MICHEL ROCARD Du même auteur

LE ROMAN DE LA ROSE en collaboration avec Albert du Roy, Le Seuil, 1982. Robert Schneider

Michel Rocard

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Tous droits réservés pour tous pays © 1987, Éditions Stock. 1

La rupture

Octobre 1947, rue Saint-Guillaume à Paris. Petit, mince, les cheveux noirs et courts, il pénètre au pas de course dans le hall de Sciences-po. C'est un courant électrique. Il a dix-sept ans. Il appartient à la bourgeoisie intellectuelle des V et VIe arrondissements. Il habite chez ses parents, à quelques centaines de mètres de la rue Saint-Guillaume, au 87, boulevard Saint-Michel. Il a fait ses études primaires à l'École alsacienne, rue d'Assas, ses études secondaires au lycée Montaigne puis au lycée Louis-le-Grand, rue Saint- Jacques. Il a toujours vécu dans cet étroit champ de culture qu'est le Quartier latin. Bref, il a le profil type du norma- lien. Cette inscription - sa mention « Assez bien » au baccalau- réat le dispense de l'examen d'entrée - constitue un coup d'audace et un coup de force. Elle signifie, il le sait, une rupture brutale avec la tradition familiale. Le jeune homme pressé ralentit l'allure, brusquement conscient de la gravité de sa décision. Il s'appelle Rocard. Son arrière-grand-père et son grand-père étaient polytechniciens, son père a fait Normale sup et il est, à quarante-quatre ans, l'un des savants français les plus prestigieux. Pour ce chercheur austère, au caractère difficile, les sciences exactes sont l'unique clé d'accès au monde intellectuel. Et il n'a jamais douté que son fils puisse choisir une autre voie. Docile, Michel Rocard a passé son bac Math élém et s'est inscrit en Math sup à Louis-le-Grand. Pour préparer Polytechnique, selon la volonté tacite du père. Mais deux semaines suffisent pour lui confirmer ce qu'il sait déjà : décidément il n'est pas, il ne sera jamais un matheux. Hypotaupe, c'est trente-deux heu- res de cours hebdomadaires, dont quatorze de mathémati- ques, huit de physique et chimie, quatre d'épure... Et autant d'heures de travail à la maison. Au-dessus de ses forces. « C'était l'horreur, le bagne », se souvient Michel Rocard. D'autant plus que le professeur, M. Gueraud, un ami de son père, ancien camarade de promotion à Normale sup, lui empoisonne l'existence. Il l'appelle fréquemment au tableau. A sa grande confusion. « Je m'étais inscrit en Hypotaupe sans enthousiasme, mais je ne pensais pas que ce serait aussi rapidement répulsif, explique Rocard. Je m'y serais naufragé. Et puis l'idée de me traîner en queue de peloton ne me convenait guère. » D'un coup, l'enfant sage, qui s'était toujours soumis à la volonté paternelle, prend la décision qui va changer sa vie. Son père est aux États-Unis où il signe des contrats pour le laboratoire de l'École normale qu'il dirige et pour le ministère de la Marine. Sa mère est en voyage à Rome. Le moment est propice pour mettre ses parents devant le fait accompli. Il sèche les cours de Louis-le-Grand et fonce rue Saint-Guillaume. René Caquet, son grand copain de lycée, aujourd'hui professeur de médecine au Kremlin-Bicêtre : « J'ai admiré son culot. Je connaissais son père, le grand savant réfrigérant, et sa mère, un peu étouffante. J'ai pensé : Michel est gonflé. Ça va être le drame familial. » Rocard sait bien que le plus difficile reste à faire : informer son père. Il lui écrit pour lui annoncer la nou- velle. Par retour du courrier, il reçoit comme prévu une lettre très sèche : « Tu as fait l'imbécile, ça ne m'étonne pas. Tu t'engages dans une voie sans espoir: Sciences-po, ce n'est rien. J'ai appris qu'on vient de créer une école d'administration. Je ne sais pas ce que ça vaut, mais regarde au moins de ce côté-là. On reparlera de tout ça à mon retour. » Voilà qui confirme les appréhensions du jeune Michel. La réaction du « paternel » va être terrible. Sa mère rentre de Rome. Il lui dit : « J'ai fait huit jours en Hypotaupe. J'ai compris. C'est fini, je n'y retourne pas. » Elle ne veut pas le croire. Si c'est une plaisanterie, elle n'est pas drôle. Comment son gentil Michel, si docile et si sérieux, a-t-il pu agir avec une telle légèreté? Renée Rocard pense aussitôt à la réaction de son mari : « Tu vas avoir des histoires avec ton père. » Michel : - Maman, si quelqu'un doit me comprendre et s'abstenir de me critiquer, c'est toi. Elle : - Et pourquoi donc ? Michel : - Tu sais par expérience ce qu'est un savant. Quelqu'un qui ne sait pas vivre, qui ne profite pas de l'existence. J'ai compris comment on transforme un homme en machine à calculer. Je ne veux pas être de ceux-là. Elle : - Mais pourquoi Sciences-po? Pourquoi la politi- que? Tu peux faire autre chose! Michel : - Après Sciences-po, il y a l'ENA... Elle : - ... Tout le monde ne réussit pas l'ENA! Michel : - Maman, j'irai à l'ENA. Pourquoi ce choix? Réfléchis: Qu'est-ce qui va le plus mal en ? La politique. C'est là que je vais. On n'a pas le droit de critiquer les hommes politiques si on n'y va pas. Pourquoi Sciences-po? C'est aussi la question que René Caquet pose à son copain Michel : « J'ai été très surpris. Apparemment il n'était pas très politique. J'avais lu Marx, pas lui. » Rocard, aujourd'hui : « J'étais en éveil de la société. » Quelques jours plus tard, Yves Rocard rentre des États- Unis. Il pose ses valises dans l'entrée et convoque aussitôt son fils dans son bureau. L' « illustre savant », comme on l'appelle dans la famille, a sa mine des mauvais jours. Derrière les petites lunettes rondes, l'œil est encore plus sévère qu'à l'ordinaire. La voix est sèche, cassante. Yves Rocard : - Tu es bien un imbécile, un paresseux! Michel : - Papa, ne le prends pas comme ça. Je n'aurais rien fait de bon en math. Yves Rocard : - Ça veut dire que tu es un incapable. Maintenant, c'est cuit : Tu as perdu trois semaines d'Hypo- taupe, ça ne se rattrape pas. Acte I, tu vas rester là où tu es mais moi je ne te connais plus. Plus d'argent. Je te dirais bien : va vivre à ton compte mais nous habitons Paris. J'ai ma réputation. Si je te chasse de chez moi, ça va jaser dans les milieux intellectuels. Donc tu resteras à la maison, logé, nourri, blanchi, mais c'est tout. Tu auras des frais scolaires, tu te débrouilleras, je ne veux pas le savoir. (« Le verdict est tombé en moins d'une minute », se souvient Michel Rocard.) Acte II, à Sciences-po tu vas apprendre à barati- ner, à coordonner les autres, à créer des structures de commandement, bref à paralyser.

Yves Rocard est à ce point convaincu de la nocivité de l'administration et de la politique, de ce qu'il appelle les « comités », qu'il a écrit un petit livre de quatre-vingts pages, Coordination, où il décrit, « mathématiquement », mais non sans humour, les méfaits de toute planification. Sa démons- tration favorite : « Quand un type fait quelque chose tout seul, son rendement est de un sur un. Quand un comité de douze membres coordonne l'activité du type, le rendement tombe de un sur un à zéro sur douze. »

Yves Rocard poursuit : « Il faut au moins que tu te heurtes à quelque chose qui te résiste. Puisque tu es incapable de découvrir ça à travers les sciences exactes, qui elles te résisteraient - mais c'est toi qui ne leur résistes pas - eh bien tu vas découvrir la matière : je t'embauche comme tourneur-fraiseur à temps partiel dans mon labo. Tu auras désormais besoin d'argent. Tu seras payé au tarif syndical. Tu verras mon adjoint et je n'entendrai plus parler de toi. » Michel Rocard quitte le bureau. Il sait que quelque chose d'irréversible vient de se produire. Il connaît son père : sa condamnation est sans appel. Pendant plusieurs mois, Yves Rocard n'adressera plus la parole à son fils. Pendant plusieurs années, il affectera de l'ignorer. Renée Rocard, aujourd'hui : « Mon mari était persuadé que son fils n'arriverait jamais à rien. L'inscription à Sciences-po a été pour lui une cruelle confirmation. » Yves Rocard, aujourd'hui : « Je me suis senti désavoué. Quoi qu'on fasse après, les " spéciales " - Math sup, Math spé - sont une bonne formation. On apprend à travailler. D'ailleurs, Michel l'a reconnu plus tard. Quand il était inspecteur des Finances, il m'a dit un jour : " Papa, c'est vrai que les matheux ont plus de facilités que moi pour s'adapter à l'informatique. " C'est la preuve que j'avais raison. Même s'il se destinait à la politique, mon fils aurait dû faire les spéciales. » Michel Rocard, aujourd'hui : « Il estimait que je l'avais trahi en rase campagne. J'avais trompé sa confiance. J'étais navré qu'il le prît ainsi. » Navré! Michel Rocard n'est pas un fils rebelle. S'il a dit non - pour la première fois de sa vie - c'est à contrecœur. Les adolescents en révolte font leurs bagages. Lui présente ses excuses. Il ne rejette pas l'image du père, il refuse la comparaison sur un terrain où il se sait battu d'avance. Il revendique son droit à la différence. Au passage il révèle, à dix-sept ans, l'un des traits dominants de son caractère : lorsque le rapport de forces lui est défavorable, il compose, temporise, tergi- verse, semble se soumettre. Mais dès que l'occasion se présente, il fonce. Comme un trois-quarts de rugby s'en- gouffre dans le trou pour transpercer la défense adverse. Michel Rocard, homme de fidélité, est aussi un homme de rupture. Pour comprendre Rocard, sa rage de convaincre, sa frénésie d'action, sa passion froide du pouvoir, il faut revenir à ce père craint et admiré. Depuis quarante ans Michel Rocard cherche à se justifier à ses yeux, à lui prouver - autant qu'à se prouver à lui-même - qu'il peut être lui aussi le meilleur. Dans la compétition qu'il a choisie : le combat politique. Tâche difficile. Pendant de longues années, Yves Rocard a jugé l'action de son fils d'une formule un peu dédaigneuse : « Agitation démagogi- que. » Aujourd'hui, sur un mode bougon et ironique, il avoue, au détour d'une phrase, son admiration. « Parfois, je me dis : il tient sans doute de moi. Sans ma surdité, j'aurais peut-être fait comme lui. D'autres fois, je me dis : c'est bien le fils de sa mère. » Yves Rocard a réussi une carrière exceptionnelle dans la discrétion. Son fils réussit une carrière exceptionnelle sous les feux des projecteurs. Mais c'est bien la même ambition qui les anime. Les Rocard mettent la barre très haut. Yves, le père, visait l'Académie des sciences et même, dit-on dans la famille, le Nobel. Michel, le fils, est candidat à la présidence de la République. 2

Racines

23 août 1930. Il pleut sur Paris. Il a beaucoup plu cet été. Il pleut aussi à Deauville où le Tout-Paris s'est donné rendez-vous, ce samedi soir, aux Ambassadeurs, pour le Gala de la charité maternelle. La France riche s'amuse. Ivre de son franc, de ses réserves d'or, de ses aviateurs, de ses automobiles, fière de son Empire, elle se croit à l'abri derrière sa future ligne Maginot. La France pauvre, elle, lutte. A Lille, les métallurgistes et les ouvriers du textile sont en grève. A Millau, ce sont les gantiers. Et les conditions de la reprise du travail qui s'amorce provoquent de violentes attaques de L'Humanité contre l'éditorial de Léon Blum dans Le Populaire, le quotidien de la SFIO. A 9 heures, Renée Rocard, une jeune femme de vingt-six ans, visage volontaire, cheveux bruns, yeux clairs, met au monde son premier enfant, à la maternité de l'hôpital de Courbevoie. L'accouchement est difficile : le nouveau-né a la tête un peu forte et il pèse 4,2 kg. Mais la mère oublie vite ses souffrances. Elle est tout à son bonheur: c'est un garçon, comme elle le souhaitait. Du signe du Lion (naï- veté, idéalisme, orgueil), ascendant Balance (goût de la beauté, hésitations puis fougue). On le prénommera Michel Louis Léon. Michel, comme l'a voulu Renée. Louis, comme son grand-père paternel, héros de 14-18, tué dans un combat aérien. Léon, comme son grand-père maternel, mort d'épuisement après son retour du front où il est resté quatre ans, refusant toute permission. Renée Rocard a voué un véritable culte à ce père trop tôt disparu. Son petit Michel, elle n'en doute pas, héritera des qualités de son grand-père Favre : une insatiable curiosité, un sens inné de la pédagogie, une volonté exigeante du dépassement de soi. La jeune femme pressent déjà que son mariage sera un échec. Elle reporte tout son amour, tous ses espoirs, toutes ses ambitions sur l'enfant qui vient de naître. Il aura, décide-t-elle, les chances qu'elle n'a pas eues. Renée Rocard a vécu une enfance et une adolescence peu ordinaires. Elle est la fille d'un couple d'instituteurs savoyards. Elle a grandi à Régnier, en Haute-Savoie, où ses parents avaient chacun la responsabilité d'une classe de quarante élèves. Uniquement des garçons. Curieusement, la fille des instits ne va pas à l'école. Jusqu'à neuf ans, elle vit comme une sauvageonne. Un vrai garçon manqué qui, à la belle saison, passe ses journées dans les bois. L'hiver, au coin du feu, elle lit tout ce qui lui tombe sous les yeux. Le soir, lorsqu'il a fini sa classe et ses travaux de secrétariat à la mairie, son père lui donne des cours. C'est un homme curieux : il veut tout voir, tout savoir, tout connaître. En 1902, pour son voyage de noces, il emmène sa femme à Berlin. Lorsque Renée a six ans, il lui fait passer une nuit entière dehors pour voir la comète de Halley. Léon et Marie Favre sont catholiques, mais peu prati- quants. Comme beaucoup d'enseignants Léon est laïc et républicain. Mais sans sectarisme. Il est copain avec le curé de Régnier. Il ne milite pas mais il est attiré par le socialisme dont il parle souvent à sa fille. En 1915, Renée, qui a onze ans, passe le concours d'entrée en sixième, au lycée d'Annecy. La directrice est frappée par la copie de cette enfant pas comme les autres : elle fait déjà preuve, pour son âge, d'une étonnante matu- rité. Mais elle révèle aussi d'étonnantes lacunes. Son ortho- graphe est à ce point catastrophique qu'elle devrait être recalée. La directrice la convoque pour mieux comprendre. Renée pleure, explique son éducation particulière. On la repêche. Elle terminera sa sixième, première, loin devant les autres. La directrice du lycée, une protestante très pratiquante, se prend d'affection pour cette pensionnaire fière et indé- pendante, mais toujours prête à rendre service, à se dévouer. Renée, elle, découvre, grâce à cette femme qui va devenir sa seconde mère, une religion qui lui rappelle les principes de rigueur et de tolérance, le besoin d'absolu, inculqués par son père. Elle se convertit. Renée Rocard aujourd'hui : « Cette femme était d'une telle bonté, d'une telle gentillesse que j'ai voulu suivre son exemple. » 1918 : Léon Favre rentre du front. Il est malade, épuisé physiquement et moralement. Malgré sa grande faiblesse, il reprend aussitôt ses cours. Il mourra quelques mois plus tard. Marie Favre obtient un poste à Fillinges, toujours en Haute-Savoie. Mais elle n'a plus le goût de vivre : elle se laisse aller. Deux ans plus tard, en 1920, elle sera emportée par la grippe espagnole. Renée a quitté pendant quelques mois le lycée d'Annecy, pour venir soigner sa mère et s'occuper de son frère, Georges. « Dès l'âge de dix-sept ans, c'est moi qui menais la baraque », dit-elle aujourd'hui. A dix-huit ans, elle est pupille de la nation. Elle termine ses études secondaires, renonce à faire sa médecine, passe les premiers diplômes du professorat de gymnastique et devient institutrice. Elle peut ainsi payer les études de son frère qui, grâce à elle, deviendra ingénieur, comme le voulait Léon Favre. Renée se résigne à sa petite vie d'institutrice, lorsque survient un événement tout à fait imprévisible. Une amie du lycée d'Annecy, qui a intégré l'école normale de Sèvres - équivalent, pour les filles, de la rue d'Ulm - raconte son histoire à la directrice, Mme Amieux. Celle-ci, émue, écrit à Renée Favre. Elle lui propose de lui faire suivre les cours préparatoires par correspondance et de lui retourner ses copies corrigées. Renée accepte, enthousiaste. Elle a vingt- deux ans. Elle peut désormais penser à elle. Elle prépare le concours d'entrée avec son sérieux coutumier et le réussit, douzième sur vingt. Renée obtient, à Sèvres, de faire deux années de l'école en une seule. Elle se classera encore douzième sur vingt. Les élèves de Sèvres vont suivre quelques cours à l'École normale supérieure, rue d'Ulm. C'est là qu'un ami lui présente Yves Rocard. Elle a vingt-quatre ans, lui vingt- cinq. Le regard sévère derrière ses petites lunettes rondes, le visage austère barré d'une fine moustache brune, le verbe rare, il est agrégé de physique et docteur en mathé- matiques. Raide, un peu maladroit de son corps, il a déjà l'air très « savant Cosinus », le surnom que lui donneront plus tard ses enfants. Yves Rocard est issu d'une famille bourgeoise de pro- vince. L'origine du nom ? Sous Louis XIV et jusqu'aux guerres napoléoniennes, un rocard était une gueule cas- sée, un soldat revenu blessé de la guerre. Les racines de la famille sont champenoises : les Rocard étaient des vignerons du plateau de Langres. Mais Louis, le père d'Yves, est né à Saintes. Comme son propre père, il est devenu polytechnicien : les Rocard sont des matheux et des militaires. Louis fait carrière dans la coloniale. Sa femme, fait rarissime à l'époque, le suit. Le jeune Yves verra peu ses parents, il est élevé par sa grand-mère qui habite rue de Fleurus à Paris. Atteint très jeune de sur- dité, c'est un enfant solitaire, renfermé. Il joue peu avec ses frères et avec sa sœur. Pilote de chasse pendant la Grande Guerre, Louis Rocard fut le dernier officier français abattu en vol, le 11 septembre 1918, par la patrouille de Goering. Sans doute par Goering lui-même, selon le témoignage d'un pilote qui a participé au combat. A quinze ans, Yves perd son père. C'est un surdoué qui travaille beaucoup. Résultat : au lycée, à deux reprises, il saute une classe. Dans les sciences exactes, il est toujours le meilleur et de très loin. Il ne fait pas Polytech- nique, à cause de sa surdité précoce qui lui interdit l'école militaire. Mais il sort de Normale sup au bout de trois ans au lieu de quatre, ce qui est exceptionnel. Parmi ses condisciples, Louis Néel et Alfred Kastler, futurs prix Nobel. Lorsqu'il fait la connaissance de Renée, Yves est assistant au Collège de France. Mais, contrairement à la plupart des normaliens qui enseignent ou se consacrent à la recherche pure, Yves Rocard choisit très vite la recherche appliquée. Une idée peu répandue à l'époque. A vingt-cinq ans, il entre à la Société française de TSF qui sera plus tard achetée par Thomson. Il consacrera toute sa vie à la recherche. Avec succès. Il sera l'un des inventeurs les plus prolifiques de sa génération. La lampe à trois électrodes, la lampe à chauffage indirect, le dispositif d'atterrissage sans visibilité, c'est lui. La détection radar des avions, le dispositif antiroulis qui équipera le paquebot Normandie, encore lui. Les essais de résistance à l'effet flotteur pour le pont de Tancarville, toujours lui. Il sera surtout l'un des pères de la bombe atomique française. Lorsqu'elle fait la connaissance de son futur mari, un camarade de Renée Favre, ami d'Yves Rocard, la met en garde : « Attention, c'est un savant, pas un homme à marier. Il a déjà épousé les sciences et la recherche. » Elle n'écoute pas. C'est précisément le sérieux et la puissance de travail du jeune homme qui l'ont séduite. Son père l'a élevée dans le culte de l'intelligence et la directrice du lycée d'Annecy lui a inculqué les vertus chrétiennes de l'effort. Yves Rocard incarne ces valeurs auxquelles elle croit. Elle est fière de lui. Elle n'aurait que faire d'un dilettante ou d'un libertin. Il va consacrer sa vie à la recherche? Bravo, pense-t-elle, voilà une noble cause. Aujourd'hui, elle dit : « Je ne me rendais pas compte de ce que ça représentait. » Selon la volonté de Renée Favre, le mariage a lieu au temple protestant. Ce qui choque la famille Rocard et notamment la mère d'Yves, catholique pratiquante... et amuse beaucoup le jeune marié qui entretient toujours des rapports difficiles avec sa mère. Très vite, la forte personnalité de ces deux êtres d'excep- tion, leurs caractères trop tranchés se heurtent. Elle aime l'ordre, il laisse traîner ses livres et ses papiers partout. Elle est volubile, il est laconique. Elle est autoritaire, elle aime régenter, « mener la baraque », comme elle dit, il déteste tout ce qui entrave sa liberté. Elle est protestante prati- quante, il est catholique par tradition, agnostique par conviction. Elle aime la littérature, il ne croit qu'aux sciences exactes. Elle : « Seules ses recherches le passionnaient. Il n'était pas souvent à la maison et lorsqu'il était présent, son esprit était ailleurs. » Lui : « Je n'ai jamais supporté le caractère dominateur de ma femme. Au début de notre mariage, j'étais ingénieur radio, je travaillais beaucoup. Le dimanche je me réfugiais désespérément dans mon labo pour continuer mes travaux. Et pour être tranquille. » Yves Rocard joue de sa semi-surdité pour s'enfermer dans son silence, s'isoler davantage. La naissance, deux ans après Michel, d'une petite fille Claudine, dont on s'aperce- vra assez rapidement qu'elle est handicapée ne fera qu'alourdir l'atmosphère familiale. Yves se réfugie plus encore dans le travail et les voyages. Il abandonne le terrain familial à sa femme et perd ainsi ses enfants. Yves et Renée Rocard divorceront en 1963. Après trente-cinq ans de mariage. Lui, aujourd'hui : « Je me suis toujours mal entendu avec ma femme à cause de son caractère. » Elle, aujourd'hui : « Mon mari n'a vécu que pour ses recherches. Avec le recul, je me dis : Il a fait son travail sur terre et il l'a bien fait. » 3

L'enfant sage

Printemps 1935. A la fête du foyer international protes- tant, Michel Rocard joue une saynète avec une petite fille. Paralysée par le trac, sa partenaire a oublié son texte. Le petit Michel lui souffle ses répliques. Rien à faire : elle ne peut articuler la moindre syllabe. Alors Michel, déjà doué d'une mémoire exceptionnelle, interprète les deux rôles, le sien de sa voix, l'autre en prenant une voix de petite fille. Le pasteur le félicite, le prend dans ses bras. « Bravo, applau- dissez notre Michel. » A la maternelle de l'École alsacienne, on le refuse parce qu'il sait déjà lire. Il passe directement en onzième. Le maître a une formule : « Personne ne sait? Demandons à notre Michel, lui saura. » « Notre Michel » : les instituteurs, les pasteurs, les chefs scouts emploieront tous, naturelle- ment, la formule. Une manière d'adopter cet enfant si attachant. La mère, très fière, mais aussi possessive, leur répond à chaque fois, agacée : « C'est d'abord le mien. » Les Rocard ont rapidement quitté Suresnes où ils habi- taient un petit pavillon à la naissance de Michel, pour s'installer à Paris, 120, rue d'Assas, au quatrième étage. Au sixième habite l'inspecteur général Santelli, dont le fils Claude, futur réalisateur de télévision, donnera, sous l'Oc- cupation, des cours de latin à Michel Rocard. Au deuxième, Renée Benoit, la sœur de l'écrivain Pierre Benoit. L'appartement des Rocard est confortable mais austère, sans chaleur, ni personnalité : meubles rustiques en bois sombre, peu de tableaux, de tapis, pas de plantes vertes. Et pas la moindre touche de fantaisie. Tout est toujours impeccablement rangé. Sauf le bureau-refuge d'Yves Rocard. « Un vrai capharnaüm », se souvient son fils. Renée Rocard mène la maison avec autorité. Elle aime la discipline. Michel s'y soumet de bonne grâce. Il est sage, peu turbulent : bon fils, bon frère, bon élève. Renée Rocard ne travaille pas mais elle a ses œuvres. Elle s'occupe notamment d'enfants défavorisés. Elle est souvent absente. Très jeune, Michel Rocard s'occupe de Claudine, sa petite sœur. Elle souffre depuis sa naissance de troubles thyroï- diens graves, qui ont perturbé son développement mental. Les deux enfants sont inséparables. Ils partagent la même chambre. A 18 h 30, les devoirs doivent être terminés et les jouets rangés. Michel obéit et aide sa sœur. Parfois, il éprouve quelque agacement. Rocard à six ans : « Au train où vont les choses, quand elle sera grande, c'est encore moi qui rangerai ses jouets. » Pas une photo sur les albums de famille que Renée Rocard conserve pieusement, où ils ne soient ensemble. Adolescent, Michel Rocard continuera à consacrer beau- coup de son temps disponible à Claudine. « Michel a élevé sa sœur. Elle l'appelait " le petit papa " », dit aujourd'hui leur mère. Dès l'âge de six ans, il ira seul à l'École alsacienne, 128, rue d'Assas : il n'y a pas de rue à traverser. Il est brillant élève. Le 21 mai 1938, le professeur, M. Josset, écrit sur son bulletin : « Note générale : très bien : premier. Michel est un très bon élève. » Michel Rocard a-t-il souffert, enfant, de la mésentente de ses parents? « Je l'ai découverte relativement tard, dit-il. Elle a peu pesé sur ma petite enfance qui s'est surtout faite en relation avec ma mère. » Ses premières années, il les évoque avec réticence. Par pudeur : il n'aime pas parler de sa vie privée. Et il ne veut pas porter de jugement sur ses parents. De son père, qu'il voyait peu, il conserve l'image d'un homme lointain, austère, peu chaleureux, qu'il ne faisait pas bon déranger. Yves Rocard ignore le jeu, la détente, le rire. Lorsqu'il trouve le temps de s'occuper de son fils, c'est toujours dans un but éducatif. A quatre ans il lui apprend à lire avec des lettres en bois qu'il a lui-même fabriquées. A cinq ans, il l'initie aux échecs pour développer son esprit mathématique. Le jeune Michel éprouve pour son père un mélange de curiosité, d'affection craintive et d'admiration éperdue. Il a très tôt conscience que l' « illustre savant » est un être d'exception. Le père, réfugié dans ses silences et ses absences, c'est donc la mère qui élève son fils avec une attention et un amour exclusifs. Elle est possessive. Mais le jeune Michel, pour l'heure, n'en souffre pas. Il est gai, optimiste, qui répète souvent : « Tu sais maman, je suis heureux. » Curieux il harcèle sa mère de questions. Renée Rocard : « Michel n'a pas vraiment été un enfant, il n'a jamais parlé comme un enfant. Il était raisonnable et raisonneur. Très sérieux aussi, très responsable : tout jeune il a pris les autres en charge. » Son père, toujours laconique : « C'était un très gentil petit garçon. » L'été, Renée Rocard et ses enfants s'installent à Saint- Benoît par Auffargis, en bordure de la forêt, à dix kilomè- tres de Rambouillet. La petite maison, achetée en 1935 par Yves Rocard, est proche d'un étang bordé d'ormes et de roseaux où nichent des canards sauvages. C'est là, au cours d'interminables balades en forêt, que Michel Rocard apprend à connaître les variétés d'arbres et d'espèces végétales, d'oiseaux et d'insectes. Là, qu'il découvre avec effarement, que le fils du paysan voisin, âgé de dix ans, sait à peine lire et écrire. Michel, qui en a sept, lui apprend. Comme il apprendra à un autre garçon du village âgé de quatorze ans. « Il était outré, dit sa mère. Des enfants illettrés, à quelques dizaines de kilomètres de Paris, il ne croyait pas que ça pouvait exister. Je me souviens qu'à plusieurs reprises, lorsque je voulais l'emmener faire une promenade en forêt, il refusait : " Mais c'est impossible maman, je dois donner mes cours. " Un des enfants du village à qui il a appris à lire est devenu prêtre et l'a remercié plus tard en lui écrivant : " C'est grâce à toi. " J'étais très fière. » Elle se souvient encore du jour où elle surprit le groupe d'enfants sagement assis autour de son fils qui leur appre- nait ce qu'était l'univers, la terre, les étoiles. Il parlait et ils écoutaient bouche bée. Rocard lui se souvient surtout « des grands jeux fabuleux » qu'il organisait : « On était huit mômes, à peu près du même âge. C'était la guerre des boutons ». Il est souvent le plus petit, le moins costaud. Mais il est toujours le chef. Il s'impose naturellement. Sa mère : « Ça ne faisait jamais d'histoires, il organisait, il animait. Les autres enfants acceptaient son autorité. » Dès l'automne 1939, Yves Rocard, qui travaille au cabinet du ministre de l'Armement, pressent la défaite : « Tout est foutu, dit-il à sa femme, on a autant d'avions que les Allemands, mais pas de blindés. » Il installe sa famille à Saint-Benoît. Michel ira pendant un an à l'école primaire de Rambouillet. « J'ai eu la chance de tomber sur un très grand instituteur, M. Banet. Avec lui, j'ai appris l'orthogra- phe. » C'est à Saint-Benoît que le jeune Michel verra sa mère pleurer pour la première fois : elle y apprend la déclaration de guerre. Juin 1940 : L'armée bat en retraite. Un vent de panique souffle sur le pays. Des millions de Français sont jetés sur les routes. Rocard vit l'exode : il part avec sa mère et sa sœur pour la Saintonge où il passera l'été dans une vieille propriété familiale, la Devauderie, à quinze kilomètres de Saintes. Octobre 1940 : Yves Rocard prévoit que les Parisiens n'auront plus rien à manger. Il vend la maison de Saint- Benoît et son jardinet et achète - en partie grâce à des placements boursiers réussis en 1938-1939 - une grande propriété bourgeoise, 2, rue des Remparts, à Sucy-en-Brie, à vingt kilomètres au sud-est de Paris, avec huit mille mètres carrés de parc aussitôt transformés en jardin pota- ger. Grâce aux fruits et légumes de Sucy, grâce au cochon qu'on appelle Adolphe, aux lapins et aux poules, les Rocard n'auront pas de problème d'approvisionnement pendant les années sombres de l'Occupation. Renée Rocard nourrira même toute la famille : oncles, tantes, neveux et nièces. Le jeune Michel ne connaîtra pas les restrictions. Pour se rendre à Sucy, les Rocard prennent le train à impériale de la ligne de Bastille, qui allait jusqu'à Boissy- Saint-Léger. Vacances heureuses, mais laborieuses. Les Rocard détestent l'oisiveté. C'est ainsi que, au cours de l'été 1944, Renée place son fils en apprentissage chez le menui- sier du village. Michel est ravi : il aime le travail manuel. Très jeune, il a passé des dizaines et des dizaines d'heures à construire des avions, dont il dessinait lui-même les maquettes. Trente ans plus tard, il se félicitera de son stage chez le menuisier de Sucy. Il participe à une émission télévisée où Jean-Marie Cavada soumet son invité à une épreuve impré- vue. On lui demande de scier une planche en biais. Rocard : « L'établi était branlant, la scie mal tendue, la lame ondu- lée. Si je contestais la qualité des outils, j'apparaissais mauvais joueur. Mais l'exercice était impossible pour quel- qu'un qui n'avait pas une solide expérience de la menuise- rie. Si je ne m'étais pas expliqué pendant trois mois avec les outils du menuisier de Sucy, je me serais planté. » 4

Les sabots de Saturnin

Septembre 1940, il a dix ans. Il est le plus jeune et le plus petit de sa classe de sixième. « Il faisait très petit garçon », dit son ami René Caquet. Il entame ses études secondaires dans Paris occupé. Le lycée Montaigne, où il entre, est devenu une caserne allemande. Les cours sont transférés à l'école communale des Feuillantines, puis à l'Alliance française. Le drapeau nazi frappé de la croix gammée flotte sur l'hôtel Lutetia. Les murs du Quartier latin sont recouverts d'affiches de la propagande alle- mande. Et dans les rues, les haut-parleurs avertissent : « Le commandement allemand ne tolérera aucun acte d'hostilité envers les troupes allemandes. Tout sabotage, toute agression seront punis de mort. » A Montaigne, puis à Louis-le-Grand à partir de la troisième, il va fréquenter des élèves dont les parents appartiennent presque tous, comme les siens, à l'intelligentsia bourgeoise des V et VI arrondissements. Les lycéens ont conscience d'être issus d'un milieu culturellement favorisé, d'être des privi- légiés. Ils ont la chance d'avoir des professeurs de grande valeur, comme Charles-André Jullien ou M. Chevalier. Tous sont agrégés et traitent les enfants comme des étu- diants, en leur laissant une grande liberté. La classe de Rocard donnera plusieurs polytechniciens, des profes- seurs de médecine, un professeur de linguistique. La plu- part des enseignants sont hostiles à l'occupant, souvent ouvertement. Rocard se souvient d'un prof de sciences nat, M. Bathellier, qui, pendant ses cours, appelait les jeunes gens à la Résistance. Il se souvient aussi d'un prof d'allemand collabo : le jeune Michel et ses copains lui répondent à leur manière en refusant d'apprendre la lan- gue de Goethe. Résultat: aujourd'hui Michel Rocard ne parle pratiquement pas l'allemand alors que ce fut sa première langue. Mais globalement on évite d'évoquer l'Occupation et la Résistance dans les couloirs du lycée. On se méfie : les parents de certains lycéens sont suspec- tés d'être collabos. Malgré le haut niveau général, Rocard reste, tout au long de ses études secondaires, l'un des meilleurs élèves. Il démarre remarquablement sa sixième, comme en témoi- gnent ses notes du premier trimestre : - Géographie: 19 1/2, 1 - Maths: 18, 1 - Histoire : 16, 2 - Français: 17 1/2, 5 - Allemand: 19, 1 Tous les professeurs portent la même appréciation : très bon élève. On lit encore sur son bulletin : « Conduite, très bien, Tableau d'honneur, félicitations du Conseil de disci- pline. » Une seule mauvaise note, en gymnastique. Il est 25 avec 7. Renée Rocard : « Au jardin du Luxembourg, lorsque Michel était petit, il n'osait même pas sauter d'un banc. » Elle comprend d'autant moins qu'elle était intrépide. N'a- t-elle pas, très jeune, pratiqué l'alpinisme et gravi le mont Blanc à quatorze ans? Michel Rocard aujourd'hui : « En gym je faisais des complexes. J'étais petiot : longtemps le plus petit de ma classe. J'ai grandi tard, vers quinze-seize ans. Mon vécu de l'éducation physique : j'étais tout le temps le dernier, partout. Quand on jouait au football, les chefs d'équipe choisissaient leurs équipiers : ils m'évitaient toujours. Ça me minait le moral. C'était purement psychologique, je l'ai compris plus tard. »

1948. Rocard, élève de Sciences-po, est toujours complexé physiquement. A la fin de la première année - il va avoir dix-huit ans - il passe l'épreuve sportive dans l'espoir de grappiller quelques points. Avant de prendre le départ du 1 000 mètres, une épreuve qu'il n'a jamais disputée, il hésite. Tiendra-t-il la distance? Le professeur le pousse : « Essayez, vous verrez bien, sinon je vous colle un zéro. » Rocard part lentement. A mi-course il est dernier, mais pas fatigué, ni essoufflé. Il accélère, remonte un à un ses copains et finit premier. Un examen médical lui donnera l'explication : son cœur bat à 48 pulsations/minute. Le rythme des champions cyclistes.

A partir de la quatrième, Michel travaille relativement peu : il sait désormais qu'il comprend et retient vite. Il devient même un peu chahuteur. Son copain René Caquet : « Il était débordant de vie, d'activité, d'enthousiasme. C'était un élève drôle, enjoué, qui rigolait volontiers. Il écrivait facilement, avec clarté et précision. Et il s'expri- mait bien. » Quatrième, 1er trimestre 1942. M. Chevalier, le professeur de latin, note : « Bons résultats, mais parfois agité. » La direction du lycée : « A même fait des progrès en maths. » Appréciation globale : « Bon trimestre, à tous points de vue. » En fait, Michel Rocard aime surtout l'histoire, la géographie, le français. Les sciences et les maths l'intéres- sent moins. Au désespoir de son père qui, du coup, le prend tantôt pour un dilettante tantôt pour un imbécile. A treize ans, Rocard qui a un joli coup de crayon, se dessine : Michou vu par... sa mère : un enfant bagarreur en haillons; par sa tante Alix, un saint; par « Nounet », sa petite soeur : un diable; par son père... un âne. A la maison, ses parents ne parlent jamais de l'Occupa- tion devant lui. Mais il comprend très vite dans quel camp ils sont. Le soir, lorsqu'ils le croient endormi, ils écoutent Radio-Londres et parlent à voix basse. Dès le printemps 1942, Michel Rocard voit sa mère se promener ostensible- ment avec des amis portant l'étoile jaune que les Juifs doivent coudre sur leurs vêtements. Le jeune garçon est surtout intrigué par d'étranges visi- teurs qui se présentent par leurs prénoms, s'enferment dans le bureau de son père et y parlent à voix basse. Il verra ainsi à plusieurs reprises un certain Monsieur André dont il ne saura jamais qui il était. Rocard aura la certitude que sa famille participe active- ment à la Résistance lorsqu'il verra disparaître l'oncle Robert. Contrairement à ses frères Yves et Marc - le futur grand-père de l'actrice Pascale Rocard -, Robert n'est pas un matheux. C'est l'original de la famille, le poète, le rigolard. La meilleure preuve : il a une licence d'alle- mand. Militaire, il est fait prisonnier, envoyé en oflag. Fin 1940, il s'évade de Silésie et arrive en train à Paris. Il rend fréquemment visite à son frère. Sa grande plaisante- rie : chatouiller le jeune Michel qui prend d'interminables fous rires. Un jeudi, il sonne au 120, rue d'Assas. Michel ouvre. Cette fois, Robert ne plaisante pas. Il est livide. « Ton père est là? » : les deux frères s'enferment dans le bureau paternel. Ils quittent l'appartement quelques minutes plus tard. Michel ne reverra plus Robert avant la Libération. Il apprendra que son oncle est parti pour l'Espagne où il sera fait prisonnier, s'évadera à nouveau et rejoindra Londres. Dès 1940, Yves Rocard, qui est déjà un savant connu, a été contacté par les Britanniques : il entre dans un réseau d'espionnage scientifique. Sans hésiter. Ce normalien cabo- chard est de la race des rebelles. Pas question de laisser l'envahisseur allemand lui imposer sa loi. Dès les premiers jours de la guerre, il a enterré des armes à Sucy. Bien décidé à s'en servir, l'heure venue. Yves Rocard fait passer à Londres ses inventions sur les détections radar et le système de dégivrage pour les avions. Et aussi de précieuses informations : il photographie notamment les antennes des grands radars allemands près de Calais, et, d'après leur orientation et leur profil, il calcule les longueurs d'ondes reçues par ces radars et la zone qu'ils couvrent. Avec des ouvriers du téléphone, il a monté une table d'écoute pour intercepter les communications allemandes et les dévier vers une cave où elles sont enregistrées. Robert, le germanologue, décrypte les bandes. Un jeudi matin, alors qu'il descend de son vélo à hauteur de la cave, deux hommes sortis de l'encoignure d'une porte lui deman- dent ses papiers. Robert comprend aussitôt. Il remonte précipitamment sur son vélo, pédale de toutes ses forces et tourne la première rue à droite, au moment où les Alle- mands ouvrent le feu. C'est ce matin-là qu'il sonne, blême, chez son frère. En 1943, les Allemands, qui ont entendu parler des inventions d'Yves Rocard, le recherchent. Depuis plusieurs semaines, il ne rentre plus chez lui. Contrôlé dans un train, alors qu'il revient d'une mission en province, il présente ses faux papiers. Mais il a bêtement gardé sur lui un carnet d'adresses sur lequel son nom figure. On l'emmène, on l'interroge longuement. Il joue les imbéciles. Lui, Yves Rocard, l'illustre savant! Il aimerait bien! Il serait plus célèbre et plus riche. La confusion est d'autant plus drôle, dit-il, qu'il est nul en maths. Les Allemands s'énervent : si ce n'est pas lui, du moins connaît-il ce Rocard puisque son nom figure en bonne place sur son carnet. Non, il ne connaît le savant que de renom. Son Rocard à lui, c'est un type avec qui il joue parfois aux échecs et dont il ignore l'identité. Tout le monde l'appelle Rocard parce qu'il a une manie : il roque tout le temps. Les Allemands finissent par relâcher cette hurluberlu, mais très vite ils se rendent compte qu'ils ont été joués et recherchent à nouveau le savant. Yves Rocard doit quitter Paris. En septembre 1943, un avion anglais vient le récupérer dans la région lyonnaise où il se cache. A Londres, il organisera les écoutes des signaux. Il sera fait commandeur de l'ordre du British Empire, un ordre militaire réservé en principe aux seuls Britanniques. Et recevra à la Libération la Légion d'honneur des mains du général de Gaulle.

1982. A la sortie du Conseil, Michel Rocard, ministre du Plan et de l'Aménagement du territoire dit à Charles Hernu, ministre de la Défense : « Mon père est commandeur de la Légion d'honneur et c'est un des principaux papas de tes joujoux atomiques dont tu nous fais si souvent l'éloge. Regarde son dossier puisqu'on distribue les médailles à la pelle. Pourquoi ne lui remettrais-tu pas la plaque de grand officier! Réponse de Hernu : « Ton père le mérite tout à fait, j'ai transmis le dossier à l'Élysée avec avis favorable... » Aucune suite ne fut donnée. Sur ordre de qui? Renée Rocard est sans nouvelles de son mari. Tous les soirs, elle guette à l'écoute de Radio-Londres le message qui lui apprendra qu'Yves Rocard est arrivé dans la capitale anglaise. Un soir enfin, le speaker parle des « sabots de Saturnin ». C'était la phrase espérée. Les Allemands, eux, continuent de rechercher Yves Rocard. Ils surveillent son domicile. Sa femme se sent suivie. Elle craint une perquisition. D'autant plus qu'elle a caché, dans le tiroir de sa machine à coudre, un petit carnet qui ne doit pas tomber entre les mains des Allemands. Faute de mémoire, elle y a noté les noms et les adresses de passeurs pour franchir la frontière espagnole. Michel a treize ans. Sa mère estime qu'elle peut lui faire confiance. Elle l'informe que son père est à Londres et elle lui parle du petit carnet. « Si les policiers allemands viennent, lui dit-elle, je les distrairai et toi tu te débrouille- ras pour prendre le carnet et sortir avec. » Fin 1943, vers 5 heures, c'est la perquisition tant redou- tée : des pas lourds dans l'escalier, des coups pressants à la porte, des voix sèches : Police allemande. La domestique, une Polonaise, terrorisée, ouvre. Trois hommes vêtus de manteaux de cuir noir font irruption dans la chambre de Renée Rocard. Elle est au lit et le prend de très haut. Du geste et de la voix elle leur intime l'ordre de quitter la pièce. Impressionnés par cette femme qui dort en gants blancs - souffrant d'engelures, elle s'était enduit les mains de pommade et les avait gantées pour ne pas tacher ses draps - ils sortent et attendent derrière la porte. Au grand soulage- ment de Renée Rocard qui doit à tout prix gagner du temps. Non seulement il y a le petit carnet dans le tiroir de la machine à coudre, mais aussi, dans l'armoire de la cham- bre, cachés sous une pile de linge, deux messages reçus la veille. Un inconnu s'est présenté de la part du commandant Martin. « Je ne le connais pas », a-t-elle répondu, méfiante. « C'est le nom de code de votre mari », a expliqué l'incon- nu. Et il lui a remis deux lettres effectivement écrites de la main d'Yves Rocard. Renée a ainsi appris que son mari était à Alger où il équipait la flotte française de radars. Mission difficile, précise-t-il, car accomplie sous les bombes alle- mandes. Renée, tout en s'habillant, réussit difficilement à avaler un des deux messages. Mais, derrière la porte, les Alle- mands s'impatientent. Impossible d'avaler l'autre lettre, qu'elle cache dans l'armoire. Ils ne la trouveront pas. En fait, c'est Yves Rocard qu'ils cherchent. Dans le salon, elle découvre les enfants, à moitié endormis. Ils ont été tirés du lit par les policiers qui les pressent de questions. « C'est ton père qui t'a aidé à faire tes devoirs hier soir? - Non, il n'est pas là, je fais mes devoirs tout seul », répond Michel. Renée se fâche : « Vous devriez avoir honte de traiter ainsi des enfants. » Mais les trois hommes insistent. Celui qui parle le mieux le français joue les gentils. Il essaie de mettre Michel en confiance. Tout en l'interrogeant, il prend le cadre sur le piano, regarde les photos des deux enfants. « Quel âge avais-tu? » demande-t-il. Rocard se sent blêmir. Il sait que le cadre est en fait un cadre antibrouillage fabriqué par son père pour écouter Radio-Londres. Si l'Allemand passe les doigts derrière, s'il découvre les fils, il aura, pense l'enfant, la preuve que la famille fait de la Résistance. Mais non, l'homme repose la photo, il n'a rien remarqué. Michel réussit à s'habiller pendant que les Allemands fouillent l'appartement, tout en continuant d'interroger sa mère. Il se saisit du petit carnet et le cache dans son blouson. On le laisse sortir pour aller à l'école. Il sonne chez les Santelli et leur remet le carnet. Toute la journée, au lycée, il s'inter- roge avec angoisse : va-t-il retrouver sa mère ? A-t-elle été arrêtée ? Dès la sortie des cours, il se précipite à la maison : Renée Rocard est là et elle le félicite pour son sang-froid. Les Allemands sont repartis sans rien trouver. Août 1944. Le 23, le jour de ses quatorze ans, les premiers chars de Leclerc entrent dans Paris. Michel est à Sucy, avec sa mère et sa sœur. Le village sera libéré quarante-huit heures après la capitale. De la fenêtre du bureau paternel, Renée et son fils regardent les derniers Allemands partir. A la vue d'un soldat grimpé sur une charrette tirée par un vieux cheval, ils éclatent de rire. L'Allemand, furieux, se retourne et épaule. Ils se couchent sur le sol, mais le coup n'est pas parti. Quelques heures plus tard, les Américains les conventionnels. Delors avait l'avantage d'être un homme seul. » Rocard quitte Mitterrand et fonce chez Mauroy. Au copain des mouvements de jeunesse socialiste, il ne cache pas sa déception. Le Premier ministre lui explique à quel point le Plan lui paraît important pour un gouvernement socialiste et lui dit : « Je vais te rajouter l'Aménagement du territoire. » Rocard demande encore l'Économie sociale, c'est-à-dire les coopératives, les mutuelles, tout le secteur économique non capitaliste et non nationalisé, qu'il appelle le « tiers secteur » et qui manque, dit-il, de coordination interminis- térielle. « D'accord », répond , après avoir un peu hésité. Rocard sera ministre du Plan, de l'Aménage- ment du territoire et de l'Économie sociale. Mais le Conseil d'État refuse la troisième fonction : l'Économie sociale n'a pas d'existence légale, on ne peut pas en être ministre. Le nouveau décret lui attribuera seulement la présidence de Conseil supérieur de la coopération. Rocard s'installe rue de Varenne, presque en face de Matignon et se met au travail. Avec enthousiasme, comme d'habitude. Franz-Olivier Giesbert note, dans Le Nouvel Observateur : « Il reçoit syndicalistes, patrons et suggestions avec une sorte d'emphase. » Il confie que « ses chers collègues » lui disent tous : « Soutiens-moi, c'est par toi que ça passe. » Le ministre du Plan, qui se fait appeler « minis- tre de l'avenir » déclare : « Nous sommes le réceptacle de tous les rêves, de toutes les réformes que les ministres veulent faire passer dans un cadre élargi. » Son vieil ami Hubert Prévôt avec qui il a renoué après une longue brouille et qui deviendra à ses côtés commis- saire au Plan : « Il a pensé qu'il pourrait jouer un rôle, puisque le Plan était concerné par la totalité des activités du gouvernement et de la société française. Dans son esprit, le ministère créé par les socialistes devait faire la liaison entre l'action immédiate, ponctuelle et le long terme. Il devait intervenir très vite pour déblo- quer des situations de crise, comme celle du commerce extérieur par exemple ou lancer un programme d'écono- mie d'énergie, de maîtrise des dépenses hospitalières, etc. Mais pour cela, il fallait disposer de crédits d'urgence qui lui ont été refusés. » Après quelques semaines, Rocard a compris : il a le sentiment qu'on le cantonne dans le rôle traditionnel de la prévision, qu'on ne l'écoute pas et qu'on l'écarte des discussions importantes. Lui qui a soif d'action est à la tête d'une magistrature d'influence. « J'étais un ministre sans crédit, sans personnel, sans contreseing obligatoire. J'ai été éjecté de toutes les réunions où se décidaient les choses importantes. » Il a rêvé pendant quelques semaines d'un superministère, coordonnant l'action de ses collègues, il se retrouve dans un placard doré. Son premier combat - la dévaluation - perdu, il se lance dans un second : les nationalisations. Dès le 5 juillet, il adresse une note confi- dentielle restée secrète, de neuf pages, au Premier ministre, le mettant en garde contre la complexité de la démarche. « Toute transformation de la forme juridique d'un groupe industriel peut provoquer la mise en cause ou la résiliation d'un grand nombre d'accords internationaux [...]. Il n'en va pas de même si l'on se borne à changer l'identité du représentant majoritaire du capital. » Rocard reprend ses thèses iconoclastes développées au temps de l'actualisation du programme commun. Il cite à nouveau en exemple la SNCF, société anonyme de droits privés, à courte majorité de capital publique : « Gardons cette souplesse qui ne contrevient pas à l'essentiel : le pouvoir est entre les mains de l'État. » Il préconise donc, plutôt que la nationalisation classique à 100 pour cent, une augmentation de capital intégralement réservée à l'État et qui lui permettrait de prendre la majorité en comptant les actions déjà détenues par la Caisse des dépôts, les compa- gnies d'assurances et des banques nationalisées et nationa- lisables. Cette solution présente à ses yeux de nombreux intérêts : le pouvoir passe à l'État, les actions gardent leurs titres donc pas besoin de les indemniser, aucune disconti- nuité juridique n'intervient, aucun accord international n'est rompu, etc. Décidément Rocard ne s'avoue jamais battu : le débat a été tranché avant l'accession au pouvoir, en faveur des nationalisations authentiques, c'est-à-dire l'appropriation de l'ensemble du capital par la communauté nationale. Est-ce une conséquence de sa note? Rocard n'est pas invité au Comité interministériel sur les nationalisations. Le 27 août, Mauroy répète qu'il faut nationaliser vite et com- plètement, c'est-à-dire à 100 pour cent, pour contrer la campagne orchestrée par la droite, la haute administration et les responsables des entreprises visées : « Tous ces gens- là, petits banquiers et hauts fonctionnaires sont nos adver- saires, dit-il. Il faut les priver d'espoir. Après, cela ira mieux. » Delors se révolte. Il s'oppose à la nationalisation des banques, accuse ses collègues de vouloir préparer « la rupture avec le capitalisme » dans la seule perspective du prochain congrès socialiste. Et il prédit : « Vous allez vous cassez la gueule. Je vous donne rendez-vous en 1982. » Rocard est convié au Conseil interministériel du 8 sep- tembre, à la veille du passage du dossier en Conseil des ministres. Appuyé par Robert Badinter, il demande le report du texte et réclame des études juridiques complé- mentaires. Pierre Mauroy répond : « Les nationalisations sont décidées, elles se feront [...]. Je comprends les argu- ments de prudence avancés par les orfèvres qui sont parmi nous. Pour ma part, je ne raisonne pas en orfèvre, je raisonne en politique. » Dans l'esprit du président de la République et du Premier ministre, le Conseil, qui se tient exceptionnellement à Rambouillet, n'a pas pour but de rouvrir la discussion sur un engagement pris de longue date - l'appropriation à 100 pour cent. Il s'agit seulement d'en fixer les modalités pratiques. Mais Rocard, lui, espère encore convaincre Mitterrand. Pierre Mauroy présente le projet de loi, souligne l'intérêt de l'opération : permettre un financement massif des grands groupes en difficulté financière, alors que l'épargne française va traditionnellement vers le foncier ou les bons d'État et il précise, presque pour mémoire, que, selon la formule « la propriété, c'est le pouvoir », on nationalisera à 100 pour cent. Le président de la République : « Qui demande la paro- le? » Rocard espère que Delors va intervenir. Mais non. Mitterrand, dans un long silence pesant, range déjà ses papiers. Le ministre du Plan demande la parole. Il la gardera vingt bonnes minutes. « Volontairement dramati- sant », selon sa propre expression, il reprend les arguments transmis à Mauroy dans sa note du 5 juillet. Et il énumère les risques de la procédure : dérapage budgétaire - indem- niser coûtera cher et les actionnaires se serviront des deniers publics pour spéculer sur l'immobilier ou placer à l'étranger au lieu de financer des emplois -, absence totale de marge de manœuvre - les entreprises nationalisées ne bénéficieront plus d'instruments de mesure sur le marché et ne pourront plus chercher des fonds propres à la Bourse -, risques internationaux - elles ne pourront plus faire de participations croisées en Europe ni se développer à l'étranger, et certaines filiales risquent d'être nationali- sées dans leur pays d'origine -, défiance généralisée des patrons - en prenant le contrôle des entreprises à 51 pour cent du capital comme à la SNCF, le gouvernement démon- trerait qu'il agit selon des critères d'entreprise, et non pas selon des critères idéologiques. Il améliorerait le climat psychologique. Rocard espère être soutenu par Delors. C'est Robert Ba- dinter, le garde des Sceaux, ami personnel de François Mitterrand, qui dit partager les inquiétudes de Rocard. Il insiste sur les difficultés juridiques posées par les indemni- sations et sur les problèmes de droits internationaux pro- voqués par les filiales à l'étranger. Si le gouvernement maintient les 100 pour cent, il pronostique une véritable guerre de tranchées avec le Conseil constitutionnel et les juridictions européennes, deux institutions qui, souligne- t-il, n'existaient pas en 1945 lorsque le général de Gaulle a décidé les nationalisations. Jacques Delors s'exprime enfin : il reprend les arguments de Rocard, mais sans jamais citer le nom du ministre du Plan. , prudent, expose les coûts des deux formules. Gaston Deferre et Jean-Pierre Chevènement se prononcent pour les 100 pour cent. Charles Fiterman approuve le Premier ministre, mais il ne polémique pas avec les partisans de la nationalisation à 51 pour cent. Le président clôt la séance, en remerciant les ministres pour les informations qu'ils ont apportées. Rocard quitte Rambouillet avec la conviction que rien n'est encore joué. Le mardi suivant, il est convoqué à Matignon, avec Delors, Cheysson, Badinter, Fabius et Pierre Dreyfus, pour un Conseil interministériel. Mauroy : « La décision est prise, nous nationaliserons donc à 100 pour cent... » Rocard : « Je ne comprends pas. Le président de la République s'est bien gardé de trancher à Rambouillet. » Mauroy : « La décision est prise... » Rocard : « Quand? Où? Par qui ? » Mauroy : « La décision est prise. » Rocard se lève, range ses papiers et claque la porte du bureau du Premier ministre. Il ne sera plus convoqué aux réunions de rédaction du texte de loi. Rocard, aujourd'hui : « L'un des arguments en faveur de l'appropriation était l'irréversibilité. Il est tombé en 1986. Aucune mesure institutionnelle n'est irréversible. La seule chose qui le soit, ce sont les habitudes, quand elles sont bonnes. On aurait créé un bon comportement économique et marchand, le secteur public aurait été irréversible. Et si nous avions opté pour les 51 pour cent, les privatisations auraient été plus compliquées. La droite aurait été obligée de les faire plus progressivement. » Une seconde note - elle aussi confidentielle -, dont quatre copies seulement seront faites et numérotées de la main de Rocard à l'encre bleue, est adressée au Premier ministre le 27 août 1981. Elle a trait à l'emploi. Mais en fait, Rocard, partant du principe qu'il s'agit d'un problème plus économique que social, préconise tout simplement de remettre en cause l'ensemble de la politique annoncée et mise en place par les socialistes. Rocard écrit : Notre politique actuelle n'est pas favorable à l'emploi [...]. Tu te souviens comme j'étais hésitant au PS sur le thème de la relance par la consommation des ménages [...]. C'est l'investissement et l'exportation qui sont les clés, la consom- mation doit suivre [...] mais pas devancer. Or les entreprises privées n'investissent plus parce qu'elles n'ont pas d'argent et parce qu'elles ont peur [...]. La peur des patrons est grave. Ils ont arrêté tout programme sérieux d'investissement. Ils ont peur de l'impôt sur le capital [...], de la nationalisation rampante [...], d'un climat général qui ne laisse plus de place à la fonction patronale. Rocard préconise de taxer seulement la fortune oisive et non pas l'outil de travail, de ne pas nationaliser les petites banques privées, d'éviter toute déclaration ministérielle mettant en cause la compétence des patrons, de ne pas transférer de nouvelles charges fiscales ou sociales aux entreprises. Bref, Rocard suggère carrément « une nouvelle politique dynamique d'ensemble », qui soulage les entreprises. Autant dire que le gouvernement fait fausse route. Rocard est dans sa logique. Pourtant il est conscient du rapport de forces. En conclusion de sa note du 27 août, il écrit : « Le Plan ne peut rien à soi seul. Il y a chaque fois un ministre technique responsable en premier ressort. Tout cela est parfaitement hétérodoxe [...]. Je n'y peux rien à moi seul, ministre sans grand service, sans argent et ici ou là objet de méfiance. » Son impuissance, décidée par Mitterrand, sera encore accrue par la volonté systématique du ministre des Finan- ces de contrer toutes ses initiatives. Rocard est d'autant plus surpris qu'il comptait sur l'aide de son « vieux copain » Delors. Leurs rapports sont complexes depuis des années mais les deux hommes sont intellectuellement sur la même ligne. A l'époque des clubs, dans les années 60, ils ont beaucoup « comploté », selon l'expression de Rocard, beaucoup « colloqué ». Pendant trois ans ils se retrouvent chaque semaine au café Le Bourbon, place du Palais- Royal, pour analyser ensemble l'évolution politique et syndicale. Ils créent des réseaux communs avec leurs clubs - Citoyen 60 pour Delors, et l'Adels pour Rocard - qui ont pour but de réconcilier et de faire cohabiter la gauche classique et les catholiques. Lorsque Delors va chez Chaban en 1969, Rocard est un des seuls, à gauche, à le défendre. Et il a toujours pensé qu'un jour, au pouvoir, ils pour- raient travailler ensemble. Leur rupture date de 1978, lorsque Delors a signé l' « ap- pel des Trente », que Poperen et Bérégovoy, eux, ont refusé de parapher. « J'ai interprété son soutien à ce monument d'archaïsme, comme une volonté d'occuper ma propre place dans le mouvement de rénovation de la gauche. » En ce printemps rose, conscient de sa faible influence, persuadé que « la grande affaire, c'est la sauvegarde de la monnaie nationale », Rocard se dit prêt à oublier et à accepter Delors comme chef de file. Mais il constate avec stupeur que tous les projets du Plan sont refusés par la Rue de Rivoli. « Toute idée venant de mon ministère était systématiquement rejetée. J'étais totalement paralysé sur ordre des Finances », dit-il. Demande-t-il une étude sur l'intérêt économique que chacun des pays membres de la zone franc trouve à y être ? Refus. Propose-t-il l'examen de la fiscalisation d'une partie des cotisations de la Sécurité sociale et des prestations d'allo- cations familiales? Refus. Suggère-t-il, suivant l'exemple suédois, que l'embau- che des apprentis soit libre de charges sociales et que, dans le même temps, le patron qui licencie continue pendant un an à payer les charges des salariés débauchés? Refus. Fait-il étudier l'impact d'une politique massive d'écono- mie d'énergie? La Rue de Rivoli fait récrire en plus négatif les conclusions plutôt positives de la direction de la prévi- sion. « Ce service avait interdiction de répondre aux question- naires ou aux demandes de projection de chiffres venant du ministère du Plan », affirme Rocard. Il se souvient encore d'un Conseil des ministres où, évoquant les « avanies » dont il est l'objet, il déclare : « Dans ces conditions, monsieur le Président, l'activité planifica- trice en France n'a pas lieu d'être. » Il se souvient aussi de la réponse sèche de Delors : « Si le Plan avait lancé une étude sur les incidences du travail à temps partiel, il aurait bien servi la France. » Mauroy confirme : « Delors était de parti pris pour tout ce qui venait de chez Rocard. Il ne cessait de le mettre en cause et de le contrecarrer. J'ai dû à plusieurs reprises remettre les choses en place. » Rocard a un autre souvenir : « De temps en temps, j'en appelais à Mauroy. Je lui disais : " Pierre, ça ne peut plus aller. " Il m'a donné raison à deux ou trois reprises. Mais quand ça bardait, je savais que je n'aurais pas son soutien politique : c'était trop compromettant pour lui. » Rocard doit se cantonner dans les prévisions à long terme. Il a le sentiment que la maison brûle et on lui demande d'étudier les techniques de lutte contre le feu dans les dix ans à venir. Décidément Mitterrand le tient à l'écart. En 1974, au PS, il lui a confié le seul secrétariat national sans pouvoir sur les fédérations. En 1981, il lui a attribué le seul ministère sans contreseing. Lui, le boulimi- que, l'homme d'action qui a toujours rêvé de gérer, est contraint à des tâches spéculatives, sans prise directe sur l'événement. Il enrage. Ministre depuis trois mois, il a déjà le sentiment d'être au placard. Ceux-là mêmes qui, en 1979, lui opposaient le Plan qui devait supplanter le marché, contestent aujourd'hui la planification. Il est déçu, amer, aigri. Écoutons ses amis. Pierre-Yves Cossé : « Il a vécu une période extraordinai- rement difficile. Les nationalisations ont été préparées sans lui. Il a été tenu en dehors des circuits des grandes décisions. Il n'avait pas son mot à dire sur les arbitrages budgétaires. » Jean-Paul Huchon, son directeur de cabinet au Plan : « Il tournait en rond comme une mouche dans un bocal. Il a très mal vécu cette période de placard absolu. » Jean-François Merle : « Ce ministère sans contenu, sans véritable existence administrative, n'était pas à sa dimen- sion. » Rocard, aujourd'hui : « Le Plan a été pour moi un calvaire épouvantable. » A-t-il songé à partir? Il répond : « Je savais que la balance des paiements allait parler, me donner raison. » Rocard, qui n'est même pas tenu informé des grandes décisions, s'exprime en Conseil des ministres. « Je vivais un drame, dit-il. Je ne pouvais parler que là. J'étais d'ailleurs le seul à poser les problèmes. Ces conseils étaient ratifica- teurs : on sentait le président importuné dès que quelqu'un osait discuter de quelque chose. » Il intervient donc. Trop souvent. Trop longuement. Mala- droitement. C'est pratiquement l'avis de tous les ministres. Même ceux qui l'aiment bien. Le président de la Républi- que avait rappelé : au Conseil, on ne doit pas lire, mais parler, sans note. A plusieurs reprises, Rocard arrive avec un texte dont il assène la longue lecture. Mauroy : « On se regardait tous, on était effarés. Indirec- tement, tous les ministres en prenaient pour leur grade. Rocard, apparemment sans s'en rendre compte, se mettait tout le monde à dos. Il détonnait. » Savary : « Il était en porte à faux. Il intervenait sur tout " en tant que ministre du Plan " et il exaspérait Mitter- rand. » Rocard est bien conscient de déplaire, mais il ne veut pas se taire. S'il ne réussit pas à convaincre, au moins aura-t-il fait son devoir. « L'objet de toutes mes interventions, c'était de crier " casse-cou ", de dire : attention on va dans le mur. Dès la fin de l'été, j'ai compris qu'on ne m'écoutait pas. Je suis devenu un des membres du gouvernement les plus silencieux. » Pourtant Mauroy se souvient encore d'un déjeuner du mercredi, à l'Élysée, le 1 avril 1982. Le Tout-État socialiste est là : le président, le Premier ministre, le premier secré- taire du PS, le président de l'Assemblée nationale, le chef du groupe parlementaire. La conversation portera longue- ment sur la maladresse de l'intervention faite au Conseil quelques minutes plus tôt par Rocard. « Je ne me souviens même plus de son contenu, mais elle était particulièrement malvenue », dit Mauroy. On accuse Rocard de cultiver le catastrophisme. De faire entendre systématiquement sa différence. De ne pas être solidaire de la collectivité. Lui estime qu'il rend service : quand on est sur un bateau qui va couler et qu'on s'en aperçoit le premier, faut-il se taire? A la première dévalua- tion, qu'il apprend en Conseil des ministres, il intervient : « Monsieur le Président de la République, je n'ai pas eu le bonheur d'accéder jusqu'à vous au moment de votre instal- lation à l'Élysée et lorsque les premières décisions ont été prises. Mais certains savent ici que j'ai plaidé pour une dévaluation forte, au tout début. Faute de quoi nous nous mettions le licou. Nous l'avons. Nous ne dévaluons que dans les limites permises par le SME, car la situation et les réserves ne permettent plus une stratégie offen- sive. » A l'annonce de la deuxième dévaluation, il ne parle pas, il dessine : un énorme barrage en train de craquer. Et au- dessous, juste avant d'être emporté par le flot, un petit homme qui demande à son voisin : « Passe-moi un sac de sable. » Rocard montre le dessin à Claude Cheysson qui siège à sa gauche. Le ministre des Relations extérieures lui glisse : « C'est comme ça que tu vois les choses ? » Réponse : « Oui. » Désormais, Rocard se taira ostensiblement. « J'avais des problèmes de dignité », dit-il. En fait, il a compris très vite qu'il ne jouerait aucun rôle actif dans le gouvernement. Le soir de la constitution du deuxième cabinet Mauroy, dans lequel sont entrés les communistes, il va dîner chez son ami Jacques Julliard. Huchon l'appelle dans sa voiture : « Il paraît qu'on ne sera plus ministre d'État. » Rocard : « J'ai d'abord rigolé. On m'avait donné une médaille, on me l'enlevait. Mais j'ai réalisé que je n'avais au fond que le protocole pour exister. Grâce à lui, je siégeais à la droite de Pierre Mauroy, ce qui me permettait de lui faire passer des petits mots, sans que les autres les lisent. Ce qui m'avait déjà aidé à résoudre quelques problèmes. » Rocard téléphone à Mauroy : « Tu es témoin que je n'ai pas demandé d'être ministre d'État et que ça m'a plutôt fait rire. Mais c'est autre chose de m'enlever ce titre. Ce sera perçu comme une gifle : on ne traite pas les gens comme ça. Je considérerai que mes engagements de solidarité gouvernementale sont rompus. » Vingt minutes plus tard, il est à nouveau ministre d'État. Il continuera de siéger à la droite de Mauroy. Et il ne se privera pas de lui faire passer ses petits mots. Ainsi, en juin 1982, pendant le Conseil des ministres qui décide de l'encadrement du crédit, il écrit :

1. l'encadrement du crédit ne relève pas des orientations présidentielles; 2. la somme totale actuelle des orientations exprimées est intenable; 3. certaines de ces orientations, parmi les plus contrai- gnantes, ont été annoncées sans examen de cohérence d'ensemble. C'est le cas des choix de dates plausibles d'ajus- tement monétaire. C'est le cas du chiffre de 3 pour cent : les risques politiques, économiques et même financiers qu'il nous fait prendre sont supérieurs aux intérêts intrinsèques politiques et monétaires. Le risque et la menace sur la croissance française largement condamnés ce soir. Notre erreur est de croire que nous pourrons tenir tous les fronts. Je crois, moi, qu'il ne reste qu'à choisir le terrain de l'accident le moins dangereux, le plus compatible avec une guérison rapide avant 1986. Faute de quoi l'accident peut être plus grave. Le 16 juin 1982, toujours pendant le Conseil, il glisse un nouveau petit mot à Mauroy.

Mon cher Pierre. Tu sais, c'est vraiment intolérable de ne jamais être associé qu'aux ratifications. Tu ne nous fais travailler qu'à chaud, ce qui n'a ni sens ni intérêt. Or, 1. vous m'avez confié, le président et toi, le métier de réfléchir à terme; 2. je t'avais dit, le 22 mai 1981, que si on ne prenait pas de la distance tout de suite, on serait dans la seringue : nous y sommes; 3. j'ai été le premier à annoncer, en février, que nous ne ferions pas 3 pour cent de croissance en 1982 : tu m'as proprement engueulé. L'expérience montre, s'il te plaît, que je connais mon métier; 4. la ligne que nous suivons aujourd'hui est pire que celle de Barre; car l'attentat à la croissance risque d'être plus fort. Et je ne vois pas comment nous éviterons que le chômage ne continue à augmenter vite. Tout cela appelle une réflexion à fond dont il faut prendre le temps. Et, en outre, sur ces bases-là, le IX Plan est inécrivable. Mieux vaut se boucher les yeux que d'éclairer cet avenir- là. Amicalement. Michel. Mauroy lui rend la petite note, après avoir souligné deux fois « il faut prendre le temps ». En privé, Rocard est très sévère avec le PS, le gouverne- ment, Mitterrand. Lorsqu'il dîne, au moins une fois par semaine, avec sa femme et ses deux fils, le ministre ne cache ni son impuissance ni son amertume. « A table, c'est le Parlement familial. Nous sommes horriblement bavards », dit Rocard. On parle des choses de la vie quotidienne, de sport - c'est la passion de Loïc -, de jeux - Olivier est expert en jeux stratégiques, et aussi de l'école. Loïc, qui est alors en CM 2, à l'école primaire de la rue Littré, est déjà un élève remarquable. Mais pourquoi la maîtresse a-t-elle éprouvé la nécessité de signaler, par écrit, qu'une compétition sévère qui, à ses yeux, tourne à l'aigre et devient malsaine, l'oppose à un autre élève ? Loïc refuse de s'expliquer. Sa mère interroge l'enseignante qui con- firme et précise : « Le rival, celui qui dispute la première place à Loïc Rocard, s'appelle... Mitterrand. » C'est le fils adoptif de Frédéric Mitterrand, le cousin du président, alors producteur et animateur de l'émission télévisée Étoiles et toiles. L'année suivante, les deux garçons se réconcilieront et deviendront complices : ils ont pris conscience d'être vic- times l'un et l'autre du même phénomène : porter des noms trop connus. Rocard laisse filtrer ses désaccords à l'extérieur. Le 2 mars 1982, au lendemain de l'échec des cantonales, il explique que l' « avertissement » doit être l'occasion pour la gauche d' « un examen sans complaisance ni faux-fuyant » et propose la recherche d' « un profond pacte social sur les objectifs de la transformation de notre société ». Il est convoqué discrètement à Matignon : Mauroy le rappelle à l'ordre. Le 8 septembre, lors de son discours-fleuve devant la Commission nationale de la planification, il fait part de son scepticisme sur le pronostic d'une croissance (durable et forte) qui commencerait en 1983, et accuse méchamment le « volontarisme » d'être « le pire ennemi de la volonté ». Pierre Mauroy, adepte de ce volontarisme, est à l'évidence, visé. relève aussitôt l'attaque et réplique que « le volontarisme est la justification du Plan ». Georges Marchais déclare que Rocard « se moque du monde ». Rocard ébauche une politique qui n'est pas celle du gouvernement, notamment lorsqu'il affirme dans son pro- jet de document d'orientation pour le IXe Plan : « La géné- ralisation et l'alourdissement du système de protection sociale ont développé la demande d'État et de sécurité au détriment de l'esprit d'initiative et des formes de solidarité vécue. La persistance d'une gestion centralisée, rigide, uniforme, a eu, sur le contenu de la vie politique, des conséquences souvent analogues. » « Copie à refaire », tranche Mauroy. « Prière de repeindre en rose », traduit Rocard. « J'ai trouvé la réaction du Premier ministre d'autant plus scandaleuse que je m'étais déjà soumis à la censure, dit-il. Le texte avait été revu, avant d'être présenté à la presse, avec son cabinet. J'ai accepté d'inverser l'ordre des parties, de manière à montrer les outils et les chances de la France avant d'énumérer les obstacles à vaincre et de gommer quelques aspérités. Mais j'ai refusé des contre-vérités trop nettes. La phrase terrible, annonçant une croissance extrêmement lente, voire nulle jusqu'au rééquilibrage de notre balance des paiements, est restée, sinon c'est moi qui partais. » Mauroy, aujourd'hui : « Au Plan, Rocard a été décevant, très décevant. Il ne jouait pas à fond la solidarité gouver- nementale. Il essayait de se démarquer. Le président me disait : " Vous voyez bien, il continue... " Et surtout Michel n'a rien fait. Il cultivait le catastrophisme. Lorsqu'en juin 1982, j'ai pris des mesures pour briser l'inflation, il ne m'a pas soutenu. Il est resté dans son coin, absent, boudeur. Je n'ai pas apprécié. » Entre les deux ex-dirigeants des mouvements de jeunesse SFIO, quelque chose s'est brisé. Leurs rapports restent bons. Ils ne seront plus jamais ce qu'ils étaient. Rocard donne le sentiment qu'il cherche à contourner le gouvernement comme il cherchait, avant 1980, à contour- ner le parti. Le 25 octobre, il déclare à Ouest-France que le tournant de la rigueur lui « paraît répondre à cette cruelle nécessité » dont il soulignait le caractère inéluctable quel- ques mois plus tôt. Le 5 novembre, dans Révolution, l'heb- domadaire communiste, il affirme : « Il m'est arrivé de penser qu'on a voulu prendre la tête du peloton et qu'on s'est un peu essoufflés. » Verdict d'un ami de Rocard, membre du cabinet de Pierre Mauroy : « Mauroy et Delors ont réussi à arrêter, en 1982, la période un peu folle du début. Rocard aurait dû être leur allié naturel. Mais il avait pris une attitude de victime : il critiquait sans arrêt. Rocard qui ramène tou- jours tout à lui a joué " perso ", il s'est marginalisé lui- même. Il avait souvent raison mais il exaspérait tout le monde. Rocard est courageux mais il n'a pas l'intelligence des rapports de forces. » Rocard conteste ce jugement : s'il s'est rendu « insuppor- table », dit-il, c'est parce qu'il a osé, seul, dénoncer les erreurs du début du septennat. L'opinion le suit. Débordé dans les sondages par les champions de la vague rose - Mauroy le précédera pendant quelques mois après mai 1981 -, Rocard retrouve rapide- ment sa place de numéro un. Les Français ont conscience que le ministre du Plan n'est pas vraiment associé au pouvoir, qu'il n'est ni responsable ni pleinement solidaire d'une politique qui les déçoit. Cette popularité agace ses collègues, surtout lorsqu'il l'analyse lui-même dans une longue interview donnée le 4 février 1983 à L'Expansion: «Laissez-moi vous rappeler que ma force c'est d'être en tête des sondages, dans l'opinion des gens de gauche aussi [...]. Ce qui est intéres- sant c'est le poids politique que représentent ces opinions : les propositions que je pense émettre ont une force qui tient à cette espèce de " correspondance " avec l'opinion [... ]. Cela m'est difficile à dire mais je crois être un interlocuteur fiable qui ne change pas de ligne ni de laïus. » Pierre Mauroy lui reproche à nouveau son manque de solidarité gouvernementale. Décembre 1982. François Mitterrand convoque Michel Rocard à l'Élysée. Le président de la République : « Il faut de la mobilité, il y a longtemps que vous êtes au Plan. Vous allez vous ennuyer. A quoi aimeriez-vous vous intéresser? » Rocard (qui ne veut pas montrer à quel niveau il situe son ambition) : « Il est vrai que je changerais volontiers d'air. Ce qui me passionnerait le plus, mais le poste est occupé, c'est la Défense. » Rocard, aujourd'hui : « J'étais sincère et j'indiquais au président un certain niveau de responsabilité. J'étais le ministre le plus populaire, au moment où le bateau prenait l'eau de toutes parts. Mon départ aurait fait mauvais effet. J'étais en situation de n'accepter qu'un ministère impor- tant. » Fin février, Mitterrand lui propose l'Agriculture. Minis- tère difficile pour la gauche : Edith Cresson s'y est cassé les dents. Rocard pense : « On a voulu m'assassiner au Plan, cherche-t-on à m'achever en me proposant un secteur à haut risque, ou bien veut-on enfin me donner ma chance? » Il choisit, comme toujours, l'hypothèse optimiste et accepte. Presque avec enthousiasme. « Il était soulagé, heureux », se souvient Jean-Paul Huchon, qui le suit du Plan à l'Agriculture. Rocard est bien décidé à montrer à l'opinion qu'il possède les capacités d'un homme d'État. Et à prouver à Mitterrand qu'il peut être le meilleur de ses lieutenants. Il réussit d'abord à renouer le dialogue avec les respon- sables agricoles. Ils sont impressionnés par l'exceptionnelle capacité de Rocard à assimiler les dossiers les plus compli- qués et aussi par son ouverture d'esprit. Les rapports avec François Guillaume sont bons. Les deux hommes se sont connus au début des années 60, quand le futur patron de la FNSEA militait au CNJA et flirtait avec la gauche. Mais rapidement Guillaume sent le danger et prend ses distan- ces : proche du RPR, il veut être le futur ministre de Chirac. Pas question de pactiser avec un socialiste. Deux dossiers très difficiles vont permettre à Rocard de faire la démonstration de ses capacités de négociateur. Premier dossier: l'enseignement. En pleine guerre de l'école, il réussit, après dix-huit mois d'efforts, à mettre sur pied deux textes de loi, votés par l'Assemblée nationale l'un à l'unanimité, l'autre avec l'abstention du PC. La FEN et le groupe parlementaire du PS reprocheront en privé à Rocard d'avoir fait la part trop belle à l'ensei- gnement catholique et d'avoir créé un précédent gênant pour qui négociait le dossier de l'école. Rocard, aujourd'hui : « La loi était une avancée pour les laïcs puisque, avant son vote, l'enseignement privé agri- cole, très puissant, était subventionné sans contrôle ni justification. Si la FEN ne m'a pas critiqué publiquement, c'est qu'elle savait bien que je ne pouvais pas aller plus loin. Au moins, avec moi elle n'a pas perdu la face. » Second dossier : les montants compensatoires monétai- res (MCM) qui opposaient directement la France à l'Alle- magne. Sous la présidence grecque, en 1983, l'impasse est telle que les ministres de l'Agriculture ont été dessaisis au profit d'un Conseil spécial composé des ministres des Affaires étrangères et des Finances. Rocard veut profiter de la présidence française, à partir de janvier 1984, pour récupérer le dossier agricole. Il prend tout le monde de vitesse en fixant un conseil agricole les 9 et 10 janvier. Le gouvernement n'a pas encore arrêté la procédure qu'il entend suivre et Rocard part pour Bruxel- les, sans autre instruction que l'interdiction formelle de parler des MCM. Le ministre français plaide devant ses collègues, convain- cus à l'avance, pour un retour aux procédures normales, c'est-à-dire à la compétence du Conseil de l'agriculture. Celui-ci se réunit à nouveau les 11, 12 et 13 mars, pour préparer le sommet européen des 19 et 20 mars à Bruxelles. Pierre Mauroy convoque les ministres concernés à Mati- gnon, pour définir le mandat de Michel Rocard. Celui-ci donne lecture de la « proposition présidentielle » qu'il va faire à ses collègues européens. Cheysson explose : « Pas question pour le ministre de l'Agriculture de toucher aux MCM. Toute mention publique des positions françaises peut faire capoter la négociation en cours depuis de longs mois avec les Allemands. » Rocard : « Dans ces conditions, annulons le Conseil. Je ne peux pas réunir mes collègues et ne rien leur dire. Je serais ridicule et la France avec moi. » Mauroy : « Michel a raison, on ne peut pas lui demander ça. » Rocard quitte le bureau du Premier ministre, un peu déçu mais soulagé d'avoir évité le pire. Devant le vestiaire, pendant qu'il enfile son trench-coat à la Bogart, Henri Nallet, le conseiller agricole du Président, qui n'a pas ouvert la bouche, lui dit : « Tu t'es bien amusé? » Rocard : « Ce n'est pas un jeu! » Nallet: « Je comprends ta réaction, mais n'annonçons rien encore à l'AFP, la suppression du Conseil, c'est trop important, la décision relève du président de la Répu- blique. » Rocard : « D'accord, mais je ne peux pas attendre très longtemps. Demain matin au plus tard, je dois prévenir mes collègues européens. » Nallet : « Je fais une note au président tout de suite. » Rocard : « Henri, attention, tu ne vas pas me coincer à l'inertie. Je ne veux pas être ridicule. J'ai une instruction du Premier ministre. Je suis à mon bureau jusqu'à 20 h 30. » Vers 20 heures, Nallet rappelle, de l'Élysée : « Le prési- dent vient de répondre à ma note, dit-il. Tu tiens le Conseil agricole normalement. » Rocard traduit : J'ai carte blanche. Je peux traiter tous les problèmes. Le vendredi soir, il dîne en famille. La conversation porte sur Victor Hugo, l'auteur préféré de ses vingt ans, qu'Oli- vier étudie, lorsque le téléphone sonne. C'est Jean-Louis Bianco, secrétaire général de l'Élysée : « Le Conseil a lieu après-demain et tu pars pour Bruxelles sans informer personne de ta proposition. Serais-tu devenu fou? » Rocard : « Je refuse de demander l'aval de ministres qui ne me l'ont pas accordé. J'assume seul et à ma manière. J'en ai reçu mandat du président lui-même. » Bianco : « Les Finances et le Quai sont concernés, tu le sais. Le président de la République ne peut pas s'investir dans le détail d'une instruction. C'est le rôle du gouverne- ment et tu risques d'être publiquement déjugé. Fais atten- tion, c'est très dangereux. Il faut que tu voies Cheysson et Delors demain matin, avant ton départ. » Rocard : « Cheysson est un de mes vieux amis. Je l'ai connu au cabinet de Savary il y a trente ans. Il est un des rares qui soit venu me voir à l'hôpital quand je me suis cassé une jambe. Je l'aime beaucoup mais notre désaccord sur les méthodes de travail est profond et je n'irai pas le voir. Sauf si nous sommes convoqués tous les deux à l'Élysée. » Bianco : « Très bien, je vous convoque. » Samedi matin, Cheysson, Delors, Attali, Nallet et Rocard se retrouvent dans le bureau du secrétaire général de l'Élysée. La réunion dure près de trois heures. Cheysson concède à Rocard : « Si tu es assez masochiste pour te coller des quotas laitiers sur le dos, vas-y, mais pas les MCM. » Rocard arrache seulement l'autorisation d'exposer le dossier et de faire un tour de table. Dimanche matin, à Bruxelles, il contacte son collègue et ami néerlandais M. Braks et lui explique la situation : « Dépose une proposition qui me permette d'ouvrir la discussion, sinon la procédure me l'interdit. » Braks hésite, lui aussi a des ordres : coller aux Allemands. Il finit par dire : « Allez Michel, je vais faire ça pour toi. » Comme prévu, le Hollandais intervient après Rocard : « Je ne suis pas d'accord avec la position française. Il est inadmissible qu'on ne débatte pas. » Comme convenu, Rocard prend acte de la proposition hollandaise. La discussion peut s'ouvrir. Vers minuit le dossier est bouclé. Avec seulement cinq crochets comme disent les eurocrates, c'est-à-dire cinq paragraphes qui font encore difficulté. Le lendemain matin, vers 8 h 30 Rocard informe Cheys- son, qui explose : « Tu as osé toucher aux MCM! » Rocard : « J'étais bien obligé, après la proposition hollan- daise! » Cheysson lit le texte et son visage se détend : « Bravo, bien travaillé. Comment as-tu fait? » Rocard : « Treize heu- r de négociation non-stop et nous connaissions notre sujet. » En fin de soirée, Gaston Thorn, président de la Commis- s européenne, alerte Rocard : « Les ministres des Affai- r étrangères saisis du dossier par Cheysson sont en train de tout remettre en cause. » Rocard : « Je vais faire revenir le dossier devant le conseil de l'Agriculture et le boucler définitivement. L'accord aura force de loi. » Au prix d'une nuit blanche, il obtient un accord sur le démantèlement des MCM. Et dans la foulée, un compromis sur les quotas laitiers. Le lendemain à Paris, au Conseil des ministres, Cheysson souligne les résultats remarquables obtenus par Michel Rocard. Le président approuve. 20 novembre 1986. Clôturant le colloque du Nouvel Observateur sur « le pilotage des sociétés complexes », Michel Rocard affirme : « Les deux années passées au Plan ont été pour moi des années noires. Les deux années vécues à l'Agriculture ont été les deux meilleures années de ma vie. »

Et pourtant il démissionnera brusquement. En pleine nuit. Et par téléphone. 26

Le temps qui reste

Mercredi 3 avril 1985. 23 h 55. Le téléphone sonne dans l'appartement de permanence de l'Élysée. Jean Glavany, chef du cabinet de François Mitterrand, achève de dîner en compagnie de Michel Charasse, l'un des conseillers du président et Henri Emmanuelli, secrétaire d'État au Bud- get. Il décroche : c'est Michel Rocard. Rocard : « Je veux parler au président. » Glavany : « Tu as vu l'heure? » Rocard : « C'est urgent et important. » Glavany : « Tu sais bien qu'on ne réveille pas le président Comme ça. » Rocard : « Je te répète que c'est très urgent et très important. » Glavany : « Bon, on te rappelle. » Glavany réveille Christian Sautter, secrétaire général adjoint de l'Élysée. Un dispositif électrique reliant le palais présidentiel à la rue de Bièvre permet de savoir si le Président dort. Doit-on le réveiller? Sautter rappelle le ministre de l'Agriculture. Rocard : « C'est urgent et important. » Sautter : « Ça peut quand même attendre demain matin? » Rocard : « Il s'agit de ma démission. » Sautter : « On te rappelle. » Sautter appellera le Premier ministre, Laurent Fabius qui joindra finalement le président. Le temps passe. Rocard s'impatiente. Il appelle le fidèle Zémor pour l'informer. Quelques minutes plus tôt, ce dernier avait reçu un coup de fil de Philippe Alexandre, le chroniqueur de RTL. « Je sais qu'il se passe des choses. Si Rocard démissionne dans la nuit, prévenez-moi. » Zémor rappelle le journaliste : « Surveillez l'AFP. » Vers une heure Rocard avertit l'Élysée : « Je me donne encore une petite heure et j'informe les agences. » Sautter : « Le président n'est pas joignable mais on fait l'impossible. » Rocard rédige un communiqué de quelques lignes. Vers 1 h 45 le téléphone sonne enfin. C'est le président de la République. Rocard se souvient : « Il a été charmant. Je lui ai rappelé que j'avais exposé mes arguments contre la proportionnel- le, le matin même, au Conseil des ministres et qu'il avait lui-même exprimé des réserves sur ce mode de scrutin. Il m'a répondu qu'il avait apprécié mon intervention et que je n'avais pas laissé entendre alors que je tirerais de pareilles conséquences de mon désaccord. J'ai précisé que je n'avais pas voulu exercer une espèce de chantage sur la délibéra- tion du Conseil. François Mitterrand a compris que ma décision était irrévocable, il en a pris acte, en la regret- tant. » Aussitôt la conversation terminée - c'est une première dans l'histoire de la République : une démission ministé- rielle entièrement annoncée par téléphone -, Rocard, dont le sommeil est à toute épreuve, se couche : la journée s'annonce chargée, il doit dormir. C'est sa femme qui appelle l'AFP et Reuter, en se faisant passer pour sa secrétaire. Naturellement les permanenciers lui demandent son numéro de téléphone pour rappeler et vérifier la source de l'information. Difficile de justifier la présence d'une colla- boratrice au domicile du ministre à une heure aussi tardive! Elle reconnaît donc être Michèle Rocard. Ce qui accrédi- tera la rumeur selon laquelle elle aurait joué un rôle actif cette nuit-là et poussé son mari à partir. Quelques minutes plus tard, le téléphone sonne à nou- veau boulevard Raspail : « Impossible de diffuser la dépê- che, ni l'Élysée ni Matignon ne confirment », précisent les journalistes. Rocard doit se relever et joindre lui-même les rédacteurs en chef de permanence : « Vous reconnaissez ma voix quand même! » A 2 h 27 la dépêche tombe enfin. Le responsable de nuit à l'AFP rappelle : « J'ai pris le risque mais je n'ai toujours pas de confirmation officielle. » Quelques jours plus tard un plaisantin annoncera par téléphone la démission de Jean-Pierre Chevènement et une agence qui ne croit plus aux démentis de l'Élysée donnera la fausse information. Les collaborateurs de Rocard qui l'ont approché le 3 avril tombent des nues en écoutant la radio le jeudi matin. A 13 heures, en effet, juste après le Conseil des ministres, il a déjeuné avec son équipe au ministère de l'Agriculture. Robert Chapuis : « Pas une seule fois, il n'a évoqué devant nous l'hypothèse de son départ. » Pierre Zémor : « Je ne l'avais jamais vu comme cela. Il était à la fois rigolard et déchaîné à la perspective de l'entrée du Front national à l'Assemblée nationale. Mais rien ne laissait présager de sa décision. » L'après-midi, Rocard fait son métier de ministre, il reçoit plusieurs représentants d'organisations professionnelles. Puis, les députés de son courant. Gérard Gouze, le maire de Marmande, évoque la possibilité d'une démission. Rocard, qui veut éviter les fuites, coupe court en rejetant l'idée même d'un départ. Les députés sortent du bureau en confiant : « Il ne démissionnera pas. » Le soir, Michel Rocard dîne chez Antoine Riboud, le PDG de BSN. Un ami de longue date. Il évoque pour la première fois sa démission devant sa femme, dans la voiture qui les ramène boulevard Raspail. A mots couverts : il ne veut pas parler devant son chauffeur et son garde du corps. Toute la journée il s'est interdit de réfléchir à son départ. Mais il n'a pas pu s'empêcher de peser les arguments. D'un côté, son attachement à ce ministère et la perspective d'être nommé prochainement président du Conseil mondial de l'alimentation. De l'autre, un mode de scrutin qu'il désap- prouve et qui aboutira à l'entrée d'une bonne trentaine de députés du Front national à l'Assemblée nationale. Inaccep- table, estime Rocard. 1973. Rocard fait campagne dans les Yvelines pour les législatives. Il dénonce le scrutin majoritaire qu'il juge « ignoble 1 ». Il est alors, comme toute la gauche, favorable à la proportionnelle. Rentré chez lui, il réfléchit à haute voix devant sa femme. Michèle l'a-t-elle influencé? Rocard s'en défend, laissant entendre qu'elle était moins convaincue que lui de l'intérêt de ce départ. Elle : « Les hommes politiques jouent avec leur peau. Il faut les laisser prendre seuls les grandes décisions. » Très vite, il tranche. Reste ce qui lui paraît être le plus difficile : annoncer sa démission. S'il attend le jeudi matin, on dira qu'il a hésité, qu'il a mis vingt-quatre heures à se décider, qu'on a fait pression sur lui. Il devra justifier ce délai. Ce sera donc fait le soir même, malgré l'heure tardive. Rocard a-t-il voulu éviter ainsi un tête-à-tête pénible avec François Mitterrand le lendemain? Sans doute. Démission- nant en pleine nuit, il a pu lui faire porter, le lendemain matin, une lettre. Monsieur le Président. Comme je l'ai dit pendant le Conseil des ministres hier matin, la décision prise concernant le mode de scrutin suscite de ma part des désaccords profonds en raison de ses conséquences sur l'équilibre de nos institutions et sur les conditions de mobilisation de notre propre parti ainsi que de la place qu'elle risque de donner à l'extrême droite. Je vous confirme que ces désaccords sont trop forts pour qu'il me paraisse convenable de rester membre du gouver- nement. J'ai donc l'honneur de vous présenter ma démission de cette fonction. Je vous prie d'agréer, Monsieur le Président de la Répu- blique, l'expression de mon profond respect. Michel Rocard.

1. Le Point, n° 18, janvier 1973. Le départ de Rocard en période de basses eaux est perçu comme une trahison par les socialistes. « Le salaud », dit-on chez Fabius. Mais l'opinion ne lui en tient pas rigueur. Elle y voit plutôt une marque de courage : il est si rare qu'un ministre abandonne de son plein gré les ors des palais nationaux! Les proches de Rocard approuvent cette déci- sion mais admettent que l'opération a été « mal gérée ». Pourquoi cette démission insolite, au cœur de la nuit? François Mitterrand lui ne s'y trompe pas : c'est le premier pas de Rocard vers la candidature à la présiden- tielle. L'ex-leader du PSU parie sur l'échec prévisible aux législatives de 1986 et, à nouveau, il se pose en recours. Depuis deux ans, le ministre de l'Agriculture utilise les conseils d'un publiciste, Dominique David, convié aux réunions de la cellule rocardienne de communication. Le nouveau venu parle vrai : Rocard est en train de perdre toute spécificité, dit-il. S'il continue d'avoir une ambition présidentielle il doit rapidement quitter le gouver- nement, retrouver une identité, sinon il est politiquement mort. Sa popularité deviendra un sabre de bois. A la grande surprise du ministre, plusieurs de ses colla- borateurs acquiescent : ils faisaient la même analyse que Dominique David mais n'avaient pas le courage de le lui dire. Tous sont inquiets de la montée de Fabius dans les sondages. Michel Rocard a mal vécu la nomination à Matignon, le 19 juillet 1984, de son procureur de Metz. Il avait espéré, bien qu'il s'en défende aujourd'hui, succéder à Mauroy. Ses rapports avec François Mitterrand s'étaient améliorés, il avait réussi au ministère de l'Agriculture et le président de la République, qui garde toujours plusieurs fers au feu, lui avait laissé entendre, dans son style codé, qu'il pourrait faire appel à lui. La presse le désignait déjà comme le joker, la meilleure carte pour redresser une situation compromi- se. Mais Rocard ne fait pas partie du jeu de Mitterrand qui a préféré abattre un de ses propres atouts. « Lorsque Fabius a été nommé, Rocard a beaucoup flotté, dit Jean-Paul Huchon. Sa déception et sa colère ont été à la mesure de ses espoirs. » Quelques heures après sa nomination, Fabius appelle Rocard : « Je voudrais te proposer l'Éducation natio- nale. » Rocard : « C'est un dossier trop compliqué pour en discuter par téléphone. » Fabius : « Je veux faire vite, dans le plus grand secret, je ne vois personne. » Rocard : « Désolé, Laurent. Je suis prêt à te rencontrer discrètement, où tu veux, mais je ne traite pas par télépho- ne. » Finalement, il se rendra à Matignon par une porte dérobée. Laurent Fabius renouvelle sa proposition. Rocard lui rappelle qu'après le départ de Mauroy et de Savary le dossier de l'École, le plus brûlant de tous, est sur le bureau du président. Il affirme qu'il faut pour le résoudre un ministre qui ait la confiance totale de Mitterrand. Fabius insiste tellement que Rocard se demande si on ne lui tend pas un piège. Le Premier ministre lui propose ensuite les Affaires européennes. Refus de Rocard qui précise : « Je ne suis pas indispensable au gouvernement. » Autant dire qu'il est prêt à s'en aller. Finalement il restera à l'Agriculture. L'information de son refus ayant filtré - Rocard soup- çonne directement Fabius -, il écrit à Jacques Pommatau, alors secrétaire général de la FEN : « Ce refus que j'ai été conduit à opposer ne procède nullement d'un défaut d'in- térêt pour la matière [...]. Il faut à ce poste un homme avec qui le président de la République aime avoir des contacts fréquents, avec qui il définisse en permanence les objectifs, les voies et les moyens. Je manquerais d'objectivité et au simple bon sens si je faisais semblant d'être cet homme- là. » A Matignon, Fabius qui est, à trente-sept ans, le plus jeune Premier ministre de l'histoire de la République, impose deux grands thèmes de gouvernement : « Moderniser la France » et « Rassembler les Français ». Deux thèmes que Rocard ne renierait pas. Fabius réussit si bien ses débuts qu'il démode ses rivaux de droite et de gauche, Rocard compris, et qu'il s'envole dans les sondages, au point de dépasser, au printemps 1985, son ministre de l'Agriculture pourtant habitué aux premières places des hit-parades de popularité. Les conseillers en images de Rocard travaillent sur le cas Fabius. Pas de doute, c'est bien lui le rival de l'après-Mitterrand. Et le danger est grand pour Rocard de rester trop longtemps son ministre. La proportionnelle ne sera donc pas un prétexte, mais une bonne occasion pour Rocard de recouvrer sa liberté d'expression et de manœuvre. Le 13 juin, à l'émission Questions à domicile, sur TF1, il annonce sa candidature à l'élection présidentielle de 1988. Ce soir-là, les Français découvrent Michèle. Vive, intelli- gente, décidée, elle joue un rôle important auprès de son mari. Elle est la seule femme de présidentiable qui assiste régulièrement aux réunions avec ses collaborateurs les plus proches. Le microcosme politique, celui des dîners en ville, la connaît : elle a la dent dure, le jugement abrupt et la formule volontiers provocatrice. Les télespectateurs s'en apercevront. Dans sa cuisine, devant son mari mal à l'aise, elle dit : « Il vaut mieux être la veuve de Mendès France que celle de . » Rocard : « Elle avait raison. Mais je ne l'aurais jamais dit comme cela. Mollet, qui ne vivait que pour son parti, méritait plus de respect. » Les avis des proches de Rocard divergent sur Michèle, qu'ils appellent « la commandante ». Les uns estiment que sa force de caractère, sa culture, son intelligence, sont précieuses à Rocard; les autres jugent que ses imprudences, ses maladresses, sa propension à se mettre en avant, lui nuisent. Elle l'a coupé de plusieurs collaborateurs de qualité, qui se sont volontairement éloi- gnés. Et elle n'a pas facilité ses rapports, déjà difficiles, avec les mitterrandistes. Et avec François Mitterrand lui- même. Rocard : « Les qualités d'analyse de ma femme sont liées au fait qu'elle parle clair. Le monde politique est lâche. Il emploie la langue de bois pour se protéger. Michèle n'est pas une caractérielle de l'emportement mais ses jugements raides paraissent déviants. » Les 11, 12 et 13 octobre, il entre au Congrès de Toulouse en position de force. Il a obtenu près de 30 pour cent des mandats et on attend que, profitant de la rivalité déclarée entre le premier secrétaire et le Premier ministre, il s'impose comme le patron moral du parti. Déstabilisé par Lionel Jospin qui parle avant lui, le premier jour, il rate son discours. Décidément, disent ses détracteurs, il n'est jamais là pour les grands rendez- vous. Il explique : « J'avais volontairement choisi le profil bas. » Sur son bateau, là où il parle réellement vrai, il dira à l'ami Euvrard : « J'ai fait un bide. Ça arrive. » Le 3 décembre 1985, à L'Heure de vérité, Rocard réaf- firme sa « ferme intention de briguer l'Élysée ». Mais il ajoute : sauf circonstance « imprévisible ou exceptionnel- le ». Ce qui change tout. Avant l'émission, Pierre Mauroy lui a fortement conseillé d'introduire cette réserve. Dominique David, conseiller écouté depuis quelques mois, s'éloigne : il ne croit plus à la détermination de Rocard. Le 4 avril 1987, à la tribune du Congrès de Lille, Pierre Mauroy l'investit : il sera le candidat socialiste si Mitterrand ne l'est pas. Pour l'ex-leader du PSU si longtemps marginal, c'est à la fois une consécration - le PS se résigne à le soutenir - et un piège - éternel Poulidor, il demeure condamné à être la doublure de Mitterrand-Anquetil. Le 11 mai 1987, François Mitterrand reçoit ses fidèles à l'Élysée pour le sixième anniversaire de son élection. Il leur dit : « Si ce n'est pas moi ce sera Rocard. » Sommes-nous en 1980? Le premier secrétaire disait alors à Rocard : « Préparez- vous. » Aujourd'hui, il ne lui dit pas autre chose. Et pourtant l'exercice du pouvoir a profondément modi- fié la donne chez les socialistes. Le PS s'est « rocardisé ». « A 90 pour cent », reconnaît Poperen, l'adversaire de toujours. L'originalité de Rocard avant 1981, c'était l'affirmation de la prééminence du Marché sur le Plan et de la nécessité pour l'entreprise de faire du profit. Aujourd'hui personne ne songe plus à l'accuser de dérive droitière, puisque le parti tout entier s'est converti à ses thèses hérétiques. Belle revanche, mais nouvel handicap : Rocard qui a tant apporté à la pensée de gauche s'est banalisé. Sa spécificité s'est estompée. Le rocardisme s'est dilué. Rocard, lui, s'est « mitterrandisé ». Il a eu trop longtemps la naïveté de croire qu'il suffisait que ses idées soient justes pour qu'elles triomphent. S'il continue de privilégier le fond - parce que c'est sa nature et parce qu'il croit entretenir ainsi un lien privilégié avec l'opinion - il a compris que l'univers politique est avant tout tactique : « Les mitterrandistes me l'ont appris sous le feu des lance- flammes, mais je ne suis pas sûr qu'ils se rendent compte à quel point la leçon a été efficace. » S'il continue d'estimer que la réflexion doit être collective, il sait désormais que la gestion des hommes et des affaires ne peut pas l'être : « Le commandement est solitaire, cela aussi Mitterrand me l'a appris. » L'homme a changé, disent ses vieux amis. Il est plus méfiant, plus retors, plus secret. Depuis plus de trente ans il déléguait, accordait facilement sa confiance, laissait une grande responsabilité à ses collaborateurs. Aujourd'hui, il ordonne et, s'il le faut, sanctionne. Il a cru qu'un chef d'État devait être avant tout un supertechnicien capable de gérer lui-même les grands dossiers. Il s'irritait lorsque Mitterrand parlait littérature à la télévision : « Quand on est président, on n'a pas de temps à perdre. On a des choses plus importantes à faire. » Lui lisait « utile » - économie, sociologie, stratégie - pour mieux comprendre la société qu'il aspirait à gouverner. L'homme pressé a cessé de lire « futile » le jour où il est entré en politique. Il s'est arrêté peu après vingt ans à Dostoïevski et à Camus, préféré à Sartre. Il a fallu qu'il se fracture un fémur, en 1978, pour découvrir, avec quelques années de retard Arthur Koestler et Albert Cohen, qu'il citera à tout propos pendant quelques mois, au grand étonnement de ses interlocuteurs. « Il a un problème d'épaisseur », reconnaissent les pro- ches les plus lucides. Depuis quelques années, il cherche, en bon élève, à combler ses lacunes. Il va au théâtre, au concert, invite des intellectuels et des artistes, parle avec les auteurs plus qu'il ne les lit. Foucault, Bourdieu, Philippe Sollers, François Mallet-Joris, Raphaëlle Billetdoux, Ber- nard Frank, Yann Queffelec, Bertrand Poirot-Delpech ont défilé à sa table. Il les séduit parce qu'il les écoute. Longtemps, il a considéré que le cinéma, le théâtre, le music-hall n'étaient que des distractions, des futilités. Aujourd'hui, il a conscience de faire son métier en rencon- trant des chanteurs, des acteurs, des cinéastes : Zulawski, Sophie Marceau, Goldmann, Renaud. Il se prépare à la présidentielle comme un athlète se fait du muscle avant le combat. D'ailleurs, il a cessé de fumer! Depuis son départ du gouvernement, en 1985, il se sent investi d'une mission historique : moderniser la France et enraciner l'alternance. Jean-Paul Huchon : « Il est plus tranchant, plus sec. Il dit parfois : " J'ai des choses impor- tantes à faire". » Michèle : « Il considère que la pensée de gauche a pris un retard énorme. Il a très envie d'être président de la République pour la rénover au pouvoir. » N'est-il pas depuis dix ans le plus populaire des socialis- tes, celui qui bénéficie de la meilleure image chez les patrons, les hauts fonctionnaires, les intellectuels, les jour- nalistes? N'est-il pas le mieux placé pour séduire les hésitants, les « ni-ni », comme dit Fabius, ceux qui ne se réclament ni de la gauche ni de la droite, ceux qui font la différence le jour de l'élection. N'est-il pas le plus apte à comprendre les évolutions de la société civile et les muta- tions du monde? Bref, à faire entrer la France dans le XXI siècle ? Mais voilà qu'à nouveau François Mitterrand risque de se dresser sur sa route. Rocard avait prévu, comme beaucoup, que le président de la République ne survivrait pas à la défaite de 1986 puis à la cohabitation. A quelques mois de l'élection présidentielle, François Mitterrand bat tous les records de popularité. Rocard, lui-même, qui a fondé sa stratégie sur les sondages, est surclassé dans tous les électorats et toutes les classes d'âge. Comme en 1980, son sort paraît dépendre de la décision de Mitterrand. S'il se représente, Rocard s'effacera-t-il? Il dit que non mais il ne peut pas dire autre chose, sous peine de décourager ses troupes. Ceux qui le connaissent bien sont persuadés que cette fois, il ira. Parce qu'il estime que c'est son heure et son tour. Depuis quarante ans, il milite jusqu'à la limite de ses forces. Depuis quarante ans, il court comme un médecin en urgence, laissant derrière lui des tasses de café vides et des cendriers pleins. Il a semé mille idées et livré cent combats. Souvent battu, jamais abattu. Cet homme au visage d'ado- lescent fatigué va toujours jusqu'au bout de lui-même et du possible. Quoi qu'il lui en coûte. C'est un rebelle : il est de la race de ceux qui ne renoncent pas. Et il continue de croire très fort en son destin. Même s'il s'écrit encore avec un grand point d'in- terrogation.