UN CRIME EN BRENNE

(Récit)

« Tout était si étrange, si différent de ce qu'il avait [espéré... » Tolstoï

a pluie qui toute la nuit avait fouaillé les vitres et les toits L a cessé son tapage à la naissance de l'aube. C'est alors que je suis sorti pour une longue promenade dans la lumière laiteuse du demi-jour. Dans un ciel bouleversé, le vent d'ouest disloquait, échar- pillait les nuages sur les étangs et les bosquets de la Brenne. Le soleil est apparu très pâle. Je suis rentré avec mes griffons qui ont enfin débusqué cette renarde charbonnière qui fait des rava• ges tout aux: alentours et s'en vient ramener sa proie à ses petits dans quelque terrier proche d'ici et que nous allons bientôt, le P'tit Loup Brou et moi-même, trouver et détruire rapidement. J'ai ranimé le feu dans la grande cheminée où crépite et pétille le fagot. Le café est servi. Je me rends bien compte qu'il est temps, grand temps — car j'ai beaucoup, peut-être trop tardé — de raconter l'histoire de ce qui s'est passé ici et dont le souvenir ne doit pas mourir avec moi. Il me faut faire vite, car je commence un peu à m'essouffler, à raccourcir mes randonnées quotidiennes. De plus en plus fréquemment, je ressens au cœur de la nuit ces coups sourds dans la poitrine que ressentait aussi mon père quelque temps avant de mourir... Par où commencer ? Faut-il amasser et mêler images et im• pressions ou suivre la chronologie ? Nous verrons bien. L'essentiel est de se mettre à la tâche en toute hâte. D'abord les lieux. Ma maison, c'est, au cœur de la , dans l', au milieu des étangs et des brandes, la Commanderie Saint-Biaise de l'ordre de Malte qui fut une dépendance du grand UN CRIME EN BRENNE 619

Prieuré d'Aquitaine et qui avait, comme bien des demeures de templiers, été attribuée aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusa• lem au xiv* siècle. Elle est faite d'un bâtiment massif aux murs épais qu'empourpre la vigne vierge, à l'automne qui est ici la plus belle des saisons. La grande cour centrale est protégée par des haies d'épines et flanquée de deux . Il y a la maison noble, une chapelle, un corps de logis, une vaste grange, deux écuries transformées en bergeries et un pi• geonnier ou plus exactement une fuye, c'est-à-dire un colombier de seigneur jouissant de justice haute, basse et moyenne. Le heur• toir de la porte principale est fait d'un large anneau de bronze portant en son centre la coquille des pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle. Le domaine comprend 150 hectares environ avec quatre étangs. Celle dont je parlerai bientôt avait fait de ce lieu un véritable sanctuaire pour les bêtes de toutes sortes et surtout pour les oi• seaux. La chasse n'en était point affermée. On trouve encore ici non seulement des cerfs, des chevreuils, des sangliers, des renards mais aussi tous les oiseaux aquatiques. Je vis depuis quatre ans dans cette Commanderie, loin du bruit et de l'agitation des villes avec des livres, la chasse, la pêche, les chiens, quelques disques et la télévision que je ne regarde guère, sans avoir aucune envie de retrouver le tumulte et l'agitation stu- pide des salons et des salles de spectacles des grandes villes. Seul avec mes deux vieux serviteurs, Adèle qui n'a jamais quitté le Berry et mon factotum, le P'tit Loup Brou dont le nom est Char• les Briffault et qui tient son surnom de son caractère assez étrange de braconnier cagnard et superstitieux et surtout de son père, le Grand Loup Brou sur lequel on raconte encore mainte et main• te histoires, à la veillée. Un loup brou c'est celui sur qui le sort a été jeté ou une birette, c'est-à-dire celui qui s'est donné au dia• ble et à qui Belzébuth a donné en échange une peau de loup dont hérite l'aîné des enfants. Revenant d'Amérique du Nord, il y a maintenant six ans, j'ai longtemps cherché dans toute la France une région marécageuse, propice à la chasse aux canards, et c'est par hasard, que je suis venu dans la Brenne dont le charme mélancolique m'a tout aussi• tôt envoûté. Le notaire de ce pays, gentilhomme affable qui m'a toujours fait penser à un député conservateur anglais de la fin du siècle dernier, m'avait signalé cette Commanderie dont le dernier pro• priétaire était un colonel américain, affecté à la base d'aviation de Châteauroux et qui est maintenant rentré dans sa Géorgie natale. Il avait fort bien aménagé les lieux avec un système moderne de 620 ÛN CRIME EN BRENNE chauffage. Il m'a légué certaines choses qu'il avait trouvées ici : une installation de stéréophonie, des disques dont la plupart sont consacrés à des œuvres de Mozart, Schubert et Litz, toute une collection de gravures d'oiseaux, imprimées en Nouvelle-Angleterre, en Hollande et en France et qui sont le principal ornement des murs passés à la chaux. Il a laissé aussi, tout en faisant remarquer au notaire qu'elle avait appartenu à l'ancienne propriétaire et de• vait rester là, une rare édition en six volumes de YHistory of bri- tish birds du Révérend F. V. Morris avec 365 gravures en couleur, gaumées. Le colonel avait lui-même acheté cette propriété aux Petites Sœurs du Père de Foucault à qui, sans qu'elles eussent été aver• ties, elle avait été léguée... Mais c'est ici que commence vraiment l'histoire... Avant la signature de l'acte, le notaire m'avait prié de passer le voir et déclaré tandis que faussement distrait je regardais par la fenêtre de son étude le figuier de son jardin : « Vous semblez ne rien savoir du domaine que vous venez d'acheter. Je crois qu'il est de mon devoir de vous dire que la Commanderie a été, il y a vingt ans, le lieu et la scène d'un crime célèbre et demeuré mystérieux. « La jeune femme qui, au lendemain de la guerre, en avait fait l'acquisition et en avait restauré les ruines, Mlle Sarah Meyerson, a été sauvagement assassinée dans ce qui est maintenant le grand salon qui jouxte le hall d'entrée. J'ai tenu à vous mettre au cou• rant mais vous retrouverez aisément dans les journaux de l'épo• que, les détails qui peuvent vous intéresser. Il va sans dire que les gens d'ici si méfiants qu'ils soient auront bien vite fait de compléter votre information, de satisfaire votre curiosité. Vous trouverez également dans la tour qui servait de bibliothèque à peu près tous les papiers, carnets de notes, journaux, revues et livres qui après avoir été longuement examinés par les policiers et les magistrats ont été retournés au domaine comme faisant partie du domaine lui-même, et auxquels les Petites Sœurs ne te• naient point et qu'elles ne voulaient pas livrer à la curiosité publi• que... » Que s'était-il donc passé dans la Commanderie ? J'ai lu ce qui a été écrit sur ce drame. J'ai interrogé des dizaines et des dizai• nes de gens, et tout particulièrement ma vieille servante et mon homme à tout faire. J'ai dénoué, compulsé, feuilleté des liasses et des liasses de papiers. J'ai consulté des livres, des collections de journaux. Voici ce que j'avais pu reconstituer avant mon dernier et récent voyage au Brésil. UN CRIME EN BRENNE 621

a Brenne tout entière était submergée par la brume lorsque, L ce lundi de Pâques, les gendarmes de Mézières reçurent vers 9 heures et demie du matin un coup de téléphone qui ne manqua pas de les intriguer. Charles Briffault dit le P'tit Loup Brou qu'ils avaient souvent tenté de surprendre en flagrant délit, leur annon• çait d'une voix haletante et avec beaucoup d'émotion, qu'il avait trouvé la propriétaire de la Commanderie « tuée, assassinée, et saignée à blanc... » Il téléphonait d'un café de Rosnay car la ligne avait été coupée à l'entrée du domaine. Le corps de la victime en chemise de nuit, gisait sur les draps et les oreillers, largement souillés de sang du lit de sa chambre à coucher. Elle avait été poignardée par six fois avec une arme tranchante près du nez et de l'œil gauche, dans le cou, sur les deux seins, puis dans le ventre. Deux plaies béantes au crâne avaient été faites par un objet contondant. Ses deux chiennes dobermann, Tania et Tara avaient été tuées de deux coups de re• volver. Les pneus de la voiture, demeurée dans la cour, avaient été éventrés. Quelques heures plus tard, le médecin de Mézières-en-Brenne, suivi bientôt du procureur et du médecin légiste venus de Château- roux et des policiers de la brigade criminelle d'Orléans arrivaient sur les lieux. La vieille Adèle qui avait découvert le crime n'était rentrée qu'au matin de où elle avait passé la nuit chez sa sœur avant de prendre l'autobus jusqu'à la halte sur la route de Châ- teauroux. Quant au braconnier, Charles Briffault dit le P'tit Loup Brou qui déjà s'occupait un peu de tout au domaine, il avait un alibi, n'ayant pas quitté de la nuit le lit d'une jeune veuve assez volage, à dix kilomètres de là et n'étant arrivé à la Commanderie que vers 9 heures pour y trouver Adèle prostrée au pied du lit de la victime. L'enquête ne devait pas mener bien loin. Les policiers n'auraient presque jamais l'explication des crimes sur lesquels on leur de• mande d'enquêter s'ils n'avaient des indicateurs. L'autopsie révéla qu'il n'y avait ni ingurgitation de poison ou de stupéfiant ni viol et que la victime au moment où le meurtrier s'était acharné à la mutiler, était déjà morte assommée par le premier coup du pilon de cuivre qui se trouvait dans un cendrier. L'assassin n'avait semble-t-il, rien emporté. Le sac, les valises, les tiroirs des armoi• res et des commodes n'avaient point été fouillés. Le vol n'était certainement pas le mobile du forfait. Les armes du crime, un pilon de mortier en cuivre et un poignard marocain, avaient été laissées sur la table devant la grande cheminée et pour que ne 622 UN CRIME EN BRENNE subsiste aucune empreinte digitale elles avaient été soigneuse• ment essuyées. Il n'y avait pas eu d'effraction. La porte d'en• trée était ouverte. Il ressortait des dernières lignes écrites par la victime dans son agenda qu'elle s'était rendue dans la nuit de samedi à l'abbaye de . Elle avait été très impres• sionnée par les cérémonies du Samedi Saint, depuis le moment où elle avait aperçu devant le portail même de l'église le fagot et les bûches préparées pour la cérémonie qui rassemblerait le soir la communauté monastique et les pèlerins ou curieux dont certains étaient venus de très loin. Le vieux rite païen avait fait place à celui des chrétiens pour qui le vrai feu nouveau c'est le Christ ressuscité et la vraie lumière celle du feu matériel de la lumière du Christ, de la foi pascale et de la lumière éternelle, celle qui jaillit de la vie divinement répandue dans le cœur des fidèles. Elle avait été très émue par la liturgie de la nuit de la Résurrection, la bénédiction du cierge pascal sur lequel le célé• brant grave la croix et l'Alpha et l'Oméga pour indiquer que le Christ est le début et le terme de toutes choses et aussi le millé• sime de l'année pour signifier que dans le moment même Jésus était plus vivant que jamais. Le célébrant avait proclamé :

« Le Christ hier et aujourd'hui « Commencement et fin toute chose « Alpha et Oméga. A lui appartiennent le temps et l'éternité. « A lui la gloire et la puissance « Dans les siècles des siècles — Amen. »

A minuit, trois moines s'étaient détachés des stalles pour don• ner le branle aux cloches de l'abbaye. La souveraine de la Com- manderie n'avait pu résister à la tentation de sortir quelques ins• tants pour entendre les carillons se répandre à toute volée sur les campagnes et les paroisses en annonçant aux villageois, aux fermiers, aux pâtres et citadins la bonne nouvelle. Ainsi sonnaient les cloches au Moyen Age. Qu'était-ce donc qu'une année et qu'est- ce donc qu'un siècle ? Conformément aux stipulations expresses de son testament, la jeune femme fut inhumée au cimetière de Saint-Michel-en-Brenne tout près de l'abbaye de Saint-Cyran, foyer du jansénisme, aujour• d'hui bien abandonnée avec son fossé d'eau dormante. Un rabbin barbu vint psalmodier au bord de la tombe les prières des morts. Il était accompagné d'un jeune Oranais qui chanta le saisissant Chant juif des Trépassés. Ainsi que la défunte l'avait demandé, il y eut aussi un service dans la chapelle de la Commanderie où UN CRIME EN BRENNE 623 le curé à la fin fit, conformément aux vœux de Sarah Meyerson, tourner les disques du Roi des Aulnes de Schubert et du quin• zième quatuor en ré mineur de Mozart. La présence d'une centaine de paysans et de curieux venus des environs, de magistrats et de journalistes que le meurtre et la double cérémonie religieuse stu• péfiaient, ne permit pas aux enquêteurs de trouver un seul sus• pect !

'enquête qui traîna longtemps jeta toutefois quelques lueurs L sur la personnalité et la vie de la propriétaire de la Comman- derie. Elle ne cachait point qu'elle était juive, mais assistait assi• dûment à la messe du dimanche au monastère bénédictin de Font- gombault et avait demandé au curé doyen de Mézières de venir célébrer le sacrifice dans la chapelle de la Commanderie, en février, le jour de Saint-Biaise. C'était une très belle jeune femme, aux cheveux et aux yeux noirs, au teint légèrement bistré, élancée, toujours vêtue de noir et de blanc, peu portée à rencontrer des gens ou à se lier avec eux, mais toujours attentive aux propos et requêtes qu'elle ne pouvait éviter. Elle ne sortait presque ja• mais de son domaine, et pour les courses et visites utilisait une vieille Juva toute déglinguée et qu'elle conduisait elle-même, tou• jours accompagnée des chiennes Tania et Tara. Elle avait été bien• tôt entourée et auréolée d'une sorte de légende. Le facteur lui apportait régulièrement beaucoup de journaux, de catalogues, de revues, de livres, très peu de lettres. Elle ne s'absentait presque jamais, fréquentait le marché de Buzançais et celui de où elle avait sa banque. On savait qu'elle avait joué un très grand rôle dans la Résistance mais de cela elle se refusait toujours à parler. Elle ne recevait quasiment personne et en tout cas pas de gens étrangers au Berry et même au canton. Elle était vénérée de la vieille Adèle qui était chargée du ménage et de la cuisine et respectée par le P'tit Loup Brou qui s'occupait — en théorie du moins — des moutons, des terres à garder, du jardin à entretenir, du bois à couper, des courses diverses, mais qui semblait surtout intéressé par sa vie nocturne de braconnier et de gai luron. Il était le seul à pouvoir faire rire aux éclats Mlle Meyerson en lui racontant de fois à autre ses aventures de chasse ou de galan• terie, et les vieilles légendes et coutumes de la Brenne. Tous les soirs, après avoir servi elle-même la pâtée des chattes au pelage taché de noir, de blanc et de feu, Providence, Justice et Liberté, et des ombrageuses Tara et Tania, Sarah s'habillait pour le dîner qu'elle prenait seule à la table éclairée aux bougies et que lui servait Adèle. Un couvert était toujours mis pour l'hôte qui 624 UN CRIME EN BRENNE pouvait à l'improviste sonner à la porte et demander l'hospitalité. Elle veillait fort tard, écoutant des disques ou méditant devant de grands feux de bois, en compagnie des chiennes et des chattes à demi sauvages mais qui revenaient ponctuellement, chaque soir, sauf à la saison des amours, faire semblant de somnoler ou rêvas• ser. Sur le chambranle de la cheminée, il n'y avait entre deux bou• geoirs d'argent que la photo de Jean Moulin dont Mlle Meyerson avait confessé à maint et maint visiteur qu'elle le considérait com• me le plus authentique chef et inspirateur de la Résistance. Les carnets, les livres, les notes et les brouillons qui furent trouvés sur la table de lecture et dans différents tiroirs donnaient à penser que la propriétaire de la Commanderie avait pour prin• cipale occupation l'étude des bêtes en général, et celle des oiseaux aquatiques en particulier. Quand elle ne faisait point de longues randonnées avec ses chiennes, elle passait de longues heures à étu• dier, immobile, dans les genêts ou bien à bord d'une barque plate les allées et venues, les vols et les mœurs de la gent ailée de son domaine. Les habitants des fermes et des bourgs qui la respectaient sans plus chercher à comprendre son comportement la considéraient comme peu liante et très détachée de leurs préoccupations quoti• diennes. Us avaient toutefois beaucoup remarqué et commenté le fait qu'un jour qu'elle assistait à une fête d'enfants rieurs et bruyants, elle avait eu comme une défaillance, s'était tout à coup mise à pleurer puis était partie brusquement, sans s'excuser et sans même songer à effacer les larmes sur son visage bouleversé.

e ses voisins importants elle ne connaissait bien, semble-t-il, D que le vieil octogénaire Joseph Thibault, collectionneur infa• tigable et qui a recueilli dans son domaine de l'Ebaupin, aux con• fins de la Touraine et du Berry tout ce qui concerne l'histoire de ces deux vieilles provinces. C'est à lui qu'elle avait demandé des renseignements sur Frontenac, le premier vice-roi du Canada qui vécut longtemps au château de Clion-sur-Indre, criblé de dettes mais toujours fier, avant de se faire envoyer dans le nouveau monde par le roi Louis XIV qui voulait s'en débarrasser car il était l'amant comblé de sa maîtresse, Mme de Montespan. Elle avait aussi voulu connaître tout ce qu'on pouvait savoir sur Agnès Sorel, maîtresse de Charles VII qui lui fit don de la seigneurie d' et qui serait, paraît-il, née à Fro- menteau dans la paroisse de Villiers et sur les aventures amoureu• ses de cette favorite royale à qui François Ier adressa ces vers : UN CRIME EN BRENNE 625

« Gentille Agnès, plus de los tu mérites, La cause étant la France recouvrer Que ce que peut dedans un cloître ouvrer Close nonnain ou bien dévot ermite. »

Ce qui l'intriguait surtout c'était tout ce qui concernait les sor• ciers et les guérisseurs. Il se trouve, en effet, que depuis des temps quasiment immémoriaux la région du nord du Berry et du sud de la Touraine et notamment la bande de territoire où se trouvent les paroisses de , , Rosnay et Villiers furent des centres très actifs de sorcellerie. Il n'y a peut-être plus guère de sorciers, mais il reste encore beaucoup de guérisseurs qui, dit-on, savent écarter le feu, les fiè• vres, les méchantes humeurs et le mauvais sort. Seuls semblent maintenant avoir disparus les fameux meneurs de loups qui la nuit arrêtaient les paysans qui rentraient des foires et qui, terri• fiés par les yeux luisants et les grognements menaçants des bêtes sauvages et le grand meneur de loups dont le poète Maurice Rolli- nat a dit qu'il sifflait dans la nuit verte, acceptaient d'être ran• çonnés pour sauver leur peau et leur âme. La demoiselle de la Commanderie avait aussi mis en ordre et assemblé des notes rédigées par son grand-père et son père sur l'étrange histoire si mal connue de ces juifs chrétiens qui tenaient leurs connaissances directement des apôtres et des membres de la famille de Jésus bien avant les « hérésies » de Paul. Leur com• munauté quitta Jérusalem après le meurtre judiciaire de Jacob frère de Jésus en 62 et fut réorganisée par Siméon, fils de Cléo- phas un cousin et qui vivait encore sous Trajan. Les Pères de l'Eglise indiquent la succession apostolique jusqu'au XII6 siècle. Dénigrés et persécutés tout à la fois par la Synagogue et l'Eglise ces héritiers du vrai christianisme continuèrent à maintenir leur identité. Ils croyaient que Jésus était fils de Joseph et Marie, qu'il avait été sacré Messie lorsque Jean l'avait baptisé et qu'il était le vrai prophète annoncé par Moïse et non pas un dieu. Sarah Meyerson s'intéressait aussi à son élevage de moutons qui était assez important. Elle avait un troupeau fort composite de Bleus du Maine dégingandés, de Suffolks à têtes et pattes noi• res, de Southdown trapus. Elle avait, ayant contraint le P'tit Loup Brou au début fort récalcitrant à procéder à des injections régu• lières, lutté efficacement contre la douve, le piétain et la stron- gylose. Elle aimait en se promenant écouter le long des clôtures le bruit des sonnailles, des clarines de son troupeau qui n'était pas sans lui rapporter quelque argent. Elle avait même ébauché une étude sur l'aventure d'un pharmacien de Lille, Edouard Ma- 626 UN CRIME EN BRENNE linge, qui ayant acheté la ferme de La Charmoise, dans une région alors peu fertile du Loir-et-Cher y créa dans la première partie du xix* siècle, avec des béliers Kent d'origine anglaise et des brebis ayant un quart de sang berrichon, un quart de sang solognot, un quart de sang tourangeau et un quart de sang mérinos, une race nouvelle, celle de La Charmoise qui, robuste et bien en chair, forme encore aujourd'hui une très grande partie des troupeaux ovins du centre de la France. Tout en étudiant la vie des chevreuils, des biches, des sangliers, des cerfs, des renards rouges et noirs, des fouines, des belettes, des putois, des reinettes et des grenouilles vertes aux yeux dorés, elle ne se lassait jamais de contempler dans ce pays mélancolique, les bœufs blancs qui au lever et au coucher du soleil paraissent ro• ses, le mirage qui flotte sur les horizons mauves ou bleutés, les fran• ges et les dentelles dans la coupole du ciel aux taches d'un bleu lavé, la brume subtile, les ondulations mesurées du sol, le mou• tonnement des bois et des étangs, le charme languide de vastes étendues d'eau cernées de joncs, de boqueteaux et de landes de bruyère. Rien ne semblait la fasciner davantage que la fantasmagorie des nuages réfléchis par les nappes métalliques des étangs pres• que toujours agitées de vaguelettes à aigrettes lumineuses. Pour elle, les oiseaux n'avaient presque plus de secrets, qu'il s'agisse de rousserolles effarvattes qui suspendent leurs nids aux roseaux, des pics tambourineurs et rigolards, des pluviers à collier ou gravelots, des pouillots chantres et véloces qui toujours sautil• lent, des pigeons ramiers et colombins, du rossignol qui fait pré• céder des strophes musicales de kaa très bas, du râle de genêt qui court plus qu'il ne vole dans les herbes à la frange des marais, du râle d'eau furtif au bec rouge et aux flancs noirs rayés de blanc, des sarcelles aux trilles FLÛTES, des guifettes moustac au plumage ardoisé strié de blanc, des élégantes tourterelles à barrette blan• che, des vanneaux qui véritablement battent l'air et disposent dans leur nid leurs quatre œufs placés pointe à pointe, des berge• ronnettes ballerines des champs, des corbeaux, corneilles et freux, des busards des marais qui happent goulûment les grenouilles et les campagnols en volant en rase-mottes, des busards cendrés, des plongeons, des grèbes huppés ou castagneux, des cigognes routi• nières dans leur hivernage, des chouettes chevêches qui nichent dans les vieux troncs des saules, des aigrettes à gorgerette blan• che, des alouettes qui tirelirent et montent avec le vent, des bar• ges à queue noire et à œufs verts, des bruants des roseaux, à collier blanc et à dos brun, des bécassines qui chevrotent, jaillis• sent brusquement puis zigzaguent, des hérons, des canards les UN CRIME EN BRENNE 627

plus divers, colverts, milouins, pilets, souchets, chipeaux... de tous ces canards qui cancannent, couinent, se dandinent cahin-caha, des chevaliers gambettes, combattants à cul-blanc, des sinistres corbeaux et corneilles, des grives musiciennes, des mouettes à ca• puchon noir, rieuses, criardes et piailleuses, des pluviers à collier, des poules d'eau qui hochent sans cesse la queue et la tête, des cailles aux appels aux trois notes...

ès l'arrivée du printemps elle partait, à la main sa canne de D micocoulier et au cou ses jumelles, pour épier les coucous mystérieux insectivores grimpeurs et non rapaces, au cri méca• nique, ironique avec ses deux notes monotones et qui venant par troupes d'Afrique en avril mènent sous bois leur vie furtive au temps des amours assez semblables aux tiercelets avec leurs ailes effilées, tachées de blanc et de roux, leurs queues longues et som• bres. Ce sont les tziganes des oiseaux et qui ne se gênent pas pour faire couver leurs œufs et élever leurs petits par des étran• gers. Elle se plaisait à voir, à l'affût, passer les migrateurs, à étu• dier tout particulièrement la vie et les amours des courlis. Elle avait noté que le mâle dans son vol nuptial descend en planant, lançant des cris flûtes et des roulades avant de danser et de tour• noyer la queue en éventail, de poursuivre en zigzag la femelle en la suppliant. Elle avait noté dans les nids parmi les laiches courtes la beauté des quatre œufs volumineux à taches rousses irréguliè• res sur fond pastel, vert gris et jaunâtre, de la couleur de marais. Elle ne se fatiguait point de regarder le mâle et la femelle se relayant pour couver, gonflant et écartant les plumes de leur ven• tre et de leur poitrine, puis rasant sur les œufs qu'ils ne quittent que pour attraper les insectes, les vers, les escargots, les libellu• les. C'est avec regret qu'elle voyait ces courlis s'en aller en août bien avant l'arrivée de l'automne et celle de presque tous les longs courriers venus du Nord. De tous ces oiseaux sédentaires ou mi• grateurs dont beaucoup la reconnaissaient, elle avait fait ses com• pagnons familiers. A l'automne, elle s'en allait presque chaque soir avec le P'tit Loup Brou pour écouter dans la forêt de Lancosme, assise dans la voiture aux feux éteints et aux portières ouvertes, bramer les cerfs amoureux appelant les biches, les bois couchés sur l'enco• lure, le poil hérissé, et défiant leurs rivaux. Son serviteur bra• connier lui avait appris que les cervidés qui détectent l'homme à trois cents mètres doivent être approchés vent debout, et que cerfs et chevreuils en se frottant aux arbres marquent d'un liquide 628 UN CRIME EN BRENNE odorant leurs territoires d'amour que nul compétiteur ou rival ne doit pénétrer sans risquer le combat. Elle savait reconnaître sur le sol les empreintes et les allures des cerfs, des biches, des bro• cards, des chevrettes et de leurs faons. Ces empreintes servent à renseigner sur l'âge, le poids, le sexe, la taille et l'heure de pas• sage. Au cours de longues et silencieuses randonnées dans les sous- bois, les clairières, la phragmitaie, les roselières, les brandes et les guérets, elle avait appris à distinguer les bêtes de tous âges, du daguet d'un an au vieux dix cors. Elle savait que les « bois », faits de matière très friable, tombent en mars et repoussent cou• verts de « velours » dès avril ou mai et que les deux canines des cerfs sont très recherchées des veneurs qui en font de belles épin• gles de cravates nommées « fleurs de lys ». Elle ne voulait pas entendre parler des tueries, des assassinats de bêtes si gracieuses, mais Adèle ne lui en avait pas moins appris à apprécier deux des plus succulents mets qui soient au monde, le pâté de foie de chevreuil ou de cerf et la gigue à la purée de marrons arrosée d'un bon bourgueil fruité. Il lui arrivait d'assister à quelques banquets des laboureurs ou à des assemblées, c'est-à-dire des fêtes de villages, où survivent les danses et traditions. Elle citait souvent avec admiration les vers de Jean Rameau :

« Fallait voir là ces gent's femelles Anvec ieux bell's coiff's du Berry Au son de la musette et d'ia vielle Danser la bourrée du pays. »

Un jour, à une fête de village où on l'avait invitée avec l'espoir qu'elle évoquerait la guerre des ombres et les combats de la Ré• sistance dans l'Indre, elle sidéra l'auditoire en se levant au des• sert pour réciter avec le plus pur des accents des paysans du cru le meilleur des poèmes de Gaston Coûté, le Villon patoisant de la Beauce, La chanson d'un gas qu'a mal, tourné. On lui fit un triom• phe lorsqu'elle eut dit les derniers vers :

« Faurâ qu'jleu' dis' qu'jai pas mis l'nez Dans la pâté' sal' de leu-z-auge Et qu'c'est pour ça qu'j'ai mal tourné... »

Elle assistait en novembre — la plupart du temps dans la pluie et le vent — aux pêches au filet, alors qu'on ouvre les bondes pour vider les étangs et ramasser des tonnes de carpes, de brochets, de UN CRIME EN BRENNE 629 tanches, de perches et de gardons qu'on emporte à pleins camions, tandis que prend le large la sauvagine effarouchée.

e n'ai jamais cru qu'au hasard qui, s'il m'a parfois surpris, ne J m'a du moins jamais trompé. Un soir, feuilletant un livre hollandais consacré aux migrations des oiseaux d'Europe, j'ai trouvé entre deux cartes la photogra• phie d'un homme, un homme aux traits sauvages, au regard sombre et ardent, à la chevelure fournie. Au dos de cette photographie sans art figuraient simplement un prénom, Ange, un nom, Santoni, et l'indication du photographe, Jao da Silva, à Rio de Janeiro. Je n'attachai pas sur le moment beaucoup d'importance à cette découverte. En 1966 je décidai de me rendre au Brésil où j'étais invité de• puis longtemps par des camarades de l'armée de l'Air qui m'avaient proposé de faire avec eux des vols dans tout le pays. Ceci devait me permettre de connaître les vastes régions de l'Amazonie et l'en• fer vert de la jungle, les tribus d'Indiens traqués et décimés, les riches prairies du Sud où les gauchos mènent leurs troupeaux, les terres misérables du Nord-Est, perpétuellement ravagées par les famines et où seuls les syndicats d'extrême gauche et les prê• tres dits progressistes essayent de sauver de l'indigence et de la faim tous les misérables qui n'ont comme ultime ressource que celle de s'enfuir vers les villes pour y découvrir un nouvel enfer. Or donc, à la fin des fêtes du Carnaval qui transforme pendant quelques jours Rio en un monde de folie et de délire, je fis la connaissance de quelques condamnés politiques et de droit com• mun qui, après la guerre parvinrent à s'enfuir vers l'Amérique du Sud et à éviter ainsi les châtiments que justifiait pour la plupart d'entre eux leur conduite sous l'occupation. J'ai toujours beaucoup aimé à l'étranger et notamment dans les pays lointains la compagnie des proscrits, des exilés, des hom• mes traqués qui ont toujours de belles aventures à raconter et qui portent souvent — si criminels qu'ils puissent être — la grande douleur de ceux qui doivent vivre loin de leur terre natale, de leur famille et de leurs affections les plus chères. J'avais accepté de prendre part à une partie de pêche dans la baie de Rio à bord du voilier d'un Corse nommé Fabri dont on m'avait raconté qu'il vivait assez largement du commerce des drogues, des femmes et aussi de ses tractations avec les marchands libanais qui s'en vont chercher au long des grands fleuves les fourrures les plus chères et notamment celles de l'onça et de la panthère noire, qu'ils tro• quent contre de la pacotille, des produits d'alimentation et des tex- 630 UN CRIME EN BRENNE tiles. N'ayant pas à porter de jugement sur les ressources des gens qui m'invitent à prendre part à leurs divertissements et singuliè• rement à ceux de la pêche et de la chasse, je me félicitais de pou• voir passer quelques belles journées sur la mer, au grand soleil, dans un pays où le poisson ne manque pas. Je ne sais pourquoi, tout à coup, un soir alors que nous allions nous reposer à bord, fatigués par la pêche et bien mis en condi• tion par l'alcool, je me souvins du nom : Ange Santoni et de• mandai à mon hôte : — Est-ce que par hasard, vous ne connaîtriez pas un nommé Ange Santoni ? » Fabri me répliqua tout aussitôt sans méfiance : « Mais oui, je connais très bien Ange qui, comme moi, par crainte d'avoir quelques ennuis au lendemain de la Libération a pris le large et vit ici de façon très confortable en voyageant énormément au Venezuela, en Argentine, au Brésil et surtout au Paraguay où il a de très grosses affaires. » « J'aimerais assez, dis-je, le rencontrer si par hasard il vient par ici. Je n'ai rien de particulier à lui demander, mais n'oubliez pas de me donner un coup de téléphone le cas échéant. » Quinze jours plus tard, rentrant à mon hôtel, l'Atlantico qui présentait entre autre particularité celle d'héberger une boîte de nuit très fréquentée par les belles de jour et de nuit d'origine française et par quelques mauvais garçons et où il m'était arrivé d'assister à des pugilats et même à un mortel règlement de comp• tes. Je trouvai un message de Fabri qui me demandait de lui télé• phoner, ce que je fis. Il me dit que Ange Santoni venait d'arriver et que lui, Fabri, avait arrangé un dîner pour le lendemain dans un bistrot du port renommé pour ses grillades de poissons et ses fruits. Cet Ange Santoni qui m'attendait avec Fabri me frappa par sa très grande élégance vestimentaire et par l'inquiétude aussi de son regard. Comme la plupart de ses congénères, il portait marquée sur son visage, en dépit de sa belle humeur apparente et d'une certaine distinction de gestes, l'inquiétude si commune aux hors-la-loi, aux maîtres des destins secrets. Nous parlâmes pendant le dîner de choses et autres évoquant avec une discrétion mutuelle ce qui s'était passé en France pen• dant la guerre et notamment sous l'occupation. Il était visible que Ange Santoni, dans un curieux français truffé d'argot, ne vou• lait parler que d'affaires, de celles qu'il faisait et qui étaient avoua• bles, de celles qu'il aurait voulu faire. Il citait des noms de ban• ques, de grandes maisons commerciales, de comptoirs, de puis• sants personnages qu'il ne désignait que par leurs prénoms. Il évo• quait aussi la possibilité pour lui de revenir un jour en France UN CRIME EN BRENNE 631 où il affirmait ne pas s'être rendu depuis la fin de la guerre. Nous terminâmes la nuit après avoir fait une tournée de boîtes où mes compagnons parlaient rudement aux chanteuses et aux danseuses de sambas et de bossa nova. Nous nous quittâmes bons amis en nous promettant de nous revoir. Je ne tenais pas à brusquer les choses. Il fut entendu que le truand m'appellerait lui-même dans une quinzaine, lorsque je rentrerais des confins de la Bolivie où je voulais voir à l'œuvre les seringueiros, derniers extracteurs de caoutchouc qui, pour des sommes misérables, poussent à la nage sur les fleuves des cauchos ou boules de gomme végétale, afin de tirer un profit dérisoire de la différence de prix de quelques cen• times qui existe entre le cours de la Bolivie et celui du Brésil. Quand je revins à Rio, un message m'attendait. Ange Santoni tenait à nouveau à dîner avec moi mais cette fois-ci, seul à seul. Même conversation assez décousue avec quelques révélations inté• ressantes sur la vie des bas-fonds dans les grandes villes du Bré• sil, le trafic des pierres semi-précieuses, des devises, des femmes, de la drogue, le jeu normal des lois du milieu en Amérique du Sud, quelques anecdotes aussi de voyages et aventures qui mon• trent assez qu'il existe bien d'autres mafias que celle des Sici• liens, plus secrètes encore et partant moins vulnérables. Lorsque nous sortîmes du restaurant et alors que nous nous promenions au bord de la mer, à Copacabana, je demandai tout-à- trac : — Est-ce que vous n'avez pas connu une certaine Mlle Meyer- son, Sarah Meyerson ? Je m'attendais, ayant jugé du calme, du flegme de mon interlo• cuteur à ce qu'il se tire d'affaire par une réponse négative. Tout au contraire, il s'arrêta, me regarda droit dans les yeux et me répondit : — Oui et alors, qu'est-ce que ça peut bien vous foutre, à vous ? Je lui dis que j'étais fort au courant du crime qui avait fait grand bruit, non seulement dans la Brenne, mais dans la France entière, qu'il s'agissait d'un fait divers considérable qui m'intéres• sait beaucoup puisque j'étais le propriétaire de la Commanderie Saint-Biaise et que je me demandais s'il ne pourrait pas me four• nir quelques renseignements encore peu connus, bien convaincu qu'il pouvait être qu'en aucun cas je ne trahirais des secrets... si secrets il y avait. — Et comment êtes-vous donc amené à me parler à moi de Sarah Meyerson ? — Parce que dans un livre qui lui appartenait, j'ai trouvé votre photographie avec votre nom et la mention du photographe de Rio auteur du cliché. 632 UN CRIME EN BRENNE

Ange Santoni alors changea d'attitude. Il ricana et reprit : — Tout ça ce sont des conséquences de cette maudite guerre, mais si on pense à tout ce qui s'est passé, cette histoire-là n'a peut-être pas beaucoup d'importance... Prenant la balle au bond, je rétorquai : — J'ai l'impression au contraire que cela a pour vous mon vieux, une très très grande importance. Il vous serait difficile de me tromper sur ce sujet et de me dissimuler vos sentiments. — Bon, je vais réfléchir à cette affaire. Il est trop tard main• tenant, et si vous voulez bien, passez demain soir après dîner vers les onze heures, minuit à mon appartement je verrai ce que je peux vous dire. Je dormis très mal et pendant toute la journée qui suivit, je me demandais ce qui allait arriver. Je pouvais m'attendre à tout de la part d'un homme qui ne faisait pas mystère de sa condition d'exilé et de ses moyens d'existence qui étaient ceux d'un gang• ster, bien fringue, vivant très largement des vices de la société. Je savais par Fabri qu'il était toujours armé et qu'il était l'objet de chantages, de menaces et de sollicitations multiples de la part de quelques ennemis ou concurrents et aussi de ses propres aco• lytes. Le lendemain soir donc, dans son vaste appartement luxueu• sement et horriblement meublé qui donnait sur la plus belle baie du monde, je le retrouvai. Il me fit asseoir et sans préliminaire, commença une bouleversante confession. — Je suis bien renseigné. J'ai réfléchi. Vous n'êtes pas un flic. Vous ne vous intéressez pas aux affaires qui nous intéressent Fabri et moi. Vous êtes un type en marge de notre monde. J'ai décidé de vous dire la vérité. Cela sera peut-être pour moi un soulage• ment. Il est très dur de vieillir seul avec un grand secret. Il était si violemment ému que je voyais la pomme d'Adam mon• ter et descendre rapidement dans son cou. Je n'ai pas l'intention de rapporter les termes exacts et tous les détails de ce qu'il m'a dit. Je crois préférable de classer un peu les éléments de ce récit qui était un peu décousu, plein de sous-entendus, de parenthèses, d'explications un peu vagues. Ce que j'en ai retenu surtout, c'est avec l'aveu, la force et la sauvagerie d'un homme qui parlait avec une telle passion, un tel feu qu'il était bien visible que malgré tout ce qu'il avait pu, pouvait ou pourrait faire ou dire, il reste• rait avant tout l'homme qui avait aimé d'une passion farouche l'étrange souveraine de la Commanderie Saint-Biaise.

LEON BOUSSARD (A suivre)