Dir LucJEt CORNET DU MÊME AUTEUR
I. PUBLICATIONS MEDICALES.
contribution à l'étude du problème hygiénique du champ de bataille (Thèse de Nancy, 1915). Sur un cas de Leishamniose cutanée, en collaboration avec le Dr G. Heuyer (Paris Médical, avril 1919). Claudication intermettento et hyperhémi.e passive (Journal de Médecine de Bordeaux, 25 octobre 1919). La source de Saìnt.-Boès (Journal de Médecine de Bor- deaux, 25 juillet 1920). Pau et les affections aiguës de l'appareil respiratoire (Médecin /rançais, 15 septembre 1920) . Le climat de Pau (Noire Midi, numéro d'octobre-novem- bre-décembre 1920). Notes cliniques sur quelques cas de typhus exanthé- matique observés en Alraní,e (Médecin Francais, 15 août et 1 e octobre 1921). be l'envoi précoce des « pulmonaires » à Pau, communica- tion lue à la session de 1922 de la Société d'hydrologie et de climatologie du Sud-Ouest (Journal de 11~Iédecrne de Bordeaux, 25 mai 1922). A propos du traitement de la tuberculose pulmonaire par l'iode colloïdal en suspension huileuse (Journal de Médecine de Bordeaux, 25 juin 1922).
If. QUESTIONS DIVERSES. (Industrie hydrominérale et climatique; régionalisme.)
Ce que nous devrions faire pour nos stations hydromi- nérales : L L'effort allemand d'avant-guerre (Journal de Médecine de Bordeaux, 25 septembre ]919). H. L'effort français (Journal de Médecine de Bor- deaux, 10 mars 1920). La région du bassin de l'Adour (Pau-Pyrénées, 29 jan- vier 1921). Moyens pratiques pour arriver à la réalisation de nos vœux, rapport présenté au Congrès de la région du Bassin de l'Adour (février. 1921) (Revue Régionaliste des Pyrénées, n° 17).
Le régionalismep yrénéen et l'essor. de l'industrie hydrominérale et climatique pyrénéenne (.Revue Mér i - . dionale, 15 septembre 1921) . A propos du comité des eaux (Revue Méridionale, 15 dé- cembre 1921) . La publicité « intrinsèque » de nos stations hydromi- nérales et climatiques (Revue Régionaliste des Pyrénées, suppl. des nos 18 et 19). Le Dr Georges Drescli (Médecin Français, 15 juin 1922).
• Théophile de Bordeu Dr LUCIEN CORNET d ma'at ?hh/L'himc 6wt„ â ee` Iaiii' 14 f t /e/reeeir co~'af ThophiIc de ordcu
(1722-1776)
CHEZ L'AUTEUR, A PAU
AVANT-PROPOS
Le deuxième centenaire de la naissance de Théophile de Bordeu a été fête à Pau avec le plus grand éclat. D'éminents maitres • avaient bien voulu répondre à notre invitation et_ apporter à Pau et à Izest.e le témoignage de leur admiration pour le grand médecin béarnais. L'Académie de ifédecine avait délégué MM. Doléris et Champetier de Ribes. Empêché, M. le professeur Moureu avait envoyé une fort belle lettre sur son illustre collègue et compatriote. La Faculté de médecine de Montpellier était représentée par M. le professeur agrégé Delmas. Les sociétés d'hydrologie de la région, par MM. les professeurs Sellier et Lafforgue. La Sociét.6 médicale de Pau avait délégué notre ami le Dr Sabatier. Plus de onze discours • furent prononcés à la cérémonie commémorativeémorative d'Izeste. Infatigable et touj ours jeune, M. le Dr Doléris présida les manifestations des 19 et 20 fé- vrier 192 . ,A tous ces artisans de la glorification de Théophile de Bord6u nous adressons notre respectueuse reconnaissance.
L'Association régionaliste du Béarn, du Pays basque et des Contrées de l'Adour avait pris l'initiative de ces mani- festations et nous avait, demandé de faire le dimanche 19 fé- vrier, dans la salle des fêtes de la mairie de Pau, une Confé- -rence sur l'oeuvre et la vie du grand Bordeu. C'est ce travail que nous publions. Nous sommes très redevable à la thèse de Francière (Toulouse, 1907) . La matérialité des faits de la vie de Bordeu a été puisée par nous dans cet auteur; seule la filiation de certains de ces faits et leur interprétation nous sont per- sonnelles. Il y a dans cette thèse une riche bibliographie, à laquelle nous renvoyons le lecteur. Depuis Francière, de nouvelles pierres ont été ajoutées à co1 NET. 2 - l'édificequ'é1veiit les siècles à la gloire de Théophile- : la. communication de notre excellent confrère et ami H. ì 1oli- néry au Congrès de l'Histoire de l'Art de guérir (Anvers, 1920) que l'intéressante série d'articles publiés récemment dans Paris Médical : Bordeu, par le professeur Gilbert (2`? janvier 1921); Bouvart (Horn, 18 juin 1921) ; Les so- 1 phismes sexuels de Diderot(Paul Rabier, 11 février 1_922). Nous devons à M. Charles de Bordeu : une maîtresse page sur la gloire scientifique, que l'on trouvera dans la dernière partie de ce travail, et les trois portraits qui ornent notre plaquette. La page, véritable pièce d'anthologie, littéraire- ment et philosophiquement parlant, est inédite. Inédits aussi les portraits. La publication de l'une et des autres est (lue à la bienveillance de leur propriétaire, (lui a gardé --- maints endroits de son oeuvre en témoignent le culte le plus fervent pour son grand ancêtre. Le portrait de 'Théophile serait dû au pinceau de La Tour, ce qui n'a rien d'invraisemblable, puisque La Tour fut le Ipeintre officiel des encyclopédiste.~ p Les deux autres Poi'- traits sont d'auteurs inconnus. On reconnaîtra dans le por- trait d'Antoine le terrible médecin béarnais dont la franchise et les saillies faisaient trembler pas mal de gens. Au dos du portrait de François François Menauti dit La Meziautière nous avons relevé l'inscription suivante :
FRANÇOIS DE BORDEU NÉ A PAU LE ... AOUST 1735 PEINT A PARIS ET Y ÉTUDIANT EN MÉDECINE EN MARS 1757 PASSE DOCTEUR A MONTPELLIER LE 9 JUIN 1758.
Dans le travail que l'on va lire nous avons montré notam- ment : la part très grande qui revient à Antoine dans l'oeuvre hydrologique du fils; comment l'émanation de nos eaux pyrénéennes a été pressentie ou, plus exactement, entrevue par cette magnifique dynastie médicale; les intuitions de génie de Théophile dans toutes les branches de l'art de guérir. Sur ces trois sujets nous croyons avoir apporté des " aperçus nouveaux. Nous déposons cette modeste pierre au monument de Théophile de Bordeu. Théophile de Bordeu
truand le Comité directeur de l'association régionaliste du Béarn, du pays basque et des contrées de l'Adour me demanda de vous parler de Théophile de Bordeu, j'accep- tai sans hésitation (1). Je n'ignorais pas que le sujet est vaste et ardu, que de plus dignes que moi auraient pu prendre la parole à ma place, que j'aurais le redoutable honneur d'avoir comme auditeurs des maîtres qui représentent devant le monde l'élite du corps médical. J'ai accepté, parce que je connaissais, pour avoir lu des fragments de son oeuvre, l'auteur des. Lellres à Madame de Sorbério ; parce que, aussi, il m'a semblé que je n'avais pas le droit de me dérober quand il s'agissait de glorifier celui qui, à ma connaissance, a le Plus fait pour nos stations pyrénéennes. Comme vous l'allez voir, .Bordeu est éminemment repré- sentatif de son siècle, de sa profession et de sa terre natale. Sa renommée est plus mondiale que régionale. Il fut un précurseur en anatomie, en physiologie, en pathologie, en hydrominéralogie (2) et même en philosophie. Si le confé- rencier occasionnel est au-dessous de sa tâche, il aura
(1) Extrait du Journal de Médecine de Bordeaux, du 25 avril 1922. (2) Il n'est pas besoin de dire que l'hydrominéralogie est la science des eaux minérales. On trouvera ailleurs (Journal de Médecine de Bordeaux, 10 mars 1920) les raisons qui nous ont décidé à proposer et à adopter personnellement ce néologisme. du moins comme excuse la hauteur de son sujet, derrière lequel il compte s'effacer.
Il y aura après-demain deux cents ans que naquit à Izeste, en Ossau, Théophile, fils d'Antoine de Bordeu et d'Anne de Touya de Jurques. Ce jour-là, Antoine de Bordeu planta un hêtre dans le jardin de la maison d'Izeste. Le bel arbre, contemporain de Théophile, vivait encore il y a quelques années. Il a été détruit par la main des hommes, et le très grand écrivain Charles de Bordeu a pleuré cette mort dans une page vengeresse, modèle de style achevé .et d'émotion contenue. Le père était médecin, comme le grand-père, qui s'appe- lait, lui aussi, Théophile; l'un des aïeux avait été chirur- gien : une lignée avait précédé et préparé l'épanouissement de notre Théophile, qui n'eut pas à brûler l'étape. Il fit ses études chez les Barnabites de Lescar, où avait, étudié son père. Sa philosophie terminée, il s'achemina vers Montpellier, la cité savante, où, comme son père, il allait prendre ses grades. Célèbre .depuis sa fondation, l'École de Montpellier 1'ril lait alors du plus vif éclat. Ausiècle précédent, elle avait fourni, pour veiller sur la santé du grand roi, Vallot, Daquin et Fagon, dont les noms ont été immortalisés par la plume de fer de Saint-Simon; elle avait, au milieu d'oppositions ardentes, adopté et soutenu la découverte de Harvey, la circulation du sang; c'est l'un des siens qui avait pratiqué la première transfusion du sang; c'est chez elle que fut introduite la chimiothérapie. A l'heure où Théophile frappait à sa porte, des maîtres comme Chicoyneau, le futur médecin de Louis XV, li'ize, le médecin que consulta rousseau pour son polype au coeur, et Boissier de Sauvage, le créateur de la nosologie médi- cale, y enseignaient. On devine sans peine le parti que dut tirer le jeune étudiant béarnais de telles ressources. Pendant trois années il travaille : « Je ne sors que pour dîner, aller à l'anatomie, à l'université, point de mail, point de vin, point de filles." » Il sait aussi se -5 reposer. 11 fait même des dettes, cui attirent sur lui les remontrances du sage Antoine; mais il trouve des accents irrésistibles : « Peut-être Dieu m'appellera-t-il bientôt ! Vous ne le croyez point, je le sais et j'en suis charmé, parce que sûrement vous auriez de la peine de vous repré- senter votre fils comme un squelette. En collaboration avec son cousin Disse il écrit, sa (Jhylificalionis hisloria. Cet ouvrage de deux étudiants apportait des données nouvelles et définitives en anatomie descriptive. En 1743, il présente une thèse de baccalauréat cui lui vaut, avec les félicitations de ses jutes, la dispense des épreuves préliminaires à la licence. Ouatre mois plus tard, il reçoit le bonnet de docteur et revient en Béarn; il a vingt et un ans. I1 songe alors à s'installer à Pas. Pour exercer dans cette ville, comme dans toutes celles du royaume, il fallait être docteur de la Faculté de Paris ou se faire agréger au corps médical de la ville. Cette agrégation ne se fit pas, et, api ès un an et demi d'hésitations, d'allées et venues, Théophile retourne à Montpellier ; « Pau, écrit- il à cette époque, est une ville exigeante; elle exige autant. de soins, autant de courbettes que toute autre grande place et le tout sans profit; on n'y peut ni penser, ni faire, ni dire ce qu'on veut. » A l'agrégation de Théophile au corps médical palois Antoine eût gagne l'aide idéal, et la ville, un médecin déjà célèbre; pour nos Pyrénées c'eût été une perte irréparable. Il fait un nouveau stage â Montpellier. Comme il faut vivre, il ouvre un cours d'anatomie avec travaux prati- ques. I1 voudrait bien être dans les hôpitaux « garçon portant tablier, accouchant, pansant toute plaie », en un mot : interne, — le rêve de tout étudiant en médecine digne de ce nom ! — mais il n'y a de place vacante ni à Montpellier, ni à Marseille où il connaît les Belzunce. En une semaine il compose l'ouvrage qui va le désigner à l'attention du public lettré et du monde savant : les Lelires d Madame de Sorbério sur les Eaux minérales du Béarn. I1 n'a que vingt-trois ans. La substance du livre 6
est certainement d'Antoine, qui, je vous le montrerai tout à l'heure, est le véritable auteur de la plus brande partie de l'oeuvre hydrominérale du fils. Heureux, trois fois heureux, notre illustre confrère d'avoir eu pour père l'observateur scrupuleux, exact et modeste que fut Antoine. Mais il songe à quitter Montpellier. I1 y vivote. II sent qu'il n'y a là aucun avenir. Par ailleurs, le succès des Lelires à Madame de Sorbério a dû lui donner le goût de la médecine thermale et le désir de revenir en Béarn, mais une expérience antérieure lui a appris qu'il faut y revenir avec le bonnet de docteur de la Faculté de Paris. I1 songe à Paris. Son tempérament d'intuitif lui montre ce que lui a déjà démontré l'exemple de la vie besogneuse et effacée de son père : la nécessité de l'appui de Paris ' pour l'édification de l'oeuvre hydrominérale qu'il rêve. La centralisation n'est pas un mal moderne : dès cette époque, la consécration de Paris était nécessaire, sinon à l'éclosion du moins à l'épanouissement complet de tout talent en puissance, et Théophile avait certainement noté que la plupart des maîtres illustres de l'illustre Faculté de Mont- pellier ne faisaient que passer dans la métropole méri- dionale et ne tardaient pas à porter leurs pas et leurs ambitions dans la capitale. D'ailleurs, n'écrit-il pas à ce moment que c'est à Paris « qu'on se polit, qu'on acquiert cet air de suffisance et d'impertinence même qui est nécessaire? »... La fin de décembre 1746 le trouve installé au faubourg Saint-Germain. 11. y est chez son cousin Disse qui lui offre l'hospitalité. La bourse de notre Théophile n'est guère garnie; Antoine, chargé d'une nombreuse famille, ne cesse de recommander à son fils l'économie la plus stricte : « Je voulus lire d'abord une de vos lettres, lui écrit Théophile, qui me servent comme mon Sénèque; Je croyais avoir besoin d'un peu de philosophie au moment où je me plongeais dans le gouffre; je tombai précisément sur l'article où vous me recommandez de ne point rendre trop libéralement les repas que l'on me donnerait et je me trouvai, en comptant, mes fonds, riche de vingt et quatre sols.
• Il se présente chez Médalon, un médecin ami de son père. L'entrevue est rapportée à la manière de La Bruyère
J'arrive chez Médalon, je le trouve dans un galetas, sur un lit d'hôpital, avec une guenon de femme, la plus sale, la plus malpropre que je n'ai jamais vue; ce n'est pas tout, Médalon est. malade, il me fixe d'un oeil hagard ; je tombe des nues : enfin il m'appelle son parent il avait apprêté mille choses pour moi, mais pourquoi viens-je si tard ? Et voilà ma première conversation. I1 suit les levons de Rouelle, le chimiste dont les cours attiraient tant de monde, le maître de Lavoisier, ce qui confirme notre hypothèse qu'il allait à Paris dans l'espoir de se perfectionner dans l'étude des eaux minérales. Au printemps 1747 il entre chez Jean-Louis Petit.. C'est une date dans sa vie. Le célèbre Petit, qui a laissé une trace notable dans les annales de l'anatomie et le renom d'un chirurgien habile et recherché, était â l'apogée de sa carrière. La vie n'était pas gaie auprès de ce vieillard de soixante-treize ans, à en juger par la lecture de cette lettre de Théophile
Je suis avec Petit, si bien, et cela par mes souplesses dont, à dire le vrai, je me mords les poings quelquefois, qu'en vérité, je n'ose rien lui demander. Il n'est question avec lui que de ses prouesses en chirurgie, de ses gentillesses contre la Faculté, de ses méditations sur différentes matières. Il parle toujours avec moi, ex cathedra, je l'écoute, je fais sans doute une bonne récolte et meilleure en vérité qu'on ne saurait le comprendre, je dis pour l'art; mais lorsque je suis à le prier d'agir pour moi, morbleu ! sa table, les mets dont je m'y repais me reviennent à chaque moment, je trembla; que ne suis-je gascon'? Il me faut enfin toute ma raison et un effort de bon sens pour me soutenir chez Petit, et je frémis lorsque vous me parlez de lui emprunter, j'irais plutôt me pendre : màis je suis plus qu'assuré qu'il recevrait bien une de vos lettres, voici pourtant à quelles condi- tions... d'un jambon, comme dirait l'autre... Voilà le fait: six ou huit jambons, dont. la moitié vrais béarnais, et l'autre moitié vrais, mais vrais basques, feront l'affaire, avec quelques cuisses d'oie... Par consé- quent, vous ne pouvez lui écrire que par les marchands de jambon, mais il faudra que vous ayez la bonté de le faire, observant de cacheter exactement chaque jambon et de promettre à Petit du bon jurançon qu'il aime et dont il me fait boire ma foi; du meilleur que le nôtre, ainsi il faut attendre les bonnes récoltes. M. Petit a une femme qui a une fille, mère elle-même d'une jeune fille; ce sont les femmes les plus maussades, les plus femmes, pimU- clles, bégueules, avares, inquiètes, enragées, les plus diables enfin qu'il y ait... Si vous me volez à table quelquefois, mort de faim, n'osant pas, à la lettre, demander du pain, vu les dévorantes oeillades de ces harpies... Quel sort ! Quel état !... .Je n'en parle plus; peut-être rie 8 trompé-je, ce sont de sottes idées dont ma sensibilité et ma délita tesse me bernent; j'en souffre en attendant... Cependant, je crois qu'une douzaine, ou plus, de beaux mouchoirs bigarrés, à la mode, et de trois ou quatre façons, adouciraient ces déesses.
L'année 1748 voit sortir Bordeu d'une phase de misère que le stage auprès de Jean-Louis Petit n'avait guère am& liorée. Les Lellres à Madame de Sorbério, dont la deuxième édition vient de paraître, ont fait connaître leur au- teur auprès des gens de qualité : le duc et la duchesse de Biron le consultent. Il remplace Médalon au poste de l'infirmerie royale de Versailles. Ce voisinage de la cour ne dut, Pas lui être inutile, car nous voyons, l'année sui- vante, le gouverneur de la maison du roi, M. de Saint- Florentin, faire une enquête auprès de l'intendant d'Aqui- Laine : il désire savoir les raisons pour lesquelles a cessé d'être fournie la place de régent d'anatomie de la ville de Pau et s'il est utile de créer une charge d'Inspecteur des Eaux de cette région. Le 4 avril de la même année, Louis XV nomme Théophile régent d'anatomie en la ville de Pau, «pour y faire des levons et expériences publiques, et lui permet de prendre à l'Hôtel-Dieu de la- dite ville tous les cadavres ,dont il aura besoin pour. ses démonstratiOns et préparations, aussi bien que ceux des criminels exécutés ». Cette nomination était un acte de sagesse; tout le passé scientifique de Bordeu le désignait pour cette fonction, où il se trouvait bien à sa place. 1.e voilà donc en route pour Pau. Cette année 1749, paraît à Paris un travail d'Antoine de Bordeu, sa Dissertation sur les Eaux minérales du Béarn, dédiée à Chicoyneau, le professeur de Théophile, à Mont- pellier, à ce moment premier médecin du roi. Le fils préface lui-même le livre du père, sans doute â cause de la notoriété que lui avaient value les deux éditions successives des Lellres à Madame de Sorbério. Comme les Lettres, cet ouvrage constitue, à notre avis, la preuve que le véritable hydrominéralogiste de la dynastie des Bordeu n'est pas Théophile, mais Antoine, qui, pendant plus de trente années, observa et compara les effets des diverses sources vies Pyrénées. A Pau, l'arrivée de Bordeu et ses premiers cours ému- rent fort le corps médical de la petite ville. Le 3 juin 1750, les jurats s'étaient permis de voter des félicitations, pour parler le langage actuel, au nouveau régent, qui faisait «salle pleine ». En même temps, l'Académie des sciences, à propos de son Mémoire sur les Arliculalions des os de la /ace, décernait à Bordeu le titre de membre corres- pondant. Nos confrères ne virent pas d'un bon oeil le double succès du régent; ils firent tant que M. d'Aligre, intendant d'Aquitaine, dut avertir 11M. les Jurats que les préleçons d'anatomie se feraient alternativement par les docteurs en médecine de la ville de Pau et par le sieur Bordeu pourvu d'un brevet de démonstrateur du Roy en suivant entre eux l'ordre d'ancienneté ». 'Théophile avait déjà quitté Pau. Il n'y reviendra plus C'est de cette année 1750 que date cette curieuse anti- cipation » de Bordeu, rapportée par Duboué:
Aimable et indifférente cité, aujourd'hui que tu n'es plus la petite ville que j'ai connue au temps de ma jeunesse, que tu as cessé d'être, je le dis et le répète à ta louange, la petite ville aux petites maisons, petites portes, petits ménages, petits couvents, petites églises , petites bibliothèques, petites boutiques, petit commerce..., ne com- prends-tu pas, après m'avoir boudé pendant plus d'un siècle, qu'il y va de ton honneur, de ton intérêt si tu veux, de conserver la mémoire de ceux qui t'ont illustrée?...
Nous l'avons compris, Messieurs, et c'est pourquoi nous sommes ici ce soir.
t
La période des tâtonnements est terminée. bau a boudé, par bonheur pour Bordeu et pour les eaux des Pyrénées. Théophile va justifier ce paradoxe qu'un Béarnais ne devient quelqu'un que lorsqu'il sort de son pays. Pendant l'année 1751 il visite les stations pyrénéennes. Dans l'une d'elles il fait connaissance de la comtesse de 1\'Iailly, dans l'autre du duc d'Antro, dans une autre de Louise d'Estrées avec laquelle il contracte une liaison qui ne se rompra qu'à la mort du grand médecin.
CORNET. io Puis il revient à Paris, avec l'intention de s'y fixer, ainsi qu'il ressort d'une lettre â son père
... Je ne vois pas que Pau me convienne plus que Paris. lui écrit-il de Toulouse. Si je ne puis gagner du pain que pour moi, ne dois-je pas le manger en lieu convenable plutôt que dans un trou; au con- traire, si je gagne plus qu'il ne me faut pour moi, le reste est de droit a la famille.
Un ouvrage remarquable, les Recherches anatomiques sur la position des glandes el sur leur acçion (1751), paraît; et attire à nouveau sur lui l'attention du monde savant. Tou- jours ami de l'observation, opposant la toute-puissance du fait à la fragilité de la théorie, il expose dans ce travail le résultat de nombreuses et minutieuses recherches faites à Montpellier. Avec Venel, un Montpellierain encore, il met la main à des ouvrages, d'ailleurs bien oubliés, que signe le riche médecin Lacaze : il faut vivre ! Les encyclo- pédistes réclament sa collaboration scientifique : il écrira pour eux, en 1755, ses Recherches sur les crises. Auparavant il a publié sa Dissertation sur les Écrouelles (1751), et s'est fait inscrire à la Faculté de Paris, en vue d'y prendre ses grades : en 1752, première thèse; en 1 î53, deuxième thèse sur le sujet suivant: La chasse est-elle plus salutaire à la santé que les autres exercices; une troisième thèse sur .fie •Rôle des eaux d'Aquitaine dans les maladies chroniques déconcerte les examinateurs qui en restent « tout esba- tourdis ». En octobre 1754, il est docteur-régent de la Faculté de Paris. Au lendemain de la thèse sur les Eaux d'Aquitaine dans les maladies chroniques le ministre de la Guerre avait offert à Bordeu le titre de médecin de l'hôpital militaire de Barèges. Celui-ci refusa, mais proposa son père qui fut agréé. Pressentait-il le succès et la renommée qui l'atten- daient à Paris ? On ne peut en douter. Comme l'écrivait l'ami Venel à Antoine de Bordeu « Il n'est bruit dans Paris què des succès de mon ami Bordeu, des succès rapides, inouïs jusqu'à ce jour. » Ils n'allèrent pas- sans désagréments de la part des confrères, de ]a part de la Faculté, « pétaudière où jé ne mettrai — ir jamais les pieds si je puis », s'écrie-t-il un jour. I1 n'est pas ce que nous appellerions aujourd'hui un « officiel n. Cependant sa clientèle augmente chaque jour. On veut voir le fils avant d'aller consulter le père aux eaux pyré- néennes. Le fils écrit au père sur chaque malade qu'il lui envoie, et la consultation médicale se trouve subitement émaillée du mot comique : «J'ai vu la princesse de Turenne qui m'a fait prier de passer chez elle, son fils aussi gras que lorsqu'il partit de chez vous, aussi bête que lorsqu'il partit de chez nous ». Ou : « La Dufort est devenue a Tou- louse, chemin faisant, Madame de Pompignan, c'est-à-dire femme du poète magistrat et gentilhomme Le Franc; caillette que cette femme, j'avais déjà eu l'honneur de vous le dire ». Vers 1760, il est a l'apogée de sa situation. C'est alors qu'on ourdit contre lui la machination la plus épouvantable; qui soit : on essaie de ruiner son honneur pour le discré- diter et lui faire perdre sa nombreuse et riche clientèle. Voici, exposée aussi brièvement due possible, la substance de cette affaire. En 1755, cinq ans avant l'ouverture des hostilités que je vais vous conter, un certain marquis de Poudenas avait obtenu d'être accompagné par Bordeu aux eaux de Barèges, moyennant la somme de cent louis, payable d'avance. Ce malade, tuberculeux avancé, décéda en cours de route à Cavignac, non loin de Bordeaux. Théophile prit, sur la volonté du mourant, la montre et la tabatière, afin de les remettre à son frère. Celui-ci reçoit le dépô, règle à Bordeu un arriéré qui lui était dû et lui demande de tenir secrète cette transaction. On apprend dans la suite que le marquis de Poudenas a déshérité son frère aîné. Le fils du défunt, qui reste seul héritier et qui a entendu parler de la montre et de la tabatière, prie Théophile de reprendre ces objets. Bordeu les remet à son tour a un commissaire de police. Les bijoux sont mis en vente publi- que, pour liquider une succession obérée, et Bordeu est ainsi délivré. C'est cette histoire qui sert de base à l'accusation que Bouvart va lancer contre Bordeu. Le célèbre Bouvart était fort connu à Paris pour les titres officiels dont il 12 — était chargé, pour la nombreuse clientèle qu'il soignait et... pour son détestable caractère. Homme intègre, assu- raient ses amis, professeur de valeur, il ne manquait aucune occasion de déverser de la bile sur ses confrères. Le succès de Bordeu paraît lui avoir porté ombrage : un confrère sans titres qui se permettait d'avoir des clients de qualité, comme ceux à qui il donnait ses soins, quelle audace !... Le 4 avril 1761, a l'assemblée de la Faculté où Bordeu avait été convoqué pour un autre motif, Bouvart se leva brusquement et affirma que, quelques années auparavant, maître Bordeu avait dérobé au marquis de Poudenas mou- rant « une montre et une boîte ». Devant l'agitation et le tumulte de l'assemblée, Bordeu, flairant quelque piège, et sentant peut-être sa faiblesse devant des collègues prêts à le condamner, demande pour répondre à l'accusation imprévue de Bouvart la convocation d'une nouvelle assemblée. C'est le 28 du même mois que notre compatriote s'ex- plique. Loyauté dans ses explications. En vain. La majo- rité de l'assemblée est nettement contre lui. Pyrondi, un des plus acharnés, va jusqu'à le comparer à Mandrin. Son cas est jugé... pendable. On nomme une commission de six membres pour examiner tout ce qui a trait â la conduite de maître Bordeu. Devant le procès de tendance qui lui est fait, il prend à son tour l'offensive et porte plainte contre ses accusa- teurs. Le 23 juillet, le doyen réunit de nouveau la Faculté Bordeu est rayé du tableau des médecins de Paris, et défense est faite aux confrères de consulter avec lui jusqu'à ce qu'une ordonnance du Parlement l'ait lavé de l'accusa- tion portée contre lui par Bouvart. La bataille dura trois ans. Il serait oiseux de vous la conter par le détail; je vous renvoie à la thèse de Fran- cière. Bordeu ne perd pas un instant, la tête
Je veux mourir, mon pauvre Chia. écrit-il à son frère le 13 octo- bre 1761, si vous m'écrivez toujours en tremblant... Sachez une fois pour toutes que je suis inébranlable et que je saurai ou vaincre ou 13 mourir; sachez que nos ennemis sont plus épouvantés que nous malgré leurs cris, sachez que je développerai leurs menées; quels qu'ils soient et qu'ils puissent être, il n'y en aura point un seul qui me fasse peur et sourciller; premièrement notre armée est plus forte que la leur, en second lieu nous avons mille et million de raisons (le notre côté, comment voulez-vous qu'ils nous échappent? Et vous allez ainsi fléchissant devant nos grandelets de province; un homme comme vous qui devriez, mordieu, traiter ces gens-lis avec sa lame; parce que vous êtes pauvre vous les craignez; vivez de miche et parlez ferme... Je poursuis mes coquins; ils se sauvent. dans les broussaille.; de la chicane, j'irai les poursuivre partout. Et à son père : Votre thème à vous est d'aller ferme à votre manière et de ne jamais fléchir si ce n'est en rendant aux places ce qui leur est dû et aux hommes ce qu'ils méritent; avec cela nous irons. Ce langage n'est pas d'un coupable. Ces lignes ont un accent d'honnêteté et de droiture qui ne trompe pas. «J'irai les poursuivre partout », avait-il dit. En effet, après trois ans de procédure, tant à Paris qu'à Bordeaux, ]e Parlement innocente Bordeu par un arrêt du 16 mars 1764 et, par un nouvel arrêt en date du 6 août de la même année, ordonne au doyen et aux docteurs régents de la Faculté de ne plus continuer leurs délibérations sur ce sujet, d'envoyer désormais à Bordeu thèses et billets d'invita- tion pour les assemblées de la Faculté, de le faire jouir de tous les droits et prérogatives attachés à la qualité de docteur-régent; « condamne lesdits ,doyen et docteurs- régents de ladite Faculté aux dépens ». Bordeu rempor- tait la victoire. Elle lui fut facilitée par les nombreux amis qu'il comptait dans Paris. Ce n'était pas « amis que vent emporte »; ils lui restèrent fidèles au plus fort de la bourrasque. C'est le duc de Saint-Florentin, qui répond à une requête de M. de Lacaze, premier président au Parlement de Navarre, venu tout exprès à Paris pour soutenir la querelle de son gendre Poudenas : (ft, Je crois que vous ne prenez point un moment favorable pour demander une grâce pour vous, vous êtes pour quelque chose dans une affaire qui fait grand bruit et dont il faut attendre l'issue. » C'est la princesse de Conti qui, chez elle, dans une réception, dit au pauvre Lacaze : « Vous êtes, monsieur, venu pour cette , 14 belle affaire de votre gendre, mais je vous avertis que je sollicite pour Bordeu tout rompre, et cela parce que vous lui avez fait des horreurs. » C'est le duc de Sully qui, au cours de visites protocolaires aux grands Chambriers, répète à chaque visite :
On les persécute, on les tue, Quitte, après un lent examen, A leur dresser une statue Pour la honte du genre humain. On n'avait pas pardonné à Bordeu ses idées nouvelles en anatomie, en pathologie et en philosophie : « Quand une idée nouvelle est, introduite dans la science, écrivait récemment un grand savant, c'est comme une pierre qui tombe dans la mare aux grenouilles. Les objections s'élè- vent multiples, âpres, souvent absurdes (1). » Les objec-
( 1) Charles RICHET, Presse médicale, 9 juin 1919. Th. BORDEU signale lui-même (Recherches sur le pouls) « les obstacles que les vérités naissantes ne manquent jamais de trouver », 15 fions n'avaient pu résister devant l'esprit clair et caustique de Bordeu; on eut. recours à la calomnie. Le sacre de la calomnie achève de grandir ce grand homme. Désormais, débarrassé de ses ennemis, Bordeu ne cesse de s'élever. Successivement il publie les Recherches sur le tissu muqueux ou l'organisme cellulaire, les Recherches sur les maladies chroniques dans leurs rapports aver les maladies aiguës. I1 devient le médecin consultant à la mode, très recherché par Diderot, les Encyclopédistes, la Cour. Il accouche la duchesse de Bourbon du futur duc d'Enghien. Il est appelé en consultation auprès de Louis XV et rédige, avec huit confrères, les bulletins de santé des derniers jours de l'auguste malade. I1 allait voir s'es malades en carrosse gris à quatre che- vaux. I1 était vêtu, non point dé noir comme ses confrères, mais d'un habit de cannelé gris le matin ou noisette galonné d'or le soir, musqué et testonné comme M. de Buf- fon qu'il imitait par l'élégance de ses manchettes et de son jabot. Chargé d'occupations et d'honneurs, il songe à se retirer à Izeste, car Paris, écrit-il, lui pue au nez. Il n'en eut pas le temps. La nuit du 23 au 24 décembre 1776, Palassou, averti par un domestique, se rendait en toute hâte au chevet de son grand ami : il trouva Bordeu « couché sur le côté gauche, appuyant la tête avec la main gauche; il avait la main droite placée sur son coeur ». Suivant le mot de Mme de Bussy, la mort avait eu peur de lui et l'avait pris en dormant. I1 était âgé de cinquante-quatre ans. La lame avait usé le fourreau.
4
Nous passerons rapidement sur l'écrivain.- Vous avez vu combien dans ses lettres, son style est clair, vivant, incisif il n'est pas d'une correction absolue, mais cela est secon- daire :