Un Crime En Brenne
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UN CRIME EN BRENNE (Récit) « Tout était si étrange, si différent de ce qu'il avait [espéré... » Tolstoï a pluie qui toute la nuit avait fouaillé les vitres et les toits L a cessé son tapage à la naissance de l'aube. C'est alors que je suis sorti pour une longue promenade dans la lumière laiteuse du demi-jour. Dans un ciel bouleversé, le vent d'ouest disloquait, échar- pillait les nuages sur les étangs et les bosquets de la Brenne. Le soleil est apparu très pâle. Je suis rentré avec mes griffons qui ont enfin débusqué cette renarde charbonnière qui fait des rava• ges tout aux: alentours et s'en vient ramener sa proie à ses petits dans quelque terrier proche d'ici et que nous allons bientôt, le P'tit Loup Brou et moi-même, trouver et détruire rapidement. J'ai ranimé le feu dans la grande cheminée où crépite et pétille le fagot. Le café est servi. Je me rends bien compte qu'il est temps, grand temps — car j'ai beaucoup, peut-être trop tardé — de raconter l'histoire de ce qui s'est passé ici et dont le souvenir ne doit pas mourir avec moi. Il me faut faire vite, car je commence un peu à m'essouffler, à raccourcir mes randonnées quotidiennes. De plus en plus fréquemment, je ressens au cœur de la nuit ces coups sourds dans la poitrine que ressentait aussi mon père quelque temps avant de mourir... Par où commencer ? Faut-il amasser et mêler images et im• pressions ou suivre la chronologie ? Nous verrons bien. L'essentiel est de se mettre à la tâche en toute hâte. D'abord les lieux. Ma maison, c'est, au cœur de la France, dans l'Indre, au milieu des étangs et des brandes, la Commanderie Saint-Biaise de l'ordre de Malte qui fut une dépendance du grand UN CRIME EN BRENNE 619 Prieuré d'Aquitaine et qui avait, comme bien des demeures de templiers, été attribuée aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusa• lem au xiv* siècle. Elle est faite d'un bâtiment massif aux murs épais qu'empourpre la vigne vierge, à l'automne qui est ici la plus belle des saisons. La grande cour centrale est protégée par des haies d'épines et flanquée de deux tours. Il y a la maison noble, une chapelle, un corps de logis, une vaste grange, deux écuries transformées en bergeries et un pi• geonnier ou plus exactement une fuye, c'est-à-dire un colombier de seigneur jouissant de justice haute, basse et moyenne. Le heur• toir de la porte principale est fait d'un large anneau de bronze portant en son centre la coquille des pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle. Le domaine comprend 150 hectares environ avec quatre étangs. Celle dont je parlerai bientôt avait fait de ce lieu un véritable sanctuaire pour les bêtes de toutes sortes et surtout pour les oi• seaux. La chasse n'en était point affermée. On trouve encore ici non seulement des cerfs, des chevreuils, des sangliers, des renards mais aussi tous les oiseaux aquatiques. Je vis depuis quatre ans dans cette Commanderie, loin du bruit et de l'agitation des villes avec des livres, la chasse, la pêche, les chiens, quelques disques et la télévision que je ne regarde guère, sans avoir aucune envie de retrouver le tumulte et l'agitation stu- pide des salons et des salles de spectacles des grandes villes. Seul avec mes deux vieux serviteurs, Adèle qui n'a jamais quitté le Berry et mon factotum, le P'tit Loup Brou dont le nom est Char• les Briffault et qui tient son surnom de son caractère assez étrange de braconnier cagnard et superstitieux et surtout de son père, le Grand Loup Brou sur lequel on raconte encore mainte et main• te histoires, à la veillée. Un loup brou c'est celui sur qui le sort a été jeté ou une birette, c'est-à-dire celui qui s'est donné au dia• ble et à qui Belzébuth a donné en échange une peau de loup dont hérite l'aîné des enfants. Revenant d'Amérique du Nord, il y a maintenant six ans, j'ai longtemps cherché dans toute la France une région marécageuse, propice à la chasse aux canards, et c'est par hasard, que je suis venu dans la Brenne dont le charme mélancolique m'a tout aussi• tôt envoûté. Le notaire de ce pays, gentilhomme affable qui m'a toujours fait penser à un député conservateur anglais de la fin du siècle dernier, m'avait signalé cette Commanderie dont le dernier pro• priétaire était un colonel américain, affecté à la base d'aviation de Châteauroux et qui est maintenant rentré dans sa Géorgie natale. Il avait fort bien aménagé les lieux avec un système moderne de 620 ÛN CRIME EN BRENNE chauffage. Il m'a légué certaines choses qu'il avait trouvées ici : une installation de stéréophonie, des disques dont la plupart sont consacrés à des œuvres de Mozart, Schubert et Litz, toute une collection de gravures d'oiseaux, imprimées en Nouvelle-Angleterre, en Hollande et en France et qui sont le principal ornement des murs passés à la chaux. Il a laissé aussi, tout en faisant remarquer au notaire qu'elle avait appartenu à l'ancienne propriétaire et de• vait rester là, une rare édition en six volumes de YHistory of bri- tish birds du Révérend F. V. Morris avec 365 gravures en couleur, gaumées. Le colonel avait lui-même acheté cette propriété aux Petites Sœurs du Père de Foucault à qui, sans qu'elles eussent été aver• ties, elle avait été léguée... Mais c'est ici que commence vraiment l'histoire... Avant la signature de l'acte, le notaire m'avait prié de passer le voir et déclaré tandis que faussement distrait je regardais par la fenêtre de son étude le figuier de son jardin : « Vous semblez ne rien savoir du domaine que vous venez d'acheter. Je crois qu'il est de mon devoir de vous dire que la Commanderie a été, il y a vingt ans, le lieu et la scène d'un crime célèbre et demeuré mystérieux. « La jeune femme qui, au lendemain de la guerre, en avait fait l'acquisition et en avait restauré les ruines, Mlle Sarah Meyerson, a été sauvagement assassinée dans ce qui est maintenant le grand salon qui jouxte le hall d'entrée. J'ai tenu à vous mettre au cou• rant mais vous retrouverez aisément dans les journaux de l'épo• que, les détails qui peuvent vous intéresser. Il va sans dire que les gens d'ici si méfiants qu'ils soient auront bien vite fait de compléter votre information, de satisfaire votre curiosité. Vous trouverez également dans la tour qui servait de bibliothèque à peu près tous les papiers, carnets de notes, journaux, revues et livres qui après avoir été longuement examinés par les policiers et les magistrats ont été retournés au domaine comme faisant partie du domaine lui-même, et auxquels les Petites Sœurs ne te• naient point et qu'elles ne voulaient pas livrer à la curiosité publi• que... » Que s'était-il donc passé dans la Commanderie ? J'ai lu ce qui a été écrit sur ce drame. J'ai interrogé des dizaines et des dizai• nes de gens, et tout particulièrement ma vieille servante et mon homme à tout faire. J'ai dénoué, compulsé, feuilleté des liasses et des liasses de papiers. J'ai consulté des livres, des collections de journaux. Voici ce que j'avais pu reconstituer avant mon dernier et récent voyage au Brésil. UN CRIME EN BRENNE 621 a Brenne tout entière était submergée par la brume lorsque, L ce lundi de Pâques, les gendarmes de Mézières reçurent vers 9 heures et demie du matin un coup de téléphone qui ne manqua pas de les intriguer. Charles Briffault dit le P'tit Loup Brou qu'ils avaient souvent tenté de surprendre en flagrant délit, leur annon• çait d'une voix haletante et avec beaucoup d'émotion, qu'il avait trouvé la propriétaire de la Commanderie « tuée, assassinée, et saignée à blanc... » Il téléphonait d'un café de Rosnay car la ligne avait été coupée à l'entrée du domaine. Le corps de la victime en chemise de nuit, gisait sur les draps et les oreillers, largement souillés de sang du lit de sa chambre à coucher. Elle avait été poignardée par six fois avec une arme tranchante près du nez et de l'œil gauche, dans le cou, sur les deux seins, puis dans le ventre. Deux plaies béantes au crâne avaient été faites par un objet contondant. Ses deux chiennes dobermann, Tania et Tara avaient été tuées de deux coups de re• volver. Les pneus de la voiture, demeurée dans la cour, avaient été éventrés. Quelques heures plus tard, le médecin de Mézières-en-Brenne, suivi bientôt du procureur et du médecin légiste venus de Château- roux et des policiers de la brigade criminelle d'Orléans arrivaient sur les lieux. La vieille Adèle qui avait découvert le crime n'était rentrée qu'au matin de Martizay où elle avait passé la nuit chez sa sœur avant de prendre l'autobus jusqu'à la halte sur la route de Châ- teauroux. Quant au braconnier, Charles Briffault dit le P'tit Loup Brou qui déjà s'occupait un peu de tout au domaine, il avait un alibi, n'ayant pas quitté de la nuit le lit d'une jeune veuve assez volage, à dix kilomètres de là et n'étant arrivé à la Commanderie que vers 9 heures pour y trouver Adèle prostrée au pied du lit de la victime.