Sous Le Phare Durkheimien
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FENÊTRE ▲ Sous le phare durkheimien La sociologie française au prisme du Centre d’études sociologiques (1946-1955) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 Sorbonne 82.240.212.2 12/12/2018 13h32. © Belin Dylan Simon pp. 169-192 « […] je vous demande la permission ces interprétations, certains propos des acteurs de vous conter la brève histoire de la de l’époque apparaissent pourtant dissonants. vie mouvante et inquiète – aventu- En 1946, Henri Lévy-Bruhl inscrivait déjà reuse en vérité – de notre Centre depuis le centre dans cette filiation, assurant que « le son origine. Celle-ci remonte à 1945 vœu de Bouglé » d’un « organisme spécia- – an 1 de l’ère Gurvitch – en un temps lisé de sociologie » était par lui réalisé ; sou- où le paysage sociologique en France, lignant aussi que le CES devait « constituer dominé par le grand phare Durkheim, le noyau central des recherches concernant n’était pas encore très encombré » les sciences sociales en France », « l’amorce (Georges Davy, 1960) d’une organisation nouvelle : une sixième sec- tion de l’École pratique des hautes études, consacrée aux sciences sociales » (Lévy-Bruhl e discours sur la sociologie de l’après- 1946 : 130-132). De manière symptomatique, guerre,L celle des années 1945-1955, s’est le plus durkheimien des acteurs de l’après- souvent construit dans une lecture fina- guerre n’identifie pas le CES à un centre de liste et rétroactive, promouvant de manière sociologie mais le perçoit comme un lieu cen- plus ou moins volontaire une généalogie de tral des sciences sociales. En 1953, Armand la « discipline » sociologique et du « cher- Cuvillier ne dit d’ailleurs pas autre chose : le cheur sociologue ». Dans cette perspective, CES, « s’il est vrai qu’il a surtout orienté ses le Centre d’études sociologiques (CES) est recherches vers le présent, n’a négligé aucun perçu comme un lieu de « refondation » dis- des moyens d’approche de la réalité sociale » ciplinaire, en somme l’année zéro de la re- (Cuvillier 1953 : 162). Ainsi, à rebours de construction – une analyse qui suppose en considérer le CES comme un « laboratoire de général une coupure ou une opposition avec sociologie », nous proposons de penser l’insti- la sociologie durkheimienne et ses prolonge- tution, entre 1946 et 1955, comme un centre ments de l’entre-deux-guerres. Au regard de de sciences humaines et sociales, fédérant une Genèses 113, décembre 2018 169 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 Sorbonne 82.240.212.2 12/12/2018 13h32. © Belin xxx_gen_113_dec_2018_int2.indd 169 20/11/2018 12:38 pluralité de savoirs disparates. De même, la Les historiens de la sociologie se sont tou- coupure entre les recherches entreprises en tefois assez peu souciés de l’inscription son sein et les manières de faire de la science d’un géographe à la tête du CES. De fait, sociale avant-guerre doit être relativisée. Pré- Sorre a régulièrement été effacé ou relégué cisément, il s’agit d’insister sur les filiations en simple figurant du centre, à l’arrière-plan avec certaines entreprises scientifiques précé- des sociologues patronnant le « laboratoire » dentes, notamment le Centre de documenta- (Heilbron 1991 ; Tréanton 1991 ; Vannier tion sociale de Célestin Bouglé. De fait, dans 1999 ; Marcel 2005). Que ces histoires dis- Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 Sorbonne 82.240.212.2 12/12/2018 13h32. © Belin son organisation jusqu’au milieu des années ciplinaires aient considéré la place du géo- 1950, le CES regroupe différentes sciences graphe comme une anomalie, ou une ins- autour de la connaissance du social, différents cription savante négligeable, au point d’en lieux parisiens en situation donc de pluridis- faire l’impasse, est, semble-t-il, le fruit de la ciplinarité ou, plus précisément, d’a-discipli- lecture téléologique évoquée. Cela peut aussi narité. Ce dernier terme sera généralement résulter pour partie d’un biais documentaire. favorisé afin de ne pas rabattre l’organisation En l’absence de fonds constitué du CES actuelle des savoirs et des institutions sur celle – les dossiers de suivi du Centre au sein des des années 1940 et 1950. archives du Centre national de la recherche Afin de documenter cette situation a-dis- scientifique (CNRS) restent lacunaires –, ciplinaire du CES, mais encore d’inscrire les historiens ont accordé une place impor- le centre dans une filiation scientifique tante aux témoignages d’anciens chercheurs : plus longue, l’article1 s’arrêtera notamment ceux de Paul-Henry Chombart de Lauwe, sur la trajectoire d’un membre éminent du Viviane Isambert-Jamati, Henri Mendras, CES – un de ses premiers enseignants dès Edgar Morin, Jean Stoetzel, Jean-René 1946 et son directeur pendant plusieurs Tréanton, etc. Ce faisant, il semble que l’his- années, de 1951 à 1956 –, Maximilien Sorre toriographie épouse d’une certaine manière (1880-1962). Le géographe (Simon 2017), la mémoire indigène du CES, polarisée par professeur à la Sorbonne et collaborateur le devenir disciplinaire de la sociologie, évo- de L’Année sociologique lors du lancement quant peu Maximilien Sorre et lui accordant de la troisième série en 1948, peut en effet une place insignifiante au laboratoire, à la être pris comme l’analyseur ou l’indicateur manière de Pierre Naville : « Sorre était un d’une telle continuité entre la sociologie excellent type, mais déjà à la retraite et ne durkheimienne (du début du siècle ou de voulant s’occuper de rien. Il a demandé un l’entre-deux-guerres) et les sciences sociales successeur : ce fut Stoetzel » (Naville 1987). pratiquées au CES. Il incarne également le Il ne s’agit pas d’opposer témoignages (écrits caractère ouvert et pluriel d’une institution ou oraux) et fonds d’archives, les historiens qui méconnaît les frontières « disciplinaires ». de la sociologie ayant eu recours à ces diffé- S’occupant de géographie humaine – préci- rentes sources. Toutefois, l’usage parfois pré- sément d’écologie humaine (Sorre 1943) –, dominant des entretiens induit une certaine Sorre est « presque aussi sociologue que manière d’écrire l’histoire qui, dans notre cas géographe » selon Armand Cuvillier (1953 : d’espèce, n’est pas exempte de reconstruc- 173), un défenseur de la tradition durkhei- tions. mienne dans les années 1950 ; il représente C’est pourquoi, si notre article use ponctuel- « la géographie humaine [qui] a entretenu lement de certains témoignages, il s’appuiera pendant un demi-siècle la tradition sociolo- pour l’essentiel sur des fonds d’archives. La gique » selon Jean Stoetzel (1986). plupart sont publics : les dossiers indiqués 170 Dylan Simon • Sous le phare durkheimien Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 Sorbonne 82.240.212.2 12/12/2018 13h32. © Belin xxx_gen_113_dec_2018_int2.indd 170 20/11/2018 12:38 FENÊTRE ▲ du CES (conservés aux Archives nationales) en licence ès lettres avant la guerre – rem- qui comprennent des rapports sur le labo- placé par le régime de Vichy par un certifi- ratoire, des comptes rendus des comités de cat de « psychologie et morale » –, la création direction, des programmes scientifiques, des d’une licence de sociologie intervient seule- correspondances, etc. ; le fonds Henri Pié- ment en avril 1958. De même, la rareté des ron à l’université Paris Descartes ; le fonds postes universitaires dans les années 1920 Gabriel Le Bras (en cours de classement aux est toujours de mise à la fin des années 1940. Archives nationales), les archives du rectorat Ainsi, on dénombre seulement quatre chaires Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 Sorbonne 82.240.212.2 12/12/2018 13h32. © Belin de Paris et des archives départementales (du de sociologie en 1946 : Georges Gurvitch à Bas-Rhin et des Bouches-du-Rhône). S’y Strasbourg, Georges Davy et Albert Bayet à ajoutent les papiers personnels de Maximi- la Sorbonne, Jean Stoetzel à Bordeaux. À ces lien Sorre – composés surtout de correspon- chaires, on peut certes ajouter celle d’« histoire dances (lacunaires selon les périodes) et de du travail » occupée par Georges Friedmann carnets de terrain – récemment découverts. au Conservatoire national des arts et métiers S’ils apportent peu à la connaissance de son (CNAM) et celle de « sociologie et sociogra- rôle au CES, ils permettent de préciser sa phie musulmanes » de Louis Massignon au trajectoire et certains échanges savants au Collège de France. La situation s’améliore sein de l’institution. Notre démarche s’ins- quelque peu en 1955 avec la création d’une crit donc dans une histoire des savoirs qui chaire de « psychologie sociale » pour Jean entend accorder une attention équivalente Stoetzel (en remplacement de Georges Davy) aux énoncés produits par les acteurs étu- et l’élection (difficile) de Raymond Aron sur diés et aux archives disponibles permettant une chaire de sociologie à la Sorbonne. En d’« environner » ces derniers et leurs discus- cela, la sociologie ne s’inscrit guère dans un sions (Topalov 2015). Notre perspective, régime disciplinaire avant la fin des années cependant, ne vise en rien à s’instituer en 1950, c’est-à-dire dans un système de « filières « justicier » d’une histoire de la sociologie ou de formation matérialisées par des diplômes à ériger Sorre en héros oublié d’une histoire et un corps enseignant spécifique » (Hirsch disciplinaire. Loin de méconnaître l’apport 2016 : 16), une organisation qui prévalait de travaux antérieurs, il s’agit de les préciser alors pour d’autres domaines de connaissance, ou de les nuancer, et de tenter de construire à savoir les humanités classiques (les langues, une histoire « distanciée » du CES. les lettres, la philosophie, l’histoire) et la géo- graphie. Or, le CES enregistre précisément une telle continuité. Dès sa fondation – par un arrêté Continuités et filiations savantes du 22 janvier 1946 de Georges Teissier, direc- du CES teur du CNRS –, la filiation avec les sciences sociales telles que pratiquées auparavant est Entre 1946 et 1955, la situation de la socio- patente.