MICHEL ROCARD Du même auteur LE ROMAN DE LA ROSE en collaboration avec Albert du Roy, Le Seuil, 1982. Robert Schneider Michel Rocard Stock Si vous souhaitez être tenu au courant de la publication de nos ouvrages, il vous suffira d'en faire la demande aux Éditions STOCK, 103, boulevard Saint-Michel, 75005 Paris. Vous recevrez alors, sans aucun engagement de votre part, le bulletin où sont régulièrement présentées nos nouveautés que vous trouverez chez votre libraire. Tous droits réservés pour tous pays © 1987, Éditions Stock. 1 La rupture Octobre 1947, rue Saint-Guillaume à Paris. Petit, mince, les cheveux noirs et courts, il pénètre au pas de course dans le hall de Sciences-po. C'est un courant électrique. Il a dix-sept ans. Il appartient à la bourgeoisie intellectuelle des V et VIe arrondissements. Il habite chez ses parents, à quelques centaines de mètres de la rue Saint-Guillaume, au 87, boulevard Saint-Michel. Il a fait ses études primaires à l'École alsacienne, rue d'Assas, ses études secondaires au lycée Montaigne puis au lycée Louis-le-Grand, rue Saint- Jacques. Il a toujours vécu dans cet étroit champ de culture qu'est le Quartier latin. Bref, il a le profil type du norma- lien. Cette inscription - sa mention « Assez bien » au baccalau- réat le dispense de l'examen d'entrée - constitue un coup d'audace et un coup de force. Elle signifie, il le sait, une rupture brutale avec la tradition familiale. Le jeune homme pressé ralentit l'allure, brusquement conscient de la gravité de sa décision. Il s'appelle Rocard. Son arrière-grand-père et son grand-père étaient polytechniciens, son père a fait Normale sup et il est, à quarante-quatre ans, l'un des savants français les plus prestigieux. Pour ce chercheur austère, au caractère difficile, les sciences exactes sont l'unique clé d'accès au monde intellectuel. Et il n'a jamais douté que son fils puisse choisir une autre voie. Docile, Michel Rocard a passé son bac Math élém et s'est inscrit en Math sup à Louis-le-Grand. Pour préparer Polytechnique, selon la volonté tacite du père. Mais deux semaines suffisent pour lui confirmer ce qu'il sait déjà : décidément il n'est pas, il ne sera jamais un matheux. Hypotaupe, c'est trente-deux heu- res de cours hebdomadaires, dont quatorze de mathémati- ques, huit de physique et chimie, quatre d'épure... Et autant d'heures de travail à la maison. Au-dessus de ses forces. « C'était l'horreur, le bagne », se souvient Michel Rocard. D'autant plus que le professeur, M. Gueraud, un ami de son père, ancien camarade de promotion à Normale sup, lui empoisonne l'existence. Il l'appelle fréquemment au tableau. A sa grande confusion. « Je m'étais inscrit en Hypotaupe sans enthousiasme, mais je ne pensais pas que ce serait aussi rapidement répulsif, explique Rocard. Je m'y serais naufragé. Et puis l'idée de me traîner en queue de peloton ne me convenait guère. » D'un coup, l'enfant sage, qui s'était toujours soumis à la volonté paternelle, prend la décision qui va changer sa vie. Son père est aux États-Unis où il signe des contrats pour le laboratoire de l'École normale qu'il dirige et pour le ministère de la Marine. Sa mère est en voyage à Rome. Le moment est propice pour mettre ses parents devant le fait accompli. Il sèche les cours de Louis-le-Grand et fonce rue Saint-Guillaume. René Caquet, son grand copain de lycée, aujourd'hui professeur de médecine au Kremlin-Bicêtre : « J'ai admiré son culot. Je connaissais son père, le grand savant réfrigérant, et sa mère, un peu étouffante. J'ai pensé : Michel est gonflé. Ça va être le drame familial. » Rocard sait bien que le plus difficile reste à faire : informer son père. Il lui écrit pour lui annoncer la nou- velle. Par retour du courrier, il reçoit comme prévu une lettre très sèche : « Tu as fait l'imbécile, ça ne m'étonne pas. Tu t'engages dans une voie sans espoir: Sciences-po, ce n'est rien. J'ai appris qu'on vient de créer une école d'administration. Je ne sais pas ce que ça vaut, mais regarde au moins de ce côté-là. On reparlera de tout ça à mon retour. » Voilà qui confirme les appréhensions du jeune Michel. La réaction du « paternel » va être terrible. Sa mère rentre de Rome. Il lui dit : « J'ai fait huit jours en Hypotaupe. J'ai compris. C'est fini, je n'y retourne pas. » Elle ne veut pas le croire. Si c'est une plaisanterie, elle n'est pas drôle. Comment son gentil Michel, si docile et si sérieux, a-t-il pu agir avec une telle légèreté? Renée Rocard pense aussitôt à la réaction de son mari : « Tu vas avoir des histoires avec ton père. » Michel : - Maman, si quelqu'un doit me comprendre et s'abstenir de me critiquer, c'est toi. Elle : - Et pourquoi donc ? Michel : - Tu sais par expérience ce qu'est un savant. Quelqu'un qui ne sait pas vivre, qui ne profite pas de l'existence. J'ai compris comment on transforme un homme en machine à calculer. Je ne veux pas être de ceux-là. Elle : - Mais pourquoi Sciences-po? Pourquoi la politi- que? Tu peux faire autre chose! Michel : - Après Sciences-po, il y a l'ENA... Elle : - ... Tout le monde ne réussit pas l'ENA! Michel : - Maman, j'irai à l'ENA. Pourquoi ce choix? Réfléchis: Qu'est-ce qui va le plus mal en France? La politique. C'est là que je vais. On n'a pas le droit de critiquer les hommes politiques si on n'y va pas. Pourquoi Sciences-po? C'est aussi la question que René Caquet pose à son copain Michel : « J'ai été très surpris. Apparemment il n'était pas très politique. J'avais lu Marx, pas lui. » Rocard, aujourd'hui : « J'étais en éveil de la société. » Quelques jours plus tard, Yves Rocard rentre des États- Unis. Il pose ses valises dans l'entrée et convoque aussitôt son fils dans son bureau. L' « illustre savant », comme on l'appelle dans la famille, a sa mine des mauvais jours. Derrière les petites lunettes rondes, l'œil est encore plus sévère qu'à l'ordinaire. La voix est sèche, cassante. Yves Rocard : - Tu es bien un imbécile, un paresseux! Michel : - Papa, ne le prends pas comme ça. Je n'aurais rien fait de bon en math. Yves Rocard : - Ça veut dire que tu es un incapable. Maintenant, c'est cuit : Tu as perdu trois semaines d'Hypo- taupe, ça ne se rattrape pas. Acte I, tu vas rester là où tu es mais moi je ne te connais plus. Plus d'argent. Je te dirais bien : va vivre à ton compte mais nous habitons Paris. J'ai ma réputation. Si je te chasse de chez moi, ça va jaser dans les milieux intellectuels. Donc tu resteras à la maison, logé, nourri, blanchi, mais c'est tout. Tu auras des frais scolaires, tu te débrouilleras, je ne veux pas le savoir. (« Le verdict est tombé en moins d'une minute », se souvient Michel Rocard.) Acte II, à Sciences-po tu vas apprendre à barati- ner, à coordonner les autres, à créer des structures de commandement, bref à paralyser. Yves Rocard est à ce point convaincu de la nocivité de l'administration et de la politique, de ce qu'il appelle les « comités », qu'il a écrit un petit livre de quatre-vingts pages, Coordination, où il décrit, « mathématiquement », mais non sans humour, les méfaits de toute planification. Sa démons- tration favorite : « Quand un type fait quelque chose tout seul, son rendement est de un sur un. Quand un comité de douze membres coordonne l'activité du type, le rendement tombe de un sur un à zéro sur douze. » Yves Rocard poursuit : « Il faut au moins que tu te heurtes à quelque chose qui te résiste. Puisque tu es incapable de découvrir ça à travers les sciences exactes, qui elles te résisteraient - mais c'est toi qui ne leur résistes pas - eh bien tu vas découvrir la matière : je t'embauche comme tourneur-fraiseur à temps partiel dans mon labo. Tu auras désormais besoin d'argent. Tu seras payé au tarif syndical. Tu verras mon adjoint et je n'entendrai plus parler de toi. » Michel Rocard quitte le bureau. Il sait que quelque chose d'irréversible vient de se produire. Il connaît son père : sa condamnation est sans appel. Pendant plusieurs mois, Yves Rocard n'adressera plus la parole à son fils. Pendant plusieurs années, il affectera de l'ignorer. Renée Rocard, aujourd'hui : « Mon mari était persuadé que son fils n'arriverait jamais à rien. L'inscription à Sciences-po a été pour lui une cruelle confirmation. » Yves Rocard, aujourd'hui : « Je me suis senti désavoué. Quoi qu'on fasse après, les " spéciales " - Math sup, Math spé - sont une bonne formation. On apprend à travailler. D'ailleurs, Michel l'a reconnu plus tard. Quand il était inspecteur des Finances, il m'a dit un jour : " Papa, c'est vrai que les matheux ont plus de facilités que moi pour s'adapter à l'informatique. " C'est la preuve que j'avais raison. Même s'il se destinait à la politique, mon fils aurait dû faire les spéciales. » Michel Rocard, aujourd'hui : « Il estimait que je l'avais trahi en rase campagne. J'avais trompé sa confiance. J'étais navré qu'il le prît ainsi.
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