centrale). Le choix de Jacobs peut en effet être considéré comme le symptôme d’une délectation esthétique, comme le titre Perfect Film semble le suggérer. Dans l’extrait de l’entretien cité, Jacobs pousse son appréciation de l’objet trouvé encore plus loin : le matériau est investi d’une propriété « révélatrice » qui confère à l’appropriation son caractère d’exploration (ou plus précisément – comme nous l’exposerons – d’analyse)11.

Présenter / Analyser

13 Revenons brièvement au titre du film. Le qualificatif de « parfait » associé aux éléments filmiques découverts par Jacobs ne devrait pas nous étonner. Quelques années plus tôt, dans un entretien avec David Shapiro publié dans Millennium Film Journal, Ken Jacobs, interrogé sur son film le plus célèbre, Tom Tom, The Pipers’ Son, avait utilisé la même expression :

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Tout d’abord, le film d’origine est parfait, il n’a pas besoin d’amélioration de ma part, et je ne l’ai pas modifié. Ce que j’ai essayé de faire, c’est d’améliorer la perception du spectateur.12

14 Tom Tom est en effet une exploration, sur une durée d’environ deux heures, du film éponyme réalisé par Billy Bitzer en 1905, pour le compte de la Biograph. Au cours du film, remanié par Ken Jacobs, le spectateur est capable de visionner chaque détail de l’œuvre originale, à travers une série d’agrandissements, de ralentissements, d’arrêts sur image. Jacobs opère un remontage du film en le refilmant à l’aide d’un projecteur « analytique », le Kalart-Viktor – particulièrement apprécié pour pouvoir produire des arrêts sur image pendant la projection13. Si le Tom Tom de Bitzer était déjà « parfait », ce que Jacobs recherche est plutôt une amélioration de la perception du spectateur. Il en va de même avec Perfect Film : en regardant ce film, le spectateur est amené à remarquer chaque détail, mouvement, déplacement des figures dans le cadre. Le matériel original est présenté par le cinéaste sous forme d’« objet », avec toutes ses aspérités : avec les débuts et les fins de bobine, ainsi que les amorces qui viennent ponctuer le ruban filmique.

15 La succession (arbitrairement ordonnée) des séquences d’entretiens et des plans de contextualisation, caractéristiques de la syntaxe du reportage télévisuel, produit une collision entre différents registres de représentation, oscillant entre la dimension informative des témoignages réalisés face caméra et la nature quasi abstraite des prises de vues extérieures silencieuses. Dans la séquence d’ouverture, on aperçoit un journaliste présent sur place, lors de l’assassinat, qui répond aux questions alors qu’à l’arrière-plan s’amasse un groupe de personnes interpellant la caméra. Ce même journaliste apparaît dans trois séquences différentes du film, prises sous trois angles de prises de vue distincts. A travers ce jeu subtil de répétition, une idée s’impose avec évidence : la séquence, ainsi que le contenu de ce reportage, repose sur un travail de mise en scène, de cadrage – pour résumer, cette scène est le fruit d’une construction. Cette découverte, pour évidente qu’elle soit, n’en demeure pas moins troublante (non sans humour parfois, bien que cela soit probablement involontaire). Nous ne pouvons qu’évoquer ici, en soulignant sa dimension politique, le procédé de « l’étude visuelle » que Jacobs a développé dans son film Tom Tom14.

16 Avec Perfect Film, toutefois, Jacobs pousse cette opération à ses limites. Ici, « l’analyse » se confond tout simplement avec la présentation du matériel. Le geste analytique est redirigé sur le moment de la projection qui, de surcroît, constitue l’unique instance de montage (au sens large). Montrer les éléments qui composent Perfect Film reviendrait ainsi à les « monter », au sens éminemment « intellectuel » du terme. La présentation (à savoir la projection) est ainsi investie d’une dimension supplémentaire. A l’instar de la démonstration de Thierry de Duve qui vise à réduire l’œuvre d’art, à travers le ready- made, à une seule affirmation : « ceci est de l’art »15, on pourrait affirmer que Perfect Film propose un pacte de lecture singulier et exclusif, que l’on peut résumer ainsi : « ce film doit être analysé ». Perfect Film revendique précisément ce programme : cet objet (que Jacobs montre « sans le monter ») nécessite un travail intense d’investigation. C’est dans ce sens que le moment du « choix » acquiert toute son importance : l’objet trouvé doit susciter l’analyse. On pourrait toutefois retourner cette proposition : Jacobs ne « découvre » pas tant un film « parfait », qu’il n’invente une relation analytique aux images, appelant à l’invention d’un nouveau spectateur. En s’appropriant ces rushes, Jacobs évolue d’un paradigme artistique à une posture éminemment analytique.

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17 Tom Gunning, à l’occasion de la rétrospective de Ken Jacobs organisée au Museum of Moving Image à New York, pouvait affirmer, à propos de Perfect Film : Non seulement Jacobs a trouvé le film même, mais il nous permet de découvrir en lui beaucoup de choses. Il renonce au statut de créateur tout puissant, faiseur, façonneur d’images, pour endosser celui de témoin, d’observateur, d’investigateur, et, en définitive, d’analyste. Sa contribution au film réside dans le fait que, si nous avons déjà vu ses autres films, nous avons vu son microscope, en découvrant ce qui est dissimulé et en portant l’attention sur ce qui est généralement ignoré.16

Une pédagogie de l’« exposition »

18 La volonté « analytique » de Jacobs est indissociable d’un contexte pédagogique – nous pensons ici aux cours que Jacobs dispensait au Harpur College à Binghamton (NY). Il faut rappeler que Jacobs n’a pas suivi un parcours académique ; il était selon le cartoonist Art Spiegelman un high school dropout17 – il était entré à l’université grâce à une lettre de recommandation de Willard Van Dyke (cinéaste qui travaillait à ce moment-là au Museum of Modern Art, à New York). Il donnait des cours de théorie et d’histoire du cinéma ; et surtout, il projetait des films. Une des particularités des cours de Jacobs résidait dans le fait qu’il présentait les films avec un projecteur 16mm apte à faire des arrêts sur image (le Kalart-Viktor, qu’il avait utilisé pour réaliser son film Tom Tom, the Piper’s Son)18, avec lequel il pouvait engager des analyses de films de manière inédite.

19 Que projetait Ken Jacobs pendant ses cours ? Il présentait ses propres travaux, dont notamment, dans son état inachevé, Star Spangled to Death, cette grande fresque sur les Etats-Unis sur laquelle il a travaillé tout au long de sa carrière (jusqu’en 2004) ; mais il montrait aussi des films expérimentaux comme Arnulf Rainer (1958-1960) de Peter Kubelka ou The Flicker (1966) de Tony Conrad, esquissant d’une certaine manière les contours d’un nouveau canon de l’histoire du cinéma. L’intérêt de Jacobs pour la représentation des minorités afro-américaines l’a conduit également à présenter des films d’Oscar Micheaux et de Spencer Williams, mais aussi des dessins animés controversés ou considérés comme racistes.

20 C’est à la lumière de cette expérience d’enseignement, Jacobs faisant dialoguer culture populaire et cinéma d’avant-garde, que l’on peut reconsidérer Perfect Film, et observer ce geste « d’exposition » par le biais de la simple projection, dans un contexte élargi. En s’appropriant des chutes d’un film 16mm anonyme, Ken Jacobs parvient à montrer ce film précisément « comme un film » à part entière. Son souci n’est pourtant pas d’ordre historiographique : le but n’est pas d’inscrire les rushes de ce reportage dans une histoire « oppositionnelle » ou « mineure » du cinéma (et encore moins au sein d’un canon). Le geste de Jacobs consiste plutôt à investir ce film comme un outil et un terrain d’expérimentation d’ordre analytique : en fin de compte, il s’agit d’un véritable exercice d’analyse filmique. C’est peut-être sur ce point que se manifeste l’affranchissement décisif de la part de Ken Jacobs par rapport à la poétique de l’objet trouvé surréaliste (et de son « maître » Joseph Cornell) et à la logique du « nominalisme » propre à Duchamp.

21 Jacobs a reconsidéré ce geste « d’exposition » des images dans une note d’intention beaucoup plus tardive : Je suis un travailleur iconoclaste qui ne brise pas les images à la manière malveillante des Talibans face aux sculptures d’un temple bouddhiste. Mon travail

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consiste à exposer avec amour une image montrée comme telle. Il en est ainsi parce que c’est à ça que ressemble une apparence de réalité […] lorsqu’elle provient des moyens cinématographiques et doit traverser le temps et d’inimaginables incidents. 19

22 « Exposer avec amour une image montrée en tant que telle » ; ou encore : laisser résonner sa pensée. C’est précisément là que repose, selon nous, le point de départ de n’importe quel travail critique. Le geste de monstration qui soutient Perfect Film est peut-être l’étape ultime, la plus aigüe et radicale, d’un effort analytique. Ken Jacobs, pédagogue désenchanté, serait réticent à en fournir une possible « explication » définitive. Le film est l’objet d’un travail analytique sans fin, et, en tant que tel, il ne peut que désorienter. « Perdez-vous encore et à nouveau. C’est ainsi que l’art s’enseigne », répétait Jacobs à ses étudiants20. En fin de compte, la projection de Perfect Film, déconcertante par sa simplicité, invite le spectateur à se forger ses propres outils analytiques – qui, eux, ne sont pas ready-made.

NOTES

1. Voir Tom Gunning, « Films That Tell Time. The Paradoxes of Cinema in Ken Jacobs », dans David Schwartz (éd.), Films That Tell Time. A Ken Jacobs Retrospective. October 20 – November 15, 1989, New York, American Museum of the Moving Image, 1989, p. 5. 2. Harry Kreisler, « Conversation with Ken Jacobs. October 14, 1999 », Conversations with History, Berkeley, University of California, disponible sur http://globetrotter.berkeley.edu/people/ Jacobs/jacobs-con4.html [notre traduction]. 3. Marcel Duchamp, « La Boîte verte » [1934], Duchamp du signe : écrits (Michel Sanouillet, éd.), Paris, Flammarion, 1975, p. 48. 4. Parfois daté de 1984 ou 1985, le film a probablement été montré pour la première fois à une séance du Collective for Living Cinema à New York, le 9 mars 1986 (voir New York Magazine, 10 mars 1986, p. 105). 5. P. Adams Sitney, Le Cinéma visionnaire. L’Avant-garde américaine 1943-2000 [3e édition revue et augmentée], trad. par Pip Chodorov et Christian Lebrat, Paris, Editions Paris Expérimental, 2002, p. 314 [traduction revue par les auteurs]. Sur les liens entre Cornell, Jacobs et Smith, voir Philippe-Alain Michaud, Sur le film, Paris, Macula, 2016, p. 367 et sq. 6. On doit à l’artiste Fluxus George Maciunas, dans sa réponse critique à la définition du « film structurel » par P. Adams Sitney, l’introduction de la catégorie de « ready-made film » (« Some Comments on by P. Adams Sitney », dans P. Adams Sitney (éd.), Film Culture Reader, New York, Praeger Publishers, 1970, p. 349). Cette catégorie sera reprise, en référence directe à Perfect Film , dans la « cartographie du remploi » de Nicole Brenez (« Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », Cinémas : revue d’études cinématographiques / Cinemas : Journal of Film Studies, vol. 13, no 1-2, 2002, pp. 55-57). 7. Voir Marcel Duchamp, « A propos des ready-mades » [19 octobre 1961], Duchamp du signe, op. cit., pp. 191-192. 8. Calvin Tomkins, Marcel Duchamp : The Afternoon Interviews, Brooklyn, NY, Badlands Unlimited, 2013, pp. 54-55 [notre traduction].

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9. Georges Charbonnier, Entretiens avec Marcel Duchamp, Marseille, André Dimanche, 1994. Ce passage, issu de la série d’entretiens conduite par Charbonnier pour la RTF en 1960-1961 (inédite jusqu’en 1994), est également commenté dans le détail par Thierry de Duve dans Résonances du readymade. Duchamp entre avant-garde et tradition, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989, p. 142 et sq. 10. Ken Jacobs, entretien réalisé par les auteurs à l’occasion de la programmation « Duchamp du Film » au Centre Pompidou en 2014, reproduit et traduit ci-dessous. 11. La présentation de Perfect Film est souvent associée dans les propos de l’artiste à la notion de « révélation » ou de dévoilement. Ainsi peut-il déclarer : « Tant de choses sont dévoilées : la façon dont on agit face à la caméra, ce que cela signifie que de passer à la télévision. » Voir Tom Gunning, « Interview with Ken Jacobs », dans David Schwartz (éd.), Films That Tell Time, op. cit., p. 42 [notre traduction]. Sur ces aspects, avec une attention accrue portée au travail numérique de Jacobs, voir Malcolm Turvey, « Ken Jacobs : Digital Revelationist », October, vol. 137, été 2011, pp. 107-124. 12. David Shapiro, « An Interview with Ken Jacobs », Millennium Film Journal, no 1, hiver 1977-1978, p. 123 [notre traduction]. 13. Voir André Chaperon, « Le hors-champ de l’histoire : une lecture benjaminienne de Tom Tom, The Piper’s Son », Décadrages, no 1-2, automne 2003, pp. 17-34. 14. L’expression « étude visuelle » a été employée, à propos de Ken Jacobs, par Nicole Brenez (« L’étude visuelle. Puissances d’une forme cinématographique. Al Razutis, Ken Jacobs, Brian De Palma », De la Figure en général et du Corps en particulier. L’invention figurative au cinéma, Paris- Bruxelles, De Boeck Université, coll. Arts et Cinéma, 1998, pp. 313-335). Brenez souligne la proximité du Tom Tom de Jacobs avec le travail de Roland Barthes dans S/Z (1970) : « […] le film de Bitzer est présenté tel quel deux fois, en début puis en fin d’analyse, il constitue l’objet initial ainsi que la conclusion de l’étude, à la manière dont Barthes montera Sarrazine à la fin de S/Z, exactement à la même époque (rappelons que le modèle expérimental revendiqué par Barthes est le ralenti cinématographique). » (Id., pp. 318-319). 15. Voir Thierry de Duve, Résonances du readymade, op. cit., p. 15. 16. Tom Gunning, « Films That Tell Time. The Paradoxes of Cinema in Ken Jacobs », op. cit., p. 6 ; trad. par Jean-Luc Mengus, « Des films qui expriment le temps. Les paradoxes du cinéma de Ken Jacobs », Trafic, no 49, automne 2006, p. 43 [traduction revue par les auteurs]. 17. Voir Art Spiegelman, Breakdowns. Portrait of the Artist as a Young %@&*!, New York, Pantheon Books, 2008. Cette anthologie est parue d’abord en 1977 (Belier Press) et rassemblait des travaux de Spiegelman de 1972 à 1977 ; les vignettes concernant les cours de Ken Jacobs apparaissent seulement dans la réédition de 2008, en guise d’introduction à ses travaux historiques. Sur l’importance de Jacobs pour Spiegelman, voir Jeet Heer, « Spiegelman’s Bicoastal Blues », In Love with Art : Françoise Mouly’s Adventures in Comics with Art Spiegelman, Toronto, Couch House Books, 2013. 18. Voir Larry Gottheim, « Bigger than Life : Between Ken Jacobs and Nicholas Ray », dans Michele Pierson, David E. James et Paul Arthur (éd.), Optic Antics. The Cinema of Ken Jacobs, New York, Oxford University Press, 2011, p. 91. Sur l’expérience de Binghamton, voir notamment Scott MacDonald, Binghamton Babylon. Voices from the Cinema Department 1967-1977 (A Non-Fiction Novel), Albany, State University of New York Press, 2015. 19. Ken Jacobs, « Ce que la pomme de Cézanne signifie pour moi », dans Nicole Brenez, Bidhan Jacobs (éd.), Le Cinéma critique. De l’argentique au numérique, voies et formes de l’objection visuelle, numéro hors série de Histo.Art, no 2, 2010, p. 111. Christa Blümlinger (Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias [2009], trad. par Pierre Rusch et Christophe Jouanlanne, Paris, Klincksieck, 2013, pp. 17-18), rapprochait le geste de présentation de Perfect Film à la citation de Walter Benjamin, « Je n’ai rien à dire. Seulement à montrer » (Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, trad. par Jean Lacoste, Paris, Le Cerf, 1986, p. 476, N1a, 8).

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20. Ken Jacobs, « Interviewed by Lindley Hanlon [Jerry Sims present]. April 9, 1974 », Film Culture, no 67-69, 1979, p. 75 [notre traduction].

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Autour de « Duchamp du Film »

Enrico Camporesi et Jonathan Pouthier

1 PRÉSENTÉE AU CENTRE POMPIDOU du 24 septembre 2014 au 29 octobre 2015, la programmation « Duchamp du Film » proposait une lecture renouvelée de l’influence de Marcel Duchamp sur la création filmique en invitant à reconsidérer certaines pratiques expérimentales au regard des propositions esthétiques et conceptuelles formulées par l’artiste tout au long de sa carrière. Si l’influence de Duchamp sur les avant-gardes cinématographiques et les arts constitue un fait avéré, la prégnance de l’artiste dans le champ du cinéma expérimental ne semble pas aussi évidente.

2 Réalisés à cette occasion et publiés en complément des notes des programmes, les entretiens traduits et réunis ici sous la forme d’un florilège constituaient un droit de réponse donné aux artistes, dont les œuvres se retrouvaient contraintes par la formulation de ce contexte de présentation.

BRIAN L. FRYE

The Anatomy of Melancholy (1999) est réalisé à partir d’un film trouvé, ou plutôt des chutes d’un film amateur que vous avez décidé de présenter telles quelles. Pourriez-vous nous dire quelque chose à propos de votre travail avec ces matériaux ? Comment les avez-vous trouvés, et quelle a été votre réaction en les visionnant ? Vous avez déclaré que « le film attendait seulement d’être accepté en tant que film ». Cette phrase nous a rappelé certains propos de Duchamp concernant les ready-made. Est-ce que ce concept a eu une quelque influence sur votre manière de travailler avec ce métrage trouvé ? J’avais trouvé le film grâce à une annonce dans The Big Reel, une revue mensuelle pour collectionneurs de films, qui maintenant n’existe plus et qui était en grande partie composée de petites annonces. Je ne me souviens plus de la façon dont le film était décrit, probablement quelque chose de simple comme des « chutes » ou peut-être des « chutes d’un film amateur ». Si je me souviens bien, ça m’a coûté 10 dollars environ. Le film m’a été délivré sous la forme d’une série de chutes, collées ensemble suivant un ordre chronologique. Lorsque je l’ai visionné, j’ai pensé que c’était un « film parfait », parce qu’il capturait avec force la maladresse et la sincérité du cinéaste et

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des acteurs qui essayaient d’exprimer leurs sentiments d’impuissance et de peur face à la menace nucléaire qui s’approchait. Le film était absolument influencé par le concept de ready-made de Duchamp, notamment tel qu’il a été médiatisé à travers l’œuvre de Joseph Cornell, de Ken Jacobs et de Hollis Frampton. J’étais et je suis toujours intéressé par les constructions et les connections aléatoires, tout comme par ce qui prend les apparences d’une construction aléatoire. En particulier, je m’intéresse à la manière dont Cornell construit ses films, parce que ses changements de plans donnent l’impression d’une construction aléatoire ou d’une composition naïve. Les connections accidentelles sont esthétiquement intéressantes, mais celles qui en revêtent seulement l’apparence le sont tout autant.

On pourrait dire que votre approche a été double : vous avez présenté le film tel que vous l’avez trouvé, mais en même temps vous lui avez donné un nouveau titre et vous l’avez signé. Le titre ne se réfère plus tant au contenu du film qu’à votre réaction face au destin du film. Dans ce processus, le matériel trouvé se transforme vraiment et le champ d’interprétation est ainsi élargi. Ce déplacement du sens et les questions sur l’auctorialité que votre film soulève peuvent être considérés comme proches de la pratique de Duchamp. Je suis tout à fait d’accord. Le titre du film fait référence au livre homonyme de Sir Robert Burton, qui avait l’intention de rendre compte de la pensée humaine et de ses conquêtes à travers le prisme de la mélancolie, ou de la dépression. J’ai choisi ce titre pour suggérer que le film, en s’efforçant maladroitement d’exprimer la peur d’un holocauste nucléaire, présente une expression unique du Zeitgeist, spécialement dans ces moments où l’expression de l’intention trébuche ou s’effondre, les acteurs évoluant de la représentation théâtrale au registre documentaire. De plus, comme dans le livre de Burton, le propos est ironique, vu que le travail sous-jacent répond à la fois à un propos sérieux et à un détournement. Comme Duchamp l’a expliqué, l’art est une activité. Faire un film est un art, mais rater un film est un art aussi. Comme la plupart des gens, je m’intéresse au succès. Mais je m’intéresse plus particulièrement à l’échec.

BRUCE MCCLURE

Textiles Through the Ages (2014) est une œuvre inhabituelle par rapport à votre approche du film. Vous avez décidé de travailler à partir d’un film trouvé, dans son intégralité. C’est un film réalisé par Al Stahl qui retrace l’histoire du textile. Pourriez-vous nous en dire plus sur cette trouvaille, et sur les raisons qui vous ont motivé à travailler à partir de ce film ou qui ont attiré votre intérêt pour ce film ? Selon toute vraisemblance, Al Stahl a tourné Textiles Through the Ages sur une table de montage d’animation, en suivant un scénario composé de photographies qu’il avait reçu. Il s’agit de l’un de ses nombreux films que j’ai sauvés des poubelles de la 7e Avenue en 1999, l’année de la mort de Stahl. A cette époque, j’accumulais des films de toute sorte, certains encore vierges et d’autres déjà exposés, ignorant tout des intentions que leurs surfaces pouvaient receler. Les sillons temporels du film sont activés lorsque le projecteur les revitalise, les ramène à la conscience. A l’image de la physiologie humaine, le projecteur et le film sont des artefacts imminents, dépourvus de sens comme le serait une chute d’eau en pleine sécheresse. Suivant une allégorie au potentiel illimité, le film se dévide du projecteur à travers un flux de déformations plastiques. Le projecteur, cet axiome pour les propositions filmiques, les fait se

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précipiter en cascades, façonnant des affirmations virevoltantes dans une dynamique d’oppositions. On retrouve entaillées dans les marges du film les déterminations qui conditionnent des états instantanés de repos. Isolés sur le côté opposé aux perforations, des signes, qui s’inscrivent au-delà des lignes de séparation des photogrammes, tracent un autre panorama sur l’émulsion et sont lus comme des signaux optiques sonores. Entre ces deux territoires, il est possible de choisir parmi divers faits dont la succession détermine d’innombrables excentricités.

Vous avez décidé de passer le film à travers un projecteur modifié, de manière à produire une image projetée constamment floue tout en maintenant la bande sonore entièrement intelligible. Il nous semble que ce travail partage de nombreux points avec le concept de ready-made rectifié de Duchamp. Pensez-vous que la notion de ready-made puisse être productive lorsque l’on aborde Textiles Through the Ages ? Comment décririez-vous l’importance de Duchamp dans votre pratique ? Ignis Fatuus [Un feu follet]. La projection réoriente le film, dans le cas de Textiles Through the Ages, hors de l’obscurité. La situation discrète de la projection soulève la question des propriétés inhérentes de la bande pelliculaire et les illumine, pour les examiner à nouveau à l’abri des contingences. Chaque ajustement du projecteur qui détourne l’attention de la surface du film bouleverse les définitions de la plausibilité de l’illusion photographique. En enlevant le plateau qui attèle le ruban filmique à la griffe du projecteur, on excède toute frontière et on contredit ainsi le repos instantané offert par l’évidence de la caméra. Enlever ce plateau de pression d’embrayage renvoie à la production d’un film, suivant une opération qui désarticule les procédures mécaniques pendant la cascade sensationnelle d’images que représente une séance. Le cinéma, cet autre Grand Verre, a projeté beaucoup d’ombres avant celles que je propose. La lumière obstruée présente l’opportunité d’apprécier une faible lueur de gaz d’éclairage qui met le feu à de la matière organique en décomposition. Pendant la projection, on se souvient de Textiles Through the Ages grâce à la bande son. Le titre, comme le film, est inaltéré mais rectifié pendant la projection – le courant alternatif est converti en courant continu. Quand un musée m’a demandé si j’avais une pièce à leur vendre pour leur collection, j’ai proposé un plateau de pression d’embrayage avec une pièce en métal dans le couloir lumineux. Moulé de cette manière, le projecteur devient une sculpture d’ombre photographique qui remplace avantageusement le pinceau du cinéaste. Vitalisée par ces engrenages de la plaque métallique, la projection avantage la bague de mise au point en tant qu’arpenteur agité derrière son passage. Excentrique et constitué par le mouvement, le projecteur reproduit un cadre indéterminé de référence, redondant mais obligatoire. Etant donnés : la chute d’eau et le gaz d’éclairage !

MORGAN FISHER

L’importance de l’œuvre de Marcel Duchamp est attestée dans votre film The Wilkinson Household Fire Alarm (1973) par une référence explicite à Anemic Cinema (1925-1926). Toutefois, nous envisageons également Phi Phenomenon (1968) comme participant à la logique du ready-made interprété dans le sens d’une « performance d’objet ». Dans ce travail, vous filmez la performance d’un objet quotidien – une horloge – pour ensuite l’exposer dans un tout autre contexte, reprenant ainsi à votre compte les opérations de sélection et de déplacement qui constituent, suivant une lecture simplifiée, les caractéristiques fondamentales du ready-made.

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Avez-vous pensé à Duchamp pendant la réalisation de ce film ? Y a-t-il un rapport avec le ready-made duchampien ? Nous nous posons cette question car Phi Phenomenon repose sur un principe doublement performatif avec d’un côté la performance de l’objet filmé (l’horloge), de l’autre celle de la bobine de film qui limite par son temps d’enregistrement la performance de l’horloge. La réponse courte à votre question : « Est-ce que vous pensiez à Duchamp lorsque vous avez réalisé Phi Phenomenon ? » est « Non ». Je pourrais élaborer un peu plus ma réponse en disant : « Désolé, mais ce n’est pas le cas ». Je vous dois cependant une explication plus longue. Il faudrait reconnaître le fait qu’une conséquence importante du ready-made – une fois énoncé puis actualisé de manière limitée par Duchamp – est d’être devenu un geste totalement banal. J’irais même plus loin en affirmant que c’est un geste académique. Le propos de Duchamp, être indifférent à l’apparence des objets choisis, implique en principe que n’importe quel ready-made proposé par n’importe qui constituerait une œuvre d’art équivalente à ses ready-made. Ce n’est évidemment pas le cas ; les seuls ready-made qui nous intéressent sont ceux de Duchamp. Les autres ne sont que des répétitions triviales. Ma raison initiale de relier The Wilkinson Household Fire Alarm à Duchamp était superficielle. L’étiquette sur l’alarme n’était pas exactement centrée, si bien que lorsque l’alarme tournait l’étiquette bougeait de manière excentrique, ce qui m’a fait penser aux textes en rotation dans Anemic Cinema. Cependant, je me suis aperçu par la suite que l’alarme entretenait une relation beaucoup plus étroite avec le ready-made, et plus particulièrement avec ce que Marcel Duchamp a défini plus tardivement comme un ready-made malade. Le ready-made malade, tel que je le comprends, est un objet qui ne remplit pas bien sa propre fonction, à la différence des premiers ready- made de Duchamp, qui remplissaient parfaitement leurs fonctions respectives avant qu’il ne les retire du milieu de l’utilité, pour les désigner comme des œuvres d’art. Selon ce critère, The Wilkinson Household Fire Alarm est un ready-made malade. La chambre aurait été entièrement consumée par les flammes avant que l’alarme ne sonne. L’horloge de Phi Phenomenon remplit parfaitement sa fonction, donc en principe elle aurait pu être un ready-made ; mais ce qui constitue un ready-made c’est le fait de le nommer ainsi, ce que je n’ai pas fait. Le ready-made n’était pas l’angle sous lequel je l’ai vu, et comme je vous l’ai dit je ne vois pas d’intérêt à répéter le ready-made, bien que je n’aie pas pensé à cela à l’époque. Ce qui m’intéressait dans l’horloge, c’était le fait qu’elle rende visible d’une manière littérale le temps que le film prend pour passer dans la caméra, et ensuite dans le projecteur. Le temps est de la pellicule, et la pellicule est du temps. C’est peut-être de là que vient votre impression d’un « dédoublement de la performance ». En tout cas, je suis très flatté par votre suggestion que mon film puisse être vu en relation avec l’invention de Duchamp ; et j’espère que vous n’êtes pas déçus par le fait que je ne vois pas trop le rapport.

WILHELM HEIN

C’est un malentendu de croire que les artistes sont en avance sur leur temps. Les gens les suivent. Les objets trouvés de Marcel Duchamp ont été reçus comme des provocations, à l’instar des collages Dada : c’est-à-dire comme une infantilisation de la création artistique qui a perduré pendant l’ère moderne.

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A partir de ce mélange d’incompréhension et de répression, les cinéastes européens ont travaillé individuellement tout en partageant un intérêt commun pour le film en tant que matériel. Au-delà de la provocation, il y avait la découverte de la matérialité la plus élémentaire. Marcel Duchamp était pour nous un pionnier, mais il y avait aussi des influences plus récentes, notamment Joseph Cornell, Bruce Conner, Jack Smith et Stan Brakhage. Les deux Materialfilme (1976) ont été conçus en opposition aux films Fluxus, en ce sens qu’ils ne se réduisent pas à l’illustration d’un concept. Comme les objets de Marcel Duchamp, c’est une haute forme de raffinement esthétique. La provocation a problématisé la compréhension du point le plus important. Il faut toujours se concentrer sur ce qui est montré… les travaux qui reposent sur des objets trouvés sont aussi bons que les objets qui les constituent. Le procédé de création, c’est l’étape de la découverte… le found footage doit être découvert de la même manière qu’un peintre sélectionne une couleur, ou que Duchamp choisit un urinoir. Le sens est créé là où il se dérobait, parce que l’artiste l’a trouvé.

KEN JACOBS

L’absence totale de trace d’intervention de votre part fait de Perfect Film (1989) l’un des exemples les plus radicaux de film dit de found footage. Comme votre film consiste en une présentation d’un matériel filmique trouvé (et choisi), pensez-vous qu’il serait productif de le considérer comme un film ready-made ? Compte tenu du fait que Marcel Duchamp a eu une influence considérable sur de nombreux artistes travaillant à New York à la fin des années 1950, nous nous demandions si vous aviez eu connaissance de son travail à l’époque et s’il avait pu avoir une incidence sur votre propre travail artistique. Nous vous posons cette question car nous avons le sentiment que l’héritage de Marcel Duchamp, reconnu dans les autres domaines artistiques, doit encore être reconsidéré dans le champ du cinéma expérimental. Mes sentiments envers Marcel Duchamp sont mitigés. J’aime son film en spirale (Anemic Cinema), mais je suis agacé par « l’élégance » du personnage. Certaines de ses déclarations me font horreur. Son Nu descendant un escalier (1912) doit tout à Marey, mais l’a-t-il jamais mentionné ? L’urinoir est harmonieux, mais la provocation demeure de mauvais goût. Pourquoi ne pas l’avoir signé de son vrai nom ? J’aime le fait qu’il était un bricoleur, comme moi, mais je n’ai jamais eu l’impression que cela a fonctionné, qu’il a effectivement produit une œuvre d’art. J’ai été abasourdi la première fois que j’ai vu le métrage constituant Perfect Film, mais je n’ai jamais pensé à l’extraire de son contexte et à l’envisager comme un canular du monde de l’art. J’apprécie infiniment sa présence en tant que récit filmique qui peut se répéter, mais j’appréhende surtout sa valeur en tant que preuve sociale qui ne devrait en aucun cas être falsifiée.

PETER KUBELKA

Nous avons choisi de présenter votre film Dichtung und Wahrheit (1996-2003) lors d’une séance consacrée aux films ready-made. Appliquer la notion de ready-made à un certain nombre de pratiques expérimentales du cinéma permet de dégager de nouvelles modalités

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d’appréhension de gestes et d’opérations expérimentales englobés généralement dans la catégorie du found footage. Pourriez-vous préciser si Marcel Duchamp a eu une influence quelconque sur votre manière d’appréhender votre travail ? Je ne suis pas influencé par Marcel Duchamp. De plus, je pense qu’il n’a pas inventé le ready-made, parce que le ready-made est à l’origine de l’art. Un ready-made est une œuvre d’art qui n’est fabriquée par personne, comme par exemple, un nuage – je regarde un nuage, et je me dis : « ah, une vache ». C’est le même processus d’inspiration, de suggestion, comme s’il s’agissait d’un nuage. L’œuvre d’art trouvée est à l’origine de l’art depuis la période paléolithique. Duchamp a réinventé cela. Avec des motivations peut-être aussi politiques, pour choquer, mais le véritable objet trouvé est la seule chose qui importe. C’est un phénomène de l’évolution qui est, toutes époques confondues et dans le monde entier, au commencement des gestes artistiques. Par exemple, les anciens regardaient les montagnes sacrées – le mont Fujiyama, l’Etna, etc. –, et c’était déjà là des objets trouvés. La nature a façonné des choses étonnantes que l’on investit avec nos fantaisies. Le monde entier a ses montagnes trouvées.

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L’œuvre composite de Christian Marclay, ou les migrations new- yorkaises du réemploi à travers les domaines de l’art, entre 1977 et 1982

Jean-Michel Baconnier

1 COMME LE MENTIONNENT Yann Beauvais et Jean-Michel Bouhours, les exemples de gestes de réemploi de matériaux culturels dans l’art du XXe siècle sont légion1. Le passage des images d’un contexte historique et culturel à un autre couvre un large spectre de domaines visuels, de formats et de supports (peinture, installation, photographie, cinéma, affiche, etc.)2. Cette migration ne se limite pas aux arts plastiques, puisqu’elle se déploie aussi dans les arts sonores et la littérature. En outre, ces pratiques de réutilisation esthétique font régulièrement l’objet de discussions sans pour autant donner lieu à une véritable unification terminologique. Ainsi, comme le constate Georges Roque, au gré des auteurs, « nous trouvons un grand nombre de termes utilisés de façon plus ou moins équivalente : ‹ citation ›, ‹ clin d’œil ›, ‹ emprunt ›, ‹ influence ›, ‹ imitation › (dans une de ses acceptions : ‹ action de prendre l’œuvre d’un autre pour modèle et s’en inspirer › [Le Petit Robert]), ‹ détournement ›, ‹ plagiat ›, ‹ appropriation ›, etc. »3 Roque tente de préciser ce glossaire en le structurant à l’aide d’un corpus de catégories et de définitions qu’il classe en fonction de leur régime opératoire. Pour notre part, à défaut d’assigner une logique d’usage définitive à ces vocables notionnels, nous tenterons de maintenir une cohérence en les limitant aux domaines artistiques auxquels ils sont généralement liés : l’appropriation et le détournement dans les arts visuels, le found footage et le remontage dans le cinéma et la vidéo, le sample, le et le dans la musique rap, par exemple. Cette précaution d’usage nous permet d’éclairer les enjeux esthétiques d’opérations de réemploi qui s’exercent à travers des champs artistiques ancrés dans des milieux socioculturels hétérogènes. A cet égard, les termes de réemploi et de recyclage, précise encore Roque, « impliquent un cycle, une

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‹ vie › d’une œuvre »4. Ce processus de mise en boucle peut s’envisager au niveau d’une seconde vie de matériaux iconographiques et sonores, avec plus d’épaisseur encore lorsque celle-ci coïncide avec une période d’intenses mouvements sociaux, comme ceux engendrés par la crise financière, culturelle et identitaire aux Etats-Unis, entre 1975 et 1980, suite à la guerre du Viêt Nam, à l’affaire du Watergate et à une ségrégation toujours rampante5. Toutefois, si ces deux vocables – réemploi et recyclage – induisent un processus générique de relance, le premier détermine un usage peut-être trop spécifique à un matériau esthétique qui le cantonne à une fonction prédéterminée (c’est-à-dire qui astreindrait une propriété fonctionnaliste à la réutilisation, au risque d’annuler de fait les effets esthétiques du réemploi : détournement, insertion, amplification, etc.), tandis que le second implique une dimension écologique sur laquelle nous pourrions nous méprendre, en l’appréhendant d’un point de vue climatique. En revanche, cette connotation écologique a le mérite d’introduire la prise en compte d’un environnement qui s’organise par le biais de ses interactions avec les composantes humaines et non humaines qui le structurent. Autrement dit, la notion d’écologie met en lumière le fait qu’un processus de recyclage iconographique peut trouver son sens dans une prise en considération du contexte dans lequel il opère.

2 Dans le cadre de cet article, nous ne nous risquerons pas à retracer une histoire de la « seconde main » dans les pratiques artistiques ou de proposer une typologie exhaustive des régimes du réemploi dans l’art (ce à quoi s’appliquent respectivement Christa Blümlinger et Nicole Brenez6 par rapport aux pratiques du cinéma expérimental). Dans un premier temps, nous souhaitons plus modestement revenir sur la scène de la contre-culture new-yorkaise au milieu des années 1970 qui voit l’émergence de nombreux artistes utilisant des procédés esthétiques de recyclage dans le domaine des arts visuels, du cinéma et de la musique, à l’époque d’une profonde remise en question de la société de consommation et du conformisme culturel de la classe moyenne américaine. Nous nous arrêterons donc sur les scènes de l’Appropriation Art, du Hip-hop et du cinéma underground qui proposaient à leur manière une alternative, parfois paradoxale, souvent divergente (en regard de leurs motivations respectives), au divertissement culturel de masse et consumériste. En effet, la manipulation critique des codes des images médiatiques par des artistes comme Richard Prince ou Barbara Kruger n’est évidemment pas basée sur les mêmes enjeux que ceux qui poussent des personnages comme DJ Kool Herc ou Afrika Bambaataa à fédérer culturellement des gangs du Bronx à travers le Hip-hop afin d’exister dans une société qui les stigmatise et les condamne à vivre dans des taudis (constituant ainsi la face dub du rêve américain). Au sein de cette classe de laissés pour compte se développe tout un art du recyclage dans lequel des techniques musicales comme le cut et le sampling s’épanouiront.

3 On l’aura compris, les modalités du réemploi pratiquées par divers artistes dans les années 1970 nous semblent intéressantes non seulement parce qu’elles traversent différents champs de production esthétique, mais aussi parce que cette circulation participe à une forme de décloisonnement socioculturel complexe et équivoque entre différentes communautés. Ces points de jonction engendrent de façon sporadique des interactions entre les quartiers du ghetto et ceux du centre-ville de New York. Sur une échelle territoriale plus large, d’autres croisements émergent, comme celui entre les scènes de l’art de la côte Ouest et de la côte Est – notamment avec l’arrivée à New York de jeunes artistes tels que Jack Goldstein (qui fera d’abord un détour par Buffalo), Matt

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Mullican, David Salle et James Welling suite à leurs études avec John Baldessari à CalArts (à Valencia, dans la banlieue de Los Angeles). Selon le critique d’art Douglas Crimp, la plupart d’entre eux apparaîtront comme les figures de proue de l’ Appropriation Art, dès 19777. Plus précisément, ils feront tous les cinq partie de la Pictures Generation (ils seront ainsi exposés à l’occasion de la rétrospective au titre homonyme organisée par Douglas Eklund au Metropolitan Museum of Art à New York, en 20089). D’autres artistes de cette mouvance viennent de Buffalo, comme Cindy Sherman et Robert Longo. Ils fondent dans cette ville, en 1974, avec Charles Clough, Diane Bertolo, Nancy Dwyer, Larry Lundy et Michael Zwack, l’espace indépendant Hallwalls9. Ce lieu, toujours en activité, propose dès ses débuts une programmation interdisciplinaire à travers l’organisation d’expositions, de concerts, de projections et de performances. Christian Marclay y présente d’ailleurs le 14 avril 1984 à 20h30 une composition pour multiples platines et enregistrements ayant pour titre Wish She Was Alive10. L’un des objectifs des membres fondateurs de Hallwalls était non seulement de disposer d’un endroit pour diffuser le travail d’artistes locaux et le leur, mais aussi d’inviter des artistes d’autres villes. Ce postulat leur a permis de créer notamment des liens avec les scènes artistiques de New York et de Los Angeles en organisant des échanges, comme celui proposé par Robert Longo, du 11au 31 mars 1977, intitulé Resemblance. Dans le cadre de cet événement ont été présentées les œuvres de Troy Brauntuch, Matt Mullican, Paul McMahon, Jack Goldstein et David Salle, dont la plupart feront partie de l’exposition Pictures réalisée par Crimp à New York en septembre de la même année.

4 Cependant, le séisme social qui secoue le pays durant les années 1960, à travers les mouvements contestataires rythmés par des émeutes, n’a pas pour autant fait tomber tous les murs de la ségrégation des minorités11. Par exemple, dans le milieu du Hip-hop new-yorkais, il faut attendre le début des années 1980 pour que se rencontrent, dans les sous-sols de la contre-culture qui aspire à la lumière de la reconnaissance planétaire, des rappeurs afro-américains du Bronx et des rockers blancs de downtown12. Dans ce sens, il n’est pas possible d’avancer unanimement que des gestes de réemploi esthétique et les réagencements formels d’œuvres recyclées ont provoqué par analogie une reconfiguration et un rapprochement entre des communautés. Cette hypothèse demanderait une investigation bien plus détaillée que le panorama que nous esquissons dans le cadre de cet article, mais nous proposerons ici les prémices d’une telle étude.

5 Dans un second temps, nous nous pencherons sur l’œuvre de Christian Marclay 13 qui recense non seulement différentes modalités de réemploi, mais trouve sa forme dans un assemblage de matériaux sonores, picturaux, cinématographiques et textuels. Cette hétérogénéité de sources et de formats esthétiques ne limite donc pas sa pratique de l’emprunt à un domaine artistique, ce qui lui permet de faire circuler son travail dans des clubs, des salles de cinéma ou des espaces d’exposition. En outre, en arrivant de Boston en 1978 pour faire un échange d’une année, dans le cadre de ses études, à la Cooper Union, Marclay est un témoin privilégié, puis un acteur, du foisonnement culturel new-yorkais. Il nous a d’ailleurs confié s’être reconnu dans la pratique d’appropriation de Richard Prince, qu’il a découvert lors d’une exposition durant son séjour14. Pour autant, Marclay ne fréquente pas directement les artistes de l’ Appropriation Art dont Prince fait partie ; cependant, ils réaliseront des interventions dans les mêmes espaces d’art, comme à la Kitchen à New York.

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6 Par conséquent, nous tenterons de saisir en quoi son travail peut être exemplaire en envisageant le contexte socioculturel au sein duquel il a émergé. Le fait de conclure cet article sur l’œuvre de Christian Marclay peut sembler le positionner en périphérie de nos investigations ; néanmoins, il est à l’origine de celles-ci. Plutôt que de proposer une énième analyse des régimes d’emprunt et d’échantillonnage dans l’œuvre de Marclay, nous tenterons de contextualiser les débuts de sa pratique interdisciplinaire au sein de l’effervescence artistique new-yorkaise afin de mettre en lumière l’impact qu’a pu avoir ce milieu culturel hybride sur la pratique même du recyclage chez l’artiste.

Appropriation Art et graffitis

7 Selon Camille Debrabant, la série de peintures « kleptomanes » d’Elaine Sturtevant exposée à la galerie Bianchini à New York, en 1965, est l’un des événements déclencheurs de l’Appropriation Art15. L’artiste y présente entre autres ses reproductions d’œuvres d’Andy Warhol, de Claes Oldenbourg et de Jasper Johns. Néanmoins, son travail s’inscrit moins dans la critique des images de la culture de masse, comme le fera dix ans plus tard la Pictures Generation, que dans des questions sur les modes de représentation à travers la « répétition » d’une œuvre d’art et le pouvoir octroyé à l’artiste par ses attributs identitaires (genre, signature, etc.). Plus de dix ans plus tard et juste après l’exposition organisée par Longo au Hallwalls de Buffalo, Crimp présente, du 24 septembre au 29 octobre 1977, à l’Artists Space de New York (dirigé alors par Helene Winer), les travaux de quelques artistes qui trouvent leur forme, selon lui, dans des gestes d’« appropriation ». A travers cette notion, le curateur regroupe les œuvres de Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Sherrie Levine, Robert Longo et Philip Smith. Peu après cet événement, l’ancrage théorique de l’Appropriation Art et plus largement de la Pictures Generation se fera par un ensemble de critiques d’art proches de la revue October, tels que Craig Owens, Thomas Lawson, Hal Foster et évidemment Douglas Crimp lui-même16.

8 En 1982, Crimp publie un article intitulé « Appropriating Appropriation » dans le catalogue de l’exposition Image Scavengers : Photography, organisée par Paula Marincol17. Dans son texte, Crimp soulève l’ambiguïté de la mouvance de l’appropriation à l’égard de la manière dont elle envisage ses sources et prend en compte le contexte socioculturel qui engendre une prolifération massive d’images aux statuts multiples. Selon lui, certains artistes comme Robert Mapplethorpe réinvestissent l’esthétique de la photographie pour développer « un style personnel ». Mapplethorpe se réfère par exemple aux images de nus néo-classiques d’Edward Weston ou aux clichés qui proviennent de l’industrie de la mode comme ceux de George Platt Lynes. Ce genre de démarche appropriative se limite donc à prolonger l’histoire d’un médium, tout en répondant aux valeurs du marché de l’art. En ce sens, ces œuvres ne portent aucun regard critique sur les codes de la photographie, ni sur les systèmes de production et de diffusion des images. A l’inverse, lorsque Sherrie Levine fait référence au travail d’Edward Weston en rephotographiant ses études de nu, elle ne peut revendiquer aucune originalité formelle. De ce fait, elle pointe justement les conventions stylistiques de la photographie que Mapplethorpe continue naïvement à suivre. Dès lors, l’appropriation de Levine porte sur les stratégies de l’appropriation elle-même. Ainsi, cette démarche interroge tout à la fois la place de la référence à la sculpture classique dans les photographies de Weston ; la reprise par Mapplethorpe de l’esthétique du nu chez Weston ; l’accueil par les institutions muséales du travail de

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Weston et de Mapplethorpe ; et enfin, toujours selon Crimp, le rôle de la photographie comme outil d’appropriation.

9 Sur le plan socio-économique, un paradoxe supplémentaire dans le milieu de la Pictures Generation a trait au contexte de diffusion des œuvres. En effet, leur visibilité se fait en grande partie par l’intermédiaire de nouvelles galeries commerciales qui s’installent au centre de New York, telle la Metro Pictures fondée par Janelle Reiring et Helene Winer, qui dirigeait auparavant l’Artists Space. Pour son ouverture dans le quartier de SoHo, en 198018, la galerie organise une exposition avec les artistes phares de la Pictures Generation : Cindy Sherman, Robert Longo, Troy Brauntuch, Jack Goldstein, Sherrie Levine, James Welling et Richard Prince19. Etant donné leur situation géographique, ces lieux d’exposition accueillent principalement un public blanc qui vit au-dessus de la classe moyenne américaine. Par conséquent, le spectateur qui a accès au travail de la Pictures Generation et qui est susceptible de le collectionner fait directement partie de la société de consommation que dénoncent les artistes regroupés sous cette enseigne esthétique. Toutefois, dans cette effervescence culturelle équivoque, il y a aussi des espaces alternatifs, comme le Fashion Moda installé dans le sud du Bronx, qui souhaitent décloisonner les scènes artistiques new-yorkaises et provoquer la rencontre d’un public appartenant à des origines sociales diverses. En 1978, le fondateur de Fashion Moda, Stefan Eins, quitte donc SoHo et ouvre cet espace d’exposition indépendant dans lequel il présente notamment les peintures de graffeurs comme Daze (Chris Ellis), Crash (John Matos) et A-One (Anthony Clark), mais aussi le travail d’artistes comme Sophie Calle, John Ahearn et .

10 Du côté d’East Village, quartier lui aussi en pleine ébullition artistique à cette époque, Patti Astor et Bill Stelling ouvrent la Fun Gallery en été 1981. Ce petit espace d’exposition est situé dans une zone habitée par des Blancs de la classe défavorisée et par des artistes. La Fun Gallery est l’un des premiers lieux à montrer à Manhattan les peintures de graffeurs venant de tous les coins de New York, comme Fab 5 Freddy, Futura 2000, Lady Pink et Zephyr, mais aussi des artistes formés dans des écoles d’art comme Keith Haring et Kenny Scharf qui réalisent un travail artistique proche de l’esthétique du graffiti. Cette galerie commerciale constitue l’un des tremplins qui ont participé à propulser certains d’entre eux sur la scène internationale de l’art. Selon l’historienne de l’art Liza Kirwin, à l’inverse des mouvements bohèmes qui résistent à la culture mainstream, « les habitants rusés d’East Village jouaient de leur statut de ‹ sous- culture › comme d’une marchandise »20.

11 Afin de mettre en lumière ces positions contradictoires du monde de l’art face à son marché, le groupe d’artistes (Collaborative Projects) organise des événements qui interrogent la politique des institutions muséales, le rôle économique des galeries et plus largement les clivages sociaux engendrés par la société de consommation. Ce collectif21 propose notamment deux expositions importantes sur ces questions. La première, intitulée Times Square Show, a lieu dans un immeuble abandonné au coin de la 41e rue et de la 7e près de Times Square, en juin 1980. Ce building déserté dans un carrefour saturé par les panneaux publicitaires représente symboliquement les paradoxes de la crise économique et permet aux artistes invités par Colab de critiquer « le système du pouvoir basé sur le contrôle de la propriété, de commenter le déclin de la ville et de toucher les habitants de Times Square »22. La seconde exposition, New York / New Wave, est montée en février 1981 au P.S.1 Contemporary Art Center23. Elle réunit un grand nombre d’artistes (Joseph Kosuth, Andy Warhol, Lawrence Weiner, etc.), de

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graffeurs urbains (Fab 5 Freddy, Futura 2000, Crash, etc.), mais aussi de cinéastes, photographes, auteurs et musiciens de la mouvance New Wave et No Wave (Larry Clark, Nan Goldin, Judy Linn, Lydia Lunch, Glenn O’Brien, etc.) ainsi que des amateurs24. Toutefois, il semble qu’aucun artiste majeur de la Pictures Generation n’ait participé à cette exposition. En outre, selon Margo Thompson, cet événement a suscité une discorde autour du graffiti qui a fragilisé le discours même de Colab sur la critique de l’art consumériste. En effet, certains graffeurs saisirent l’occasion de cet événement pour vendre leur travail et faire leurs premiers pas dans le marché de l’art, leur ouvrant, entre autres, les portes de la Fun Gallery.

12 En intégrant les galeries commerciales du monde de l’art, la pratique du graffiti se confronte au cadre de la toile, aux attentes esthétiques des collectionneurs ; les graffeurs perdent ainsi leur anonymat25. Pendant que le monde de l’art les accueille – voire s’approprie leur production – avec des intérêts variés, le maire de New York Edward Koch organise une violente répression contre leur activité dans les métros et les rues26.

Hip-hop et punks

13 Sur le plan musical de la scène Hip-hop, Afrika Bambaataa est l’une des figures majeures qui ont introduit « la musique et la culture du Bronx noir et latino dans les milieux de l’art et les clubs punk-rock blancs du sud de Manhattan »27, au début des années 1980. Toutefois, avant d’opérer cette délocalisation, il est l’un des personnages qui ont contribué à la pacification entre les gangs du Bronx en les fédérant dès 1971 à travers la culture Hip-hop. Bambaataa gagne sa réputation de rassembleur en organisant des block parties et des battles de rap, de breakdance et de sound systems qui remplacèrent peu à peu les bagarres et les émeutes. A l’été 1975, sa légitimité de leader est acquise, non sans heurts dans cet environnement social chaotique, et lui permet de fonder le mouvement de l’Universal Zulu Nation28. Cette organisation a pour objectif d’apporter une paix durable dans les quartiers du ghetto et de faire reculer l’emprise de la drogue. Les membres des gangs deviennent les crews de la Zulu Nation, des Brothers Disco et des Funky 4+1 qui animaient les fêtes29. C’est dans ce contexte de changement culturel parfois houleux que des DJ’s comme Kool Herc qui arrive de Jamaïque et a baigné dans les mixages du dub, développent la pratique du sampling en isolant les parties instrumentales dans des morceaux de reggae, de rock, de soul et de funk. Afin de soutenir le rythme et d’allonger les breaks, Herc est l’un des premiers à mixer deux disques de même tempo pour faire danser les b-boys. En utilisant cette technique analogique d’échantillonnage, il remanie les morceaux existants et en propose de nouvelles versions. C’est la dynamique de ces dernières et leur capacité à faire onduler les corps qui ont amené les DJ’s à faire de leurs samples des compositions sonores originales et donc à créer une esthétique musicale propre sur la base du réemploi d’enregistrements d’autres musiciens. Le mouvement Hip-hop prend alors de l’ampleur et s’impose comme une culture à part entière en développant sa musique, sa danse, son art visuel et son langage ; mais il se limite au quartier du Bronx.

14 A la fin des années 1970, les graffeurs des quartiers afro et latino-américains, qui aspirent à une reconnaissance sociale et pour certains à gagner leur vie en vendant leurs toiles, commencent à s’implanter dans les espaces d’exposition du centre de Manhattan. Fab 5 Freddy (Frederick Brathwaite) est particulièrement actif dans « la

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promotion du graffiti dans le milieu artistique downtown »30. Il s’immerge donc dans les quartiers blancs en fréquentant assidûment des clubs comme le 57, le Jefferson Hotel, The Kitchen (fig. 1) et le Mudd et « traîne dans les parages de l’émission de télé câblée de Glenn O’Brien »31. Durant son nomadisme culturel dans les arrondissements new- yorkais, Brathwaite rencontre aussi bien des DJ’s de la scène Hip-hop (Grandmaster Flash, les Furious Four, Smith Houses, etc.), des acteurs de la scène New Wave et No Wave (Charlie Ahearn, Diego Cortez, Deborah Harry, Alan Vega, etc.) que des artistes du centre-ville (Jean-Michel Basquiat, Keith Haring, Andy Warhol, etc.). En avril 1981, Fab 5 Freddy organise avec Futura 2000 (Leonard Hilton McGurr) une exposition au Mudd Club intitulée Beyond the Worlds : Graffiti–Based, – Rooted, and – Inspired Work « qui établit un lien solide entre le South Bronx et l’East Village »32. L’exposition réunit des protagonistes venant des deux quartiers ayant des pratiques artistiques différentes tels que les graffeurs Lee Quiñones, Phase 2, Lady Pink et Zephyr ; les photographes Martha Cooper et Henry Chalfant ; les peintres Jean-Michel Basquiat, Keith Haring et Kenny Scharf ainsi que des membres de Colab33. A l’occasion du vernissage, les deux curateurs demandent à Cold Crush Brothers, les Fantastic Freaks et les Jazzy Five MCs de Bambaataa d’assurer la musique. C’est la première fois que les membres de la Zulu Nation jouent leur rap downtown34. Suite à cet événement, les milieux musicaux de la New Wave, de la No Wave, du punk et du Hip-hop commencent à se croiser dans les clubs du centre-ville, notamment durant les soirées « Wheels of Steel » organisées par Ruza Blue d’abord au Negril puis, dès l’été 1982, au Roxy à Chelsea sur la 18e rue Ouest et la 10e avenue. L’élan du Do it yourself et de la récupération à tous les niveaux se conjugue au moins le temps de quelques fêtes, ce qui n’échappe pas à l’attention des producteurs de la Factory tel Glenn O’Brien et au regard ingénieux d’Andy Warhol.

Cinéma underground et films No Wave

15 Durant ces pérégrinations, Fred 5 Freddy rencontre Charlie Ahearn par l’intermédiaire de Diego Cortez lors de l’exposition à Times Square organisée par le collectif Colab en juin 198035. Brathwaite avait vu le film The Deadly Art of Survival qu’Ahearn a réalisé en 1979. Il s’agit d’une fiction de série B dans laquelle un maître en art martial qui dirige une école de kung-fu se heurte à des trafiquants de drogues et propriétaires d’un dojo rival. Leur intérêt commun pour le phénomène du graffiti les conduit à travailler sur un projet de film sur la scène Hip-hop. De cette collaboration sortira le docu-fiction Wild Style (1982). Ce long métrage raconte la vie du graffeur Zoro (Lee Quiñones) qui rencontre Virginia, une journaliste (Patti Astor) à qui il fait découvrir la culture Hip- hop du ghetto. Le scénario sert de prétexte pour présenter la musique de DJ’s et de groupes de rap tels que The Rock Steady Crew, The Cold Crush Brothers et Grandmaster Flash ainsi que les peintures de graffeurs comme Lee Quiñones, Lady Pink et Zephyr. Pendant que Charlie Ahearn réalise son film, Edo Bertoglio et Glenn O’Brien tournent New York Beat Movie, un autre docu-fiction qui met Jean-Michel Basquiat sous les feux des projecteurs, entouré par des figures de la scène artistique d’East Village et des graffeurs dont Fred 5 Freddy et Lee Quiñones. Pour des raisons de financement, le film ne sort qu’en 2000 sous le titre Downtown 81.

16 Lors de l’une des premières soirées proposées par Ruza Blue au Roxy en juillet 1982, Malcom McLaren projette The Great Rock’n’Roll Swindle (1980) dans lequel il joue son propre rôle de manager – controversé – des Sex Pistols. Pour Fab 5 Freddy qui est

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présent à la projection, ce film a permis à la scène Hip-hop, tout juste arrivée downtown, de découvrir la musique punk. Ce fut ensuite, nous l’avons dit, le début d’une période de ramification entre ces deux mouvements de la contre-culture au sein de clubs comme celui de Chelsea36.

17 La volonté de propager de nouvelles formes culturelles, qui motive la réalisation de ces récits fictifs aux allures de documentaire, semble difficilement rejoindre les questions esthétiques que posent les cinéastes underground, tels Jonas Mekas ou Stan VanDerbeek, dès le début des années 1960. Néanmoins, un tel clivage constitue sans doute une simplification fallacieuse en omettant la circulation de certains réalisateurs entre les différents mouvements de la contre-culture qui procède, entre autres, par l’évolution du New American Cinema (représenté par le travail de Kenneth Anger, Stan Brakhage, Bruce Conner, Gregory Markopoulos, Jonas Mekas ou Stan VanDerBeek) vers un New New American Cinema (celui d’Ernie Gehr, Hollis Frampton, Ken Jacobs, George Landow ou Paul Sharits37), à partir du milieu des années 1970, pour rependre la typologie de Dominique Noguez38. Toutefois, dans cette évolution, Noguez n’évoque pas les cinéastes de la No Wave, alors que par exemple Coleen Fitzgibbon, qui en fait partie, a étudié à l’Art Institute de Chicago et au Whitney Independant Study Program de New York avec George Landow, Stan Brakhage et Yvonne Rainer39.

18 Andy Warhol est peut-être l’artiste qui a navigué avec le plus d’aisance esthétique et sociale entre la radicalité du cinéma underground, la libre décadence de la scène No Wave et son rôle de star de l’art. Noguez mentionne à ce propos qu’au milieu des années 1960, « c’est le moment où la censure est encore étouffante, le libre cinéma de la Factory, avec son côté bâclé, techniquement désinvolte, son non-montage qui aurait ravi Bazin, son côté ‹ minimal › aussi, révèle aux Américains une réalité et un microcosme jusqu’ici peu visibles : une sorte de version new-yorkaise et ironique d’Hollywood »40. Pour Vera Dika, le cinéma de Warhol, qui investit la dimension contemplative de l’image en mouvement, l’étude de nouvelles formes narratives et le corps comme matériau cinématographique, se positionne à l’opposé de l’esthétique des films d’avant-garde, en particulier face à l’expressionnisme abstrait de Stan Brakhage et au minimalisme de Peter Kubelka41.

19 Quelques années plus tard, entre 1978 et 1979, Becky Johnston, James Nares et Eric Mitchell créent la salle de projection The New Cinema, au numéro 12 de la St. Marks Place à New York42. Ils réalisent durant six mois un programme hebdomadaire qui présente des films de la scène du cinéma No Wave dont ils sont les protagonistes avec Beth B & Scott B, Vivienne Dick, Coleen Fitzgibbon, Richard Kern, Amos Poe, etc. Christian Marclay se souvient d’ailleurs être allé à ces projections43. Durant cette période de crise socio-économique, le cinéma No Wave veut se démarquer de la vision moderniste du cinéma underground des années précédentes. Son esthétique tend donc à ne suivre aucune règle formelle tout en réinvestissant des éléments de la structure narrative, le rôle de l’acteur et la représentation du corps44. Ainsi, le cinéma No Wave trouve sa forme dans l’hétérogénéité des genres cinématographiques et s’inspire notamment des films de Warhol, Jack Smith, John Waters et de ceux de la Nouvelle Vague, ainsi que des films documentaires et de série B. Des régimes de réemploi sont déployés à travers le pastiche de films hollywoodiens, le et la satire des tropes de la télévision.

20 En outre, comme le démontre Vera Dika, les enjeux cinématographiques qui traversent les films d’Andy Warhol intéressent non seulement les cinéastes de la No Wave, mais

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aussi les artistes de la Pictures Generation, comme Cindy Sherman, Robert Longo et Jack Goldstein dont le travail respectif entretient un lien étroit avec le cinéma45. Vera Dika met en évidence l’impact de l’œuvre de Warhol sur la pratique de ces trois artistes, mais rappelle aussi qu’ils ont largement accès aux films de Tony Conrad, Paul Sharits et Hollis Frampton qui enseignent dans le programme du Professeur Gerald O’Grady à la State University of New York à Buffalo. Si Goldstein arrive de CallArts, les cours de O’Grady axés sur le croisement de multiples domaines artistiques (cinéma, photographie, installation, performance, etc.) et la mise en place du Center for Media Study, en 1972, favorisent les interactions avec la scène artistique locale46 (même si ces trois artistes n’ont pas directement suivi son enseignement). Notons que cette approche interdisciplinaire est non seulement au centre des œuvres de Goldstein, Longo et Sherman, mais encore de leur programmation au Hallwalls. Le travail d’un grand nombre d’artistes nationaux et internationaux venant de différentes scènes et influences culturelles (No Wave, New Wave, Pictures Generation, cinéma underground, musique expérimentale, etc.) y est montré, tel que celui de Charlie Ahearn, Erika Beckman, Stan Brakhage, Glenn Branca, Tony Conrad, Mike Kelley, Barbara Kruger, Sherrie Levine, Eric Mitchell, Matt Mullican, Paul Sharits, Michael Snow, Andy Warhol, etc.

Christian Marclay : Boston – New York

21 Lorsque Christian Marclay arrive de Boston à New York pour son échange à la Cooper Union, en 1978, les acteurs de la Pictures Generation, de la scène No Wave ainsi que le milieu du Hip-hop développent respectivement une pratique du réemploi depuis quelques années. Ces artistes et ces musiciens commencent non seulement à circuler d’une région à l’autre des Etats-Unis et d’un quartier à l’autre de New York, mais aussi entre les domaines artistiques. La diffusion de pratiques interdisciplinaires est d’ailleurs au centre des activités de certains lieux de la contre-culture à but non lucratif comme The Kitchen à New York (fig. 2-3). Cette salle de spectacle, toujours active, propose une programmation de films et de vidéos, de performances, de danses, de musiques et de lectures ainsi que des expositions. The Kitchen est fondé en 1971, dans les cuisines du Broadway Central Hotel au 240 Mercer Street, par le collectif d’artistes vidéastes Perception composé d’Eric Siegel, de Vince Novak et de Steina et Woody Vasulka47. Cristelle Terroni précise qu’« à cette adresse se trouve un ancien hôtel de Greenwich Village, reconverti quelques années auparavant en un centre d’art consacré notamment au théâtre (le Mercer Arts Center) »48. Lors de son ouverture, le collectif présente l’endroit comme « un laboratoire d’essais devant public »49. Entre 1971 et 1973, le groupe d’artistes s’occupe de la programmation et la salle devient un lieu de prédilection pour la culture électronique à New York. Après deux années passées à sa direction, les Vasulka déménagent à Buffalo, car « ils sont invités à développer le laboratoire de production du Center for Media Study »50, par Gerald O’Grady. Ainsi, beaucoup d’artistes qui ont été montrés à la Kitchen le sont désormais aussi au Hallwalls. En collaboration avec les Vasulka avant leur départ en 1973, d’autres artistes et musiciens, comme Rhys Chatham (fig. 4)51, Eric Bogosian, Robert Longo, et l’historienne de l’art RoseLee Goldberg52, poursuivent la programmation ; c’est aujourd’hui Tim Griffin qui en est le directeur53. En 1973, The Kitchen rejoint la scène

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alternative de SoHo en s’installant au 59 Wooster Street, suite à un incendie qui ravage le Mercer Art Center et le rend inutilisable54.

22 Christian Marclay a donc fréquenté assidûment la Kitchen dès son arrivée à New York. Sa programmation interdisciplinaire fait écho à ses recherches sur les liens entre les sons, envisagés comme un matériau plastique, et les arts visuels. En outre, le couple de Vaudois Catherine et Nicolas Ceresole, qui écument les clubs et les salles de spectacle new-yorkais comme le CBGB, le Mudd et la Kitchen pour y photographier la scène musicale underground55, organisent des repas, auxquels Marclay est invité, qui donnent l’opportunité à un bon nombre d’artistes et musiciens de se rencontrer (fig. 5)56.

23 C’est dans ce cadre que Marclay fait la connaissance de John Zorn, dont le travail sur l’improvisation et la citation musicales nourrira également sa pratique57. Cette rencontre impulse ensuite de nombreuses collaborations avec d’autres musiciens, comme Lawrence D. « Butch » Morris ou Eliot Sharp (fig. 6). Quelques années plus tard, du 24 au 25 novembre 1982, Tim Carr organise à la Kitchen un événement intitulé His Master’s Voice. The art of the record players pour lequel il invite des DJ’s comme Afrika Islam (membre de Zulu Nation), Bill Bahlman, DJ Spy et Wanda D & Debbie D ainsi que Christian Marclay qui propose l’une de ses premières performances de turntablism (fig. 7)58. Néamoins, Marclay ne revendique pas de filiation directe avec le courant Hip- hop et ne fréquente pas ses acteurs. Il n’articule d’ailleurs pas la problématique politico-culturelle de la discrimination des minorités ethniques à New York, qui développent une culture basée sur une esthétique du réemploi, à sa propre pratique artistique du recyclage, inspirée par la culture occidentale.

24 Tout comme un bon nombre d’artistes indépendants qui habitent dans le quartier de SoHo ou celui d’East Village, Christian Marclay manque à cette époque de moyens financiers pour disposer d’un atelier où produire et stocker ses œuvres (ce qui le conduit à détruire une grande partie de ses premiers travaux)59. Ce sera l’une des raisons pour laquelle il privilégiera la performance et sera amené à réutiliser des musiques, des films et des images fixes et animées déjà existants qui ne demandent pas un budget conséquent. Marclay mentionne par ailleurs que la phrase de l’artiste Douglas Huebler « le monde est rempli d’objets, plus ou moins intéressants ; je ne désire pas en ajouter »60 fit en quelque sorte, pour lui, figure de manifeste du recyclage61. Ajoutons encore que, comme le rappelle Guillaume Mansart62, John Baldessari a lui aussi décidé de mettre en place des stratégies de dématérialisation de son travail. Il planifie alors avec rigueur et humour le projet suivant : Démonter toutes mes peintures, toutes mes œuvres, etc. Pulvériser, atomiser, transformer en matière comestible et mélanger à de la nourriture, des cookies, etc. Donner à manger aux invités d’un événement artistique. Art recyclé.63

25 Selon Emma Lavigne, « au même titre que le punk, la destruction fait partie intégrante du processus compositionnel chez Marclay ; il s’agit de produire en direct des bruits concrets ; ‹ casser, c’est faire un son ›64 »65. Dans ce sens, la première performance Disc Composition de Marclay à la Kitchen, le 16 janvier 1982, consistait à réaliser une composition sonore à travers les bruits générés par la destruction de vinyles sur le sol66. Il rééditera ce type de geste, notamment dans Record Players (1984), où les musiciens fracassent des disques en rythme. Lavigne ajoute : l’acte de destruction questionne avant tout le statut même de l’objet disque, à la fois produit de consommation et réceptacle d’une mémoire musicale qui en fait aussi un patrimoine à préserver.67

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26 Cet intérêt pour la mémoire d’un point de vue archivistique est récurrent dans le travail vidéo de Marclay. Selon Christa Blümlinger, la vidéo Telephones (1995) peut être comparée à certaines planches de l’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg, comme celle qui recense une série d’images dans la section intitulée « Mains ». L’historien de l’art y dégage « des formules extrêmes du langage des gestes dans la représentation artistique depuis l’Antiquité »68. Dans la même direction, Marclay pointe dans le montage d’extraits en série « un certain type de poses du cinéma classique » : la figure de l’entretien téléphonique met en évidence la transformation d’un motif gestuel en un code (champ/contrechamp). L’emploi du son (les sonneries répétées) permet en outre de rythmer, de renforcer et d’exposer dans un potentiel énergétique et métaphorique la capture filmique d’un geste.69

27 En outre, les vidéos de Marclay sont généralement agencées par le biais du remploi d’images et de sons déjà réalisés, comme c’est justement le cas dans Telephones, mais également dans Video Quartet (2002), Crossfire (2007), The Clock (2010) et le radical Up and Out (1998) qui peut être perçu, selon nous, comme une sorte de catalogue raisonné de son œuvre. Plus largement, la problématique de la destruction, du recyclage, de l’échantillonnage, de l’assemblage et de la mémoire traverse l’œuvre de Christian Marclay jusqu’à aujourd’hui. Ces modalités lui permettent de reconfigurer les matériaux plastiques et sonores de façon à les transformer en des artefacts esthétiques qui éprouvent, dans l’action de leur remise en jeu spatio-temporelle, les codes et les valeurs culturelles de notre société occidentale.

28 Cependant, la pratique du réemploi chez Marclay ne se limite pas à un seul régime d’agencement des matériaux réutilisés. Up and Out, par exemple, n’est pas un film composé d’extraits de scènes d’autres films, comme dans la plupart de ses vidéos, mais la reprise intégrale de la bande image de Blow-Up (1966) de Michelangelo Antonioni et de la bande son de Blow Out (1981) de Brian De Palma. Par ce montage en parallèle, le son et l’image se déploient dans un jeu de synchronisation et de désynchronisation qui ouvre un espace et un temps de perception inédits. Up and Out déstabilise de façon opératoire – dynamique – nos habitudes sensorielles en sollicitant de façon accrue notre attention. Toutefois, cet assemblage ne se limite pas à créer un effet phénoménologique chez le spectateur, mais engendre un méta-film. Cette distanciation réflexive raisonne – et résonne – sur l’amplification de la mise en abyme du son et de l’image qui constitue la narration même de Blow-Up et Blow Out. Le film de De Palma le fait d’ailleurs déjà en tant que remake sonore du film d’Antonioni. Ainsi, l’assemblage de Marclay dans Up and Out n’est pas sans rappeler la formule du montage du cinéaste Jean-Daniel Pollet : « 1 + 1 = 3 »70.

29 En outre, Guitar Drag (2000) est une vidéo qui n’est pas construite à partir d’échantillons d’autres films. Si Marclay n’a pas considéré dans son travail le problème de la ségrégation des minorités afro et latino-américaines au moment où les quartiers blancs découvrent la culture du réemploi dans le Hip-hop à l’orée des années 1980, il le fera quelques années plus tard dans Guitar Drag. Cette vidéo reconstitue métaphoriquement le lynchage, à Jasper au Texas, de James Byrd. Cet Afro-Américain fut traîné à mort par un véhicule conduit par trois Blancs le 7 juin 1998. Marclay représente symboliquement ce crime raciste en tirant derrière un pick-up une guitare électrique branchée à un amplificateur. Lors de la projection, le son que produit l’instrument lorsqu’il se fracasse sur le sol est diffusé à haut volume dans l’espace. Néanmoins. Marclay ne fait pas référence à la culture Hip-hop pour dénoncer ce fait

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divers qui n’a malheureusement rien perdu de son actualité. Guitar Drag se nourrit plutôt de la rugosité du blues, de l’improvisation dans le jazz et cite les rituels punk- rock de la destruction scénique de guitares par les musiciens. Comme l’écrit Lavigne, ce geste renvoie « au corps à corps de Jimi Hendrix, des Who, des Sex Pistols ou des Clash détruisant leurs instruments »71. Un tel acte de pulvérisation a lieu d’ailleurs dans Blow- Up : le guitariste Jeff Beck casse sa Höfner contre son amplificateur avant de lui donner des coups de talons, durant un concert du groupe de rock anglais les Yardbirds.

New York – Boston – New York

30 A la suite de cette année d’échange à la Cooper Union, Marclay retourne à Boston pour y terminer son bachelor au Massachusetts College of Art, durant l’année universitaire 1979-1980. Lors de cette dernière, il organise le festival Eventworks afin d’explorer les relations et les influences entre la musique punk-rock et le monde de l’art. A cette occasion, il souhaite partager la diversité et le foisonnement artistique qu’il a découverts à New York. Dans ce cadre, il invite notamment DNA, Rhys Chatham et Karole Armitage, Dan Graham, Kim Gordon, Johanna Went, Boyd Rice et Z’ev (qui vient de Los Angeles) à jouer des concerts ou réaliser des performances. Il y projette aussi les films d’Eric Mitchell, de Jack Smith et de Vivienne Dick, parmi d’autres. RoseLee Goldberg donne une conférence sur la performance, tandis que Vito Acconci est convié à faire une intervention sur l’éventuel lien entre son travail de performeur et le punk – mais il a dû renoncer à venir au dernier moment72. Pour Marclay, ce sont ces deux genres artistiques qui ont eu le plus d’influence sur son travail73.

31 Après avoir obtenu son diplôme, Christian Marclay retourne à New York pour y habiter et devient, dans les années 1980, un acteur à part entière de l’effervescence culturelle qui y règne. Il développe une œuvre inclassable, ancrée non seulement dans l’histoire de l’art, mais aussi dans un contexte socioculturel et artistique en plein essor. Dans ce cadre, son travail prend forme à la croisée de différents champs artistiques et modalités du réemploi en circulant entre les mondes de l’art et de la musique (il serait cependant réducteur de faire de cette hétérogénéité une recette pour analyser unilatéralement le travail de Marclay). Les procédés de recyclage auxquels il recourt pourraient faire l’objet d’une investigation spécifique pour chaque projet de l’artiste en repartant de l’environnement de leur production. Nous n’avons donc pas souhaité ériger une œuvre spécifique en modèle, mais proposer une piste de lecture possible du travail artistique de Marclay à partir du contexte socioculturel composite où il a éclos. Ce paysage hétéroclite ouvre selon nous de multiples voies d’analyses non seulement pour appréhender l’œuvre à multiples facettes de Christian Marclay, mais aussi pour celle de nombreux autres artistes des scènes de l’art new-yorkais entre 1977 et 1982.

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NOTES

1. Yann Beauvais et Jean-Michel Bouhours, « La propriété, c’est du vol », dans Y. Beauvais et J.- M. Bouhours (éd.), Monter sampler. L’échantillonnage généralisé, Paris, Editions du Centre Pompidou, 2000, p. 23. 2. Georges Roque et Luciano Cheles, « Avant-propos », Figures de l’art, no 23 (Georges Roque et Luciano Cheles [éd.], « L’image recyclée »), 2013, p. 13. 3. Georges Roque, « Recyclage : terminologie et opérations », Figures de l’art, op. cit., p. 38. 4. Id., p. 39. 5. André Kaspi, Les Américains, 2. Les Etats-Unis de 1945 à nos jours, Paris, Editions du Seuil (coll. Histoire), 2014, pp. 239-272. 6. Voir Christa Blümlinger, Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias (trad. Pierre Rusch et Christophe Jouanlanne), Paris, Editions Klincksieck, 2013 [première publication : 2009] ; Nicole Brenez, « Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », Cinémas : revue d’études cinématographiques, vol. 13, no 1-2 (Elena Dagrada [éd.], « Limite(s) du montage »), automne 2002, pp. 49-67. 7. Voir Douglas Crimp, « Pictures », October, vol. 8, été 1979, pp. 75-88. 8. Voir le court historique sur leur site internet : www.hallwalls.org/history.php (dernière consultation le 29 juin 2016). 9. Voir Douglas Eklund (éd.), The Pictures Generation, 1974-1984, New York/New Haven/Londres, The Metropolitan Museum of Art/Yale University, 2009. Nous remercions Geneviève Loup de nous avoir transmis cette référence. 10. Voir les archives de Hallwalls concernant cet événement à l’adresse url suivante : www.hallwalls.org/pubs/252.html (dernière consultation le 29 juin 2016). 11. A. Kaspi, op. cit., pp. 174-184. 12. Jeff Chang, Can’t Stop Won’t Stop. Une histoire de la génération Hip-hop (trad. Héloïse Esquié), Paris, Editions Allia, 2015 [première publication : 2005], pp. 117-268. 13. A cet égard, nous tenons à remercier chaleureusement Christian Marclay qui nous a livré de précieuses informations sur les scènes de l’art new-yorkais au début des années 1980, lors de notre rencontre à Lausanne le samedi 25 juin 2016. 14. Ibid., entretien cité. 15. Camille Debrabant, « Photographie et appropriation art : mécanismes et usages de l’appropriation », Figures de l’art, op. cit., p. 153. 16. Id., p. 154. 17. Il s’agissait d’une exposition en deux parties qui portaient respectivement le titre Image Scavengers : Painting / Image Scavengers : Photography, qui a eu lieu du 8 décembre 1982 au 30 janvier 1983, à l’Institute of Contemporay Art University of Pennsylvania. La partie peinture incluait les œuvres de Richard Bosman, Nancy Dwyer, Ehry, Jack Goldstein, Thomas Lawson, Robert Longo, Judy Rifka, Walter Robinson, David Salle, Richard Seehausen et ; la partie photographie comprenait celles d’Ellen Brooks, Eileen Cowin, Jimmy de Sana, Barbara Kruger, Sherrie Levine, Richard Prince, Don Rodan, Cindy Sherman et Laurie Simmons. 18. Les usines abandonnées du quartier de SoHo offraient à cette époque des espaces bon marché pour les galeristes et les artistes, comme le mentionne l’historien François Weil (Histoire de New York, Paris, Fayard, 2005, p. 283). Aujourd’hui, Metro Pictures Gallery est à Chelsea. 19. Voir le bref historique de la galerie sur son site internet : www.metropictures.com/info/ (dernière consultation le 28 juin 2016). 20. Liza Kirwin, citée par Margo Thompson, American Graffiti, New York, Parkstone Press International, 2009, non paginé.

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21. Colab regroupe les membres suivants : Charlie Ahearn, John Ahearn, Diego Cortez, Liza Bear, Andrea Callard, Mitch Corber, Stefan Eins, Boby G., Mike Glier, Jenny Holzer, Matthew Geller, Alan Moore, Eric Mitchell, , Cara Perlman, Virginia Piersol, Robin Winters, Kiki Smith, Becky Howland et Walter Robinson. Voir Julie Ault (éd.), Alternative Art, New York : A Cultural Politics Book for the Social Text Collective, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002, p. 49. 22. M. Thompson, op. cit., non paginé. 23. Le P.S.1 est situé à Long Island City dans le Queens. Il s’agit d’anciens locaux d’une école primaire (public school d’où P.S.). Ce centre d’art est fondé par Alanna Heiss en 1971 et ouvre ses portes en 1976. Il fait partie du programme de The Institute for Art and Urban Resources Inc. qui a pour mission de réhabiliter les bâtiments abandonnés de New York en ateliers d’artiste et lieux d’exposition. Le P.S.1 est rattaché au MoMa depuis 2000 (pour plus d’informations, voir l’historique du P.S.1 à l’adresse url suivante : http://momaps1.org/about/ [dernière consultation le 29 juin 2016]). 24. Voir la liste des artistes qui ont participé à l’exposition à l’adresse url : www.moma.org/ learn/resources/archives/ps1_exhibitions/exhibitions_1981#Exh362 (dernière consultation le 20 juin 2016). 25. M. Thompson, op. cit., non paginé. 26. J. Chang, op. cit., p. 231. 27. Id., p. 123. 28. Id., p. 125. 29. Id., p. 143. 30. Id., p. 191. 31. Id., p. 190. 32. M. Thompson, op. cit., non paginé. 33. Ibid. 34. J. Chang, op. cit., p. 194. 35. Id., p. 191. 36. Id., p. 222. 37. Bruce Conner, Ernie Gehr, Hollis Frampton et Ken Jacobs jouent d’ailleurs un rôle central dans la pratique du found footage au cinéma, comme le montre notamment Christa Blümlinger dans son ouvrage Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias, op. cit. 38. Dominique Noguez, Eloge du Cinéma expérimental, Paris, Editions Centre Pompidou, 2010 (3e édition), pp. 114-115. 39. Voir la biographie de l’artiste sur son site internet : www.coleenfitzgibbon.com/bio (dernière consultation le 3 juillet 2016). 40. D. Noguez, op. cit., p. 113. 41. Vera Dika, The (Moving) Pictures Generation, New York, Palgrave Macmillan, 2012, p. 25. 42. Id., p. 92. 43. Christian Marclay, entretien avec Jean-Michel Baconnier, op. cit. 44. V. Dika, op. cit., pp. 3-22. 45. Id. ; voir le chapitre 2 (« Stillness/Movement : Joseph Cornell, Edison Company, Andy Warhol, Jack Goldstein », pp. 23-32) et le chapitre 7 (« Strategies of Transformation : Jack Goldstein, Robert Longo, Cindy Sherman », pp. 119-139). 46. Id., p. 125. Voir aussi Woody Vasulka et Peter Weibel (éd.), Buffalo Heads : Media Study, Media Practice, Media Pioneers, 1973–1990, Cambridge/Londres, The MIT Press, 2008. 47. Steinunn Briem Bjarnadottir (Steina) est née en Islande et a une formation de violoniste. Elle s’intéresse aussi à l’art électronique et à la vidéo. En 1959, elle reçoit une bourse pour aller au Conservatoire de Prague où elle rencontre Woody Vasulka qui y étudie le cinéma. En 1965, le

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couple part pour New York. Voir leur biographie respective sur le site internet de la fondation Daniel Langlois : www.fondation-langlois.org/html/f/liste.php?Selection=DIV+bio+ind (dernière consultation le 4 juillet 2016). Lire aussi l’article de Gene Youngblood, « Une médiation sur les archives Vasulka » à l’adresse url suivante : www.fondation-langlois.org/html/f/page.php? NumPage=179 (dernière consultation le 4 juillet 2016). 48. Cristelle Terroni, New York Seventies. Avant-garde et espaces alternatifs, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015, p. 27. 49. G. Youngblood, op. cit. 50. Vincent Bonin, « Fonds Steina et Woody Vasulka », article en ligne à l’adresse url suivante : www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=422 (dernière consultation le 4 juillet 2016). 51. Par ailleurs, Rhys Chatham a composé notamment en 1977 Guitar Trio pour trois guitares électriques qu’il performe durant le festival New Music, New York à la Kitchen, le 16 juin 1979, avec Nina Canal, David Rosenbloom et Wharton Tiers à la batterie. Robert Longo projette une partition visuelle qui accompagne cette composition (cf. programmation du festival adresse url suivante : http://archive.thekitchen.org/wp-content/uploads/2012/04/Book_New-Music-New-York.pdf [dernière consultation le 4 juillet 2016]). 52. Lauren Rosati et Mary Anne Staniszewski (éd.), Alternative Histories. New York Art Spaces 1960 to 2010, Cambridge/Londres, The MIT Press, 2012, p. 132. 53. Pour plus d’informations à ce sujet, voir la rubrique « à propos » sur le site internet de The Kitchen : www.thekitchen.org/about/our-people (dernière consultation le 4 juillet 2016). 54. C. Terroni, op. cit., p. 27. 55. Plus précisément, c’est Catherine Ceresole qui réalise les photographies. Voir notamment ses tirages de Suicide, Swans, Lounge Lizards, DNA, James Chance, Lydia Lunch, Glenn Branca, Rhys Chatham, Sonic Youth et John Zorn dans Beauty Lies in the Eye (Zurich, Editions Patrick Frey, 2013). Dans cet ouvrage, nous pouvons aussi lire des textes de Christian Marclay, Thurston Moore, Rhys Chatham, entre autres. 56. Christian Marclay, entretien avec Jean-Michel Baconnier, op. cit. 57. Ibid. 58. Le programme complet de l’événement se trouve à l’adresse url suivante : http:// archive.thekitchen.org/?p=1484 (dernière consultation le 5 juillet 2016). 59. Christian Marclay, entretien avec Jean-Michel Baconnier, op. cit. 60. Douglas Huebler, « Manifest », dans January 5-31, 1969, New York, Seth Siegelaub, 1969, non paginé. 61. Christian Marclay, entretien avec Jean-Michel Baconnier, op. cit. 62. Guillaume Mansart, « Anne-Valérie Gasc : Se méfier de l’eau qui dort », Multitudes 2009/4, n o 39, pp. 40-42. 63. John Baldessari, « The World Has Too Much Art », dans Konrad Fischer (éd.), Konzeption / Conception, Leverkusen, Städtische Museum, 1969, non paginé ; reproduit dans Gauthier Herrmann et Fabrice Reymond (éd.), Art conceptuel, une entologie, Paris, MIX Edition, 2008. 64. Emma Lavigne précise : « Titre de la chanson ‹ Search and Destroy › d’Iggy and The Stooges (album Raw Power) ». 65. Emma Lavigne, « A Walk on the Wilde Side. Fragments d’une esthétique punk », dans Jean- Pierre Criqui (éd.), Replay Marclay, Paris, Réunion des Musées nationaux et Cité de la musique, 2007, p. 90. 66. Programme de l’événement : http://archive.thekitchen.org/?p=3192 (dernière consultation le 6 juillet 2016). 67. E. Lavigne, op. cit., p. 90. 68. Ch. Blümlinger, op. cit., p. 43. 69. Ibid.

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70. Cette formule sert de ligne directrice au personnage féminin de Linda dans le film Ceux d’en face (2001), qui se voit demander par Sébastien, l’homme qui vient de la quitter (en vue de s’atteler aux questions existentielles qui le hantent), d’agencer une collection de photographies qu’il a rassemblées. 71. E. Lavigne, op. cit., p. 88. 72. Christian Marclay, entretien avec Jean-Michel Baconnier, op. cit. 73. Ibid.

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L’image « dissensuelle » dans Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard

Sonja Bertucci

1 DANS « MONTAGE, MON BEAU SOUCI »1, Godard définit sa conception du cinéma en faisant porter l’accent sur le montage. Loin de réduire le montage au simple « raccord » des images garantissant la continuité du récit filmique, Godard l’appréhende comme une opération complexe d’agencement, un « art de la composition », qui renouvelle les possibilités de l’écriture cinématographique. Le principe du montage, explique Godard, « c’est de mettre en rapport les choses […]. Ce que j’appelle montage est simplement un rapprochement. […] Le montage permet de voir des choses et non plus de les dire »2. Ainsi, monter, ce n’est pas « dire », c’est « faire voir » : c’est rapprocher deux images pour en créer une troisième, une « image-pensée », « dissensuelle », qui transcende la signification de ses éléments constitutifs, s’établissant en marge des « clichés » ou de la grammaire conventionnelle du cinéma et problématisant la codification du sens filmique.

2 Cette formulation godardienne du montage n’est pas sans rappeler le rapprochement de deux entités distinctes et distantes dans l’image surréaliste, elle-même héritée de Pierre Reverdy. L’image, telle que Reverdy la définit, est un « rapport mesuré » par l’esprit, un rapport « juste » dans « l’éloignement » : « Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique »3. De même chez Godard, la force de l’image dépend de la justesse et de la qualité des opérations de rapprochement, du lien et de la distance, de la commensurabilité d’éléments à première vue incommensurables et formant ce que l’on pourrait appeler avec Deleuze « une synthèse disjonctive »4. Le montage, en tant qu’assemblage imprévisible d’éléments sonores, textuels et visuels distincts, à l’image d’une composition musicale ou d’un agencement architectural, doit « faire voir » autrement sans ployer l’image sous le faix des mots, sans l’obscurcir sous le poids émotionnel de la musique5, sans faire des éléments en présence un tout unifié dans la direction du récit. En cela, le montage au cinéma est « plus proche de

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l’architecture », dit Godard6, que d’une addition cumulative d’éléments distincts sous- tendus par la progression dramatique d’un récit.

3 Dans Histoire(s) du cinéma7 (France, 1988-1998), le cinéma de Godard se confronte à nouveau à l’histoire, mais cette fois, à partir de son propre matériau, de ses propres images, de ses propres histoires, passés au scalpel de la technique vidéographique. En effet, dans Histoire(s) du Cinéma, Godard n’appréhende pas l’objet historique suivant une perspective diégétique (il ne produit pas à partir d’une multiplicité de faits contingents une narration, un tout cohérent et logique dont la séquentialité est garantie par le principe de causalité) mais le réarticule à partir d’une composition intermédiale (un remontage de textes, d’images filmées, d’images d’archives et de sons provenant de multiples sources) qui résiste à la logique totalisante d’un récit unique – Jacques Aumont peut justement parler à cet égard d’« accomplissement de la langue cinématographique »8 qui se définit par sa pluricodicité.

4 Suivant une structure prismatique, Histoire(s) du Cinéma découvre ainsi – à travers un déploiement magistral d’échos, de renvois et de mélanges de sons, d’images et de textes – un espace « problématique » où la nature relationnelle des différents éléments audio-visuels entre en tension, force l’indétermination et défie toute tentative de synthèse du sens. En optant pour un titre qui oscille entre singulier et pluriel (« Histoire(s) avec un ‹ s › », comme le souligne Godard9), pluriel relativisé par l’emploi de parenthèses, le réalisateur, en assimilant récit fictionnel et récit factuel, fiction et discours historique, souvenir collectif et réminiscence personnelle, construit conjointement un « autoportrait », une réflexion sur l’Histoire et sur la mémoire, et un art poétique ; en un mot, une « histoire du cinéma très personnelle »10. C’est cet espace « polémique », constitué de décadrages, de remontages, que j’entends ici investiguer : un espace polyphonique où le visuel, le sonore et le textuel « travaillent » le sens sans jamais l’épuiser, manifestent une conscience historique sans faire de l’histoire traditionnelle à proprement parler. En mettant en évidence ses stratégies formelles, l’enjeu est d’exposer comment le cinéma des Histoire(s) affronte les démons de l’Histoire comme les aspérités de sa propre histoire. Dans ce véritable jeu de « chassé-croisé », Histoire(s) du cinéma forge une autre vision du passé et renouvelle le « travail de la mémoire » à partir d’un mode singulier de « récit » qui repose tant sur une introspection du médium cinématographique que sur une prise de conscience historique.

Contre la visée messianique

5 Une série de leçons intitulée Introduction à une véritable histoire du cinéma, donnée par Jean-Luc Godard lui-même en 1978 à l’Université de Montréal11, est à l’origine d ’Histoire(s) du cinéma. De 1978 à 1998, Godard, s’inspirant des thèmes et des questions soulevées par ces interventions, notamment la relation entre l’histoire, la vérité et le cinéma, va développer, repenser, transformer ces textes en un véritable édifice audio- visuel, un film de 4h30 décliné en quatre chapitres ou huit épisodes d’une densité étonnante. Histoire(s) du cinéma constitue un mélange remarquable de régimes d’expressivité artistiques, un entrelacs de textes, d’images et de sons, au point de donner prise à une lecture « postmoderniste »12.

6 Prenant appui sur l’interprétation benjaminienne de l’Histoire, de nombreux critiques envisagent Histoire(s) du cinéma comme un acte de contrition : le cinéma n’aurait pas

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filmé les camps, n’aurait pas empêché l’Holocauste ; mais il aurait maintenant l’occasion de se racheter en devenant la conscience éthique du siècle. Déroulant « la généalogie de [son] impuissance » face aux horreurs du passé13, le cinéma confesserait sa « force faible »14 et se rédimerait ainsi dans un acte de mémoire. Car, observe Céline Scemama, « l’image se souvient » : elle cristallise le passé, témoigne de ce qu’elle a vu et de ce que l’on n’a pas voulu voir, à savoir l’ombre grandissante de l’Holocauste qui s’approchait à grands pas.

7 Cependant, mettre l’emphase sur le récit de la rédemption comme élément constitutif des Histoire(s) du cinéma ne permet pas de rendre compte de la complexité du projet de Godard. A l’opposé de cette dimension rédemptrice, je me propose de montrer comment Godard utilise les ressources du montage pour construire un équilibre fragile, entre mouvement de totalisation et mouvement opposé de décadrages : c’est-à-dire entre un processus de narrativisation dans lequel s’articule le faible pouvoir de rédemption du cinéma (celui de produire une contre-histoire pluralisée s’opposant à l’Histoire officielle) d’une part, et un processus de détotalisation qui, loin de s’assimiler à un avatar du « postmodernisme » esthétique, ébranle l’Histoire entendue comme récit linéaire du passé, comme ensemble cohérent et chronologique d’autre part.

8 En fait, Histoire(s), ne se réduisant pas à un acte de rédemption, renoue avec la question qui travaillait déjà des films tels que Shoah (Claude Lanzmann, France, 1985) ou Nuit et brouillard (Alain Resnais, France, 1955) – et plus récemment Sursis (Harun Farocki, Allemagne/Pays-Bas, 2007) et A Film Unfinished (Yael Hersonki, Israël, 2010)15. Cependant, Godard, contrairement à Lanzmann ou à Resnais, n’évoque pas un « devoir de mémoire » mais un « droit de mémoire »16, substituant à l’obligation éthique du souvenir, une liberté, un pouvoir ou un privilège éminemment humain ou cinématographique, celui de pouvoir se retourner sur le passé, d’arracher aux images, donc à l’espace et au temps, d’autres possibilités que celles d’un récit purement linéaire – qui le plus souvent « permet d’oublier tout en faisant croire qu’on se souvient »17. Godard vise bien plutôt un travail critique de la mémoire, tel que le décrit Ricœur. En effet, ce dernier relativise l’impératif du devoir de mémoire : celui-ci, dit-il, est « aujourd’hui volontiers convoqué dans le dessein de court-circuiter le travail critique de l’histoire, au risque de refermer telle mémoire de telle communauté historique sur son malheur singulier, de la figer dans l’humeur de la victimisation, de la déraciner du sens de la justice et de l’équité »18. Quant à Godard, il promeut une forme d’effacement, un acte de destruction-construction lié non à un désir de survie, mais à une nouvelle vie, à la « forme noble de la mémoire »19.

Pluralisation de l’Histoire

9 La composition d’Histoire(s) du cinéma dévoile une multitude d’opérations de remontage qui informent ou déforment l’écran, dérogeant à la sacro-sainte continuité du régime traditionnel de la fiction comme de l’opération historiographique, niant l’excès de visibilité de l’image indicielle en la rayant, tout en assignant au regard du spectateur une tâche, celle de négocier son parcours dans cet entrelacs de voix tumultueuses. Pour preuve, aucun des épisodes du film n’est construit selon une logique séquentielle chronologique. Godard perturbe même la temporalité linéaire de l’énoncé narratif, oscillant entre différents modes verbaux (le conditionnel, le futur et le passé), lorsqu’il répète20 à maintes reprises : « toutes les histoires qu’il y aurait, qu’il y aura ou qu’il

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aurait ?… qu’il y a eu » (chapitre 1 épisode A, désormais 1A). Godard refuse de réduire l’Histoire à une série de dates et d’événements, comme il rejette la coupure traditionnelle entre le récit fictionnel et le souvenir. La composition visuelle du film met donc en scène différents types d’imagéité, différentes temporalités : des plans de Godard au travail (un « présent » de la narration pour ainsi dire) ; des séquences filmées par Godard pour l’occasion (avec Julie Delpy ou Sabine Azéma par exemple) ; des images du passé puisées dans l’imaginaire pictural, littéraire, comme dans les archives télévisées ou journalistiques, ou encore les actualités cinématographiques ; enfin, des photogrammes ou des séquences au ralenti tirés des films eux-mêmes, qui composent la mémoire collective du cinéma à proprement parler. A cette hybridité visuelle se greffe une hybridité sonore et textuelle, qui fait voler en éclats le mode d’écriture de l’historiographie traditionnelle.

10 C’est dans cet un espace « polémique », travaillé par le conflit, que Godard construit sa propre historiographie. Car la collision des images, des textes et des sons ne dévoile pas seulement la manière dont l’Histoire comme telle nous échappe ; elle transforme encore l’Histoire en objet « problématique », qu’il faut constamment revisiter, interroger, construire et déconstruire, pour en extraire des résonances et dissonances, des distinctions et similarités. Les stratégies formelles adoptées par Godard maintiennent cet espace dans un état de tension permanent qui reflète le chaos désordonné de l’histoire, certes, mais surtout l’épaisseur infinie du vécu et la multitude des récits qui le composent. En résumé, Godard fait d’Histoire(s) un lieu de renégociation du sens et du dire, un espace où le cinéma interroge, élargit et éprouve sa puissance d’expressivité. Ce faisant, il découvre à nouveau, grâce aux ressources infinies du montage, la possibilité de reformuler un « acte de mémoire » proprement cinématographique.

Le travail de l’image : construction d’un espace polémique et détotalisation du sens

11 Le film s’ouvre sur une citation de Virgile tirée de L’Enéide, épigraphe qui apparaît en ouverture du premier épisode (1A) intitulé « Toutes les histoires » : « hoc opus / hic labor est » (« c’est une entreprise, c’est un travail difficile »21). Ces mots, minutieusement inscrits à l’écran, surgissent en deux temps, à travers deux plans consécutifs. Ici, les déictiques « hic » et « hoc » qui instituent la citation latine en un énoncé autoréférentiel renvoient néanmoins explicitement à Histoire(s) du cinéma ; l’entreprise de Godard est ainsi placée sous l’égide de L’Enéide, donc d’une odyssée rédemptrice. Notons par ailleurs que le terme « opus » vise l’œuvre achevée alors que « labor » renvoie au labeur nécessaire mais invisible qu’exige l’accomplissement de l’ouvrage.

12 Ce geste apparent d’autocélébration masque cependant une vulnérabilité qui sape toute prétention à la glorification. D’une part, la distribution insolite et non linéaire du texte, sous forme de colonnes, les mots légèrement décalés, oriente la citation latine dans le sens de l’autodérision. D’ailleurs, tout au long d’Histoire(s), Godard multipliera les procédés de déconstruction ou de distanciation critique du texte par des décentrages, des césures, une mise en page singulière ou une dynamisation temporelle

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du texte par manipulation numérique. D’autre part, et c’est aussi le cas pour toutes les citations visuelles présentes dans le film, chaque référence textuelle est arrachée à son contexte d’énonciation. Dans cet exemple, le texte de la citation est tiré du livre 6 de L’ Enéide où Enée, guidé par la Sybille, s’apprête à entreprendre une périlleuse descente aux Enfers. A cet instant, la Sybille lui adresse ses mots : « Hoc opus, hic labor est ». Sybille prévient Enée : il est périlleux de remonter des Enfers après avoir séjourné au milieu des souffrances et des vices humains : « opus » et « labor » font sans ambiguïté au labeur, à la difficulté de l’ouvrage à accomplir. Par conséquent, ce qui n’est pas représenté au niveau textuel, ce que Godard laisse dans le noir, problématise non seulement la première impression d’emphase du projet, mais renvoie encore et surtout au dur labeur de la genèse du film comme à l’horreur des images du passé. Le film, loin d’aspirer à la monumentalité de « l’opus », s’apparente allégoriquement à une entreprise initiatique, voire à une remontée des Enfers – comme si les images disséminées ou dynamitées d’Histoires (ce « hoc opus ») émergeaient elles-mêmes des ténèbres, de l’horreur et de l’oubli, et représentaient une victoire de la lumière sur l’obscurité (donc un « travail » surhumain mais aussi un travail proprement cinématographique : « hic labor est »). Si l’épigraphe latine invite à construire un récit totalisant, le contexte de cette citation est mis en demeure : il se voit « détotalisé » et non pas narrativisé. Le « récit » est construit ou projeté depuis un lieu de l’absence, un lieu « déterritorialisé »22. En définitive, images, textes, paroles ne peuvent être pris pour argent comptant : leur visibilité partielle ne garantit pas la véracité du contenu, étant donné que chaque citation (visuelle, sonore ou textuelle) n’est qu’un fragment « décadré », coupée d’une œuvre muette, invisible, recouvrant une marge d’indétermination.

13 Le travail de détotalisation du sens dans Histoire(s) du Cinéma se caractérise également par des procédures de mise en abyme de la représentation, ainsi que par une plasticité extrême des modalités d’apparition des éléments en présence. La dynamique intermédiale engage un travail de remédiation, c’est-à-dire des opérations multiples de décadrage ou de recadrage visuels, textuels et sonores, des opérations précises de mise en relation entre différentes voix médiales. En découvrant la matérialité comme la plasticité des signes, le cinéma des Histoire(s) révèle des potentialités du dire non encore explorées.

14 A titre d’exemple, Godard brise toute opération de synthèse du sens en subvertissant la linéarité du balayage traditionnel de l’œil propre à la lecture. Godard fait également exploser toutes les règles de composition graphique (la règle d’or, la règle des tiers, le principe de lisibilité optimale) : les mots sont ou fragmentés, ou inachevés, ou enchevêtrés (« la vie continu… » ; « une vague nouvell ») ; ils débordent parfois le cadre de l’écran, comme si Godard mimait par là l’excès qui les habite (le sens ne peut que déborder du cadre ou de la prison discursive qui les enceint) ; leur lisibilité s’estompe parfois au point de rendre la lecture difficile, voire impossible ; l’interlignage s’effondre et les mots se chevauchant forment un entrelacs de signes relativement hermétiques. Le texte est en quelque sorte poussé à la limite du non-sens, il ne dit plus rien ou ne communique plus un sens unique. Le dire se fait désormais voir, il s’incline dans l’image.

15 Plus généralement, Godard fait de « l’écran » une surface plastique malléable, une « batterie de signifiants que l’on peut décomposer, maltraiter, démantibuler » et où tous « les pouvoirs du montage y sont démontrés »23. Il utilise en effet toutes les

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ressources du montage pour déranger l’ordre, l’harmonie de l’image consensuelle, et faire travailler le sens (l’affect et la signification) : effets d’ouverture et de fermeture à l’iris, volets mouvants, clignotement d’images mimant l’obturateur photographique, procédés de surimpression, de fragmentation, de fusion en transparence, « trouage » de l’image par une autre qui apparaît au centre et l’engloutit, procédés de fondu enchaîné entre images ; donc des opérations de passages, de flash, de clignotements et de croisements en tout sens. Jacques Aumont parle d’une poétique de « battement d’images » telle une fulguration énergétique qui rappelle l’esthétique du choc de Benjamin, interdisant toute contemplation, et nous contraignant à un mode d’attention aiguisé. Cette poétique de « battement d’images » vise ainsi à construire un espace ouvert et détotalisé, où les sens sont sans cesse stimulés, où le sens est constamment renégocié.

16 Par ailleurs, l’édifice d’Histoire(s) du cinéma ressemble à un collage monumental de citations (visuelles, textuelles, sonores) et cette logique citationnelle structurant le discours filmique s’inscrit à nouveau dans une perspective d’émancipation du sens. Interviewé par Alain Bergala, Godard explique la différence entre ce qu’il appelle « l’extrait » et « la citation ». Tandis que « l’extrait » est un bloc de texte immuable, un espace clos saturé de sa propre signification, « la citation » est, par contraste, une extraction libre, un mouvement d’abstraction et de renaissance. Pour Godard, « Dans la citation, il y a création »24, car la citation est réinjectée dans de nouveaux circuits de signifiance : elle renégocie son sens dans l’altérité de son contexte de réémergence. Si l’extrait, placé sous l’autorité d’une loi auctoriale, demeure un vestige du passé qui inhibe toute pensée à venir, la citation, au contraire, déracinée, excavée, puis « remontée », « enracinée » de nouveau et fasciculée à l’extrême, devient une image- relation, une image-mutation, une image en devenir. Ainsi déliés de leur origine, les énoncés entrent en tension, en contradiction souvent, dans un espace polémique. De même, les photogrammes extraits de leur propre séquence ou série actantielle puis travaillés intermédialement, se déploient en « rhizomes » et ne peuvent converger en une « histoire seule » (titre du deuxième épisode 1B). La citation, dont le sens est global, flotte dans un espace flou, oscillant pour ainsi dire entre mention et usage, à la fois référence externe et énoncé qui vaut pour lui-même, quoique toujours re-couplé à d’autres formes d’expression.

17 Cet univers polyphonique et fragmentaire des citations contribue à forger un monde où nul énoncé ne peut être compris littéralement : c’est un lieu déhiérarchisé où Godard ne privilégie ni la voix, ni l’image, ni le texte, ni le silence, ni le noir. Ce dispositif éconduit en effet la possibilité d’une voix totalisante ou celle d’une distribution narrative linéaire fondée, selon la théorie narrative de Ricœur, sur « un dynamisme intégrateur qui tire une histoire une et complète d’un divers d’incidents »25. En ce sens, le régime citationnel participe d’une déconstruction de l’histoire (et même de l’historiographie classique) au profit d’une pluralisation discordante, ce qui légitime la mise au pluriel des Histoire(s). La vérité s’échoue ainsi dans une pluralité d’histoires incompatibles, dans un dire polyphonique qui ne se limite plus à la parole ou à l’écriture. C’est un véritable travail de « palpation du dire » au sein de différentes voix médiales. Il ne s’agit nullement de tout dire ni même de raconter une histoire « une », mais bien de faire travailler le « dire » dans des « remédiations », de créer une matière narrative sans vectorisation : le sens est ouvert, et si la totalité existe encore, elle est toujours détotalisée.

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18 A titre d’exemple, à la fin du prélude du chapitre 1A, le martèlement de la machine à écrire épouse remarquablement le troisième mouvement de la symphonie Dona Nobis Pacem26 (1945-1946) d’Arthur Honegger. Une rencontre inopinée se produit littéralement à l’écran entre un mouvement réel dans l’image, celui du microphone qui s’immisce lentement (et « illégalement » selon les conventions filmiques traditionnelles) dans le champ de vision, un mouvement symphonique et le mouvement trépidant de la machine à écrire où Godard tape presque en mesure. Les différents flux, s’ils se conjuguent, ne s’harmonisent pas : ils se brouillent. Le son s’immisce dans le champ à la manière d’un acte de résistance, créant un flux de tensions : en l’occurrence, la musique-résistance d’Honegger, l’intrusion du microphone dans le champ (faute technique qui fait figure de résistance par rapport au code normatif du récit filmique), la juxtaposition « sacrilège » d’un bruit trivial de machine et d’une symphonie « classique », et enfin la voix cérémonieuse qui annonce le titre du film : « Histoire(s) du cinéma, chapitre un (a) ». La structure se décline ironiquement en chapitres, comme si le chaos de l’Histoire pouvait magiquement s’ordonner, se projeter dans une histoire fantasmée à partir d’un matériau composite (à l’instar du principe de concordance dans le récit aristotélicien). Mais l’image dément : elle témoigne encore du chaos de l’Histoire. Le geste d’abstraction du titre (« chapitre 1a ») peut bien ignorer les voix qui composent l’Histoire, l’altérité qui la nourrit et la singularise, l’histoire de sa genèse et le récit fictif (« L’Histoire, Chapitre 1a ») auquel elle aspire. L’image, elle, les rend de nouveau visibles.

19 Godard crée ainsi un espace polémique où différentes voix médiales s’affrontent et s’imbriquent de manière insolite, où le montage n’est lui-même qu’une longue négociation d’images, de sons et de textes, bref, un lieu de conflits, de tensions, à l’image même de l’Histoire du monde et des horreurs du passé. Dans cet espace polémique, la fissure (l’interstice27) devient primordiale ; elle force le regard à négocier ce qu’il voit. La mise en mouvement de l’image qui défile sur le banc de montage, le bruit du projecteur ou le cliquetis de la machine à écrire de Godard, sont autant de motifs « sonores » qui, jalonnant et rythmant les épisodes des Histoire(s) du cinéma, offrent à la mêlée visuelle un renfort composite sonore. A cet égard, la frappe de la machine à écrire (image sonore récurrente dans Histoire(s) du cinéma) rappelle les crépitements d’une rafale de mitraillette : l’image dévoile la violence de sa propre genèse de même que l’esprit d’antagonisme qui hante idéologiquement la création filmique. L’histoire du XXe siècle est si sanglante qu’elle impose de « travailler » l’image « pour faire voir » cette violence.

20 Dans cet espace de pluralisation des liens, l’énoncé se libère de son référent comme du souci de vérité. Tout est vrai, mais tout est aussi fabulation, comme le fait remarquer Godard lui-même dans l’épisode 1B : Le cinéma / comme le christianisme / ne se fonde pas sur une / vérité historique / le cinéma comme le / christianisme / le cinéma comme le / christianisme/ [pause] le cinéma comme le / christianisme / ne se fonde pas sur une / vérité historique / il nous donne un récit / une histoire et nous dit / maintenant crois.

Dialogisation de l’Histoire

21 A l’incipit du film, la scansion individuée des lettres (H-i-s-t-o-i-r-e) permet l’apparition progressive du pronom « toi » que dissimule le syntagme « histoire » ; elle fait donc

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apparaître l’altérité, le toi, synonyme d’interpellation de l’Autre. L’Histoire surgit alors comme le lieu de l’altérité ou de l’adversité par excellence.

22 Tout au long d’Histoire(s), on observe une mise en valeur de la situation dialogique : elle prend d’abord une forme littérale par l’inscription dissimulée des pronoms personnels objet « moi » et « toi » dans le titre même du film « Histoire(s) du cinéma » (Godard transforme cinéma en « cinémoi » dans les épisodes 1A et 2B). Le « toi/moi », matérialisant autant le couple ou la copule que la « duellité », devient un principe fondamental de structuration du film. Ce « toi » apposé et non plus opposé au « moi », omniprésent, construit tout un système allocutif qui, renforcé par l’usage des différents déterminants possessifs, simule une adresse, un mouvement vers l’Autre 28 comme un mouvement de l’autre vers soi. Car si le « toi » peut bien être proféré, il ne peut être « représenté » à proprement parler. Il subsistera toujours un espace infranchissable entre le « moi », l’écran, et le « toi », le public. Cet appel impuissant à l’Autre qui se contente d’écrire « toi » amorce néanmoins un geste vers l’autre, donc un processus continu de « dialogisation » de l’Histoire.

23 L’omniprésence du « deux » vacillant entre adversité et altérité, fonde ainsi une quête proprement historiographique, celle d’intégrer les laissés-pour-compte de l’Histoire, ceux qui n’ont jamais fait l’Histoire mais sur lesquels celle-ci s’est glorieusement érigée (notamment les femmes, les personnages ou événements mineurs, les travailleurs et les faibles, comme également les « voix » mineures, les sources dites « apocryphes » ou illégitimes). A la lumière répond l’obscurité ; à l’image répond le néant, c’est-à-dire l’intervalle noir de la projection (le noir est traité comme une image à part entière). Outre la référence à la camera obscura et au développement photographique, le noir matérialise l’écran où l’image se projette ; mais il évoque également les intertitres des films muets. Il renvoie donc à l’historicité ou à la genèse du langage filmique. En outre, il compose avec l’image un tout organique : le noir est pulsatif, il ponctue et rythme l’ensemble du film, tel un soupir, une respiration ou un clignement d’œil. Enfin, le « noir » fonctionne comme métaphore de l’oubli ou de la mort. Son « écranisation » est d’autant plus justifiée dans l’optique du film, attendu qu’un effort méthodique de souvenance sous-tend le projet. Les Histoire(s) du cinéma impliquent nécessairement en elles l’assomption en profondeur de la dimension d’oubli au cœur de l’Histoire elle- même.

24 Dès lors, au lieu de convoquer la lecture, les images s’offrent à la négociation du regard. Elles se font même icône, signal, slogan et pulsation. Pour le dire autrement, l’image, évoquant le cinéma en ses débuts, devient ostentatoire, spectaculaire, phénomène de foire. Dans un clignotement permanent d’images, Godard rappelle que nous vivons entourés de slogans (« les signes [sont] parmi nous »), que nous sommes constamment martelés d’annonces publicitaires. Outre le matraquage publicitaire, la poétique du « clignotement » évoque également les pulsations cardiaques : « monter est un battement de cœur »29. Ainsi, tandis que l’œil du spectateur discerne à peine l’image d’un charnier qui disparaît immédiatement dans un flash, l’image clignote comme pour offrir un dernier battement de vie. L’image clignote mais elle ne dure pas, elle refuse de défiler en continu et de faire perdurer l’illusion de réalité. Godard nous rappelle, non sans ironie, que le cinéma, c’est la « vérité 24 fois par seconde ». En réalité, il montre surtout que les clichés aussi s’entassent et dépérissent comme des corps, que la pulsation qui les projette est tantôt pulsion de vie, tantôt pulsion de mort. Car ce « battement d’images » renvoie également à la pulsation d’un métronome : ces mots qui

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clignotent à la manière d’une composition musicale, manifestent la vitalité propre au sens. Ils nous rappellent enfin que le Temps a des plis irréguliers, que l’Histoire est un entrelacs de rythmes, donc de multiples temporalités. Au cœur de ces processus qu’on peut qualifier de décadrages en ce sens qu’ils affectent la fixité de la signification, la rigidité du discours historique traditionnel et la grammaire codifiée de l’énoncé filmique, un dilemme se découvre : comment « dire » en effet les instants oubliés, les moments morts de l’Histoire, bref tous les clichés qui sombrent dans l’oubli ? Comment éviter que ces plans ne meurent une seconde fois, pétrifiés dans l’image ?

Compositions sérielles

25 Lors d’un entretien accordé aux Cahiers du cinéma, Foucault condamne la mauvaise « réécriture » de l’Histoire qui falsifie la vitalité de la mémoire populaire pour lui substituer une Histoire « idéalisée », expurgée de « l’enfer » des archives de la classe dominante. Analysant quelques adaptations récentes de la Seconde Guerre mondiale, qui réécrivent l’Histoire sous forme d’épopée héroïque, Foucault conclut qu’« on montre aux gens, non pas ce qu’ils ont été, mais ce qu’il faut qu’il se souviennent qu’ils ont été »30. Et les films d’Histoire deviennent alors d’authentiques lieux d’amnésies. On trouve une revendication semblable chez Godard : contre l’amnésie des images télévisuelles qui ne permettent pas de construire une pensée, il faut multiplier les histoires et faire travailler la mémoire.

26 Lors d’un entretien avec Alain Bergala, Godard explique que faire de l’Histoire, c’est essentiellement une histoire de raccords31 : les historiens sélectionnent certains faits et événements, les tissent conjointement pour créer une « trame historique ». Et Godard d’inverser la formule : si l’Histoire est pur raccord, comme le montage au cinéma, alors le geste de montage s’apparente au geste de l’historien.

27 Ainsi, malgré l’apparent chaos d’ Histoire(s), Godard joue l’orfèvre, ciselant par le montage ce que nous pouvons désigner comme des « compositions sérielles » – qu’on pourrait même qualifier, dans le sillage de Benjamin, de « constellations »32. Autrement dit, en joignant des éléments hétéroclites et même hétérogènes – éléments qui n’avaient en apparence aucune raison d’êtres accolés mais qui, dans le moule qui les informe, engendrent une série de consonances et de dissonances, de couplages et de découplages –, Godard fait de l’Histoire une autre histoire, force un « dire » détaché de toute continuité où percent en filigrane d’autres formes d’« images ». L’inattendu de ces accords déstabilise l’œil accoutumé à une continuité narrative ; mais ce premier bouleversement anticipe une déstabilisation plus générale de l’(H)istoire au sens large. Ces « accords » d’apparence incongrue minent les présupposés idéologiques classiques – ceux-là mêmes qui font du cinéma ou de l’Histoire officielle le creuset de l’oubli – et dotent les Histoire(s) d’un apparent pouvoir rédempteur ou messianique.

28 Ces compositions dynamiques qui se profilent tout au long du film sont marquées par le même sceau : ce sont de brèves séquences autonomes réglées sur une logique similaire de composition, où un courant alternatif d’images module un fragment de texte dans un flot sonore composé d’une ou de plusieurs voix. Ces rapprochements insolites forment un système d’échos et de dissonances : Godard suscite ou s’approprie volontiers l’étincelle surréaliste, l’« explosante fixe »33. Mais sous le débridement du « dire » se trame une interrogation réciproque des éléments mis en contact, bref une « image-relation » trouée de part en part, qui ne prend sens qu’à l’horizon d’un autre

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flux d’expressivité. Et la formule identifiée au montage (1+2 = pensée) signifie qu’une image additionnée à une autre crée un élément tiers, lequel ne résulte pas de la fusion des deux premiers, mais naît de leur rapprochement même. Ce tiers élément, je l’appellerai « image latente »34.

29 Dans le chapitre 1A, Godard fait ainsi entrer dans un chassé-croisé visuel et musical l’imagerie ignée du Faust (F. W. Murnau, Allemagne, 1926) avec l’apparition de Méphistophélès, et la scène de séduction de Cyd Charisse face à Fred Astaire dans Tous en scène (Vincente Minnelli, Etats-Unis, 1953), alors que, simultanément, la bande sonore laisse deviner un fragment de dialogue extrait de L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, France, 1961), lui-même interrompu par le Quartet no 10 de Beethoven. Dans l’extrait du dialogue tiré du film de Resnais, X, l’homme à l’accent italien, tente de convaincre A, la femme brune, qu’ils se sont déjà rencontrés par le passé. Le film de Resnais explore l’indiscernabilité du vrai et du faux, comme celle de l’image-souvenir et de l’image rêvée. De même, la voix de l’Italien placée sur les séquences filmées de Murnau et de Minnelli, déréalisant par là même les deux scènes juxtaposées, met en évidence l’ambiguïté, voire la fragilité ontologique de l’image. S’agit-il d’une scène rêvée, d’un fantasme ou d’un écran-souvenir ?

30 Godard aboute trois moments pour le moins incongrus, correspondant à trois styles bien distincts comme à trois moments glorieux de l’histoire du cinéma : l’expressionisme allemand, le cinéma classique d’Hollywood et la Nouvelle Vague. Outre les dissonances idéologiques, ces trois styles relèvent de grammaires filmiques bien distinctes. Et si l’universalisme de Beethoven masque l’alternance des images (en elle-même une danse), opérant une suture musicale, le « chuchotement » de la Nouvelle Vague (la voix de l’Italien est légèrement étouffée) crée une brèche dissonante, elle- même renforcée par la présence de Méphistophélès, dotant le film de Minnelli d’une tonalité macabre. Les images des deux films se conjuguent ; leurs mouvements entrent en résonance et se prolongent : une même courbe se dessine entre la main tendue de Cyd Charisse et celle de Méphistophélès, comme si pour Godard, le geste de l’amour et celui de la trahison présentaient une gémellité souterraine.

31 L’impact du couple Charisse-Astaire et Méphistophélès-Faust se propage au delà de sa sphère de référence immédiate ; par prolifération « métonymique », elle se lie au moment suivant, elle le met en scène : c’est l’avènement par exemple de l’usine à rêves, de la Babel d’Hollywood. Godard s’abstient de dire que « le cinéma du diable » a fait de l’industrie cinématographique un démon de la séduction, un Faust, un voleur d’âmes, « une industrie de l’évasion » (1B) ; l’image « dissensuelle », elle, le montre sans le dire explicitement. A mesure que la danse séductrice de Cyd Charisse se mue visuellement et virtuellement en danse funeste avec le Diable, au niveau de l’énoncé en quelque sorte, le cinéma expressionniste allemand flirte, au niveau de « l’énonciation », avec la puissance de Hollywood35, à savoir cette grande machine de prostitution cinématographique (« pour que ça se mette à exister » tonne Godard sur un fond d’images pornographiques), dont la puissance de fiction s’est partiellement inclinée36 face à la menace latente du nazisme. Au cours de l’épisode 1A, le film suggère que le cinéma hollywoodien a vendu son âme au « Capital », qu’il s’est fait « machine à histoires », histoires mêlées de sexe et de sang, cinéma de femmes filmées par des hommes (« the next thing I remember, we were at home and you were beating me » [1A]), bref une puissante machine de séduction des masses à l’image de celle organisée par la propagande nazie.

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32 En filigrane, on voit se profiler trois monstruosités : l’Allemagne nazie, le cinéma de propagande et la Seconde Guerre mondiale (ou comme l’énonce Godard : « histoires du cinéma avec des SS »), avec en arrière-fond l’ombre grandissante de l’Holocauste. Dans cet exemple, c’est bien une « image latente » ou une « image-souvenir » de l’Holocauste qui émerge de la confluence ou de la collision entre trois moments historiques ou trois styles en apparence incommensurables. A la fin de l’épisode 1A, la même « image latente » se cristallise dans les plans séquences de fuite des films de Renoir et de Mizoguchi. Les deux chasses présentées sous formes d’extraits en alternance se bousculent, la chasse humaine et la chasse animale ; surtout, elles font surgir une autre chasse, l’« image-souvenir » de la persécution des Juifs. Par conséquent, l’image composite forme des réseaux et montre sans « dire » : un mouvement narratif s’ébauche dans les consonances et les dissonances des images et des sons.

33 Enfin, dans la composition sérielle des images de Carl Theodor Dreyer (Jour de colère, Danemark, 1943) et de King Vidor (Gilda, Etats-Unis, 1946) apparaît l’image du coupable et du bourreau. La chasse aux sorcières, thème principal de Jour de colère, rappelle une forme de génocide, et acquiert également le statut de métaphore de l’Holocauste. Mais ce n’est pas tant le processus de métaphorisation immédiate qui m’intéresse ici que la « production » d’une tierce image à partir d’éléments lointains mis en contact, et l’« influence des relations de contiguïté sur l’exercice du rapport métaphorique » comme le décrivait Genette37 à propos de la métaphore proustienne. En effet, la poétique de l’« image latente » chez Godard procède de manière similaire. Sur l’axe syntagmatique temporel, les images des deux femmes s’enchaînent : alors que le corps de la vieille femme crucifiée bascule, engloutie par les flammes, l’image sublime de Gilda apparaît graduellement en fondu enchaîné, suivie du regard esseulé, mi-ange mi- démon, de Robinson Crusoé. Sur la bande-son, Gilda interprète son célèbre refrain (« Put the blame on me »), renforçant ainsi l’évocation de la culture biblique du blâme. Des vignettes apparaissent sur l’écran : le titre d’un film et celui d’un roman, La Sorcellerie à travers les âges (Benjamin Christensen, Suède, 1921) et Au cœur des ténèbres (Joseph Conrad, 1902). L’association par le fondu enchaîné des deux femmes couplée aux références filmique et textuelle produisent une autre image : celle d’une religion persécutée, celle d’un peuple stigmatisé pour avoir tué son sauveur, pris le contrôle du monde et manifesté un excès de puissance.

34 De nouveau, l’image de l’Holocauste se matérialise dans un rapprochement de sons, d’images et de textes, un tissage de citations fragmentaires détachées de leurs sources, mais qui, ravivées par les liens du montage, produisent une autre image, une image narrative. Partant, ce mode de narrativisation se sérialise ; il dote Histoire(s) du cinéma d’une forme cyclique, d’un rythme alternatif, d’une temporalité pluralisée. La filature de ces constellations d’images fait apparaître l’ombre de multiples trames historiques.

35 Il faut noter ici que l’événement de l’Holocauste ne s’offre pas comme « évidence photographique » pure, ni même comme « témoignage oral » ou « témoignage écrit ». La stratégie représentative de Godard vise à subvertir toute possibilité de « représentation » : l’horreur de l’Holocauste est évoquée à travers le miroitement collusif de voix, dans un « montage de temps et d’espaces hétérogènes où la représentation se ‹ surprend ›, se ‹ suspend ›, voire ‹ s’interdit › – au sens que lui donne Jean-Luc Nancy –, dans la mesure où sa prolifération même dessine quelque chose, non comme une iconographie, mais comme une sismographie de l’histoire »38. L’histoire ne

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s’écrit pas, elle « s’excrit » à travers la conflagration de médias dans un nouvel acte de composition proprement cinématographique.

Un nouvel acte de mémoire : de l’historicité mortifère à l’historicité vivante

36 Les jeux de montages problématisant l’objet historique, rompant avec l’unicité d’une voix et l’univocité d’un récit, ne se réduisent pas à un moyen de contestation : ils s’ouvrent à un nouveau langage filmique qui articule une nouvelle écriture de l’Histoire comme acte de mémoire. Mais à quelle mémoire du siècle les images composites ou latentes d’Histoire(s) du cinéma nous invitent-elles ? Dans quelle mesure la prolifération d’images-plans, d’images-regards, de clichés photographiques pourrait-elle reconfigurer l’acte de mémoire ? Suffit-il, comme dans la poétique d’Histoire(s), de faire de la décomposition du mouvement une caractéristique essentielle, et de l’arrêt de mort qui lui est associée, une puissance d’affect ?

37 Dans Histoire(s) du cinéma, les arrêts sur image peuvent être perçus comme des fragments (que ce soit une phrase musicale, un extrait textuel ou un plan filmique) qui ont arrêté le « regard » de Godard39. Car le matériau brut et composite d’Histoire(s) est bien constitué d’instantanés, ou de « traces qu’ont laissées le cinéma et les films »40 dans la mémoire du réalisateur. Comme le remarque Benjamin à propos de l’œuvre monumentale de Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, « L’écrivain est pénétré de cette vérité que les vrais drames de l’existence qui nous est destinée, nous n’avons pas le temps de les vivre […] »41.

38 Dans Histoire(s), il est également moins question d’Histoire que de mémoire, et plus d’instants poétiques que d’une succession de moments forts suivant un continuum dramatique. En marge des dates de l’Histoire officielle, des événements clichés qui ont « marqué » l’histoire du cinéma, on trouve le corps souffrant, le quotidien, le vécu sans traces, bref, l’invisible ou « les vrais drames de l’existence », drames du temps qui nous imprègnent sans que nous le sachions.

39 Pour redynamiser les clichés de l’existence, le héros d’A la recherche du temps perdu appréhende l’acte de mémoire comme une investigation des moments oubliés de l’existence, inaperçus, mais qui ont pourtant laissé une marque indélébile sur la trame de l’existence. A l’image de la Recherche, c’est aussi le temps perdu, perdu par l’image (c’est-à-dire oublié ou ignoré), ainsi que les moments sous-jacents, en latence, « proustiens », que Godard extrait sous forme de fragments (tirés parfois de films obscurs), pour que les vrais drames de l’existence, comme ceux de l’Histoire et du cinéma, puissent enfin « apparaître » dans la durée. Grace au montage, Godard opère un travail sur l’image qui la sauve de son propre sacrifice (de la décomposition du mouvement qui lui fait violence), et qui fait que l’apparaître dure. En d’autres termes, les stratégies de montage semblent opérer une forme de re-temporalisation du plan fixe, d’où résulte une forme de résurrection ou une galvanisation du cliché conjurant « l’arrêt de mort » où baignent les images d’Histoire(s). Par le remontage, Godard peut comme Marcel Proust retrouver le temps perdu à partir de sa propre mémoire (ou de la mémoire de ses propres images).

40 Cette re-temporalisation du cliché ne renvoie pas chez Godard à la continuité du mouvement produit par la mécanique de la projection (à 24 images par seconde), elle

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n’est donc pas « représentation » de la durée. Elle renvoie essentiellement à une « présentation pluralisée » du temps. Par « pluralisation » du temps, j’entends avant tout désigner la temporalité plurielle qui sous-tend la matière d’Histoire(s) du cinéma, formant un abîme citationnel traversé de multiples histoires et temporalités : à savoir, la « diégèse » propre du film, le « présent » de l’écriture (Godard dans son atelier de travail), l’univers spatio-temporel de chaque livre ou de chaque film cités visuellement ou oralement, la temporalité propre aux lettres ou aux mots qui refluent puis s’évanouissent dans la profondeur du noir, et enfin le passé de l’image cinématographique, avec des cartons ressemblant aux intertitres des films muets. Les procédés de remontage qu’utilise Godard pluralisent les amorces narratives : les citations de toutes sortes, ces « instantanés » qui ont arrêté le regard de Godard, servent en réalité « d’embrayages à fiction »42. Dans Histoire(s), une filature d’images non séquentielles provoquent le regard, stimulent un désir de récit sous-tendu par une recherche de causalité : la fiction est rendue à la vie grâce à « la puissance d’association que ces images possèdent avec toutes celles qui leur sont virtuellement coprésentes, toutes celles qui s’entre-appartiennent au sein de ce régime de sens et d’expérience qui s’appelle l’Histoire »43.

41 Enfin, dans le face-à-face des images fixes de Godard avec la mort, l’invention d’une nouvelle image composite saturée de flux force la matière de l’image à se maintenir dans l’apparaître sans se fondre immédiatement dans un continuum visuel, « lâchement » uni par les fils de l’intrigue. Contre l’image fixe devenue lettre morte, Godard tisse un réseau de résonances et fait de la grande machine d’Histoire(s) du cinéma une filature d’images neuves érigeant ainsi une forme inédite de « musée du réel ».

42 Ce temps pluralisé, c’est le temps de « l’Eternel Retour », de la reprise et du ressassement, qui aspire à dire l’Histoire autrement, à « faire une description précise des choses… de ce qui n’a jamais eu lieu »44. Dire l’Histoire ne revient plus à retracer le récit des faits ou des événements qui se sont passés, sur le mode de l’indicatif, de la certitude ; c’est proposer au contraire un récit au conditionnel, et évoquer les choses du passé qui n’ont pas eu lieu, et qui, pour avoir failli au test de l’écriture, ne sont pas entrées dans la mémoire collective.

43 Le « s » des Histoire(s) du Cinéma érige déjà ce devoir de reprise ou de ressassement en technique de remémoration, comme s’il ne fallait pas oublier, pour nous spectateurs comme pour lui Godard, le faiseur d’histoires, que cette « coupe immobile dans le temps » opérée par l’image se comprend par filiation, tel un fragment pris dans un tissu intersubjectif. Lorsque Merleau-Ponty critique le « musée imaginaire »45 de Malraux, il fait valoir l’existence d’une trame invisible, d’une communauté sous-jacente entre gestes créateurs, bref un dialogue vivant ou un échange « continu »46 que la muséification réduit définitivement au silence. Le geste radical des Histoire(s) consiste à convertir l’historicité mortifère en historicité vivante, revivifiée par la mécanique sérielle, la poétique de « l’Eternel Retour » propre à Histoire(s) du cinéma. Godard ne demande-t-il pas au cinéma « de ‹ réinventer la vie › dans un effort de reprise continuée, en travaillant l’image animée à partir de sa mort »47 ?

44 Chez Godard, le remontage d’archives ne dévoile donc rien mais il pluralise les manières de « redire le passé » pour libérer l’image de son illusionnisme comme de son asservissement narratif, et lui rendre tout à la fois sa force mnémonique originale et son pouvoir mythologisant.

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La vraie « Mémoire du cinéma »

45 Dans Histoire(s) du cinéma, Godard raye l’image pour mieux la faire apparaître ou réapparaître à l’écran. Se crée alors un espace où l’historicité devient palpable et perceptible suivant une « mythologisation » effrénée qui résiste à toute unification.

46 L’incipit du film, marqué par la figure d’Enée, nous plonge irrévocablement dans un récit messianique, faisant d’Histoire(s) du cinéma une entreprise sotériologique de rédemption du passé. Le projet de Godard prend l’allure tellurique d’une remontée des Enfers, d’une laborieuse excavation d’images venant du passé. Au fil des séquences, le film continue de tisser cette trame messianique à travers l’image d’Orphée : « le cinéma… autor/ise Orphée… de se re/tourner… sans faire mourir Eury/dice ». De nouveau se dessine en filigrane le motif de l’« Eternel Retour » (1B) et avec lui, le devoir de reprise, matérialisé ici par le verbe « se retourner ». Le cinéma offre à Godard, l’« autor », le moyen de retourner sans péril dans le passé des images pour pouvoir le dire (« dice »). De même, Godard offrirait au cinéma l’occasion de se retourner sur son propre passé pour pouvoir se dire (« Le cinéma autor/ise Orphée » = le cinéma [d’auteur] rend possible [is] la figure d’Orphée, mais aussi l’institue en auteur du film). Fidèle au double sens comme à la palinodie, le motif d’Orphée prolonge l’ambivalence du geste inaugural d’Histoire(s), réaffirmant par là le labeur qu’exige le travail d’anamnèse et assimilant l’ouvrage laborieux de la mémoire au travail de Pénélope qui, « détissant la nuit ce qu’elle tisse le jour, […] cherche dans les profondeurs de l’obscurité de quoi délier et défaire ce que la lumière ne cesse de lier et de synthétiser. Avec ruse et ingéniosité, elle tente de gagner du temps en différant le terme final : la mort »48. Et c’est parce que le présent efface le passé qu’il est à même de lui rendre un nouveau souffle, et que Godard peut écrire : « seule la main qui efface peut écrire ». Seule la main qui efface le « passé » en tant que passé peut le faire perdurer et le transmettre à l’avenir. C’est en ce sens que Godard active le travail de la mémoire : non pour rédimer le passé dans le présent, mais pour l’intégrer ou l’incorporer dans le présent.

47 Ainsi, au delà du récit messianique, les Histoire(s) tissent une multitude d’autres histoires liées à d’autres mythes et souvenirs, et ces histoires sont à la fois vraies et fausses : car ce ne sont que des « fables » ou des allégories de la vérité. C’est en cela que Godard fait véritablement « l’histoire » du cinéma. Dans le remontage d’archives de toutes sortes, Godard découvre des fictions, des constructions mythiques, toute une mythologie liée à l’Histoire et au cinéma. Ce faisant, il met en abyme « l’historiographie » du cinéma des premiers temps, la façon dont l’histoire du cinéma s’est écrite depuis son entrée dans l’Histoire.

48 Au tournant du XXe siècle, en effet, le cinéma s’est construit sur le mythe de l’art total (mythe réactualisé au XIXe siècle par Wagner, concomitant avec la découverte de la photographie et de son pouvoir de représentation totale). Curiosité scientifique qu’il serait difficile d’exploiter d’un point de vue commercial (les frères Lumière considéraient le cinématographe comme sans avenir), ou au contraire medium révolutionnaire qui aurait un pouvoir de rédemption des choses (voir sur ce point le dernier ouvrage que Kracauer a consacré au cinéma49), le cinéma a fait l’objet de nombreuses projections ou constructions « fictives », que l’on peut recouper schématiquement à travers l’opposition entre art révolutionnaire et support technique sans avenir. Godard participe à ce geste de mystification du cinéma, en incarnant le

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cinéma sous les traits du colporteur par exemple (4B). Et le geste qui est à l’origine d’ Histoire(s) participe de la même mythologie, même si cette fois, c’est dans ses propres images que se trame la « fable cinématographique » du XXe siècle50. Godard accomplit en ce sens la tâche de métahistorien définie par Hollis Frampton : Le métahistorien du cinéma, pour sa part, se préoccupe d’inventer une tradition, c’est-à-dire un ensemble maniable et cohérent de monuments discrets qui implantent dans le corps grandissant de son art une unité résonante. De telles œuvres peuvent ne pas exister, il est alors de son devoir de les faire.51

49 Dans la mise en relation d’images apparemment disjointes et hétéroclites, appartenant à différentes temporalités, se produisent en effet des réminiscences, des chocs, des jeux de sens, bref des histoires plurielles comme une histoire commune – et c’est le travail de la mémoire qui est convoqué. Godard fait de cet acte de mémoire non une simple survivance du passé (un temps retrouvé dans une composition d’images), mais une méditation sur le temps perdu (l’acte de mort et la fixité des images) et, par là même, une réflexion sur un présent voué lui-même à disparaître. Pour Godard, la vraie mémoire ne consiste pas à faire renaître artificiellement le passé (l’illusion cinématographique de totalisation), mais bien à rendre hommage à la mort, à la présentifier dans « l’image de la perte » – retrouvée alors comme « temps perdu » : d’où la prolifération des plans fixes dans Histoire(s) qui à la fois convoquent et conjurent la mort. C’est par la présentification renouvelée d’une absence plutôt que par une présence se donnant d’emblée et faussement comme passé retrouvé, que se constitue proprement le travail de la mémoire. En coupant les images de leur contexte, les textes et la musique de leur environnement, il parvient à rendre présent l’absence comme absence (et non comme simulacre de présence, c’est-à-dire comme représentation) ; et il réussit surtout à les faire « parler » de nouveau, à leur rendre leur pouvoir expressif. La mémoire du cinéma n’est pas restauratrice : c’est un acte de dépossession, un acte qui provoque un état de tension permanente, d’attention et de désir, et surtout un acte de création. L’acte de mémoire ainsi généré ne peut simplement re-produire ce qui est passé, mais il le dote d’une nouvelle forme d’existence. Il n’y a pas rédemption du passé à proprement parler, au sens d’une résurrection du passé dans le présent. Il y a « continuation » ou « filature » du passé dans le présent, création d’un lien, dans un acte qui exhibe sa propre finitude, qui efface le passé pour mieux le réécrire, et qui fait donc du passé, un passé et un avenir. Il s’agit moins d’une « rédemption » de l’histoire du cinéma que d’un nouvel acte de mémoire, qui consiste à préserver l’image morte pour la donner à voir telle quelle et lui redonner vie. Dans Histoire(s), Godard nous montre que pour dire l’Histoire, les clichés doivent d’abord s’annihiler. Une fois effacés, rendus inaudibles, inexpressifs, voire invisibles, ils peuvent alors construire une image autre du temps, c’est-à-dire l’image sans cesse renouvelée d’un passé mort refondu dans l’avenir. Il faut donc retrouver le temps perdu comme tel, faire du passé un véritable passé, en le faisant passer dans le présent et dans l’avenir : c’est bien là ce que visait Merleau-Ponty en évoquant, par le biais de Husserl, la « forme noble de la mémoire ».

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NOTES

1. Jean-Luc Godard, « Montage, mon beau souci », Cahiers du cinéma, no 65, décembre 1956, pp. 30-31. 2. Godard déclare qu’il faut mettre ensemble deux images « pour qu’il se passe quelque chose » : « Moi, ma seule intention ce n’est pas de dire quelque chose, ma seule intention c’est d’arriver à pouvoir faire qu’on se dise quelque chose. Ma seule intention c’est de filmer d’une certaine manière, ce n’est pas de filmer d’une certaine manière pour ; c’est de filmer d’une certaine manière, le ‹ pour › est… Pour qu’il se passe quelque chose. » (Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Albatros, 1980, p. 120). 3. Pierre Reverdy, « L’image », Nord-Sud, no 13, mars 1918, p. 3. 4. Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972. 5. Voir la notion de « musique empathique » chez Michel Chion (Le Son, traité d’acoulogie, Paris, Arman Colin, 2010). 6. Jean-Luc Godard, « Le montage, la solitude et la liberté » [1989], Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard. Tome 2 : 1984-1998, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 242. 7. Histoire(s) du cinéma (Jean-Luc Godard, France, 1988-1998). Histoire(s) du cinéma est composé de quatre chapitres divisés en huit épisodes : 1A Toutes les histoires (1989, 51 min) ; 1B Une histoire seule (1988, 42 min) ; 2A Seul le cinéma (1994, 26 min) ; 2B Fatale beauté (1994, 28 min) ; 3A La Monnaie de l’absolu (26 min) ; 3B Une vague nouvelle (1998, 27 min) ; 4A Le Contrôle de l’univers (1998, 27 min) ; 4B Les Signes parmi nous (1998, 38 min). Réalisé pour la télévision française à partir de 1987, Histoire(s) du cinéma représente le projet le plus ambitieux de Godard. Après la sortie du film, Godard publie en trois volumes une version images-textes d’Histoire(s) du cinéma (voir Histoire(s) du cinéma, Paris, Gallimard, 1998) et fait également paraître un CD audio (Histoire(s) du cinéma [Introduction à une véritable histoire du cinéma, la seule, la vraie], Munich, ECM, 1999). 8. Jacques Aumont, Amnésies. Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard, Paris, P.O.L., 1999, p. 17. Pour la genèse de chacun des épisodes du film, voir surtout pp. 1-31. 9. Godard joue sur l’hybridité sémantique de la notion d’histoire associée au langage cinématographique. D’une part, en développant son propre langage, le cinéma s’est rapidement transformé en « conteur d’histoires », adaptant les mythes, les légendes, des figures éminentes de l’Histoire, produisant par la suite son propre régime de fictionalité. D’autre part, en inaugurant un procédé nouveau de « mise en archives » d’une époque, le cinéma devient partie intégrante de la condition de possibilité de l’Histoire : le cinéma se fait mémoire visuelle du siècle (document) ou pratique historiographique (une « machine à écrire » l’Histoire) ; autrement dit, il intervient dans l’élaboration ou dans l’écriture même de l’Histoire. 10. Dominique Païni, « Que peut le cinéma ? », Art Press, numéro hors série (« Le Siècle de Jean- Luc Godard. Guide pour l’Histoire(s) du cinéma »), novembre 1998, p. 4. 11. Ces interventions ont été publiées en un recueil (voir Jean-Luc Godard, Introduction à une véritable histoire du cinéma, op. cit.). 12. Pourtant, selon Jacques Aumont, « […] il n’y a pas moins postmoderne que Godard. » (Jacques Aumont, op. cit., p. 43). 13. Alain Badiou, « Le plus-de-voir », Art Press, op. cit., p. 86. 14. Céline Scemama, Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard : la force faible d’un art, Paris / Budapest / Kinshasa, L’Harmattan, 2006. Selon l’auteur, le cinéma révèle « sa puissance théorique et son pouvoir total de monstration comme l’impuissance de son impact dans la réalité » (id., p. 206). Scemama établit le fait que la matière de Histoire(s) du Cinéma est composée selon Godard de « force faible », à savoir d’une force qui permet seulement et a posteriori de lutter contre l’oubli.

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15. On assiste là à plusieurs manières de poser la question de l’Holocauste, et partant, de faire acte de mémoire : par le témoignage, par la question des traces, et enfin par des images ou des écrits produits tous deux au moment des faits. Dans son film, Yael Hersonski confronte les images tournées par les nazis dans un camp de travail aux journaux écrits par les prisonniers. Le film Respite de Harun Farocki fait de l’image même le point de départ de l’interrogation. 16. Jean-Luc Godard, « Une boucle bouclée : nouvel entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala » [1997], Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard. Tome 2, op. cit., p. 32. 17. Jean-Luc Godard parle ici du film de Roberto Begnini, La Vita bella (La Vie est belle, Italie, 1997) (voir « Aux frontières du cinéma : entretien avec Jean-Luc Godard », Cahiers du cinéma, numéro hors série, avril 2000, p. 16). On peut souligner les similarités de la réflexion de Godard avec la pensée de Ricœur. Godard manifeste clairement son désir de montrer le rapport entre l’histoire des autres et la sienne, entre l’individuel et le collectif, car, déplore-t-il, ce rapport « entre ces deux types d’Histoires est très rarement montré » (Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op. cit., p. 11). De même, Ricœur, lors d’une conférence intitulée « L’écriture de l’Histoire et la représentation du passé », tente de penser l’opération historiographique telle qu’énoncée par Michel de Certeau en passant par une réflexion sur la mémoire. Pour bien penser la représentation historienne, il faut selon lui substituer au devoir de mémoire un travail de mémoire (comme dans Histoire(s) du cinéma). Voir Paul Ricœur, « L’écriture de l’Histoire et la représentation du passé », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 55, no 4, 2000 (accessible en ligne : www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ ahess_03952649_2000_num_55_4_279877). 18. Paul Ricœur, « L’écriture de l’Histoire », op. cit., p. 736. 19. On peut évoquer à cet égard la critique qu’adresse Merleau-Ponty à Malraux. Pour Merleau- Ponty, le musée est synonyme d’historicité et de mort, puisque le passé n’entre plus en dialogue avec le présent. La « forme noble de la mémoire » est au contraire une forme double qui réinscrit le passé dans le présent : « […] tout le passé de la peinture livre au peintre une tradition, c’est-à- dire, commente Husserl, ‹ le pouvoir d’oublier les origines et de donner au passé, non pas une survie qui est la forme hypocrite de l’oubli, mais une nouvelle vie, qui est la forme noble de la mémoire › » (Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 74). 20. La répétition chez Godard prend la forme d’une « insistance » : elle s’inscrit (comme le fait visuellement le mot « histoire(s) ») ; elle s’énonce (« Histoire(s) du cinéma avec un S », répète Godard) ; elle se sérialise (voir la multitude de photogrammes, de films, de titres de livres). 21. Voici l’intégralité de la citation de Virgile : « sed revocare gradum superasque evadere ad auras, hoc opus, hic labor est. » (« revenir sur ses pas des enfers, et s’échapper vers les cieux, c’est une entreprise, c’est un travail difficile »). Dès le début du film, deux thématiques se croisent : celle de la lumière et de l’obscurité, et surtout celle de l’oubli et de la réminiscence. 22. J’emprunte la notion de « déterritorialisation » à Gilles Deleuze et Félix Guattari ( Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980). Elle renvoie ici au double geste d’abstraction et de re-signification à l’œuvre dans la pratique de la citation chez Godard. 23. Jacques Aumont, Amnésies, op. cit., p. 15. 24. Jean-Luc Godard, « Une boucle bouclée : nouvel entretien avec Jean-Luc Godard par Alain Bergala », op. cit., p. 33. 25. Paul Ricœur, Temps et récit 2, Paris, Seuil, 1983, p. 18. 26. La symphonie liturgique no 3 d’Arthur Honegger est devenue un symbole du combat entre l’Homme moderne et la décadence barbare. Elle fut écrite peu de temps après la Seconde Guerre mondiale. 27. Voir Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, pp. 234-235 : « Ce qui compte, c’est au contraire l’interstice entre images, entre deux images : un espacement qui fait que chaque image s’arrache au vide et y retombe. […] Une image étant donnée, il s’agit de choisir une

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autre image qui induira un interstice entre les deux. Ce n’est pas une opération d’association, mais de différentiation, comme disent les physiciens […]. En d’autres termes, c’est l’interstice qui est premier par rapport à l’association, ou c’est la différence irréductible qui permet d’échelonner les ressemblances. La fissure est devenue première et s’élargit à ce titre. » 28. Voir Kaja Silverman, « The Dream of the Nineteenth Century », Camera Obscura, vol. 17, no 3, 2002, pp. 1-29. 29. Jean-Luc Godard, « Montage, mon beau souci », op. cit., p. 30. 30. Pascal Bonitzer et Serge Toubiana, « Anti-rétro : entretien avec Michel Foucault », Cahiers du cinéma, no 251-252, juillet-août 1974, pp. 5-18. 31. Godard décrit l’opération historienne en termes de montage (ce qui lui permet en retour de décrire le montage comme une opération d’historien) : « […] quatre cents ans plus tard, on a François Jacob, le biologiste, qui écrit : ‹ La même année Copernic et Vésale... › eh bien, là, il ne fait pas de biologie, Jacob, il fait du cinéma. Et l’histoire n’est que là. Elle est rapprochement. Elle est montage. » (J.-L. Godard, « Histoire(s) du cinéma, à propos de cinéma et d’histoire » [1996], Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op. cit., p. 402). 32. « Une image dialectique est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant, dans un éclair, pour former une constellation. » (Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, Paris, Cerf, 2002, p. 479). 33. Voir André Breton, Nadja, Paris, NRF, 1928. 34. Au cours d’un entretien avec Charles Tesson, Bernard Eisenschitz explique que faire l’histoire du cinéma, c’est « décrire une machine à montrer de l’invisible » (Bernard Eisenschitz, « Une machine à montrer de l’invisible : conversation avec Bernard Eisenschitz à propos des Histoire(s) du cinéma », Cahiers du cinéma, no 529, novembre 1998, pp. 50-56). La notion d’« image latente » que j’aimerais proposer ici résulte de l’aptitude du cinéma à se voir et à se projeter dans une image composite qui ne se réduit pas à l’image que l’on voit, mais qui est le produit de deux images sonores qui s’assemblent en une articulation à plusieurs voix. 35. L’image récurrente du producteur américain Irvin Thalberg est étroitement associée à l’avènement de cette machine puissante qu’est Hollywood (comparée à « la puissance de Babylone »), la grande « usine à rêves » qui promettait le monde pour un « nickel » (« the world for a nickel ») : car « Irvin Thalberg a été le seul qui / chaque jour pensait 52 films » (1A). 36. « […] le cinéma n’a pas pu remplir sa mission », dit Godard (J.-L. Godard, « Le cinéma n’a pas su remplir son rôle » [1995], Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op. cit., p. 336). A cette déclaration, on pourrait évidemment opposer de nombreux films anti-nazis produits précisément à Hollywood : Three Comrades (Frank Borzage, Etats-Unis, 1938), Hitler – Beast of Berlin (Sam Newfield, Etats-Unis, 1939), Confessions of a Nazi Spy (Anatole Litvak, Etats-Unis, 1939), The Great Dictator (Chaplin, Etats-Unis, 1940), Man Hunt (Fritz Lang, Etats-Unis, 1941), None Shall Escape (André de Toth, Etats-Unis, 1944 : un film réalisé pendant la guerre mettant en scène le procès d’un criminel nazi), Hotel Berlin (Peter Godfrey, Etats-Unis, 1944-1945), Master Race (Herbert Biberman, Etats-Unis, 1944). Après la guerre, parler des camps est tabou, et il faut attendre Nuit et brouillard puis Shoah pour véritablement se confronter à la question de l’Holocauste. 37. Voir Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 43. 38. Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, p. 195. 39. Jean-Luc Godard compare le film Monika et le désir (Ingmar Bergman, Suède, 1953) à une « gigantesque et démesurée méditation à partir de l’instantané » (Jean-Luc Godard, « Bergmanorama », Cahiers du cinéma, no 85, juillet 1958, p. 2). Il se produit dans Monika, dit Godard, comme chez Proust, « un écartèlement de la durée ». On peut considérer les citations d’images, de textes ou de musiques comme autant de « plans » qui ont arrêté le regard de Godard, tel ce célèbre plan-regard de Monika à la fin du film de Bergman. 40. Bernard Eisenschitz, « Une machine à montrer de l’invisible : conversation avec Bernard Eisenschitz à propos des Histoire(s) du cinéma », op. cit., p. 56.

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41. Walter Benjamin, « L’image proustienne » [1934], Œuvres II, Paris, Folio, 2000, p. 150. 42. Antoine de Baecque, « Le don du livre », Cahiers du cinéma, hors série, novembre 1998, p. 64. 43. Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Paris, Seuil, 2001, p. 230. 44. Godard fait ici référence à Oscar Wilde, lequel apparaît aussi visuellement dans le film. Celui- ci peut écrire prophétiquement : « Notre seul devoir envers l’histoire est de la réécrire » (Oscar Wilde, « Le critique comme artiste » [1890], Intentions, Paris, Le Livre de Poche, 2000, pp. 145-146). 45. Maurice Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », op. cit., p. 78. Pour Malraux, la communauté ou la fraternité des peintres n’apparaît qu’après coup, rétrospectivement, lorsque la mort révèle enfin le sens profond des œuvres picturales et rend ainsi possible une histoire de la peinture à proprement parler. Mais si ce Musée imaginaire « nous donne bien le moyen de voir ensemble, comme moments d’un seul effort, des productions qui gisaient à travers le monde » (id., p. 77), ce n’est pas en vertu d’une force téléologique supérieure qui gouverne les peintres, mais parce que ceux-ci vivent tous la même énigme liée à la peinture, qu’ils reprennent à leur compte la tradition qui les précède en la reformulant. En transformant en « œuvres » des ouvrages arrachés à la contingence, « nées dans la chaleur d’une vie » (ibid.), le musée convertit cette historicité secrète, pudique, non délibérée, involontaire, vivante enfin, en « histoire officielle et pompeuse » (id., p. 78) : en transformant un sens ouvert en signification close et en « message », il incarne une historicité mortifère. 46. Id., p. 78. 47. Raymond Bellour, L’Entre-images, Paris, La Différence, 2002, p. 120. 48. Françoise Proust, L’Histoire à contre-temps : le temps historique chez Walter Benjamin, Paris, Editions du Cerf, 1994, p. 42. 49. Siegfried Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, 2010 [première publication : Theory of Film : The Redemption of Physical Reality, New York, Oxford University Press, 1960]. 50. Contre l’interprétation messianique du film, voir Georges Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003, p. 184 : « Or, il convient de replacer cette phrase dans l’immense réseau citationnel des Histoire(s), plutôt que d’en faire d’emblée une profession de foi unilatérale ou un dogme théorico-théologique. Au moment, d’ailleurs, où le mot ‹ résurrection › apparaît sur l’écran, Godard le met en perspective par son commentaire off, bien plus freudien que paulinien : ‹ Les deux grandes histoires ont été le sexe et la mort › ». 51. Hollis Frampton, « Pour une métahistoire du film : notes et hypothèses à partir d’un lieu commun » [1971], L’Ecliptique du savoir, Paris, Centre Georges Pompidou, 1999, p. 109.

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La poétique du piratage : appropriation et processus d’expérimentation

Abigail Child Traduction : François Bovier

Reconstruire la signification, ou du moins soustraire cette notion aux départements de marketing et aux firmes de relations publiques nécessite l’intervention de chasseurs de fantômes qui maîtrisent les codes de la culture visuelle. Marc Dery1 Il est facile de voir à quel point est attaché à l’aliénation du vieux monde le principe même de spectacle : la non-intervention. […] La révolution n’est pas ‹ montrer › la vie aux gens, mais les faire vivre. Guy Debord2

1 ECRIRE SUR LE CINÉMA DE found footage, c’est écrire sur la mémoire, ses activités, son archéologie, son activation, ses transformations et ses déformations. Qu’il s’agisse de Hollywood, de films de famille, de ou d’actualités, le temps re-cadre les films et les photographies ; et ce cadrage révèle un imaginaire socio-économique rhizomatique et dispersé. En un sens, le found footage, c’est l’histoire culturelle : une épigenèse symbolique.

2 Le cinéma se transforme irrémédiablement en found footage, détruit et nourri par le passage du temps [bleeding and breeding through time]. Les images, qu’il s’agisse à l’origine de films documentaires, de publicités, d’actualités, de films de fiction, de chutes, ou de bobines endommagées, sont des résidus. Il n’empêche, elles se déroulent continuellement : elles ricochent contre nous. Nous re-lisons ces images à travers l’acte de la remémoration et le prisme de nos convictions. Nous resituons leur sens par rapport à leur époque, mais aussi à partir de notre situation présente, ironiquement, nostalgiquement, sentimentalement, familièrement, nationalement, politiquement. Le found footage engage le passé : c’est-à-dire une secondarité du sens et de la compréhension. Le métrage d’origine, argentique ou digital, est reconstitué, esthétisé, politisé, fantasmé ; le présent devient familier, et le passé resurgit. L’objet produit

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s’apparente à une spirale imaginaire, à un amalgame historique, à un voyage à travers le temps.

3 Comment re-lire ces histoires à travers un regard critique ? Comment faire défiler dans notre esprit une banque d’images mémorielles ? Ou plutôt, comment pouvons-nous les reformater ? Comment intervenir sur ce qui est oublié, rejeté, mis de côté ? Comment prendre en compte les implications ambivalentes d’images de familles, de portraits individualisés, de rivalités entre enfants, de récits personnels, se situant dans les marges, voués aux gémonies ? Le found footage se présente indissociablement comme perte et comme histoire : comme détritus, dont le pouvoir de réfraction est sans doute plus intense que l’Histoire officielle.

4 * * *

5 EN 1999, L’ARCHIVISTE RICK PRELINGER a mis de l’ordre dans sa collection de films ; il m’a donné peut-être vingt bobines. Il s’agissait de matériaux banals, quelconques, issus de films industriels et de films éducationnels, c’est-à-dire de « chutes » dans un sens hyperbolique. Personne ne voulait de ces bandes. Je me suis efforcée de tirer quelque chose de ces matériaux destinés au rebut, en vue d’interroger, entre autres choses, les notions de « valeur » et d’intégration. En a résulté Surface Noise (2000).

6 J’ai choisi de recourir à la forme classique de la sonate comme principe d’organisation : c’est-à-dire une composition en trois parties – avec une exposition, un développement et une récapitulation – qui explore deux thèmes ou deux sujets en établissant des relations clefs. Je me suis efforcée de réaliser ce que j’avais par le passé désigné comme des « traductions impossibles ». La couleur rouge était assignée au thème A, la couleur bleue au thème B. J’ai substitué la couleur au contenu, avant tout parce qu’une grande partie du métrage avait viré au rouge – ce qui arrive avec des copies de travail usées par le temps. Comme le film est presque fini au stade du montage, les images « rouges » pouvaient venir à faire défaut, et je devais re-définir mes catégories, tant et si bien que le résultat a suivi un cours improvisé3. Néanmoins, la forme de la sonate permettait d’assembler ces matériaux disparates. Parfois, la forme musicale n’est pas reconnaissable, mais on ressent la structure derrière les matériaux : comme dans un immeuble, où l’on n’est pas conscient des structures en béton ou du revêtement du sol sur lequel on marche, mange et dort. Le métrage que j’avais retenu explorait l’espace public, en se concentrant sur le travail. J’ai ajouté des images en noir et blanc de films de familles extraites d’autres sources, qui introduisaient la problématique des classes : les propriétaires et les travailleurs, le loisir et le travail, la saturation et la dispersion.

7 J’ai choisi en partie comme bande-son des chutes de ma série de films Is This What You Were Born For ? (1981-1989) : des matériaux qui avaient été finalement retirés de la structure d’ensemble du film ou qui n’avaient pas été utilisés du tout. Des bribes de voix over des poètes Steve Benson et Carla Harryman4 ponctuent le film. J’ai également inclus de la musique, des sons, des percussions, des dialogues et d’autres extraits de bandes sonores optiques à partir de différents matériaux filmés que j’ai sélectionnés. J’ai fait appel à des musiciens avec qui j’avais déjà travaillé par le passé : Zeena Parkins (au synthétiseur), Christian Marclay (aux platines), Shelley Hirsch (à la voix) et Jim Black (aux percussions). Ils ont enregistré face aux images, faisant plusieurs prises ; à partir de ce matériau, j’ai sélectionné, monté et mixé différentes bandes sonores en relation avec des sons trouvés. Il est possible de mettre en scène les actes carnavalesques de l’histoire à partir des épaves et des reliques de la culture cinématographique qui flottent à la dérive.5

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8 Ce film porte sur la couleur, le rythme et la beauté, mais aussi sur l’accélération, le jeu, la vitesse, la critique et la traduction. L’enjeu est de recontextualiser les images et les sons en un ensemble qui s’ouvre à de nouvelles significations, récusant la normativité de l’« éducation » et les valeurs culturelles admises. Cette œuvre reflète le monde en général, son enchantement comme ses misères, son exploitation comme ses désirs, de façon sensible et explosive. Objet à la fois séduisant et dérangeant, ce film cherche à reterritorialiser les éléments constitutifs du cinéma, tout en interrogeant les structures de la narration, du pouvoir et du genre sexué. Cette œuvre éprouve la façon dont on assimile les informations et évolue entre l’histoire et la mémoire, re-façonnant et re- signifiant l’image cinématographique dans son déploiement.

9 Cette intention a orienté tous mes films, quelle que soit leur structure ou leur contenu, que je les aie tournés intégralement ou qu’ils reposent exclusivement sur des documents d’archives. Dans mon travail le plus récent, des idées multiples et des voix sédimentées persistent à se répondre à travers d’étroites correspondances. Mes films cherchent à répondre aux problématiques du genre, de la misogynie, du queer, et à cultiver un sens de l’art qui procède par la fracturation des codes et par la mobilisation du public : les ressacs d’une vague tourbillonnante et polyphonique. Mon travail tente, par sa rapidité comme par sa matérialité, d’incarner le flux cognitif, l’échange d’idées qu’une image et un son peuvent susciter dans notre cerveau. Le cinéma opère une distinction entre notre connaissance passée et notre connaissance la plus récente, entre notre présent et son interprétation. L’effet se manifeste toujours entre des contextes. Dans cet espace vide mais de liaison, à travers cette vibration, courant le long de l’échine, s’échappant, glissant, bondissant, disparaissant – le public donne vie au film.

10 A l’opposé des instructions de Walter Murch qui recommande d’utiliser exclusivement le matériel sonore que l’on a enregistré soi-même, je travaille souvent à partir de sons trouvés, entremêlés à d’autres formes sonores6. Je collabore avec des musiciens et j’expérimente à partir de bandes-son optiques, les sons se superposant entre eux ou à une image, s’opposant à l’image. Je procède par couches sédimentées, par transformations, le son vibrant en désaccord, avant de disparaître.

11 Par la suite, j’ai travaillé sur une échelle plus large, en pensant aux différences ou aux sautes entre les scènes, entre les mises en scène, plutôt qu’entre les plans – notamment dans un long métrage expérimental portant sur Emma Goldman : Acts & Intermissions – un ensemble prismatique de scènes faussées, trafiquées, tant sur le plan historique que contemporain. Je continue à penser que la poésie change le monde, ou qu’elle peut changer le monde. […] Dans mes travaux, ma démarche sur le plan technique consiste à trouver de nouvelles formes par lesquelles je peux devenir le support de l’œuvre et tenter d’éprouver et court-circuiter le style du mieux que je le peux.7

12 Cette irrégularité, cette pluri-vocalité – la poly-sémiotique de l’insistance différentielle et multi-intentionnelle –, constitue un choix esthétique. Les œuvres ne se répètent pas : elles ne se confondent pas en un tout. Pareille ambition problématise peut-être la compréhension de l’œuvre, et sans aucun doute sa catégorisation. Et en effet, The Future is Behind You (1995) est relié à Covert Action (1984) et à Cake and Steak (2004), en ce sens qu’ils sont tous construits comme des films de famille, portant principalement sur le monde de jeunes femmes et structurés sous forme de chapitres ; mais ils sont séparés par vingt ans de distance. Et aucun de ces films n’entretient de liens évidents avec des

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œuvres encyclopédiques telles que Prefaces (1981), Mercy (1989) et Surface Noise (2000), dont les sources reposent largement sur des images industrielles et éducationnelles. Et l’on trouvera encore moins de relations directes par rapport aux cut-ups et aux réarrangements de figures narratives dans Dark Dark (2001), Mirror World (2006), Salomé (2014), To and No Fro (2005) et Ligatures (2009).

13 Aucune de ces œuvres ne fait preuve de nostalgie envers les années 1950 ou les films de familles. Ce ne sont ni des , ni des satires de célèbres films hollywoodiens, ni des soap operas avec des héroïnes vues sous un angle misogyne, ni un effort de deuil envers une mère décédée. Ce sont des mondes d’images constitués à partir de déchets, d’images délaissées, de contenus marginaux, de sons inadéquats, de bribes de films mainstream, en bref, une opération de sauvetage. Le film crée une forme d’architecture, que nous pourrions décrire comme une architecture molle et virtuelle à partir de vestiges culturels. Un artiste ne devrait-il pas tenter de structurer l’amas d’images qui hante son esprit : c’est-à-dire re-disposer/relire/réarranger le paysage industriel/ capitaliste des images ; créer à partir du fatras de beautés et d’informations qui s’échangent rapidement et s’accélèrent à l’époque contemporaine ? Il ne s’agit pas d’opérer un retour au paysage, au sexisme, mais bel et bien de traverser, de détourner et de briser ce « flux ». Notre regard se porte sur l’espace désagrégé de l’échange symbolique du sens. […] Quelle peut donc être la forme d’une politique engagée au sein de l’empire des signes ?8

14 Ce qui m’intéresse, ce n’est pas une forme close, mais qui « frémit » et qui est suggestive9. Parler clairement ne constitue pas selon moi un geste politique, mais nous ramène à l’idée orwellienne d’une langue instrumentalisée. L’appropriation et le collage constituent un médium artistique qui appartient spécifiquement au XXe siècle. Les citoyens de l’ère moderne, et désormais post-moderne ou post-internet caractéristique du XXIe siècle, font preuve d’une capacité à affronter la discontinuité, tant sur le plan de l’esthétique que de leur vie physique/virtuelle, que l’on n’aurait pas pu imaginer par le passé. Il faut peut-être rappeler que la compulsion pour le montage est liée à une technologie déterminée et à des moyens de production de masse, qui remontent aux journaux au XIXe siècle, avec leurs nouvelles contiguës et leurs récits variés, l’espace s’ajustant au temps de « lecture » des pendulaires. Ainsi, le rythme du travail et des informations, l’industrialisation qui se caractérise par sa vitesse et sa capacité à toucher les masses, s’associent pour former ce que l’on pourrait appeler une culture du collage. J’ai grandi au sein de cette culture, constituée d’images de magazines, comme Life ou National Geographic ; d’articles qui sautent d’un pays à l’autre, d’un sujet à l’autre ; et de la télévision qui emblématise le zappage, la variabilité, le changement, l’amalgame de l’information, du contenu et de la publicité. Ce monde est le nôtre ; et nous nous adonnons sans retenue au collage, au glanage.

15 Ce qui m’intéresse, c’est l’excès, ce qui ne se laisse pas aseptiser. Ce n’est pas l’image parfaite, le poème parfait, mais le désordre, l’inarticulé, l’extraordinaire, le brouillon qui m’animent. Mon cinéma est mis en pièces ; il n’est en aucun cas monumental. Il n’est pas aléatoire, mais inclusif et maximaliste. J’aimerais écrire un poème sur la mise en ordre.10

16 Ce que suggère ici Bernadette Mayer, c’est qu’il faut miser sur ce qui n’est pas reconnu, sur ce qui est rejeté et jugé sans valeur. Comme mes héros cinématographiques, Arthur Lipsett et Agnès Varda, dont le travail créatif repose sur le glanage, remettant en cause

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notre sens de la valeur tout en attestant de la puissance de résonance d’images trouvées, de leur capacité à refléter le monde.

17 On active des textes / des montages à partir d’accumulations de signes. On met en forme des résidus. Une polyphonie manifeste attribue à l’assemblage un air d’évidence. Chaque amalgame peut se métamorphoser en créature, en une sorte de « cactus », une innovation, qui inspire et qui expire11.

18 D’AUTRES FOIS, LE MÉTRAGE EST « parfait » tel quel, comme dans ce film de Ken Jacobs de 1986 : Perfect Film12. Dans mon œuvre, c’est Dark Dark qui s’apparente le plus à un « film parfait » – c’est-à-dire présenté comme trouvé, dans la filiation du projet de Duchamp. Le métrage provient d’un ami qui a frappé à ma porte avec deux sacs de commissions remplis de films super-8 et 16mm. Les vingt minutes de Dark Dark sont tirées d’une bobine d’une heure, ses images étant inversées et passées à l’envers13. Le film s’apparente à une copie de travail récupérée dans la poubelle d’un studio, hâtivement assemblée, sans qu’aucune attention ne soit prêtée à la tête ou à la queue de la pellicule, à la base ou à l’émulsion. A mes yeux, le film était presque parfait dans sa magie combinatoire : comme un geste narratif fantomatique et mouvant qui entremêle quatre fragments de récits trouvés : le , le western, la romance et la poursuite. Cette structure reposant sur des histoires croisées me rappelait Mayhem, et par ailleurs mon premier film expérimental, Some Exterior Presence, où je manipule librement des images de nonnes, passant le film en avant et en arrière, du début à la fin14.

19 Qui a tourné les images d’origine ? S’agit-il d’étudiants, les plans paraissant filmés en haut de West Side, avec des jeunes gens ? Ou s’agit-il d’ouvriers syndiqués, d’opérateurs professionnels ou de techniciens qui se sont réunis pour réaliser un film, puisque les hommes manipulant le clap à chaque « prise » présentent une calvitie avancée et un âge respectable ? Je ne l’ai jamais su, mais j’aime particulièrement le mouvement des hommes avec les claps, qui se tiennent à côté de l’actrice non professionnelle et dont l’ombre gagne le visage à chaque prise de vues : il s’agit d’une histoire du dehors, d’un méta-moment dans lequel la caméra est « synchrone » avec le son.

20 Le plus souvent, je monte mes films suivant une logique d’addition. Dans ce cas, j’ai traité le film par soustraction, comme un bloc de pierre à sculpter. J’ai procédé par suppression des matériaux jusqu’à ce que la bobine se réduise à un ensemble de narrations qui s’effondrent ou entrent en collision. Je n’ai pas altéré l’ordre des plans, je n’ai pas déplacé les pièces du puzzle pour qu’il devienne « lisible ». Bien au contraire, j’ai suivi une équation du second degré pour déterminer les figures narratives. La musique d’Ennio Morricone accompagne les images, créant des réseaux hypnotiques et saturés qui évoquent des souvenirs et la folie. Dans ce film réduit en fragments, on trouve une histoire de revanche caractéristique des films noirs, une femme empoisonnant son mari qui ensuite la hante du fond de sa tombe ; une adaptation du célèbre récit de O’Henry, une femme coupant ses cheveux pour acheter une chaîne de gousset à son mari, tandis que l’homme vend sa montre pour offrir un peigne à sa femme ; une scène de cowboy soudainement et définitivement interrompue ; et une course-poursuite improbable dans Central Park. Pour rendre hommage à l’esprit de bizarrerie et au concept de tissage-avec-une-erreur, j’ai inversé un plan (qui défile à l’envers) et j’ai ajouté un plan de mon cru au montage.

21 EN 2005, J’AI CONÇU Foreign Films : ce titre désigne un ensemble ouvert de films et d’installations conçus en collaboration avec des poètes, avec de l’image et du texte. Ce projet est inspiré de mon enfance et de la seule salle de cinéma à downtown East Orange,

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dans le New Jersey, qui diffusait des films étrangers. C’est dans ce contexte que j’ai découvert le sous-titrage, le texte apposé au film, et l’attrait de l’idiosyncrasie : le conflit entre l’image et le texte. A présent, j’ai terminé quatre films de cette série : To and No Fro (2005), avec Monica de la Torre et Une femme sans amour (1952) de Buñuel ; Mirror World (2006), avec le poète Gary Sullivan et Mangala, fille des Indes (1952) de Mehboob Khan ; (If I Could Sing a Song About) Ligatures (2009), avec Nada Gordon et les photographies d’Ernest J. Bellocq à Storyville ; et Salomé (2014), avec Adeena Karasick et le film homonyme de Charles Bryant de 1923 dont le rôle clef est interprété par la danseuse russe Nazimova.

22 Pour Mirror World, je m’en suis remise à un magasin de location de DVD de films indiens sur la 6e rue, à East Village ; je m’y suis rendue chaque semaine, en demandant des conseils. Mes amis les poètes Gary Sullivan et Nada Gordon, qui sont des aficionados de Bollywood, m’ont fait bénéficier de leur connaissance approfondie et minutieuse de cette cinématographie15. Nous avons passé plusieurs soirées à visionner des films ensemble. Ils m’ont laissé quelques films et Gary m’a envoyé quatre pages de matériaux trouvés : soit soixante phrases d’une excentricité remarquable et d’un esprit de quiproquo confondant, extraites de dialogues « mal traduits » de films bollywoodiens. J’en ai finalement utilisé un tiers.

23 Mais le film que j’ai choisi, après plusieurs semaines de montage, n’a pas répondu à mes attentes. Le problème, c’est que le film lui-même est déjà trop spectaculaire. Son excès confine au sublime. Je ne pouvais pas distordre sa signification dans une autre direction.

24 Ce film singulier, Mirror World, occupe la partie centrale d’une installation sur trois écrans, que j’ai dû réaliser en six semaines ; l’équilibre des couleurs, en relation avec les deux autres films adjacents, To and No Fro et Dark Dark, des collages narratifs en noir et blanc, détermine le triptyque16. Je suis ensuite tombée sur Mangala, fille des Indes, dont les gros plans, les couleurs criardes, la politique de genre et de classe, le mélodrame galvaudé et parfois osé, invitaient à un geste de déconstruction. Le film est flamboyant et empreint de stéréotypes, mais aussi évocateur et poétique. Ma première décision a été de supprimer tous les plans comportant des hommes. Cela implique que, par moments, seule la moitié de l’écran est occupée ; et c’est devenu l’un des principes constructifs de ce film sur le plan visuel, cette façon dont l’image disparaît soudainement.

25 Dans Mirror World, l’histoire se répète à trois niveaux distincts (au moins) : en tant que moment du cinéma épique flamboyant du Bollywood des années 1950, avec le film musical de cape et d’épées Mangala, fille des Indes de Mehboob Khan ; en tant que théâtre de la mémoire culturelle de l’Empire britannique, avec les conséquences sous-jacentes du colonialisme et des différences de classes, systématiquement refoulées ; en tant que terrain de bataille pour des stéréotypes genrés persistants. Tournant en dérision ces différents aspects, Mirror World génère sur le plan conceptuel un bouillonnement aveuglant d’images et un texte paratactique. Les jeux formels et le texte poétique minent toute logique de causalité, subvertissant les conflits de classes et l’expression du désir à travers une beauté luxuriante et excessive. L’effet d’illustration est contredit par la fragmentation, alors que le texte tourne en dérision l’image, refusant d’effacer l’ironie, poussant le public à la participation et à la re-connaissance.

26 Qui êtes-vous ? Pourquoi êtes-vous là ? Ces questions traversent tous les personnages féminins de Mirror World. La mention : On ne peut pas compter sur le ciel s’inscrit à l’écran

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entre le lac et le ciel, l’image étant renversée, la réflexion du ciel dans l’eau se confondant avec le ciel tel que nous nous le représentons. Sur le dos d’une femme, on peut lire : Détourne tes yeux de mon visage. Le texte répond à l’image, suivant une tactique que j’utilise depuis Covert Action (1984), c’est-à-dire que le texte reconfigure l’image, entre en collision avec elle ou la découpe. Le texte nous projette hors-champ, en dehors de toute mise en scène définie, suivant des sons évocateurs qui fracturent l’image. … comme si je m’adressais à moi-même L’histoire d’une personne commence par celle d’une autre. Tous les êtres humains sont irréels Pense à moi comme à l’incarnation de la beauté… C’est ce que tout le monde pense de moi.

27 Dans l’installation pour trois écrans Mirrorworlds, les films sont projetés simultanément, avec leurs bandes sonores respectives, parfois sur différents murs, parfois sur un seul mur. Sur la gauche et sur la droite, se trouvent les montages en noir et blanc de récits d’héroïnes et de héros ; au centre, il y a Mirror World. Des procédés de fragmentation disloquent le corps humain, celui-ci tournoyant dans le champ. Le mélodrame revêt un aspect humoristique digne du mythe de Sisyphe, même si les répétitions sont infiniment variées. Chaque film suit une durée différente, de telle sorte que la synchronicité passagère des trois films alignés côte à côte ne se reproduit jamais. Les changements sont constants, et pourtant des schémas récurrents émergent : par exemple, trois visages, en gros plans, sont tournés dans des directions opposées ; ou alors, des personnages traversent des portes avant de se heurter au seuil fermé/ bloqué/contrecarré par les images avoisinantes. Les différentes couches de sons forment un pot-pourri cacophonique, évoluant entre l’espagnol, le hindi et l’anglais, à travers des bribes de dialogues, des commentaires comiques et de la musique, le tout en situation de miroir.

28 Nous baignons dans une mer de récits, une mer qui est spécifiquement féminine et mélodramatique. Je réalise des films en tant que féministe17. Des fragments de narrations sont suggérés (un regard, un mouvement, un accord, un sous-titre ou une syllabe), intensifiés (à travers une répétition arythmique, le montage, la juxtaposition) et finalement abandonnés (ou du moins projetés dans toutes les directions imaginables). Le hindi se superpose à l’espagnol, à l’anglais, divers styles musicaux et effets sonores se chevauchent, et l’esthétique de l’interruption elle-même est suspendue à travers de longs plans fixes de paysages ou de gestes.18

29 * * *

Une première digression : sur la matérialité et le temps

30 Tout au long de cet essai, je me suis confrontée à la matérialité du cinéma. Mes films les plus récents ont été montés digitalement, pour des raisons techniques : c’est-à-dire pour assembler le son et combiner ensemble les différentes sources d’images – comprenant du 16mm, des vidéos tournées à partir d’un iPhone, du HD, du DVCAM et des téléchargements sur internet. Je reste cependant consciente de la différence entre la pellicule et le HD – tant sur le plan du tournage que du visionnement ou du spectacle.

31 La matérialité du cinéma participe à cette distinction. Le cinéma est doté d’une profondeur. La pellicule, l’original, le négatif ou l’inversible reposent sur un processus

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chimique et sur une dimensionnalité. Lorsque la pellicule est projetée, on perçoit immédiatement l’insolubilité granuleuse de la mise au point dans l’image de base (mal) diffusée. La pellicule peut moisir (comme cela a été le cas avec mon film original de 1979, Ornamentals) ; elle repose sur un substrat chimique. Quand bien même en sommes-nous conscients, la profondeur du film, quand on la compare à la même image projetée en haute définition, devient évidente, criante. L’image HD paraît plate, comme si elle se reflétait sur du verre, et je pense au commentaire insolent de Brakhage qui soutenait que la vidéo « s’écrit sur l’eau ». Sa prise de position semble poétique, presque fragile, mais je pense qu’il voulait dire par là que l’image se tient à la surface, qu’elle flotte, disparaît, et finalement s’abîme. Et en effet, le digital est purement liquide, virtuel.

32 C’est un lieu commun d’affirmer que l’Histoire a pris fin avec le digital. D’un certain point de vue, le raz-de-marée d’informations qui nous noie chaque jour crée un passé aussitôt démodé, l’histoire se calculant en semaines/jours/heures. De plus, ces informations sont virtuelles au niveau de leur substance. Elles sont indicibles. Toutes ces photographies de famille vont disparaître si on ne les transfère pas, si on ne les charge pas. Si l’on retrouve trente ans plus tard un disque dur au fin fond d’un garage ou dans un grenier, on ne parviendra plus à le faire fonctionner. Le Nuage disparaîtra, ou sera dépourvu d’images, ou les gardera par-devers soi. Comment conserver les images de la famille, de la nation, de la guerre, de la mémoire, du témoignage ?

33 Mais en avons-nous vraiment besoin ? Ne faudrait-il pas bien plutôt s’en passer ? Je connais beaucoup de personnes qui ont jeté leurs DVD, disques, livres, après les avoir enregistrés sur un disque dur. Mais celui-ci a une durée de dix ans. Est-ce là notre nouvelle Histoire ? Ne faut-il pas plutôt y voir la Fin de l’Histoire ? Avec le digital, la question des archives qui passeront à la postérité se pose avec acuité, dans une proportion égale à la facilité que l’on a de reproduire et copier des images : qu’en restera-t-il ? Et pour combien de temps ?

34 Par rapport à la pratique du found footage et du cinéma, cela signifie non seulement que tout est disponible, mais que tout peut être perdu. L’ensemble de cet ADN matériel/brut/ culturel est sauvegardé sur des disques durs, à la durée de vie limitée. Le miracle éternel du digital consiste à copier sans cesse des fichiers d’un disque dur au prochain format et au suivant, de télécharger toutes ces informations sur le Nuage informatique, etc. En tant qu’artiste impliquée depuis plusieurs décennies dans la réalisation de médias, je tente de me situer moi-même au-dessus de cette mêlée. Ce qui est compliqué et coûteux ; mais si je ne le fais pas, mon œuvre ne connaîtra pas d’avenir19. La question n’est toujours pas résolue : le digital a-t-il accru le caractère éphémère de nos images collectives, à la mesure de l’élargissement de son accessibilité et de sa mobilisation dans l’art et les sphères commerciales ?

Seconde digression : à propos de l’« aura » et du temps

35 En gardant à l’esprit le principe énoncé par Hollis Frampton – l’art advient lorsque les œuvres ont perdu leur utilité –, j’aimerais suggérer que la photographie et le cinéma se sont modifiés avec le temps par rapport au concept de l’aura. Walter Benjamin décrit résolument un phénomène de « libération des objets de leur aura » dès 1931, dans sa « Petite histoire de la photographie », où il commente en ces termes les photographies

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d’Atget : « […] elles aspirent l’aura du réel comme l’eau d’un bateau qui coule »20. C’est sur ce point que se noue la définition de l’aura : « Un singulier entrelacs d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, aussi proche soit-il. »21 Les exemples donnés par Benjamin pour illustrer cette définition ont trait à la nature : les montagnes ou une branche, observées « par un jour d’été, à midi, […] jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur apparition ». Benjamin envisage la « destruction » de l’aura par l’impermanence et la reproductibilité comme une opération de « salutaire distance »22. Dans cet essai devenu classique, il cherche à ressaisir les expériences potentielles ouvertes par ces nouvelles formes culturelles. Quand il aborde le cinéma, Benjamin adhère à un modernisme technologique affirmatif, qui célèbre les conséquences du déclin de l’aura.

36 Pourtant, j’ai vécu à plusieurs reprises le visionnement de films comme un événement singulier, où l’unicité d’un espace apparaît, le temps d’un instant : comme une authentique performance. Dans ces cas, l’expérience de la séance cinématographique est elle-même investie d’une aura : la non-reproductibilité d’instants singuliers de visionnement. Tout à coup, le film était/devient vivant. Je peux donner les exemples suivants : le visionnement de longs métrages hollywoodiens au balcon d’une salle de downtown New Jersey, à Newark, à la fin des années 1960, le sol jonché de pop-corn et exhalant l’odeur écœurante de sucreries, tandis que le public indiscipliné n’hésitait pas à répondre aux propos tenus à l’écran ; l’expérience de Do the Right Thing (Spike Lee) dans un Spic Span d’un shopping mall du New Jersey avec un public principalement blanc, qui est ressorti chapeau bas ; un drive-in lorsque j’étais adolescente, avec une copie si dégradée et « reproduite » que la publicité pour une pizza s’apparentait à une blessure sanglante suintant sur l’écran – un événement inoubliable, mais d’une matérialité hystérique.

37 Comme Kodak a limité sa production de pellicule, renonçant à certains types, celle-ci est devenue une denrée rare. Par exemple, le tirage de mon film Ornementals reposait sur de la pellicule Kodachrome. Dans les années 1980, quand la pellicule Kodachrome a été abandonnée, j’ai tiré sept copies du film. Désormais, Ornementals n’est plus un artefact technologique reproductible indéfiniment. Ce film est devenu une édition limitée pour des raisons techniques. Le cinéaste Bruce Conner avait re-monté les séquences de montage ultra-court au centre de Report, en intervenant à l’intérieur des copies elles-mêmes, de sorte qu’il existe plusieurs « mono-copies » uniques et modifiées de ce film. Mais comme le celluloïd a presque disparu à Hollywood, les coûts se sont envolés. Deux directions opposées voient le jour : une attraction/dépendance décuplée envers la pellicule trouvée par des artistes, qui explorent de fait des archives ; et une valorisation accrue de la rareté de la pellicule. Le film remporte la « mise » alors même qu’il est en voie d’extinction. Il suffit pour s’en convaincre de penser aux récents achats de copies et de négatifs 16mm par des musées, ou aux collectionneurs d’art qui acquièrent des œuvres multimédia (qu’ils lèguent le plus souvent à des musées). Historiquement, il est possible que le support du film n’ait duré que 110 ans.

38 S’agit-il là d’un regard nostalgique et rétrograde ? Ou d’une obstination de luddite, de briseur de machines ? Je ne le pense pas. Bien au contraire, j’entends désigner ici un changement de technologies radical, et la façon dont la culture reflète et est réfractée par ces bouleversements. Nous envisageons la surface du film comme bidimensionnelle, à la différence de la planéité du support HD (je l’ai déjà noté auparavant) : la pellicule est dotée de profondeur et présente une saturation différentielle des couleurs. La

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différence entre ces supports est comparable à celle entre la chaleur et le piqué d’un disque vinyle d’une part, et le son digital d’autre part. La popularité du film a tendance à s’amenuiser, celui-ci devenant un art et entretenant dès lors une nouvelle relation à l’histoire de l’image en mouvement, tandis que les processus de digitalisation sont en pleine mutation, et sur le point de nous transformer. A la fin des années 1980, le format Digital8 prédominait ; pendant les années 1990, le DVCAM s’est généralisé, avant de laisser place au XXIe siècle au Full HD, avec des logiciels de montage digitaux qui se sont imposés dès la fin des années 1990. Ces bouleversements technologiques n’ont pas seulement eu un impact sur la qualité de la représentation, qui a gagné en nombre de pixels et en netteté, mais également sur notre perception corporelle. En 2006, tandis que je tournais en DVCAM avec Arthur Jafa23, opérateur reconnu, nous avions interposé des filtres face à l’objectif de la caméra pour flouter l’image, et ainsi rapprocher le DVCAM de la qualité du film. Si l’on regarde à présent le flouté du DVCAM depuis le point de vue plus aiguisé auquel nous a accoutumés le HD, on peut légitimement poser la question : comment avons-nous pu penser que ces images étaient nettes ? L’expérience du bruit du défilement de la pellicule, du scintillement de l’image photochimique, de l’éclat de la lumière s’échappant du projecteur situé dans la cabine au fond de la salle, de l’irradiation de notre mémoire historique par ce premier dispositif de projection d’images en mouvement est à jamais perdue. On vit à présent dans un univers digital, et on peut s’interroger : comment le digital affectera-t-il notre mémoire ? Est-ce qu’il l’avivera, tandis que les téléphages « vivront l’expérience » d’un gribouillis virtuel qui se déploie sur leurs murs de la taille d’un écran ? A quelles histoires le digital nous invitera-t-il ? Est-ce que l’on croulera sous la masse/le chaos des images déversées ? Faut-il y voir l’annonce d’un monde reposant sur l’oubli et l’effacement ?

39 J’adhère à la position de Vilém Flusser qui soutient que l’image technique a bouleversé notre façon de voir et de penser. Dans Pour une philosophie de la photographie, il suggère que la photographie et le cinéma ont opéré une transformation structurelle par rapport à la conscience et à la culture humaines aussi importante que l’écriture linéaire il y a 4000 ans24.

40 La photographie et le cinéma ont bouleversé notre mémoire, ont modifié notre connaissance du passé et la façon dont nous l’appréhendons. A présent, les scientifiques affirment que notre capacité de concentration s’est transformée, et sans aucun doute notre rapport au regard et à la mémoire s’est métamorphosé ; nous voyons le monde à travers une machine. Notre vision est de plus en plus nette, claire, mais irréelle aussi. Qu’implique donc le fait de voir le monde à travers la technologie ? De vivre à travers une distance ? L’homme oublie que c’est lui qui a créé les images, afin de s’orienter grâce à elles dans le monde. Il n’est plus en mesure de les déchiffrer, il vit désormais en fonction de ses propres images : l’imagination s’est changée en hallucination.25

41 Si nous voulons être des « chasseurs de fantômes » qui maîtrisent les codes de la culture visuelle, nous devons en tant qu’artistes approcher ces images avec attention, savoir-faire, détermination et délicatesse, pour retourner ou, si vous préférez, détourner l’hallucination en imagination : pour re-former une vision qui demeure humaine, avivée, ludique et consciente.

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NOTES

1. Marc Dery, « Culture Jamming : Hacking, Slashing, and Sniping in the Empire of the Signs », Open Magazine Pamphlet Series 25, 1993, http://markdery.com/?page_id=154 [ma traduction]. 2. Guy Debord, « Rapport sur la construction des situations », juin 1957 ; « Pour un jugement révolutionnaire de l’art », février 1961, dans G. Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, 2006, p. 325, p. 561. 3. Ce processus est comparable à l’une de mes œuvres antérieures, le court métrage muet Ornementals (1979), dans lequel le spectre des couleurs constitue le principe d’organisation de matériaux trouvés ou tournés pour l’occasion. Là aussi, je pouvais me trouver à court de plans verts par exemple, et je devais improviser pour poursuivre la construction. 4. Les échanges de paroles dans Covert Action (1984) reposent principalement sur ces deux poètes. 5. , interview, Canyon Cinema, catalogue de distribution, 2000 [ma traduction]. 6. Je me plie parfois aux directives de Murch, notamment pour cette raison : il s’agit là d’une véritable leçon d’écoute. 7. Bernadette Mayer, avec Bill Berkson, What’s Your Idea of a Good Time, Tuumba Press, 2006 [ma traduction]. 8. Marc Dery, op. cit. [ma traduction]. 9. Rachel Zolf, « Interview », dans Kate Eichhorn et Heather Milne (éd.), Prismatic Publics, Innovative Canadian Women’s Poetry and Poetics, Toronto, Coach House Press, p. 189. 10. Bernadette Mayer, op. cit. [ma traduction]. 11. A l’occasion d’une conférence à Hill’s Talks, à la fin des années 1970, Ron Silliman a pu parler de poètes qui créent un art formant un « cactus », une créature originale. 12. Kenneth Jacobs, Perfect Film, 1986, 20 min : un film sur l’assassinat de Malcolm X. Jacobs restitue le métrage tel qu’il l’a trouvé : des fragments de chutes d’un reportage télévisé réalisé juste après les coups de feu. L’évidence de la communauté noire en colère, accompagnée de sympathisants et de citoyens du quartier, s’oppose à la « couverture » de l’événement par les médias qui recueillent le témoignage du chef de la police, un Blanc à l’air renfrogné, monté en relation avec le témoignage d’un reporter noir qui n’est pas en service. Un film classique, à proprement parler. 13. Avec l’aimable assistance de Chris Eickoff, passé maître dans l’utilisation des photogrammes isolés en super-8. C’est lui qui anime les statues dans la pièce dévolue aux sculptures grecques classiques du Metropolitan Museum of Art. Chris est aussi libraire et, à une époque, il venait régulièrement me rendre visite avec un panier de pellicule trouvée sous chaque bras. 14. Some Exterior Presence, 1977, 10 min : chutes d’un documentaire que j’ai réalisé sur des nonnes radicales dans le quartier de Brownsville et du Bronx à New York pour la NBC, en 1976. En repartant de chutes de la copie de travail, la saturation des couleurs tendant de plus en plus vers le rouge, et en ne choisissant dans cet ensemble que des images rouges/noires/blanches, je me suis prêtée à un double jeu, en pensant tout à la fois à la relation entre douze tons dans les structures musicales et au ruban de pellicule. Les scènes se déroulent à la fois en avant et en arrière, s’inversent (se renversent) pour défiler à l’endroit ou à l’envers, suivant quatre possibilités de mouvements, avant de s’inverser et de rejouer ces quatre possibilités de mouvements. A cette époque, j’étais fascinée – même si je ne comprenais pas pleinement leur signification – par les diagrammes de Feynman qui exposaient les effets de la collision des particules. « Dans les diagrammes de Feynman, les particules peuvent évoluer en avant ou en arrière dans le temps. Quand une particule est orientée vers le passé, on l’appelle une antiparticule. Le point de rencontre des lignes peut aussi être interprété en avant ou en arrière dans le temps ; ainsi, lorsqu’une particule disparaît dans un point de rencontre, elle est

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considérée comme créée ou détruite selon la direction qu’elle emprunte. » On peut lire cette description sur le site anglophone de Wikipedia [ma traduction]. Comment ne pas être intrigué par cette dernière ? 15. Gary Sullivan a proposé le terme FLARF, pour désigner un mouvement de poésie d’avant- garde du début du XXIe siècle. Gordon et Sullivan sont parmi les premiers praticiens de ce mouvement. Si l’on se fie à Wikipedia, ils ont travaillé « en étroite collaboration à partir d’un serveur email, ont privilégié une approche qui rejette les standards ordinaires de qualité et ont exploré des sujets et des registres d’écriture qui sont le plus souvent considérés comme incompatibles avec la poésie. L’une de leurs principales méthodes, que l’on doit à Drew Gardner, consistait à perturber internet avec des mots clefs incongrus et à reproduire les résultats à travers des poèmes, des pièces de théâtre et d’autres formes de textes immanquablement comiques et parfois dérangeants. » [ma traduction]. 16. En 2005-2006, au bénéfice d’une bourse du Radcliffe Institute Fellowship, j’ai été invitée à réaliser une installation à Agassiz (Canada) pour le printemps 2006. Mirror World a été présenté pour la première fois au Radcliff Agassiz House en mars 2006. Cette installation a été présentée sous différentes formes : à la Haynes Gallery de l’Université de Wake Forest, en 2009 ; au centre d’art AVA, au New Hampshire, en 2009 ; à l’Accademia delle Accademie, dans le contexte de The Road to Contemporary Art, à Rome ; au Complesso Monumentale de l’Eglise Santo Spirito à Sassia, en 2010 ; et à la BIM (Bienal de la Imagen en Movimiento) à Buenos Aires, en novembre 2012. 17. Je propose ici une variation sur les propos tenus par Lisa Robertson : « I write as a feminist » (« Interview », dans Kate Eichhorn et Heather Milne (éd.), Prismatic Publics, Innovative Canadian Women’s Poetry and Poetics, op. cit., pp. 368-382). 18. Karen Schiff, « Fragment Fiesta : Abigail Child at Agassiz House, Radcliff Institute », Big Red and Shiny, no 42, avril 2006 [ma traduction]. 19. Aux Etats-Unis, au moment où j’écris ces lignes, il n’y a pas d’aide financière pour transférer le support digital en film ou sur un autre support d’une durée de vie plus longue. Mes travaux ont été finalisés en digital depuis 2002 ; progressivement, les anciens disques durs flanchent. Par le passé, j’ai perdu un négatif 16mm quand un laboratoire a fermé ses portes. Je suis plus attentive à ces questions à présent, mais le serai-je suffisamment et aurai-je assez de chance pour sauvegarder mes travaux digitaux ? 20. Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », Etudes photographiques, no 1, novembre 1996, traduit par André Gunthert, p. 20. 21. Ibid. 22. Id., p. 23. 23. A.J., comme on l’appelle, était l’opérateur du film de commande On the Downlow (2007) que j’ai produit et dirigé pour la télévision câblée. Il a été diffusé en août 2016 sur LOGO, une filiale de Viacom, inaugurant ainsi leur programme mensuel. 24. Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie, Paris, Circée, 1996, traduit par Jean Mouchard [première publication : Für eine Philosophie der Fotografie, Göttingen, European Photography, 1983]. 25. Vilém Flusser, op. cit., p. 11.

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Rubrique suisse

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Le temps du déplacement Entretien avec Pierre-François Sauter autour de son film Calabria (CH, 2016)

Laure Cordonier et Faye Corthésy

DÉCOUVERT EN COMPÉTITION INTERNATIONALE lors de la dernière édition du festival Visions du réel à Nyon, puis sélectionné dans la section « Panorama suisse » du festival de Locarno et en compétition officielle à Doclisboa et aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal, le nouveau film de Pierre-François Sauter Calabria a suscité l’enthousiasme à la fois du public et des jurys de professionnels : il a reçu à Nyon une mention spéciale, tandis qu’il a été couronné à Lisbonne du Grand Prix du meilleur film de la Compétition internationale. Pour son deuxième long métrage1, Sauter a filmé le rapatriement du corps d’un émigré italien de Suisse au lieu d’origine du défunt, un petit village calabrais. Ce voyage vers la terre natale s’effectue en corbillard, en compagnie de deux employés d’une entreprise de pompes funèbres : José, un Portugais passionné de culture, et Jovan, un musicien de Belgrade, eux aussi émigrés en Suisse. Partant de ce sujet grave, Calabria se tourne vers la vie : les discussions entre José et Jovan, qui forment un duo irrésistible, dissèquent avec humour et délicatesse les joies et les questionnements de l’existence ; et les visages et les gestes des deux collègues, omniprésents à l’écran, tiennent en haleine tout au long de l’expédition. Intrigué par ce film qui se singularise dans la production documentaire suisse, Décadrages s’est entretenu avec son réalisateur, établi à Lausanne. Sauter revient sur cet étonnant road movie, où la route est hors-champ, pour laisser libre place aux rapports humains.

PROCESSUS

Il y a sept ans entre Face au Juge (2009) et Calabria. Est-ce lié à des difficultés de financement du projet ? Le projet de Calabria date en fait d’avant Face au Juge, ça fait un peu plus d’une dizaine d’années. Oui, on a eu des difficultés à financer Calabria. Après un refus, au tout début

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du projet, on a dû tout arrêter. C’est suite à ce refus que j’ai fait Face au Juge. Et Face au Juge m’a demandé beaucoup de temps, notamment parce que je me suis occupé de la distribution tout seul : durant une année à peu près, j’ai tourné dans les cinémas, je suis allé discuter avec le public, participer à des débats, présenter des séances scolaires, etc. En 2010, j’ai remis en route le projet de Calabria. J’ai repris contact avec des entreprises de pompes funèbres, j’ai fait une sorte de casting général dans toute la Suisse romande. J’ai rencontré et interviewé à peu près quatre-vingts employés dans différentes entreprises de pompes funèbres, et j’ai passé énormément de temps avec eux, à les suivre dans leur travail. Petit à petit, je me suis concentré sur une entreprise lausannoise, et je me suis intéressé en particulier à José et Jovan. Ensuite, il a fallu attendre qu’il y ait un rapatriement par route en Italie, ce qui n’arrive pas fréquemment.

Après l’univers juridique dans Face au Juge, tu as choisi un autre microcosme socio- professionnel d’ordinaire peu connu et peu visible. Est-ce que tu voulais continuer cette exploration des coulisses de notre société ? Oui, je pense. Sur l’univers des pompes funèbres, il y a eu des films, notamment des reportages de télévision, mais qui se concentraient plus sur les rapports avec les familles – des éléments qui sont plus visibles et plus connus. Pour ma part, je me suis directement intéressé aux gens qu’on ne voit pas, à ceux qui travaillent en coulisses, ceux qui préparent les corps. Le rôle d’un film documentaire, pour moi, est de montrer quelque chose qui n’est pas vu, quelque chose d’inédit ou de caché, mais qui en même temps structure notre société. Quand je suis entré dans le milieu des pompes funèbres, je me suis rendu compte qu’il y avait là un mouvement perpétuel – des dizaines de personnes meurent chaque jour à Lausanne, mais c’est quelque chose de totalement caché, d’ignoré. C’est cette ambivalence qui m’intéressait.

Comment, justement, es-tu parvenu à entrer dans cette structure très fermée des pompes funèbres et à obtenir les autorisations pour y filmer ? En vérité, le plus dur n’a pas tellement été d’obtenir les autorisations administratives, mais plutôt d’établir un rapport de confiance avec les gens pour dépasser les clichés sur les pompes funèbres. Les employés des pompes funèbres qui s’occupent des corps sont en général relativement méfiants et n’aiment pas tellement parler de leur métier. En plus, une partie de leur travail consiste à être en représentation : ils sont toujours en uniforme, ils portent les cercueils dans les cérémonies… Ils jouent un rôle, celui qu’ils imaginent que la société leur demande, et dépasser cela a été relativement difficile. C’est en passant beaucoup de temps avec eux – à partager un café, à les suivre dans leur travail… – qu’un lien de confiance s’est petit à petit établi. D’abord, je prenais des photographies, je les accompagnais dans le corbillard, j’observais les rapports qu’ils avaient avec les familles, avec les soignants, etc. J’ai ensuite fait un vrai stage en participant à leur travail. Ils m’ont mis un costume, une cravate, et je me suis retrouvé dans des enterrements à porter le cercueil avec eux. Et je pense qu’une complicité s’est nouée grâce à ces expériences partagées. On a appris à se connaître. Et tout le film repose sur cette confiance.

C’est une véritable immersion… Comment, à partir de ces expériences, as-tu ensuite construit ton « scénario » ? J’ai écrit un scénario très précis, où je décrivais le déroulement du film sur environ 30 pages. En repérages, j’avais fait plusieurs rapatriements jusqu’au sud de l’Italie, avec

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des étapes précises dont certaines se retrouvent dans le film tel qu’il existe aujourd’hui. J’avais documenté ces voyages avec des photographies et des notes… Je connais bien cette autoroute ! On y a passé des weekends avec Nadejda Magnenat, qui est la productrice du film. J’avais préparé aussi une sorte de storyboard pour l’équipe et pour moi, avec des idées et des photographies que j’avais prises pendant les repérages. Je suis un peu fou peut-être (rires). Mais avec cette méthode, on arrive à avoir une sorte de catalogue de situations qui pourraient se présenter au moment du tournage. En n’étant pas préparé, on se fait vite absorber par la réalité. Dans des endroits comme les restauroutes, typiquement, quand tu arrives, il y a plein de gens, tu es très fatigué parce que tu viens de faire 800 km en voiture, et tu commences à filmer n’importe quoi. A mon avis, une préparation précise permet plus de spontanéité. Lors du tournage, il faut réfléchir à beaucoup de choses, et avoir cette structure de base permet de se concentrer sur ce qu’on filme en étant beaucoup plus libre.

Comment était composée l’équipe de tournage ? Dans le corbillard, il y avait José, Jovan et moi, juste derrière eux, caché sur la banquette arrière, avec un retour vidéo. Derrière, une camionnette nous suivait avec le chef opérateur, l’ingénieur du son et deux assistants. J’ai vraiment passé tout le voyage avec José et Jovan, je ne les ai jamais quittés. C’était plus difficile pour l’équipe qui ne savait pas ce qu’il se passait dans le corbillard. A chaque fois qu’on s’arrêtait, il fallait qu’ils se remettent vite dans le mouvement, qu’ils comprennent la nouvelle dynamique. J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec Joakim Chardonnens, le chef opérateur, qui s’est vraiment mis au service du projet. Il a lui-même réalisé un court métrage2, où il utilisait des plans fixes, assez larges – ce dont j’avais envie pour Calabria. J’avais des idées très précises pour le film et il a complètement accepté ma méthode de travail. C’était pareil pour le montage image et le montage son. Anja Bombelli, la monteuse, a plutôt l’habitude de prendre en charge des projets : elle reçoit des rushes, les regarde et monte, en général, avec une certaine marge de liberté. Pour ce film, il y avait une très grande masse de rushes et ça n’était donc pas possible de la laisser regarder l’ensemble du matériel, on y serait encore… J’ai donc tout dérushé avant le montage pendant plusieurs mois, en transcrivant chaque dialogue et chaque action à la seconde près… Après, au montage, j’ai indiqué à Anja précisément ce que je voulais prendre et ce que je voulais couper. Et elle a dû me faire confiance. La collaboration a très bien marché, mais c’était très différent pour elle de la liberté qu’elle a l’habitude d’avoir. J’étais aussi tout le temps avec Etienne Curchod, pour le montage son. Avec lui aussi, le travail a été formidable.

JOSÉ, JOVAN

L’affiche de Calabria (fig. 1) ne donne pas d’indices sur la nature documentaire du film, et les noms des « acteurs », inscrits au-dessus du titre, rappellent même plutôt une fiction... Je voulais une affiche avec une dimension onirique, qui évoque l’idée du souvenir que le défunt aurait pu avoir de la Calabre… J’ai imaginé l’affiche en jouant sur l’ambiguité entre fiction et documentaire. Pour moi, un film est un film, peu importe que ce soit un documentaire ou une fiction. C’est du cinéma et ça c’est le plus important pour moi. Certains professionnels ont d’ailleurs visionné le film au

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moment du montage en croyant qu’il s’agissait d’une fiction, avec des acteurs. De la part du public aussi, il y a eu des réactions étonnantes. A Locarno, par exemple, certains spectateurs ont félicité José et Jovan pour leur jeu. Cette confusion est revenue très fréquemment.

José et Jovan sont-ils pour toi des « personnages », au sens fictionnel du terme ? Je n’aime pas tellement dire « personnages », pour moi ce sont José et Jovan. On était tout le temps ensemble durant le tournage, et ce sont devenus des amis. En visionnant le film, José, Jovan, et leurs familles respectives, ont trouvé qu’ils apparaissaient de manière fidèle à ce qu’ils sont dans la « vraie vie ». En même temps, il s’agit bien sûr d’une construction, d’un montage… J’ai privilégié ce qui m’intéressait chez eux, en insistant davantage sur certains points, en dirigeant leur conversation, par moments, ou en les mettant en scène dans des décors que j’avais préalablement choisis. En ce sens-là, il s’agirait de « personnages ».

Es-tu fréquemment intervenu en cours de tournage ? Peut-on parler de « direction d’acteurs », avec toute la nuance que nécessite cette expression dans ce cas précis ? Pour le tournage des séquences, on faisait généralement plusieurs prises avec des ajustements entre elles ou même des changements importants. Comme sur tous les tournages, finalement. Plusieurs discussions ainsi que les passages chantés ont été répétés. Pour les chansons, on a travaillé des mois avant le tournage. Je disposais d’une liste de titres et je les « déclenchais » dans le corbillard : je savais à quels endroits du trajet je voulais que Jovan commence à chanter certaines chansons. Quant aux discussions, certaines sont entièrement spontanées, alors que pour d’autres, j’intervenais en les orientant vers des thèmes qui m’intéressaient et dont on avait déjà discuté ensemble. Il m’est aussi arrivé de leur faire rejouer un passage si je ne le trouvais pas bien au niveau des expressions. Je me souviens d’un moment en particulier, qui n’est pas dans le montage final, où j’ai demandé à Jovan de penser à sa mère quand il chantait dans la nature. A la fin, il était en larmes, c’était incroyable. Dans ce cas particulier, on peut parler, je pense, d’une sorte de direction d’acteur. Ce qui est certain, c’est que tant José que Jovan ont une sorte de « photogénie » et d’aisance face à la caméra, qui était essentielle au projet. José me fait penser à certains acteurs connus… Il comprenait instantanément ce que j’attendais au tournage, de façon très naturelle.

Comment et pourquoi as-tu choisi José et Jovan ? Les origines des deux hommes ont-elles été décisives ? Au tout début du projet, c’est le rapatriement à l’étranger qui comptait pour moi. Je tenais à filmer le voyage de retour d’un mort étranger, venu travailler en Suisse. Concernant les deux conducteurs, je n’avais pas en tête des nationalités précises – j’ai d’ailleurs aussi casté des employés suisses. Mais il est vrai qu’au final, les origines de José et Jovan apportent quelque chose de plus. Pour le casting, j’ai mené de nombreuses interviews. Quand j’ai rencontré Jovan, il a évoqué le fait qu’il était musicien à Belgrade avant de venir en Suisse, et j’ai immédiatement eu envie de faire le film avec lui… et lui aussi ! Les possibilités narratives offertes par les chansons m’intéressaient beaucoup – c’était une opportunité formidable. Jovan était donc au centre du projet depuis notre rencontre. José est arrivé plus tard. Ce qui m’intéressait chez lui, c’était sa personnalité et ses origines portugaises, qui renvoient à une réalité de l’émigration en Suisse. Et on a

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aussi une proximité culturelle, des références communes, comme j’ai grandi au Mozambique...

L’alchimie entre José et Jovan est rapidement perceptible dans le film. Les as-tu fait jouer ensemble au préalable ? Comment pouvais-tu être certain que leur duo allait fonctionner ? En les observant, à la cafétéria ou quand on allait chercher un corps à l’hôpital par exemple, je savais que leur duo allait fonctionner. Ce qui m’importait était de présenter deux pôles quasi opposés, un extraverti plutôt positif et croyant, face à quelqu’un qui est davantage dans la retenue, qui a plus de doutes et, surtout, qui ne croit qu’en ce qu’il voit. Il fallait que ce soit posé rapidement dans le film – c’est le cas lors d’une de leurs premières discussions, à propos de la foi. Ce type de « paires » est assez traditionnel au cinéma…

EXIL, RACINES

José et Jovan sont tous deux des émigrés en Suisse. Dans le film, tu évites une vision assez courante de l’émigration, parfois un peu misérabiliste, et politique. Etait-ce délibéré ? C’est clair que ça n’est pas la façon commune d’aborder ce sujet. Mais choisir ce sujet et le montrer de cette manière, précisément, me semble hautement politique ! C’est justement cette question du point de vue qui m’intéresse dans la réalisation d’un film. A mon avis, le point de vue qui est généralement adopté dans les films sur l’« émigration » me semble trop souvent conforter des clichés et ne s’adresser qu’aux personnes déjà intéressées par le sujet. Par ailleurs, j’ai l’impression que quand on parle des « émigrés », c’est presque toujours une catégorie de personnes anonymes. Or, quand on rencontre ces gens, qu’on passe du temps avec eux et qu’on s’intéresse à eux, à chaque fois, on se rend compte qu’ils ont des parcours différents, singuliers, qui sont beaucoup plus intéressants que les clichés. De mon point de vue, un film devrait parvenir à dire autre chose que ce qui est communément admis pour tenter d’ouvrir des perspectives et toucher tout le monde. Je pense que les films devraient avoir une portée artistique, et poétique, plus qu’informative. En partant de l’émigration, je cherche à montrer quelque chose qui touche plus au destin humain et aux questions qu’on se pose tous au sujet de nos existences. Les chansons qu’interprète Jovan dans le film vont dans ce sens. Dans son énorme répertoire de chansons des Balkans, on a cherché ensemble celles qui abordaient les thèmes qui m’intéressaient, celles qui parlent plus de la condition humaine… Le terme est peut-être un peu fort, mais je cherchais à réaliser un film qui ait une portée universelle.

Les premiers plans du film sont des images d’archives, qui montrent des saisonniers travaillant en Suisse dans les années 1970 (fig. 2-3). Le film s’ancre donc, avant le générique, dans un contexte historique et politique, même s’il est peu présent par la suite. La plus grande partie des images utilisées dans cette séquence ont été filmées par Alvaro Bizzarri, un Italien qui est lui-même venu travailler en Suisse sur les chantiers. Je suis tombé un peu par hasard sur les DVD réunissant ses films, édités par Alex Mayenfisch, en collaboration avec la Cinémathèque suisse3. Ces images décrivent une réalité historique : la problématique des saisonniers dans les années 1960-1970, qui sont arrivés en Suisse après avoir quitté le sud de l’Italie et l’Espagne. Ce qui m’intéressait avec ces images, c’est qu’elles situaient le film dans une perspective historique et qu’elles lui donnaient un point d’ancrage temporel.

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En fait, quand j’ai entamé des repérages aux pompes funèbres, j’ai aussi commencé en parallèle un travail avec des retraités italiens à Renens. Je les rencontrais dans des centres italiens et ils me parlaient de leur arrivée en Suisse. Depuis le début du projet, je voulais établir un lien entre ces personnes et le rapatriement. Au final, il n’y a pas d’images de ces retraités dans le film, mais ces images d’archives sont pour moi une sorte d’hommage à ces saisonniers, et plus directement au mort transporté dans le corbillard. Ces images, je les ai pensées aussi comme un prologue : j’aimais l’idée qu’elles ouvrent le film, pour que par la suite, pendant le voyage, le spectateur puisse y repenser, par exemple quand José et Jovan parlent de l’amour – qu’elles fonctionnent comme une sorte de réservoir de mémoire.

Les archives apportent aussi l’idée que ces parcours de migration existent depuis longtemps. C’est une sorte de leitmotiv de l’histoire. Exactement. Il y a tout le temps eu des gens qui changeaient de pays en fonction d’impératifs vitaux ou économiques, qui se déplaçaient, allaient chercher du travail, une vie meilleure ailleurs. C’est une manière de l’évoquer.

Jovan, qui a une trentaine d’années, a vécu – on l’imagine – la guerre de Yougoslavie. Celle- ci n’est jamais évoquée dans le film : est-ce parce que lui-même en parle peu ou as-tu choisi volontairement de l’évincer ? Non, je ne l’ai pas évincé ; il n’en parle jamais. C’est un sujet sans doute délicat, un peu tabou pour lui. Il vient de la Voïvodine, il est serbe et tzigane. J’imagine que la guerre a soulevé des problèmes dont il préfère ne pas parler.

Lié à l’exil, le film aborde aussi la question des racines, de façon parfois symbolique, comme dans cette très belle séquence où José et Jovan arrachent des plantes pour les emporter avec eux (fig. 4)… Il y a la terre, l’endroit d’où l’on vient, celui où l’on construit sa vie, et en même temps le mouvement perpétuel que décrit le film, qui est un road movie. Pour moi, cette dialectique correspond à celle qu’on expérimente tous : on est perpétuellement en changement, en mouvement – il n’y a pas d’état stable. On est peut-être plus ou moins installé à un endroit, mais le monde continue à tourner autour – il n’y a pas d’endroit figé non plus. J’aime cette idée d’un mouvement perpétuel. Par rapport à la terre, et au lieu où l’on est enterré : durant la phase de préparation, j’ai parlé avec plusieurs anthropologues, et je me souviens de l’un d’entre eux qui a travaillé sur les rapatriements de Portoricains morts à New York et qui voulaient être enterrés à Porto Rico, quitte à dépenser des sommes astronomiques pour être rapatriés. D’après cet anthropologue, le rapatriement est un voyage géographique bien sûr, mais aussi imaginaire et temporel : un retour vers le pays de l’enfance, qui n’existe plus que dans l’esprit de la personne qui demande à être rapatriée. C’est quelque chose qui m’a beaucoup intéressé pour le film. On reste tous attachés à notre enfance ou à des lieux qui nous ont formés mais qui ont disparu ou se sont transformés, et on continue d’évoluer avec toute notre vie durant.

TRAJET, MOUVEMENTS, DURÉE

Dans la première partie du film, aux pompes funèbres, l’atmosphère est très froide, morbide : le ton des images est froid, les pièces sont constamment fermées, l’environnement est stérilisé (fig. 5-6). A l’inverse, à la fin du film, en Calabre, il y a une ouverture sur la nature, ses couleurs chaudes et ses bruits, sur la mer et les gens (fig. 7). La

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mise en scène décrit ainsi un trajet qui va de la mort à la vie, à l’inverse de notre condition. C’est particulièrement appuyé quand, après l’enterrement, José et Jovan reprennent la route en direction de la Suisse avec des oranges dans le coffre à la place du cercueil (fig. 8) … J’aimais beaucoup l’idée que le décès de quelqu’un puisse ouvrir des perspectives de vie pour deux autres personnes. La mort de cet homme d’origine italienne, venu travailler et vivre en Suisse, permet à José et Jovan de mieux se connaître, de faire des rencontres et de profiter de la vie. J’ai construit le film de façon à ce que ceci apparaisse lors du montage. Quant à l’univers clos des pompes funèbres, il correspond à une réalité que j’ai observée : en suivant les employés dans leur travail, j’ai été frappé par le fait qu’ils ferment tout le temps portes et fenêtres pour que les voisins ne les voient pas. Ils circulent véritablement dans un univers clos. Bien sûr, ils sortent parfois fumer leur cigarette, manger leur sandwich, etc., mais en général, ils sont dans cet environnement fermé. Et quand ils sortent des pompes funèbres, c’est dans le corbillard, pour aller à la morgue… Je suis resté fidèle à cette réalité, même si parfois j’ai demandé à fermer une porte ou une fenêtre pour l’accentuer. Et Joakim, le chef opérateur, demandait souvent de couper l’éclairage des néons, ce qui a donné des lumières naturelles assez belles.

Il y a aussi toute la construction sonore. Au début du film, les bruits des chariots, des gants, etc. liés au travail avec les corps sont très présents, tandis que les employés échangent très peu de paroles. A partir du moment où José et Jovan partent en corbillard, les langues se délient. Et à la fin, on retrouve beaucoup de bruits, mais qui cette fois sont ceux de la nature. Le travail sur le son soutient l’évolution du récit. Oui, on y a beaucoup travaillé avec Etienne [Curchod] lors du montage son. Mais là aussi, ceci part des ambiances que j’ai entendues dans les différents environnements, et qu’on a cherché à respecter. Concernant les paroles par exemple, souvent José et Jovan ne parlent effectivement pas durant le travail ; ils sont plongés dans leur tâche. Après, j’aimais bien l’idée que la parole commence à se développer seulement quand ils sont en voyage, et qu’elle les rapproche l’un de l’autre au fur et à mesure de leur progression vers la Calabre.

Le film décrit un mouvement, mais il y a un choix formel fort et, d’une certaine manière, simple : des plans frontaux et statiques, et très peu de découpage au sein des scènes. Il a fallu trouver un rythme propre au film, et c’était un rythme plutôt lent, qui s’établit à partir de cette scène au début où ils vont chercher le corps d’un mort. J’avais envie de plans assez longs, parce je trouve que dans la durée d’un plan, quelque chose se passe qui m’intéressait pour ce film qui est lié à la mort et à la vie. Les plans longs donnent une sorte de densité, de profondeur, qu’on aurait cassée tout de suite si on avait filmé de plus près, ou en faisant du découpage – ce serait devenu anecdotique. Alors que quand, par exemple, un camionneur sur une aire d’autoroute explique à José et Jovan où dormir, quelque chose d’intéressant émerge dans la durée, par cette intensité. Et je voulais que ce soit frontal tout le temps, qu’on ne s’amuse pas à tricher avec des plans de coupe – de la même façon que le son est tout le temps in. Il y a un seul moment qui est monté de façon, disons, plus « traditionnelle » : la réunion aux pompes funèbres avant le départ, qui prépare le voyage. Avec une vingtaine de personnes autour de la table, on ne pouvait pas faire autrement.

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Ta position est bazinienne : respecter « l’ambiguïté du réel » par le plan-séquence. Oui, si l’on veut. Et ce qui est fou, c’est qu’en tournant de cette manière, on laisse la place à des choses surprenantes. Par exemple, il y a une séquence dans le film où José et Jovan s’arrêtent à une station-service, et la vendeuse au comptoir, quand ils vont payer, les prend pour deux frères. Pendant le tournage, on est arrivés à cette station- service, on a observé ce qu’on pouvait filmer, et on a demandé à cette dame si elle était d’accord de participer au film. Ensuite, une fois qu’on avait installé la caméra, le plan fixe depuis l’extérieur (fig. 9), José et Jovan, qui n’avaient pas encore fait le plein, sont arrivés, ont pris de l’essence et sont allés payer vers la vendeuse. Ce qu’elle a dit, je ne pouvais pas le prévoir, et je ne l’ai découvert d’ailleurs qu’au moment du visionnement des rushes. Je pense que si on avait découpé la scène, on aurait perdu toute cette intensité, et ce serait devenu quelque chose de presque sans intérêt. Mon souci, avec ces choix, c’est de faire en sorte que le spectateur travaille en permanence : avec un plan large, il a une liberté de regard, il travaille, il imagine. Le plus important pour moi, c’est que les spectateurs puissent participer à l’expérience du film et qu’ils aient le sentiment du voyage avec José et Jovan. On aurait pu faire un film plus court, je pense, mais il fallait résister à cette norme d’efficacité qui me dérange beaucoup dans certains films que je vois actuellement. Il fallait s’accorder cette liberté, ce temps, pour tendre à une certaine poésie. Les gens sont prêts, je pense, si on leur fait des propositions, disons, différentes, à participer à l’expérience qu’offre un film. C’est ce que j’ai découvert lors des premières projections en festivals – les gens participaient vraiment, c’était incroyable. A Locarno, une spectatrice, en sortant de la salle, m’a dit : « Mais je pensais qu’il y avait le retour ! » (rires).

VOITURE, DISPOSITIF

Il y a aussi les tunnels qui donnent un rythme au film : le rythme de l’autoroute. Exactement. Il y a d’autres autoroutes qui ont moins de tunnels en Italie, mais j’ai évidemment choisi celle qui en a le plus ! Avec les tunnels vient aussi l’idée du souterrain, de l’enterrement...

La majeure partie du film se déroule sur la route, dans le corbillard, avec des plans frontaux sur José et/ou Jovan, et de temps en temps, le cercueil (fig. 10-11). Qu’est-ce qui t’intéressait dans le fait que le film se passe en voiture ? Abbas Kiarostami disait quelque chose d’assez juste sur les tournages en voiture. Etre en voiture, c’est une situation particulière : on est deux, ou trois ou quatre, côte à côte, mais jamais face à face, comme autour d’une table. Chacun peut regarder la route, parler parfois un peu automatiquement, sans forcément regarder son interlocuteur. Dans le film, José et Jovan se parlent et se regardent parfois, mais ils sont aussi chacun dans leur univers, seuls avec eux-mêmes.

En même temps, le fait de ne pas être face à face facilite peut-être le dialogue et les confidences… Tout à fait. C’est ce rapport particulier que permet le dispositif de la voiture qui m’intéressait.

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Est-ce que tu avais en tête d’autres « films de voiture » en préparant celui-ci ? On pense justement volontiers à certains films de Kiarostami, comme Ten [2002] ou Le Goût de la Cerise [1997], qui est une fiction. Oui, bien sûr. Mais je pense encore à d’autres films. L’un des films que j’ai revus en préparant Calabria et qui a été important pour moi, c’est Macadam à deux voies de Monte Hellman [Two-Lane Blacktop, E.‑U., 1971], un road movie américain des années 1970 ! Parmi des films plus récents, j’aime particulièrement Old Joy de Kelly Reichardt [E.-U., 2006], un très beau film sur deux amis qui se sont perdus de vue et qui se retrouvent le temps d’un voyage. Il y a une subtilité et une douceur dans les rapports entre les deux personnages, qui disent quelque chose sur la vie et qui me touchent beaucoup. Le dispositif de la voiture est assez classique au cinéma, et très simple, mais je le trouve passionnant. Il permet de créer un huis clos avec deux personnages qui traversent le temps et l’espace.

Comment, techniquement, as-tu mis en place le dispositif de filmage ? Dans un corbillard qui roule très vite, sur des revêtements différents, c’était compliqué à mettre en place. On a utilisé deux caméras semi-professionnelles. Il fallait que je puisse les contrôler manuellement pendant qu’on roulait pour changer le diaphragme, en fonction des variations de lumière, et faire le point pour avoir une image nette, etc. Tout était donc câblé et j’avais en permanence en main deux télécommandes qui me permettaient de diriger les caméras. Sur le pare-brise, à l’intérieur, devant José et Jovan, il y avait des ventouses avec les caméras (ils devaient regarder un peu en dessous pour conduire !). Les caméras étaient fixes ; je n’avais pas de doute sur le cadre et je ne voulais pas en changer en cours de voyage. J’étais donc couché derrière eux, sur une petite banquette arrière, avec deux écrans de retour collés contre les deux sièges, un enregistreur son qui tournait en permanence, et une batterie de voiture qui faisait fonctionner le système. J’avais donc un tout petit espace pour travailler. Pour trouver ce dispositif technique, il a fallu plusieurs mois, et plusieurs tentatives ratées. On a d’abord tourné avec des caméras qui vibraient beaucoup trop ; un autre système s’est effondré le premier jour de tournage…

La plus grande partie du trajet est construite avec ces plans sur José et Jovan, et le spectateur ne voit jamais les paysages qu’ils traversent (et qu’ils essaient parfois, en vain, de photographier !), à part lors de leurs haltes. Pourquoi as-tu fait ce choix ? C’est vrai, les seuls paysages que l’on voit sont ceux où a vécu le mort, en Suisse et en Calabre, et sinon il y a des extérieurs quand José et Jovan s’arrêtent et sortent du corbillard. Au tournage, on avait filmé des longs travellings de paysages, mais ils n’apportaient rien à mon avis. Je trouvais beaucoup plus riche d’observer tout ce qui se passe sur leurs visages – leurs différents états et expressions, la fatigue du voyage… – que de filmer une autoroute qui défile. C’est au spectateur d’imaginer ce qu’il y a hors-champ. Ça permet de faire travailler son imagination. Et on a pu en jouer aussi, notamment pour créer un effet comique, lorsqu’ils essaient de prendre des photographies de ce paysage insaisissable.

Dans le cadre, il y a aussi en permanence un troisième personnage, en arrière-plan : le mort, dans le cercueil. Il est le sujet d’une des premières conversations entre José et Jovan, mais ensuite, on tend à l’oublier. C’était important pour moi qu’il soit effectivement tout le temps présent à l’image. On l’oublie, oui, pour se concentrer sur ce qui se passe entre José et Jovan – un peu de

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la même façon qu’on ne pense pas toujours à la mort dans nos vies. Ceci dit, je voulais vraiment que ce soit un troisième personnage au début et à la fin du film, et pas juste une sorte d’objet. C’est pour cette raison qu’il y a un plan aux pompes funèbres de son point de vue (fig. 12) – j’avais envie de lui donner une présence et qu’elle soit reliée aux images d’archives du prologue. Je voulais aussi développer l’idée que le mort quitte l’endroit où il a vécu, la Suisse, et qu’on le voie arriver dans l’endroit où il a grandi, en Calabre. Entre deux, il y a quelques plans plus spécifiquement sur le cercueil pour rappeler sa présence, par exemple quand José et Jovan sortent du corbillard pour dormir à l’hôtel, mais cela reste discret.

GESTES, RITUELS

Il y a deux séquences, au début et à la fin du film, qui montrent les gestes des employés des pompes funèbres dans leur travail et les rituels entourant la mort : en Suisse, lors de la préparation du corps, puis en Italie, au moment de l’ensevelissement. T’es-tu servi de ces gestes ritualisés pour mettre en évidence la différence entre les deux pratiques funéraires ? Cela n’était pas intentionnel de ma part, mais les employés des pompes funèbres en Suisse, lorsqu’ils ont vu le film, ont été très intéressés de voir comment l’ensevelissement se passait dans ce village en Calabre. C’est sûr que c’est différent, moins protocolaire. Le travail de José et Jovan aux pompes funèbres est très ritualisé. C’est un travail répétitif – ils répètent les mêmes actions près de dix fois par jour : sortir du corbillard, aller chercher le corps d’un défunt, lui mettre une chemise, une cravate, le déposer dans la crypte où la famille pourra venir le voir, etc. Leurs gestes sont très silencieux et, d’une certaine manière, un peu mécaniques, mais ils sont toujours très conscients que les défunts sont des personnes, et ils les traitent avec un profond respect. Je pense que l’aspect protocolaire de leur gestuelle leur permet de travailler avec un peu de recul face à des situations qui sont parfois extrêmement violentes. Leur travail s’apparente en fait à une double mise en scène : celle des corps qu’ils doivent préparer, mais aussi leur propre mise en scène en tant qu’individus – au travail, ils doivent jouer leur rôle dans les moments de recueillement en présence de la famille et des proches.

Comment se sont déroulées les prises de vues de l’enterrement en Calabre ? Les pompes funèbres du village ont pris en charge l’enterrement. Une fois le transfert du corps d’un corbillard à l’autre effectué, José et Jovan se sont tenus un peu à distance ; ils ont assisté à tout, mais de loin. A partir de là, de notre côté, avec le chef opérateur et l’ingénieur du son, on a suivi l’action qui se déroulait, sans la mettre en scène. Je ne voulais pas déranger la famille durant l’enterrement. Ce qui est délicat dans ces moments-là, c’est de tenir son point de vue, de rester concentrés sur ce qu’on veut filmer, sans se laisser distraire.

Dans le film, tu montres la préparation d’un corps mort sans artifice. On se rend compte en le voyant qu’on est très peu habitués à ce type de représentation pourtant « naturelle » de la mort. En quoi ces images étaient-elles importantes pour toi ? J’étais assez sûr qu’il fallait filmer la personne décédée. Avant le début de l’entretien, on parlait du dernier film d’Alain Guiraudie, Rester vertical [F., 2016], et de sa façon très franche de montrer les scènes de sexe. C’est un peu la même idée avec la mort dans Calabria : il y a à mon avis des choses qui doivent être montrées franchement,

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dont on ne peut pas faire l’ellipse. On a essayé de tourner les séquences de préparation du corps en évitant de le montrer et en ne filmant que les visages ou les gestes de José et Jovan, mais ces stratégies d’évitement me dérangeaient. Je voulais qu’on soit simplement face à cette réalité, en échappant toutefois au spectaculaire ou à un voyeurisme mal placé. J’ai donc choisi des plans frontaux et assez larges qui me permettaient, à mon avis, d’être juste et d’avoir la bonne distance. Ce qui était très important aussi était bien sûr d’avoir l’accord de la famille pour ces plans – ce qui s’est fait sans problème.

MUSIQUE, LANGUE

Calabria ne contient aucune musique extradiégétique, mais c’est pourtant un film très musical avec les chansons de Jovan ou du saisonnier dans le prologue, la musique de Beethoven qu’ils écoutent dans une séquence, et les nombreuses discussions autour de la musique. L’idée était de créer un film sonore plus que musical. On a beaucoup travaillé au montage son sur des structures sonores différentes : au travail, à la morgue et aux pompes funèbres, mais aussi pendant le voyage, dans les tunnels, avec les différents revêtements de route, etc. Il y a tout le temps des éléments sonores qui sont montés pour donner une ambiance « musicale ». Ce travail m’intéressait plus que d’ajouter de la musique extradiégétique. Concernant les chansons interprétées par Jovan, comme je l’ai déjà dit, on les a choisies ensemble et les paroles m’importaient beaucoup. Je redoutais l’effet folklorique « musique des Balkans » et je souhaitais qu’on recherche une sonorité plus universelle. C’est pour cette raison qu’il chante sans accompagnement – on serait tombés dans autre chose si on avait ajouté la musique d’un orchestre. Sinon, ce qui concerne Beethoven a été totalement imprévu, comme pour beaucoup d’autres séquences du film d’ailleurs. Quand on prend le temps d’observer, parfois, tout à coup, les choses prennent forme et sens. La discussion autour de la mort de Paco de Lucía par exemple, je n’avais aucun moyen de la prévoir : il se trouve que ce guitariste, tzigane comme Jovan, est mort pendant le tournage… Pour Beethoven, c’est un peu particulier : durant le trajet, je leur avais interdit d’écouter la radio ou de la musique, pour éviter la routine de la route et de freiner les discussions. Mais à un moment, lors de leur discussion sur celui qu’ils considèrent comme le meilleur musicien, Jovan a demandé à José d’insérer un CD de musique de Beethoven, et ce moment a soudain pris une ampleur magnifique. Je me suis tu et j’ai simplement laissé tourner les caméras en évitant d’intervenir…

Ton film contient beaucoup d’ langagières, notamment quand José et Jovan prononcent des phrases dans la langue de l’autre. Penses-tu que ces jeux sur la langue peuvent freiner l’exportation du documentaire ? Oui, sans doute qu’un spectateur non francophone passera à côté de certaines subtilités langagières, qui sont importantes dans le film. Mais cette question de la langue m’intéressait beaucoup. La dernière discussion à laquelle tu fais allusion porte sur la prononciation de phrases en portugais puis en serbe ; les propos deviennent de plus en plus absurdes et délirants. Il y a un rapport avec l’émigration et la question de l’apprentissage d’une langue bien sûr, mais c’est surtout pour moi une sorte

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d’apothéose dans leur relation, c’est le moment le plus joyeux de leur amitié, grâce à la langue. J’avais toujours Beckett en tête durant la réalisation de Calabria…

NOTES

1. Son premier documentaire, Face au Juge, est sorti en 2009. Voir Marthe Porret, « Débat critique à Soleure : trois critiques français s’expriment à propos de Cœur animal, Verso, Face au juge et La guerre est finie », Décadrages, no 16-17, 2010, pp. 149-161. 2. Kyrkogardso, CH/Finlande, 2012. 3. Accolti a braccia chiuse / Empfang mit verschränkten Armen / Accueillis à bras fermés, Climage, Cinémathèque suisse, TSR, 2009.

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Notes sur le cinéma d’Audrius Stonys à l’occasion de Visions du Réel 2016

Caroline Zéau

1 L’ÉDITION 2016 DU FESTIVAL INTERNATIONAL Visions du Réel de Nyon, qui s’est tenue du 15 au 23 avril, nous a permis de parcourir l’œuvre singulière, déjà conséquente et cependant assez méconnue du cinéaste lituanien Audrius Stonys. Avec l’appui du Lithuanian Film Center, le festival a pu proposer un « atelier » qui permettait de voir 18 de ses films – sa filmographie en compte 21 – et de l’entendre à l’occasion d’une masterclass. En plus de rendre son univers accessible au public du festival, cette initiative a permis la numérisation de plusieurs de ses films réalisés dans les années 1990 avec de la pellicule 35mm ukrainienne Svema héritée de la période communiste, et qui, de l’aveu du cinéaste lui-même, vire avec le temps « du brun au rouge puis au jaune avant de disparaître ».

2 Audrius Stonys a étudié le cinéma à l’Académie de Musique et de Théâtre de Vilnius où il a bénéficié des enseignements du documentariste Henrikas Šablevičius : fondateur de la Faculté du cinéma et de la télévision au sein de l’Académie, ce dernier avait initié, avec Robertas Verba, le « documentarisme poétique » dans les années 1960 en réaction au documentaire officiel, instrument de la propagande soviétique1. Pour les tenants de ce courant, et leurs héritiers, le documentaire est avant tout une forme artistique libre qui permet d’exprimer, à travers la poésie du quotidien et en faisant l’économie du discours, l’identité lituanienne. Audrius Stonys a ensuite suivi, à l’Anthology Film Archives, un séminaire de Jonas Mekas de qui il tient la conviction qu’un rapport sincère à la réalité ne restreint nullement la liberté de l’auteur2. Ce double parrainage lui a semble-t-il permis de développer une œuvre singulière et intuitive et de revendiquer la validité documentaire d’une représentation du monde guidée par la subjectivité. Il commence à tourner en 1989 et l’indépendance politique de la Lituanie, acquise en 1991, a eu pour conséquence de conforter la pertinence de la posture professionnelle et artistique qui est la sienne : son œuvre est composée essentiellement de courts et de moyens métrages, tournés avec de petites équipes (deux ou trois

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personnes) et des moyens réduits ; une économie rigoureuse, imposée par l’usage de la pellicule et un contexte de production appelant la plus grande frugalité, caractérise son usage de la prise de vue même lorsqu’il tourne en numérique3 : pour Ramin (2011, 58 min), quatorze heures de rushes seulement ont été tournées.

3 Tous ses films à une exception près – The Last Car (2002) une expérience des méthodes de la fiction qu’il dit ne pas souhaiter renouveler, et qui n’était pas présenté à Nyon – sont des documentaires qui s’intéressent à la vie, fût-elle intérieure, de ses semblables. Or, ainsi qu’il l’a déclaré lors de sa masterclass, le financement du cinéma lituanien continue à encourager la production documentaire qui fonde la culture cinéphile dans ce pays et rejoint le goût du public. Dans le film Fedia. Three Minutes After the Big Bang (1999), le personnage central du film, un ouvrier mutique face aux questions existentielles que lui pose le réalisateur, confirme cette préférence en déclarant sur le générique de fin : « Ce sont les films lituaniens que j’aime avec des gens normaux, à propos de la vie et tout ça… Maintenant on ne nous montre que des films américains, des films sur la mafia… je n’aime pas ça, non ». Trop longtemps dépossédé de son histoire, le peuple lituanien attend du cinéma qu’il lui tende le miroir qu’il mérite.

4 C’est cette histoire justement, qui dicte aux cinéastes de cette génération, et particulièrement à Audrius Stonys, de se méfier des mots et des discours depuis longtemps discrédités par le régime soviétique : les paroles mentent mais pas les images. Pour lui, les faits et leurs récits ne comptent pas, les connaître n’est pas essentiel, ce qui est important c’est ce qui peut être observé et imaginé de la vie intérieure des gens. Ce qui importe et constitue la matière de ses films, c’est ce qu’il y a entre les gens et lui : l’espace, la présence, la relation, la confiance et l’imaginaire. Le film, c’est alors le lieu où la vie intérieure du personnage rencontre la fiction du cinéaste. Hors de cette rencontre, toute entreprise documentaire est vouée à l’échec, selon Audrius Stonys. Alone (2001), en thématisant ce lieu, constitue sans doute un tournant dans la filmographie d’Audrius Stonys : il met en scène une petite fille conduite par un travailleur social – le père du réalisateur – à la prison où est enfermée sa mère. En vue du trajet en voiture, une caméra est placée sous les yeux de l’enfant docile et silencieuse. Un dispositif de surveillance qui fait l’objet d’une mise en scène réflexive à travers les images tramées de la vidéo représentant l’équipe à l’œuvre contraste avec celles, en 35mm, de la solitude de l’enfant que la musique magnifie (fig. 1-2). Son visage reste indéchiffrable ; elle ne prononce pas un mot, refuse de boire ou de manger. Le bruit de la caméra souligne l’échec de la communication quand le travailleur social l’incite à se restaurer avec lui et l’omniprésence du dispositif renforce l’artificialité de la rencontre avec la mère (fig. 3-4). La fin du film – une envolée d’oiseaux blancs autour d’un arbre – peut se voir comme un cadeau fait à l’enfant qui contrebalance la vaine violence suscitée par la réalisation de ce film. Audrius Stonys en retiendra l’idée que le cinéma ne peut documenter ce qui lui est extérieur, ce qui se dérobe à la rencontre.

5 Toute une méthode résulte de cette dialectique entre distanciation et fraternisation, pour emprunter la formule d’Edgar Morin4 : la découverte du personnage découle de la rencontre entre un désir et ce que la réalité lui oppose. Pour trouver la structure de ses documentaires, Stonys écrit une histoire, qu’il nomme « fable » (« ») : une histoire fictionnelle basée sur la réalité des personnages et sur les fantasmes que lui inspire la situation ou l’endroit ; il n’y a pas de récit linéaire, le discours est évité jusque dans la forme, et à défaut de paroles signifiantes, le son est conçu comme une création

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à part entière. Pour ce faire, Audrius Stonys travaille toujours avec le même preneur de son, Viktoras Juzonis, qui l’accompagne dès les repérages. Le montage, nous dit-il, relève d’associations libres sans aucune autocensure, qu’elle soit artistique ou politique.

6 Paradoxalement, corrélativement au désir de sonder l’âme lituanienne – ou celle de la Géorgie, berceau de la chrétienté –, ce qui traverse l’œuvre de Stonys, c’est le caractère impénétrable du réel et l’irréductibilité de ses personnages qui à maintes reprises manifestent leur indépendance par le rire, le refus de dire ou le silence. Toute velléité de portrait, toute tentative d’enquête donne lieu à un parcours sensible sans résolution. Les débuts de films sont à cet égard explicites : ils invitent à partager une sensation, un état du corps, à voler, à plonger, ou à respirer, mais se refusent à guider le spectateur. Countdown (2004) dessine le portrait en creux d’Augustinas Baltrušaitis, un réalisateur disparu de l’époque soviétique. Aucun des témoins questionnés à son sujet n’est identifié : débarrassé de toute légende, chaque visage est scruté pour ce qu’il exprime, pour ce qu’il est. A la question « quel type d’homme est-ce ? », il n’y a pas de réponse concrète attendue. De sa part non plus d’ailleurs quand, après 20 minutes de film, il apparaît. Il oppose à toute volonté d’élucidation l’image opaque d’un homme qui fume une cigarette et s’en va, livrant la chambre vide aux images spectrales d’une petite télévision, à l’ombre projetée des arbres sur le lit défait et aux réflexions du spectateur sur la notoriété et l’oubli, et la disparition d’un monde (fig. 5-6). Seules ou presque nous restent les images de fin de la résidence rouge et cubique où il vit, et en gros plans, des composants électriques entre ses doigts mutilés sur fond de chants d’église. Le mystère de cet homme reste entier et le cinéaste nous laisse sur une étendue de neige et de ciel blanc, parsemée de quelques lointaines formes noires.

7 The Bell (2007) est également représentatif de ce cheminement proposé au spectateur. Il se présente comme une enquête destinée à élucider une légende populaire qui prétend que trois siècles auparavant la cloche de l’église de Plateliai aurait disparu au fond du lac gelé. Témoignages contradictoires et images d’archives se succèdent, mais ce qui compte, c’est ce que les gens croient et se racontent ; c’est là seulement que la parole est utile. La vérité, elle, reste enfouie au fond des eaux (fig. 7-8).

8 L’eau, le ciel et le sommeil sont des figures récurrentes de la filmographie de Stonys, comme autant de représentations d’un en-deçà ou d’un au-delà du langage. Le sommeil occupe une place privilégiée au cœur de son œuvre et nous intéresse d’autant plus qu’il exprime l’essence de sa pratique de cinéaste. Dans ses films, les mots sont rares parce que discrédités par les mensonges du régime soviétique. Le cinéma permet de voir mieux et plus profondément que ne le permet notre vision humaine. De pénétrer des territoires au-delà du monde sensible. De voir différemment […] pour s’assurer que le monde ne s’arrête pas au visible.5

9 On comprend alors l’importance du sommeil dans ses films qui rend prégnant dans sa pratique la question de la confiance et de la relation.

10 Earth of the Blind (1992), tisse des liens étranges et silencieux entre deux personnes aveugles et des hommes travaillant dans un abattoir. Pour Audrius Stonys, filmer des personnes aveugles conduit à la recherche d’une lumière qui éclaire le destin des hommes au-delà du visible, au-delà même du sensible, un au-delà que le cinéma seul permet de percevoir.

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Ce qui m’intéresse ce ne sont pas les faits, c’est la vie intérieure plutôt que les faits. Et les aveugles sont différents de nous quand ils sont éveillés mais pas quand ils dorment, et quand ils rêvent, nous sommes égaux.6

11 Dans ce film, l’absence de paroles normalise l’absence de regard de la femme âgée aux cheveux blancs, l’échange passe par la présence et le geste. Lorsqu’elle nourrit ses animaux, elle instaure une manière particulière d’être parmi eux, de leur tendre la paille, immobile, et de les laisser venir à elle (fig. 9). La vulnérabilité de l’aveugle – elle ne les voit pas, eux si – rend nécessaire cette confiance et une qualité particulière de l’être-avec (le chat, les chèvres, les poules) qui englobe cinéaste et spectateurs dans ce partage de l’espace invisible. La cécité abolit le seuil entre veille et sommeil et c’est parce que cette femme est dans cette acceptation paisible de la présence de l’autre qu’elle peut s’endormir, alors qu’elle est filmée, en toute confiance (fig. 10).

12 Ramin (2011), réalisé en Géorgie, est le portrait d’un ancien champion de lutte âgé de 75 ans et célèbre dans toute l’ex-Union soviétique. Le film l’accompagne dans son quotidien, et restitue son passé glorieux au moyen d’images d’archives. Nous l’accompagnons aussi alors qu’il part à la recherche de son amour de jeunesse, qu’il ne retrouve pas – encore une enquête non résolue. A son retour à la maison, Ramin s’apprête à dormir, seul avec son chat. Il effectue devant la caméra les gestes rituels qu’il fait chaque jour avant de se coucher : il met son bonnet, fait quelques assouplissements. L’auto-mise en scène repose sur cette ritualisation, cette réitération des gestes : les gestes répétés par l’acteur occasionnel au quotidien peuvent être joués devant la caméra sans effort et sans affectation. L’exceptionnel de cette scène par contre est l’évidence du sommeil authentique, « documentaire » : celui de l’homme et celui du chat (fig. 11-12). La respiration de l’un et de l’autre, l’une accidentée, l’autre régulière, pourtant en osmose : là encore, la confiance qui lie l’homme et le chat, la plénitude de leur coprésence absorbe la présence du cinéaste et de la caméra. La musique annonce le rêve du personnage : le troupeau de moutons dans la montagne comme une autre image de l’être-ensemble (fig. 13).

13 La question est souvent posée à Audrius Stonys de ce qui lui permet de filmer des personnes dans des situations aussi intimes que la nudité et le sommeil. A propos du film Uku Ukai (2006), il répond : Je passe beaucoup de temps avec eux, si bien qu’ils ne prêtent plus attention à la caméra. Pour cette vieille dame qui dort dans Uku Ukai, nous filmions avec une caméra Arriflex 35mm, de l’éclairage et tout l’équipement. Nous avions installé une structure près de son lit sous laquelle elle devait ramper pour aller dans son lit. Nous lui avions demandé comment elle dormait la nuit et elle nous avait dit que le moindre bruit la réveillait. Nous allions filmer toutes les heures pendant qu’elle dormait, et nous éclairions. Et le lendemain, je lui ai demandé ‹ comment avez-vous dormi ? ›, elle m’a répondu ‹ comme un bébé, je n’ai jamais dormi aussi bien ›.7

14 Uku Ukai est un essai sur les rapports que l’homme, aux prises avec la perspective de la mort, entretient avec son corps. Cette vieille dame dont parle le cinéaste est le personnage central de ce film. Les séquences où elle dort, s’éveille puis retombe dans le sommeil ponctuent à cinq reprises le film qui dure 30 minutes. On peut donc interpréter le film entier comme le rêve de cette femme : un rêve de beauté, de vitalité, mais aussi de communion avec la nature et les êtres vivants ; un rêve où l’on peut dormir et rire ensemble et en même temps (fig. 14-15).

15 Mais ici, tout au long du film une voix nous inclut, nous invite à prendre part à ces expériences des corps dans l’espace du film : « Take a deep breath in and a deep breath out

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… ». Ces indications invitent le spectateur à entrer dans la communauté de sensations du film, à partager le sommeil et le rêve de la femme qui dort « comme un bébé » avec le film. Le spectateur est, à son tour, happé par la qualité d’être-ensemble qui seul rend le film possible. Dans le cinéma d’Audrius Stonys, cet au-delà de la parole – le « rêve des pauvres » comme un au-delà de la « fabulation des pauvres » ? – est le lieu où la fiction du personnage et celle du cinéaste se rejoignent. Ainsi, à l’heure où les webcaméras et les caméras à infra-rouge de la télé-réalité ont pénétré l’espace privé de la chambre à coucher, l’idée que l’acteur occasionnel du film documentaire puisse dormir avec le film – ce sommeil partagé – apparaît comme la conquête ultime et utopique d’une communion qui affecte tout à la fois le filmeur, celui qui est filmé et le spectateur.

NOTES

1. Un DVD réunissant une dizaine de films issus de cette tradition a été édité par l’organisation lituanienne Meno Avilys (Anthology of Lithuanian Documentary Cinema, 2015). 2. Voir Emmanuel Chicon, « ‹ Le cinéma permet de montrer que le monde ne se limite pas au visible ›, Entretien avec Audrius Stonys », Catalogue du Festival Visions du Réel, Nyon, 2016, p. 226. 3. Depuis Uku Ukai en 2006. 4. « Edgar Morin à propos du Cinéma Vérité », émission Un certain regard, production ORTF, diffusé le 16 janvier 1966. 5. Audrius Stonys, « Parcours : Audrius Stonys » [mai 2009], catalogue de la 16 e édition des Rencontres du cinéma documentaire, Montreuil, 2011. 6. Propos extraits des débats animés par Corinne Bopp dans le cadre des Rencontres du cinéma documentaire de Périphérie, Montreuil, octobre 2011. 7. Id.

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Festival de Locarno 2016 : notes sur la rétrospective R.F.A. (1949-1963)

Raphaël Oesterlé, Sylvain Portmann et Mathieu Urfer

1 LE FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE LOCARNO propose chaque année une rétrospective en marge des compétitions. Tandis que les rétrospectives des dernières années retraçaient principalement le parcours de cinéastes reconnus (Sam Peckinpah en 2015, George Cukor en 2013, Otto Preminger en 2012, Vincente Minnelli en 2011, etc.), celle de la 70e édition était consacrée au cinéma de la République Fédérale d’Allemagne entre 1949 et 1963. D’emblée, cette double entrée historique et nationale implique un questionnement autre que celui posé par le choix d’un réalisateur. Rendre compte d’une période historique entraîne en effet une opération de sélection bien plus importante que lors de la constitution d’une filmographie. Retenir une cinquantaine de longs métrages pour la période 1949-1963 – sachant que, dans cette période, 1367 films sont produits en R.F.A.1 – suppose inévitablement un positionnement.

Rejet de l’après-guerre

2 Intitulée « Beloved and Rejected : Cinema in the Young Federal Republic of Germany from 1949 to 1963 » [Aimé et rejeté : le cinéma de la jeune République Fédérale d’Allemagne entre 1949 et 1963], cette programmation entend reconsidérer une période très peu connue du public non germanophone et souvent réduite à des lieux communs. En effet, la première caractéristique de cette production semble en être la méconnaissance, qui peut s’expliquer par deux facteurs qui ne sont pas sans liens : en premier lieu, par l’accès difficile de la plupart de ces films, qui ne sont pas rediffusés en salle et qui sont inaccessibles en version DVD sous-titrée ; mais en second lieu et avant tout par la condamnation violente des films de cette période par les cinéastes du nouveau cinéma allemand, comme Werner Herzog, Rainer Werner Fassbinder ou Edgar Reitz, dont la critique a largement relayé les positions. Ces derniers n’ont eu de cesse de se démarquer de la génération active dans l’après-guerre, toujours suspecte de connivence avec le nazisme et dont les films ont constitué un véritable repoussoir sur lequel ils ont fondé leur pratique. Le crédit accordé à leur propos peut ainsi expliquer le

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manque d’intérêt porté à la rediffusion de ce corpus. De fait, la plupart des critiques et historiens réduisent cette période à un enchaînement de succès populaires composé de Heimatfilme offrant une représentation idéalisée de la vie bucolique et de comédies légères, composant un « cinéma de papa » bourgeois et ronronnant. Or, il semble bien que ces jugements reposent sur un certain nombre de malentendus. La production de cette période, dont les premières années sont encore fortement marquées par la guerre, semble être bien moins homogène que l’image à laquelle on la résume. Il apparaît plutôt que cette condamnation constitue un acte politique de la part d’une génération désireuse de s’affirmer, plutôt qu’un jugement esthétique (Edgar Reitz confie d’ailleurs, lors d’un entretien réalisé au festival de Locarno et diffusé sur Arte, n’avoir vu aucun des films de la rétrospective2). La sélection locarnaise 2016 entendait donc offrir un autre regard sur les films des premières années de la R.F.A.

Reformulation de l’après-guerre

3 La rétrospective, composée par Olaf Möller et Roberto Turigliatto, rassemblait ainsi 72 films (dont 28 courts et moyens métrages) et était accompagnée d’une publication homonyme, dirigée par le même O. Möller ainsi que par Claudia Dillmann3, directrice du Deutsches Filminstitut de Francfort-sur-le-Main, d’où provient la majorité des copies. Outre l’ampleur de son programme, la rétrospective est caractérisée par plusieurs partis pris. Le premier concerne la période, circonscrite ici par les « années Adenauer ». C’est donc la durée du mandat du premier chancelier de la R.F.A. qui pose les bornes historiques de la filmographie. Choix original puisque les critiques ou historiens du cinéma ont coutume de faire peu de cas des années séparant l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933 du manifeste d’Oberhausen en 1962. Cette période, lorsqu’elle est abordée4, est le plus souvent scindée en deux : la période nazie et son cinéma de propagande puis celle de l’après-guerre, taxée de conventionnelle, rétrograde et vulgaire5 – la première étant condamnée et la suivante considérée comme dénuée d’intérêt. Notons enfin que certains historiens relèvent tout de même des exceptions6 tandis que d’autres exposent précisément les conditions de la reconstruction des structures cinématographiques, qu’il s’agisse des studios ou plus largement de la distribution7. La période proposée par la rétrospective affiche ainsi une forme d’originalité, puisqu’elle ne reproduit à notre connaissance aucune catégorisation historiographique antérieure.

Une sélection orientée

4 Les films retenus permettent d’effectuer plusieurs observations. Signalons déjà qu’ils ne visent très vraisemblablement pas à donner un aperçu global du cinéma de la R.F.A. – ce qui aurait pu être réalisé en proposant par exemple un échantillon de films permettant d’embrasser tout le spectre des productions filmiques. A cela s’ajoute que les films les plus populaires ou reconnus sont absents du programme, à l’exception notable du diptyque indien de Fritz Lang constitué par Der Tiger von Eschnapur (Le Tigre du Bengale, 1959) et Das indische Grabmal ( Le Tombeau hindou, 1959). Ainsi les trois principaux genres du cinéma allemand que sont alors le , la comédie et le film historique sont réduits à une portion congrue, tandis que les rares œuvres qui représentent traditionnellement cette période ont été écartées. Ainsi, Die Brücke (Le

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Pont, 1959) de Bernhard Wicki ne figure pas dans la sélection, alors qu’il a connu un écho international positif, marqué par de nombreux prix dont le Golden Globe du meilleur film étranger en 1960. Du même réalisateur a été préférée une satire sociale, Das Wunder des Malachias (1961), parodiant les accents mystiques alors en vogue ainsi que les répercussions du miracle économique (Wirtschaftswunder) sur la nouvelle société allemande. Un choix comme celui-ci permet de mieux cerner les partis pris des programmateurs, dont celui de reconsidérer le cinéma des années Adenauer à la lumière d’œuvres moins connues et susceptibles d’être appréciées par un public curieux ou cinéphile. En effet, l’éviction d’un film comme Le Pont, qui relate le sacrifice de soldats adolescents s’acharnant à défendre un pont voué à la destruction, est éclairant. Sa charge contre l’absurdité de la guerre, à la prétention universelle et qui a pour effet de totalement évacuer le contexte spécifique du nazisme, aurait pu être considérée comme problématique. Le film qui lui a été préféré s’inscrit au contraire dans un intertexte. Il caricature une classe, celle de la haute bourgeoisie décadente, mais parodie aussi un type de films particuliers. Nombre de films sont en effet apparus dans ces années qui représentent des éléments mystiques, Diables et Bons Dieux se croisant au détour d’une ruelle. Ce goût pour un fantastique chrétien a pu se lire comme une forme d’évasion face à la responsabilité de l’homme dans le monde. Le choix des programmateurs est révélateur d’une volonté de favoriser des œuvres dialoguant avec un contexte social ainsi qu’avec les représentations que la R.F.A. donne d’elle-même dans ses productions cinématographiques. Il semble donc que les programmateurs aient privilégié les œuvres méconnues échappant au corpus canonique ou permettant d’offrir un contrepoint à l’imagerie traditionnelle. Les films paraissent ainsi avoir été choisis pour leurs qualités intrinsèques, et non pour un statut de sources documentant un état du cinéma allemand.

Trois Heimatfilme au programme

5 Trois films programmés appartiennent pourtant au genre des Heimatfilme, bien qu’ils présentent chacun des particularités qui font qu’ils dépassent la simple appartenance au genre, le plus populaire des années 1950. Leuchtfeuer (R.F.A. / Suède, Wolfgang Staudte, 1954) et Rose blühen auf dem Heidegrab (Hans Heinz König, 1952) marquent ainsi par leur noirceur tandis que Die Trapp-Familie in Amerika (Wolgang Liebeneiner, 1958) illustre avec humour l’exportation de la musique traditionnelle allemande aux Etats-Unis. Généralement méprisé par la critique spécialisée ou académique, ce type de production est ainsi résumé par Roland Schneider : « L’évasion facile du Heimatfilm, notamment dans la série des Sissi, qui fit la célébrité de Romy Schneider, illustre la nostalgie du mythe monarchique et de l’ordre bourgeois libéral »8. Monika Ballan, dans 100 ans de cinéma allemand déclare même que la plupart des réalisateurs allemands de cette époque « se réfugient dans des sujets sentimentaux et rassurants : les ‹ Heimatfilme ›, les films du terroir du type L’Auberge dans le Spessart (Das Wirtshaus im Spessart, 1957) de Kurt Hoffmann, les films de famille comme La Famille Trapp (Die Trapp-Familie, 1956) de Wolfgang Liebeneiner ou des films nostalgiques des têtes couronnées comme la série des Sissi d’Ernst Marischka qui fit connaître Romy Schneider »9. Notre intention n’est pas de regretter l’absence de cette production mais de la relever puisque le titre accordé à la rétrospective pourrait s’annoncer comme le

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reflet cinématographique d’une période de l’Histoire politique de l’Allemagne de l’Ouest.

Réminiscences du Trümmerfilm

6 Bien moins populaire que la catégorie précédente, celle du Trümmerfilm désigne la production cinématographique de l’immédiat après-guerre, dont le décor constitué de ruines, celles des villes bombardées par les raids alliés10, reflète l’état de l’Allemagne, au propre et au figuré. La part documentaire que prend le décor dans ces films n’a pas manqué de provoquer une comparaison avec le néo-réalisme italien, symbolisé par une référence temporelle, celle de l’Allemagne année zéro. Intitulé ainsi (Germania anno zero, Italie / France / Allemagne, 1948), le film de Roberto Rossellini évoque à la fois la période, l’atmosphère et le désarroi des Allemands au sortir de la guerre. Voici ce qu’écrit R. Schneider sur cette production de courte durée : « Calcinées par le phosphore, les décombres des villes allemandes fournissaient un décor d’apocalypse qui inspira Rossellini, mais les Allemands restaient obsédés par l’artifice du studio. Suscité par la destruction des décors, le Trümmerfilm (film des décombres) soulignait, non sans masochisme, le pittoresque du cadre au détriment du sentiment de réalité : les ruines, pourtant, furent authentiques »11. Le film le plus célèbre de ce mouvement, réalisé par Wolfgang Staudte, Die Mörder sind unter uns (1946), est absent de la rétrospective car antérieur à la période observée. Bien ultérieur, Weg ohne Umkehr (Victor Vicas, 1953) démontre que cette trace est encore omniprésente. Le film revient sur cette période, afin d’asseoir son intrigue et poser les relations entre les personnages principaux. C’est dans un décor encore fumant des ultimes bombardements qu’une Allemande de la zone occupée par les Soviétiques et un officier russe se rencontrent. L’essentiel de l’action se situe ensuite quelques années plus tard et met en scène l’atmosphère étouffante de la surveillance que ce nouvel Etat impose aux habitants (caractérisés comme postfascistes, les nouveaux officiers de la R.D.A. sont d’anciens nazis exerçant une forme de terreur sur la population). Le film se conclut sur une note pessimiste, montrant l’impossibilité pour l’héroïne de rejoindre à l’Ouest son nouveau fiancé (elle est ramenée de force dans la zone soviétique). Weg ohne Umkehr allie film historique (l’action se déroule quelques années auparavant) et aspect documentaire (les ruines sont bien celles de 1953), et évoque le poids du climat de l’immédiat après- guerre dans le cinéma allemand du début des « années Adenauer ». Celui-ci n’est cependant pas toujours perceptible de façon aussi littérale, notamment lors du recours au cinéma de genre.

Le film criminel

7 Une partie importante de la sélection peut être regroupée sous la dénomination de films criminels qui a par ailleurs donné lieu à une journée spéciale programmant sept films, amorcée par Banktresor 713 (Werner Klingler, 1957) et se concluant sur Der Verlorene (Peter Lorre, 1951). Ce fut l’occasion d’y projeter Die Spur führt nach Berlin (Franz Cap, 1952), Weg ohne Umkehr, Nachts, wenn der Teufel kam (Robert Siodmak, 1957), Es geschah am hellichten Tag (Ladislao Vajda, RFA/CH, 1958, adapté d’un récit de Friedrich Dürrenmatt) et Viele kamen vorbei (Peter Pewas, 1956). Autant de films que de thématiques (cambriolages, détention, meurtres, tueurs en série), toutes teintées

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d’une noirceur très marquée sans pour autant se référer aux codes du film noir américain. Les œuvres prennent leur source dans un registre criminel ou dans celui des enquêtes policières mais leurs particularités échappent à une catégorisation stricte. La prégnance de l’aspect documentaire est à nouveau un élément remarquable. On y décrit les conditions de survie de toute une population condamnée à la débrouillardise, en dépeignant les bars interlopes dans lesquels agissent les personnages. Acteurs, costumes et décors sont ainsi ancrés dans un réalisme que viennent à peine nuancer les effets dramatiques de l’éclairage.

8 Une autre particularité est la figure récurrente du tueur en série. Trois films sont en effet consacrés à ce type de criminel. Signalons tout d’abord Nachts, wenn der Teufel kam (Les S. S. frappent la nuit) qui fut le « film le plus primé de l’après-guerre »12. Réalisée par Robert Siodmak, de retour des Etats-Unis13, cette fiction est inspirée d’un fait divers allemand impliquant Bruno Lündke, un handicapé mental accusé d’une cinquantaine de meurtres commis entre la fin des années 1920 et le début des années 1940. Le film raconte comment le personnage de Lündke est attrapé par la police, remis aux autorités, puis très vraisemblablement assassiné par les nazis, les dirigeants du parti ne pouvant pas admettre qu’un meurtrier, déficient de surcroît, ait pu échapper à leur vigilance durant toutes ces années. Siodmak met donc en scène un déséquilibré mental aux prises avec un commissaire caractérisé comme humaniste et respectueux de la justice civile plutôt que de celle du pouvoir en place. Positionnement qui n’empêchera pas un innocent de se faire exécuter pour le « dernier » meurtre commis par le tueur en série et de mener ce dernier à une exécution sommaire, à peine déguisée en une tentative d’évasion échouée. On assiste donc à un procès multiple, celui d’un déséquilibré mental et celui, moins avoué mais tout aussi explicite, du régime nazi et de ses partisans, collaborateurs plus ou moins passifs, et de leur responsabilité : « Selon l’optique de l’ère Adenauer, le nazi était un démon tout-puissant et repoussant auquel aucune personne sensée ne pouvait prêter foi ; sa puissance ‹ infernale › excuse sinon justifie en quelque sorte la passivité de l’homme de la rue »14. Et plus généralement : « Nachts, Wenn der Teufel kam est le premier film allemand à parler du passé nazi autrement que dans une perspective déculpabilisante – ce qui n’est pas peu » 15. La projection du film fut l’occasion de consacrer un hommage à Mario Adorf, incarnant le personnage déviant et dont ce fut le premier grand rôle au cinéma16. De leur côté, Es geschah am hellichten Tag puis Viele kamen vorbei mettaient en scène respectivement un tueur d’enfants et un assassin d’auto-stoppeuses. Cette journée consacrée au Krimi se terminait sur Der Verlorene, « le » film de Peter Lorre dont le récit compliqué avait fait l’objet d’une étude détaillée dans Le Cinéma réaliste allemand de Raymond Borde, Freddy Buache et Etienne Chaumeton (Lyon, Serdoc, 1965), dans laquelle avait été décortiquée la structure en flashbacks du film.

Portait d’une génération

9 Une autre préoccupation de ce cinéma semble avoir été la question de la représentation de la jeunesse. Enjeu majeur – et pas seulement en Allemagne – dans ces années de reconstruction, les valeurs d’une « nouvelle génération » ont souvent suscité des craintes, comme le signale le phénomène de la délinquance juvénile, qui apparaît dans les médias. Endstation Liebe (Georg Tressler, 1958) s’en fait l’écho. Il met en scène un groupe de jeunes garçons employés à l’usine, et leur quotidien fait de drague, de

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football et de sorties turbulentes. Le jeune premier Horst Buchholz y incarne un fanfaron mis au défi de séduire une jeune fille de bonne famille. L’amour viendra s’immiscer dans ce jeu, mettant au jour l’humanité du personnage. Une fois de plus, le film est prétexte à représenter une classe sociale défavorisée, sans misérabilisme aucun. Il permet aussi de mettre en scène les relations entre cette jeune génération et leurs parents, en échappant au lieu commun, comme en témoignent les relations entre le personnage joué par Horst Buchholz et son père (Gert Fröbe), qui mélangent affrontement et affection.

10 Le film projeté en hommage à Mario Adorf sur la Piazza Grande unissait film criminel et portait de la jeunesse. Dans Am Tag als der Regen kam (Gerd Oswald, 1959), l’acteur d’origine italienne est à la tête d’une bande de délinquants détroussant des automobilistes. Un des usages de l’argent récolté est d’entretenir son père, ancien médecin ayant sombré dans l’alcoolisme. La démission de la génération des pères qui se dessine ainsi ancre le film de genre dans un contexte social, et en fait un film emblématique des choix opérés par les programmateurs.

11 Notons enfin que, si cette rétrospective a rempli son rôle en permettant de mieux percevoir la diversité d’une production négligée par la critique, elle exigeait du festivalier un engagement certain : les films n’étaient projetés qu’une seule fois et à raison de cinq en moyenne par jour, rendant une vision exhaustive illusoire. Le caractère exceptionnel de ce programme était accentué par la reprise des plus partielle de la Cinémathèque suisse, qui ne projetait que 13 des 72 films projetés à Locarno. Il fallait donc être à Locarno en 2016 pour découvrir les dessous des « années Adenauer ».

NOTES

1. Source : Hans Helmut Prinzler, Chronik des Deutschen Films, 1895-1994, Stuttgart/Weimar, J. B. Metzler Verlag, 1995. 2. Entretien consultable en ligne : http://info.arte.tv/fr/locarno-lallemagne-des-50s-sur-pellicule (dernière consultation le 8 octobre 2016). 3. Claudia Dillmann et Olaf Möller (éd.), Beloved and Rejected : Cinema in the Young Federal Republic of Germany from 1949 to 1963 [Geliebt und verdrängt : Das Kino der jungen Bundesrepublik Deutschland von 1949 bis 1963], Francfort-sur-le-Main, Deutsches Filminstitut, 2016. 4. Signalons à ce titre la position de Monika Bellan qui traite de la période en une phrase (aucun chapitre ne lui est attribué, l’auteur lui préférant les productions est-allemandes pour la période de 1945 à 1962) : « Si le cinéma de l’Allemagne de l’Ouest connaît ses années les plus noires, les plus ennuyeuses, les moins créatrices pendant cette époque d’immédiat après-guerre, pour se ressaisir seulement à partir des années 60, c’est le contraire à l’Est » (Monika Bellan, 100 ans de cinéma allemand, Paris, Ellipses, 2001, p. 62). 5. Voir Bernard Eisenschitz, Le Cinéma allemand, Paris, Armand Colin, 2008, et sa périodisation : « Le cinéma selon Goebbels (1933-1945) » et « Le cinéma de papa (RFA, 1945-1962) » ; Roland Schneider, Histoire du cinéma allemand, Cerf, Paris, 1990 et sa partie « Le vieillissement : le temps de l’académisme (1934-1962) » subdivisée en trois temps : l’académisme totalitaire, l’académisme socialiste, l’académisme libéral (pp. 107-150).

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6. Francis Courtade, Jeune cinéma allemand, Lyon, Serdoc, coll. « Premier Plan », no 53, 1969, pp. 5-12 ; Michel Azzopardi, Vingt ans dans un tunnel : le cinéma ouest allemand de 1946 à 1966, Paris, Nouvelles éditions Debresse, 1987. 7. Stephen Brockmann, A Critical History of German Film, Rochester (New York), Camden House, 2010. 8. Roland Schneider, op. cit., p. 150. 9. Monika Bellan, op. cit., p. 70.

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La simplicité qui paye : Ma vie de Courgette (Claude Barras, 2016)

Chloé Hofmann

1 DIFFICILE DE PASSER À CÔTÉ DE Ma vie de Courgette. Ovationné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en mai dernier, le film d’animation du Suisse Claude Barras a remporté peu après le Prix du public et le Cristal du meilleur long métrage au Festival d’Annecy, ainsi que le Valois de diamant du 9e Festival du film francophone à Angoulême. Partout où il passe, le film semble faire l’unanimité, et il intègre même la short list des nommés à la prochaine cérémonie des Oscars1.

2 Ma vie de Courgette, c’est l’histoire d’Icare, alias Courgette, surnom hérité de sa mère dont il ne lui reste rien sinon ce sobriquet « légumier » et une canette de bière vide, vestige d’une vie faite d’alcool, de tristesse et de solitude. Suite à la chute de sa mère dans un escalier, pudiquement suggérée par un usage habile et délicat du son off, Courgette se retrouve orphelin, son père étant parti il y a longtemps avec « une poule ». C’est donc avec un petit sac à dos et un cerf-volant pour tout bagage que Courgette débarque au Foyer des Fontaines, le cœur aussi gros que ses grands yeux cernés. Là, il rencontre d’autres enfants, eux aussi malmenés par la vie et avec qui il va (ré)apprendre la confiance, le partage et l’amitié. Simon, chef de troupe lucide de ces petits écorchés, résume ainsi leur triste situation : « On est tous pareils, il n’y a plus personne pour nous aimer ». Nourri de bons sentiments, le film contredit prestement cette fatalité.

3 Adaptation d’un roman destiné plutôt à un public de jeunes adultes (Autobiographie d’une Courgette, de Gilles Paris2), Ma vie de Courgette est un conte des temps modernes et un « hommage à tous les enfants maltraités »3, comme l’explique Claude Barras. Malgré son sujet délicat, le film éclipse complètement le misérabilisme, et le décor sombre des deux scènes initiales est remplacé par des couleurs très vives dès l’arrivée de Courgette dans le foyer pour enfants maltraités. Dans un même élan d’optimisme, la solidarité enfantine contraste avec la dureté des destins familiaux des jeunes résidents. D’ailleurs, une fois les adjuvants au bonheur de Courgette et de ses camarades (rapidement) résolus, l’histoire laisse entrevoir l’assurance d’un avenir meilleur, engendré par la force de vie de ces gosses « entrés en résistance »4.

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Commence alors un récit d’apprentissage, un récit picaresque revisité par l’idée de résilience de Boris Cyrulnik.

4 Vidé d’autant de potentialités dramatiques, le film aurait pu verser dans la mièvrerie ou le manque de profondeur. Mais c’était sans compter sur l’usage de la bande-son. Pour faire parler ses marionnettes ultra colorées et stylisées, le réalisateur a fait appel à de jeunes acteurs amateurs. Porteuses d’émotions et d’authenticité, à la dimension presque documentaire, ces voix d’enfants nous rappellent que les situations présentées reflètent une certaine réalité. La spontanéité cristalline des dialogues du film apporte justesse et ferveur aussi bien aux histoires racontées5 qu’aux personnages eux-mêmes. Enregistrée plusieurs années avant le tournage6, cette matière sonore a inspiré et orienté les animateurs qui ont créé les mouvements des marionnettes à partir de ce qu’ils entendaient, incorporant ainsi, si l’on peut dire, l’image au son.

5 Autre contraste bienvenu : la bande originale, qui a été intelligemment confiée à la chanteuse Sophie Hunger. La jeune artiste bernoise a composé une musique plutôt rock, qui détonne avec les images colorées et les marionnettes tout en rondeurs, en prémunissant contre le risque d’infantilisation et en apportant une touche de gravité à l’atmosphère générale.

6 Comme d’autres films d’animation avant lui, Ma vie de Courgette est une production dont on aime rappeler les chiffres, puisqu’ils rendent compte du travail d’orfèvre que représente la réalisation d’un tel film7. « Huit mois à tourner trois secondes de film par jour et par animateur »8 pour, au final, à peine plus d’une heure de projection, relève le critique Antoine Duplan. Trois à quatre secondes par jour pour un résultat saisissant et des mouvements aussi vrais, déliés que nature. Réalisé à l’aide de cinquante-quatre marionnettes évoluant dans une soixantaine de décors, Ma vie de Courgette a été tourné en , technique qui consiste à mouvoir de quelques millimètres les personnages entre chaque prise de vue, ce qui exige patience et minutie. Car il ne s’agit pas seulement de déplacer les corps dans l’espace, il faut également bouger ou changer les yeux, les sourcils, les bouches9, les cheveux et les vêtements des marionnettes pour traduire l’impression d’un petit émoi ou d’un grand frisson. Cette « loi du noble effort » a payé, puisque le moindre haussement de sourcils de ces personnages aux grands yeux se dote d’une charge expressive et émotionnelle considérable.

7 A l’ère des productions cinématographiques truffées d’effets spéciaux en tous genres et des budgets vertigineux, Ma vie de Courgette prouve donc que l’artisanat a toujours sa place. Pour entrer dans la cour des grands, pas besoin de moyens énormes. En effet, Claude Barras s’est contenté de 8 millions10, un budget fort modeste qu’il a néanmoins su habilement gérer. Optant pour des méthodes artisanales certainement moins onéreuses que celles de certains de ses confrères, le Valaisan a par ailleurs fait le choix déterminant de s’entourer de partenaires de qualité (on pense par exemple à la scénariste française Céline Sciamma11) en privilégiant d’autres aspects que la « simple » animation.

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NOTES

1. http://oscar.go.com/nominees/animated-feature-film/my-life-as-a-zucchini, consulté le 5 février 2017. 2. Gilles Paris, Autobiographie d’une Courgette, Paris, Plon, 2002. 3. Dossier de presse de Ma vie de Courgette, http://ritaproductions.com/wp-content/uploads/ Dossier-de-presse.pdf, consulté le 9 août 2016. 4. Id. 5. Les différents destins des enfants sont brièvement expliqués par Simon, le leader du groupe au courant de tous les aléas existentiels de ses camarades. 6. Emission « Mise au point » du 22 mai 2016, www.rts.ch/emissions/mise-au-point/7644837- mise-au-point.html, consulté le 9 août 2016. 7. Le film est un véritable travail collectif qui a rassemblé une quinzaine d’animateurs dont quelques grands noms (on pense par exemple à Kim Keukeleire qui a notamment travaillé sur Frankenweenie de Tim Burton [2012] et Fantastic Mister Fox de Wes Anderson [2009]). 8. Antoine Duplan, « Le film suisse ‹ Ma vie de Courgette › enthousiasme la Croisette », Le Temps [en ligne], 16 mai 2016, www.letemps.ch/culture/2016/05/16/film-suisse-vie-courgette- enthousiasme-croisette, consulté le 9 août 2016. 9. Lors de la promotion du film, Claude Barras a présenté à son public des boîtes divisées en de nombreux compartiments, contenant une vingtaine de sourcils ou de bouches pour ses marionnettes et lui permettant d’offrir à ces dernières une large palette d’expressions. 10. En 2007, les frères Guillaume avaient réalisé Max and Co, premier long métrage helvétique en stop motion, pour un budget de 30 millions de francs. Une grande partie de cette somme avait servi à la conception de marionnettes ultra sophistiquées mais coûteuses, nécessitant une animation excessivement longue. Max and Co s’est soldé par un échec commercial et critique. Des faiblesses scénaristiques, entre autres, avaient été reprochées aux jumeaux par la presse spécialisée. Barras, qui avait travaillé dans l’équipe technique du film, prétend avoir tiré des enseignements de cet échec relatif pour sa propre expérience (Boris Senff, « Un film d’animation suisse sur la Croisette », 24 Heures [en ligne], 14 mai 2016, www.24heures.ch/culture/cinema/vie- courgette-croisette/story/19277944, consulté le 9 août 2016). 11. Céline Sciamma a notamment scénarisé ses deux propres films Tomboy (2011) et Bande de filles (2014).

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La Suisse s’interroge de Henry Brandt, ou l’attraction de l’Exposition nationale de Lausanne en 1964 Compte rendu de : Alexandra Walther, La Suisse s’interroge ou l’exercice de l’audace, Lausanne, Antipodes (collection « Médias et histoire »), 124 pages

Pierre-Emmanuel Jaques

1 A L’OCCASION D’UN BILAN HISTORIOGRAPHIQUE paru en 1991 (soit une année après la fondation de la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne), Rémy Pithon pouvait déplorer la quasi-absence de monographies consacrées à des réalisateurs ou à des films suisses1. Si la situation a passablement évolué2, notamment grâce à l’élaboration importante d’une littérature « grise » (en particulier des mémoires de master), la parution de livres spécialisés sur le cinéma suisse, dans une perspective historique, reste rare. Aussi convient-il de saluer la publication de l’ouvrage d’Alexandra Walther par les éditions Antipodes, dans la collection « Médias et histoire » dirigée par Gianni Haver, qui est justement tiré d’un mémoire de master de l’Université de Lausanne. Dirigé par François Albera et supervisé par François Vallotton, ce travail, portant sur la série de films courts – qu’il conviendrait plutôt de qualifier de « parcours cinématographique » – réalisés par Henry Brandt pour l’Exposition nationale de Lausanne en 1964, se situe au croisement de l’histoire du cinéma et de l’histoire culturelle. Vu par un large public, signalé dans les médias comme une des attractions de l’Expo, cet ensemble de films est apparu très rapidement comme une œuvre charnière, au croisement de l’ancien et du nouveau cinéma suisse. Et pourtant, avant la recherche d’Alexandra Walther (qui a déjà publié deux articles sur ce sujet3), il n’existait sur La Suisse s’interroge qu’un court texte4, tandis que pour Brandt il fallait se référer à un mémoire de master ou à des chapitres plus ou moins développés dans des ouvrages de portée plus générale5. Le livre d’Alexandra Walther comble donc une lacune importante. La Cinémathèque suisse prépare actuellement un coffret DVD rassemblant plusieurs films d’Henry Brandt, ce qui devrait contribuer à un éclairage renouvelé sur la carrière d’un des cinéastes suisses les plus importants.

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2 Dans La Suisse s’interroge ou l’exercice de l’audace, Alexandra Walther rend compte de la genèse de cette série de courts métrages, situés au sein de la « subdivision ‹ La Suisse s’interroge › », inscrite elle-même dans le secteur de la « La Voie suisse », au cœur de l’Expo que les visiteurs étaient invités à visiter. « La Voie suisse » avait pour mission de rappeler aux citoyens que, par leur engagement, ils pouvaient « influer sur l’avenir du pays »6. Au sein de cet ensemble, La Suisse s’interroge constituait l’espace où les principaux problèmes à affronter étaient exposés. Cette série, totalisant une vingtaine de minutes, se déployait sous la forme d’un parcours comportant cinq étapes filmiques (La Suisse est belle / Problèmes / La course au bonheur / Croissance / Ton pays est dans le monde), les spectateurs assistant debout à des projections de quatre minutes (parfois sur plusieurs écrans où les images étaient projetées simultanément).

3 Parmi les secteurs de l’Expo, « la Voie suisse » s’avère donc l’un des plus importants, directement placé sous la responsabilité de la direction et non, comme c’est le cas dans les autres secteurs, délégué à d’autres responsables, choisis en accord avec les exposants. Après avoir situé l’Expo de 1964 dans la perspective des précédentes manifestations (en 1896, 1914 et 1939), Walther revient sur la place du cinéma dans cette édition, soulignant son importance aux yeux de jeunes cinéastes qui entendent s’inscrire dans un nouveau cinéma. Cette partie, développée dans un article paru dans la revue 1895 de l’Association française de recherche sur l’histoire du cinéma, revient sur le rôle central d’Alain Tanner, Henry Brandt et Claude Goretta7. Ceux-ci rencontrent la direction en 1961 déjà, et défendent la réalisation d’une série de films, placés sous le signe du documentaire poétique, qui évoqueraient les principaux aspects de la société contemporaine. Tanner, Buache et, à leur suite, Walther regrettent que leur proposition n’ait pas été retenue, envisageant globalement l’Expo comme une opportunité manquée pour le cinéma suisse.

4 Alexandra Walther revient par la suite sur les différentes phases précédant la réalisation même des films. S’appuyant sur de nombreux documents d’archives conservés aux Archives fédérales (Fonds Expo 64), aux Archives de la Ville de Lausanne (Fonds Chevallaz), aux Archives de la Construction moderne (Fonds Camenzind) et à la Cinémathèque suisse (les coupures de presse rassemblées dans les dossiers établis par la Cinémathèque), Walther retrace précisément les phases d’élaboration du film, en particulier sa phase scénaristique, qui comprend pas moins de cinq versions. La chercheuse note que le projet est examiné avec une attention toute particulière par le Comité directeur, qui s’effraye de certains aspects qui pourraient apparaître comme trop critiques. L’intervention du délégué du Conseil fédéral Hans Giger, dans une phase finale alors que des compléments financiers sont demandés, nécessite aussi des aménagements, certains aspects évoqués lui paraissant contrevenir à la réalité. Le délégué de la Confédération s’avère être l’instance officielle la plus contraignante, dans la mesure où il tient les cordons de la bourse.

5 Dans le tableau retracé par Walther, les mots d’autocensure et de censure s’imposent, renvoyant aux interdits intériorisés par la direction et le cinéaste, ainsi qu’aux pressions exercées sur les films. A ce stade de préparation, les différents intervenants tentent de faire valoir exclusivement leur point de vue. Remarquons, en suivant Walther, qu’une part importante des discussions porte sur les intentions de réalisation, avant même que la moindre image n’ait été tournée. Mais si la direction demande à Brandt de minimiser ce qui est perçu comme une critique trop incisive des temps actuels, elle affirme en même temps sa liberté de créateur, réitérant sa foi en ce projet.

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Si l’analyse de Walther met en évidence une série de contraintes, il n’en demeure pas moins malaisé d’évaluer concrètement l’intervention des uns et des autres. Et il est encore plus difficile dans ce jeu complexe de négociations de déterminer dans quelle mesure certaines demandes ont eu une incidence sur les films effectivement réalisés. L’examen de nombreuses archives, qui apporte de précieuses informations renvoyant avant tout au climat de paranoïa sociale dont témoigne l’escamotage des résultats de l’enquête Gulliver, n’apporte guère de précisions quand il s’agit de connaître les détails de telle ou telle entrevue. Les interventions semblent avant tout concerner les scénarios, certains des « censeurs » regrettant eux-mêmes que la discussion ne porte que sur les textes préparatoires.

6 L’analyse de Walther repose sur une conception de l’œuvre comme un acte de libre création de la part d’un auteur délié de toute contrainte. On peut questionner l’adéquation d’une telle position par rapport à l’examen d’un ensemble comme La Suisse s’interroge. Etabli dans le cadre d’une commande, le projet se situe d’emblée dans un cadre contraignant. On se souvient que, dans ses travaux sur la commande audiovisuelle, Gérard Leblanc8 a appelé à établir une distinction entre système ouvert et fermé, le premier laissant une large part d’intervention à l’équipe de réalisation. Or, dans le cas des films de Brandt, on ne peut qu’être frappé par la latitude qui est donnée au réalisateur. Cependant, en suivant les réflexions de Leblanc9, on peut se demander si la conception d’une création audiovisuelle totalement libre ne constitue pas une simple chimère, et ce d’autant plus dans le cadre de la production suisse, pour laquelle la part de la commande a été prépondérante jusque dans les années 1960 au moins10.

7 L’incidence du cadre contraignant de la commande dans le phénomène de la création pourrait être interrogé plus largement : l’histoire de l’art ne répond-elle pas à une dynamique de va-et-vient entre artiste et commanditaire, entre liberté et contrainte ? Cette situation ne contrevient pas à la grande qualité de nombreuses œuvres de commande. Aussi, envisager La Suisse s’interroge comme subissant le joug de trop nombreuses contraintes, ne revient-il pas à faire fi du contexte de la production cinématographique caractéristique de la Suisse autour de 1964 ? Et comme le souligne Walther elle-même, la direction semble retarder la finalisation des films, peut-être – c’est l’hypothèse avancée – pour éviter que des modifications soient exigées. Si ce jeu complexe de luttes entre les différents acteurs sociaux impliqués ne saurait être contesté, son implication reste donc encore à évaluer plus clairement, si tant est que cela soit possible… Suivant l’analyse de Walther, Brandt, soutenu par la direction, apparaît comme un artiste victime du poids des institutions.

8 Placé en regard d’autres productions audiovisuelles contemporaines, cette série apparaît au contraire comme une remarquable exception : tout en étant établie dans un cadre contraignant, elle parvient, en termes de forme et de contenu, à un résultat encore actuellement impressionnant. Enfin, on peut se demander, comme le fait Frédéric Maire dans son intéressante postface, si les cinéastes ne sont pas obligés de faire preuve de créativité face aux contraintes, développant des stratégies originales et critiques tout en paraissant se conformer à la ligne impartie.

9 Considérer globalement l’Expo 64 comme un échec, alors que la direction a choisi d’intégrer une installation cinématographique au sein même de « la Voie suisse », en soutenant le projet pour le moins audacieux de Brandt, ne contribue-t-il pas à faire perdurer une forme de mythe ? Du moins est-ce là mettre entre parenthèses le cadre même de l’Expo : l’organisation des différents secteurs reposait sur les propositions

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d’acteurs des différentes branches exposées ; loin d’agir librement, la direction n’avait souvent qu’un rôle d’initiateur et de coordinateur. Aussi la direction, avec le projet de Brandt et en appuyant celui de Tanner (Les Apprentis) auprès d’acteurs du monde économique, n’a-t-elle pas largement contribué au soutien de la production de nombreux films ?11

10 Dans l’ouvrage sur l’Expo 64 coordonné par Olivier Lugon et François Vallotton 12, les analyses aboutissent à un même constat en traitant pourtant d’aspects fort variés : alors que le projet d’Exposition nationale prenait comme modèle la Landi zurichoise, les différentes réalisations de l’Expo 64, loin de faire perdurer l’image d’une Suisse archaïsante et passéiste, se distinguent par leur audace. Le contraste entre l’aspect guindé des officiels, appartenant à un autre temps, et le caractère quasi avant-gardiste des stands est frappant dans les photographies prises à l’occasion de la manifestation lausannoise. On a souvent l’impression de tenir des images prises lors d’une exposition d’art contemporain ou dans un parc de haute technologie plutôt que dans une exposition destinée à refléter l’état de la nation !13

11 Outre les films de Brandt et Tanner, il convient de rappeler, comme le fait Walther, que l’Expo intègre de nombreux dispositifs audiovisuels, souvent très spectaculaires, comme dans les sections des PTT, des CFF, de Swissair, voire les secteurs de l’armée, ainsi que celui de l’industrie et l’artisanat. Ce bouillonnement de projets multimédias s’accompagne aussi de la production d’une série de films que la Télévision suisse romande a été chargée de produire. Outre Goretta, Jean-Louis Roy, Pierre Koralnik et Gilbert Bovay réalisent des téléfilms destinés à illustrer des aspects de la Suisse. Le vétéran Raymond Barrat14 effectue une série de reportages sur l’Expo. Ces productions télévisuelles ont été privilégiées en fonction de leur capacité à circuler, dans la mesure où elles pouvaient être proposées à des chaînes étrangères. Aussi, s’il est vrai que l’Expo n’a pas été le laboratoire du nouveau cinéma souhaité par Tanner, ne faudrait-il pas préciser que cela tient au fait que quand celui-ci parle de films, il désigne en fait une forme particulière, celle du cinéma de fiction, en projection 35mm dans une salle de cinéma ?

12 Envisager l’Expo 64 comme un échec, n’est-ce pas aussi renoncer à prendre en compte l’effet que ces projets ont exercé sur la politique culturelle en Suisse ? Le sociologue Olivier Moeschler a établi de manière fort convaincante que la loi sur le cinéma qui entre en vigueur en 1963 a en fait largement profité à ces mêmes cinéastes15. Et, à n’en pas douter, cette loi a contribué à la reconnaissance de ces films, notamment suite à l’Expo. Loin de peser de manière rétrograde sur la création cinématographique en Suisse, les aides envers le cinéma ont largement contribué à l’émergence du « nouveau cinéma suisse » – mais c’est une autre histoire. Mentionnons juste que ce sont bien ces cinéastes « contestataires » qui ont le plus largement bénéficié du soutien de l’Etat. La légitimité d’un Tanner se manifeste dans la révision de la loi qui, ouverte au seul documentaire à l’origine, s’est aussi appliquée à la fiction dès 1969. C’est en effet suite aux revendications de l’Association des réalisateurs de films, cofondée par Tanner en 1962, que la loi a évolué. Et si pour les protagonistes, ce temps a paru long et les résultats modestes, il n’en demeure pas moins vrai qu’ils ont été entendus, au moins partiellement, par les élus et l’administration16.

13 Par ailleurs, force est de constater que malgré la richesse des archives exhumées par Walther, nombre de questions ne trouvent pas de réponse définitive. En premier lieu, si la présence de Jacqueline Veuve comme collaboratrice au côté de Brandt constitue une

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forme de « scoop », on ne sait rien de son implication : les premières ébauches portent bien la mention de son nom, mais il reste néanmoins difficile d’évaluer la part concrète qu’elle y a pris. Interviewée dans le cadre de Ciné-mémoire17, elle évoquait une brouille longue et profonde avec Brandt, qu’elle rapportait à un projet de film sur la Loterie romande (La Chance des autres, 1962) – sans le nommer d’ailleurs –, et ne se souvenait pas avoir pris part à la rédaction des scénarios des films de l’Expo…

14 Dans l’ouvrage, la manière de poser des hypothèses nous laisse parfois perplexe, en particulier lorsque des interprétations psychologiques pour le moins discutables sont proposées. Ainsi, pour Walther, ce serait le mauvais caractère d’Alain Tanner qui expliquerait que Brandt se soit vu confier la réalisation de La Suisse s’interroge, sans que le moindre document n’étaye cette affirmation (l’auteure se fondant sur des épisodes ultérieurs de sa carrière). Or, en 1964, Tanner est un jeune cinéaste dont les œuvres principales – que la direction de l’Expo visionne – sont Nice Time, un court métrage quasi expérimental coréalisé avec Claude Goretta en 1957, le portrait Ramuz, passage du poète (1961) et un film-installation présenté à la biennale de Milan de 1962, L’Ecole. Par rapport à Tanner, Brandt, de huit ans son aîné, peut se targuer d’une tout autre reconnaissance, et cela dès Les Nomades du soleil (1953) qui est suivi, entre autres, par Les Seigneurs de la forêt (1958) et Madagascar au bout du monde (1960). Sa réputation est encore assurée par le succès de Quand nous étions petits enfants (1961) – ces deux derniers titres étant projetés à l’Expo18. Par ailleurs, Tanner s’est vu confier le projet des Apprentis, qui, s’il n’est pas placé sous la responsabilité de la direction, correspond bien à la proposition de film qu’il avait soumise à l’Expo dans le projet-manifeste qu’il avait cosigné avec Brandt et Goretta. Et, outre ce film, Tanner s’est occupé du Monde de l’image, projection audiovisuelle mise au point par la société Paillard19.

15 Ces différentes remarques montrent, je l’espère, les apports de l’ouvrage d’Alexandra Walther, qu’il convient de saluer, mais aussi certaines de ses limites, liées à mon sens à la difficulté de se situer par rapport à une époque passée mais relativement proche et dont plusieurs figures importantes sont encore très actives. Cet aspect me semble particulièrement problématique dans la manière d’envisager le processus de la commande, qui implique des négociations plutôt que de la censure. Aussi, loin d’être victime du rigorisme fédéral, La Suisse s’interroge apparaît à mes yeux comme une œuvre situant les limites du dicible et du visible, limites qu’elle fait d’ailleurs évoluer, tout comme d’autres œuvres présentées à l’Expo. En faisant siennes les déclarations de certains protagonistes, Walther reconduit des jugements émis à l’époque. Pour ma part, je souhaiterais davantage qu’ils aient été mis en perspective et expliqués, ce qui aurait permis de mieux faire comprendre le rôle charnière de l’Expo 64 et la place de l’installation d’Henry Brandt tant en regard de l’histoire du cinéma que de l’histoire des idées.

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NOTES

1. Rémy Pithon, « Essai d’historiographie du cinéma suisse (1945-1991) », Revue suisse d’histoire, vol. 41, no 3, 1991, repris in Société générale suisse d’histoire, Geschichtsforschung – L’histoire en Suisse, Bâle, Schwabe, 1992, pp. 228-237. 2. Voir notamment Roland Cosandey (avec la coll. de Pierre-Emmanuel Jaques), « Histoires de cinéma. Territoires, thèmes et travaux », Revue historique vaudoise, vol. 115, 2007, pp. 9-25 ; Pierre- Emmanuel Jaques, « Cinéma et recherche historique en Suisse », Traverse. Revue d’histoire, no 1, 2012, pp. 249-260. 3. Alexandra Walther, « Aux racines du ‹ nouveau cinéma suisse › ? Le projet de Tanner, Brandt et Goretta pour l’Exposition nationale de 1964 », 1895, no 54, février 2008, pp. 111-145 (en ligne : http://1895.revues.org/2792) ; Alexandra Walther, « La Suisse s’interroge : un cas de ‹ propagande nationale › censurée », dans Jean-Pierre Bertin-Maghit (éd.), Une histoire mondiale des cinémas de propagande, Paris, Nouveau Monde, 2008, pp. 643-660. 4. Roland Cosandey, « Expo 64 : un cinéma au service du ‹ scénario › », Mémoire vive. Pages d’histoire lausannoise, no 9, 2000, pp. 18-23. 5. En particulier : Freddy Buache, Le Cinéma suisse, Lausanne, L’Age d’homme, 1998, pp. 99-101 [édition revue et augmentée ; 1re éd. : 1974] ; Thomas Schärer, Zwischen Gotthelf und Godard. Erinnerte Schweizer Filmgeschichte, Zurich, Limmat, 2014, pp. 93-98. 6. La Voie suisse, p. 2 [brochure de présentation du secteur]. 7. Alexandra Walther, « Aux racines du ‹ nouveau cinéma suisse › ? Le projet de Tanner, Brandt et Goretta pour l’Exposition nationale de 1964 », op. cit. 8. Gérard Leblanc, Quand l’entreprise fait son cinéma : la médiathèque de Rhône-Poulenc 1972-1981, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 1983. 9. Gérard Leblanc, « L’auteur face à la contrainte », dans Jean-Pierre Bertin-Maghit, Béatrice Fleury-Vilatte (éd.), Les Institutions de l’image, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 2001, pp. 75-84 ; voir aussi Vinzenz Hediger et Patrick Vonderau (éd.), Films that Work. Industrial Film and the Productivity of Media, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2009. 10. Yvonne Zimmermann (éd.), Schaufenster Schweiz. Dokumentarische Gebrauchsfilme 1896-1964, Zurich, Limmat, 2011. 11. Voir mon article : « Une école du documentaire suisse ? Les Apprentis à l’Expo, emblème du ‹ nouveau cinéma suisse › », dans Olivier Lugon et François Vallotton (éd.), Revisiter l’Expo 64, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2014, pp. 347-364. 12. Olivier Lugon et François Vallotton (éd.), op. cit. 13. Remarquons en passant que la comparaison avec la Landi, en ce qui concerne la place du cinéma, mériterait un traitement plus détaillé. Contrairement à ce qu’affirme Walther, la branche cinématographique suisse avait déjà un stand dans l’exposition zurichoise et accueillait le cinéma à travers ses déclinaisons éducatives, informatives et artistiques. 14. Voir son portrait par Alessia Bottani : « Portrait de Raymond A. Bech (alias Raymond Barrat) », in Frédéric Maire et Maria Tortajada (éd.), site Web La Collaboration UNIL + Cinémathèque suisse, www.unil-cinematheque.ch, février 2015. 15. Voir Olivier Moeschler, « Controverses cinématographiques au pays de Heidi. Le ‹ Nouveau cinéma suisse › et la construction discursive de la valeur des films », dans Florent Gaudez (éd.), Sociologie des arts, sociologie des sciences, Paris, L’Harmattan, 2007, tome 1, pp. 159-175 (Sociologie des Arts) ; Olivier Moeschler, « Cinéastes rebelles, experts étatiques du cinéma et la co- construction du ‹ nouveau cinéma suisse ›. Pour une sociologie de l’art avec des œuvres », dans Pierre Le Quéau (éd.), 20 ans de sociologie de l’art : bilan et perspectives, Paris, L’Harmattan, 2007, tome 2, pp. 81-106 (Sociologie des Arts) ; Olivier Moeschler, « A quoi servent les cinéastes ? Le

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Nouveau cinéma suisse, l’Etat et l’invention de l’auteur de cinéma », dans André Ducret (éd.), A quoi servent les artistes ?, Zurich, Seismo, 2011, pp. 111-142. Olivier Moeschler, Cinéma suisse. Une politique culturelle en action : l’Etat, les professionnels, les publics, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011 (Le Savoir suisse, 77). 16. Ce qui n’affadit pas la revendication des cinéastes qui voyaient l’aide comme trop limitée. Ma mise en perspective s’efforce simplement de situer les discours et les actions dans le jeu complexe des luttes qui structurent le champ cinématographique suisse. 17. Laurence Gogniat et Marthe Porret, « Entretien avec Jacqueline Veuve » [2011], Cinémémoire.ch, Lausanne, 2016, https://wp.unil.ch/cinememoire/entretiens-realises/entretien- avec-jacqueline-veuve-6-mai-2011/. 18. Roland Cosandey, « Il y avait même un Cinéma central, en 1964, à l’Exposition nationale », dans Olivier Lugon et François Vallotton (éd.), op. cit., pp. 329-345. 19. Olivier Lugon, « L’exposition automatique : diaporama et électronique à l’Expo 64 », dans Olivier Lugon et François Vallotton (éd.), op. cit., pp. 367-383.

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