La duchesse de Chevreuse PRINCIPAUX OUVRAGES DU MÊME AUTEUR La Femme dans la peinture moderne, , Plon, 1955 (épuisé). Fontaines de Paris, Paris, Le Centurion, 1958 (épuisé). Evocation du Grand Paris, 31., Paris, Éd. de Minuit, 1956-1961 (épuisé). Histoire souriante de Paris, Paris, Berger-Levrault, 1962 (épuisé). Napoléon et Paris, Paris, Berger-Levrault, 1964 (épuisé). Ile-de-, pays du dimanche, Paris, Arts et métiers graphiques, 1964- 1965 (épuisé). Moyen Age en Ile-de-France, Paris, Fayard, 1965 (épuisé). Châteaux d'Ile-de-France, Paris, Balland, 1968 (épuisé). Éd. allemande, Munich, 1968. Dictionnaire des églises de France : Ile-de-France (en coll.), Paris, Laffont, 1968. Le Val-de-Marne, Paris, Éd. de Minuit, 1968 (épuisé). Couronné par l'Académie française. Album Saint-Simon, Paris, Bibl. de la Pléiade, 1969 (épuisé). Les Châteaux de la Loire, Paris, Alpha, 3e éd., 1972 (épuisé). Inventaire des églises des Hauts-de-Seine, Paris, Fédération des Sociétés historiques de la région parisienne, 1973-1975. Les Musées de France, Pans, coll. Que sais-je?, P.U.F. 3e éd., 1976. Cette curieuse famille d'Orléans, Paris, Perrin, 2e éd., 1977 (épuisé). 3e éd. en préparation. Histoire des grands boulevards, Paris, Le Cadratin, 1980. Couronné par l'Académie française. Histoire et histoires de Sceaux, préface de Georges Duhamel, Sceaux, 3e éd., 1981 (épuisé). Charenton-le-Pont, cinq mille ans d'histoire, Paris, L'Albatros, 1982. Dix siècles à Montfort-l'Amaury (avec M.-H. Hadrot), préface de Jacques de Lacretelle, Montfort-l'Amaury 1983. Couronné par l'Académie française. L'Essonne dans la Seine-et-Oise d'autrefois, Roanne, Horvath, 1984. Choderlos de Laclos ou l'obstination, Paris, Grasset, 2e éd., 1985. Bourse Goncourt de la Biographie, 1985. Monsieur de Saint-Simon, Paris, Fayard, 3e éd., 1987. Prix Henry Malherbe 1975 (épuisé). Monte-Cristo, un château de roman, préface d'Alain Decaux, Marly, Éd. Champflour, 1987 (épuisé). Guide des statues de Paris, Paris, Hazan, 1990. Les Chemins du Roi-Soleil, préface de Mgr le Comte de Paris, Florence, Bonechi, 1993. Éd. anglaise, allemande, italienne. Les Hauts-de-Seine autrefois, Lyon, Horvath, 2e éd., 1994 (épuisé). Guide des maisons d'hommes célèbres, Paris, Pierre Horay, 5e éd., 1995. Le Sort des statues de bronze parisiennes sous l'occupation allemande, Paris, Fédération des Sociétés historiques de la région parisienne, 1996. De Maisons-sur-Seine à Maisons-Laffitte, préface de J.-B. Duroselle, Maisons-Laffitte, 3e éd., 1993. Histoire de l'Elysée, Paris, Perrin, 4e éd., 1999. Couronné par l'Académie française. Les Maisons d'écrivain, Paris, coll. Que sais-je ?, P.U.F., 1997. Histoire de l'architecture à Paris, Paris, Nouvelle Histoire de Paris, 1997. Ecrivains de Basse-Normandie, Caen, Centre régional des Lettres, 1998. Dictionnaire1998. des monuments d'Ile-de-France (direction), Paris, Hervas, La Curieuse Histoire du Vésinet, préface d'Alain Decaux, 3e éd., 1998. La Ferté-Vidame (en coll.), La Ferté-Vidame, 1998. GEORGES POISSON

La Duchesse de Chevreuse

Perrin © Librairie Académique Perrin, 1999. ISBN : 2-262-01499-X L'auteur remercie

Les services d'archives des Bouches-du-Rhône, de Charente, Ille-et-Vilaine, Indre-et-Loire, Lot-et-Garonne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Somme, Tarn-et-Garonne, Vaucluse et des villes de Saint-Malo et Namur. La Bibliothèque municipale de Saintes. Les centres de documentation du musée de l'Ile-de- France et du musée de la Marine. Mmes Noëlle CAZIN, présidente de la Société des Let- tres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc ; Micheline CUENIN, professeur émérite à l'Université Paris-III ; Hélène HIMEL- FARB, secrétaire générale de la Société Saint-Simon; la comtesse de LATOUR DE GEAY; Mlle Marie-Claire MANGIN, bibliothécaire du Musée lorrain ; Mme Claude MORLET-CHANTALAT, professeur émérite à la Sorbonne. M. Roland BOSSARD, chargé d'études au château de Versailles; l'abbé Jacques CHOUX, conservateur en chef honoraire du Musée lorrain ; MM. Jean-Charles FULAINE, Jacques KUHNMUNCH, conservateur en chef au château de Compiègne; Pierre LEMOINE, conservateur général honoraire du château de Versailles ; Amaury LEFÉBURE, conservateur en chef du château de Fontainebleau; Bernard MISSENARD, propriétaire du château de Cou- zières; Matthieu PINETTE, conservateur en chef des musées d'Amiens; le baron PINOTEAU. Et particulièrement M. le duc de LUYNES et son frère, mon ami le comte Thomas de LUYNES.

CHAPITRE 1 Madame la connétable (1600-1621)

Hercule de Rohan, d'une branche cadette de l'illustre maison bretonne, duc et pair de Montbazon depuis 1595, grand veneur, gouverneur de Paris, chevalier du Saint- Esprit, était grand, majestueux, brutal et passablement stupide. Certains faisaient rimer son nom avec « âne sans raison » et l'on citait ses balourdises : - Madame, disait-il à la reine, laissez-moi aller trouver ma femme, elle m'attend ; et dès qu'elle entend un cheval, elle croit que c'est moi. De son mariage avec Anne de Lénoncourt, d'une famille lorraine, naquirent deux enfants : Louis, futur prince de Guéméné, le 5 août 1598, et Marie-Aimée, notre héroïne, en décembre 1600 au château de Coup- vray, entre Marne et Grand Morin, dans l'évêché de Meaux, à sept lieues de la capitale. A cette époque où l'Ouest parisien n'était pas encore soumis à l'attraction de Versailles, les noblesses d'épée et de robe, à la recherche d'une résidence campagnarde où fuir un Paris encombré et malodorant, s'établissaient volontiers en Brie, où l'attirance de Fontainebleau au sud jouait un peu le rôle échu plus tard à Versailles. Ceci par- fois à de longues distances du château royal, mais les sei- gneurs de cette époque, par les mauvaises routes du temps, n'hésitaient pas à abattre du chemin. Le maître des comptes Jacques de Bragelongne avait acquis en 1577 la terre de Jossigny; l'intendant des Finances Picot de Santeny avait fait construire Ormesson en 1580 ; Nicolas de Harlay de Sancy faisait en 1597 éle- ver Grosbois, qui passera au duc d'Angoulême, bâtard de Charles IX; Charles de Pierrevive habitait Lésigny, où nous reviendrons ; et Salomon de Brosse élèvera à partir de 1613 Coulommiers pour la duchesse de Longueville. Quant au domaine de Coupvray, il se trouvait sur la route de Montceaux-les-Meaux, château royal construit pour Catherine de Médicis, offert par Henri IV à Gabrielle d'Estrées, qui y donnait de somptueuses fêtes, dignes d'une cour royale. Hercule de Montbazon pensait-il « se placer » auprès de la favorite, qui avait à l'époque toutes chances de devenir reine de France? Toujours est-il qu'en 1596 il entama la reconstruction du château féodal de Coupvray, possession de sa femme, reconstruction qui n'était pas terminée à la naissance de Marie. L'édifice était-il déjà suffisamment habitable ou la famille dispo- sait-elle d'une autre demeure à côté du chantier ? Impos- sible de le dire, et il faut se contenter d'événements voisins : 1599, mort de Gabrielle ; 1600, mariage d'Henri IV et de Marie de Médicis, à qui Henri IV offre Montceaux; 1602, achèvement du château de Coupvray, que le roi érige en baronnie en 1605. Le château nous est resté, d'ailleurs en triste état : ordonnance majesteuse de brique et pierre, avec corps central flanqué de bâtiments latéraux, le tout à vingt- quatre croisées de façade, coiffé de hauts combles d'ardoise, un par corps de bâtiment, hérissés de chemi- nées de brique, l'ensemble élevé sur un terre-plein cerné de douves sèches. A côté, autour d'une cour quadrangu- laire, des communs aujourd'hui bien conservés : logis à arcature surbaissée, écuries pour quarante chevaux, lavoir, fruitier, pigeonnier à 2 640 cases, grange aux dîmes du XIII siècle, jardin potager s'ouvrant par une grille ornée des macles des Rohan, le tout accompagné d'un parc qui sera au XVIII qualifié de considérable. Mais nous ignorons si Marie garda souvenir de cette demeure ou même si elle y revint jamais, par exemple pour rendre visite à sa grand-mère maternelle Françoise de Laval, qui y mourra en 1615. L'enfant fut baptisée à Saint-Eustache en février 1602, la reine Marie de Médicis étant marraine, preuve de la position importante de Montbazon à la Cour. La même année mourait à dix-neuf ans son épouse, qui avait eu le temps d'afficher une légèreté de mœurs dont sa fille héri- tera au centuple. Nous ne savons pas quelles furent ses premières années, qui se déroulèrent sans doute loin de Coupvray (peut- être la mort de la duchesse avait-elle dissuadé son mari d'y retourner), plus vraisemblablement dans la demeure familiale parisienne, dont nous ignorons l'emplacement à cette époque. L'enfant séjourna aussi au château ances- tral de Montbazon, entre Cher et Indre, propriété des Rohan depuis la fin du XV siècle, après avoir un moment abrité le cardinal Balue dans sa célèbre cage, et Henri IV en 1589. L'édifice se composait d'un donjon carré bâti par Foulques Nerra vers l'an mil et que nous voyons toujours, aujourd'hui regrettablement surmonté d'une énorme statue de la Vierge, et d'une enceinte à l'intérieur de laquelle s'élevait un logis du XV siècle entièrement disparu. C'était la résidence officielle de la famille, mais l'horizon était bouché par les murailles et le duc Hercule avait acheté en 1597 tout près de là le petit château de Couzières, du XV siècle, au bord de l'Indre, où il avait fait d'importants travaux de bâtiments et de jardins. L'éducation de Marie de Rohan fut vraisemblablement sommaire : elle apprit à lire, écrire, danser, monter à che- val, mais ne semble avoir jamais lu Montaigne ni Ron- sard. Les femmes cultivées, à l'époque, ne sont pas aussi rares qu'on pourrait le penser : Mlle de Scudéry était nourrie de littérature antique, Mme de Sévigné lisait Tacite dans le texte, Mme de La Fayette était une remar- quable latiniste, la duchesse de Nemours avait une formation juridique complète, ce qui impliquait la connaissance du latin, mais elles constituaient cependant une minorité dans l'aristocratie, et nous ne trouverons pas chez Marie de Rohan d'intérêt littéraire, si ce n'est pour le théâtre. Quant à l'éducation religieuse que la petite fille reçut obligatoirement, elle ne semble pas l'avoir marquée. Nous ignorons également comment, bientôt adoles- cente, elle accueillit les nouvelles successives du boule- versement du royaume : assassinat en 1610 d'Henri IV, au moment où il était appuyé sur l'épaule du duc de Montbazon; prise du pouvoir par Concini; mariage de Louis XIII et d'Anne d'Autriche en 1615. Mais nous savons que très vite Marie se révéla jolie femme, le sachant et désireuse d'en profiter. Les contemporains ont porté sur Marie de Rohan des jugements bien divers, mais s'accordent sur un point : elle était ravissante, et le demeura longtemps. Elle était petite, comme la plupart de ses contemporaines, et assez ronde, nous dirions boulotte, mais remarquablement faite. Un visage lisse, d'un ovale accentué, un peu lunaire, aux sourcils épilés et auquel seuls l'animation et sans doute le plaisir amoureux donnaient de l'éclat. Une che- velure fauve, tirant sur le roux, et contrastant ainsi avec la blondeur à la mode, souvent obtenue par divers procé- dés, ce qui explique la variété des témoignages contem- porains sur plusieurs chevelures célèbres. Les quelques portraits peints ou gravés ne donnent de cette beauté qu'une image imparfaite, que ce soient ceux du château de Luynes, sur lesquels nous reviendrons, celui de Versailles ou celui du château de Belmont (Angleterre) où un col de dentelle largement ouvert se prolongeant en bordure du décolleté encadre un visage au regard attentif, des narines frémissantes, une bouche prometteuse. « Il semblait, écrit Louis Batiffol, que de sa personne se dégageât comme un parfum capiteux qui troublât les cœurs des plus rassis. » Notons plus simplement qu'elle était sexy, comme on ne le disait pas à l'époque et plus guère maintenant. Physique pulpeux, dirait-on aujourd'hui, plein de vivacité, d'élégance, de grâce de mouvements, et d'une gaieté d'expression et d'attitude qui lui attira vite de multiples hommages. Il n'est pas encore temps de se demander comment elle y répondait, mais l'on peut s'aventurer à citer , mieux informé qu'on le dit et doué d'un pouvoir d'évoca- tion qui tombe souvent juste : « Ses beaux cheveux blonds, ses grands yeux vifs et intelligents que l'intrigue avait si souvent ouverts et l'amour si souvent fermés. » Son physique séduisait, enthousiasmait et, volontiers aguicheuse, elle écrira : « Je crois que je suis destinée pour l'objet de la folie des extravagants. » Folie que son rire encourageait. Elle était joyeuse de nature et adorait s'amuser, en amusant les autres. Elle avait infiniment d'esprit, comme son frère Guéméné, et les contempo- rains s'étonnaient que M. de Montbazon ait engendré deux enfants aussi doués sur ce point. Ce n'est peut-être pas avant l'assassinat de Concini (24 avril 1617) que Marie entendit parler de celui dont cette mort allait faire d'abord le maître du royaume, puis le sien, Charles d'Albert de Luynes. Il semble aujourd'hui avéré, d'après La Chenaye- Desbois et les archives Luynes, qu'il descendait en droite ligne d'une noble famille florentine, les Alberti, seigneurs de Catenaia, qui avaient été une des plus puissantes familles de la cité, à laquelle ils avaient donné des ambas- sadeurs et des prélats, et avaient exercé onze fois la charge suprême de gonfalonier de justice. Mais, lors d'une des querelles de clans qui ponctuent l'histoire de Florence, les Alberti en avaient été chassés en 1400 par une autre puissante famille, les Albizzi, exil confirmé en 1412. Ils se réfugièrent à Carpentras, en Comtat, terre pontificale, y francisèrent leur nom et s'y employèrent à refaire leur fortune : Thomas d'Albert était viguier royal de Pont-Saint-Esprit en 1415, bailli d'épée du Vivarais et du Valentinois en 1447. Il mourut à Pont-Saint-Esprit en 1455 et ses descendants continuèrent ce brillant chemin. Son arrière-petit-fils Léon épousa en 1535 Jeanne de Ségur, qui lui apporta la terre de Luynes, actuellement petite ville située entre Aix et Marseille. Elle tirait son nom de la rivière du même nom, vocable sans doute d'origine celtique et signifiant boue, acception qui se per- pétuera : Mistral cite le proverbe aixois, es dins li fango di Luino, il est dans les boues de Luynes (empêtré). Cette terre n'était pas un fief, mais un alleu, dont les Albert n'étaient donc pas seigneurs, mais propriétaires, avec des tenanciers, ce qui ne les empêcha pas d'en prendre le nom. Léon d'Albert fut tué en 1544 à la bataille de Ceri- solles, laissant un fils, Honoré (le prénom restera dans la famille), seigneur de Luynes, de Cadenet, de Brantes et de Mornas, trois noms qui se sont maintenus dans la topographie actuelle du Vaucluse, le plus important étant aujourd'hui celui de Cadenet, gros bourg agricole où l'on célèbre non la mémoire des Luynes, mais celles du tam- bour d'Arcole et du compositeur Félicien David. Cet Honoré, sous le nom de « capitaine Luynes », accomplit une carrière militaire brillante, quoique de second plan. Gouverneur de Pont-Saint-Esprit et de Beaucaire, il devint chambellan du duc d'Alençon, der- nier fils de Catherine de Médicis, et se distingua à Jarnac et Moncontour, ce qui lui valut en 1569 le collier de Saint- Michel. On le voit représenté en pied sur une jolie minia- ture du château de Luynes. Mort en 1592, il était le père du favori de Louis XIII. Cette mort semble avoir plongé la famille dans une certaine gêne et incité les trois fils du défunt à partir chercher aventure. L'aîné, Charles, était né en 1578 à Mornas, à l'entrée de la plaine comtadine, mais nous ignorons si ce fut au château construit par les comtes de Toulouse et dont les ruines nous restent, ou dans un logis plus modeste. Lui et ses deux frères entrèrent au service du comte de Lude, dans le château angevin aujourd'hui célèbre par le spectacle qui s'y déroule. En tête d'un livre de comptes conservé aux Archives de Maine-et-Loire, la comtesse a écrit, peut- être avec un certain sourire : « Nauta que Monsieur de Luine n'est point écrit dans ce livre parce que san était alé dès le mois de may 1606. Y lavait été sept ans à nos gages, et gagnait par an 300 livres de gage. Y la été depuis fait duc et conétable de France. Le 20e juillet 1608, Mr de Branthe, frère de M. de Luine, san est alé dauprès de Mr le comte de Lude mon mary, qui luui donait de gage 200 1. par an ; y la été huict ans à notre service, savoir quatre ans page et quatre ans gen- til'homme : y la été depuis duc de Lusambour, en aiant épousé léritière. » Ce sont peut-être ces à-coups du destin, fréquents dans l'aristocratie provinciale, qui incitèrent, au temps de la fortune de Charles de Luynes, certains opposants à émettre des doutes sur la filiation du favori de Louis XIII. Tallemant des Réaux, généralement bien informé, mais qui se laisse parfois aller de la médisance à la calomnie, prétend que le « capitaine Luynes » était bâtard d'un cha- noine du Comtat nommé Aubert, et un autre pamphlé- taire affirme dans L'Histoire de la mère et du fils que le capitaine était fils d'un chanoine de la cathédrale de Mar- seille (il n'échappait pas à la bâtardise ecclésiastique) et avait pris son nom « d'une petite maison qu'avait ledit chanoine entre Aix et Marseille sur le bord d'une rivière nommée Luines, et prit le surnom d'Albert qui était celui de sa mère, qui fut chambrière de ce chanoine ». Bruits malsonnants évidemment inventés, mais l'ori- gine florentine de la famille, sa proscription, plus tard ses revers de fortune ont pu provoquer des soupçons sur la pureté de la lignée, par exemple chez Saint-Simon, qui, ami intime des descendants, a préféré ne pas évoquer les origines de la famille, mais laisse cependant échapper que Louis XIII avait été « attrapé », croyant son favori de meilleure naissance. Rappelons cependant que l'auteur des Mémoires ne naîtra que quelque soixante ans plus tard. Les trois frères, Charles, Honoré et Léon, se trouvaient à Paris vers 1608 : tous trois beaux garçons et si démunis qu'ils ne possédaient, disait-on, qu'un bidet et un habit convenable, qu'ils se repassaient pour se rendre au Louvre. C'est un seigneur nommé La Varenne qui les introduisit dans l'entourage royal et fit entrer Charles parmi les pages de Louis XIII, où il se fit remarquer de lui par sa connaissance des oiseaux. Ce jeune roi déçu et ren- fermé ne retrouvait son assurance qu'à la chasse, symbole de puissance royale, et particulièrement la chasse au vol, où le souverain lâchait sur le gibier hérons, milans, cor- neilles, pies ou des faucons désencapuchonnés. Dès 1612, Louis XIII, âgé de onze ans - c'est son premier acte de gouvernement -, avait créé les « oiseaux du cabinet », petits équipages de fauconniers dépendant directement de lui. Luynes sut se rendre indispensable en ce domaine : « Il s'attachait fort au roi, dit Tallemant des Réaux, et commença à lui plaire en dressant des pies-grièches. » Premier favori d'un règne qui en comptera plusieurs. Dans les années 1613-1617, Luynes montra son habi- leté. Louis XIII était un adolescent timide, gauche, sou- mis à la tatillonne sollicitude du médecin Héroard, qui surveillait journellement le fonctionnement de ses intes- tins, tenu en lisière, n'ayant « encore pu voir le jour, dit Saint-Simon, que par le trou d'une bouteille ». Surtout, il n'avait jamais éveillé l'affection et l'intérêt d'une mère qu'il adorait, et ce sera le plus grand drame de sa vie, laquelle en sera semée. Bien que déclaré majeur en octobre 1614, le roi était resté sous la tutelle de Marie de Médicis et de Concini, qui l'évinçaient du Conseil et, profitant de son peu de goût pour les affaires, s'appliquaient à écarter de lui tous ceux qui auraient pu prendre de l'influence. Mais ils ne se méfiaient pas de ce gentillâtre méridional en habit râpé, joli de figure et de manières agréables, occupé de « vole- rie », expert en longue et courte paume, qui sut capter la confiance de l'adolescent au point que ce dernier criait « Luynes ! » dans son sommeil. Ce fut le début des faveurs : nommé gouverneur d'Amboise en 1615, grand fauconnier en 1616, Luynes obtint encore d'acheter la charge de capitaine du Louvre, disposant ainsi dans le palais d'un logement où Louis XIII montait à toute heure. Ainsi placé, le gentilhomme provençal put exploi- ter les sentiments de l'adolescent royal vis-à-vis de Concini et contribua à le pousser au coup d'État qui éli- mina ce favori que personne depuis trois siècles n'a tenté de réhabiliter. Du jour au lendemain, et tandis que Marie de Médicis et Richelieu entamaient une longue traversée du désert, Luynes, sans être Premier ministre ni ministre du tout, mais mentor d'un souverain de seize ans, Hamlet cou- ronné, se retrouva à la tête du royaume. « Il lui fallait, écrit Saint-Simon, un maître qui ne sentît que la joie de sa délivrance sans en connaître le prix et qui demeurât inca- pable d'aucun sentiment autre que celui d'une reconnais- sance aveugle. » Luynes avait su confisquer à son profit cette révolution de palais dont il n'était pas l'initiateur. Son premier soin fut de monter contre Leonora Galigaï un procès en sor- cellerie parfaitement injustifié et de proscrire ses enfants, afin de mettre la main sur les biens du couple, mal acquis et maintenent encore plus scandaleusement transmis : dès l'été 1617, Luynes se faisait attribuer « pour les signa- lés services » rendus au Roi tous les biens des Concini, soit 15 millions de livres, l'équivalent des trois quarts du budget de l'État. Ainsi pourvu du marquisat d'Ancre en Picardie, rebaptisé d'Albert, le nouveau maître du royaume fut nommé dans la foulée Premier gentilhomme de la chambre, lieutenant général de Normandie, gouver- neur de Picardie, capitaine des Tuileries et de la Bastille, chevalier des ordres du Roi en 1618 : un favori aussi rapace remplaçait l'autre, et le duc de Bouillon ricanait : « La taverne est la même, seul le bouchon est changé. » Comme sous le règne précédent, c'était la chasse impé- rieuse et cynique aux privilèges. Luynes faisait répandre sur son clan la manne des faveurs royales : « Tout ce qui vaquait de charges, biens ecclésiastiques et pensions, écrit le duc de Rohan, cousin de Marie, était distribué à de petits parents qui venaient du côté d'Avignon, à une nuée de parents pauvres qui s'était abattue sur le Louvre. » Et Louis XIII racontera plus tard à Héroard (c'est une des très rares confidences rapportées par ce dernier) « qu'un jour Luynes lui dit qu'il fallait qu'il lui donnât quatre millions d'or, qu'il n'avait jamais vu tant de parents, qu'ils arrivaient à batelées à la Cour, qu'il n'y en avait pas un habillé de soie ». Luynes était arriviste, ignorant des affaires, avare, superficiel, manquant de courage physique, « esprit médiocre », dit Richelieu, qui savait juger les hommes. Habile et prudent cependant, il essaya de se montrer homme d'État. Dès le lendemain de la mort de Concini, il avait rappelé, pour pouvoir s'appuyer sur eux, les « bar- bons », c'est-à-dire les anciens ministres d'Henri IV chas- sés par Marie de Médicis, Villeroy, Jeannin, Sillery, mais non le vieux Sully, dont la forte personnalité inquiétait, ni Richelieu, qui rongeait son frein. Le favori, « affable, courtois et d'une douceur presque féminine » (P. Chevallier), représentait donc, quelles que fussent ses origines, un brillant parti et le duc de Mont- bazon, aîné d'une des plus grandes familles de France, n'hésita pas à promettre son tendron de fille - dix-sept ans - à ce seigneur bien fait, son aîné de vingt-deux ans, qui occupait la seconde place en France : « Tout est bon à MM. de Rohan pour éblouir, dira Saint-Simon, qui les détestait. Il n'est rien qu'ils ne ramassent. » Montbazon était désargenté, comme il le sera toute sa vie, et comme l'était une grande partie de la noblesse française. La dévaluation de la monnaie, qui se poursui- vait lentement et inexorablement depuis le milieu du siècle précédent, frappait en premier les seigneurs fon- ciers, d'où la course aux fonctions qui sera l'obsession de l'aristocratie durant toute la première moitié du siècle. Cependant, dans le même temps, le père de Marie acqué- rait en 1617 une nouvelle résidence parisienne, l'hôtel Renaissance où avait quarante ans plus tôt été assassiné Coligny, sis à l'angle de la rue de l'Arbre-Sec et de la rue de Béthisy, absorbée depuis par la rue de Rivoli. Quartier animé, au centre du Paris de l'époque, à deux pas de la rue Saint-Honoré, seule artère est-ouest de la ville et non loin du Louvre, comme il se devait pour le gouverneur de Paris. Demeure que le duc meubla et décora avec faste, et sans doute à crédit. Montrant ainsi pignon sur rue, Montbazon n'hésita pas à promettre, avec la main de la jeune fille, une dot de 200 000 livres : il ne la paiera jamais, alors qu'en échange il avait obtenu d'être dispensé des comptes de tutelle, ce qui en dit long sur sa gestion. Mais Luynes, sans doute conscient de l'inégalité des rangs (les rangs, cette bible de la Cour) et par ailleurs gorgé des dépouilles de Concini, eut l'élégance de ne pas trop réclamer. Ainsi Marie de Rohan fut-elle mise en présence de Louis XIII, adolescent encore imberbe, mince, au teint maladif, timide et souvent silencieux, affligé d'un bégaie- ment que l'émotion faisait redoubler, ce qui le plongeait dans des colères froides : « Il s'empoignait alors le visage de ses mains, écrit Héroard, à demi en furie de dépit de ne pouvoir prononcer comme les autres. » On ne peut comprendre le caractère de Louis XIII ni sa volonté sans se souvenir que sa courte vie a été tout au long accompa- gnée de misères physiques. Sa première crise intestinale est de novembre 1616, à quinze ans. La jeune fille fut ensuite présentée à la reine Anne d'Autriche, et celle-ci dut lui apparaître, comme un peu plus tard à Mme de Motteville, « assise sur des carreaux (coussins) à la mode d'Espagne, au milieu de ses dames, dont elle avait grand nombre, habillée à l'espagnole d'un habit de satin vert en broderie d'or et d'argent avec de grandes manches pendantes, relevées de grands diamants sur les bras, qui lui servaient de boutons ; elle avait une fraise fermée avec un petit bonnet sur la tête de même couleur que sa robe, sur lequel il y avait une plume de héron qui agrémentait par sa noirceur la beauté de ses cheveux ». Le mariage de Charles de Luynes, marquis d'Albert, et de Marie de Rohan-Montbazon eut lieu en septembre 1617 au Louvre. Fiançailles le 11, chez la reine, bénies par l'archevêque de Tours Bertrand d'Eschaux, qui avait Montbazon dans son diocèse. Mariage le 13, pour lequel Louis XIII vint chercher Luynes dans sa chambre et le mena à la chapelle de la reine, aménagée dans la tour sud-est du vieux château de Charles V, lequel subsistait encore à l'est et au nord du palais : elle se trouvait à peu près à l'emplacement du pavillon des Arts, au centre de l'aile sud de notre cour carrée. L'archevêque bénit dere- chef le couple, que l'on imagine en habit de cour, le mari en costume de satin brodé, la poitrine barrée du cordon bleu, les manches en double ballon, avec manteau en panne de soie et chapeau de castor emplumé, la jeune fille, les dents nacrées de poudre de corail, la tête ombra- gée d'un grand collet de dentelle en éventail, portant peut-être la parure de diamants vite célèbre qui provenait de Leonora Galigaï : dépouilles opimes. En cette occasion, Luynes avait montré sa puissance nouvelle, jusque sur le plan du cérémonial pourtant réputé immuable : il avait obtenu du Roi - et Saint- Simon, indigné, reviendra à plusieurs reprises sur ce scan- dale survenu cinquante-huit ans avant sa naissance - que sa fiancée, la veille du mariage, serait « assise » devant les souverains, bien que non duchesse : ce qu'on nommait un « tabouret de grâce ». « Pour une seule fois, précise le mémorialiste, pour faire briller la fortune du favori et témoigner à M. de Montbazon que ce mariage était agréable au Roi. » En réalité, il était de coutume d'accor- der le tabouret aux filles Rohan - à cause de la « prince- rie » de cette famille, qui exaspérait tellement Saint- Simon - quand elles se mariaient, et Luynes n'avait fait qu'anticiper de vingt-quatre heures. Et puisque ce tabouret joue dans cette histoire un rôle non négligeable, rappelons que la hiérarchie des sièges, à la Cour, était minutieuse : fauteuils à franges, sans franges, à accoudoirs (« chaises à bras »), chaises de plu- sieurs modèles, tabourets rembourrés ou non, à quatre ou trois pieds, correspondaient au « rang », loi intangible de la dame - car les hommes restaient presque tous debout en permanence - autorisée à s'y poser. Les autres femmes pouvant - et encore, pas dans toutes circonstances - s'asseoir sur des « carreaux ». La bénédiction du couple fut suivie à huit heures d'un banquet d'apparat donné par Luynes et où Louis XIII, qui d'ordinaire prenait ses repas seul, convia excep- tionnellement sa famille et ses hauts dignitaires. La salle se présentait sans doute comme sur une gravure contem- poraine d'Abraham Bosse, avec table d'honneur au fond et deux autres grandes tables en retour d'équerre, où les plats étaient disposés avant l'arrivée des convives, tous couverts (vieille crainte médiévale du poison), ce qui a fait naître l'expression « mettre le couvert ». Sur les deux longues tables, les convives étaient placés sur un seul rang, dos aux fenêtres, les serviteurs circulant au milieu. A table, les hommes conservaient leur chapeau à plumes, rabattu sur la nuque, leur manteau et leur épée, et, pour préserver des sauces fraise ou jabot (le prince de Gué- méné, frère de Marie, avait coutume de faire jaillir les sauces jusqu'à son chapeau clouté de diamants), nouaient leur serviette autour du cou, origine de l'expression « ne pas arriver à joindre les deux bouts ». Le Roi, doté du solide appétit des Bourbon, attaquait la table comme une forteresse : Tailler en pièces un jambon Fendre jusqu'aux dents un chapon Rompre d'un pâté les murailles Fondre dans un gras de volailles. (Auvray) Et ceci en mangeant avec ses doigts, comme on l'avait toujours fait dans la famille royale. Tout en plaisantant (car Louis XIII savait rire, ce que l'on oublie parfois), il engouffrait avec satisfaction visible pâtés, viandes, venaison, cailles ou perdrix fourrées, truffes à l'huile, mets pesants qui, arrosés du clairet de Suresnes ou de Montmartre, mais aussi de vins de Cham- pagne et de Bourgogne achèveront, aidés par les méde- cins, de ruiner sa pitoyable santé. Aux autres tables, les convives se défiaient en se portant mutuellement des toasts auxquels on ne pouvait se dérober, faisant circuler un verre plein au fond duquel on avait placé une croûte de pain grillé, dite « tostée ». Le verre passait de main en main, chacun y buvant, jusqu'à celui en l'honneur duquel était portée la santé, lequel devait achever le verre en mangeant la tostée, ce qui nous a laissé l'expression : por- ter un toast. A la fin du repas, après que l'on eut versé sur les mains, dans l'ordre des « rangs », l'eau d'une aiguière, on servit, comme il était d'usage, des liqueurs alcoolisées, ratafia, rossoli, hypocras, clairet, populo, ce dernier étant un mélange d'esprit-de-vin, de sucre, de clous de girofle, d'anis, de coriandre, de musc ; liqueurs accompagnées de fruits confits et de sucre rosé. A onze heures, Louis XIII était au lit. Pendant ce temps, dans un somptueux carrosse fougueusement attelé, Luynes emmenait sa jeune femme dans son châ- teau de Lésigny-en-Brie, au nord de Brie-Comte-Robert. Demeure arrachée aux cadavres des Concini, qui y avaient apporté des embellissements que l'on y voit encore, la chapelle notamment, construite par Leonora Galigaï : mais les nouveaux époux y entrèrent-ils seule- ment ? Dans le lit à courtines brodées et à plumets des aventuriers florentins, Marie, peut-être pour la première fois, abandonna avec entrain à son mari un corps parfait, instrument de musique exceptionnel dont beaucoup sau- ront bien longtemps jouer dans leur recherche complice du plaisir. A ce jeu d'amour qui tiendra une place émi- nente dans son existence, Marie fut rapidement experte : on devient vite habile aux exercices physiques, quand ils vous passionnent. Autre mariage dans le même temps, celui du frère aîné de Marie, Louis VII de Rohan-Montbazon, « homme de beaucoup d'esprit », dit Saint-Simon, ce que confirme Tallemant, tout en ajoutant : « C'est une figure assez ridi- cule et sans ordre (le cordon du Saint-Esprit), on le pren- drait pour un arracheur de dents », ou encore : « Comme il a le nez long et la vue courte, il se barbouille souvent le nez. » Accusé, de plus, de poltronnerie et de sodomie, il épousait sa cousine germaine Anne de Rohan et devenait par ce mariage prince de Guéméné. Quant à la mariée, de quatre ans plus jeune que Marie et à laquelle Rubens, lors d'un de ses séjours, aurait voulu donner la pomme du berger Pâris, elle se révélera également légère, mais aussi précieuse et savante, étudiant l'hébreu avec des érudits et liée avec Port-Royal : toute sa vie, Marie recueillera les échos très proches de la célèbre abbaye, sans pour autant participer à ses conflits. La nouvelle princesse de Gué- méné était jolie, comme toutes les Rohan de l'époque, mais il est inutile de suivre Mme de Motteville, alors à peine née, quand elle prétend que Luynes aurait voulu lui faire épouser Louis XIII après répudiation d'Anne d'Autriche. Pour Marie, qui aura toujours le sens de la famille, son frère et sa belle-sœur seront des alliés précieux : dans les cours on a toujours besoin d'alliés. Entre eux, l'entente sera longtemps solide. De son côté, Luynes avait compris l'aide qu'au milieu de cette Cour composée de plus de mille personnes il pourrait recevoir de sa jeune épouse, intelligente et déjà sans scrupules. Dès décembre 1617, la duchesse de La Force écrivait : « Luynes vit en régent du royaume avec le Roi et sa femme en princesse du sang avec la reine. » Le couple préparait ses voies : le 25 février 1618, Mme de Luynes (c'est l'unique fois où Héroard la cite dans son Journal), dans son logement du Louvre, offrait à souper à la reine, lui faisant servir quelques-uns des cent vingt-trois potages connus de l'époque. Anne d'Autriche y dansa devant le roi. Et, à l'automne suivant, celle qui n'était encore que marquise d'Albert était nommée surintendante de la maison d'Anne d'Autriche et chef de son conseil. Voici tête à tête, pour quarante-trois années coupées d'éclipses, l'Espagnole et la Bretonne, toutes deux âgées de moins de vingt ans et de beauté contrastée. Chez Anne, chevelure blonde, frisée à grosses boucles, yeux à reflets verts légèrement bridés et bien écartés sous des sourcils droits et où « la douceur et la majesté se rencontraient ensemble » (Mme de Motteville), traits bien dessinés, soulignés d'un maquillage que certains trouvaient excessif, nez impérieux, lèvre inférieure légèrement proéminente (« Ses lèvres, dira encore Mme de Motteville, n'avaient de la maison d'Autriche que ce qu'il fallait pour la rendre plus belle »), longues mains à la beauté célèbre. Un corps bien fait, attirant, même si certains reprochaient à sa poitrine, parfaitement ferme et ronde, d'être placée un peu bas, alors que la mode voulait des seins sous le menton. Physique impo- sant qui dissimulait un caractère souvent irrésolu. Chez Marie, silhouette plus fine, visage plus régulier, construit sur l'ovale, assez plein, aspect plus aimable et plus attirant, toilette plus aguicheuse, avec buse à baleines stimulant et soulignant ce que l'époque nommait des « tétons bondissants ». Une belle souveraine et une ravissante suivante. Élevée sous la double contrainte de la religion et de l'étiquette, Anne d'Autriche avait appris à saluer chacun avec grâce et selon son rang, à présider une assemblée avec élégance et sans chaleur, à conserver en toutes cir- constances - et cela lui servira - dignité et contrôle d'elle- même, à ne jamais négliger ses devoirs religieux, à obéir à son mari. On ne lui avait pratiquement rien appris d'autre qui pût suppléer à une intelligence limitée. Au fond, Anne ignorait ce qu'elle devait penser, dire, faire, et ce sera la grande erreur de Louis XIII de ne pas le lui avoir enseigné, dans une atmosphère de confiance. Marie de Rohan, d'esprit bien plus ouvert, vive, délurée, spiri- tuelle, d'imagination fertile et cocasse, se rendit vite compte de la situation et, sachant séduire une femme comme bientôt un grand nombre d'hommes, entreprit de conquérir la confiance de sa souveraine. Une fois sur- montée la rancœur de celle-ci devant une nomination à laquelle elle n'avait pas eu part, son indolence se trouva réveillée par la naissance progressive d'une amitié à laquelle les deux femmes resteront à peu près fidèles à travers les épreuves, amitié teintée, chez la reine, de confiance et d'admiration, chez Marie d'une emprise morale touchant à la domination et souvent source de drames. Mme de Luynes se trouvera amenée à se substi- tuer au Roi dans la conduite de son épouse, et son influence sera déplorable. « Aimée infiniment d'Anne d'Autriche, écrira Mme de Motteville, elle fut cause de tous ses malheurs. » La reine ne le comprendra que vingt ans plus tard. A dix-huit ans, Marie se trouvait à la tête d'une « mai- son » de quelque six cents personnes : dames d'honneur, maîtres d'hôtel, échansons, écuyers tranchants, deux confesseurs, sept aumôniers, neuf chapelains, cent cin- quante-neuf maîtres queux, potagers, hâteurs de rôts, sans oublier les filles de chambre, jardiniers ou palefre- niers. Elle était tenue de recevoir les serments de tous ces « officiers », de donner, le matin, sa chemise à la reine, de la servir « à table, dans le carrosse et dans le logement », de lui faire apporter le chocolat chaud à la cannelle dont elle avait gardé l'habitude espagnole (alors qu'il ne commençait à être connu en France que comme médica- ment), d'accomplir tous les gestes, de prendre toutes les attitudes prévus par un cérémonial avec lequel Anne, for- mée dans la rigide cour de Madrid, ne transigeait pas. Le Louvre où vinrent s'installer M. et Mme de Luynes, et qui n'avait pas changé depuis la mort d'Henri IV, était bien différent de celui que nous connaissons. Le vieux château de Charles V, qui occupait à l'origine le quart sud-ouest de notre cour carrée, subsistait encore, nous l'avons vu, sur les côtés nord et est, ses deux autres ailes ayant été remplacées au XVI siècle par les bâtiments de Lescot et de ses successeurs, s'articulant à l'angle sur le gros pavillon du Roi construit par Henri II. De là, vers l'ouest, par la Petite Galerie transformée par Henri IV, on pouvait gagner la Grande Galerie qui, en bord de Seine, assurait jonction avec les Tuileries : palais hybride, désarticulé, aux espaces intérieurs restreints, environné de bâtiments de communs médiocres et plantés au hasard. Et pour y pénétrer, du côté de Saint-Germain- l'Auxerrois, une voie étroite, la rue d'Autriche, et un accès particulièrement resserré, avec pont-levis fran- chissant un fossé nauséabond : c'est là que l'on avait tué Concini. L'appartement royal, où l'on croisait constamment les Luynes, occupait le pavillon du Roi, qui subsiste très transformé à l'angle sud-ouest de notre cour carrée. Au rez-de-chaussée étaient la salle du Conseil et son anti- chambre, aujourd'hui vouées à la sculpture grecque. Au premier étage, l'appartement du Roi était composé d'une antichambre dont nous avons conservé le plafond main- tenant décoré de grands oiseaux de Braque (salle de l'argenterie antique) et, à l'emplacement de notre salle des Sept Cheminées, de la chambre royale, où Louis XIII aimait faire lui-même son lit, et de la chambre de parade, dont le décor subsistant, en partie du XVI siècle, est main- tenant exilé dans le département égyptien, à l'autre extrémité du palais. C'est dans la seconde de ces chambres qu'avait lieu la cérémonie du petit lever, que le Roi, plus intéressé aux égards qu'on lui devait qu'à leur forme, subissait avec ennui, et dont il secouait parfois le protocole par des plaisanteries discutables : un jour que le myope marquis de Rambouillet, grand maître de la garde-robe, lui tenait la chemise royale à enfiler, Louis XIII lui présenta son postérieur dénudé. Les deuxième et troisième étages servaient aux princes et aux favoris, et c'est sans doute là qu'avait été pratiqué un petit logement pour les Luynes, dans ce palais étroit, encombré et sans dégagements. Enfin, la partie supé- rieure du pavillon, sorte d'atelier occupant toute la sur- face, servait aux passe-temps de Louis XIII : le plus souvent simplement vêtu d'un pourpoint et de chausses d'étoffes solides sans broderies ni dentelles, qu'il portait jusqu'à usure, car il prohibait le luxe, il y mijotait des confitures, lardait des longes de veau et s'amusait à fabri- quer des canons de cuir et des arquebuses, à tresser des paniers, coudre des tapis, raser ou coiffer ses gentils- hommes, ce qui fera dire à sa mort : Il eut cent vertus de valet Et pas une vertu de maître. L'accès à l'appartement royal se faisait par la « Grande salle », au premier étage de l'aile Lescot, notre salle La Caze : vaisseau majestueux aux parois couvertes de portraits de rois, reines ou princes, éclairé de vingt lustres de cristal dominant le bruissement des courtisans. Foule haute en couleur et encore mal policée, parcourue de cavaliers arrogants au costume plus théâtral que propre, au langage peu châtié, fleurant l'ail, se curant les dents à la pointe d'une dague, crachant sur le sol, se soulageant derrière les portes et ne se souciant pas des bruits incongrus. C'est dans cette salle qu'avaient lieu les divertisse- ments de la Cour, concerts, ballets et surtout bals, où l'on voyait évoluer les danses de l'époque, la plus difficile étant le menuet, composé de figures savantes exécutées par des couples éprouvés, sur un rythme étudié, ni trop lent ni trop rapide. Réjouissances appréciées de Louis XIII qui, contrairement à la légende, se montrait un souverain gai, surtout dans sa jeunesse. Au sud, l'appartement du Roi communiquait avec celui de la reine, constamment hanté par Marie et situé au premier étage de l'aile sud de notre cour carrée, c'est- à-dire à l'emplacement des salles égyptiennes. Anne, plus sensible que son mari au confort et que Mme de Motte- ville décrit « propre et fort nette », y avait fait installer dans une anfractuosité de la muraille un cuveau que l'on remplissait à la cruche et où elle prenait des bains, chose tout à fait insolite à l'époque. Ayant également, beau- coup plus que le Roi, le goût du décor, elle avait fait pla- cer dans son appartement deux tables carrées en argent apportées d'Espagne, ancêtres du futur mobilier d'argent de Versailles. L'après-midi et le soir, son antichambre et son cabinet se remplissaient d'une foule de courtisans en culotte de soie aux jambes fermées au-dessus du genou par une jarretière ornée d'un flot de rubans, avides d'un regard ou d'une prébende et que le comédien Bruscam- bille décrit perchés « sur le bout du pied, ainsi que des grues », posture qui leur valait « plus de cors aux pieds que de carolus à la bourse ». Tout étriqué qu'il fût, le Louvre logeait, de jour et de nuit, les officiers, dames et domestiques attachés au couple royal et six cents soldats veillant à la sécurité de la Cour, hébergés dans des conditions spartiates et avec les- quels Louis XIII, plus à l'aise avec les humbles qu'avec les grands, aimait bavarder. L'environnement du palais royal laissait grandement à désirer, et il en sera ainsi bien longtemps. « Aux environs du Louvre, lit-on dans un placet de 1675, en plusieurs endroits de la cour, sur les grands degrés, dans les allées d'en haut, derrière les portes et jusque partout, on y voit mille ordures, on y sent mille puanteurs insupportables causées par les nécessités naturelles que chacun y va faire tous les jours, tant ceux qui sont logés dans le Louvre que ceux qui y fréquentent ordinairement et qui le traversent. On voit même en plusieurs endroits des balcons ou avances chargés de ces mêmes ordures, et des immon- dices, ballieures et bassins des chambres que les valets et servantes y vont jeter tous les jours. » D'où l'obligation pour les personnes de qualité, Mme de Luynes en tête, de ne se déplacer qu'en carrosse ou en chaise à porteurs. Mais Louis XIII n'aimait guère Paris ni le Louvre et sa résidence favorite était Saint-Germain-en-Laye, qui va être, relayé par Compiègne et Fontainebleau, le siège principal de la monarchie jusqu'à la mort de notre héroïne. Le Roi y avait quelque peu abandonné, sauf pour les cérémonies d'apparat, le château-vieux, construit par François I (c'est notre musée des Anti- quités nationales), dont il avait gardé le mauvais souvenir d'y avoir été élevé en même temps que ses demi-frères et sœurs bâtards d'Henri IV, nés de cinq mères différentes, et il préférait le château-neuf, construit en bordure du plateau à la fin du XVI siècle, ravissante demeure de plai- sance faite d'un pavillon central à comble élancé, encadré d'ailes, de galeries et de pavillons ouverts sur la Seine, avec terrasses abritant des grottes. Il ne nous en reste que quelques vestiges. Surtout, les deux châteaux se trouvaient à proximité de la forêt, territoire de chasse, et le Roi, qui avait hérité de son père l'horreur du faste, avait la chasse pour première passion. Chasse au vol, nous l'avons dit, en particulier dans les bois du Vésinet, à l'est de Saint-Germain, chasse à tir - et Louis XIII était de première force à l'arque- buse -, chasse à courre enfin, en forêt, à la poursuite du cerf, animal royal par excellence. Tous les Bourbon furent chasseurs, trouvant dans ce sport la satisfaction de leur désir permanent de victoire en même temps qu'un moyen d'élimination d'une trop riche nourriture. Même depuis le Louvre, le Roi allait souvent chasser à travers l'Ile-de-France, et les Luynes l'accueillirent à plusieurs reprises à Lésigny. A scruter l'emploi du temps royal dans le Journal d'Héroard, on constate que le travail n'y tenait qu'une place des plus minimes. Louis XIII entraînait souvent dans ses chevauchées les dames de la Cour, la marquise de Luynes au premier rang, arborant des robes aux vives couleurs avec « cha- peau garni de quantité de plumes » et « belles haquenées richement caparaçonnées » (Mlle de Montpensier). Au retour, le Roi prenait parfois dans son carrosse deux d'entre elles, car il redoutait la médisance. Quand il était satisfait de sa journée, il conversait agréablement, et un sourire éclairait sa longue figure jaune. Ainsi, à de nombreuses reprises au cours de l'année, pour gagner l'appartement dont les Luynes disposaient au château de Saint-Germain, Marie faisait préparer son carrosse, lourde voiture non suspendue, aux larges roues de bois cerclées de fer, peinte en vermillon et couverte d'un pavillon décoré reposant aux quatre angles sur des colonnettes (les « quenouilles »), les ouvertures étant garnies de rideaux ou de mantelets de cuir, peut-être même de ces glaces dont Bassompierre avait récemment lancé la mode. Marie, masquée pour préserver la blan- cheur de son teint, s'installait parmi les coussins, accompagnée d'une ou deux suivantes, le cocher trônait sur son siège, deux laquais s'accrochaient à l'arrière de la caisse et derrière suivait un charroi de serviteurs et de bagages. L'expédition, par les petites rues du quartier du Louvre, où parfois on apercevait à peine le ciel entre les faîtes évasés des maisons, gagnait péniblement la rue Saint-Honoré, voies toujours encombrées, semées d'ordures, avec ruisseau central où stagnait une répu- gnante fange, longées d'enseignes brinquebalantes, dans une atmosphère de bruit et de vociférations. Relisons Scarron : Ces cochers ont beau se hâter, Ils ont beau crier : gare, gare! Dans la presse rien ne démarre. Le bruit des pénétrants sifflets, Des flûtes et des flageolets, Des cornets, hautbois et musettes, Des vendeurs et des acheteurs Se mêle à celui des sauteurs, Et des tambourins à sonnettes, Des joueurs de marionnettes Que le peuple crut enchanteur. Le tout dans une atmosphère d'une incroyable puan- teur. « La saleté, écrivait Howell, y est continuellement malaxée de manière à former une huile noire et onc- tueuse que rien ne saurait laver... Son odeur est si forte que le vent la porte à bien des milles. » Puanteur que Marie, comme toutes les élégantes de l'époque, combat- tait au moyen de cent parfums, lait d'amarante, essence d'ambre ou de musc. Pas question, bien entendu, de mettre pied à terre, ni de se soucier des éclaboussures de « crotte » (le terme est consacré) que sabots des chevaux et roues de carrosse projetaient généreusement sur les étals ou les passants, gentilshommes à cheval escortés de leur suite, magistrats ou médecins juchés sur des mules, bourgeois de faibles ressources montés sur le dos des cro- cheteurs, bénédictins en bure noire, capucins en brun, regrattiers, revenderesses au plateau retenu par des ficelles, rapetasseurs de vieilleries, porteurs de fagots empilés sur un dossard, marchands ambulants de toutes sortes, lépreux vrais ou faux agitant leurs cliquettes, tous exposés aux liquides immondes jetés par les fenêtres. Le peuple de Paris vivait dans la rue, ne regagnant que le soir ses sombres logis. On atteignait ainsi la porte Saint-Honoré, encore forti- fiée et encadrée de « voieries » dessinant autour de Paris une ceinture de bourbiers. Elle était, nuit et jour, gardée, pertuisane au poing, par la milice, à laquelle tous les bourgeois sans exception, prêtres et moines compris, étaient assujettis et qui surveillait entrées et sorties. Elle saluait respectueusement le passage du carrosse, qui s'engageait dans le faubourg Saint-Honoré, bordé de maisons vite clairsemées. Dès notre rue Royale, c'était la campagne, piquetée de moulins, et le faubourg devenait le chemin du Roule qui, à travers champs, pâturages, car- rés de maraîchers, menait, sur le tracé des actuelles ave- nues des Ternes et du Roule, au pont de Neuilly. Il y avait là effectivement un pont de bois, à péage, construit en 1611 sur l'ordre d'Henri IV et donnant accès à la plaine de Nanterre, où le cocher de Mme de Luynes pouvait fouetter ses chevaux. On atteignait de nouveau, à Chatou, la Seine qu'il fallait traverser en bac (jusqu'à la construction du pont en 1625) pour aborder le « bois de la Trahison », notre Vésinet, souvent parcouru par les équi- pages royaux dont on entendait les trompes et abois de meute à travers les arbres. Nouveau bac au Pecq, dont on reparlera, et, après une rude montée, arrivée dans la cour du château de Saint-Germain, peuplée de Gardes fran- çaises en habit bleu à parements rouges et de Suisses en casaque rouge à parements bleus, avec une nuée de valets de chambre et de garde-robe, valets d'écurie, laquais, pages, lingères, cuisiniers de divers grades, coureurs de bonnes fortunes, le tout baigné dans l'atmosphère de puanteur habituelle aux châteaux royaux. Les ordures jetées par les fenêtres formaient des dépôts fétides sur les ornements de façades en saillie et laissaient d'immondes empreintes au long des murailles. Voyage d'environ cinq lieues, prenant un minimum de deux heures, que Marie occupait à papoter avec ses suivantes ou, sortant les mains de son manchon, à déguster des friandises. Même quand elle était à Saint-Germain, Anne d'Autriche se rendait parfois à Paris pour ses chères visites de couvents, et Marie dut parfois l'y accompagner. C'est sous le patronage de la reine qu'un monastère du val de Bièvre vint s'établir en 1621 rue Saint-Jacques : il se nommait Val-de-Grâce et jouera un rôle capital dans la vie de la souveraine. Deux autres résidences royales accueillaient pério- diquement le monarque et sa suite, Fontainebleau et Compiègne, au gré des désirs de chasse de Louis XIII, dont on a du mal à imaginer la mobilisation qu'ils provo- quaient, les équipages royaux rassemblant entre quatre cent cinquante et cinq cents officiers. Mais ces expédi- tions n'offraient pas la régularité de calendrier qui sera établie sous Louis XIV. Le Roi ne s'y faisait d'ailleurs pas forcément accompagner de la reine et de la Cour, et, tou- jours ennemi de la représentation, préférait, suivi d'une faible escorte, aller chasser et loger un peu à la diable, comme il le fera dans le premier Versailles. C'est en avril 1619 qu'il découvrit Compiègne et il s'y plut telle- ment qu'il y revint trois fois dans l'année. Peut-être la reine, suivie de sa surintendante, et le favori partici- pèrent-ils à l'un de ses voyages. Quand la Cour suivait le Roi dans une de ces rési- dences, l'emploi du temps restait de jour en jour le même : deux fois dans la journée, le Roi, le plus souvent vêtu « à la soldate » de drap modeste, un castor surmontant son visage osseux alourdi du prognathisme hérité de sa grand-mère Jeanne d'Autriche, venait rendre visite à la reine dans son appartement, qu'elle aimait faire luxueu- sement décorer et meubler. Devant un parterre de sui- vants des deux époux et de courtisans, Louis, essayant de surmonter son bégaiement, échangeait avec Anne, dont le français était encore limité, quelques phrases banales, parfois teintées d'humour, impressions de chasse ou potins de Cour, sous l'œil acéré de Mme de Luynes, sou- riant au sourire de quelque beau gentilhomme. Si la reine désirait parler plus intimement à son mari, il lui fallait présenter une requête et attendre son autorisation for- melle. Comment s'étonner qu'entre ces deux êtres, et pendant vingt-huit ans, la confiance ne soit jamais née ? La suite espagnole de la reine avait été renvoyée outre- monts (octobre 1618) et une des premières tâches de la nouvelle surintendante fut de doter Anne d'Autriche d'un entourage qui leur convînt à toutes deux, jusqu'aux simples serviteurs. Parmi ces derniers, un jeune Angevin dont Marie se dessaisit au profit d'Anne, Pierre de La Porte, petit noble dont la famille, à la suite de troubles consécutifs à la Saint-Barthélemy, avait dérogé. Il fut nommé « porte-manteau » de la reine, c'est-à-dire voué à soutenir sa traîne, et assumera bien d'autres emplois : il apparaîtra souvent dans cette histoire. Dans les hauts grades, la dame d'atours espagnole fut rempla- cée par Antoinette du Vernet, propre sœur de Luynes. Marie et elle s'efforcèrent de constituer autour de la reine une petite cour joyeuse et frivole, y attirant des princesses qui leur ressemblaient : Mlle de Verneuil, demi-sœur du Roi, « aussi folle tête qu'il y en eut à la Cour » (Tallemant), la princesse de Conty, sœur de ce duc de Chevreuse qui va bientôt entrer dans cette his- toire; déjà âgée de quarante-quatre ans, mais toujours pétulante et de vie sentimentale - pour parler élégam- ment - agitée : dans ses lettres chiffrées, Louis XIII la nommait le « péché ». Essaim de beautés peu farouches, aux toilettes multi- colores et évocatrices, aux propos hardis. «Toute la conversation de ladite dame, dira Chalais dans son inter- rogatoire, ne consistait qu'en des actions licencieuses, riottes, coquetteries et jurer Dieu. » C'est de cette époque que date le désir vite mis à exé- cution de notre héroïne de prendre influence sur la reine de France, de lui suggérer ses pensées, ses attitudes, ses décisions, afin de lui faire jouer un rôle actif dans la conduite du royaume, vœu qu'elle entretiendra long- temps. L'erreur de Marie fut de ne pas comprendre que Louis XIII, jaloux de son autorité, habité du complexe de supériorité, n'aurait jamais admis de partager le pouvoir avec son épouse comme il le fit avec Richelieu. En revanche, si la jeune femme avait poussé Anne à déve- lopper son emprise sur les plans du sentiment, de la confiance, des relations sexuelles (domaine où le Roi et la reine étaient aussi innocents l'un que l'autre, mais où Marie avait beaucoup à leur apprendre), peut-être le des- tin du royaume en eût-il été changé. La reine était peu cultivée, incurablement paresseuse et montrait peu de goût pour la lecture en dehors de son livre de chevet, le roman espagnol Amadis de Gaule, truffé de scènes d'amour qui éveillaient chez elle des regrets stériles. Aussi comptait-elle beaucoup sur son entourage pour occuper ses journées. Sous l'influence de ces femmes légères, elle en vint, au milieu des rires et espiègleries de sa surintendante, qui avait transformé l'atmosphère du vieux Louvre, à abandonner l'abord rigoriste hérité de son éducation madrilène et à accepter, sur l'insistance de Marie, que la conversation portât sur l'amour courtois à prolongements sensuels, au moins en paroles. Complétant cette éducation, la surintendante parvint à faire lire à sa souveraine le Cabinet satyrique, anthologie annuelle où certains poètes non négligeables, Régnier ou Maynard, chantaient en termes gaillards les plaisirs de la chair. Certains s'émurent de ces lectures et le duc de Montbazon lui-même, qui se mêlait rarement des affaires de sa fille, manifesta sa balourdise en infor- mant le Roi des mauvaises lectures que Marie procurait à la reine. Pudibond, Louis XIII s'en offusqua et réprimanda la surintendante : première fêlure dans leur relation. Pour- tant, le sujet était d'actualité, au moins a contrario, car un des problèmes auxquels se trouvaient confrontés les Luynes était d'ordre intime, l'intimité du monarque étant chose publique : le Roi, craintif devant toutes femmes, rechignait à remplir ses devoirs d'époux, depuis la nuit de noces où un échec complet avait révélé sa timidité, son inexpérience, sa maladresse. Anne d'Autriche se sou- viendra de la leçon et veillera le moment venu à confier Louis XIV à des mains expertes. Les souverains étaient mariés depuis quatre ans, et il était grand temps d'exaucer le vœu pittoresquement énoncé en 1616 par le prévôt des marchands « de voir fleurir le lys de France dans la toison d'Espagne », autre- ment dit d'assurer la succession de la couronne. Une reine n'était vraiment reine à part entière qu'après avoir engendré un fils, et Anne, à qui l'on avait, à Madrid, dûment seriné que là était son premier devoir, se plai- gnait ouvertement de cet abandon à Marie de Luynes et à ses familiers. La question était discutée à la Cour en par- faite liberté de langage, et chacun y mettait du sien. L'ambassadeur d'Espagne s'efforçait - par la parole, s'entend - d'enseigner à la jeune reine les caresses propres à enivrer les maris compassés, et les suivantes de la reine suppliaient sans périphrases le jeune souverain d'essayer, au moins une fois, de « conjoindre », comme l'on disait à l'époque. En vain. Gêné et laconique, il répondait qu'il faisait trop chaud ou, si on était en hiver, qu'il était trop jeune. Quand en janvier 1619 sa demi- sœur Catherine de Vendôme épousa le duc d'Elbeuf, on le convainquit de s'asseoir en observation sur le lit des époux pendant la nuit de noces, traitée en spectacle, ce qui n'étonnait personne. Il assista à la consommation du mariage, « ce qui fut répété plus d'une fois », et « y applaudit grandement ». Entre deux étreintes, la mariée, à moitié nue, le prenait à partie en riant : - Sire, faites vous aussi la même chose avec la reine, et bien vous ferez ! Luynes, à qui Marie venait de donner une fille, eut l'audace de dénouer la situation. Le soir du 25 janvier 1619, alors que le Roi, une fois de plus, se préparait à aller coucher seul, son favori le prit par le bras et, Béringhen levant haut le flambeau, le mena fermement jusqu'à la chambre de la reine. « Il résiste fort et ferme, écrit Héroard, par effort, jusqu'aux larmes. Il est emporté, couché, s'esforce deux fois comme l'on dit, à deux heures avait mis deux fois. Haec omnia nec inscio (je sais tout cela). » Le Roi, qui n'était pas homme à s'attarder dans la ten- dresse, regagna ensuite sa chambre. Le Mercure français célébra l'événement, qui se reproduisit les jours suivants. Désormais, chaque fois qu'Héroard consignera une visite nocturne du Roi à la reine, il fera suivre cette mention d'un chiffre, dont on devine la signification. Cet événement renforça l'amitié naissante d'Anne et de Marie : nul doute que celle-ci ait recueilli à ce sujet les confidences de la reine (qui avait fini par prendre goût à ce genre de conversations) et peut-être même risqué des conseils nés d'une expérience de quinze mois bien remplis. Conseils dont Louis XIII lui-même aurait sans doute eu bien besoin. On se demande s'il a jamais connu cette plénitude, cette sûreté de soi, cet apaisement dynamique, cette sérénité nés de la jouissance physique. Il est un des très rares rois de France à n'avoir jamais couché qu'avec sa femme, et l'exemple de Louis XVI, puis du comte de Chambord ne plaide guère en faveur de cette conduite. On a tout lieu de penser que Louis XIII, anxieux de la venue d'un dauphin, faisait l'amour par devoir, alors que la reine, aux yeux de toute la Cour, s'épanouissait. Donc, demi-lune de miel, peu charnelle, de deux ou trois ans, et qui, en dehors des expéditions militaires de l'été, se déroule parmi les fêtes, où Marie est aux pre- mières loges : ballets de Psyché ou de Tancrède, courses de bague place Royale, chevauchées en forêt de Fon- tainebleau et séjours à Saint-Germain. Dans les grandes salles du château parées de tapisseries encadrant les imposantes cheminées, des divertissements variés donnent l'occasion à la reine, qui les porte bien, d'arborer ses robes rouges, vertes, jaunes, noires, en satin, en moire de soie, aux broderies d'or ou d'argent dont les flam- beaux de cire blanche tirent des éclairs, à Marie de montrer des toilettes plus audacieuses. Des manches tailladées et bouffantes, soutenues par un coussin rem- bourré de jonc de mer, encadrent le col rabattu qui se substitue au grand col empesé en éventail, découvrant plus encore un exaltant décolleté mis en valeur par la parure de la maréchale d'Ancre et laissant entrevoir une poitrine dont on devine la fermeté et l'accueil qu'elle pourrait réserver. Les hommes - et tout seigneur digne de ce nom se devait de changer de costume chaque jour - étaient vêtus plus somptueusement encore, leur pourpoint de satin uni, à grandes taillades et longues basques dites tassettes, recouvert d'un manteau de panne de soie, gants à cris- pins, chapeau à plumes qu'on ne retirait pas pour danser. Pour remplacer les bottes, des souliers ornés d'une rose recouvraient leurs bas de soie de couleur (les bas d'estame, c'est-à-dire de tricot de laine, étaient pour les gens de rien) dont on enfilait plusieurs superposés quand il faisait froid : Malherbe en porta jusqu'à onze paires à la fois. Costume qui accroissait le montant de leurs dettes. Mme de Chevreuse goûtait le chatoiement des cos- tumes, le charme des femmes, l'allure martiale des cava- liers et y trouvait l'occasion de faire admirer sa beauté provocante, rehaussée par des toilettes évocatrices, et de répondre avec esprit aux hommages parfois brutaux des gentilshommes. Elle n'affichait pas les manières des pré- cieuses, se montrait plus volontiers aguicheuse, quitte à rembarrer avec le sourire celui qu'elle ne souhaitait pas accompagner sur le chemin de la séduction. Elle régnait aussi sur les modes de l'entourage de la reine et même sur les parfums qui, négligés sous Henri IV (bien que celui-ci répandît un fumet souvent pénible), avaient repris faveur sous l'influence d'Anne d'Autriche. C'est la grande époque des cosmétiques, fards, essences, pâtes, parfums. La pâte d'amande et les crèmes au cacao et à la vanille, importées d'Espagne, servaient à blanchir mains et épaules, onguents baptisés de noms recherchés souvent empruntés au vocabulaire du Tendre. Parfums également utilisés pour combattre les âcres effluves qui se dégageaient de la foule des courtisans. On mâchait de l'anis ou de la pistache pour lutter contre les odeurs de bouche. Mais durant ce temps, l'autorité royale était menacée à la fois par la reine mère, les princes et les huguenots. Luynes entreprit de lutter, et toute sa conduite obéissait à un plan raisonné dont l'exécution méthodique révèle un homme politique. Marie de Médicis, d'abord abattue et gémissante de soumission, puis furieuse, n'avait pas cédé. Internée dès mai 1617 au château de Blois, elle réussit, malgré sa cor- pulence, à s'en évader de façon rocambolesque le 22 février 1619, et son vieux complice le duc d'Épernon l'accompagna en rébellion, suivi de Longueville, Sois- sons, Rohan, Vendôme : on retrouvera régulièrement ces noms dans l'opposition au Roi trente ans durant. Louis XIII et Luynes, accompagnés de leurs épouses, descendirent en val de Loire pour les combattre, le Roi et sa suite à cheval, les femmes dans les lourds carrosses de l'époque, essayant de préserver leurs toilettes de la boue des chemins. Expédition nonchalante, ponctuée d'excursions et de parties de chasse. Sorti de Saint- Germain le 7 mai, le cortège royal arriva à Orléans le 11 et, quatre mois durant, s'attarda en val de Loire, où le Roi, suivi ou non par terre ou par fleuve, parcourut la Touraine en tous sens. On le vit, vêtu le plus souvent d'un simple habit de ratine, avec une suite aussi réduite que possible, à Amboise, à Tours et Plessis-lès-Tours, Marmoutier, Azay-le-Rideau, Champchevrier, Chinon, Chenonceau, La Motte-Sonzay, au Lude, toujours chevauchant, chassant, tirant à l'arquebuse, pêchant, se baignant, jouant ; vie ardente et de loisir malgré la cha- leur et des ennuis intestinaux presque permanents. Luynes, toujours avide, profita de ce voyage pour acquérir le château de Maillé, première baronnie de Tou- raine, espérant que le Roi reprendrait la tradition d'habi- ter en val de Loire. Louis XIII, malgré ce long séjour, préférait l'Ile-de-France, mais s'empressa, en août, d'éri- ger pour son favori Maillé en duché-pairie sous le nom de Luynes, et alla visiter le château le 3 septembre. Ainsi le vocable d'un lieu-dit provençal s'implantait-il en val de Loire, comme le vieux patronyme florentin d'Albert avait été transféré en Picardie. Voici Marie duchesse, et donc pourvue sans conteste du fameux tabouret. Bien que située dans le pays de son enfance, elle n'appréciera jamais beaucoup cette forteresse de Luynes, plantée au bord de la Loire sur un plateau s'avançant en éperon et où une enceinte jalonnée de tours - nous les voyons toujours - entourait le donjon primitif de 1106. A l'intérieur de la courtine, cependant, se présentait et se présente toujours un bâtiment plus aimable : en 1465, Hardouin de Maillé, ayant vendu à Louis XI ce qui deviendra Plessis-lès-Tours, avait élevé ici, à l'imitation de ce dernier château, un élégant logis où des fenêtres à meneaux se détachaient sur les parois de brique. Des pierres de tuffeau en harpe soulignent les angles de la tourelle également en brique, rappelant que cette alliance des deux matériaux, inaugurée au Plessis-lès- Tours, est bien antérieure à Louis XIII, sous le nom duquel on classe habituellement ce style. La façade du logis a été terriblement restaurée et enjolivée par les des- cendants du couple Luynes, en particulier dans les parties Née au début du siècle et morte en 1676 lorsque la paix de Nimègue vient de concrétiser l'ultime triomphe de Louis XIV, Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, traverse les passions et les querelles du Grand Siècle. Avec le sens de la formule qu'on lui connaît, son nouveau biographe, Georges Poisson, l'intronise «femme de tête et de cœur du siècle». Femme de cœur, car cette fille du duc de Montbazon, mariée successivement au duc de Luynes, favori de Louis XIII, puis à Claude de Lorraine, duc de Chevreuse, fait tourner les têtes des courtisans d'Europe — de Hollande à Charles de Lorraine. Femme de tête qui se lance dans de multiples conspiratiohs contre Richelieu, «ce tyran», et Mazarin, aux fins de voir triom- pher la cause espagnole. Elle manigance l'affaire Buckingham afin de compromettre la reine et le rapprochement avec l'Angleterre : elle organise la conspiration de Chalais lorsqu'elle croit Louis XIII mourant ; elle s'agite aux côtés de Gaston d'Orléans et s'improvise négociatrice sous la Fronde. Mme de Chevreuse est à la fois modèle de la Précieuse, plus cultivée et curieuse que bien des seigneurs de Cour, la rivale politique d'Anne d'Autriche après avoir été sa confidente et avoir appris d'elle les secrets de l'action diplomatique, et la mystérieuse séductrice immortalisée par Alexandre Dumas comme l'égérie d'. Georges Poisson, conservateur général du Patrimoine, a dirigé le domaine de Sceaux (musée de l'Ile-de-France) et s'est distingué comme défenseur acharné du Patrimoine (Vallée-aux-Loups, Meudon, château de Monte-Cristo, maison d'Emile Zola). Cinq fois lauréat de l'Académie française, il est l'auteur de nombreux ouvrages :

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