Cahiers de la Méditerranée

98 | 2019 De l'intérêt d'être consul en Méditerranée, XVIIe- XXe siècle

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/cdlm/11202 DOI: 10.4000/cdlm.11202 ISSN: 1773-0201

Publisher Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine

Printed version Date of publication: 15 June 2019 ISSN: 0395-9317

Electronic reference Cahiers de la Méditerranée, 98 | 2019, « De l'intérêt d'être consul en Méditerranée, XVIIe-XXe siècle » [Online], Online since 01 December 2019, connection on 21 November 2020. URL : http:// journals.openedition.org/cdlm/11202 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.11202

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TABLE OF CONTENTS

Dossier : De l'intérêt d'être consul en Méditerranée, XVIIe-XXe siècle

Introduction Silvia Marzagalli and Jörg Ulbert

L’origine géographique des consuls français sous Louis XIV Jörg Ulbert

Supplier pour le consulat. Entre défense des intérêts personnels et service fidèle des consuls vénitiens dans le Levant ottoman (1670-1703) Umberto Signori

Entre clientélisme, compétence et intérêt individuel : de l’avantage d’être agent général de France à Madrid (1702-1793) Sylvain Lloret

Une collaboration économique et sociale : consuls et protecteurs des marchands ottomans à Vienne et à Trieste au XVIIIe siècle David Do Paço

Les intérêts bien entendus des Gamelin, vice-consuls du roi de France à Palerme dans la Sicile du XVIIIe siècle Françoise Janin

The Blurry Line: Robert Montgomery’s Public and Private Interests as U.S. Consul to Alicante Lawrence A. Peskin

De l’intérêt d’être consul : quelques observations à partir de l’expérience américaine en Méditerranée Silvia Marzagalli

Les agents des beys de Tunis au XIXe siècle : entre intérêts de pouvoir et enjeux marchands Mehdi Jerad

« Servir l’État », trouver « des moyens d’existence » ou suivre une « brillante carrière » : avantages et désavantages d’être consul pendant le premier XIXe siècle (1814-1852) Alexandre Massé

Les consuls de la principauté de Monaco dans les États méditerranéens, d’Honoré V à Albert Ier (1819-1922) : représenter un micro-État Jean-Rémy Bezias and Thomas Blanchy

Molti amici molto onore. De l’avantage d’être consul d’Albanie sous l’Italie fasciste (1922-1939) Fabrice Jesné

Notes et travaux de recherches

Le Midi méditerranéen : une terre d’élection pour le philhellénisme français ? Denys Barau

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Une transition politique libérale en Méditerranée. L’avènement de la Troisième République dans les Alpes-Maritimes et la question du campanilisme (1860-1879) Henri Courrière

« Les affaires » de Pégomas : impossible confinement de la violence au village et fabrication d’une affaire à la Belle Époque Arnaud Pautet

« Our favorite Liberty ». La VIe flotte et la Côte d’Azur : tableau d’une « Petite Amérique » méridionale (1948-1967) Nathalie Molines

La question des humanités numériques et scientifiques, l’Italie et les études italiennes Jean-Pierre Darnis

Comptes-rendus

Jacques-Olivier Boudon, La campagne d’Égypte, Paris, Belin, 2018, 320 p. Jean-François Figeac

Philippe Foro (dir.), L’Italie et l’Antiquité du Siècle des lumières à la chute du fascisme, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2017, 303 p. Christophe Poupault

Frédéric Le Moal, Histoire du fascisme, Paris, Perrin, 2018, 425 p. Ralph Schor

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Dossier : De l'intérêt d'être consul en Méditerranée, XVIIe-XXe siècle

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Introduction

Silvia Marzagalli et Jörg Ulbert

1 Depuis une quinzaine d’années, les recherches sur la figure consulaire se sont multipliées. La bibliographie que les Cahiers de la Méditerranée ont publiée en décembre 2016, forte pourtant de plus de 3 500 titres, ne cesse de s’allonger. Au-delà de la prise en compte des consuls en tant que maillons des relations internationales, les enquêtes ont questionné leur rôle d’informateurs, leurs fonctions économiques et commerciales, ainsi que leur relation au pouvoir qui les nomme. Les approches ont été tout aussi variées que les questionnements ouverts par cette figure complexe1.

2 Le dossier que nous présentons ici se propose d’apporter une pierre de plus à cet édifice en construction. Quel intérêt la charge consulaire revêt-elle pour les candidats qui la briguent, notamment lorsqu’il s’agit d’entrer au service d’un des nombreux États qui ne rétribuent pas leurs consuls ? Quels sont leurs intérêts personnels ou familiaux, quelles sont leurs attentes financières ? Dans quelle mesure les buts que les consuls poursuivent sont-ils compatibles avec les intérêts des États qu’ils servent, et dont ils ne sont parfois (voire souvent) pas les ressortissants ?

3 À l’époque moderne et au début de l’époque contemporaine, lorsqu’aucune véritable carrière ou cursus formalisé n’existent, il s’agit tout d’abord de cerner ce qui motive les individus à briguer une charge consulaire. Comment se déroule le processus de nomination et la prise de fonctions effective des consuls ? Quel est le rôle des réseaux de patronage que les candidats peuvent mobiliser pour accéder à un consulat ? Est-ce que la nature des États qui entretiennent des consuls en Méditerranée et de celle des États où les consuls sont mandatés impose des nuances, ou offre-t-elle des cas de figure originaux ? Dans quelle mesure les consuls réussissent-ils à accaparer à leur profit une partie de la puissance de l’État qu’ils représentent ?

4 Ce dossier se propose aussi d’affiner nos connaissances sur la nature des avantages que les consuls tirent ou espèrent tirer de leur charge. Outre la faculté de percevoir des droits sur les actes qu’ils délivrent, quels sont les autres avantages matériels, directs ou indirects liés à leur charge ? Et au-delà de ceux-ci, quels enjeux de pouvoir, patronage, influence ou reconnaissance peut-on déceler derrière leur désir de remplir la fonction consulaire ? Comptent-ils obtenir de l’État qu’ils servent une protection dans des

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contextes particuliers, comme ceux liés à la guerre, ou face à leur position de faiblesse juridique au sein de la société dans laquelle ils évoluent ?

5 L’existence de preuves multiples de l’intérêt que des individus portent à la charge consulaire nous amène également à nous interroger sur le lien entre statut consulaire et efficacité dans l’exercice de la charge. L’inefficacité ou des comportements répréhensibles ne sont, par exemple, pas nécessairement suivis du rappel du titulaire défaillant. La question se pose déjà à l’époque : les partisans des consuls-marchands soulignent qu’ils sont techniquement au fait des besoins de la charge, les opposants dénoncent les situations de conflit d’intérêts que cette confusion induit2. C’est peut- être pour remédier à ces inconvénients que beaucoup d’États, au cours du XIXe siècle, décident de fonctionnariser une partie de leurs consuls tout en multipliant les « consuls honoraires » non rétribués pour resserrer le maillage de leurs réseaux de postes. Cette transformation ne met pourtant pas fin aux recommandations, ni aux dynasties consulaires, ce qui soulève des interrogations supplémentaires : à l’heure où le recrutement par concours public s’impose, où l’exigence d’un parcours de formation spécifique s’affirme, où les changements de poste au cours d’une carrière deviennent obligatoires, est-ce que les avantages attachés au statut de consul-fonctionnaire font disparaître tout autre avantage de nature privée ? Assiste-t-on à l’émergence de nouveaux conflits d’intérêts entre les consuls-fonctionnaires et l’État qui les nomme ?

6 Les articles de ce dossier apportent des premiers jalons de réponse à cet ensemble de questions à partir d’études des systèmes consulaires albanais, états-unien, français, monégasque, ottoman, tunisien, vénitien, ou d’études de cas des consuls de ces pays.

7 Ce dossier est issu de la collaboration scientifique sur les « Agents diplomatiques et commerce en Méditerranée à l’époque moderne et contemporaine » (2015-2018) entre le laboratoire Histoire des économies et des sociétés méditerranéennes des universités de Sousse et de Tunis et le Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine de Nice. Il a donné lieu à deux rencontres : une journée d’études à Tunis en mars 2016 et un colloque à Nice en octobre 2017. Ce dernier a été coorganisé avec le laboratoire de recherche TEMOS de l’Université Bretagne Sud et a bénéficié du soutien des Crédits Scientifiques de l’Université Nice Sophia-Antipolis.

NOTES

1. Pour un dossier qui présente quelques exemples des chantiers historiographiques renouvelés par la prise en compte de la figure des consuls, et pour la bibliographie générale, voir Cahiers de la Méditerranée, no 93, 2016, http://journals.openedition.org/cdlm. La bibliographie est accessible sous format PDF au début de l’article de présentation à l’adresse http:// journals.openedition.org/cdlm/8496. Parmi les livres récents, Fabrice Jesné (dir.), Les consuls, agents de la présence française dans le monde, XVIIIe-XIXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

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2. Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls. L’institution consulaire et les marchands dans le monde méditerranéen (XVIIe-XXe siècle), Madrid-Rome, Casa de Velázquez - Publications de l’École française de Rome, 2017.

AUTEURS

SILVIA MARZAGALLI Silvia Marzagalli est professeur d’histoire moderne à l’Université Côte d’Azur et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches portent sur la navigation et sur les mécanismes d’adaptation mis en place par les négociants en temps de guerre (Bordeaux et les États-Unis, 1776-1815 : politique et stratégies négociantes dans la genèse d’un réseau commercial, Genève, 2015, et étude en cours sur les États-Unis et la Méditerranée). Depuis une dizaine d’années, elle s’efforce de promouvoir le recours aux humanités numériques pour la compréhension des circulations maritimes (programmes ANR Navigocorpus et Portic). Elle s’intéresse également au rôle des consuls, notamment dans la transmission des informations (Les consuls en Méditerranée, agents d’information, XVIe-XXe siècle, sous la dir. de Silvia Marzagalli, en collaboration avec Maria Ghazali et Christian Windler, Paris, 2015).

JÖRG ULBERT Jörg Ulbert est maître de conférences d’allemand au département de Langues étrangères appliquées de l’Université Bretagne Sud. Il est membre du laboratoire TEMOS (Lorient). Depuis quelques années, ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de la fonction consulaire, et plus particulièrement sur celle du réseau français au XVIIe siècle. Ses publications sont rassemblées à l’adresse suivante : https://univ-ubs.academia.edu/JörgUlbert.

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L’origine géographique des consuls français sous Louis XIV

Jörg Ulbert

1 L’histoire de l’institution consulaire française est intimement liée à la ville de Marseille. Elle l’est par son origine, par le rôle que joue la ville dans l’administration d’une partie du réseau consulaire français et par le poids du négoce marseillais dans l’activité économique française en Méditerranée. En effet, dès la fin du XIIe siècle, c’est-à-dire plus de trois siècles avant les Français, les Phocéens installent leurs premiers consuls sur les côtes levantines afin de protéger leurs colonies marchandes. Comme les républiques marchandes italiennes, comme Montpellier ou Barcelone, Marseille construit, au cours du Moyen Âge, un tissu de postes consulaires dans le pourtour méditerranéen.

2 Lorsque la ville est intégrée, en 1481-1486, au royaume de France, ses consulats – si tant est qu’il en demeure encore à cette époque – cessent d’être municipaux. Ils ne sont plus au service des seules communautés de marchands marseillais, mais doivent dorénavant assurer la défense des intérêts de tous les Français. Or, le passage d’une simple institution municipale vers une institution royale s’avère plus long et plus compliqué qu’il n’y paraît. Pendant près de deux siècles, la ville tente de faire valoir les anciens privilèges provençaux qui lui garantissaient le droit de librement commettre ses consuls. À ce titre, elle s’oppose à maintes reprises aux nominations de consuls décidées à Paris, et tente d’imposer ses propres choix. Mais rien n’y fait. C’est la monarchie qui remporte ce bras de fer séculaire1.

3 Si Marseille doit donc finalement se plier à l’autorité royale, la ville n’est pas pour autant écartée des affaires du Levant en général et de la gestion des consulats en particulier. La monarchie compte bien profiter de la longue tradition marchande de la cité phocéenne et mettre à contribution ses ressources financières. C’est ainsi que Marseille est déclarée port franc en 16692 et obtient le quasi-monopole du commerce français dans le Levant et la Barbarie3. Dès cette époque, la ville, ou plus précisément sa Chambre de commerce, se voit confier l’administration générale du commerce du Levant et de Barbarie. Elle doit, entre autres, surveiller le passage des Français vers les Échelles4, veiller à ce que les arrêtés royaux y soient exécutés, et assurer

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l’acheminement des courriers dans le Levant5. En 1691, la Chambre est officiellement associée à la gestion des consulats dans l’Empire ottoman. Dorénavant c’est elle qui verse des appointements aux consuls de Levant et de Barbarie.

4 La ville de Marseille, ses institutions et surtout ses habitants sont donc omniprésents dans les affaires consulaires françaises d’Ancien Régime, comme ils le sont d’ailleurs dans le commerce français en Méditerranée6. Mais dominent-ils, voire accaparent-ils également les consulats, au moins ceux du Levant et de Barbarie, comme l’affirme « l’opinion généralement admise »7 ?

5 Pour les consulats du Levant et de Barbarie du XVIIIe siècle, Anne Mézin a déjà étudié la question. Son analyse révèle en effet une présence non négligeable de Marseillais dans le personnel consulaire français. La proportion de titulaires d’origine phocéenne augmente même au cours du siècle. Elle demeure néanmoins minoritaire tout au long de la période. Les Marseillais pèsent sur l’institution, mais ils ne la confisquent pas.

Tableau 1. Marseillais dans le corps consulaire français au Levant et en Barbarie, 1715-1766 8

1715-1733 1734-1766

total nominations 80 80 Consuls dont Marseillais 12 (= 16 %) 25 (= 31 %)

total nominations 54 103 Vice-consuls / chanceliers dont Marseillais 7 (= 13 %) 19 (= 19 %)

6 Qu’en est-il du règne de Louis XIV ? Quel est le poids des Marseillais dans le corps consulaire français à cette époque ? Existe-t-il une différence de distribution entre la part levantine du réseau et celle qui couvre les pays de Chrétienté ?

Problèmes méthodologiques

7 Établir la proportion de Marseillais dans le corps consulaire français se heurte à un certain nombre de difficultés. La principale est d’ordre historiographique. Nous ne disposons, pour la période d’avant 1715, d’aucune étude prosopographique des personnels consulaires comparable à celle qu’Anne Mézin a produite pour le siècle des Lumières. Nous ignorons, pour une grande majorité des postes, qui les a occupés avant 1715. Pis, nous ne connaissons même pas le nombre et la localisation exacts des consulats français aux XVIe et XVIIe siècles. Certes, il existe des études de cas9 qui nous indiquent un ou deux titulaires à une période donnée, et, pour certains consulats ont même été publiées des listes de titulaires, mais, à y regarder de plus près, beaucoup, sinon toutes, se révèlent lacunaires, voire erronées.

8 Il convient donc, dans un premier temps, d’établir la liste des postes occupés sous Louis XIV, puis d’identifier, pour chacun de ces postes, les titulaires.

Le problème des circonscriptions consulaires

9 Longtemps les limites des circonscriptions consulaires sont mouvantes. Au cours du XVIe siècle et au début du XVIIe siècles sont instaurés des consulats aux très larges

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contours géographiques. Il y a là le consulat d’Égypte qui englobe Le Caire et Alexandrie, le consulat de Syrie qui inclut Alep, Tripoli de Syrie, Beyrouth, Alexandrette et toute l’île de Chypre, le consulat de Morée qui couvre Athènes, Coron, Modon, Naples de Romanie, Patras et Arta. Les titulaires se choisissent une résidence principale pour leur consulat et installent, s’ils l’estiment nécessaire, des vice-consuls dans les autres ports de leur circonscription. C’est le principe du consulat général – bien que ce terme n’apparaisse qu’au cours du XVIIIe siècle. La résidence du consulat d’Égypte passe, par exemple, d’Alexandrie au Caire pour revenir à nouveau à Alexandrie. Entre-temps le poste qui n’abrite plus la résidence du consul devient un vice-consulat, dont on ignore souvent le nom du titulaire. Ces changements de résidence principale s’observent également pour d’autres consulats. À l’intérieur des circonscriptions consulaires, le nombre de vice-consulats n’est également pas stable. Il évolue au gré des besoins, c’est-à-dire essentiellement en fonction de l’activité marchande française dans la région. De nouveaux vice-consulats sont ouverts, d’autres sont fermés. Ces mutations rendent particulièrement difficile la reconstruction de la carte des postes ainsi que des listes des titulaires.

10 Avec la prise en main des consulats par le département de Marine et surtout avec la fin de la vénalité des offices consulaires, les appellations larges – consulats d’Égypte, de Syrie ou de Morée – disparaissent. En même temps, bon nombre de vice-consulats sont transformés en consulats principaux.

Le problème de la vénalité des offices

11 Un autre problème découle de la vénalité des consulats du Levant10. Les propriétaires des charges ne les exercent pas toujours en personne, mais préfèrent les déléguer à des commissionnaires ou facteurs. Si les lettres de provisions permettent souvent d’identifier le propriétaire d’un consulat, il n’en est que rarement de même pour les commissionnaires. De surcroît, certains propriétaires fractionnent leur charge pour en revendre des parties. C’est ce qu’il advient du consulat d’Alep. En 1648, François Picquet, le futur évêque de Bagdad, en devient le propriétaire. Onze ans plus tard, Hector Viguier acquiert un tiers de ce consulat, et en 1667 Joseph Dupont en achète un autre. Or si François Picquet semble avoir exercé, dans un premier temps, l’office en personne, nous ignorons si les deux autres titulaires en ont fait autant. Au plus tard à partir de 1667, les trois propriétaires mandatent Joseph Baron pour gérer le consulat à leur place. Lequel de ces personnages convient-il de retenir pour notre sondage : les propriétaires, à savoir un Lyonnais qui a exercé sa charge et deux Marseillais qui se sont probablement contentés de la déléguer ? ou le commissionnaire qui l’a exercée mais dont nous ignorons l’origine ? Il a finalement été décidé de tous les retenir. On trouvera donc les quatre noms dans nos listes. Dans les calculs de proportion, deux y figureront comme « Marseillais », un comme « autre Français » et un comme « origine inconnue ».

Le problème des origines : Qu’est-ce qu’un Marseillais ?

12 L’appellation « Marseillais » a également besoin d’être définie. Qu’est-ce qu’un Marseillais ? Quelqu’un qui est né à Marseille ? Qui y a grandi ? Qui y vit ? Un fils de Marseillais ? Quelqu’un qui a deux parents marseillais ? Est-ce que le fait d’être

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marseillais est en quelque sorte héréditaire et peut se transmettre à des enfants qui n’y sont pas nés ?

13 Il existe bel et bien une définition contemporaine : est marseillais qui est citoyen ou bourgeois de Marseille. Pour être reconnu en tant que tel il faut, depuis le XIIIe siècle et jusqu’à la Révolution, être natif de la ville, ou y avoir résidé pendant au moins dix ans, ou y avoir résidé au moins cinq ans et y posséder une propriété d’une valeur d’au moins 5 000 livres, ou encore au moins trois ans en ayant une propriété de 10 000 livres11. C’est cette définition qui a été retenue pour nos besoins. Là où les données biographiques nous manquent (ce qui est très souvent le cas) nous nous fions aux appellations contemporaines. Lorsqu’une source, c’est-à-dire dans la grande majorité des cas les provisions de charge, désigne un consul comme Marseillais, nous le retenons en tant que tel. Il demeure néanmoins des cas litigieux. Que faire d’un natif de Joinville-en- Champagne qui s’installe comme négociant à Toulon, y épouse une fille de la ville, devient vice-consul à Tunis puis consul à Tripoli de Barbarie, puis s’installe à Marseille, toujours comme négociant, avant de reprendre sa carrière consulaire à Larnaca, puis à nouveau à Tripoli de Barbarie, puis à Alep et enfin au Caire ? C’est le cas de Claude Le Maire. Pour tenir compte des évolutions dans sa vie, il apparaît sous différentes appellations dans nos analyses : comme « Provençal », car négociant installé et marié à Toulon, lorsqu’il est nommé à Tunis et la première fois à Tripoli de Barbarie, puis comme « Marseillais », car négociant installé à Marseille, lors de ses passages à Laranca, Tripoli de Barbarie (2e nomination), Alep et au Caire.

14 Claude Le Maire avait un frère, Jean, qui a été vice-chancelier à Alexandrette, puis à Alexandrie. Contrairement au parcours professionnel de son frère, nous ignorons tout de la vie de Jean, à part qu’il est resté sans alliance et qu’il est probablement né, comme son frère, en Champagne12. Par conséquent, il apparaît comme « autre Français » dans nos tableaux.

Le problème des nominations

15 Le tableau élaboré à partir des données publiées par Anne Mézin ainsi que celui tiré de nos propres recherches ne recensent pas de personnes : ils comptabilisent des actes de nomination. Or l’identification de ces nominations n’est pas chose aisée. Aucune archive ne les rassemble toutes. Ces actes sont disséminés aux Archives nationales (essentiellement dans la série Marine B7), aux Archives de la Chambre de Commerce et d’Industrie Marseille-Provence (essentiellement dans la série J et pour les années 1699-1715), aux Archives diplomatiques de Nantes et de la Courneuve ainsi qu’aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône. D’autres traces de nomination sont à chercher aux manuscrits de la Bibliothèque nationale, notamment dans le Traicté des consulz de Pierre Ariste (1667)13. Cet éparpillement archivistique s’explique par la diversité des pratiques de nominations des consuls et vice-consuls français.

16 En principe, c’est le roi qui les désigne, depuis la fin du XVe siècle et le rattachement de Marseille et de ses consulats à la couronne. C’est à son nom que sont expédiés les lettres patentes, provisions et brevets qui officialisent les nominations. Or, au cours du XVIe siècle, le roi délègue ce droit au secrétaire d’État des Affaires étrangères, dont le département administre, jusqu’en 1669, les consulats français. Le secrétaire d’État en dispose comme bon lui semble14, et peut même vendre, à son propre profit, les offices consulaires aux plus offrants15. Au moment de la création du département de la Marine,

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en 1669, cette pratique prend fin. Dorénavant c’est donc le secrétaire d’État de la Marine qui désigne les consuls, mais sans faire commerce des places auxquelles il pourvoit.

17 Il y a pourtant des exceptions à cette règle. Au Levant et en Barbarie, l’ambassadeur de France à Constantinople peut pourvoir aux consulats ou vice-consulats vacants sans en référer au préalable au roi16. Il peut même créer de nouveaux postes17. Les prérogatives de l’ambassadeur de France à Constantinople ne constituent pas la seule particularité de la portion levantine du réseau consulaire français. Entre 1685 et 1689, les consulats du Levant et de Barbarie sont affermés à la Compagnie de la Méditerranée18. Au cours de cette époque, le fermier général des consulats et actionnaire de la Compagnie, le Marseillais Joseph Fabre, afferme à son tour les consulats. Pour ajouter encore à la complexité, les titulaires nommés par Fabre et sa compagnie sous-afferment des vice- consulats19. Il n’y a d’ailleurs pas que dans le Levant et Barbarie, et pas qu’entre 1685 et 1689 que certains consuls avaient le droit de nommer des vice-consuls sans en référer au roi. Les vice-consuls peuvent aussi être nommés par des consuls, à condition que les lettres patentes de ces derniers prévoient explicitement la faculté d’en commettre20.

18 Certes, les nominations de consul entreprises par l’ambassadeur21, par la Compagnie de Méditerranée ou par un consul sont censées être confirmées ultérieurement par le roi, mais cette règle n’est qu’insuffisamment respectée. Le sous-fermiers et les ambassadeurs ne rapportent pas fidèlement toutes les nominations auxquelles ils procèdent. Ainsi le département de la Marine ignore un certain nombre d’endroits où se trouvent des représentations consulaires françaises et par conséquent qui les occupe. Conscient du problème, le ministre réclame, à deux reprises, aux ambassadeurs auprès de la Porte une liste des consulats et vice-consulats ainsi que des titulaires dans le Levant et en Barbarie22.

Les titulaires des consulats français (1641-1715)

19 Les listes recensent les années de la nomination, non pas celle de l’arrivée effective de l’agent sur place. Il peut se passer des mois voire, dans certain cas, des années entre la date de l’expédition des lettres patentes, des provisions ou du brevet et celle de la prise effective de fonctions. Pour quelques rares exceptions, lorsque le titulaire fait office de consul avant d’avoir obtenu sa nomination officielle, l’année de sa prise de fonctions officieuse a été indiquée. Certaines des données sont des extrapolations, surtout lorsqu’il s’agit de l’indication de la fin des périodes d’exercice. Les correspondances des consuls conservées aux Archives nationales et aux Archives de la chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence sont lacunaires et ne permettent pas toujours d’établir avec certitude à quel moment exact le travail d’un consul a cessé. Aussi, il n’a pas pu être retrouvé d’acte de nomination pour tous les titulaires. Parfois, le nom d’un consul ou d’un vice-consul ne nous est connu que par une lettre isolée ou parce qu’il est mentionné dans les provisions de son successeur.

20 Pour la période 1641-1715, 92 consulats, vice-consulats et, dans les pays qui ne reconnaissaient pas de consuls, agences de la Marine ont pu être identifiés. Si la liste des consulats, tout du moins ceux en activité après la création du ministère de la Marine, en 1669, doit être complète, celle des vice-consulats ne l’est pas. Il suffit de consulter le catalogue des vice-consulats français dans l’archipel grec au XVIIe siècle, dressée par Georges Koutzakiotis23, ou celui des vice-consulats qui dépendent en 1699

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du consulat de Naples24, pour se rendre compte des lacunes de nos propres données. Ces imperfections s’expliquent bien évidemment par la complexité des nominations susmentionnée.

21 Les origines géographiques des consuls sont énoncées entre parenthèses. Elles sont réparties en cinq catégories : Marseillais (Mar.), Provençal (Prov.), autre Français (a.F.), étranger (étr.) et origine inconnue (o.i.).

22 Albouzène (Maroc, consulat) : 1664 Roland Fréjus (Mar.).

23 Alep (vice-consulat de Tripoli de Syrie, puis consulat) : 1639-1648 Lange Bonnin (Prov.) ; 1648-1659 François Picquet (a.F.), Laurent d’Heurre de Montanègre (o.i.) et Pierre Viguier (Mar.) ; 1659-1667 François Picquet (a.F.) et Laurent d’Heurre de Montanègre (o.i.) et Hector Viguier (Mar.) ; 1667-1680 François Picquet (a.F.) et Joseph Dupont (Mar.) et Hector Viguier (Mar.) ; 1680-1685 Laurent d’Arvieux (Mar.) ; 1685-1691 François Jul(l)ien (Mar.) ; 1691-1697 Louis Chambon (Mar.) ; 1697-1707 Jean-Pierre Le Blanc (Mar.) ; 1711-1722 Pierre-Armand de Péleran (o.i.).

24 Alexandrette (vice-consulat d’Alep) : 1691-1693 Louis Bosc (o.i.) ; 1693-1698 Joseph Betaudier (o.i.) ; 1698-1707 Fo(u)gasse (o.i.) ; 1707 François de Boismont (o.i.) ; 1708-1709 Hraneers Martin (intérim sans qualité) ; 1710-1715 Jean Le Maire (a.F.) ; 1715-1717 Louis Bayle (o.i.).

25 Alexandrie (consulat, puis vice-consulat) : 1636-1660 Christophe de Brémont (consul, Mar.) ; 1660-? Honoré de Brémont (consul, Mar.) ; ?-1691 Bagarry (o.i.) ; 1691-1692 Marc-Antoine Tamburin (o.i.) ; 1696-1702 François du Roure (o.i.) ; 1703 Jean-Jacques Lenoir (n’a jamais rejoint son poste, o.i.) ; 1703-1711 Claude-Jacques de Monthenault (o.i.) ; 1711-1715 Pierre-François Lecoindre seigneur de Montreuil (a.F.) ; 1715-1717 Jean Le Maire (a.F.).

26 Alger (consulat) : 1623-1646 Balthazar Vias (Mar.) ; 1646 Père Lambert-aux-Couteaux (o.i.) ; 1646 Père Jean Barreau (o.i.) ; 1647-1661 François de Boyer (o.i.) ; 1661-1671 Père Jean-Armand Dubourdieu (o.i.) ; 1671-1674 Père Jean Le Vacher (a.F.) ; 1674-1675 Laurent d’Arvieux (Mar.) ; 1675-1683 Père Jean Le Vacher (a.F.) ; 1684 Auger Sorhainde (a.F.) ; 1685 André Piolle (o.i.) ; 1690-1697 René Le Maire (a.F.) ; 1697-1705 Philippe- Jacques Durand (a.F.) ; 1706-1717 Jean de Clairambault (a.F.).

27 Alicante (consulat) : 1660-1678 Robert Prégent (a.F.) ; 1679-1688 Étienne Jolivet (o.i.) ; 1688-1698 Jacques Mirasol (a.F.) ; 1701-1709 Joseph Bayle (o.i.) ; 1709-1717 Jean Bigodet (o.i.).

28 Amsterdam (consulat) : 1648-? Louis Jeannot (o.i.) ; 1684-? Pierre Chabert (o.i.).

29 Ancône (consulat) : ?-1651 Torquato Bonarelli (étr.) ; 1651-? Pietro Bonarelli (étr.) ; 1669-1671 Horace Bompiani (o.i.) ; 1671-1719 Stefano Antonio Benincasa (étr.).

30 Andrinople (consulat) : 1711-1712 Pierre Granier (Mar.).

31 Andros et Tinos (Miconi/Cyclades, consulat) : 1680 Louis Bonnet (o.i.) ; 1680-? Antoine Vieilh (Mar.).

32 Arta (Albanie, également appelé Santi Quaranta, La Saillade ou La Pargue, consulat) : 1702-1704 Benoît Garnier (o.i.) ; 1704-1705 Pellissier (o.i.) ; 1705-1714 Guillaume du Broca (o.i.).

33 Athènes (consulat, puis vice-consulat, voir également Morée) : 1693-? Dimitri Berguian (consul, étr.) ; 1708-1742 Joseph Demitre Gaspary (vice-consul, a.Fr.).

Cahiers de la Méditerranée, 98 | 2019 13

34 Aveiro (Portugal, vice-consulat qui dépend de Lisbonne) : 1671-? Jean Arson (a.F.).

35 Bagdad (consulat) : 1691-1714(?) Louis-Marie Pidou de Saint-Olon (a.F.).

36 Baie de Tous les Saints (Salvador de Bahia/Brésil, consulat) : 1672-1690 Barthélemy de Long (o.i.) ; 1690-1692 Jean-Baptiste Fayard (o.i.) ; 1692-1699 Barthélemy de Long (o.i.) ; 1700-1704 Verdoye (o.i.) ; 1715 de Pantigny (o.i.).

37 Barcelone (consulat général de Catalogne) : 1660-1672 Robert Prégent (a.F.), fait exercer le consulat par le vice-consul Jean Rey (o.i.) ; 1679-1705 Laurent Soleil (a.F.) ; 1705-1709 Jean-Philippe Monclus (o.i.) ; 1713-1716 Simon Dupin (o.i.).

38 Bastion de France (consulat) : ?-1645 Louis Mathon sieur de Chefville (o.i.) ; 1645-1659 Théodore Picquet (o.i.) ; 1659 Louis Campon (Mar.) ; 1659 Jacques d’Heureux (o.i.) ; ? Jean-Baptiste Cosquiel (o.i.) ; 1660-? Mathieu Piquet (o.i.).

39 Beyrouth (vice-consulat) : 1662-1697 Nader Neussel (Abouneaufel) (étr.) ; 1697-1708 émir Hassun Casen (Neussel) (étr.) ; 1708-1730 émir Neussel (Nouffel) (étr.).

40 Bilbao (consulat) : 1679-? François Nouel (Novel) (o.i.).

41 Cadix (consulat) : 1659-1667 Guillaume Éon de Villegille (a.F.) ; 1669-1700 (expulsé de 1673-1677 et 1689-1698) Pierre Catalan (a.F.) ; 1701-1714 Jacques (de) Mirasol (a.F.) ; 1715-1716 Louis Robin (consul intérimaire sans qualité).

42 Cagliari (consulat) : vers 1657-1661 Jean Isnard (jamais installé, o.i.) ; 1661-1672 Nicolas Jacomin (o.i.) ; 1672-? Honoré Isaurat (o.i.) ; 1679-1688 Robert Paris (o.i.) ; 1692-1708 Henry Meritan (o.i.) ; 1714-1749 Pierre Paget (a.F.).

43 Le Caire (consulat d’Égypte) : ?-1647 Camille Savary de Brèves (a.F.) ; 1647-1660 Loménie, dit le commandeur de Brienne (a.F.) ; 1660-1670 Honoré de Brémont (Mar.) ; 1670-1672 Ambroise de Tiger (a.F.) ; 1672-1675 Balthazar Bonnecorse (o.i.) ; 1675-1679 Augustin Magy (Mar.) ; 1679-1680 Louis Segla (o.i.) ; 1680-1687 David Magy (Mar.) ; 1687-1692 Nicolas Marlot (o.i.) ; 1692-1707 Benoît de Maillet (a.F.) ; 1707-1711 Pierre-Armand de Péleran (o.i.) ; 1711-1722 Claude Le Maire (Mar.).

44 Îles Canaries (consulat) : 1670-1682 Raphaël Thierry (a.F.) ; 1682-1700 Jean de Radantes (a.F.) ; 1700-1706 Mustelier (o.i.) ; 1706 Jean de la Luz (intérim, sans qualité) ; 1706-1713 Pierre Hély (o.i.) ; 1714-1725 Étienne Porlier (a.F.).

45 Candie (consulat) : 1650-1670 Bertucci Siminelli (étr.) ; 1670-? Jean Bonnet (o.i.) ; ?-1679 Sauveur Martin (o.i.) ; 1679-1687 Louis Maillet (Mar.) ; 1687-1691 Isaac Royer (a.F.) ; 1695-1707 Truilhart (o.i.) ; 1707-1708 Léon de Lanne (a.F.).

46 Candie (Herakleion, vice-consulat) : ?-1691 Fabre (Mar.) ; 1691-? Antoine Boneau (o.i.) ; ?-1697 Joseph Maillet (Mar.) ; 1697-1703 Valentin (o.i.) ; 1703-1707 Léon de Lanne (a.F.) ; 1707-1711 Pierre-François Lecoindre seigneur de Montreuil (a.F.) ; 1711-1716 Jean-Baptiste Dubois (o.i.).

47 La Canée (consulat) : 1690-1691 Castaing (o.i.) ; 1692-1692 Jean Maillet (Mar.) ; 1708-1717 Léon de Lanne (a.F.).

48 Carthagène (consulat) : 1698-1701 Jacques Mirasol (a.F.) ; 1708-? Daumas (o.i.).

49 La Cavale (Kavala/Grèce, consulat) : 1712-1717 Pierre Granier (Mar.).

50 Cérigo (Cythère, consulat) : 1689-1709 Zorzi Luivri (étr.) ; 1709-1717 Demetrio Luivri (étr.).

51 Chypre (vice-consulat dépendant d’Alep ou de Tripoli de Syrie jusqu’en 1675, puis consulat) : ?-1669 Pierre Ollive (o.i.) ; 1669-1691 Balthazar Sauvan (o.i.) ; 1691-1693

Cahiers de la Méditerranée, 98 | 2019 14

André Féau (o.i.) ; 1694 Louis Le Maire (a.F.) ; 1695-1710 François Luce (a.F.) ; 1711-1712 Montrenault (o.i.) ; 1712-1717 Nicolas Morel de Cresmery (a.F.).

52 Civitavecchia (vice-consulat dépendant de Rome) : 1700-1705 Étienne Vidau (vice-consul sans brevet, Pr.) ; 1705-? de la Chausse (o.i.) ; 1710-1749 Jean-Antoine Vidau (Pr.).

53 Corfou (consulat) : 1712-1747 Jean Martin (o.i.).

54 Corse (vice-consulat) : 1708-? Comte Frediani (étr.).

55 La Corogne (consulat) : 1669-1685 Pierre d’Arrieux (Darrieux) (o.i.) ; 1685-1708 Pierre Valleton (o.i.) ; 1703-1715 Louis Bru (o.i.) ; 1715-1719 Jacques de Montagnac (a.F.).

56 Damiette (vice-consulat du Caire) : 1701 Jean-Jacques Lenoir du Roule (n’a jamais exercé, a.Fr.).

57 Dantzig (consulat, puis agence de Marine) : 1634-? Henri de Canasilles (a.F.) ; ?-1661 Salomon (o.i.) ; 1661 - après 1685 Jean Formont (a.F.) ; 1704-1706 Claude Mathy (a.F.) ; 1706-1755 (a.F.).

58 Dardanelles (vice-consulat de Constantinople) : 1694-1698 Claude Bouisson (o.i.) ; 1698-? Tricarigue (o.i.).

59 Denia (vice-consulat d’Alicante) : 1709-1715 Joseph Nieulon (Mar.).

60 Durazzo (consulat) : 1687-? Jean Miglio (o.i.) ; ?-1693 Jean Cumani (o.i.) ; 1693-1695 Mille (o.i.) ; 1695-? Balthazar Lecomte (o.i.).

61 Elbing (vice-consulat de Dantzig) : 1663 Salomon (o.i.).

62 Elseneur (consulat) : avant 1698 - après 1714 Jacob Hanssen (étr.).

63 Fayal (Açores, consulat) : 1672-1686 Jean Lange-Nègre (Mar.) ; 1686-1716 Jean d’Harriague (o.i.).

64 Gênes (consulat) : 1633-1647 Laurent Meusnier (ou Monnier) (o.i.) ; 1647-1672 Étienne Meusnier (ou Monnier) (o.i.), commissionnaire : François Compans (o.i.) ; 1672-1681 François Compans (o.i.) ; 1681-1699 Jean-Baptiste Aubert (Prov.) ; 1699-1723 Joseph- Marie Aubert (Prov.).

65 Gibraltar (consulat) : 1686-1713 Julien Fournier (o.i.) ; 1713-1725 Jean Maurel (Mar.).

66 Gijon (consulat) : 1703-1717 Pedro-Alonzo Solarés Valdés (o.i.).

67 Hambourg (consulat) : 1644-? Jacques Martin (o.i.).

68 La Havane (agence de Marine) : 1707-1722 Jonchée (a.F.).

69 Jérusalem (consulat) : 1699 Sébastien de Brémont (o.i.) ; 1713-1717 Jean-Baptiste Blacas (Mar.).

70 Lisbonne (consulat) : 1615 - après 1647 Jean de Saint-Pé (a.F.) ; 1669-1686 Louis Desgranges (a.F.) ; 1687-1703 René de Lescolle (a.F.) ; 1704, 1713-1715 Pierre-Antoine du Verger (a.F.) ; 1715-1719 Charles Danvillier de Sainte-Colombe (o.i.).

71 Livourne (consulat) : 1627-1647 Jean Rabut (a.F.) ; 1648 Laurent Meusnier (ou Monier, o.i.) ; 1648-1649 Alexandre Bernard de Loménie (a.F.) ; 1649-? Jean-Baptiste du Lieu (o.i.) ; ?-1672 Cotolendi (Prov.) ; 1672-1692 François Cotolendi (Prov.) ; 1692-1704 chevalier Varlet de Gibercourt (o.i.) ; 1704-1707 Gaspard de Fontenu (a.F.) ; 1707-1711 Charles de Riencourt (o.i.) ; 1711-1716 Benoît de Maillet (a.F.).

72 Lucques (Viareggio, consulat) : 1713-? Antoine Dailhan (o.i.).

Cahiers de la Méditerranée, 98 | 2019 15

73 Madère (consulat) : 1660-1665 Raymond Biard (o.i.) ; 1665-1677 Hyacinthe Biard (o.i.) ; 1677-? François Biard (o.i.) ; 1713-1724 Alexandre Sauvaire (o.i.).

74 Malaga (consulat) : ?-1662 Étienne Trouin sieur de Barbinais (a.F.) ; 1662-1678 René Trouin sieur de Grandbois (a.F.) ; 1684-1697 Luc Trouin sieur de Barbinais (a.F.) ; 1698 Bourguignon (o.i.) ; 1698-1699 de Brémont (o.i.) ; 1699-1701 Joseph Bayle (ou Bailé) (a.F.) ; 1701-1715 Étienne Fleury de Vareilles (o.i.).

75 Malte (consulat) : 1680-1684 Pierre Rasty (Prov.) ; 1684-1705 François Garcin (Mar.) ; 1705-1733 Charles Garcin (Mar.).

76 Messine (consulat) : 1639-1659 Benoît Painblanc (o.i.) ; 1659-1672 Jacques Foulé (ou Foullé, o.i.) ; 1672-1697 Jean-Ambroise (de) Ferrari (a.F.) ; 1698-? Antoine Fabre (Mar.) ; ?-1705 Brémond (o.i.) ; 1705-1720 Jacques-Thierry de Lespinard (a.F.).

77 Milo et l’Argentière (consulat) : ?-1681 Nicolas Jucca (o.i.) ; 1681-1684 Mathieu Brémont (Prov.) ; 1684-1685 Zucco (o.i.) ; 1685-1691 Claude Sicard (o.i.) ; 1691-1708 François Goujon (o.i.) ; 1708-1721 Honoré-François Goujon (o.i.).

78 Minorque et Port Mahon (vice-consulat de Palma de Majorque, puis consulat) : 1703-1708 Joseph Nieulon (vice-consul, Mar.) ; 1713-1714 Christophe Rougeau de la Blotière (Pro.).

79 Morée (consulat général) : 1632 - après 1642 Nicolas de Villeré (étr.) ; ?-1657 de Belfond (o.i.) ; 1658-1663 Jean Giraud (a.F.) ; 1663-1676 François Chastagnier (Mar.) ; 1676-1693 Antoine Chastagnier (Mar.) ; 1697-1715 Balthazar Goujon (o.i.).

80 Naples (consulat) : 1672-1685 (Pierre-)François (de) Boccardi (étr.) ; 1685 l’Estoile (n’a pas exercé, Mar.) ; 1685-1698 Balthazar Moreau (o.i.) ; 1698-1707 Argoud de Laval (o.i.) ; 1714-1718 Jean-Baptiste-Gaston de Faucon de Ris (a.F.).

81 Naxis (avec Paros, Antiparos et Miconis, consulat) : avant 1680-1689 Chrysante Coronello (étr.) ; 1689-1709 Germano Coronello (étr.) ; 1709-1713 Giacomo Coronello (étr.) ; 1713-1728 Charles de Raymond de Modène (a.F.).

82 Nègrepont (consulat) : 1662-1703 Antoine Gilles (Mar.) et Bruno Gilles (Mar.) ; 1703 Louis Guirard (o.i.) ; 1703-1719 Charles Guyon (o.i.).

83 Nice (consulat) : 1661-1673 Charles Bonis (o.i.) ; 1673 - avant 1678 François Ferrand (a.F.) ; 1713-1717 Guillaume-Louis de Saint-Marcel (o.i.).

84 Otrante (vice-consulat) : 1698-? Constantini (étr.).

85 Palerme (vice-consulat de Messine) : 1699-1706 Dominique Figa (o.i.) ; 1706-1725 Laurent Olivier(i) (o.i.).

86 Palma de Majorque (consulat) : 1660-1670 François Séguin (o.i.) ; 1670-1671 Barthélemy Pocquelin (o.i.) ; 1671-1685 Jean-Antoine Vigne-Duguet (ou Vignes du Guet) (o.i.) ; 1685-1689 Jacques Barbier (o.i.) ; 1699-1706 Jean Roustan (Mar.) ; 1706 Savignac (n’a jamais exercé, o.i.) ; 1715-1738 Joseph Nieulon (Mar.).

87 Patino et Calimno (vice-consulat) : 1686-? Nicolas Matta (o.i.).

88 Porto (consulat) : 1669-1684 Pierre Nuñez (o.i.) ; 1684-? Augustin Murial (o.i.) ; 1686-? Joseph de Larre (a.F.) ; 1713-1717 Jean-François Bonnal (a.F.).

89 Porto-Ferraio (île d’Elbe, vice-consulat de Livourne) : 1648-1681 Antoine Lambardy (étr.) ; 1681-1726 Sébastien-Louis I Lambardy (étr.).

90 Raguse (consulat) : 1698-? Abbé Freschi (o.i.).

Cahiers de la Méditerranée, 98 | 2019 16

91 Rome (consulat) : ?-1658 Laurent Pin (o.i.) ; 1659-1667 Louis Paradam (Paradan) (o.i.) ; 1667-1705 Claude Voiret (o.i.) ; 1705-1716 Michel-Ange de La Chausse (a.F.).

92 Rosset (vice-consulat du Caire) : 1691-1697 Pierre Seren (o.i.) ; 1697-1699 Christophe Charpuys (o.i.) ; 1699-1706 Claude Boutier (o.i.) ; 1706-1707 Pierre-François Lecoindre seigneur de Montreuil (o.i.) ; 1707-1731 François Rosset (Mar.).

93 Rovigno (Rovinj/Croatie, consulat) : 1690-1747 Barthélemy Nouveau (o.i.).

94 Saint-Michel (Açores, consulat) : 1699-? Jean Brissau (o.i.).

95 Salé (consulat) : 1629-1648 André Prat (Mar.) ; 1648-1683 Henry Prat (Mar.) ; 1683-1689 Jean Périllé (Mar.) ; 1689-1701 Jean-Baptiste Estelle (Mar.) ; 1701-1711 Jean Périllé (Mar.) ; 1711-1718 Pierre de la Magdelaine (a.F.).

96 Salonique (consulat) : 1679-1685 Jean Bonnet (o.i.) ; 1685-1688 Jacques Gleiz (ou Glaise) (o.i.) ; 1688-1693 Nicolas Quenet (o.i.) ; 1693-1695 François-Alexandre Beauquesne (o.i.) ; 1695-1699 Jean-François Arnaud (Mar.) ; 1699-1711 Antoine Arnaud (Mar.) ; 1712-1724 François de Boismont (o.i.).

97 Santander (consulat) : 1714-1719 Diego Delaloire (o.i.).

98 Satalie de Caramanie (consulat) : 1611-1643 François Beauman (Mar.) et Jean Mazerat (Mar.) commissionnaire Léonard Garbier (Mar.) ; 1643-1656 Nicolas Faure (Mar.) ; 1656-1676 François Mazerat (Mar.) commissionnaire François Verguiny (o.i.) ; 1676-1682 Esprit Bérard (o.i.) ; 1682-1690 Claude Blancon (o.i.) ; 1690-1691 Fabre (Mar.) ; 1691-1692 François Rouzé (o.i.) ; 1692-1717 consulat supprimé.

99 Scio/Chio (vice-consulat de Smyrne) : 1694-1696 Mile (étr.) ; 1696-1699 Pierre Artigue(s) (Prov.) ; 1698-1705 Louis de Rians (Prov.) ; 1702-1709 Jean-François Bonnal (a.F.) ; 1711-1724 Jean-Étienne Taitbout de Marigny de Fontenelle (a.F.).

100 Senigallia (Italie, consulat) : 1711-1763 Jacques I Beliardi (a.F.).

101 Séville et San Lucar (vice-consulat de Cadix) : 1679-1700 Bertrand Salubias de Fuentes (étr.) ; 1700-1728 Jean de Faucassau (o.i.).

102 Seyde (Saïda, consulat) : 1617-1652 Pierre Viguier (Mar.) et Baptiste Tarquet (Mar.) (exercé en partie par Dominique Payan, o.i.) ; 1652-1657 Jean Viguier (Mar.) ; 1657-1662 François de Vintimille de Seissons (Mar.) (commissionnaire : Barthélemy Arnaud, o.i.) ; 1662-1671 Pierre de Croiset (o.i.) ; 1671-1672 Balthazar Bonnecorse (o.i.) ; 1672-1679 Louis Segla (o.i.) ; 1679-1682 Antoine de Brocquery (o.i.) ; 1682-1686 Louis Lempereur (Mar.) ; 1686-1691 Joseph Eyguessier (Mar.) ; 1691-1701 Louis Lempereur (Mar.) ; 1702-1711 Jean-Baptiste Estelle (Mar.) ; 1711-1721 Pierre Poullard (a.F.).

103 Smyrne (consulat) : 1636-1652 Jean Dupuy (Mar.) et François Dupuy (Mar.) ; 1652-1685 Henri Dupuy (Mar.) et Augustin Dupuy (Mar.) ; 1685 Jean-Baptiste Fabre (Mar.) ; 1685-1688 Louis-Marseille Fabre (Mar.) ; 1688-1691 Joseph (Louis ?) Blondel (o.i.) ; 1691-1695 Louis de Rians, dit Rians fils (Prov.) ; 1695-1696 Rians père (Prov.) ; 1697-1707 Isaac Royer (a.F.) ; 1707-1727 Gaspard de Fontenu (a.F.).

104 Terceira (Açores, consulat) : 1672-1676 Jacques Bergue (a.F.) ; 1676-1679 Pierre Allaire (o.i.) ; 1679-1682 Gédéon de Labat (a.F.) ; 1682-1699 Jean Lange-Nègre (Mar.) ; 1699-? François Biard (o.i.).

105 Tétouan et Tanger (consulat) : 1683-1702 Pierre Estelle (Mar.) ; 1702-1703 Pierre Poullard (n’a jamais exercé, a.Fr.) ; 1703 Jean Maillet (Mar.) ; 1703-1706 Pierre de Vatry (o.i.) ; 1706-1711 Pierre de la Magdelaine (a.F.) ; 1711-1712 Jean-François Bonnal (a.F.).

Cahiers de la Méditerranée, 98 | 2019 17

106 Tinos et Mykonos (vice-consulat puis consulat) : 1680-1698 Antoine Vieilh (vice-consul, o.i.) ; 1698 - après 1706 Jean Gizy (ou Gisy) (o.i.).

107 Tripoli de Barbarie (consulat) : 1647-? Noël Jourdan (o.i.) ; 1681-1683 Pierre de la Magdelaine (a.F.) ; 1685-1691 Claude Le Maire (Prov.) ; 1691-1693 Louis Le Maire (sans brevet) ; 1694-1702 François de Lalande (o.i.) ; 1702-1708 Claude Le Maire (Mar.) ; 1708-1710 Pierre Poul(l)ard (a.F.) ; 1710-1722 Pierre Expilly (a.F.).

108 Tripoli de Syrie (consulat, puis vice-consulat) : 1624-1648 Pierre Viguier (Mar.) et Laurent d’Urre (ou d’Heurre) de Montanègre (o.i.) et Pierre de Marmery (o.i.) et Jeanne de Sacco, veuve Libertat (o.i.) ; 1648-1658 Pierre Viguier (Mar.) et Laurent d’Urre (ou d’Heurre) de Montanègre (o.i.) et François Picquet (a.F.) ; 1658-1667 Hector Viguier (Mar.) et Laurent d’Urre (ou d’Heurre) de Montanègre (o.i.) et François Picquet (a.F.) ; 1667-? Joseph Dupont (commissionnaire pour les trois propriétaires, Mar.) ; 1691-1694 Calaman(d) (vice-consul, o.i.) ; 1694-1697 Léonard Calaman(d) (vice-consul, o.i.) ; 1698-1701 Joseph Bérard (vice-consul, o.i.) ; 1702 Jean-Jacques Le Noir du Roule (vice- consul, o.i.) ; 1702 Claude-Jacques de Monthenault (n’a jamais rejoint son poste, o.i.) ; 1703-1707 Pierre Poullard (vice-consul, a.Fr.) ; 1707-1708 Fougasse (vice-consul, o.i.) ; 1708-1712 François de Boismont (vice-consul, o.i.) ; 1713-1725 Jean-Jacques de Monhenault (vice-consul, o.i.).

109 Tunis (consulat) : 1639-1641 Étienne Maure (Mar.) ; 1641-1648 Lange Martin (Mar.) ; 1648- ? Legros (o.i.) ; ?-1674 Jean Ambrozin (o.i.) ; 1677-1680 Charles Gratian (Mar.) ; 1680-1683 Étienne Plastrier (o.i.) ; 1683-1685 Claude Le Maire (Prov.) ; 1685-1689 Antoine Michel (o.i.) ; 1689-1711 Augier Sorhainde (a.F.) ; 1711-1718 Pierre-Victor Michel (Mar.).

110 Venise (consulat) : 1627 - avant 1668 Paul Vedoa (o.i.) ; après 1667-1679 Pierre Cotolendi (Prov.) ; 1679-1718 Guillaume Le Blond (o.i.).

111 Viana (consulat, puis vice-consulat) : 1669-? Jean Romat (o.i.).

112 Zante et Céphalonie (consulat) : 1660-1685 Jean Taulignan (o.i.) ; 1685-1686 Helmer Taulignan (o.i.) ; 1686-1698 Simon Blanc (o.i.) ; 1698 Jean Caner (o.i.) ; Victor Taulignan 1698-1752 (Prov.).

113 Zéa (Kéa, consul) : 1705-? Pangalo (o.i.).

L’origine géographique des consuls

114 Pour le besoin de l’enquête le règne de Louis XIV a été découpé en trois phases : 1. 1641-1665 ; 2. 1666-1690 ; 3. 1691-1715. Si la fin correspond à la mort du roi25, le début ne coïncide ni avec sa naissance (1638) ni avec le début de son règne (1643). Il a été choisi pour arriver à trois tranches de 25 ans. Les consuls, vice-consuls, commissionnaires et agents de la Marine n’ont pas été différenciés.

Tableau 2. Origine géographique des consuls français (ensemble de l’échantillon, 1641-1715)

1641-1665 1666-1690 1691-1715 Total Origine des consuls Levant et Pays de Levant et Pays de Levant et Pays de

Barbarie Chrétienté Barbarie Chrétienté Barbarie Chrétienté

Cahiers de la Méditerranée, 98 | 2019 18

19 18 76 Marseillaise 30 (50 %) - 3 (5,8 %) 6 (9,5 %) (29,7 %) (16,2 %) (19,9 %)

18 Provençale 1 (1,7 %) - 4 (6,2 %) 4 (7,7 %) 5 (4,5 %) 4 (6,3 %) (4,7 %)

29 83 Autre France 5 (8,3 %) 9 (27,3 %) 8 (12,5 %) 15 (28,8 %) 17 (27 %) (26,1 %) (21,7 %)

22 Étrangère 3 (5 %) 3 (9,1 %) 3 (4,7 %) 4 (7,7 %) 6 (5,4 %) 3 (4,8 %) (5,7 %)

30 53 184 Inconnue 21 (35 %) 21 (63,6 %) 26 (50 %) 33 (52,4 %) (46,9 %) (47,8 %) (48 %)

111 383 Total 60 (100 %) 33 (100 %) 64 (100 %) 52 (100 %) 63 (100 %) (100 %) (100 %)

115 Pour la période de 1641 à 1715, nous avons pu recenser 383 actes de nomination. Pour 184 d’entre eux, c’est-à-dire pour près de la moitié, l’origine géographique des agents n’a pu être déterminée. L’échantillon se réduit donc à 199 actes pour lesquels elle est connue.

116 Si la part des Provençaux reste, du moins entre 1666 et 1715, à peu près stable – à un niveau assez bas d’ailleurs – celle des Marseillais est en net recul. Néanmoins ces derniers sont bien plus présents dans le Levant et en Barbarie qu’ils ne le sont en pays de Chrétienté. Rappelons que c’est pour la partie levantine et barbaresque du réseau que Marseille revendique, pendant deux siècles, la reconnaissance de ses anciens privilèges qui lui assuraient le libre choix de ses consuls. C’est aussi là que le négoce phocéen règne en maître. Or la fin du conflit entre la ville et le pouvoir royal qui se conclut en 1691 avec l’association de la Chambre de commerce de Marseille à la gestion des consulats du Levant et de Barbarie n’a pas entraîné d’augmentation de la présence marseillaise dans le corps consulaire français. C’est le contraire qui se produit. Plus la monarchie parvient à imposer son autorité à la ville de Marseille, plus le département de la Marine prend le contrôle de l’institution consulaire, plus le poids des Marseillais dans le recrutement des consuls baisse.

117 « L’opinion généralement admise » de la domination marseillaise dans les affaires consulaires se vérifie-t-elle à la lumière de ces chiffres ? Pour pouvoir les apprécier correctement, il convient d’écarter les actes de nomination de consuls pour lesquels il n’a pas été possible de déterminer une origine géographique et de ne prendre en compte que ceux dont l’origine est connue.

Tableau 3. Origine géographique des consuls français – « origine connue » (1641-1715)

1641-1665 1666-1690 1691-1715 Total Origine des consuls Levant et Pays de Levant et Pays de Levant et Pays de

Barbarie Chrétienté Barbarie Chrétienté Barbarie Chrétienté

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19 76 Marseillaise 30 (77 %) - 3 (11,5 %) 18 (31 %) 6 (20 %) (55,9 %) (38,2 %)

Provençale 1 (2,5 %) - 4 (11,8 %) 4 (15,4 %) 5 (8,6 %) 4 (13,3 %) 18 (9 %)

83 Autre France 5 (12,8 %) 9 (75 %) 8 (23,5 %) 15 (57,7 %) 29 (50 %) 17 (56,7 %) (41,7 %)

22 Étrangère 3 (7,7 %) 3 (25 %) 3 (8,8 %) 4 (15,4 %) 6 (10,4 %) 3 (10 %) (11,1 %)

199 Total 39 (100 %) 12 (100 %) 34 (100 %) 26 (100 %) 58 (100 %) 30 (100 %) (100 %)

118 Avant le transfert, en 1669, des consulats des Affaires étrangères à la Marine, la domination marseillaise dans le Levant et la Barbarie est patente. Plus des trois quarts des agents sont d’origine phocéenne. Avec les Provençaux, que l’on peut estimer proches des intérêts marseillais, leur part grimpe même à près de 80 % des nominations effectuées entre 1641 et 1665. En revanche, ils sont totalement absents des pays de Chrétienté. Au cours du quart de siècle suivant, les Marseillais restent majoritaires au Levant et en Barbarie avec près de 56 % des nominations (67,7 % si on y ajoute les autres Provençaux). Même dans les pays de Chrétienté leur part n’est, entre 1666 et 1690, pas négligeable avec 11,5 % sans et 27 % avec les autres Provençaux. Au cours de la période 1691-1715, les Marseillais représentent toujours près d’un tiers des agents nommés au Levant et en Barbarie (près de 40 % avec les Provençaux). Dans les pays de Chrétienté ils représentent même, à cette époque, un cinquième des nominations (un tiers en comptant les Provençaux). Les Marseillais, bien qu’en perte de vitesse, sont donc encore très nombreux dans le réseau consulaire à la fin du règne de Louis XIV. Au cours du XVIIIe siècle leur nombre relatif continue d’abord à baisser, avant de se redresser au milieu du siècle.

Tableau 4. Part des Marseillais dans les nominations aux consulats et vice-consulats français (1641-1766)26

1641-1665 1666-1690 1691-1715 1715-1733 1734-1766 Total

Marseillais 30 (77 %) 19 (55,9 %) 18 (31 %) 19 (14,2 %) 44 (24 %) 130 (29 %)

Total 39 34 58 134 183 448

119 Comment expliquer cette prépondérance marseillaise dans le corps consulaire français ? Anne Mézin supposait que la ville disposait, jusqu’en 1723, d’un droit qui lui permettait de présenter des candidats aux postes levantins ou barbaresques vacants27. Or il n’y a aucune trace d’un texte de loi qui stipulerait ce supposé droit. Pierre Ariste, pourtant très bien renseigné sur le fonctionnement de l’institution consulaire au milieu du XVIIe siècle, n’en fait pas état non plus. Géraud Poumarède qualifie ce droit de présentation de simple « fiction »28 dont la municipalité de Marseille use à chaque fois

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qu’elle essaie d’imposer, contre l’avis du secrétaire d’État, son propre candidat à un consulat vacant.

120 Or l’absence d’un droit de présentation ne signifie pas que le pouvoir aurait systématiquement bloqué des propositions de candidats faites par Marseille. La Marine s’adresse même régulièrement à la Chambre de commerce de la ville pour en solliciter29. Les candidats proposés sont alors systématiquement des Marseillais.

121 La prépondérance des consuls d’origine marseillaise dans le Levant et en Barbarie s’explique également par la sociologie des Échelles. Les nations françaises y sont, à l’image des grandes maisons de négoce en Méditerranée, essentiellement composées de Marseillais. Pour des raisons similaires, leur présence est beaucoup plus faible dans la péninsule Ibérique. En Espagne et au Portugal, les nations françaises sont formées de maisons de négoce aux origines géographiques plus hétéroclites que dans le Levant30. Dans l’Empire ottoman, Marseille exerce, après sa transformation en port franc (1669), un quasi-monopole sur le commerce. Compte tenu de cette situation, la question ne devrait donc pas être de savoir pourquoi le nombre de consuls d’origine marseillaise est si élevé dans le Levant et en Barbarie, mais pourquoi il se met à décroître à partir de la deuxième partie du XVIIe siècle.

122 Une analyse numérique telle que celle entreprise ici ne pourra sans doute que constater la baisse de l’influence marseillaise au cours des siècles, elle ne peut l’expliquer. Elle ne dit rien non plus de la façon dont l’origine géographique influe sur l’exercice de la charge consulaire. Quelles sont les allégeances des consuls ? Est-ce que les consuls marseillais se considèrent davantage comme représentants du roi ou comme ceux de la Chambre de commerce de Marseille ? Servent-ils équitablement tous les Français ou favorisent-ils ceux qui sont issus de la même ville qu’eux ? Existe-t-il des traces qui témoigneraient de conflits d’intérêt liés à la proximité entre les consuls et la Chambre de commerce ? Quel avantage la ville de Marseille compte-t-elle tirer concrètement du placement de Marseillais dans les consulats ?

123 Les réponses à ces questions ne peuvent venir que d’une analyse qualitative des sources consulaires. La présente étude quantitative pourra servir de point de départ, comme elle peut constituer le premier pas vers une étude plus large des origines – géographiques comme sociales – des consuls français.

NOTES

1. Pour une présentation plus détaillée du conflit entre la municipalité de Marseille et la monarchie autour de la question de la nomination des consuls, voir : Géraud Poumarède, « Naissance d’une institution royale : les consuls de la nation française en Levant et en Barbarie aux XVIe et XVIIe siècles », Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire de France, 2001, p. 65-128 ; et plus récemment : Jörg Ulbert, « Marseille, la monarchie et la Marine : les tutelles administratives du réseau consulaire français (XVIe-XVIIIe siècles) », Revue d’histoire diplomatique, vol. 132, no 3, 2018, p. 221-235.

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2. Pour le détail des négociations entre Colbert et la Chambre de commerce de Marseille qui s’étirent de 1667 à 1669, voir : Paul Masson, Ports francs d’autrefois et d’aujourd’hui, Paris, Hachette, 1904, p. 16-18 ; ainsi que : Paul Masson, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1896, p. 160-177. Voir le texte de l’édit dans : Pierre Clément (éd.), Lettres, instructions et mémoires de Colbert, vol. II/2, Paris, Imprimerie impériale, 1863, p. 796-798. 3. Voir une analyse des réformes qui mènent à cette position dans : Louis Bergasse et Gaston Rambert, Histoire du commerce de Marseille, vol. 4 : De 1599 à 1660 / De 1660 à 1789, Paris, Plon, 1954, p. 204-214. 4. Au sujet de ce rôle de contrôle voir : Jörg Ulbert, « Identifier pour contrôler. La monarchie française et ses ressortissants expatriés (XVIIe-XVIIIe siècle) », Mélanges de la Casa de Velásquez (à paraître). 5. À ce sujet voir : Jörg Ulbert, « L’acheminement des correspondances diplomatiques à Constantinople pendant la Guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) », Revue d’histoire diplomatique, vol. 130, 2016, p. 241-255. 6. Sur l’importance des Marseillais dans le commerce méditerranéen voir en dernier lieu : Anne Brogini, « Une Méditerranée marseillaise ? L’élan des marchands provençaux en Méditerranée occidentale (env. 1590-env. 1660) », dans Xavier Daumalin, Daniel Faget et Olivier Raveux (dir.), La mer en partage. Études offertes à Gilbert Buti sur les sociétés et les économies maritimes (XVIe-XIXe siècles), Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2015, p. 153-163. 7. Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières (1715-1792), Paris, MAE, Direction des Archives et de la Documentation, 1997, p. 20. Les auteurs qui se sont penchés sur l’histoire des consulats s’accordent généralement sur le fait que la plupart des consuls en Levant étaient, au moins jusqu’au XVIIe siècle, marseillais. Par exemple : Jean Reynaud, « Les origines du consulat de France de Satalie de Caramanie (1607) », Comité des travaux historiques et scientifiques, Bulletin de la section de géographie, no 43, 1928, p. 221-232, ici : p. 231. 8. D’après Anne Mézin, Les consuls…, op. cit., p. 20-22. 9. Voir les études de cas consacrées aux consulats et consuls français de l’époque de Louis XIV dans : Jörg Ulbert, Matthias Manke et Gustaf Fryksén, « Bibliographie : l’histoire de la fonction consulaire jusqu’au début de la première guerre mondiale », Cahiers de la Méditerranée, no 93, décembre 2016, p. 190-232. 10. Voir sur cette question : Géraud Poumarède, « Naissance d’une institution royale… », art. cit., p. 65-128. 11. Julien Puget, « Une “communauté spatiale” au fondement de l’action politique ? Les mobilisations d’habitants face aux projets urbains à Marseille à l’époque moderne », Les Cahiers de Framespa [en ligne], vol. 23, 2017, p. 11, URL : http://framespa.revues.org/4185 (consulté le 17 janvier 2019). 12. Voir la notice que lui consacre Anne Mézin, Les consuls…, op. cit., p. 394. 13. Pierre Ariste, Traicté des consulz de la nation françoise aux paÿs estrangers (1667), Bibliothèque nationale de France, ms fr. 18595. 14. Voir à ce sujet le « Brevet par lequel le Roy conserve au s. de Puisieux, secrétaire d’Estat des Affaires étrangères les mesmes droits et faculté de nommer tous les offices de consuls pour la nation française et autres offices qui en dépendent en toutes le villes, ports et havres desd. pays estrangers où S.M. a accoutumé de pourvoir et ainsy que le s. de Villeroy, son prédecesseur en lad. charge de secrétaire d’Estat des Affaires étrangères en a usé » du 20 décembre 1617, Archives nationales de France [AN], Mar/B/7/52, fol. 787 ro. 15. Pour une appréciation des sommes en jeu voir : Géraud Poumarède, « Naissance d’une institution royale… », art. cit., p. 77-78. 16. Sur le rôle de l’ambassadeur dans les nominations de consuls, voir : Georges Koutzakiotis, « Le réseau consulaire français dans l’archipel (1679-1718) », Études Balkaniques – Cahiers Pierre Belon, no 22, 2017, p. 23-47, ici : 30-34.

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17. Ainsi Louis Bonnet est nommé, le 1er mars 1680 par ordonnance de l’ambassadeur français à Constantinople, consul à Andros et Tinos (Centre des Archives diplomatiques de Nantes [CADN], 2Mi 2192, registres de chancellerie de Constantinople, cahiers 31, 48, 53). Il en va de même de Jean Miglio, qui est le premier à être nommé consul à Durazzo, le 18 juillet 1687 (CADN, 2Mi 2192, registres de chancellerie de Constantinople, cahier 44). Je remercie vivement Mme Anne Mézin de m’avoir transmis ces informations. 18. Voir à ce sujet : Robert Paris, Histoire du commerce de Marseille, tome V : De 1660 à 1789. Le Levant, Paris, Librairie Plon, 1957, p. 58-64. 19. Georges Koutzakiotis, « Le réseau consulaire… », art. cit., p. 34-35. 20. Voir, par exemple, Jean Rey qui est nommé, en février 1660, vice-consul à Barcelone par Robert Prégent, le propriétaire de ce consulat (AN, Mar/B/7/52, fol. 766 ro). Dans ce cas précis le terme de vice-consul désigne un commissionnaire. Voir aussi le cas de Joseph Nieulon, nommé, le 18 décembre 1703, vice-consul à Minorque et Port-Mahon par Jean Roustan, consul à Palma de Majorque (Anne Mézin, Les consuls… , op. cit., p. 464-465). Dans ce cas, il ne s’agit pas d’un commissionnaire. 21. Ainsi les lettres patentes de consul à Smyrne émises le 22 juillet 1688 par l’ambassadeur de France à Constantinople, Pierre Girardin, au profit de Louis Blondel, sont confirmées par des lettres de provisions en bonne et due forme le 31 décembre 1688 (AN, Mar/B/7/61, fol. 128 vo et 129 ro). 22. Voir le détail de ces deux enquêtes menées en 1697 et 1702 dans : Georges Koutzakiotis, « Le réseau consulaire… », art. cit., p. 33-34. 23. Georges Koutzakiotis, « Le réseau consulaire… », art. cit., p. 28-29. 24. En 1699, le consulat de Naples aurait chapeauté des vice-consulats à Castellamare di Stabia et Gaèta sur la côte tyrrhénienne, Reggio di Calabria, Crotone, Gallipoli et Tarente sur la côte ionienne, Otrante, Monteleone, Bari et Barletta sur la côte adriatique (Hugo Billard, « Le consulat de la nation française à Naples à la fin du XVIIe siècle », Revue d’histoire diplomatique, vol. 116, no 3, 2002, p. 279-290, ici : p. 281). 25. Le relevé pour l’année 1715 ne s’interrompt pas au 1er septembre, date du décès du roi, mais se prolonge jusqu’au 31 décembre. 26. Le tableau inclut les données pour les années 1715-1766 publiées par Anne Mézin. Les chiffres initialement différenciés pour les consuls et les vice-consuls (voir tableau en début d’article) ont été additionnés (Anne Mézin, Les consuls…, op. cit., p. 20-22). 27. Anne Mézin, Les consuls…, op. cit., p. 20, 22. 28. Géraud Poumarède, « Naissance d’une institution royale… », art. cit., p. 70. 29. Ibid., p. 71. 30. Voir, par exemple, la liste des origines géographiques des maisons de commerce françaises à Lisbonne pour les années 1686-1704, 1717-1755 et 1783-1792 : Jean-François Labourdette, La Nation française à Lisbonne de 1669 à 1790. Entre Colbertisme et libéralisme, Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1988, p. 669-676.

RÉSUMÉS

Il est communément admis que les consulats français du XVIIe siècle étaient dominés par les Marseillais. Nous ignorons néanmoins quelle était leur véritable part dans le corps consulaire.

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Pour répondre à cette question, l’article commence par dresser la liste de 92 consulats et vice- consulats français actifs entre 1641 et 1715 ainsi que celle des titulaires de ces postes. Pendant cette période, 383 actes de nomination ont pu être recensés. Pour 199 d’entre eux, l’origine géographique du titulaire a pu être déterminée. Ces données permettent de calculer le pourcentage de Marseillais au sein des services consulaires français. L’analyse des résultats montre en effet une large domination marseillaise du moins de la part levantine du réseau consulaire français, mais la part de Phocéens dans le corps consulaire tend à diminuer au fur et à mesure que la monarchie arrive à prendre le contrôle effectif de l’institution consulaire française.

It is commonly accepted that in the seventeenth century, French consulates were staffed by a large proportion of Marseillais. We do not however know their exact share in the consular corps. To answer this question, the article begins by enumerating the 92 French consulates and vice- consulates which were active between 1641 and 1715 as well as the incumbents of these posts. During this period, 383 consuls were appointed, 199 of whom could be associated with a city of origin. This data makes it possible to evaluate the evolution of the percentage of Marseillais within the French consular services. The results do indeed show a large number of consuls from Marseille, but their part decreased steadily from 1641 to 1715.

INDEX

Mots-clés : consuls, Marseille, recrutement, réseau consulaire français Keywords : consuls, Marseille, recruitment, french consular network

AUTEUR

JÖRG ULBERT Jörg Ulbert est maître de conférences d’allemand au département de Langues étrangères appliquées de l’Université Bretagne Sud. Il est membre du laboratoire TEMOS (Lorient). Depuis quelques années, ses recherches portent essentiellement sur l’histoire de la fonction consulaire, et plus particulièrement sur celle du réseau français au XVIIe siècle. Ses publications sont rassemblées à l’adresse suivante : https://univ-ubs.academia.edu/JörgUlbert.

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Supplier pour le consulat. Entre défense des intérêts personnels et service fidèle des consuls vénitiens dans le Levant ottoman (1670-1703)

Umberto Signori Traduction : Pauline Guéna

1 Dans les deux dernières décennies, la figure du consul a fait l’objet d’un débat historiographique vif et stimulant. Les chercheurs et les chercheuses intéressés par ce thème se sont principalement efforcés de comprendre ce que signifiait être consul à l’époque moderne, en concentrant en particulier leurs analyses sur le contexte méditerranéen. L’étude des consulats a récemment reçu une attention croissante, aussi bien dans le cadre de l’histoire diplomatique que dans celui de l’histoire militaire, économique et institutionnelle. Elle a permis à la fois de définir plus précisément l’institution en tant que telle, et de développer une connaissance plus nuancée des consuls et de leurs fonctions. De ces travaux a émergé l’idée que le consulat, pensé comme une charge associée à des obligations spécifiques et vouée à la protection à l’étranger de droits et d’intérêts à la fois de groupes et d’individus, était une conception essentiellement contemporaine. En ceci, elle apparaît donc inadaptée à la compréhension de l’institution consulaire telle qu’elle s’est développée à l’époque moderne1.

2 Au sein de ces développements historiographiques, l’évolution du consulat vénitien après le XVIe siècle n’a suscité qu’un intérêt marginal, probablement parce que cette institution a été associée au paradigme du déclin des intérêts commerciaux de la République de Saint-Marc dans l’Orient méditerranéen2. Certaines recherches, cependant, ont apporté des informations nouvelles et importantes concernant les dynamiques propres au consulat vénitien de l’époque moderne, en mettant notamment en valeur la précocité du développement de cette institution. Ainsi Géraud Poumarède, dans sa thèse de doctorat, a souligné le caractère non homogène de cette structure dans le Levant ottoman et a insisté sur le fait que, malgré les fortes différences d’un siège

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consulaire à l’autre, la plupart des acteurs qui obtenaient le titre de consul de la fin du XVIe siècle au XVIIe siècle maintenaient un rapport clientélaire de fidélité avec certains des principaux membres du groupe dirigeant à Venise3. De manière encore plus convaincante, Maria Pia Pedani a démontré que l’hétérogénéité caractéristique du réseau consulaire de la République était étroitement corrélée à la diversité des institutions, aussi bien centrales que périphériques, auxquelles les différents consuls disséminés dans le bassin méditerranéen étaient tenus de se référer. Par ailleurs, M. P. Pedani est parvenue à reconstruire fidèlement la dense trame consulaire vénitienne qui s’étendait sur toute la Méditerranée, bien que de manière discontinue. Sur les deux rives de l’Adriatique, dans le bassin tyrrhénien, sur les routes du Ponant, en Afrique du Nord et au Levant, on dénombre plus de 60 sièges consulaires institués entre les dernières décennies du XVIe et la fin du XVIIe siècle, dont 14 dans la seule aire levantine4. De la même manière, Benoît Maréchaux a démontré que les consuls vénitiens résidant dans les domaines du sultan entretenaient une correspondance nourrie avec les autorités centrales, mais aussi entre eux et avec d’autres magistratures de la Sérénissime, et ce bien avant les autres agents consulaires européens. Le travail de B. Maréchaux a de plus le mérite d’attirer l’attention sur le rôle de la négociation au niveau local, qui permettait aux consuls de Saint-Marc de protéger les intérêts de la communauté vénitienne sur place5.

3 La présente étude se propose de réfléchir à l’intérêt que pouvait représenter le titre de consul pour son détenteur à partir d’une série de suppliques écrites par des candidats ou des consuls et adressées aux diverses institutions chargées de la nomination des consuls dans le Levant ottoman. Ce type de source permettra d’abord de comprendre comment s’opérait le choix des consuls et comment se constituait le corps consulaire. Puis, dans un second temps, nous nous servirons des dépêches envoyées par ces consuls, en les considérant comme des moyens de transmission de pétitions aussi bien politiques que plus personnelles. L’examen de ces pétitions permettra de reconstituer les formes fondamentales de la communication caractéristique des consuls de l’Ancien Régime, ainsi que de comprendre quels acteurs sociaux pouvaient prétendre au consulat, pour quels motifs et grâce à quelles recommandations. Le choix de la chronologie, de 1670 à 1703, invite à poser ces questions dans un contexte caractérisé par des disparités économiques et sociaux croissants, qui concernaient alors une large partie de la population de la Méditerranée orientale, déséquilibres qui devaient mener à deux guerres entre la Sérénissime et la Porte pour la possession de la Crète (1645-1669) et de la Morée (1684-1699). En revanche, le début du XVIIIe siècle nous servira de borne chronologique dans la mesure où la désignation consulaire est marquée à partir de cette époque par une plus grande bureaucratisation ainsi que par un usage différent des pétitions de la part des candidats. En prenant en exemple les familles dont certains membres furent promus à la dignité consulaire, nous chercherons donc à analyser les stratégies employées par les consuls pour parvenir à cette réussite sociale, à la fois individuelle et familiale. Dans ce sens, les dépêches n’étaient pas qu’un instrument servant à transmettre les informations aux autorités de référence, mais aussi un outil qui nous permet d’examiner le mode d’action des consuls et des candidats, d’une part pour comprendre la place accordée à la sphère personnelle ou familiale et d’autre part pour estimer le degré de compatibilité entre ces intérêts et ceux de Venise.

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La nomination des consuls vénitiens en Méditerranée orientale

4 La République de Venise a entretenu des agents représentant ses intérêts commerciaux en Méditerranée orientale depuis l’époque des croisades. Ces derniers continuent à être reconnus lorsque les Ottomans s’affirment comme la puissance dominante dans cette région. Le titre prestigieux de consul vénitien dans les principaux centres levantins que sont Alexandrie et Damas, transférés au XVIe siècle au Caire et à Alep, fut généralement attribué à des acteurs qui appartenaient au groupe dirigeant de Venise, c’est-à-dire aux patriciens, bien que leurs carrières avant d’arriver à cette charge aient pu être extrêmement diverses6.

5 Une étape significative dans la mise en place du système consulaire vénitien est représentée par le décret du Sénat de 1586, qui pose un jalon dans la codification du mécanisme de sélection de ses agents7. Ce texte prévoit que, dans les opérations de recrutement consulaire, seraient considérés comme des candidats recevables « les citoyens, ou au moins les sujets » (« cittadini, o almeno sudditi ») qui voudraient exercer la charge. Le décret ajoute que, dans le cas où des candidats appartenant à ces catégories se présenteraient, ils devaient toujours être préférés aux candidats non sujets de la République. La possibilité d’obtenir cette charge n’était donc plus limitée aux patriciens, qui en étaient de fait exclus, à l’exception des sièges mentionnés ci- dessus du Caire et d’Alep. Le consulat était ouvert même à des individus de rang social inférieur, appartenant à la catégorie de citoyens ou, parfois, de populaires (popolani)8. Ici, il est significatif que, pour le « bon service des choses publiques » (« buon servizio delle cose publiche »), la loi ait prévu que les citoyens seraient des candidats idoines, mais aussi les simples sujets de la Sérénissime et, en cas de besoin, jusqu’à ceux qui étaient à l’origine étrangers9.

6 Selon cette nouvelle réglementation, la procédure de nomination variait en fonction du siège consulaire concerné et du type d’institution qui recevait la demande. La nomination des consuls étudiés ici revenait généralement aux plus importants représentants publics de la Sérénissime résidant en Méditerranée orientale, dont le choix devait être confirmé par le Sénat. La plupart du temps, la prérogative de la nomination revenait au baile de Constantinople, c’est-à-dire au représentant diplomatique de la République auprès de la Porte. Mais dans certains cas, c’étaient les provéditeurs généraux du Levant qui en étaient chargés10. Le baile de Constantinople, tout comme ces autres représentants publics de la république de Saint-Marc, était chargé d’examiner attentivement toutes les informations disponibles relatives aux candidats. La désignation des consuls ne passait pas par une élection publique à laquelle les candidats auraient pu participer librement. Au contraire, la charge était plutôt concédée directement à celui qui avait spontanément proposé sa candidature au représentant vénitien concerné. Enfin, la durée de la charge attribuée aux agents choisis de la sorte pouvait varier considérablement11.

7 La procédure exigeait que l’aspirant consul, au moment où il se constituait candidat, présentât en outre des preuves attestant de ses qualités distinctives (individuelles ou non) ainsi que de sa loyauté à la cause vénitienne. Les témoignages devaient faire l’objet d’un serment et être souscrits par « nos représentants, les magistrats de mer, secrétaires, résidants », voire par la magistrature en charge du commerce12. Les documents que les candidats présentaient en guise de certification avaient donc la

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particularité d’être généralement produits par les magistratures mêmes à qui revenait la désignation du consul. À la lecture de cette documentation, il apparaît que les éléments qui servaient à qualifier l’impétrant étaient en premier lieu ses mérites personnels, ou ceux de sa famille, au service de la République. Il convient de souligner à cet égard que, au lendemain de la guerre qui opposa Venise à l’Empire ottoman pour la possession de la Crète (1645-1669), les candidats nommés étaient fréquemment ceux qui paraissaient méritants aux yeux des principaux responsables militaires de la république de Saint-Marc. Ces personnages se distinguaient en ceci que, pour la plupart d’entre eux, ils étaient liés par le patrimoine immobilier et les relations de parentèle à la communauté ottomane. Ces acteurs qui, tout en étant légitimement considérés comme des sujets du sultan, recherchaient avec insistance une position consulaire auprès de Venise, sont l’objet de la présente analyse13.

8 À ce point, il est naturel de se demander selon quels critères s’effectuait le choix des représentants publics vénitiens, et en particulier du baile de Constantinople, qui émettaient généralement les lettres patentes de nomination pour les consuls résidant dans les îles de l’Archipel (c’est-à-dire les Cyclades) ainsi que sur la rive orientale de la mer Égée, et même parfois pour certaines Échelles de la rive occidentale. La nomination du consul, tout comme son mode de rémunération, dépendait souvent de la présentation, en personne ou par un intermédiaire, d’une demande qui était associée à des témoignages de la fidélité personnelle ainsi que de celle des ancêtres. On peut prendre comme exemple la lettre que Giacomo Balsarini, déjà consul à Chio depuis 1624, envoya en 1669, c’est-à-dire quelques mois après le traité de paix entre Venise et l’Empire ottoman, à l’ambassadeur extraordinaire de Venise à la Porte. Il y suppliait d’être « soulagé » des « mortifications, des risques, des dépenses et des désagréments » qu’il subissait sans cesse depuis le début de la guerre14. Giacomo Balsarini était né à Chio (soumise aux Ottomans depuis 1566) et sa famille, de confession catholique et installée dans l’île, y détenait d’importants bénéfices15, ainsi que des propriétés immobilières ‒ dont la possession était souvent interdite aux étrangers16. Les membres de sa famille, déjà détentrice d’un titre consulaire par le passé17, avaient donc démontré « l’engagement éternel de cette famille méritante » à Venise en communiquant pendant la guerre de Crète aux capitaines de la flotte les informations qu’ils réussissaient à obtenir grâce aux « amitiés » (« amicitie ») obtenues par la distribution de cadeaux. De plus, Giacomo avait été sollicité pour « faire parvenir les nouvelles de la Porte au Sénat ». Enfin, la « dévotion héréditaire » démontrée par divers membres de la famille Balsarini, typique des « fidèles citoyens » de la Sérénissime, avait conduit Giacomo et son fils Michele à risquer de nombreuses fois la prison, la confiscation de leurs biens, et jusqu’à leur vie. La supplique présentée à l’ambassadeur extraordinaire de Venise à la Porte demandait donc explicitement une forme d’« honneur et de récompense », que constituerait le nouveau titre consulaire18.

Les supplications comme forme de candidature consulaire

9 Au lendemain de la paix qui avait scellé le passage de Candie sous le contrôle du sultan (1669), la nomination d’un consul par Venise pouvait donc advenir suite à la présentation d’une demande par le candidat lui-même aux hauts dignitaires vénitiens en charge dans le Levant, comme le provéditeur général de mer ou le baile de

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Constantinople. Tout comme les Balsarini, les hommes et les familles qui avaient démontré leur loyauté envers les intérêts publics de Venise durant le conflit, faisaient appel aux hautes autorités de la République et réclamaient par des suppliques des récompenses et des honneurs. En effet, on peut rencontrer des cas similaires concernant l’obtention d’autres charges liées au service des magistratures vénitiennes, ainsi que pour l’obtention de faveurs spécifiques. Pour les sujets de Venise, la pratique consistant à présenter des pétitions aux autorités souveraines de la République en les accompagnant systématiquement d’attestations de mérite était donc loin d’être rare. Dans la lagune, elle remonte au moins au XIIIe siècle. Par ailleurs, l’habitude de présenter des pétitions pour obtenir privilèges et faveurs n’était pas réservée à un groupe social ou religieux en particulier, et n’était même pas limitée aux sujets originaires de la Sérénissime. Elle était au contraire vouée à consolider la fidélité et l’alliance de tous les corps sociaux qui souhaitaient servir les intérêts de la République. Du point de vue administratif, la réception des suppliques à l’époque moderne revenait à la Serenissima Signoria, organe central qui détenait également la prérogative d’accorder ou non la « grâce » demandée19.

10 Dans la plupart des cas la Signoria concédait toutefois le pouvoir d’octroyer ces grâces à d’autres institutions judiciaires aux compétences politiques élargies, comme le Collège et le Sénat. Pour les fonctions qui s’exerçaient au Levant, ce pouvoir était également attribué aux représentants publics de Venise sur place, tels que le provéditeur général de mer, le baile ou l’ambassadeur extraordinaire20 à Constantinople. Ainsi, les nominations consulaires habituellement effectuées par les représentants publics au Levant à la suite de ces pétitions prenaient la forme de grâces. Dans cette étude sont donc pris en considération tous les cas dans lesquels les demandes sont formulées par les candidats sous forme de véritables suppliques ou de simples dépêches consulaires, et adressées aux représentants vénitiens dans le Levant, en particulier à l’ambassadeur extraordinaire et au baile de Constantinople, accompagnées de fedi attestant de leur mérite. Les pétitions présentées par les aspirants consuls aux institutions centrales de la Sérénissime, malheureusement peu nombreuses, sont également comprises dans notre étude. En revanche nous ne prendrons pas en compte les bénéfices consulaires qui, entre 1670 et 1703, n’ont pas été attribués en fonction de cette logique pétitionnaire, comme ceux de Chypre ou de l’Échelle de Durazzo, qui suivaient plutôt une démarche élective.

11 Les sièges consulaires d’Athènes, Chio, Milos, Morée (avec une résidence à Patras ou à Lépante), Naxos, Paros, Smyrne, et des Cyclades (avec résidence à Kéa) représentent les cas les plus importants de gestion administrative des privilèges consulaires en Méditerranée orientale. Nous avons donc sélectionné 31 candidatures consulaires entre 1670 et 1703. Il faut aussi signaler que beaucoup de candidats envoyaient plus d’une pétition pour soutenir leur demande, en s’adressant généralement à différentes magistratures vénitiennes. De plus, ceux qui avaient déjà obtenu gain de cause continuaient à présenter de fréquentes pétitions pour la confirmation de leur titre consulaire ou pour obtenir la faculté de le transmettre à leurs héritiers. Ces suppliques ultérieures sont comprises dans l’analyse qualitative, mais ne sont pas comptées parmi les 31 candidatures examinées. En d’autres termes, les 31 candidatures correspondent à 31 candidats et non à 31 suppliques. Toutes visent l’un des huit sièges consulaires mentionnés plus haut ; seulement 17 candidats obtiennent la charge désirée. Pour proposer une lecture qualitative du langage employé, nous avons retenu six cas

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particulièrement représentatifs, sans compter celui de Giacomo Balsarini exploité ci- dessus.

12 Ces suppliques, rédigées selon les codes de la rhétorique de la fidélité au pouvoir souverain, servaient principalement à obtenir un emploi ou du moins un revenu pour soi ou pour un membre de sa famille, à travers le service public du consulat21. De plus, comme déjà souligné, la concession gracieuse du titre de consul dépendait de la loyauté démontrée par la famille du candidat. Cela supposait que la famille reçût l’opportunité de perpétuer cette fidélité dans un emploi consulaire qui, tout comme bien d’autres emplois au service de la République, pouvait ainsi devenir une sorte de patrimoine familial à transmettre à ses héritiers22.

Le consulat vénitien entre « honneur » et « misère »

13 Quel intérêt avaient ces acteurs à réclamer la charge consulaire ? Dans certaines de ses lettres adressées au Sénat et au baile à Constantinople et datées d’entre 1672 et 1682, le consul de la Canée, Gasparo Condostaulo, tout en présentant sa demande, rappelle ses services méritoires au cours de la guerre de Candie. Il souligne en particulier qu’il a été victime de « persécutions turques » qui l’ont conduit à être « chassé de [sa] maison ». Ayant été pris comme captif, il avait dû acheter sa liberté au prix fort. En compensation de sa perte, Condostaulo recherchait donc le titre consulaire, une charge qui lui assurerait d’avoir la vie sauve, mais aussi « honneur et profit »23.

14 Un autre exemple dans la même veine est celui de Francesco Luppazzoli, qui, en 1669, au lendemain de la guerre, envoyait une lettre à l’ambassadeur extraordinaire auprès de la Porte. Dans cette lettre, il demandait à être « récompensé » par la charge consulaire de Smyrne. Luppazzoli affirmait désirer un tel titre pour permettre la « restauration de sa famille et de son honneur », entamé au cours des années précédentes par les persécutions de ses rivaux qui l’avaient à plusieurs reprises conduit devant la justice ottomane locale, sans compter ceux qui l’accusaient d’espionnage pour le compte de la République24. Luppazzoli, futur consul vénitien de Smyrne, résidait alors dans cette Échelle ottomane depuis plusieurs décennies, et son rôle de « confident » de la Sérénissime au cours du conflit qui s’achevait mettait en danger non seulement sa position sociale au sein de la cité portuaire, mais aussi le patrimoine immobilier de sa famille dans l’île de Chio25.

15 Nous pouvons nous arrêter un instant sur la rhétorique employée dans cette lettre pour présenter sa demande relative au consulat, qui nous permet de réfléchir à ses motivations. Dans les pétitions présentées à Venise ou aux représentants publics de Venise au Levant, les pétitionnaires recourent souvent, de manière artificielle, au thème de la misère. Les topoi de la misère et de la pauvreté étaient déjà diffusés depuis longtemps dans la production de telles pétitions en provenance du Stato da Mar vénitien26. Aussi la longue guerre avec l’Empire ottoman pour le contrôle de la Crète n’avait fait que renforcer ce phénomène et le rendre plus courant. Presque tous les suppliants intéressés par le consulat se plaignaient d’avoir perdu des propriétés et des revenus, en soulignant la fragilité de leur situation sociale et financière à cause des évènements militaires. Le consul vénitien de la Canée, Gasparo Condostaulo, déjà mentionné, rappelait par exemple dans ses requêtes que sa famille avait été décimée en rendant des services à la flotte de Saint-Marc pendant la guerre27. Toutes les pétitions relatives à des postes consulaires demandaient grosso modo la même chose : la

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possibilité de jouir des revenus de la charge, et la concession en quelque sorte héréditaire d’une tâche et de ses bénéfices qui avaient auparavant appartenus au père ou à d’autres membres de la famille. Le cas de Francesco Luppazzoli est exemplaire à ce titre. Dans les années 1680, le représentant vénitien à Smyrne avait adressé différentes demandes au baile à Constantinople, aux Cinque Savi alla mercanzia et au Sénat, afin que les magistratures vénitiennes lui octroyassent une somme d’argent ou un revenu annuel régulier, nécessaire pour affronter sa « très dure nécessité »28. Ayant fui sa résidence, il s’était vu contester son droit de propriété, ce qui créait pour lui et sa famille un risque d’effondrement économique et de marginalisation sociale. De plus, assurer la charge consulaire dans les domaines du sultan revenait fort cher à la famille, qui devait fournir continûment les cadeaux attendus par les différentes autorités ottomanes locales ou de passage, tels que le grand amiral ottoman ou d’autres dignitaires de la Porte. Enfin, en plus de la charge consulaire, la pétition comportait une demande de compensation pour les dépenses et les pertes engendrées par le service des intérêts vénitiens.

16 Cependant, la « misère » et l’« état déplorable » dont se plaignaient les acteurs consulaires et les membres de leur famille étaient souvent moins indicatifs de leur situation économique réelle que de leur précarité et de leur vulnérabilité au sein des équilibres sociaux locaux, dominés par des notables ottomans et par des familles rivales29. Il est utile de noter ici que, depuis les années de la guerre, le futur consul vénitien de la Canée, Condostaulo, était un des plus riches propriétaires non seulement de l’île d’Andros, mais de tout l’Archipel (entièrement soumis à l’influence du sultan à l’exception de l’île vénitienne de Tinos). C’est justement dans cette région qu’en tant qu’agent consulaire il continua à gérer ses propres affaires30. Sa fragilité n’était donc pas liée à l’insuffisance de ses ressources matérielles, ni à la gestion du consulat, même s’il se plaignait dans de nombreuses lettres des dépenses associées à cette charge. Bien que lui et sa famille fissent partie des notables du lieu et disposassent de ressources économiques et sociales importantes, à cause de leur complicité avec certains représentants du patriciat vénitien et à cause de conflits autour du contrôle de la communauté (par exemple, le contrôle des églises locales), les candidats au consulat se plaignaient d’une situation de faiblesse qui minait leur dignité31.

17 Le fils du consul de Smyrne, Giovanni Antonio Luppazzoli, supplia lui aussi, en 1702, après la mort de son père, que lui fût concédé le siège consulaire de manière à soulager sa famille de la condition de « misère » dans laquelle leur fidélité à Venise les avait plongés32. En effet, durant la guerre de Morée (1684-1699), aussi bien Francesco que son fils Giovanni Antonio avaient défendu les intérêts stratégiques de Venise par leur implication comme confidents et interprètes. Les dépenses importantes que le chef de famille avait supportées pour faire fonctionner le consulat entre 1670 et 1684, puis à nouveau entre 1700 et 1702, ne poussaient pourtant pas les individus concernés, aussi misérables fussent-ils, à vouloir abandonner la dignité consulaire. Francesco Luppazzoli lui-même, qui se plaint continûment de ses dépenses durant ses longues années de service, ne formule jamais la demande d’être exonéré de la charge de consul, alors que cette demande apparaît sous la plume d’autres agents consulaires. Ainsi, ce n’est pas la charge consulaire qui génère l’appauvrissement dont se plaint la famille Luppazzoli. Plutôt, le consulat est considéré comme un moyen de se garantir justement contre le manque de protection qui aurait provoqué cette misère.

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18 Une confirmation ultérieure de cette vulnérabilité apparaît dans un document, probablement produit entre 1680 et 1685, qui mentionne que la charge de consul de l’Archipel était généralement octroyée à des personnes qui la désiraient « pour être protégées par ce titre »33. Il faut donc préciser ce que recoupe cette notion de protection. Dans une autre supplique de 1673 le consul Condostaulo suppliait que fût concédé à son gendre Costantino Aliprandi la dignité de consul d’Andros et Mykonos. Sa requête se fondait non sur des arguments utilitaristes, « mais pour l’honneur, et pour la protection personnelle […] qui grâce au titre consulaire et au sera protégé de tout évènement qui pourrait lui être dommageable »34. Il est donc évident que la condition de misère dont se plaignent les candidats au consulat et leurs familles désigne une menace pour leurs droits fondamentaux, comme la propriété ou même la sécurité personnelle, menace à laquelle ils devaient faire face pour ne pas être déracinés de leur territoire. La protection de ces droits, à en juger de ces pétitions, pouvait être concrètement reconnue grâce à l’obtention d’un berat, c’est-à-dire d’une lettre patente du sultan concédée aux agents consulaires seulement sur demande du représentant diplomatique vénitien à la Porte. Les consuls « francs » recevaient souvent de l’Empire ottoman de telles patentes de nomination qui reconnaissaient implicitement leurs droits locaux (comme la propriété immobilière ou l’impossibilité d’être réduit en esclavage) et certifiaient leurs privilèges personnels (comme l’exemption fiscale, la juridiction des litiges au sein de la communauté vénitienne et le droit à prélever des taxes consulaires). Ces privilèges, bien qu’extensibles à la famille du « barataire », ne pouvaient théoriquement pas être transmis de manière héréditaire. Dans ce sens, le berat consulaire, tout comme l’exequatur reconnu par les souverains européens, devait être compris comme une attestation de privilèges non héréditaires concédés par le sultan, qui ordonnait que ceux-ci soient respectés dans les territoires soumis à sa juridiction. La condition de consul garantissait donc une certaine émancipation des structures politico-judiciaires du territoire, même si le consul lui- même ne jouissait pas d’une extra-territorialité et qu’il restait soumis à l’autorité souveraine du sultan35.

19 De plus, dans le contexte des Cyclades, différents cas montrent que le consulat pouvait être désiré par des candidats qui, tout en se présentant comme appauvris et marginalisés, cherchaient en fait à cumuler le plus de privilèges possibles. Leur but était alors de garantir à leur famille une position sociale privilégiée au niveau local. Les demandes formulées continuellement par Nicolò Spirido, fils et frère des précédents consuls de Paros, pour récupérer le consulat au début du XVIIIe siècle, c’est-à-dire au terme de la guerre de Morée (1684-1699), vont dans ce sens. Elles montrent sa volonté de consolider sa position sociale, menacée par l’opposition de la communauté locale. Dans différentes lettres envoyées à l’ambassadeur extraordinaire à la Porte, Nicolò en appelait à la fois au diplomate et aux organes centraux vénitiens pour obtenir une « justice méritée » à travers la confirmation par une grâce du consulat de Paros, qui avait été promise dans une lettre à son frère désormais défunt36. Les nombreuses lettres patentes de nomination et les divers bénéfices locaux obtenus par les frères Spirido durant le récent conflit, émanant des principaux représentants vénitiens dans le Levant et de leurs officiers, avaient probablement généré une rivalité locale avec certaines des élites de l’île. En mars et en mai 1700, deux lettres envoyées à l’ambassadeur extraordinaire auprès de la Porte par la communauté de l’île de Paros dénonçaient le comportement de Nicolò Spirido. Les auteurs se plaignaient de « ses machinations diaboliques pour tenir ce pays sous son joug ». Les représentants de la « communauté »

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demandèrent donc que l’ambassadeur ne lui accordât pas la charge consulaire, de façon à « éliminer les moyens par lesquels il cherche une occasion de nous ruiner »37. Il apparaît donc que l’emploi consulaire pouvait générer des conflits entre le consul et sa famille d’une part, et des factions internes à la communauté locale d’autre part, qui se plaignaient du déséquilibre ainsi créé dans la gestion des ressources économiques communautaires. C’est probablement pour éviter cette inégalité que l’ambassadeur extraordinaire à la Porte choisit de ne pas renouveler la famille Spirido dans ses fonctions, de façon à ne pas alimenter les conflits entre les différentes factions locales. Par conséquent l’office de consul ne revint ni à Nicolò, ni à d’autres membres de sa famille.

20 Parmi les candidats au consulat de Paros et Naxos au début du XVIIIe siècle, on retrouve aussi Giorgio Condili (ou Kondylis). Membre de la famille grecque (orthodoxe) la plus riche et la plus influente de Paros, Giorgio présenta une demande à l’ambassadeur extraordinaire à Constantinople, dans laquelle il affirme avoir rendu des services pendant six ans aux officiers de haut rang à la tête de l’armée vénitienne, jusqu’à tomber lui-même en captivité. Mais sa candidature se doublait aussi d’accusations importantes contre sa famille et contre Giorgio lui-même. Ces plaintes contre les Condili, émanant de locaux, pointaient le comportement criminel de différents membres de cette famille pendant les années de guerre. Les accusations étaient accompagnées de déclarations produites par les institutions locales38. Ce cas, mis en regard de celui de la famille Spirido, montre l’existence d’une conflictualité entre certains notables de Paros, et les familles qui, au lendemain de la guerre de Morée, cherchaient à consolider leur domination sociale au niveau local en obtenant une charge consulaire.

Considérations finales

21 Le sentiment d’« impuissance », dont se plaignaient les suppliants au consulat et que partageait la majorité des candidats, était donc en réalité à associer à une situation de contestation de leur condition sociale. Pour cette raison, les demandes qu’ils produisent témoignent d’un manque de ressources légales et sociales. Les guerres entre Venise et l’Empire ottoman avaient entraîné une augmentation des tensions sociales qui se manifestaient même entre les familles de notables dans les territoires frontaliers des Cyclades et des Échelles méditerranéennes de l’Empire ottoman39. Leurs suppliques montrent donc toutes les difficultés qu’ils rencontrent en tentant de s’insérer de manière stable dans la société ottomane. Comme les étrangers, ces personnages manifestent leurs difficultés face à une situation qui pouvait les conduire à une forme d’extranéité en sapant leur enracinement dans la société locale. La condition de faiblesse partagée par les différents acteurs des pétitions pour le consulat peut alors expliquer qu’on retrouve dans le groupe des forestieri (étrangers) des personnages qui jouissaient sur place et dans la région non seulement d’importants liens sociaux, mais aussi de nombreux biens. Les suppliques adressées aux représentants du groupe des dirigeants vénitiens pour obtenir une protection à travers l’octroi d’un poste consulaire ne sont donc pas une forme de clientélisme entre suppliants et personnages vénitiens influents. Il s’agit plutôt d’un soutien réclamé pour pouvoir garantir leurs droits locaux, dont la propriété et le fait de pouvoir donc ainsi pourvoir à leur subsistance. La

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protection demandée aux magistrats patriciens de Venise permet de faire reconnaître ces droits.

22 Alors que les individus des catégories les plus pauvres de la société pouvaient, pour se soustraire aux taxes, se libérer des mauvais traitements auxquels ils étaient souvent soumis, ou simplement pour améliorer leur vie, choisir de renier leur foi40, les agents présentés dans notre étude n’ont pas tenté d’obtenir un statut local plus solide, par exemple par la conversion à l’islam. Au contraire, ils cherchaient à obtenir un statut de beratlı (c’est-à-dire de possesseur d’un berat), ou bien un privilège et une protection qui leur permît de jouir tout de même d’une reconnaissance sociale au sein de leur communauté locale et de profiter de leurs avantages sans devoir renoncer à leur foi chrétienne ou à leur sens de l’honneur, autour duquel se construisaient les pratiques sociales individuelles41. Il s’agit d’ambitions sociales et patrimoniales qu’il leur était plus complexe de poursuivre en se cantonnant strictement au contexte ottoman.

23 Les intérêts des consuls étaient-ils compatibles avec ceux de l’autorité souveraine qu’ils servaient ? Venise cherchait à former des alliances avec des notables locaux. De plus, les citoyens et patriciens de la République comprenaient et partageaient les principes et les objectifs patrimoniaux qui étaient ceux des élites chrétiennes ottomanes. Cependant la Sérénissime avait aussi intérêt à ne pas alimenter les tensions sociales au sein des communautés locales des Cyclades qui, durant les guerres, s’étaient montrées favorables aux intérêts de la république de Saint-Marc, si bien que les membres des familles Alliprandi ou Spirido furent écartés de la charge consulaire. Bien conscients des différences de statut et de religion au sein de l’Empire ottoman, ces individus revendiquaient et négociaient pour eux et leur famille un statut privilégié et honorable qu’il ne pourraient atteindre qu’à travers l’établissement d’un lien d’appartenance et de fidélité avec des puissances européennes, et dans le cas de notre étude, avec Venise.

24 Suivant la logique de l’honneur, prise comme une dimension particulière des hiérarchies sociales à la base des codes de comportement de nombreuses sociétés d’Ancien Régime, divers acteurs recherchaient le consulat afin de promouvoir leurs intérêts familiaux et patrimoniaux. Les candidats au consulat – qu’il s’agisse d’une première obtention ou de la confirmation d’un titre temporaire – recherchaient donc une condition privilégiée, considérée comme « juste », en échange des services rendus à la Sérénissime. Pour attirer l’attention du représentant public auquel ils faisaient appel, ces acteurs mettaient en avant dans leurs dépêches le manque de reconnaissance au niveau local de leur prééminence sociale. Pour les familles qui en jouissaient, cette protection spéciale et privilégiée ne devait pas être seulement conjoncturelle. On considérait ou du moins on espérait qu’il s’agît d’un état permanent. Toute l’ambition de ces acteurs consistait donc à tenter de garantir une forme d’hérédité de cette condition privilégiée en associant différents membres de leur famille à ces charges consulaires, octroyées par une nomination de Venise et confirmées par une patente du sultan.

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NOTES

1. Je me contente ici de faire référence à certaines des contributions les plus récentes à ce thème : Jörg Ulbert et Gérard Le Bouëdec (dir.), La fonction consulaire à l’époque moderne. L’affirmation d’une institution économique et politique (1500-1800), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006 ; Géraud Poumarède, « Consuls, réseaux consulaires et diplomatie à l’époque moderne », dans Renzo Sabbatini et Paola Volpini (dir.), Sulla diplomazia in età moderna : politica, economia, religione, Milan, Franco Angeli, 2011, p. 193-218 ; Marcella Aglietti, L’istituto consolare tra Sette e Ottocento : funzioni istituzionali, profilo giuridico e percorsi professionali nella Toscana granducale, Pise, ETS, 2012 ; Marcella Aglietti, Manuel Herrero Sanchez et Francisco Zamora Rodríguez (dir.), Los cónsules de extranjeros en la Edad Moderna y a principios de la Edad Contemporánea, Aranjuez, Madrid, Doce Calles, 2013 ; Silvia Marzagalli (dir.), Les consuls en Méditerranée, agents d’information : XVIe-XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Les Méditerranées » 7, 2015 ; Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls. L’institution consulaire et les marchands dans le monde méditerranéen (XVIIe-XXe siècle), Madrid-Rome, Casa de Velázquez - Publications de l’École française de Rome, 2017 ; et enfin le numéro 93 des Cahiers de la Méditerranée (décembre 2016), édité par Silvia Marzagalli et Jörg Ulbert : Les études consulaires à l’épreuve de la Méditerranée. 2. Il suffit de penser que, pendant plusieurs décennies, le travail de Niels Steensgaard, « Consuls and nations in the Levant from 1570 to 1650 », Scandinavian Economic History Review, vol. 15, nos 1-2, janvier 1967, p. 13-55, centré sur les consulats principaux d’Alep et Alexandrie, est resté la référence historiographique concernant les consuls vénitiens de l’époque moderne. 3. Géraud Poumarède, Venise, la France et le Levant (vers 1520-1720), thèse de doctorat sous la direction de Lucien Bély, Paris, Université Paris-Sorbonne, 2003, p. 1000-1031. 4. Maria Pia Pedani, « Consoli veneziani nei porti del Mediterraneo in età moderna », dans Rossella Cancila (dir.), Mediterraneo in armi (secc. XV-XVIII), vol. 1, Palerme, Associazione Mediterranea, 2007, p. 175-205. 5. Benoît Maréchaux, « Consuls vénitiens en Méditerranée orientale (1575-1645) », dans Marcella Aglietti, Manuel Herrero Sánchez et Francisco Zamora Rodríguez (dir.), Los cónsules de extranjero…, op. cit., p. 145-157. 6. Guglielmo Berchet, La repubblica di Venezia e la Persia, Turin, Tip. G. B. Paravia, 1865 ; id., Relazioni dei consoli veneti nella Siria, Turin, Tipografia di G. B. Paravia e Comp., 1866 ; David Jacoby, « La Venezia d’oltremare nel secondo Duecento », dans Gherardo Ortalli et Giorgio Cracco (dir.), Storia di Venezia. Dalle origini alla caduta della Serenissima. L’età del Comune, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1995 ; Maria Pia Pedani, « The Oath of a Venetian Consul in Egypt (1284) », Quaderni di Studi Arabi, no 14, 1996, p. 215-222 ; id., « Venetian Consuls in Egypt and Syria in the Ottoman Age », Mediterranean World, no 18, 2006, p. 7-21 ; Éric Vallet, Marchands vénitiens en Syrie à la fin du XVe siècle, Paris, Association pour le développement de l’histoire économique (ADHE), 1999, p. 192-202 ; Eliyahu Ashtor, Levant Trade in the Later Middle Ages, Princeton (N.J.), Princeton University Press, 1983, p. 414-415. 7. Une copie du décret du 7 mars 1586 se trouve à l’Archivio di Stato di Venezia (désormais ASVe), dans le fonds des Cinque Savi alla Mercanzia (désormais CSM), seconde série (IIs.), dans le premier fascicule (fasc. 1) de chaque memoria mercantile du fonds relatif aux consuls de la République à l’étranger (bb. 26-38). L’essentiel de cette documentation conservée et consultée à Venise n’est pas numéroté, ce que nous ne signalons plus par la suite par mesure d’économie. L’indication d’un numéro de document est explicitée uniquement lorsque l’unité archivistique où elle est conservée en comprend une.

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8. Marco Ferro, Dizionario del diritto comune e veneto, 2e éd., vol. I, Venise, Santini e Figlio, 1845, p. 493-494 ; Antonio Trampus, « La formazione del diritto consolare moderno a Venezia e nelle Province Unite tra Seicento e Settecento », Rivista di storia del diritto italiano, no 67, 1994, p. 287. La condition de citoyen vénitien, parfois attribuée aux membres du groupe subalterne qui en faisaient la demande, ne doit pas être confondue avec celle de sujet. La citoyenneté, catégorie qui se subdivisait elle-même hiérarchiquement, était règlementée par des normes spécifiques, et sa reconnaissance dépendait d’une procédure particulière. Sur la citoyenneté à Venise, voir en particulier : Andrea Zannini, Burocrazia e burocrati a Venezia in età moderna : i cittadini originari (sec. XVI-XVIII), Venise, Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, 1993 ; Anna Bellavitis, « “Per cittadini metterete…”. La stratificazione della società veneziana cinquecentesca tra norma giuridica e riconoscimento sociale », Quaderni storici, vol. 30, no 89, 1995, p. 359-383 ; id., Identité, mariage, mobilité sociale. Citoyennes et citoyens à Venise au XVIe siècle, Rome, École Française de Rome, 2001 ; Reinhold C. Mueller, Immigrazione e cittadinanza nella Venezia medievale, Rome, Viella, coll. « Studi », 2010. Concernant la catégorie de popolano, voir : Claire Judde de Larivière et Rosa M. Salzberg, « Le peuple est la cité. L’idée de popolo et la condition des popolani à Venise (XVe-XVIe siècles) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 68e année, n o 4, 2013, p. 1113-140, ainsi que les recherches en cours de Claire Judde de Larivière. 9. Antonio Trampus, « La formazione… », art. cit., p. 302. M. P. Pedani atteste dans un article qu’un décret de 1443 prévoyait déjà que les consuls de la République puissent être des citoyens. Maria Pia Pedani, « Consoli veneziani… », art. cit., p. 180. 10. Ibid., p. 178 ; Benoît Maréchaux, « Consuls vénitiens… », art. cit., n. 16. 11. Pour une étude plus systématique de cette question, qu’il nous soit permis de renvoyer aux deux premiers chapitres de la thèse de doctorat : Umberto Signori, Proteggere i privilegi dello straniero. I consoli veneziani nell’Impero ottomano tra Sei e Settecento, thèse soutenue sous la direction de Stefano Levati, Università degli Studi di Milano, 2018. 12. « Informacione delle qualità con giuramento et sottoscrittione di mano propria da quello de nostri rapresentanti, capi da mar, secretari, residenti », ASVe, CSM, II s., bb. 26-38, 7 mars 1586. 13. Umberto Signori, Proteggere i privilegi…, op. cit., chapitres 1 et 2. 14. « Doppo haver permesso tante mie mortificationi, rischi, dispendi, e dissagi […]. Supplicola genuflesso, che resti servita d’abbracciar di sollevvarmi », ASVe, Bailo a Costantinopoli (dorénavant BaC), b. 113- I, fasc. 7 Scio, 20 août 1669 ; voir aussi : ibid., 3 février 1669 ; ASVe, Senato, Dispacci degli ambasciatori e residenti (dorénavant SdA), Costantinopoli (dorénavant Cost.), filza (dorénavant f.) 154, lié au doc. 111, c. 446r (10 juillet 1670). 15. Giacomo Balsarini avait contracté une alliance matrimoniale avec une des familles « nobles » de l’île, les Guistiniani-Rocca. Ses enfants ont suivi la même stratégie. Biblioteca Nazionale Marciana di Venezia, Manoscritti Italiani, Classe VII, 1191 (8881), c. 125v, 19 mars 1640. Dans la description de ses voyages, Giovanni Battista de Burgo présente une liste des anciennes familles « nobles » et catholiques de Chio, dans laquelle on retrouve également la famille Balsarini : Giovanni B. de Burgo, Viaggio di cinque anni in Asia, Africa, & Europa del Turco, Milan, nelle stampe dell’Agnelli, 1686, p. 326-327. Sur la « noblesse » de Chio pendant la période ottomane, qui n’est pas héréditaire, mais qui définit le groupe social à qui revenait la gestion des affaires de l’île, voir Philip Pandely Argenti, Libro d’oro de la noblesse de Chio, vol. 1, Londres, Oxford University Press, 1955, p. 34-44. Leonardo Balsarini, fils de Giacomo, avait également obtenu en 1668 le titre de coadjuteur de l’évêque de Chio. Concernant sa carrière ecclésiastique, voir Remigius Ritzler et Pirminum Sefrin, A pontificatu Clementis PP. IX (1667) usque ad pontificatum Benedicti PP. XIII (1730), dans Konrad Eubel (dir.), Hierarchia catholica Medii aevi, sive Summorum pontificum, S.R.E. cardinalium, ecclesiarum antistitum series : e documentis tabularii praesertim Vaticani collecta, digesta, edita, vol. 5, Padoue, Typis Librariae Il messaggero di s. Antonio, 1952, p. 158, no 2. 16. L’absence de reconnaissance des pleins droits de propriété aux « Francs », qui ne pouvaient généralement pas détenir de biens immobiliers en territoire ottoman, n’a pas encore donné lieu à

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des recherches pour les périodes qui précèdent le XVIIIe siècle. On en trouve quelques exemples dans Suraiya Faroqhi, « The Venetian Presence in the Ottoman Empire (1600-1630) », The Journal of European Economic History, vol. 15, no 2, 1986, p. 366-367 ; Stefan Knost, « Les “Francs” à Alep (Syrie), leur statut juridique et leur interaction avec les institutions locales (XVIIe-XIXe siècle) », dans Claudia Moatti et Wolfgang Kaiser (dir.), Gens de passage en Méditerranée de l’Antiquité à l’époque moderne : procédures de contrôle et d’identification, Paris, Maisonneuve & Larose, coll. « L’atelier méditerranéen », 2007, p. 244, 249 ; Gilles Veinstein, « Le statut de musta’min entre droit et politique », dans Eugenia Kermeli et Oktay Özel (dir.), The Ottoman Empire. Myths, Realities and « Black Holes ». Contributions in Honour of Colin Imber, Istanbul, Isis, 2006, p. 195. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’accession des Francs à des biens immobiliers dans les Échelles ottomanes fonctionne très différemment : Marie-Carmen Smyrnelis, Une société hors de soi. Identités et relations sociales à Smyrne aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Peeters, 2005, p. 288-296 ; Maurits van den Boogert, « Ottoman Amān : Western Ownership of Real Estate and the Politics of Law Prior to the Land Code of 1876 », dans Maaike van Berkel, Léon Buskens et Petra M. Sijpesteijn (dir.), Legal Documents as Sources for the History of Muslim Societies, Leyde/Boston, Brill, 2017, p. 245-265. Pendant cette période, les représentants consulaires et diplomatiques européens n’étaient plus tenus de protéger leurs sujets d’une incorporation erronée dans la communauté ottomane, mais tentaient plutôt d’étendre leur protection à des sujets n’appartenant pas à leur propre communauté « nationale ». 17. Domenico Balsari, père de Giacomo, avait obtenu le titre de consul vénitien à Chio en 1611, tandis que Giacomo lui-même, comme souligné ci-dessus, l’avait reçu en 1624. Voir Umberto Signori, Proteggere i privilegi…, op. cit., p. 55-57. De nombreuses lettres de ce consul envoyées au baile Alvise Contarini sont conservées à la Biblioteca Nazionale Marciana di Venezia, Manoscritti Italiani, classe VII, 1191 (8881), 1208 (8853). 18. ASVe, SdA, Cost., f. 154, lié au doc. 111, c. 446r (10 juillet 1670) ; « l’hereditaria devotione, che con inalterabile costanza ha da secoli conservato verso il publico nome », ibid., f. 156, doc. non numéroté, cc. 105r-v (non daté), doc. 70, cc. 465r-v (29 novembre 1672) ; « l’eterna obligatione di questa benemerita casa […] continuerò, e doppo me i miei posteri coll’hereditario zelo di buoni e fedeli cittadini verso il nostro natural Prencipe e suoi rappresentanti […] mi rendono capace di qualche adequato honore, et premij », ASVe, BaC, b. 113-I, fasc. 7 Scio, 20 août 1699. Le recrutement de Giacomo Balsari au service des Inquisitori di Stato « per far capitar gli avvisi di quella Porta al Senato » est documenté dans : ASVe, Consiglio di dieci, Deliberazioni secrete, f. 44, 10 novembre 1650. 19. La Serenissima Signoria est l’organe souverain de la République, composé du doge, de six conseillers ducaux et de trois Capi della Quarantia criminale. La Signoria, associée aux sages du Sénat, de la Terre Ferme et aux sages aux ordres (savi del consiglio dei Pregadi, savi alla terraferma e savi agli ordini), constitue le Collège ou Plein Collège. En ce qui concerne la présentation des suppliques écrites par des sujets vénitiens, en particulier pour les « fidèles » sujets des territoires maritimes et pour ceux qui recherchaient la protection de Venise, voir : Dennis Romano, « Quod sibi fiat gratia : adjustment of penalties and the exercise of influence in early Renaissance Venice », Journal of Medieval and Renaissance studies, no 12, 1982, p. 251-268 ; Monique O’Connell, Men of Empire. Power and Negotiation in Venice’s Maritime State, Baltimore, The John Hopkins University Press, 2009, p. 97-118 ; Pauline Guéna et Sébastien Mazou, « Fidélité politique et négociation impériale dans le Stato da Mar vénitien : essai d’étude quantitative, 1463-1505 », Mélanges de l’École française de Rome – Moyen Âge, à paraître (je tiens à remercier Pauline Guéna et Sébastien Mazou qui ont eu la gentillesse de mettre cet article sous presse à ma disposition) ; Robert C. Davis, Shipbuilders of the Venetian Arsenal : Workers and Workplace in the Preindustrial City, Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press, 1991, p. 183-197 ; Nicolas E. Karapidakis, Civis Fidelis : l’avènement et l’affirmation de la citoyenneté corfiote (XVIe-XVIIe siècles), Francfort-sur-le-Main/ New York, Peter Lang, 1992 ; Ersie C. Burke, « …To Live under the Protection of Your Serenity : Immigration and Identity in Early Modern Venice », Studi Veneziani, no 67, 2013, p. 123-156.

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Concernant la procédure administrative des suppliques à l’époque médiévale et moderne, voir Carlo Guido Mor, « Il procedimento per “gratiam” nel diritto amministrativo veneziano del sec. XIII », dans Elena Favaro (dir.), Cassiere della Bolla Ducale. Grazie – Nonus liber (1299-1305), Venise, Comitato per la pubblicazione delle fonti relative alla Storia di Venezia, 1962, p. V-XXVIII ; Eliana Biasiolo, « Procedure, contenuti, significati : riflessioni sulle suppliche », dans Eliana Biasiolo, Lia De Luca et Claudio Povolo (dir.), Voices from Istria. Voci dall’Istria (XVI-XVIII secolo). Glasovi Istre (16.-18 Stoletje), Caselle di Sommacampagna (Verona), Cierre edizioni, 2015, p. 31-38. 20. Contrairement au baile, qui servait de représentant diplomatique permanent, l’ambassadeur extraordinaire était choisi et envoyé seulement dans les périodes de forte tension entre la Sérénissime et le sultan. 21. Le représentant consulaire de Smyrne, par exemple, dans les années 1680, formula différentes demandes adressées au baile, aux Cinque Savi alla Mercanzia et au Sénat pour que les magistratures vénitiennes lui octroyassent une somme d’argent ou un revenu annuel, nécessaire pour sortir d’une condition de « dure nécessité » : cf. ASVe, CSM, II s., b. 33, Smirne, fasc. 2, 10 juin 1682, 12 juin 1682 ; ibid., I s., b. 749, 24 janvier 1681, 15 juin 1681. 22. Concernant la tendance des sujets et des citoyens vénitiens de l’époque moderne à gérer les offices comme un patrimoine familial, voir Andrea Zannini, « L’impiego pubblico », dans Alberto Tenenti et Ugo Tucci (dir.), Storia di Venezia. Dalle origini alla caduta della Serenissima. Il Rinascimento. Politica e cultura, Rome, Istituto della Enciclopedia italiana, 1996, p. 452. 23. ASVe, BaC, b. 116-II, fasc. 4 Siffanto, 22 février 1672 more veneto (dorénavant m.v.); « mi fu concesso il consolato del Regnio sperando d’ottener honnor, et frutto » : ibid., fasc. 6 Canea, 6 juin 1673 ; « la morte di Michieletto mio fratello causata dalle persecutioni turchesche, l’eccidio della mia casa per li serviti prestati », ASVe, Senato, Dispacci dei Consoli (dorénavant SdC), Sedi diverse (dorénavant Sd), f. 1, doc. 17 (6 octobre 1682). 24. « Aspetto la ricompensa della mia sincera zelante et fedele servitu di 26 anni con la carica di questo consolato di Smirne per ristoro di casa mia et mio honore », ASVe, BaC, b. 113-I, fasc. 9, Smirne, 16 novembre 1669. 25. Concernant le personnage de Francesco Luppazzoli : Géraud Poumarède, « Francesco Lupazzoli, consul de Venise et “doyen de l’humanité” ? », Revue d’histoire diplomatique, vol. 121, no 3, 2007, p. 205-217 ; Colin Heywood, « Standing on Hasluck’s shoulders : Another look at Francesco Lupazzolo and his Aegean Isolario (1638) », dans David Shankland (dir.), Archaeology, Anthropology and Heritage in the Balkans and Anatolia : The Life and Times of F. W. Hasluck (1878-1920), vol. 3, Istanbul, Isis Press, 2013, p. 349-375 ; Umberto Signori, « La corrispondenza dei consoli di Venezia a Smirne tra Sei e Settecento », dans Gerassimos D. Pagratis (dir.), Le fonti della storia d’Italia prima e dopo l’Unità : casi di studio per la loro analisi e « valorizzazione », à paraître. Pour ce qui concerne la question des confidents, cette catégorie désignait essentiellement l’informateur dans le domaine des secrets politiques et des affaires militaires, au service du groupe dirigeant de Venise. Durant la guerre, ces agents avaient dépendu directement des autorités supérieures de la flotte militaire de Saint-Marc et s’étaient efforcés de transmettre des nouvelles, mais aussi des moyens matériels, comme par exemple des provisions alimentaires. Cette catégorie d’acteurs est particulièrement étudiée par Paolo Preto, I servizi segreti di Venezia. Spionaggio e controspionaggio ai tempi della Serenissima, 2e éd., Milan, Il Saggiatore, 2010, p. 43-44 ; Cristian Luca, « Alcuni “confidenti” del bailaggio veneto di Costantinopoli nel Seicento », Annuario dell’Istituto romeno di cultura e ricerca umanistica di Venezia, no 5, 2003, p. 299-310 ; Noel Malcolm, Agents of Empire. Knights, Corsairs, Jesuits and Spies in the Sixteenth-Century Mediterranean World, Oxford/New York, Oxford University Press, 2015, p. 223-243. 26. Pauline Guéna et Sébastien Mazou, « Fidélité politique… », art. cit. ; Nicolas E. Karapidakis, Civis Fidelis…, op. cit., p. 66 ; Ersie C. Burke, « …To Live under… », art. cit., p. 129-130. 27. ASVe, SdC, Sd, f. 1, doc. 17 (Canea 6 octobre 1682).

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28. « La supplico soccorrermi di qualche somma di dennaro, ritrovandomi in strettissima neccessità », ASVe, CSM, II s., b. 33, Smirne, fasc. 2, 10 juin 1682, 12 juin 1682. D’autres exemples dans : ibid., I s., b. 749, 24 janvier 1681, 15 juin 1681. 29. Concernant la condition sociale de certains « misérables », au nombre desquels on retrouve aussi des étrangers, et la construction sociale de l’appartenance pour accéder aux ressources sociales et institutionnelles locales, voir en particulier Simona Cerutti, Étrangers. Étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Montrouge, Bayard, 2012, p. 231-290. 30. Benjamin J. Slot, Archipelagus Turbatus. Les Cyclades entre colonisation latine et occupation ottomane : c. 1500-1718, vol. I, Istanbul, Nederlands historisch-archaeologisch instituut, 1982, p. 209, 211, 215, 218, 225, 294, 318, 405, 412, 417. 31. Sur l’implication des familles consulaires vénitiennes dans le contrôle des églises locales, dont naissaient souvent des situations conflictuelles, voir la documentation conservée à Rome, Archivio Storico de Propaganda Fide, série Scritture Originali Riferite nei Congressi, Arcipelago, vol. 2a et Smirne, vol. 1. 32. ASVe, BaC, b. 125-II, 29 janvier 1702. 33. « Vi sono poi li consoli nell’isole dell’Arcipelago, che si concede a persone dell’istesse isole, che la desiderano per esser con quel carattere prottetti », ibid., b. 377, doc. non daté et non numéroté. 34. « E ciò non per uttilità, ma per honnor, e per presservatione di sé stesso per cause occulte, ch’in virtù come console, e col barrato viverà consservato d’ogni mal incontro », ibid., b. 116-II, fasc. 4 Siffanto, 22 février 1672 m.v. 35. Pour une définition du berat voir en particulier Nejdet Gök, « Osmanlı Diplomatikasında Ferman ve Berat Arasında Benzerlik ve Farklar / An Analysis and Comparison of Fermân and Berât in Ottoman Diplomatics », traduite par Kürşad U. Akpınar, Ankara Üniversitesi Osmanlı Tarihi Araştırma ve Uygulama Merkezi Dergisi, no 11, 2000, p. 211-226 ; Lajos Fekete, « Berãt », The Encyclopaedia of Islam, Leyde, E. J. Brill, 1986 ; Maurits H. van den Boogert, « Beratlı », Encyclopaedia of Islam, Leyde, Brill, 2016 ; Mübahat S. Kütükoğlu, « Berat », Encyclopaedia of Islam, Leyde, Brill, 2016. 36. « La meritata giustitia circa la confirmacione del consolato di quest’isola » : ASVe, BaC, b. 122-I, fasc. 23 Luoghi diversi, 4 janvier 1700, 4 février 1700, 2 mai 1701 ; ASVe, Collegio, Suppliche di dentro, f. 125, 27 août 1699. 37. « Recidere li modi con li qualli cerca aprir adito per rovinarci », ASVe, BaC, b. 377, 10 mars 1700 ; « questo signore tutto quello che fa non l’opra con altro oggetto se non a fine con sue diaboliche machinationi di tener sogiocato questo paese », ibid., 16 mai 1700. Les patentes de nomination accordées par différents magistrats et officiers vénitiens en faveur des frères Spirido sont regroupées dans le libello n. 10, au nom de la famille Spirido : ibid. 38. Concernant les Condili (ou Kondyli), une des familles grecques les plus influentes de la communauté de Paros, voir : ibid., libello n. 12 sui Condilli ; ibid., pli reçu le 7 juillet 1700 et documents joints. Ainsi que : Benjamin J. Slot, Archipelagus…, op. cit., p. 242, 255-257, 264. 425, 431-432. 39. Benjamin J. Slot, Archipelagus…, op. cit., p. 162-249. 40. Sur cette question, voir le travail de Giuseppina Minchella, Frontiere aperte. Musulmani, ebrei e cristiani nella Repubblica di Venezia (XVII secolo), Rome, Viella, 2014, p. 61-64, 77-79, 159-169. Il faut néanmoins tenir compte des spécificités du contexte historique et social. Molly Greene démontre en effet qu’en Crète, les longues années de guerre ont favorisé, après le passage sous contrôle ottoman, la conversion non seulement des catégories populaires, mais aussi des membres des plus hautes catégories sociales : Molly Greene, A Shared World : Christians and Muslims in the Early Modern Mediterranean, Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 2000, p. 201-205. 41. Signalons que les figures du beratlı et du protégé, qui ont fait l’objet de recherches à partir de la moitié du XVIIIe siècle, sont différentes, autant par le nombre que par les modalités qui déterminaient leur statut, des consuls détenteurs d’un berat au XVIIe et au début du XVIIIe siècle.

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Bruce Alan Masters, The Origins of Western Economic Dominance in the Middle East : Mercantilism and the Islamic Economy in Aleppo, 1600-1750, New York, New York University Press, 1988, p. 96-99, 108, note 81 ; id., « The Sultan’s Entrepreneurs : The Avrupa tuccaris and the Hayriye tuccaris in Syria », International Journal of Middle East Studies, vol. 24, no 4, 1992, p. 579-597 ; Maurits H. van den Boogert, The Capitulations and the Ottoman Legal System : Qadis, Consuls and Beratlıs in the 18th Century, Leyde/Boston, Brill, 2005, p. 63-115 ; Cihan Artunç, « The Price of Legal Institutions : The Beratlı Merchants in the Eighteenth-Century Ottoman Empire », The Journal of Economic History, vol. 75, no 3, septembre 2015, p. 720-748. La première patente impériale datable de nomination à destination d’un consul vénitien remonte à 1588 (cf. ASVe, Miscellanea documenti turchi, b. 8, doc. 964-965). La possession de ce type de document par des consuls se développe seulement au XVIIe siècle. Entre 1670 et 1703, seuls les agents consulaires de la République et les interprètes au service des diplomates vénitiens à la Porte possédaient de telles patentes, obtenues sur demande du baile de Constantinople auprès du gouvernement turc. Toutes les autres catégories de personnes qui, pour différentes raisons, recherchaient la protection de Venise, en étaient exclues. En d’autres termes, parmi les protégés de Venise, la concession du berat était réservée à une dizaine de consuls et à un petit nombre d’interprètes dans tout l’Empire ottoman.

RÉSUMÉS

Cet article examine les raisons qui poussaient certains notables locaux vivant dans l’Empire ottoman à rechercher une reconnaissance formelle de leur statut de consul vénitien entre 1670 et 1703. L’argumentaire se fonde sur la documentation de l’Archivio di Stato di Venezia et consiste principalement en des lettres envoyées par ces notables locaux (avant et après leur nomination comme consul) à différents magistrats vénitiens. Contenant habituellement des pétitions, ces lettres consulaires réclamaient une forme de compensation juridique, c’est-à-dire soit la défense de leurs ressources légales, soit la rectification d’une identification injuste imposée par les autorités locales. Cette recherche montre que la classification des individus en tant que consul étranger ou locaux « vulnérables » dépendait de leur capacité à obtenir certains privilèges par la négociation diplomatique.

This article discusses the reasons that motivated some local notables living in the Ottoman Empire to seek a formal recognition of their status as Venetian consuls between 1670 and 1703. This presentation relies on documentation preserved at the Archivio di Stato di Venezia, which consisted mainly in letters sent by these local notables (before and after becoming Venetian consuls) to different Venetian magistrates. Usually containing petitionary reports, these consular letters rhetorically requested the restoration of justice, that is to say, either the enforcement of a legal resource or the redress of unjust identification committed by the local authorities. This research shows how the ability to enjoy some privileges through diplomatic negotiation decided the classification of people as foreign consuls or “vulnerable locals”.

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INDEX

Mots-clés : Consuls vénitiens, suppliques, Empire ottoman à l’époque moderne, notables locaux, locaux vulnérables Keywords : Venetian Consuls, Supplications, Early Modern Ottoman Empire, Local Notables, Vulnerable Locals

AUTEURS

UMBERTO SIGNORI Umberto Signori est actuellement boursier à l’Istituto Italiano per gli Studi Storici, à Naples. Il est l’auteur d’une thèse de doctorat sur les consuls et les communautés vénitiennes dans l’Empire ottoman entre le XVIIe et le XVIIIe siècle (Université de Milan, 2018). Il a récemment publié : « Reti consolari veneziane nell’Impero ottomano del Seicento », dans Arturo Gallia et al. (dir.), Isole e frontiere nel Mediterraneo moderno e contemporaneo, 2017, p. 19-34 ; « La corrispondenza dei consoli di Venezia a Smirne tra Sei e Settecento », dans Gerassimos D. Pagratis (dir.), Le fonti della storia d’Italia prima e dopo l’Unità : casi di studio per la loro analisi e « valorizzazione », à paraître.

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Entre clientélisme, compétence et intérêt individuel : de l’avantage d’être agent général de France à Madrid (1702-1793)

Sylvain Lloret

1 En décembre 1745, le marquis d’Argenson, secrétaire d’État des Affaires étrangères, recommandait au roi Jean-Baptiste Partyet, agent général français à Madrid, pour devenir négociateur auprès de la cour de Turin : « C’est la candeur même, jointe à une grande étendue de connaissances, plein d’idées qu’il ne faut que rectifier et modérer, sage et désintéressé »1. Le secrétaire d’État évoquait ici le désintéressement de Partyet dans l’exercice de sa fonction, notion sur laquelle nous souhaiterions revenir dans la présente analyse. Cette notion faisait l’objet d’une réflexion des acteurs administratifs du temps. À l’instar des autres consuls français, l’agent général ne pouvait pas, en théorie, être un négociant, afin d’éviter la confusion des intérêts privés et de ceux de l’État. Cependant, les agents généraux français à Madrid ne se réduisaient pas à la simple projection mécaniste des intérêts de leur prince en terre ibérique : ils s’inséraient dans un système de relations, d’allégeances et d’intérêts complexes et multiples.

2 Créé en 1702, au moment de l’avènement de Philippe V au trône d’Espagne, l’agent général de la Marine et du Commerce à Madrid était un envoyé particulier du secrétaire d’État de la Marine français. Clef de voûte du réseau consulaire français déployé dans la Péninsule, il coordonnait son action et centralisait son information. Cette fonction fut occupée par onze individus différents entre 1702, date de sa création, et 1793, date du rappel du dernier agent au moment de la rupture des relations diplomatiques entre la France et l’Espagne.

3 Il s’agit alors d’approcher les logiques individuelles et familiales, conscientes ou inconscientes, qui motivaient ces hommes à postuler. Dans quelle mesure le choix d’un tel agent était-il le fruit des attentes, des pratiques et des dynamiques propres à l’administration qui les recrutait, mais aussi de stratégies individuelles et familiales que

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ces hommes étaient en mesure de déployer ? Nous prendrons ici le contrepied d’une conception normative de la « construction de l’État moderne », afin d’envisager le recrutement de ces agents comme la résultante complexe d’un champ de forces, d’intérêts et de relations sociales dans lequel s’inséraient ces individus. S’il convient de se départir d’une analyse déterministe du recrutement, faisant de la nomination la conséquence mécanique d’un intérêt individuel ou familial, l’analyse visera néanmoins à reconstituer le faisceau des dynamiques qui poussaient un individu à postuler.

4 Pour ce faire, nous analyserons en premier lieu la logique clientélaire de la fonction, dont l’exercice permettait de réactiver un lien direct et personnel avec le secrétaire d’État de la Marine. Une attention particulière sera en outre portée aux logiques de groupe. La carrière de l’individu ne pouvait se penser isolément de la famille et des stratégies d’ascension du groupe social auquel il appartenait. Nous étudierons enfin l’importance de la compétence acquise dans l’exercice de la fonction, compétence qui constituait un atout mobilisable et parfois réactivé dans la suite de la carrière.

La « créature » du secrétaire d’État de la Marine

5 En premier lieu, l’appartenance à la clientèle du secrétaire d’État de la Marine constituait l’un des ressorts du recrutement des agents généraux. La nomination s’intégrait alors dans une logique clientélaire. L’exercice de la fonction permettait de réactiver un lien personnel avec le ministre, et de servir des intérêts de carrière.

6 Ainsi, la famille Pontchartrain, qui occupa le secrétariat d’État de la Marine de 1690 à 1749, représentait un patron prestigieux et attractif pour des personnes cherchant à obtenir des postes intéressants. La famille était en effet parvenue à forger un solide réseau de fidélités auquel appartenaient les agents généraux nommés au cours de la période. Ces fidélités se définissent alors comme une amitié qui engage, contraint2, et peut donner lieu à l’octroi de faveurs3. Par exemple, le premier titulaire du poste, Ambroise Daubenton de Villebois, appartenait depuis plusieurs années à la clientèle des Pontchartrain au moment de sa nomination à Madrid. Il fut agrégé à la clientèle de la famille par l’intermédiaire de Jean Orry, munitionnaire général des armées du roi pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg. Ce fut sous la protection de ce dernier que Daubenton avait commencé sa carrière en qualité de commissaire dans l’entreprise des vivres de l’armée d’Italie, entre les années 1690 et 1697 4. Agissant en intermédiaire, Orry donna du poids et du crédit à Ambroise Daubenton auprès du ministre. Preuve de cette considération, Louis puis Jérôme de Pontchartrain confièrent à Daubenton deux missions au Canada, en 1698 puis en 1700.

7 L’exercice de la fonction d’agent général et son caractère d’envoyé particulier du secrétaire d’État de la Marine renforcèrent alors ces liens personnels entre Daubenton de Villebois et Jérôme de Pontchartrain. Une instruction commerciale datée du 24 février 1725, seize ans après le départ de Daubenton de Madrid, mettait en avant le caractère exclusif de la relation de l’envoyé français avec sa tutelle ministérielle : Ça a été au seul secrétaire d’État ayant le département de la Marine qu’il en a rendu compte [des affaires], de qui il a reçu les ordres et par qui il a été informé des intentions du roi, et il n’a jamais eu aucune relation avec les autres ministres de Sa Majesté5.

8 Ces mots traduisent ici la manière dont l’agent général concevait et se représentait sa fonction. Il se percevait avant tout comme un envoyé particulier, au service d’un

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patron, qui lui procurait en retour ses faveurs : le lien d’homme à homme prévalait donc sur le sentiment d’appartenance à un monde administratif froid et désincarné.

9 De fait, le quotidien de l’activité consulaire pouvait servir, au moins partiellement, des intérêts de carrière, et ce en renforçant ce lien clientélaire. Silvia Marzagalli et Pierre- Yves Beaurepaire ont ainsi mis en évidence les usages stratégiques et professionnels des dépêches consulaires par le consul suédois à Marseille à la fin du XVIIIe siècle6. Cette étude montre que ces dépêches contenaient un métadiscours d’autopromotion construit par et pour le consul lui-même. Se mettant en scène dans l’accomplissement de sa mission, l’agent appliquait une stratégie de communication, qui vantait la qualité de son travail et de ses mérites, afin de servir ses intérêts de carrière. En effet, le nouvel agent se retrouvait à distance de son ministre. Il y avait là une opposition marquée entre la proximité initiale, qui était vécue comme une proximité des cœurs, et la distance géographique qui en résultait : tout le jeu pour l’agent général consistait alors à ce qu’elle ne se transformât point en éloignement affectif de son ministre et protecteur, c’est-à-dire en abandon si ce n’est en défaveur. Les dépêches que l’agent général adressait à sa tutelle ministérielle revêtaient alors une importance d’autant plus grande qu’elles étaient le seul lien entre l’envoyé et le ministre. Ces lettres étaient un moyen de rendre compte, mais aussi de souligner et promouvoir son action. La correspondance ne peut donc être comprise et analysée sans la prise en compte des enjeux et des stratégies inhérentes à sa rédaction, comme la volonté de l’agent de se maintenir en poste ou de faire valoir ses mérites auprès de son maître. Il faut alors comprendre la dépêche autant comme un compte-rendu informatif d’un agent à son ministre de tutelle, qu’un espace d’expression personnelle où l’agent se mettait en scène dans un dialogue permanent avec son autorité de tutelle.

10 Preuve en est, Jean-Baptiste Robin écrivit le 7 avril 1721 au Conseil de Marine : J’ai passé quelques jours à beaucoup écrire de ma main, à faire matin et soir un voyage à certains rendez-vous, à parler avec beaucoup de force six à sept heures par jour, et à dormir qu’environ deux heures et demie la nuit7.

11 L’information est ici un prisme qui reflète la vision que l’agent veut donner de son action. En adoptant une posture de serviteur d’État au travail, il se crée une légitimité qui recouvre les autres dimensions de sa fonction. Outre le travail accompli, la dépêche peut mettre en lumière les jugements positifs dont l’agent faisait l’objet dans la cour qui l’accueillait. Le même Jean-Baptiste Robin écrivait au Conseil de Marine le 30 mars 1721 et décrivait son action à la cour de Madrid en ces termes : J’ose vous assurer que je ne m’y suis pas épargné. Il paraît aussi que je puis avoir eu le bonheur de plaire au roi d’Espagne, et à M. de Grimaldo, puisque sur le compte que ce dernier a rendu à S[a] M[ajesté] C[atholique] des différentes raisons que j’alléguais, et des vues que je proposais, Elle m’a fait dire plusieurs fois qu’Elle était très contente de ma conduite8.

12 Il donnait ici à voir l’image du serviteur compétent, sachant s’attirer les bonnes grâces de ses interlocuteurs. De même, l’instruction remise en 1728 par Daubenton de Villebois à son fils Jean-Baptiste nouvellement nommé agent général, insistait sur l’importance de mettre en scène son action : Il aura sans cesse devant les yeux et dans le cœur la gloire de M. le comte de Maurepas et celle de son ministère. Elle [l’action de l’agent général] doit servir de fondements à ses attentions9.

13 À l’instar de Daubenton, Pierre Nicolas Partyet, agent général de 1709 à 1716, appartenait à la clientèle de la famille Phélypeaux de Pontchartrain. Une lettre

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adressée le 11 août 1729 par Jean-Baptiste Partyet, fils de Pierre Nicolas Partyet, au ministre Jean Frédéric Phélypeaux, précisait : Ce fut sous les auspices de feu Mgr le chancelier et honoré de son estime que mon père vint en Espagne, il y a 25 ans. Il a servi sous les ordres de M. le comte de Pontchartrain qui l’a, je l’ose dire, aimé, et a continué sous ceux de V[otre] E[xcellence] qui lui a donné mille marques de bonté10.

14 L’emploi du mot « aimé » met ici en évidence l’attention portée par le ministre à la carrière de Pierre Nicolas Partyet, et renvoie aux notions de patronage et d’amitié telles que nous les avons définies. En effet, l’exercice de la fonction d’agent général permit à Pierre Nicolas Partyet de faire ses preuves, de renforcer ses liens avec le ministre et d’obtenir de nouvelles faveurs. S’il convient de se garder de tout déterminisme, il semble néanmoins que l’agence générale à Madrid constitua un tremplin dans sa carrière : il fut nommé en 1716, après son départ de Madrid, consul de France à Cadix, promotion qui représentait le sommet de la carrière consulaire française en Espagne. Un tel profil de carrière se retrouve enfin chez Pierre Bigodet Desvarennes, agent général de 1738 à 1748, qui obtint dans la foulée le consulat de France à Cadix.

15 Reflet des pratiques sociales d’Ancien Régime, marquées par l’importance du patronage et des clientèles, le processus de recrutement de l’agent général n’était donc que l’un des chapitres de la relation qui unissait deux individus. L’exercice de la fonction permettait alors d’attirer le regard et les bienfaits du ministre et, ce faisant, de réactiver des liens noués de longue date. Cependant, la carrière des consuls ne peut se réduire à une stratégie de carrière individuelle.

Stratégies familiales et individuelles au service d’une carrière

16 Le recrutement et la carrière des agents généraux s’inscrivaient souvent dans des stratégies et des trajectoires familiales d’ascension sociale. La carrière de l’individu ne pouvait se penser isolément de la famille et du groupe social auquel il appartenait. Il s’agit alors de dégager les récurrences ou au contraire les spécificités des parcours et des profils familiaux des hommes qui occupèrent la fonction.

17 Appartenant pour la plupart à des familles récemment anoblies ou en voie d’anoblissement, les individus qui occupaient le poste y voyaient l’opportunité de consolider leur assise sociale. Tous ces individus étaient issus de familles notables de province. L’exercice de la fonction d’agent général ne servait alors pas uniquement un dessein personnel. Elle constituait aussi un outil d’élévation d’un groupe social ambitieux, saisissant les opportunités offertes pour atteindre le rang auquel il s’estimait appelé.

18 Ainsi, les Daubenton père et fils appartenaient à une petite noblesse de robe. L’exercice de la fonction d’agent général permit au père, alors qu’il se trouvait encore à Madrid, d’être incorporé à l’ordre de Saint-Michel, le 8 mai 1707. Le dossier d’intégration dans cet ordre de chevalerie retrace alors la trajectoire de l’individu et de son lignage. Ce document comprenait en effet un « extrait des titres produits pour les preuves de sa noblesse »11. Il précisait que Daubenton était issu d’une famille originaire de Picardie, qui s’était distinguée dans le service de l’État par l’exercice de fonctions militaires et administratives. Par exemple, le père d’Ambroise Daubenton avait été officier d’infanterie et avait servi en qualité de lieutenant. De même, avant sa nomination à

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Madrid, Ambroise avait rempli certains offices. Après avoir exercé quelques charges locales en Bourgogne, il devint greffier au châtelet de Paris, le 14 août 168712. De surcroît, il fut pourvu, par lettres du 8 mai 1707, alors qu’il se trouvait encore à Madrid, de l’office anoblissant de secrétaire des commandements du roi près la cour des Comptes de Rouen, avec les armes suivantes : « d’azur à trois peignes d’or posés 2 et 1 » 13. Le poste d’agent général renforça par conséquent le prestige et l’ascension du lignage.

19 L’exercice d’une telle fonction facilitait en outre des processus de reproduction sociale. Les positions acquises pouvaient servir les intérêts de la famille et favorisaient l’existence de dynasties consulaires. En effet, cinq des onze agents appartenaient à des familles qui avaient une tradition de service dans le corps consulaire français. Le processus observé était alors souvent identique : l’individu héritait d’un capital social que l’exercice de la fonction d’agent général permettait souvent de faire fructifier14. Par exemple, à sa sortie de fonction en 1709, Daubenton de Villebois devint premier commis de la Marine, puis chef du bureau des Consulats le 1er juillet 1711. La même année, le 1er juillet 1709, son fils Jean-Baptiste fut nommé commis au bureau de son père. Sept ans plus tard, le 30 avril 1716, le même Jean-Baptiste devint commissaire ordinaire de la Marine. Il occupa enfin le poste d’agent général entre 1728 et 1731, fonction que son père avait exercée vingt ans auparavant. À l’instar d’Ambroise Daubenton, la carrière de son fils Jean-Baptiste dans le monde des bureaux se poursuivit après son retour de Madrid en 1731 : il fut nommé commissaire général de la Marine le 3 août 1731, puis chef du bureau des Consulats, en remplacement de son père, du 1er juillet 1734 au 1er décembre 174315. Il apparaît donc que la carrière du père servit celle du fils au sein de l’administration de la Marine.

20 De même, la fonction d’agent général pouvait constituer une étape clef d’une ascension familiale et consulaire. Ce poste permettait à des membres de familles consulaires de briguer des places plus prestigieuses. Comme évoqué plus haut, Pierre Nicolas Partyet devint, en 1716, consul de France à Cadix, fonction qu’il exerça jusqu’à son décès en 1729. En outre, il écrivit, le 18 septembre 1728, au chef du bureau des Consulats pour suggérer de lui octroyer des lettres de noblesse en récompense des services rendus en Espagne : S’il m’était permis de me louer sur mon désintéressement, je pourrais, ce me semble, sans trop de présomption, en prétendre une juste récompense par des lettres de noblesse16.

21 Un pouvoir pour tester17 daté du 9 juillet 1743, ainsi que le testament de Pierre Nicolas Partyet du 6 août 1729 enregistrés devant un notaire gaditan, indiquent que la requête aboutit ; l’agent général fut anobli en récompense des services rendus et incorporé à l’ordre de Saint-Michel le 3 mars 1729, quelques mois avant son décès le 11 août 172918. Ses armes étaient les suivantes : « d’or à un chevron de gueules accompagné en pointe d’une tête de Maure de sable et un chef de sable chargé de trois étoiles d’argent. Supports : deux Maures. Cimier : une tête de Maure »19. De surcroît, la carrière du père servit celle du fils : Jean-Baptiste Partyet succéda à son père au consulat de Cadix puis devint agent général en 1748. Après son départ de Madrid en 1758, il obtint la place d’intendant de l’Hôtel royal des Invalides20.

22 Un tel processus d’ascension dans la carrière consulaire et de reproduction sociale s’observait enfin pour Pierre Bigodet Desvarennes, agent général de 1738 à 1748. Son père, Jean Bigodet, avait occupé le poste de consul de France à La Corogne, par

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provisions du 1er janvier 1708, puis celui d’Alicante, par provisions du 3 février 1709. Pierre Bigodet succéda à son père au consulat d’Alicante, poste qu’il occupa pendant vingt-et-un ans, jusqu’à sa nomination à Madrid en 1738. Après son départ de Madrid, Bigodet termina sa carrière au poste de Cadix où il fut nommé en 1748. Dans ce cas, la fonction d’agent général constitua une étape d’une ascension professionnelle et familiale débutée à la génération précédente.

23 Enfin, l’exercice du poste d’agent général représentait une possibilité de promotion sociale pour le milieu marchand. Parmi les onze personnages qui occupèrent la fonction, deux étaient issus du monde marchand. Dans le cas de Jean-Baptiste Robin, en poste de 1720 à 1725, l’exercice de la fonction s’intégrait alors dans un processus d’ascension sociale du monde marchand vers la noblesse. Peu de renseignements relatifs au milieu social de Jean-Baptiste Robin ont été mis au jour. Les rares informations ont été glanées dans les Mémoires de Saint-Simon, et dans une compilation des registres paroissiaux messins établie par l’abbé François-Jacques Poirier à la fin du XIXe siècle. Il ressort de l’étude de cette documentation que son père, Jean Robin, avait été marchand et banquier à Metz. Saint-Simon le qualifiait de « marchand devenu petit financier »21. Quinze ans avant sa nomination à Madrid, le 12 mai 1704, Jean-Baptiste fut en effet pourvu de l’office anoblissant de commissaire provincial ordonnateur des guerres au département de Metz, Toul, Verdun, Montmédy et Longwy22. À l’issue de son séjour à Madrid, le roi d’Espagne Philippe V, satisfait de son action dans la négociation du traité de mariage entre l’infante et Louis XV, lui octroya, le 6 novembre 1721, le titre de comte de Castille et comte de Robin et de Saint-Challier avec les armes suivantes : « d’azur au chevron d’or accompagné de trois soucis ». Ce titre, qui s’appliquait également à ses successeurs, fut confirmé par lettres patentes de Louis XV en juillet 172223. Les gratifications et autres bienfaits accordés par les autorités espagnoles à un négociateur français étaient une marque de reconnaissance à l’égard de la tenue, du déroulement et de la conclusion de la discussion. Dans ce cas, la trajectoire sociale renforçait la porosité entre le milieu marchand et certaines catégories de la noblesse, mondes que l’on prétend traditionnellement étanches l’un à l’autre.

24 Outre l’accès à la noblesse et à des postes consulaires prestigieux, la fonction d’agent général assurait des ressources régulières qui mettaient les individus qui l’exerçaient à l’abri du besoin. Aucun ne semble néanmoins avoir fait fortune. Afin de faire face aux dépenses de la place, l’agent général touchait des appointements fixes. La trace de ces rémunérations est conservée dans les dossiers de carrière, les états d’appointements et les ordonnances de paiement qui se trouvent dans le fonds Marine aux Archives nationales ainsi qu’aux Archives du ministère des Affaires étrangères et à la Bibliothèque nationale de France24. D’après cette documentation, le montant annuel des appointements de la place oscilla entre 6 000 livres – sous Pierre Nicolas Partyet et Louis Catalan – et 19 000 livres pour Édouard Boyetet et François II Puyabry. Ces montants étaient payés par le secrétariat d’État de la Marine, sauf pendant la période 1762-1765 où les consulats furent rattachés à l’administration des Affaires étrangères25. Ces appointements étaient complétés par des indemnités pour le change et les frais de correspondance qui oscillèrent entre 4 200 et 5 466 livres. À ces sommes s’ajoutèrent occasionnellement des gratifications extraordinaires pour la prise en charge de frais exceptionnels : Jean-Baptiste Partyet perçut par exemple 6 000 livres en novembre 1754.

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25 Ces montants étaient souvent jugés insuffisants pour faire face aux obligations liées à la fonction. De ce fait, les agents généraux réclamaient régulièrement des augmentations d’appointements. Le manque de ressources était alors un topos du discours diplomatique. Ainsi, le 10 septembre 1775, Édouard Boyetet insistait sur l’augmentation du coût de la vie pour justifier sa demande : L’augmentation survenue depuis [l’époque où les appointements ont été fixés], par la succession des temps, dans ses occupations, dans les dépenses qu’elle exige et dans le prix de toutes les choses de nécessité et de décence indispensables, les ont amenées à un taux si éloigné de la somme nécessaire pour y suffire26.

26 Cette demande fut entendue : Boyetet obtint 3 000 livres d’appointements supplémentaires sur la Marine à partir du 1er juillet 1776 27. Sa rémunération annuelle passa de 16 000 à 19 000 livres. La comparaison avec les autres consulats de France en Espagne permet alors de mettre en perspective la rémunération des agents généraux. Il apparaît que l’agence générale de Madrid était l’un des postes les mieux rémunérés dans la Péninsule. Seul le consul de Cadix, qui passait pour être le poste consulaire français le mieux rémunéré en Espagne, percevait des droits supérieurs aux appointements de l’agent général. Les droits du consul de Cadix étaient en effet estimés à 34 000 livres par an à la fin des années 1770, les appointements de l’agent général étant de 19 000 livres à la même époque28. À titre de comparaison, les consuls de Barcelone, La Corogne et Carthagène, qui étaient les mieux rémunérés après l’agent général, touchaient 6 000 livres par an en 177529.

27 Enfin, les avantages pécuniaires dépassaient le temps de l’exercice de la fonction. La carrière des agents généraux, à l’instar des consuls, se terminait par l’octroi d’une pension de retraite réversible après leur mort à leur veuve ou leurs enfants. Jean- Baptiste Daubenton de Vauraoux touchait par exemple une pension de 2 000 livres par an. Après son décès en octobre 1774, ses deux fils obtinrent chacun une réversion de 500 livres sur la pension de leur père comme le stipule un bon du roi du 21 janvier 1775 30. En outre, Jean-Baptiste Partyet avait conservé une pension de 4 000 livres par an sur la Marine, à laquelle s’ajoutait une pension de 24 000 livres sur les fonds de l’Hôtel royal des Invalides31.

28 Par conséquent, la fonction d’agent général procurait certains avantages matériels à ceux qui l’exerçaient. Proches du pouvoir, ces hommes pouvaient, s’ils se distinguaient, échapper à leurs origines parfois relativement modestes pour s’élever un peu dans l’échelle sociale. La carrière des agents généraux met donc en lumière l’ethos 32 d’un groupe social en voie d’anoblissement plus ou moins avancé : elle participait d’une mobilité sociale, sans qu’il ne soit possible de dire, à ce stade de l’étude, si cette mobilité était le fruit d’une stratégie pleinement consciente.

Acquérir et mobiliser des compétences

29 L’analyse des parcours et des carrières des agents généraux met enfin en évidence l’importance de la compétence acquise dans l’exercice de la fonction, compétence qui constituait un atout mobilisable et souvent réactivé dans la suite de la carrière.

30 Si nombre d’agents étaient de bons connaisseurs de la chose commerciale, aucun n’illustre mieux la valorisation de la compétence acquise en fonction qu’Édouard Boyetet. Cet ancien commissionnaire pour la maison de négoce Masson à Cadix avait exercé la fonction d’agent général à Madrid entre 1772 et 1784. Le poste d’agent général

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lui permit d’allier à son expérience pratique et empirique du commerce une vision plus large de la situation du négoce français et de l’économie espagnole en général. L’agence de Madrid supposait en effet de s’extraire du quotidien des affaires, d’adopter un regard plus systémique et de mobiliser une capacité de réflexion analytique. L’information que Boyetet recueillait donnait alors matière à la production d’un discours qui laissait affleurer des réflexions d’économie politique. Les mémoires produits ne se cantonnent pas à la sphère du commerce stricto sensu, ils embrassent des vues plus larges : l’inquisition, le système universitaire, l’agriculture. L’agent général cherchait ainsi à approcher les intérêts respectifs des deux monarchies, en dressant un tableau analytique, à la fois économique, social et culturel de l’Espagne. Ce faisant, il visait à analyser les termes et les lignes de force de la diplomatie commerciale franco- espagnole.

31 Cette compétence acquise à Madrid fut alors valorisée et remobilisée dans la suite de la carrière. Après son départ de Madrid, Boyetet apparaissait comme un expert et un technicien reconnu des affaires économiques et commerciales. Le poste d’agent général lui avait fourni l’outillage intellectuel pour penser l’économie et formuler une réflexion théorique plus globale. Valorisant l’expérience et les savoirs qu’il avait acquis, Boyetet profita des opportunités de carrière qu’offrait la réorganisation générale de l’administration du commerce dans les dernières années de l’Ancien Régime. Œuvrant en économiste au sein de l’appareil d’État français33, il fut un exemple du nouveau profil socio-culturel qui pénétrait l’administration du commerce dans les années 1780. La figure de l’administrateur chef de bureau s’effaçait progressivement devant le modèle plus technicien de l’expert économique. Ce processus faisait écho aux mots de Turgot dans son Éloge de Gournay : Mais […] saisir ces rapports compliqués par lesquels le commerce s’enchaîne avec toutes les branches de l’économie politique ; apercevoir la dépendance réciproque du commerce et de la population sur la force des États, leur liaison intime avec les lois, les mœurs et toutes les opérations du gouvernement […], c’est l’envisager en philosophe et en homme d’État34.

32 Fruit et acteur de cette évolution, Boyetet fut pourvu par le contrôleur général Calonne de l’une des deux places de commissaire général de la Balance du commerce créées par l’arrêt du Conseil du 29 mars 1785. Il y travailla aux côtés du physiocrate Dupont de Nemours. De surcroît, il fut nommé, le 1er avril 1788, inspecteur général des Manufactures et du Commerce et reçut le titre de directeur du Commerce35. En cette qualité, Boyetet fut chargé de la rédaction annuelle d’un tableau raisonné de la balance du commerce, d’un tableau de l’état des manufactures, des foires et des marchés. Il devait de surcroît s’informer des lois et des tarifs en vigueur dans les pays étrangers, afin d’orienter l’action et les décisions du bureau et du conseil du Commerce36. Il dispensait en outre des conseils à l’intendant du commerce Tolozan. Il rédigea, par exemple, une analyse économique qui dressait le bilan du traité de commerce franco- anglais de 1786. Cette expertise économique contribua à façonner en partie le socle théorique de la politique commerciale française dans les dernières années de l’Ancien Régime.

33 Le parcours de Boyetet met par conséquent en évidence la capacité de l’État à mobilier une compétence, des savoir-faire et des intérêts de carrière particuliers. La faculté à théoriser, à embrasser des vues plus larges, dessine ici une nouvelle figure d’agent qui entendait la grammaire d’une langue nouvelle : celle de la science du commerce.

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34 Pour conclure, l’étude de la nomination et des carrières des agents généraux de France à Madrid entre 1702 et 1793 met en lumière le profil d’hommes qui participaient à l’action extérieure du prince. Cette analyse fait ressortir les logiques du recrutement, qui apparaît non pas comme la froide résultante d’une rationalité administrative opérante, mais plutôt comme le produit de systèmes de relations et de stratégies multiples, complexes et parfois contradictoires dans lesquels ces hommes s’inséraient. Ces acteurs n’apparaissent ainsi pas comme les simples marionnettes d’une logique administrative toute-puissante. Il convient par conséquent de se départir de tout déterminisme institutionnel et de se recentrer sur les acteurs individuels, leurs logiques propres et leurs hésitations. Si aucun ne semble s’être directement enrichi au cours de sa mission madrilène, le poste d’agent général constituait néanmoins une étape clef et un tremplin de la carrière consulaire, qui permettait de briguer des postes plus prestigieux.

35 Cette analyse met finalement en évidence la centralité de l’action et de l’intentionnalité des acteurs dans le processus de recrutement37. Suivant cette direction, les logiques de recrutement des agents généraux se situent à la croisée entre ce qui a été donné à ces individus, ce qu’ils ont acquis et les besoins de l’administration de la Marine. Il s’agit donc de trouver un point d’équilibre entre une prédestination sociale, fondée sur un capital économique, social et culturel assuré par la famille, et le volontarisme d’acteurs autonomes qui acquéraient leur propre compétence et déployaient leurs stratégies singulières dans un contexte donné.

NOTES

1. Journal et Mémoires du marquis d’Argenson, publiés par Edmé-Jacques Rathery, Paris, Société de l’histoire de France, 1862, p. 283. 2. John Von Heyking et Richard Avramenko (dir.), Friendship and Politics : Essays in Political Thought, Notre-Dame (Ind.), University of Notre-Dame Press, 2008. 3. Sharon Kettering, Patrons, Brokers and Clients in Seventeenth-Century France, New York-Oxford, Oxford University Press, 1986 ; Roland Mousnier, « Les fidélités et les clientèles en France aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles », Histoire Sociale, no 15, 1982, p. 35-46. 4. Archives nationales, Paris (dorénavant AN), Mar/C/7/10, dossier Daubenton, extrait des services rendus par feu M. Daubenton [vers 1754]. 5. AN, AE/B/III/340, mémoire touchant les affaires d’Espagne qui sont du département du secrétaire d’État de la Marine, 24 février 1725. 6. Pierre-Yves Beaurepaire et Silvia Marzagalli, « “Par les nouvelles les plus fraîches et les plus certaines”. La correspondance du consul suédois à Marseille à la fin du XVIIIe siècle comme instrument d’information et d’autopromotion », dans Silvia Marzagalli (dir.), Les Consuls en Méditerranée, agents d’information, XVIe-XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 219-238. 7. Centre des Archives diplomatiques de Nantes, Madrid, série A, 18, lettre de Jean-Baptiste Robin au Conseil de Marine, Madrid, 7 avril 1721. 8. Ibid., 30 mars 1721.

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9. Didier Ozanam, « L’instruction particulière d’Ambroise Daubenton à son fils (Jean-Baptiste Daubenton, sieur de Vauraoux) partant pour l’Espagne (1728) », Mélanges en l’honneur de Fernand Braudel, t. 1, Toulouse, Privat, 1973, p. 439-440. 10. AN, AE/B/I/237, fol. 102, lettre de Jean-Baptiste Partyet à Maurepas, Cadix, 11 août 1729. 11. Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits (dorénavant BNF), Clairambault, 1245, fol. 4464, extrait des titres produits par Ambroise Daubenton sieur de Villebois […] pour les preuves de sa noblesse et religion, 14 février 1707. 12. AN, Mar/C/7/10, dossier Daubenton, relevé moderne de services pour Ambroise Daubenton de Villebois. 13. BNF, Dossiers bleus, 36, dossier 855, dossier Daubenton de Villebois. 14. Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, no 31, 1980, p. 2-3 ; id., « The forms of Capital », dans John G. Richardson (dir.), Handbook of Theory and Research for the Sociology of Education, New York, Greenwood Press, 1986, p. 241-258. 15. Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières, Paris, MAE, Direction des Archives et de la Documentation, 1997, p. 18 et 225. 16. AN, AE/B/I/235, fol. 112-113, lettre de Pierre Nicolas Partyet à Daubenton de Villebois, 18 septembre 1728. 17. Document notarial qui indique les noms et prérogatives des exécuteurs testamentaires. 18. Archivo Histórico Provincial de Cádiz (dorénavant AHPC), Protocolos notariales, Cádiz, lib. 4472, fol. 933-934, pouvoir pour tester, Jean-Baptiste Partyet, 9 juillet 1743 ; Archives Tamaron (documentation Didier Ozanam, Paris), testament de Pierre Nicolas Partyet, 6 août 1729. 19. Didier Ozanam, « Un consul de France à Cadix : Pierre-Nicolas Partyet (1716-1729) », dans L’ouvrier, l’Espagne, la Bourgogne et la vie provinciale, parcours d’un historien, Madrid-Lyon, Casa de Velázquez, 1994, p. 262. 20. AN, Mar/C/7/236, dossier Partyet. 21. Louis de Rouvroy duc de Saint-Simon, Mémoires, Didier Hallépée (éd.), t. 10, Paris, Les écrivains de Fondcombe, 2015, p. 360 : « On lui joignit, mais sans titre, une espèce de financier marchand qui s’appelait Robin, pour les affaires du commerce ». Voir aussi : Thierry Claeys, Dictionnaire des financiers en France au XVIIIe siècle, t. 2, Paris, Éditions SPM, 2008, p. 890-891. 22. AN, V/1/162 ; Alfred Baudrillart, Philippe V et la Cour de France, Paris, Firmin-Didot, 1890, t. 2, p. 412. 23. BNF, Clairambault, 1103, fol. 223, provisions d’un titre de comte de Castille donné par le roi d’Espagne le 6 novembre 1721 au sieur Jean-Baptiste Robin et à ses descendants ; BNF, Clairambault, 1193, fol. 169, lettres patentes de Louis XV confirmant l’octroi d’un titre de comte de Castille à Jean-Baptiste Robin, juillet 1722 ; Archivo Histórico Nacional, Madrid (dorénavant AHN), Consejos, lib. 621, fol. 204, asiento de despacho sobre Juan Bautista Robin, título de conde de Robin y San Challier a don Juan Bautista Robin para sí, sus hijos y sucesores ; AHN, Estado, leg. 3470 (2), dossier relatif à la concession d’un titre de comte de Castille à Jean-Baptiste Robin, septembre- octobre 1721. 24. Cette documentation est conservée dans les cartons cotés AN, Mar/B/7/517 à 519, ainsi que dans les dossiers de carrière conservés dans les cartons cotés AN, Mar/C/7/10, 24, 43, 56, 59, 86 et 236. Voir aussi : Archives du ministère des Affaires étrangères, La Courneuve, Personnel, dossiers généraux, 281, états des dépenses des consulats, 1763-1793 ; BNF, Nouvelles Acquisitions Françaises 10688 et 10689, états des consuls, vice-consuls, chanceliers et autres employés en Espagne, Portugal, Italie, Nord, Barbarie et Levant, 1778-1779. 25. AN, Mar/C/7/24, dossier Beliardi, mémoire du 1er mars 1763. 26. AN, AE/B/I/792, fol. 214-216, lettre de Boyetet à Sartine, Madrid, 10 septembre 1775. 27. AN, AE/B/III/12, fol. 139-140, travail du roi, 10 juillet 1776. 28. Anne Mézin et Anne Pérotin-Dumon (dir.), Le consulat de France à Cadix (1666-1740), Pierrefitte- sur-Seine, Archives nationales, 2016, p. 34.

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29. Anne Mézin, Les consuls de France…, op. cit., p. 67. 30. AN, Mar/C/7/10, dossier Daubenton de Vauraoux, bon du roi du 21 janvier 1775. 31. AN, Mar/C/7/236, dossier Partyet. 32. Sur le concept d’ethos, voir : Bernard Fusulier, « Le concept d’ethos », Recherches sociologiques et anthropologiques, vol. 42, no 1, 2011, p. 97-109 ; Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, Paris, Éditions de Minuit, 1970 ; Norbert Elias, La société de cour, Paris, Flammarion, 1985. 33. Loïc Charles et Guillaume Daudin, « La collecte du chiffre au XVIIIe siècle : le Bureau de la balance du commerce et la production des données sur le commerce extérieur de la France », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 58, no 1, 2011, p. 128-155. 34. Anne Robert Jacques Turgot, « Éloge de Gournay », dans Œuvres, Gustave Schelle (éd.), t. 1, Paris, Alcan, 1910 [1759], p. 596-597. 35. À la veille de la Révolution, la direction de l’inspection se composait de cinq inspecteurs généraux et de six ambulants nommés depuis 1784. Voir Philippe Minard, La fortune du colbertisme : État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998, p. 74. 36. Ibid. 37. Christian Delacroix, « Histoire sociale », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies : concepts et débats, t. 1, Paris, Gallimard, 2010, p. 429.

RÉSUMÉS

Entre 1702 et 1793, un agent général de la Marine et du Commerce de France à Madrid était nommé aux côtés de l’ambassadeur français en Espagne. L’article vise à analyser en quoi la nomination et la carrière d’un tel agent, technicien des questions économiques, était le fruit des attentes propres à l’administration qui le recrutait, mais aussi de stratégies individuelles et familiales que ces hommes étaient en mesure de déployer. Pour ce faire, nous analysons en premier lieu la logique clientélaire de la fonction, dont l’exercice permettait de réactiver un lien personnel avec le secrétaire d’État de la Marine. En outre, la carrière de l’individu ne pouvait se penser isolément de la famille et des stratégies d’ascension du groupe social auquel il appartenait. Enfin, l’étude met en évidence l’importance de la compétence acquise dans l’exercice de la fonction, compétence qui constituait un atout parfois réactivé dans la suite de la carrière.

Between 1702 and 1793, a general agent of the Navy and Commerce of France was nominated in Madrid alongside the French ambassador in Spain. This paper analyses how the nomination and career of such an agent –a technician specializing in economic questions– depended on the expectations of the administration that recruited him, but also on the individual and family strategies that this agent was able to deploy. In the first place, I analyze the function’s nepotistic element: the position at the general agency in Madrid was an opportunity for its holder to reactivate personal connections with the Secretary of State of the Navy. Moreover, this agent’s career could not be separated from his family and the social climbing strategies of the social group to which he belonged. Finally, the study highlights the importance of the skills acquired by this agent in the exercise of his function, which was an asset that he was in certain cases able to reactivate later on in his career.

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INDEX

Keywords : consul, Spain, Madrid, trade, eighteenth century, nomination Mots-clés : consul, Espagne, Madrid, commerce, dix-huitième siècle, nomination

AUTEUR

SYLVAIN LLORET ATER à l’université de Caen Normandie depuis septembre 2017, ancien membre scientifique de la Casa de Velázquez, Sylvain Lloret a soutenu une thèse de doctorat en histoire moderne à Sorbonne Université sous la direction du professeur Lucien Bély. Son travail s’inscrit dans le champ de l’histoire des relations internationales, des pratiques diplomatiques et des consuls. Il porte sur l’agent général de la Marine et du Commerce de France à Madrid entre 1702 et 1793.

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Une collaboration économique et sociale : consuls et protecteurs des marchands ottomans à Vienne et à Trieste au XVIIIe siècle

David Do Paço

1 En 1992, dans son célèbre essai de synthèse sur l’Europe des monarchies composites, John Elliott insistait sur la nécessité de revoir nos conceptions du gouvernement des territoires des sociétés d’Ancien Régime, non à partir des espaces, mais des liens unissant le prince aux couronnes dont il hérite, qu’il se voit confier ou sur lesquelles il met la main. De ces liens résultent différentes politiques de différence qui ont été récemment décrites par Jane Burbank et Fred Cooper comme caractéristiques du gouvernement des empires. Burbank et Cooper invitent à développer le modèle d’Elliott en considérant que les monarchies ne sont pas seulement composites de par leurs structures juridiques, mais aussi dans les rapports que leurs acteurs entretiennent avec le prince et sa maison. En ce sens, ils s’inscrivent dans la continuité du travail de William Beik qui, plaidant pour une histoire sociale de l’absolutisme, présentait le cas ludovicien comme le produit d’un agglomérat dynamique de groupes associés à la maison des Bourbon. Aussi, Thomas Winkelbauer et Petr Mat’a, puis plus récemment Stefan Sander-Faes, ont-ils pu proposer une nouvelle histoire de la monarchie autrichienne reflétant ce modèle de « collaboration sociale », pour reprendre l’expression de Beik, et centrée sur les acteurs et les corps constitués à travers une histoire économique et sociale des maisons aristocratiques associées à la maison impériale et royale. « Gouverner » est alors perçu comme la capacité d’une maison et de ses agents à mobiliser leurs ressources économiques et sociales privées au service de ce que l’on nomme par défaut les affaires publiques. Toutefois, les avantages qu’en retirent les corps associés restent à étudier plus en profondeur1. La question consulaire n’échappe pas à cette règle. L’intérêt personnel des consuls et protecteurs des Ottomans à Vienne et à Trieste repose essentiellement sur les avantages qu’ils peuvent retirer de leur collaboration au gouvernement de la maison d’Autriche. Ce

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gouvernement est par nature trans-impérial et profite économiquement et socialement autant à la maison régnante qu’aux consuls et aux communautés marchandes qui lui sont associés2.

2 En effet, au XVIIIe siècle les relations austro-ottomanes sont marquées par une intégration des espaces économiques actifs des deux empires. Cette intégration suit la dynamique d’un effet d’engrenage. Les privilèges individuels accordés dans les années 1680-1690 à des marchands ottomans catholiques et concernant un nombre restreint de marchandises se transforment avec le traité de Karlowitz de 1699 en un premier privilège collectif de commercer des matières premières textiles et alimentaires sur le domaine impérial et royal. En 1718, par les traités de paix et de commerce de Passarowitz, ce privilège collectif s’étend à tous les sujets du sultan et le commerce devient « libre, sûr et paisible » ainsi que réciproque. Le traité de paix de Belgrade de 1739 confirme ces dispositions, et, dans les années 1750 et 1760, les Ottomans réclament à Marie-Thérèse de nouvelles concessions individuelles qui leur sont accordées en fonction de critères personnels. Cet accroissement de pétitions entraîne en 1774 une libéralisation du « commerce oriental » et une extension du privilège collectif des marchands ottomans à l’ensemble des produits importés de Turquie ; ce que confirme le traité de paix de Sistova de 1791 3.

3 Par ailleurs, en 1718, le traité de Passarowitz autorise les Ottomans à bénéficier de la protection d’un « consul général » (shahbender) sur le domaine impérial et royal (kaiserlich und königlich Erblande), c’est-à-dire sur les territoires appartenant en bien propre à la maison régnante. Ce consul arrive à Vienne en 1726 et a autorité sur les consulats ottomans de Trieste et Naples, le royaume de Naples puis le royaume des Deux-Siciles étant une régence des Habsbourg d’Autriche entre 1714 et 1734. À Trieste, Giacomo Baseo, le premier consul « pour la nation grecque et ottomane », ainsi que le présente le chroniqueur triestin Giuseppe Maria Mainati, est nommé par Charles VI en 1722, année de la mise en place du tribunal mercantile des ports francs de Trieste et de Fiume établis quant à eux en 1717-1719. Ces expériences consulaires, loin de créer des communautés ottomanes dans les villes de Vienne et de Trieste, se caractérisent par l’incorporation des marchands ottomans dans les maisons et cercles d’influence des agents de la monarchie autrichienne, et ainsi dans l’économie des villes de la monarchie des Habsbourg. La charge consulaire se présente sous la forme d’une rémunération d’un agent et de sa maison, associés au gouvernement du prince4.

4 Les consulats marchands ottomans de Vienne et de Trieste au XVIIIe siècle sont particulièrement documentés par les archives d’État autrichiennes. Aux archives de la chancellerie aulique d’Empire (Reichshofkanzlei) s’ajoutent notamment celles de la chambre aulique (Hofkammer) compétente pour le domaine impérial et royal, qui comprend le port franc de Trieste et les États de Haute et de Basse Autriche, où se situe la « ville principale et résidence impériale et royale » de Vienne. On citera notamment les archives du « consul de la nation grecque » Cristoforo Mamuca della Torre (1751-1760), constituées à la fois de papiers personnels et de documents issus de la pratique. Le cas de Trieste est encore richement documenté par le journal du gouverneur de la ville Johann Karl von Zinzendorf qui rend compte de façon concrète de l’implication personnelle des consuls dans le gouvernement de la ville et du port franc (1776-1782). À cela s’ajoutent les nombreuses topographies décrivant et faisant l’éloge du développement des deux villes et de la politique de l’empereur qui l’a rendu possible. On insistera ici sur l’œuvre de Mainati qui met particulièrement en avant les

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agendas des consuls grecs et ottomans de Trieste et leurs connexions avec la cour impériale et royale à Vienne5.

5 L’intérêt des consuls et des protecteurs de marchands ottomans à Vienne et à Trieste repose sur l’institutionnalisation d’une puissance sociale et d’un patronage préalablement établi sur les sujets de la Porte. Aussi, dans un second temps soulignerons-nous la convergence des intérêts des consuls et de ceux des noblesses possessionnées dans les deux empires au point que la charge consulaire peut devenir une rente pour les grandes familles du Frioul. Enfin, l’intégration des marchands ottomans à la monarchie des Habsbourg conduit à la progressive émergence de nouveaux protecteurs qui se partagent les avantages économiques, sociaux et politiques des anciens consuls.

L’institutionnalisation de la puissance sociale d’un marchand, 1722-1740

6 La nomination aux consulats ottomans de Vienne et de Trieste constitue une reconnaissance institutionnelle de l’influence d’un marchand au sein d’un groupe économique issu d’un même espace politique, en l’occurrence l’Empire ottoman. Cette nomination peut, comme à Vienne, être l’aboutissement d’une lutte de partis qui se tient autour du Grand Vizir ou, comme à Trieste, répondre de façon pragmatique à une domination établie.

Le consulat manqué d’Ömer Ağa à Vienne, 1722-1731

7 La mission d’Ömer Ağa, consul général des marchands ottomans à Vienne entre 1725 et 1732, est placée sous la responsabilité du prince Eugène de Savoie et du conseil aulique de guerre (Hofkriegsrat) en charge des affaires commerciales ottomanes de 1706 à 17486. Heinrich Penckler, interprète du Hofkriegsrat, joue ici un rôle essentiel d’intermédiaire entre le consul général et l’administration autrichienne. Dans un long rapport qu’il fait de sa mission, il décrit le processus de nomination d’Ömer Ağa7 : Au traité de paix de Passarowitz signé en 1718 entre Sa Majesté Impériale et Royale Charles VI, aujourd’hui disparu, et le Sultan turc Ahmet III, il a été requis du côté impérial d’ajouter un traité formel de commerce et de navigation séparé […]. Sur la base de cet article [article VI de ce traité], la Porte se décida d’établir un Shahbender, ou agent, sur le domaine impérial […]. Le premier candidat à ce poste était le trésorier supérieur d’Ibrahim Paşa, qui avait été envoyé en 1719 auprès de la cour impériale comme Grand Ambassadeur pour confirmer solennellement et formellement le traité conclu à Passarowitz. Ömer Ağa, jovial et astucieux, avait étudié avec précision les traités et avait également décidé de rester à Vienne comme Shahbender auprès de la cour impériale après le départ de la délégation8.

8 Aussi dès son retour à Istanbul, en juillet 1720, il œuvre à devenir le favori du Grand Vizir, en lui faisant parvenir de riches galanteries de Vienne avant de lui dévoiler son désir ; il lui explique l’avantage extraordinaire que pouvait représenter « l’établissement de postes consulaires tant dans la capitale impériale que dans les principales villes de commerce longeant la frontière hongroise, dans les ports maritimes de Trieste, de Fiume et de Naples, et sur l’île de Sicile […]. Au cours d’une audience publique du Divan, le 12 août 1725 il fut nommé Shahbender »9.

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9 Penckler est un très bon connaisseur de la cour ottomane où il a résidé de 1719 à 1727 en tant que jeune de langue (Sprachknab) de l’internonciature10. Il a été un témoin privilégié de la nomination d’Ömer Ağa, soit la nomination d’un marchand saisissant l’opportunité de développer son influence sur le lieu où il commerce et de diversifier ses revenus en monnayant cette influence auprès de ses « nationaux ». Cela va bien entendu plus loin qu’un simple calcul économique. En se plaçant sous le patronage du Grand Vizir, Nevşehirli Damat Ibrahim Paşa, Ömer Ağa transforme les marchands de la Porte en clients de son maître dont il incarne la protection, en les représentant et en prenant part au financement de leurs activités. Cela est également pour le Grand Vizir une nouvelle source de revenu et d’accroissement de son autorité. Penckler rend compte d’un système clientéliste classique par lequel le Grand Vizir gouverne les territoires du sultanat ottoman. La fonction consulaire est attractive : elle crée une compétition entre les prétendants. En ce sens, la mise en place du réseau consulaire ottoman est comparable dans ses logiques à celui des États-Unis en Méditerranée autour de 1800 où, comme l’a montré Silvia Marzagalli, l’État s’appuie sur les intérêts des marchands pour établir sa présence11.

10 Néanmoins, à son arrivée à Vienne, pour Ömer Ağa tout est encore apparemment à mettre en place12. Penckler poursuit : En mars 1726, il arriva de Constantinople à Vienne avec une suite de plus de cent personnes très bien parées. Parmi celles-ci se trouvaient aussi deux riches Grecs qui devaient garantir ses finances, l’un recevant le vice-consulat de Sicile et l’autre celui de Trieste. Son interprète était un érudit nommé Osman Efendi, qui avait passé un an en captivité en Allemagne, et était de ce fait capable de parler un bon allemand et d’avoir quelques connaissances dans sa rédaction, un homme âgé d’une grande dignité qui entre 1720 et 1726 avait été mon maître en langues orientales à Constantinople et avec qui j’avais continué d’entretenir une relation étroite de confiance13.

11 La gestion du consulat général est à l’image d’une compagnie commerciale composée d’un patron et de compagnons sur le modèle de la commenda, ce qui est le modèle des compagnies marchandes ottomanes opérant à Vienne tout au long du siècle14. Les vice- consuls de Trieste et de Naples financent le poste d’Ömer Ağa à Vienne et se remboursent en monnayant leurs médiations et services dans deux places commerciales particulièrement importantes pour les marchands de la Porte.

12 L’interconnaissance des acteurs est par ailleurs primordiale : Ömer Ağa et Osman Efendi, son interprète, sont familiers de Vienne où ils ont été actifs, l’un comme marchand, l’autre comme captif puis interprète lors de l’ambassade de 1718. Frédéric Hitzel a en effet mis en lumière la liberté dont jouissent les captifs ottomans à Vienne au cours de la dernière décennie du XVIIe siècle et la structuration interne de ce milieu. Les captifs les plus « notables » sont des protégés, sinon des agents, des ministres impériaux, à l’image d’Osman Ağa, protégé du prince Schallenberg et du cardinal Kollonitsch, qui grâce à la proximité qu’il a avec ses maîtres est de facto le protecteur des musulmans présents à Vienne. Les mémoires d’Osman Ağa permettent d’évaluer, dans la dernière décennie du XVIIe siècle, le degré de familiarité des Ottomans avec la société viennoise et mettent en lumière leur rôle dans les maisons aristocratiques, la diversité de leurs origines géographiques et de leurs appartenances religieuses ainsi que leur grande liberté d’évoluer en ville. Ces relations établies en temps de guerre constituent des ressources interpersonnelles en temps de paix et des leviers pour la carrière des Ottomans impliqués dans les relations avec la Maison d’Autriche15.

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13 Le patronage des Ottomans par les agents de la cour de Vienne se développe plus encore dans la première moitié du XVIIIe siècle. En 1727, Penckler est rappelé à Vienne par le Hofkriegsrat afin d’encadrer le consulat d’Ömer Ağa. Il y retrouve son « vieil ami » Osman Efendi ; et le maître et l’élève travaillent ensemble au sein d’un milieu dont tous les acteurs se connaissent déjà. Ils institutionnalisent au niveau politique les structures trans-impériales déjà décrites par E. Natalie Rothman au sujet des relations vénéto- ottomanes du XVIIe siècle16. Les réseaux que Penckler a développés à Istanbul lui permettent même, le moment venu, de saboter le fonctionnement du consulat général ottoman en se faisant le relais des plaintes des marchands ottomans contre leur propre consul. Ainsi que l’écrit Penckler, suite aux confidences que lui fait Osman Efendi, « Ömer Ağa traitait ses gens de façon brutale. Il extorquait de l’argent aux marchands et autres sujets turcs » au point de « porter atteinte aux marchands turcs et allemands ». Les marchands se plaignent en effet du fait de devoir payer au consul une taxe pour un service dont ils n’ont pas besoin et que, le cas échant, leur offre gratuitement l’administration autrichienne au titre du patronage exercé par ses administrateurs17. En effet, Penckler devient progressivement le patron des marchands ottomans à Vienne et obtient le renvoi d’Ömer Ağa en 1731. Il profite en partie de la disgrâce de Nevşehirli Damat Ibrahim Paşa et, avec elle, de l’instabilité gouvernementale qui s’installe à Istanbul pendant plus d’un an et prive Ömer Ağa de soutien politique. Ce rappel est par ailleurs assumé par l’envoyé extraordinaire ottoman à Vienne, Tavukçubaşı Mustafa Effendi, venu annoncer en 1731 l’avènement de Mahmoud Ier et promis aux fonctions de reisüküttab – c’est-à-dire de chancelier en charge entre autres des affaires étrangères – fonctions qu’il exerce entre 1736 et 1741, puis entre 1744 et 1747 18.

14 Après 1731, plus aucun consul général n’est nommé à Vienne et la gestion de la présence ottomane repose sur les liens personnels établis par Tavukçubaşı Mustafa Efendi, nouvel homme fort à Istanbul pour les affaires d’Allemagne, et Penckler, une fois le premier devenu reisüküttab à son retour à Istanbul, et le second renvoyé à Péra comme résident en 1740 puis internonce en 1748 19. Quant à lui, Ömer Ağa quitte les Erblande mais poursuit en Adriatique son commerce de galanteries20.

Le consulat idéal de Giacomo Baseo à Trieste, 1722-1740

15 Du fait de la profonde transformation de la société urbaine liée à l’installation d’un port-franc directement gouverné par Vienne à partir de 1717-1719, Trieste offre un terrain original à l’observation de la convergence des intérêts des consuls, des marchands de la Porte et de la Maison d’Autriche fédérés autour de la personne du consul, Giacomo Baseo21.

16 L’histoire des consuls « des nations de la Grèce et de la Turquie »22 à Trieste est longuement développée par Mainati, petit-fils d’une catholique triestine et d’un marchand grec de Zante installé à Trieste en 173423. Mainati décrit notamment la position consulaire tenue par Giacomo Baseo, marchand ottoman de Nauplie, reposant sur l’influence politique, économique et religieuse que ce dernier a sur les marchands orientaux commerçant dans le port franc. La démarche de Baseo est en cela comparable à celle d’Ömer Ağa : renforcer sa position de domination économique et sociale par le biais d’une reconnaissance institutionnelle qui sécuriserait ses sources de revenus. Aussi, en 1722 :

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Sa Majesté Charles VI, toujours prompte à donner des bases solides à l’essor et au développement du commerce, établit un consul pour les nations grecque et ottomane en la personne de Giacomo Baseo, en considération de ses connaissances et de ses qualités recommandables, ainsi que du caractère honorable de son commerce et du fait qu’il fut à l’origine de la première expédition conduite depuis ce port en direction de Smyrne, effectuée à son propre compte et risque24.

17 Baseo reste en fonction jusqu’en 1740 et sa mort lui vaut un glorieux hommage de la part du chroniqueur triestin qui loue « la rectitude et le bien qu’il a fait en faveur de ses semblables, [et] le fruit de son action consulaire »25. Baseo se distingue en particulier en invitant les Ottomans à s’installer à Trieste, en finançant leurs entreprises et en relayant leurs pétitions auprès de l’Intendance commerciale. Il se fait remarquer aussi : […] en tenant dans sa propre maison consulaire une ouverte et cordiale hospitalité pour les étrangers ; ayant même dans cette dite maison destiné un endroit spécifique, où à défaut d’une église de rite grec en ville, ils puissent se réunir les jours de fête, et satisfaire tranquillement les devoirs de leur religion, chose indispensable pour obtenir une fin heureuse26.

18 Il faut noter ici que Ömer Ağa se soucie également des âmes de ses clients : en 1730 il négocie le droit de faire bâtir une mosquée à Vienne, « afin que les Turcs en ville puissent avoir un lieu de prière, en faisant référence au fait que les Chrétiens en possèdent en Turquie »27. Son rappel entraîne l’avortement de cette initiative. C’est ainsi un véritable patronage qu’exerce Baseo sur les marchands ottomans opérant à Trieste. Il permet de combler les besoins de la population marchande orthodoxe qui n’est pas encore organisée en congrégation. Il supplée par sa maison aux manques de logements et d’entrepôts en cours de construction dans la Città nuova et à l’absence de lieux de culte jusqu’à l’érection de l’église San Spiridione le long du Canal Grande de la Città nuova entre 1751 et 175328.

19 Dans le cadre du caméralisme autrichien, l’exercice de la fonction consulaire relève d’une forme de patriotisme pour lequel la monarchie est reconnaissante envers celui qui en fait preuve et envers sa famille. Le consul associé au gouvernement de la monarchie a vocation à être récompensé par une intégration politique et symbolique à la Maison archiducale, et par la fin d’une condition d’incertitude liée à son extranéité. Dans un premier temps, Marie-Thérèse confirme à l’héritière du consul, sa nièce Giustina Citter, l’ensemble des biens et des privilèges légués, et qu’elle transmet à ses fils Francesco et Domenico, une fois ces derniers devenus majeurs. La transmission du patrimoine de Giacomo Baseo à Francesco et Domenico Citter est définitive en 1752 avec l’obtention du droit de bourgeoisie. Dans un second temps, Francesco et Domenico Citter dédient à leur grand-oncle une inscription sur la chapelle de la Casa di Loreto au sein de la Cathédrale San Giusto en hommage à sa piété et à son patriotisme en tant que « consul pour les nations de la Grèce et de la Turquie »29.

20 Ce qui est récompensé ici c’est l’œuvre de Baseo à la prospérité de la monarchie, des marchands ottomans et de sa propre famille ; prospérité reposant sur la synergie des intérêts qu’il a su générer entre ces trois cercles d’appartenance30.

Le consulat dans la politique d’influence des corps constitués, 1740-1760

21 Malgré les avantages temporels et posthumes qu’elle procure, une fois créée la fonction consulaire n’est pas systématiquement renouvelée. Elle est d’abord attachée à une

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personne, du moins pour les affaires des communautés marchandes ottomanes installées au sein de la monarchie autrichienne. De même l’octroi de statuts prévoyant la nomination d’un consul, comme ceux de « la nation grecque-orientale » de Trieste en 1751, ne garantit pas la présence effective d’un agent consulaire. À Trieste comme à Vienne, le consul des Ottomans est en concurrence avec les corps constitués pour tirer avantage des bénéfices liés à la protection des marchands de la Porte.

Une fonction consulaire suspendue : le patronage de l’Église, 1740-1751

22 Le consulat de Trieste reste vacant de la mort de Baseo en 1740 jusqu’en 1751. L’une des raisons de cette vacance est sans doute l’absence de marchands capables de faire face financièrement aux frais de la charge du fait de la minorité des frères Citter. De son côté, Mainati n’avance aucune raison particulière, mais il mentionne régulièrement l’archevêque de Belgrade natif de Scio, Daniele Sfongarà, qui, après la reprise de la forteresse hongroise par les Ottomans en 1739, trouve refuge à la cour de Vienne où il devient une personne influente auprès de Marie-Thérèse31. La présence de Sfongarà à Vienne rend sans intérêt la nomination d’un consul à Trieste. Sfongarà continue de jouer le rôle assigné au haut clergé orthodoxe de Serbie depuis le XVIe siècle, c’est-à- dire le patronage et l’encadrement des réseaux marchands rasciens (serbes) en Europe centrale et sud-orientale. Ce patronage initié par la famille Sokolović avait permis l’intégration du Pachalik de Bude à l’économie des Balkans et, lors de leur reconquête du royaume de Hongrie (1684-1699), les Impériaux ont systématiquement confirmé les privilèges que les Ottomans avaient accordés aux Orthodoxes afin de préserver les circuits commerciaux en place32.

23 L’arrivée de Sfongarà permet à la cour de Vienne d’encadrer, de structurer et d’intégrer la nation grecque ottomane installée à Trieste à la Maison d’Autriche. Placée sous la protection de l’archevêque de Belgrade, la nation entre dans un corps constitué, l’Église orthodoxe, associée à la Maison archiducale après la création progressive du métropolitanat de Karlowitz entre 1690 et 1708, ce qui est une autre garantie de sa fidélité. Le métropolite de Karlowitz a pour vocation de créer une église grecque Habsbourg et de concurrencer l’autorité du patriarche de Peć sur les Orthodoxes de rite serbe présents en Hongrie et dans les autres territoires de la monarchie. L’intense lobbying que mène Sfongarà à Vienne permet également de rendre inintéressante l’offre de protection des Grecs de Venise qui ne parviennent pas à s’imposer à Trieste33. Enfin, les années 1740 sont marquées par le débauchage d’importants marchands grecs depuis l’Empire ottoman et Naples qui viennent s’installer à Trieste sous la protection de Sfongarà34. Cette période de mobilisation des nouveaux partenaires de la Maison d’Autriche est encore celle de la compilation des privilèges en 1750 qui conduit à la promulgation de statuts le 27 février 1751. Mainati souligne en effet le rôle essentiel joué depuis Vienne par l’archevêque de Belgrade qui finit par convaincre Marie- Thérèse et sans doute le nouvel homme fort de l’administration autrichienne, le Chancelier d’État comte Anton Wenzel von Kaunitz-Rietberg35.

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La rente consulaire : le consulat de Mamuca della Torre, 1751-1760

24 En 1751, conformément à leurs statuts, « les nations grecque et ottomane » de Trieste se voient doter d’un nouveau consul, le comte Cristoforo Mamuca della Torre (1681-1760). La protection consulaire dont bénéficient les Ottomans de Trieste change alors de nature36. Della Torre est un agent de la Maison d’Autriche utilisant les structures socio-économiques de sa famille pour encadrer le commerce des Ottomans. La famille Mamuca della Torre, tout comme un certain nombre de familles aristocratiques possessionnées à Gorice, entretient des liens étroits avec l’Empire ottoman où elle opère, est installée, et est directement intéressée au commerce des Ottomans avec la Maison d’Autriche. Né à Péra en 1681, Cristoforo est le fils de Marc’Antonio Mamuca della Torre qui a servi comme drogman autant les puissances chrétiennes représentées à Istanbul que le Sultan, ses vizirs et ses ambassadeurs. Interprète lors du siège de Vienne de 1683, Marc’Antonio se range aux cotés des Impériaux. Proche du prince Eugène de Savoie, il entre au Hofkriegsrat et est élevé au rang de la noblesse d’Empire ; il reçoit des terres en Autriche intérieure. Les Mamuca della Torre n’en conservent pas moins leurs possessions dans l’Archipel et se revendiquent d’une noblesse albanaise descendante de Georges Castriote Skanderbeg. De plus, Cristoforo est présenté par Mainati comme un « magnat de Hongrie », et un « comte d’Empire ». Il est installé dans le comté de Gorice, où est située la capitainerie générale dont dépend le port de Trieste. Il est un vassal direct du comte de Gorice qui n’est autre que l’empereur lui-même37.

25 Le nouveau consul renforce tout autant sa position dans le monde ottoman via son patronage sur les marchands, que la position de ces mêmes marchands au sein de la Maison d’Autriche dont ils deviennent à leur tour des agents et des clients directs. La cérémonie de présentation des statuts par le consul au président de l’Intendance commerciale de Trieste, Nicolò Hamilton, alors premier magistrat de la ville, atteste du prestige social et des avantages économiques que Cristoforo Mamuca della Torre retire de sa position. Mainati souligne que : Un jour le consul invita les sept représentants de la nation grecque dans la maison du président de Trieste Nicolò Hamilton en la présence des principales autorités […]. Le consul comte Mamuca présenta au président les privilèges [de la nation] sur un plateau d’argent et exposa les sentiments bienveillants de la Souveraine et la grâce spéciale de celle-ci à l’égard de sa nation aimée et méritante. Les Grecs exprimèrent dans leur propre langue les sentiments les plus cordiaux de leur fidélité, leur gratitude, et leur engagement pour la réussite des intentions bienfaisantes de la Souveraine magnanime. Ceci fut traduit du grec en dialecte italien par le comte Mamuca. Le président rendit les privilèges présentés au comte Mamuca, en sa qualité de gardien et protecteur. Le jour suivant une partie des Grecs rendit visite au comte Mamuca, et lui offrit cent sequins d’or. Il les accueillit avec bonté, et promit de les favoriser en toute occasion, comme il fit à toutes les rencontres38.

26 À Vienne comme à Trieste, malgré le retrait au Hofkriegsrat des affaires marchandes ottomanes pour les confier à la Hofkammer en 1748, les marchands ottomans demeurent sous le patronage des anciens protégés du prince Eugène et de leurs enfants. Aussi, comme nous avons pu le montrer dans une étude précédente, Augustin Thomas Wöber, fils de l’ancien bras droit du prince Eugène au Hofkriegsrat, Augustin Wöber, a-t-il développé dans sa maison située sur le Fleischmarkt, au cœur du quartier marchand de Vienne, une clientèle de marchands ottomans qu’il loge et dont il abrite les

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marchandises dans des entrepôts mis à leur disposition. La maison du baron (Freiherr) Wöber comporte une auberge, Au Loup blanc ( Zum weißen Wolfe), qui organise la sociabilité du petit complexe immobilier. En ce sens, Wöber reproduit le modèle immobilier du Hofkriegsrat qui, installé dans la Maison des Chevaliers teutoniques, logeait dans sa grande cour, au fond de laquelle se trouvait également une auberge, les marchands aux étages et leurs marchandises au rez-de-chaussée. À partir de 1755, Penckler développe également le même clientélisme dans sa résidence principale située elle aussi sur le Fleischmarkt. Ses protégés sont des marchands orthodoxes, juifs et arméniens ayant développé un commerce de longue distance et particulièrement rentable entre le monde ottoman et l’Europe centrale et du Nord, dont Vienne est une place centrale. Le patronage de Penckler se poursuit une fois que cesse l’activité des marchands. Il les héberge alors dans sa maison du faubourg de la Landstraße, au sud de la ville. Le patronage de Penckler passe aussi par l’octroi de passeports, son intervention personnelle en cas de litige impliquant des marchands ottomans, ou l’intégration symbolique de ces marchands dans sa suite. Il possède encore à Vienne un système de collecte d’informations auprès des barbiers, tel Sissi Georgi, un ancien marchand ottoman de Macédoine qui reconvertit son activité professionnelle une fois installé à Vienne39.

27 Rien ne différencie ici le patronage exercé informellement par les administrateurs de la monarchie autrichienne à Vienne de celui formel des consuls de la nation grecque et ottomane à Trieste. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les patronages des populations ottomanes et marchandes de Vienne et de Trieste sont comparables dans leur forme, même si elles diffèrent dans leur institutionnalisation. Néanmoins l’intérêt du consul de la nation grecque et ottomane de Trieste, Cristoforo Mamuca della Torre, et du protecteur des Ottomans de Vienne, Heinrich von Penckler, sont les mêmes : garantir l’existence d’un commerce dont ils tirent économiquement et socialement profit. Mainati montre encore l’implication économique, sociale et religieuse de Baseo auprès de la population ottomane orthodoxe de Trieste, ne serait-ce que parce que le consul investissait personnellement dans le commerce de la nation. Celle de della Torre est plus difficilement perceptible, et la mise en avant par Mainati de son statut d’aristocrate crée une fausse impression de distance entre le consul et la nation. Les archives de la Hofkammer présentent della Torre essentiellement comme un intermédiaire entre les marchands et la cour. À l’image du rôle joué par Sfongarà, il porte leurs suppliques mais agit aussi comme juge de paix. Il est notamment à l’origine de l’installation d’une communauté grecque à l’Aquilée, dont le comté est intégré à celui de Gorice en 1754 et en 1760 il déploie encore son influence en nommant Constatino Danni « vice-consul des nations orientales » à Fiume40.

28 Les marchands grecs de Trieste deviennent pour della Torre un vecteur de l’intégration territoriale du nouveau comté de Gorice et Gradisca et donc un outil d’influence auprès de la cour41. À Trieste le patronage des marchands se divise alors entre le consul offrant une protection légale et, à partir de 1751, les chefs de la nation qui offrent une protection économique et sociale et prennent en charge la vie confessionnelle du groupe via la création d’une congrégation. De là nait une confusion répandue dans l’historiographie qui réduit la présence ottomane à Trieste à celle des Grecs orientaux. Or, si la congrégation gère exclusivement les affaires des Orthodoxes, le consul étend quant à lui sa protection à l’ensemble des sujets ottomans42.

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L’avantage sans le titre, des années 1760 aux années 1780

29 À mesure que les marchands ottomans sont intégrés aux corps constitués de la Maison d’Autriche, les responsabilités consulaires, et avec elles les revenus et autres avantages économiques, sociaux et spirituels afférents, sont partagées entre les marchands les plus influents des congrégations en charge de la vie religieuse. Dans une certaine mesure, l’influence de plusieurs maisons marchandes comme celle d’Andrulachi rend même désuet le cadre de la nation et la fonction consulaire qui lui est attachée43.

30 En 1776, le gouverneur de Trieste devient l’interlocuteur et le protecteur des chefs de la nation grecque44. Néanmoins en 1824, le consulat de « Turquie » apparaît toujours dans la liste des 18 représentations consulaires des nations étrangères de Trieste que relève le statisticien autrichien Girolamo Agapito, même si le poste est présenté comme vacant45. Le cas des Grecs, qu’Agapito associe à l’Empire ottoman, se distingue de celui d’autres communautés marchandes triestines qui bénéficient d’une protection consulaire plus ou moins permanente mais sans être dotées de statuts qui l’organisent en corps constitué. La singularité de la vacance de ce consulat est d’autant plus flagrante que le nombre de consuls ne fait que s’accroître depuis les années 1750. En 1801, par exemple, Robert Lamson devient le premier consul américain à prendre son poste en ville46. En 1780, l’épisode de la division de la nation grecque en deux communautés confessionnelles distinctes tel que le relate Mainati nous permet d’analyser la réactivation des deux formes de protection employées au cours du siècle par les consuls issus du commerce et ceux issus de la noblesse, et de mieux saisir les motivations qui régissent la protection de la communauté marchande.

31 À partir des années 1760, la tension ne cesse de croître dans le monde orthodoxe ottoman entre les fidèles de patriarcat œcuménique de Constantinople et ceux de l’ancien patriarcat serbe ou illyrien de Peć au Kosovo, refondé en 1557 par la famille du Grand Vizir Sokullu Mehmet Paşa. Si en 1766 le patriarche œcuménique obtient l’abolition du patriarcat de Peć, les Illyriens de la diaspora font valoir leurs droits en refusant le rite des Orientaux et leur tutelle. Le patriarche orthodoxe de Karlowitz parvient à infléchir dans une certaine mesure la politique impériale en faveur des Illyriens, quand bien même ces Illyriens ottomans se montrent réticents à reconnaître son autorité afin de ne pas se soumettre à l’impôt ecclésiastique47. En 1770, l’installation à Trieste de cinq familles illyriennes originaires de l’Empire ottoman pousse dans un premier temps les Orientaux à accepter la double liturgie et à impliquer les Illyriens dans la gestion de la confraternité. Cela conduit, en 1772, à une nouvelle compilation des statuts de la nation qui prennent en compte ces innovations. Les tensions croissantes entre les Illyriens et les Orientaux conduisent Marie-Thérèse, en 1780, à arbitrer en faveur des premiers, certes minoritaires mais plus puissants, en leur concédant l’église de San Spiridione et en ordonnant aux Orientaux de se conformer à leur rite. Cette décision conduit les Orientaux à abandonner à la fois la nation et la congrégation en charge de la gestion de l’église48.

32 Il s’en suit un moment de flottement se situant entre l’acte de sécession des Grecs orientaux désavoués par Marie-Thérèse en 1780 et l’octroi de nouveaux privilèges par Joseph II, en 1782, au cours duquel s’affirment de nouveaux protecteurs. Ainsi, en juin 1780, soit deux mois après avoir quitté San Spiridione, les Orientaux se rassemblent-ils

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dans la maison de Giovanni Andrulachi. Originaire de Candie, il s’est installé à Trieste en 1776, disposant de beaucoup de capitaux. Il ouvrit une manufacture de savon près du Ponte Rosso sulle Saline, et fit construire une grande maison, qui servit de modèle à la fondation des autres immeubles sur ces près et salines, de sorte qu’il forme aujourd’hui le plus beau quartier de la ville de Marie Thérèse49.

33 Située « contrade delle saline », à un bloc d’immeuble à l’est de San Spiridione, la maison d’Andrulachi (aujourd’hui « casa Czeike ») constitue un complexe immobilier conçu par l’architecte Giovanni Bubolini qui s’inspire largement des cours (Höfe) viennoises à cinq étages, dont la Maison des Chevaliers teutoniques déjà citée. Il abrite non seulement la manufacture et les appartements de la famille mais aussi de larges entrepôts desservis par une cour et des grands porches ouvrant sur la rue. Le bâtiment est également le siège de la banque et de la Société grecque d’assurance dirigées par Andrulachi dont le buste en esclave ottoman surplombe le porche principal. Dans son journal, le gouverneur de la ville mentionne, le 3 mai 1777, que « le Grec Andrulachi vint me parler d’un endroit où il voudroit bâtir », dans la mesure où la maison d’Andrulachi participe du bon gouvernement de la ville par l’encadrement des populations qu’elle permet et propose50. L’édifice n’est pas uniquement un modèle pour le développement de la Città Nuova, mais il a en soi vocation à donner à Andrulachi les moyens d’encadrer et de tirer profit de l’encadrement de la communauté marchande grecque ottomane de Trieste. Aussi, en 1783, Andrulachi est-il cité honorifiquement comme « gouverneur de la nation grecque »51.

34 L’installation d’une salle de prière constitue l’étape ultime de ce dispositif. En effet, le complexe immobilier d’Andrulachi devient le refuge des Grecs orientaux, qui « ouvrirent et réunirent plusieurs petites chambres en une salle » et « la transformèrent en chapelle […]. Une fois [celle-ci] décorée d’un apparat approprié, et pourvue de tout le nécessaire, ils formèrent une confraternité, qui veilla aux besoins des pauvres de leur nation »52. Andrulachi endosse ici le rôle joué par le consul Baseo soixante ans avant lui. Le 23 avril 1781, la confraternité entérine sa rupture avec les Illyriens par l’achat d’un terrain destiné à devenir un cimetière distinct de celui qui entoure San Spiridione. Ce n’est que le 9 août 1782 que les Orientaux se voient accorder le droit de bâtir une nouvelle église. Andrulachi compte de nouveau parmi les six députés se réunissant auprès du baron Pittoni, en charge de la police de la ville, afin d’organiser la construction de San Nicolò. Ce rassemblement de six députés répond au modèle des statuts de la nation grecque de 1751, quand bien même ces statuts sont rendus caducs par l’acte de sécession des Orientaux53.

35 Plus encore, la construction même de l’église San Nicolò illustre la rapide réintégration des Orientaux à la société triestine par le biais d’un patronage informel de la monarchie et de ses agents. Si la construction de San Spiridione s’était heurtée à un problème de financement ayant généré une tension au sein de la nation grecque au point que le Vénitien Pietro Cuniali avait presque été forcé d’assumer l’essentiel des coûts, celle de San Nicolò est rendue possible par un astucieux montage financier. Le terrain sur lequel est construite l’église est acheté à Antonio Rossetti de Scander, directeur de la Compagnie d’Assurance triestine de 1766 à 1780. La famille Rossetti est possessionnée à Gorice et Giuseppe Domenico, fils d’Antonio, intègre le patriciat municipal en 1782. Giuseppe Domenico est lui-même directeur d’une compagnie marchande, assurée par son père, depuis 1779 et consul de Gênes à Trieste depuis 1780. Giovanni, son frère, est quant à lui consul de Modène à Trieste et marié à la fille du baron Pasquale Ricci, bras

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droit du gouverneur et lui aussi patricien de la ville. Les Rossetti ne sont pas que des acteurs majeurs de la vie politique et commerciale triestine, ils ont aussi un intérêt plus particulier au commerce avec l’Empire ottoman. Toutefois, la vente du terrain ne se fait pas seulement à un bon prix, elle enrichit aussi la monarchie puisque c’est le Trésor qui concède à la nation grecque un prêt à 6 % pour l’achat du terrain et le dédommagement de son agent54.

36 L’intégration des Grecs orientaux à Trieste est permise par la synergie générée par leurs activités économiques entre intérêts privés des agents de la monarchie, de la commune, des corps constitués et des familles marchandes les plus influentes. Elle se passe d’une représentation consulaire.

Conclusions

37 L’avantage du consul, qu’il soit issu de la classe marchande ou de la noblesse, est d’abord économique. Il s’agit de tirer profit d’un ancrage dans plusieurs mondes en vendant des prestations d’intermédiaire. En 1719, la compétition que se livrent Ömer Ağa et le trésorier Ibrahim Paşa est assez révélatrice, par les tensions qu’elle génère, des profits possibles attachés à la charge de shahbender. De même, la nomination de della Torre en 1751 s’accompagne du versement d’une taxe de la part des marchands. Le consulat constitue pour della Torre une forme de rente dont il bénéficie jusqu’à sa mort en 1760 et qui récompense les services que sa famille et lui ont rendus à la monarchie. Pour Baseo, pour Penckler comme pour Andrulachi, l’avantage économique repose bien entendu sur les bénéfices du commerce qu’ils financent et dont ils plaident institutionnellement la cause, mais il est aussi lié à leurs patrimoines fonciers respectifs. Les maisons et complexes immobiliers qu’ils possèdent à Trieste ou à Vienne et qui incarnent leur patronage et leur puissance sociale sont loués aux marchands et aux marchandises. Ils participent d’une économie de la location et de la consommation par les services qu’ils offrent aux marchands, notamment par le biais de la taverne.

38 L’avantage du consul est aussi social. Il s’agit pour lui de renforcer son influence trans- impériale via le développement d’une clientèle privée au sein de laquelle il exerce son patronage, ce qui le rend de fait incontournable au service des princes auxquels ils s’associe. Cet avantage social est à plusieurs détentes. En raison de son influence, ou de celle de sa maison, ou encore de ses réseaux, le consul devient à la fois un agent et un partenaire des empires Habsbourg et ottoman. Associé au gouvernement de la monarchie autrichienne, Baseo, della Torre et Andrulachi lient les marchands ottomans à la maison impériale et royale. En cela ils sont aussi des agents d’un processus d’intégration régionale beaucoup plus large, dans la mesure où l’intégration des marchands ottomans au sein de la maison d’Autriche n’entraîne pas de délitement de leur lien avec la Porte. L’intérêt d’un agent à devenir consul ne peut être que temporaire, puisque le lien entre la maison et la nation a, à terme, vocation à devenir direct. Au cours des années 1770, le relais de la protection et de la représentation des marchands ottomans opérant à Trieste et à Vienne est assuré respectivement par le gouverneur de Trieste et par l’internonce.

39 Ce système est propre à un processus d’intégration régionale concernant deux empires (celui de la maison d’Autriche et l’Empire ottoman) qui conduit à l’émergence d’un espace économique et commercial actif partiellement intégré. Dans ce cadre, les marchands ottomans passent au cours du XVIIIe siècle de la protection d’un consul issu

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de la nation, à la protection de la Maison d’Autriche via une étape intermédiaire qui est celle d’une noblesse vassale de l’empereur et honorée du titre de consul. Pour cette noblesse, le consulat est aussi une étape de son ascension sociale qui passe par le service du prince.

Giovanni Andrulachi, protecteur des Grecs orientaux de Trieste, tel qu’il s’est fait représenter sur les trois principales entrées de sa maison, qui est autant un lieu d’habitation, un entrepôt, une manufacture qu’un lieu de culte. Photographie : David Do Paço.

NOTES

1. John Elliott, « A Europe of composite monarchies », Past and Present, vol. 137, no 1, 1992, p. 48-71 ; William Beik, « The Absolutism of Louis XIV as Social Collaboration », Past & Present, vol. 188, 2005, p. 195-224 ; et id., « A social interpretation of the reign of Louis XIV », dans Neithard Bulst, Robert Descimon et Alain Guereau (dir.), L’État ou le roi. Les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècles), Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1996, p. 145-160 ; Thomas Winkelbauer et Petr Mat’a (dir.), Die Habsburgermonarchie 1620 bis 1740. Leistungen und Grenzen des Absolutismusparadigmas, Stuttgart, Steiner, 2006 ; Stefan Sander Faes, « Lordship and State Formation : Bohemia and the Habsburg monarchy from the Thirty Years’ War to Charles VI », Opera Historica, vol. 18, no 1, 2017, p. 82-99. Voir aussi Jane Burbank et Fred Cooper, Empire in World History. Power and Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 2011. 2. Salvatore Bottari, « Consoli inglesi nella Sicilia del Settecento. Funzioni institutionali e attività informali », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls. L’institution consulaire et les marchands dans le monde méditerranéen

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(XVIIe-XIXe siècle), Madrid/Rome, Casa de Velázquez - Publications de l’École française de Rome, 2017, p. 211-222. 3. David Do Paço, L’Orient à Vienne au dix-huitième siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2015 ; Manfred Pittioni, « Österreichisch-osmanische Wirtschaftsbeziehungen », dans Inanc Feigl, Valeria Heuberger, Manfred Pittioni et Kerstin Tomenendal (dir.), Auf den Spuren der Osmanen in der österreichischen Geschichte, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 2002, p. 145-153 ; et Marco Dogo, « Merchants between Two Empires. The Ottoman Colonies of Trieste in the XVIII Century », Études balkaniques, no 3/4, 1997, p. 85-96. 4. Günther Chaloupek, Michael Wagner et Andreas Weigl, « Handel im vorindustriellen Zeitalter : der kanalisierte Güterstrom », dans Günther Chaloupek, Peter Eigner et Michael Wagner (dir.), Wien. Wirtschaftsgeschichte, 1740-1938, vol. 2 : Dienstleistungen , Vienne, Jugend und Volk, 1991, p. 1001-1038 ; David Do Paço, L’Orient à Vienne…, op. cit., p. 149-186. 5. Pour le consulat d’Ömer Ağa voir : Oesterreichisches Staatsarchiv (OeStA), Haus-, Hof- und Staatsarchiv (HHStA), Staatenabteilungen, Türkei I ; et OeStA, HHStA, Handschriftensammlungen, W, 396 reproduit dans Heidrun Wurm, « Entstehung und Aufhebung des osmanischen Generalkonsulats in Wien (1726-1732) », Mitteilungen des Österreichischen Staatsarchivs, no 42, 1992, p. 152-187. Pour les consuls des Ottomans à Trieste voir OeStA, HHStA, Finanz- und Hofkammerarchiv, Neue Hofkammer, Kommerz, Littorale, 726-729 (pour le consulat Mamuca della Torre), 963-965, 1034-1049 et Archivio di Stato di Trieste (AST), Intendenza Commerciale (Int. Com.), vol. 54-56, 62, 63, 248. On se référera également au projet en cours de Natalie Rothman, The Dragoman Renaissance : Diplomatic Interpreters and the Routes of Orientalism reposant en partie sur les archives privées de la famille Mamuca della Torre conservées à l’Institut für Personengeschichte de Bensheim. Grete Klingenstein, Eva Faber et Antonio Trampus (éd.), Europäische Aufklärung zwischen Wien und Triest. Die Tagebücher des Gouverneurs Karl Graf Zinzendorf, 1776-1782, Vienne, Böhlau, 2009 et Giuseppe Maria Mainati, Croniche ossia Memorie storiche sacro-profane di Trieste cominciando dall’XI secolo sino a’ nostri giorni, 6 vol., Venise, Picotti, 1817-1818. 6. OeStA, HHStA, Staatenabteilungen, Türkei I, 196/3, 201/1, 202/2 et 205/2. 7. Anton Victor Felgel, « Penckler, Heinrich Freiherr von », Allgemeine Deutsche Biographie, éd. Historische Kommission bei der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, vol. 25, Leipzig, Dunker & Humblot, 1887, p. 350-553 ; Renate Zedinger, « Vom “Sprachknaben” zum Internuntius. Freiherr Heinrich Christoph von Penckler (1700-1774) im diplomatischen Dienst an der Hohen Pforte », dans Ulrike Tischler-Hofer et Renate Zedinger (dir.), Kuppeln – Korn – Kanonen : unerkannte und unbekannte Spuren in Südosteuropa von der Aufklärung bis in die Gegenwart, Innsbruck, Studienverlag, 2010, p. 215-242. 8. « Als im Jahr 1718 zwischen Ihrer Römisch-Kaiserlichen Majestät dem verstorbenen Karl VI. und dem türkischen Sultan Ahmed III. zu Passarowitz Frieden geschlossen werden sollte, drang man kaiserlicherseits darauf, den Friedensvertrag mit einem separaten förmlichen Handels- und Schiffahrtsvertrag zu verknüpfen […]. Aufgrund dieses Artikels entschloß sich die Pforte, einen solchen Schahbender oder Sachwalter in den kaiserlichen Erbländern zu etablieren […]. Der erste Bewerber überhaupt war der Oberkämmerer des Ibrahim Paşa, des 1719 zur feierlichen und förmlichen Bekräftigung der zu Passarowitz geschlossenen Verträge von der Pforte an den kaiserlichen Hof entsandten Großbotschafters. Ömer Aga, jovial und ach schlau, hatte die Verträge genau studiert und noch in Wien beschlossen, bei der Abreise der Gesandtschaft als Schahbender beim kaiserlichen Hof zurückzubleiben. » Heidrun Wurm, « Entstehung und Aufhebung… », art. cit., p. 161-167. 9. « Die vertragsmäßige Errichtung von Konsulatsposten sowohl in der kaiserlichen Hauptstadt als auch in allen Haupthandelsstädten entlang der ungarischen Grenze, in den Seehäfen Triest, Fiume un Neapel und auf der Insel Sizilien der Pforte bringen würde […]. In der öffentlichen Diwanssitzung am 12. August 1725 würde er zum Shahbender ernannt », Heidrun Wurm, « Entstehung und Aufhebung… », art. cit., p. 164 et 166.

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10. Ibid., p. 169. OeStA, HHStA, Staatenabteilungen, Türkei I, 187-194. 11. Sur le clientélisme ottoman : Virginia Aksan, An Ottoman Statesman in War & Peace : Ahmed Resmi Efendi, 1700-1783, Leyde, Brill, 1995, p. 1-33. Silvia Marzagalli, « Le réseau consulaire des États-Unis en Méditerranée, 1790-1815. Logiques étatiques, logiques marchandes ? », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls…, op. cit., p. 295-307. 12. OeStA, HHStA, Staatenabteilungen, Türkei I, 196/3. 13. « Brach er im März 1726 mit einem Gefolge von mehr als hundert sehr gut ausgestatteten Personen von Konstantinopel aus auf. Mit dabei waren auch zwei reiche Griechen, die ihn finanziell unterstützt hatten; einem hatte er das Vizekonsulat auf Sizilien versprochen, dem anderen das in Triest. Sein Dolmetscher war ein gewisser Osman Efendi, der früher einige Jahre in Deutschland in Gefangenschaft gelebt und dort gut deutsch sprechen und schreiben gelernt hatte – ein würdiger und schon bejahrter Mann, der in der Zeit von 1720 bis 1726 in Konstantinopel mein Lehrer in den orientalischen Sprachen gewesen war und mit mir in beständiger vertraulicher Verbindung blieb. » Heidrun Wurm, « Entstehung und Aufhebung… », art. cit., p. 168. 14. David Do Paço, L’Orient à Vienne…, op. cit., p. 137-146. 15. Frédéric Hitzel (éd.), Prisonnier des infidèles : un soldat ottoman dans l’empire des Habsbourg, Arles, Actes Sud, 1998 ; David Do Paço, « Invisibles dans la banalité et le mépris. Les musulmans à Vienne des années 1660 à la fin du XVIIIe siècle », dans Jocelyne Dakhlia et Bernard Vincent (dir.), Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe, vol. 1 : Une intégration invisible, Paris, Albin Michel, 2011, p. 55-80. À titre de comparaison Antoine Gautier, « Les drogmans des consulats », dans Jörg Ulbert et Gérard Le Bouëdec (dir.), La fonction consulaire à l’époque moderne. L’affirmation d’une institution économique et politique (1500-1800), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 85-103. 16. Ella Natalie Rothman, Brokering Empire, Trans-Imperial Subjects between Venice and Istanbul, Ithaca, Cornell University Press, 2013. 17. OeStA, HHStA, Staatenabteilungen, Türkei I, 201/1 et 202/2 ; « Ömer Ağa behandelte seine eigenen Leute brutal. Von türkischen Kaufleuten, und sonstigen Untertanen suchte er Geld zu erpressen […] einige vom Schahbender geschädigte deutsche und türkische Kaufleute », dans Heidrun Wurm, « Entstehung und Aufhebung… », art. cit., p. 170-172 pour le passage cité, p. 170-174 pour la référence globale. 18. OeStA, HHStA, Staatenabteilungen, Türkei I, 205/2 ; Fuat Sanac, Der Gesandtschaftsbericht Mustafa Efendis über die Gesandtschaftsreise nach Wien im Jahre 1730/31, thèse de doctorat de l’Université de Vienne, 1992. 19. OeStA, HHStA, Staatenabteilungen, Türkei V, 16 et 23/9 ; Virginia Aksan, An Ottoman Statesman…, op. cit., p. 24. 20. Ömer Ağa est mentionné comme quittant Vienne en 1731, OeStA, HHStA, Staatenabteilungen, Türkei I, 205/2. On le retrouve en 1740 arrêté à la frontière austro-vénitienne, Archivio di Stato di Venezia, Senato, Dispacci degli ambasciatori al Senato, Germania, filza 241, fol. 53r. 21. Roberto Finzi et Giovanni Panjek (dir.), Storia economica e sociale di Trieste, vol. 1 : La città dei gruppi, 1719-1918, Trieste, Lint, 2001 ; Roberto Finzi, Loredana Panariti et Giovanni Panjek (dir.), Storia economica e sociale di Trieste, vol. 2 : La città dei traffici, 1719-1918, Trieste, Lint, 2003 ; David Do Paço, « Trieste : les horizons d’une ville centre-européenne, 1690-1820 », Monde(s). Histoire, espaces, relations, no 14, 2018, p. 71-96. 22. Titre donné à Giacomo Baseo sur une plaque commémorative de son action consulaire apposée dans la chapelle de la Casa di Loreto de la cathédrale San Giusto dans les années 1750. 23. David Do Paço, « La création de la communauté grecque orientale de Trieste par Giuseppe Maria Mainati (1719-1818) », dans Valérie Assan, Bernard Heyberger et Jakob Vogel (éd.), Minorités en Méditerranée au XIXe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 25-44.

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24. « Frattanto la Maestà di Carlo VI, sempre sollecita a stabilire sodi fondamenti per l’avviamento, ed accrescimento del commercio, istituì in Trieste un console per le nazioni Greca ed Ottomana nella persona del già nominato Liberale di Giacomo Baseo, in considerazione delle cognizioni, e commendabili sue qualità, non che dell’onoratezza con cui trafficava, e della prima spedizione fatta da questo porto per Smirne a conto e rischio suo proprio », Giuseppe Maria Mainati, Croniche…, op. cit., vol. 4, p. 128-129. 25. « [Con la consolazione del]la sua rettitudine del bene operato a prò de’ suoi simili, del frutto riportato dalle sue cure consolari », ibid., p. 233. 26. « Tenendo aperta cordiale ospitalità in propria casa consolare per li forastieri; avendo perfino destinato nella medesima un sito a proposito, ove in mancaza di chiesa di rito greco potessero nei dì festivi congregarsi, e soddisfare tranquillamente i doveri di loro religione: mezzo indispensabile per conseguire il contemplato fine. » Ibid., p. 234. 27. « Die Türken in der Stadt eine Gebetsstätte hätten, und er berief sich dabei darauf, daß die Christen ja auch in der Türkei einige Kirchen besäßen », Heidrun Wurm, « Entstehung und Aufhebung… », art. cit., p. 170-171. 28. Heleni Porfyriou, « La diaspora greca fra cosmopolitismo e coscienza nazionale nell’impero asburgico del XVIII secolo », Città e Storia, no 2, 2007, p. 235-252. 29. « Console per le nazioni della Grecia e della Turchia », Giuseppe Maria Mainati, Croniche…, op. cit., vol. 4, p. 234-235 ; Simona Cerutti, Étrangers : étude d’une condition d’incertitude dans une société d’Ancien Régime, Paris, Bayard, 2012 ; et à titre de comparaison : Roberto Zaugg, Stranieri di antico regime. Mercanti, giudici e consoli nella Napoli del Settecento, Rome, Viella, 2011. 30. Arnaud Bartolomei, « Entre l’État, les intérêts marchands et l’intérêt personnel, l’agency des consuls. Introduction », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls…, op. cit., p. 391-401. 31. Giuseppe Maria Mainati, Croniche…, op. cit., vol. 4, p. 258-259. 32. Manfred Pittioni, « Österreichisch-osmanische Wirtschaftsbeziehungen », art. cit. ; David Do Paço, « La ville contre la diaspora : les Ottomans dans l’espace urbain de la monarchie des Habsbourg au XVIIIe siècle », Diasporas, no 28, 2017, p. 63-84. 33. Mathieu Grenet, La fabrique communautaire. Les Grecs à Venise, Livourne et Marseille, 1770-1840, Rome/Athènes, École française de Rome / École française d’Athènes, 2016, p. 111-113 et 191. 34. Giuseppe Maria Mainati, Croniche…, op. cit., vol. 4, p. 242, 248, 254, 257. Angela Falcetta, Ortodossi nel Mediterraneo : frontiere, reti, comunità nel Regno di Napoli (1700-1821), Rome, Viella, 2016, p. 31-46. Maria Christina Chatzioannou, « L’emigrazione commerciale greca dei secoli XVIII-XIX : una sfida impreditoriale », Proposte e ricerche, no 42, 1999, p. 22-38. 35. Giuseppe Maria Mainati, Croniche…, op. cit., vol. 4, p. 263. 36. Vincenzio Giulio Lodi, L’Immortalità Del Cavalier Marc Antonio Mamuca Della Torre, Conte Del Sac. Rom. Imp. Consigliere Attuale di Guerra etc., Vienne, Heyinger, 1701 ; In memoria del primo secolo compiuto di vita della società del casino detto il vecchio di Trieste, Trieste, Lloyd Austriaco, 1863, p. 34. 37. Carlo Morelli di Schönfeld, Istoria della Contea di Gorizia, vol. 3-4, Gorice, Paternolli, 1856. 38. « Un giorno, nel quale il console invitò i sette rappresentanti la nazione ad intervenire nella residenza del presidente di Trieste conte Nicolò Hamilton, ed alla presenza delle primarie autorità […]. Il console conte Manuca [sic] presentò al presidente i privilegj sopra un bacino d’argento, ed espose con un’analoga allocuzione i benefici sentimenti della Sovrana, e la special grazia della medesima verso la sua diletta e benemerita nazione. Corrisposero i Greci nel proprio linguaggio i sentimenti più cordiali della loro fedeltà, gratitudine, ed impegno per il felice esito dei benefici intenti della magnanima Sovrana, la che fu esattamente spiegato in dialetto italiano dal predetto conte Manuca possessore della greca lingua. Il presidente riconsegnò i privilegj al prefato conte Manuca qual custode e protettore. Il dì seguente i Greci fecero una visita parziale allo stesso conte Manuca, e gli presentarono cento zecchini d’oro. Egli benignamente gli accolse, e promise di favorirli, come di fatti fece in tutti gl’incontri. » Giuseppe Maria Mainati, Croniche…, op. cit., vol. 4, p. 263-264.

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39. David Do Paço, L’Orient à Vienne…, op. cit., p. 167-172. À titre de comparaison : Marcella Aglietti, « Convertir le privé en public. L’évolution de la fonction d’information chez les consuls d’Espagne, XVIIIe-XIXe siècle », dans Silvia Marzagalli (dir.), Les consuls en Méditerranée, agents d’information, XVIe-XXe siècle, Paris, Garnier, 2015, p. 239-255. 40. Morelli di Schönberg, Istoria…, op. cit., p. 212-215. AST, Int. Com., 248. 41. OeStA, Finanz- und Hofkammerarchiv, Neue Hofkammer, Kommerz, Akten, Litorale, 726. 42. Giuseppe Stefani, I Greci a Trieste nel Settecento, Trieste, Monciatti, 1960 ; et Olga Katsiardi- Hering, « La presenza dei Greci a Trieste : tra economia e società (metà sec. XVIII - fine sec. XIX) », dans Roberto Finzi et Giovanni Panjek (dir.), La città dei gruppi…, op. cit., p. 519-554. 43. Voir à titre de comparaison : Marco Schnyder, « Une nation sans consul. La défense des intérêts des marchands suisses à Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls…, op. cit., p. 403-419. 44. Grete Klingenstein, Eva Faber et Antonio Trampus (éd.), Europäische Aufklärung…, op. cit., vol. 3, p. 669. 45. Girolamo Agapito, Compiuta e distesa descrizione della fedelissima città e porto-franco di Trieste, Vienne, Anton Strauss, 1824, p. 186-188. 46. National Archives and Records Administration, RG 59, Despatches from the US Consuls in Trieste, Y242/1. 47. Willibald M. Plöchl, Die Wiener orthodoxen Griechen. Eine Studie zur Rechts- und Kulturgeschichte der Kirchengemeinden zum hl. Georg und zur hl. Dreifaltigkeit und zur Errichtung der Metropolis von Austria, Vienne, Verlag des Verbandes der wissenschaftlichen Gesellschaften Österreichs, 1983. 48. Giuseppe Maria Mainati, Croniche…, op. cit., vol. 5, p. 6-8 ; Marco Dogo, « Una nazione di pii mercanti. La comunità serbo-illirica di Trieste, 1748-1808 », dans Roberto Finzi et Giovanni Panjek (dir.), La città dei gruppi…, op. cit., p. 573-602. 49. « Ben fornito di capitali. Aprì une fabbrica di sapone oltre al ponte Rosso sulle Saline, e vi fabbricò una gran Casa, lo che servì di stimolo alla fondazione di altri casamenti in que’ prati e saline, di modo che ora forma il più bel borgo della città Teresiana. » Giuseppe Maria Mainati, Croniche…, op. cit., vol. 5, p. 3-4. 50. Grete Klingenstein, Eva Faber et Antonio Trampus (éd.), Europäische Aufklärung…, op. cit., vol. 2, p. 180. Le journal est en français. 51. Triester Instanz- und Titularschematismus für das Jahr 1799. Schema de Dicasteri Aulici, Dipartimenti, ed Ufficii Provinciali par la Città di Trieste nell’Anno 1799, Trieste, Gubernialbuchdruckerei, 1799, p. 165. Vanja Miklić, Le comunità greca e illirica di Trieste : dalla separazione ecclesiastica alla collaborazione economica, thèse de doctorat de l’Università degli Studi di Trieste, 2013, p. 239. 52. « Aprirono e riunirono alquante camere ridotte in una sala […], e la trasformarono in cappella […]. Decorata con decente apparato, e provveduta di tutto l’occorrevole, si formò una confraterna, che invigilava ai bisogni dei poveri della loro nazione ». Giuseppe Maria Mainati, Croniche…, op. cit., vol. 5, p. 7-8. 53. Girolamo Agapito, Compiuta e distesa descrizione…, op. cit., p. 137. 54. Giuseppe Maria Mainati, Croniche…, op. cit., vol. 5, p. 15 ; Grete Klingenstein, Eva Faber et Antonio Trampus (éd.), Europäische Aufklärung…, op. cit., vol. 4, p. 440-441, 486-487 ; Renata Da Nova, Archivio Rossetti de Scander. Inventario, Trieste, SAPVG, 1984.

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RÉSUMÉS

Cet article propose une histoire comparée de la création du consulat général des Ottomans de Vienne et du consul des nations grecque et ottomane à Trieste au dix-huitième siècle. Dans le cadre d’une monarchie composite comme celle des Habsbourg d’Autriche, le consulat relève de la collaboration d’un marchand, d’une famille, d’une nation ou d’un corps constitué au gouvernement exercé par le prince. Le consulat permet de sécuriser des sources de revenu d’un marchand, d’institutionnaliser une position de domination sociale ou de récompenser sous la forme d’une rente un serviteur ou une famille zélée. Les avantages que représente le consulat sont disputés entre les marchands et les corps constitués ; le service de la monarchie est en conséquence attractif. Le consulat n’est par ailleurs ici qu’une modalité parmi d’autres d’association des marchands ottomans au commerce de la monarchie autrichienne.

This paper applies a comparative approach to the establishment of the General Consulate of the Ottomans in Vienna and to that of a consulate of the Greek and Ottoman nations in Trieste in the eighteenth century. In a composite monarchy such as that of the Habsburgs of Austria, the consular mission was based on the economic and social collaboration between a merchant, a family, a nation or a corporate body and the reigning household. Holding a consular position meant securing a stable income to a merchant, institutionalising a position of social domination, or being able to reward a loyal servant or family by granting them an annuity. Merchants and corporate bodies competed to access such advantages, and the service of the Austrian monarchy was consequently attractive. However, a consular position was only one among several possible forms through which Ottoman merchants participated to the growth of Austrian trade.

INDEX

Mots-clés : dix-huitième siècle, Vienne, Trieste, histoire sociale, histoire politique, histoire urbaine, Empire ottoman Keywords : eighteenth century, Vienna, Trieste, social history, political history, urban history, Ottoman empire

AUTEUR

DAVID DO PAÇO David Do Paço est depuis 2015 enseignant et chercheur au Centre d’Histoire de Sciences Po. Docteur en histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2012), puis Max Weber fellow à l’EUI à Florence (2013-2015) et Core fellow à l’Institute for Advanced Study de la CEU à Budapest (2016), il a publié en 2015 le livre issu de sa recherche doctorale sous le titre L’Orient à Vienne au dix-huitième siècle au sein des Oxford University Studies in the Enlightenment. À partir des exemples de Vienne, Trieste et Istanbul, il développe actuellement une histoire urbaine de la gouvernance des relations trans-impériales à l’époque moderne. Il est récemment l’auteur de « A Social History of Trans-Imperial Diplomacy in a Crisis Context : Herbert von Rathkeal’s Circles of Belonging in Pera, 1779-1802 », International History Review, no 40/5, 2018, et de « Trieste : les horizons d’une ville centre-européenne, 1680-1820 », Monde(s), no 14, 2018.

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Les intérêts bien entendus des Gamelin, vice-consuls du roi de France à Palerme dans la Sicile du XVIIIe siècle

Françoise Janin

1 En 1765, l’ambassadeur Durfort prie le ministre Praslin d’octroyer à Pierre Louis Gamelin, vice-consul du roi de France à Palerme, une gratification : Je vous rends grâces de la bonté avec laquelle vous avez reçu les prières du sieur Gamelin et mes représentations à ce sujet. C’est un fort honnête homme par tout ce qui m’en revient, et je pense, Monsieur, que les faveurs que vous daignerez luy accorder seront très bien placées1.

2 Depuis près de vingt ans, déjà, Gamelin représente alors le roi de France dans la capitale de la Sicile et y défend les intérêts de la nation française. Sans doute en poste encore jusqu’en 1779, il laisse supposément sa place à son fils Pierre en 1767 2. À en croire Durfort, et à constater la présence d’un Gamelin pendant plus d’un demi-siècle à Palerme, tout semble indiquer que le roi de France est satisfait de ses serviteurs. Les choses sont pourtant plus complexes : appréciés, les Gamelin le sont – parfois. Plus souvent, cependant, ils s’attirent critiques et reproches de leurs supérieurs ou de leurs interlocuteurs, au point qu’il ne fasse guère de doute que leur conduite et leur manière de servir le roi de France soient répréhensibles. Pour autant, malgré leur conduite souvent répréhensible, les Gamelin restent à Palerme et y défendent leurs intérêts.

3 Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler, en préambule, le système des relations hiérarchiques de la représentation du roi de France à l’étranger, que la configuration des Deux-Siciles rend toute particulière. La décision procède du roi. Sous ses ordres, le secrétaire d’État des Affaires étrangères dirige la politique étrangère de la France ; à Naples, l’ambassadeur exécute les ordres reçus. Le secrétaire d’État de la Marine dirige les affaires de commerce et de navigation ; à Naples et en Sicile, les consuls et vice- consuls exécutent les ordres reçus et défendent les intérêts et les privilèges de la nation française3.

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4 La simplicité de cette organisation verticale, fondée sur deux institutions organisées de manière parallèle, n’est qu’apparente. Les consuls et vice-consuls brevetés doivent d’abord obéissance au secrétaire d’État de la Marine, dont ils reçoivent régulièrement les ordres. En Sicile, le vice-consul de Palerme doit rendre compte au consul général de ce qui survient dans son « département ». Ce dernier a autorité sur eux et est « civillement responsable » du bon fonctionnement des vice-consulats, selon les termes de Maurepas4. Le lien hiérarchique est aussi financier, puisque les vice-consuls de Sicile doivent en théorie verser la moitié des droits consulaires au consul5. Obéissant au secrétaire d’État de la Marine, à Versailles, et au consul de Naples, le vice-consul de Palerme est également soumis à l’autorité de l’ambassadeur. Sa situation est ainsi très complexe puisqu’il doit rendre compte au consul, à Naples, éventuellement à l’ambassadeur, à Naples, et dans tous les cas au ministre, à Versailles.

5 On sait peu de choses sur les Gamelin père et fils. Il paraît toutefois certain qu’ils disposent de réels atouts pour servir le roi. Il est connu que l’expérience et la connaissance du pays comptent parmi les qualités recherchées chez un consul ou un vice-consul au XVIIIe siècle6. Quand il arrive à Palerme, Gamelin père semble ne pas connaître la Sicile7 mais son activité de négociant lui donne sans doute une certaine expérience des affaires et des relations avec les composantes de la nation française – quand bien même les échos que nous en avons ne nous donnent guère une image flatteuse du commerçant qu’est Gamelin8. Son fils, bien sûr, n’a qu’une expérience limitée des affaires, mais sa connaissance du monde palermitain et l’observation de l’exemple paternel compensent probablement cette lacune. Au fait des usages de la cour du vice-roi, il sait par exemple que les vice-consuls sont amenés à présenter au vice-roi lui-même les mémoires (ou les « placets ») qu’ils rédigent pour défendre la nation française9, comme il le fait par exemple en 1777 en remettant « un narré succinct » des plaintes dans un différend opposant un capitaine français à la douane10.

6 Comment les Gamelin père et fils servent-ils le roi de France ? Si l’on en croit l’ambassadeur Durfort, cité en introduction, le roi de France ne peut que se louer du père. Les dépêches que son fils et lui envoient à Versailles témoignent de leur activité de « représentants » du roi de France à Palerme et des services qu’ils rendent à la nation française11. Dans les affaires de contrebande, notamment, qui opposent les patrons français aux autorités palermitaines, les Gamelin prennent la défense des premiers en tentant de s’interposer face aux secondes. Il n’y a là rien d’exceptionnel dans l’activité d’un vice-consul.

7 Pourtant, de tous les représentants du roi de France dans les Deux-Siciles dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les Gamelin sont sans doute ceux qui s’attirent le plus de reproches et de plaintes. S’il arrive que l’un ou l’autre reçoivent quelques éloges, ils émanent de supérieurs lointains, à peine arrivés en poste, qui ne les connaissent guère. La plupart du temps, cependant, les jugements sont sévères et les reproches vifs. En 1781, le consul Amé de Saint-Didier, par exemple, estime que Gamelin est « si gauche et si borné » qu’il raterait les affaires les plus simples. Saint-Didier se plaint que les lettres du vice-consul s’appuient toujours sur les « mêmes faux principes »12 et assène qu’il l’a du reste « toujours vu se compromettre »13. Le fils Gamelin est en fin de compte « un fort honnête homme mais excessivement borné »14.

8 Les reproches formulés à l’encontre des Gamelin semblent fondés. Mêlant leurs intérêts personnels avec ceux du roi de France, ils nuisent au final au service de ce dernier. Ainsi Gamelin fils enfreint-il la règle qui veut qu’aucun consul ne soit négociant. En

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1781, le consul Saint-Didier s’en plaint auprès du ministre de Castries. Selon ses dires, le vice-consul prétend avoir cédé sa maison de commerce à ses enfants, mais l’aîné suit sa scolarité dans un collège en France, tandis que le cadet n’a pas encore huit ans. « Il paroît assés difficile, se plaint le consul, de concevoir comment ces deux enfans peuvent avec un associé diriger leur commerce sans que leur père dans la maison duquel se font toutes leurs affaires s’en mêle en aucune manière »15. Comme le note Saint-Didier, « cette espèce de double existance [sic] » entraîne nombre de contestations avec la justice locale et le compromet avec les patrons français. C’est l’origine d’affaires « désagréables, ridicules et scandaleuses ». En définitive, le consul est d’avis qu’il devrait être renvoyé16.

9 Vingt-cinq ans plus tôt, déjà, le père est empêtré dans une « affaire d’intérêt » avec un négociant du Mans, qui irrite le ministre Machault. Ce dernier regrette que « des plaintes de cette nature », concernant Gamelin, lui soient déjà revenues. Il l’avertit « très sérieusement pour prendre [ses] mesures pour [s’]arranger » avec le négociant17. En Sicile même, le vice-consul est accusé, fin 1767, de contrebande18. L’affaire, comme elle apparaît à la lecture des seules dépêches de Gamelin, est confuse, et laisse entrevoir une entente avec les marins français. Un bâtiment français, en rade à Solente, est accusé de contrebande. Les autorités de Sicile ayant « attaqué », selon le mot du vice- consul, le bâtiment, Gamelin y voit une atteinte aux privilèges du roi de France et de la nation. Il se rend chez le vice-roi, qui refuse de l’écouter, en un « déni bien formel de justice » selon lui. Le bâtiment gagne le port de Palerme, mais en repart aussitôt. Les autorités de Sicile rendent Gamelin responsable de cette fuite. L’accusant d’intelligence avec le bâtiment contrebandier, elles lui enjoignent dans la foulée de quitter la maison de campagne où il se trouve et de se rendre dans les 24 heures dans sa maison de Palerme, « aux arrêts ». Gamelin s’en plaint amèrement : « Quel traitement, monseigneur ! Est-ce sur quelque plage barbare où le nom français ne soit pas encore parvenu qu’on ose se permettre des tels attentats ? »19. L’ambassadeur du roi, comme le ministre à Versailles, s’efforcent de mettre fin à cette situation. Ils ne peuvent guère toutefois ignorer ni masquer les fautes de Gamelin20.

10 L’embarras des autorités françaises face aux déboires et aux irrégularités commises par les Gamelin s’explique fort bien, puisque c’est le roi de France et son autorité qui en pâtissent. Quelle légitimité les Gamelin peuvent-ils avoir vis-à-vis du roi des Deux- Siciles et de ses ministres, alors qu’ils contreviennent eux-mêmes si souvent aux lois du pays et aux instructions de leur propre maître ? Le comportement fautif des vice- consuls n’est toutefois pas seul en cause dans les difficultés qu’ils rencontrent en Sicile. Leur position très particulière au sein de la société locale, dans une interface entre autorités palermitaines et nation française, est de fait délicate, et nécessite une grande habileté. De surcroît, leur positionnement social inférieur les met en difficulté vis-à-vis du vice-roi et, étant loin de Naples, ils se trouvent isolés et n’ont guère de ressources si la relation avec les autorités palermitaines – ou avec la nation française – vient à se dégrader. Dans ces conditions, être vice-consul en Sicile demande une adresse particulière, dont manquent à l’évidence les Gamelin. Ainsi le vice-roi Laviefville est-il amené, en 1751, à se plaindre d’un mémoire que le vice-consul lui a remis au sujet d’une affaire opposant un patron français aux autorités locales. Selon le vice-roi, le mémoire de Gamelin est rédigé « avec une grande témérité et des termes impropres » (« con grand temeridad y en terminos improprios »21).

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11 Plus de vingt-cinq ans plus tard, son fils commet la même bévue lorsqu’il écrit au vice- roi, en italien, pour se plaindre de deux affaires de navigation en des termes peu amènes : Je redemande de nouveau à Votre Excellence qu’en vertu des privilèges et des prérogatives de ma nation, Chausse soit mis en liberté et qu’il soit fait interdiction expresse au tribunal de s’ingérer à l’avenir dans les affaires entre nationaux, alors qu’en de telles circonstances nos privilèges sont offensés. Je reste très persuadé que Votre Excellence, lorsqu’elle se sera occupée de ma juste requête, rendra à ma nation toute la justice et la satisfaction que je réclame de son autorité, et que lorsque je devrai informer le ministre et l’ambassadeur de France à Naples de la suite de l’affaire du capitaine Chausse et du second du capitaine Barralier, je n’aurai qu’à me louer de l’équité de Votre Excellence22.

12 Impérieux, Gamelin se permet de « redemander », et même « de nouveau », que justice soit faite, et agite la menace d’en avertir le ministre à Versailles, et l’ambassadeur à Naples. La forme et le ton de la représentation du vice-consul ne paraissent guère appropriés à sa position vis-à-vis du vice-roi et ne peuvent répondre aux exigences de déférence23. Quels que soient les torts de Gamelin, toutefois – et il ne fait guère de doute qu’il se montre irrespectueux – sa fonction de vice-consul, son origine sociale et son éloignement géographique de Naples sont autant d’obstacles dans sa négociation avec le vice-roi.

13 Ainsi les Gamelin père et fils ne peuvent-ils être considérés comme de brillants serviteurs du roi de France. Ils s’y maintiennent cependant pendant plus d’un demi- siècle, à peine inquiétés de temps à autre par une réprimande de leurs supérieurs. Pourquoi le roi et ses ministres acceptent-ils d’être aussi mal servis ? Bien qu’il faille, on le sait, se méfier de toute réponse unique, il semble néanmoins qu’il existe une raison à cet état de fait – au demeurant porteuse en elle-même d’une réelle complexité : si le roi de France et ses ministres ne rappellent pas leurs vice-consuls, la raison en est que Palerme leur importe assez peu. Un cousin du roi de France est certes sur le trône des Deux-Siciles, mais sa position dans la hiérarchie des Bourbon comme la place subalterne des Deux-Siciles sur la scène internationale ne sont pas des justifications suffisamment fortes pour que le roi de France voie la nécessité de disposer à Palerme d’un consul de toute confiance. À cet égard, il est symptomatique qu’il n’y ait qu’un vice-consul à Palerme, et non un consul. Surtout, les relations économiques et commerciales entre la France et la Sicile ne sont que de peu d’importance. En fin de compte, les Deux-Siciles sont un « bien petit objet », pour reprendre une expression de l’ambassadeur Puysieulx24, qui ne retient guère l’attention des ministres du Très Chrétien.

14 Le désintérêt du roi de France et de ses ministres pour Palerme semble réel et leur négligence à l’égard des manquements des Gamelin en est le reflet. Le consul se plaint des Gamelin, l’ambassadeur également, mais à Versailles, on se contente de sermonner les vice-consuls sans jamais envisager sérieusement de les rappeler en France. En Sicile, les Gamelin eux-mêmes sont conscients du peu d’intérêt que la Sicile suscite. Un exemple en témoigne : en 1761, le chargé d’affaires La Houze demande à Gamelin père, sur ordre du ministre, « de rassembler et de lui faire passer les plus anciens règlemens tels qu’ils subsistent aujourd’hui à Palerme ». Le travail doit être effectué de manière très précise, et La Houze recommande « expressément que touttes les pièces requises doivent être dans la langue du païs et copiées fidellement sur les originaux ». Gamelin s’attèle à cette tâche, qui s’annonce longue et difficile, mais rappelle, en passant, qu’il a

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déjà rendu de longs travaux de compilation et d’analyse, sans qu’il n’en ait eu aucune récompense. Fin 1754, en effet, Machault lui a ordonné « de lui dresser un mémoire fidèle et étendu de toutes les parties de commerce, avec une explication des causes pouvant expliquer l’augmentation ou la diminution avec une explication sur les différences ». Le 14 mars 1755, Gamelin a envoyé son mémoire et le 5 mai, le ministre, satisfait, lui en a accusé réception, affirmé « ses bonnes intentions » et l’a assuré « qu’on penserait à [son] avancement ». Mais depuis le départ de Machault, rien ne s’est produit. « On m’a oublié », conclut Gamelin, qui se plaint de sa « triste situation »25.

15 Il n’est guère aisé d’être vice-consul du roi de France à Palerme et la position des Gamelin est, sans conteste, délicate. Cela étant, aux inconvénients et aux difficultés liés à leur position, les Gamelin ajoutent un comportement « turbulent », voire délictueux, et enfreignent la règle de séparation entre les activités de vice-consul et de négociant. Ce faisant, ils perdent leur légitimité et compromettent la représentation du roi de France. En 1756, Machault, excédé par les errements de Gamelin père, lui écrit que « l’intention de Sa Majesté n’est point de conserver à son service des personnes qui se metent [sic] dans le cas d’être poursuivies en justice »26.

16 Du désintérêt et de la négligence du roi de France à l’égard de la Sicile, les Gamelin père et fils tirent paradoxalement avantage. Malgré leurs menaces, jamais les ministres ne demandent le retour en France des vice-consuls, qui peuvent ainsi profiter de leur position au sein de la société palermitaine et satisfaire à leurs propres intérêts. Qu’importe si leur gestion des affaires du roi de France laisse à désirer ! À Palerme, Gamelin père bénéficie d’une position sociale privilégiée, alors qu’il n’est qu’un simple marchand. Il fréquente la cour du vice-roi, est admis à ses audiences et se permet même de le tancer, sans qu’il pâtisse sur le long terme de conséquences désagréables : le vice- roi n’est pas en mesure de fermer sa porte au représentant du Très Chrétien. Qu’importe si les Gamelin ne respectent guère les règles que Versailles impose à ses consuls et vice-consuls ! Les reproches du lointain ministre ne les empêchent pas de pratiquer le commerce, voire de se livrer à la contrebande ; quant aux autorités de Sicile, mécontentes, elles se heurtent à la protection que le roi de France accorde bon gré mal gré aux Gamelin. Qu’importe, en fin de compte, que les Gamelin ne soient pas de parfaits vice-consuls, puisque, malgré les reproches qu’ils reçoivent de la part de leurs maîtres à Versailles, ils trouvent en leur situation de quoi ménager leurs intérêts.

NOTES

1. Praslin à Durfort, Marly, 7 mai 1765 ; Durfort à Praslin, Naples, 25 mai 1765 (Archives du ministère des Affaires étrangères [AMAE], Correspondance politique de Naples [CPN], 85, fol. 125-125 vo ; fol. 133). 2. Pierre Louis Gamelin devient vice-consul à Palerme par brevet du 17 mai 1746. Son fils, Pierre Gamelin, est nommé par brevet de survivance du 15 juin 1767, puis par brevet du 18 janvier 1779. Il est toujours en fonction en l’an X. Notices biographiques dans Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières, 1715-1792, Paris, MAE, Direction des Archives et de la Documentation, 1997, p. 303-304.

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3. De 1761 à 1766, les consulats dépendent des Affaires étrangères puis sont de nouveau sous la houlette de la Marine. 4. L’expression apparaît sous la plume de Maurepas, qui rappelle au consul Taitbout « que les ordonnances du roy [le] rendent civillement responsable » du choix d’une personne « capable de remplir » l’emploi de vice-consul. Maurepas à Taitbout, Versailles, 20 avril 1743 (Archives nationales [AN], Marine, B/7/174, p. 500-501). 5. AN, AE/B/I/855, fol. 410 vo, Delaire à Praslin, Messine, 16 décembre 1766. 6. Sur ce point, voir par exemple les remarques de Christian Windler, La diplomatie comme expérience de l’Autre : consuls français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, 2002, p. 38. 7. Nous ignorons au demeurant les raisons de son installation sur l’île. 8. Sur ce point, voir infra. 9. AN, AE/B/I/935, fol. 228, « Mémoire sur le gouvernement civil, militaire, ecclésiastique et commerçant » du royaume de Sicile de Gamelin, joint à sa lettre à Sartine, Palerme, 21 mars 1777. 10. AN, AE/B/I/935, fol. 255, Gamelin à Sartine, Palerme, 21 novembre 1777. 11. Aujourd’hui conservées aux Archives nationales (B/I/934-937). 12. AN, AE/B/I/899, fol. 85 vo, Saint-Didier à de Castries, Naples, 1er septembre 1781. 13. AN, AE/B/I/899, fol. 78, Saint-Didier de Castries, Naples, 11 août 1781. 14. AN, AE/B/III/407, non folioté, « Mémoire sur le projet d’établir un consulat de France à Palerme », joint à la lettre de Saint-Didier à de Castries, Naples, 10 mai 1783. 15. AN, AE/B/I/899, fol. 68-68 vo, Saint-Didier à de Castries, Naples, 4 août 1781. 16. AN, AE/B/III/407, non folioté, « Mémoire sur le projet d’établir un consulat de France à Palerme », joint à la lettre de Saint-Didier à de Castries, Naples, 10 mai 1783. 17. AN, AE/BI/39, fol. 39 ; fol. 147, Machault à Gamelin, Versailles, 26 janvier 1756 ; 26 avril 1756. 18. Voir notamment AN, AE/B/I/893, fol. 330-330 vo, le vicomte de Choiseul à Choiseul, Naples, 24 octobre 1767. 19. AN, AE/B/I/935, fol. 91-96, Gamelin au ministre, Palerme, 12 octobre 1767. 20. Voir par exemple AN, AE/B/I/893, fol. 342 ; fol. 372-372 vo, le vicomte de Choiseul à Praslin, Naples, 7 novembre 1767 ; 12 décembre 1767. 21. AMAE, CPN, 62, fol. 185-186 v o, copie et traduction, Fogliani à d’Arthenay, Naples, 4 avril 1751. Le texte en espagnol à gauche est traduit à droite de manière parfois un peu rapide. 22. « Richiedo nuovamento a Vostra Eccellenza ch’inforza de privileggi e prerogative della mia nazione, che il Chausse sia posto in libertà e che sia fatta espressa inibizione al tribunale d’ingerirsi all’avenire nelle affari che verteranno tra nazionali, mentre in tale circostanze sono offesi li nostri privilegii. Resto persuasissimo che l’Eccellenza Vostra fattosi carico della mia giusta instanza, renderà alla mia nazione tutta la giustizia e sodisfazione che riclamo della sua autorità, e che nel informo dovro dare al ministro e a l’imbasciadore di Francia in Napoli del sequito de l’affare del capitano Chausse e del secondo di capitano Barralier, non avrò che a lodarmi de l’equità de Vostra Eccellenza. » Archivio di Stato de Naples, Esteri, 505, non folioté, Gamelin au prince de Stigliano, décembre 1777. 23. On peut rapprocher ces remarques de celles que fait le ministre britannique Rochford au consul Katenkamp, après avoir lu une représentation présentée par ce dernier au vice-roi dans une affaire relative aux droits consulaires. Le ministre le rabroue en effet pour avoir tenu des propos « inconvenants », plus faits pour gêner son action que pour parvenir au succès (« There were some very improper passages, which appeared more calculated to obstruct than obtain the success of your application »). Certaines expressions employées par Katenkamp dans sa plainte au vice-roi ne sont pas sans rappeler celles de Gamelin : « Je crains de fatiguer Votre Excellence par la multiplicité de mes lettres, mais il est des cas indispensables où mon devoir me force à m’adresser à elle. Celui qui est le sujet de la présente en est un bien singulier ; je n’ai pas pu me dispenser d’en rendre compte à ma cour, et je me crois coupable si je néglige de vous en prévenir. […] Je crois donc n’avoir pas lieu de douter qu’il paroîtra clair à Votre Excellence que tant du côté de l’équité que de bons procédés [sic] l’honneur du roi mon maître est outragé dans cette

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affaire […]. En conséquence j’attend [sic] de la justice de Votre Excellence. » The National Archives, Londres, State Papers (Naples and Sicily), 93, 27, fol. 178, Rochford à Katenkamp, Saint- James, 27 octobre 1772 ; et fol. 147-148, en français, Katenkamp au prince de Stigliano, Messine, 24 août 1772. 24. AMAE, CPN, 34, fol. 406 vo, Puysieulx à Amelot, Naples, 8 octobre 1737. 25. AN, AE/B/I/935, fol. 61v-62 vo, Gamelin à Choiseul. Palerme, 18 décembre 1761. 26. AN, AE/B/I/39, fol. 39, Machault à Gamelin, Versailles, 26 janvier 1756 ; 26 avril 1756.

RÉSUMÉS

Vice-consuls du roi de France à Palerme durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, les Gamelin père et fils servent leur maître et défendent les intérêts de la nation française. La longévité de leur présence en Sicile est trompeuse : s’ils ne sont pas dénués de qualités, leur conduite laisse pourtant à désirer, au point qu’à Versailles, on semble se lasser de ces serviteurs peu exemplaires. Pour autant, les Gamelin ne sont jamais rappelés et peuvent ainsi, malgré leur conduite, s’établir en Sicile, loin du royaume de France, et tirer parti de leur position particulière au sein de la société palermitaine.

During the second half of the 18th century, the father and the son Gamelin served the king of France as vice-consuls in Palermo and protected the rights and interests of the French nation. The long duration of their presence in Sicily may be misleading: despite their qualities, their behavior was not exemplary. The King’s ministers were aware of this, but neither the father nor the son Gamelin were recalled. Far from the French kingdom, the Gamelin were able to settle in Palermo and to take advantage of their specific position in the local society.

INDEX

Mots-clés : xviiie siècle, Sicile, Palerme, France, vice-consul Keywords : 18th century, Sicily, Palerm, France, vice consul

AUTEUR

FRANÇOISE JANIN Archiviste paléographe, conservatrice en chef du patrimoine, Françoise Janin est docteur en histoire moderne (École pratique des hautes études, IVe section). Elle a soutenu sa thèse en 2016, sur « La France face aux Deux-Siciles (1734-1792) : les impasses de la grandeur », sous la direction du professeur Jean-Claude Waquet (en cours de publication). Elle dirige actuellement le bureau des missions et de la coordination interministérielle au Service interministériel des Archives de France. Parmi ses publications, l’édition critique Négocier sur un volcan : Dominique-Vivant Denon et sa correspondance de Naples avec le comte de Vergennes (1782-1785), sous la direction et avec une introduction de Jean-Claude Waquet (Paris, 2007) et « La fabrique du traité de Paris (1763) », dans

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Vers un nouveau monde atlantique : les traités de Paris (1763-1785), sous la direction de Laurent Veyssière, Philippe Joutard et Didier Poton (Paris, 2016), p. 67-74.

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The Blurry Line: Robert Montgomery’s Public and Private Interests as U.S. Consul to Alicante

Lawrence A. Peskin

Lawrence Peskin is grateful for the able assistance of Dr. Antonio J. Piqueres Diez in the Alicante archives.

1 Robert Montgomery, a wealthy Irish-American merchant, became the United States’ first consul to Alicante, Spain in 1793. At that time, Nathaniel Cutting, assistant to the American Minister to Spain to whom Montgomery would report, described him as a “steady, active and zealous” friend to American interests. Four years later, Humphreys himself wrote that Montgomery was the consul of which he had “heard more ill spoken than any others” and “that he is by many others looked upon as a very self-interested character; and by some as a man destitute of principle.”1 These contradictory assessments may be a product of time; perhaps after four years as consul Montgomery’s true colors became more visible. But they probably also reflect some fuzziness about the role of a consul and, particularly, the problem of self-interest when the American consular service was very new, very understaffed and very poor.

2 The tension between republican virtue and the perceived cosmopolitan self-interest of the British court was at the heart of the republican critique of George III that underpinned the American Revolution, and, consequently the issue of interests was one that Americans took very seriously. There appear to have been three potential areas where consuls’ personal interests could pose a danger to the republic. The first was if their loyalty was somehow co-opted by a foreign state. Consequently, many in Congress hoped that consuls would be American citizens.2 However, in actuality it became clear that in many places where the new nation hoped to develop an infrastructure to facilitate trade, most notably in the Mediterranean, there simply were not enough American citizens in residence or willing to move to preclude appointments of foreigners. In Spain, for example, other than Montgomery, the first American consuls were all foreigners, mostly Irish or Scottish. A second sort of conflict of interest could occur when a consul violated the law for personal profit. For example, the American

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consul to Marseilles complained that the consul in Genoa had “compromised the consular seal, on the service of the United States during the siege of Genoa for his private affairs.”3

3 While Montgomery was later accused of the former transgression and may possibly also have indulged in the latter (though the evidence is not yet clear), it is a third type of conflict of interest to which he appears to have been most closely tied –the conflict between pursuing the national good and the aggressive pursuit of personal business profits. When David Humphreys wrote that Montgomery was the most self-interested consul, he placed James Simpson, a Scotsman who had never been to America but served as U.S. consul first to Gibraltar and then to Tangier at the other end of the spectrum. Simpson appears never to have been a major merchant, and by the time he reached his salaried position in Tangier, he had virtually no opportunity to pursue mercantile activity due to the paucity of shipping there in the 1790s. These facts suggest that, for Humphreys, the problem with Montgomery was his aggressive and successful merchant house. This sort of conflict between personal profit and the national good was a much murkier type of conflict than the other two for early consuls whose jobs involved facilitating and increasing national trade, because, for them, personal profit and national gain often appeared to be closely aligned.

4 Some founding fathers hoped that the new nation’s consuls would avoid potential conflicts of interest by avoiding mercantile activity altogether, and the original Franco- American consular convention prohibited them from engaging in trade, as was the case in the French consular system.4 However, as with the efforts to exclude foreigners from the consulates, the reality of building a consular infrastructure undercut this idealistic view. The impecunious early American legislatures consistently refused to offer consuls any salary, with the exception of those in the Barbary states of Tunis, Tripoli and Algiers. The combination of a lack of salary and a prohibition on mercantile trade would, according to one of the first American consuls, leave “no means of affording an adequate support to persons who are properly qualified,” thereby removing “the only inducement to accept the appointment.”5 Recognizing this difficulty, Congress almost exclusively appointed merchants to the first consular posts. Some members of Congress saw the use of merchants as a positive good rather than a necessary evil. John Adams hoped that the typical consul would be “an American, some merchant of known character, abilities, and industry, who would consent to serve his country for moderate emoluments.” Merchants, presumably, would demand only “moderate emoluments” because they could support themselves through their business. Even so, Congress often had problems inducing appointees to accept positions other than those in the busiest, most lucrative ports such as Lisbon and Liverpool.6 Montgomery himself viewed the appointment of merchants as beneficial to all, because “the more experienced a consul in business, his knowledge and information must be the greater.” “And,” he continued, “it will be more in his power to serve the country than those who are confined to the simple vocation of their office and who for want of a proper [stimulus] seldom trouble themselves about anything else.”7

5 Montgomery’s unusually successful business career is well documented in American and Spanish archives and, as a result, his case offers particularly useful insight into the blurred line between personal and national interest. Montgomery’s career falls naturally into three broad periods. From his arrival in Alicante in 1777 until his consular appointment in 1793 he was heavily involved in overseas trade, most

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lucratively during the American Revolution when, after the expulsion of British merchants from Spain, he made a fortune exporting Spanish barilla into the Netherlands.8 His consular appointment came just as the French Revolutionary and Napoleonic Wars lured growing numbers of neutral American ships into the Mediterranean. Taking advantage of both developments, he switched to the commission trade and once again made large profits. The Peninsular War, however, destroyed that trade and, at first slowly and later rapidly, eroded his fortune. In an attempt to counter these inexorable losses he moved out of the commission trade and began purchasing agricultural land in larger quantities in and around Alicante from 1807 until his death in 1823.

6 The most fruitful period in Montgomery’s career to examine in order to get insight into the conflict of interest question would be the second, when he was making substantial profits as a commission merchant. However it is worth considering the pre-consular years briefly. During this period, Montgomery managed to make contacts with a remarkable number of influential American figures, including Benjamin Franklin, John Jay, George Washington, William Bingham, and others. His excuse for doing so often was to provide valuable information that would aid the United States. For example, in August of 1788 he wrote to Secretary of Foreign Affairs John Jay to provide important political news from Algiers, where the crews of two American ships were being held captive and to offer to go there to negotiate a peace.9 No doubt there was an element of patriotism to such offers, but they also gave Montgomery an excuse to begin corresponding with the leaders of the new republic. He was not hesitant to milk these connections, both in quest of consular positions in Algiers and Alicante and, in the case of Jay, to try to find new merchant contacts to dispose of his shipments to New York.10

7 After receiving his consular appointment, Montgomery’s first actions were to appoint vice consuls to Barcelona and Cartagena. Within the next two years he would appoint three more vice consuls to Valencia, Benicarlo, and Santander.11 As with most of his consular activity, these appointments can be viewed either as intended to assist American trade or intended to assist Montgomery’s business, depending on one’s perspective. And, as is also the case with most of his actions, the first perspective is not entirely antithetical to the second. On the one hand, the consular service was, as already noted, woefully understaffed. Having officials to assist merchants, captains, and sailors in these major Spanish ports was a necessary first step in creating an infrastructure to support the new republic’s trade and a matter of stimulating further commerce under the assumption that “if you build it they will come.”

8 However, it is also undeniable that developing this little network connecting the major Spanish ports to Alicante also benefitted Montgomery, the only resident American merchant there at that time. At a minimum, these merchant vice consuls would serve as important commercial contacts for Montgomery. At most, a cynic might see a potential quid pro quo in that they would benefit from their appointments (through consular fees and increased likelihood of business with American ships) while Montgomery could potentially benefit from their gratitude (through new commissions directed to him and favorable terms of trade). At any rate, Spanish records show that most of the appointees would become valuable contacts to Montgomery later on if that was not already the case at the time of their appointment. The vice consul to Barcelona was his brother, John Montgomery, who was also his once and future business partner. Thomas Vague, the appointee to Valencia was also appointed British vice-consul by

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another of Montgomery’s business partners, British consul Daniel Budd, and would continue to have a long-term trading relationship with Montgomery. Decades later, at Vague’s death, Montgomery would appoint his partner, Francis de Llano, to replace him in the Valencia post.12 The Benicarlo appointee, Ricardo Ryan, a young Irish merchant, would later marry Montgomery’s daughter and purchase some of his property.13 Lewis O’Brien, the Santander appointee, had excellent connections to English merchants (he was also the British vice consul) as well as American merchants in Boston and the Italian and Scottish-born American consuls to Cadiz and Malaga respectively, all of which would have benefitted Montgomery as the two became more closely acquainted.14

9 There are hints that contemporaries might have viewed such appointments with suspicion. The Spanish officials certainly thought that Montgomery had far too much power to appoint vice consuls over such a wide area (Santander is 500 miles from Alicante as the crow flies and much further by 18th century shipping routes). They also bristled at his appointment of Ryan “durante tan solo mi voluntad,” (“as long as I will”) which they felt interfered with the King’s authority to remove foreign officials.15 David Humphreys also suspected that appointments made by consuls generally, and especially by Montgomery, might be made out of self-interest. Immediately after voicing concern that Montgomery was trying to send a nephew to Algiers to set up a branch of his merchant house there under the guise of negotiating a peace, Humphreys wrote, “I question how far stress is to be laid upon the recommendations […] of consuls who happen to be mercantile men themselves, of other persons for consuls, by whose appointment they may be either directly or indirectly benefitted in their affairs.”16

10 Shortly after he was appointed consul, Montgomery began to shift his focus from overseas trade to acting as a commission merchant who would broker deals between owners of incoming ships and local merchants who could buy portions of the incoming cargo and sell their own products as outgoing cargo. Montgomery typically claimed a two percent commission for these deals. For the 1780s and early 1790s there is ample evidence that Montgomery was personally involved in the barilla and bacalao trade and in the sale of ships with correspondents in America, England, Ireland, and the Netherlands. But I have not yet found a single piece of evidence that he was directly involved in the overseas trade after his consular appointment, although his brother John did continue to be involved in it.17

11 It is possible that this shift was partly an ethical issue. Some other consuls did not believe that they and their colleagues should engage directly in overseas trade due to the conflicts of interest it might create.18 However, considering Montgomery’s earlier position on the desirability of merchant-consuls and his subsequent aggressive behavior as a commission merchant, it seems more likely that this transition was based on financial calculation. The mid-1790s saw a remarkable increase in the number of American ships entering Alicante, which was broadly consistent with the rise in the American neutral trade throughout the Mediterranean after 1793 with the onset of the French Revolution and subsequent warfare. The limited data on shipping shows that while just twelve American ships entered Alicante in the last three years of the 1780s combined, that same number entered in the single year of 1796. Traffic appears to have grown rapidly thereafter, with 42 arriving in the peak year of 1803 and approximately 30 in each of the two subsequent years. These ships were primarily involved in the traditional Anglo-American trade of fish and grains to Mediterranean ports.19 As the

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only American merchant in town until 1802 and with excellent mercantile connections throughout eastern Spain from Santander to Malaga, Montgomery would have been in an ideal position to benefit from this increased trade even if he were not the American consul.

12 Being consul, however, gave Montgomery a number of other advantages as a commission merchant. First off, the robust mercantile network that he was able to enter through his connections to other American consuls and vice consuls, some of whom he appointed himself, was very valuable. Consuls frequently sent business to each other in exchange for split commissions.20 Beyond that, consuls also had unparalleled access to goods and information arriving in their ports. In theory, captains were required to report to consuls to have their papers and cargoes examined. American consuls often complained that they lacked power to enforce these requirements, but captains nevertheless appear to have followed them fairly regularly. 21 Montgomery and other consuls submitted semi-annual reports of ship arrivals based on information reported by captains. And, after passage of an 1803 act to protect seamen, captains could face steep fines for failing to produce an accurate list of crew members to consuls when they arrived at port.22 Consequently, Montgomery would likely have met nearly every American captain who arrived in Alicante and had an opportunity to gain a commission from them.

13 Montgomery was known to be particularly aggressive in soliciting commissions. In 1798 Captain Henry Prince wrote in the logbook of the American ship Astrea that Alicante commission merchants “have [a] very suspicious look after one another in business, which keeps up a competition between them for the most part.” He added that the greatest competition was between Montgomery and the British merchants Damasier and Stemberg whom he described as “at swordpoints” to get commissions form American ships. According to Prince, when an unconsigned vessel arrived Montgomery and his clerk would pull up alongside it in a boat “to enquire who does your business with the greatest pretentions of friendship.” The minute the unconsigned vessel landed, “clerks will attend you to his house and it is next to impossible of getting away without engaging to dine with him.” At Montgomery’s house, “his wife will force you to eat in such an overbearing manner and insist on your not refusing and in such a manner that one must affront her or kill himself with eating.” While he acknowledged that “some may look upon such kind of people as very polite,” Prince’s opinion was that their hospitality was “only to answer their own end.”23 If this analysis was correct, Montgomery was taking advantage of the public hospitality a consul would be expected to provide his countrymen to secure commissions. But, as Prince acknowledged, the line between self-interest and hospitality in this case was not the clearest.

14 Besides personal profit, Montgomery’s role as commission agent also helped extend his personal and business network. Unfortunately, documentation of his business activities during this period can be difficult to find as merchants who consigned their shipments to him in advance would have done so in their home ports, and the local notarial records have few examples of captains consigning goods on arrival, suggesting that often times these arrangements were not formerly notarized.24 An agreement with the Boston firm of Caleb Loring and Thomas Curtis serves as a rare example. In 1801 Loring and Curtis dictated a power of attorney that gave Montgomery’s firm, Roberto y Juan Montgomery, broad powers to negotiate the disposal of the cargo of their ship, the Otter. Although the power of attorney did not spell out financial terms, the

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Montgomerys would doubtless have received their usual two percent commission, which could be a windfall for the cargo of a large ship and, potentially, the sale of the ship itself as suggested by Loring and Curtis.25

15 The connection to Loring and Curtis would also prove of value over the long term. They were among an influential cadre of New England merchants who dominated American trade in the Mediterranean and had the power to recommend the Montgomerys’ services to others and the ability to consign multiple shipments. They also regularly offered recommendations for individuals hoping to become American consuls. They and their peers viewed consuls more or less as merchants’ representatives abroad and as such they felt a responsibility to see to it that capable and responsive men occupied those positions. Loring signed a petition recommending Thomas Appleton as consul to Paris in 1797.26 More relevant to Montgomery, in 1815 he and eight other merchants wrote a letter to President James Madison recommending that Obadiah Rich be appointed consul to Malaga. Rich was not only a merchant who had previously lived in Valencia, he was also the husband of Montgomery’s niece and an important member of the extended Montgomery family.27

16 In fairness, the blurring of Montgomery’s personal and consular business was as much a result of weak, if not derelict, direction on the part of the young U.S. State Department. Vague directives and extremely erratic communications from Washington forced Montgomery and other consuls to improvise as they went along. Loring and the merchants who wrote recommendations for consular candidates viewed them as representatives of American nations abroad and understood their task to be to facilitate American trade. This view more or less accorded with that of most consuls, who were merchants themselves, and, at least, did not generally contradict what could be discerned of the State Department’s views. Looked at this way, nearly everything Montgomery did could be construed to benefit American commerce. As the only American there, he was in a good position either as commission merchant or consul to guide American captains and supercargoes through the intricacies of Spanish commerce. He could speak English clearly to them and had a wide range of contacts who might be willing to purchase their shipments. When they ran into trouble, he could offer assistance, or, as in the case of Loring and Curtis, when a ship consigned to him ended up in a different port, he could connect them to responsible Americans there. Of course, all this came at a price in the form of commissions, consular fees, or split commissions when he substituted another merchant for himself. Montgomery and other consuls could, and doubtless did, argue that valuable assistance does not come free, and that his services were well worth the expenses.

17 A set of three notarized documents from 1799 provides some insight into how Montgomery viewed the line between consular and personal. Two of them list Montgomery as “consul of the American nation,” a designation that was hardly ever used in Montgomery’s notarized documents. The first, drawn up in February, was a bond that Montgomery put up on behalf of the Captain and crew members of the U.S. ship Hazard detained by authorities who suspected that a portion of their cargo was not imported according to Spanish law. The second, notarized two months later, was a similar case in which an American Captain with a cargo of cod allegedly had not received proper authorization from the Spanish consul in Boston before departing. Montgomery, acting in his official consular capacity, gave security for the cargo while the matter was being cleared up. In a third document, Captain Robert Peele of the

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American ship Portland gave Montgomery power of attorney to resolve a conflict with local authorities who had confiscated a large amount of Spanish money as well as some silk seized from his ship on suspicion it had not been properly certified by a Spanish consul. Although very similar to the previous case, in this document the notary described Montgomery as a member of a merchant firm established in Alicante, not as the American consul.28

18 Why would Montgomery have been described as a consul in the first two documents and not the third? Since the third document was created by the same notary who wrote up the two previous documents, and in the same year, it could not have been a matter of notarial style or ignorance. One difference is that, unlike in the first two transactions, Montgomery does not seem to have been present when Peele drew up his power of attorney (Montgomery did not sign the document). Perhaps both Peele and the notary viewed the disposition of the Portland as a private matter, not part of Montgomery’s official duties. Perhaps too, the fact that Montgomery put up his own money in the previous cases (but not in Peele’s) prompted him to insist that he be referred to as American consul in the hope that should he lose his money he could be reimbursed by the State Department. Whatever the reason, the line between consular and personal activity appears to have been very unclear to all involved.

19 Self-interest and national service blurred even more in other aspects of Montgomery’s consular career. For example, he, like most other consuls, spent a good deal of effort attempting to bring more American trade to his port. To do so, he, like most consuls, attempted to improve the spread of information about trading opportunities, often including information on prices and demand in his reports to the Secretary of State, presumably on the naive assumption that the State Department would spread this data to American merchants. Montgomery, like most merchants, also sent such information, usually in the form of price currents, to as many other merchants as he could. These flyers, usually printed by the late 18th century, listed goods commonly sold in Alicante, their current prices, and commission terms offered by Montgomery’s company. Some recipients may have viewed the numerous solicitations they received as we look at junk mail or cold calls today, but they performed an important role in informing merchants of economic conditions around the world. There is ample evidence that Montgomery sent printed price currents to merchants throughout the Mediterranean region and America, and eventually he began enclosing them within his reports to the Secretary of State as well.29

20 In disseminating all of this information, Montgomery was acting exactly as most merchants did whether they were consuls or not. Some of his consular reports could have easily been mistaken for merchants’ letters by readers unaware of his position. Does this mean that he was a self-interested merchant? To a large extent he was, insofar as bringing more ships carrying more saleable cargoes to Alicante increased the number and profitability of commissions for him. But, increasing American trade in the Mediterranean was surely also a national goal, and Montgomery’s interests aligned with the national agenda here. One could certainly argue in this case that self-interest properly understood was a national virtue.

21 Montgomery also spent time and effort trying to prevent captures of American ships and redeeming captured ships and sailors. As with the dissemination of information, these activities served the good of the house of Montgomery as well as the good of the nation. Montgomery certainly hoped to gain some personal benefit when he

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volunteered to negotiate peace with Morocco and Algiers. As already discussed, success in that department could provide him with influential patrons at the highest levels of the new nation’s government and potentially pave the way for his firm to get in on the ground floor of business in those regions. Aware that Barbary consuls were the only ones paid salaries by the United States, Montgomery also coveted an appointment to Algiers which he believed he could hold while simultaneously maintaining his business in Alicante. But, more generally, captured ships were a serious impediment to all mercantile activity. Algerian captures of American ships in the 1780s and 1790s posed an existential threat to American shipping in Alicante and the Mediterranean, as did French captures in the late 1790s and after 1807.30 Lessening these threats benefited everyone involved in American trade. Certainly the period between 1795 and 1807 when American shipping in eastern Spain was more or less liberated from both threats was the period of maximum prosperity for American business in the region and one of the most profitable periods for Montgomery personally.

22 Unfortunately for Montgomery and others in the region, after 1807 commercial prosperity began to slip away. The chief culprit was the Peninsular War, which both cut off shipping and devastated much of the region. By 1816 Montgomery claimed to have lost at least $200,000, and conditions only got worse before his death in 1823.31 With shipping at a standstill, there were no commissions and no profits for commission merchants. As a result, preliminary indications are that Montgomery began investing more heavily in agricultural land, becoming a landed gentleman and wine producer. He spent a good deal of effort trying to work with Spanish authorities to encourage American shipping (or discourage it less) with little success. The dearth of business activity and absence of other Americans provided few opportunities for conflicts of interest. Montgomery tried to use his government connections to get himself and his children posts in Marseilles with limited success. He also hoped his position as American consul would protect him from depredations by French or Spanish troops, but ultimately it did not. He died in the middle of a crisis induced by French troops who would ultimately seize much of the property he and his family had acquired in purchases of former church lands.32

23 In the end Montgomery’s story may do more to point to the difficulty in defining conflicts of interest for early American consuls than anything else. The question of whether he was out for himself or his country appears to offer a false dichotomy. So far there is no evidence that he engaged in illegal activity or was guilty of any crimes other than aggressive networking, trading and solicitation of commissions. In other words, he acted within the acceptable bounds for successful merchants. What is perhaps most remarkable is the extent to which he was able to make his consular position profitable within legally (if not always socially) acceptable norms. Montgomery’s success also provides a good example of how the young U.S. government could successfully use private interests to arrive at public goods. This strategy was vital for cash strapped governments domestically as well as abroad. Early state governments frequently issued corporate charters and provided other incentives to private companies willing to fund internal improvements or build factories in the expanding interior.33 The question then and now was who benefitted from whom, or in contemporary terms, whether the tail wagged the dog or vice versa. Just as that question had no clear answer domestically, it does not appear easily answerable in the case of Montgomery or most other consuls. But what does appear quite clearly, is the tight interweaving of public and private interests that characterized all aspects of early American government despite the

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republican revolutionary rhetoric that demonized self-interest and glorified disinterested virtue.

NOTES

1. National Archives and Record Administration, College Park, MD (henceforth: NARA), RG 59, Despatches from United States Consuls in Algiers M23 (henceforth Algiers Despatches), Nathaniel Cutting to Secretary of State, 10 February 1794. Yale University, Humphreys-Marvin-Olmsted Collection, David Humphreys Papers, Box 1, Folder 21, David Humphreys to Timothy Pickering, 2 July 1798. 2. John Adams to the President of Congress, 29 June 1780, in The Revolutionary Diplomatic Correspondence of the U.S., vol. III, p. 823, http://memory.loc.gov/cgi-bin/ampage?collId= lldc&fileName=003/lldc003.db&recNum=821&itemLink=r?ammem/ hlaw:@field(DOCID+@lit(dc003628)):%230030822&linkText=1. 3. NARA, General Records of the Department of State, RG 59, Letters of Application and Recommendation During the Administration of Thomas Jefferson (M418), Peter Kuhn File, [Stephen Cathalan] to Thomas Jefferson (undated). 4. The Revolutionary Diplomatic Correspondence of the United States, vol. II, p. 651-652, vol. III, p. 823-824, vol. 1, p. 501, vol. 19, p. 538-539 (James Madison’s Notes of Debates); Journals of the Continental Congress, Monday, 24 October 1785, p. 845; John Jay to Congress, 19 September 1785, in ibid., vol. 29, p. 722-723. All accessed via http://www.loc.gov. 5. Robert R. Livingston to Benjamin Franklin, in The Revolutionary Diplomatic Correspondence of the United States, 6 January 1783, vol. 6 (http://memory.loc.gov/cgi-bin/ampage?collId=lldc& fileName=006/ lldc006.db&recNum=196&itemLink=r%3Fammem%2Fhlaw%3A%40field%28DOCID%2B%40lit%28dc0061%29%29%230060001&linkText=1). 6. John Adams to the President of Congress, 29 June 1780 (see footnote 3). 7. Algiers Despatches, Robert Montgomery to Secretary of State, 9 October 1785. 8. Enrique Gimenez Lopez, Alicante en el Siglo XVIII: Economia de una ciudad portuaria en el antiguo régimen,Valencia, Institucion Alfonso el Magnanimo, 1981, p. 398. 9. Alicante Despatches, Robert Montgomery to Secretary of State, 5 August 1788. 10. Robert Montgomery to John Jay, 8 August 1786, and Robert and John Montgomery to John Jay, 8 August 1786, Papers of John Jay via Columbia University Libraries Digital Program https:// dlc.library.columbia.edu/jay/ldpd:69076. 11. Alicante Despatches, John Montgomery, 10 October 1793. Archivos Nacionales, Madrid, Junta de las Dependencias y Negocios de Extranjeros, Estado 3554, Roll 2215, Consulta sobre petición de Real Cédula de aprobación de los nombramientos de Luis Meagher O’Brien como Vicecónsul de los Estados Unidos de América en Santander, 1793. Alicante Despatches, De Slanas, 31 July 1806. Portal de Archivos Espanol (hereafter PARES), Consulta sobre petición de Real Cédula de aprobación del nombramiento de Roberto Ryan como Vicecónsul de los Estados Unidos de América en Benicarló. 12. Archivos Nacionales, Madrid, Junta de las Dependencias y Negocios de Extranjeros, Consulta sobre petición de Real Cédula de aprobación de los nombramientos de Tomás Vague…, Estado, 628, Exp. 5; Consulta sobre petición de Real Cédula de aprobación del nombramiento de Tomás Vague como Vicecónsul de Gran Bretaña, Estado, 632, Exp. 17. Alicante Dispatches, Robert

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Montgomery to Secretary of State, 16 December 1804. Archivo Historico Provincial de Alicante (henceforth AHPA), Protocolo notarial de Vicente Izquierdo y Suredo (1050-896), Montgomery and company power of attorney (poder) to Vague and Boneli, 3 June 1789; Protocolo notarial de Ramon Izquierdo (1026-882), Don Roberto Montgomery power of attorney (poder) to Vague y Llano, 6 June 1805. On Budd, see Massachusetts Historical Society, Caleb Davis Papers, John Montgomery to Caleb Davis Boston, 28 March 1793. 13. PARES, Consulta sobre petición de Real Cédula de aprobación del nombramiento de Roberto Ryan como Vicecónsul de los Estados Unidos de América en Benicarló, 1796; AHPA, Protocolo notarial de Pedro Fuentes y Sanchez (700-637), Dn Roberto Montgomery land sale (venta real) to Ricardo Ryan, 19 November 1819. 14. NARA, General Records of the Department of State, RG 59, Letters of Application and Recommendation During the Administration of Thomas Jefferson (M418), Lewis O’Brien file, Margaret L. O’Brien to Mr. Bowdoin, 2 May 1806; Strange and Co. and Others Petition, 5 November 1806; John White and sons to Samuel Welles, 21 May 1806. 15. Archivos Nacionales, Madrid, Junta de las Dependencias y Negocios de Extranjeros, Estado, 632, Exp. 34, 4-5, 27-52, Consulta sobre petición de Real Cédula de aprobación del nombramiento de Roberto Montgomery como Cónsul de Estados Unidos de América en Alicante; Lewis M. O’Brien Expediente Personal 2, 8-15. 16. Yale University, Humphreys-Marvis-Olmsted Collection, David Humphreys Papers, Box 1, Folder 20, Humphreys to Pickering, 20 April 1797. 17. I am in the process of going through all the surviving notarial records at the Provincial Archives of Alicante that contain contracts and other documents relating to Montgomery. I have seen the majority of the existing documents but have not yet been able to see all. 18. For one example of a consul decrying mercantile activity see NARA, RG 59, Leghorn Despatches, Thomas Appleton to Secretary of State, 15 January 1802. 19. I base statements on American shipping on my analysis of the Mesadas de Sanidad at the Archivos Municipales de Alicante, which were produced by health officials who recorded data on incoming ships over a few years in the 1780s to 1800s. There are minor discrepancies between my data and Gimenez analysis (Enrique Gimenez Lopez, Alicante…, op. cit., p. 351). 20. For example, see Massachusetts Historical Society, Boston MA, William Jarvis Papers, John M. Forbes to William Jarvis, 14 June 1803 and J. M. Baker to William Jarvis, 20 October 1804. 21. Alicante Despatches, Robert Montgomery to Secretary of State, 9 October 1795; NARA, RG 59, Amsterdam Despatches, Sylvanus Bourne to Secretary of State, 6 August 1795; NARA, RG 59, Bristol Despatches. Elias Vanderhorst to Secretary of State, 31 July 1795. 22. “An Act Supplementary to the ‘Act Concerning Consuls and Vice Consuls, and for the further protection of American Seamen’,” 28 February 1803, seventh congress, sess. II, chapt. IX. https:// www.loc.gov/law/help/statutes-at-large/6th-congress/c6.pdf. 23. Philips Peabody Essex Institute, Salem, Mass, [Henry Prince] Log, Astrea, 1798-99. The author is very grateful to Tamara Thornton of SUNY Buffalo for this reference. 24. Even when consignors made formal notarized powers of attorney, the financial terms were not included. I have deduced the commission terms from Montgomery’s advertisements. 25. AHPA, Protocol de Notario Ramon Izqueirdo (1024-879), Roberto y Juan Montgomery substitution of power of attorney to Langsamere y Compania, 8 February 1802. 26. NARA, RG 59, M406, Letters of Application and Recommendation during the Administration of John Adams, N. Appleton to President John Adams, 16 October 1797. 27. James Madison Papers, Caleb Loring to James Madison, 24 July 1815, accessed via Founders Online https://founders.archives.gov/documents/Madison/99-01-02-4533. 28. AHPA, Protocol de Notario Estevan Pastor Y Rovira, 1802 (1372-2) Robert Montgomery fianza (bond) for Juan Soya and others, 14 February 1799; Captain Robert Peele poder (power of

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attorney) to Roberto y Juan Montgomery, 9 August 1799; and Robert Montgomery Obligacion on the Real Hacienda (Royal Treasury), 10 April 1799. 29. Massachusetts Historical Society, Boston, Mass., Caleb Davis Papers, John Montgomery to Caleb Davis, 28 March 1793; and Hooper Sturgis Papers, Montgomerys Fitch and Co. Circulars, 1 September 1814 and 12 April 1816. Alicante Despatches, Montgomery to Secretary of State, 1 September 1814, and 17 August 1815. 30. On ship captures see Frank Lambert, The Barbary Wars: American Independence in the Atlantic World, New York, Hill and Wang, 2007; Lawrence A. Peskin, Captives and Countrymen: Barbary Slavery and the American Public, 1785-1816, Baltimore, Johns Hopkins, 2009. 31. Alicante Despatches, Robert Montgomery to Secretary of State, 18 July 1816. 32. AHPA, Protocol de Francisco Aracil (98-181), Josef Lopez de Antonio Venta Real a Don Roberto Montgomery, 30 October 1812; Alicante Despatches, Montgomery to Secretary of State, 26 October 1817, 17 May 1818 and Frederick Montgomery to Secretary of State, Alicante 6 September 1823. 33. Brian Murphy, Building the Empire State: Political Economy in the Early Republic, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2015; Andrew Schocket, Founding Corporate Power in Early National Philadelphia, Dekalb, Northern Illinois Press, 2007; John Lauritz Larson, Internal Improvement: National Public Works and the Promise of Popular Government in the Early United States, North Carolina, University of North Carolina Press, 2001; Sean P. Adams, Old Dominion, Industrial Commonwealth: Coal, Politics and Economy in Antebellum America, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004; Lawrence Peskin, Manufacturing Revolution: The Intellectual Origins of Early American Industry, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2003.

ABSTRACTS

This essay, based on intensive research in American and Spanish documents, addresses the problem of self-interest on two fronts. First, it examines the business and consular career of Robert Montgomery, American consul to Alicante, Spain, from 1793 to 1823. As a commission merchant, Montgomery was able to profit from his consular position in many ways. But more importantly, it questions the very nature of the problem of self-interest, arguing that the line between self-interest and national service was very blurry and perhaps impossible to delineate. American merchants and the consuls who represented them believed that what was in their interest was also in the interest of American commerce, and a weak and impoverished State Department, unable to send out professional diplomats to most ports or even pay salaries, largely agreed.

Cet article, basé sur des recherches intensives dans des archives américaines et espagnoles, aborde le problème de l’intérêt personnel sur deux fronts. D’abord, il examine la carrière commerciale et consulaire de Robert Montgomery, consul américain de 1793 à 1823 à Alicante, en Espagne. Négociant en commission, Montgomery a pu profiter de sa position consulaire de plusieurs façons. Mais, plus important encore, l’article remet en question la nature même du problème de l’intérêt personnel, en faisant valoir que la frontière entre l’intérêt personnel et le service national était très floue, et peut-être impossible à délimiter. Les négociants américains et les consuls qui les représentaient pensaient que ce qui était dans l’intérêt du commerce américain était aussi dans leur propre intérêt, et le département d’État, faible et appauvri,

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incapable d’envoyer des diplomates professionnels dans la plupart des ports ou même de payer les salaires, était largement d’accord.

INDEX

Mots-clés: consuls, Espagne, Alicante, négociants, département d’État des Etats-Unis Keywords: consuls, Spain, Alicante, merchants, U.S. State Department

AUTHOR

LAWRENCE A. PESKIN Lawrence A. Peskin is Professor of History at Morgan State University in Baltimore, Maryland. He is the author of numerous books and articles, including Captives and Countrymen: Barbary Slavery and the American Public, 1785-1816 (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2009); “Conspiratorial Anglophobia and the War of 1812” Journal of American History (December, 2011); and co-author with Edmund Wehrle of America and the World: Culture, Commerce, Conflict (Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2012).

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De l’intérêt d’être consul : quelques observations à partir de l’expérience américaine en Méditerranée

Silvia Marzagalli

1 Pourquoi un consul acceptait-il une charge qui lui demandait du travail supplémentaire, parfois considérable, sans pour autant lui offrir un salaire ? Mon intérêt pour cette question est né de manière presque accidentelle, au cours d’une recherche portant sur la navigation et le commerce américains en Méditerranée de l’indépendance des États-Unis à la fin des guerres napoléoniennes. À cette occasion, j’ai compulsé l’ensemble des correspondances adressées par les consuls au secrétaire d’État américain, et les documents produits par les consuls des États-Unis en poste sur la rive septentrionale de la Méditerranée avant 18151. La richesse de ces sources pour reconstruire les modalités de la présence américaine en Méditerranée dans une période troublée par une série de conflits, où la neutralité des États-Unis doit être constamment réaffirmée, est indéniable. Mais l’examen de cette documentation a soulevé des interrogations sur le rôle joué par les consuls dans la structuration de ces trafics, sur la manière dont les hommes au pouvoir aux États-Unis ont perçu la nécessité de disposer d’un service consulaire (quitte à avoir recours à des individus sur place, aux nationalités variées) et sur la nature de la relation entre consuls et autorités de tutelle. La documentation produite par les acteurs fournit également des indications sur les retombées que ces premiers consuls des États-Unis en Méditerranée escomptaient tirer de leur charge. J’ai souhaité dès lors élargir la focale et m’intéresser aussi aux lettres de recommandation et aux candidatures, ou du moins à la partie de celles-ci accessible en ligne par le biais du projet Founding Fathers, qui met à la disposition du public des dizaines de milliers de missives adressées aux grandes figures de la politique des jeunes États-Unis. Cette sous-série permet entre autres de repérer les lettres de candidature et les recommandations mobilisées par les individus qui aspiraient à exercer une charge consulaire2.

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2 L’ensemble de ce corpus fournit quelques indices sur l’intérêt que les consuls en poste et les candidats au consulat trouvaient dans l’exercice de la charge. En premier lieu, il s’agit de prendre la mesure de l’engouement et des attentes des individus qui ont présenté des candidatures spontanées. Celles-ci sont, au cours des premières décennies d’existence des États-Unis, le moyen exclusif par lequel l’administration identifie les possibles titulaires, ce qui permet de s’interroger aussi sur le processus de nomination. On constatera ainsi au passage que certains postes consulaires sont plus convoités que d’autres : ce n’est donc pas la charge consulaire en absolu qui intéresse, mais le fait d’être nommé dans un port donné, qui correspond aux stratégies individuelles des candidats. Il s’agit dès lors de comprendre à quelles considérations est subordonné l’intérêt d’être consul. La lecture de ces correspondances fournit quelques éléments de réponse quant aux attentes et aux avantages matériels et immatériels que la charge est censée apporter aux titulaires.

Un flot de candidatures spontanées

3 Le 13 mai 1778, le négociant d’origine hambourgeoise Jean Christophe Hornbostel, beau-frère et associé du consul de Suède à Marseille, François Philippe Fölsch, s’adresse à Benjamin Franklin pour solliciter le poste de consul des États-Unis dans le port phocéen. En se cantonnant à la seule Méditerranée, Franklin reçoit aussi, au printemps 1778, la candidature spontanée d’un Anglais pour le consulat de Livourne et deux candidatures pour le consulat de Barcelone : l’une d’un Suisse, l’autre d’un natif de Berlin3. De toute évidence, l’entrée en guerre de la France en soutien de la jeune république en février 1778 laisse supposer que l’indépendance des États-Unis se concrétisera : plusieurs sollicitent alors un consulat, ce qui est déjà un premier signe de l’intérêt qu’ils portent à l’exercice de cette fonction. On remarquera au passage que les candidatures ne concernent que les principaux ports de la Méditerranée occidentale, déjà largement fréquentés par des navires nord-américains en période coloniale. Les candidats résident déjà sur place : ils souhaitent donc profiter de l’existence des flux commerciaux nord-américains en tant que consuls. L’intérêt pour la charge est dans ce cas lié à l’existence des trafics maritimes avec la nation représentée, ce qui n’est pas toujours le cas : à Nice, le consul prussien Vierne se voit refuser tout émolument en 1786, entre autres car le ministre souligne qu’il n’y a pas de navigation prussienne à Nice en raison de l’inexistence de traités avec les Barbaresques4. Aucun de ces tout premiers candidats n’est Américain, bien que trois d’entre eux mettent en avant dans leur lettre leurs liaisons commerciales avec des firmes aux États-Unis.

4 Le flot de candidatures spontanées s’intensifie au fil du temps. Outre l’attendue volonté de servir les intérêts du pays, les impétrants évoquent parfois des raisons diverses pour justifier leur demande, même si la plupart des candidats se limite juste à mettre en avant ses compétences. Un changement de résidence lié à des activités commerciales, ou une situation individuelle précaire que le poste est censé améliorer sont les thèmes les plus récurrents. Pour certains, la nomination au consulat est conçue comme une juste récompense des services rendus, à l’instar de William Keteltas, qui demande le consulat de Gênes ou celui de Glasgow, « une faveur qui serait remémorée avec gratitude, et permettrait de soulager une famille qui a beaucoup souffert pour la cause de la liberté et qui est fermement attachée à votre administration »5. D’autres, enfin, mettent en avant des motivations plus personnelles : la perte de sa femme pour Thomas

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Randolph, prêt à servir « dans n’importe quel pays en Europe »6, ou la volonté de cultiver ses intérêts scientifiques, et tout particulièrement sa passion pour la chimie, pour David Bailie Walden, qui se déclare « sans fortune ni profession »7.

5 Le système consulaire américain se structure après l’entrée en vigueur de la nouvelle constitution : en juin 1790 le président Washington soumet au Sénat les 14 premières nominations8. En 1800, les États-Unis ont déjà ouvert 57 postes consulaires dans le monde, dont 16 en Méditerranée9. Tous ces consulats ont été pourvus par un candidat qui a sollicité sa nomination, en mobilisant éventuellement des recommandations à son soutien lorsqu’il ne connaît pas lui-même en personne les hommes au pouvoir. En 1791, fort de l’appui du « banquier le plus influent de la ville et d’autres personnes respectables », Gaetano Drago demande ainsi au sénateur Pierce Butler d’intercéder en sa faveur auprès du président pour obtenir le consulat de Gênes10. Le succès n’est pas garanti – Drago n’obtient pas ce poste – et même quand le candidat correspond directement avec les principales autorités américaines, la demande n’est pas pour autant toujours satisfaite dans les plus brefs délais : Robert Montgomery insiste pendant dix ans avant d’obtenir le poste d’Alicante11. A contrario, lorsqu’il n’y a pas de candidats, le poste reste vacant : il en va ainsi à Göteborg, pourtant mentionné dans un mémoire rédigé par Thomas Jefferson en 1791 comme une localité qui mériterait l’ouverture d’un consulat : le nom est toutefois suivi par un laconique « No body applies » 12. Resterait à déterminer par une étude plus systématique jusqu’à quand la candidature spontanée reste le moyen privilégié, voire exclusif, utilisé par l’administration américaine pour identifier et recruter ses futurs agents. Cela semble avoir été le cas au moins tout au long des années 1790.

6 La candidature est donc l’élément nécessaire mais pas suffisant pour être nommé. La qualité des candidats et de leurs recommandataires est passée au crible. Ainsi, dans le mémoire qu’on vient d’évoquer, Jefferson note pour Lorient : « No new nor proper candidate. Vale [Vail], a bankrupt is the only one ». Il faut dire que Lorient, qui encore quelques années auparavant était le port français le plus fréquenté par les navires américains, subit désormais la redoutable concurrence du Havre et de Bordeaux : de toute évidence, les négociants américains qui s’établissent alors en France préfèrent choisir une autre résidence13. Certains postes ne sont pas ouverts, en dépit de l’existence d’une candidature : il en va ainsi de Nice en 1790, ou encore de Civitavecchia en 1790 et en 181114. Mais même pour les ports majeurs, comme Amsterdam, le secrétaire d’État préfère, en 1791, attendre d’avoir « un plus grand choix de candidats » (il en a un seul), estimant par ailleurs que la nomination d’un consul dans ce port « n’est pas très urgente »15.

7 Lorsqu’il y a plusieurs candidats, les autorités choisissent selon des logiques qui leur sont propres, et qui resteraient à approfondir. La qualité et l’influence des personnes qui appuient la candidature jouent un rôle. En présentant au président trois candidats pour le poste de Malaga, Jefferson ajoute les noms de personnes qui les ont recommandés. C’est finalement l’Irlandais Michael Murphy, naturalisé espagnol, appuyé par une lettre de recommandation de l’ambassadeur d’Espagne, qui est nommé. L’administration garde la trace des bons candidats : l’Écossais William Kirkpatrick, appuyé par un sénateur du Massachussetts, lui succède en 179916. Dans les documents envoyés à George Washington pour suggérer les noms de consuls à nommer, le secrétaire d’État Timothy Pickering précise aussi bien les qualités de recommandataires, que celles des candidats :

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Monsieur Cabot [sénateur du Massachussetts] connaît personnellement Monsieur Simpson [consul à Gibraltar, pressenti pour le poste de consul au Maroc], et le connaît en tant qu’homme de valeur […]. Jean M. S. Matthieu, natif de cette place [Naples] y est joliment recommandé comme consul. Sa propre lettre du 14 janvier témoigne d’une maîtrise réelle de la langue anglaise. Monsieur Vanuxem, qui a écrit deux lettres en sa faveur, est un négociant français de Philadelphie […] qui jouit, je crois, d’une réputation d’honnêteté. […] [À Brême] il y a deux candidatures, aucune ne semble être, enquête faite, satisfaisante17.

8 Les logiques qui président au choix de l’administration ont pu affecter la stratégie des candidats, influencer les arguments qu’ils mobilisent, et leur chance d’obtenir le poste. L’on sait par exemple que Thomas Jefferson, qui en sa qualité de premier secrétaire d’État des États-Unis (1790-1793) présentait à George Washington les listes des candidats avec ses commentaires, a le souci de confier les postes en les répartissant entre des ressortissants des différents États de la jeune République. Cela est évident à l’examen de ses notes, où les candidats proposés à la nomination sont classés selon l’État d’où ils sont originaires18. Quand il suggère des étrangers, il prend en compte leur origine pour déterminer si leur nationalité pourrait jouer en faveur des intérêts des États-Unis19. À titre d’exemple, pour les trois candidats au consulat de Lisbonne en 1791, il écarte un ivrogne notoire, ainsi qu’un négociant membre de la British Factory dont la nationalité est incertaine. Ne reste comme possible consul qu’un Portugais qui a fait banqueroute et sur lequel il donne un avis mitigé20. Les sympathies politiques des prétendants sont aussi un facteur important. En demandant le consulat de Londres, John Rennolds mentionne les noms de trois juges auprès desquels Thomas Jefferson pourra se renseigner à son égard, qui le connaissent « tout comme mes opinions politiques en faveur de la présente administration »21. L’opinion politique des personnes qui recommandent tel ou tel candidat est aussi prise en compte. Ainsi, sur la pétition signée par 34 habitants de New Haven qui sollicitent la nomination comme consul de l’actuel vice-consul de Sainte-Croix après la démission du titulaire, Jefferson marque de sa main : « What are the politics of the Petitioners ? »22. Les opinions politiques de leurs protégés sont ainsi mises en avant dans certaines lettres de recommandation : Peter Kuhn junior est « of sound democratic principles », alors que John S. Cogdell est « an undeviating supporter of the Republican Administration »23.

9 Enfin, il convient de souligner que certains candidats obtiennent satisfaction tardivement, et pas nécessairement là où ils avaient espéré exercer leurs fonctions. Le négociant Nathaniel Appleton avait par exemple sollicité en 1791 le poste de consul à Lisbonne pour son fils Thomas, alors à Paris : celui-ci obtient en 1798 le consulat de Livourne, où il reste jusqu’à sa mort en 184024. Frederick Folger, un parent de Benjamin Franklin, qui sollicite en mai 1792 un poste de consul en Barbarie, est nommé cinq ans plus tard aux Cayes, à Saint-Domingue25. Si on tient vraiment à obtenir un poste consulaire, mieux vaut-il donc faire preuve d’une certaine souplesse quant à sa localisation, voire d’opportunisme. Ainsi, peu après avoir sollicité le poste de La Rochelle, John B. Hoskins, dont le frère est membre de la firme Gray & Hoskins à Bordeaux, demande le consulat de Gênes : le titulaire vient d’être arrêté, ce que Hoskins a appris par le ministre plénipotentiaire américain à Paris, dont il est l’assistant26. Chaque candidat dispose de ses propres stratégies de mobilité, et doit s’accommoder, ou non, du poste que le gouvernement américain veut bien lui confier. En s’appuyant sur des consuls qu’elle ne rémunère pas – sauf dans les États barbaresques et, à partir de 1815, à Londres et à Paris – l’administration américaine s’expose au risque que les

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candidats changent facilement d’avis si le poste ne leur convient finalement pas. Sur les 21 premiers consuls nommés à partir de juin 1790, sept ont déjà présenté leur démission ou abandonné leur poste en février 179327. Plusieurs insistent d’ailleurs dans leur candidature sur la précarité de leur situation financière ou sur les revers préalables subis. Il convient dès lors de s’interroger sur l’intérêt matériel qu’ils escomptent tirer de ces postes.

De l’intérêt d’être consul : les éléments qui percent dans les missives des consuls en poste

10 La correspondance des consuls titulaires des postes ouverts en Méditerranée par les États-Unis avant 1815 peut nous aider à mieux comprendre l’intérêt que ceux-ci peuvent trouver dans l’exercice de leur charge. L’analyse se cantonne ici aux consuls en chrétienté, généralement tous négociants. Les logiques qui président à la nomination dans les régences barbaresques et au Maroc sont assez différentes, car ces postes requièrent des capacités diplomatiques plus poussées. Quant au consul nommé à Smyrne en 1802, il n’a jamais pu prendre fonction faute de capitulations entre les États- Unis et l’Empire ottoman.

11 L’extension du réseau consulaire des États-Unis en Méditerranée accompagne la croissance de la navigation américaine dans cette région du monde. Le premier consulat est ouvert en 1790 à Marseille. De quatre postes en 1793 (Marseille, Alicante, Malaga et le Maroc, dont le consul réside le plus souvent à Tanger, ce qui permet éventuellement de le considérer, sans doute de manière quelque peu arbitraire, comme un poste méditerranéen), on passe à 15 avant la fin des années 179028. Six autres sont ouverts entre 1802 et 1805, alors qu’à Cagliari officie un agent nommé par la cour des Savoie, jamais reconnu par les États-Unis, le comte François Navoni (« Consul Garant des Nations qu’ils [sic] n’ont point de Consul fixe dans tout ce Royaume de Sardaigne », comme il se définit lui-même)29, qui s’efforce en vain, pendant des années, d’obtenir les patentes consulaires en s’adressant à cet effet aux présidents et aux secrétaires d’État qui se succèdent30.

12 Les missives envoyées par les titulaires des postes consulaires américains en Méditerranée montrent qu’ils sont mus par un évident intérêt matériel. D’autres avantages de nature immatérielle ont pu aussi jouer un rôle.

Un intérêt matériel évident

13 Si les principaux ports attirent de nombreux candidats – ils sont quatre à Gênes en 179731 – les autorités des États-Unis n’ont pas toujours trouvé des titulaires idoines pour des ports d’importance moyenne, alors même que la rapide expansion des trafics américains dans le contexte de guerre des décennies révolutionnaire et napoléonienne requiert un maillage consulaire plus dense pour assister les capitaines. Les autorités ont ainsi parfois du mal à pourvoir les postes les moins prestigieux. Elles ont alors recours, en dépit de la législation en vigueur, à des étrangers. La majorité des consuls américains nommés en Méditerranée avant 1815 ne sont en effet pas des citoyens américains32. Pour les postes plus intéressants, l’absence de nationalité américaine est utilisée par les prétendants pour évincer ou remplacer un titulaire étranger. Pour promouvoir la candidature de William S. Shaw pour le consulat de Madère, Hugh

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Williamson se déclare ainsi « mortifié d’entendre que des sujets britanniques ou anglophiles avaient obtenu des consulats américains »33. Les étrangers, pour leur part, font valoir leur meilleure connaissance des us et coutumes du lieu, et le peu d’attrait que le poste représenterait pour un Américain : ainsi Frederick William Siel sollicite le consulat de Dantzig, ville dont il est natif, et souligne que la navigation américaine y est à ses balbutiement, et que par conséquent « le consulat de Dantzig ne permettrait pas de vivre à un citoyen des États-Unis, puisque je sais que le gouvernement américain ne verse pas de salaire fixe à ses consuls à l’étranger »34.

14 Le taux de refus ou de non-prise de service, nettement plus élevé parmi les Américains que parmi les étrangers, surtout pour les primo-nommés, dépend en effet de l’attrait du poste. Lorsqu’il refuse, en 1806, le consulat de Rome, John S. Cogdell, avocat à Charleston (Caroline du Sud), explique ses raisons, liées à l’absence des revenus : Comme aucun salaire n’est attaché à cette fonction et qu’il n’y a aucune probabilité, vu la situation de Rome, que les demandes de certificats consulaires soient fréquentes, les perspectives mêmes de me soutenir seraient désespérées35.

15 Cogdell s’était fait recommander pour un poste comme secrétaire d’une ambassade, ou comme consul en France ou en Angleterre : Rome n’est pas une destination souhaitée36. De même, J. Lewis refuse, en 1815, le poste de Malte car il ne pourrait pas nourrir sa famille par ses activités commerciales, et que la fin des opérations navales des États- Unis en Méditerranée en raison du retour de la paix le priverait aussi des « expectations of profit » (« espoirs de profit ») dans l’approvisionnement de l’escadre américaine37.

16 Les commissions pour l’approvisionnement de la Marine de guerre américaine doivent être suffisamment importantes pour que les consuls s’indignent lorsque la charge d’agent naval est confiée à un autre. Celui de Livourne revient à de multiples reprises sur la question, avec un argument similaire à celui avancé par son confrère à Malte, à savoir la perte de respectabilité vis-à-vis des autres consuls38. Si cet aspect n’est pas à exclure, le manque de revenus entre sans doute aussi en ligne de compte. En évoquant sa récente nomination comme agent de la Marine des États-Unis à Marseille, en sus du consulat qu’il détient depuis 1790, Étienne Cathalan informe le secrétaire d’État que son homologue suédois, François Philippe Fölsch, a perçu une commission de 5 % sur l’approvisionnement et les réparations de la frégate suédoise commandée par l’amiral Cederström qui doit porter les présents aux régences barbaresques, et 5 % également sur l’achat de présents, dont il estime la valeur à 175 000 piastres. Les sommes en jeu ne sont donc pas négligeables39.

17 Le peu d’empressement montré par certains candidats qui ne résident pas encore sur place au moment de leur nomination pour rejoindre leur poste confirme la corrélation entre espoirs de gain et volonté d’exercer la charge consulaire : James Anderson, qui avait sollicité, en 1792, un poste en France, finit par être nommé à Sète en 1803 : il met trois ans pour s’y rendre – il réside alors à Paris – et, une fois sur place, il annonce aussitôt son départ au secrétaire d’État, vu sa « conviction profonde de l’impossibilité de faire face aux dépenses en résidant à Sète »40. Quelques mois plus tard, il sollicite le consulat de Gênes ou « tout autre port à même de me donner du travail, celui de Sète ne me permettant pas de couvrir les frais de la charge »41. D’autres demandent une mutation dès que la conjoncture change. John Martin Baker, nommé aux Baléares en 1803, après avoir mobilisé les contacts de son beau-père, un colonel ayant servi dans la guerre d’Indépendance, sollicite à plusieurs reprises sa mutation (qu’il n’obtient pas) ou

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du moins l’élargissement de son aire de compétence (qui lui est accordée)42. En 1811, il écrit ainsi : Le commerce américain dans ces contrées, en particulier avec les ports du district de mon consulat, étant si incertain, est devenu ces deniers temps si précaire que depuis mon dernier retour des États-Unis à mon poste, le montant des émoluments consulaires – mes revenus – pour Tarragone, Majorque et Minorque et Ibiza, a à peine pu payer le loyer d’un logement décent pour lequel je paie 192 dollars par an. Ma famille [étant] nombreuse, les provisions chères, tous mes espoirs se réduisent à l’arrivée de l’escadre américaine. Avec le plus profond respect, et en m’excusant de vous importuner, je vous prie de bien vouloir intercéder en ma faveur auprès du très honorable James Madison, président des États-Unis, pour l’attribution du consulat de Lisbonne43.

18 Lorsque les revenus consulaires sont jugés insuffisants, les consuls réclament des compensations, comme celui de Malte, qui sollicite une pension annuelle. Ceci confirme l’attente implicite que l’exercice du poste couvre au moins les dépenses, voire dégage des profits. Pour être toujours exact à mon devoir, il faut beaucoup de monde à mon service, qu’il faut payer, & cela me cause une forte dépense […]. Dans ces circonstances de guerre le commerce a souffert beaucoup des Evénements sur les changes, ce qui m’a causé des pertes considerables dans la rentrée de mes fonds, sans compter le rétard ; mais comme je suis beaucoup attaché à la Nation, je passe sur cela, me faisant toujours un plaisir de Luÿ être utille en tout ce qui peut dépendre de moÿ, & Je serois toujours disposé avec les mêmes sentiments en sa faveur. Je dois cependant vous faire observ[er] que l’eloignement n’attire point le commerce Ameriquain en cette Isle. Par consequent je ne puis pas me flatter d’un espoir d’être contrebalancé par [les] droits consulaires, que les bâtiments marchands pourroient me produire ; il me reste donc celuÿ de vos bontés envers moÿ ; vous priant de prendre en consideration toutes ces raisons pour qu’il vous plaise, Monsieur, de me faire accord[er] au moins touts les ans une pension suffisente pour payer, & récompenser le[s] persones, qui favorisent le service à l’avantage de la Nation ; j’espère que par votre entremise j’obtiendrai des Messieurs des États Unis, ce qui est bien juste & de raison, ce que sera dans la suitte un motif d’encourage[r] les soins, & attentions au benefice de la Nation ; en attendant les effets de vo[tre] bonté, agrées les sentiments de réconnoissence, & de dévouément avec les que[ls] J’ai l’honneur d’être Monsieur Votre trés-humble, & trés-Obte. Servr.44.

19 Ces lettres pointent toutes à l’existence d’un intérêt matériel, lié à la perception des droits consulaires ainsi que, comme nous l’avons évoqué, aux commissions perçues pour l’approvisionnement de l’escadre navale américaine. Il est difficile de chiffrer le montant de ces revenus. En 1802, les droits consulaires s’élèvent à 2 $ pour tout acte authentifié (protêt, déclaration, dépositions, etc.), à 1 $ pour tout certificat de décharge de la cargaison du navire, et à 25 cents de dollar pour toute signature des attestations sur l’honneur de chargement. De novembre 1804 à novembre 1805, le consulat de Marseille délivre 34 certificats de décharge (34 $), authentifie 61 actes (122 $) et accueille 137 déclarations sous serment (ca. 35 $). Au total, ces revenus de moins de 200 $ ne représentent pas grand chose, alors que Marseille est un poste majeur en Méditerranée. Mais l’essentiel des revenus liés à la délivrance des actes tient probablement aux certificats délivrés aux capitaines. En se lamentant sur sa situation un an après sa nomination au consulat à La Rochelle, Robert Sterry fait état du montant perçu sur le mouvement des navires américains, à savoir « pas plus de 225 $ » pour un total de 13 bâtiments arrivés dans le port45. Là où les navires américains sont nombreux, comme à Marseille ou à Livourne, où, dans les bonnes années, les entrées

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dépassent une centaine de navires, les droits consulaires ont donc dû représenter un revenu de plus de 2 000 $ par an, soit environ 10 000 francs, ce qui est considérable46.

20 Les convoitises autour des postes dans les grandes villes, qui peuvent se manifester tant par de nombreuses candidatures spontanées, que par de véritables cabales pour obtenir le rappel du titulaire, témoignent sans équivoque l’intérêt que les candidats portent à la charge consulaire47. D’autres éléments ont pu entrer en ligne de compte, qui sont parfois explicitement évoqués par les prétendants.

Au-delà des revenus consulaires

21 Au-delà des revenus qui dérivent de la charge consulaire, ces négociants-consuls semblent concevoir la fonction consulaire comme un gage supplémentaire de respectabilité, susceptible d’accroître leurs affaires. En demandant le consulat de Londres en 1790, Alexander Donald le reconnaît d’ailleurs explicitement : « Les émoluments de la charge ne sont pas importants pour moi, mais j’ai toujours considéré que la charge en elle-même est une preuve flatteuse de la bonne opinion que mes compatriotes ont de moi » ; en 1816, lorsqu’ils sollicitent le consulat de Tarragone pour John Montgomery, ses protecteurs mettent en avant que cela « lui donner[ait] plus de respectabilité »48. La lettre de recommandation en faveur de Peter Kuhn pour le poste de Gibraltar met en avant que le candidat, ayant « établi une maison de commerce à Gibraltar, semble supposer qu’une fonction publique lui permettrait de faire des affaires de manière plus avantageuse »49.

22 Le consul américain à Gênes à la fin des années 1790, Frederick Hyde Wollaston, est un sujet britannique. Vu que la ville est sous influence française, il sollicite en vain, à plusieurs reprises, la nationalité américaine, qui le mettrait à l’abri des représailles en cas d’une nouvelle occupation française de la ville. Pour justifier sa requête, il avance l’argument – fort peu recevable – que le service des États-Unis peut être assimilé à une résidence dans le pays50. Peu après la rupture de la paix d’Amiens, il exprime le souhait de garder son poste, en dépit de l’absence d’émoluments significatifs liés à sa fonction : en effet, un seul navire américain est arrivé dans le port dans les six mois précédents. L’intérêt pour lui réside ailleurs : Wollaston explique que le poste consulaire constitue une excellente carte de visite au moment où il envisage de se remettre aux affaires (sa maison de commerce avait dû déposer le bilan) pour profiter de la neutralité américaine51.

23 Il semblerait bien que les consuls aient réussi à obtenir la consignation de nombreux navires américains qui entrent dans leur port. À Palerme, le consul des États-Unis, qui est au demeurant un négociant britannique, est le consignataire de deux tiers de la centaine de navires sous pavillon des États-Unis arrivés en 1806 et 1807. Là où ils ne connaissent aucun autre négociant, les capitaines américains s’adressent en effet naturellement au consul de leur pays. Ainsi, en arrivant à Gaeta à bord de la Margaret, qui a été capturée par un corsaire génois, le capitaine William Fairfield écrit, ne connaissant personne sur place, au consul américain le plus proche, celui de Naples52. L’exercice d’une fonction consulaire est par ailleurs mis en avant comme un gage de sérieux dans les missives que les consuls-négociants adressent à leurs correspondants pour les démarcher. Ainsi dans la circulaire imprimée envoyée par Thomas Appleton à de nombreuses maisons de commerce américaines en 1808 pour annoncer sa reprise dans les affaires, celui-ci n’oublie pas de souligner sa qualité de consul :

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Ayant observé les grands avantages et la sécurité que l’établissement de maisons de commerce américaines à Livourne apportent à nos négociants, tout particulièrement pendant les diverses révolutions politiques dont cette partie de l’Italie a fait l’expérience pendant les nombreuses années où j’ai assuré la charge de consul des États-Unis, je suis donc poussé par ces raisons, encouragé en cela par mes nombreux amis aux États-Unis, à reprendre le commerce de commission avec les Américains, que j’avais interrompu depuis la fin de ma société avec les frères Dupouy, négociants de cette place53.

24 Sans beaucoup de finesse, le consul désigné en Sardaigne par la maison de Savoie pour défendre les intérêts américains pense même pouvoir demander au secrétaire d’État de faire imprimer dans la presse américaine ses offres de service destinées aux capitaines américains, utilisant ainsi sa position pour essayer d’obtenir des commissions54.

25 Au-delà de l’impulsion que la charge peut donner à leurs affaires commerciales, les consuls des États-Unis s’attendent à ce que celle-ci leur confère un certain nombre de privilèges, voire une protection face aux aléas d’ordre politique, ce qui peut aussi avoir une incidence financière non négligeable. En candidatant au poste de Bordeaux, John G. Ellison déclare ouvertement que « le seul résultat que j’espère obtenir est d’être exempté de lourds impôts »55.

26 La charge consulaire peut servir aussi, mais pas toujours, à protéger le titulaire d’un certain nombre de contributions prélevées en temps de guerre. Ainsi, lorsque Trieste est occupée par les armées napoléoniennes en novembre 1806, le consul des États-Unis, William Riggin, parvient à éviter le paiement de la contribution extraordinaire imposée aux négociants de la ville en faisant valoir sa qualité de consul d’une nation en paix avec l’Empire français56. De même, Montgomery à Alicante essaie de s’appuyer sur le traité entre l’Espagne et les États-Unis pour se soustraire, en 1801, au paiement de la contribution extraordinaire sur les négociants57. En revanche, lors de la première occupation française de Livourne en 1796, la tentative du consul des États-Unis, Philippe Filicchi, de faire considérer sa propre maison à l’instar d’un navire neutre pour bénéficier des clauses prévues par le traité franco-américain relatives à l’inviolabilité de la cargaison, irrite profondément les autorités françaises et provoque des rétorsions à son égard. Filicchi voudrait en effet mettre à l’abri de la saisie les marchandises britanniques qu’il a entreposées chez lui, alors que leur saisie est précisément la raison principale de l’invasion de la ville par l’armée française58.

27 Certains consuls ont utilisé leur position pour se protéger des conséquences fâcheuses d’une situation qui n’est pas liée à l’exercice de leur charge. Ainsi, le consul de Malaga Kirkpatrick est arrêté sur ordre du général français Maranzin en 1812, à l’instigation du consul français qui réclame le règlement des créances que le gouvernement français a sur sa maison de commerce, qui a entretemps déposé le bilan. Kirkpatrick fait alors valoir auprès du général français son impossibilité d’exercer sa charge consulaire en étant en prison. On lui répond qu’on a arrêté le négociant et non pas le consul, argument que ce dernier trouve « métaphysique ». Il obtient finalement sa libération en s’adressant directement au maréchal Soult, duc de Dalmatie. Nous ignorons si c’est l’argument avancé ou plutôt le dépôt de garantie des sommes dues aux Français qui a joué le rôle décisif59.

28 Enfin, les consuls comptent également sur une série d’avantages collatéraux qui dérivent de leur proximité avec les autorités américaines, dont il est difficile de mesurer l’importance, mais qui ont pu leur donner un avantage comparatif vis-à-vis d’autres négociants qui ne sont pas consuls. Lorsque la guerre éclate entre les États-

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Unis et la Grande-Bretagne, le consul américain de Sète sollicite ainsi une lettre de marque pour armer en course en Méditerranée60. De son côté, Thomas Appleton, en poste à Livourne, profite du canal officiel pour transmettre en incluse un courrier destiné à son beau-frère, alors que le capitaine du navire qui apporte la missive destinée au secrétaire d’État refuse de prendre à bord des lettres de particuliers61. Certains, enfin, abusent de leur charge. Bien qu’il se défende de l’accusation, le consul des États-Unis à Alicante semble bien avoir demandé au gouvernement le remboursement des frais encourus pour défendre deux navires américains capturés par les belligérants qui avaient pourtant été amenés dans des ports en dehors de sa juridiction : ce n’est donc pas des frais consulaires dont il s’agit – car un autre consul est en poste dans ces ports – mais des dépenses qu’il a supportées en tant que négociant62.

Conclusion

29 L’analyse des candidatures et des correspondances des consuls des États-Unis a permis de mettre en avant un intérêt précoce et soutenu de la part de candidats tant américains qu’étrangers pour une charge qui, sauf de rares exceptions, ne donne pas lieu au paiement d’un salaire. Le corpus offre une série d’indices quant à l’intérêt que ces candidats, pour la plupart négociants, comptent tirer de leur fonction. Celui-ci est d’ailleurs proportionnel à l’importance commerciale de la place. L’intérêt matériel découle aussi bien de la délivrance des actes consulaires, que nous avons pu évaluer dans un cas, que de la présomption de respectabilité et de la publicité qu’elle confère à son titulaire, ce qui est susceptible d’accroître son chiffre d’affaires. Plus largement, le fait de représenter une puissance étrangère peut permettre aussi de se mettre à l’abri des contributions et des exactions, fréquentes en temps de guerre.

30 Au vu du fait que le système consulaire des États-Unis se développe, du moins à ses débuts, à partir des candidatures spontanées, il est ainsi permis de se demander si la formidable expansion du nombre des postes consulaires au XVIIIe siècle, lorsque la plupart des États mineurs et moyens se dote d’un système consulaire, ne peut finalement pas être conçue comme la résultante de « l’agencéité » négociante. Les titulaires ont pu mobiliser à leur profit la respectabilité garantie par l’État à ses consuls, bénéficier de la protection offerte par cette charge, et profiter de la capacité étatique de contraindre ses ressortissants à faire appel aux consuls pour la délivrance d’une série d’actes payants. Ceci leur a permis d’externaliser une partie des coûts de leur résidence à l’étranger, ou de leurs frais quand ils sont déjà sur place. Resterait à approfondir, parmi les réseaux mobilisés par les candidats, quels sont les plus efficaces, pour déterminer ainsi dans quelle mesure certains milieux négociants ont pu tirer profit de la volonté des États d’éteindre leur présence à l’étranger pour promouvoir leur intérêt individuel et prendre la mesure de leur capacité d’influencer l’évolution institutionnelle et la politique du pays qu’ils représentent.

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NOTES

1. National Archives and Record Administration (désormais NARA), RG 59, correspondances entre les consuls et le secrétaire d’État américain (6 000 clichés environ), NARA, RG 76 (Spoliation claims, série construite à partir des archives consulaires, dans le cadre des demandes de réparations à la France des dommages infligés aux capitaines et armateurs américains pendant les guerres révolutionnaires) et NARA, RG 84 (archives rapatriées). Alors que la correspondance envoyée au secrétaire d’État est en général préservée, l’état de conservation des fonds consulaires est malheureusement très inégal : si, pour le poste de Marseille, l’ordre donné par le secrétaire d’État en mai 1939 de rapatrier l’ensemble des archives consulaires a permis de sauver les registres de navires et de protêts maritimes, pour d’autres postes consulaires américains en Méditerranée il ne reste plus aucun registre pour la période avant 1815. 2. Le projet Founders Online vise à rendre disponible l’ensemble des correspondances de George Washington, Benjamin Franklin, John Adams (et sa famille), Thomas Jefferson, Alexander Hamilton et James Madison. À ce jour (26 février 2019), le portail permet de consulter plus de 182 000 lettres écrites par, ou adressées à ces pères fondateurs (https://founders.archives.gov/). La plupart des lettres sont annotées. Ma recherche a été faite en appliquant dans la barre d’interrogation du site les termes « reccomend » associé à « consular OR consulate », puis celui « Letters of Application » (c’est-à-dire le nom de la série spécifique qui recueille les candidatures) et « consuls OR consulate ». Elle a produit plus d’un millier de résultats. Je remercie Felix Töppel qui m’a assistée dans cette recherche. 3. Note introductive à la candidature pour le consulat de Rouen, http://founders.archives.gov/ documents/Franklin/01-26-02-0155 (consulté le 1 er mars 2019, comme toutes les références qui suivent). Sur Hornbostel, voir Gabriel Constant, « De Hambourg à Marseille : Jean-Christophe Hornbostel (1736-1832), président de la Caisse d’Épargne et de Prévoyance des Bouches-du- Rhône, 1824-1828 », Revue Municipale [Marseille], no 42, 1960, p. 13-20. 4. Geheimes Staatsarchiv Preussischer Kulturbesitz, I. HA Rep. 9 Allgemeine Verwaltung, Z Lit. U, Fasz. 9, fol. 34 ro, Finckenstein à Vierne, Berlin, 5 novembre 1786 : « Vous savez vous-même, Monsieur, que ceux-ci [les navires sous pavillon prussien] ne peuvent pas entrer dans la Méditerranée, parce que nous n’avons point de traité avec les puissances barbaresques, et vous sentirez facilement qu’on ne peut pas proposer au roi un salaire annuel pour le consulat de Nice qui ne sauroit rendre des services à ses sujets navigateurs. D’ailleurs vous avez été instruit, Monsieur, en demandant cette place, qu’il n’y a point d’appointement qui y soit attaché. » Je remercie sincèrement Jörg Ulbert, qui m’a transmis ses notes. 5. William Keteltas à Thomas Jefferson, New York 9 novembre 1804, https:// founders.archives.gov/documents/Jefferson/99-01-02-0620. En 1808, Keteltas sollicite le poste de Tunis, qui offre un salaire, insistant de manière plus explicite sur les persécutions subies en raison de son attachement à l’administration de Thomas Jefferson : New York, 22 novembre 1808, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/99-01-02-9134. 6. « Wish to receive the appointment of Consul to any port of Europe », Thomas Randolph à Thomas Jefferson, 17 juin 1806, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/99-01-02-3861. 7. « In asking this favor, I cannot disguise that one object, I have in view, is my improvement in Chemistry, and other branches of Science ; but these pursuits shall at no time interfere with my duties as Consul. » [En demandant cette faveur [le poste à Paris], je ne peux pas cacher que je me propose de faire des progrès en chimie et dans d’autres branches de la science ; mais cet objectif n’interfèrera jamais avec mes devoirs en tant que consul.] David B. Warden à Thomas Jefferson, Paris, 20 juillet 1808, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/99-01-02-8371.

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8. Liste des nominations communiquées par George Washington au Sénat, 4 juin 1790, https:// founders.archives.gov/documents/Washington/05-05-02-0297. 9. Debra J. Allen, Historical Dictionary of U.S. Diplomacy from the Revolution to Secession, Lanham, Scarecrow Press, 2012, appendice D. 10. « He is very strongly recommended to me by the first Banker in that City ; and by other respectable persons. » Pierce Butler à George Washington, 6 juin 1791, https://founders.archives.gov/ documents/Washington/05-08-02-0173 11. Robert Montgomery s’établit à Alicante en 1776 et correspond pendant la guerre d’Indépendance américaine avec Benjamin Franklin et John Adams, auprès duquel il sollicite le poste de consul dès 1783, en récompense des services rendus : « My being the Onley American House Yet Established on this Coast and having Always been Ready to Render Every service in My Power to the States Makes me (I hope with Some Reason) Pretend the Apointement of Consul, And would Request you will take an oppertunity of Mentioning me to Congress as A person of Your Approbation for that Imployment. » [Le fait que ma maison [de commerce] est la seule maison américaine établie sur cette côte et le fait que j’ai toujours été prêt à rendre tous les services en mon pouvoir aux États[-Unis] me portent à solliciter (j’espère avec quelques raisons) le poste de consul, et je vous prie de saisir l’occasion de mentionner mon nom au Congrès et tant que personne qui a votre approbation pour cet emploi.] (https://founders.archives.gov/documents/Adams/06-14-02-0276). À partir du 22 mai 1787, il adresse sa demande à Thomas Jefferson, et y revient à plusieurs reprises par la suite (https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-11-02-0356). La nomination ne survient qu’en février 1793, Jefferson ayant montré des réticences quant à son intervention à Alger en faveur des captifs américains : voir par exemple I. Jefferson’s Draft Memorandum on Consular Vacancies, 21 février 1791 (https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/ 01-19-02-0068-0002). Sur le consulat de Montgomery, voir l’article de Lawrence Peskin, « The Blurry Line : Robert Montgomery’s Public and Private Interests as U.S. Consul to Alicante » dans ce même numéro des Cahiers de la Méditerranée. 12. « Personne ne candidate ». Jefferson’s Draft Memorandum on Consular Vacancies, 21 février 1791, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-19-02-0068-0002. 13. « Aucun candidat nouveau ou convenable. Vale [Aaron Vail], qui a fait banqueroute, est le seul », Jefferson’s Draft Memorandum on Consular Vacancies, 21 février 1791, ibid. Favorisé par le statut de port franc, Lorient est jusqu’au moins 1786 le principal port français pour le commerce avec les États-Unis. En 1791, toutefois, il est devancé par Bordeaux, Le Havre et Dunkerque. Voir Silvia Marzagalli, Bordeaux et les États-Unis, 1776-1815 : politique et stratégies négociantes dans la genèse d’un réseau commercial, Genève, Droz, 2015, p. 68. 14. II. List of Consular Vacancies [21 juillet 1790], https://founders.archives.gov/documents/ Jefferson/01-17-02-0032-0003, et lettre de recommandation d’Anthony Gierna à Thomas Jefferson en faveur de Teophane Arata, Civitavecchia, 10 juin 1811, https://founders.archives.gov/ documents/Jefferson/03-03-02-0530-0001. 15. « It is desireable there should be a greater choice of candidates ; and appointments at those ports are not very pressing ». Thomas Jefferson à George Washington, 23 février 1791, https:// founders.archives.gov/documents/Washington/05-07-02-0247. 16. Memorandum from Thomas Jefferson, 28 février 1793, http://founders.archives.gov/ documents/Washington/05-12-02-0174. Le troisième candidat, William Douglas Brodie, est probablement un sujet britannique, appuyé par la puissante maison de commerce Willing, Morris, and Swanwick qui en avait demandé la nomination en 1791. 17. « Mr Cabot is personally acquainted with Mr Simpson, and knows him to be a man of worth. […] John S. M. Matthieu, a native of that place, is handsomely recommended for consul there. His own Letter of the 14th of January manifests a very competent knowledge of the English tongue. Mr Vanuxem, who has written two letters in his favour, is a French merchant of Philadelphia, who enjoys I believe the reputation of an honest man. […] Bremen. There are two applications ; neither appears on enquiry to be very

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Satisfactory. » Timothy Pickering à George Washington, 12 mai 1796, https:// founders.archives.gov/documents/Washington/99-01-02-00513. 18. Memoranda on Candidates and Places for Consular Appointments, vers le 1 er juin 1790, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-17-02-0032-0002. 19. « In those countries disposed to be friendly to us, and not so to Great Britain, the governments would be jealous of seeing a Briton employed as American Consul, because they could so easily cover British bottoms under the American flag. […] In countries where British commerce is favored, it might be advantageous sometimes to appoint an Englishman our Consul, in order to partake of the favor of his nation. » [Dans les pays bien disposés à notre égard, et pas autant vis-à-vis de la Grande-Bretagne, les gouvernements seraient jaloux de voir un Britannique employé comme consul américain, car celui-ci pourrait facilement couvrir des navires britanniques avec le pavillon américain. […] Dans les pays où le commerce britannique est favorisé, il pourrait être parfois avantageux pour nous de nommer un Anglais comme notre consul afin de partager les avantages concédés à cette nation.] Memoranda on Candidates and Places for Consular Appointments, ibid. 20. Thomas Jefferson à George Washington, 23 février 1791, https://founders.archives.gov/ documents/Washington/05-07-02-0247. 21. « From their long acquaintance with me, as well as my political opinions in favor of the present administration », John Rennolds à Thomas Jefferson, 7 février 1805, https:// founders.archives.gov/documents/Jefferson/99-01-02-1117. 22. « Quelle est l’opinion politique des signataires ? » Pétition incluse à une lettre de Abraham Bishop à Thomas Jefferson, New Haven, 13 juillet 1804, https://founders.archives.gov/ documents/Jefferson/99-01-02-0062. 23. Kuhn a « de sains principes démocrates » : Michael Leib à Thomas Jefferson, 19 octobre 1802, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-38-02-0489. Cogdell est un « défenseur inconditionnel de l’administration républicaine » : Theo. Gourdin à James Madison, 4 mars 1815, https://founders.archives.gov/documents/Madison/99-01-02-4142. 24. Nathaniel Appleton demande à Thomas Jefferson, alors secrétaire d’État, c’est-à-dire ministre des Affaires étrangères, le consulat de Lisbonne pour son fils Thomas qui se trouve à Paris (Boston, 22 septembre 1791, http://founders.archives.gov/documents/Jefferson/ 01-27-02-0721, note 2). 25. Frederick Folger à George Washington, 8 mai 1792, http://founders.archives.gov/ documents/Washington/05-10-02-0232. 26. John B. Hoskins à James Madison, 30 septembre 1807, http://founders.archives.gov/ documents/Madison/99-01-02-2177. 27. Memorandum on Consuls and Consular Appointments, 15 février 1793, https:// founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-25-02-0183 (voir aussi la note 1 de ce document qui rectifie les informations sur les démissions). 28. Sur le réseau consulaire en Méditerranée, je me permets de renvoyer à Silvia Marzagalli, « Le réseau consulaire des États-Unis en Méditerranée (1790-1815) : logiques étatiques, logiques marchandes ? », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls. L’institution consulaire et les marchands dans le monde méditerranéen (XVIIe-XIXe siècle), Madrid/Rome, Casa de Velázquez / Publications de l’École française de Rome, 2017, p. 295-307 (http://books.openedition.org/efr/3253. DOI : 10.4000/books.efr.3253). 29. François Navoni à John Adams, Cagliari, 31 juillet 1798, https://founders.archives.gov/ documents/Adams/99-02-02-2771. Navoni écrit toujours en français, un français assez approximatif au demeurant. Voir un exemple de sa prose infra, note 54. 30. Voir sa correspondance dans NARA, RG 59 Cagliari. 31. Pour les candidats de Gênes, voir Timothy Pickering à George Washington, Candidates for Office, ca. 7 février 1797, https://founders.archives.gov/documents/Washington/99-01-02-00265

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et List of Candidates for Offices, juin 1797, https://founders.archives.gov/documents/Adams/ 99-02-02-2036. 32. La résolution du Congrès du 16 mars 1784 réserve explicitement toute charge consulaire et vice-consulaire aux citoyens des États-Unis : William Barnes et John Heath Morgan, The Foreign Service of the United States : Origins, Development, and Functions, Washington D.C., Government printing office, 1961, p. 33-34. Toutefois, la question de l’emploi des étrangers se pose dès la première vague de nominations. Le Sénat accepte en 1790 de les prendre en considération mais au cas par cas, ce qui limite les droits du Président en la matière. Voir la note explicative aux premières nominations : https://founders.archives.gov/documents/Washington/05-05-02-0297. J’ai déjà eu l’occasion de montrer que, si le nombre des étrangers diminue dans le temps, l’évolution n’est pas pour autant linéaire. Silvia Marzagalli, « Études consulaires, études méditerranéennes. Éclairages croisés pour la compréhension du monde méditerranéen et de l’institution consulaire à l’époque moderne », Cahiers de la Méditerranée, no 93, décembre 2016, p. 15-23. 33. « Mortified at hearing that British subjects or men highly anglofied had obtained American consulates », Hugh Williamson à Thomas Jefferson, 24 décembre 1806, https://founders.archives.gov/ documents/Jefferson/99-01-02-4746. De même, en appuyant la candidature de son protégé, Alexander Wolcott écrit à Jefferson : « Mr. Benjamin Richard, a citizen of New York, formerly of New London in this State, is about to establish himself in business at Malaga in Spain. Mr Kirkpatrick the present Consul at that place is said to be a subject of the King of G. Britain. Mr. Richard supposes that a native citizen of America, suitably qualified for the office, would be prefered to a foreigner, and, in short, is desirous of being himself appointed to the Office. » [Monsieur Benjamin Richard, habitant de New York et auparavant de New London dans cet État, est en train de s’établir à Malaga pour ses affaires. On dit que Monsieur Kirkpatrick, actuellement consul dans cette place, est un sujet du roi de Grande-Bretagne. Monsieur Richard suppose qu’un citoyen natif des États-Unis, qualifié de manière adéquate au poste, serait préféré à un étranger. Bref, il souhaite être nommé à ce poste.] Alexander Wolcott à Thomas Jefferson, 12 mai 1807, http://founders.archives.gov/documents/ Jefferson/99-01-02-5582. 34. « The Consulate in Dantzig would not afford a Living to a Citizen of the United States, as I am informed that the American Government allows no fixed Salaries to Consuls abroad. » Frederick William Siel à James Madison, Barcelone, 23 décembre 1807, https://founders.archives.gov/documents/ Madison/99-01-02-2457. 35. « There being no salary attach’d to this office and from the known situation of Rome no probability of frequent demands for consular certificates, the prospect of support even, wou’d be desperate. » : John S. Cogdell à James Madison, Charleston (Caroline du Sud), 3 juin 1806, https:// founders.archives.gov/documents/Jefferson/99-01-02-3396. 36. David R. Williams, à Thomas Jefferson, 10 mars 1806, https://founders.archives.gov/ documents/Jefferson/99-01-02-3396. 37. NARA, RG 59, Malta, lettre de J. Lewis à James Monroe, New York, 8 novembre 1815. 38. Silvia Marzagalli, « Études consulaires… », art. cit., p. 20. 39. Cathalan écrit : « Sedestrom ». Stephen Cathalan à James Madison, 19 mars 1803, https:// founders.archives.gov/documents/Madison/02-91-02-0650. La lettre du consul Fölsch au président de la Chancellerie royale à Stockholm du 15 avril 1803 permet de préciser que la frégate suédoise Camilla commandée par le lieutenant-colonel chevalier de Krusenstjerna avait mis à la voile de Toulon le 17 mars avec 23 000 piastres, suivie de près de la frégate Fröja montée par l’amiral de Cederström qui avait embarqué 147 000 piastres. Riksarkivet (Stockholm), Diplomatica Gallica 512. 40. « From a firm persuasion of the impossibility of paying my expenses by residing at Cette, I have taken the resolution of going to Marseille, where I hope to be more fortunate. » James Anderson à James Madison, 7 septembre 1805, http://founders.archives.gov/documents/Madison/02-10-02-0283 ;

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depuis Paris, Anderson avait sollicité auprès de Thomas Jefferson, le 28 septembre 1792, un poste n’importe où en France, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-24-02-0383. 41. « Any other good port, likely to give me occupation, the port of Cette, not affording the means to pay the expenses of An Office. » James Anderson à James Madison, 10 juin 1806, https:// founders.archives.gov/documents/Madison/99-01-02-0553. 42. John Martin Baker sollicite le poste de Minorque le 28 novembre 1802 ( https:// founders.archives.gov/documents/Madison/02-04-02-0163). Il fait appuyer sa demande par le colonel Weissenfels, son beau-père, qui contacte Edward Livingston, Aaron Burr et James Madison : ce dernier le recommande alors à Thomas Jefferson (https://founders.archives.gov/ documents/Jefferson/01-38-02-0236). Le 7 mars 1803, quelques semaines avant de s’embarquer pour la Méditerranée, Baker revient sur sa demande en déclarant préférer le vice-consulat de Gibraltar (https://founders.archives.gov/documents/Madison/02-91-02-0628) ; quelques jours plus tard, il remercie toutefois pour la nomination reçue pour les Baléares (https:// founders.archives.gov/documents/Madison/02-91-02-0635) ; en 1804, il demande en vain qu’on lui attribue le consulat de Tripoli, puis en 1807 il requiert qu’on lui attribue, en sus de Baléares, aussi le consulat de Valencia ou de Tarragona, qu’il obtient peu après ; le 1er mars 1809, il sollicite le consulat de Sardaigne (https://founders.archives.gov/documents/Madison/02-08-02-0186 ; http://founders.archives.gov/documents/Madison/99-01-02-2375 ; https:// founders.archives.gov/documents/Jefferson/99-01-02-9930). 43. John Martin Baker à Thomas Jefferson, 3 avril 1811, http://founders.archives.gov/ documents/Jefferson/03-03-02-0396. « [T]he American trade to this quarter, and particularly to the ports within the district of my Consulate, being so very uncertain, and of late become so precarious, that since my late arrival and return from the United States, to my Station, the receipt of Every Consular Emolument, my dues, for Tarragona, Majorca-Minorca, and Yvica, has in its amount no more than satisfied the payment of rent for a decent House to dwell in, for which I pay One hundred and Ninety two Dollars Yearly. My family large, Provissions now high, and my hope and dependance on the American Squadron coming, now reduced to the last expectation. I most Respectfully, Entreat your Excuse for importuning, and pray you Sir, to influence in my favor with His Excellency The Most Honorable James Madison, President of the United States of America. for the appointment of Consul at Lisbon. » 44. Joseph Pulis à James Madison, Malte, 28 juin 1803, http://founders.archives.gov/documents/ Madison/02-91-02-0752. 45. Robert Sterry à James Madison, La Rochelle, 30 juin 1816, https://founders.archives.gov/ documents/Madison/99-01-02-4447. 46. Sur les trafics américains en Méditerranée, voir Silvia Marzagalli, « Les États-Unis en Méditerranée. Modalités et enjeux d’une nouvelle présence atlantique dans la Mer intérieure », Revue d’histoire maritime, no 13, 2011, p. 71-100. 47. En 1803, une coalition se forme ainsi pour demander le rappel du consul des États-Unis à Naples, le Français Jean Sabin Michel Mathieu, accusé de corruption, incompétence, inefficacité, et manque d’intérêt pour les affaires de la nation. Son successeur pourtant, le Prussien Degen, est loin d’être intègre. Silvia Marzagalli, « Études consulaires… », art. cit., p. 14-15. C’est depuis Saint- Domingue que Mathieu avait mobilisé en 1795 ses réseaux pour se faire recommander comme consul de Naples, sa ville natale : William Bingham à George Washington, 9 janvier 1796, et notes, https://founders.archives.gov/documents/Washington/05-19-02-0274. Sa femme a la nationalité américaine : voir la note 1 dans https://founders.archives.gov/documents/Madison/ 02-04-02-0671. 48. « The Emolument of office is no object to me, but the Office itself I would always consider as a very flattering proof of the good opinion my Fellow Citizens have of me. » Alexander Donald à Thomas Jefferson, 2 juillet 1790, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-16-02-0352. Dans la même lettre, Donald annonce candidement être en train de renoncer à sa nationalité américaine, acquise cinq ans auparavant, car elle lui serait préjudiciable en Angleterre, où il est

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en train de se rendre pour s’y établir. « [I]n order to add more respectability to the same », lettre de recommandation pour Montgomery, Baltimore, 1er février 1816, https://founders.archives.gov/ documents/Madison/99-01-02-4911. 49. « Mr. Kuhn has established a mercantile house at Gibraltar, and seems to suppose, that a public function would enable him to transact business with more advantage. » Michael Leib à Thomas Jefferson, 19 octobre 1802, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/01-38-02-0489. Kuhn s’établira finalement à Gênes et y obtiendra le consulat en 1804. 50. Wollaston avait demandé sa naturalisation de manière réitérée : NARA, RG 59 Genoa, lettres du 2 mars et 29 juin 1799, 27 juin 1800, 10 juin 1801, 30 janvier 1802. 51. Frederick Hyde Wollaston à James Madison, 25 juillet 1803 : « I am the more desirous of retaining my Post in my present Circumstances as it being of little or no other emolument, it is, [a] very great mercantile introduction & during the present War, the neutrality of the Un : States would enable me to extend a considerable branch of Trade here from thence, & being well acquainted w[ith] this Place & its ressources by 18 years residence, having at the same time gained the good will of the Government & Inhabitants, I deem myself better able to give general Satisfaction than a new comer. » [Je souhaite vivement garder mon poste dans les circonstances présentes bien qu’il n’apporte que peu ou pas d’émolument, il est une très belle introduction commerciale et pendant la guerre en cours, la neutralité des États-Unis me permettrait d’accroître le commerce entre ici et là-bas, et étant très familier avec cette place et ses ressources grâce à 18 ans de résidence, ayant par la même occasion acquis l’opinion favorable du gouvernement et des habitants, je me considère plus apte à donner satisfaction qu’un nouveau venu.] http://founders.archives.gov/documents/Madison/ 02-91-02-0786. 52. Peabody Essex Museum (Salem, Mass.), Crowninshield Family papers, MSS 4, box 2, folder 2, Gaeta, Fairfield à Preble & Degrand, 2 octobre 1808. 53. « Having observ’d the great advantages & security which our merchants derive from the establishment of American houses af [sic] commerce in Leghorn, but in a particular manner during the various political revolutions which this part of Italy has so frequently experienced in the many years I have filled the office of Consul of the U. states ; I am therefore induced from these motives, join’d to the encouragement I have received from these many friends in America, to enter again into the line of American Commission business, which I had suspended since the expiration of my copartnership with the house of Mess.urs Dupoy brothers of this place. » John Carter Brown Library (Providence, Rhode Island), Brown papers, European correspondence, box 10, circulaire imprimée de Thomas Appleton & Co. Les italiques ont été ajoutés pour souligner le passage principal pour notre argumentaire. 54. « Un tel détail [son offre de crédit à 30 jours et ses conditions d’achat], si V.E. le trouve convenable, et de son plaisir peut bien le faire publier dans la Gazette, ou journal puisque quelque ce soit [sic] Propriétaire de Vaisseau puisse être informé de tout que pour connoitre évidement mes empressements et offres pour la Nation » : NARA, RG 59 Cagliari, Navoni à John Adams, 31 juillet 1798, http://founders.archives.gov/documents/Adams/99-02-02-2771. 55. « The only end, I hope to obtain, is being exempted from onerous taxes », John Ellison à Thomas Jefferson, 17 janvier 1805, https://founders.archives.gov/documents/Jefferson/99-01-02-3029. 56. NARA, RG 59 Trieste, W. Riggins à James Madison, 6 janvier 1806. 57. « The Court of Spain has ordered a Contribution to be raised upon all Commer[cial] People in this Country, and in which they have included all American Citizens residing in Spain & the Sum of this Contribution allotted for me to pay is nearly 4 000 hard Dollars. I have represented against it to the Minister of State, and have quoted the 7th. Article of our Treaty, which, when they fairly consider, I think will be sufficient to deter the Minister from Proceedings so iniquitous in themselves [e]ven if we had no Treaty with them. » [La cour d’Espagne a donné ordre de lever un impôt sur tous les commerçants dans le pays, et ils ont compris dans cette mesure tous les citoyens américains qui résident en Espagne. Ma part dans cette contribution serait de presque 4 000 dollars. J’ai protesté auprès du ministre d’État contre cette mesure et j’ai invoqué l’article 7 de notre traité, qui, s’ils le prennent en

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compte de manière équitable, devrait suffire à retenir le ministre de procédés qui seraient en soi tellement iniques mêmes si nous n’avions pas de traité avec eux.] : Robert Montgomery à James Madison, Alicante, 31 mars 1801 (http://founders.archives.gov/documents/Madison/ 02-91-02-0017). 58. NARA, RG 59, Leghorn, lettres de Filicchi au secrétaire d’État, 7 juillet et 14 septembre 1796. Cette dernière missive explique que « the remonstrances on my part that have produced no other effect than that of prejudging the French Consuls against me & of having exposed myself to infinite vexations as a Merch.t » [Mes protestations [contre la saisie des marchandises américaines consignées aux négociants britanniques de Livourne] n’a fait que prédisposer le consul français contre moi et m’exposer à un nombre infini de vexations en tant que négociant.] Les autorités françaises avaient entre autres mis sous scellés son comptoir commercial, ce qui n’a pas été le cas pour les autres négociants d’un pays neutre, et ses livres de compte ont fait l’objet d’une inspection. 59. Sur ces vicissitudes, voir NARA, RG 59, Malaga, lettre de Kirkpatrick au secrétaire d’État du 24 octobre 1812 et ses annexes. 60. NARA, RG 59, lettre de Peter Walsh au secrétaire d’État James Monroe, 15 mai 1813 et 30 juin 1813. Dans cette dernière missive, Walsh insiste et signale avoir déjà engagé des frais pour armer un navire en course. 61. Thomas Appleton à James Madison, 4 juin 1803, http://founders.archives.gov/documents/ Madison/02-91-02-0720. 62. Le 12 septembre 1801 John Montgomery, qui assure l’intérim pour son frère Robert à Alicante, demande le remboursement de 2 238 piastres espagnoles pour les dépenses encourues depuis le 30 mai 1798 pour la défense des navires américains capturés, les frais de poste et l’assistance aux marins en détresse. Sur sa note de dépenses, l’assistant du secrétaire d’État remarque que deux des navires mentionnés ont été amenés dans des ports où exerce un autre consul, ce qui prouve d’après lui que Montgomery est en train de charger des dépenses de nature mercantile, et pas de nature consulaire (« no doubt for the interest of himself or his correspondents », « sans doute pour son propre intérêt ou celui de ses correspondants ») ; John Montgomery à James Madison, Alicante, 12 septembre 1801, http://founders.archives.gov/documents/Madison/ 02-02-02-0161.

RÉSUMÉS

Cet article analyse les candidatures spontanées aux postes de consul des États-Unis entre 1778 et 1816, et les lettres écrites par les consuls des États-Unis en Méditerranée à leurs autorités de tutelle entre 1790 et 1815 pour comprendre les raisons qui poussent des individus, généralement des négociants, à exercer une fonction à laquelle n’est attaché aucun salaire. Ce corpus permet tout d’abord de constater l’intérêt bien réel que les candidats portent à la charge ainsi que le positionnement de l’administration à l’égard des candidatures. Ensuite, l’article met en avant les intérêts matériels et immatériels liés à la charge, qui sont loin d’être négligeables. Au total, en utilisant la volonté de la jeune république de se doter d’un réseau consulaire, les négociants- consuls ont pu mobiliser à leur profit la respectabilité garantie par l’État à ses consuls, la protection qui dérive de cette charge, et la capacité étatique de contraindre ses ressortissants à faire appel aux consuls pour la délivrance d’une série d’actes payants.

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This article analyses speculative applications for posts of consul of the United States between 1778 and 1816, as well as the correspondence of US consuls in the Mediterranean with their supervisory authorities between 1790 and 1815. The author seeks to understand why these individuals, most of them merchants, were willing to take a non-paid position. First, the sources point to a genuine interest in consular posts and enable us to examine how authorities processed these applications. Secondly, the paper discusses the material and immaterial benefits associated with the consular office. Taking advantage of the young Republic’s intention to build up a consular system, merchants-consuls profited from the respectability granted by this function, from the protection it offered, and from the state’s ability to force its nationals to resort to the consuls for a number of paying services.

INDEX

Mots-clés : consuls, candidatures spontanées, États-Unis, recrutement, intérêt personnel, Méditerranée, droits consulaires Keywords : consuls, speculative applications, United States, recruitment, personal interest, Méditerranean, consular fees

AUTEUR

SILVIA MARZAGALLI Silvia Marzagalli est professeur d’histoire moderne à l’Université Côte d’Azur et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches portent sur la navigation et sur les mécanismes d’adaptation mis en place par les négociants en temps de guerre (Bordeaux et les États-Unis, 1776-1815 : politique et stratégies négociantes dans la genèse d’un réseau commercial, Genève, 2015, et étude en cours sur les États-Unis et la Méditerranée). Depuis une dizaine d’années, elle s’efforce de promouvoir le recours aux humanités numériques pour la compréhension des circulations maritimes (programmes ANR Navigocorpus et Portic). Elle s’intéresse également au rôle des consuls, notamment dans la transmission des informations (Les consuls en Méditerranée, agents d’information, XVIe-XXe siècle, sous la dir. de Silvia Marzagalli, en collaboration avec Maria Ghazali et Christian Windler, Paris, 2015).

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Les agents des beys de Tunis au XIXe siècle : entre intérêts de pouvoir et enjeux marchands

Mehdi Jerad

1 Il est de plus en plus fréquent, au fur et à mesure qu’on avance dans l’époque moderne, que la désignation et la réception des consuls relève de la souveraineté d’un État. Qu’en est-il au XIXe siècle de la régence de Tunis, alors province ottomane ? Le bey de Tunis n’avait pas le droit – du moins sur le plan théorique – d’avoir des représentations à l’étranger. Hammouda Pacha (1782-1814) est le premier bey de Tunis à exprimer de manière explicite son désir de disposer de représentants ou agents (wakils) établis de manière permanente auprès de ses principaux partenaires européens ainsi que dans quelques provinces ottomanes1. Ces premiers représentants du bey ont en réalité une fonction essentiellement commerciale. La période est marquée par une participation accrue des marchands tunisiens au commerce entre le Maghreb, le Levant et l’Europe2. L’apparition d’un réseau constitué de marchands de la cour beylicale, la progressive reconversion de la flotte de course tunisienne en une marine marchande expliquent la volonté de Hammouda Pacha de nouer des relations commerciales avancées avec les puissances européennes basées sur le principe de la réciprocité.

2 Cet article s’efforce de mettre en lumière l’interaction entre les intérêts politiques et diplomatiques et les intérêts économiques des agents des beys de Tunis. Il s’appuie principalement sur les correspondances échangées entre les wakils de la régence de Tunis et la cour beylicale. Cette documentation riche et variée permet de saisir le regard que portaient ces agents sur leurs attributions et d’appréhender plus directement qui étaient les usagers de ces représentations beylicales et où s’inséraient les wakils dans la chaîne de commandement3.

3 Comment se fait le choix des wakils de la régence ? Dans quelle mesure peut-on parler d’une « proto-diplomatie » tunisienne4 ? Quel rôle jouaient les wakils dans l’optimisation des transactions commerciales en Méditerranée ? Quels sont les bénéficiaires de leurs actions ? Quels sont les avantages d’être wakil ?

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Les wakils de la régence de Tunis au XIXe siècle : agents diplomatiques ou agents commerciaux ?

4 À en juger par la documentation disponible, le corps des wakils de la régence de Tunis apparaît à la fin du règne de Hammouda Pacha, c’est-à-dire à la fin du XVIIIe siècle. Pour certains auteurs, la présence de représentants de la régence aux deux postes du Caire et d’Alexandrie daterait de la fin du XVIIIe siècle5, alors que les documents conservés aux archives nationales tunisiennes ne remontent pas plus loin que le règne de Hassine bey II (1824-1835).

5 Sous le règne de Hammouda Pacha, il y a des wakils dans les grands ports méditerranéens musulmans tels que Tripoli, Istanbul, Smyrne, Alexandrie, Alger et le Hedjaz. Vers 1814, à la fin de son règne, il en existe également dans un certain nombre de villes euro-méditerranéennes, notamment à Raguse, La Valette, Gibraltar, Marseille, Trieste, Gênes et Livourne. Le réseau des wakils de la régence est, pour l’essentiel, calqué sur le tracé des routes du commerce maritime. Au cours de la première moitié du XIXe siècle, la représentation consulaire s’étend à Lisbonne, Palerme, Civitavecchia, Cagliari, Ancône, Florence, Paris, Annaba (Bône), Oran, et Genève. Parallèlement, des vice-consuls sont commissionnés à Toulon, Nice, Porto Ferraro et Carloforte (Sardaigne), et des consuls honoraires à Vienne, Stockholm et Copenhague6.

6 La régence de Tunis a entretenu, au XIXe siècle, un total de 36 postes consulaires répartis dans 15 pays7. À la fin du XVIIIe siècle, le réseau n’en compte que 14 ; 22 autres consulats ont été créés au courant du XIXe siècle, essentiellement pendant la période du vizirat de Mustapha Khaznadar et de Khereddine8. La présence des consuls est plus forte en Europe (58,4 %) que dans le monde ottoman et arabo-musulman (30,8 %). Les Amériques ne comptent qu’un poste, à Washington (2,8 %). La péninsule italienne abrite quatre consulats généraux et huit consulats, la France trois consulats (puis, après l’annexion de Nice, quatre). Le royaume de Suède et Norvège en accueille deux, l’Espagne, le Danemark, la Suisse, l’Autriche, l’Angleterre, le Portugal, et les États-Unis n’en accueillent qu’un seul9. La répartition du réseau consulaire tunisien, inégale, est essentiellement centrée autour de la Méditerranée10. Voyons maintenant la manière dont se présentent ces wakils et comment ils se qualifient eux-mêmes.

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Fig. 1. Répartition des wakils et consuls de la régence de Tunis au XIXe siècle

Source : ANT, dossiers des wakils de la régence de Tunis

Wakil : un statut ambigu ?

7 Le titre de wakil est polysémique. En dehors des représentants du bey à l’étranger, le terme revêt d’autres significations : le wakil peut également être un chargé d’une ferme ou d’une institution, il peut être un gestionnaire, voire un délégué commercial. Ces agents du bey emploient une variété de termes dans leurs correspondances pour désigner leurs fonctions ou leurs prérogatives. La majorité clôture leurs lettres avec la simple formule de « votre serviteur », sans ne mentionner aucune fonction, alors que d’autres signent en précisant leur qualité de wakil de la régence de Tunis, tels que Ismail Ben Daoud, wakil du bey à Smyrne11. Mohamed Badreddine signe ses lettres en qualité de wakil odjak 12 de Tunis ou wakil mahrousset 13 de Tunis 14. Dans ses correspondances officielles avec les pays européens, la régence de Tunis qualifie ses représentants d’agent général, de wakil général, de wakil de Tunis ou de wakil du pays. À Marseille, on qualifie le wakil d’« agent général dans le Royaume de France »15. En 1821, Alexis Gierra signe sa lettre envoyée de Marseille à Soliman Kahia en sa qualité de « consul général et chargé d’affaires de S. A. tunisien »16 ou « il console generale de la regenza di Tunisi, Incaricato d’affari di Sua altesa tunesina [sic] »17. Alors qu’à Paris, où la représentation consulaire tunisienne date de 1846, le représentant du bey est qualifié d’« agent de son altesse le bey à Paris »18.

8 Pour prévenir tout conflit avec l’Empire ottoman, le gouvernement tunisien évite d’accorder toute titulature officielle à ses représentants à Istanbul, et limite leurs prérogatives à la sphère économique, en particulier commerciale. La Sublime Porte s’oppose en effet à toute nomination officielle d’un consul de la part de l’une de ses régences dans les pays européens, mais elle tolère la présence d’un représentant qui veille à défendre les intérêts commerciaux de la régence. Elle se plaint ainsi de la désignation d’un consul tunisien à Malte19. Pour les régences d’Alger et de Tripoli, les wakils de Tunis portaient le titre de « wakil Tunis ». Après l’occupation française d’Alger en 1830, la France se met à contester le corps des wakils de Tunis. Dans une lettre

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adressée au ministre des Affaires étrangères à Tunis, datée du 18 juillet 1872, le représentant du bey à Oran, Moïse Elias Bentata, l’informe que son homologue français ne reconnaît plus le wakil du bey de Tunis en qualité d’agent consulaire à Oran et réclame « la réciprocité des égards », c’est-à-dire d’être reconnu comme consul par la France, et non comme simple wakil 20. Il en va de même pour le wakil à Marseille. Jouant sur l’absence d’équivalence européenne de la titulature arabe d’« agent » (wakil) tunisien, le gouvernement français propose en effet de ne reconnaître Alexis Gierra qu’en qualité « d’agent commercial » du bey21.

9 Il importe de signaler que jusque-là les représentants du bey sont le plus souvent considérés comme wakils dans ces ports arabo-musulmans ou ottomans, et comme agents diplomatiques et consuls en Europe. À ce propos il faut distinguer entre ce qu’on peut qualifier de « wakil levantin » et wakil en Europe. Outre la différence de titulature mentionnée plus haut, les deux divergent au niveau de la rémunération et par la façon dont ils sont recrutés. Les « wakils levantins » sont le plus souvent nommés suite à une candidature spontanée, tandis que ceux dans les pays de Chrétienté sont nommés par la cour beylicale.

10 Jusqu’au début du XIXe siècle, la rémunération des wakils est sans doute restée à l’appréciation de ceux qui les choisissent, c’est-à-dire le bey et son ministre. Aucun texte de droit ne règle alors la question. Il est probable qu’ils sont alors rétribués par commission puisqu’ils sont impliqués dans des transactions commerciales pour le compte des hommes présents à la cour. Les fonds alloués aux wakils par la cour ne comportent toutefois pas seulement leur part dans les transactions commerciales, mais également des sommes forfaitaires pour leur table, pour les frais d’installation, de représentation et pour les dépenses exceptionnelles.

11 D’après les correspondances, les wakils ne sont pas considérés comme fonctionnaires mais simplement comme mandataires du bey pour les affaires dans lesquelles il les autorise à agir. De ce fait, ils ne reçoivent pas de salaire fixe. Ils sont par conséquent autorisés à exercer d’autres activités à côté de leur charge consulaire22. Exceptionnellement les wakils perçoivent un traitement, comme Jules de Lesseps, agent du bey de Tunis à Paris, qui reçoit 25 000 francs par an23. De même l’agent à Istanbul Mohamed Met’heni touche 3 000 francs par an24. Au-delà de l’intérêt matériel, les wakils visent à avoir une reconnaissance sociale en obtenant des faveurs, comme les décorations. Jules de Lesseps est décoré par Ahmed Pacha Bey du Nichan Iftikhar25 de deuxième classe (sinfthani)26. Ils nouent aussi sur place un réseau de sociabilité et sollicitent des décorations pour les hommes influents de la cour de France qui peuvent être utiles à la régence. Jules de Lesseps transmet ainsi une note au ministre Mustapha Khaznadar dans laquelle il demande des Nichans pour des personnes « en récompense de l’appui prêté par elles aux intérêts tunisiens »27.

De l’agent commercial au consul ?

12 Il est incontestable que tous les wakils de la régence de Tunis sont des marchands, ou, au moins, sont impliqués dans le monde des affaires commerciales. Ainsi, [le] wakil devrait être un homme de métier marchand ou négociant, ayant la pratique des nolis et affrètements, initié aux lettres de change. Ce n’était pas un hasard si la quasi-totalité des wakils nommés par la régence étaient des négociants de métier, des représentants commerciaux ou des courtiers déjà connus et établis sur la place28.

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13 Les échanges épistolaires entre les wakils et la cour beylicale définissent la mission centrale du wakil : protéger et promouvoir le commerce et les commerçants tunisiens installés dans diverses places marchandes. Ainsi, le wakil de la régence à Istanbul, Omar el-Abri, est à l’origine un marchand impliqué dans les échanges avec le Levant29.

14 Le bey et le grand ministre ou vizir – qui est lui-même le plus souvent chargé des affaires étrangères – sont les principaux acteurs de la politique étrangère de la régence30. Le réseau consulaire tunisien à l’étranger a pris forme sous le règne d’Ahmed Bey (1837-1855) où on assiste, suite aux réformes mises en œuvre par le bey, à l’implantation de tout un réseau de consulats et d’agences consulaires à l’étranger. Sous le règne d’Ahmed bey on assiste à la formation d’un nouveau département chargé des relations extérieures, sorte de service administratif (diwan al oumour al barranya), supervisé par Giuseppe Raffo. Jusqu’à la création du ministère des Affaires étrangères en 186031, c’est donc le bey qui désigne les représentants tunisiens destinés à être accrédités auprès des pays voisins ou amis.

15 Si le grand vizir intervient indirectement dans la nomination des consuls, d’autres acteurs d’intermédiation marchande peuvent parfois jouer un rôle déterminant dans la nomination des wakils. Au début du XIXe siècle, c’est le grand vizir Youssef Saheb Ettabâa qui commande tout un réseau de marchands. Il oriente également le choix des wakils et les insère dans une diplomatie « économiste ». Mais à d’autres moments les réseaux marchands peuvent également avoir leur mot à dire. Ainsi, les marchands tunisiens installés dans une place marchande peuvent proposer au bey le nom d’un wakil par cooptation. En février 1881, 138 marchands tunisiens établis en Égypte adressent ainsi une pétition au bey et demandent la nomination de Salah Ben Dahmane comme wakil à Alexandrie 32. Dans d’autres cas, la wakala peut devenir une affaire de famille. La charge de wakil passe alors d’une génération à l’autre. Le 6 juillet 1880, Salem Badreddine réclame la wakala d’Alexandrie, car elle a été exercée auparavant par son grand-père et son oncle Mohamed Badreddine33. Aussi, les marchands tunisiens peuvent proposer au gouvernement tunisien le nom d’un wakil à l’étranger. C’est le cas des marchands originaires de Djerba qui souhaitent qu’Ali Zouari al-Jerbi devienne wakil à Alexandrie. Ils le présentent alors comme un homme pieux, fortuné et influant auprès des autorités d’Égypte34. Enfin, un wakil en exercice peut également proposer le nom de son successeur. Ainsi, juste après le décès d’Abderrahmane Touir, wakil au Caire, Mohamed Badreddine, wakil alors à Alexandrie, propose de nommer le marchand Mohamed Kammoun, cheikh du riwaq (« couloir », c’est-à-dire superviseur des boutiques des marchands maghrébins) à el-Azhar35.

16 Si dans le monde arabo-musulman les nouveaux wakils sont cooptés par les marchands d’une place ou choisis par leur appartenance à une certaine famille36, la désignation des représentants du bey en Europe se fait en fonction des qualités personnelles des candidats, notamment en fonction de leur maîtrise des langues étrangères. C’est la raison pour laquelle les postes consulaires sont souvent confiés à des marchands européens engagés dans le commerce méditerranéen, et qui ont une connaissance des différentes langues en usage dans la diplomatie méditerranéenne (français, italien, voire portugais)37. Cette logique n’exclut pas le principe de l’hérédité de la charge38. À titre d’exemple, la famille Cardozo accapare la charge de wakil / consul de Tunis à Gibraltar pendant plus de trois décennies39. Quoi qu’il en soit, la nomination d’un wakil ou consul relève en dernière instance du bey. D’ailleurs, ces agents reçoivent les

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instructions du Bardo et lui adressent leurs rapports sur toutes les affaires dans lesquelles sont impliqués les intérêts tunisiens publics ou privés40.

17 Mais qu’en est-il de la participation directe des wakils aux échanges ? En quoi le poste qu’ils occupent sert-il leurs intérêts personnels et lignagers ?

De l’avantage d’être wakil dans la régence de Tunis

18 Durant les premières décennies du XIXe siècle, du moins jusqu’en 1814, il semble que les principaux bénéficiaires des services assurés par les wakils aient été les hommes de la cour beylicale et à leur tête Youssef Saheb Ettabâa. La diplomatie tunisienne prend pendant cette période une orientation presque exclusivement économique. Les wakils, notamment dans le Levant, jouent un rôle primordial dans l’approvisionnement des matières premières nécessaires à la fabrication de la chéchia tunisienne, voire même dans la vente de ce produit dans les marchés levantins41. Ils font alors partie du réseau marchand de la cour beylicale. Les wakils de la régence sont chargés de négocier et de contracter les achats à des conditions avantageuses, en plus de leur tâche d’information42.

Un système d’abord au service de la cour

19 La corrélation entre les intérêts du pouvoir et ceux des wakils est démontrée par la décision de construire un nouveau khan43 ou fondouk à Smyrne, en 1814 pour les marchands de la régence. Elle témoigne aussi bien de l’importance numérique des marchands tunisiens installés à Smyrne, que de l’importance de cette place dans les échanges entre Tunis et la Sublime Porte44. Un document dresse la liste des notables du Makhzen qui ont contribué aux dépenses réservées à la construction de ce khan sous la direction du wakil de la régence à Smyrne45. Ce qui importe ici, c’est que le wakil de la régence à Smyrne est de surcroît chargé de gérer le khan et ses revenus, d’accueillir les marchands46 et soldats tunisiens venus de la régence47, voire d’affréter un navire pour leur transport48. Ce khan est en réalité un complexe économique qui abrite des chambres de résidence, un café et des dépôts. Ahmed bey ordonne d’ailleurs à son wakil, Ismail Daoud, d’investir les revenus du khan de Smyrne dans des travaux d’extension afin d’embellir de nouvelles chambres destinées aux marchands de la régence49. De ce fait, le wakil investit ce local afin d’y réaliser des transactions commerciales pour le beylik ainsi que pour son propre compte. En effet, le wakil de Smyrne est en même temps wakil du khan. Les loyers, qui s’élèvent au total à 3 000 francs en 1881, lui reviennent50. Le wakil de Smyrne loue par exemple pendant plusieurs années un local en mauvais état à un négociant français qu’il utilise comme dépôt pour une quantité de bois contre une somme d’argent déterminée51.

20 Les wakils sont le plus souvent des « hommes de terrain » qui maîtrisent bien les pratiques marchandes et connaissent parfaitement le milieu marchand. C’est pourquoi certains d’entre eux s’intègrent dans des associations commerciales avec d’autres marchands afin de réaliser des transactions pour leur propre compte. Mohamed Badreddine, wakil du Caire et d’Alexandrie, s’associe ainsi à un marchand de Tunis, Hassouna el-Haddad, qui gère leurs échanges à partir de cette ville. La documentation ne permet pas de restituer l’ensemble de leurs opérations commerciales ni leurs montants52. Dans une lettre, le wakil détaille les dépenses qu’il a effectuées pour l’achat

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de vaches pour le grand vizir et les frais de transport à son associé à Tunis, Hassouna el- Haddad. Certaines places marchandes levantines semblent en effet plus liées que d’autres aux intérêts de la cour beylicale. L’implantation d’un poste en Morée53, en Péloponnèse, est un signe supplémentaire qui atteste de la place qu’occupe le commerce de la chéchia. C’est en effet dans cette région que les marchands s’approvisionnent en vermillon, matière première nécessaire à sa confection54.

21 Les wakils « levantins » servent surtout les intérêts du réseau marchand de la cour. Le wakil Ahmed el-Azbi est ainsi en contact avec les délégués commerciaux du ministre Youssef Khodja, notamment Mohamed el-Arbi Zarrouk, Younes Ben Younes et Mohamed Ellouz. Ce dernier est l’un des notables commerçants sfaxiens. Par son truchement, les capitaux engagés par Youssef Saheb Ettabâa financent des associations de commandite de divers commerçants dans le Levant. Le 18 avril 1817, Ahmed el-Azbi expédie à Mohamed el-Arbi Zarrouk du lin, des tissus d’Assiout (Égypte) ainsi qu’une lettre de change (boulissa) au nom de Younes Ben Younes, d’un montant de 1 241,5 mahboubs 55 demandant le compte des transactions entre le commerçant Abderrahmane Touir (futur wakil) et Mohamed Ellouz56.

22 Ces correspondances permettent de suivre certaines opérations de vente de chéchias au profit des membres du réseau marchand de Saheb Ettabâa57. En contrepartie le wakil Ahmed el-Azbi envoie à Mohamed el-Arbi Zarrouk du blé d’Égypte. À en juger par ces documents, les wakils sont souvent au service d’un « lobby » particulier qui les finance, les commande et entend bénéficier in fine de leurs efforts. Cependant comme l’indiquent certaines correspondances, derrière les intérêts des marchands de la cour se cachent souvent ceux des wakils qui n’hésitent pas à effectuer des transactions pour leur propre compte et mettent à profit leurs liens privilégiés avec certains marchands de la cour beylicale.

23 Certains wakils sont donc des éléments efficaces au sein du réseau marchand de la cour, plutôt que des agents diplomatiques. D’autres jouent un rôle d’informateur. Deux exemples de wakils peuvent permettre de mieux saisir la dynamique marchande de ces agents du bey.

Omar et son frère Saïd el-Abri : des wakils experts

24 Les wakils de la régence assurent un rôle de premier ordre dans la défense des intérêts des marchands tunisiens au Levant au XIXe siècle. On assiste, au cours de la deuxième décennie de ce siècle, au déclin du réseau marchand de Youssef Saheb Ettabâa, basé sur les marchands sfaxiens, au bénéfice d’un autre, formé essentiellement par des marchands djerbiens dont le chef est le ministre Chakir Saheb Ettabâa. C’est par ce prisme qu’il faut analyser la participation active des marchands djerbiens dans ce nouveau réseau marchand.

25 Originaire de Djerba, la famille el-Abri bénéficie, entre 1831 et 1859, d’une position privilégiée à Istanbul. Omar et son frère Saïd y jouent un rôle commercial et politique de premier plan. La famille est en effet implantée depuis longtemps dans cette ville. La compétence d’Omar el-Abri dans le commerce levantin et dans les transactions financières en fait un personnage clé pour subvenir aux demandes du bey et des notables du Makhzen58. De même, la participation de l’armée tunisienne aux côtés de la Sublime Porte dans la guerre de Crimée (1854-1856) permet à Omar el-Abri de s’insérer comme intermédiaire indispensable dans la gestion de l’achat et du transport des

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équipements de l’armée. Il procure aussi l’argent nécessaire à l’habillement et à la nourriture de l’armée tunisienne. Omar el-Abri profite de l’entremise du vizir Mustapha Khaznadar, puisque Omar el-Abri joue les intermédiaires entre ce ministre et les maisons commerciales établies à Marseille et à Livourne.

26 Omar el-Abri avait été nommé, avec son frère Saïd, wakil à Istanbul en 1831. Il profite alors de sa position pour tirer profit des circuits du commerce levantin. Tout d’abord, il est un acteur actif dans la vente de la chéchia tunisienne à Istanbul. Pour ces opérations il se sert de l’expérience d’un marchand tunisien, Mohamed Boulaymene59. Afin de développer ses activités commerciales, il procède par la suite à l’achat, au prix de 7 750 piastres, de deux boutiques à Istanbul dont le propriétaire est un marchand djerbien appartenant à la famille Ben Nekhfed60. Ce wakil est conscient de la nécessité de multiplier ses affaires et d’élargir son réseau commercial. Il mène alors des transactions en s’associant avec son frère Saïd et avec Slimane Ben Salah, un autre marchand vraisemblablement djerbien. Ainsi, le 28 février 1834, il expédie deux navires chargés de bois et de cuivre à Chakir Saheb Ettabâa, et un autre navire qui transporte du bois, des cordes et des canons à Djerba, en association avec Slimane Ben Salah61.

27 En outre, Omar el-Abri se spécialise dans le commerce des objets de luxe en s’appuyant sur les services de son frère Saïd qui envoie différents produits à partir de la Toscane, de Livourne ou de Marseille. Il s’agit d’armoires de rangement en marbre, d’or, de meubles, de pâtisseries italiennes, de foulards et de tissus destinés essentiellement à la cour, en particulier au ministre Chakir62. D’Istanbul, il envoie à Chakir, par le biais du marchand djerbien Saïd Sedghiani, des mamelouks, des concubines (jawari-s), des esclaves, dont une noire (chouchana). S’y ajoutent des oiseaux destinés au bey de Tunis63. D’autres achats, comme des tapis ou du lin, sont destinés à Mustapha Khaznadar.

28 Omar el-Abri effectue également des dépenses pour le compte de Mustapha Khaznadar consignées par des reçus dans une liste de comptes rédigée à Gênes64. Cela veut dire qu’il se déplace souvent, en alternance avec son frère Saïd. Le 9 juin 1854, Omar affrète le navire du capitaine Ahmed Yamyeli battant pavillon ottoman pour transporter des marchandises de La Goulette à Istanbul. Le contrat est signé par Omar el-Abri à Marseille et stipule que le bateau en question mouille à La Goulette dans un délai de 40 jours afin d’entreprendre le voyage65.

29 Enfin, Omar el-Abri est chargé de quelques affaires concernant la cour beylicale. Très souvent, il vend chéchia, huiles et autres marchandises à Alexandrie ; dans l’autre sens, il expédie du blé, du lin et des tissus à Tunis66. C’est lui qui assume également les dépenses liées au chargement ou déchargement des navires (nawloun) et prête assistance aux capitaines.

30 Parallèlement à ses attributions comme wakil de la régence de Tunis à Istanbul entre 1831 et 1859, Omar el-Abri pratique le commerce pour son propre compte et dirige les affaires des hommes de la cour beylicale. Or, la participation de ces agents du bey dans le commerce varie considérablement en fonction des postes qu’ils occupent. Ainsi, certains wakils sont exclusivement chargés d’approvisionner la cour beylicale en toute sorte de marchandises, notamment après la montée de Mustapha Khaznadar au grand vizirat, qu’il occupe, depuis 1860, conjointement avec le poste de ministre des Affaires étrangères. Les documents d’archives permettent également de suivre l’itinéraire de quelques wakils et de découvrir l’interaction entre intérêts privés et intérêts de la cour beylicale.

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Le cas d’Othman Ben Mabrouk à Trieste (1810-1814) : une opportunité diplomatique dans un contexte marqué par le conflit franco-britannique

31 Othman Ben Mabrouk est parmi les notables locaux qui occupent une place de choix au sein du palais du Bardo sous le règne d’Hammouda Pacha. Les archives attestent, au début de sa carrière professionnelle, qu’il est chargé de gérer les propriétés foncières du ministre Youssef Saheb Ettabâa67. Son expérience dans le domaine agricole en tant qu’expert des prix des terres et des produits alimentaires lui ont permis de gagner, à la fin du XVIIIe siècle, la confiance de Youssef Saheb Ettabâa. Le 24 août 1796 il est promis au poste de wakil koushet bardou al-maamour (intendant du four du Bardo) 68. Parmi ses fonctions figure la fabrication du bashmat (biscuit) pour la consommation des résidents du Bardo. Cette charge est sensible et lourde dans la mesure où il est amené à chercher les blés de meilleure qualité et à superviser la fabrication du pain destiné à la cour.

32 Son savoir-faire dans la wakala des affaires agricoles de Youssef Saheb Ettabâa et son habileté dans le commerce des produits agricoles l’amènent à être très proche du bey. Ce dernier fait en effet appel à lui pour un certain nombre de services. C’est ainsi que le 4 février 1798 il est chargé par Hammouda Pacha d’acheter vingt esclaves noirs69. Son expérience, en particulier dans l’achat de blé, lui vaut, de 1801 à 1809, le caïdat de Mateur, une région productrice de blé au Nord-Ouest de la régence de Tunis70. Il s’y distingue par ses capacités de participer largement au commerce extérieur de la régence, et s’intègre alors au réseau marchand de la cour dont Youssef Saheb Ettabâa occupe le sommet. Il afferme, en 1809, henshir el-Morra, l’un des henshirs 71 du beylik, ainsi que la place aux céréales (rahbat at-tâam) de Mateur. Il détient ainsi le monopole des surplus de la production agricole de cette région72.

33 Othman Ben Mabrouk suit alors les formes traditionnelles des pratiques commerciales des marchands de la cour et organise l’exportation des produits de la régence vers l’Europe méditerranéenne, tels que la laine73, le blé ou les chandelles. Il s’occupe également d’importations. Le 11 mars 1807, il acquiert ainsi, pour la somme de 2 000 piastres tunisiennes, des chevaux pour le compte du beylik74. Deux ans plus tard, il devient le wakil commercial de Youssef Saheb Ettabâa.

34 En 1810, Hammouda Pacha décide d’envoyer à Trieste Othman Ben Mabrouk pour effectuer quelques transactions commerciales. Les autorités triestines retiennent alors son navire et le considèrent comme une bonne prise. Othman Ben Mabrouk est finalement contraint d’y séjourner jusqu’en 1814, soit près de cinq ans, afin de résoudre le litige. Agit-il alors comme un simple délégué commercial qui sert les intérêts de la cour beylicale, ou est-il le représentant diplomatique de la régence de Tunis ?

35 Les échanges épistolaires entre Othman Ben Mabrouk et la cour beylicale permettent de préciser davantage les prérogatives et attributions d’un tel envoyé à cette occasion. Dans un document du 27 mars 1812, Othman Ben Mabrouk se plaint à l’empereur de France de la prise du navire de son maître par la douane de Trieste et se présente de la façon suivante : « wakil sidna hammouda basha bey tounis » (wakil du seigneur Hammouda Pacha bey de Tunis)75. Un autre document le qualifie de « chargé des affaires du bey de Tunis son maître »76. Mais est-ce qu’il s’agit d’une représentation diplomatique au sens

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propre du terme ou d’une mission temporaire ? En quoi consiste au juste la mission d’Othman Ben Mabrouk ?

36 En 1807 débute la guerre entre les deux régences de Tunis et d’Alger. Hammouda Pacha procède alors aux fortifications de la régence et à l’achat des armes et des canons. D’autre part, le conflit franco-britannique et le blocus continental imposé par la France en Méditerranée à partir de novembre 1806 convertissent Malte en une place centrale de la navigation maritime. Au cours des années 1805-1814, les navires battant pavillon d’un État maghrébin sont considérés comme neutres et peuvent donc naviguer librement, même si les belligérants exercent des contrôles en mer77. C’est alors qu’Othman Ben Mabrouk, qui est, au départ, un agent du bey et du réseau marchand de la cour à Tunis, s’installe à Trieste. Sa correspondance atteste de ses rapports réguliers – comme wakil ou représentant diplomatique – avec le bey et Youssef Saheb Ettabâa. Cet agent est utilisé pour sécuriser des circuits marchands que la régence de Tunis maîtrise mal et dans lesquels elle s’aventure en absence de représentation consulaire sur place et dans le contexte compliqué du blocus continental.

37 La mission d’Othman Ben Mabrouk consiste au départ à se rendre à Malte (1809) pour acquitter le prix des canons que le bey a achetés. Il doit aussi trouver preneur pour un chargement d’huile. L’année suivante arrivent à Malte trois navires en provenance de Tunis chargés de laines, savons et éponges. Le bey demande alors à Othman Ben Mabrouk de transborder ces cargaisons sur trois autres bâtiments – un chebec, une polacre américaine achetée par le bey et un bâtiment impérial – et lui donne l’ordre d’aller à Trieste. Avec le produit de la vente de ces marchandises, il doit acheter des produits et effets nécessaires à l’arsenal tunisien (câbles, ancres, mâts, cordages, antennes, boiseries)78. À cet effet, le bey joint le passeport d’Othman et des certificats qui affirment que ces trois bâtiments ancrés à Malte naviguent bien pour le compte du bey et doivent se rendre directement à Trieste, ce qui est attesté par le consul français à Tunis et le commissaire français à Malte. Othman Ben Mabrouk est donc chargé de vendre des quantités d’huiles, éponges, laines et savons ; en contrepartie il doit organiser les importations des quantités de bois vénitien, de clous et du fer pour le compte de Younes Ben Younes Al-Jerbi, l’un des marchands de la cour les plus actifs en Méditerranée.

38 Cet envoyé voyage donc entre Tunis, Malte et Trieste afin de défendre les intérêts du bey et de son ministre, et pour renforcer les activités commerciales des marchands ; mais sert-il aussi ses propres intérêts ?

39 Le 6 septembre 1810, Othman Ben Mabrouk se déplace de Malte à Trieste où il arrive après 24 jours de navigation à la tête d’un cortège de trois bâtiments. À son arrivée à Trieste – à l’époque sous domination française79 –, les autorités françaises prélèvent leurs droits de douane80 et saisissent le bâtiment commandé par le raïs Ibrahim el- Khayyât. Othman Ben Mabrouk est accusé d’acheminer des denrées coloniales britanniques (café, poivre, girofle et autres) introduites par contrebande dans des balles de laine et caisses de savons. Le jugement relève du conseil de Prises, qui le considère de bonne prise81.

40 Après un an passé à Trieste, Othman Ben Mabrouk doit ainsi se rendre à Paris pour suivre le procès. Il y parvient au bout d’un mois et demi de voyage82. Son séjour se prolonge pendant six mois83. Pendant ce temps, outre le problème du bâtiment saisi84, il doit aussi résoudre celui des droits de douane imposés aux bâtiments battant pavillon tunisien85. Certains agents du bey ou chargés de missions extraordinaires ne sont

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nommés que pour une période déterminée ou une négociation précise. Si jamais le but politique de leur commission n’est pas atteint, elle peut être prolongée. Les missions d’Othman Ben Mabrouk appartiennent à cette catégorie d’« ambassades » temporaires. Au cours de ses négociations avec les autorités françaises à Trieste, Othman Ben Mabrouk rencontre un certain nombre de difficultés. En attendant la décision des autorités parisiennes sur la cargaison du navire, la douane triestine met les marchandises en dépôt. Pendant huit mois, Ben Mabrouk est contraint de prendre en charge la nourriture de cent matelots. Ses dépenses s’élèvent à environ 10 000 florins86. Au bout de 70 jours, la douane finit par autoriser, contre le paiement des droits douaniers, la vente des marchandises de deux bâtiments : le brick du bey et la polacre impériale battant pavillon de Tunis. La polacre américaine qui navigue également sous le pavillon du bey de Tunis et commandée par Ibrahim el-Khayyât est en revanche vendue par la douane, ainsi que sa cargaison. La valeur des marchandises à bord s’élève alors à 106 960 florins87, celle du bâtiment à 20 000 florins, et les frais de déplacement d’Othman Ben Mabrouk entre Trieste et Paris à 24 000 florins. La valeur totale du bâtiment et des dépenses engagées par le wakil pour le défendre s’élèvent à 150 960 florins88. De plus, la douane de Trieste lui interdit d’acheter les marchandises souhaitées par le bey de Tunis89.

41 Quel intérêt une mission telle que celle d’Othman Ben Mabrouk pouvait revêtir pour des wakils du bey de Tunis, à une époque où la plupart d’entre eux ne percevait aucun salaire ? La lecture minutieuse des échanges épistolaires d’Othman Ben Mabrouk avec la cour beylicale révèle une convergence d’intérêts. Elle montre qu’au-delà du service du prince et de son ministre, qui est le chef du réseau marchand de la cour, Othman sert également son intérêt personnel. Il parvient à accroître les échanges commerciaux entre Tunis et Trieste. Il devient wakil pour son propre intérêt, notamment à cause des privilèges attachés à cette fonction. Certes, il prétend n’avoir d’autre but que le service du bey (par exemple, procurer les munitions navales) mais, en fait, il utilise sa charge pour ses propres intérêts et le prestige qu’elle lui procure. À partir de sa mission triestine, Othman Ben Mabrouk devient certes agent diplomatique, mais il est également un agent d’intermédiation marchande, car il commerce aussi, à la fois, pour son propre compte, pour celui de Youssef Saheb Ettabâa et même pour les marchands de la cour. En plus de sa mission, Othman Ben Mabrouk est chargé de négocier et de contracter des achats à des conditions avantageuses, ce qui le convertit en homme d’affaires. Ainsi, dans une lettre adressée à Youssef Saheb Ettabâa le 29 juin 1812, Othman Ben Mabrouk se plaint des dépenses énormes de son séjour à la fois à Trieste et à Paris tout en mentionnant que « notre marchandise est perdue », ce qui peut laisser entendre qu’il possédait une partie des marchandises qui étaient à bord du navire saisi90.

42 À côté des munitions navales qu’il est chargé d’acheminer à Tunis, Othman Ben Mabrouk envoie différentes marchandises à Youssef Saheb Ettabâaet Hadj Younes Ben Younes. Le 29 août 1811, il expédie à ce dernier des quantités de fer, de clous et de bois vénitien de Trieste via Malte, par le biais de Mahmoud Djellouli 91. Il parvient donc à monter un important négoce de bois qui profite à la construction de l’arsenal du beylik et aux marchands de la cour, ce qui illustre l’imbrication des intérêts publics et privés. D’autre part, il vend quantité d’huile pour le compte de Younes Ben Younes, sans en préciser le prix92, ce qui suppose que sa rétribution se fait par commission globale93,

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alors qu’il mentionne le prix de l’huile vendu pour le compte du beylik, en 1811, qui oscillait entre 29 et 31 florins le quintal94.

43 Force est de constater que cet agent rend des services divers ; il fournit notamment des produits aux marchands de la cour. À côté de ce rôle commercial, il envoie au beylik des informations utiles au commerce : peste, évolution du contexte commercial international (en raison par exemple de la guerre entre la France et la Russie)95.

Conclusion

44 L’implantation du réseau consulaire tunisien à l’étranger est attestée depuis le début du XIXe siècle et atteint son apogée vers les années 1860. Elle n’est pour autant pas le fruit d’une politique d’expansion clairement déterminée et appliquée systématiquement, car les attributions de ces agents du bey varient. Certains wakils jouent un rôle commercial, notamment ceux implantés au Levant. Ils sont alors intégrés dans le réseau marchand de la cour. Pour les postes européens, leur tâche essentielle est de faciliter le négoce de la régence et servir les intérêts du beylik. Certains parviennent à tisser des relations avec d’autres wakils et marchands afin de mener des transactions commerciales, sans qu’on puisse trancher s’ils opèrent en tant que représentants d’État ou marchands tunisiens, tels que les frères el-Abri. Les relations sociales des wakils, tant sur le plan familial que professionnel, sont la clé de leur ascension. Les agents des beys de Tunis profitent également d’avantages non matériels, tels que les décorations et la protection des hommes de la cour, ce qui réduit le coût de leurs transactions commerciales : ils utilisent par exemple les navires du beylik pour transporter leurs marchandises, ou encore ils sont exemptés des droits de la douane tunisienne sur les produits exportés. Ils bénéficient aussi des circuits commerciaux de Youssef pour l’approvisionnement en laines espagnoles et en vermillon.

45 Ainsi, derrière les intérêts de la cour se cachent souvent des intérêts particuliers, ce qui pourrait être expliqué par le faible investissement (ou plutôt l’investissement tardif) des États dans la construction des réseaux consulaires systématiques et fonctionnarisés.

NOTES

1. Dans son étude sur les wakils et les consuls de la régence de Tunis au XIXe siècle, Mounir Abid dresse une liste des agents des beys répartis en diverses contrées méditerranéennes, notamment en Europe et dans l’Empire ottoman : Mounir Abid, Dawro uwukala wa kanasil iyelet tounis bi istanbul wa trabulus wa malta min khilel mourasseletihem [Rôle des wakils et des consuls de la régence de Tunis à Istanbul, Tripoli et Malte à travers leurs correspondances, 1830-1881], thèse de doctorat (en arabe), sous la direction d’Abdeljelil Temimi, Faculté des sciences humaines et sociales de Tunis, 1995. Toutes les correspondances des wakils conservées dans les archives tunisiennes mentionnent Istanbul et n’utilisent jamais le terme de Constantinople. Nous suivons donc ici cette terminologie.

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2. Daniel Panzac, Les corsaires barbaresques : la fin d’une épopée 1800-1820, Paris, CNRS Éditions, 1999. 3. Les correspondances sont écrites en français, en arabe, en italien et en anglais. 4. Au Maghreb, on note une faible attention historiographique prêtée aux représentants diplomatiques des régences maghrébines au XIXe siècle. Par contre, les recherches sur les consuls et consulats européens ont fait l’objet d’un vaste renouvellement historiographique : Fabrice Jesné (dir.), Les consuls, agents de la présence française dans le monde, XVIIIe-XIXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 9 ; Jörg Ulbert et Gérard Le Bouëdec (dir.), La fonction consulaire à l’époque moderne. L’affirmation d’une institution économique et politique (1500-1800), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006 ; Jörg Ulbert et Lukian Prijac (dir.), Consuls et services consulaires au XIXe siècle, Hambourg, Dobu Verlag, 2010. 5. Entre autres, Ali Zouari, « Contribution des documents d’archives tunisiens à l’étude de l’histoire de l’Égypte au XIXe siècle », L’Égypte au XIXe siècle, colloque international du Centre National de la Recherche Scientifique, 4-7 juin 1979, Paris, CNRS Éditions, 1981, p. 49. 6. Mounir Abid, Dawrou wukala…, op. cit., p. 114-115. 7. Ce chiffre se réfère à la fin du règne de Hammouda Pacha, en 1881. À la fin du règne d’Ahmed bey, en 1855, on ne compte pas moins d’une vingtaine d’agences diplomatiques ou consulaires tunisiennes ouvertes dans différents pays d’Europe et d’Orient : Mongi Smida, « La Tunisie husseinite au XIXe siècle », dans Azzedine Guellouz, Abdelkader Masmoudi et Mongi Smida, Histoire générale de la Tunisie. 3. Les Temps modernes, Tunis, STD, 1983, p. 285-401 ; rééd., Tunis, Sud Éditions, 2007, p. 327-447, ici p. 378. 8. Mounir Abid, « Acteurs et enjeux de la politique étrangère de la Tunisie husseinite au XIXe siècle : constances et mutations », Revue d’histoire maghrébine, no 134, 2009, p. 32. L’auteur n’a pas pris en considération le poste de Trieste. 9. Ibid., p. 36. 10. Ce déséquilibre s’explique d’une part par la proximité géographique et d’autre part par l’importance des échanges commerciaux entre la régence, la France et l’Italie. Au XIXe siècle, l’essentiel du négoce de la régence passe par Marseille et Livourne. D’ailleurs, le négoce provençal parvient à contrôler, à lui seul, les deux tiers du commerce extérieur tunisien au cours du dernier quart du XVIIIe siècle, comme l’indiquent les chiffres avancés par Mongi Smida, Aux origines du commerce français en Tunisie, Tunis, Sud Éditions, 2001, p. 103-110. 11. Archives nationales de Tunisie (désormais ANT), carton (dorénavant c.) 223, dossier (dorénavant d.) 400, document (dorénavant doc.) 17, lettre d’Ismail Ben Daoud à Mustapha Khaznadar, 18 ramadhan 1283 h / 24 janvier 1867. 12. Il s’agit d’une subdivision de province, dans l’ancien Empire ottoman, puisque Tunis devient une iyâla formée de plusieurs odjaks (régions ou foyers) dans lesquels s’installent des garnisons. 13. « La bien gardée ». 14. ANT, c. 231, d. 232, doc. 104, 21 ramadhan 1268 h / 9 juillet 1852. 15. Mathieu Grenet, « Alexis Gierra, “interprète juré des langues orientales” à Marseille : une carrière entre marchands, frères et refugiés (fin XVIIIe - premier tiers du XIXe siècle) », dans Gilbert Buti, Michèle Janin-Thivos et Olivier Raveux avec la collaboration de Mathieu Grenet (dir.), Langues et langages du commerce en Méditerranée et en Europe à l’époque moderne, Aix- en-Provence, Publications de l’Université de Provence, coll. « Le Temps de l’histoire », 2012, p. 61. 16. ANT, c. 210, d. 191, doc. 2, 22 novembre 1821. 17. Ibid., doc. 3, 16 décembre 1821. 18. Mounir Abid, Dawrou wukala…, op. cit., p. 70. 19. ANT, c. 220, d. 348, doc. 36. Lettre de Mohamed Chokri Pacha au Bey de Tunis, datée du 12 août 1873. Plainte de la Sublime Porte suite à la nomination d’un candidat en tant que consul à Malte.

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20. ANT, c. 211, d. 216, doc. 5. 21. Mathieu Grenet, « Alexis Gierra… », art. cit., p. 61. 22. Mounir Abid, « Acteurs et enjeux… », art. cit., p. 37. 23. ANT, c. 209, d. 164, doc. 31, lettre de Jules de Lesseps à Mustapha Khaznadar, 1867. 24. Mounir Abid, « Acteurs et enjeux… », art. cit., p. 37. 25. Nichan Iftikhar, du turc İftihar Nişanı (Ordre de la Fierté), est un ordre honorifique tunisien conçu en 1835-1837 par Moustapha Bey et formalisé par Ahmed Bey. Cet ordre, le plus ancien par sa date de création, était aussi bien attribué à des Tunisiens qu’aux étrangers pour récompenser des services civils et militaires. Cette décoration est décernée jusqu’à l’abolition de la monarchie husseinite en 1957. Mohamed el-Aziz Ben Achour, Les décorations tunisiennes à l’époque husseïnite, Tunis, Sagittaire éditions, 1994, p. 28. 26. ANT, c. 210, d. 190, doc. 2, 7 décembre 1846. 27. ANT, c. 209, d. 165, doc. 73, lettre de Jules de Lesseps à Mustapha Khaznadar, 19 février 1850. Les personnes en question sont des officiers du ministère de la Marine et des Colonies, du ministère de la Guerre et du ministère des Travaux publics, ainsi que le sous-directeur des Consulats et des Affaires commerciales. 28. Mounir Abid, « Acteurs et enjeux… », art. cit., p. 36. 29. ANT, c. 3, d. 42, doc. 163, lettre de Giuseppe Raffo à Chakir Saheb Ettabâa, 18 juillet 1832. 30. Il importe de souligner que le comte Joseph Raffo (1795-1862), qui fut le premier ministre des Affaires étrangères de la régence sous le règne d’Ahmed Bey (1837-1855), proposait à son tour la désignation des consuls et contrôlait leurs activités. La première mention de Raffo comme chargé des relations extérieures dans les documents d’archives remonte au 21 septembre 1849 : Mohyeddine Tebbini, Giuseppe Maria Raffo fa’il hudoudi bi iyelet tounis 1795-1862 [Giuseppe Maria Raffo, acteur frontalier dans la régence de Tunis (1795-1862)], thèse de doctorat [en arabe], soutenue sous la direction de Sadok Boubaker, Faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis, 2015, p. 309-311 ; Habib Jamoussi, « Le comte Joseph Raffo : un chrétien au pouvoir au temps du Muşir Ahmed bey (1837-1855) », Actes du Xe symposium d’études ottomanes tenu du 2 au 5 octobre 2002 sur le rôle économique et social des minorités dans les provinces arabes à l’époque ottomane, Tunis, Fondation Temimi pour la recherche scientifique et l’information, 2004. 31. Mounir Abid, « Acteurs et enjeux… », art. cit., p. 22 et 27. 32. ANT, c. 231, d. 441, doc. 32 et 15. 33. Ibid., doc. 11 ; voir également pour le cas de Smyrne ANT, c. 223, d. 400, doc. 7, lettre d’Ismail Daoud au bey de Tunis, 7 mars 1841. 34. ANT, c. 231, d. 441, doc.1, lettre des marchands de Djerba à Ismail es-Sounni, s. d. 35. Ibid., d. 232, doc. 6, 5 avril 1843. 36. Il n’est pas rare que les agents tunisiens au Levant soient liés au commerce tunisien et souvent issus de la colonie des marchands. 37. Mounir Abid, « Acteurs et enjeux… », art. cit., p. 36. Les réseaux noués par les wakils avec la cour beylicale leur permettent de négocier des contrats de rachat de captifs européens, notamment entre 1800 et 1812. 38. Quelques familles de wakils figurent déjà dans les principales villes des États italiens au XIXe siècle, comme les Massoni, les Pagliano et les Taush : Mohyeddine Tebbini, Giuseppe Maria Raffo…, op. cit., p. 300. 39. ANT, c. 230, d. 420, doc. 19, lettre d’Isaac Cardozo à M’hammed bey, 7 novembre 1855. 40. Les lettres des wakils sont adressées au bureau des affaires consulaires ou kism wukala ad- Dawla. 41. Notons que les wakils étaient autorisés très souvent à faire des transactions commerciales. 42. Mounir Abid, « Acteurs et enjeux… », art. cit., p. 46.

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43. Les marchands tunisiens disposaient également d’un khan à Istanbul, situé à l’extrémité sud- ouest du grand bazar couvert, tout près de la mosquée Beyazit. Voir Andreas Tunger-Zanetti, La communication entre Tunis et Istanbul 1860-1913, Province et métropole, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 93. 44. Sadok Boubaker, « Espaces maritimes comparés : Tunis, Smyrne et Marseille au XVIIIe siècle », dans Mehdi Jerad (dir.), Justice, Politique et Société. Recueil d’études en hommage à Ali Noureddine, Tunis, Regroupement Latrach des Livres spécialisés (Faculté des Sciences humaines et sociales de Tunis, Faculté des Lettres et Sciences humaines de Sousse, Laboratoire « Histoire des économies et des sociétés méditerranéennes »), 2016, p. 229-246. 45. ANT, c. 223, d. 400, doc. 2, 12 janvier 1814. 46. Surtout après les réformes effectuées par Ahmed bey (1837-1855). 47. La régence de Tunis avait envoyé plusieurs soldats pour participer à la guerre de Crimée (1854-1856). 48. ANT, c. 223, d. 400, doc. 17, 24 janvier 1867. 49. ANT, c. 223, d. 400, doc. 5, 13 décembre 1840. 50. ANT, c. 223, d. 400, doc. 17, 24 janvier 1867. 51. ANT, c. 223, d. 400, doc. 31, 14 juin 1881. 52. ANT, c. 231, d. 232, doc. 82, lettre de Mohamed Badreddine à Mustapha Khaznadar, 27 novembre 1848. 53. ANT, c. 222, d. 377, doc. 3, décembre 1812. 54. L’une des tâches essentielles des wakils levantins est d’entretenir la bonne réputation de la chéchia tunisienne. 55. Monnaie en or. La valeur de cette monnaie équivaut à quatre-vingts naçri-s ou aspres. Le mahboub vaut entre 7 à 8 francs en 1777. 56. ANT, c. 231, d. 441, doc. 13. 57. Ibid., doc. 13, 31 et 2. 58. Mounir Abid, Dawrou wukala…, op. cit., p. 134. 59. ANT, c. 223, d. 396, doc. 196. 60. Omar el-Abri était en même temps le gestionnaire des affaires commerciales de cette famille à Istanbul : ANT, c. 223, d. 394, doc. 1, 6 avril 1852. 61. ANT, c. 223, d. 396, doc. 10. 62. Ibid., doc. 205, 10 mai 1827. 63. Ibid., doc. 16, 8 février 1853 ; c. 223, d. 392, doc. 11. 64. ANT, c. 223, d. 392, doc. 90. 65. ANT, c. 223, d. 396, doc. 12. 66. Ibid., doc. 202. 67. Mohamed Faouzi Mostghanemi, Youssef Saheb Ettabâa wa alakathou bi rabth bab souika awakhir qarn thamin achar wa bidayat al qarn attasia’ achar [Youssef Saheb Ettabâa et ses relations avec le faubourg de Bab Souika, fin XVIIIe et début XIXe siècle], DEA sous la direction d’Abdelhamid Hénia, Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis, 2000, p. 101-113. 68. ANT, registre 286, fol. 65. 69. Ces esclaves sont affranchis suite au décès de la mère du bey, ibid., fol. 72. 70. ANT, registre 416, fol. 95. 71. Vaste domaine de terres cultivables. 72. ANT, registre 349, fol. 14. 73. Le 8 avril 1804, il reçoit, par exemple, une somme d’argent afin d’acheter de la laine : ANT, registre 2331. 74. ANT, registre 2330. 75. ANT, c. 206, d. 81, doc. 47, 27 mars 1812. 76. Ibid., doc. 58, lettre adressée au roi de France non signée, s. d.

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77. Daniel Panzac, Les corsaires barbaresques : la fin d’une épopée 1800-1820, Paris, CNRS Éditions, 1999, p. 183. 78. ANT, c. 206, d. 81, doc. 58, s. d. 79. Principal port méditerranéen des Habsbourg, Trieste fut occupée par les Français en 1797, 1805 et 1809 et intégrée aux Provinces illyriennes de 1809 à 1814, avant de redevenir autrichienne : Albert Soboul, Le Premier Empire, Paris, PUF, 1973, p. 65. 80. En 1807, Napoléon établit des droits prohibitifs sur les marchandises barbaresques. En effet, la navigation en Méditerranée est fortement perturbée par une législation douanière de plus en plus sévère au grand désavantage des neutres. Voir Rachida Tlili Sellaouti, « L’accueil des Barbaresques sur les côtes provençales au XVIIIe siècle : entre hospitalité et refoulement », Revue d’histoire maghrébine, no 110, 2003, p. 164. 81. ANT, c. 206, d. 81, doc. 38, 28 août 1811. 82. ANT, c. 206, d. 81, doc. 47, Othman Ben Mabrouk à l’empereur des Français et roi d’Italie, le 27 mars 1812. 83. Rachida Tlili Sellaouti, « L’accueil des Barbaresques sur les côtes provençales… », art. cit., p. 164. 84. Othman Ben Mabrouk a fait rédiger un mémoire au duc de Bassano, ministre des Affaires étrangères, daté du 6 décembre 1811. En voici quelques fragments : « L’opération de Ben Mabrouk n’est point une opération qu’on doive considérer comme ayant un but mercantile. Dans aucun cas comme sous aucun prétexte, ce Tunisien ne pouvait se croire autorisé à consentir à de présents même les plus modiques. Exposer son prince à être soupçonné en France, de servir le commerce anglais est un délit puni à Tunis de la peine capitale. […] Ben Mabrouk vous supplie de mettre fin à des procédés, à des mesures aussi contradictoires au droit des gens et aux devoirs de l’hospitalité ». ANT, c. 206, d. 81, doc. 37. 85. En particulier, il interagit avec Hugues-Bernard Maret, duc de Bassano, ministre des Affaires étrangères du 17 avril 1811 au 19 novembre 1813. Voir Eugène Plantet, Correspondance des beys et consuls de France avec la cour, Paris, Félix Alcan, 1899, t. 3, p. 493, note 2. 86. ANT, c. 206, d. 81, doc. 58, s. d. 87. La douane de Trieste a procédé à la vente du chargement de la polacre américaine Mabrouka, qui contenait 816 caisses de savon, 140 balles de laines, 375 balles d’éponges et 400 quintaux d’huile. 88. ANT, c. 206, d. 81, doc. 34, feuille de compte [en arabe], datée du 11 octobre 1815, concernant le bâtiment du bey saisi à Trieste par les autorités françaises. Le document permet de préciser les quantités des marchandises et leur valeur. En outre, Ben Mabrouk dresse l’état des munitions navales qu’il n’a pu se procurer, en s’adressant à la fois au bey et à son ministre. 89. ANT, c. 206, d. 81, doc. 36, lettre d’Othman Ben Mabrouk à Mahmoud Djellouli envoyé du bey à Malte (1811-1813) dans laquelle il expose les différentes difficultés rencontrées à Trieste, datée du 18 mars 1811. 90. ANT, c. 206, d. 81, doc. 46, 29 juin 1812. 91. Ibid., doc. 38. Déjà en 1809 il vend des quantités d’huile pour le compte de Younes Ben Younes et envoie à Youssef Saheb Ettabâa des tissus et des barils de poudre : ibid ., doc. 24, lettre d’Othman Ben Mabrouk à Youssef Saheb Ettabâa, 11 novembre 1809. Othman Ben Mabrouk envoie ses lettres souvent par l’intermédiaire de Mortakhai, un Juif livournais résidant à Tunis. 92. ANT, c. 206, d. 81, doc. 24, 11 novembre 1809. 93. En 1809, Othman Ben Mabrouk a déjà reçu de Youssef Saheb Ettabâa 5 000 sequins vénitiens par un bâtiment anglais afin de les investir dans l’achat de marchandises et munitions de guerre et d’avoir sa propre commission, ibid., doc. 24. 94. Ibid., doc. 39, 29 août 1811.

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95. ANT, c. 206, d. 81, doc. 44, lettre d’Othman Ben Mabrouk à Hammouda Pacha, 15 avril 1814. Sur la question de l’information consulaire voir : Silvia Marzagalli (dir.), Les consuls en Méditerranée, agents d’information XVIe-XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2015.

RÉSUMÉS

Cet article se veut une contribution à l’histoire des pratiques diplomatiques et marchandes entre l’Europe, la régence de Tunis et le Levant vers le début du XIXe siècle. Il aborde la question du choix des wakils, sorte de consul en gestation, dans les différents postes consulaires de la régence de Tunis. L’article distingue entre le « wakil levantin » et le wakil en Europe à partir de la titulature et des rémunérations. En outre, il met en valeur les avantages d’être un wakil de la régence de Tunis. À partir de l’étude de cas de wakils, nous essayerons de discerner les stratégies individuelles de ces agents. Il existait ainsi un conflit d’intérêt chez les wakils entre intérêt privé et intérêt « national », à tel point que le wakil était assimilé à un membre des marchands de la cour plutôt qu’à un représentant diplomatique.

This article brings a contribution to the history of diplomatic and commercial practices between Europe, the regency of Tunis and the Levant in the early nineteenth century. It discusses the recruitment of wakils, an emerging type of consul, in the different consular posts of the regency of Tunis. In this contribution, I suggest distinguishing between Levantine wakils and their European counterparts, who were offered different posts and wages. In addition, the article highlights the benefits of being a wakil in the regency of Tunis, and examines the case studies of various wakils to discern these agents’ individual strategies. For instance, there was a conflict of interest among wakils between private and “national” interest, to such an extent that the wakil was considered a member of the Court merchants rather than a diplomatic representative.

INDEX

Keywords : wakil, regency of Tunis, diplomatic representation, merchants of the Court, nineteenth century Mots-clés : wakil, régence de Tunis, représentation diplomatique, marchands de la cour, xixe siècle

AUTEUR

MEHDI JERAD Mehdi Jerad est maître de conférences habilité à diriger de recherches à la faculté des lettres et des sciences humaines de Sousse. Ses travaux de recherche, élaborés au sein du laboratoire « Histoire des économies et des sociétés méditerranéennes », portent sur l’histoire sociale et diplomatique de la Tunisie moderne. Parmi ses publications récentes, La correspondance de Jean Antoine Molinari, consul suédois à Tunis 1764-1778 (introduite et annotée), Tunis, 2015, 607 p. ; Les marchands de la cour dans la régence de Tunis (fin XVIIIe-début XIXe siècle), [en arabe], Tunis, 2017,

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309 p. ; « Étienne Famin, “chargé d’affaires américain” à Tunis : entre enjeu identitaire et logique clientéliste (fin XVIIIe-début XIXe siècle) », Cahiers de la Méditerranée, no 94, 2017, p. 285-304.

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« Servir l’État », trouver « des moyens d’existence » ou suivre une « brillante carrière » : avantages et désavantages d’être consul pendant le premier XIXe siècle (1814-1852)

Alexandre Massé

1 À bien des égards, le parcours de Désiré François Marie Sauveur de la Chapelle permet de saisir les enjeux liés à l’entrée dans la carrière consulaire au cours du premier XIXe siècle. Après avoir été militaire pendant le règne de Louis XVIII, il obtient le titre de baron. Il se lance ensuite en politique. Maire de Guingamp, il est élu député des Côtes- du-Nord en 1834 et rejoint les députés qui soutiennent le gouvernement. Réélu en 1837 mais battu en 1839, il est renvoyé à la vie civile et immédiatement nommé consul général et chargé d’affaires à Guatemala1. Il s’agit d’une entorse à l’ordonnance de 1833 qui impose d’avoir été élève vice-consul pour pouvoir entrer dans la carrière consulaire. De plus, rien dans son dossier ne permet d’établir s’il pouvait justifier des compétences en droit et en langues exigées des candidats. Il s’agit donc d’une faveur qui vient récompenser ses bons et loyaux services durant ses deux mandats. Cette nomination incite à questionner les modalités de recrutement des consuls, en prêtant une attention particulière aux compétences exigées et à leur importance face au capital social des candidats.

2 Les mésaventures qui marquent le début de sa carrière permettent aussi de s’interroger sur les motivations qui le poussent à accepter un consulat. Du point de vue financier, il se voit offrir un salaire annuel de 35 000 francs, une somme très importante. Pour préparer son installation, il achète des meubles, augmente son domestique qu’il faut convaincre d’aller en Amérique latine et dépense en tout, selon ses dires, 22 000 francs, somme qu’il juge « très considérable »2 pour sa fortune. Ces éléments mettent en évidence un problème : l’équilibre délicat entre les appointements des consuls et leurs charges professionnelles. Les salaires suffisent-ils ou une fortune personnelle est-elle

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nécessaire ? Devenir consul est-il un moyen de se procurer un revenu, d’acquérir une position sociale ou d’entrer dans une carrière prometteuse ?

3 Sauveur de la Chapelle n’est toutefois jamais allé au Guatemala. Une note dans son dossier précise qu’il n’a pu prendre son poste pour « des motifs politiques résultant des rapports de la France avec cette république »3. Il demande alors un simple consulat en Europe. Il fait appuyer sa requête par une pétition signée par 38 députés. Un record, car en général les candidats ne disposent que de la signature d’un ou quelques députés au plus. Le ministère lui parle de Palma, dans les Baléares. « Séduit par la beauté du climat, par la facilité de faire venir [sa] famille près de [lui] », Sauveur de la Chapelle accepte avec plaisir. Son désappointement est donc vif lorsqu’il reçoit sa nomination à Tiflis, entre la mer Noire et la mer Caspienne : Mon mécontentement fut extrême, quand quelques jours après, je reçus ma nomination pour Tiflis, dans un climat malsain, à quinze cents lieues de la France, et où la difficulté et le peu de sûreté des routes m’empêchaient de pouvoir penser à conduire ma famille ; j’allais donc très certainement refuser4.

4 Ce passage pointe la multiplicité des éléments qui entrent en jeu pour expliquer les motivations des consuls. La proximité de la France, le climat et l’existence d’une bonne société sont des facteurs importants. Dans le cas de Saveur de la Chapelle, en fin de compte, s’il se décide d’accepter « ce poste quelque désagréable qu’il fût », c’est parce qu’« un article du National aussi violent qu’injurieux [blesse] si vivement [son] amour propre » et qu’il ne veut « pas paraître céder devant les outrages de la presse »5. Cette anecdote rappelle aussi l’existence de critères purement individuels aussi imprévisibles qu’impossibles à saisir quand ils ne figurent pas dans les dossiers personnels.

5 À partir de correspondances privées et de l’analyse prosopographique d’un échantillon de 115 consuls ayant exercé entre 1815 et 18526, nous allons donc nous efforcer de déterminer les motivations qui conduisent des individus à vouloir entamer une carrière de consul, en commençant par examiner les difficultés à surmonter pour obtenir un poste, avant d’aborder leur situation financière et les avantages de la carrière qu’ils suivent.

Les difficultés de la carrière consulaire

Des compétences croissantes

6 L’étude du statut d’élève vice-consul permet une première approche des compétences exigées. Dans la marge du projet de l’ordonnance du 3 mars 1781 qui le crée, de sa propre main, Louis XVI ajoute que les élèves devront apprendre les langues orientales. Dans la pratique, l’obligation n’est pas respectée7. Au cours du XIXe siècle, le statut d’élève consul évolue progressivement. Comme le rappelle le ministère à l’élève Charles Lagau, l’ordonnance du 15 décembre 1815 et le règlement du 11 juin 1816 définissent « la discipline et le mode d’instruction auxquels les élèves doivent être soumis ». L’objectif est « d’assurer à la carrière des consulats des sujets pourvus des qualités morales et des connaissances nécessaires pour rendre ces fonctions aussi utiles qu’elles doivent l’être au bien de l’État »8. Pour devenir élève, il convient alors d’avoir suivi des cours de droit commercial, de maîtriser une langue étrangère généraliste9 et de justifier de compétences en mathématiques et en dessin10. Avec le temps, les exigences s’accroissent. L’ordonnance du 20 août 1823 précise qu’il faut désormais être licencié en

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droit11. En 1840, lorsque Gustave Bosseront d’Anglade passe son examen d’entrée, Barbier du Bocage, à qui le ministère a confié la tâche d’examinateur, l’interroge « sur les sciences mathématiques, physiques, naturelles et statistiques, sur l’art de lever des plans, sur les reconnaissances topographiques, sur le dessin des machines, sur le jaugeage, le sondage, etc. etc. »12. Comme les consuls sont susceptibles d’exercer partout, l’anglais tend à s’imposer. Ainsi, dans les conseils que Jacques Devoize13 donne à son fils Antoine, il l’informe que son sort et son avancement « dépendent d’une étude assidue du droit du commerce et de la langue anglaise devenue si nécessaire pour nos relations diplomatiques ». À la fin de sa lettre, il insiste à nouveau sur la nécessité de travailler « l’anglais, l’anglais surtout »14. L’article 6 de l’ordonnance du 20 août 1833 ajoute que « les élèves devront avoir servi cinq ans au moins dans leur grade pour pouvoir passer à celui de consul »15. Il s’agit d’une période de formation sur le terrain. Les élèves sont attachés, le plus souvent, à un consulat général et des gestions de poste leur sont confiées, ce qui permet de les évaluer. L’ordonnance du 26 avril 1845 entérine cette évolution. Tout en abrogeant la nécessité de servir cinq ans au moins à son grade, elle rappelle que « nul ne sera nommé élève vice-consul, s’il n’est […] licencié en droit, et s’il n’a été jugé admissible par une commission spéciale »16.

7 Depuis 1833, il est théoriquement obligatoire d’avoir été élève pour entrer dans la carrière consulaire17. En réalité, seuls 42 consuls (36,5 %) l’ont été, ce qui s’explique par l’existence de dérogations et par la présence de consuls ayant débuté leur carrière avant l’instauration de cette règle ou après sa suppression en 184518. Les compétences et les formations de ceux n’ayant pas été élèves sont plus difficiles à cerner. Sur les 115 consuls, des études de droit sont attestées pour 54 (46,9 %) et la maîtrise d’au moins une langue pour 69 (60 %), certains en maîtrisant quatre ou cinq, voire davantage19. Ces consuls ont été préfets, députés, explorateurs, militaires, administrateurs dans d’autres ministères, et ainsi de suite. Le recrutement semble alors s’effectuer au cas par cas et prendre en considération plusieurs facteurs, dont le capital social et les recommandations.

8 Il faut souligner la quasi disparition d’une pratique dont l’importance reste à déterminer à l’époque moderne, celle d’individus faisant des candidatures spontanées, avec de puissantes recommandations à l’appui, pour obtenir l’ouverture d’un poste adapté à leurs besoins. C’est ce que tente Maximin Isnard, en 1837. C’est le seul cas qui a pu être repéré entre 1814 et 1852. Originaire d’une famille de négociants du Var, il dirige à partir de 1811 une école expérimentale pour l’extraction du sucre de betterave. Après la destruction de son usine et la chute de l’Empire, il émigre aux États-Unis, à Boston. En 1835, il y est nommé agent consulaire par le consul général à New York. En 1837, il cherche à entrer pour de bon dans la carrière consulaire et multiplie les demandes qu’il fait appuyer par de nombreuses recommandations. Un de ses soutiens, le préfet de Seine-et-Oise et pair de France, affirme que les chambres de commerce réclament la réouverture du consulat de Boston, fermé depuis plusieurs années20. Une note précise toutefois que ce poste ne présenterait en réalité aucun intérêt ni pour le service, ni pour le commerce, ce qu’Isnard serait le premier à reconnaître. Pour trancher la question, le ministre ne peut se reposer, précise la note, « que sur le degré d’intérêt que [la] position personnelle [d’Isnard] inspirerait au ministre ». Si Isnard parvient finalement à entrer dans la carrière comme consul à Boston, c’est grâce à ses soutiens et, officiellement, en récompense de son action dans le développement du sucre de betterave. Toutefois, ce type de parcours est exceptionnel car la Chambre

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exerce un contrôle sévère du budget du ministère. En 1854, quand l’importance commerciale de Boston s’accroît, il est mis en disponibilité pour laisser la place à un consul plus compétent.

La carrière consulaire : mutations et contraintes

9 Au XVIIIe siècle, « la très grande majorité des carrières effectives (64 %) se composent d’un seul poste assurant une très grande stabilité, voire l’immobilisme d’un personnel qui ne peut espérer une amélioration de son traitement consulaire que par l’ancienneté de ses services puisqu’il ne connaît pas de mutation »21. Désormais, en tant que fonctionnaires, les consuls connaissent de véritables carrières marquées par de fréquentes mutations. Sur 114 consuls22, seulement 32 (28,1 %) n’ont connu qu’un ou deux postes, chiffre qui inclut les consuls décédés prématurément, ceux entrés sur le tard dans la carrière et les diplomates momentanément affectés à un consulat général. De façon plus révélatrice, ils sont 47 (41,2 %) à occuper cinq à dix postes. Ils sont maintenant considérés comme des généralistes interchangeables, ce qui explique qu’ils ne se spécialisent plus dans un espace géographique et culturel homogène. En prenant en considération les 104 consuls ayant occupé au moins deux postes (91,2 %), 26 (25 %) ont exercé en Europe et en Amérique latine. Si l’on prend l’espace ottoman, l’Europe et l’Amérique latine, ils sont 53 (51 %) à avoir été affectés dans au moins deux de ces trois zones23. Alors que l’Europe compte le plus de consulats24 et qu’il s’agit déjà d’un espace culturellement et diplomatiquement hétérogène, parmi les consuls ayant occupé au moins trois postes (82 sur 114, soit 71,9 %), ils ne sont que 15 (18,3 %) à y avoir fait toute leur carrière.

Tableau no 1. Nombre de postes occupés durant la carrière consulaire

1 poste 2 postes 3 postes 4 postes 5 postes et plus

8,8 % (10) 19,3 % (22) 11,4 % (13) 19,3 % (22) 41,2 % (47)

10 Les consuls n’apprécient guère la perspective de mutations lointaines en dehors de leur zone de confort, dans des espaces qui se caractérisent par les contraintes climatiques et familiales (faire venir sa famille sous un mauvais climat, gérer l’éducation des enfants en France, exposer sa famille aux dangers des postes, ne pas revoir ses parents pendant des années, etc.). Dans des pays dont ils ignorent tout, ils redoutent de ne pas maîtriser les connaissances nécessaires pour mener à bien leurs missions25. Malgré leurs appréhensions et leur désir de refuser leur affectation, leur statut de fonctionnaires les y contraint désormais. Certains d’entre eux expriment le sentiment de se sacrifier au service des intérêts français en acceptant de servir dans des contrées éloignées, où ils ne peuvent que difficilement faire venir leur famille à cause des dangers et des maladies. En 1830, Laisné de Villevêque, qui n’est que le gérant du consulat à Mexico, réclame donc en récompense d’en devenir le titulaire : Je me bornerai donc à lui présenter ce court inventaire des sacrifices que j’ai déjà faits pour mériter l’honneur de servir ma patrie dans un pays hideux au physique et au moral, où privés des moindres douceurs de la vie, nous existons au milieu des assassinats et de la guerre civile26.

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11 Ce ressenti existe aussi chez les consuls titulaires. En 1852, Villamus interpelle le ministre pour obtenir une augmentation. Il se plaint de son « métier d’avaleur de couleuvres », se présente comme un « soldat presque toujours oublié, sinon ignoré, de la milice consulaire » et affirme avoir « donné 25 années et les plus belles de [sa] vie à [son] pays »27. Pour sa part, en 1838, lorsque Maxime Raybaud, alors consul à Chypre, est muté au Brésil, il s’indigne dans sa correspondance officielle et privée d’une décision contraire à ses vœux et s’emporte contre Jules Désaugiers, le chef de la division des Affaires commerciales, responsable de son changement de poste. Il le qualifie de « vieux sycophante », de « sale vieillard » et espère que les consuls ne tarderont pas à en « être délivrés »28. L’Amérique latine, l’épouvantail redouté, n’est pas le seul espace concerné. Par exemple, en 1835, Antoine Devoize considère que, dans « une résidence grecque », les consuls doivent « végéter […] sans plaisir, sans amis, sans compatriotes et sans relations avec la France »29. En Épire, pour sa part, Grasset affirme que Janina « est le plus grand désert moral et physique de la terre : les hommes y sont sots, et les femmes sales ! »30. Au ministère, les dossiers des consuls sont riches en missives plaintives. Les correspondances privées conservent des lettres pleines d’humour et de sarcasmes où l’on se venge des habitants et des lieux. Il faut toutefois souligner que, mis à part lorsqu’ils ont un bon poste en Europe, les consuls ne sont que très rarement satisfaits. De fait, en 1841, le ministre et son secrétaire se plaignent que les trois quarts des consuls veuillent changer de poste31.

Une carrière très demandée

12 En 1828, lorsque Verniac demande à entrer dans la carrière, il précise qu’il n’ose pas se flatter « de parvenir à entrer dans les ambassades » mais qu’il a pensé qu’il « rencontrerait moins d’obstacles dans les consulats, parce que ces places nécessitant de longs séjours à l’étranger doivent être moins avidement recherchées »32. S’il a bien cerné une des contraintes du métier, sa conclusion est on ne peut plus erronée. La carrière consulaire est extrêmement demandée. Le ministère le rappelle fréquemment : elle « est encombrée, le nombre d’élèves dépasse le nombre voulu, et les occasions d’avancement sont déjà trop rares »33. En 1825, il informe son ambassadeur à Vienne, le marquis de Caraman, qu’il y a trop de consuls sans emploi et que les bureaux parisiens sont pleins34. Il ne saurait donc être question d’y accueillir aucun nouveau candidat, quand bien même il se proposerait d’y travailler bénévolement comme surnuméraire35. Jacques Devoize l’explique clairement à son fils, « c’est une faveur spéciale qu’on vous a faite en vous admettant à travailler dans les bureaux en qualité de surnuméraire »36. Il est donc impossible d’entrer dans la carrière sans bénéficier de puissants soutiens. Aussi, parmi les 641 recommandations contenues dans les dossiers de 109 consuls37, 40 % ont pour objectif d’entrer dans la carrière. Les demandes pour obtenir un congé, une décoration ou un meilleur poste arrivent bien après.

13 Les exigences croissantes du ministère en termes de compétences constituent des contraintes pour les familles qui se montrent prêtes à faire de lourds sacrifices pour que leurs enfants puissent suivre les cours nécessaires et briguer une place de consul38. De plus, la carrière présente l’inconvénient de mutations fréquentes dans des espaces culturels et politiques très hétérogènes, sans parler des contraintes familiales et sanitaires39. Malgré tout, les candidats se pressent et ne parviennent à leurs fins que grâce à des recommandations. Nous pouvons donc nous demander ce qui les motive.

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Les aspects financiers

L’interdiction des activités commerciales

14 Depuis l’ordonnance du 3 mars 1781, tous les consuls sont obligatoirement nommés par le roi par lettre de provision ou par brevet. Au-delà de fluctuations locales, ce n’est pas le cas de la plupart de leurs collègues des autres puissances. Ainsi, en 1822, le consul à Coron, en Grèce, note qu’« il n’y a que ceux de France et de Russie qui soient brevetés et payés par leurs souverains »40. À Patras, en 182141, et à Chypre, en 183042, certains achètent encore leurs places auprès des ambassadeurs à Constantinople.

15 En contrepartie d’une rémunération stable, les consuls de France doivent se consacrer exclusivement à leurs fonctions, ce qui implique l’interdiction de s’adonner à des activités commerciales. Cette prescription, en vigueur depuis 1691 et confirmée par l’ordonnance du 3 mars 1781, faisait toutefois l’objet de nombreuses exceptions au XVIIIe siècle43. Ce n’est plus le cas au XIXe siècle, même si les consuls des autres puissances, y compris ceux d’Angleterre, continuent à pratiquer le négoce44. Seule l’Autriche adopte une politique similaire, ce qu’illustre la destitution de son consul à Alep, en 1830, pour s’être livré au commerce45. Dans leur ensemble, les consuls français souscrivent à cette politique. Ils estiment qu’ils ne peuvent être juges et parties. Selon eux, les consuls- commerçants ne seraient pas respectés par les habitants de leur résidence. À l’inverse, comme le souligne Arasy, « les seuls consuls de France et de Russie ne se mêlent point des affaires du négoce [et] jouissent ici d’une grande considération »46. Par contre, cela ne les empêche pas de nouer des relations avec le monde commerçant, notamment en épousant les filles de négociants47. Toutefois, une place de consul ne présente plus l’intérêt de pouvoir asseoir et renforcer une position commerciale en s’attribuant des passe-droits et en bénéficiant des avantages de cette place.

Une source de revenus

16 Pour de nombreux consuls, la carrière consulaire n’est pas réellement un choix, mais plutôt une nécessité pour trouver une source de revenus. Les dossiers personnels, souvent imprécis, ne permettent pas toujours de le déterminer, mais sur 109 consuls, une trentaine ne possèdent pas ou peu de fortune (27,5 %). Plusieurs sont issus de familles ruinées par la Révolution française, l’insurrection de Saint-Domingue ou des spéculations hasardeuses. Ainsi, lorsque le baron de Decazes réclame un consulat, il avoue avoir perdu sa fortune à cause de mauvaises affaires en Algérie et être « tombé dans une position tellement fâcheuse, et dans un si grand dénuement », qu’il ne peut « même pas solliciter une audience avant d’avoir reçu un secours qui [lui] permette de [se] présenter décemment »48. Il explique alors maîtriser plusieurs langues et être capable de travailler 15 heures par jour. Ces consuls ont besoin de leur poste pour faire vivre leur famille et tenir leur rang49. La carrière consulaire apparaît alors comme choisie par défaut, comme un mal nécessaire. En 1825, Charles d’Hautefort l’exprime à mi-mot, lorsqu’il se dit « prêt même à [s]’expatrier et accepter avec reconnaissance un vice-consulat, quelqu’éloignée qu’en fut la résidence »50. Il n’est donc pas surprenant de voir des consuls interrompre leur carrière après un bon mariage ou un héritage.

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17 Pour plusieurs consuls, leurs difficultés matérielles constituent un argument recevable pour soutenir leur carrière. Lorsque Auguste Jean Mahélin tente d’obtenir un consulat général, il affirme savoir qu’il y a d’autres candidats, mais qu’ils « n’ont ni [ses] dettes, ni [ses] nombreuses charges »51. Ils n’hésitent pas à rappeler que leur place leur est nécessaire pour payer les études de leurs enfants52 ou pour éviter à leur famille de tomber dans la misère53. Il s’agit en effet d’un facteur que leur hiérarchie prend en considération. Ainsi, en 1830, l’ambassadeur en Espagne note qu’il cherche à Mahélin « des moyens d’existence »54. En réponse, le ministère l’autorise à l’employer. De même, en 1823, lorsque Vattier de Bourville commet une erreur, le ministre envisage son rappel, mais décide de lui donner une derrière chance car il « est le seul soutien de plusieurs enfants »55. Inversement, en 1853, Désiré Charles Joseph Auguste Vattier de Bourville croit savoir qu’on l’a mis à la retraite sur la rumeur que sa femme aurait de la fortune56. De fait, le ministère n’hésite pas à se renseigner sur la situation financière de son personnel. Ainsi, en 1824, il s’adresse au préfet des Pyrénées afin « de savoir d’une manière très positive quelles peuvent être la fortune et les ressources particulières de M. de Canclaux »57.

18 Pour autant, le salaire versé par l’État constitue-t-il désormais la principale motivation des consuls ? Si certains consuls ont besoin de cette place pour vivre, pour d’autres qui possèdent déjà une fortune, le salaire ne saurait être le seul attrait. De plus, l’attractivité de leurs émoluments semble discutable. La question est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Si l’on reprend le seuil des 10 000 francs annuels fixé par Jourdan pour définir les fonctionnaires supérieurs58, les consuls en font majoritairement partie, d’autant plus que la moyenne de leurs salaires s’accroit significativement de 1816 à 1847. Ainsi, la moyenne du salaire d’un consul général passe de 19 474 francs à 29 375 francs (+ 50,8 %), celle d’un consul de 11 093 francs à 17 481 francs (+ 57,6 %) et celle d’un vice-consul/consul de 2e classe de 6 600 francs à 13 518 francs (+ 104,8 %). Ces chiffres cachent de fortes disparités régionales. Les postes difficiles, comme ceux d’Amérique latine, sont bien mieux rémunérés.

Tableau no 2. Rémunérations moyennes des consuls par grade de 1816 à 1847 (en francs) 59

1816 1826 1833 1835 1838 1842 1847

Consuls généraux 19 474 23 889 28 474 30 210 29 895 30 167 29 375

15 000/ 18 000/ 18 000/ 15 000/ 18 000/ 15 000/ 15 000/ Min./Max. 30 000 40 000 50 000 45 000 45 000 45 000 40 000

19 000 Consuls 11 093 13 826 14 593 16 935 16 552 16 643 [17 481*]

12 000/ 7 000/ 10 000/ 6 000/ 10 000/ 10 000/ 10 000/ Min./Max. 60 000 18 000 20 000 30 000 30 000 28 000 30 000 [30 000]

Vice-consuls ou consuls de 6 600 6 862 6 633 11 314 11 333 12 565 13 518 2e classe

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4 000/ 3 000/ 2 000/ 8 000/ 8 000/ 10 000/ 8 000/ Min./Max. 10 000 12 000 12 000 18 000 20 000 30 000 25 000

* Le chiffre entre crochets est une moyenne rectifiée qui ne prend pas en compte le consulat de Calcutta qui, avec une rémunération annuelle de 60 000 francs, n’est absolument pas représentatif.

Tableau no 3. Rémunérations moyennes par nature de poste dans trois régions du monde en 1830 60

Amérique latine Europe Empire ottoman

Vice-consulat 8 286 5 833 5 375

Consulat 19 500 13 156 11 400

Consulat général 42 250 22 500 23 666

19 Ces rémunérations conséquentes ne semblent pas avoir satisfait les consuls. Ceux-ci sont unanimes à s’en plaindre et à réclamer des augmentations. Leurs arguments sont multiples. Par exemple, les ordonnances d’août 183361 leur retirent une partie des recettes de la chancellerie. Ils mettent aussi en avant les nombreuses charges auxquelles ils doivent faire face. Ainsi, Joseph Lainé souligne « la nécessité bien connue où se trouvent les consuls de se répandre dans la société afin de se procurer les renseignements dont ils ont besoin pour tenir leur gouvernement au courant des démarches industrielles et des opérations commerciales »62. Ils sont nombreux à pointer le coût de leur logement, car l’existence d’une maison consulaire semble assez exceptionnelle. Par exemple, Albert Frédéric Gautier constate que son loyer absorbe un quart de son traitement, « à moins de se loger dans un quartier indigne, ou dans un nid à rats »63, précise-t-il. La présence d’une station navale française est aussi évoquée comme une source de frais supplémentaires. L’évolution de la carrière avec de fréquentes mutations est également avancée, les frais du déménagement, le trajet, le rachat de nouveaux meubles n’étant que partiellement pris en charge par le ministère64. De plus, leur salaire sert aussi à couvrir de nombreux frais professionnels. Par exemple, avec ses émoluments de 12 000 francs, Gabriel de Lantivy doit louer un local pour la chancellerie (700 francs), payer un secrétaire-copiste (1 000 francs) et un supplément de salaire à son chancelier (1 000 francs). Toutes déductions faites, il ne lui resterait que 4 000 francs65. Enfin, de très nombreux consuls s’attachent à expliquer que les salaires affichés ne correspondent pas à ceux perçus. En effet, pour la retraite, le ministère retient 5 %. Il faut ensuite déduire les frais de banque et de change. En conversion, Lantivy affirme ainsi perdre 1 700 francs. Selon Joseph Lainé, ces retenues représentent 11 % du salaire66.

20 Les difficultés financières des consuls semblent avoir été bien réelles. Au-delà de cas spécifiques – tel Pierre François Dufour qui, avec un modeste salaire de 6 000 francs, doit faire vivre onze personnes67 –, ils sont très nombreux à affirmer ne pas pouvoir faire face à leurs obligations, ce qui les empêcherait parfois d’exercer convenablement leurs fonctions. Ainsi, à Arta, en 1834, Maxime Raybaud, qui ne perçoit que 6 000 francs, demande une augmentation de 2 000 francs. Il précise que la faiblesse de sa

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rémunération l’a empêché de se rendre à une invitation du pacha de Janina car il n’avait les moyens ni de faire le voyage ni d’acheter le présent d’usage. De ce fait, Raybaud ne peut rencontrer le pacha que lors de son passage à Arta. Celui-ci marque son mécontentement en ne lui rendant pas sa visite, à l’inverse de ce qu’il fait pour le consul d’Angleterre. Raybaud précise que cette différence de comportement a, bien évidemment, été remarquée par la population68. Ce serait donc l’image de la France qui souffrirait de ce salaire insuffisant. Malgré ses 18 000 francs, Joseph Lainé affirme lui aussi être en difficulté et vivre « de privations déjà depuis plusieurs années ». Il explique ainsi que malgré ses « modiques dépenses » et « malgré la vie retirée [qu’il est] forcé de mener » il ne parvient pas à équilibrer son budget et voit « avec douleur [son] déficit et [ses] engagements augmenter ». Il précise même qu’il s’est « encore contraint dans ces derniers temps de réduire [son] établissement mais il est une limite où le caractère dont [il est] revêtu [le] force à [s]’arrêter »69.

21 Pour compenser, certains consuls peuvent compter sur l’aide de proches70 ou puiser dans leur fortune personnelle, tel François Adolphe Loeve-Veimars qui estime que son poste de consul général à Bagdad, « mal rétribué », a exigé de lui « de nombreux sacrifices pécuniaires, qui ont porté une grave atteinte à [sa] modeste fortune »71. Beaucoup d’autres sont contraints de contracter des dettes, tels le baron Vigent qui prétend avoir dû emprunter plus de 16 000 francs72 ou Thedenat Duvent qui s’endette de 24 000 francs en neuf ans passés en Égypte73.

22 Les autorités et le ministère reconnaissent parfois l’insuffisance des traitements et les difficultés dans lesquelles cette situation plonge les consuls. Le préfet des Pyrénées constate « que les missions qu’il [le comte de Canclaux] a remplies, en diverses circonstances et particulièrement son séjour à Corfou, où les Anglais excitaient par leur exemple à une dépense excessive, loin d’améliorer son existence, ont au contraire diminué ses ressources pécuniaires »74. Lorsque le baron de Formont réclame une augmentation, le ministère refuse tout en reconnaissant « l’insuffisance du traitement alloué au consulat de Cagliari »75. En 1823, Joseph Louis Rousseau n’hésite pas à rappeler au ministre ses propres paroles : Vous avez signalé vous-même, Monseigneur, à la tribune nationale l’insuffisance des traitements accordés aux consuls du roi, ces hommes qui, suivant les propres expressions de Votre Excellence, pour être utiles à leur pays et à leur souverain, se condamnent à une expatriation sans terme et s’exposant dans des résidences lointaines à des fléaux de toutes espèces76.

23 Au regard des contraintes du métier, la rétribution semble de moins en moins attractive à nombre de consuls. Il est vrai que le ministère n’a pas toujours les mains libres. La Chambre exerce un contrôle strict de son budget. En 1830, elle lui impose une cure drastique qui se traduit par plusieurs suppressions de postes et des baisses de salaires. De plus, lorsque le ministère consent à augmenter un consul, la Chambre peut parfois s’y opposer, comme cela arrive à Pierre Fourier de Serre77. Toutefois, exceptionnellement, des aides peuvent être accordées sous forme de primes78. Le ministère peut aussi obtenir des bourses de pensionnaires ou demi-pensionnaires pour faire entrer les fils de ses consuls en difficultés dans les collèges royaux, tandis que les filles rejoignent la maison royale de Saint-Denis79.

24 Il apparaît donc difficile de faire un bilan homogène de la situation financière des consuls. Ceux pour qui les émoluments constituent l’essentiel de leurs revenus peuvent rapidement se retrouver dans une situation financière difficile, tel Jean Martin Ducluzeau qui, en 1833, face à son incapacité de régler ses dettes, craint de passer en

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justice80. Pour d’autres, le salaire n’est qu’un complément aux revenus de leur capital, ce qui leur permet de conforter leur train de vie. Enfin, il convient de rappeler qu’il existe de forts écarts de salaires entre les consuls. Les postes européens étant plus demandés sont moins bien rémunérés. A contrario, notamment en Amérique latine, certains consuls peuvent percevoir des salaires trois fois supérieurs à la moyenne. Ainsi, au Brésil, Raybaud se console en pensant que ses revenus lui permettent de mettre de l’argent de côté. Cela se révèle toutefois une motivation insuffisante puisqu’il affirme ne vouloir y retourner « pour rien au monde » car « les six derniers mois [qu’il y a] passés ont été un enfer »81.

Une « brillante carrière »

L’espoir d’une belle carrière

25 En 1821, lorsqu’Antoine Devoize entre dans les bureaux du ministère, son père guide ses pas et lui donne des conseils précis pour réussir sa carrière : Le respect pour la religion, l’amour du roi et de la patrie, du zèle ardent à les servir, vous ouvriront une brillante carrière. Voilà les […] principes qui doivent servir de règle à votre conduite. Si vous en négligez un seul, n’attendez aucun succès, même avec des talents. Je dois vous donner ce conseil comme votre père […]. Observez la plus grande circonspection dans vos discours, un mot imprudent recueilli par la méchanceté ou la jalousie peut nuire pour toute la vie à votre avancement82.

26 Le vocabulaire employé par Jacques Devoize est celui d’un fonctionnaire qui se préoccupe de la carrière de son fils. Grâce à sa propre expérience, il en connaît les pièges et les avantages. La majorité des consuls bénéficient ainsi d’un tel capital familial. Au sein d’un échantillon de 115 consuls, nous avons des informations sur le métier du père de 84 consuls (73 %). L’existence d’un consul, d’un diplomate ou d’un employé du ministère des Affaires étrangères dans la famille proche83 est attestée pour 27 d’entre eux (27 sur 8484, soit 32,1 %). Si l’on reprend les catégories utilisées par Anne Mézin85, ils sont 60 (60 sur 84 soit 71,4 %) à avoir un proche commis ou serviteur de l’État, sans prendre en considération les militaires. Les consuls sont donc majoritairement issus de familles de serviteurs de l’État qui connaissent les rouages d’une carrière de fonctionnaire. Là se trouve sans doute une des clés de leur motivation. L’avantage qu’ils recherchent, c’est d’entrer dans une carrière qui, à long terme, leur offre des promotions voire une ascension sociale. Antoine Odilon Amédée Fabre l’explique clairement au ministre en 1849. Alors qu’il a été nommé à Jassy, il écrit pour se plaindre de l’insuffisance de son traitement. Il précise que son « patrimoine disparaît chaque jour » et qu’il « désire n’en pas venir à contracter des dettes ». Il demande alors à quitter « ce gouffre » et ajoute : Un consul qui débuterait dans la carrière pourrait consentir à payer un avenir de sacrifices plus ou moins longs. Mais moi, Monsieur le Ministre, j’ai passé la période des sacrifices et j’étais arrivé, il y a quelques temps déjà, à celles des compensations86.

27 Il apparaît donc que si les consuls acceptent des postes difficiles, avec de mauvaises rétributions qu’ils compensent avec leur propre fortune, c’est bien dans l’espoir de réussir leur carrière. Il s’agit d’investissements dont ils escomptent bénéficier ultérieurement. Ainsi, en 1826, Charles de Libessart réclame le consulat de Nice en « dédommagement des dépenses auxquelles [il a] été forcé pour le service du roi,

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pendant onze années de résidence dans le nord »87. Pour sa part, Martin François Armand Saillard explique avoir accepté le poste de Lima et d’autres consulats lointains dans l’espoir d’une progression plus rapide de sa carrière88.

La carrière consulaire, un ascenseur social ?

28 Dans la première moitié du XIXe siècle, la professionnalisation de la carrière se caractérise par l’existence d’une échelle de promotions. Sauf en cas de faute professionnelle grave, tous les consuls progressent, passant du grade de consul de 2e classe89 à celui de 1 re classe, voire à celui de consul général90. Par exemple, si l’on observe les individus ayant été élèves vice-consuls et ayant connu une carrière normale, 86,7 % atteignent le grade de consul général ou de ministre plénipotentiaire91. La carrière offre ainsi de réelles possibilités d’ascension sociale.

29 L’exemple le plus flagrant, bien qu’exceptionnel, est celui de Charles Defly. Né en 1809, il est le fils d’une lectrice de la princesse Mathilde Bonaparte et d’un banquier niçois. Son grand-père a été maire de Nice de 1802 à 1804. En 1831, il débute sa carrière comme commis attaché au consulat de Nice. C’est l’échelon le plus bas. Remarqué pour la qualité de son travail, il devient ensuite agent consulaire, puis chancelier à Malte en 1839. Italien, il obtient sa naturalisation en 1840, ce qui lui ouvre de nouvelles perspectives. En 1842, il est nommé chancelier de l’ambassade à Rome. Il finit par être promu consul en 1850, puis consul général en 1860. En 1876, point d’orgue de sa carrière, lorsque le conseil général des Alpes-Maritimes lui propose d’être candidat aux élections sénatoriales, le ministère décide de lui donner le grade de ministre plénipotentiaire de 2e classe pour son départ à la retraite et pour marquer son assentiment à sa candidature. Élu, il est sénateur jusqu’à son décès en 1884.

30 Tous les parcours ne sont pas une réussite aussi évidente et il est parfois délicat de les évaluer au seul regard des postes occupés. En principe, l’ordonnance de 1833 établit des consulats de 2e classe et de 1 re classe. De même, le ministère répartit le personnel consulaire en consuls de 2e classe ou de 1 re classe en examinant « l’ancienneté et le mérite »92. Toutefois, il n’y a pas d’adéquation entre le grade d’un consul et la hiérarchie de son poste, un consul de 1re classe pouvant être affecté à un consulat de 2e classe et inversement. Cet imbroglio laisse comprendre que les affectations ne s’effectuent pas forcément en fonction des capacités et l’ancienneté du consul, sinon il y aurait eu adéquation entre l’importance des postes et les compétences de leurs titulaires.

31 Au-delà du classement officiel des consulats, chaque consul a ses propres préférences en fonction de critères personnels issus de son parcours ou de ses liens familiaux. Il est donc difficile d’établir la hiérarchie des postes, même si ceux d’Amérique latine sont globalement craints, alors que ceux d’Europe – particulièrement ceux dans la péninsule italienne – sont l’objet d’une vive concurrence. De plus, tous les individus ne sont pas carriéristes. Par exemple, Frédéric Gauthier affirme préférer demeurer chancelier à Londres, plutôt que de devenir consul en Californie ou au bord de la mer Rouge93. De même, en 1835, Antoine Devoize quitte avec regret la vie sociale de Smyrne pour aller à Patras en Grèce. Il estime que son « avancement en grade […] ne compense nullement tous les agréments attachés à [son] ancien et modeste grade »94. Pour sa part, Michel Hersant, consul de 1re classe à La Corogne, refuse le grade de consul général chargé d’affaires pour ne pas être affecté à Chuquisaca, en Bolivie95. De nombreux consulats a

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priori secondaires, où un consul peut difficilement se mettre en valeur, sont particulièrement recherchés. Ainsi, en 1841, Maxime Raybaud rêve d’un petit poste « si tranquille, si insignifiant », mais proche de sa famille96. La concurrence acharnée pour l’obtention de Nice offre un autre exemple du contraste entre le peu d’importance stratégique de certains postes et leur cote informelle élevée liée à un cadre de vie agréable et à la proximité de la France.

Conclusion

32 Avant d’insister sur l’existence d’avantages, soulignons à nouveau les nombreux désavantages qu’il y a à être consul : difficultés à entrer dans la carrière, compétences exigées, prise en compte de la faveur, mutations lointaines dans des contrées parfois inhospitalières, rémunérations fréquemment insuffisantes, et ainsi de suite. N’oublions pas aussi qu’il s’agit d’une profession dangereuse. Durant le XIXe siècle, les consuls à Salonique et Djedda sont assassinés. À Janina, deux consuls y réchappent de peu. De plus, en cas de problème, ils éprouvent souvent de lourdes pertes dans l’exercice de leur profession. Ainsi, en cas d’incendie, de tremblement de terre ou d’insurrection populaire, ils peuvent perdre leur maison et leurs biens97. Le ministère ne les indemnise alors que partiellement.

33 Face à ces contraintes, certains consuls sont motivés par la nécessité impérieuse de trouver une source de revenus pour vivre. Pour d’autres, c’est l’espoir d’une carrière susceptible de leur faire acquérir un meilleur statut social. De ce point de vue, ils sont également récompensés par des honneurs. Ainsi, parmi 109 consuls, seuls six ne sont pas décorés de la Légion d’Honneur. Ils sont même 59 à atteindre au moins le grade d’Officier (54 %). De plus, ils sont également décorés de nombreux ordres étrangers. Parfois, la carrière consulaire ouvre aussi la voie à un bon mariage98. Ce sont probablement ces perspectives d’ascension sociale qui conduisent Joseph Limpérani à préférer un poste de consul à celui de procureur général99.

34 Une des conséquences de l’espoir d’une belle carrière est de faire naître chez les consuls un fort sentiment de corps pour défendre leurs intérêts. Ainsi, ils se montrent particulièrement excédés par la nomination de diplomates à des postes consulaires100. Le ministre a bien conscience de l’importance des promotions pour motiver leur zèle. Ainsi, en 1842, lorsque le ministre des Finances lui recommande la docteur Dumont pour le service des paquebots au Pirée, il rejette sa demande en insistant « sur le sentiment bien légitime de sollicitude que doivent [lui] inspirer les intérêts des fonctionnaires de [son] Département ». Il précise que « l’emploi vacant est de leur part l’objet des prétentions les mieux fondées, et ils ne se verraient pas, sans un profond découragement, privés en faveur d’un candidat étranger, de la juste récompense que doivent leur assurer doublement leurs travaux et leur position hiérarchique »101. Enfin, il est possible d’avancer une dernière supposition. Le goût de l’aventure et des voyages peut également avoir joué son rôle dans certains cas. Comme le souligne le pourtant si mal payé François Duclos, après la démission du chancelier de Syra, cette place ferait beaucoup d’envieux en France car, affirme-t-il, les emplois du gouvernement à l’étranger sont fort recherchés102.

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NOTES

1. Archives du ministère des Affaires étrangères et européennes (désormais MAE), Dossier personnel (désormais DP) no 3678, Désiré François Marie Sauveur de la Chapelle. Base de données des députés de l’Assemblée nationale : http://www2.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche/ (num_dept)/11450 (consulté le 2 janvier 2019). 2. MAE, DP no 3678, Désiré François Marie Sauveur de la Chapelle au ministre, Paris, 27 juin 1839. 3. MAE, DP no 3678, « Note pour le ministre », anonyme. 4. MAE, DP no 3678, Désiré François Marie Sauveur de la Chapelle au ministre, Paris, 4 mars 1841. 5. Ibid. 6. Pour ce travail, les dossiers de 250 consuls ont été étudiés. Il s’agit de la majeure partie des consuls qui ont été en poste entre 1814 et 1852. Seuls quelques consuls dont la carrière est inférieure à cinq ans ont pu être oubliés. Les statistiques de cet article, faute de temps, n’ont pu être réalisées que sur un échantillon de 115 consuls qui ont été choisis aléatoirement pour éviter le biais d’une sélection. D’éventuelles fluctuations de l’échantillon seront systématiquement mentionnées. 7. Henri Cordier, « Un interprète du général Brune et la fin de l’École des Jeunes de langues », dans Mémoires de l’Institut national de France, tome 38, 2e partie, Paris, Imprimerie Nationale, 1911, p. 285-286. 8. MAE, DP no 2368, le ministère à Charles Lagau, Paris, 6 avril 1818. 9. Le règlement du 11 juin 1816 précise qu’elle doit être choisie parmi l’anglais, l’espagnol ou l’allemand. 10. Voir par exemple le dossier de Martin des Pallières : MAE, DP no 2773. Il est nommé élève en 1820. 11. MAE, Personnel, cartons et volumes, volume 59, n o 219. Voir Anne Mézin, « Les services consulaires français au XIXe siècle », dans Jörg Ulbert et Lukian Prijac (éd.), Consuls et services consulaires au XIXe siècle, Hamburg, Dobu Verlag, 2010, p. 47-61. 12. MAE, DP no 532. 13. Sur ce consul, voir Christian Windler, La diplomatie comme expérience de l’autre. Consuls français au Maghreb (1700-1840), Genève, Droz, coll. « Bibliothèque des Lumières », 2002. 14. Archives nationales (désormais AN), Fonds Devoize (désormais FD), 327 AP 13, Voiron, Jacques Devoize à Antoine Devoize, 12 décembre 1822. 15. MAE, ADC, carton 72, ordonnance du 26 avril 1845, fol. 4 (reprise de l’ordonnance de 1833 en annexe). 16. MAE, Affaires diverses commerciales (désormais ADC), carton 72, ordonnance du 26 avril 1845, fol. 4. 17. Article 5 de l’ordonnance du 20 août 1833 : MAE, ADC, carton 72, ordonnance du 26 avril 1845, fol. 4 (reprise de l’ordonnance de 1833 en annexe). 18. Sur les 29 individus devenus consuls de 2e classe entre 1833 et 1845, 16 ont été élèves vice- consuls (55,2 %). 19. Ces chiffres sont un reflet minimaliste de la réalité. La plupart des dossiers personnels ne contiennent pas assez d’informations pour déterminer les compétences et les connaissances des consuls. 20. MAE, DP no 2132, Versailles, 5 mai 1837, Joseph Victor Aubernon au ministre. 21. Dans 79 % des cas, elles se limitent alors à un ou deux postes : Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières (1715-1792), Paris, MAE, Direction des Archives et de la Documentation, 1997, p. 57. Notons qu’Anne Mézin prend en compte aussi les postes de chancelier. Ça n’est pas possible pour le XIXe siècle, car ils ne font plus partie de la carrière consulaire : Alexandre Massé,

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« “Une place peu convenable” : Être chancelier d’un consulat de France (premier XIXe siècle) », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, vol. 128, no 2, 2016. http://mefrim.revues.org/2751. 22. Louis Graslin, décédé alors qu’il n’était encore qu’élève vice-consul, est exclu de ces statistiques. 23. Notons que ces chiffres n’incluent pas les nombreux cas de consuls ayant pu refuser une affectation trop lointaine, surtout en Amérique latine. Les affectations comme élève et les gérances ne sont pas comptabilisées. 24. Par exemple, en 1840, sur 86 postes consulaires, 46 (53,5 %) sont situés en Europe (6 sur 19 consulats généraux, 21 sur 31 consulats de 1re classe et 19 sur 36 consulats de 2e classe). Ces chiffres varient considérablement en fonction des évolutions géopolitiques. 25. C’est par exemple le cas d’Ambroy : MAE, DP no 63, Louis Étienne Alexis Ambroy au ministre, Rotterdam, 19 juillet 1858. 26. MAE, DP n o 2379, Mexico, Athanase Gabriel Laisné de Villevêque au ministre, 7 décembre 1830. 27. MAE, DP no 4111, Milan, André Jean-Baptiste Villamus au ministre, 25 juillet 1852. 28. AN, FD, 327 AP 21, Maxime Raybaud à Antoine Devoize, 16 février 1840. 29. AN, FD, 327 AP 22, Antoine Devoize à Eugénie Challaye (probablement), 16 septembre 1835. 30. Ibid., Édouard Grasset à Antoine Devoize, 26 septembre 1840. 31. AN, FD, 327 AP 23, Paris, Maxime Raybaud à Antoine Devoize, 15 décembre 1841. 32. MAE, DP no 4076, Étienne Raymond Victor de Verniac au ministre, 30 janvier 1828. 33. MAE, DP no 725, réponse marginale du ministre dans la lettre de François Durand et Jean- Pierre Poeydavant au ministre, Paris, 7 mai 1824. 34. MAE, DP no 1725, le ministre au marquis de Caraman, Paris, 29 avril 1825. 35. MAE, DP no 1219, le ministre à Hyde de Neuville, Paris, 1er juillet 1825. 36. AN, FD, 327 AP 13, Jacques Devoize à Antoine Devoize, 1 er juillet 1821, « Instructions pour mon fils Antoine ». 37. Les lettres de recommandation n’ont pu être analysées que pour 109 consuls des 115 consuls de notre échantillon. Nous laisserons ici de côté les démarches orales qui ont laissé des traces trop lacunaires. 38. C’est le cas de la famille de Marie Stanislas César Famin : MAE, DP no 1560. 39. Par exemple, en 1806, un rapport mentionne les « attaques néphrétiques » dont souffre Mathieu Maximilien Pierre Lesseps à cause d’« une maladie cruelle, qui a pris naissance dans les divers climats brûlants qu’il a habités pour servir l’État ». Voir MAE, DP no 2597, rapport du 24 juillet 1806. 40. MAE, Correspondances consulaires et commerciales (désormais CCC), Coron 6, fol. 441, Augustin Arasy au ministre, 15 février 1822. 41. Ibid. 42. MAE, CCC, Larnaca 17, fol. 224, Alexandre Pillavoine au ministre, 30 juillet 1830. 43. Anne Mézin, Les consuls au siècle des Lumières…, op. cit., p. 24-28. 44. Geoff R. Berridge, British Diplomacy in , 1583 to the Present : a Study in the Evolution of the Resident Embassy, Leyde, Boston, Martinus Nijhoff Publishers, 2009, p. 79. 45. MAE, CCC, Larnaca 17, fol. 237, Alexandre Pillavoine, 22 septembre 1830. 46. MAE, CCC, Coron 6, fol. 441, Augustin Arasy, 15 février 1822. 47. Par exemple, en 1835, Florent Thierry épouse Augustine Deshaies, la fille d’un négociant de Saint-Malo dont il est originaire : MAE, DP no 3909, 13 mars 1835, Florent Thierry au ministre. De même, le comte Ulysse de Ratti-Menton épouse la fille d’un négociant pour avoir une dot en numéraire, ce qui lui semble préférable « à quelques-unes des Princesses Géorgiennes » car elles ne lui auraient apporté « en dot que des terres et des esclaves » : MAE, DP no 3400, Tiflis, 24 mai 1836, Benoît Ulysse Laurent François de Ratti-Menton au ministre.

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48. MAE, DP no 1193, Elisée Alfonse de Decazes au ministre, 16 septembre 1833. 49. Par exemple, c’est le cas du marquis Basile de Candolle à Nice : MAE, DP no 728, Chevalier de Candolle. Les consuls soulignent fréquemment les passages qui leur semblent importants dans leurs courriers. 50. MAE, DP no 2023, Charles d’Hautefort au ministre, 27 août 1825. 51. Sans poste, il est en congé à Paris. MAE, DP n o 2689, Auguste Jean Mahélin au ministre, 19 septembre 1828. 52. MAE, DP no 3061, Louis Antoine Mure de Pelanne au ministre, 17 avril 1831. 53. MAE, DP no 2774, Martin Despallières au ministre, 9 février 1824. 54. MAE, DP no 2689, Pierre de Montmorency-Laval au ministre, 4 décembre 1820. 55. Il est alors vice-consul à Tripoly de Barbarie : MAE, DP no 4045, note marginale dans la lettre de Désiré Charles Joseph Auguste Vattier de Bourville, 15 juin 1828. 56. Ibid., Vattier de Bourville au ministre, 29 août 1853. 57. MAE, DP no 725, le ministère au préfet des Pyrénées, 22 janvier 1824. 58. Jean Le Bihan, « La catégorie de fonctionnaires intermédiaires au XIXe siècle. Retour sur une enquête », Genèses, no 73, 2008, p. 4-19. 59. Tableaux réalisés à partir des états du personnel : MAE, Personnel, Dossiers généraux 1706-1972, cartons 80, 268, 270 et 271. 60. Les postes en Asie ne commencent à apparaître que sous la monarchie de Juillet. 61. MAE, Personnel, cartons et volumes, volume 59, no 219. Angrand s’en plaint : MAE, DP no 86, Cadix, 11 octobre 1844, François Marie Léonce Angrand au ministre. 62. MAE, DP no 2378, Joseph Joachim Honorat Lainé au ministre, 18 novembre 1837. 63. MAE, DP no 898, Albert Frédéric Gautier au ministre, 2 février 1847. Lettre présente dans le dossier de René Hippolyte Le Pestre, marquis de Châteaugiron. 64. Par exemple : MAE, DP no 1683, Pierre Fourier de Serre au ministre, 29 novembre 1841. 65. MAE, DP no 2415, Gabriel Marie Jean Benoît de Lantivy au ministre, 2 septembre 1846. 66. MAE, DP no 2378, Joseph Joachim Honorat Lainé au ministre, 18 novembre 1837. 67. MAE, DP no 1435, Pierre François Dufour (consul à Patras), 30 août 1823. 68. MAE, CCC, Arta 4, fol. 401bis-402. 69. MAE, DP no 2378, Joseph Joachim Honorat Lainé au ministre, 18 novembre 1837. 70. Léonce Benjamin Levraud reçoit de l’argent et des « affaires » de son père : MAE, DP no 2612, François Benjamin Levraud (le père) au ministre, 12 décembre 1842. 71. MAE, DP no 2641, François Adolphe Loeve-Veimars au ministre, 15 mai 1849. 72. MAE, DP no 4104, François Pascal Théodore Vigent au ministre, 12 mai 1840. 73. MAE, DP no 3896, Pierre Paul Thedenat Duvent au ministre, 18 février 1825. 74. MAE, DP no 725, le préfet des Pyrénées au ministre, 22 janvier 1824. 75. MAE, DP no 1654, le ministère à Guilleau Jean-Baptiste de Formont, mai 1830. 76. MAE, DP no 3563, Joseph Louis Rousseau au ministre, 20 avril 1823. 77. MAE, DP no 1683, Pierre Fourier de Serre au ministre, 29 novembre 1841. 78. Par exemple, Pierre Paul Thedenat Duvent reçoit 6 000 francs en 1825 : MAE, DP n o 3896, le ministre à Thedenat Duvent, 18 février 1825. 79. Par exemple : MAE, DP no 1310, le baron Charles Devaux au ministre, 16 juillet 1829 ; DP no 2068, Michel Espérance Hersant, 25 juin 1835, 31 octobre 1837 et 16 novembre 1838. 80. MAE, DP no 1423, Jean Martin Ducluzeau au ministre, mai 1833 (pièce no 36). 81. AN, FD, 327 AP 23, Maxime Raybaud à Antoine Devoize, non datée (fin de liasse sans numérotation). 82. AN, FD, 327 AP 13, Jacques Devoize à Antoine Devoize, 1 er juillet 1821, « Instructions pour mon fils Antoine ». 83. Les vagues cousinages n’ont pas été pris en considération. Sont ici pris en compte les pères, oncles et frères.

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84. Ce chiffre ne change pas quand on prend en considération les oncles et les frères. 85. Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières…, op. cit., p. 75. 86. MAE, DP no 1542, Antoine Odilon Amédée Fabre au ministre, 29 décembre 1849. 87. MAE, DP no 2616, Charles de Libessart au ministre, 7 février 1826. 88. MAE, DP no 3606, Martin François Armand Saillard au ministre, 18 juillet 1836. 89. Ce grade est appelé « vice-consul » jusqu’à la réforme instituée par l’ordonnance du 20 août 1833. 90. L’ordonnance de 1833 précise le nombre d’années d’ancienneté nécessaires avant d’espérer une promotion. 91. Notre échantillon contient 42 individus ayant été élèves vice-consuls. Si nous en excluons ceux décédés prématurément ou ayant interrompu leur carrière ou ayant été sanctionnés pour une faute professionnelle importante, il reste 30 individus : 26 atteignent le grade de consul général. 92. MAE, ADC, carton 82, note d’août 1833. 93. AN, FD, 327 AP 23, Frédéric Gauthier à Antoine Devoize, Londres, 20 avril 1842. 94. AN, FD, 327 AP 22, Antoine Devoize, destinataire inconnu, Patras, 6 septembre 1835. 95. MAE, DP no 2068, Paris, 17 janvier 1852. 96. AN, FD, 327 AP 23, Maxime Raybaud à Antoine Devoize, Paris, 15 décembre 1841. 97. Par exemple, en 1842, Frédéric Théodore Cerfberr perd sa maison et sa fille lors d’un tremblement de terre à Haïti. Il décède peu après : MAE, DP no 831. En 1828, Jean-Baptiste W. de Mendeville essuie de lourdes pertes suite à l’insurrection de Buenos-Aires. Il multiplie alors les demandes d’indemnisation : MAE, DP no 2837. 98. Par exemple, en 1840, Armand Hilaire Auguste Lemoyne demande le titre de consul général car, dit-il, cela l’arrangerait avant de faire un bon mariage avec la fille du général Bruno : MAE, DP no 2573, Lemoyne au ministre, juin 1840. 99. MAE, DP no 2626, Joseph Limpérani au ministre, 4 juillet 1845. 100. .Par exemple : AN, FD, 327 AP 21, Auguste Fabreguettes à Antoine Devoize, 7 juin 1841 ; 327 AP 23, Auguste Fabreguettes à Antoine Devoize, 18 novembre 1841 ; Auguste Fabreguettes à Antoine Devoize, 7 décembre 1841 ; Maxime Raybaud à Antoine Devoize, 15 décembre 1841. 101. MAE, DP no 3555, note confidentielle pour le ministre des Finances, 7 septembre 1842. 102. AN, FD, 327 AP 21, François Duclos à Antoine Devoize, 18 septembre 1840.

RÉSUMÉS

Durant la première moitié du XIXe siècle, le ministère des Affaires étrangères poursuit la professionnalisation du corps consulaire. Ce processus est à l’origine de contraintes pour les consuls. En effet, le ministère exige d’eux des compétences croissantes. De plus, ils sont désormais des fonctionnaires interchangeables qui connaissent des mutations fréquentes dans des espaces variés et parfois lointains. Malgré ces difficultés, la carrière consulaire demeure attractive et attire de trop nombreux candidats. Leurs motivations sont diverses. Pour certains, il s’agit de trouver un revenu stable qui leur permette de tenir leur rang. Toutefois, les émoluments des consuls se révèlent globalement insuffisants et c’est bien l’existence d’une échelle de promotion et l’espoir d’une belle carrière qui semblent être la motivation principale de la majorité des consuls.

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During the first half of the nineteenth century, the Ministry of Foreign Affairs continued to professionalize the consular corps. This process created constraints for consuls, as the Ministry required increasing expertise from them. In addition, the consuls became interchangeable civil servants who were frequently transferred to diverse and sometimes distant locations. Despite these difficulties, the consular career remained attractive and drew in too many candidates. Their motivations were diverse. For some, it was a matter of finding a stable income that allowed them to maintain their rank. However, the consuls’ emoluments were generally insufficient: the main motivation for the majority of consuls appears to have been the existence of a promotion ladder and the hope of a successful career.

INDEX

Mots-clés : professionnalisation, compétences, rémunérations, consuls de France, xixe siècle Keywords : Professionalization, skills, salaries, French consuls, nineteenth century

AUTEUR

ALEXANDRE MASSÉ Rattaché au laboratoire FRAMESPA (UMR 5136) de l’Université Toulouse Jean-Jaurès, Alexandre Massé est docteur en histoire après avoir soutenu, en 2012, une thèse intitulée : « La “domination morale” : les consuls de France dans l’Orient grec : images, ingérences, colonisation (1815-1856) » (à paraître chez Classiques Garnier en 2019). ATER à l’Université Toulouse Jean-Jaurès (2010-2013), puis à l’Université de Nantes (2016-2017), post-doctorant du Labex Structuration des Mondes Sociaux (2015), il enseigne désormais dans le secondaire.

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Les consuls de la principauté de Monaco dans les États méditerranéens, d’Honoré V à Albert Ier (1819-1922) : représenter un micro-État

Jean-Rémy Bezias et Thomas Blanchy

1 En 1861, par un traité conclu avec Napoléon III, qui rattache à la France la ville de Menton et sa région, le petit État monégasque perd de jure les neuf dixièmes de son territoire et la majeure partie de son commerce extérieur. Il y a pourtant au XIXe siècle un contraste frappant entre la rétraction territoriale de la principauté et son expansion consulaire. C’est en effet à partir de la moitié du siècle que Monaco se dote véritablement d’un réseau de représentations, en particulier en Europe, en Afrique du Nord et, dans une moindre mesure, en Amérique.

2 Dans les seuls États méditerranéens un décompte sommaire indique qu’entre 1859 et 1909, cinquante-sept consulats ont été créés par la principauté. Il s’agit d’une Méditerranée devenue plus sûre, où s’étend une présence croissante de l’influence occidentale, où les liens entre les différents rivages se font de plus en plus étroits à défaut d’être égalitaires. Mais le réseau s’étend aussi, certes plus difficilement et plus tardivement, au Nord de l’Europe et dans plusieurs villes de l’Est de l’Amérique.

3 Le commerce monégasque étant quasi inexistant, le rôle des consuls de Monaco est d’une nature souvent différente de celui de consuls d’autres pays. Pour pallier le manque de personnel au service du prince à l’étranger, ces agents monégasques, sans doute plus que les consuls de grands pays dont la présence à l’étranger est plus importante (hommes d’affaires, commerçants, militaires, ambassadeurs), se voient conférer par le prince et son gouvernement différentes missions, plus ou moins officieuses. Informateurs, intermédiaires pour l’achat de produits locaux, facilitateurs de démarches, agents d’accueil de membres de la famille princière lors de voyages :

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leurs fonctions peuvent couvrir des champs multiples et ils sont, de ce fait, choisis par rapport à leurs aptitudes supposées à y répondre.

4 Dans ce contexte, sur une durée d’environ un siècle, du règne du prince Honoré V à celui d’Albert Ier (1819-1922), on peut s’interroger sur les raisons qui ont poussé de nombreux individus à présenter leur candidature au poste de consul à l’étranger d’un si petit pays. La question de l’intérêt pour les individus devenus consuls de Monaco, surtout, ne laisse pas d’interpeller.

5 À travers ces questions, il sera possible de mieux comprendre ce qu’a été la représentation consulaire d’un micro-État méditerranéen au XIXe et au début du XXe siècle. La principale source, très peu explorée jusqu’ici, est celle des nombreux volumes des correspondances consulaires du palais princier.

Devenir consul de la principauté : les profils et leurs attentes

6 Avant de briguer la fonction de consul de la principauté, les candidats ont certainement nourri des attentes. Que ces dernières aient été ou non réalistes, elles ont joué un rôle dans la multiplicité des candidatures observées, notamment les candidatures spontanées.

Une majorité de candidatures spontanées

7 Dans la majorité des cas, le recrutement se fait par candidatures spontanées. Ces dernières sont nombreuses, en particulier pour les villes importantes. Dans la plupart des cas, ce sont ces candidatures qui engendrent la création de consulats plutôt que la recherche, par le prince, de profils particuliers pour des villes définies. Elles sont souvent, mais pas exclusivement, le fait de personnalités du milieu négociant. Citons ici quelques exemples ponctuels, qui reflètent des diversités de situations en même temps que des points communs.

8 À Marseille, en 1877, après une démission, trois impétrants présentent leur candidature : un propriétaire rentier marseillais d’âge mûr, Léon Chave, déjà consul de Saint Marin ; un trentenaire issu d’une famille d’armateurs d’origine italienne, Spiridion Pianello, vice-consul d’Argentine1 ; et enfin un fils de négociant enrichi, d’origine espagnole, Émile Bernich, âgé de 38 ans, qui remplit déjà des fonctions consulaires pour le compte de deux États sud-américains2. C’est ce dernier qui est choisi grâce aux renseignements du consul sortant3.

9 À Tunis, Charles Cubisol4 est nommé en 1863 consul de Monaco. Né à La Goulette d’un père maître charpentier provençal émigré au service du bey, il est engagé dans des opérations commerciales qui facilitent son accession au poste d’agent vice-consul de France dans sa ville natale en 1855. Il est déjà représentant de diverses puissances européennes5.

10 Le consul de Monaco à Barcelone entre 1872 et 1876, le baron de Solernou-Fernandez, a été d’abord consul du roi de Bavière. Son poste est supprimé lors de la création de la Confédération germanique. Il sollicite alors en 1872 le consulat de Monaco à Barcelone pour, en quelque sorte, remplacer son ancien poste. L’homme a déjà de nombreuses distinctions6.

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Une dimension familiale et l’intérêt d’un lien géographique avec Monaco

11 Une dimension de continuité familiale dans certains postes consulaires, est, sinon recherchée, du moins appréciée et avalisée à Monaco, ce qui favorise la formation de dynasties de consuls. Ces dernières excèdent rarement, cependant, deux générations.

12 Ainsi, à Marseille, Auguste Abeille, nommé en 1842, est le neveu de son prédécesseur Alphonse Chappon7. À Tunis, le négociant Charles Cubisol a hérité du consulat du Danemark de son oncle François Gaspary. À sa mort (1868) il transmet à son tour la plupart de ses fonctions consulaires8 à son neveu Joseph. En Tunisie, la proximité des familles Gaspary et Cubisol, elles-mêmes liées à la famille Bottary dont plusieurs membres ont également assuré des fonctions consulaires, est emblématique de ce recrutement familial9. Des cas comparables se présentent à Nice10, Vintimille11, Jaffa12 ou encore Messine13.

13 L’avantage familial ne fonctionne pas systématiquement. À San Remo, après la mort du marquis Garbarino, son fils tente de lui succéder, mais la principauté ne donne pas suite : les renseignements pris à son sujet font état de la précarité des finances familiales et du manque d’indépendance et de qualités du jeune impétrant14.

14 L’origine géographique de certains candidats, proche de Monaco, peut accroître l’intérêt d’une nomination. D’origine mentonnaise, le consul à Rome (1835 à 1866) Jean- Baptiste d’Augero, médecin (archiatre) du souverain pontife, est lié par ses racines à la principauté et entretient avec le pape et son entourage des liens étroits15. Il est donc l’homme de confiance idéal pour des missions délicates.

15 L’origine géographique peut aussi se combiner avec les relations familiales, à l’image de Gaspard Médecin à Nice, en 1891, recommandé pour le poste consulaire par un cousin, aide de camp du prince16. Né à Monaco, fils d’un ancien gouverneur général de la principauté, c’est un ancien député et maire de la IIIe République. Ce hiérarque à la carrière bien remplie est en quête de postes honorifiques afin de faire perdurer l’exercice de ses responsabilités.

Les motivations et les attentes : l’espoir d’une fonction d’influence et lucrative ?

16 Les candidats au poste de consul de Monaco n’ont pas forcément une vision précise de la principauté de Monaco. La petite souveraineté, au milieu du XIXe siècle, ne semble guère connue en dehors de son voisinage immédiat. Certains candidats à des postes consulaires ont donc pu surestimer les revenus ou retours possibles liés à une telle fonction.

17 Souvent négociants, les impétrants pensent peut-être à de nouveaux débouchés pour leurs produits où pour ceux des membres de leur réseau. Ainsi, pour appuyer sa candidature à Bruxelles en 1864, Auguste Bonnel écrit au gouverneur général Imberty : Je me permettrai de faire observer qu’étant en rapport avec les principaux importateurs de fruits secs, il me sera possible d’augmenter les affaires entre la principauté et la Belgique, de plus j’ai cru remarquer que des négociants ont établi à Monaco des entrepôts de produits manufacturés pour l’Italie et la Vénétie, alors de part et d’autre il y aurait possibilité de développement commercial17.

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18 Se plaçant comme intermédiaire entre les négociants et le prince, Auguste Bonnel espère accroître son influence dans le milieu du négoce et en tirer quelque avantage pour lui-même. Cependant, il ne prend pas la mesure de l’étroitesse du marché monégasque, et la Belgique, qui, à cette époque, déconsidère la principauté, ne permet pas encore l’établissement d’un consul.

19 Quelques années plus tard, un nommé Frantz Robyns Misson d’Inkendaele, aristocrate belge recommandé par le nonce apostolique près la cour de Belgique, pose sa candidature pour Bruxelles. Il pense être utile dans les rapports qui s’établiraient entre Monaco, la Belgique et le royaume de Hollande. Dans les faits, il est déjà impliqué dans le « choix provisoire des anciens serviteurs du Saint Père » que le prince « veut bien admettre parmi ses gardes »18. On suppose alors qu’il envisage obtenir par cette fonction un accroissement de son influence auprès de ces différentes cours et de la papauté.

20 Un cas intéressant se manifeste en 1875 à Vienne, qui illustre les idées et arrière- pensées, parfois irréalistes, de certains candidats et de leurs protecteurs. Deux hommes, le baron de Beyer et le baron de Gagern, qui ont tous deux exercé des fonctions diplomatiques en Autriche – le dernier comme chef de section au ministère des Affaires étrangères –, se mettent en contact avec monseigneur Theuret, protonotaire apostolique et premier aumônier du prince, pour appuyer la candidature du baron d’Erstenberg-Freyenthurn au poste de consul de Monaco dans la capitale de l’empire d’Autriche. Manifestement déçus par leur gouvernement, qui s’est jeté « tête baissée, dans le libéralisme », ces trois hommes imaginent un « plan d’action » pour « arriver plus tard, par la nomination de M. d’Erstenberg au Consulat Général, à la création d’une représentation diplomatique proprement dite »19 de Monaco à Vienne : « Le Baron d’Erstenberg est un bon gentilhomme, très honnête et capable, ancien chargé d’affaires de plusieurs petits États Allemands près la Cour Impériale » doté des « meilleures relations et beaucoup de routine ». Mais surtout, il a un fils, […] jeune homme de beaucoup de moyens, âgé de 30 ans, qu’il veut initier aux affaires diplomatiques et duquel on pourrait faire le futur représentant diplomatique du Prince, votre Auguste Souverain. […] Nous avons d’abord pensé à M. d’Erstenberg fils. Puis, nous avons jugé plus utile de passer le père au fils. Le père a plus d’expérience et une position diplomatique faite. Après quelques années et sur tout [sic] si les événements amenaient un changement de système et de personnes, il ne serait pas difficile de faire passer au fils le Consulat Général qu’on changerait en poste diplomatique20.

21 Le candidat est finalement nommé par le prince21. Cependant, les avantages attendus ne s’avèrent pas forcément à la hauteur des espérances, au moins d’un point de vue pécuniaire. Le consul essaye probablement d’obtenir une allocation pour son poste, il obtient, par l’intermédiaire du baron de Beyer et de monseigneur Theuret, une réponse négative : S. Exc. le Gouverneur Général a commencé par me faire observer que la Principauté a 43 consulats à l’étranger et que plusieurs surtout en France et en Italie sont assez occupés ; mais qu’aucun d’eux ne reçoit une allocation quelconque. D’un autre côté, le Consulat Gal à Vienne est une véritable sinécure car M. le B on d’Erstenberg depuis sa nomination c.à.d. depuis environ une année n’a écrit à M. le Gouverneur que huit lettres et encore la plupart sont très laconiques et de nulle importance. Il avait été chargé il y a 6 mois de sonder les intentions du Gouvernement I. et R. relativement à la conclusion d’un traité d’extradition entre

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l’Autriche-Hongrie et la Principauté, analogue à ceux que S.A.S. a signés avec la plus grande partie des Souverains. Cette affaire, jusqu’à présent n’a pas abouti. Il semblerait résulter de ce qui précède que le traitement d’un chancelier du Consulat Général serait complètement inutile ; et que les frais d’administration, les dépenses journalières de bureau […] etc. sont insignifiants. M. le Gouverneur Général, ne croirait donc pas pouvoir proposer au Prince pour cet objet une allocation dont au reste vous ne m’indiquez même pas approximativement le chiffre et qui, de plus, serait un précédent que ne manqueraient pas d’invoquer les autres agents consulaires qui ont généralement des fonctions beaucoup plus actives. […] Ne pensez-vous pas qu’une Légation de S.A.S. pourrait être prochainement créée à Vienne ? et dans ce cas, si M. le Baron d’Erstenberg ou son fils était nommé chargé d’affaires, il lui serait sans doute accordé une petite subvention pour frais de chancellerie ; mais je réfléchis que si sa situation pécuniaire est embarrassée, il lui serait sans doute difficile de représenter dignement le Prince comme agent diplomatique22.

La recherche de notoriété et de respectabilité

22 La recherche d’une forme de notabilité par l’accession au consulat est sensible chez certains négociants ou agents commerciaux d’ascension récente. À Alger, Sébastien Pourrière père (Toulon 1822 - Alger 1878), marchand de vin, est un des principaux mandataires immobiliers de la ville23. Candidat spontané, il assure le gouvernement princier de sa pleine volonté et de sa capacité à assumer les charges financières d’un consulat24. À Sète, le consul Jules-Michel Puyo (1897) a commencé comme employé de commerce à Bordeaux25, pour ensuite gravir les échelons et diriger une filiale de sa société à Sète. Solidement établi mais d’ascension récente, il paraît en quête d’une respectabilité supplémentaire26.

23 Le cumul des fonctions consulaires, fréquent, n’est pas vu comme une contrainte, à l’image d’Émile Bernich et de Charles Cubisol, déjà évoqués27. À Bône, Youssouf Allegro, vice-consul de Monaco en 1876, y est également représentant du bey de Tunis28. À Toulon, le consul de Monaco en 1858, Auguste Bernard Schenking, était signalé auparavant comme agent consulaire des États-Unis29. Ce cumul est rendu possible par la faible charge de travail que suppose a priori le consulat monégasque ; une charge financière pressentie comme relativement légère, mais qui promet malgré tout une multiplication des possibilités d’exposition. À Jaffa en 1865, le négociant Moritz Blattner accepte la charge de consul de Monaco, après avoir refusé celle de consul d’Autriche, en raison du trop grand nombre de sujets autrichiens dans le besoin30.

La satisfaction du sentiment commun d’appartenance et des valeurs communes

24 Jusqu’à Charles III, les consuls se rassemblent autour de l’adhésion aux mêmes valeurs traditionnelles. À Marseille, la famille Abeille se met naturellement au service des princes : anoblis à l’extrême fin de l’Ancien Régime, puis victimes de la Révolution, ces monarchistes attachés au principe dynastique se plaisent à retrouver d’anciens repères. En 1849, Auguste Abeille confie au prince son rejet de la république démocratique31. Octave Balbo, consul de Monaco à Turin en 1880, écrit au gouverneur général, à l’occasion des vœux pour la nouvelle année, son aversion pour le suffrage universel32. À

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Barcelone, le baron Solernou-Fernandez, dans une Espagne ravagée par les guerres carlistes, proclame son attachement à la monarchie traditionnelle, non parlementaire33.

Incarner la principauté en public : la recherche d’un affichage et ses limites

25 Au-delà des projections et des espérances, les véritables avantages liés au fait d’être consul de la principauté relèvent surtout des domaines honorifiques et relationnels. Les attentes financières, s’il y en eut, sont déçues.

L’accomplissement d’un cérémonial

26 À travers ses fonctions honorifiques et de représentations, le consul peut faire vivre sa fonction en public de façon privilégiée. La documentation montre l’importance de cette exposition pour lui. Les évènements protocolaires, qui exigent la mise en scène d’un certain cérémonial, sont l’occasion d’arborer les couleurs et de figurer publiquement en habit de fonction.

27 Au titre des rituels annuels participant de la mise en avant de la fonction consulaire figurent les fêtes onomastiques en l’honneur du souverain représenté. Sous le règne de Charles III (1856-1889), certains consuls d’Italie méridionale donnent de l’éclat à la fête de Saint-Charles (4 novembre) et, surtout, en rendent compte au palais pour montrer leur dévouement et leur volonté de faire rayonner localement le nom de leur maître. À Palerme, dans les années 1870, se déroule, plusieurs années de suite, la célébration d’un office religieux en l’honneur du prince. Le consul se rend en uniforme et équipage de gala, avec son chancelier à l’église Saint-Charles de la ville où est chanté un Te Deum. Au siège du consulat, embelli et décoré pour l’occasion, le duc Lancia di Brolo déclame de courts poèmes en l’honneur du prince et organise un banquet34.

28 Ce rituel est autant profitable à la renommée du souverain et de son représentant que générateur de dépenses pour le consul. En voyage exploratoire en Palestine, où il préconise la mise en place d’un consulat à Jaffa, l’envoyé officieux Prosper Delpuget rappelle aux autorités princières le poids du cérémonial dans cette ville, lors des fêtes en l’honneur de chaque souverain représenté : les couleurs sont hissées, un salut de vingt et un coups de canon est donné, tous les consuls se rendent chez leur collègue pour présenter leurs compliments ; le consul reçoit également la visite du gouverneur, du capitaine du port et du chef de l’artillerie, et ces trois personnages reçoivent du consul un cadeau conformément à la coutume locale. Il en conclut qu’il est fort difficile de trouver quelqu’un dont les ressources permettent de maintenir ce train de représentations.

29 Les événements récurrents sont complétés de façon aléatoire par des occasions plus ponctuelles, au premier rang desquelles figurent les visites des princes. Cette dimension s’accentue fortement avec l’émergence de la figure du prince navigateur Albert Ier. La correspondance consulaire garde trace de certaines de ses escales. Albert Ier se rend par exemple à Palerme en 1875, à Alger en 1877 et effectue un séjour de neuf jours à Naples en 1893. Quant au prince héréditaire Louis, il est en Tunisie en juin 189635. Ces multiples visites font l’objet de comptes-rendus détaillés de consuls manifestement flattés d’être ainsi mis en avant.

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La décoration : une obsession

30 La quasi-totalité des consuls réclame, dans des délais variables, la nomination dans l’ordre de Saint-Charles. La décoration présente un intérêt honorifique. Elle est aussi présentée plus ou moins implicitement comme récompense attendue de services rendus, en l’absence de rémunération. Auguste Abeille en 1846 en résume l’intérêt : Depuis quatre ans j’ai l’honneur d’être le consul général du Prince à Marseille et les frais de bureau et de représentation dépassant de beaucoup les revenus de la chancellerie, j’ai dû faire quelques sacrifices pécuniaires. Je suis loin de les regretter et ma fortune me met dans le cas de ne pas avoir à les compter, mais votre Altesse est trop juste pour ne pas dès lors m’excuser de m’attacher à des questions honorifiques, et placé au milieu de consuls tout décorés de plusieurs ordres, n’est il pas naturel que je désire ne pas être le seul exclu des faveurs ?36

31 Dans la correspondance consulaire, la référence aux autres membres du corps consulaire local et à leurs décorations est récurrente.

32 Plus rares sont les demandes exprimées sur le ton de la plainte ou de l’amertume. En 1868, le consul de Monaco à Sète en poste depuis deux ans, Bruno Albert, déplore de n’être pas encore décoré, révélant qu’il avait postulé principalement dans ce but37. Même cas à Barcelone en 1885, lorsque le consul André Sard y Rosellos se plaint au gouverneur général : Le 22 du courant, j’ai assisté aux funérailles célébrées à la Cathédrale pour S.M. le Roi Alphonse avec le Corps Consulaire étranger accrédité à Barcelone ; et je dois dire franchement à Votre Excellence que j’ai été désolé de voir qu’il n’est un seul consul, exception faite de celui de Monaco, qui n’ait mérité l’honneur de porter une décoration du pays par lui représenté. Ce contraste si remarquable me laisse supposer que durant les 8 années que j’ai eu l’honneur de représenter la Principauté, je ne suis pas parvenu à servir les intérêts de Notre Auguste Souverain si bien que leur importance le mérite ; et en conséquence, je prie Votre Excellence de vouloir bien me dire sincèrement si vous jugez convenable que je quitte mon poste, afin qu’un successeur puisse l’occuper, sinon avec plus de dévouement, avec plus d’intelligence38.

33 Si cet exemple exprime en l’occurrence une attente déçue, il illustre néanmoins le privilège octroyé au consul d’assister aux événements dynastiques, ce qui témoigne de leur rang protocolaire.

34 Au-delà des décorations, certains consuls espèrent monter en grade, obtenir à terme d’autres fonctions plus importantes. Le stade de consul est alors considéré par eux comme un marchepied vers une véritable fonction diplomatique ou un rôle dans l’entourage du prince, pouvant peut-être aboutir, dans leurs espoirs, à l’obtention de la nationalité monégasque. On peut évoquer le consul Assereto Seravalle, en 1872, qui souhaite devenir chargé d’affaires à Madrid39. Émile Bernich, quant à lui, après avoir été vingt ans consul de Monaco à Marseille (1877-1897), devient conseiller privé du prince Albert Ier, puis de Louis II, jusqu’à sa mort en 1925. Mais il obtient, en parallèle, d’autres fonctions à Monaco. Pour lui, l’activité consulaire n’est donc qu’un point de départ dans un cursus honorum qui le voit devenir par la suite, inspecteur général des Finances (1898), conseiller d’État (1899), directeur général des Finances (1910) et obtenir, à la fin de sa vie, la dignité de Grand-Croix de l’Ordre de Saint-Charles, en plus d’autres décorations étrangères prestigieuses.

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Le registre de la bienfaisance

35 Il n’est pas rare que les consuls tentent de s’illustrer à travers les actions de bienfaisance, en s’accommodant de l’ordinaire comme de l’exceptionnel. Les séismes de 1883 à Ischia et de 1908 à Messine donnent lieu à des gestes ou manifestations humanitaires auxquelles prennent part les consuls de Monaco à Naples. Il s’agit par exemple de la transmission de dons du prince pour alimenter une tombola ou de la mise en place d’un comité de bienfaisance ad hoc avec présence de l’épouse du consul pour distribuer des produits de première nécessité sous le patronage monégasque40. Ce type d’intervention fonctionne au bénéfice du rayonnement princier ; il peut coûter au consul en avances financières et en temps investi, mais n’en constitue pas moins pour lui le vecteur d’un possible accroissement de son capital social ou bien un utile élément de monstration et de rappel de l’utilité de sa fonction. Dans un rythme plus régulier, la fête du souverain peut être l’occasion pour le consul de faire étalage de vertus charitables : secours distribués à des communautés religieuses41, dot offerte à une orpheline de Monaco tirée au sort42. Les comptes-rendus de la presse locale et éventuellement du Journal de Monaco assurent la publicité souhaitée.

Les congrès scientifiques : autres occasions de rayonnement

36 Les congrès scientifiques internationaux, dont l’ampleur va croissant, recèlent un intérêt d’ordre relationnel. On peut citer le cas du consul à Palerme, Lancia di Brolo, présent à Budapest en 1876 lors d’un congrès de statistique. Ce personnage est lui- même auteur d’ouvrages de statistique à caractère local. Il faut noter que, dans l’autre sens, la principauté s’attache à faire diffuser les études d’Albert Ier par ses consuls, qui répondent à cette attente avec empressement.

L’honneur public et ses limites

37 L’honneur public rejaillit sur les familles, dont certaines manifestent le désir de garder les traces de l’exercice du consulat par un de leurs membres : on voudra, après décès ou démission, garder l’écusson acquis à titre onéreux, aussi considéré comme une trace honorifique ; à la fois un objet matériel et un symbole immatériel. C’est le cas des familles Anselmi à Naples en 189343 et Rouquerol à Toulon44. L’hommage funèbre rendu à un consul, s’il intervient dans des circonstances pénibles pour la famille, n’en constitue pas moins un témoignage public de la valeur d’un de ses représentants. Ainsi, Charles Cubisol, décédé à Tunis en 1868 lors d’une épidémie, a droit à des funérailles grandioses. Son neveu et successeur rend compte au prince des honneurs funèbres rendus par le bey : Trois généraux de division, l’amiral commandant en chef la marine, un nombreux État-major de terre et de mer, tous en grand uniforme, la garnison de La Goulette tambours en tête et le fusil bas ont accompagné le convoi45.

38 Mais les honneurs et avantages escomptés ne sont pas toujours à la hauteur des attentes. Le commerce monégasque est quasiment nul et la population du pays très réduite. Les occasions de délivrer des actes sont rares et les revenus des consulats sont faibles. Des plaintes remontent à ce sujet vers le prince. À Vintimille, le consul en place

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depuis 1873 signale en 1893 qu’il n’a toujours pas placé les armoiries en raison des recettes négatives de son consulat ; il attend de les recevoir46.

39 À Naples, Jean Giordano, duc d’Oratino, consul à partir de 1870, n’a finalement rien tiré de son consulat : atteint par l’indélicatesse de son chancelier qui a détourné à son profit des sommes destinées à la bienfaisance, il doit démissionner en 1874. Se présentant comme « un pauvre jeune homme », il supplie apparemment sans succès le prince de bien vouloir l’engager dans la compagnie des gardes à Monaco47. Il illustre par là même le statut d’humble serviteur du prince qu’aiment à souligner de nombreux courriers consulaires.

Conclusion

40 À travers cette étude de cas, on peut tirer plusieurs enseignements sur le recrutement et les motivations des consuls de la principauté de Monaco en Méditerranée au XIXe siècle et au début du XXe.

41 On observe tout d’abord que l’intérêt d’État, pour la principauté de Monaco, à développer son réseau consulaire à partir du milieu du XIXe siècle n’est pas la seule raison de la multiplication des consuls. Bien souvent, ce sont les candidatures spontanées qui ont créé l’occasion de l’ouverture d’un consulat. Le grand nombre d’individus motivés a donc favorisé l’expansion consulaire monégasque.

42 En cas de vacances de poste, la principauté ne semble pas avoir trop de difficultés à trouver des candidats prêts à la servir. Il existe pour cela un vivier au sein des milieux francophones de bourgeoisie négociante en quête de notabilité et de petite ou moyenne aristocratie flattée de servir un régime princier, voisin d’une puissante république, à une époque de déclin du principe monarchique.

43 Ces différents candidats sont, pour la plupart, mus par des motivations d’ordre honorifique ou des espoirs d’évolution dans une forme de carrière. L’exemple d’Émile Bernich, consul de Monaco à Marseille devenu conseiller privé du prince est à ce titre le cas le plus représentatif. Dans les faits, ce sont là les réels avantages que peut offrir un poste de consul de Monaco, les intérêts commerciaux ou financiers étant quasi inexistants en raison de la modestie des échanges de la principauté et de la très faible activité de chancellerie.

44 De leur côté, les consuls, même s’ils ne remplissent que rarement un rôle réel dans le commerce monégasque, apportent bien d’autres bénéfices au prince et à son gouvernement. La possibilité d’une véritable diplomatie, avec ce que cela suppose de stratégie d’ensemble étant rendue difficile dans un micro-État, l’intérêt premier du réseau consulaire est plutôt d’être un moyen de marquer une souveraineté, d’autant plus nécessaire que cette souveraineté est partielle et précaire, et nécessite rappels et consolidations.

45 Cet intérêt d’État se double d’un intérêt personnel des princes : source d’information privilégiée, les consuls assurent aussi des services d’ordre domestique. Le rapport coûts-avantages est favorable aux princes : un investissement minimal les dote d’un réseau qui leur donne accès à la quasi-totalité des États riverains de la Méditerranée ainsi qu’à d’autres États, en particulier européens ; avantage d’autant plus appréciable quand la principauté est dirigée par un prince navigateur.

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NOTES

1. Archives du Palais de Monaco (dorénavant APM), A 827, 24 août 1874, Spiridion Pianello au prince Charles III. Son père Jean est consul du Paraguay. 2. Vice-consul du Venezuela à Marseille et consul d’Uruguay à Toulon. 3. APM, A 827, 2 juillet 1877, Charles Vidal à Angeli. Le fait que ce candidat se soit, en 1870, rendu en Espagne pour éviter une mobilisation dans la Garde nationale française, mentionné dans la correspondance reçue à Monaco, ne fait pas obstacle aux recommandations. 4. Charles Cubisol, Notices abrégées sur la Régence de Tunis, Paris, Challamel, 1867. Cubisol est par ailleurs collectionneur d’antiquités romaines : voir Sylvie Crogier, L’Afrique du Nord antique et médiévale, Rouen, Publication de l’Université de Rouen et du Havre, 2002, p. 229, note 117. 5. Charles Cubisol est vice-consul d’Espagne, agent consulaire du Danemark et de l’Angleterre. Voir Mikel de Epalza et Abdelhakim el-Gafsi, « Relations tuniso-espagnoles au XIXe siècle : documents et synthèse », Cahiers de Tunisie, vol. 26, 1978, p. 203 ; il est aussi consul de Belgique dans la Régence. Voir Alphonse-Charles-Albert O’Kelly de Galway, Études politiques sur le royaume de Tunis, Bruxelles, Imprimerie du Cosmopolite, 1871, p. 40-41. 6. APM, A 819/3, 24 janvier 1872, le baron de Solernou-Fernandez au gouverneur général : « Chevalier de St Jean de Jérusalem, et du St Sépulcre de Palestine ; Chevalier de 1re classe de l’Ordre de mérite de St Michel de Bavière ; Commandeur de l’Ordre de Louis de Hesse […] ; Grand- Croix de l’Ordre équestre et du mérite civil de Ste Rose d’Honduras, avec traitement d’Excellence ». 7. La firme Chappon et Cie, armateurs marseillais, a été créée en 1839. 8. Belgique, Danemark, Mexique, Brésil, Monaco, États-Unis d’Amérique. 9. Adnen El Ghali, La route des consuls. Les territoires de la diplomatie à Tunis, Paris, Les points sur les i, 2015, p. 36, 41-42, 44-45, 53-56. 10. Entre 1866 et 1891 se succèdent la famille Maulandi-Pastoris, beau-père et gendre, et la famille Crovetto, père et fils. 11. Entre 1870 et 1928, les Biancheri, père et fils. 12. Entre 1865 et 1871, les Blattner père et fils. 13. Entre 1878 et 1905 et au-delà, les Mauromati, père et fils. 14. APM, A 848, 31 mai 1892, sous-préfet de San Remo au gouverneur général. 15. APM, A 846, 10 avril 1863, lettre de Jean-Baptiste d’Augero au premier aide de camp du prince. Augero est candidat bien qu’il fasse lui-même état de sa « nullité » en diplomatie ; 24 janvier 1863, lettre de Jean-Baptiste d’Augero au premier aide de camp du prince. En 1863, il échange directement avec Pie IX au sujet d’une dispense matrimoniale à attribuer en vue du mariage de la princesse Florestine, sœur du prince régnant Charles III, avec Frédéric-Guillaume de Wurtemberg, futur duc d’Urach, prince protestant. 16. Lucien Eloi Bellando de Castro (1824-1923). 17. APM, A 805, le 10 novembre 1864, Auguste Bonnel au gouverneur général. 18. APM, A 805, le 10 octobre 1870, Robyns d’Inkandaele au prince, lettre accompagnée d’une attestation de recommandation du nonce apostolique. Une garde se forme alors à Monaco, composée d’anciens gardes pontificaux, après la disparition des États du pape. Robyns d’Inkandaele est nommé consul général de Monaco à Bruxelles par ordonnance souveraine no 693 de 1872. Sa juridiction est étendue à toute la Belgique en 1881. 19. Souligné dans le texte. 20. APM, A 804, 17 mars 1875, le baron de Beyer, ministre résident, à monseigneur Theuret. 21. Ordonnance souveraine de Charles III, no 866 de 1875 ; APM, A 804, candidature officielle le 7 avril 1875. Le 20 avril, il remercie le gouverneur général et le prince de sa nomination.

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22. APM, A 804, brouillon d’une lettre du 12 mars 1877, de monseigneur Theuret au baron de Beyer. 23. Didier Guignard, Propriété et société en Algérie contemporaine, Aix-en-Provence, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, 2017, p. 138. 24. APM, A 824, 5 février 1870, Sébastien Pourrière au gouverneur général. 25. Dans la maison Ferdinand Petit (commerce de bois merrains). 26. APM, A 825, 3 décembre 1897, fiche de candidature de Jules-Michel Puyo. 27. C’est également le cas de Georges d’Auzac : nommé à Nice en 1892, il y était déjà consul d’Autriche et de Suède. 28. APM, A 835, 21 janvier 1876, Joseph Cubisol au gouverneur général. 29. Extrait des minutes du greffe du Tribunal de Commerce de Toulon, département du Var, Toulon, 1856, 60 p. 30. APM, A 858, 11 mai 1865, Prosper Delpuget au gouverneur général depuis Jaffa. 31. APM, A 827, 24 octobre 1849, Auguste Abeille au prince Charles III : « La foi que j’ai vouée à nos Princes légitimes, le souvenir des malheurs de ma famille, ne m’ont pas fait regretter le Pouvoir déchu car ce pouvoir était une injustice » ; Bernard Noat, « Un essai d’économie dirigée, la politique du prince Honoré V de Monaco (1815-1841) », Recherches régionales, no 4, 1962, p. 4-12. En outre, sa famille est au service du prince de longue date. Son oncle, Alphonse Chappon, négociant à Marseille, l’a précédé au consulat, tandis qu’un Chappon était fournisseur de farines à Monaco, en 1817. 32. APM, A 848, 26 décembre 1880, Octave Balbo au gouverneur général : « Si j’osais penser tout fort avec vous, je vous dirais : soyez heureux vous qui êtes libre du pouvoir intolérable des majorités qui enchaîne la qualité […]. On nous menace en Italie du suffrage universel. Cette bêtise moderne n’est pas encore mûre ici. » Octave Balbo est le fils de l’historien et homme politique piémontais Cesare Balbo. 33. APM, A 819/3, Pau, 10 octobre 1873, le baron de Solernou-Fernandez au gouverneur général : « Je suis légitimiste, Monsieur le Gouverneur Général, et je l’ai été toujours ; je suis partisan de la monarchie et de la dynastie qui ont leur origine, et leur droit dans la force des traditions : je ne suis pas partisan de ces monarchies démocratiques qui ne veulent les rois qu’à la convenance des partis et qu’on renvoit [sic] quand ils ne font pas ce qu’ils désirent. Je suis adversaire de la république, parce que je considère fausses ses théories et impossibles ses pratiques ». 34. APM, A 845, 10 novembre 1871, Frédéric de Lancia, duc de Brolo au gouverneur général ; Palerme, 12 novembre 1876, le duc Lancia de Brolo au gouverneur général. 35. Journal de Monaco, 39e année, no 1980, 23 juin 1896, p. 1. 36. APM, A 827, 4 septembre 1846, Auguste Abeille au prince. 37. APM, A 825, Bruno Albert au gouverneur général, sans date (sans doute 1868) : « Je vois que mes peines et mes dépenses s’en sont allées en pure perte, les revenus du Consulat étant complètement nuls ! ». 38. APM, A 819/3, 26 décembre 1885, André Sard y Rosellos au gouverneur général. 39. APM, A 819/3, 1er septembre 1872, Assereto Seravalle au gouverneur général : « Quant à moi, je serais disposé, depuis ce moment, à demander au Prince la nationalité de Monaco, renonçant à ma qualité d’Espagnol, et je rentrerai définitivement à Son service, étant prêt pour aller où S.A.S. daignait me croire utile, comme diplomatique, comme avocat, etc. ». 40. Journal de Monaco, no 1311, 26e année, 11 septembre 1883, p. 1 ; APM, C 844, 14 août, 12 septembre, 13 octobre et 21 décembre 1883, le chevalier Jean Anselmi au gouverneur général ; La Carità, no 5, 16 septembre 1883, p. 7. 41. APM, A 845, 5 novembre 1872, le duc Lancia de Brolo au gouverneur général. 42. APM, A 844, 30 octobre 1873, Jean Giordano duc d’Oratino (consul à Naples) au gouverneur général.

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43. APM, A 844, 10 janvier 1893, Ernesto Rubinacci au gouverneur général. Il n’a pas pu récupérer le sceau, l’écusson et le pavillon des héritiers Anselmi car ils avaient été achetés à son prédécesseur et ces derniers voulaient les garder en souvenir. 44. APM, A 827, vice-consul de Monaco à Toulon au consul général de Monaco à Marseille, 29 janvier 1877. 45. APM, A 835, 5 juin 1868, Joseph Cubisol au gouverneur général. 46. APM, A 849, 7 juin 1893, Secondo Biancheri au gouverneur général. 47. APM, A 844, 21 mars 1874, Jean Giordano, duc d’Oratino au gouverneur général.

RÉSUMÉS

À partir de la moitié du XIXe siècle, Monaco se dote d’un réseau de représentations consulaires, en particulier sur le pourtour méditerranéen, plus rarement dans le nord de l’Europe et en Amérique. Le commerce monégasque étant quasi inexistant depuis la sécession de Menton et Roquebrune en 1848, les consuls de Monaco ont des fonctions différentes de celles qui sont traditionnellement attribuées à ce type d’agents. Véritables factotums, leur rôle peut couvrir des champs multiples. Étant donné la faiblesse des intérêts commerciaux et des activités de chancellerie, les candidats sont, pour la plupart, mus par des motivations d’ordre honorifique ou des espoirs d’évolution dans une forme de carrière. Du règne du prince Honoré V à celui d’Albert Ier (1819-1922), cette étude analyse les raisons qui ont poussé de nombreux individus à présenter leur candidature au poste de consul d’un si petit pays à l’étranger.

Around the mid-nineteenth century, Monaco developed a network of consular representations, especially around the Mediterranean and more rarely in the North of Europe and in America. As Monaco’s trade activities had become almost non-existent after the secession of Menton and Roquebrune in 1848, the functions of the Principalty’s consuls differed from those traditionally attributed to this type of agents. They acted as true factotums whose roles could cover multiple areas. Given the scarcity of business interests and chancery activities, most candidates were mostly motivated by honors or by the hope of career progression. From the reign of Prince Honoré V to that of Albert I (1819-1922), this study analyzes the reasons that led many individuals to apply for the post of consul of such a small country.

INDEX

Keywords : Principality, Monaco, honors, State distinctions, consuls, diplomacy, interest Mots-clés : Principauté, Monaco, honorifique, décorations, consuls, diplomatie, intérêts

AUTEURS

JEAN-RÉMY BEZIAS Jean-Rémy Bezias est docteur en histoire contemporaine, chercheur associé au CMMC (EA 1193), Université Côte d’Azur, et professeur de chaire supérieure en classes de Lettres 1re et 2e année au

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lycée Masséna (Nice). Parmi ses publications, Les relations internationales du milieu du XIXe siècle à 1939 (Paris, éditions du Seuil, 1997, 96 p.) et Georges Bidault et la politique étrangère de la France (Europe, États-Unis, Proche-Orient), 1944-1948 (Paris, L’Harmattan, 2006, 522 p.)

THOMAS BLANCHY Thomas Blanchy est titulaire d’un Master 2 en histoire contemporaine et d’un Master 2 en archivistique. Administrateur aux Archives et à la Bibliothèque du Palais princier de Monaco, il entame une thèse de doctorat sur la politique de souveraineté et la sociabilité de cour dans la principauté de Monaco, du printemps des peuples à la mort d’Albert Ier (Université de Paris IV- Sorbonne, sous la direction d’Éric Mension-Rigau).

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Molti amici molto onore. De l’avantage d’être consul d’Albanie sous l’Italie fasciste (1922-1939)

Fabrice Jesné

1 À partir de la fin du XIXe siècle, les « petits » États imitent les grandes puissances commerciales, se dotant de services consulaires parfois démesurés. Une telle disproportion s’explique par le recours aux consuls honoraires, qui par définition ne coûtent rien à l’État accréditant. Mais à l’inverse, quel peut être l’intérêt ou l’avantage de représenter un État modeste ? La figure du consul honoraire s’inscrit dans une sociabilité locale qu’il convient de connecter aux enjeux des relations internationales. C’est à travers le cas des consuls d’Albanie en Italie à l’époque du fascisme, et tout particulièrement à Bologne, que l’on se propose de mener une telle étude multiscalaire.

2 Indépendante de jure en 1912, l’Albanie se trouve dans les faits sous l’influence de l’Italie, où viennent se former ses élites et par où transite une grande partie de ses importations. Néanmoins, la jeune république, qui devient une monarchie en 1928, se dote peu à peu d’un service consulaire. L’étude du cas albanais permet donc d’étudier un réseau en train de se faire, et qui n’a pas pour seule vocation de permettre à quelques notables locaux de se parer d’un titre de consul. Les intérêts de l’Albanie en Italie sont réels et croissants, notamment parce qu’une diaspora estudiantine et marchande y est présente, quoique sans rapport, numériquement, avec l’émigration de masse qui commence à la fin du XXe siècle : les plus grosses communautés comptent rarement plus d’une centaine d’individus1. En outre, l’influence italienne se fait de plus en plus étroite au fur et à mesure que le fascisme développe sa politique impériale. Les enjeux économiques et politiques ne sont donc pas absents, et les motivations des individus, albanais et italiens, doivent être croisées avec celles des deux appareils d’État concernés, l’un puissant, l’autre balbutiant.

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Les leviers de la construction du réseau consulaire albanais en Italie (1922-1939)

3 En 1922, le service consulaire albanais compte en tout et pour tout deux consulats généraux (Genève et Trieste), un consulat général honoraire (Bucarest), trois consulats à Bari, New York, et Vienne, ainsi que deux « bureaux des passeports albanais » à Istanbul et Sofia2. Avec la dictature modernisatrice d’Ahmet Zogu qui débute en 1925, l’Albanie entreprend de développer son réseau consulaire3. Les postes sont créés dans des places commerciales d’Europe et de Méditerranée, mais aussi dans un certain nombre de lieux de villégiature, donc au service des hauts fonctionnaires d’un État parasitaire. Pour animer ce réseau surdimensionné, il n’est pas rare que l’Albanie manque de candidats et sollicite la recommandation des autorités locales. En Italie, c’est dès octobre 1926 que le gouvernement albanais fait part de son intention d’installer des consulats honoraires, « au fur et à mesure que des personnes aptes à assumer ces charges auront pu être identifiées »4.

4 Au cours de cette recomposition, le poste de Trieste se voit attribué en 1926 à un consul honoraire. Dès lors, en Italie le seul poste confié à un fonctionnaire albanais se trouve à Bari ; il est élevé cette même année au rang de consulat général5. Tous les autres consuls d’Albanie en Italie dans l’entre-deux-guerres le sont à titre honoraire. La convention consulaire signée par les deux pays en 1926 ne mentionne pourtant nulle part l’existence de consuls honoraires ; seul l’article 4, stipulant que « ces papiers [les archives consulaires] devront toujours être complètement séparés des livres ou papiers relatifs au commerce ou à l’industrie que les fonctionnaires consulaires respectifs pourraient exercer », peut laisser supposer que certains des consuls, génériquement désignés comme « fonctionnaires », le sont à titre honoraire et sont donc autorisés à pratiquer le commerce6. Les vice-consuls, consuls et consuls généraux honoraires d’Albanie en Italie que nous avons pu identifier sont au nombre de douze7. Tous sont italiens, sauf Rrok Prenushi, nommé consul honoraire à Trieste en 1934, qui est un négociant albanais établi dans ce port. Avant de nous interroger sur leurs motivations, qui ne peuvent être dues à une rémunération qui n’existe pas, arrêtons-nous un instant sur celles de la dizaine de fonctionnaires albanais qui se succèdent à Trieste entre 1925 et 1926, et à Bari de 1922 à 19398. Un petit nombre d’entre eux a des liens avec l’Italie qui rendent cette affectation attrayante. Avant d’ouvrir le poste de Bari en 1922, Lec Kurti séjourne ainsi un an à Rome où il a une sœur, mariée à un officier italien. De même, Ferid Dervishi a servi dans l’armée italienne durant la première guerre mondiale. Après la prise du pouvoir par Ahmet Zogu, le futur roi Zog, la faveur de ce dernier semble beaucoup compter pour accéder au poste de consul, puis de consul général d’Albanie à Bari. Qatin Saraçi (nommé par mais refusé par Rome, voir infra) et Ferid Dervishi sont ainsi très liés à celui qui transforme le régime en une véritable dictature ; Mark Kodheli est quant à lui chargé d’une mission de confiance : escorter la mère d’Ahmet Zogu dans sa villégiature d’Abbazia (Opatija), l’ancienne station balnéaire de la monarchie austro-hongroise.

5 Pour un fonctionnaire albanais, l’intérêt de l’affectation dans une ville italienne, fût- elle périphérique comme Bari, est évident : c’est la garantie d’un niveau de vie supérieur à celui qu’on peut espérer en Albanie, même à Tirana. En 1928, Mark Kodheli, le premier fonctionnaire albanais affecté à Bari en tant que consul général, refuse ainsi d’être rappelé en Albanie pour y commander la gendarmerie, qui est pourtant le pilier

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de la dictature instaurée à partir de 19259. Pour les standards occidentaux, le train de vie reste cependant relativement modeste : Lec Kurti, qui ouvre le consulat en 1922, se loge d’abord pendant quelques mois « de façon précaire » à l’Hôtel Cavour10. Ce sont les autorités locales qui finissent par octroyer au consulat d’Albanie (contre loyer) des locaux précédemment occupés par l’administration du téléphone, au 124 du Corso Vittorio Emanuele11. Cette adresse se situe au cœur de la nouvelle ville du pouvoir et des affaires qui est bâtie à partir de la fin du XIXe siècle, à Bari comme dans les autres villes italiennes12, et où se concentrent les consulats de tous pays. Quant au train de vie personnel des consuls, on sait par le constat d’un accident de voiture que Malik Libohova roule dans une « OM [Officine meccaniche] 6 cylindres », probablement une 665 « Superba », produite entre 1923 et 1934, et donc peut-être déjà un peu ancienne puisque l’accident a lieu en 193913. La même année, Rome supprime tous les consulats albanais suite à l’annexion du pays des Aigles par l’Italie, et donne l’ordre aux préfets de procéder à l’inventaire des consulats saisis14. On sait ainsi que le consulat général à Bari se compose d’une salle d’attente, du bureau du consul général et de celui du vice- consul, d’une salle d’archive, d’un petit salon, de la chambre du vice-consul et de celle des domestiques. Une machine à écrire hors d’usage, un fauteuil abîmé, une couverture ruinée montrent la modestie de l’ensemble, ce qui explique peut-être que le consul général semble ne pas y avoir habité.

6 Être consul général à Bari, porte d’entrée de l’Albanie sur le monde extérieur, peut enfin avoir des avantages moins facilement avouables. Plusieurs fonctionnaires albanais résidant en Italie semblent mener une vie dissolue, ou du moins s’écarter des bonnes mœurs d’une société encore lignagère et patriarcale. Ainsi la police italienne croit-elle savoir que le secrétaire de la légation d’Albanie à Rome, Ferid Dervishi, a été écarté de son poste en raison d’un différend avec son chef de poste provoqué par « des histoires de femmes compliquées »15. Tahir Shtylla, consul général d’Albanie à Bari au milieu des années 1930, fréquente quant à lui la fille d’un riche commerçant albanais du lieu, avant de rompre du jour au lendemain, provoquant l’ire de la famille et l’inquiétude des autorités italiennes16. De fait, quinze jours plus tard, Tirana informe Rome que Shtylla a été « appelé à d’autres fonctions », la rupture étant donc probablement due à la perspective de cette mutation. En 1925, les autorités italiennes doivent même refuser l’exequatur à Qatin Paskal Saraçi, qui sera l’un des plus grands peintres albanais mais dont les états de service sont alors chargés, du moins d’après la police italienne : austrophile avant-guerre, en contact avec les Yougoslaves et les bolcheviks ensuite, il trempe dans des jeux d’argent et dans le proxénétisme, et « fournit en femmes » le futur roi Zog17. De même Mark Kodheli effectue en 1928 un voyage de Durrës à Vienne via Bari avec « deux dames autrichiennes »18. L’inventaire de juin 1939 révèle enfin qu’un trésor de 5 275 monnaies d’argent anciennes est dissimulé au consulat depuis l’année précédente. Constitué de monnaies percées utilisées traditionnellement comme bijoux en Albanie, il appartient à un neveu du roi Zog qui l’introduit clandestinement en Italie dans le but de le fondre. Découvrant, selon ses dires, le magot dans ses locaux, le consul général Malik Libohova décide de le saisir contre reçu, sans que l’on sache ce qu’il entendait en faire : manifestement pas le renvoyer en Albanie19.

7 Il est moins facile de caractériser l’intérêt que peut représenter une charge de consul honoraire, charge qui par définition n’est pas rétribuée et qui implique parfois un réel travail administratif. Celui des fonctionnaires de carrière albanais est important : à Bari, les consuls généraux missi produisent 182 dossiers d’archives et 64 registres en un

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peu plus de quinze ans d’activité20. En revanche le consulat honoraire ne semble généralement pas avoir nécessité une activité bien importante ; ainsi le consul d’Albanie à Gênes, Italo Sulliotti, sommé par Tirana et Rome de restituer les archives du poste qu’il a purement et simplement abandonné pour prendre la direction du journal des Italiens de Paris, se justifie-t-il par « l’importance négligeable » du « matériel détenu [par lui] en tant que consul honoraire d’Albanie »21. Ce n’est toutefois pas le cas à Bologne comme nous le verrons, ni à Turin, où le consul honoraire finit par avoir juridiction sur la Lombardie en plus du Piémont, deux régions développées où les Albanais sont relativement nombreux22.

8 Aucune rétribution, et parfois beaucoup de travail ; dès lors, quelles peuvent être les motivations des consuls honoraires d’Albanie en Italie, mais aussi de ceux qui, candidats, ont été refusés soit par l’Albanie soit par l’Italie ? Elles peuvent se lire directement ou indirectement dans la correspondance de l’Ufficio del personale avec les intéressés, les autorités albanaises en Albanie même et en Italie (légation de Rome et consulat général de Bari), ainsi qu’avec les autorités locales, les préfectures (prefetture) principalement. L’examen de cette correspondance montre que l’initiative de l’établissement d’un consul honoraire échappe souvent aux modèles établis par les spécialistes du droit international contemporain23. La plupart du temps, en effet, il semble que ce soit non pas l’État accréditant, mais les intéressés eux-mêmes qui sollicitent la création du poste, même si officiellement l’initiative revient à l’État albanais. Les autorités italiennes refusent même toute ingérence tant qu’elles n’ont pas reçu de Tirana la note verbale qui annonce la nomination par décret présidentiel/royal du nouveau consul. Ce dernier doit alors présenter une lettre patente pour pouvoir recevoir de Rome son exequatur.

9 Les liens avec le pays représenté sont traditionnellement avancés pour expliquer les candidatures, et c’est effectivement le cas de quelques consuls ou aspirants consuls d’Albanie. Deux candidats malheureux à la fonction ont fait la guerre en Albanie : Cesare Savoia à Gênes et Renato Zambrini à Turin. Tous deux en ont retiré une médaille d’argent pour le mérite militaire, et le premier en a même gardé « quelques notions de langue albanaise »24. À Naples, une agence de voyages fait valoir ses liens économiques avec l’Albanie pour proposer l’un de ses associés comme consul honoraire, sans doute dans l’espoir de conforter sa clientèle parmi les Albanais qui vivent nombreux dans la capitale du Mezzogiorno25. Aucune de ces deux demandes ne semble cependant aboutir. Kosmo Serembe, consul général honoraire à Milan de 1927 à 1933, est quant à lui un Italien membre de la communauté d’origine albanaise (arbëresh) de Calabre26. Né à San Cosmo Albanese dans la province de Cosenza, il est probablement le neveu du poète italo-albanais Giuseppe [Zef] Serembe, dont un recueil de poèmes est publié à Milan par un certain Cosmo [Kosmo] Serembe en 192627. Si les autorités italiennes acceptent de lui accorder l’exequatur en dépit de ses opinions franc-maçonnes, c’est certainement grâce à la recommandation de Terenzio Tocci. Né lui aussi à San Cosmo Albanese, il devient un militant de la cause de l’Albanie, prenant la nationalité de ce pays et devenant secrétaire de la présidence de la République28. Ces liens étroits de Kosmo Serembe avec l’Albanie ne l’empêchent pourtant pas de démissionner de ses fonctions en 1933. Enfin, comme nous le verrons, Antonio Baldacci, consul général honoraire à Bologne de 1931 à 1939, est le spécialiste incontesté de l’Albanie parmi les savants italiens.

10 La plupart des consuls d’Albanie, et plus largement des candidats au poste de consul honoraire, n’ont cependant aucun lien avec ce pays. Sans surprise, tous sont

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d’extraction bourgeoise, voire aristocratique pour deux d’entre eux, le comte Cesare Vagina d’Emarese et le baron Giuseppe Baroffio Dall’Aglio, sur un total de 26 individus identifiés (titularisés et recalés confondus). À l’exception de quelques propriétaires terriens, industriels ou négociants, la plupart d’entre eux sont issus de la moyenne bourgeoisie : ils sont professeurs, journalistes, avocats ou encore agents maritimes. Les candidats franchement atypiques ne sont pas retenus : ainsi Arrigo Pini, possédant florentin ruiné par son inconduite et titulaire du casier judiciaire le plus chargé de tout notre échantillon, ou encore Giorgio Afxendio, un Grec de 28 ans réfugié de Smyrne à Venise où il survit à la limite de l’indigence. On connaît par ailleurs l’âge de sept des douze titulaires : tous sont des hommes mûrs se trouvant entre leur quarantième et leur soixante-dixième année. Deux seulement sont identifiés dans leur dossier comme membres du Parti national fasciste, même si trois autres protestent de leur loyauté au régime. En revanche, six des quatorze recalés sont fascistes, dont trois depuis 1922, 1923 et même 1919. Si le contrôle des opinions politiques des aspirants consuls est systématique, il semble avoir pour but d’éviter de mettre des opposants au service d’une puissance étrangère plus que de promouvoir des fascistes. À Florence, où les intérêts albanais sont très limités, c’est l’avocat Guido Penna qui sollicite la création d’un consulat d’Albanie qu’il occuperait à titre honoraire. Il faut dire que ce fasciste de la première heure (1923) a démissionné de ses fonctions de consul honoraire du Libéria, qu’il avait occupées pendant douze ans, en signe de protestation contre l’adhésion de la république africaine aux sanctions prévues par la SDN suite à l’invasion de l’Éthiopie par l’Italie29. Étant donné l’inexistence des intérêts libériens ou albanais à Florence, le désir d’être consul semble ici exclusivement motivé par un souci de distinction sociale, mais aussi politique. De la même façon, Edgardo Borselli, consul honoraire à Naples de 1929 à 1939, démissionne de ses fonctions le 8 avril 1939, pour protester contre l’avènement à Tirana d’un gouvernement provisoire qui offense ses « profonds sentiments patriotiques et fascistes »30. Pour des notables qui souhaitent manifester leur adhésion au régime, le choix spécifique de l’Albanie semble tout indiqué, tant ce pays est impliqué, jusqu’à l’invasion de 1939, dans une relation particulière avec l’Italie.

11 Être consul, fût-ce d’un pays minuscule ou lointain, rend par définition membre du corps consulaire local, société choisie rendue symboliquement attractive par sa coloration diplomatique et par la présence de représentants d’authentiques grandes puissances, qui en font un interlocuteur jouissant de la considération des autorités locales. À la façon des cercles de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie, le corps consulaire est un pourvoyeur d’« estime sociale »31 non négligeable. Bien entendu, l’importance de ce corps varie fortement selon les localités : en 1931, on compte 53 consulats étrangers à Gênes, 23 à Bari et 8 à Brindisi, pour ne citer que des villes où l’Albanie est représentée. Dans les grandes métropoles comme Milan32, les cercles mondains ne manquent pas, mais dans des localités plus modestes, le corps consulaire peut se trouver sans concurrence ou du moins occuper une position sociale de premier ordre. À Bari, les « thés consulaires », et notamment ceux du consulat de France, semblent ainsi recherchés, aussi bien par « les familles les plus en vue que par les autorités en général »33. Comme ailleurs, le corps consulaire se dote d’un statut, avec présidence, bureau, assemblée et cotisations34. Ses langues sont le français et l’italien, et les consuls de carrière y ont le pas sur les honoraires, notamment lors des cérémonies. Dans sa logique sociale, le corps consulaire semble plus proche du modèle des Rotary Clubs, qui visent à construire de façon volontariste des réseaux utiles professionnellement, que de ceux dont la finalité consiste à délimiter et préserver les

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élites installées. C’est le cas par exemple du Jockey Club français, du Circolo della Caccia romain ou du Circolo dell’Unione milanais35. On sait d’ailleurs que l’un des consuls honoraires d’Albanie (de 1936 à 1939), le Turinois Emilio Sciolla Lagrange Pusterla, descendant de petite noblesse sarde, est rotarien en plus d’être consul honoraire du Paraguay (1931-1934) et de l’Espagne36. Enfin, parmi tous les consuls honoraires d’Albanie, deux seulement sont décorés, ce qui tend à confirmer leur profil de ressortissants d’une bourgeoisie moyenne qui aspire à une élévation sociale.

12 Il est bon, cependant, de déjà disposer de solides réseaux pour obtenir le consulat honoraire. Les candidats doivent en effet passer par une double sélection : celle de l’État albanais, en vérité peu regardant, et celle de l’Italie, dont les autorités diligentent une enquête dès lors qu’elles reçoivent de Tirana les lettres patentes d’un nouveau consul. Le ministère des Affaires étrangères envoie alors à la préfecture concernée un formulaire type. On y demande confirmation de l’identité de l’impétrant, de sa nationalité, condition sociale et moralité, ainsi que de la satisfaction de ses obligations militaires et de la nature de ses opinions politiques. Avec les lois raciales de 1938 s’ajoute un critère aussi délirant que sinistre : il faut être de « race italienne » (razza italiana) ou « aryenne » (ariana). L’enquête des autorités italiennes est d’ailleurs particulièrement poussée dans le cas de Tito Natali, candidat aux fonctions de consul d’Albanie à Rome et banquier de son état : on s’assure qu’il est « d’origine » et pas seulement de nationalité italienne, et que sa femme et son fils sont de religion catholique37. Face à l’afflux de candidats, le gouvernement albanais est parfois amené à solliciter l’avis des autorités italiennes pour identifier la personne la plus apte. Dans les grandes villes surtout, le recrutement des consuls honoraires d’Albanie peut être relativement sélectif ; à Gênes, deux candidats sont recalés avant qu’Italo Suliotti n’obtienne le poste en 192738. À Turin, ce sont trois candidats qui se disputent la charge nouvellement créée, dont deux se font recommander par un député auprès du ministre des Affaires étrangères. C’est finalement un troisième candidat, issu d’une illustre maison patricienne, qui obtient la charge : le comte Cesare Vagina d’Emarese démissionne cependant en 1935, et Tirana sollicite Rome pour départager les deux candidats qui se présentent39. Le candidat retenu, Emilio Sciolla Lagrange Pusterla, fait donner le vice-président des corporations locales, ses amis le sous-secrétaire d’État aux colonies et le directeur général du personnel à la Farnesina, et même le ministre albanais des Affaires étrangères, qu’il va rencontrer à Genève40 ! On le voit, décrocher le consulat honoraire n’est pas une petite affaire, et cela bien qu’il ne rapporte que peu d’avantages tangibles. En ce sens, sa recherche peut être analysée à la fois à l’aune de la sociologie de Bourdieu axée sur la compétition au sein des élites, de l’approche fonctionnaliste qui envisage l’estime sociale comme « récompense statutaire adressée à des conduites conformes aux normes sociales »41, enfin de l’approche interactionniste centrée sur la reconnaissance mutuelle dans une perspective micro-historique. Cette dernière démarche semble particulièrement probante dans le cas d’Antonio Baldacci, consul général honoraire d’Albanie à Bologne de 1931-1939, pour qui la fonction semble fortement relever d’une « réparation des dommages symboliques »42.

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Un marché de dupes ? Antonio Baldacci consul général honoraire d’Albanie à Bologne

13 À la fin des années 1920, le géographe bolonais Antonio Baldacci est un vieil homme amer43 : bien qu’étant l’un des rares Italiens à disposer d’une connaissance scientifique profonde de l’Albanie, Rome n’a jamais voulu récompenser ses services autrement que par des gratifications ponctuelles. À l’époque de la première expansion italienne dans les Balkans, des années 1900 à la Grande Guerre, il avait pourtant convoité, pour lui ou pour un de ses frères, une place de consul d’Italie en Albanie44. Or voici qu’après un premier naufrage des ambitions italiennes dans ce pays, le fascisme semble vouloir intégrer le jeune royaume balkanique à la sphère impériale italienne. À partir de la fin des années 1920, l’Albanie, formellement indépendante, semble de plus en plus étroitement corsetée par l’influence italienne. Dans ce contexte, Antonio Baldacci fait savoir à ses nombreux correspondants sur les deux rives de l’Adriatique qu’une place de consul général d’Albanie dans sa ville de Bologne serait pour lui une récompense méritée après quarante ans d’études consacrées à l’Albanie. En vérité, Baldacci ne s’est pas contenté, depuis la fin du XIXe siècle, d’étudier la flore, la géologie, la population et l’économie albanaises. Il a aussi beaucoup intrigué, et raté grand nombre d’affaires commerciales, sans parvenir jamais à obtenir le poste de haut fonctionnaire spécialisé dans les choses albanaises qu’il aurait voulu voir créé pour lui. L’Albanie est donc pour lui une manne inaccessible autant qu’une passion sincère.

14 Baldacci s’était fait promettre un poste consulaire honoraire à Bologne par un grand personnage albanais, Eqrem bej Libohova, alors représentant de l’Albanie à Rome45. Nous avons vu que c’est dans la deuxième moitié des années 1920 que l’Albanie renforce son réseau consulaire, en particulier en Italie. Or c’est au même moment que l’Italie fait un retour en force en Albanie. En 1925 est créée la Società per lo Sviluppo Economico dell’ (SVEA, Société pour le développement économique de l’Albanie), un organisme créditeur financé par l’État italien. En cas de non-remboursement des prêts, il est prévu que les créanciers italiens prennent le contrôle de secteurs économiques rentables en Albanie (douanes, monopoles)46. C’est dans ce contexte de renouveau spectaculaire de la pénétration italienne en Albanie qu’Antonio Baldacci cherche à capter une partie de la manne représentée par les investissements italiens.

15 En 1931, alors qu’Eqrem Bey Libohova est désormais ministre de la cour et que Baldacci croit également bénéficier du soutien du ministre des Affaires étrangères Xhemil Dino, la promesse du titre de consul honoraire semble faire long feu47. Pour le savant bolonais, c’eût pourtant été « un titre gracieux sans aucun coût pour l’État albanais, et que j’aurais volontiers reçu comme une preuve de gratitude de la part des Albanais. Matériellement ce n’était rien, mais pour moi c’eût quand même été une rétribution »48. Proclamant partout son désintéressement, Baldacci espère pourtant bien un traitement de faveur auquel il croit avoir droit, au titre de ses décennies de travaux scientifiques sur l’Albanie, jusqu’alors payés d’un très mince succès éditorial.

16 C’est l’action d’un de ses amis à Tirana qui va forcer les puissants protecteurs albanais de Baldacci à tenir leurs promesses. Pietro Danisca est une ancienne connaissance du professeur en Albanie ; depuis l’avant-guerre, il est interprète pour la diplomatie italienne, d’abord dans ses consulats en Albanie, et dans les années 1930 à la légation d’Italie à Tirana49. De lui, on sait peu de choses, si ce n’est que l’ancien ministre des Affaires étrangères albanais, « Monsieur Rauf Fico, [a] d’anciennes obligations envers

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[lui], et [cherchera] donc à [le] contenter par tous les moyens »50. On sait aussi qu’il a à Bologne un fils qui mène une vie dissolue et ne semble guère pressé de réussir ses études. Entre Danisca et Baldacci le pacte est donc le suivant : le premier obtient pour le second la place qu’il convoite, à charge pour lui d’obtenir que le fils Danisca réussisse ses examens et entre à l’Institut supérieur de commerce de Bologne. L’affaire avait échoué une première fois, étant donné le peu d’inclination du jeune homme pour l’étude. Danisca semble cependant tenir à la réussite de son fils et obtient pour Baldacci la création d’un consulat à Bologne, dont il serait naturellement le titulaire.

17 Dans un premier temps toutefois, c’est à un consul honoraire que l’Albanie entend le confier. Baldacci fait alors savoir qu’il n’acceptera que le titre de consul général honoraire, estimant déchoir s’il devait occuper un rang inférieur à celui des personnalités italiennes déjà en charge des consulats honoraires en Albanie – tous des médiocres d’après lui51. Il pense certainement aux deux autres consuls généraux honoraires d’Albanie, Kosmo Serembe à Milan et Gildo Franco Pugni à Rome. Nous avons déjà évoqué le premier, qui a écrit quelques opuscules sur l’Albanie il est vrai bien inférieurs à l’œuvre scientifique monumentale de Baldacci. Le second est probablement l’un des deux frères Pugni, dont on sait peu de choses si ce n’est qu’ils sont impliqués dans des affaires d’extraction pétrolière en Albanie et qu’ils jouent les intermédiaires entre Ahmet Zogu et les chemins de fer italiens52.

18 Reste que Danisca obtient l’élévation de la fonction de Baldacci à consul général, même si on ne semble guère pressé, à Tirana, de la faire exister autrement que sur le papier : c’est le 2 juillet 1930 que le décret royal est pris, mais ce n’est que le 12 février 1931 que les autorités italiennes délivrent l’exequatur, la légation d’Albanie ayant tardé à établir la lettre patente indispensable au lancement de la procédure d’accueil du consulat par le pays hôte53. C’est que l’Albanie n’a à peu près aucun intérêt dans cette région d’Italie. À Bologne, la préfecture ne recense, dans l’ensemble de la province, qu’une dizaine de résidents albanais en 193254. Antonio Baldacci obtient pourtant satisfaction et reçoit confirmation de la décision du conseil des ministres albanais le 1er mai 193155.

19 Dès ce moment, Baldacci va devoir harceler les autorités albanaises pour que le consulat général revête une existence pleine et entière. Il faut dire qu’entre 1931 et 1933, il n’y a pas d’ambassadeur d’Albanie à Rome. C’est le premier secrétaire qui assume les fonctions de chargé d’affaires ad interim 56. Pendant de longs mois le ministère albanais des Affaires étrangères n’envoie ni instructions, ni les quelques signes matériels qui font qu’un consulat existe bel et bien : Baldacci demande ainsi deux portraits du roi Zog Ier, mais aussi la titulature du consulat général, ses armes, sa plaque et son drapeau – pour signaler le consulat dans la ville – ainsi que ses tampons encreurs, l’un en albanais et l’autre en français, indispensables à la certification des actes.

20 Dans un premier temps, Tirana n’envoie pas les bons sceaux ; il faut les rappeler et en expédier d’autres. Pendant de longs mois, Baldacci se trouve dans l’impossibilité de mener l’activité de certification qui représente l’essentiel de l’activité consulaire, d’autant qu’il manque également de la documentation la plus indispensable : il ignore même la localisation des autres consulats d’Albanie en Italie57. Quant au drapeau, on le déniche auprès de la Croix-Rouge albanaise. Le consulat général, en revanche, ne disposera jamais d’archives à proprement parler, dans la mesure où il n’a pas d’activité de notariat ni d’état-civil, prérogatives que les États réservent généralement aux seuls consuls fonctionnaires58. Dès lors le gouvernement albanais se garde bien de fournir les

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registres demandés par Baldacci. Lorsqu’en 1939, l’Italie annexe l’Albanie et supprime ses consulats, Baldacci est tenu de remettre les éléments constitutifs du consulat général à la préfecture de Bologne : s’il livre volontiers les éléments listés ci-dessus, il tient à signaler qu’il n’a jamais tenu de registre car il était consul « à titre gratuit »59.

21 Dès sa prise de fonction en 1931, Baldacci est cependant rattrapé par son obsession d’une vie : faire de sa passion albanaise une affaire qui rapporte. Il faut dire que Baldacci, auteur de nombreux écrits internationalement reconnus sur l’Albanie, n’a jamais été titularisé dans l’enseignement supérieur, demeurant « libero docente » jusqu’à sa retraite prise en 1924. Ayant toujours couru les cachets, il vit désormais dans la gêne. Habitant dans un quartier périphérique pauvre de Bologne, « Fuori porta Zamboni »60, vendant très mal ses écrits sur l’Albanie, il est à la recherche de gratifications et de subsides.

22 Peu de temps après sa prise de fonction, Baldacci tente donc d’obtenir du gouvernement albanais une série d’exemptions au statut de consul honoraire dont il semblait pourtant, à l’époque où il en convoitait le titre, avoir une parfaite connaissance. Le professeur prend ainsi sur lui d’employer son gendre, le géomètre Luigi Arus, comme « agent consulaire » (agente consolare)61. De fait, c’est dans les bureaux de ce dernier que siège le consulat, l’habitation d’Antonio Baldacci étant trop modeste et éloignée du centre de Bologne. Arus est un ingénieur agronome dont l’entreprise est, aux dires de Baldacci, reconnue en Émilie, notamment dans le secteur des travaux hydrauliques qui se développent avec la politique de « bonification » des terres humides. La société est située « au point le plus central et aristocratique de la ville »62, via degli Orefici 4, à deux pas de la piazza della Mercanzia et dans un immeuble cossu de construction récente qui correspond à l’affirmation dans l’espace urbain bolonais de la nouvelle couche des ingénieurs63. Le loyer et les frais d’électricité et de chauffage sont estimés par Baldacci à 8 000 lires par an, ce qui paraît assez considérable, même pour un immeuble de prestige, dans la mesure où le loyer moyen annuel d’un logement de quatre pièces est à Bologne, en 1931, d’environ 2 000 lires64.

23 Luigi Arus prête effectivement main forte à son beau-père, menant lui-même de nombreuses affaires consulaires avec l’aide de deux de ses employés. Mais quel avantage Luigi Arus peut-il trouver à apporter une telle aide à son beau-père ? Au détour d’une lettre de ce dernier, on apprend que l’entreprise Arus « était fort bien achalandée jusqu’à l’année dernière [1930], avant d’être elle aussi balayée par la crise » 65. Baldacci semble donc espérer faire de son titre de consul général honoraire d’Albanie une planche de salut pour lui-même et pour sa famille, selon la pratique qui est la sienne depuis l’avant-guerre, époque à laquelle il essayait déjà d’obtenir pour ses frères des places dans la petite bureaucratie italienne en Albanie. La mobilisation du cabinet Arus se justifie-t-elle, cependant, eu égard au service de l’Albanie à Bologne ?

24 Baldacci développe une activité tous azimuts, sans qu’il soit aisé de déterminer si elle correspond au souci réel de défendre les intérêts de l’Albanie et des Albanais, ou à celui de mettre l’État albanais et, derrière lui, son créditeur l’État italien, devant le fait accompli en vue d’une fonctionnarisation de son poste, assurance d’une situation stable et honorable pour ses vieux jours. Certainement, Baldacci nourrit une affection sincère pour les Albanais de Bologne. Plus généralement, toute sa correspondance démontre son caractère de pater familias soucieux de se constituer une clientèle d’obligés à tous les niveaux de la société locale, nationale, voire internationale, clientèle elle-même placée par lui sous la protection, pas toujours assumée, de patrons plus ou moins

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puissants à Rome et Tirana. Quant aux stratégies visant à créer des institutions bureaucratiques spécialisées dans l’intermédiation italo-balkanique en vue de forcer l’État à les intégrer à son périmètre, elles sont consubstantielles à la carrière de Baldacci, et toutes marquées du sceau de l’échec66.

25 Aux dires d’Antonio Baldacci, être consul général d’Albanie à Bologne n’est pas une sinécure. Si les résidents permanents albanais y sont peu nombreux, Bologne accueille de nombreux ressortissants de passage. Le premier courrier que Baldacci reçoit du consulat général d’Albanie à Bari date du 26 août 1930, soit huit mois avant son investiture officielle par Tirana. Dès cette époque, on sollicite le savant pour que des passe-droits soient accordés à certains citoyens albanais, en l’occurrence la gratuité des soins pour un malade du cancer, que Baldacci obtient quelques jours plus tard après une démarche auprès d’un grand médecin bolonais67. Dans la suite de son activité consulaire, Baldacci affirme devoir faire face à ce genre de demandes d’aide médicale pratiquement chaque jour, Bologne étant un centre universitaire renommé pour sa médecine. Plus généralement, elle constitue « un nœud ferroviaire de premier ordre, un point de passage important et continu pour les Albanais, car [elle] se trouve être tête de ligne de la route adriatique qui aboutit à Bari et Brindisi »68. On peut supposer que le consulat général d’Albanie à Bari, qui mène dans les années 1920 une importante activité d’aide aux nationaux venus chercher en Italie soins ou études, n’est pas fâché de pouvoir en expédier une bonne partie à Bologne.

26 Dans la capitale émilienne, « le trafic normal est celui, qui n’est pas anodin, des nombreux étudiants qui fréquentent notre université ainsi que les lycées »69. De fait plusieurs dizaines de jeunes Albanais étudient à Bologne, ce qui n’est pas négligeable à une époque où les effectifs étudiants sont bien moins nombreux qu’aujourd’hui, surtout pour un petit pays sous-développé et dépourvu de structures d’enseignement supérieur comme l’est alors l’Albanie. L’enjeu n’est pas mince pour un pays qui, comme l’ensemble de la péninsule balkanique, s’engage au cours de l’entre-deux-guerres dans une modernisation accélérée qui nécessite des cadres. Si l’on excepte la jeune « Université de Bari Benito Mussolini » fondée en 192370, Bologne est alors, avec Naples, le centre universitaire le plus proche de l’Albanie. Dans la cité parthénopéenne, les étudiants albanais sont également nombreux et, selon le ministre d’Italie à Durrës, « presque tous nécessiteux ». Dès lors, pour ce diplomate, le candidat au poste de consul honoraire d’Albanie à Naples devrait être « aisé et capable de distribuer au besoin quelque secours à ces étudiants »71. On imagine donc le malentendu quant au poste de consul général honoraire à Bologne, susceptible de coûter plus que de rapporter. Pour accueillir les étudiants albanais et favoriser leur insertion dans le monde académique bolonais, Baldacci est, il est vrai, l’homme de la situation : enseignant précaire retraité, il a néanmoins été un scientifique internationalement renommé. Le 20 mai 1931, trois semaines après la prise de fonction officieuse de Baldacci, celui-ci reçoit un courrier du recteur de l’Université de Bologne qui le félicite pour sa nomination : Personne n’est plus indiqué ni plus digne que vous de cette fonction, à laquelle vous conférez dès sa création une autorité et un prestige particuliers par votre connaissance éprouvée et vos mérites innombrables envers les États balkaniques en général et l’Albanie en particulier, Albanie à l’histoire, l’illustration et la prospérité de laquelle il est notoire que vous vous êtes entièrement consacré, votre récente nomination en étant la reconnaissance en même temps que la récompense72.

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27 De ses relations avec les autorités académiques, Baldacci tire quelque argument pour solliciter encore et toujours des gratifications au titre des dépenses engagées pour servir les ressortissants albanais, à vrai dire sans grand succès : il n’obtient, en tout et pour tout, qu’une minime gratification de 20 francs par mois, et ce uniquement pour les années 1937/1938 73. Comble de malchance, le ministère albanais des Affaires étrangères exempte les étudiants albanais du paiement des taxes consulaires, ce qui prive Baldacci d’un revenu non négligeable74. De l’État albanais et de son consul honoraire, on ne sait lequel tire profit de l’autre.

28 Dans sa quête de subsides, une autre option s’offre cependant à Baldacci : faire converger vers la fonction consulaire, fût-elle honoraire, des missions qui concernent d’autres secteurs de l’administration albanaise, celles-ci rétribuées. En octobre 1931, alors que le consulat manque encore de tout, Antonio Baldacci propose au gouvernement albanais d’assumer lui-même les fonctions relevant de la fantomatique inspection universitaire albanaise : étant lui-même universitaire, il prétend que les qualifications requises et les indemnités qu’on lui paierait se substitueraient avantageusement aux missions d’un fonctionnaire albanais absentéiste résidant à Florence75. La proposition de Baldacci reste sans suite. Elle lui est cependant inspirée par une sollicitation du gouvernement albanais, qui à la fin du mois d’août 1931 lui confie l’expertise de 500 tonnes de semences commandées par le ministère de l’Économie nationale à l’entreprise bolonaise Produttori sementi76.

29 Là encore, Baldacci a toutes les qualités requises : c’est un botaniste de formation, qui jouit d’une petite notoriété dans cette spécialité à l’échelle européenne, et donne même son nom à une plante, la Wulfenia Baldacii 77. À partir de cette expertise, il cherche d’ailleurs à mener dès l’avant-guerre des opérations de mise en valeur agricole de l’Albanie et du Monténégro78. Ces entreprises échouent toutes faute de capitaux et de relations. Baldacci se lance même dans de périlleuses spéculations sur les blés à l’époque où l’Albanie est soumise au blocus italien (1915)79. Entre 1930 et 1938, l’Albanie entreprend une réforme agraire dans le cadre de la politique de state building menée par le roi Zog80. Toutefois l’opposition des beys, qui s’appuient sur l’absence de cadastre, fait globalement échouer la réforme. Le projet connaît cependant un début d’application sous l’égide d’un expert italien, Giovanni Lorenzoni. À l’automne 1931, le gouvernement albanais demande d’ailleurs à l’Italie de lui fournir deux géomètres pour mettre en application le projet de réforme81. Antonio Baldacci tente de profiter de sa position intermédiaire entre les États albanais et italien pour faire missionner deux de ses proches, son gendre Luigi Arus et son petit-fils Alessandro. C’est par le truchement du directeur de l’Ufficio Albania au ministère italien des Affaires étrangères, le comte Pietromarchi, que se fait la tentative. Ce personnage semble en effet être l’un des protecteurs de Baldacci, qui en profite pour tenter un véritable projet familial d’émigration. Cette entreprise s’inscrit d’ailleurs dans un contexte marqué par deux phénomènes. D’abord la tendance séculaire à l’expatriation d’une main-d’œuvre italienne qualifiée, y compris dans le domaine des professions intellectuelles et techniques, mais qui trouve difficilement à s’employer en Italie82 ; ensuite celui, plus spécifique à l’époque fasciste, des opérations de colonisation agricole sur le territoire métropolitain ainsi qu’aux colonies. Bien que Luigi Arus soit explicitement « recommandé » (raccomandato) par son beau-père, ses qualifications pour la mission en question sont indéniables : avant de diriger l’entreprise d’expertise foncière présentée plus haut, il a été affecté en 1920 au bureau technique du ministère des Territoires

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libérés, dirigeant la reconstruction de San Donà del Piave83. L’autre postulant est le petit-fils d’Antonio, Alessandro Baldacci, au profil nettement moins spécialisé puisqu’il est employé à la Caisse d’épargne de Bologne (Cassa di risparmio di Bologna).

30 C’est auprès de son contact à Tirana, Pietro Danisca, que Baldacci cherche à obtenir des précisions sur la rentabilité du projet migratoire. Le patriarche semble vouloir faire reproduire par son gendre la stratégie qu’il a lui-même adoptée lorsqu’il a été missionné par le gouvernement albanais pour expertiser un achat de semences : réduire ses dépenses pour pouvoir empocher la différence par rapport à l’indemnité journalière à laquelle il prétend. Aussi s’enquiert-il auprès de son correspondant Pietro Danisca de l’existence d’indemnités d’installation et de déplacement dans le contrat des futurs géomètres chargés de l’application de la réforme agraire. Baldacci insiste sur le fait que son gendre est « un bon garçon sans prétentions »84. La réponse de Danisca n’est guère encourageante : le niveau de vie est si bas en Albanie que la vie y est extrêmement chère pour qui entend vivre à peu près comme en Italie, même en observant des pratiques de consommation frugales. Il semble ainsi obligatoire de s’associer à d’autres migrants italiens pour réduire les frais de logement et de nourriture. Néanmoins les 400 francs mensuels offerts par le gouvernement albanais compromettent la rentabilité du projet migratoire d’Arus, qui ne peut fermer son étude et déménager avec sa famille pour des gains si faibles85.

31 L’expertise céréalière de la fin de l’été 1931 demeure donc le seul succès d’Antonio Baldacci. C’est le ministre de l’Économie albanaise qui lui télégraphie en personne pour lui demander d’assurer la délicate livraison des semences commandées à l’entreprise Produttori sementi, précisant que toutes les dépenses occasionnées lui seront remboursées. La rétribution de cette mission, et de celles qui suivent en 1932, épouse très étroitement la chronologie des prêts italiens à l’Albanie. En 1931, Baldacci effectue à Bologne une première « mission céréalière » (missione granaria) alors que le gouvernement albanais est en fonds puisque l’Italie vient de lui consentir un deuxième prêt à verser chaque année86. Le consul honoraire semble avoir touché les remboursements promis, puisqu’il accepte avec enthousiasme une commande du même genre à l’automne 1932, c’est-à-dire au moment où l’Italie suspend ses versements. Pour Baldacci, il s’agit cette fois d’expédier en Albanie 2 300 quintaux de blé achetés par le gouvernement albanais à l’Opera Nazionale Combattenti (ONC), un organisme d’assistance aux anciens combattants voué par le fascisme à la colonisation intérieure87. L’achat doit avoir lieu à Alberese, dans la Maremme toscane, où un ancien latifundium des Habsbourg-Lorraine saisi pendant la guerre a été transformé en bonification modèle. Des paysans venus de Vénétie produisent désormais du blé sur ces terres auparavant abandonnées à un pâturage extensif. Ayant à peine achevé cette mission, Baldacci est envoyé suivre de nouvelles commandes à Fiano Romano et Isola Sacra, deux localités situées à proximité de Rome. Celle d’Isola Sacra est une autre bonification de l’ONC. Le blé y est de si mauvaise qualité qu’Antonio Baldacci se trouve impliqué dans d’interminables litiges et contestations. Ces délais supplémentaires entraînent de nombreux frais, et le consul général honoraire s’estime créditeur du gouvernement albanais pour environ 20 000 lires. Ce n’est qu’au printemps 1936, soit plus de trois ans après la mission, que Baldacci obtient 13 145 lires88, une somme tout de même assez considérable pour 49 jours d’activité. Le gouvernement albanais semble avoir été tout disposé à payer à son consul général honoraire la somme qu’il demandait. Cependant, l’Italie a interrompu ses versements entre 1932 et 1935 en raison des tensions au sein de la commission paritaire italo-albanaise chargée de contrôler l’usage

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du prêt89. En 1935, l’Italie reprend ses versements après s’être assurée de la complète soumission de la partie albanaise ; en l’espèce, Baldacci n’a pas de mots assez durs à l’égard de la légation italienne à Tirana, qui semble disposer sur les finances albanaises d’un droit de regard allant jusqu’à fixer le montant des indemnités journalières versées aux employés de l’État en mission90.

32 C’est donc avec peu de regrets et beaucoup d’amertume qu’Antonio Baldacci se défait de ses fonctions de consul général honoraire d’Albanie à Bologne en juin 1939. L’annexion de l’Albanie par l’Italie en 1939 couronne le projet politique que le savant nourrit depuis l’époque de la monarchie libérale. Elle met toutefois fin au service consulaire albanais et donc à ses propres fonctions de consul général honoraire à Bologne : les préfectures italiennes sont chargées de liquider les consulats albanais, et assurent désormais l’administration des sujets albanais qui se trouvent en Italie91. Certes, Baldacci n’a jamais eu le statut de fonctionnaire de l’État albanais – c’est-à-dire de bénéficiaire direct des prêts italiens – qu’il escomptait obtenir, mais il est parvenu à retirer quelques avantages de sa qualité de consul général. Il lui reste à monnayer la perte de cette qualité. Après de multiples sollicitations, Baldacci parvient à se faire nommer « consultant culturel » (consulente culturale) près la lieutenance (sorte de vice- royauté) en Albanie, et même à obtenir un subside du ministère des Affaires étrangères de la République italienne née de la défaite du fascisme92. En 1948, le régime démocratique tire un trait définitif sur l’Albanie : le traité de Paris (1947) lui rend son indépendance en même temps qu’il l’octroie à toutes les autres colonies italiennes.

33 Les archives Baldacci permettent d’affiner l’approche du consulat honoraire en termes de stratégies individuelles que nous avons caractérisée dans un premier temps à l’échelle des consulats d’Albanie en Italie. Le cas Baldacci demeure, il est vrai, très spécifique : assumer les fonctions de consul s’insère pour lui dans une stratégie globale d’intermédiation entre l’Italie et l’Albanie, au niveau scientifique, culturel, économique et diplomatique, stratégie qui passe par un écheveau de relations des deux côtés de l’Adriatique.

34 À l’Albanie et aux Albanais, il offre une expertise variée, susceptible de renforcer le caractère déjà polyédrique de la fonction consulaire. Il agit ainsi comme un attaché universitaire et un expert agronome. Ce sont cependant des fonctions qui n’ont guère de sens à être rattachées à une localité comme Bologne. Baldacci cherche à utiliser le titre de consul général honoraire pour aspirer à des missions qui relèveraient plutôt d’une ambassade (par exemple celles d’un attaché universitaire ou culturel) et dont l’Albanie n’a de toute façon pas les moyens. Baldacci parvient toutefois à en créer quelques fragments et à les capter : le titre de consul général constitue un moyen d’approcher le flux financier dirigé par l’Italie fasciste vers l’Albanie en vue de la subjuguer progressivement. Dans ce cas, l’avantage d’être consul réside dans le fait de se trouver au cœur d’un espace de négociation multipolaire du périmètre de l’État, et cela de façon transnationale, entre Albanie et Italie. En dernier lieu, l’analyse micro- historique du consulat général d’Albanie à Bologne renseigne quant à la construction de l’État albanais, qui ne peut être simplement envisagée en termes de retard par rapport à une norme occidentale. Dans le cas de la France, souvent considérée comme le parangon de l’État, « le rôle de relais, mais aussi d’expertise ou encore d’informateurs joué par plusieurs organisations ou groupements privés dans la conduite et la détermination de l’action de l’État au XIXe siècle a ainsi été mis en évidence »93. Le cas étudié ici montre qu’il en va de même, toutes proportions gardées,

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pour l’Albanie de l’entre-deux-guerres : même si l’action d’Antonio Baldacci est largement parasitaire, l’État albanais y trouve son compte. Il parvient ainsi à faire financer par l’État italien la formation de quelques-uns de ses cadres, en contrepartie, il est vrai, d’une tutelle financière croissante, mais aussi en profitant des rapports de force et de négociations au sein même de l’État italien, au sujet desquels la correspondance d’Antonio Baldacci constitue une documentation exceptionnelle.

NOTES

1. 104 Albanais résident par exemple dans la province de Bari en 1940 : Archivio di Stato di Bari (désormais ASBa), Ufficio Albania (désormais UA), busta (désormais b.) 27, fascicule (désormais fasc.) 3, Elenco dei sudditi albanesi residenti nella provincia di Bari. 2. Le journal officiel de Tirana (Fletorja zyrtare), 19 novembre 1922, cité dans Stefan Popescu, « L’Albanie dans la politique étrangère de la France 1919-1940 », Valahian Journal of Historical Studies, no 1, 2004, p. 20-58, ici p. 58. 3. Le journal officiel albanais annonce ainsi la création de dix consulats généraux dont quatre en Italie (Berlin, Bruxelles, Christiania, Marseille, Milan, Monaco, Naples, Rome, Turin, Varsovie) et 46 consulats dont quatre en Italie (selon la toponymie de l’époque : Amsterdam, Baden Baden, Bâle, Berne, Bordeaux, Brême, Breslau, Brünn, Calais, Cannes, Carlsbad, Cassel, Chiasso, Cologne, Danzig, Deauville, Dresde, Düsseldorf, Francfort, Gênes, Göteborg, Königsberg, Lausanne, Le Havre, Liège, Lille, Lübeck, Lucerne, Lugano, Lyon, Malte, Marienbad, Nice, Olmütz, Palerme, Prague, Reims, Rotterdam, Smyrne, Stettin, Strasbourg, Tripoli, Tunis, Venise, Wiesbaden, Zürich) : Archivio storico-diplomatico del Ministero degli Affari Esteri (Rome), Personale IV (désormais ASDMAE, P.IV), Albania b. 22, fasc. 4 Comune, câble (telespresso) 1862/699 de la légation d’Italie en Albanie au ministère des Affaires étrangères (désormais MAE), Durrës, 27 octobre 1926. 4. « Mano a mano che [il Governo albanese] potrà rinvenire persone atte a ricoprire tali incarichi. » Ibid., fasc. 11 Roma, câble 1846/693 de la légation d’Italie en Albanie au MAE, Durrës, 22 octobre 1926. Il semble que des postes aient été installés à Bari, Bologne, Brindisi, Gênes, Milan, Naples, Rome, Turin, Trieste et Venise, mais pas à Catane, Cosenza, Messine et Tarente comme le laisserait penser la liste des dossiers constitués par le bureau du Personnel du MAE : Mariolina Pansini, Ufficio Albania di Bari. Inventario, Bari, Archivio di Stato di Bari, 2015, p. 7, note 9. 5. ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 14 Trieste, note verbale 1137/7 de la légation d’Albanie en Italie au MAE, Rome, 22 janvier 1929. 6. ASBa, UA, b. 4, fasc. 15, Convention consulaire entre l’État d’Albanie et le Royaume d’Italie, Tirana, Shtypshkronja « Nikaj », 1926. 7. Ce décompte pourrait ne pas être exhaustif : il repose sur les trois volumes de l’Annuario diplomatico del Regno d’Italia (1926, 1931, 1937). Nous avons en outre consulté les dossiers de l’ Ufficio del personale (bureau du personnel) du MAE italien versés dans la 4 e série du fonds « Personale » de l’Archivio storico-diplomatico del Ministero degli Affari esteri. De 1920 à 1941, l’ Ufficio del personale a pris les dénominations suivantes : Direzione generale degli affari generali – Ufficio del personale (1920-1924 puis 1927-1930) ; Direzione generale del personale, del cerimoniale e degli affari amministrativi – Ufficio del personale (1924-1927) ; Gabinetto del Ministro – Ufficio del personale (1930-1932) ; Direzione generale del personale – Ufficio I (1932-1936) ; Direzione generale del personale e dell’amministrazione interna – Ufficio I

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(1936-1941). Guido Melis (dir.), L’amministrazione centrale dall’Unità alla Repubblica : le strutture e i dirigenti, 1 : Il Ministero degli Affari esteri, Bologne, Il Mulino, 1992, fiches 139, 176, 213, 267, 311-312, 365. 8. Ils sont sept au total : Ali Asllani reçoit son exequatur de consul général à Trieste en 1922, Mark Kodheli en 1925 ; à Bari, ce sont Lec Kurti (1922), Reshad Aslan (1924), Ferid Dervishi (1925), Mark Kodheli (1926), Tahir Shtylla (1934) et Malik Libohova (1937) qui se succèdent. 9. ASBa, Prefettura, Gabinetto, Secondo versamento (désormais PG.II), b. 141, fasc. 1, note 115 très réservée du commissaire Gambella au préfet de Bari, Bari, 27 septembre 1928. 10. « Prendendo alloggio precariamente all’Hôtel Cavour. » Ibid., b. 141, fasc. 2, n. 2424 du commissaire [illisible] au préfet de Bari, Bari, 19 février 1922. 11. Ibid., n. 296 du Commissariato governativo per gli alloggi in Bari au préfet de Bari, Bari, 20 juin 1922. 12. Carla Giovanni, « La città dei professionisti », dans Maria Malatesta (dir.), Storia d’Italia. Annali 10, I professionisti, Turin, Giulio Einaudi Editore, 1996, p. 379-409, ici p. 395-397. 13. « OM 6 cilindri » : ASBa, UA, b. 18, fasc. 140, lettre recommandée au porteur 77.KI.I/1 de Malik Libohova à la Società assicuratrice industriale, Bari, 20 janvier 1939. 14. ASBa, UA, b. 27, fasc. 1, « Elenco della mobilia ». 15. « Complicate questioni di donne. » ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 1 Bari, copie du télégramme (désormais t.) sans numéro (désormais s.n.) de l’Ufficio Albania du MAE aux légations d’Italie à Belgrade et Tirana et à l’Ufficio personale, Rome, 21 novembre 1930. 16. ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 1 Bari, t. urgent très réservé 500/4746 du chef de la police au MAE, Rome, 10 février 1937. 17. « Era al seguito di Ahmet Zogu come procuratore di femmine. » Ibid., « Saracci Ciatin », note dactylografiée anonyme sans lieu ni date (désormais s.l.n.d.) Sur Qatin Paskal Saraçi, voir Robert Elsie, Historical dictionary of Albania, Lanham etc., The Scarecrow Press, 2010, p. 395. 18. « Due signore di nazionalità austriaca. » ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 1 Bari, t. 2429 du ministère de l’Intérieur au MAE, Rome, 2 septembre 1928. 19. ASBa, UA, b. 27, fasc. 1, procès-verbal dactylographié signé par le consul général d’Albanie et le représentant du préfet de Bari, Bari, 28 juin 1939. 20. Ibid., « Inventario dei registri, documenti, timbri, ecc., esistenti nel soppresso consolato generale di Albania a Bari », s.l.n.d. [Bari, 28 juin 1939]. 21. « Il materiale in suo possesso quale console onorario d’Albania non ha che trascurabile importanza. » ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 7 Genova, t. postal 1014/789 de l’ambassade d’Italie à Paris au MAE, Paris, 24 février 1934. 22. ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 13 Torino, lettre 19625 du vice-président du Conseil provincial de l’économie corporative de Turin au MAE, Turin, 28 décembre 1935. 23. Maxime Didat, « Le consul honoraire : parent pauvre du droit international ? », Annuaire français de droit international, vol. 56, 2010, p. 101-138, p. 105. Je remercie Jörg Ulbert de m’avoir communiqué cette référence. 24. « Ho anche qualche nozione della lingua albanese. » ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 7 Genova, copie de la lettre de candidature adressée à la Légation d’Albanie par Cesare Savoia, Gênes, 10 avril 1927. 25. ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 10 Napoli, lettre de l’agence Fotinato e C. au chargé d’affaires albanais en Italie, Naples, s.d. 26. ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 9 Milano, t. 9093 de la Légation d’Italie à Durrës au MAE, Durrës, 17 novembre 1927. 27. Giuseppe Serembe, Vjershe, édition de Cosmo Serembe, Milan, Grandi Edizioni, 1926. 28. Francesco Caccamo, Odissea arbëreshe : Terenzio Tocci tra Italia e Albania, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2012.

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29. ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 6 Firenze, lettre de Bruno Formaliari, directeur général de l’administration civile, à Fulvio Suvich, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Rome, 13 mars 1936. 30. « Profondi sentimenti patriottici e fascisti. » Ibid., fasc. 10 Napoli, lettre d’Edgardo Borselli au préfet de Naples, Naples, 8 avril 1939. 31. Alice Le Goff et Christian Lazzeri (dir.), « Théories de l’estime sociale », dossier de Terrains/ Théories [en ligne], no 4, 2016, mis en ligne le 25 juillet 2016, consulté le 25 juin 2018. URL : http:// journals.openedition.org/teth/659. 32. Bruno Cousin et Sébastien Chauvin, « La dimension symbolique du capital social : les grands cercles et Rotary clubs de Milan », Sociétés contemporaines, no 77, 2010, p. 111-137. 33. « In precedenza tali “thè” [sic] [consolari] erano molto frequentati, oltre che dalle famiglie più in vista anche dalle autorità in genere. » ASBa, PG.II, b. 141, fasc. 1, note 3051.V.10 du chef de cabinet au préfet, Bari, 7 décembre 1935. 34. Ibid., Statut du Corps Consulaire de Bari, Bari, Gius. Favia fu N., 1929. 35. Bruno Cousin et Sébastien Chauvin, « La dimension symbolique du capital social », art. cit. 36. http://www.rotarypinerolo.it/layout/new-layouts/storia.html ; Carlo Pulsoni et Emanuele Costantini, « Un corrispondente e diplomatico poco noto : Eugenio Morreale », Ventunesimo secolo. Rivista di studi sulle transizioni, vol. 13, no 33, février 2014, p. 61-114, ici p. 86. 37. « È di origine e di nazionalità italiana. […] Anche la moglie ed il figlio risultano […] di razza ariana e di religione cattolica. » ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 11 Roma. 38. Ibid., fasc. 7 Genova. 39. ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 12 Torino. 40. ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 12 Torino, l. 19625 du vice-président du Conseil provincial de l’économie corporative de Turin au MAE, Turin, 28 décembre 1935, et lettre d’Emilio Sciolla Lagrange Pusterla à Franco Lequio, directeur général du personnel au MAE, Turin, 27 janvier 1936. 41. Alice Le Goff et Christian Lazzeri (dir.), « Théories de l’estime sociale », art. cit., § 7 à 10. 42. Ibid., § 10. 43. Né en 1867, il a alors dépassé les soixante ans. Maria Grazia Bollini, Una passione balcanica tra affari, botanica e politica coloniale. Il fondo Antonio Baldacci nella biblioteca dell’Archiginnasio (1884-1950), Bologne, Biblioteca de « l’Archiginnasio », série III, v. 4, 2005, p. 11. 44. Fabrice Jesné, La face cachée de l’empire. L’Italie et les Balkans, 1861-1915, à paraître dans la Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, Rome, EFR, chap. 7. 45. Sur cet homme d’État, ministre d’Albanie puis attaché militaire à Rome de 1925 à 1928, voir Robert Elsie, Historical dictionary of Albania…, op. cit., p. 272-273. 46. Alessandro Roselli, Italia e Albania : relazioni finanziarie nel Ventennio fascista, Bologne, Il Mulino, 1986, p. 73 ; Alberto Basciani, « I rapporti tra Italia e Albania tra le due guerre mondiali. Un profilo », Nuova Rivista storica, vol. 97, no 2, 2013, p. 503-520, ici p. 510 sqq. 47. Sur Xhemil Dino, ambassadeur à Rome de 1926 à 1931, voir Robert Elsie, Historical dictionary of Albania…, op. cit., p. 114. 48. « Sarebbe stato un titolo grazioso col quale non avrei aggravato lo Stato albanese di alcuna spesa che io avrei gradito volentieri come una dimostrazione di gratitudine da parte albanese. Materialmente non era nulla, ma io mi sarei tenuto pago lo stesso. » Biblioteca comunale dell’Archiginnasio di Bologna, Fondo Antonio Baldacci (désormais BCABo, FAB), b. 58, fasc. 157, doc. 238A, copie d’une lettre de Baldacci à Pietro Danisca, Bologne, 13 mai 1930. 49. BCABo, FAB, b. 61, fasc. 164, doc. 87, lettre de Danisca à Baldacci, Tirana, 10 novembre 1931. 50. « In quell’epoca si trovava agli Esteri il Sig. Rauf Fitzo, il quale aveva delle antiche obligazioni verso di me, e quindi cercò tutti i modi per accontentarmi. » Ibid. Sur Rauf Fico, Biographical Dictionary of Albanian History, Istanbul, I. B. Tauris, 2013, p. 139-140. 51. BCABo, FAB, b. 58, fasc. 157, doc. 295A, lettre de Baldacci à Danisca, Bologne, 26 juin 1930.

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52. Alessandro Roselli, Italia e Albania : relazioni finanziarie…, op. cit., p. 24. 53. ASDMAE, P.IV, Albania b. 22, fasc. 2 Bologna. 54. Il s’agit de huit étudiants, une serveuse et une femme au foyer : BCABo, FAB, b. 85 fasc. 5, doc. 214A, « Elenco dei sudditi albanesi residenti in Bologna e provincia », s.l.n.d [Bologne, juin 1932]. 55. Ibid., b. 60, fasc. 162, doc. 116C, copie d’une lettre de Baldacci à Tahir Shtylla, premier secrétaire de la légation d’Albanie et chargé d’affaires ad interim à Rome, Bologne, 1er mai 1931. 56. I Documenti diplomatici italiani (désormais DDI), 7e série, volumes X à XIII, Rome, Istituto poligrafico e zecca dello Stato, 1978-1989, rubrique « Albanie » de l’appendice III. 57. BCABo, FAB, b. 61, fasc. 164, doc. 102B, copie d’une lettre de Baldacci à Tahir Shtylla, Bologne, 16 octobre 1931. 58. Maxime Didat, « Le consul honoraire… », art. cit., p. 111. 59. BCABo, FAB, b. 71, fasc. 187, doc. 16A, lettre 65/IX/L de Baldacci au préfet de Bologne, Bologne, 16 juin 1939. 60. Roberto Parisini, La città e i consumi. Accesso al benessere e trasformazioni urbane a Bologna, Milan, FrancoAngeli, 2012, p. 22. C’est cependant aux temps plus fastes de l’avant-guerre que Baldacci avait pu s’y faire construire une villa jouxtant la maison de son père : Maria Grazia Bollini, Una passione balcanica…, op. cit., p. 24. C’est dans le dossier du consulat général d’Albanie à Bari conservé par le ministère italien des Affaires étrangères qu’on apprend l’adresse exacte de Baldacci : via della Torretta 634 : ASDMAE, P. IV, Albania b. 22, fasc. 2 Bologna, note 561 de la préfecture de Bologne au bureau du personnel du MAE, Bologne, 30 janvier 1931, « esito informazioni ». 61. BCABo, FAB, b. 60, fasc. 162, doc. 116D, copie d’une lettre de Baldacci à Tahir Shtylla, Bologne, 1er mai 1931. 62. « Nel punto più centrale e aristocratico della città. » BCABo, FAB, b. 60, fasc. 162, doc. 116D, copie d’une lettre de Baldacci à Tahir Shtylla, Bologne, 1er mai 1931. 63. Carla Giovanni, « La città dei professionisti », art. cit., p. 401 et 406. 64. Istituto centrale di statistica del Regno d’Italia, Supplemento ordinario alla Gazzetta ufficiale del Regno d’Italia, n. 209 del 10 settembre 1931, p. 655. La location d’une pièce pendant un an coûte en moyenne environ 500 lires (tav. XXVI, Affitti annui riferiti a vano in alcune città). 65. « Il suo studio era qui benissimo avviato fino all’anno scorso, quando in seguito alla crisi, è anch’egli travolto dai tempi. » BCABo, FAB, b. 60, fasc. 163, doc. 196A, lettre de Baldacci a Remo Pietromarchi (directeur de l’Ufficio Albania du MAE), Bologne, 21 mai 1931. 66. Fabrice Jesné, Les nationalités balkaniques…, op. cit., p. 658-662. 67. BCABo, FAB, b. 58, fasc. 158, doc. 411+A, lettre de M. Hulusi, secrétaire du consul général d’Albanie, Bari, 26 août 1930, et copie de la réponse de Baldacci au précédent, Monzanno per Bologna, 8 septembre 1930. 68. « Bologna è, come nodo ferroviario di primo ordine, un centro di grande e continuo passaggio per gli albanesi, poichè Bologna si trova ad essere testa di linea della via Adriatica che converge su Bari e Brindisi. » Ibid., b. 61, fasc. 164, doc. 102C, copie d’une lettre de Baldacci à Tahir Shtylla, Bologne, 4 novembre 1931. 69. « Il traffico normale è quello, che non è indifferente, dei numerosi studenti che frequentano la nostra università e le scuole medie. » Ibid., loc. cit. 70. Ernesto Bosna, Storia dell’Università di Bari, Bari, Cacucci, 1994, p. 272 sq. 71. « Persona facoltosa e non aliena dal distribuire all’occorrenza qualche sussidio ai detti studenti quasi tutti assai bisognosi. » ASDMAE, P.IV, Albanie b. 22, fasc. 4 Comune, câble 9085/788 de la légation d’Italie en Albanie au MAE, Durrës, 14 octobre 1928. 72. « Nessuno più della S. V. era indicato e meritevole di un tale ufficio, al quale conferisce fin dal suo sorgere singolare prestigio ed autorità la Sua provata conoscenza e le Sue innumerevoli benemerenze verso gli Stati balcanici in genere e verso l’Albania in particolare, alla cui storia ed alla cui illustrazione e

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prosperità V. S. ha notoriamente dedicato tutto sè stesso onde l’odierno provvedimento ne è ad un tempo riconoscimento e premio. » BCABo, FAB, b. 60, fasc. 162, doc. 153, lettre du recteur de l’Université de Bologne à Baldacci, Bologne, 20 mai 1931. 73. Ibid., b. 71, fasc. 198, doc. 101C, lettre de Baldacci au préfet de Bologne, [Bologne], 25 juin [1939]. 74. Ibid., b. 61, fasc. 164, doc. 177, note B.III.3962/I de la direction administrative et consulaire du ministère albanais des Affaires étrangères à Baldacci, Tirana, 22 décembre 1931. 75. BCABo, FAB, b. 61, fasc. 164, doc. 102B, copie d’une lettre de Baldacci à Tahir Shtylla, Bologne, 16 octobre 1931, et b. 17, fasc. 198, doc. 101C, lettre de Baldacci au préfet de Bologne, [Bologne], 25 juin [1939]. 76. Ibid., b. 60, fasc. 163, lettre 55/348 de Said Toptani, ministre de l’Économie nationale, à Baldacci, Tirana, [29 ?] août 1931. 77. Maria Grazia Bollini, Una passione balcanica…, op. cit., p. 14-18. 78. Ibid., p. 20-23. 79. Fabrice Jesné, « Consuls et affairistes : une relecture de la “pénétration pacifique” italienne dans les Balkans à la veille de la Grande Guerre », dans Arnaud Bartolomei, Guillaume Calafat, Mathieu Grenet et Jörg Ulbert (dir.), De l’utilité commerciale des consuls. L’institution consulaire et les marchands dans le monde méditerranéen (XVIIe-XXe siècle), Madrid-Rome, Casa de Velázquez - Publications de l’École française de Rome, 2017, p. 491-506. 80. Pour une analyse à partir de sources albanaises, Florinka Gjevori et Roland Gjini, « Agrarian Reform of the Monarchist Period in Albania », Academic Journal of Interdisciplinary Studies, no 8, octobre 2013, p. 506-510. 81. BCABo, FAB, b. 61, fasc. 164, doc. 13, lettre 234465/678 de Remo Pietromarchi (directeur de l’ Ufficio Albania) à Baldacci, Rome, [7] octobre 1931. 82. Alberto Maria Banti, Storia della borghesia italiana. L’età liberale, Rome, Donzelli, 1996, p. 102-103. 83. BCABo, FAB, b. 61, fasc. 164, doc. 13 A, copie de la lettre de Baldacci à Remo Pietromarchi, Bologne, 10 octobre 1931. 84. « Il mio bravo genero Luigi Arus […] un giovane senza pretese. » Ibid., doc. 87B, lettre de Baldacci à Pietro Danisca, Bologne, 7 novembre 1931. 85. BCABo, FAB, b. 62, fasc. 165, doc. 216B, copie d’une lettre de Baldacci à Remo Pietromarchi, directeur de l’Ufficio Albania, Bologne, 5 décembre 1931. 86. Alessandro Roselli, Italia e Albania : relazioni finanziarie…, op. cit., p. 97-98. 87. Elisabetta Novello, La bonifica in Italia. Legislazione, credito e lotta alla malaria dall’Unità al fascismo, Milan, FrancoAngeli, 2003, p. 275-277. 88. BCABo, FAB, b. 85, fasc. 6, doc. 426, l. 877 du préfet de Bologne à Baldacci, Bologne, 30 avril 1936. 89. Alessandro Roselli, Italia e Albania : relazioni finanziarie… op. cit., p. 98. 90. BCABo, FAB, b. 85, fasc. 6, doc. 425, l. 434/2 du ministre de l’Économie nationale albanaise à Baldacci, Tirana, 24 avril 1936. 91. DDI 8.12.148, t. 391 R/C de Galeazzo Ciano (ministre des Affaires étrangères) aux préfets de Bari, Bologne, Brindisi, Gênes, Milan, Naples, Turin, Tarente, Trieste, Rome, 8 juin 1939. 92. Maria Grazia Bollini, Una passione balcanica…, op. cit., p. 44. 93. Sarah Gensburger, « Contributions historiennes au renouveau de la sociologie de l’État. Regards croisés franco-américains », Revue française de sociologie, vol. 52, no 3, 2011, p. 579-602. DOI : 10.3917/rfs.523.0579, paragraphe 11, consulté le 7 juillet 2018.

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RÉSUMÉS

Qu’est-ce qui peut pousser des citoyens italiens à choisir de devenir des consuls d’Albanie dans l’entre-deux-guerres ? L’Albanie est en effet une nation jeune mais pauvre, qui se trouve peu à peu satellisée par l’Italie fasciste. Elle développe un réseau consulaire qui vise surtout à administrer sa diaspora. En Italie, elle n’entretient qu’un consulat général, à Bari. Tous les autres postes sont honoraires. Pour les quelques fonctionnaires albanais, un poste en Italie offre un confort évident. Pour les citoyens italiens qui se font consuls honoraires, il s’agit surtout d’obtenir des gratifications symboliques, même si quelques-uns escomptent des retombées matérielles : Antonio Baldacci, un savant spécialiste de l’Albanie, est de ceux-là.

What drove some Italian citizens to become consuls of Albania in the inter-war period? A young but poor nation, Albania was gradually turned into a satellite state by Fascist Italy. It developed a consular network whose main purpose was to administer its diaspora. In Italy, the only government-paid office was the general-consulate in Bari. All other consulates were honorary. Italian citizens who chose to become honorary consuls mainly expected to obtain symbolic rewards. However, some were also eager to gain material benefits: among them was Antonio Baldacci, a scholar and specialist of Albania.

INDEX

Mots-clés : consuls, Albanie, Italie fasciste, Antonio Baldacci Keywords : consuls, Albania, Fascist Italy, Antonio Baldacci

AUTEUR

FABRICE JESNÉ Fabrice Jesné est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Nantes, détaché à l’École française de Rome en tant que directeur des études pour les époques moderne et contemporaine. Spécialiste de la politique balkanique de l’Italie libérale, il se consacre à l’étude du service consulaire italien aux XIXe et XXe siècles, ainsi qu’au rôle des consuls dans la mondialisation contemporaine et plus généralement dans les relations internationales.

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Notes et travaux de recherches

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Le Midi méditerranéen : une terre d’élection pour le philhellénisme français ?

Denys Barau

1 Le soulèvement des Grecs en 1821 a suscité un mouvement de soutien qui a affecté presque toute l’Europe : principalement l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France, la Suisse, l’Italie, la future Belgique, les pays scandinaves, et même les États-Unis. Il a revêtu des formes multiples : départ de combattants volontaires, organisation de souscriptions, publication de brochures et de poèmes, production d’images en tout genre. Des « comités grecs » se sont formés, le plus souvent dans les capitales, comme à Londres ou à Paris, à Stuttgart, Munich ou Berlin, mais aussi à Genève, à Liège, à Boston ; ils ont largement assumé l’expression publique de la mobilisation, sans jamais en monopoliser l’initiative, ni exercer un véritable contrôle sur ses manifestations1. En France, cette mobilisation s’est déployée sur tout le territoire, avec une ampleur variable. Proximité géographique, affinités culturelles : on pourrait croire qu’elle aurait trouvé dans les régions du pays proches de la Méditerranée un terrain particulièrement favorable. La réalité a été différente. On s’y est moins mobilisé au contraire que dans le reste de la France, et surtout de façon très inégale entre la partie provençale et la partie languedocienne, et même d’un département à l’autre. Dans cet ensemble déjà contrasté, le cas de Marseille apparaît singulier : elle a été le point de passage obligé des secours aux insurgés grecs, alors que, par ailleurs, leur cause rencontrait l’hostilité d’une partie importante de la population. Il nous faudra donc en un premier temps aborder séparément ces deux situations : décrire la mobilisation globale de la région, puis la situation particulière de Marseille. Nous pourrons ensuite sur cette base descriptive analyser le rôle qu’a joué dans les deux cas le rapport à la Méditerranée.

Une mobilisation limitée et inégale

2 Nous pouvons nous faire une idée de la mobilisation dans les différentes régions de France, entre 1825 et 1829, moment fort du mouvement2, grâce aux listes de la

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souscription lancée par le comité grec de Paris3 : une initiative fédératrice qui faisait appel à la forme de soutien actif la plus largement accessible. D’après ces listes l’apport du Midi méditerranéen4, du point de vue des sommes collectées, est le plus faible de tout le pays (25 514 francs) ; une faiblesse due surtout à la partie provençale, qui n’a apporté qu’un peu plus de 2 057 francs. La partie languedocienne en revanche occupe une très honorable 6e place entre la Normandie (30 000 francs) et la Gascogne (21 000)5. Ce contraste massif se retrouve à l’échelle départementale. Du côté provençal, la presque totalité de la contribution est venue du seul Vaucluse (1 929 francs), la collecte a été inexistante dans les Basses-Alpes, dérisoire dans le Var (5 francs) et un peu plus conséquente dans les Hautes-Alpes (78 francs) ; quant aux Bouches-du-Rhône, les 45 francs mentionnés ne tiennent pas compte de la souscription marseillaise dont les résultats n’ont pas été publiés : l’exception apparaît déjà. Le disparate est bien moindre, côté Languedoc : la contribution du Gard (10 201 francs) figure parmi les plus généreuses (à hauteur de celles de la Haute-Garonne ou du Bas-Rhin) ; viennent ensuite à un niveau encore assez élevé celle des Pyrénées orientales (4 557) et de l’Hérault (3 358), à un niveau un peu plus bas celle de l’Ardèche (2 455) et de l’Aveyron (2 324) ; plus modestes, celles de la Lozère (300) et de l’Aude (260) restent bien supérieures à celles de presque tous les départements provençaux. Comme partout, la collecte a été fructueuse surtout dans les villes les plus importantes : Montpellier, Nîmes, Avignon, Perpignan. Mais dans le Gard, elle a touché aussi Alès et Beaucaire ; dans l’Hérault, Sète. Elle a été plus disséminée dans les Pyrénées-Orientales, l’Aveyron ou l’Ardèche.

3 Quant au nombre de participants, les listes nous renseignent beaucoup moins bien : elles mentionnent des dons tantôt individuels, tantôt collectifs. Et la part des premiers est particulièrement faible pour le Languedoc, où les inscriptions individuelles correspondent à seulement 11,5 % des sommes reçues ; pour la Provence, la proportion tombe même à 2,5 %. Le chiffre de 850 souscripteurs (sur 25 000 pour l’ensemble de la France) qu’on pourrait avancer6 n’indique donc qu’un ordre de grandeur, d’autant plus incertain que, sans parler de l’exception marseillaise, la plus grande partie de ces inscriptions individuelles concerne le seul département de l’Hérault (62 sur 77). De plus, contrairement à ce que l’on a pour d’autres régions, les mentions de profession ou de position sociale sont très rares. Un avocat à Nîmes, un autre à Carcassonne, un officier en retraite à Arles, un pasteur à Saint-Michel de Dèze ; à Montpellier, un professeur (de la faculté de médecine ?), à Sète un médecin, un marchand-orfèvre à Castelnaudary et le curé de Balaruc. Pareil échantillon nous en apprend peu sur l’ancrage social de la mobilisation. Certaines inscriptions collectives sont plus éclairantes : en Ardèche, 171 francs reçus du « commerce de Saint-Péray » ; le produit d’un concert donné par quelques négociants réunis à la foire de Beaucaire ; les dons substantiels des associés de la Maison Lichtenstein & Vialars à Montpellier. Autant d’indices du rôle, dans ces trois départements au moins, du monde du commerce, qui a dominé, avec celui des gens de loi, la mobilisation philhellène en province.

4 À propos des négociants de Beaucaire, il faut noter la circonstance de leur réunion pour la Foire de Beaucaire : tous n’étaient peut-être pas Gardois. Une autre rencontre a été l’occasion, toute fortuite celle-là, d’une collecte entre les passagers d’une barque entre Lyon et Beaucaire encore. Plus souvent les donateurs se regroupaient sur des bases d’affinités (« quelques amis de Rivesaltes ») ou de voisinage (les habitants du Cheylard en Ardèche, d’Espalion ou de Saint-Côme dans l’Aveyron). À Arles-sur-Tech (Pyrénées Orientales), c’est une classe d’âge, la jeunesse, qui s’est mobilisée – avec une certaine

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ampleur : ils ont été 99 à contribuer à cette « offrande ». Jeunes, les cinq dames qui ont quêté pour les Grecs l’été 1826 à Avignon l’étaient aussi : seul cas attesté dans la région d’une de ces « quêtes des dames » qui, à Paris d’abord, puis dans une dizaine de villes de province, ont beaucoup frappé les esprits. La collecte des jeunes gens suggère une organisation traditionnelle, plutôt rurale ; la reprise de la formule de la quête des dames supposait au contraire une « société » à l’image de celle de Paris qui a fortement marqué le philhellénisme français.

5 Le produit de la quête d’Avignon a été confondu avec celui d’un concert, qui a pu en être le cadre. Là aussi, le modèle était parisien – le concert au Vauxhall le 28 avril 1826 pour les assiégés de Missolonghi, sorte d’apogée mondain du mouvement – celui-là plus souvent repris dans la région. Seuls l’Hérault et les Bouches-du-Rhône n’ont pas eu leur soirée musicale. Celle de Perpignan a laissé plus de traces : le 27 mai 1826, au théâtre municipal, « un grand concert vocal et instrumental » interprété par des amateurs, avec un Chant guerrier, écrit pour l’occasion dans le style emphatique de la poésie philhellène. Dans le péristyle du théâtre, on pouvait lire quelques vers incitant les « Français dont les beaux jours s’écoulent dans les fêtes [à donner] un peu d’or pour acheter des armes [aux] martyrs de la croix et de la liberté »7. L’or n’a pas été refusé : les recettes de ces spectacles ont représenté la quasi-totalité de la collecte du Vaucluse, environ 60 % de celle de l’Aude, 40 % de celle de l’Ardèche, 20 % de celles du Gard et des Pyrénées Orientales. Ils permettaient aussi de donner corps et visibilité au mouvement, par un rassemblement qui a pu être d’une certaine ampleur, à en juger par les recettes. Le préfet des Pyrénées Orientales s’était d’ailleurs inquiété d’un « concert […] annoncé, de plus, par de grandes affiches comme aux jours de spectacle extraordinaire ». Mais l’exemple parisien ne proposait pas seulement un modèle, il avait créé un précédent, et le maire de Perpignan n’avait pas « cru devoir [s’] y opposer ici, puisque celui de Paris avait eu lieu avec l’approbation, sans doute, du roi et de ses ministres »8.

6 Ce concert avait été donné à l’initiative d’une Société lyrique des Amis. Les mentions collectives qui nous cachent le nombre et la qualité des contributeurs nous renseignent parfois sur les organisateurs locaux de la souscription. Deux maires ardéchois par exemple ont été plus loin que celui de Perpignan : celui du Cheylard a recueilli et transmis les dons de ses administrés ; celui de Tournon semble avoir patronné, avec son collègue de Tain l’Hermitage, une soirée musicale. Comme ailleurs, les notaires ont joué un rôle actif : à Millau, dans les Pyrénées orientales, à Montpellier. Dans leur cas, ce n’était peut-être qu’un rôle technique, lié à leur compétence dans le maniement des fonds. Dans celui de la maison Lichtenstein & Vialars à Montpellier et à Sète, c’était sans doute l’expression d’une adhésion à la cause, vu les dons personnels des associés et la prolongation sur toutes les années 1826 et 1827 9 d’une contribution qui a représenté plus des trois quarts de celle de l’Hérault.

7 Le geste militant ne fait aucun doute quand des membres de la Loge de l’Union « parcour[aien]t la ville » de Perpignan pour quêter. Le préfet observait que « le succès suit assez souvent la demande, non sans quelque surprise de la part de celui qui donne, à raison de la manière de solliciter ces secours »10. Et en effet cette quête maçonnique, comme celle des dames, qu’on a trouvé insolite aussi, a été fructueuse, bien plus que le concert : elle a recueilli près de la moitié de l’apport du département. Cette part monte à près des deux tiers si on y ajoute les dons faits par les Francs-Maçons en leur nom propre (la même loge de l’Union, une « loge maçonnique de Perpignan », celle des Arts de la Régularité). Une proportion qui place les Pyrénées Orientales très loin en tête des

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33 départements où une participation maçonnique a été enregistrée11. La Franc- Maçonnerie a été présente aussi dans l’Hérault (loge de La Parfaite Harmonie) et dans le Vaucluse (loge de la Réunion Bienfaisante), mais de façon plus marginale.

8 Mieux déployée dans l’espace, la part des protestants a sans doute été plus déterminante, mais elle est moins facile à cerner. On repère bien les collectes versées au titre des communautés réformées : le temple de Chalancon ou des églises réformées de Vallon en Ardèche, les fidèles sollicités par le pasteur Laurent Combes dans la région du Collet-de-Dèze. Mais comment savoir ce qu’ont pesé, peut-être, les protestants dans la souscription du notaire de Millau ? Il ne s’agissait là, du reste, que de participations modestes (quelques centaines de francs). Elles ont été bien plus importantes là où les protestants ne se sont pas contentés de recueillir des fonds entre eux, mais ont été à l’initiative de collectes ouvertes, comme à Montpellier, celle de Lichtenstein & Vialars, et surtout celle du comité de Nîmes, la plus fructueuse de toute la région : 7 000 francs en moins d’un mois (plus du double de celle de Montpellier en deux ans). L’avis de quête avait annoncé « des visites à domicile » et signalait qu’on pouvait aussi déposer ses offrandes chez deux négociants, Ture et Roux-Carbonnel ; il rappelait la « noble compassion » excitée par les désastres de la Grèce chez « tant de citoyens de toutes les nations chrétiennes », invoquait l’humanité et la religion, sans référence confessionnelle12. Mais il avait été publié peu après que le pasteur Vincent ait prononcé dans les temples nîmois un discours intitulé De l’union du christianisme à la civilisation grecque. L’effet en avait été immédiat : « À peine le signal donné par quelques amis des Grecs, des hommes de toutes les opinions et de tous les cultes se sont réunis sur le terrain sacré de la charité »13. Parmi eux, comme dans les autres comités de province, avocats et commerçants étaient les plus nombreux, il y avait aussi un médecin, des propriétaires. Mais, dans un pays où les violences interconfessionnelles avaient été fréquentes, et encore tout récemment en 1815, pendant la Terreur blanche, le trait le plus marquant était de voir figurer sur une même liste des catholiques et des protestants, Charles de La Boissière, comme président, qui avait été le maire catholique de la ville entre 1816 et 1819, et Achille de Daunant, fils du maire protestant des Cent- Jours et futur député libéral14. C’était cette « sainte alliance » que saluait Paul François Dubois dans Le Globe : il y voyait une « occasion » offerte aux « catholiques qui jouissent de quelque influence par leurs lumières et leur fortune [de] répandre dans les classes inférieures de leur communion l’esprit de tolérance et de charité qui les anime »15. Le conflit séculaire n’en a certes pas été effacé d’un coup, et le préfet Herman, trois ans après, parlait encore de « deux peuples différents » ; il se félicitait aussi d’avoir réussi à réunir dans les salons de la préfecture ces deux groupes, également « satisfaits de voir rompre la barrière qui les avait trop longtemps séparés »16. Peut-être le souvenir du comité de 1826 n’y avait-il pas été étranger, comme un effet en retour à retardement de l’action commune en faveur des Grecs sur la vie locale.

Le cas de Marseille

9 Le philhellénisme était apparu bien plus tôt à Marseille17 mais sous un autre visage : celui des volontaires. La première idée, en effet, qui était venue à beaucoup, sitôt connus les événements de Grèce, avait été de partir se battre aux côtés des insurgés18. La voie terrestre, à travers les territoires autrichiens et ottomans, était exclue ; port autrichien, Trieste fut bientôt interdit ; la géographie et la politique ont vite imposé

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Marseille comme le lieu le plus favorable pour s’embarquer. Les volontaires allemands, de loin les plus nombreux, avaient pu bénéficier jusqu’à Lyon de l’aide d’un premier réseau de comités qui s’était constitué sur leur itinéraire en Allemagne et en Suisse. Rien de tel ne les attendait à Marseille : l’aide d’une maison de négoce franco- allemande, Sieveking & Tandon, correspondante des comités, semble avoir été assez aléatoire. Jean-Alexis-Désiré Freslon n’était sans doute pas le seul à avoir imaginé que dans ce port « les occasions d’embarquement [se] présentaient tous les jours par les nombreux bâtiments qui venaient de la Grèce pour chercher des renforts et des munitions »19. Ils n’ont trouvé que des armateurs et des capitaines marseillais peu enclins à les transporter. Certains durent attendre plusieurs mois, dans une situation précaire, partageant entre eux leurs maigres ressources ou faisant appel, sans grand succès, à la charité des habitants20. Très repérables par « l’habit et le langage », leur présence en groupes plus ou moins compacts, plutôt turbulents, dans les lieux publics, dans les cafés, était aussi discrète, notait le préfet, que « les apprêts d’un corps militaire qui passerait de cette garnison dans une autre »21. Cette situation s’est prolongée d’octobre 1821 à novembre 1822, jusqu’au départ du plus fort contingent (140, presque tous allemands), à bord du Scipion 22. Dans ce premier épisode donc, les philhellènes n’ont séjourné à Marseille, qui n’aurait dû être qu’un lieu de passage, qu’à contrecœur et assez misérablement ; ils y ont été perçus comme une présence étrangère, subie de plus ou moins bonne grâce23.

10 Les événements de Grèce ont quand même rencontré plus d’écho à Marseille auprès de la petite centaine de Grecs, originaires de Chio ou de Smyrne, qui gravitaient autour d’une dizaine de maisons de commerce, créées depuis 1816, à la faveur de la suppression de la taxe sur les cargaisons étrangères24 ; certains étaient affiliés à l’Hétairie25, et l’un d’eux, Nicolas Thésée, avait été un recruteur actif de combattants ; ils avaient aidé quelques volontaires qui leur étaient recommandés (en général par les Grecs de Paris), mais ceux-là seulement. C’est à eux aussi qu’un « comité des Grecs », créé à Paris, en février 1823, au sein de la Société de la morale chrétienne26, a eu l’idée de s’adresser pour connaître ceux de leurs compatriotes réfugiés en France qui souhaiteraient retourner se battre dans leur pays. Trois d’entre eux ont participé au comité formé par Antoine Roccofort, négociant aisé et ancien président du tribunal de Commerce, à la demande de son compatriote, le pasteur Camille Rostan27, pour les accueillir et organiser leur départ28. Seuls dix candidats au retour se sont proposés, mais toute la mise en œuvre du projet parisien a reposé sur les Marseillais, qui ne se sont pas cantonnés à un rôle d’exécution. Le comité a obtenu d’utiliser une partie des fonds reçus de Paris pour une aide hebdomadaire à vingt rescapés de massacres29. Cette initiative, qui a dû être inspirée par les Grecs du comité, marquait une double inflexion : Marseille devenait un lieu d’accueil ; à l’aide aux seuls combattants s’ajoutait, dans un esprit plus humanitaire, l’aide aux victimes.

11 Antoine Roccofort et les Grecs Michel Pétrococchino et Théodore Racke ont participé en avril 1825 à la création d’un nouveau comité, le premier en province à se former dans le sillage de celui qui avait été fondé à Paris deux mois avant. Parmi ses vingt membres, une nette majorité de négociants (13), trois avocats, un médecin, et deux autres Grecs 30 : un négociant (Théodore Homère) et l’archimandrite orthodoxe Arsénios, remplacé, après son départ pour la Grèce, par un médecin, Marc-Philippe Zallony. Le comité était présidé par Toussaint-Joseph Borély, vice-président du tribunal civil ; le vice-président, Nicolas Toulouzan, était professeur d’histoire au collège royal

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et homme de lettres. Certains étaient francs-maçons31 : Toussaint-Joseph Borély, qui affichait un libéralisme exalté, mais aussi Antoine Roccofort, qui, royaliste de 1815, évoluait vers la gauche. Espérons que le noble exemple des membres du comité de Marseille ne sera pas perdu pour leurs concitoyens et qu’une approbation massive viendra bientôt récompenser votre persévérance et augmenter vos moyens de succès32.

12 Après un an d’existence, ces encouragements parisiens trahissaient une situation paradoxale : l’aide concrète apportée aux insurgés grecs par les philhellènes marseillais n’avait pas rencontré chez leurs compatriotes l’écho espéré. Ni concert, ni manifestation publique ; un appel grandiloquent à suivre l’exemple de la quête des dames adressé aux « filles des Phocéens »33, resté sans effet, semble-t-il. On ne sait pas trop ce qu’a donné l’appel à souscription bilingue lancé dès la création du comité : il y aurait eu « des quêtes dans la meilleure société et sur la voie publique »34, mais pas à domicile35 ; le produit n’a pas été porté sur les listes nationales, le comité n’ayant « pas cru devoir envoyer [les] souscriptions au comité de Paris »36.

13 Il y avait du reste matière à dépenser sur place. Comme en 1823, une aide a été apportée pour une nouvelle vague de départ en 1825 et 1826. Des départs spontanés sur lesquels les deux comités ont eu un temps d’hésitation37, avant de mettre sur pied une véritable organisation. Ils arrivaient « du fin fond de la Russie et de la Norwège », au « bureau de navigation » établi chez Nicolas Toulouzan : [Ils sont] logés et nourris avec économie ; un de nous est chargé de traiter de leur passage qui coûte environ 200 francs nourriture comprise. L’autorité locale accorde les passeports ; nous leur donnons des lettres de recommandation ; ils débarquent à Milo ou à Syra où nous avons des correspondants qui les font parvenir à Methana.

14 On refusait les mineurs non autorisés, sans grand succès38. L’organisation devait être connue : un Nîmois priait même qu’on l’avertisse « une huitaine à l’avance du départ du premier bateau », pour s’éviter les frais de séjour39. Plus importante a été la préparation des quatre expéditions envoyées en Grèce par le comité de Paris, de septembre 1825 à juillet 1826 : des volontaires (des combattants, mais aussi des ouvriers d’artillerie), du matériel militaire (armes et munitions) ou médical pour aider à édifier une armée régulière à l’européenne. Il a fallu trouver et noliser des bateaux, veiller aux embarquements, parfois se procurer sur place des cargaisons pas toujours licites. Plus tard, pour permettre enfin le départ longtemps attendu de l’amiral Thomas Cochrane en février 182740, des membres du comité ont dû explorer les ports du Var en quête d’un bateau adéquat, l’acheter sous couverture d’un homme de paille et organiser un départ clandestin depuis Saint-Tropez. Dans toutes ces entreprises, « les connaissances, les relations et les habitudes commerciales »41 d’Antoine Roccofort ont été décisives. Comme son prédécesseur de 1823, mais à une tout autre échelle, le comité assurait encore la mise en œuvre des projets d’un comité parisien.

15 Il y fallait une coordination dont nous ignorons le détail, sauf les sommes importantes confiées à Antoine Roccofort, qui paraît en avoir disposé assez librement dans un climat de confiance entre les comités. En témoigne la réception faite à Nicolas Toulouzan « considéré comme un membre du comité parisien : admis à toutes les séances, aux délibérations les plus importantes »42. Reçu aussi au comité de Genève, il a plaidé pour « des communications régulières [entre les comités] qui contribuent à donner à leurs opérations respectives plus d’ensemble et d’uniformité » et offert les services de celui de Marseille « pour les transports expéditions, correspondance avec la Grèce, services que la position de ce comité lui rend plus facile qu’à tous les autres »43. Une position

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que le comité faisait valoir même aux autorités grecques, avec qui il a eu quelques contacts directs44. Les relations que lui offrait aussi le réseau des Grecs de la ville en faisaient une source privilégiée d’informations, denrée rare, souvent peu fiable, mais indispensable aux comités pour mobiliser l’opinion comme pour aider les insurgés. Ces relations diversifiées et ces ressources multiples justifiaient l’image un peu emphatique des « avant-postes de la philanthropie française »45 ; elles faisaient en tout cas du comité de Marseille bien plus que le simple relais provincial d’une dynamique parisienne, un acteur à part entière, indispensable, quoique de second rang.

16 Sur un autre terrain le philhellénisme marseillais a déployé plus d’autonomie. Dès 1825, on avait pris en charge l’éducation en Europe de quelques enfants grecs46. À Marseille (ou à Toulon) on a seulement remarqué parfois leur passage, jusqu’à ce qu’un de ses membres, Michel Petrococchino, saisisse le comité du souhait d’une femme de Chio : son mari tué dans les massacres d’avril 1822, elle et ses enfants avaient été vendus comme esclaves, puis rachetés, elle voulait que ses fils aient l’éducation qui leur avait été promise. Par le comité de Genève, contact avait été pris avec un comité d’Altenbourg, qui avait accepté de les accueillir. Sur leur itinéraire de Marseille jusqu’en Saxe, des comités ont ménagé une série d’étapes à travers la France, la Suisse et l’Allemagne, comme pour les premiers départs de volontaires47. En sens inverse : au point de départ, Marseille maintenant donnait l’impulsion. L’initiative a été reprise par une branche locale de la Société de la morale chrétienne créée, un peu après le comité grec, par Nicolas Toulouzan : elle a fait venir peu à peu à Marseille une soixantaine d’orphelins grecs, souvent rachetés de l’esclavage, pour les placer un peu partout en Europe, surtout en Suisse (en particulier à Bâle, où une école leur était réservée) et en Allemagne (notamment à Munich, aux frais du roi Louis Ier). Quelques-uns ont été accueillis chez des particuliers à Marseille, à Hyères ou à Montpellier. Mais Nicolas Toulouzan, pédagogue de son état, aurait voulu créer « une institution pour élever helléniquement les jeunes Grecs qui sont en grand nombre dans cette ville »48 sur le modèle de celle de Bâle ; il a tenté de collecter des fonds, obtenu l’accord du président de la Grèce, Jean Capodistria49. Le projet n’a pas abouti, mais il marquait le désir, au- delà de l’aide aux victimes, de contribuer à l’édification de la nation grecque, dès lors que l’intervention des Puissances en assurait l’indépendance50.

17 Rien là qui puisse désormais inquiéter des autorités dont l’attitude avait pas mal varié. Loin de s’opposer aux départs des volontaires, le gouvernement s’était presque félicité de voir « éloign[er] de Paris des individus ennemis du repos »51, mais le préfet, Christophe de Villeneuve-Bargemont, s’inquiétait du trouble à l’ordre public, ou, pire, de la masse de manœuvre que ces rassemblements offraient à la Charbonnerie52. Homme d’expérience53, il a pris quelques initiatives de contre-propagande : aide au retour des découragés sous condition de faire connaître sur leur chemin la situation à Marseille54, publication des témoignages de volontaires qui revenaient déçus de leur expérience grecque55. Mais, passés ces premiers départs, tandis que le Journal de la Méditerranée, proche du gouvernement, consacrait aux événements de Grèce des articles en général bienveillants, les activités philhellènes ont été mieux tolérées. Le préfet pensait contrôler l’action du comité : les déclamations de Toussaint-Joseph Borély l’irritaient, mais il tablait sur la modération d’Antoine Roccofort et de Nicolas Toulouzan. Celui-ci, son collègue à l’Académie de Marseille et principal rédacteur de la Statistique du département des Bouches-du-Rhône publiée sous son nom, le tenait d’ailleurs informé de ce qui se disait au comité56. Avec l’accord tacite du ministère, il a fermé les yeux sur les cargaisons illégales d’armes et de munitions ; un subterfuge avait suffi

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pour tromper la surveillance autour du départ de Cochrane. À propos des frégates en construction pour Méhémet-Ali, qui indignaient toute la France philhellène57, il a aussi été très modéré : sceptique sur le sérieux d’une tentative d’incendie, il avait opposé au soupçon d’un projet d’enlèvement de ces bâtiments prêté à Borély et Roccofort sa certitude que le second au moins, vu « son caractère bien connu [n’était] absolument pour rien dans cette machination »58. La crainte pour ces frégates avait motivé des mesures de sécurité contre une goélette grecque, armée de canons, Le Spartiate, qui s’était présentée dans la rade fin mars 1826. Jusqu’à son départ fin mai, deux mois de tension avaient suivi, l’affaire prenant une dimension nationale : les philhellènes s’indignaient qu’on interdise l’accès du port aux passagers, la chambre de commerce s’inquiétait des actes de piraterie que ce navire pourrait commettre à sa sortie du port59.

18 La piraterie n’était qu’un des griefs de la chambre de commerce. Son hostilité aux Grecs était née bien avant le soulèvement quand leur flotte, développée sous pavillon russe depuis 177460, s’était emparée, à la faveur de la Révolution et du blocus continental, du commerce du Levant, base de la prospérité marseillaise, et dont dépendaient aussi des industries régionales comme les draperies de l’Hérault et de l’Aude. Au retour de la liberté des mers la flotte de Marseille n’était plus à même d’en reprendre le contrôle. D’autant que l’abolition de la taxe sur les cargaisons étrangères en 1816 favorisait une concurrence portée par des entreprises grecques installées dans la ville. Quant aux effets immédiats de l’insurrection de 1821, le préfet en avait bien saisi l’ambivalence : d’une part les craintes inspirées par le spectacle de « ces malheureuses contrées livrées à toutes les fureurs du fanatisme religieux et politique », et d’autre part le fait qu’« en transformant leurs navires marchands en navires de guerre, les Grecs [avaient] laissé la mer libre à nos marins »61. Seul le premier aspect a pourtant été retenu par la chambre. Ses correspondants des Échelles décrivaient le commerce stagnant, toutes les affaires suspendues à Salonique, « depuis les premiers mouvements hostiles des perfides Grecs »62. Il y avait aussi les effets collatéraux des représailles turques : à Smyrne, « un très grand nombre de nos débiteurs grecs se sont enfuis à Scio et autres îles de l’archipel ; l’argent est excessivement rare et le crédit sur la place presqu’anéanti »63. De ces perturbations dont souffraient leurs associés et parfois parents, les grands négociants et armateurs marseillais subissaient le contrecoup. Leurs intérêts communs dépendaient aussi de la bienveillance turque : ils la voyaient compromise par les départs de volontaires depuis Marseille ; ils ont insisté en vain pour que le gouvernement s’y oppose. Une autre difficulté vint du blocus de leurs côtes par les Grecs : les « visites » pour le faire respecter se distinguaient mal parfois d’actes de piraterie. Depuis toujours endémiques dans certains secteurs, ceux-ci se sont multipliés à partir de l’hiver 1825, avec la dégradation de la situation des insurgés. Ni les autorités grecques, ni la Station française ne sont parvenus à enrayer le phénomène. Après de multiples protestations soutenues par deux députés, la chambre a publié en avril 1827 une pétition faisant état de 44 plaintes pour vols et violences aux personnes et réclamant des dédommagements et une protection militaire renforcée. Mais à long terme, au-delà des maux liés à la guerre, on craignait avec l’indépendance une concurrence grecque accrue. D’où « la consternation » jetée « dans la généralité de nos maisons de commerce » par la bataille de Navarin et ses « conséquences funestes (et malheureusement aussi incalculables que difficiles à prévenir) »64.

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Un rapport problématique à la Méditerranée

19 Dans cette tension propre à Marseille entre amis et ennemis des Grecs, le rôle de la Méditerranée à l’évidence a été décisif. Mais, de part et d’autre, on ne la comprenait pas de la même façon. Pour les philhellènes, c’était d’abord affaire de géographie : une mer à traverser pour joindre la Grèce, par où passait tout secours aux insurgés, par où transitaient toutes les informations à leur sujet. C’était aussi, dans une moindre mesure, une affaire d’histoire et de culture : ils invoquaient comme base de solidarité la fondation de la ville par les Phocéens, des « rapports de parenté, de mœurs, de langage et d’intérêts commerciaux »65. Sans trop de succès, il est vrai. Et les intérêts commerciaux étaient précisément l’argument de l’autre camp, qui voyait dans la Méditerranée un espace économique. Le transit d’hommes, d’armes et d’informations crucial pour le mouvement philhellène n’était qu’accessoire pour Marseille. Le commerce du Levant était vital. La chambre de commerce qui parlait en son nom pouvait opposer à une parenté lointaine et à des affinités prétendues la réalité présente plus tangible des dommages de la guerre des Grecs et la menace qu’ils représentaient pour l’avenir. L’expérience qu’ils avaient d’eux, dans les Échelles et même à Marseille, si contraire aux images héroïques dont s’enthousiasmaient leurs amis, ne les portait guère à la solidarité. Dans un conflit entre méditerranéens, leur préférence allait plutôt à l’autre parti. Il y avait pourtant nombre de commerçants dans le comité grec : étaient- ils étrangers au commerce du Levant, ou bien voyaient-ils ses intérêts autrement ? Toussaint-Joseph Borély parlait d’un « intérêt mal compris de nos destinées présentes et futures »66, Nicolas Toulouzan de « vrais intérêts […] méconnus dans cette circonstance »67. Les députés du commerce de Smyrne ne leur donnaient pas tort quand ils dénonçaient le danger bien pire des concurrences anglaise et américaine68. On surestimait beaucoup dans le grand négoce marseillais la puissance future de la Grèce indépendante. Les philhellènes tombaient dans le même travers quand, inscrivant le combat des Grecs dans une Méditerranée comprise cette fois comme enjeu géopolitique, ils imaginaient la Grèce future comme le meilleur rempart à l’expansion russe69. L’Histoire n’a pas moins démenti l’espérance des uns que l’inquiétude des autres.

20 Si l’action efficace du comité de Marseille n’a pas eu l’appui d’une mobilisation locale à la mesure de la troisième ville de France, elle était portée par un mouvement national et même européen. Mouvement auquel l’ensemble de la région a participé, sans référence particulière à leur lien commun à la Méditerranée, sauf peut-être là où l’industrie dépendait des marchés du Levant. La grande inégalité des résultats de la souscription en témoigne. Même le caractère surtout urbain de la mobilisation ne peut pas être attribué ici à la spécificité méditerranéenne. Le succès a dépendu des mêmes forces que partout en province : les églises protestantes, la Franc-Maçonnerie, les milieux du commerce, les gens de loi. Des éléments associés ici comme partout au libéralisme, dont l’influence était certaine, bien que non mentionnée sur les listes. La composition du comité de Marseille n’y faisait pas exception : commerçants et gens de loi étaient largement majoritaires, l’influence de la maçonnerie peu douteuse, et les plus actifs, les trois « incarnateurs », selon la formule de Pierre Échinard, participaient, chacun à sa manière, du libéralisme. D’où la relative faiblesse d’ensemble par rapport au reste du pays, dans une zone de force des royalistes, en Provence surtout70. Une préférence politique, clairement manifestée en 1814-1815, qui se traduisait par une

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forte représentation parlementaire ultra. Mais la formule du préfet de l’Aude – « les royalistes sont devenus tièdes et les libéraux très ardents » – n’aurait pas été démentie par ses collègues de la région71. En même temps que le rapport des forces évoluait, les lignes se brouillaient. Le préfet de l’Aveyron accusait l’influence perturbatrice de la contre-opposition : « des hommes d’opinion si diverses […] march[ant] sous la même bannière »72. Cette convergence paradoxale précisément a contribué pour beaucoup au succès du mouvement au niveau national, et dans la région à celui, exceptionnel, de la souscription de Nîmes. Elle trouvait un terrain propice dans un discours philhellène qui échappait aux clivages de la politique ordinaire : la dette de civilisation envers la Grèce antique, la défense de chrétiens persécutés par des musulmans, et même la liberté face au despotisme, la compassion pour les souffrances des victimes, l’admiration pour l’héroïsme des combattants73. Là étaient les ressorts de l’enthousiasme philhellène, ici comme ailleurs, bien plus que dans les spéculations géopolitiques de quelques auteurs, où la considération de la Méditerranée trouvait une place marginale.

NOTES

1. Sur ce mouvement, William St Clair, That Might Still be Free. The Philhellenes in the War of Independence, Londres, Open Books publishers, 2e éd., 2008 ; Denys Barau, La cause des Grecs. Une histoire du mouvement philhellène (1821-1829), Paris, Honoré Champion, 2009. 2. Le mouvement a eu d’abord une grande force dans les toutes premières années (1821 et 1822), a connu ensuite une phase d’étiolement (en 1823 et 1824), puis un nouveau moment fort en 1825 et 1826, en particulier autour du soutien aux assiégés de Missolonghi, puis un déclin définitif à partir de 1827 et de l’intervention des Puissances dans le conflit. Ces différences renvoient bien sûr aux évolutions de la situation en Grèce (selon ce qu’on pouvait en savoir) – quand, par exemple, aux premiers succès de l’insurrection dans le Péloponnèse ont succédé la stagnation de la guerre contre les Turcs et les luttes de faction entre les Grecs. Mais ces variations n’ont pas affecté au même degré les différentes formes d’investissement dans la cause. Surtout elles ne se retrouvent pas de la même façon d’un pays à l’autre, en fonction, cette fois, des conjonctures politiques intérieures et de la manière dont la mobilisation philhellène s’y inscrivait. Schématiquement, on peut distinguer finalement une première phase du mouvement à dominante allemande, autour des comités de l’Allemagne rhénane, une seconde à dominante britannique (et américaine), autour du comité de Londres, et une troisième plus largement continentale, autour des comités de Paris et de Genève. Sur les variations temporelles du mouvement, voir Allan Cunningham, « The Philhellenes, George Canning and Greek Independence », Anglo-Ottoman Encounters in the Age of Revolution, vol. 1, Londres-Portland, Frank Cass, 1993, p. 233-275, et Denys Barau, La cause des Grecs…, op. cit., p. 153-164. Et sur l’inscription dans les conjonctures politiques intérieures, voir aussi ibid., p. 218-250. 3. Publiées sous forme de circulaires (CAMT, Roubaix, 44 AQ 10), puis dans les Documents relatifs à l’état présent de la Grèce.

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4. Pour la Corse, aucune contribution n’a été enregistrée. 5. À titre comparatif, on a recueilli environ 480 000 francs à Paris, près de 50 000 en Alsace. 6. Par extrapolation de la part représentée par les dons individuels (2 757 francs pour 77 contributeurs) à l’ensemble des sommes collectées (25 514 francs). 7. Archives nationales (désormais AN), F7 6722, d. 45. 8. AN, F7 6722, d. 45, lettre du 30 mai 1826. 9. Voire 1828, si on y rattache le versement de 35 f. « pour solde » au nom d’un comité de Montpellier, jamais mentionné auparavant, ce qui suggérerait, que, par son rôle militant, cet établissement a fonctionné comme un comité. 10. Lettre du 30 mai 1826, déjà citée. 11. Devant l’Orne à 20 % et l’Aisne à 17 %. En valeur absolue, la contribution maçonnique de Perpignan, un peu moins de 4 500 francs, est loin derrière les quelques 35 000 de Lyon et de Bordeaux. 12. Quête en faveur des Grecs : avis, [Nîmes], 1826. 13. Jacques-Louis Samuel Vincent, De l’union du christianisme à la civilisation grecque, Paris, Nîmes, 1826, p. 3. 14. Proche de Guizot, il avait adhéré dès 1825 à la Société philanthropique en faveur des Grecs, dont le comité de Paris n’était, en principe, que le comité central. 15. Le Globe, no 100, 12 août 1826. Ces « classes inférieures » catholiques avaient commis les violences de l’été 1815 contre les protestants. Dans Le Constitutionnel, le 3 août, on avait aussi salué la présence dans ce comité d’un Juif, l’avocat Adolphe Crémieux. 16. AN, F7 6769, rapport du 20 mars 1829. 17. Sur le philhellénisme à Marseille, Pierre Échinard, Grecs et Philhellènes à Marseille de la Révolution française à l’indépendance de la Grèce, Marseille, Institut historique de Provence, 1973. 18. Sur cet aspect, Hervé Mazurel, Vertiges de la guerre. Byron, les philhellènes et le mirage grec, Paris, Les Belles Lettres, 2013. Et plus généralement sur le phénomène des combattants volontaires, George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999, et Gilles Pécout, « Philhellenism in Italy : political friendship and the Italian volunteers in the mediterranean in the nineteenth century », Journal of Modern Italian Studies, vol. 6, no 4, 2004, p. 405-427. 19. AN, F7 6723a, d. 10, lettre du préfet des Bouches-du-Rhône, 26 octobre 1821. 20. Bibliothèque de Genève, Ms sup 1891, fol. 44-45, lettre du pasteur Sautter à Jules Pictet, 30 novembre 1821 ; Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 1 M 547. 21. AN, F 7 6723a, d. 16, lettre du préfet des Bouches-du-Rhône, 12 janvier 1822. 22. D’après les listes conservées aux Archives nationales et aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône, un peu plus de 350 volontaires se sont embarqués entre juin 1821 et fin 1822. Pierre Échinard avance le chiffre de 450. 23. Quelques volontaires pourtant étaient originaires de la région. 24. Un autre groupe de Grecs plus nombreux s’était installé peu à peu depuis le début du siècle : d’anciens soldats ayant servi à différentes occasions dans les armées françaises ; certains sont partis comme volontaires dès juin 1821. Sur ces deux groupes, Pierre Échinard, Grecs et Philhellènes…, op. cit., p. 27-135. 25. Société secrète, fondée en 1814 à Odessa par des marchands grecs ; elle a joué un grand rôle dans la préparation de l’insurrection.

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26. Société d’inspiration protestante, fondée en 1821. Catherine Duprat, Usage et pratique de la philanthropie. Pauvreté, action sociale et lien social à Paris, au cours du premier XIXe siècle, Paris, Association pour l’étude de l’histoire de la Sécurité sociale, 1996. 27. Lettre reproduite dans le Journal de la Société de la morale chrétienne, no 12, mai 1823, p. 347-350. 28. Sur les rapports souvent problématiques et fluctuants des Grecs de Marseille avec la Grèce insurgée et plus généralement sur la diversité et les conflits internes de cette « communauté », voir les analyses de Mathieu Grenet, La fabrique communautaire. Les Grecs à Venise, Livourne et Marseille, Rome, École française de Rome, 2016, p. 318-375. 29. Rapport d’Alphonse Mahul sur les activités du comité des Grecs, Journal de la Société de la morale chrétienne, no 15, novembre 1823, p. 131-139. 30. Il y en avait eu dans le « comité des Grecs » de la Société de la Morale chrétienne et au comité de Londres, mais pas au comité de Paris. 31. Sur les rapports des Grecs de Marseille avec la Franc-Maçonnerie, Mathieu Grenet, « La loge et l’étranger : les Grecs dans la Franc-Maçonnerie marseillaise au début du XIXe siècle », Cahiers de la Méditerranée, no 72, 2006, p. 225-243. 32. Musée Arbaud, Aix-en-Provence, 678 A 1, Papiers T.-J. Borély, lettre du comte de Sainte-Aulaire, 22 mars 1826. 33. Aux dames marseillaises : appel en faveur des Grecs, Marseille, 1826. 34. Selon Pierre Échinard, Grecs et Philhellènes…, op. cit., p. 204. 35. Le comité mettait en garde contre de telles démarches qui ne sauraient être faites en son nom. Bib. Genève, Ms sup 1891, fol. 133-137, Procès-verbal de l’Assemblée générale des souscripteurs, 17 avril 1826, 36. L’Ami du Bien, no 1, avril 1826, p. 27-28. 37. Lettre du comte de Sainte-Aulaire déjà citée. 38. Bib. Genève, Ms sup 1884, fol. 359-360, lettre à Mme Eynard, 3 décembre 1826. 39. Musée Arbaud, Aix-en-Provence, 678 A1, papiers T.-J. Borély, lettre de Nougarède, 2 novembre 1826. 40. Les comités plaçaient de grands espoirs, assez vite déçus, dans cet amiral anglais, qui avait combattu avec les révolutionnaires de l’Amérique espagnole. 41. Formules par lesquelles Toussaint-Joseph Borély lui rendait hommage, sans le nommer, dans le procès-verbal de 1826, déjà cité. 42. Discours de Toussaint-Joseph Borély à l’Assemblée générale du 17 avril 1826. 43. Bib. Genève, Ms sup 491, procès-verbal de la séance du 5 octobre 1826. 44. Lettre sans date [1826] du comité grec de Marseille au gouvernement provisoire de la Grèce (Musée Bénaki (Athènes), Archives historiques, cat. no 10) ; une autre lettre de la Commission administrative de la Grèce à la Société philanthropique de Marseille, 21 novembre 1826, faisait état de lettres transmises par un envoyé du comité nommé Bonnard (Archives des Affaires étrangères, CP-Grèce-3, fol. 146-147). 45. Toussaint-Joseph Borély dans son discours du 17 avril 1826. On retrouve l’image sous la plume de Paul François Dubois, dans son article du Globe : « par ses communications avec le Levant, son comité [de Marseille] est pour ainsi dire l’avant- poste de tous les philhellènes du continent ». 46. Sur cet aspect du philhellénisme, voir Denys Barau, « La dimension éducative du mouvement philhellène », Revue d’histoire du XIXe s., no 39, avril 2009, p. 79-94. 47. Bib. Genève, Ms fr. 3228, fol. 99-102, lettre de T.-J. Borély au comité de Genève, 20 mai 1826 ; séances du comité de Genève, le 12 février 1827 (id., Ms sup. 491) ; Journal de la Société de la morale chrétienne, no 44, 1827, p. 113-118.

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48. Bib. Genève, sup. Ms 491, séance du 5 octobre 1826 du comité de Genève. 49. L’Ami du Bien, no 9-10, novembre 1826, p. 199-211 ; Journal de la Société de la morale chrétienne, no 47, juillet 1827, p. 313-314 ; Pierre Échinard, Grecs et Philhellènes…, op. cit., p. 225-228. 50. Avec le traité de Londres en juillet 1827, la bataille de Navarin en octobre 1827, puis à partir de l’été 1828, l’expédition française en Morée. 51. AN, F7 6723 a, d. 2, lettre du directeur de la police, 12 juillet 1821, 52. Avant d’être arrêté à Toulon, le capitaine Vallé avait tenté de recruter parmi les volontaires à Marseille. Pierre Échinard, Grecs et Philhellènes…, op. cit., p. 156-158. 53. Il a occupé le poste de 1815 à sa mort en 1829. 54. Bib. Genève, Ms sup 1891, fol. 35-36. 55. Journal de Marseille, 7 novembre 1821 ; Wilhelm de Lefebvre, Relation de divers faits de la guerre des Grecs, 1822 ; Louis de Bollman, Remarques sur l’état moral, politique et militaire de la Grèce, 1823. 56. AN, F7 6722, d. 13. 57. L’armée égyptienne avait reconquis depuis février 1825 une grande partie du Péloponnèse et faisait peser sur l’insurrection grecque un péril mortel. 58. AN, F7 6722, d. 22. Sur les détails de cette affaire des frégates égyptiennes, voir Pierre Échinard, Grecs et Philhellènes…, op. cit., p. 210-219. 59. Sur cette affaire complexe, voir AN, F 7 6722, d. 45. Un résumé dans Pierre Échinard, Grecs et Philhellènes…, op. cit., p. 214-217. 60. Le traité de Kutchuk-Kaïnardji qui mettait fin à la guerre russo-turque plaçait les chrétiens de l’Empire ottoman sous protection russe. 61. Rapport au conseil général, 1822, cité par Pierre Échinard, Grecs et Philhellènes…, op. cit., p. 234-235. 62. Archives de la Chambre de commerce, MQ5.1/35, lettre du 3 août 1821. 63. Archives de la Chambre de commerce, MQ5.1/37, lettre du 3 mai 1821. 64. Lettre au ministre de la Marine, 13 novembre 1827, citée par Pierre Échinard, Grecs et Philhellènes…, op. cit., p. 256. 65. AN, F7 6722, d. 45, Souscription pour l’établissement à Marseille d’une Association en faveur des Grecs, 29 avril 1825. 66. Procès-verbal du 17 avril 1826 déjà cité. 67. L’Ami du bien, no 1, avril 1826, p. 27. 68. Archives de la Chambre de commerce, MQ 5.1/37, mémoire adressé au consul de France, 22 juillet 1820. 69. Voir les écrits de l’abbé de Pradt, de Sismondi, de Chateaubriand ou de Benjamin Constant. 70. Toulon y faisait exception, mais comme dans l’ensemble du Var, la peur de la concurrence grecque a prévalu et on y considérait les Grecs comme « un peuple sans probité et sans foi ». AN, F7 6772, rapport du 1er septembre 1827. 71. AN, F7 6767, 20 juillet 1827. 72. AN, F7 6767, 11 août 1827. 73. Sur l’inscription du philhellénisme dans la conjoncture politique française, voir mon analyse dans La Cause des Grecs…, op. cit., p. 227-236.

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RÉSUMÉS

Le mouvement philhellène a présenté dans les départements du Midi méditerranéen – Provence et Languedoc – deux visages différents. Dans l’ensemble de la région, il a pris la forme d’une mobilisation de l’opinion principalement à travers une participation, très inégale d’un département à l’autre, à une souscription nationale. Elle s’est appuyée sur les mêmes couches sociales et les mêmes courants de pensée que partout ailleurs, et a dépendu des rapports de force politiques entre libéraux et royalistes, sans référence particulière au contexte méditerranéen. À Marseille au contraire son rôle a été essentiel, mais ambivalent : le port a été la base technique de multiples activités de soutien pratique aux insurgés grecs, alors qu’une partie importante de la population leur était résolument hostile au nom des intérêts menacés du commerce du Levant.

The Philhellenic movement in Southern France –Provence and Languedoc– assumed two different aspects. In most of the region, participation in the movement took the form of a financial contribution –of varying amounts depending on the districts– to a national subscription. Supporters in this region had a similar social and intellectual profile to others in the country, based on the political balance of power between Liberals and Royalists with no specific regard for the Mediterranean context. In Marseille, however, the movement’s role was essential but ambivalent: the harbor provided a technical base for multiple support activities in favor of Greek rebels, whereas a large part of the city’s population was resolutely hostile to the rebellion because of the possible threat it posed on Levantine trade interests.

INDEX

Keywords : Philhellenic movement, Greece, Liberalism, Protestantism, Freemasonry Mots-clés : Philhellénisme, Grèce, Marseille, Provence, Languedoc, Nîmes, Montpellier, Libéralisme, Protestantisme, Franc-Maçonnerie

AUTEUR

DENYS BARAU Denys Barau est docteur en études politiques de l’EHESS. Actuellement à la retraite, il a été Attaché de conservation du patrimoine aux Archives départementales de la Loire.

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Une transition politique libérale en Méditerranée. L’avènement de la Troisième République dans les Alpes-Maritimes et la question du campanilisme (1860-1879)1

Henri Courrière

1 La traduction de l’ouvrage de Philip Nord, Le moment républicain. Combats pour la démocratie dans la France du XIXe siècle, a rappelé récemment l’importance des années 1860 et 1870 dans la mise en place du régime républicain français2, et ces deux décennies apparaissent à présent comme un bon exemple de transition politique réussie qui, après le régime autoritaire du Second Empire, débouche sur l’instauration d’une Troisième République à la fois libérale et démocratique. De nombreuses études de science politique se sont par ailleurs penchées sur les caractéristiques des transitions démocratiques, moment d’incertitudes où les stratégies des individus sont déterminantes et processus au cours duquel de nouvelles règles du jeu politique sont produites puis acceptées par les différents acteurs, dans un contexte de conflits3. Privilégier l’échelle locale, en se gardant des risques induits par cette approche4, permet enfin d’aborder la question du rôle des notables et de la société civile dans la réussite d’une transition décidée et impulsée, tant bien que mal, à l’échelle nationale.

2 Le département des Alpes-Maritimes représente par ailleurs un espace original au sein de l’ensemble national français. Il se compose en effet de deux parties distinctes, séparées par le fleuve Var : l’ancien comté de Nice à l’est, détaché du royaume de Piémont-Sardaigne et annexé à la France le 14 juin 1860 à la suite d’un plébiscite5, et l’arrondissement de Grasse à l’ouest, issu du département du Var. Le comté niçois se caractérise en outre par l’existence d’un courant que l’on peut qualifier de campaniliste, terme désignant à la fois un attachement exclusif à sa ville d’origine mais aussi, en Italie, un certain esprit régionaliste qui s’opposa au centralisme du gouvernement italien à l’époque du Risorgimento6. À Nice, ce campanilisme

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s’accompagne d’une opposition parfois virulente à « l’élément extra-local », c’est-à-dire aux « Français d’outre-Var » installés à Nice avant ou après 1860 et accusés de vouloir dominer la population niçoise, décrite elle-même comme un bloc unique et homogène7. Si les élites du comté de Nice sont, au moins depuis 1848, majoritairement libérales8, ce rejet des nouveaux compatriotes, comme l’existence de velléités séparatistes pro- italiennes, aurait pu entraver, voire compromettre, l’instauration de la Troisième République dans le département. Pourtant, à partir de 1878, les Alpes-Maritimes apparaissent comme un espace adhérant pleinement au nouveau régime.

3 Dans quelle mesure le campanilisme niçois a-t-il influencé l’avènement de la République dans les Alpes-Maritimes ? Comment une République qui se veut démocratique et libérale peut-elle accepter l’existence d’un parti dont la rhétorique frôle parfois le séparatisme et qui prétend, avec une belle constance, écarter les « Français d’outre-Var » de la gestion des affaires municipales ? Pour répondre à ces questionnements, nous nous intéresserons tout d’abord à l’essor des oppositions libérales à la fin du Second Empire, avant d’étudier l’onde de choc provoquée par la proclamation de la République, puis la consolidation progressive dans le département, de 1873 à 1879, d’une Troisième République modérée et libérale.

L’essor des contestations libérales à la fin du Second Empire

Un Empire aux bases fragiles ?

4 Dans le comté niçois, les modalités de l’annexion et de l’intégration à la France du Second Empire génèrent un terreau favorable au développement de contestations, essentiellement libérales, du régime bonapartiste, autoritaire et centralisateur. Un certain mécontentement est ainsi perceptible dans une partie de la population niçoise en raison des bouleversements économiques et sociaux provoqués par le changement de souveraineté (perte de clientèles pour les avocats, nouvelles réglementations pour différents corps de métiers, arrivée de nouvelles élites plus qualifiées, etc.). Les notabilités juridiques, formées à Turin au droit piémontais, ont beaucoup souffert de l’annexion et regrettent l’appartenance du comté au royaume de Piémont-Sardaigne9. Comme en Savoie, l’administration impériale commet quelques maladresses envers ses nouveaux administrés, qui regrettent « l’affabilité courtoise des anciens fonctionnaires piémontais » et déplorent « la rudesse souvent fort impolie » des nouveaux agents10. À Nice, l’interdiction au public d’utiliser un passage sous la voûte du Palais du Gouvernement est mal accueillie par la population, car elle oblige les habitants à faire un détour pour aller sur le Cours11. L’administration forestière suscite également un fort mécontentement dans l’arrière-pays12. Rapidement, des tensions apparaissent ainsi avec la population annexée13 tandis qu’une partie de celle-ci conserve des liens forts avec l’Italie et que la figure de Giuseppe Garibaldi demeure populaire dans sa ville natale14.

5 Dans l’ancien comté de Nice, l’opposition à l’administration est ainsi le fait d’hommes que le préfet nomme les « Italianissimes », partisans d’un retour à l’Italie15. Appartiennent à ce parti des avocats, mais aussi des ouvriers, des artisans et des commerçants garibaldiens, tous niçois16. En Italie, ce parti est soutenu par des journaux de gauche, notamment Il Diritto de Turin et Il Movimento de Gênes 17. Certains de ces

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« Italianissimes » sont proches des républicains français originaires du Var, qui ont fui la France en 1851 et se sont réfugiés à Nice18. Ils sont étroitement surveillés par l’administration impériale et, lorsque cela s’avère nécessaire, ceux qui ont choisi la nationalité italienne sont expulsés. Leur action est cependant limitée par le gouvernement italien, qui décourage toute velléité séparatiste19.

6 Les élections législatives de la fin du Second Empire montrent le développement progressif mais incessant des oppositions libérales au régime. Dans la circonscription de Grasse, la campagne des élections de 1863 est très vive entre le candidat officiel, Victor Masséna, et le candidat opposant, Fortuné Maure, ancien républicain modéré converti au bonapartisme libéral, un temps pressenti par le préfet pour être le candidat de l’administration20. Lors de la campagne, plusieurs maires patronnent le candidat opposant, qui est soutenu par les libéraux orléanistes, quelques légitimistes, les républicains et des membres du parti italien dans la partie niçoise de la circonscription21. Contrairement à son adversaire, Fortuné Maure mène une campagne très active. Un comité est constitué à Grasse pour le soutenir22. Ses partisans visitent les communes de la circonscription23. Malgré les efforts importants de la préfecture, Maure obtient 34 % des suffrages. Dans la circonscription de Nice, l’opposition au régime prend davantage la forme de l’abstention, qui atteint 46,8 %. Dans les deux circonscriptions, une partie importante du corps électoral a donc résisté à la candidature officielle.

7 Cet essor des résistances au régime se confirme quelques années plus tard. À l’approche des élections législatives de mai 1869, le maire de Nice, François Malausséna, bonapartiste libéral, souhaite en effet se présenter contre le député sortant, Louis Lubonis, et espère que le gouvernement restera neutre24. La situation de Lubonis est si difficile et la position de Malausséna si solide, que la préfecture pousse le député sortant à se retirer25. Dès septembre 1868, Lubonis démissionne pour devenir directeur de la succursale de la Banque de France à Nice et François Malausséna, seul candidat, est élu en octobre 1868. Les républicains, groupés dans un Comité de l’Union démocratique à Nice, échouent à trouver un candidat26 tandis que les membres du parti « italien » votent pour Malausséna27. Ce dernier obtient les suffrages de 71,6 % des électeurs inscrits. Le résultat du vote apparait cependant davantage comme une adhésion au maire de Nice que comme un soutien au régime impérial.

8 Les élections législatives de mai 1869 confirment la relative fragilité du régime dans le département. Dans la circonscription de Nice, Le Phare du Littoral, faute de candidat, appelle les électeurs à s’abstenir28 et François Malausséna est largement élu. Dans la circonscription de Grasse, en revanche, Victor Masséna doit affronter un nouvel adversaire redoutable en la personne de Joseph-Donat Méro, maire bonapartiste libéral de Cannes. Méro est soutenu par de nombreux maires, plusieurs conseillers généraux et certains notables déçus de l’Empire dans le comté de Nice. Plusieurs curés sont également signalés comme soutenant le candidat opposant. « Partisan de l’ordre » et « ennemi des révolutions », Méro proclame son soutien à la dynastie impériale tout en affirmant son attachement à une « sage liberté »29. Le candidat mène une campagne très active, visitant de nombreux maires et notables, allant voir les cercles, employant des patrons de cabarets comme agents électoraux, faisant accoler de nombreuses affiches et distribuer abondamment son journal, la Revue de Cannes, et des bulletins. Il se sert également de sa fortune pour s’assurer de certains suffrages30. Méro bénéfice en outre des nombreuses absences de Victor Masséna, qui réside la plupart du temps à

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Paris31. L’administration, de son côté, s’appuie essentiellement sur les maires et les notables, qui marchandent parfois leur soutien. Malgré les efforts de la préfecture, les résultats du scrutin sont assez décevants pour le candidat officiel. Victor Masséna n’obtient que 61,9 % des suffrages par rapport aux votants et 48,2 % par rapport aux inscrits. Dans six cantons sur onze, les votes en faveur du candidat opposant ont augmenté.

Le développement des oppositions

9 Comme dans le reste de l’Empire, les contestations du régime prennent leur essor au cours des trois dernières années de la décennie. En 1867, Le Phare du Littoral, publié depuis deux ans, est autorisé à devenir politique et se montre de plus en plus critique envers le régime. Le journal se définit lui-même comme libéral32, critique le catholicisme33 et se rapproche du parti italien niçois de sensibilité garibaldienne 34. Le quotidien participe à la diffusion des idées républicaines et à la structuration du « parti » républicain dans le département. Dans l’arrondissement de Grasse, un nouvel hebdomadaire radical, Le Rappel de la Provence, dirigé par Albert Baume, est créé à Cannes en octobre 186935. Cette presse participe, avec la présence de cercles et de loges maçonniques, plus nombreux dans l’arrondissement de Grasse que dans le comté niçois, à l’animation d’une société civile pluraliste, nécessaire à l’instauration de la démocratie36.

10 À partir de 1869, le parti républicain est de plus en plus actif dans le département37. D’anciens républicains de 1851 réfugiés à Nice y fondent un comité en 186938, le Comité démocratique de Nice, qui patronne Le Réveil des Alpes-Maritimes, radical, créé en juillet 187039. Journal et comité sont essentiellement animés par des « Français de France » mais, peu à peu, un rapprochement s’opère entre républicains français et libéraux niçois40.

11 À l’occasion du plébiscite du 8 mai 1870, l’opposition se montre particulièrement active. Un comité anti-plébiscitaire est créé à Cannes tandis que Le Rappel de la Provence fait campagne pour le non 41. Un Comité central démocratique se constitue à Nice42 et rassemble républicains « français » et Niçois de tendance garibaldienne. Le Phare du Littoral conseille de voter non en inscrivant sur les bulletins « Vive la République »43. Des réunions privées sont organisées et des bulletins non sont distribués. Une véritable campagne est menée. Les résultats sont, dans l’ensemble, assez défavorables aux partisans de l’Empire comme à l’administration. Le oui obtient certes 85,3 % par rapport aux votants, mais seulement 61,9 % par rapport aux inscrits. En définitive, 38,1 % des électeurs inscrits se sont abstenus ou ont voté non, blanc ou nul. Ce résultat place les Alpes-Maritimes parmi les départements les plus rétifs au régime de Napoléon III. L’arrondissement de Grasse se montre dans l’ensemble plus hostile au régime que le comté de Nice.

12 À l’approche des élections municipales d’août 1870, le campanilisme niçois connait un brusque essor à travers un nouveau quotidien local partisan du maire François Malausséna, L’Indépendant de Nice, qui critique sévèrement l’annexion et le « radicalisme parisien »44. Dénonçant l’absence de Niçois au sein de l’administration, le quotidien déclare défendre « l’amour de la liberté », « essence même du caractère italien et niçois », tout en critiquant l’autoritarisme impérial et « français »45. Sans remettre en cause l’appartenance à la France, il réclame l’abolition de la candidature

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officielle, le droit de réunion, la diminution des pouvoirs du préfet, comme l’extension des libertés municipales et la liberté d’enseignement. Par de nombreux aspects, ce parti « niçois » est proche des « libertés nécessaires » revendiquées par Adolphe Thiers en 1864, et des idées du Programme de Nancy publié en 186546. Sociologiquement, il rassemble surtout des élites locales, notamment juridiques et commerçantes, inquiètes de la concurrence que leur font les nouvelles élites françaises « d’outre-Var » arrivées après 1860, ainsi que des artisans et commerçants plus modestes.

13 En vue des élections, ce courant campaniliste se structure au sein d’un Comité Niçois, qui se donne pour but « d’écarter des élections municipales toute ingérence étrangère à la localité » et proclame l’attachement des Niçois à « l’autonomie de [leur] pays »47. Appelant à voter pour le maire Malausséna, le comité réclame davantage de « libertés locales » et dénie aux « Français de France » le droit de participer à la politique locale, mais il ne remet pas en cause fondamentalement le Second Empire, ni l’appartenance du comté à la France. Selon le publiciste républicain Mark Ivan, François Malausséna aurait suscité la création du Comité Niçois afin de séparer les « libéraux italiens » des « démocrates français », républicains. Le préfet aurait accepté cette manœuvre dans le but d’affaiblir les adversaires de l’Empire48.

14 Les élections municipales des 6 et 7 août 1870 à Nice valident la stratégie du maire. Les républicains soutenus par Le Réveil des Alpes-Maritimes se regroupent à nouveau au sein du Comité démocratique de Nice tandis que les bonapartistes patronnés par le Journal de Nice forment également un comité. Le parti « niçois », pour sa part, soutient le maire Malausséna à travers L’Indépendant de Nice et s’oppose violemment aux « étrangers » non niçois accusés de vouloir « gouverner » les Niçois et « détruire [leurs]sentiments patriotiques »49. Le parti en appelle aux « bons citoyens qui ont le culte de leur origine et le respect de leur autonomie »50. La campagne est si violente que le Journal de Nice, pris entre le Comité Niçois et les républicains, appelle finalement les électeurs à s’abstenir ou à voter blanc51. Le scrutin est remporté par la liste du maire sortant, mais le nouveau conseil ne compte que six membres sortant sur trente-deux, signe d’un important renouvellement.

15 Toute la décennie est ainsi marquée par l’essor progressif de contestations libérales de l’Empire, qui prennent cependant des formes différentes selon l’héritage politique de l’espace concerné : davantage orléaniste ou bonapartiste modéré dans l’arrondissement de Grasse, campaniliste dans l’ancien comté de Nice. Journaux et élections permettent à ces oppositions de s’exprimer. Comme à l’échelle nationale, les mécontentements accumulés depuis 1860 se déversent ainsi dans les ouvertures créées par la libéralisation du régime impérial52.

L’instauration de la République : une transition réussie ?

Les partis et l’administration face à la guerre

16 La proclamation de la chute de l’Empire est bien accueillie dans le département et, comme ailleurs en France, des militants républicains prennent le contrôle de plusieurs municipalités, y compris à Nice53. Le nouveau préfet, Pierre Baragnon, fait publier, en français et en italien, une lettre de Giuseppe Garibaldi dans laquelle le général appelle ses partisans à « soutenir la République par tous les moyens »54. Une nouvelle

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municipalité, dirigée par un notable conservateur libéral respecté, Louis Piccon, est installée et apporte clairement son soutien à la République55. Rapidement, cependant, des tensions apparaissent.

17 Un nouveau Comité niçois se constitue à Nice en septembre 1870, en vue des élections législatives. On retrouve, parmi ses membres, des libéraux auparavant proches des « républicains français », comme Auguste Raynaud ou Alfred Borriglione56. Le comité affiche très vite sa sympathie pour l’Italie, lors de l’entrée des troupes italiennes à Rome, et semble même réclamer le retour de Nice à l’Italie57. Il demande la levée de l’état de siège58 et souhaite que la commission municipale soit exclusivement composée de Niçois59. Tous ses membres sont attachés à maintenir, au moins en partie, une certaine italianité de la ville, et déclarent avoir conservé des « sympathies » pour leur ancienne patrie. Divisé entre une tendance plutôt libérale et une autre plus bonapartiste modérée, le comité critique par la suite les mesures autoritaires prises par l’administration républicaine (nomination d’une commission municipale dirigée par le préfet, désarmement de la garde nationale, etc.).

18 Le Comité niçois est bientôt épaulé par un nouveau quotidien rédigé en langue italienne, Il Diritto di Nizza, publié à partir du 6 novembre 1870. Très hostile au bonapartisme, ce quotidien se définit comme libéral et campaniliste, souhaitant défendre « l’élément local » contre « l’élément hétérogène »60. Le quotidien revendique également le droit des Niçois à conserver une relation privilégiée avec l’Italie, ainsi que la gestion exclusive de la politique locale par les natifs de l’ancien comté61. Critiquant lui aussi l’administration républicaine et les mesures autoritaires prises lors de la Défense nationale (dissolution de la garde nationale, suspension du conseil municipal), il remet en cause, dans un premier temps, la validité du plébiscite de 186062. Comme le comité, le quotidien rassemble des nostalgiques de l’Italie, qui envisagent la possibilité d’un « retour » de Nice à sa patrie d’origine, et des Niçois attachés à une certaine « autonomie » de fait de la cité63. Interdit par la préfecture en février 1871, le journal parait ensuite sous le titre de Pensiero di Nizza.

19 Le parti républicain se structure également en vue des élections municipales, en septembre 187064, avant que de nouveaux comités soient créés dans plusieurs villes du département en vue des élections législatives de février 1871. Dès le début, le parti républicain s’organise ainsi à l’échelle du département65, mais la presse se divise rapidement entre Le Réveil des Alpes-Maritimes, radical, et Le Phare du Littoral, plus modéré. La question de la proportion de « Niçois » dans le conseil municipal, ainsi que l’attitude à adopter face au « parti niçois », sont une cause de division66.

20 Face à cette situation, l’administration s’efforce tout d’abord de mener une politique conciliante avec les élites locales et le parti « niçois ». En 1870, le préfet Baragnon essaie de mettre en place une sorte de « ralliement » entre les deux partis en vue des élections municipales prévues pour le 25 septembre 187067 mais, suite à l’échec de cette tentative et en raison de la poursuite de la guerre, il change d’approche et opte pour la fermeté. Le maire de Nice, Piccon, est poussé à la démission68. Une nouvelle commission municipale est nommée69. La garde nationale est désarmée.

21 Le gouvernement italien fait alors savoir qu’il s’oppose à tout retour du comté à sa patrie d’origine70, mais plusieurs journaux italiens réclament toujours Nice, ce qui suscite l’inquiétude de la préfecture et des journaux républicains71. À la fin de l’année 1870, des comités niçois se créent en outre en Italie, notamment à Florence, Gênes et Coni (Cuneo), et réclament également le retour du comté à l’Italie72. Le résultat du vote

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de 1860 est remis en cause, maintenant que le Second Empire s’est effondré73 tandis que l’italianité de la ville et de ses habitants est affirmée74. Ces comités d’Italie sont très actifs en 1871 et leur activité inquiète les autorités républicaines75.

22 Le préfet Marc Dufraisse, nommé le 14 octobre 1870, commet, dans ce contexte, de nombreuses maladresses : après avoir tenu un discours modéré et promis de nouvelles « immunités municipales »76, il change d’approche lorsque la situation militaire se dégrade et devient brutalement intransigeant, persuadé de l’existence d’un complot séparatiste et certain que Garibaldi agit en faveur d’un retour de Nice à l’Italie77. Le contexte de guerre, ainsi que l’image négative des Méridionaux78 qui prévaut chez certains membres de l’administration, jouent ici un rôle notable dans le déroulement des événements. En février 1871, à la suite de manifestations de joie campanilistes et « pro-italiennes », le soir de la proclamation des résultats des élections législatives, Duffraisse suspend la publication du Diritto, déclenchant ainsi deux journées d’émeutes79. La presse italienne condamne l’arbitraire du préfet80 et même certains républicains « français » de Nice jugent que le représentant de l’État a été maladroit en s’opposant si violemment à Garibaldi, dans la ville natale du général81. L’action de Dufraisse éloigne, de fait, de nombreux notables locaux de la République telle que l’incarne la Défense nationale, à l’image de l’historien Jean-Baptiste Toselli82. Le parti niçois, de son côté, s’éloigne encore plus nettement du parti républicain français83.

Après la Défense nationale, des partis en quête de nouvelles stratégies

23 Lors des élections du 8 février 1871, les journaux républicains ne parviennent pas à s’entendre et soutiennent différentes candidatures, dont celles de Giuseppe Garibaldi, d’Edmond Adam et du préfet Dufraisse. Hormis Garibaldi, aucun candidat républicain n’est natif du comté et les républicains sont profondément divisés par la candidature du préfet84. Le Diritto di Nizza, pour sa part, soutient quatre « candidats niçois », dont Garibaldi, choisis par le Comité niçois85. La campagne est assez confuse : si le comité et le Diritto remettent assez clairement en question l’appartenance de Nice à la France, les candidats se prononcent surtout pour la paix et la République et n’abordent pas la question d’un éventuel retour à l’Italie. Ils sont cependant considérés comme séparatistes par l’administration et par la presse républicaine. Le préfet Dufraisse, Garibaldi et deux candidats du Comité niçois (Louis Piccon et Constantin Bergondi) sont finalement élus. Les résultats soulignent la dichotomie du département, Dufraisse étant élu grâce aux voix de l’arrondissement de Grasse tandis que les élus du Comité Niçois arrivent en tête dans le comté.

24 Malgré ce succès, le parti niçois change de discours à la fin du mois de mars 1871, à l’approche des élections municipales, et vraisemblablement à la suite des troubles de février 1871, en renonçant officiellement à « l’idée séparatiste », qui réclame la séparation d’avec la France, pour prôner le « révisionnisme », c’est-à-dire la seule « révision » du plébiscite de 186086. Lors des élections municipales d’avril 1871, l’inflexion « localiste » est nette : le Pensiero et le Comité niçois présentent une liste qui prétend avant tout faire « triompher l’élément indigène » et représenter le « triomphe des franchises municipales »87. Le ton est globalement plus particulariste que séparatiste mais les listes de candidats et les proclamations du comité sont publiées en langue italienne, renforçant ainsi les accusations de séparatisme qui émanent de la

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préfecture et du parti républicain français88. Les élections sont remportées par le Comité niçois mais l’abstention atteint 71 %. Auguste Raynaud, conservateur libéral et niçois, est nommé maire. La municipalité est réélue en novembre 1874, mais l’abstention demeure élevée (62 %).

25 Les élections partielles du 2 juillet 1871 confirment la dichotomie observée en février89. Face aux candidatures « républicaines françaises » de Fortuné Maure et d’Henri Lefèvre, les candidats niçois Alfred Borriglione et Alexandre Milon appliquent la stratégie du Comité niçois et, tout en se prononçant pour la République, réclament la « révision » du plébiscite de 186090. Comme en février, Maure et Lefèvre sont élus grâce aux voix de l’arrondissement de Grasse, Borriglione et Milon arrivant en tête dans le comté de Nice.

26 Contre les accusations de la presse républicaine, les députés élus avec le patronage du Comité niçois réfutent l’accusation de séparatisme. Louis Piccon reconnait ainsi l’existence de « sympathies pour la maison de Savoie » à Nice, mais affirme qu’il ne s’agit pas d’« idées séparatistes »91. Constantin Bergondi, pour sa part, accuse les Français de France d’être responsables, par leur intransigeance, de l’essor du séparatisme92 tandis que le maire de Nice, Raynaud, proclame au préfet Decrais son « dévouement à la France » et rejette fermement les « accusations de séparatisme »93. Celles-ci demeurent cependant un argument fréquemment employé pour discréditer ses adversaires. En 1872, le directeur du Théâtre Français accuse ainsi de séparatisme la mairie qui vient d’attribuer d’importantes subventions à son rival, le Théâtre Italien94.

27 Le parti républicain, dans ce contexte, prend conscience qu’il doit s’adapter aux spécificités locales. Pour les élections législatives de juillet 1871, il prend soin de présenter des candidats selon une logique géographique : l’un pour l’arrondissement de Grasse et l’autre pour le comté de Nice95. Une Union républicaine de Nice est créée et représente « l’élément républicain français » de la ville96. Fortuné Maure et Henri Lefèvre, proches des idées de Thiers, sont désignés candidats. Au même moment apparait un Comité démocratique de Nice, de tendance garibaldienne, composé exclusivement « d’éléments niçois » et présidé par un important notable local, le comte Ange Giletta de Saint-Joseph97. Le comité proclame la légitimité des « sentiments d’affection » et des « sympathies » des Niçois pour l’Italie98, mais il estime que la question de la République doit passer avant celle de la nationalité99. Le comité choisit Lefèvre comme candidat100. Après les élections, il se fixe comme objectif de « grouper tous les républicains niçois, dans le but de soutenir et d’affermir par tous les moyens possibles la République française, première étape vers la République universelle »101. Ange Giletta, dans une lettre au préfet, indique que le comité, qui compte en son sein des sympathisants de l’Italie et des partisans de la France, a été créé pour « déjouer les intrigues du parti de désordre qui demandait la révision du plébiscite de 1860, et mettre un terme en même temps à l’agitation des esprits, cause perpétuelle de troubles dans notre ville »102. Le désir de stabilité et de calme, comme le refus de revenir à l’Italie, sont donc déterminants dans l’adhésion d’une partie des élites et de la population niçoises à la République.

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Une consolidation conservatrice ? De la chute de Thiers à la fin de l’Ordre moral

La recomposition des partis sous l’Ordre moral

28 Sous l’Ordre moral, le parti niçois s’ancre de plus en plus clairement à droite. En 1873, un fonctionnaire estime que le parti conservateur est dominant dans le comté mais représente « l’élément séparatiste italien »103. Les deux députés élus en 1871, Piccon et Bergondi, sont des conservateurs libéraux, proches des idées de Thiers et siègent au Centre gauche. La municipalité « niçoise » élue en avril 1871 se rapproche du préfet orléaniste Villeneuve-Bargemon, nommé en juillet de la même année. En février 1874, le préfet est satisfait du maire de Nice et de son adjoint, qui montrent des « sympathies italiennes » mais sont « profondément conservateurs »104. Grâce à cette alliance avec la préfecture, le parti niçois et la municipalité Raynaud jouissent d’une relative tranquillité.

29 Le parti niçois connaît néanmoins deux revers importants en 1874, avec le scandale Piccon – le député envisageait dans un discours la possibilité d’un retour de Nice à l’Italie et dut démissionner – et le suicide de son collègue Bergondi, à la suite de problèmes familiaux105. Le parti niçois perd ainsi ses deux députés. La réaction de la presse nationale au discours de Piccon montre que la perspective d’un retour à l’Italie est devenue inenvisageable après le traumatisme de la perte de l’Alsace et de la Moselle. Pour couper court aux accusations de séparatisme, les professions de foi des candidats aux élections législatives de 1874 ainsi que les circulaires et proclamations du Comité niçois sont désormais toutes publiées en langue française. Signe supplémentaire de l’ancrage à droite du parti, toute allusion à Garibaldi disparait, ainsi que toute remise en cause ou demande de « révision » du plébiscite. Le Comité niçois se concentre sur le localisme et le rejet des non-Niçois106.

30 Cette évolution conservatrice pose cependant problème à certains membres du comité, qui se rapprochent peu à peu du parti républicain français. C’est notamment le cas d’Alfred Borriglione qui, en 1876, se présente comme « candidat républicain » aux élections législatives107. Lors du même scrutin, Eugène Roissard de Bellet se présente avec le soutien du Pensiero et de la presse locale conservatrice 108. Une évolution importante se fait jour alors : les républicains français et les « libéraux italiens » niçois se rapprochent et parviennent à s’entendre sur le nom d’Alfred Borriglione109, tandis que les conservateurs niçois et français soutiennent ensemble Roissard de Bellet.

31 Le parti républicain « français » peine en effet à s’implanter dans la partie orientale du département. Les élections législatives de 1874 montrent les progrès du parti en termes d’organisation et de structuration : une assemblée générale de délégués des électeurs républicains des Alpes-Maritimes se réunit et désigne les deux candidats, qui sont ensuite patronnés par un Comité central républicain des Alpes-Maritimes110. Les résultats ayant été décevants dans le comté, le parti français ne présente cependant pas de liste à Nice lors des élections municipales de novembre 1874 et les journaux républicains appellent à l’abstention111.

32 Sous l’Ordre moral, la « question de Nice » est particulièrement instrumentalisée par le parti républicain et la presse républicaine qui accusent, lors des élections, ses adversaires conservateurs de « séparatisme », afin de les discréditer112. En faisant des élections une « question de nationalité », le parti essaie d’amener à lui des

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personnalités conservatrices françaises, qui désapprouvent les tendances italiennes et campanilistes du parti niçois. Comme à la fin du Second Empire, l’accusation de « séparatisme » est également employée par les républicains contre l’administration conservatrice, notamment celle du préfet Villeneuve-Bargemon113. Le parti républicain condamne alors fermement la prétention du Comité niçois à exclure les nouveaux Niçois de la vie politique locale114 et qualifie ce « localisme » de « semi séparatisme »115. À la suite de son rapprochement avec Borriglione, le parti républicain est cependant obligé de faire des compromis. À l’occasion des élections municipales de 1878, la presse républicaine estime ainsi que le nouveau conseil devra être composé, en grande majorité, de Niçois d’origine116. Les journaux républicains « français » souhaitent alors privilégier « l’apaisement » entre Niçois et non-Niçois.

33 C’est au moment où le parti républicain français et l’aile gauche du parti niçois se rapprochent qu’émerge un nouveau parti français conservateur, qui reprend à son compte le discours particulariste du Comité niçois. À partir de 1876, le Journal de Nice devient le porte-parole de cette tendance et s’approprie une partie du discours particulariste, en reprochant notamment au candidat républicain Henri Lefèvre de ne pas être originaire du comté117. Le journal, cependant, ne défend pas l’italianité de la ville. Il témoigne ainsi d’une francisation du particularisme niçois par la droite locale118.

Une administration en quête d’équilibre

34 De juillet 1871 (arrivée du préfet Villeneuve-Bargemon) jusqu’au mois de décembre 1877 (fin de la crise du 16 mai), l’administration conservatrice s’appuie sur le « parti niçois » contre le parti républicain. La préfecture essaie cependant de se montrer relativement équilibrée face à la presse républicaine et use peu de l’interdiction de vente sur la voie publique119. Elle se montre parfois plus libérale que certains notables locaux, qui réclament en vain l’interdiction d’un organe les critiquant120. La préfecture fait également preuve d’une grande tolérance face au Pensiero di Nizza et évite d’affronter frontalement le quotidien, de peur de provoquer un mouvement de solidarité dans la population annexée. Si l’autorisation de vente sur la voie publique lui est parfois retirée, le journal n’est pas interdit. De la même manière, en 1874, le préfet estime que nommer un autre maire que Raynaud serait prendre le risque de permettre aux électeurs « niçois » de se présenter en « victimes de la pression française »121.

35 Les représentants de l’État dans le département se plaignent en revanche régulièrement de l’intransigeance « nationale » des quotidiens républicains122 qui, en entretenant une polémique « anti-niçoise », éloigneraient la population annexée de leur nouvelle patrie. En 1875, le préfet estime ainsi que L’Ordre Social « compromet la cause française plus qu’il ne la sert, par la violence de son langage, par sa polémique agressive et passionnée »123. Il est vrai que ce journal, républicain radical, critique alors avec virulence l’action de la préfecture conservatrice.

36 Tout en s’inquiétant des « exaltés français »124 qui souhaitent « éliminer l’élément niçois » de l’administration municipale125, l’administration s’efforce en même temps de contenir les propos « séparatistes » et campanilistes en s’appuyant sur les élus locaux conservateurs. Peu de temps après les élections législatives de 1874, à la demande du préfet126, le Conseil général vote ainsi un texte condamnant la « distinction qu’on a voulu établir entre les Français d’origine et les Français annexés »127. Le texte vise, en

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réalité, la presse républicaine locale. La préfecture s’efforce, en même temps, de favoriser les divisions à l’intérieur du parti niçois128.

37 La nomination d’Henri Doniol, premier préfet véritablement républicain depuis la Défense nationale, en décembre 1877, souligne l’évolution mais aussi les constances de l’attitude de l’administration républicaine face au campanilisme niçois. Dès son arrivée à Nice, le préfet rend en effet hommage à l’Italie et souligne la « constance » avec laquelle les Niçois se sont « unis à la famille française »129 mais, dans un rapport qu’il rédige pour le ministre de l’Intérieur, il affirme également que les « séparatistes » sont avant tout des gens « avides », motivés par leurs seuls intérêts130.

La victoire de la République dans les urnes

38 Les différentes élections soulignent la dichotomie persistante entre les deux parties du département, tout en marquant autant d’étapes vers l’instauration de la République. Les élections législatives partielles d’octobre 1874 entérinent le glissement à droite du parti « niçois », les deux candidats patronnés par le Pensiero et L’Union du Midi, légitimiste, Joseph Durandy et le baron Eugène Roissard de Bellet, sont soutenus par la préfecture de Villeneuve-Bargemon et par les conseillers généraux bonapartistes du département131. Pour la première fois, les candidats « niçois » publient leur profession de foi en langue française. Ils se présentent avant tout comme des « hommes du pays », qui ne souhaitent pas remettre en question l’annexion à la France mais ont conservé des sympathies pour l’Italie132. Les républicains, de leur côté, prennent soin de désigner un candidat issu de l’arrondissement de Grasse (Léon Chiris) et un autre représentant l’arrondissement de Nice (Gaspard Médecin, maire de Menton). Les deux candidats adoptent un discours modéré, de centre gauche. Chiris et Médecin sont élus, mais les candidats du Comité Niçois arrivent en tête dans l’ancien comté.

39 Les élections législatives de février 1876, les premières depuis le vote des lois constitutionnelles de 1875, se déroulent dans un climat apaisé. Grâce au rétablissement du scrutin uninominal, les électeurs du comté de Nice ne voient plus en effet leur vote être compté avec ceux de l’arrondissement de Grasse133. Par ailleurs, hormis dans celle de Puget-Théniers, toutes les circonscriptions voient se produire des candidatures uniques, laissant deviner un arrangement entre les partis. Alfred Borriglione, soutenu par le Comité niçois et le parti républicain français, est ainsi élu à Nice-ville, tandis que le conservateur niçois Roissard de Bellet l’emporte à Nice-campagne. Léon Chiris, républicain, est élu à Grasse tandis qu’Henri Lefèvre, du parti républicain français, est élu à Puget-Théniers. Le département a donc nommé deux « Niçois » (un de droite et un de gauche) et deux « Français d’outre-Var ». Aucun candidat n’évoque le retour de Nice à l’Italie. L’absence de réunions publiques et de véritables comités renforce l’impression d’arrangement134. Enfin, aucune accusation de séparatisme, ni aucun débat sur la « question nationale » ne se produisent au cours de ce scrutin.

40 Les élections législatives de 1877, malgré le contexte particulier créé par la crise du 16 Mai, ne remettent pas en cause l’équilibre issu du scrutin précédent. Borriglione, seul candidat à Nice-ville est élu avec un discours républicain modéré135. Comme en 1876, il est soutenu par les républicains français et la gauche du parti niçois136. À Grasse, Léon Chiris est élu contre le conservateur Léon Rigal. Dans la circonscription de Nice- campagne, Roissard de Bellet l’emporte contre deux candidats républicains qui ne sont pas parvenus à s’entendre. À Puget-Théniers, enfin, le candidat républicain, le baron

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Charles de Saint-Cyr, est battu par le duc Louis Decazes. La candidature de ce dernier, soutenu par Auguste Raynaud mais pas par le Pensiero, divise profondément le parti niçois. Pour la première fois, et par libéralisme, le Pensiero se prononce alors clairement pour la République137.

41 Les élections municipales de janvier 1878, enfin, marquent la conquête de la ville de Nice par la République. Borriglione, déjà député, rompt en effet avec le Comité niçois et se présente sur la liste du Comité républicain de Nice, avec plusieurs membres du « parti français »138. Malgré une violente campagne du Pensiero, la liste du Comité républicain est élue par 61 % des suffrages, pour une abstention importante (44 %). En parvenant à rassembler républicains français et niçois républicain, Borriglione réalise la synthèse entre une Troisième République libérale et girondine et un campanilisme niçois modéré dont les tendances les plus italiennes ont été volontairement édulcorées. La bourgeoisie libérale niçoise de gauche, en quittant le parti strictement local pour s’allier avec le parti républicain français, achève ainsi de faire basculer définitivement Nice du côté de la République.

42 Le campanilisme niçois a, en définitive, joué un rôle majeur dans l’instauration de la Troisième République dans les Alpes-Maritimes. À la fin du Second Empire, ce courant prend son essor en même temps que s’affirme un libéralisme dont il est, d’une certaine manière, une composante, et perturbe le bon fonctionnement du système bonapartiste. Au cours des années 1870, il s’oppose tout d’abord aux républicains de la Défense nationale, trop autoritaires à ses yeux, avant de se rapprocher du centre gauche, puis de la droite orléaniste au pouvoir. À la fin de la décennie, l’aile gauche du parti niçois fait cependant sécession et s’allie avec le parti républicain français tandis que les autorités républicaines, de leur côté, acceptent la proclamation d’une identité locale particulière par les élites locales139, dès lors que les revendications d’italianité ont été abandonnées.

43 Le cas des Alpes-Maritimes souligne ainsi la souplesse du système tertio-républicain face aux identités locales, loin de la vision « essentialisée et unifiante de la République » 140 qui domine encore parfois. Comme l’a souligné Jean-François Chanet pour l’école, la République a « respecté les traditions et les mœurs provinciales, ou s’en est accommodé lorsqu’elle n’était pas en mesure de les changer »141. Si le campanilisme niçois a su se franciser et se républicaniser tout en devenant moins exclusif, les autorités républicaines françaises ont su de leur côté, tant bien que mal, faire preuve d’une certaine tolérance face à une identité locale affirmée de façon parfois virulente par les notables locaux. La bourgeoisie libérale niçoise, et les agents d’un État moins jacobin qu’on ne l’a souvent dit142, ont ainsi œuvré activement et concomitamment à l’instauration dans les Alpes-Maritimes d’une République à la fois libérale et modérée, respectueuse, par pragmatisme, des particularismes politiques locaux.

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NOTES

1. L’auteur remercie Pierre Karila-Cohen (Université Rennes 2) pour sa relecture et ses remarques. 2. Philip Nord, Le moment républicain. Combats pour la démocratie dans la France du XIXe siècle, Paris, Armand Colin, 2013 (première édition, The Republican Moment. Struggles for Democracy in Ninteenth- Century France, Cambridge [Mass.], Londres, Harvard University Press, 1995). 3. Nicolas Guilhot et Philippe C. Schmitter, « De la transition à la consolidation. Une lecture rétrospective des democratization studies », Revue française de science politique, vol. 50, no 4, 2000, p. 615-632. 4. Joël Guibert et Guy Jumel, La socio-histoire, Paris, Armand Colin, 2002, p. 118 ; Loïc Vadelorge, « Les affres de l’histoire locale, 1970-2000 », dans Maryline Crivello, Patrick Garcia et Nicolas Offenstadt (dir.), Concurrence des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix- en-Provence, Publication de l’Université de Provence, 2006, p. 37-47 ; Christophe Charle, « Région et conscience régionale en France. Questions à propos d’un colloque », Actes de la recherche en sciences sociales, no 35, 1980, p. 37-43. 5. Henri Courrière, Le comté de Nice et la France. Histoire politique d’une intégration, 1860-1879, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 19-65 ; Marc Ortolani, « Le plébiscite de 1860 pour l’annexion de Nice à la France », dans Gian Savino Pene Vidari (dir.), I plebisciti del 1860 e il governo sabaudo, Turin, Deputazione subalpina di storia patria-Palazzo Carignano, 2016, p. 187-216 ; collectif, « L’année 1860, chroniques de l’Annexion », no spécial de la revue Nice Historique, no 1-2-3, 2010. 6. Elena Musiani, Faire une nation. Les Italiens et l’unité (XIXe-XXIe siècle), Paris, Gallimard, 2018. 7. Jacques Basso, La tradition politique localiste dans les Alpes-Maritimes, 1860-1968, Bordeaux, CERVL, 1971 ; Jacques Basso, Les élections législatives dans le département des Alpes-Maritimes de 1860 à 1939. Éléments de sociologie électorale, Paris, LGDJ, 1968. 8. Olivier Vernier, « Nice et la représentation parlementaire de son comté à Turin, 1848-1860 », Recherches régionales, no 2, 1990, p. 71-80. 9. Archives nationales (désormais AN), F/1cIII/Alpes-Maritimes nouveau département/2, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 3 décembre 1869 et Le Phare du Littoral, 3 décembre 1869. Calixte Pierre-Pierre, Les brouillards de Nice, Nice, V.-E. Gauthier, 1869, p. 175-176. 10. Archives départementales des Alpes-Maritimes (désormais ADAM), 4 N 9, Revue de Nice, 15 novembre 1860, p. 73-75. 11. Ibid. 12. AN, F/1cIII/Alpes-Maritimes, nouveau département/1, rapport du 1er avril 1867. 13. Henri Courrière, Le comté de Nice et la France…, op. cit., p. 80-81. 14. ADAM, 1 M 348, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 22 août 1863 ; collectif, « Garibaldi et Nice », no spécial de la revue Nice historique, no 2, 2007. 15. AN, F/1cIII/Alpes-Maritimes, nouveau département/1, rapport du 1 er février 1867 ; Jérôme Bracq, « Les soubresauts de l’annexion : l’agitation du parti italien (juin 1860-décembre 1861) », Nice historique, no 1-2-3, 2010, p. 267-288. 16. AN, BB/30/370/3, rapport du 8 juillet 1861, rapport du 14 juillet 1864, rapport du 9 avril 1862. 17. AN, BB/30/370/3, rapport du 7 octobre 1861. 18. ADAM, 1 M 348, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 22 août 1863. 19. Journal de Nice, 4 septembre 1868 et ADAM, 1 M 347, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 5 septembre 1868.

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20. ADAM, 1 M 376, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 12 mars 1863 ; Marc Ortolani, « Victor Masséna, député des Alpes-Maritimes, 1863-1870 », Nice historique, no 2, 2008, p. 157-169. 21. ADAM, 1 M 376, rapport du sous-préfet de Grasse au préfet, 31 octobre 1863. 22. ADAM, 1 M 376, rapport du sous-préfet de Grasse au préfet, 5 juin 1863. 23. ADAM, 1 M 376, rapport du sous-préfet de Grasse au préfet, 31 octobre 1863. 24. AN, F/1cIII/Alpes-Maritimes, nouveau département/1, rapport du 1er avril 1868. 25. ADAM, 3 M 176, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 3 avril 1868 ; AN, F/1cIII/Alpes- Maritimes, nouveau département/1, rapport du 4 juillet 1868. 26. Journal de Nice, 14-15 septembre 1868 ; ADAM, 3 M 176, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 8 septembre 1868 et ADAM, 3 M 176, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 18 septembre 1868. 27. AN, F/1cIII/Alpes-Maritimes, nouveau département/1, rapport du 3 octobre 1868, rapport du 4 novembre 1868. 28. ADAM, 3 M 177, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 8 mai 1869. 29. ADAM, 3 M 178, profession de foi de J.-D. Méro. 30. ADAM, 3 M 177, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 22 avril 1869. 31. ADAM, 3 M 177, rapport du commissaire de Grasse au préfet, 9 mars 1869 ; Marc Ortolani, « Victor Masséna… », art. cit. 32. ADAM, 2 T 14, Le Phare du Littoral, 12 janvier 1868. 33. AN, F/1cIII/Alpes-Maritimes, nouveau département/1, rapport du 1er juin 1867. 34. AN, F/1cIII/Alpes-Maritimes, nouveau département/1, rapport du 1er mai 1867. 35. AN, F/1cIII/Alpes-Maritimes, nouveau département/1, rapport du 2 octobre 1869. Selon Christophe Charle, Le Rappel de la Provence était imprimé à Aix-en-Provence, cf. Christophe Charle, Le siècle de la presse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 115 ; AN, F/18/435/B, dossier Rappel de la Provence, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 10 septembre 1869. 36. Philip Nord, « Les origines de la Troisième République en France (1860-1885) », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 16, no 1, 1997, p. 57. 37. AN, F/1cIII/Alpes-Maritimes, nouveau département/1, rapport du 9 août 1869. 38. Menica Rondelly et Grégoire Ricci, Alfred Borriglione. Sa vie politique (1869-1902), Nice, 1902, p. 4-5. 39. AN, F/1cIII/Alpes-Maritimes, nouveau département/1, rapport du 7 juillet 1870 ; F/18/435/B, dossier Réveil des Alpes-Maritimes, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 21 juillet 1870. 40. Mark Ivan, Le séparatisme à Nice (de 1860 à 1874), Nice, Verani, 1874, p. 66-67. 41. ADAM, 3 M 164, rapport du sous-préfet de Grasse au préfet, 2 mai 1870. 42. ADAM, 3 M 164, rapport du commissaire de police de Menton au préfet, 3 mai 1870 ; rapport du commissaire de police de Menton au préfet, 5 mai 1870. 43. Journal de Nice, 14 mai 1870. 44. L’Indépendant de Nice, 26-27 juin 1870. 45. Ibid. 46. Odette Voilliard, « Autour du Programme de Nancy (1865) », dans Christina Gras et Georges Livet (dir.), Régions et régionalisme en France du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, PUF, 1977, p. 287-302. 47. Archives départementales des Bouches-du-Rhône (désormais ADBDR), 2 U 1/191, placard du Comité Niçois, 6 juillet 1870. 48. Mark Ivan, Le séparatisme à Nice…, op. cit., p. 42-43. 49. Jules Bessi, Les élections municipales, Nice, Imprimerie Caisson et Mignon, 1870. 50. Ibid. 51. Journal de Nice, 3 août 1870. 52. Philip Nord, « Les origines de la Troisième République… », art. cit., p. 57.

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53. ADAM, 1 M 352, extrait du procès-verbal de la séance du Conseil municipal de Nice du 4 septembre 1870 ; Mark Ivan, Le séparatisme à Nice…, op. cit. p. 72. 54. ADBDR, 2 U 1/191, rapport du secrétaire général de la préfecture des Alpes-Maritimes, 21 février 1871 ; Journal de Nice, 12 septembre 1870. 55. Journal de Nice, 15 septembre 1870. 56. Mark Ivan, Le séparatisme à Nice…, op. cit., p. 80 et 87. 57. Journal de Nice, 24 septembre 1870, 27 septembre 1870 ; ADBDR, 2 U 1/191, rapport du secrétaire général de la préfecture des Alpes-Maritimes, 21 février 1871 ; Mark Ivan, Le séparatisme à Nice…, op. cit., p. 88. 58. Journal de Nice, 24 septembre 1870. 59. Journal de Nice, 13 novembre 1870. 60. Il Diritto di Nizza, 6 novembre 1870. 61. Il Pensiero di Nizza, 11 novembre 1877. 62. Il Diritto di Nizza, 13 novembre 1870. 63. Mark Ivan, Le séparatisme à Nice…, op. cit., p. 102-109. 64. Journal de Nice, 19-20 septembre 1870, 21 septembre 1870. 65. Journal de Nice, 9 octobre 1870, 13 octobre 1870. 66. Le Phare du Littoral, 29 avril 1871. 67. Journal de Nice, 22 septembre 1870, 23 septembre 1870. 68. Mark Ivan, Le séparatisme à Nice…, op. cit., p. 81-82. 69. Journal de Nice, 28 septembre 1870. 70. Journal de Nice, 3-4 octobre 1870. 71. Journal de Nice, 5 octobre 1870 ; Le Phare du Littoral, 4 novembre 1870. 72. ADBDR, 2 U 1/191, rapport du secrétaire général de la préfecture des Alpes-Maritimes, 21 février 1871 ; 2U1/190, rapport de l’avocat général au procureur général, 19 février 1871. 73. Le Phare du Littoral, 24 novembre 1870. 74. Memorandum dei comitati riuniti dell’emigrazione nizzarda, Turin, Stamperia della Gazzetta del Popolo, 1871, 37 p. 75. Il Pensiero di Nizza, 2 avril 1871. 76. Journal de Nice, 24-25 octobre 1870. 77. Le Phare du Littoral, 12 mars 1871 ; dépêche télégraphique de Marc Dufraisse à Léon Gambetta, décembre 1870, citée par Éric Bonhomme, La République improvisée. L’exercice du pouvoir sous la Défense nationale, 4 septembre 1870 - 8 février 1871, St-Pierre-du-Mont, Eurédit, 2000, p. 442. 78. Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Paris, Hachette Littératures, 2004, p. 241-242 ; Jean-Yves Le Naour, Désunion nationale. La légende noire des soldats du Midi, Paris, Vendémiaire, 2011. 79. Henri Courrière, « Les troubles de février 1871 à Nice. Entre particularisme, séparatisme et République », Cahiers de la Méditerranée, no 74, juin 2007, p. 179-208. 80. Journal de Nice, 16 février 1871. 81. Le Phare du Littoral, 11 mars 1871 ; Mark Ivan, Le séparatisme à Nice…, op. cit., p. 101 et 131. 82. Jean-Baptiste Toselli, Trois journées belliqueuses à Nice ou les intrigues d’une candidature governo- républicaine. Conte historico-fantastique du XVIIIe siècle, Nice, Typographie, lithographie et librairie S. C. Cauvin et Cie, 1871, 128 p. 83. La Voce di Nizza, 11 février 1871. 84. Journal de Nice, 4 février 1871 ; L’Avenir de la Province, 5 février 1871. 85. Il Diritto di Nizza, 3 février 1871. 86. Il Pensiero di Nizza, 29 mars 1871, 30 mars 1871. 87. Il Pensiero di Nizza, 28 avril 1871. 88. Le Phare du Littoral, 29 avril 1871.

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89. Les élections rendues nécessaires par la démission de Garibaldi et l’invalidation de Dufraisse. 90. Il Pensiero di Nizza, 22 juin 1871. 91. Le Phare du Littoral, 14 mars 1871. 92. Le Phare du Littoral, 16-17 septembre 1872. 93. AN, F/1bII/Alpes-Maritimes/3, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 28 janvier 1875. 94. ADAM, 1 M 349, lettre de Louis Avette au préfet, 4 septembre 1872 ; Journal de Nice, 16 septembre 1872. 95. Le Phare du Littoral, 14 juin 1871. 96. Mark Ivan, Le séparatisme à Nice…, op. cit., p. 211. 97. Ibid., p. 211-212, Le Phare du Littoral, 1er juillet 1871. 98. Le Phare du Littoral, 30 juin 1871. 99. Ibid. 100. . Ibid. ; Journal de Nice, 2 juillet 1871 ; Le Phare du Littoral, 1er juillet 1871. 101. Le Phare du Littoral, 21 juillet 1871. 102. ADAM, 4 M 294, lettre du comte Ange Gilletta de Saint-Joseph au préfet, 16 juillet 1871. 103. Archives de la préfecture de police, BA/1621, essai d’un travail d’ensemble sur la presse départementale au mois de septembre 1873, manuscrit, 132 feuillets. 104. AN, F/1bII/Alpes-Maritimes/1, maires et adjoints à la nomination du Président de la République. Propositions du préfet. Département des Alpes-Maritimes, arrondissement de Nice, s. d. [février 1874]. 105. Henri Courrière, Le comté de Nice et la France…, op. cit., p. 261-264. 106. . Il Pensiero di Nizza, 12-13 octobre 1874. 107. Le Phare du Littoral, 6 février 1876. 108. . Le Phare du Littoral, 11 février 1876 ; Journal de Nice, 11 février 1876. 109. . Le Patriote Niçois, 21-22 juillet 1879, 25 juillet 1879. 110. Le Phare du Littoral, 2 octobre 1874, 9 octobre 1874. 111. Le Phare du Littoral, 16 novembre 1874. 112. Le Phare du Littoral, 6 octobre 1874. 113. Le Phare du Littoral, 19 octobre 1874, 20 octobre 1874 ; Journal de Nice, 21 octobre 1874. 114. Le Phare du Littoral, 13 octobre 1874. 115. Le Phare du Littoral, 12 octobre 1874. 116. Le Phare du Littoral, 29 décembre 1877. 117. Journal de Nice, 13 janvier 1876, 9 février 1876. 118. Journal de Nice, 3-4 janvier 1876. 119. ADAM, 2 T 13, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 6 juin 1874 ; AN, F/18/435/A, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 24 octobre 1874. 120. AN, F/18/435/B, lettre de Léon Rigal au ministre de l’Intérieur, 26 septembre 1874. 121. AN, F/1bII/Alpes-Maritimes/3, rapport du commissaire spécial des chemins de fer de Nice, 14 février 1874. 122. AN, F/2/12243, rapport du 17 septembre 1872. 123. ADAM, 2 T 13, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 8 octobre 1875. 124. ADAM, 1 M 349, rapport du commissaire spécial de Nice, 20 décembre 1874. 125. AN, F/1bII/Alpes-Maritimes/3, rapport du commissaire spécial des chemins de fer de Nice, 14 février 1874. 126. Le Phare du Littoral, 23 octobre 1874. 127. Le Phare du Littoral, 24 octobre 1874. 128. ADAM, 1 M 349, rapport du commissaire spécial de Nice, 20 décembre 1874. 129. Le Phare du Littoral, 22 décembre 1877. 130. AN, F/1bII/Alpes-Maritimes/3, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 6 septembre 1878.

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131. Le Phare du Littoral, 17 octobre 1874, 24 octobre 1874. 132. Il Pensiero di Nizza, 11 octobre 1874. 133. AN, F/1bII/Alpes-Maritimes/3, rapport du préfet au ministre de l’Intérieur, 19 octobre 1875. 134. Le Phare du Littoral, 7 février 1876, 16 février 1876. 135. Il Pensiero di Nizza, 30 septembre 1877. 136. Archives de la préfecture de police, B/a 587, rapport du 15 juillet 1877. 137. Il Pensiero di Nizza, 4 octobre 1877. 138. Le Phare du Littoral, 2 janvier 1878, 3 janvier 1878. 139. Sur le rôle des élites locales dans la construction des identités régionales, cf. Denis Chevallier, Alain Morel, « Identité culturelle et appartenance régionale. Quelques orientations de recherche », Terrain, no 5, 1985, p. 3-5. 140. Marion Fontaine, Frédéric Monier, Christophe Prochasson, « Introduction », dans id. (dir.), Une contre-histoire de la IIIe République, Paris, La Découverte, 2013, p. 7. 141. Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, p. 363. Cf. également, pour un autre point de vue, Philippe Martel, « L’école de la IIIe république et l’occitan », Tréma, no 12-13, 1997, p. 101-115. 142. Maurice Agulhon, « Conscience nationale et conscience régionale en France de 1815 à nos jours », dans id., Histoire vagabonde. II. Idéologies et politique dans la France du XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1988, p. 152.

RÉSUMÉS

À partir de la fin des années 1860, dans le département des Alpes-Maritimes, un courant politique campaniliste apparait et se développe, proclamant le droit des natifs de l’ancien comté, et surtout de la ville de Nice, à exercer un rôle prédominant dans la gestion politique de la cité. La proclamation et l’instauration de la Troisième République entre tout d’abord en conflit avec ce courant particulariste, qui parvient à réunir droite et gauche locales contre les tendances centralisatrices du gouvernement de Défense nationale. Par la suite, les autorités préfectorales adaptent cependant leurs discours et leurs pratiques et parviennent ainsi à faire accepter le régime républicain par la majorité des hommes politiques locaux qui, de leur côté, participent à l’implantation dans le département d’une République modérée et libérale, respectueuse d’un certain particularisme local dès lors que celui-ci ne remet pas en cause l’appartenance à la nation française.

From the late 1860s, the department of the Alpes-Maritimes saw the emergence of the “campanilist” movement: a new political current that supported the ambition of the natives of the former Nice county –and in particular the residents of Nice– to exert a predominant role in municipal management. The French Third Republic initially came into conflict with this campanilist movement, which rallied together conservative and progressive parties against the centralizing tendencies of the “Défense nationale” government. However, by adapting its discourses and practices, the Préfecture eventually succeeded in convincing many local politicians to accept the Republican regime. These local politicians helped to establish a moderate and liberal Republic, which respected local particularism on condition that it did not question the sense of belonging to the French nation.

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INDEX

Keywords : Second Empire, Third Republic, campanilism, local identity, political transition Mots-clés : Second Empire, Troisième République, campanilisme, identité locale, transition politique

AUTEUR

HENRI COURRIÈRE Henri Courrière est docteur en histoire et chercheur associé au Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine. Enseignant dans le secondaire, il est l’auteur de nombreux articles et a notamment publié Le comté de Nice et la France. Histoire politique d’une intégration, 1860-1879, Presses universitaires de Rennes, 2014.

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« Les affaires » de Pégomas : impossible confinement de la violence au village et fabrication d’une affaire à la Belle Époque

Arnaud Pautet

1 Pégomas, tout près de Grasse, connue pour ses fleurs à parfum, est victime entre 1906 et 1914 d’une série (plus de 80) de crimes, d’incendies, de meurtres et de profanations de cimetière. Cette violence déborde sur ses voisins de La-Roquette-sur-Siagne et Mouans-Sartoux. Peu à peu, ces événements sortent du cercle villageois, suscitent l’intérêt des journalistes et des autorités jusqu’à Paris. La récurrence des faits, leur intensification amènent les autorités à ne plus considérer qu’une seule et même affaire dans un récit unificateur : les bandits fantômes sont nés. La violence est mise en spectacle, dans une traque parfois burlesque, parfois effrayante, des bandits. L’arrestation de Pierre Chiapale, anti-héros insipide, brise l’élan des bandits, même si les violences se poursuivent pendant presque une année. Comment ces faits-divers en viennent-ils à prendre la forme d’une « affaire » ? Pourquoi cette construction demeure-t-elle incomplète ?

Des « événements » de pégomas à « l’affaire des bandits fantômes » : la difficulté de raconter, de bâtir un récit qui fasse sens

2 Les événements de Pégomas se déroulent dans un cadre rural atypique, véritable pousse au crime. Traversé par la Siagne et la Mourachonne, longtemps impétueuses, Pégomas et ses habitants ont progressivement su domestiquer cette précieuse ressource, souvent si rare en Provence, pour cultiver du riz sous l’Ancien Régime, puis des plantes à parfum à l’orée du XXe siècle. Le visage de la localité a peu changé depuis le XVIIIe siècle. Quelques familles ont édifié des hameaux épars, reliés par des routes en

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terre, bordées de roseaux et d’arbustes, puis des bois plus touffus à mesure qu’on s’en éloigne pour gagner les collines du Tanneron. Leurs patronymes ont traversé les âges (Mul, Maubert, etc.) et se confondent dorénavant avec ces hameaux. Autour de leurs fermes, d’inégal confort mais toujours à deux étages, on retrouve bien sûr la trilogie provençale, vigne, blé et olive. Mais ces productions se disputent l’espace avec le jasmin, la menthe, les géraniums, les tubéreuses, et toutes sortes de plantes à parfum prisées des parfumeurs grassois. Ce site surprenant fait de Pégomas un lieu propice à la survenue de l’inattendu. Si la place centrale de la mairie a des allures de carte postale, avec sa bordée de platanes et son terrain de pétanque, ses cafés constamment ouverts et son église non loin de là, il est interdit de parler d’une communauté soudée autour d’un cœur. La fréquentation des lieux dépend des inimitiés passées, des réseaux constitués de longue date, et certains personnages sont devenus au fil du temps des parias, comme le cafetier Estable, haut en couleur, dont l’inspecteur Métenier nous apprend qu’il gardait dans sa cuisine son propre cercueil1. Sans déterminisme excessif, il n’est pas exagéré de dire que Pégomas, ce non-village, va produire sa propre affaire, tant la morphologie et la sociologie de la localité créent les conditions de tensions et de clivages. Bien loin des études menées par Maurice Agulhon, le « pays de la pègue » apparaît sans âme ni identité propre. Point de chambrées, de confréries, de clubs politiques ; point non plus de syndicats (avant 1937), de coopératives (Hortus naît en 19202). Tout au plus trouvons-nous une caisse de secours mutuel (L’Union dirigée par M. Perrissol depuis sa fondation en 18953), mais elle n’a laissé aucune trace dans le dossier des bandits ; et deux cercles, dits de la Concorde et des Travailleurs4, fondés dans l’hiver 1894, mais qui sont inactifs et disparaissent après 1901. Ce village apparaît comme une mosaïque sociale, reflet de son terroir : les parcelles acquises au fil des héritages dessinent une mosaïque improbable de micropropriétés émiettées, détenues parfois par des habitants des bourgades voisines, et confiées à des fermiers. Ce découpage des terres agricoles fut sans nul doute propice aux convoitises ; source de déceptions, aussi, pour des ambitieux désireux de récupérer, au moment d’une succession, une parcelle, assise sur un puits, bordant les rivières, ou permettant un remembrement. Ces propriétés font vivre et travailler, en dehors des cultivateurs et de leurs familles, quantité d’ouvriers agricoles, dont bon nombre de Piémontais (20 % environ de la population). L’étendue de la bourgade (1 129 hectares, pour une densité de 63 habitants au km2 en 1914) interdit cependant une modernisation satisfaisante de ses équipements. L’électricité manque à Pégomas, si ce n’est à proximité du café d’Estable. Celui-ci peut regarder le soir passer les derniers trains, le long de la voie ferrée qui borde la bourgade, mais ne s’y arrête pas, Mouans-Sartoux à sept kilomètres de là ayant été préférée à Pégomas pour accueillir la gare PLM5. Il faut donc aux habitants désireux de se déplacer prendre l’omnibus qui, matin et soir, sillonne la région. Ce relatif isolement aurait pu renforcer les solidarités et l’identité du village, mais il n’en est rien. On cherche désespérément, dans les témoignages, la presse, ou les procès-verbaux, des fêtes, des foires, des plaisirs de toutes natures. Au détour d’un annuaire, on apprend que trois marchés principaux ont lieu, pour la Saint-Joseph (19 mars), pour la Saint-Pierre (29 juin), et pour la fête de Notre-Dame (8 septembre6). Ici où là nos protagonistes s’enivrent sous une tonnelle au soir d’une longue journée de labeur, vont danser ou conter fleurette au bar d’Issaurat, partent fêter la Saint-Cassien dans le bourg voisin. Mais les sources restent arides sur les festivités, la liesse, et les éventuelles rixes les accompagnant. Ce village mystérieux est comme un volcan assoupi : il menace d’exploser à chaque instant ; il interdit tout schéma d’interprétation

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simple tant il s’amuse à se jouer des contrastes. Tantôt archaïque (avec ce patriarcat figé), tantôt moderne (avec cette agriculture florale spéculative) ; tantôt morose et silencieux (peu de rires et de vie, pour ces paysans avares de mots qui rappellent ceux de Giono), tantôt enjoué et bruyant (que l’on songe aux chants des cueilleuses de jasmin, ou au charivari des bandits tirant et criant dans la pénombre). Pégomas a donc toutes les apparences du paradis, avec ses effluves aromatiques et ses fragrances de lavande, ses mimosas qui inondent de lumière les collines en hiver ; mais ce paradis peut rapidement devenir un enfer, si bien dépeint par l’inspecteur Métenier quand il avoue sa frayeur, dans les ténèbres, d’être pris pour cible par les « fantômes ». Les flammes qui déchirent la nuit et emportent les granges et les dépendances ont, elles aussi, une teinte infernale. En ce sens, Pégomas a les traits de caractère du Provençal qui y vit, du moins tel que se le représentent ses contemporains septentrionaux : à la fois chaleureux et taiseux, pudique et éruptif, convivial et mutique. L’homme y semble façonné par son milieu. Ces lieux troublants créent les conditions de l’extraordinaire.

3 Il n’est donc pas surprenant que les enquêteurs successifs en charge du dossier, comme les archivistes, aient considéré ce décor comme un lieu cohérent où puissent se déployer toutes sortes de crimes. La chemise contenant le dossier de la série 2 U aux Archives départementales des Alpes-Maritimes est ainsi immédiatement annotée « affaires de Pégomas ». Il s’agit pourtant d’un magma informe de crimes et délits, hâtivement rassemblés, et dont certains furent commis dans les villages voisins de La- Roquette-sur-Siagne et Mouans-Sartoux : 83 crimes et délits sont portés au dossier, dont cinq meurtres et dix tentatives d’homicides, des profanations de cimetières, des lapidations et des incendies par dizaines (160 tonnes de fourrage au moins partent en fumée pour le seul été 1906), un vol important (à la villa Sausseron), sans pouvoir dénombrer tous les petits larcins qui, faute de plainte, ont échappé à la justice : vols de fruits et légumes, pêche à la dynamite, braconnage, etc. La cohérence présumée est une reconstruction a posteriori, car si la presse se saisit rapidement de ces faits divers, élus locaux, policiers et magistrats refusent au départ de voir un lien entre eux. Le 19 octobre 1906, le procureur de Grasse signale d’ailleurs au procureur général que les faits signalés ne lui paraissaient pas d’une gravité suffisante pour attirer son attention7. La gradation de la violence change la donne : elle semble impossible à endiguer et peu à peu la sémantique employée pour désigner les événements de Pégomas se transforme. Les journalistes ne qualifient les événements d’« affaire8 » qu’à partir de 1910, et la plupart du temps ils emploient le pluriel9 tant il leur est difficile de trouver aux méfaits un dénominateur commun. Le déroulement de l’enquête n’est pas étranger à cette difficile quête de sens et de cohérence : jusqu’en 1910, la justice traite séparément les affaires qui lui parviennent du village. Le dossier Espert est traité distinctement de celui de Sauvaire et de ses acolytes, et l’acquittement de Sauvaire en 191010 incita en 1913 les forces de l’ordre à la prudence à son égard : elles isolèrent le cas Chiapale une fois celui-ci démasqué, et jamais ne purent prouver ses liens avec son probable mentor, Sauvaire. Par ailleurs, la plupart des incendies sont suivis par les gendarmes, et non la police mobile. L’ensemble ne forme donc que tardivement, pour la justice, un tout cohérent. Le singulier tend à s’imposer à partir du moment où les bandits fanfaronnent sur leurs exploits en laissant aux enquêteurs des messages à la craie (la première inscription date du 30 juillet 1910) ; l’unité des affaires ne fait plus de doute après l’arrestation de Chiapale, à la suite des investigations du commissaire Lhuillier11 ; cette impression se renforce à l’approche de son jugement. La théâtralisation entourant le procès renforce ce sentiment d’unicité de l’aventure criminelle, même si les

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observateurs perçoivent des zones d’ombre et des incohérences, tant le costume de chef de bande semble grand pour le prévenu, considéré comme falot. Aux yeux des contemporains, il s’agit d’une affaire sans dénouement, un feuilleton dont on attend l’épisode suivant. Le mot « affaire » est rarement prononcé, les journalistes lui préférant spontanément la métaphore des « bandits fantômes », plus séduisante. À quelques occasions également, les reporters osent le terme de « scandale », notamment ceux de La Croix au moment de l’arrestation du rocambolesque abbé Espert. Plus fréquemment, ils osent le terme « d’attentat »12, non neutre, un peu plus de dix ans après la vague anarchiste qui ensanglanta le pays, et ce n’est pas un hasard : la minorité piémontaise est généreusement représentée à Pégomas, et en 1894, lors d’une réunion du conseil municipal, un élu, ancien officier de marine, Aune, avait lancé un « Vive l’anarchie ! »13. En 1902, dans des circonstances restées obscures, ce conseil municipal avait été dissous. Les enquêteurs ne ferment pas la porte à cette hypothèse de fauteurs de troubles anarchistes, à l’image du commissaire Orsatti14. Le périmètre dans lequel s’enchaînent ces affaires devient également flou, et les journalistes sont prompts à mettre à l’actif des bandits des méfaits dont ils ne s’avèrent pas responsables, qu’il s’agisse du parricide de Rosso (versé au dossier des bandits, même si la police a rapidement isolé ce crime15) ou de la prétendue agression de la veuve Passerel (qui s’est en fait jetée elle-même dans son puits16). Il est difficile, après le jugement de l’unique bandit rattrapé par la justice, l’inconsistant Pierre Chiapale, de se départir de cette vision unifiée et englobante ; pourtant, il n’a été reconnu coupable que de 25 chefs d’accusation, soit 30 % des « affaires ». Arrêté et emprisonné en février 1913, il ne peut avoir commis les meurtres de Cuvier17 et d’Astier18, et tenté d’assassiner Mallet19. Peu importe que d’autres bandits courent toujours : pour les autorités, il faut en finir avec l’affaire de Pégomas. « Les » affaires sont donc réduites à leur plus petit dénominateur commun. Le terme s’impose enfin à mesure que la presse cesse de considérer les Pégomassois comme des suspects en puissance, et voit en eux des victimes. Les plaignants sont enfermés dans un statut de martyr, subissent des épreuves avec fatalité, ou stoïcisme, suscitant la pitié des observateurs qui assistent, avec avidité, à la mise en spectacle de leurs souffrances. Tant les procès-verbaux, les rapports des inspecteurs, que les articles de journaux utilisent abondamment le champ sémantique de l’effroi et de la terreur, une terreur amplifiée par les multiples rumeurs qui circulent et amplifient la peur.

4 L’unicité artificielle donnée par les observateurs aux affaires de Pégomas tient enfin au fait que les méfaits ont été progressivement réinsérés dans une généalogie de la criminalité provençale, principalement par les journalistes. Dans l’esprit des commentateurs locaux, les bandits fantômes deviennent les héritiers de Gaspard de Besse, « roi de l’Estérel »20, et du Calabrais, mais aussi de malandrins de papier comme Maurin des Maures, le célèbre bandit séducteur et taiseux de Jean Aicard. Tous ont en commun d’être violents et libertaires, mais de rester des bandits d’honneur. Le Calabrais, aussi appelé le « satyre de l’Esterel », tour à tour décrit comme un avatar des barbets ou un dépravé local, naît sans doute sous la plume de Jean Galmot dans Le Petit Niçois, entre septembre 1903 et la fin de l’année 1904. L’écrivain le décrit comme un homme des bois, au patois italianisant, fusil en bandoulière et foulard et cou, qui aurait commis un meurtre en 1885 avant de disparaître dans les forêts. Sa capacité à vivre de rapines, à se terrer dans les bois pour échapper à la maréchaussée, en fait un bon client pour cette presse gourmande en faits divers. Quand d’autres meurtres inexpliqués surviennent en 1903, le Calabrais est ressuscité par les journalistes et l’affaire est

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suffisamment prise au sérieux pour que deux régiments de soldats sillonnent l’Esterel sous la direction du Procureur de Grasse21. Lorsque nos bandits insaisissables terrorisent la Siagne et font à nouveau couler le sang à partir de 1910, il en faut peu pour imaginer le Calabrais redescendu de ses collines. Ces bandits idéalisés tombent vite de leur piédestal. Les dégradations de cimetières sont un tournant (quatre entre le 6 septembre 1912 et le 7 janvier 1913) car elles anéantissent cette filiation avec les bandits d’honneur : ceux qui à la Roquette s’en sont même pris au carré des enfants ne peuvent se voir reconnaître cette dignité. À partir de là, le mythique Calabrais disparaît définitivement.

Les ressorts d’une « affaire » : discours entrelacés, friction entre les représentations, politisation de l’imaginaire de « l’affaire »

5 Bien évidemment, le décor classique d’une « affaire » criminelle se retrouve dans la fresque des bandits fantômes. Au premier plan apparaît un monstre énigmatique, en la personne de Pierre Chiapale, même si l’ombre de Sauvaire, plus diabolique, se projette constamment sur ses pas. Pour expliquer sa dérive criminelle, les observateurs insistent sur la déchéance de ses parents, notamment sa mère qui se livre « d’après certaines dépositions […] depuis plusieurs années à la boisson ». L’envoyé spécial du Matin raconte sa rencontre avec « une vieille femme qui m’a dit que son Pierre est fou, tout en me désignant d’un geste las son mari attablé devant un litre de vin et son autre fils Louis, un pauvre petit innocent de douze ans, agité de convulsions, grimaçant et aphone ». Chiapale vit isolé, coupé du monde, et avoue n’avoir jamais fréquenté une femme. Les médecins insistent en outre sur son « infantilité génitale » et en font presque une circonstance atténuante des crimes, se questionnant sur sa responsabilité d’adulte. Héros déchu22, Chiapale n’appartient plus au genre humain au moment de son procès, du moins dans le réquisitoire de maître Lafond du Cluzeau ; le caractère horrible de ses crimes doit empêcher les jurés de trouver à cet anti-héros veule et pathétique une quelconque excuse. L’accusé est vu comme une sorte de sauvage, aux traits physiques marqués par la dégénérescence et la duplicité. Pour l’avocat, Chiapale « est joyeux et éprouve un sentiment de fierté » en commettant ses crimes odieux… Monomaniaque et mégalomane, il se régale de la « publicité […] faite autour de ses exploits », de « l’impression de terreur et d’affolement qui règne dans le pays ». Chiapale est donc à ses yeux un manipulateur qui feint la médiocrité et l’idiotie pour attirer la sympathie de ses juges, et se moquer de la justice. La presse locale semble plus dubitative sur son intelligence, à l’image du Petit Niçois : « c’est une chiffe, une loque humaine qui nous est apparue, un être sans conscience, sans volonté »23. Aussi faible soit-il, son audace fait des émules, à l’instar d’un certain Gaillard, tout juste relâché de la prison de Fresnes, chez qui on trouve une carte postale mentionnant « Chiabal, de Pégomas […] un type vraiment “à la redresse”. Vive Chiabal Ier ! Je veux être son successeur »24. Au second plan de cette fresque, on aperçoit la foule, nombreuse, nécessaire au processus de validation médiatique de l’affaire. Cette foule est un acteur majeur tout au long du drame : présente pour haranguer le préfet Joly au moment des attentats25, on la retrouve aux obsèques du jeune Avena tué par les bandits26. Tantôt violente, lorsqu’elle tente de libérer le fossoyeur Toniolo détenu selon elle abusivement par les gendarmes27 ; tantôt turbulente, lorsqu’elle suit le char dédié aux bandits au

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carnaval de Nice en 191428 ; tantôt silencieuse et inquiétante, comme lorsqu’elle attend le verdict du procès. Toujours dans cette fresque, deux personnages se détachent pour donner à l’affaire son intensité dramatique : il s’agit des avocats qui s’affrontent dans un duel oratoire repris au mot près par toutes les officines de presse. La défense de Chiapale, d’abord assurée par un avocat commis d’office, Maître Jourdan, est ensuite assurée par Léon Escolle, dont la réputation est tout autre. Pour des raisons mal connues, celui-ci se décharge du dossier au profit d’une autre sommité du barreau, Maître Gassin. Face à lui, son meilleur ennemi, Maître Lafond du Cluzeau, est bien décidé à gagner le procès en accablant Chiapale. Le procès lui offre l’opportunité de régler un vieux différend : Gassin a tout fait pour qu’il ne soit pas invité au banquet donné au casino de Nice par le maire, profitant de sa proximité avec l’édile, car il l’accusait de mener contre lui une campagne de diffamation. Lafond du Cluzeau aurait également communiqué au procureur des informations susceptibles d’accélérer une enquête, qu’il tenait de Gassin lui-même, mais que l’intéressé lui aurait demandé de tenir secrètes29. Un duel d’égos, un duel de mots, sur lequel les journalistes sont contents de pouvoir s’appuyer, compte tenu de la faible épaisseur dramatique de l’accusé. Peut-on pour autant parler d’une « belle audience », au sens que lui donne Frédéric Chauvaud30 ? Le doute est permis, tant le sentiment qui domine sur le parvis du palais de Justice est la déception : « il faut l’avouer », lit-on dans Le Petit Niçois, « Chiapale a été loin de faire salle comble […]. La tribune réservée à celles qui recherchent le petit frisson et se complaisent aux histoires criminelles était loin d’être bondée »31.

6 Le procès de Chiapale ne suffit donc pas à donner à l’histoire des bandits cette épaisseur, cette « forme affaire »32. Pour comprendre pourquoi, avant même sa condamnation, il existe déjà une « affaire des bandits fantômes », il faut écouter la rumeur de Pégomas, les multiples fuites qui ont accompagné, ralenti, relancé l’enquête. Il faut être attentif aux silences des Pégomassois, solidaires de leur maire Honoré Maubert dans sa tentative de museler la presse, se contentant de livrer aux autorités le moins de renseignements possible sur ses administrés, afin de les protéger, d’éviter d’attirer des badauds et, surtout, de laver son linge sale en famille. Ce qui fait affaire, c’est justement la volonté des principaux concernés qu’elle n’en devienne pas une. Dans le passé récent du village, les Pégomassois y étaient parvenus ; à preuve les difficultés du chercheur pour faire ressurgir les brouilles intestines de la période 1894-1902. Mais les temps ont changé. Les reporters, locaux ou nationaux, investissent le village, emboîtant le pas des forces de l’ordre : au plus fort de la crise, on compte un « pandore »33 pour quinze habitants, et une quinzaine de reporters et de faits-diversiers qui se relaient dans le village et se lancent dans une course à l’exclusivité. Dans le même temps, la justice a avoué son impuissance à confondre les criminels, en relâchant consécutivement les trois prévenus les plus crédibles, Sauvaire, Toniolo et le curé Espert. Les Pégomassois, harcelés, exhortés à la délation, confrontés à leurs contradictions, en viennent à douter de la solidité de leurs témoignages. La tension est palpable. Comme l’écrit Philippe Gordeaux, « on sent que derrière chaque fenêtre, il y a des fusils chargés »34. La vie de ces familles est livrée en pâture aux lecteurs, alors même que plane sur elles un fort risque de représailles de la part des bandits. Les intrus font aussi une bien mauvaise publicité à ces horticulteurs désireux de commercer tranquillement avec les parfumeurs locaux. Les battues se multiplient pour débusquer les criminels, en soutien aux policiers, mais jamais ces derniers ne parvinrent à créer de liens de confiance avec ces milices. Si le territoire même du village est envahi par

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des étrangers, en retour, les histoires du village débordent également l’espace public régional, puis national. Les Pégomassois sont incapables d’empêcher les informations de circuler, et chemin faisant de se déformer. La rumeur35 se déchaîne et renforce le halo de mystère qui nimbe les bandits ; elle attise les braises de la discorde. La rumeur publique jette l’opprobre sur le curé du village, révélant sa liaison avec la demoiselle Aillaud36 ; puis sur le maire, dont la presse rapporte à tort l’arrestation avant de faire son autocritique37. Elle fait ressurgir les conflits de voisinage que l’on espérait enfouis, comme les dettes contractées et non remboursées par la veuve Passerel, ou ses tentatives pour masquer les larcins commis par son fils38 en détournant l’attention vers un voisin avec lequel elle s’est brouillée39. La rumeur éloigne encore les gendarmes de la vérité, quand elle est le fait d’une jeune femme éconduite abruptement et qui désire se venger d’un amant indélicat, à l’instar de Madeleine Aschieri. Les secrets d’alcôve, rares dans cette affaire, n’en font pas moins le bonheur de la presse, notamment quand elle découvre que le vieux Seytre partage le lit de la « femme Sauvaire », alors qu’il a été attaqué à plusieurs reprises par les bandits40… Les habitants découvrent donc, par voie de presse, les affres de la vie intime de leurs voisins. Enfin, la rumeur étoffe le tableau de chasse des bandits, pour rendre l’affaire plus extraordinaire encore. Le Petit Niçois révèle ainsi en exclusivité que les bandits auraient fait deux nouvelles victimes : une cueilleuse de jasmin à Mouans-Sartoux et la fille du boulanger… Les deux jeunes filles, une seule et même personne en fait, se portent fort heureusement comme un charme41 … Bien sûr, les relais de ces fausses nouvelles ne manquent pas dans le village, sans quoi les journalistes furent incapables de les exhumer. Ces lieux de contamination rumorale ne manquent pas, qu’il s’agisse des cafés (un café pour 96 habitants), où l’on vient parler politique, ou des salons de coiffure (un pour 257 habitants), où l’on vient se chauffer aux premiers frimas. Moins efficaces, il va sans dire, que certains personnages hauts en couleur, passés maîtres dans l’art de manipuler les faits : à l’intérieur du village, le gendarme Buywid, expert dans la réécriture de l’histoire des bandits42, entretient la peur pour mieux vendre des produits d’assurance pour le compte d’une société locale43 ; à l’extérieur, ce rôle est joué par le député Gillette-Arimondi, moqueusement surnommé à la Chambre « le bandit de Pégomas » par Maurice Barrès44.

7 Il reste pourtant à ce magma de rumeurs et de crimes à prendre forme pour faire l’affaire et, pour ce faire, à échafauder un modèle d’interprétation des événements. Les causalités évoquées par les contemporains peuvent être rassemblées en quatre catégories, non exclusives, et incomplètement satisfaisantes. La première est proprement politique. Immédiatement, du fait de l’opposition au sein du village entre un groupe de libres penseurs (animé par Magagnosc, l’une des victimes des bandits) et d’un groupe de cléricaux (conduit par le curé Émile Espert), il est apparu aux yeux des enquêteurs et des journalistes que les violences avaient à voir avec la loi de 1905. La cause était entendue, évidente, et elle était politique. Cette séquence « politique » des violences à Pégomas a, rétrospectivement, une cohérence : le premier acte porté au dossier des bandits est l’incendie de la sacristie le 1er octobre 190645, sans doute provoqué par le curé qui avait pris soin, avant de laisser l’encensoir allumé par un enfant de chœur mettre le feu à la sacristie, de cacher chez une fervente paroissienne les objets du culte les plus précieux46. Autour du curé se distinguaient déjà Chaupin, le garde-champêtre, Toniolo, le fossoyeur, et Sauvaire, une brebis depuis longtemps égarée que le curé cherchait à ramener dans son troupeau. Le dernier acte de cette séquence est aussi le premier crime de sang de l’affaire. Au soir des élections cantonales le 25 juillet 1910, Pierre Magagnosc, proche du candidat Ossola, est grièvement atteint à

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la jambe par une balle47 alors qu’il rapporte les résultats des urnes. Mais cette interprétation politique des événements reste insuffisante, compte tenu du nombre important de crimes et délits obéissant à une logique de simple prédation et de nuisance. La seconde interprétation est donc économique. Les contemporains virent rapidement dans les incendies de grange une escroquerie à l’assurance organisée, soit par les victimes elles-mêmes, soit par des courtiers peu scrupuleux. Ainsi que le rappelle Le Littoral de Cannes en 1911, « dans les incendies qui s’allumèrent il y a un an dans nos campagnes, il doit bien y avoir quelque incendie volontaire destiné à faire toucher une assurance opportune »48. Là encore, la figure de Buywid apparaît en filigrane. Mais il est difficile de souscrire à cette analyse, faute d’archives de compagnies d’assurances ou de fonds notariaux. Les rares mentions dans les sources fragilisent cette hypothèse. Les détails glanés sur la situation des assurés émanent des procès-verbaux et des articles relatant des sinistres. Fortuitement, l’auteur signale si le bien détruit était assuré, pour quel montant, auprès de qui. Dans son rapport consécutif à un incendie dans un hangar sur la route de Grasse le 22 septembre 1911, le lieutenant Piquet précise que ces locaux étaient sous-loués à un propriétaire à La Bocca, et à sept laitiers de Cannes qui y entreposaient leur fourrage. 140 tonnes furent détruites dans le brasier. Le hangar était assuré pour 3 000 francs, et les dégâts furent estimés à 12 000 francs49. Le cas est intéressant car il nous montre que les assurances étaient souscrites collectivement, sans doute parce que les cultivateurs ou les éleveurs étaient incapables de faire face, seuls, aux dépenses. La mutualisation des cotisations permettait de sécuriser des biens de valeur. Ce cas infirme la piste de l’escroquerie. Mettre le feu à son propre fourrage permettait certes de toucher une prime d’assurance, mais compromettait toute une année agricole, sans même parler des soupçons et du regard inquisiteur des autres sociétaires et du reste de la communauté villageoise. Le gain à court terme était sans nul doute annulé par les effets négatifs à moyen terme (incapacité à nourrir son troupeau, frais de reconstruction du lieu d’entreposage difficiles à prévoir, délais incertains de déblocage de la prime d’assurance après l’expertise du sinistre, et surtout augmentation de la cotisation avec la multiplication des sinistres). Une troisième explication des contemporains fut de nature sociale, dans un schéma de pensée presque marxiste : dans une société patriarcale où le capital était détenu par les anciens du village, les violences devaient être le fait de jeunes salariés agricoles, ou de migrants italiens, privés de la perspective de se constituer un patrimoine et de bousculer la distribution des parcelles. Les destinataires de la violence, logiquement, devaient être les mâles les plus âgés, propriétaires d’une superficie importante de terres. Dans une sorte de charivari, ces violences auraient été destinées à renverser les rôles sociaux et à faire changer le pouvoir, donc la terre, de main. Une thèse séduisante qui là encore ne résiste pas à l’investigation. Qui sont les victimes ? La moitié ont plus de 35 ans, mais 5 % seulement sont sexagénaires, alors que les plus de soixante ans pèsent 18 % de la population totale. Les plus âgés apparaissent donc sous-représentés dans la cohorte des victimes. Qui sont les suspects ? 70 % de ceux qui ont été dans le viseur des enquêteurs ont moins de 35 ans ; mais 18 % ont plus de soixante ans… Les victimes le deviennent-elles parce qu’elles sont propriétaires et enviées pour cela ? Environ un tiers des individus visés par les bandits étaient propriétaires (de modestes parcelles, le plus souvent) et 7 % des suspects étaient eux-mêmes détenteurs de propriétés bâties. Était-il enfin rationnel, du point de vue des bandits, de viser les « grands propriétaires » ? Les analyses révèlent que les revenus de la terre sont globalement inversement proportionnels à la

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dimension des propriétés foncières50 : plus la propriété est petite, plus le rendement à l’hectare est élevé, vraisemblablement parce que ces parcelles correspondent aux exploitations horticoles dans les terres d’arrosant, à proximité des rivières. La mosaïque de propriétés émiettées en micro-parcelles trouve là une explication : on acquérait des bouts de terre assis sur un puits, proche de la Siagne, pour y cultiver des fleurs. Les plus grandes parcelles sont à l’inverse celles où le blé et la vigne ne suffisent plus à nourrir les familles. La forêt y regagne souvent ses droits, sans intention de la convertir en ressources : elle ne sert pas, de ce que l’on a pu voir, au chauffage industriel (on préfère le charbon de terre, plus calorifère) ; elle n’apparaît pas non plus comme un conservatoire d’essences rares (comme le chêne vert prisé dans les tanneries locales) puisque les espèces qui dominent sont les oseraies et les peupleraies. Les contemporains ont également défendu l’idée que ces violences avaient pu avoir pour but de faire changer la propriété de main, en exerçant une pression à la baisse sur les prix du foncier. À force de lassitude, les riches propriétaires auraient cédé leurs biens au premier vendeur téméraire proposant un prix honnête. Les plus défavorisés en seraient alors sortis gagnants. Qu’en est-il ? Entre 1906 et 1914, on achète effectivement moins que l’on vend : les achats de propriétés bâties sur ces neuf années pèsent 4 % en volume des achats totaux sur la période 1848-1914, alors que les ventes sur la même période représentent 16 % des ventes totales de la séquence 1848-1914. Faut-il voir dans l’accélération des ventes le produit des violences des bandits fantômes ? Si l’on creuse un peu, en comparant la stratégie des propriétaires résidant à Pégomas (les plus exposés) et ceux qui vivaient à l’extérieur du village (les moins vulnérables), on remarque que les propriétaires étrangers achètent davantage de terres pendant ces années troubles que lors de la décennie précédente ; et qu’à l’inverse le comportement des Pégomassois n’est pas réellement modifié par le climat de terreur, leurs achats étant stables par rapport à la décennie 1891-1905. Enfin, la plupart des terres vendues sur cette période 1906-1914 l’ont été… à des Pégomassois. Considérer que les contemporains ont voulu se délester de terres maudites hantées par les fantômes pour fuir le village relève donc de la spéculation. Une quatrième hypothèse explique l’intensification des violences sur la période par le fait que tout un chacun aurait profité de l’existence des bandits fantômes pour assouvir des vengeances privées. Une fois l’existence d’une bande criminelle avérée par la presse, et reconnue par les pouvoirs publics, des Pégomassois en quête de vengeance auraient profité de ce que la lumière médiatique et policière était braquée sur les bandits pour accomplir dans l’ombre, et en leur nom, leur vengeance privée. Exclure ces comportements de passagers clandestins du crime est simplement impossible : on a déjà dit que plusieurs résidents avaient inventé des crimes en les imputant aux bandits, pour masquer leurs propres errances. Mais en faire une loi semble excessif : les modes opératoires, les traces écrites laissées par les bandits, montrent bien qu’il existait un groupe de malfaiteurs soudés et efficaces, désireux de jouer au chat et à la souris avec les forces de l’ordre, les journalistes, les magistrats. Certaines agressions sont indéniablement motivées par une vengeance privée, comme le vieux Seytre, qui avait accusé Sauvaire avant de se rétracter. Mais on peut craindre que les malheureux Delfino51 ou Avena52 se soient simplement trouvés au mauvais endroit, au mauvais moment, offrant aux bandits l’occasion de crimes d’opportunité.

8 Si ces représentations ont pu se forger dans l’esprit des contemporains, et nourrir la certitude d’une « affaire » des bandits de Pégomas, c’est parce que ces événements polarisent l’opinion, la poussent à prendre parti, à épouser une cause. L’engouement

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médiatique joue un rôle clef en donnant aux crimes la visibilité nécessaire pour les faire accéder au rang d’affaire d’État. À toutes les échelles, les événements de Pégomas apparaissent mobilisateurs : au sein du village tout d’abord, les enquêteurs identifient rapidement deux camps rivaux sur la question des biens d’Église en 1905-1906. Ces tendances continuent de s’affronter toutes ces années, spécialement lorsque les enquêteurs arrêtent les fils d’un ancien conseiller municipal, accusés d’être les bandits. Le pasteur Joseph Botin53 les accuse de l’avoir presque lynché, mais il retire sa plainte quelques jours plus tard, sans doute sous la pression. Le commissaire Peudepièce regrette qu’il « rev[ienne] sur sa déposition qui avait été des plus affirmatives » car, pour lui, cela ne fait aucun doute que « les frères Maubert ont participé aux attentats de Pégomas »54. Ces deux groupes se heurtent donc régulièrement et leur confrontation se politise, comme le prouve cette pétition évoquée par Le Littoral de Cannes 55 : L’arrestation des fils Maubert, Honoré et Louis, a stupéfié toute la population […]. Sur l’initiative de quelques-uns, on fit circuler […] une pétition qui se couvrit des signatures des habitants, à la presque unanimité. Quatre personnes seules, refusèrent de signer parmi lesquelles deux membres du groupe « Raison et science » de Pégomas.

9 Le journaliste poursuit en évoquant 400 adhésions et 5 oppositions. Précisons cependant que l’auteur entend surtout discréditer le gendarme Buywid, à l’origine de l’interpellation. Des fidélités se créent et s’expriment par voie de presse, comme pour clarifier les tendances politiques adverses et rappeler sporadiquement à la communauté que défendre un individu, c’est s’associer à un groupe idéologique constitué et accepter la rivalité avec l’autre partie de la communauté. Le groupe des libres penseurs, douze individus de l’aveu même de Pierre Magagnosc, comprend le facteur56, certainement Buywid, et Antoine Rey. Les autres sont peu connus, mais accusés par leurs détracteurs de se présenter lors de célébrations publiques, notamment des obsèques, drapeau rouge en tête57. Les obsèques semblent avoir été l’enjeu d’un combat pour la maîtrise de l’espace social et politique, confirmant l’analyse de Pierre Vallin au sujet de ces libres penseurs pour lesquels « l’espace occupé par la religion doit se réduire au profit de celui qui contrôle la raison »58. Les démonstrations politiques à l’occasion d’obsèques à Pégomas confirment que le combat politique passe par ces batailles symboliques. Les journaux locaux sont la caisse de résonance de ces clivages : la thèse du conflit entre les libres penseurs et le parti clérical est soutenue par la rédaction du Petit Niçois, et les journalistes demeurés à Pégomas semblent attendre l’arrestation plus ou moins annoncée du curé. Dès 1906, Henri Giraud a été le premier à accuser le curé après l’incendie de la sacristie. Après la tentative de meurtre sur Magagnosc, la taille des articles augmente sensiblement : alors qu’aucun article ne dépassait 700 cm² avant 1910, la barre des 1 600 cm² est allègrement franchie, soit plus du double. À l’inverse, L’Éclaireur de Nice, plus conservateur, doute rapidement de la culpabilité du curé et sa couverture de l’affaire ne s’intensifie qu’après l’arrestation de Pierre Chiapale, dont les liens avec le curé ne sont pas prouvés. Dès lors, l’imaginaire de l’affaire prend le pas sur l’administration de la preuve, l’émotion sur la narration. L’engouement médiatique autour de l’affaire de Pégomas devient impressionnant et sert de caisse de résonance pour donner aux événements la dimension d’une affaire singulière : entre 1906 et 1914, à eux deux Le Petit Niçois et L’Éclaireur de Nice ont consacré près de 150 articles aux bandits (85 % de ces articles parurent en 1910 et en 1913). Au moins 21 journaux nationaux ont relayé également les aventures des bandits59 ; 75 % des articles étudiés issus de ces publications l’ont été pour l’année 1913. L’affaire

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n’acquiert une stature réellement nationale qu’en 1913. Jusqu’alors, elle se limitait à un ancrage régional. Il ne faut pas cependant surestimer l’emprise des bandits sur la presse. Sur la même période, la presse consacre environ dix fois plus d’articles à la bande à Bonnot qu’aux bandits de Pégomas60. À force de détails sordides (sur les blessures des victimes), et en jouant constamment sur une sémantique de l’effroi, ces journaux tissent une contre-enquête complémentaire des investigations policières, et la perception que les contemporains se font de l’affaire se forge à l’intersection de ces deux discours.

10 L’affaire naît enfin du décalage entre l’observation des faits et les représentations, souvent parisiennes et élitaires, qui idéalisent le monde paysan et le Provençal. Les événements de Pégomas deviennent une « affaire » parce que les faits tranchent avec le caractère présumé des méridionaux, et avec l’image laborieuse et disciplinée des paysans forgée par la République et certains sudistes expatriés, à l’instar d’Alphonse Daudet61. Comment comprendre sinon l’attention portée par le pouvoir central à ces terres insoumises, alors que l’affaire, si exceptionnelle soit-elle, représente a priori un danger mineur pour l’ordre public à l’échelle nationale ? Il est difficile de choisir dans la masse des poncifs méprisants à l’endroit de ces Provençaux indolents mais éruptifs. Nous garderons simplement ce témoignage, délivré par l’assistant d’un architecte parisien affecté à des travaux de terrassement d’une villa située au cœur d’une pinède, sur la route de Golfe Juan, décrivant le couple de cafetiers qui l’héberge : [son hôte] appartient à cette catégorie de méridionaux qui se sentent si fatigués dès qu’ils voient travailler les autres, qu’ils éprouvent tout aussitôt, le besoin de prendre un repos bien mérité. En effet dès qu’apparaissent les premiers clients, le patron de l’auberge, gagné par la fatigue, s’allonge douillettement sur sa chaise longue pour contempler les trains qui passent sur la voie de chemin de fer qui borde le jardin de l’établissement. Il est un des plus beaux produits de la virilité défaillante. C’est sa femme, qu’il appelle « la patronne », qui dirige la maison avec le plus grand succès. Elle s’occupe tout particulièrement de la buvette où, avec sa verve intarissable, elle anime la conversation des fidèles clients qui viennent prendre l’apéritif où, dans une ambiance pleine de bonne humeur, ils évoquent les événements du jour62.

11 Les bandits des bois de Pégomas, par la longévité de leur parcours criminel, sont une entorse vivante à l’image de ce que doit être le paysan mythifié par la République. Comme l’explique Anne-Marie Thiesse, la recherche d’une unité et d’une majesté dans le passé induit une figure commune incarnant les valeurs éternelles de la nation, dans notre cas, labeur, abnégation, bon sens et goût pour l’ordre. Les folkloristes mandatés pour trouver trace dans les coutumes régionales de ces valeurs primitives décrivent alors ces paysans comme « des êtres de sagesse et de savoir-faire, libres et heureux, vivant pacifiquement dans des communautés harmonieuses sans souffrance et baignant dans la culture la plus authentique : antithèse totale des représentations du nouveau prolétariat urbain »63. Cet angélisme rural est selon l’auteur une idée d’une grande « efficacité mobilisatrice ». Dès lors, le pouvoir commettrait une faute en laissant une minorité de bandits fragiliser ce socle politique commun. Or nos bandits sapent le travail d’unification et d’ordre républicains par l’école, l’armée et la laïcité. Les insultes crayonnées par les bandits révèlent l’incurie des pouvoirs publics à imposer l’autorité républicaine. Les lois scolaires de 1881-1886 prétendaient nationaliser et homogénéiser la culture scolaire, inculquer les valeurs de la grande patrie en montrant leur conformité à celle des « petites »64. Pourtant on retrouve à Pégomas des individus qualifiés par la police de « tarés » ou de « dégénérés »65, souvent analphabètes, d’autres

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qui n’ont pas la plénitude de leurs moyens intellectuels (le frère de Chiapale et Louis Maubert sont des caricatures de la littérature eugéniste de l’époque). La qualité orthographique de la prose des bandits invite à nuancer l’image de générations imprégnées de la langue de Molière. Même si l’instituteur était un notable respecté (à preuve les nombreuses sollicitations de ses anciens élèves l’appelant à devenir témoin de leur mariage), l’enracinement du français dans leur vie quotidienne reste incertain. Le patois est leur refuge, comme l’indiquent dans les procès-verbaux les fautes d’orthographe, au moment pour les gendarmes de retranscrire les noms que les villageois leur donnent : même si la plupart sont des gens du cru, ils ne comprennent pas leurs congénères. Les journalistes aussi confessent peiner à saisir les propos de leurs interlocuteurs. Beaucoup exagèrent sans doute leur méconnaissance du français, quand ils ont décidé de ne pas coopérer avec les forces de l’ordre. Enfin, la République entendait faire de la conscription une usine à fabriquer des Français. Premier contact avec la ville pour ces jeunes, rite de passage viril et martial, le service militaire semble surtout avoir conforté les Pégomassois dans le maniement des armes, qu’ils retournent contre les institutions de la République : lorsqu’ils visent le proche d’un candidat à une élection locale (Magagnosc) ; ou lorsqu’ils tentent d’assassiner les gendarmes Casse66 et Paoli67. Souvent rompus à la pratique de la chasse, ces jeunes maîtrisent le maniement des armes ; ils savent fabriquer des balles de fortune, en plomb, à l’aide des roseaux si abondants aux abords de la Siagne. Ils savent améliorer l’efficacité d’un fusil, en sciant le canon, en trafiquant le percuteur, etc. Le régiment dans le Briançonnais les a aguerris, ils ont peaufiné leurs techniques de dissimulation dans des milieux difficiles. La loi de 1905 enfin entendait mettre la République à l’abri du cléricalisme, tout en mettant les religions à l’abri de l’État. Or les tensions religieuses réactivent les anciens clivages politiques.

12 La tâche est complexe pour les pouvoirs publics, car les bandits ont depuis longtemps envahi l’espace social et médiatique, et les affaires de Pégomas alimentent maintenant toutes sortes de productions culturelles. Ils entrent à ce moment dans la mémoire politique collective, échappant au confinement espéré par les élus locaux et, du moins au départ, nationaux. La population les tourne en dérision sur les chars qui défilent lors du carnaval de Nice, comme pour mettre à distance la peur qui paralyse la région tout entière. Les bandits, le foulard rouge en bandoulière68, se voient imputer le vol de la Joconde69. Des metteurs en scène imaginent des farces où les représentants de la force publique, de la magistrature et du monde politique sont moqués, à l’image du vaudeville de Sainte-Foy Pauley et Pougaud, Le bandit de Pégomas, joué dans des salles de café-concert parisiennes appartenant à Ernest Pacra. Le juge Peillon se révèle sous les traits de Cadet Bitard, veule, étourdi, accusé de mollesse, l’un des personnages disant de lui « vous n’êtes pas la magistrature assise… mais la magistrature couchée ! »70. Le gendarme Dubelair, bien nommé, s’inspire du capitaine Belhomme. Beaucantin, fonctionnaire colonial, rappelle par son passé outre-mer la figure de Métenier, que l’on retrouve aussi sous les traits du commissaire de police Matharan. Sans aspérité, entêté, austère, rigoureux, Beaucantin paraît extérieur à ce monde provençal. Parmi les personnages secondaires, la gardeuse d’oies Nichotte n’est pas sans rappeler la femme d’Auguste Sauvaire, prête à se jeter « sur le foin » pour le premier venu, affirmant « J’suis une bonne fille, […] tous les gars du patelin vous le diront »71.

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Une « non-affaire » : un faux scandale judiciaire avec un vrai coupable, et une mémoire des crimes évanouie ou refoulée

13 En dernière analyse, il faut s’interroger sur l’incomplétude de cette affaire, qui n’a assurément pas alimenté l’inconscient collectif dans les mêmes proportions que la bande à Bonnot ou l’affaire Dominici. Pourquoi cette affaire n’a-t-elle pas essaimé, infusé, dans notre mémoire collective, et aujourd’hui reste circonscrite au petit pays qui a supporté ces troubles ?

14 La réponse la plus évidente est que justice a été rendue, au moins partiellement : Chiapale n’est ni Calas, ni Dreyfus, sa condamnation ne fait pas scandale, si bien que les affaires de Pégomas ne pourront jamais se prévaloir de la dignité de « belle affaire ». Il a bel et bien commis la plupart des crimes qui lui sont attribués, et a reconnu sa culpabilité, malgré quelques zigzags (démentis et rétractations, alternant avec la forfanterie et la reconnaissance des violences). Ensuite, l’affaire vit dans l’attente permanente de sa propre suite, ne survit que par ses rebondissements ; elle est dépendante des bandits qui se prêtent au jeu mais peuvent aussi s’en retirer. C’est là sa principale limite : les événements ne semblent pouvoir avoir d’épilogue. Or une belle affaire a besoin d’un dénouement, pour laisser s’installer le temps du symbolique : la communauté doit pouvoir alors retirer de ce récit mythifié et clos une morale. Ce passage de la violence réelle à la violence symbolique, mise à distance par le récit, reste incertain pour les contemporains car les crimes de Pégomas survivent à l’arrestation et même au procès du principal suspect, remettant en cause l’unicité du récit forgé par la presse et les pouvoirs publics, soucieux de produire au fil du temps une geste des bandits. Enfin, la juxtaposition des discours et des interprétations sur les motivations des acteurs brouille le sens à donner aux méfaits des bandits. On ne peut pas réduire leur action, souvent incohérente, à une forme de nihilisme remettant en cause les autorités, à des velléités d’anarchisme défiant le pouvoir, à une lutte marxiste contre la propriété. Aucune valeur fondatrice n’a jamais guidé leur action, si ce n’est le souci de nuire. L’affaire des bandits fantômes est donc vouée à rester « informe », parce que l’issue du procès n’a pas inversé le jugement porté sur l’offenseur, les victimes, la communauté villageoise.

15 De la même façon, nous l’avons vu, l’affaire naît progressivement du hiatus entre la volonté des élus locaux de ne pas ébruiter les événements, voire de les étouffer, et celle du gouvernement qui saisit l’occasion pour affirmer son autorité, punir la transgression, justifier sa politique sécuritaire. Cette incohérence empêche le consensus sur la morale à tirer de l’affaire et la postérité à lui donner. Elle donne l’impression d’une irréductible fracture entre la France des territoires, celle des cantons, et le pouvoir central, représenté par le gouvernement, le préfet et les magistrats. Le cafouillage du maire Honoré Maubert au sujet de la tentative de libération par certains de ses administrés du fossoyeur Toniolo, détenu à la mairie par des gendarmes, est éloquent : il réduit à l’état de rumeur un fait avéré par des procès- verbaux de gendarmerie en niant la violence des villageois, en la réduisant à une élucubration de journaliste. Quand il vient aux oreilles du préfet qu’un groupe de citoyens de Pégomas a tenté de sortir de sa détention Toniolo, l’information est présentée comme indiscutable par la presse pendant plusieurs jours. Le maire Honoré Maubert se fend d’un démenti à la fois pour masquer les carences de son autorité72 et

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préserver ses chances de régler les troubles au sein même du village. Le préfet croit le maire. Et pourtant, le 12 août 1910, le maréchal des logis-chef Blanchard rédige un rapport dans lequel il explique que : […] dans la nuit du 10 au 11 courant, […] vers 9 h du soir, une dizaine d’hommes vinrent inviter M. le Maire de Pégomas à faire mettre en liberté l’inculpé, sous prétexte qu’il était innocent, sans quoi ils le délivreraient. M. le Maire les en dissuada et leur expliqua qu’il était nécessaire que la justice suive son cours […]. Malgré ces conseils de modération, vers minuit et demi, ces individus voulurent mettre leur projet à exécution et suivant la rumeur publique, vinrent en armes à la mairie. […] J’ai questionné à ce sujet M. le Maire de Pégomas qui n’a pas cru devoir me faire connaître le nom des individus en cause, et m’a répondu simplement que c’était des voisins de l’inculpé.

16 La récupération politique par certains trublions de la politique, notamment le député Gilette-Arimondi soucieux de mettre en lumière l’inefficacité de la politique sécuritaire menée depuis Paris, accroît encore ce fossé entre scène locale et nationale.

17 Le relatif oubli de ces événements interdit enfin d’y voir une affaire majeure. Une forme d’amnésie et de refoulement prévalent encore un siècle après les événements. Les tenants et aboutissants des crimes restant obscurs, l’implication de figures importantes de la communauté étant probable, la suspicion s’est transmise de génération en génération et la mémoire qui s’est construite reste douloureuse et semble interdire l’apaisement. L’énigme demeure et s’est même épaissie par la volonté des générations suivantes d’effacer peu à peu les traces de ces divisions. Il reste bien compliqué de faire parler les Pégomassois qui s’abritent soit derrière leur méconnaissance des faits, soit derrière le silence. Remuer la poussière des archives expose à une fin de non-recevoir dans une commune qui, contrairement à la plupart de ses voisines, n’a pas transmis ses archives communales aux Archives Départementales et a préféré réorganiser le service et conserver la haute main sur son passé. Une employée du service des archives me confia en 2016 que le maire ne souhaitait pas me mettre en contact avec un descendant d’une des victimes clefs de l’affaire, aujourd’hui pépiniériste connu dans la région, de peur de le froisser. De la même façon, lorsque je l’interrogeai sur les raisons qui présidèrent à la dissolution du conseil municipal en 1902, elle m’avoua qu’un document existait bien dans les archives de la commune montrant que le budget n’avait pas été voté, mais que je n’aurai pas accès à cette source expliquant le vote de la discorde. À des questions plus anodines, posées ultérieurement, sur les fêtes de Pégomas, les relations entre des cultivateurs et les parfumeurs grassois, il ne me fut donné aucune réponse. L’affaire a été classée par la justice, et les descendants ne souhaitent pas que l’on rouvre le dossier. De même, toute enquête directe semble vouée à l’échec : un questionnaire envoyé à 35 résidents de la commune dont les patronymes évoquaient une filiation avec des protagonistes du dossier n’a donné lieu qu’à… une réponse ! Si dans les années 1970 cette mémoire des bandits était vive (à preuve la fresque du bar de l’Univers73, les rétrospectives de Nice Matin 74, les écrits laissés par ceux qui avaient combattu les bandits75), dans les années 2000 et 2010, elle a disparu ou reste enfouie. On notera, par exemple, qu’aucun article n’est paru au moment du centenaire de cette affaire. Les cicatrices du passé ne sont pas refermées.

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NOTES

1. Archives privées de Maryse Romieu. 2. Archives départementales des Alpes-Maritimes (désormais ADAM), 3 U 1045. 3. ADAM, 10 M 0054. 4. ADAM, 4 M 0289. 5. Paris-Lyon-Marseille. 6. ADAM, Annuaire des Alpes-Maritimes, 1906 et 1914. 7. ADAM, 3 U 02 1172. 8. La Croix, 9 octobre 1910 ; L’Éclaireur de Nice, 7 février 1913 ; Le Petit Niçois, 8 février 1914, entre autres. 9. Le Petit Niçois, 28 octobre 1910 et 4 mars 1913 ; L’Éclaireur de Nice, 2 avril 1910 et 27 février 1913. 10. Archives municipales de Grasse, rapport de police de Métenier, 9 septembre 1910. 11. ADAM, 3 U 02 1176, lettre de Lhuillier au préfet des Alpes-Maritimes, 18 février 1913. 12. Par exemple pour « l’attentat du café Merle », dont Le Petit Niçois fait écho le 2 août 1910. 13. Journal des débats politiques et littéraires, 12 juillet 1894. 14. ADAM, 3 U 02 1172, commissaire J. B. Orsatti au procureur de la République, 22 octobre 1906. 15. ADAM, 3 U 02 1172, rapport du 22 septembre 1911, inspecteur Piquet. 16. ADAM, 3 U 02 1172, rapport de Métenier au juge Peillon le 25 mars 1913. 17. Archives nationales (désormais AN), F7 14664, commissaire Formeau, note du 27 décembre 1913. 18. Le Progrès, 30 décembre 1913. 19. AN, F7 14664, commissaire Formeau, 8 mars 1914. 20. Le Petit Niçois, 3 août 1910. 21. Supplément littéraire du Petit parisien, 28 février 1904. 22. À l’été 1906, Chiapale avait sauvé les époux Mul des flammes et reçu en récompense une gratification de 200 francs. ADAM, 3 U 2 1172. 23. Le Petit Niçois, 8 février 1914. 24. La Presse, 17 mars 1913. 25. Le Littoral de Cannes, 2 août 1910. 26. Le Petit Niçois, 5 décembre 1912. 27. Archives municipales de Pégomas, procès-verbal du maréchal des logis-chef Blanchard, 19 août 1910. 28. ADAM, 35 FI (numéros 0684, 0985, 0686, 0687, 0688). 29. AN, BB/6(II)/975, lettre au procureur général le 29 avril 1909. 30. Frédéric Chauvaud, « “Horribles histoires et affreuses tristesses” : la fabrication de la “Belle Affaire” (1880-1940) », dans Myriam Rauch et André Tsikounas (dir.), L’historien, le juge et l’assassin, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 171-184. 31. Le Petit Niçois, 8 février 1914. 32. Luc Boltanski et al. (dir.), Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Seuil, 2007, 458 p. 33. Terme familier désignant souvent les gendarmes. 34. Le Petit Niçois, 8 août 1910. 35. On se fondera sur la définition de François Ploux, dans De bouche à oreille, naissance et propagation de la rumeur, Paris, Aubier, 2003, p. 12-13 : « La rumeur est tout à la fois symptôme et agent : produit de l’imaginaire d’une société ou d’un groupe, elle contribue, en se diffusant, à entretenir, à alimenter, à façonner cet imaginaire ; si elle révèle des conceptions du monde, des croyances et des représentations, elle suscite également, en retour, des comportements et des

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attitudes […]. La fausse nouvelle se répand dans le public selon des mécanismes qui, pour être spécifiques, n’en sont pas moins étroitement dépendants des modes de circulation des hommes et des informations. » 36. AN, F7 14664, Métenier au commissaire divisionnaire le 9 octobre 1910 ; puis à l’identique le lendemain dans une note au ministre de l’Intérieur, dans la série 4 M 0106 aux ADAM. 37. Le Littoral de Cannes, 4 octobre 1910. 38. AN, F7 14664, rapport de Formeau, 17 février 1914. 39. ADAM, 3 U 02 1172, rapport de Métenier le 27 mars 1913. 40. ADAM, 3 U 02 1176, télégramme de Métenier à Sébille le lendemain de l’arrestation de Chiapale. 41. Le Petit Niçois, 30 août 1910. 42. André Buywid, Les bandits de Pégomas, exposé des principaux attentats, leurs causes possibles, les moyens à employer pour prendre les criminels, Nice, Impr. du Progrès, 1913. 43. Le Littoral de Cannes, 14 janvier 1913. 44. Maurice Barrès, Dans le cloaque : notes d’un membre de la commission d’enquête sur l’affaire Rochette, Paris, Émile-Paul Frères, 1914, p. 111-112. 45. Voir notamment AN, BB18 2339/2, rapport de Métenier à la Sûreté, 7 octobre 1910. 46. AN, BB 18 2339/2, rapport de Métenier à la Sûreté, 7 octobre 1910. 47. ADAM, 3 U 02 1172, divers procès-verbaux d’août 1910. 48. Le Littoral de Cannes, 20 septembre 1911. 49. ADAM, 7 M 0166. 50. Ces données résultent d’une analyse des matrices cadastrales, prises aux ADAM, 3 P 1069 et 3 P 1066. 51. Assassiné au Bar le National le 28 août 1910, (AN) F7 14 664. 52. Assassiné le 2 décembre 1912 (ADAM), 3 U 02 1176, rapport Piquet du 2 décembre 1912. 53. ADAM, 1 V 0008. Monsieur Botin anime une « succursale » d’une association cultuelle évangéliste formée à Cannes par Mr Piquet et située rue Hoche. Une association « peu importante et d’assez mince influence », écrit le sous-préfet le 28 juin 1907. 54. AN, F7 14664, commissaire Peudepièce au divisionnaire, non daté. 55. Le Littoral de Cannes, 9 octobre 1911. 56. Le Littoral de Cannes, 9 avril 1913. 57. Le Littoral de Cannes, 4 août 1913. 58. Pierre Vallin, Paysans rouges du Limousin, mentalités et comportements politiques à Compreignac et dans le Nord de la Haute-Vienne (1870-1914), Paris, L’Harmattan, 1985, p. 181. 59. Sur ces 21 journaux, ceux qui consacrent, par ordre décroissant, le plus grand nombre d’articles aux bandits sont : Le Matin, Le Petit Parisien, Le Journal, La Croix, Le Figaro, L’Aurore, Comoedia, Le journal des débats politiques et littéraires, La Lanterne, Gil blas, L’Écho d’Alger, Le Rappel, Le Radical, etc. 60. D’après nos calculs, 577 articles sont consacrés aux bandits dans ces 21 publications contre 5 672 pour la bande à Bonnot. 61. On signalera sur ce point l’article de référence de Georges Liens, « Le stéréotype du Méridional vu par les Français du Nord, 1815-1914 », Provence historique, t. 27, fascicule 110, 1977, p. 426. 62. Archives ecclésiastiques de Cannes, SC. 1D13, dossier constitué par Monseigneur Ghiraldi au moment de la mise en accusation de l’abbé Espert, comprenant outre ce témoignage des coupures de presse diverses. 63. Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Europe, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Seuil, 2001, p. 162. 64. Jean-François Chanet, L’École républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996. 65. AN, BB 18 23339/2 1648 A 0613 000 environ selon Sébille, rapport cité.

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66. Le Littoral de Cannes, 4 juin 1913. 67. ADAM, 3 U 02 1176, rapport des enquêteurs Arnaud, Marant et Reynier, le 9 janvier 1913. 68. Une du Petit Journal, le 17 mars 1912. 69. ADAM, 35 FI (numéros 0684, 0985, 0686, 0687, 0688). 70. Sainte-Foy Pauley et Désiré Pougaud, Le bandit de Pégomas, Paris, Georges Ondet, 1913, p. 9. 71. Ibid., p. 11. 72. Archibes municipales de Pégomas, 19 août 1910. 73. Fresque de Louis Chauve au Bar de l’Univers, dont des extraits ont été reproduits dans Nice- Matin les 23 et 27 mars 1972. 74. Le Petit Niçois, devenu Nice-Matin, consacra en 1960 et 1976 deux articles dédiés à Pierre Hugues et au gendarme Jacques Nirascou, acteurs de la traque des bandits. 75. René Métenier, dans ses notes confiées à Pierre Audisio en 1976. Nous avons découvert, tardivement, que ces notes étaient l’original d’un article publié en 1938 dans la revue Détective, t. 483, accessible sur https://criminocorpus.org/fr/bibliotheque/page/100965/.

RÉSUMÉS

Entre 1906 et 1914, le village de Pégomas semble assailli par une horde d’insaisissables bandits qui incendient des granges, terrifient les villageois, tuent certains d’entre eux et profanent des cimetières. Ces crimes épars sont rassemblés dans un même dossier, les « affaires de Pégomas ». Journalistes et enquêteurs construisent un récit unificateur : les « bandits fantômes » sont nés. Des moyens exceptionnels sont dépêchés depuis Paris pour rétablir l’ordre public dans ces campagnes insoumises. Les affaires de Pégomas deviennent une « affaire » d’État : alors que les élus locaux désirent résoudre les problèmes eux-mêmes, les événements de Pégomas envahissent la scène médiatique. Le procès du prétendu chef des bandits, Pierre Chiapale, est l’occasion d’un spectacle judiciaire qui transforme ces faits-divers en une « belle affaire ». Pas tout à fait en réalité, car il y manque des ingrédients essentiels : un épilogue moralisateur, une insoutenable injustice que l’on puisse dénoncer ; et une mémoire claire à transmettre au fil des générations.

Between 1906 and 1914, the village of Pégomas appears to have been besieged by a horde of elusive bandits who set fire to barns, terrified the villagers, killed some of them and desecrated cemeteries. These scattered crimes were brought together under a single headline: the “Pégomas affairs”. Journalists and investigators built a unifying story: thus was born the narrative of the “ghost bandits”. Exceptional resources were dispatched from Paris to restore public order in this insubordinate region. The Pégomas affairs became an affair of state: while local officials wished to take the matter into their own hands, the Pégomas events took over the national media. The trial of the bandits’ alleged leader, Pierre Chiapale, was the occasion for a judicial show that transformed these facts into “une belle affaire”: a spectacular affair. However, the story lacked some essential ingredients: a moralizing epilogue, the exposure of an intolerable injustice, and a clear memory to be transmitted over generations.

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INDEX

Mots-clés : criminalité rurale, histoire culturelle, histoire judiciaire, mémoire, représentation Keywords : rural crime, cultural history, legal history, memory, representation

AUTEUR

ARNAUD PAUTET Arnaud Pautet est agrégé et docteur en histoire contemporaine. Il est également chercheur- associé à l’UMR 7303 TELEMME d’Aix-en-Provence.

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« Our favorite Liberty »1. La VIe flotte et la Côte d’Azur : tableau d’une « Petite Amérique » méridionale (1948-1967)

Nathalie Molines

1 Le 30 juin 1948, les ports de Villefranche-sur-Mer, Golfe-Juan et Monaco accueillent une impressionnante escadre américaine se composant du cuirassé USS Missouri, de quatre destroyers, d’un navire de débarquement, de l’énorme porte-avions Coral-Sea et de deux contre-torpilleurs, le tout transportant plus de 8 000 marins2. Les presses locales et nationales rendent compte de l’ampleur de cette manifestation avec un mélange de sympathie, d’admiration, mais aussi une pointe d’inquiétude3. Cette visite inaugure le début d’une longue période de presque vingt années durant lesquelles ces ports deviennent des escales privilégiées de la VIe flotte américaine. En 1956, la commune de Villefranche-sur-Mer est en outre officiellement élevée au rang de port d’attache du navire-amiral de la flotte, et le reste jusqu’au retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN en 1967. Cette présence accrue de l’US Navy entraîne progressivement la formation d’une communauté américaine originale constituée de militaires et de civils, et marquant avec plus ou moins d’intensité toutes les communes du littoral entre Menton et Théoule-sur-Mer. Durant la même période, les régions du nord, nord-est et ouest de la France voient, elles aussi, s’installer des dizaines de communautés liées aux forces terrestres et aériennes de l’OTAN. L’ensemble de ces forces, auxquelles la VIe flotte est associée, constitue un imposant système de défense sur le théâtre européen de la « guerre froide ». Quelques ouvrages universitaires, dont celui de l’historien Olivier Pottier4, se sont penchés sur l’organisation de cette présence militaire américaine en France. Cependant, la part consacrée à Villefranche-sur-Mer et aux ports voisins y reste très limitée. Certes, d’un point de vue stratégique, ce littoral ne constitue pas un territoire fondamental pour le système de défense européen. Cela ne rend pas moins intéressante l’étude d’une présence militaire américaine qui se démarque par bien des aspects des autres communautés vivant dans et autour des bases

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de l’OTAN dans les régions françaises. Cette étude se propose d’en montrer les spécificités. Nous en examinerons d’abord les logiques en rappelant le contexte auquel la VIe flotte doit son existence, et en montrant de quelle manière les ports de la région niçoise s’intègrent dans l’ensemble du dispositif d’escales de l’US Navy en Méditerranée. Puis, nous examinerons le niveau d’ouverture manifestement plus important de cette communauté sur son territoire, si on le compare à celui des bases de l’OTAN ailleurs en France. Enfin, nous aborderons la question des conséquences d’une telle présence sur les populations, l’économie et le territoire, ainsi que le rôle qu’elle peut jouer en tant que relais de la culture américaine sur la Côte d’Azur.

La Côte d’Azur, une escale privilégiée de la VIe flotte

2 Dès 1946, ce qui reste de la marine américaine en Méditerranée après le deuxième conflit mondial se transforme progressivement en flotte permanente. Après dix-huit mois de mission visant à contrer les prétentions soviétiques en Grèce et en Turquie, la VIe flotte est officiellement fondée le 1er juin 1948. En 1950, elle intègre les forces de l’OTAN. Sa mission consiste à dissuader toute tentative d’expansion soviétique en Méditerranée5. Côté européen, elle complète le dispositif de défense américain terrestre et aérien mis en place dans le cadre de l’OTAN. Plus au Sud, elle doit surveiller le détroit de Suez et contribuer à l’extension du leadership américain au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Face à la puissance soviétique, il s’agit donc de montrer le drapeau (« show the flag »), sa puissance de frappe et son potentiel nucléaire. Au quotidien, la flotte effectue des « croisières », selon un planning prédéfini, au cours desquelles se succèdent divers exercices, en haute mer ou sur les côtes, des escales logistiques et des escales destinées au repos des marins, pour qui on organise même des visites touristiques.

Données : Cruise Books, USS DES MOINES CA-134 (URL = http://www.ussdesmoines.com/cruise- books.html)

3 Sur la carte ci-dessus, nous avons schématisé le trajet effectué par le navire-amiral USS Des Moines lors d’un voyage de deux mois débutant à Gibraltar en 1952 6. Certaines escales comme La Valette ou Augusta Bay relèvent de la logistique. D’autres, comme Athènes, Istanbul, Naples ou Villefranche-sur-Mer sont l’occasion pour les

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permissionnaires d’effectuer des visites. Il faut noter l’importance de Naples qui représente une étape essentielle en tant que siège des forces alliées de l’OTAN pour le sud de l’Europe.

4 Le littoral des Alpes-Maritimes constitue par ailleurs la principale escale de cette flotte dans les ports de la Méditerranée. Nous avons représenté sur la carte suivante le taux de fréquentation par les bateaux de la marine américaine pour chaque port entre Marseille et Menton entre 1958 et 1967 7. Le port militaire de Toulon (9 % des arrivées) figure en assez bonne place. Il abrite le siège de la préfecture maritime de la IIIe région, auprès de laquelle sont soumises les demandes d’autorisation des escales américaines. Chaque visite donne l’occasion de rappeler l’étroite coopération des deux marines au sein de l’OTAN8. En dehors de la région toulonnaise, domine nettement la bande littorale azuréenne. Les quatre ports les plus visités par la flotte sont Cannes (41 % des arrivées de la flotte), puis Golfe-Juan (19 %), Villefranche-sur-Mer (9 %) et Théoule-sur- Mer (3 %).

* % calculé à partir du nombre total d’arrivées des bateaux de l’US Navy (1549) sur les côtes méditerranéennes françaises durant cette période (Données : Archives municipales de Cannes)

5 Ces escales jouent plusieurs rôles pour les autorités militaires américaines. Il s’agit d’abord d’arborer la puissance navale. Les visites organisées à bord des unités, en particulier des porte-avions, connaissent un grand succès. Les journalistes sont aussi conviés et se font les relais des communiqués de presse émanant de la Flotte, via son Public Information Officer (organe chargé des relations avec la presse) 9. Au fil de leurs articles, les journalistes locaux vont ainsi mettre en exergue l’importance des bateaux en termes de tonnage, de dimension, de puissance de frappe, de capacité de ripostes en cas d’attaque, et de nombre de marins. Il s’agit ensuite d’organiser le repos des marins : chaque escale dure entre trois jours et une semaine et permet aux permissionnaires de découvrir les environs proches, ou d’autres régions françaises (dont la région parisienne) par des visites organisées10. L’US Navy encadre et organise elle-même ces temps de loisirs et de tourisme. Le navire-amiral possède à cette fin un Welfare and Recreation Commitee. Il s’agit enfin, dans une logique plus diplomatique, de rappeler et de renforcer l’unité au sein de l’Alliance atlantique : dès sa création, le haut- commandement américain présente officiellement la flotte comme une ambassadrice de « bonne volonté », une good will legation, qui, par diverses manifestations de

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rapprochements et de solidarité, doit renforcer la cohésion de la grande Alliance atlantique, indispensable selon les États-Unis pour faire face à la menace communiste. Certains historiens, comme Olivier Pottier, y voient aussi un outil pour rendre supportable auprès de la population locale une présence militaire accrue. Les deux logiques sont en fait complémentaires. Chaque escale est l’occasion d’une véritable mise en scène des signes d’amitié : distribution de cadeaux de Noël aux enfants, aide lors de catastrophes naturelles comme les incendies (celui du 28 juillet 1959 sur les hauteurs de Villefranche par exemple11), célébration commune des fêtes nationales respectives les 4 et 14 juillet, participation à des fêtes franco-américaines12. Au cours de la première semaine de septembre 1960 est ainsi organisée une « Semaine franco- américaine », à l’initiative du consulat américain de Nice, à l’occasion de l’anniversaire du rattachement de Nice à la France. La flotte est mobilisée pour l’occasion13.

6 Villefranche-sur-Mer s’inscrit bien dans les trois grandes logiques précédentes. Mais, très vite, on va lui adjoindre une quatrième mission : celle d’accueillir les familles des officiers du navire-amiral. Dès le début des années 50, de petites colonies américaines se forment dans diverses communes portuaires autour du bassin méditerranéen : Naples, Rome, mais aussi Saint-Jean-Cap-Ferrat et Villefranche-sur-Mer. Progressivement, le choix de cœur penche en faveur de la Riviera. Villefranche possède en effet divers atouts. Sa rade permet un mouillage facile (350 ha, de 25 à 60 m de profondeur), bien abritée, et hors de portée des bombardiers soviétiques basés en Crimée14. Sa facilité d’accès à l’aéroport de Nice simplifie l’acheminement de matériel et le déplacement du personnel. Sa proximité avec des villes mondialement connues et appréciées offre diverses aménités intéressantes aux familles qui bénéficient également d’un réseau de structures anglo-américaines déjà en place et liées à la longue présence britannique sur la Côte (églises protestantes, librairies anglaises, théâtres et cinémas anglophones…). Enfin, la Navy connaît bien ce port depuis la deuxième moitié du XIXe siècle. En 1875, un guide britannique, The Englishman’s Guide to Nice 15, note déjà la présence d’une escadre passant habituellement une grande partie de l’hiver à Villefranche. Dans les années 20 et 30, des écrivains évoquent l’animation liée à la flotte américaine. Voici comment Francis Scott Fitzgerald traduit dans son chef-d’œuvre Tendre est la nuit l’ambiance des années vingt à Villefranche au moment du départ d’un cuirassé américain : Il y eut des cris, des larmes, des hurlements, des promesses quand la première chaloupe déborda, tandis que les femmes se pressaient sur le quai, bruyantes, agitant les bras en signe d’adieu […]. L’une des filles releva sa jupe, arracha sa petite culotte rose, la déchira pour en faire un drapeau, puis le brandit, l’agita avec grands cris16.

7 C’est donc tout naturellement que Villefranche obtient le statut de port d’attache du navire-amiral. La VIe flotte est considérée comme une « force » au sens définie par la Convention de Londres de 1951 (fixant le statut des forces de l’OTAN stationnant en Europe) : elle est donc assimilable en droit aux autres unités de l’OTAN présentes en France. Les négociations entre la France et les États-Unis qui se déroulent entre janvier et mai 1956 17 aboutissent à la mise en place d’un port d’attache et non d’une base. C’est-à-dire qu’elle ne bénéficie pas de la quasi extraterritorialité qu’on trouve dans les autres bases de l’OTAN en France. En revanche, elle dispose à terre d’un poste de garde, d’un magasin, et d’une petite unité destinée à régler les questions administratives auxquelles les Américains peuvent être confrontés. Assimilée aux autres unités de l’OTAN, elle sera donc, en 1967, également concernée par le retrait de la France du

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commandement intégré. Elle cessera alors d’être le port d’attache du navire-amiral au profit de Gaète, en Italie, et la fréquence des passages de la flotte sur la Côte d’azur diminuera considérablement.

« Navy ghetto » ou communauté ouverte ? La question du rapport au territoire

8 La présence militaire américaine sur la Côte d’Azur s’écarte, territorialement, du schéma classique de l’espace clos d’un camp militaire construit ex-nihilo, de la ville autonome construite selon un plan fonctionnel dans lequel s’agrègent les logements modernes, les terrains de sport, les magasins et les administrations18. Comme le signale un journal américain en 1967, il ne s’agit pas ici d’un « Navy Ghetto »19. Pour autant, la volonté affirmée de nouer des relations avec les autorités locales afin de contribuer au rapprochement franco-américain suffit-elle, au quotidien, pour faire de cette « Petite Amérique » une communauté ouverte sur le territoire et sa population ? Il nous faut, pour répondre à cette question et étayer notre argumentaire, examiner les spécificités formelles et organisationnelles de cette présence, ainsi que les éléments freinant ou au contraire favorisant son ouverture.

9 La première de ses spécificités réside dans sa dualité. Marins et familles constituent deux ensembles associés à des temporalités et à des espaces vécus en partie différents. Le groupe le plus important numériquement est celui des marins en escale, n’ayant pas d’attache familiale à terre sur la Riviera. Une semaine par mois en moyenne les différents ports voient ainsi débarquer simultanément des milliers de marins. Les chiffres varient, mais peuvent facilement atteindre les 8 000. Dans chaque port, on retrouve le même schéma de fréquentation : les cafés et restaurants du front de mer, relativement calmes, et les bars et boîtes de nuit des rues adjacentes, plus animés et parfois très mal fréquentés. À Villefranche-sur-Mer, les restaurants du quai, comme le Welcome et la Mère Germaine font office de cantines annexes pour les marins, tandis que les rues des niveaux suivants offrent d’autres divertissements, avec des bars aux noms américains (Jimmy’s bar, le New york, le Navy’s Club…) et la présence de nombreuses prostituées. Le deuxième groupe est constitué des familles liées au navire-amiral. Leur installation à Villefranche et dans les communes limitrophes s’effectue pour une période de deux à deux ans et demi. Leur nombre varie fortement selon les périodes et selon les sources. Certains articles de presse évoquent 150 familles en 1956, et 250 en 1958. Le recensement français de 196220 liste très exactement 139 familles et 16 marins installés à Villefranche, et 15 familles à Saint-Jean-Cap-Ferrat, soit un total de 528 personnes sur ces deux seules communes21. Ce chiffre reste faible, au regard des bases aériennes de l’OTAN, comme Chaumont ou Évreux, qui comptent au plus fort de leurs activités, à la fin des années cinquante, respectivement 6 000 et 10 000 Américains22. Il n’existe pas non plus de lotissements ou de quartiers réservés. Certaines résidences de Villefranche, construites à la fin des années cinquante et au début des années soixante abritent parfois des dizaines de ces familles : L’Esterel (av. Saint-Estève), Le Neptune (av. Clémenceau), Résidence de la Darse (av. Malmaison) et résidence Dina Palace (av. Sadi Carnot)23. Mais les normes des appartements construits restent françaises, malgré leur relative modernité. L’augmentation progressive du nombre d’enfants aboutit à l’ouverture, en avril 1953 d’une première école à Cannes, dans une annexe du Sunny Bank Hospital, puis, en 1956, d’une école élémentaire dans

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une annexe de la Villa Maeterlinck. Le cursus anglo-américain y est assuré par des professeurs surtout britanniques et dans des conditions idéales (10 à 12 élèves par classe). La Navy couvre les frais de scolarité. En octobre 1961, les élèves de l’école de Nice et ceux de l’école de Cannes finissent par fusionner dans un seul établissement situé à Beaulieu, dans les locaux de l’ancien hôtel Carlton : l’Elementary School Joshua Barney 24.

10 Ces deux groupes, aux vécus très différents, constituent néanmoins une véritable communauté unie autour de quelques lieux et moments fédérateurs. Parmi eux, nous retrouvons tout d’abord la Darse de Villefranche-Sur-Mer. Dans le bâtiment de la Corderie, un espace de 85 m2 abrite les bureaux de la Naval Support Activity (NSA) à partir de 1961 pour les démarches administratives, un magasin, le Post Exchange (PX), et un dispensaire pour les soins les plus courants. Nous repérons également les différents USO (United Service Organization), structures d’accueil et véritables lieux de sociabilité pour toute la communauté américaine associée à la Navy. Ces structures jouent le même rôle que les « Red cross centers », foyers de la Croix-Rouge américaine, installées à Évreux et Châteauroux. Dans les années cinquante et soixante, la France compte cinq sièges de l’USO, dont deux permanents : un à Paris et un à Nice. Les trois autres n’ouvrent leurs portes qu’au moment des escales à Cannes, Menton et Marseille. L’USO de Nice, fondé dès 1949, fait office de bureau de renseignement touristique et de foyer du soldat (avec douche, petite boutique, téléphone gratuit). Diverses manifestations y sont organisées : clubs de cuisine française ou cours de français pour les femmes d’officiers, galas et soirées25. Enfin les représentants des diverses structures liées à la petite colonie anglo-américaine locale, comme l’Église américaine, l’Association France- États-Unis, ou le British American Hospital, s’y retrouvent à l’occasion d’opérations philanthropiques. Deux de ces structures vont d’ailleurs connaître un regain d’activité grâce à la Navy et constituer elles aussi des espaces communs au service de toute la communauté américaine. En mars 1956, un contrat de location entre la marine américaine et le British American Hospital (fondé pour et par la communauté britannique en 1906) convient de la mise à disposition des marins et de leur famille d’un dispensaire et d’une aile composée de six chambres et de huit lits dans les locaux même de l’hôpital, le tout sous encadrement direct du service médical de la marine26. D’une manière plus générale, les revenus émanant du dispensaire américain représentent environ 25 % des revenus totaux de l’hôpital27. La deuxième structure revitalisée par la présence de la flotte est l’American Church of the Holy Spirit située à Nice. Fondée en 1873 pour les hivernants américains, elle connaît à sa réouverture en 1944 de grandes difficultés. Il faut attendre la deuxième moitié des années cinquante et l’arrivée de la flotte pour qu’elle retrouve une activité normale28. Durant toute cette période, la collaboration entre l’US Navy et l’Église demeure très étroite. Les amiraux et officiers supérieurs du navire-amiral participent à la gestion de l’Église en tant que membres honoraires du conseil presbytéral. La Division des forces armées américaines lui accorde une subvention de 100 $ par mois en compensation des services rendus aux membres de la Navy29. En 1964, l’armée américaine décide de participer à 20 % du budget de l’Église et de nommer un membre du clergé avec la double fonction de prêtre en charge de l’Église et d’aumônier de la Navy. On assiste donc à une reprise en main totale de l’Église par l’armée30.

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Les marqueurs de la présence américaine à Nice dans les années soixante (Fond de carte : Archives de l’Église Américaine de Nice)

11 Cette communauté bénéficie ainsi de services et de structures spécifiquement organisés pour ses besoins, donnant à penser qu’elle vit en vase clos. Certains éléments semblent également renforcer la tentation d’un repli sur soi. Le problème de la langue demeure une constante, malgré les cours de français donnés à l’USO ou sur les navires. La durée du séjour des marins constitue un second frein : comment demander en effet à des marins en permission pour trois jours de tout comprendre du pays qu’ils visitent ? Enfin, les préjugés sur la France ne facilitent pas toujours l’esprit d’ouverture. Sans surprise, pour beaucoup de jeunes matelots, les Françaises restent des femmes légères dont on peut profiter à moindres frais. Les épouses se plaignent parfois du manque de confort et d’équipements de leur maison ou de leur appartement. Elles trouvent les produits d’hygiène trop rudimentaires et sont suspicieuses à l’égard du processus de conservation de certains produits, comme le lait. Nous devons néanmoins nous garder de toute simplification. Plusieurs éléments vont favoriser au contraire un certain niveau d’ouverture, voire un début d’acculturation. Tout d’abord, l’éparpillement géographique de cette présence américaine et des structures associées sur plusieurs communes empêche la mise en place d’un ghetto et rend inévitable une certaine ouverture aux habitudes locales. Ensuite, et comme dans les autres villes marquées par la présence américaine, la communauté met spontanément en place des outils qui fournissent quelques clefs de compréhension des problématiques locales, et en premier lieu des journaux produits par et pour les épouses dans lesquelles on retrouve des lexiques, des recettes de cuisine, etc. On retrouve ces mêmes outils à destination des matelots, à bord des bateaux. Certains acteurs locaux vont servir également d’interface entre la population et les Américains, en se mettant au service de l’accueil de la Navy. Dans les bâtiments de la Darse, un attaché des relations publiques, français et anglophone, est embauché pour coordonner les relations entre la Navy, les populations locales et les autorités françaises31. D’autres personnalités locales participent, de manière plus spontanée, à l’accueil des Américains. Germaine Brau, propriétaire du restaurant La Mère Germaine, est une personnalité locale incontournable, qui, jusqu’à sa

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mort en 1959, soigne les jeunes marins avec ses petits plats et ses bons conseils. La marine américaine érige d’ailleurs Germaine en modèle du rapprochement franco- américain. La Navy en fait l’héroïne d’un film co-financé avec la TV américaine et le ministère de la Défense. Ce film, « Mom Germaine » est l’un des épisodes d’une série appelé Navy Log racontant les exploits de la marine, et est diffusé en août 1958 sur ABC. Elle raconte une histoire vraie : Germaine Brau remue ciel et terre pour trouver un médicament alternatif afin de sauver un jeune marin faisant une crise d’appendicite et allergique à la pénicilline. Le téléfilm vise à encourager le jeune public américain à s’enrôler et à le rassurer : on peut trouver des parents de substitution et se sentir comme à la maison de l’autre côté de l’Atlantique32. La combinaison de tous ces éléments aboutit parfois à une certaine acculturation. Quelques témoignages attestent par exemple d’imprégnations linguistiques improbables : à Villefranche, les chauffeurs des officiers supérieurs de la Navy ont le temps de retenir quelques expressions de nissart, dont les jeunes locaux semblent s’amuser33. Certaines familles installées dans les immeubles anciens à l’arrière de la darse prennent des habitudes d’autochtones, laissant leurs enfants s’amuser dans les rues du village, en toute liberté ; d’autres signalent avoir conservé, bien après leur retour aux États-Unis, le goût de la baguette à chaque repas34. En somme, les familles s’accommodent bon gré mal gré des conditions matérielles locales, finissent par assez bien les assimiler, et même par les apprécier.

12 Le rapport au territoire varie ainsi considérablement d’un individu à un autre et d’un statut à un autre. Si, pour le simple matelot en escale, il se résume à la découverte des divertissements et des lieux du tourisme local, il peut, chez les familles, révéler un sincère esprit d’ouverture débouchant sur un certain niveau d’acculturation dont la population locale n’a pas toujours conscience à cette époque.

Des réactions et des retombées économiques contrastées

13 La population locale doit en effet composer avec ces Américains dont la présence va marquer plus ou moins durablement le territoire. Les réactions qu’ils suscitent sont extrêmement contrastées, malgré l’amitié affichée des autorités municipales et départementales, d’autant que les retombées économiques espérées restent limitées par rapport à celles du tourisme.

14 Le panel des réactions suscitées par la présence des militaires et de leur famille oscille entre méfiance, rejet, indifférence, curiosité et fascination. Dans le pire des cas, nous rencontrons des protestations de ce type : CANNES, 13 juillet 1965 Monsieur le chef de la Flotte USA en rade de Cannes Monsieur, allez-vous-en !… Le bruit de vos essais nous casse les oreilles. Vos marins ivres et gueulant ou dé-gueulant dans nos rues nous écœurent. Votre saloperie de mazout qui recouvre l’eau et le sable de nos plages, est une honte et un scandale. Allez-vous-en ! Personne ne vous a demandé de jouer les « troupes d’occupation », de transformer Cannes, ville de luxe, de repos, de tourisme, de joie de vivre, en un infâme port de guerre. Allez-vous-en ! Vous êtes l’image de la sale guerre que vous portez dans tous les coins du monde, sous prétexte de donner ce que vous appelez la LIBERTÉ à des

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peuples qui ne vous la demandent pas, à coups de vos sales dollars, de votre napalm et de vos bombes. Occupez-vous de VOTRE continent : vous aurez assez à faire !… Laissez-nous en paix et ALLEZ VOUS EN !….Bon dieu, de bon dieu. Jacques BONHOMME Cannes (encore en France)35

15 Ce texte a le mérite de regrouper en un seul document l’ensemble des griefs que les habitants peuvent, çà et là, émettre à l’égard de la marine américaine36. La première source de mécontentement concerne les nuisances sonores liées aux réacteurs des avions, mais aussi les rejets de mazout. Cette lettre fait référence à l’incident ayant eu lieu la veille, le 12 juillet 1965 : lors d’une fausse manœuvre, le porte-avions Shangri-La a déversé 12 000 litres de mazout, lequel s’est échoué sur les plages situées entre Cannes et La Napoule, épargnant la Croisette37. Par ailleurs, les populations se méfient du comportement des marins : on repère en effet dans les archives locales des traces d’indisciplines, souvent liées à la forte consommation d’alcool, des plaintes pour bagarres, vitrines cassées, vols et dégradations diverses. La Navy possède une police militaire, la Shore Patrol, qui travaille de concert avec la police locale pour éviter les débordements. Cela ne suffit pas toujours à éviter les incidents. Dans les cas les plus graves, on constate une volonté d’un côté comme d’un autre d’éviter toute crise diplomatique38. La plupart du temps, les marins sont remis aux autorités militaires américaines qui vont régler en interne le problème. À ces incidents s’ajoutent des plaintes de riverains liées à l’afflux, dans leur quartier, des prostituées dont le nombre double en périodes d’escale. En 1965, on estime que pour l’ensemble des communes situées entre Cannes et Villefranche-sur-Mer, le nombre de prostituées passe de 500 en période habituelle, à 1 000 (dont 200 pour Villefranche) lors des passages de la Navy39. L’auteur qualifie ensuite l’armée américaine de « troupe d’occupation ». La perte de la souveraineté nationale alimente les discours politiques de tendances diverses. À partir de 1958, et l’arrivée de De Gaule au pouvoir, la posture générale de la France vis-à-vis de l’OTAN se modifie et libère ce type de thématique dans l’opinion publique française. Enfin l’auteur évoque la guerre du Vietnam, la « sale guerre », s’inscrivant sans surprise dans l’ensemble de la contestation qui se développe en Occident vis-à-vis de ce conflit à partir du milieu des années soixante. Plus généralement, la présence des bâtiments militaires et de la force nucléaire dont ils sont les supports, si près des habitations, suscite chez certains une peur diffuse : celle de devenir, en cas de frappes atomiques, des cibles privilégiées. Tous ces sujets de méfiance ou de contestation sont repris et largement exploités par le parti communiste local incarné alors par la forte personnalité de Virgile Barel, député des Alpes-Maritimes et conseiller municipal de Nice. En 1957, il alerte ainsi la Chambre : « Mais en pensant que cette sixième flotte est tout près des villes, des ports, des rades de la Méditerranée et des millions d’êtres qui n’aspirent qu’à y vivre pacifiquement, nous sommes inquiets »40. Son journal Le Patriote de Nice et du Sud Est relaie l’hostilité des communistes, même si aucune manifestation n’est organisée par le PCF pour s’opposer à la flotte états-unienne.

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Données : Archives municipales de Villefranche-sur-Mer 41

16 La présence de la VIe flotte est donc loin de faire l’unanimité. L’atlantisme populaire souhaité par les États-Unis dans les pays membres de l’OTAN reste un idéal difficile à atteindre. Cependant, nous ne pouvons pas non plus occulter, à l’inverse, les réactions les plus favorables. Un groupe se démarque clairement : celui de la jeunesse. À Villefranche, quelques témoins se souviennent avec émotion des matchs de baseball joués par les soldats dans le stade municipal, des grosses voitures américaines des officiers débarquant sur le port, des jeans et des bouteilles de Coca-Cola récupérés42. Certaines jeunes françaises sont séduites par les marins américains, provoquant quelques inquiétudes parentales. En mars 1959, l’Union locale des Associations de parents d’élèves des lycées et collèges de Cannes se plaint auprès du commissaire central des marins américains se montrant trop pressants à l’égard des jeunes filles cannoises. Les rencontres ne manquent pas, et aboutissent parfois à des mariages en bonne et due forme. Les nouvelles mariées possèdent un profil souvent identique : jeunes (entre 16 ans et 25 ans), sans profession ou exerçant des métiers peu ou assez peu qualifiés (serveuses, fleuristes, secrétaires…)43. Le décompte des unions franco- américaines enregistrées en mairie de Villefranche aboutit aux chiffres suivants : entre 1949 et 1966, 142 mariages sur un total de 805 sont enregistrés (soit 18 % des unions, ce qui est plus que dans le nord de la France). Un pic est atteint en 1960 avec 23 mariages binationaux, soit 44 % des unions enregistrées et près de deux mariages par mois en moyenne. La période 1960-1962 semble être la plus prolifique et coïncide à peu près avec le pic de fréquentation de la Navy sur les côtes azuréennes. Les listes nominatives de 1962 indiquent la présence à Villefranche-sur-Mer de vingt-deux couples franco- américains, dont quatre sont parents d’un enfant en bas âge.

17 À ces réactions contrastées doivent s’ajouter des moments d’espoir ou, à l’inverse, d’exaspération de certains acteurs économiques locaux pour qui la présence de la marine américaine nuit au tourisme. Les restaurants et cafés situés dans les périmètres portuaires doivent une part de leur activité aux escales américaines. En plein hiver, en janvier 1959, quarante commerçants cannois envoient une pétition au maire lui demandant d’encourager auprès des autorités de la flotte les escales de plus grosses

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unités, dans lesquelles se trouvent un nombre de marins plus important et surtout plus gradés, et donc mieux payés. Cela révèle, en creux, la dépendance de ces commerçants à l’égard de la flotte en période hivernale. De la même manière, certaines communes sont plus dépendantes que d’autres : c’est le cas de Villefranche où la présence régulière de plus de 1 200 marins et de plusieurs centaines de familles représentent un apport substantiel de consommateurs. Les commerces les plus dépendants sont la douzaine de bars situés à l’arrière du front de mer. Cependant, à l’échelle du littoral, les retombées économiques de la présence de ces militaires demeurent très faibles. Contrairement à des villes comme Châteauroux ou Verdun44, la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN n’entraine pas de chômage et ne déstabilise pas l’économie des ports. La flotte ne paie ni droits ni taxes portuaires. Pour la seule ville de Cannes, le nombre de marins effectuant une escale avant 1967 s’élève en moyenne à 48 000 chaque année. Or, on sait que la ville dans les années soixante accueille environ 600 000 visiteurs par an. Les marins représentent à peine un peu plus de 7 % de ces visiteurs45. Lissé sur l’année, l’apport de devises reste donc très faible. La Navy pousse par ailleurs les marins et les familles à consommer surtout les produits provenant des PX. Dans celui de Villefranche, 1 300 produits exclusivement américains sont proposés, ainsi que des denrées fraiches arrivant directement du Danemark par des camions répondant aux normes américaines de conservation46. Enfin, certaines communes tentent de gérer les mécontentements occasionnés, en période estivale ou au moment du Festival de Cannes, par l’afflux simultané des marins et des touristes dans les zones portuaires. Dans les années cinquante par exemple, à Golfe-Juan, les propriétaires de yachts protestent contre le va-et-vient des navettes de la Navy obligeant le port à réorganiser l’attribution des jetées47. Face aux diverses nuisances et pollutions déjà évoquées, les municipalités sont tiraillées entre le fait de ne pas froisser les États- Uniens et le fait de trouver des solutions pour ne pas faire fuir les touristes. À Cannes, les maires ne cessent durant toute cette période de convaincre les amiraux de la VIe flotte de limiter leurs escales durant la période estivale, au profit de l’arrière-saison. Cela ne semble pas avoir été entendu.

18 Ainsi la présence de la flotte provoque des réactions très diverses, déçoit certains commerçants, et force les municipalités à trouver les moyens d’une conciliation entre les intérêts des acteurs du tourisme et les exigences de la Navy. Malgré ce tableau contrasté, la présence américaine va contribuer, comme aux abords des bases de l’OTAN en France, à la diffusion de l’American way of life.

La VIe flotte au service de la diffusion de la culture et des valeurs américaines

19 En effet, la Navy est un des acteurs de la diplomatie culturelle américaine sur la Côte d’Azur. Localement, cette diplomatie va bénéficier d’un terrain plutôt favorable, s’appuyer sur des acteurs multiples et se manifester à l’occasion de rencontres organisées sous couvert d’amitié franco-américaine.

20 Plusieurs chercheurs français comme Olivier Pottier48, François Doppler-Speranza49 et Axelle Bergeret-Cassagne50 étudient depuis une dizaine d’années les liens pouvant exister entre la présence des troupes américaines et le processus d’américanisation en France et dans l’ensemble de l’Europe occidentale dans les années cinquante et soixante. Parallèlement, plusieurs auteurs français, comme Ludovic Tournès51 et anglo-

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américains comme Brian Angus McKenzie52 tentent de démontrer la complexité des mécanismes et de la réception d’une américanisation qui ne peut se réduire à un simple modèle diffusionniste. Enfin, certains décrivent des processus d’acculturation dans lesquels les logiques locales propres et les acteurs locaux doivent être considérés. Gary Herrigel et Jonathan Zeitlin définissent ainsi le modèle américain et ses modalités de diffusion : « American model » as a localy effective ensemble of interdependent elements, wich could be deconstructed, modified, and recombined to suit foreign circumstances by self-reflective actors53.

21 De fait, plusieurs éléments du contexte azuréen permettent à la culture américaine de trouver localement des points d’ancrage. La population locale est déjà habituée, depuis le début du XXe siècle, à l’arrivée régulière de la flotte américaine sur ses côtes. En 1918, la présence des permissionnaires en convalescence a apporté dans la région les premiers orchestres de jazz et les premiers tournois de baseball interalliés. Dans les années vingt et trente, les escales ont attiré déjà une partie de la jeunesse, en particulier féminine, dont le rêve était d’épouser un Américain et de partir vivre avec lui Outre-Atlantique. Le tourisme estival sur la Côte doit sa naissance à la présence de milliardaires et mondains américains. Après la deuxième guerre mondiale, le Festival international du film de Cannes ou les différents festivals de jazz organisés depuis 1948 rendent cette culture américaine plus présente que jamais en terre azuréenne. Aussi, l’arrivée des marins et de leurs familles dans les années cinquante ne constitue-t-elle qu’une étape supplémentaire dans un processus d’acculturation déjà largement entamé, et bénéficie de ce « bain » culturel favorable. Dans ce contexte, et malgré les méfiances locales déjà étudiées, la marine va œuvrer activement à la diffusion du modèle américain, tout en insistant auprès des militaires sur le respect des cultures et la tolérance à l’égard des populations. S’il faut bannir tout esprit de conquête, les occasions ne manquent pas d’arborer fièrement les valeurs américaines et les diverses composantes d’une culture résolument moderne. Divers acteurs jouent directement ou indirectement un rôle moteur dans cette diplomatie culturelle.

22 François Doppler-Speranza a montré comment les femmes présentes auprès de leur mari dans les bases de l’OTAN devenaient des vecteurs de l’American way of Life et des valeurs américaines, au travers de leurs clubs et de leurs échanges avec les Françaises au sein de diverses rencontres d’amitié. Sur la Côte d’Azur, les femmes des marins ont pleinement conscience de leur rôle. Dans les diverses publications internes écrites par et pour elles, nous retrouvons cette volonté de s’inscrire pleinement dans une logique de combat idéologique. Les femmes doivent promouvoir l’exemplarité des comportements individuels, complément essentiel aux démonstrations de puissance. Un extrait d’article écrit en 1963 par une des épouses d’officiers américains en témoigne : En montrant à quoi ressemble vraiment les femmes américaines, nous pouvons faire mentir la propagande communiste selon laquelle nous serions des créatures égoïstes, molles et totalement défaites lorsque notre magasin échoue à nous apporter tout le luxe. Sur une note plus positive, nous pouvons montrer aux Européens que les Américaines vivent selon des idéaux en lesquels elles croient de tout leur cœur, et qui sont les fondements sur lesquels notre pays a été construit54.

23 Les occasions d’échanger ne manquent pas, notamment par l’intermédiaire de l’USO déjà évoqué et de ses diverses manifestations. Il ne faut pas oublier non plus les vecteurs culturels croisés que constituent, à moyen terme, les unions binationales entre

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marins et Françaises. Si la plupart des épouses françaises s’expatrient aux États-Unis à la fin du contrat de leur mari, on peut supposer que les liens gardés avec les belles- familles françaises peuvent participer à la diffusion du modèle américain.

24 Les marins eux-mêmes contribuent individuellement ou collectivement à la diffusion de certains éléments de la culture américaine principalement auprès de la jeunesse locale. Certains matelots font écouter leur disque de jazz, puis de Rock’n’roll dans les bars de Villefranche-Sur-Mer. D’autres forment des groupes qui se produisent dans des cabarets de la région, ainsi qu’à l’USO niçois qui invite pour l’occasion des dizaines de jeunes Français (et Françaises) dans des soirées restées manifestement mémorables. En 1960, par exemple, le Club « Le Can-Can » à Nice voit se produire un groupe de Rock’n’roll et de Rhythm’n Blues dénommé « Tra-Vels’ », composé de cinq jeunes membres d’équipage du navire-amiral USS Des Moines 55.

Le groupe Tra-Vels’ (Source : Archives de l’Association Les Américains et la VIe Flotte à Villefranche- sur-Mer, Daisy Mae, Novembre 1960)

25 Les sports américains fascinent également la jeunesse française, qui découvre le baseball à l’occasion des entraînements au stade de Villefranche ou lors de rencontres sportives au cours desquelles la population est invitée. En 1964, à l’occasion de la fête de l’indépendance américaine et de l’anniversaire de l’USS Springfield, une Ship’s Party est par exemple organisée dans l’arrière-pays niçois, dans la petite commune de Levens, avec l’accord de la municipalité. Les habitants de la commune sont invités à assister à des démonstrations de football américain, à participer à des compétitions de natations, ou de pentathlon, et à consommer des hamburgers et des hot-dogs56.

26 Les rencontres franco-américaines permettent aussi de toucher un public très jeune par la distribution d’objets et de goodies typiquement américains. Des séances de cinéma complètent parfois ces rencontres qui se déroulent souvent à l’occasion des visites organisées des navires ou lors des fêtes de fin d’année. Ainsi, par exemple, le

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26 décembre 1959, le père Noël emprunte l’hélicoptère de l’USS Des Moines, atterrit sur la pelouse du stade de Villefranche, et distribue des cadeaux à 500 enfants de l’école. La fête se poursuit dans la salle de cinéma voisine avec un spectacle de marionnettes, des dessins animés américains, et un film documentaire sur la vie du musicien Nat’King Cole57.

27 Enfin, dans un autre esprit, la flotte va servir de support et de soutien aux films américains en compétition lors des différents festivals de Cannes. L’US Navy fait volontairement coïncider le planning des escales avec les dates du festival. Elle est régulièrement sollicitée pour la promotion de films par les délégations américaines. Il s’agit pour les États-Unis de multiplier les démonstrations de puissance au nez des délégations soviétiques et de celles des pays de l’Est en compétition lors du festival. Les délégués américains sont choisis directement par le Département d’État et travaillent de concert avec les représentants de la diplomatie américaine dans la région, à savoir le consul et les équipes de l’USIA (United States Information Agency) dont le siège est basé au consulat de Marseille et dont l’un des directeurs les plus marquants est Howard Simpson au début des années soixante58. L’US Navy va aider l’ensemble de ses personnalités dans leur mission. Les PX de la région vont fournir des denrées à moindre coût pour organiser les soirées promotionnelles. Chaque année, un des destroyers accueille une fête de la MPEAA, Motion Picture Export Association of America, représentant les intérêts des studios de cinéma américains à l’étranger et dont le représentant est, lors des premiers festivals, le célèbre Rupert Allan. De même, des séances de photographie de stars ou starlettes à bord des navires sont régulièrement planifiées à la grande joie des matelots.

28 Ainsi, la VIe flotte constitue-t-elle à la fois un vecteur et un support de diffusion de la culture américaine, en accord et en synergie avec les acteurs institutionnels de la diplomatie culturelle installés en France. Sous couvert de lutte idéologique et d’amitié franco-américaine, elle contribue à sa manière à transmettre certains éléments de la « modernité » principalement dans les domaines musicaux, cinématographiques, alimentaires et sportifs.

29 Entre 1948 et 1967, la présence militaire américaine marque donc le territoire azuréen, à l’instar des multiples « Petites Amériques » que constituent les bases américaines de l’OTAN en France. Pour autant, sa structure originale fait d’elle une communauté probablement plus ouverte qu’ailleurs sur le territoire et ses populations. Durant deux décennies, la VIe flotte cristallise certaines peurs ou suscite l’admiration. Par son entremise, l’American way of Life se diffuse parmi la jeunesse. Il imprègne encore aujourd’hui les familles issues des unions binationales ainsi que les multiples manifestations et animations mémorielles portées par certaines communes et associations de vétérans américains ou d’habitants nostalgiques. De cette présence, le culte du souvenir ne semble finalement retenir que la dimension culturelle, preuve de l’efficacité d’un softpower dont la puissance militaire américaine constitue paradoxalement un vecteur important durant la guerre froide, sur la Côte d’Azur comme ailleurs en Europe occidentale.

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NOTES

1. « Notre permission favorite », expression des marins de la VI e flotte pour qualifier la Côte d’Azur en général et Villefranche-sur-Mer en particulier. 2. « L’escadre américaine est arrivée sur la Côte d’Azur », Nice Matin, 1er juillet 1948. 3. « Une escadre américaine dans les ports français de la Méditerranée », Le Monde, 2 juillet 1948. 4. Olivier Pottier, Les bases américaines en France, 1950-1967, Paris, L’Harmattan, 2003, 378 p. 5. Bénédicte Suzan, « La présence de la VI e flotte américaine en Méditerranée, une remise en question ? », Hérodote, no 103, 2001, p. 40‑56. 6. Cruise Books, USS DES MOINES CA-134 (URL = http://www.ussdesmoines.com/cruise-books.html). 7. Escales de bâtiments de guerre américains, autorisations, manifestations, protestation attitude des marins américains, difficultés de transbordement des équipages des navires américains, 1956-1967, Archives Municipales de Cannes, 10W18. 8. Lors de son voyage officiel en France, le président Eisenhower ne manque pas de réaffirmer l’amitié franco-américaine à bord de l’USS Des Moines ancré en rade de Toulon, le 18 décembre 1959. 9. Escales de bâtiments de guerre américains…, op. cit. 10. USS Springfield (CLG 7) Mediterranean Cruise Book 1965-67 - ( URL = https://www.navysite.de/ cruisebooks/clg7-66/index.html). 11. « Volonteers of Des Moines extinguish Riviera Blaze », Navy Times, 28 juillet 1959. 12. Les visites à bord de navires américains ou britanniques mouillant à Cannes, les rencontres entre les marins, les religieuses et les orphelins, 1961, Archives départementales des Alpes- Maritimes, 34S6. 13. « Parade à l’occasion de la semaine franco-américaine », Daisy Mae, 20 janvier 1961. 14. Michelle Icard et al., Il était une fois l’US Navy et Villefranche-sur-Mer, Association Les Américains et la 6e Flotte à Villefranche-sur-Mer, 2017, 58 p. 15. Robin Barker, The First Years of the American Church and its Community at Nice. A study of the Parish Registers of the Church of the Holy Spirit, Mémoire de DEA sous la direction de Gilbert Bonifas, Faculté de Lettres et Sciences Humaines de l’Univeristé de Nice, Département d’Anglais, 1987, 75 p. 16. Francis Scott Fitzgerald, Tendre est la nuit, Paris, Stock, 1951, p. 316-317. 17. Olivier Pottier, Les bases américaines en France, op. cit. 18. Ibid., p. 241-242. 19. « Flagship of U.S. 6th Fleet Bids Farewell to France », New York Times, 21 janvier 1967. 20. Recensement. Listes nominatives, 1954, 1962, 1968, Archives départementales des Alpes- Maritimes, 84W34/84W39. 21. Le recensement de Beaulieu semble avoir été perdu. 22. Axelle Bergeret-Cassagne, Les bases américaines en France : impacts matériels et culturels 1950-1967 : Au seuil d’un nouveau monde, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 41. 23. Brochures, photographies, témoignages, coupures de presse, journaux des femmes d’officiers, cruise books…, Archives de l’association Les Américains et la 6e Flotte à Villefranche- sur-Mer, Villefranche-sur-Mer. 24. Ibid. 25. « Les nouveaux locaux de l’USO serviront aux matelots de la Navy de Club et de salle de séjour », L’Espoir, 21 avril 1959. 26. Hôpital Anglo-américain, Nice, 1906-1972, Archives Municipales de Nice, 31S. 27. British American Hospital, Annual Report and Accounts, Correspondance de Martin Dale, 1960, Archives du palais princier de Monaco, B248.

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28. James Rives Childs, A Brief History of the American Church, Nice (1873-1970), 1971, The Archives of the Episcopal Church, Austin, Texas. 29. Parish Registers, Minute Book, Register of Services, Historical Documents Files…, Archives of the American Church of the Holly Spirit, Box 1, Box 2. 30. Episcopal News Service : Press Release # XXVII-13 -Parish Experiment Set in Nice, mis en ligne le 10 décembre 1964 (URL = https://www.episcopalarchives.org/cgi-bin/ENS/ENSpress_release.pl? pr_number=XXVII-13). 31. Brochures, photographies, témoignages, coupures de presse, journaux des femmes d’officiers, cruise books…, Archives de l’association Les Américains et la 6e Flotte à Villefranche- sur-Mer, Villefranche-sur-Mer. 32. « Mom Germaine », Navy Log, 1958, (URL = https://www.dailymotion.com/video/x6i9uxh). 33. Paul-Jo Masnata, « Le navire amiral de la VIe flotte US était basé à Villefranche », Sourgentin Hors-Série, novembre 2012, p. 18‑19. 34. Hugo Le Gourrierec et Florent Plana, Home away from home, ESRA, Association Les Américains et la 6e Flotte à Villefranche-sur-Mer, 2017, 52 mn. 35. Escales de bâtiments de guerre américains…, op. cit. 36. Les archives municipales de Cannes ont conservé trente lettres de protestations et de doléances diverses entre 1951 et 1965, dont dix-huit concernent les problèmes de pollution de l’eau et les nuisances sonores. (Archives municipales de Cannes, 10W18, 22W705, 75W27). 37. Pollution des eaux par suite des escales des bâtiments américains : correspondance, notes, rapports, arrêts préfectoraux, délibérations municipales, articles de presse, plans […], 1946-1965, Archives municipales de Cannes, 22W705. 38. Incident avec des marins américains à Antibes, Lettre de l’amiral Ballentine, commandant de la VIe flotte, Tribunal de Grande Instance de Grasse, 1950, Archives départementales des Alpes- Maritimes, 0225W 0073. 39. Prostitution liée à l’arrivée de navires de guerre américains, 1949-1991, Archives municipales de Cannes, 75W27. 40. Rapports de Nice avec les États-Unis d’Amérique, l’OTAN, la flotte américaine, coupures de presse locale, 1952-1977, Archives départementales des Alpes-Maritimes, 089J 0071. 41. Registres des mariages, 1948-1967, Mairie de Villefranche-sur-Mer. 42. Paul-Jo Masnata, Le navire amiral de la VIe flotte…, op. cit. 43. Parish Registers, Minute Book, Register of Services…, op. cit. 44. En 1967, 17 500 personnes travaillant pour le compte de l’armée américaine perdent leur emploi en France. 45. Escales de bâtiments de guerre américains…, op. cit. 46. Brochures, photographies, témoignages…, op. cit. 47. Alpes-Maritimes-Golfe Juan-Places à quai-Emplacements réservés à la Flotte américaine, 1955, Archives nationales de France, 19780003/38. 48. Olivier Pottier, Les bases américaines en France, op. cit. 49. François Doppler-Speranza, « Entre amitié et émancipation », Les cahiers Irice, no 12, 3 décembre 2014, p. 119‑134. 50. Axelle Bergeret-Cassagne, Les bases américaines en France, op. cit. 51. Ludovic Tournès, « La philanthropie américaine et l’Europe : contribution à une histoire transnationale de l’américanisation », Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, no 31, 1er décembre 2010, p. 173‑187. 52. Brian A. Mckenzie, Remaking France: Americanization, Public Diplomacy, and the Marshall Plan, New York, Berghahn Books, 2007, 272 p. 53. Jonathan Zeitlin et Gary Herrigel, Americanization and its limits. Reworking US technology and management in Post-War Europe and Japan, Oxford, Oxford UP, 2000, p. 16. 54. J. Reinhart, « Honorary Editorial », Riviera Dispatch, décembre 1963, p. 1.

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55. « Traveling “Travels” », Daisy Mae, 2 novembre 1960, p. 9. 56. Brochures, photographies, témoignages…, op. cit. 57. « French kids get novel Treat ; Pere Noel uses Daisy’s Helo », Daisy Mae, 17 janvier 1960, p. 8. 58. Walter Mirisch, I thought we were making movies, not history, University of Wisconsin Press, 2008, 470 p. ; Cari Beauchamp, Hollywood on the Riviera. The inside story of the Cannes Film Festival, New York, Morrow, 1992, 384 p.

RÉSUMÉS

Entre 1948 et 1967, les ports azuréens accueillent un nombre important de navires appartenant à la VIe flotte des États-Unis, associée aux forces terrestres et aériennes de l’OTAN basées en Europe occidentale. Chaque escale est l’occasion, pour les équipages, de se reposer et de découvrir la région. Villefranche-Sur-Mer devient le port d’attache du navire-amiral de la flotte. Ses officiers rejoignent, à chaque retour de mission, leurs familles installées dans la commune et ses environs. Cette présence militaire américaine contribue à la formation d’une communauté au fonctionnement original, dont le niveau d’ouverture au territoire semble relativement élevé. À l’instar des autres « Petites Amériques » que constituent les bases américaines de l’OTAN en France durant la Guerre Froide, ses conséquences économiques territoriales et culturelles sont nombreuses. 1967, année du retrait français du commandement intégré de l’OTAN, marque le départ des familles américaines, dont certaines gardent encore aujourd’hui des liens très forts avec la Côte d’Azur.

Between 1948 and 1967, the ports of the French Riviera welcomed a large number of ships from the United States Sixth Fleet, along with Western-Europe-based ground and air NATO troops. Crews took the opportunity of these stopovers to relax and discover the area. Villefranche-sur- Mer became the homeport of the fleet’s starship. Upon returning from their missions, its officers reunited with their families who settled in the city and the surrounding area. This American military presence contributed to establishing a local community, which operated in a very particular way, seemingly very open to its local environment. Like in other “little Americas” established in American NATO bases in France during the Cold War, this community had a significant geographical, cultural and economic impact. In 1967, France withdrew from the unified command of NATO. American families left the area on that year, with some still retaining strong ties with the French Riviera.

INDEX

Keywords : United States Sixth Fleet, Cold War, NATO, soldiers on leave, Americanization, cultural diplomacy Mots-clés : VIe flotte, Guerre Froide, OTAN, permissionnaire, américanisation, diplomatie culturelle

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AUTEUR

NATHALIE MOLINES Nathalie Molines, est professeur agrégée d’histoire et géographie au Lycée International de Valbonne depuis 2004, après avoir enseigné au Lycée français Rochambeau de Washington durant cinq années. Elle est actuellement doctorante en histoire contemporaine à l’Université de Nice, où elle prépare une thèse depuis 2017, sur les différentes facettes de la présence américaine sur la Côte d’Azur au XXe siècle sous la direction du Professeur Jean-Paul Pellegrinetti.

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La question des humanités numériques et scientifiques, l’Italie et les études italiennes

Jean-Pierre Darnis

1 La catégorie des humanités numériques et scientifiques apparait comme une nouveauté 1. Elle adapte et ravive dans un contexte français les « digital humanities » qui font florès au sein du monde académique américain depuis le début du XXIe siècle2. La croissance de l’utilisation du support numérique depuis la fin du XXe siècle explique cette émergence, avec une série de questionnements sur la place des « humanités numériques » au sein des milieux académiques, tiraillés entre le facteur technologique, celui de l’ordinateur ou du numérique, et le facteur « humanités » qui contribuerait à renforcer le champ littéraire.

2 Il faut d’abord constater que pour qualifier présent et futur, on convoque une notion ancienne, celle d’humanités, catégorie qui se définit originellement par l’étude de la pensée antique grecque et latine et qui fut ensuite étendue, allant jusqu’à l’humanisme technique. Il pourrait apparaître risqué de suggérer au travers de cette évocation une querelle entre Anciens et Modernes, mais il convient de constater de façon plus prosaïque que le concept d’humanités n’a jamais été abandonné au sein du monde académique anglo-saxon et que l’utilisation de la catégorie d’humanités numériques provient d’un effet de traduction et de translation. Ainsi les humanités, souvent définies comme l’ensemble des sciences humaines et sociales3, ont vu l’irruption des technologies liées au recueil et traitement des données modifier de façon considérable le travail de recherche. Nous devons avoir à l’esprit le bouleversement représenté par la numérisation des archives ou par les possibilités de numérisation offertes au chercheur qui par le biais d’un simple téléphone portable peut prendre des photos numériques, mais aussi observer combien la mise en ligne des différents revues et journaux a modifié la consultation des séries de périodiques, mais aussi des textes juridiques et autres documents officiels4. Se pose d’ailleurs une série de problèmes originaux, comme celui de la conservation des données numériques disponibles sur des sites qui peuvent changer ou bien être arrêtés5. De plus, sont apparus différents

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programmes de traitement des bases de données qui amplifient les possibilités offertes par la simple consultation des sources, en mettant en place des outils de corrélation : il s’agit d’une évolution non seulement quantitative mais aussi qualitative dans le traitement des sources. Par ailleurs le domaine de l’édition a également été bouleversé par la croissance de la disponibilité des textes et l’abaissement des coûts. Les réseaux sociaux représentent des lieux de diffusion du savoir qui sont l’objet de dynamiques elles aussi originales et les organismes de recherche et d’enseignement modifient leurs pratiques par l’introduction d’outils numériques de plus en plus puissants, que ce soit d’un point de vue scientifique, didactique ou administratif 6.

3 L’ensemble de ces réflexions sur l’irruption du numérique concernent la disponibilité et les usages des sources, un aspect fondamental des sciences humaines et sociales et qui doit être sans cesse être renouvelé, avec par exemple un volet très stimulant qui doit s’intéresser également aux mécanismes individuels de production de la recherche dans un contexte numérique, à la fois du point de vue des outils mais aussi d’un point de vue social.

4 Mais l’émergence de la catégorie des humanités numériques et scientifiques dépasse le cadre de cette réflexion, déjà en cours, sur l’impact du numérique sur les sciences sociales et humaines.

5 Il s’agit ici de contribuer à appréhender un nouveau champ, celui des humanités numériques et scientifiques, qui, par sa définition même, se présente comme global et ouvert, en opposition avec une vision étriquée du numérique. Dans cette évocation des humanités numériques et scientifiques, nous voyons apparaitre une dénomination pluri-disciplinaire qui pourrait de façon automatique entrainer des conflits entre les tenants d’un champ épistémologique plutôt qu’un autre7. Mais il faut également remarquer que ce retour aux « humanités » associées au qualificatif de « numérique et scientifique » représente un énoncé holistique qui n’est pas sans rappeler l’étendue du savoir de l’Homme de la Renaissance que la littérature célèbre pour sa capacité à allier les connaissances littéraires, artistiques et scientifiques, c’est-à-dire à concentrer l’ensemble des savoirs. Le progrès scientifique et technique avait, depuis le XVIe siècle, créé une telle accumulation de connaissances que cette capacité de compréhension large, si ce n’est globale, semblait être révolue, au profit de spécialisations dans des disciplines constituées comme autant de filons académiques.

6 Le contexte actuel est marqué par une accélération technologique et scientifique qui est parfois qualifiée de « révolution numérique »8. Il est donc très paradoxal qu’alors que les savoirs progressent, parfois de façon vertigineuse, non seulement dans leur acquisition mais aussi dans leur diffusion, nous observions une volonté qui pourrait être interprétée comme un retour au modèle de la Renaissance, celui d’une maîtrise de l’ensemble des savoirs. Mais le progrès technologique est au cœur de cette association nouvelle : le numérique représente une telle capacité d’accès aux connaissances qu’humanisme et sciences se retrouvent directement mêlés, c’est-à-dire font l’objet d’un questionnement renouvelé et croissant, et se caractérisent par les allers-retours perpétuels entre interrogations scientifiques et réflexion sur le sens et sur le rapport entre l’homme et la machine mais aussi entre les hommes par le biais des machines. En sus, l’émergence des technologies de l’intelligence artificielle (IA), avec les capacités d’apprentissage des machines, a entrainé un débat à propos des potentialités de l’IA, certains évoquant la possibilité d’une intelligence artificielle « forte », voire « totale », capable de supplanter l’homme9.

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7 Cette thématique est largement présente chez les auteurs de science-fiction, qui peut- être les premiers ont posé les termes des modifications de l’humanisme face au progrès scientifique et technologique. Nous retrouvons dans la rébellion de l’ordinateur HAL dans 2001 l’Odyssée de l’Espace 10 mais également dans celle du système Skynet du film Terminator 3 la figure classique de l’interrogation sur le destin de l’homme face à la machine, chaque fois présenté suivant un filon plutôt pessimiste, si ce n’est millénariste et dans lequel bien souvent le rapport avec la technologie n’est qu’un miroir amplifiant des peurs humaines11. Mais au-delà de ce débat, par certains égards déjà tranché12, les technologies de l’intelligence artificielle semblent constituer une panoplie d’outils d’appoints capables de fournir une série d’aides dans l’accès et l’utilisation au savoir, et pourraient donc aller dans le sens d’une accélération des disponibilités et fusions de connaissances et justifier la volonté de prendre en compte de façon intégrée humanités et sciences.

8 D’un autre côté, il faut relever aujourd’hui combien les entreprises qui sont à la pointe du développement technologique ou scientifique, les GAFAM, produisent de façon continue des expressions de recherche de sens, c’est-à-dire des décisions ou réflexions sur l’humanité face au développement technologique. Ainsi nous avons pu observer comment Microsoft s’est engagé dans une bataille juridique pour la défense des droits individuels dans le contexte numérique au travers de la procédure qui l’opposait au gouvernement américain à propos de l’utilisation des données individuelles stockées au sein de ses serveurs, le cas du « Warrant Case »13.

9 Mais nous observons également les problèmes liés aux services fournis par Amazon, Microsoft ou Google pour les différentes administrations de la défense et de la sécurité aux États-Unis, une puissance de services qui peut à la fois poser problème aux entreprises dont les employés ne veulent pas travailler sur ce type d’applications mais aussi aux administrations qui se sentent de plus en plus dépendants de ces colosses technologiques. À la suite de critiques provenant de ses employés, Google s’est retiré du projet MAVEN qui utilisait l’intelligence artificielle pour augmenter les capacités de détection des drones14.

10 Cette importance de l’initiative privée dans le cadre du développement technologique peut également conduire à mettre en question le sens des politiques, lorsque nous observons qu’aux États-Unis les investissements privés dans les nouvelles technologies sont tels qu’ils créent une concurrence vis-à-vis du public, en particulier pour la gestion des ressources humaines, et sont le signe de l’émergence d’un modèle qui pourrait apparaitre comme alternatif au modèle public15.

11 Il est également important de constater combien le Vatican observe avec la plus grande attention l’évolution de la technologie numérique dans une vision de défense de l’homme, et ce par le biais des travaux d’organes comme le Conseil Pontifical pour la Science mais également le Conseil Pontifical pour la Culture16. Il est extrêmement significatif que des cénacles de réflexions posent désormais sans relâche la question de la place de l’Homme face à la révolution numérique.

12 D’un point de vue gouvernemental enfin, nous pouvons citer comme exemple significatif l’adoption par la Commission Européenne du RGPD, le Règlement Général pour la Protection des Données, qui crée un régime nouveau de tutelle des citoyens dans le cadre de l’utilisation de leurs données numériques17.

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13 Ces différentes tendances nous permettent de réaffirmer une série de constats et de perspectives en ce qui concerne les humanités numériques et scientifiques. Tout d’abord le champ de la recherche, et donc celui des sciences sociales et humaines, se modifie par le biais de l’utilisation croissante des technologies numériques. Il s’agit d’une tendance forte qui se traduit également par la nécessité d’acquérir un bagage technologique pour travailler sur les humanités. Cette évolution méthodologique est fondamentale, et doit amener également des réflexions sur la production de l’écrit et de la pensée. La première question apparait donc comme celle du contenant et de la forme, c’est-à-dire de la numérisation et de ses conséquences sur l’étude et la production des humanités.

14 Ensuite, au-delà de cette évolution, il convient de mettre en avant une série de questions plus complexes liées à la fusion des problématiques entre humanités, numérique et science. L’association entre ces trois concepts pose d’ailleurs un problème, celui de la définition des champs respectifs et croisés, mais également l’absence de la référence directe à la technologie. Mais au-delà de cette observation, il faut relever la promesse que contient l’énonciation « humanités numériques et scientifiques », celle d’un renouvellement de l’étude des humanités associé au champ numérique et scientifique. Nous pourrions également relever le contre-sens apparent qui sous-tend l’expression « humanités scientifiques », car il s’agit de marier deux champs, celui des humanités et celui de sciences, qui apparaissaient comme distincts. Enfin nous devons prendre en considération le message éthique qui apparait avec cette dénomination, celui de prendre en compte de façon croissante la dimension humaine des productions scientifiques et technologiques, une volonté qui apparait comme convergente, entre institutions privées et publiques, au sein des démocraties occidentales.

15 L’enjeu est d’une portée large et ambitieuse et il a été esquissé par les quelques notions que nous évoquions en introduction et doit porter au sein des institutions académiques à des évolutions dans les objets d’enseignement et de recherche.

16 C’est à ce contexte que nous voulons associer la question des études italiennes. Si l’apprentissage de la langue et l’étude de la littérature se doivent de prendre en compte la numérisation, un fait majeur dans la diffusion et la production des savoirs linguistiques, il s’agit d’un domaine assez aisé à circonscrire, celui de la prise en compte de la modification des supports dans l’élaboration et la transmission de la connaissance linguistique. Ainsi la croissance de la communication par le biais des réseaux sociaux ainsi que le recours à des communications bornées par les nouveaux usages d’applications accessibles sur des téléphones portables modifie l’usage et la transmission de la langue. Au-delà de cette numérisation de la pratique et de la transmission, nous assistons au déploiement de sphères d’influence numérique, celles liées à la production de contenus dans telle ou telle langue, de façon pas toujours connectée au territoire d’origine, marquées par la présence ou l’absence de plateformes numériques globales, multiplicatrices d’influences. Ainsi la question des sphères d’influence linguistique dans le contexte numérique se poste et ouvre d’autres perspectives de recherche pour les « humanités numériques ». Mais ces quelques exemples ne constituent cependant que quelques-uns des arbres qui cachent la forêt. En effet, l’accélération numérique et technologique est en train de modifier le rapport à l’identité par le biais d’une série d’aspects qui peuvent potentiellement bouleverser les sciences humaines et sociales. L’exemple de l’objet d’étude « Italie » peut servir de

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révélateur. Aux côtés des enseignements de langue et de culture, on trouve au sein des facultés une série d’enseignements dits de « civilisation » qui doivent permettre de développer des instruments historiques, culturels, économiques et politiques pour mieux appréhender une aire culturelle. Ce champ interdisciplinaire que le monde académique anglo-saxon désigne souvent sous la dénomination « d’études italiennes » est apparu au moins comme complémentaire si ce n’est inclusif vis-à-vis des études de langue et de littérature et s’est en particulier développé au sein de l’université française dans la filière Langue étrangère appliquée (LEA). L’interdisciplinarité de cette approche entraine de façon quasi automatique la prise en compte de l’impact de la croissance numérique et technologique au sein de ces études, avec l’ouverture d’un volet significatif des humanités numériques et scientifiques.

17 Un des premiers questionnements doit être celui du déploiement numérique et technologique croissant au sein d’une aire culturelle, et des significations rattachées.

18 Dans le cas italien, nous pouvons évoquer l’histoire du rapport particulier de l’Italie vis- à-vis de la science et de la technologie. Avec comme archétype la figure de Leonard de Vinci, l’invention représente un filon vivace en Italie18. Et c’est dans ce contexte que nous pouvons questionner le rapport entre l’évolution de la société italienne et le développement scientifique et technologique, en nous référant à l’histoire des sciences19. Nous observons des filons récents importants comme celui de la physique, de l’astronomie et des technologies aérospatiales. Par exemple, l’école de physique italienne peut apparaitre comme l’une des plus avancées au monde, avec de remarquables distinctions dans le domaine de la physique nucléaire et de celle des particules. Ainsi, il existe un champ historique assez peu sillonné, celui de l’approche « nationale » de la science qui peut se dérouler par une analyse chronologique mais doit contribuer à une meilleure connaissance des visions et conceptions scientifiques, depuis les enseignements de base jusqu’à la recherche, ce qui certainement contribue à une approche d’humanité scientifique. Des figures come Enrico Fermi ou Carlo Rubbia, pour ne citer que quelques exemples, illustrent par les trajectoires personnelles et collectives qu’ils représentent des points d’accès à ces approches20. Mais l’observation des évolutions des institutions de recherches comme le CNR ou bien l’ENEA peut également contribuer à accroitre la connaissance des mécanismes de mobilisation autour des champs scientifiques. Ces quelques évocations posent d’ailleurs la question de la signification de l’expression scientifique dans le champ sociétal et de son influence. Par exemple, il est intéressant de penser à la participation d’Enrico Fermi au projet américain d’arme nucléaire « Manhattan » comme l’expression d’une conscience politique d’opposition pendant la seconde guerre mondiale21. De la même manière, la poursuite successive d’un filon de physique nucléaire essentiellement dédié à la recherche lors de l’après-seconde guerre mondiale représente une autre tendance qui nous permet de nous essayer à dépeindre un portrait d’une « Italie scientifique et technique », c’est-à-dire de tenter une définition par le biais de la science, de la technologie et de ses conséquences. Nous pourrions développer la même approche pour la recherche spatiale et astronomique ainsi que le développement des technologies spatiales22. L’Italie contemporaine assume le leadership du programme de fusée européenne VEGA. L’Italie fait donc partie du club très restreint des pays qui maîtrisent l’entière chaîne de technologies spatiales, depuis les lanceurs jusqu’aux satellites en passant par les transmissions ou les modules de vol spatial habité23. Ce constat peut apparaitre comme surprenant pour un pays qui véhicule une image liée à l’art de vivre et à la culture plutôt qu’à l’excellence technologique. Mais il pose cependant en termes

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éclatants la problématique du rôle de la production scientifique et technique et de sa contribution à l’ethos italien. Ainsi, au travers de l’interrogation sur le « vol spatial » italien, c’est la projection de l’Italie dans le monde, et dans l’espace, que l’on peut observer, mais aussi tout une série de déterminants et positionnements, par exemple par rapport à la France et à l’Allemagne, partenaires parfois concurrents dans le contexte de la politique spatiale européenne.

19 Le cas italien illustre l’ampleur du champ de recherche à la croisée entre sciences humaines et technologies, un facteur qui est à la fois dû à des questions de catégories disciplinaires mais aussi de la multiplication et de la numérisation des sources récentes. D’ailleurs, cet aspect pourrait rapidement nous ramener au débat sur la façon de traiter les sources numériques dans le cas d’une recherche historique. Il existe donc une série de champs vastes pour ces humanités scientifiques-là.

20 Mais l’évolution numérique représente également un changement de paradigme car elle entraine potentiellement une déterritorialisation de la production d’information, ce qui renvoie à la logique d’aire culturelle évoquée plus haut. Ici encore, nous pourrions évoquer les continuités avec les évolutions du XXe siècle au cours duquel la diffusion imprimée et les médias radio et télévision ont connu des changements radicaux, assurant un accès à l’information toujours plus large. Cependant, les aspects de discontinuité sont nombreux dans le cas de la « révolution numérique », avec une production accessible instantanément sur l’ensemble de la planète (connectée), hormis les zones soumises à des formes de censures électroniques comme la Chine. Ainsi, dans le cas italien, c’est à la fois la diffusion planétaire des productions italiennes via le numérique qu’il nous faut appréhender, mais aussi la pénétration de contenus multilingues en Italie.

21 Il est évident que cet accès à l’information, et donc la pratique d’humanités dans telle ou telle langue, est lié à la connaissance de la langue elle-même. Ainsi, il serait naïf de considérer que dans le cas de l’italien et de l’Italie la simple disponibilité des documents sur le réseau internet assurerait une diffusion immédiate et globale. Mais d’un autre côté les frontières volent de plus en plus en éclats, et ce d’autant plus que les outils de traduction automatique se perfectionnent de jour en jour grâce aux progrès technologiques24. Dans le cas de l’Italie, nous nous trouvons donc face à une série d’observations préliminaires qui doivent enrichir le débat et les approfondissements dans le cadre des « humanités numériques ». Nous pourrions par exemple chercher si la démographie particulière de l’Italie, un pays qui a connu au XIXe et surtout au XXe siècle une forte émigration, très souvent de type « communautaire », produit des effets a posteriori en termes d’accès et de rapport à la production culturelle italienne via le numérique ? 25 En clair la présence dans des territoires précis comme l’Amérique du Sud, les États-Unis d’Amérique, l’Australie ou l’Allemagne, de communautés d’origine italienne revendiquée et affichée produit-elle des phénomènes nouveaux d’hybridation culturelle par le biais des canaux numériques ? Et ce en posant la question de la correspondance avec la numérisation de ces sociétés. Au contraire, l’importance des phénomènes récents d’immigration en Italie, un pays qui a accueilli plus de quatre millions d’immigrés depuis le début du XXIe siècle, crée-t-elle un rapport renouvelé à la fois vis-à-vis des cultures d’origines des immigrés, qui peuvent être plus aisément maintenues via le numérique, mais aussi une forme de publicité et d’attraction pour la culture d’un pays qui a pu apparaitre, jusqu’au gouvernement M5S-Lega de 2018, comme une terre d’accueil ? Ainsi, autour de ces observations, se pose la question du

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renouvellement de l’influence d’un pays dans le rapport entre culture, langue, territoire et numérique, ce qui montre une fois de plus l’importance de ce dernier facteur pour l’analyse des « humanités ».

22 Un autre aspect que nous devons évoquer est celui des valeurs liées à la production technologique et numérique. Les objets technologiques sont traditionnellement associés à des valeurs, que ce soit par leur fonction mais aussi par leur représentation ou leur esthétique. En Italie, nous pouvons évoquer l’entreprise Olivetti qui a marqué le paysage industriel mais aussi intellectuel de l’après-seconde guerre mondiale non seulement par le succès commercial de ces productions comme les machines à écrire, par une esthétique mondialement reconnue, mais également par les valeurs sociales et culturelles diffusées par l’entreprise et par son fondateur Adriano Olivetti26. Ainsi nous aurions pu parler d’une approche d’humanités industrielles dans ce cas-là, ce qui valide l’association entre humanités et technologie. Mais le contexte numérique actuel introduit une dimension ultérieure dans cette analyse à propos des valeurs industrielles. Le numérique se développe par le biais d’applications et de langages, qui traduisent dans une série de commandes alphanumériques une série de procédures, commandes, qui toutes participent à un processus de traitement de l’information27. Ainsi, entre langage et information, le numérique dépasse la production du simple objet, toujours présent dans l’esthétique ou les fonctionnalités d’une application, pour définir ou imposer des procédures, interfaces homme/machine ou homme/machine/ homme. Nous voyons donc apparaitre de façon claire la problématique des interactions numériques qui entraine un discours sur les valeurs, sur la production de normes au travers du langage. La RGPD représente un point significatif de cette évolution, avec la question de la tutelle des droits individuels et de la confidentialité des données28. Dans le contexte actuel, nous voyons apparaitre de grandes dichotomies en termes de valeurs, avec par exemple une Union européenne qui se montre sourcilleuse en termes de tutelle individuelle alors qu’un pays comme la Chine accélère une révolution orwellienne qui se base sur le partage massif de données individuelles et le contrôle exercé par un pouvoir central secondé par les machines29. C’est le sens du système de crédit social développé par le gouvernement chinois. Ici le discours sur les valeurs, mais également celui sur la démocratie et le droit, est intimement lié au développement des applications numériques et scientifiques, intelligence artificielle au premier chef. Dans le cas italien nous pouvons observer comment la RGPD a suscité une adhésion rapide, avec une mobilisation des institutions privées et publiques30. Au travers de l’adoption du RGPD, il est certainement possible d’observer une culture légaliste italienne, un aspect qui doit être lié à l’importance du secteur juridique31 mais aussi d’un régime démocratique au sein duquel la fonction judiciaire apparait comme un régulateur autonome et important.

23 Un autre indicateur très significatif se trouve dans la production de politiques publiques numériques et scientifiques. En Italie, nous pouvons observer une structure classique de soutien public à la recherche, avec le rôle d’institutions comme le Ministère de l’Université et de la Recherche (MIUR) mais aussi de grands organismes publics comme le Conseil National pour la Recherche (CNR, équivalent du CNRS français32). Ces institutions, aux côtés des laboratoires et réseaux universitaires, constituent l’ossature de la recherche scientifique italienne en la matière. Nous pouvons observer différents réseaux nationaux de recherche, mais pas de véritable

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organisme dédié comparable à l’INRIA, l’Institut National de la Recherche en Informatique et Automatique, qui structure depuis 1967 la communauté française.

24 Il est intéressant d’observer qu’au sein du gouvernement, une autorité spécifique a été créée, l’Agenzia per l’Italia Digitale (AGID) en 2014, en regroupant différents services déjà existants au sein du gouvernement. Cette création récente a permis à l’Italie d’exprimer une série de concepts à propos des politiques publiques et du numérique, en insistant sur la transformation de l’administration publique par le biais des technologies numériques33. Même si ce mandat peut apparaitre comme limité à une vision réformiste de l’action publique, cette agence a franchi un cap ultérieur lors de la publication du livre blanc L’intelligence artificielle au service du citoyen, seul document public italien de réflexion en matière d’intelligence artificielle34.

25 Du côté parlementaire, on peut signaler l’activité en dents de scie du COPIT, Comitato Parlamentare per l’Innovazione Tecnologica, avec des fluctuations qui dépendent de la capacité d’initiative des parlementaires du moment35. L’arrivée au pouvoir en 2018 d’un parti politique comme le Mouvement Cinq Étoiles qui a fait de sa plateforme interne un instrument central semble marquer le début d’une sensibilité numérique explicite. Mais cette logique apparait comme encore embryonnaire et limitée à l’utilisation d’un réseau interne ainsi qu’à des communications sur les réseaux sociaux, sans que l’on puisse voir les contours d’une véritable politique numérique pour l’Italie qui puisse dépasser les incantations brouillonnes à « investir dans le numérique », un vœu souvent pieux tant sont nombreux les obstacles au déploiement de l’internet à très haut débit en Italie.

26 La question des contours technologiques de l’Italie se pose. Nous observons une série de niches, c’est-à-dire de centres d’excellence capables d’exprimer des capacités sectorielles de recherche et de développement qui définissent également un rôle mondial. Mais l’ensemble de ces niches n’arrive pas à colorer technologiquement l’Italie dans son entier, à associer de façon imprescriptible l’évocation de l’Italie à la technologie. Très certainement, le facteur industriel pèse lourd. L’Italie compte une seule grande entreprise publique de technologie, Leonardo, dont l’histoire est héritière d’un conglomérat d’entreprises aérospatiales et défense, et qui se situe sur un marché différent des grandes plateformes des technologies de l’information36. À côté de cette industrie contrôlée par l’État, nous trouvons un grand nombre de PME/PMI dont certaines ont un fort contenu technologique mais dont la dimension réduite ne permet pas une véritable affirmation identitaire, à l’instar des productions passées devenues symboles du « made in Italy » mais qui se concentrent sur des produits manufacturés qui, s’ils incorporent la technologie dans les « choses » (internet of things ou internet des objets), n’offrent pas une identité numérique au prime abord.

27 Si nous remontons le fil de notre raisonnement, alors que l’identité scientifique italienne est solide, même si parfois discrète et/ou ignorée, l’identité numérique apparait comme balbutiante. Ainsi se pose un problème de définition, c’est-à-dire d’auto-représentation et de perception pour l’Italie dans le contexte numérique et scientifique, ce qui nous permet de formuler une hypothèse de la faiblesse de l’affirmation identitaire italienne dans ce contexte, une faiblesse relative également constatée au travers de l’éparpillement des ressources et politiques publiques en la matière.

28 Au travers du numérique, nous voyons donc réapparaitre un constat classique d’analyse de la société italienne : celui du caractère fédéral, pluriel d’une société qui ne

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centralise pas ses expressions sociales. L’approche des humanités numériques appliquées à l’Italie nous permet donc de renouveler la « question italienne », entre identité et histoire. Mais ce constat d’une translation identitaire par le biais du numérique ne fait qu’ouvrir les perspectives d’un champ de recherche. Différents acteurs italiens, publics et privés, se sont engagés dans des redéfinitions de l’homme face à la machine. Par exemple nous voyons émerger, en Italie comme ailleurs, des débats à propos des dangers de la technologie pour la protection des libertés et des droits. Par ailleurs, nous observons comment le numérique accompagne des projets d’évolution de la société, depuis la plate-forme Rousseau du mouvement Cinq Étoiles jusqu’à la vision de l’investissement dans le numérique comme nouveau contrat de solidarité territoriale et sociale italienne. Ainsi l’approche des humanités numériques et scientifiques apparait comme un champ d’observation et d’analyse remarquable pour appréhender l’évolution de la société italienne. Et cette correspondance à construire entre humanités numériques et scientifiques et études italiennes ouvre des perspectives pour l’enseignement et la recherche dans ces deux champs.

NOTES

1. La dénomination « humanités numériques et scientifiques » est apparue lors de la réforme du baccalauréat de 2018. Pour une réflexion globale on lira Aurélien Berra, « Pour une histoire des humanités numériques », Critique, no 819-820, 2015, p. 613-626. 2. Robert Scholes et Clifford Wulfman, « Humanities Computing and Digital Humanities », South Atlantic Review, vol. 73, no 4, 2008, p. 50-66. 3. On verra Eddie Soulier, « Introduction. Les humanités numériques sont-elles des agencements ? », Les cahiers du numérique, vol. 10, no 4, 2014, p. 9-40. 4. Pour les différents aspects du numérique et de l’histoire on verra Jérôme Bourdon et Valérie Schafer, « Présentation », Le temps des médias, no 18, 2012, p. 5-14, ainsi que Nicolas Delalande et Julien Vincent, « Portrait de l’historien-ne en cyborg », Revue d’histoire moderne & contemporaine, no 58-4bis, 2011, p. 5-29. 5. Cf. Niels Brügger, « L’historiographie de sites Web : quelques enjeux fondamentaux », Le temps des médias, no 18, 2012, p. 159-169. 6. On verra Eileen Gardiner et Ronald Musto, « Introduction to the Digital Humanities », dans The Digital Humanities : A Primer for Students and Scholars, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 1-13. 7. On renverra à Julien Longhi, « Humanités, numérique : des corpus au sens, du sens aux corpus », Questions de communication, no 31, 2017, p. 7-17. 8. Cf. Pierre Beckouche, « La révolution numérique est-elle un tournant anthropologique ? », Le Débat, no 193, 2017, p. 153-166. 9. On verra Guy Vallancien, « Ecce Homo… artificialis », Le Débat, no 193, 2017, p. 167-181. 10. Fred Glass, « Sign of the Times : The Computer as Character in “Tron, War Games”, and “Superman III” », Film Quarterly, vol. 38, no 2, 1984, p. 16-27. 11. Doran Larson, « Machine as Messiah : Cyborgs, Morphs, and the American Body Politic », Cinema Journal, vol. 36, no 4, 1997, p. 57-75.

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12. On verra Jean-Gabriel Ganascia, Le mythe de la singularité : faut-il craindre l’intelligence artificielle ?, Paris, Le Seuil, 2017. 13. Voir Emmanuelle Mignon, « Faut-il avoir peur du Cloud Act ?», Mondaq Business Briefing, 4 juillet 2018. 14. Cf Andrew Ross Sorkin, « Silicon Valley Doesn’t Like Trump. It Can Still Work With the Government », New York Times, 3 septembre 2018. 15. On verra Nicolas Mazzucchi, « Les implications stratégiques de l’intelligence artificielle », Revue internationale et stratégique, no 110, 2018, p. 141-152. 16. Cf. Anne Kurian, « Intelligence artificielle et tentation originelle par le Cardinal Ravasi », Zenit, 16 novembre 2017, https://fr.zenit.org/articles/intelligence-artificielle-et-tentation- originelle-par-le-card-ravasi/, article consulté le 20 aout 2018. 17. https://ec.europa.eu/info/law/law-topic/data-protection/reform_fr/?url=https:// ec.europa.eu/info/law/law-topic/data-protection/ reform_fr&pk_campaign=dataprotectiongoogle&pk_source= google_ads&pk_medium=paid, page consultée le 20 aout 2018. 18. Voir par exemple Cesare S. Maffioli, « Leonardo da Vinci et le savoir des ingénieurs. Aménagement et science des eaux à Milan aux environs de 1500 », Revue d’histoire des sciences, vol. 69, no 2, 2016, p. 209-243. 19. On verra en particulier Lucio Russo et Emanuela Santoni, Ingegni minuti. Una storia della scienza in Italia, Milan, Feltrinelli, 2010. 20. On verra Gérard Jorland, « Les sciences dans l’histoire », Le Débat, no 102, 1998, p. 91-98, 21. Emilio Segre, Enrico Fermi, fisico, Bologne, Zanichelli, 1987. 22. Giovanni Caprara, Storia italiana dello spazio, Rome, Bompiani, 2012. 23. On verra Jean-Pierre Darnis, « The new space economy, an opportunity for Italy ? », IAI Commentaries, no 18/36, juin 2018. 24. On verra Benoît Epron et Marcello Vitali-Rosati, « IV. La circulation des contenus », dans id., L’édition à l’ère numérique, Paris, La Découverte, 2018, p. 93-114. 25. Pour la dynamique politique récente de l’émigration italienne, on verra Guido Tintori, « L’Italie et ses expatriés. Une perspective historique », dans Stéphane Dufoix, Carine Guerassimoff et Anne de Tinguy (dir.), Loin des yeux, près du cœur. Les États et leurs expatriés, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, p. 79-104. 26. Cf. Michel Guéneau et Antoine Missemer, « Adriano Olivetti, un entrepreneur hors du commun », L’Économie politique, no 68, 2015, p. 102-112. 27. On verra Adrian Staii, « Quelques remarques à propos des systèmes de recherche d’information et de traitement des connaissances », Les enjeux de l’information et de la communication, 2002, p. 75-86. 28. Un aspect déjà évoqué par Nathalie Mallet-Poujol, « Protection des données personnelles et droit à l’information », LEGICOM, no 59, 2017, p. 49-59. 29. On verra Claude Soula, « Chine : derrière une société hyperconnectée, le rêve du contrôle total », L’Obs, 14 juillet 2018. 30. On verra Mario De Ascentiis, « GDPR, è tempesta perfetta », L’Espresso, 14 mai 2018. 31. Cf. Luigi Ferrajoli, La cultura giuridica nell’Italia del novecento, Rome-Bari, Laterza, 1999. 32. On verra Rafaella Simili, Giovanni Paoloni, Per una storia del Consiglio Nazionale delle Ricerche, vol. 1, Rome-Bari, Laterza, 2001. 33. On verra le site https://www.agid.gov.it/it/agenzia, page consultée le 1er octobre 2018. 34. On verra la page https://www.agid.gov.it/it/agenzia/stampa-e-comunicazione/notizie/ 2018/03/21/lintelligenza-artificiale-al-servizio-del-cittadino-sfide-opportunita, page consultée le 1er octobre 2018. 35. Entretien avec Umberto Giovine, Président du COPIT lors de la XIIIe législature (1996-2001), réalisé le 2 février 2000 à Rome.

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36. On verra Vera Zamagni, Finmeccanica, competenze che vengono da lontano, Bologne, Il Mulino, 2009.

RÉSUMÉS

La question des interactions et de la correspondance entre humanités et numérique se pose de façon croissante. L’approche des humanités numériques appliquées à l’Italie nous permet de renouveler la « question italienne », entre identité et histoire. Le constant d’une translation identitaire par le biais du numérique ne fait qu’ouvrir les perspectives d’un champ de recherche. Différents acteurs italiens, publics et privés, se sont engagés dans des redéfinitions de l’homme face à la machine. Par exemple nous voyons émerger, en Italie comme ailleurs, des débats à propos des dangers de la technologie pour la protection des libertés et des droits. Ainsi l’approche des humanités numériques et scientifiques apparait comme un champ d’observation et d’analyse remarquable pour appréhender l’évolution de la société italienne. Et cette correspondance à construire entre humanités numériques et scientifiques et études italiennes ouvre des perspectives pour l’enseignement et la recherche dans ces deux champs.

The question of the interactions between humanities and the digital world is receiving growing attention. Considering Italy through the lens of the digital humanities can bring about a fresh perspective on the “Italian question”, touching on issues of identity and history. Digitalization has sparked a cultural transition, paving the way for new fields of research. A number of Italian actors, both public and private, are engaged in redefining the issue of man vs. machine. For instance, in Italy as elsewhere, debates have emerged about the dangers of technology, focusing on the protection of freedom and human rights. The digital humanities therefore appear as an extremely interesting field through which to study the evolution of Italian society. Building a bridge between the digital humanities and Italian studies can open up teaching and research opportunities in both fields.

INDEX

Mots-clés : Humanités numériques, Italie, technologie Keywords : digital humanities, Italy, technology

AUTEUR

JEAN-PIERRE DARNIS Jean-Pierre Darnis, MCF HDR à l’Université Côte d’Azur de Nice, membre du CMMC, est responsable du master LEA Langues et Affaires internationales, relations franco-italiennes. Il est également conseiller scientifique de l’Istituto Affari Internazionali (IAI) de Rome. Ses recherches portent sur le rapport au monde de l’Italie et les relations franco-italiennes. Il a notamment publié avec Alessandro Marrone, « The Istituto Affari Internazionali as non-state actor for Italy’s foreign policy ? », Cahiers de la Méditerranée, no 94 (juin 2017), p. 331-349 ; avec Nicolo Sartori et

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Alessandra Scalia, « Il futuro delle capacità satellitari ai fini della sicurezza in Europa : quale ruolo per l’Italia ? », Rome, Nuova Cultura, 2016, 170 p. ; et « La construction du “mythe négatif” de l’Europe, corollaire des progrès de l’intégration ? Le cas de la nomination du haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, Federica Mogherini », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 43, no 1, 2016, p. 169-183.

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Comptes-rendus

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Jacques-Olivier Boudon, La campagne d’Égypte, Paris, Belin, 2018, 320 p.

Jean-François Figeac

1 Il n’est pas facile pour tout historien d’écrire sur des sujets qui ont été l’objet par le passé à la fois d’études poussées et de grandes synthèses faisant encore autorité. En s’intéressant à la campagne d’Égypte, pendant exotique de la campagne de Russie sur laquelle il s’était penché il y a quelques années, Jacques-Olivier Boudon était conscient de ce défi. En effet, Henry Laurens1 ou plus récemment Juan Cole 2 sont considérés comme ayant réalisé des synthèses particulièrement abouties, intégrant le regard des Français mais également celui des Ottomans et des Égyptiens, afin de montrer l’affrontement de deux cultures mais aussi l’adaptation des Français au contexte local.

2 Néanmoins, ces historiens, tout en étudiant exhaustivement l’expédition française, ne donnaient pas la primauté au fait militaire et à l’expérience des combats. En effet, la profusion des témoignages sur « la campagne militaire qui, avec celle de Russie, a donné lieu à la publication du plus grand nombre de Mémoires » (p. 11) invitait à creuser une telle approche. C’est cet angle d’attaque novateur dans l’histoire de ce conflit qui est employé par l’auteur qui nous offre ici un récit stimulant et original de la campagne militaire française qui est avant tout incarnée par des hommes. Le parcours de ces derniers, officiers ou simples soldats, marins ou membres de la commission scientifique, est retracé par l’auteur avec la rigueur et la méticulosité que nous lui connaissons. Au-delà de la diversité des trajectoires, des points communs sont bien visibles dans les destinées des uns et des autres. Ainsi, l’armée qui s’embarque à Toulon, de Marseille, de Gênes et de Civitavecchia est jeune. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les généraux : Bonaparte, Lannes, Desaix ou encore Reynier ne sont pas encore âgés de trente ans. Mais, dans le même temps, elle est expérimentée : beaucoup de soldats ont connu leur première expérience militaire au cours de la levée en masse de l’an I et se sont aguerris sous le commandement de Bonaparte en Italie. En effet, cette nouvelle campagne, qui se prépare et dont l’objectif n’est connu par la majorité des troupes que durant la traversée, se situe dans le prolongement des guerres révolutionnaires et les soldats « ont l’habitude de la guerre, mais ils se considèrent aussi comme les propagateurs de l’idéologie révolutionnaire » (p. 20).

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3 Après la prise de Malte, point d’appui essentiel pour le contrôle de la Méditerranée qui « doit servir de base arrière à l’expédition d’Égypte » (p. 36), l’armée française s’empare d’Alexandrie, puis vainc les Mamelouks à la bataille des Pyramides (20 juillet 1798), avant de voir sa flotte anéantie à la bataille d’Aboukir (1er août). Dès lors, l’armée d’Orient étant prisonnière de sa conquête, l’obligation lui est faite de développer sa colonie pour faire accepter la présence française. C’est ce que fait Bonaparte en mettant en place un nouveau découpage administratif, tout en tentant de s’attacher les élites locales (en particulier les cheiks et les ulemas) qui participent à cette réforme, en créant un divan, d’abord au Caire, puis dans toute l’Égypte. Cette politique passe par l’adjonction aux troupes françaises de troupes auxiliaires, au premier rang desquelles on retrouve des mamelouks qui composent bientôt une légion d’élite dont certains membres, comme Roustam, sont dans l’entourage de Bonaparte. Le général en chef essaie aussi de s’allier le petit peuple en se faisant passer dans plusieurs proclamations comme l’ami de l’Islam et le réalisateur des desseins d’Allâh face à la corruption ottomane.

4 Néanmoins, le greffon ne prend pas et les révoltes sont nombreuses dès le mois d’octobre 1798. Comme le rappelle très justement l’auteur, elles sont diverses, certaines sont urbaines (la fitna du Caire) ou d’autres plus rurales et provinciales (révolte d’Hassan Toubar près du lac Menzaleh), mais toutes ont pour point commun de mettre en avant le djihâd contre les Infidèles ainsi que les transformations fiscales engendrées par la présence française. Face à cette impossibilité de dialogue, la répression française apparaît impitoyable, ce qui permet à Jacques-Olivier Boudon d’avoir des développements très originaux et bienvenus sur les violences de guerre dans une perspective d’histoire anthropologique du fait militaire. Les atrocités se font des deux côtés et sont présentes aussi bien en Égypte qu’en Syrie. Certaines pratiques de l’armée ottomane comme la décapitation ou la sodomie conduisent à un durcissement des violences françaises. Lors de la prise de Jaffa, les prisonniers turcs comme de nombreux civils sont massacrés, ce qui permet aux Britanniques de commencer à élaborer la légende noire de Napoléon Bonaparte. Le sort des prisonniers, et notamment des femmes souvent violées, n’est guère enviable lors de la prise des villes par les Français.

5 Cette violence quotidienne ainsi que les nombreuses pertes subies par les Français (40 % du contingent sur l’ensemble de la campagne selon l’auteur), contribuent à entraîner un véritable « spleen de l’armée » (p. 165), présent chez les soldats comme au sein de l’état-major. Celui-ci est à la proportion de leur déception après l’arrivée des troupes sur le sol d’Égypte. Vues comme un pays de Cocagne comme l’Égypte antique, les terres où débarquent les Français sont pauvres, inhospitalières et insalubres (la peste fera autant de ravages que les batailles). Ainsi, beaucoup de militaires qui s’estiment dupés n’ont plus qu’un désir : rentrer en France. Le désarroi à la suite de la séparation de leur famille ou de leur compagne est particulièrement visible dans leur correspondance. Pour eux, l’Expédition d’Égypte ne constitue pas le début d’un rêve orientaliste mais bel et bien la fin de ce dernier.

6 Néanmoins, comme le souligne l’auteur, le jugement doit être plus nuancé en ce qui concerne les scientifiques. Si certains, comme Geoffroy Saint-Hilaire, sont déçus par rapport à ce qu’ils attendaient, d’autres, comme Vivant-Denon, s’extasient devant les ruines de Thèbes où « c’est l’émerveillement, partagé par l’armée » (p. 126). Surtout, ils incarnent la réussite d’une coopération inédite avec des militaires qui essaient de les comprendre comme ils tentent de comprendre les autochtones. Bien que des tensions

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reviennent régulièrement entre les généraux et les savants, les premiers font en sorte que les seconds puissent s’adonner sereinement à leurs recherches, y compris après le départ de Bonaparte. Il résulte de ces travaux deux créations majeures, l’Institut d’Égypte, fondé au Caire sur le modèle de l’Institut de France et La Description de l’Égypte, véritable monument digne de l’Encyclopédie devant consigner l’ensemble des connaissances acquises sur l’Égypte ancienne et moderne.

7 Nonobstant cette réussite, la campagne se solde par un échec sur le plan militaire. Dans l’incapacité à prendre Saint-Jean d’Acre et donc dans l’impossibilité de s’emparer de la Syrie, Bonaparte rentre en France pour réaliser son coup d’État tout en bénéficiant d’un succès écrasant sur les troupes ottomanes à Aboukir (25 juillet 1799). Son successeur Kléber, n’obtenant pas de nouvelles, décide de traiter avec l’Empire Ottoman, car il est pleinement conscient de l’incapacité française à rester maître de l’Égypte en l’absence de renforts. Menou, qui lui succède après son assassinat, a, au contraire, une réelle vision coloniale, passant par une intégration accrue des Égyptiens dans l’administration, ainsi que par le métissage qu’il s’applique à lui-même en épousant la fille d’un notable de Rosette. Néanmoins, il est contesté au sein de l’état-major qui lui reproche son incompétence en matière stratégique, « sa faible popularité au sein de l’armée tenant aussi à sa conversion à l’islam » (p. 220). Il ne peut empêcher les divisions au sein de l’armée et doit capituler devant les Anglais à Alexandrie en septembre 1801.

8 L’expédition était finie, la légende pouvait ainsi commencer à se mettre en place. Jacques-Olivier Boudon évoque cette dernière dans son dernier chapitre sur « le retour d’Égypte ». Elle est propagée dans les mémoires que rédigent les soldats et les scientifiques dès leur retour en France. L’épopée orientale marque durablement l’identité de ces hommes, comme le capitaine François qui meurt en 1853. On inscrit sur sa pierre tombale le titre de « dromadaire d’Égypte ». Si les membres de l’expédition ont été déçus par leur voyage, l’expédition d’Égypte marque une reviviscence de l’orientalisme et un essor de l’égyptomanie, visible dans le quotidien, des fontaines parisiennes construites en 1806 (comme par exemple celle visible encore aujourd’hui à la sortie de la station de métro Vaneau) jusqu’au mobilier égyptianisant que l’on retrouve dans les intérieurs de la noblesse d’Empire.

9 L’expédition d’Égypte, tout comme sa postérité politique et culturelle en France, sont ainsi relatées dans un style clair et limpide qui permet à l’auteur d’adopter un ton littéraire tout en gardant toute la rigueur requise dans ce genre d’ouvrage. En effet, le lecteur a l’impression de s’embarquer avec les soldats à Toulon, est témoin des combats dans les sables brûlants du désert ou reste interdit devant la description des atrocités commises des deux côtés. En redonnant la parole à ces témoins oubliés pendant trop longtemps, ce que n’avait pas fait Henry Laurens, Jacques-Olivier Boudon nous montre une fois de plus que la précision et la rigueur scientifique ne sont pas incompatibles avec une histoire vivante et incarnée, dans laquelle le spécialiste de la question d’Orient tout comme le lecteur curieux et désireux de mieux connaître cette entreprise intrigante et mystérieuse du Directoire, y trouveront chacun leur compte.

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NOTES

1. Henry Laurens, L’Expédition d’Égypte 1798-1801, Paris, Le Seuil, 1997. 2. Juan Cole, Bonaparte et la République française d’Égypte, Paris, La Découverte, 2007 ; Juan Cole, La véritable histoire de l’expédition d’Égypte, Paris, La Découverte, 2017.

AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS FIGEAC

Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne Centre d’Histoire du XIXe siècle

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Philippe Foro (dir.), L’Italie et l’Antiquité du Siècle des lumières à la chute du fascisme, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2017, 303 p.

Christophe Poupault

1 Philippe Foro, enseignant-chercheur à l’université de Toulouse, spécialiste de l’histoire politique et culturelle de l’Italie contemporaine, rassemble dans cet ouvrage pluridisciplinaire vingt-deux contributions dont certaines sont issues d’un colloque qu’il avait organisé en novembre 2009, à Toulouse, sur « L’Italie et l’Antiquité du Siècle des Lumières à la Grande Guerre ». Sur un temps long, qui débute avec l’émergence du Risorgimento au XVIIIe siècle et qui se termine avec la période fasciste, l’ouvrage interroge les liens polymorphes et multiformes qu’établissent la pensée, la politique et les arts italiens avec l’Antiquité. Il s’inscrit dans la continuité des nombreuses recherches qui, depuis plusieurs années, s’intéressent à la réception des thèmes antiques dans l’Italie contemporaine. Rome et son Empire, qui sont des modèles d’organisation politique, culturelle et d’unité, mais aussi un point de repère artistique, ont tôt inspiré la nation italienne. Les régimes successifs ont repris à leur compte l’image de la puissance romaine et impériale en instrumentalisant le culte de la romanité à leur profit. Avec le fascisme, la restauration du mythe de Rome a été l’occasion de faire le lien entre le passé, le présent et le futur.

2 L’introduction de Philippe Foro présente le contexte politique général de l’Italie pendant la période et justifie le cadre chronologique. Le XVIIIe siècle incarne le renouveau de l’attention portée au patrimoine antique et aux études classiques, amorcé à la Renaissance. Tout au long du XIXe siècle, qui correspond à la période unitaire, l’Antiquité, pour la plupart des patriotes, est une référence importante. Sous le fascisme, la Rome antique devient un mythe qui sert la conception de l’histoire imposée par le régime et qui légitime son pouvoir. Les contributions sont rassemblées dans quatre parties thématiques. Chacune fait l’objet d’une courte présentation qui n’annonce pas systématiquement tous les articles qui la composent.

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3 La première partie, intitulée « Discours politiques », est surtout centrée sur la période fasciste. Elle commence par une contribution de Jean-Yves Frétigné sur le rapport au monde gréco-latin de Giuseppe Mazzini qui « circonscrit l’importance de l’Antiquité à la sphère de la pensée religieuse » (p. 26) et déplore son usage politique. Leandro Polverini montre au contraire comment, lors des expositions et des manifestations du cinquantenaire de la proclamation du royaume d’Italie, en 1911, l’État, dans une dialectique entre modernité et Antiquité, cherche à afficher les progrès effectués au cours d’un demi-siècle d’unité, tout en mettant en exergue, grâce à l’Exposition archéologique de Rome, l’héritage de la civilisation romaine, en faisant de la « troisième Rome » l’héritière de la première. Jan Nelis étudie ensuite les discours anti- romains de Mussolini avant 1915. Pendant sa période socialiste, il assimile Rome au pouvoir catholique et au pouvoir libéral qu’il honnit. En outre, son intérêt pour la régénération nationale prime, loin de la propagande du régime fasciste qui en fera un défenseur de la romanité depuis sa plus tendre enfance. Le parallèle mis en évidence par Philippe Foro entre Mussolini et Auguste, tous deux fondateurs d’un régime et d’un empire, constructeurs et urbanistes, promoteurs de colonies, favorables aux compétitions sportives (les jeux dans l’Antiquité), pour le prestige de leur régime, rappelle combien le gouvernement fasciste exalte la romanité dans sa pratique du pouvoir. L’article de Mariella Colin le prouve également en étudiant, sous le fascisme, les références à la civilisation romaine dans les livres pour l’enfance et la jeunesse, notamment l’importance accordée au Natale di Roma. Elle souligne que « la propagande attribue à Rome la paternité de l’État totalitaire » (p. 72) et de l’Empire, proclamé en 1936. Une autre contribution de Jan Nelis, après avoir proposé quelques pistes de recherches sur l’héritage identitaire de la Rome antique durant le Ventennio nero, comme la réception fasciste de Jules César qui n’a fait l’objet que de travaux partiels, ou le rôle et la fonctionnalité de la romanité dans la culture populaire, revient sur l’utilisation du mythe de Rome comme élément majeur de l’idéologie et de la culture fascistes, en rappelant qu’il n’est jamais un retour en arrière mais au contraire une projection vers l’avenir. Il nourrit la construction totalitaire, développe la fierté nationale et encourage l’impérialisme. Cette première partie s’achève par une analyse de Claudia Müller sur les relations entre catholicisme et fascisme dans le culte de la romanité.

4 La seconde partie s’intitule « Institutions et Archéologie ». Les trois premières contributions traitent de l’importance de l’archéologie dans la politique culturelle de l’Italie avant et après l’Unité, afin qu’elle préserve son patrimoine national et qu’elle renforce son prestige politique, notamment face à la concurrence scientifique européenne. Sarah Rey étudie le parcours d’Albert Grenier, membre de l’École de Rome, qui participe à la fin du XIXe siècle à des campagnes de fouilles sur les Étrusques à Bologne. Ses découvertes se heurtent aux enjeux régionaux et nationaux d’une discipline en plein essor, où les interprétations archéologiques sont intimement liées au contexte politique d’un régime qui cherche à trouver dans le lointain passé de la péninsule les preuves d’une unité précoce. Nathalie de Haan s’intéresse à l’archéologie classique en Campanie pendant le fascisme en montrant, à partir des actions d’Amedeo Maiuri et d’Umberto Zanotti-Bianco, que le contrôle du gouvernement de Mussolini n’a pas toujours été aussi déterminant et que son instrumentalisation de l’archéologie est plus complexe qu’en apparence. Une autre contribution de Nathalie de Haan revient ensuite sur la période d’avant l’Unité. Elle traite de la découverte de Pompéi au XVIIIe siècle qui, malgré son influence sur le développement du goût néo-classique en Europe,

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n’a jamais fait l’objet d’une place prépondérante pendant le Risorgimento, y compris concernant les réflexions sur le passé de l’Italie, avant tout parce que la cité faisait partie du royaume des Deux-Siciles, synonyme de stagnation et d’hostilité au processus unitaire, si bien que sa valorisation dans le patrimoine national ne s’est développée que dans les années 1860, grâce aux efforts de Giuseppe Fiorelli qui défendait à la fois l’intérêt national du site et la valeur universelle qu’il représentait. Sarah Rey, à nouveau, analyse ensuite le refus du serment sous le fascisme et le nazisme de deux antiquisants, Gaetano de Sanctis et Kurt von Fritz. Si les parcours de ces deux savants et les raisons de leur refus sont connus, l’intérêt de la contribution est qu’elle présente leur carrière en parallèle et à l’aune de l’évolution des deux régimes totalitaires, au sein desquels l’antifascisme était rare parmi les archéologues et les spécialistes d’histoire antique. Pour finir, Leandro Polverini s’intéresse à la réorganisation fasciste des études historiques et de l’Institut italien pour l’histoire ancienne, en lien avec l’emprise du régime sur les institutions scientifiques.

5 La troisième partie, « Arts et Antiquité en Italie », regroupe des articles fort divers. Michel Lehmann propose une analyse de la valeur esthétique de l’Antiquité dans Nabucco, opéra de Verdi devenu un symbole dans la lutte nationale italienne. Si l’histoire ancienne suscite un faible intérêt chez le compositeur, l’auteur assure que « nous pouvons raisonnablement postuler que Verdi a su trouver dans son Nabucco un ton tragique à la manière antique » (p. 174) et que « l’Antiquité prend forme sur scène par un jeu de strates » (p. 175). La contribution suivante, écrite par Philippe Foro, fait repartir le lecteur au XVIIIe siècle puisqu’elle traite du voyage en Italie de Montesquieu, dans le cadre du Grand Tour, occasion de son ouverture à l’art et au patrimoine antiques. Les témoignages de l’écrivain permettent de saisir la façon dont il a participé au prestige du patrimoine romain de l’Italie. Christophe Imbert, à partir des écrits de Giambattista Vico, Giovanni Battista Piranèse et Saverio Bettinelli, s’intéresse à la façon dont, au Siècle des Lumières, ont surgi « les éléments capables de fonder une mystique de l’italianité propres à préserver le rôle tutélaire de Rome et à lui faire traverser avec succès un romantisme et une modernité parfois ostensiblement anticlassiques » (p. 193). Sarah Amrani, dans deux contributions successives, clôture la partie en analysant les références à l’Antiquité dans les œuvres de Gabriele D’Annuzio, puis d’Emilio Gada et de Vitaliano Brancati, ces deux derniers ayant été des pourfendeurs de l’Italie fasciste, très critiques vis-à-vis de l’instrumentalisation de l’héritage romain par le régime de Mussolini.

6 La quatrième et dernière partie traite de « Figures antiques ». Arnaldo Marcone évoque la place de César et de Cicéron dans la culture italienne et l’historiographie à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, en réhabilitant le second par rapport à son illustre contemporain. Tatiana Crivelli met en exergue la place des héros et héroïnes de l’Antiquité dans les Chants de Giacomo Leopardi, à partir de l’exemple de Télésille, poétesse et guerrière grecque du IVe siècle avant Jésus-Christ. L’article suivant, d’Antonella Capra, aborde la question de l’Antiquité et du cinéma en examinant l’intérêt pour les films historiques durant les premières années du cinéma italien. L’auteur s’interroge en particulier sur leur portée dans la construction de l’identité italienne et sur leur rôle didactique dans la politique impérialiste conduite par l’État en Afrique. Marie-Laurence Haack traite ensuite de la façon dont l’intellectuel Giulio Evola, soutien idéologique au régime fasciste sans avoir adhéré au PNF, a encouragé le culte de la romanité en dénigrant le passé étrusque de l’Italie qu’il jugeait décadent,

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pour mieux valoriser le mythe de Rome, symbole d’unité et d’universalité. Anne- Violaine Houcke retrace enfin, dans la dernière contribution, la place de la romanité dans les films de Federico Fellini qui mettent en scène l’Italie fasciste. Elle aborde subtilement la façon dont le fascisme a été pour le réalisateur l’occasion d’une réflexion sur le pouvoir des images.

7 Ce collectif, par la richesse des contributions, permet de questionner en permanence les rapports entre passé et présent. Chaque article approfondit utilement des thématiques centrales pour tous ceux qui s’intéressent aux rapports de l’Italie contemporaine à l’Antiquité, à l’instar de l’utilisation politique de l’archéologie à l’époque libérale et sous le fascisme, des références au mythe de Rome pendant le processus unitaire, ou bien des diverses instrumentalisations de l’Empire romain par le régime de Mussolini, ainsi que leurs limites. Il pèche cependant par un manque de cohérence chronologique dans l’ordre de présentation des textes. En outre, l’absence de conclusion, qui aurait sans doute permis de mieux appréhender les apports généraux de l’ouvrage, est une faiblesse. De surcroît, on ne peut que regretter qu’il n’y ait pas d’index. La bibliographie présentée à la fin du livre est quant à elle très sommaire. Elle ne cite pas par exemple la recherche fondamentale d’Antonino de Francesco, The Antiquity of the Italian Nation. The Cultural Origins of a Political Myth in Modern Italy, 1796-1943, parue en 2013 aux Presses de l’université d’Oxford. Cette publication collective confirme néanmoins que les sujets les plus divers nourrissent la vision de la romanité dans l’Italie contemporaine, dont l’utilisation est autrement plus complexe et variée que ce qu’une rhétorique en apparence répétitive laisse augurer.

AUTEUR

CHRISTOPHE POUPAULT Université Nice Côte-d’Azur, CMMC

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Frédéric Le Moal, Histoire du fascisme, Paris, Perrin, 2018, 425 p.

Ralph Schor

1 Frédéric Le Moal, spécialiste de l’Italie, propose une nouvelle histoire du fascisme. Son projet ne consiste pas à livrer des faits inédits, ceux-ci étant généralement bien établis, mais à donner une interprétation du mouvement mussolinien.

2 L’auteur insiste à juste titre sur la diversité des sources auxquelles s’alimenta le fascisme et donc sur la complexité du phénomène. Ainsi sont passés en revue les emprunts faits à Rousseau, Nietzsche, Sorel, Marx, au Risorgimento, au mazzinisme, au garibaldisme, au futurisme, surtout la référence constante à la Révolution française et principalement à sa composante jacobine. La Grande Guerre posa les cadres d’un État totalitaire, introduisit les masses comme acteur majeur et engendra une culture mêlant nationalisme et amertume due à la « victoire mutilée ». Dans ce jeu d’influences, Frédéric Le Moal accorde une place essentielle à la Révolution française qui constitue, selon lui, la plus importante matrice du fascisme. Certes, reconnaît-il, Mussolini rejetait certains points du legs révolutionnaire français comme l’individualisme égalitaire ou la défense des droits de l’homme. Mais, ceci posé, l’auteur recense soigneusement les nombreuses citations par lesquelles le Duce avouait ce qu’il devait à Robespierre et à ses amis jacobins. Frédéric Le Moal insiste sur l’idée selon laquelle le fascisme ne voyait pas le peuple comme une addition d’individus autonomes, mais comme un rassemblement indifférencié conduisant, selon l’expression de Rousseau, à « transporter le moi dans l’unité commune ». De là découlait la construction d’un État totalitaire dans lequel le parti unique était subordonné aux structures étatiques. Le totalitarisme se traduisit dans la création d’organisations d’encadrement social comme le Dopolavoro ou l ’Opera nazionale Balilla, la fascisation de l’enseignement, le corporatisme et même l’imposition d’un calendrier fasciste, descendant direct du calendrier révolutionnaire français. En vérité, souligne l’auteur, Mussolini ne renia jamais son socialisme initial et s’attacha méthodiquement à mettre en place les cadres d’une révolution politique, sociale, culturelle et anthropologique. Mussolini voulait en effet construire un homme nouveau. Certes le Duce, peint comme fondamentalement hostile au christianisme, religion des faibles, ne put dégager la société italienne de son

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enveloppe catholique, très ancrée dans le pays, mais il essaya d’avancer dans les autres domaines. Aussi fut-il soutenu et influencé par les futuristes qui voulaient se libérer du passé et célébraient la modernité, le progrès, la vitesse, le sport, la violence. À cet égard, le fascisme n’était pas un parti tourné vers la réflexion théorique, mais, selon les termes du Duce, « une organisation de combat » tendant « plus qu’au prosélytisme… à l’action ». Le squadrisme, rejetant la médiation électorale, réglait directement les problèmes, à la base, par la violence. L’auteur note in fine que le fascisme pur n’apparut guère cohérent avec sa source révolutionnaire que dans les derniers mois de son existence, lors de l’épisode éphémère de la République de Salo, quand eurent disparu la monarchie et les cadres anciens, quand Pavolini essaya de revenir à un fascisme prolétaire et jacobin et voulut socialiser les entreprises.

3 Cette dernière observation conduit à nuancer la thèse de Frédéric Le Moal. En effet, le fascisme ne devint réellement lui-même, chimiquement pur, fidèle aux ambitions révolutionnaires qui lui sont prêtées, qu’au moment de son agonie, quand il ne représenta plus rien, quand Mussolini, malade et dépressif, souvent aboulique, laissa se déchaîner la violence de ses amis. Au contraire, durant les vingt années de véritable pouvoir, le Duce ne cessa de tenir le squadrisme en laisse, ce mouvement lui inspirant, comme dit Frédéric Le Moal, une « méfiance viscérale » (p. 89). De même, durant la même période, Mussolini surveilla attentivement son vieux rival Federzoni, apôtre du fascisme dur. Le maître de l’Italie, tout en instituant une dictature et le culte de la personnalité, ménagea soigneusement les contre-pouvoirs qu’étaient la monarchie, l’Église, l’armée, la bourgeoisie industrielle. Précaution tactique, précise l’auteur qui tient à enraciner solidement le fascisme dans la tradition révolutionnaire. Cependant cette thèse semble contredite par bien d’autres aspects du régime comme l’exaltation des traditions et de la Rome antique, la défense de l’ordre moral, de la société patriarcale, du monde rural et de ses valeurs, le maintien du pouvoir représenté par le capital, les mesures prises pour supprimer la lutte des classes, la relative liberté laissée aux intellectuels et aux artistes. L’auteur évoque souvent la modération personnelle de Mussolini, son art du compromis et du jeu de bascule, aussi bien à l’intérieur que dans le domaine de la politique extérieure. Mussolini ou l’anti-Robespierre. Prudence tactique ? Les précautions semblent bien nombreuses chez un homme qui détenait tant de pouvoirs.

4 Frédéric Le Moal rappelle fortement que le fascisme se distingue de la pensée purement réactionnaire. Certes, mais il y a longtemps que les historiens sérieux ont établi une nette différence entre le fascisme et le maurrassisme, le franquisme, le salazarisme. À trop vouloir tirer le système mussolinien vers la gauche, à l’aide d’arguments parfois fondés, l’auteur finit par quasiment nier la complexité du mouvement qu’il étudie et par minorer ou oublier les emprunts faits par le fascisme aux droites. Le livre offre de nombreuses références mais il présente un plaidoyer qui perd de sa force en étant trop univoque.

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AUTEUR

RALPH SCHOR Université Côte-d’Azur Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (CMMC)

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