Extrait de la publication “LETTRES ANGLO-AMÉRICAINES” série dirigée par Marie-Catherine Vacher

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS Trente ans après L’Invention de la solitude, pose sur son existence le regard du sexagénaire qu’il est devenu. Bien loin, cependant, du journal intime ou du classique récit autobiographique, cette Chronique d’hiver aborde la méditation sur la fuite du temps sous l’angle du compagnonnage que tout individu entretient avec son propre corps. C’est en effet de respiration, de sensation, de jouissance ou de souffrance, d’épiphanies charnelles ou de confrontations plus ou moins traumatiques avec la matière du monde qu’il est question à travers l’évocation, à la deuxième personne, d’un simple petit Américain du nom de Paul Auster, né dans l’immédiat après-guerre, et requis d’apprivoiser les espaces et le temps qui lui ont été impartis. Dans ces pages aussi sincères que retenues, Paul Auster se décrit moins en littérateur qu’en acteur convoqué sur la scène troublée de l’existence pour y incarner, à son tour, toute l’ardeur des passions humaines. De cet homme-cicatrice dont le corps exulte ou somatise, de ce fils hanté par la mort prématurée de son père et tourmenté par le destin chaotique de sa mère, de l’heureux citoyen de Brooklyn, époux et père aujourd’hui comblé, de cet héritier d’une lointaine Europe, amateur de baseball, fumeur invétéré et romancier fécond, de cet homme, enfin, qui souffre de ne pouvoir ou de ne savoir pleurer, le lecteur entendra ici le “grain de la voix” surgissant du savant puzzle où se déconstruit toute représentation univoque du moi afin que se produise, sous le signe d’une humanité partagée, la plus loyale des rencontres.

Extrait de la publication PAUL AUSTER

En France, toute l’oeuvre de Paul Auster est publiée par Actes Sud. Dernier titre paru : (2011).

DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS ACTES SUD

TRILOGIE NEW-YORKAISE : – vol. 1 : CITÉ DE VERRE, 1987 ; – vol. 2 : REVENANTS, 1988 ; – vol. 3 : LA CHAMBRE DÉROBÉE, 1988 ; Babel no 32. L’INVENTION DE LA SOLITUDE, 1988 ; Babel no 41. LE VOYAGE D’ANNA BLUME, 1989 ; Babel no 60. , 1990 ; Babel no 68. LA MUSIQUE DU HASARD, 1991 ; Babel no 83. L’ART DE LA FAIM, 1992. LE CARNET ROUGE, 1993. LE CARNET ROUGE/L’ART DE LA FAIM, Babel no 133. LÉVIATHAN, 1993 ; Babel no 106. DISPARITIONS, coédition Unes/Actes Sud, 1994 ; Babel no 870. MR VERTIGO, 1994 ; Babel no 163. SMOKE/BROOKLYN BOOGIE, 1995 ; Babel no 255. LE DIABLE PAR LA QUEUE, 1996 ; Babel no 379. LA SOLITUDE DU LABYRINTHE (entretien avec Gérard de Cortanze), 1997 ; Babel no 662, édition augmentée. LULU ON THE BRIDGE, 1998 ; Babel no 753. LE NOËL D’AUGGIE WREN, Actes Sud Junior, 1998. TOMBOUCTOU (coéd. Leméac), 1999 ; Babel no 460. LAUREL ET HARDY VONT AU PARADIS suivi de BLACK-OUT et CACHE-CACHE, Actes Sud-Papiers, 2000. LE LIVRE DES ILLUSIONS (coéd. Leméac), 2002 ; Babel no 591. CONSTAT D’ACCIDENT (coéd. Leméac), 2003 ; Babel no 630. HISTOIRE DE MA MACHINE À ÉCRIRE (avec Sam Messer), 2003. LA NUIT DE L’ORACLE (coéd. Leméac), 2004 ; Babel no 720. BROOKLYN FOLLIES (coéd. Leméac), 2005 ; Babel no 785. DANS LE SCRIPTORIUM (coéd. Leméac), 2007 ; Babel no 900. LA VIE INTÉRIEURE DE MARTIN FROST (coéd. Leméac), 2007 ; Babel no 935. SEUL DANS LE NOIR (coéd. Leméac), 2009 ; Babel no 1063. (coéd. Leméac), 2010 ; Babel no 1114. SUNSET PARK (coéd. Leméac), 2011.

En collection Thesaurus :

ŒUVRES ROMANESQUES, t. I, 1996. ŒUVRES ROMANESQUES ET AUTRES TEXTES, t. II, 1999. ŒUVRES ROMANESQUES, t. III, 2011.

Titre original : Éditeur original : Henry Holt and Company, llc, New York © Paul Auster, 2012

© ACTES SUD, 2013 pour la traduction française ISBN 978-2-330-02042-2

© LEMÉAC ÉDITEUR, 2013 pour la publication en langue française au Canada ISBN 978-2-7609-0889-5 PAUL AUSTER Chronique d’hiver

traduit de l’américain par Pierre Furlan

ACTES SUD

Extrait de la publication Tu crois que ça ne t’arrivera jamais, que ça ne peut pas t’arriver, que tu es la seule personne au monde à qui aucune de ces choses n’arrivera jamais, et pour- tant, l’une après l’autre, elles se mettent toutes à t’ar- river, exactement comme à tout le monde.

Tes pieds nus sur le sol froid au moment où tu sors du lit et vas jusqu’à la fenêtre. Tu as six ans. Dehors, la neige tombe et les branches de l’arbre dans le jardin derrière la maison sont en train de devenir blanches.

Parle tout de suite avant qu’il ne soit trop tard, et puis espère pouvoir continuer à parler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à dire. Il ne reste plus beaucoup de temps, finalement. Tu fais peut-être bien, pour l’instant, de mettre tes histoires de côté et de tenter d’examiner les sensations qui te viennent de vivre dans ce corps depuis le premier jour où tu te sou- viens de t’être senti vivant jusqu’à aujourd’hui. Un catalogue de données sensorielles. Ce qu’on pour- rait appeler une phénoménologie de la respiration.

Extrait de la publication Tu crois que ça ne t’arrivera jamais, que ça ne peut pas t’arriver, que tu es la seule personne au monde à qui aucune de ces choses n’arrivera jamais, et pour- tant, l’une après l’autre, elles se mettent toutes à t’ar- river, exactement comme à tout le monde.

Tes pieds nus sur le sol froid au moment où tu sors du lit et vas jusqu’à la fenêtre. Tu as six ans. Dehors, la neige tombe et les branches de l’arbre dans le jardin derrière la maison sont en train de devenir blanches.

Parle tout de suite avant qu’il ne soit trop tard, et puis espère pouvoir continuer à parler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à dire. Il ne reste plus beaucoup de temps, finalement. Tu fais peut-être bien, pour l’instant, de mettre tes histoires de côté et de tenter d’examiner les sensations qui te viennent de vivre dans ce corps depuis le premier jour où tu te sou- viens de t’être senti vivant jusqu’à aujourd’hui. Un catalogue de données sensorielles. Ce qu’on pour- rait appeler une phénoménologie de la respiration.

7 Tu as dix ans, et l’air, en ce milieu d’été, est chaud, d’une chaleur oppressante, tellement humide et inconfortable que, même lorsque tu es assis à l’ombre des arbres du jardin derrière la maison, la sueur perle sur ton front.

C’est un fait incontestable : tu n’es plus jeune. Dans un mois exactement, tu auras soixante-quatre ans, et bien que ce ne soit pas un âge terriblement avancé – pas ce qu’on considère normalement comme le grand âge –, tu ne peux t’empêcher de penser à tous ceux qui n’ont pas réussi à parvenir aussi loin que toi. C’est là un exemple de ces diverses choses qui ne pouvaient pas arriver et qui, de fait, sont arrivées.

Le vent contre ton visage quand le blizzard souf- flait, la semaine dernière. L’atroce brûlure du froid, et toi, là, dans les rues vides, à te demander ce qui t’avait pris de sortir de chez toi dans une tempête aussi déchaînée, et pourtant, alors même que tu lut- tais pour ne pas perdre l’équilibre, tu sentais l’eu- phorie de ce vent, la joie de voir des rues familières changées en une masse confuse de neige blanche tourbillonnante.

Plaisirs physiques et douleurs physiques. D’abord et surtout des plaisirs sexuels, mais aussi celui de man- ger et de boire, de rester nu dans un bain chaud, de gratter un endroit qui démange, d’éternuer et de péter, de passer une heure de plus au lit, de lever le visage vers le soleil par un doux après-midi de fin de printemps ou de début d’été et de sentir la cha- leur s’installer sur ta peau. Les exemples en sont innombrables, il ne s’écoule pas un jour sans un ou

8

Extrait de la publication plusieurs moments de plaisir physique, et pourtant les douleurs sont assurément plus longues à passer et plus réfractaires : à un moment ou un autre, prati- quement toutes les parties de ton corps ont subi une agression. Les yeux et les oreilles, la tête et le cou, les épaules et le dos, les bras et les jambes, la gorge et l’estomac, les chevilles et les pieds, sans même men- tionner l’énorme furoncle un jour surgi sur ta fesse gauche, que ton médecin avait gratifié du nom de tanne, lequel, à tes oreilles, renvoyait à quelque mal médiéval et t’avait empêché pendant une semaine de t’asseoir sur des chaises.

La proximité de ton petit corps avec le sol – ce corps qui était le tien quand tu avais trois et quatre ans –, c’est-à-dire le peu de distance entre tes pieds et ta tête, et la manière dont les choses que tu ne remarques plus maintenant constituaient alors pour toi une présence constante, un objet de préoccupa- tion : le petit univers des fourmis qui rampent et des pièces de monnaie perdues, des brindilles tom- bées par terre et des capsules de bouteille tordues, des feuilles de pissenlit et de trèfle. Mais surtout les fourmis. Ce sont elles dont tu te souviens le mieux. Des armées de fourmis qui défilent pour entrer et sortir de leurs collines poudreuses.

Tu as cinq ans, tu es accroupi au-dessus d’une four- milière dans le jardin, et tu étudies avec attention les allées et venues de tes minuscules amies à six pattes. Sans que tu le voies ou que tu l’entendes, ton voi- sin âgé de trois ans se glisse derrière toi et te frappe sur la tête avec son petit râteau. Les dents du râteau trouent ton cuir chevelu, le sang te coule dans les

9

Extrait de la publication cheveux et le long du cou, et tu cours en hurlant dans la maison où ta grand-mère panse tes blessures.

Les paroles de ta grand-mère à ta mère : “Ton père serait vraiment un homme merveilleux – si seule- ment il était différent.”

Ce matin, tu te réveilles dans la pénombre d’une nouvelle aube de janvier, dans une lumière estom- pée, grisâtre, qui s’infiltre dans la chambre, et il y a le visage de ta femme tourné vers le tien, ses yeux clos – elle est encore profondément endormie, les couvertures remontées jusqu’au cou ne laissent aper- cevoir d’elle que sa tête, et tu t’émerveilles de la voir si belle, de la voir si jeune, même à présent, trente ans après la première fois que tu as dormi avec elle, après trente ans de vie commune sous le même toit à partager le même lit.

Encore de la neige aujourd’hui, et quand tu sors du lit et t’approches de la fenêtre, les branches de l’arbre, dans le jardin de derrière, sont en train de devenir blanches. Tu as soixante-trois ans. Il te vient à l’esprit que, dans le long voyage qui t’a mené de l’enfance à aujourd’hui, rares ont été les moments où tu n’as pas été amoureux. Trente ans de mariage, oui, mais dans les trente années qui ont précédé, combien de coups de foudre et de passions, combien de flammes et de tentatives de conquête, combien de délires et de folles embardées du désir ? Dès le début de ta vie consciente, tu as été un esclave consentant d’Éros. Les filles que tu as aimées jeune garçon, les femmes que tu as aimées devenu homme, chacune différente des autres, quelques-unes rondelettes et d’autres

10

Extrait de la publication maigres, quelques-unes petites et d’autres grandes, quelques-unes portées sur la lecture et d’autres sur le sport, quelques-unes moroses et d’autres extraverties, quelques-unes blanches, d’autres noires et d’autres encore asiatiques, mais rien de ce qui restait en sur- face n’avait d’importance pour toi, ce qui comptait c’était la lumière intérieure que tu détectais chez une femme, l’étincelle de singularité, le flamboiement du soi révélé, et cette lumière la rendait belle à tes yeux même si d’autres étaient aveugles à la beauté que tu percevais, et alors tu brûlais d’être avec elle, près d’elle, car la beauté féminine est une chose à laquelle tu n’as jamais pu résister. Cela remonte à tes premiers jours d’école, à la classe de maternelle où tu es tombé amoureux de la fille à la longue queue de cheval blonde, et que de fois tu t’es fait punir par Mlle Sandquist pour t’être éclipsé avec ta petite amoureuse, pour vous être glissés tous les deux dans quelque coin où vous faisiez des polissonneries, mais ces punitions ne te touchaient pas parce que tu étais amoureux : tu étais déjà un amant insensé, et ça n’a pas changé.

L’inventaire de tes cicatrices, surtout celles de ton visage que tu peux voir chaque matin quand tu te regardes dans le miroir de la salle de bains pour te raser ou te peigner. Tu y penses rarement, mais chaque fois que tu le fais, tu comprends qu’il s’agit de marques de vie, que cet assortiment de lignes brisées, gravées sur ton visage, sont les lettres d’un alphabet secret qui raconte l’histoire de la personne que tu es, car chaque cicatrice est la trace d’une bles- sure guérie, et chaque blessure a été provoquée par une collision inattendue avec le monde – autrement

11

Extrait de la publication dit un accident, quelque chose qui aurait pu ne pas se produire puisque par définition un accident est quelque chose qui ne survient pas nécessairement. Il s’agit là de faits contingents par opposition aux faits nécessaires, et ce matin, en regardant dans le miroir, tu te rends compte que toute vie est contin- gente à l’exception de son unique aspect nécessaire, à savoir que, tôt ou tard, elle prend fin.

Tu as trois ans et demi. Ta mère, âgée de vingt- cinq ans et enceinte, t’a emmené avec elle faire des courses dans un grand magasin du centre-ville de Newark. Elle est accompagnée par une de ses amies, mère d’un garçon de trois ans et demi lui aussi. Arrive un moment où ton petit camarade et toi échappez à vos mères et vous mettez à courir dans le magasin. C’est un immense espace ouvert, sans conteste la salle la plus vaste dans laquelle tu aies jamais mis les pieds, et la possibilité de t’élancer sans retenue dans cette arène colossale te procure un fris- son très réel. L’autre petit garçon et toi-même finis- sez à plat ventre sur le sol pour glisser sur la surface lisse où vous faites de la luge sans luge pour ainsi dire, et ce jeu s’avère à ce point agréable, à ce point jouissif, que tu deviens de plus en plus téméraire, de plus en plus audacieux dans tes entreprises. Après avoir atteint une partie du magasin où l’on effectue des travaux de construction ou de réparation, tu te lances de nouveau à plat ventre sans prendre la peine de repérer les obstacles que tu risques de rencon- trer, et tu te mets à glisser sur une surface semblable à du verre jusqu’à te retrouver en train de foncer droit sur un établi de menuisier en bois. Tu penses que, d’une légère torsion de ton petit corps, tu vas

12 éviter de t’écraser contre le pied de la table qui se dresse devant toi, mais ce que tu ne remarques pas pendant la fraction de seconde qu’il te reste pour dévier ta trajectoire, c’est qu’un clou dépasse du pied, un clou de belle longueur et assez bas pour se trouver à la hauteur de ton visage, et, avant que tu aies pu t’arrêter, le clou vient transpercer ta joue gauche au moment où tu le dépasses à toute vitesse. Toute la moitié de ton visage est déchirée. Soixante ans plus tard, tu n’as plus aucun souvenir de l’acci- dent. Tu te souviens de la course et des glissades sur le ventre, mais tu ne gardes aucun souvenir de la douleur, ni du sang, ni d’avoir été emmené d’ur- gence à l’hôpital, ni du médecin qui t’a recousu la joue. Ta mère a toujours dit qu’il avait fait un travail exceptionnel, et comme le traumatisme de voir son premier-né la moitié du visage arraché ne l’a jamais quittée, elle l’a souvent répété : quelque chose en rapport avec une technique très subtile de sutures doubles qui a limité les dégâts au maxi- mum et t’a permis de ne pas être défiguré à vie. Tu aurais pu perdre ton œil, te disait ta mère – voire, sur un ton encore plus dramatique : Tu aurais pu mourir. Elle avait raison, sans aucun doute. La cicatrice s’est estompée au fil des années, mais elle est encore là chaque fois que tu la cherches, et tu porteras ce signe de bonne fortune (œil intact ! pas mort !) jusqu’à ta tombe.

Des cicatrices de sourcils fendus, l’une à gauche, l’autre à droite, presque parfaitement symétriques : la première survenue le jour où tu as heurté de plein fouet un mur de briques lors d’une partie de bal- lon prisonnier pendant un cours de gym à l’école

13

Extrait de la publication primaire (l’énorme enflure de l’œil au beurre noir que tu as arboré ensuite pendant plusieurs jours te rappelait une photo du boxeur Gene Fullmer qui venait, à peu près au même moment, d’être battu par Sugar Ray Robinson dans une rencontre de cham- pionnat), la seconde récoltée quand tu avais un peu plus de vingt ans lors d’un match de basket en plein air : tu t’étais lancé pour un tir en course, quelqu’un a fait faute contre toi par-derrière, et tu as été projeté contre le poteau en métal soutenant le panier. Une autre cicatrice sur ton menton – origine inconnue. Survenue très probablement dans la petite enfance, une lourde chute sur un trottoir ou sur une pierre t’ayant ouvert la chair et laissé sa marque, laquelle est encore visible chaque fois que tu te rases le matin. Aucune histoire n’accompagne cette cicatrice-là, ta mère ne t’en a jamais parlé (en tout cas tu ne t’en souviens pas), et il te semble bizarre, voire carrément déconcertant, que cette trace permanente ait été gra- vée sur ton menton par ce qu’on ne peut qualifier que de main invisible, que ton corps soit le site d’évé- nements qui ont été effacés de l’histoire.

On est en juin 1959. Tu as douze ans et, dans une semaine, toi et tes camarades quitterez l’école pri- maire que tu fréquentes depuis l’âge de cinq ans. C’est une journée splendide, une fin de printemps dans son incarnation la plus magnifique, la lumière du soleil se déverse d’un ciel bleu sans nuages, il fait chaud mais pas trop, il y a peu d’humidité et la douce brise qui agite l’air caresse ton visage, ton cou et tes bras nus. Quand l’école sera finie, aujourd’hui, vous irez, la bande de copains et toi, dans Grove Park pour improviser une partie de base-ball. Grove Park n’est

14

Extrait de la publication pas vraiment un parc, plutôt une sorte de place de village gazonnée, une grande pelouse rectangulaire bien entretenue flanquée de maisons sur ses quatre côtés, un endroit agréable, un des espaces publics les plus plaisants de ta petite ville du New Jersey, et tes amis et toi y allez souvent après l’école pour jouer au base-ball, car le base-ball est la chose que vous aimez le plus, tous tant que vous êtes, et vous vous y adonnez pendant des heures sans jamais vous en lasser. Aucun adulte n’est présent. Vous fixez vos propres règles et trouvez entre vous une solution à vos différends – la plupart du temps en échan- geant des mots, parfois des coups de poing. Plus de cinquante ans après, tu as tout oublié de la par- tie qui s’est déroulée cet après-midi-là, mais voici ce dont tu te souviens : on a fini de jouer et tu es debout tout seul au milieu du champ intérieur où tu t’amuses à attraper la balle, c’est-à-dire que tu la lances en chandelle et que tu suis sa montée et sa descente jusqu’à ce qu’elle atterrisse dans ton gant, à partir de quoi tu la renvoies immédiatement en l’air, et chaque fois que tu la lances elle monte plus haut que la fois précédente, de sorte qu’au bout de plusieurs lancers tu aboutis à des hauteurs inéga- lées, la balle plane maintenant dans les airs pen- dant de nombreuses secondes, petite boule blanche qui grimpe vers le ciel tout bleu, puis petite boule blanche qui tombe dans ton gant, et tout ton être est engagé dans cette activité bébête, ta concentration est totale, rien n’existe à part la balle, le ciel et ton gant, ce qui signifie que tu as le visage tourné vers le haut, que tu lèves les yeux tout en suivant la trajec- toire de la balle et que tu n’es donc plus conscient de ce qui se passe au sol. Or, ce qui se produit au sol au

15 moment où tu fixes le ciel, c’est que quelque chose ou quelqu’un vient te percuter de manière tout à fait inattendue, et l’impact est si violent, si irrésistible, que tu es aussitôt projeté par terre avec la sensation d’avoir été heurté par un tank. Ta tête, en particu- lier ton front, a reçu le plus gros du choc, mais ton torse a également été meurtri, et tandis que tu gis au sol en cherchant à reprendre souffle, étourdi et presque évanoui, tu t’aperçois que du sang coule de ton front – non, il ne coule pas, il jaillit, alors tu ôtes ton tee-shirt blanc pour le presser sur ce point de jaillissement, et, quelques secondes après, le tee- shirt blanc est entièrement rouge. Les autres garçons prennent peur. Ils accourent vers toi pour te porter secours de leur mieux, et c’est à ce moment-là seu- lement que tu découvres ce qui s’est passé. Il semble qu’un de tes copains, un gros balourd plutôt brave gars du nom de B. T. (tu n’as pas oublié son nom mais tu ne veux pas le divulguer ici car tu ne vou- drais pas le mettre dans l’embarras – en admettant qu’il soit toujours en vie), ait été à ce point impres- sionné par tes lancers aux allures de gratte-ciel qu’il se soit mis dans sa tête à lui de prendre part à l’ac- tion et que, sans se soucier de te prévenir qu’il allait essayer de récupérer un de tes lancers, il ait entrepris de courir vers la balle qui descendait, la tête en l’air, bien entendu, et la bouche grande ouverte comme le balourd qu’il est (qui d’autre irait courir la bouche grande ouverte ?), de sorte que lorsqu’il t’a percuté au grand galop un instant plus tard, ses dents qui dépassaient de sa bouche ouverte se sont tout droit fichées dansta tête à toi. D’où le sang qui jaillit de toi à présent, d’où la profondeur de l’entaille dans la peau au-dessus de ton œil gauche. Heureusement,

16

Extrait de la publication le cabinet de ton médecin de famille se trouve juste de l’autre côté de la rue, dans une des maisons qui bordent Grove Park. Les garçons décident de t’y mener aussitôt, et donc, tenant contre ta tête ton tee-shirt ensanglanté, tu traverses le parc accompa- gné de tes copains qui sont peut-être quatre, peut- être six, tu ne t’en souviens plus, et vous déboulez en masse dans le cabinet du Dr Kohn. (Tu n’as pas oublié son nom, non plus que celui de ton institu- trice de maternelle, Mlle Sandquist, ni celui d’aucun des autres enseignants que tu as eus enfant.) La secré- taire vous dit, à toi et à tes amis, que le Dr Kohn est avec un patient pour l’instant, mais avant qu’elle ait le temps de se lever pour annoncer au médecin qu’il doit s’occuper d’une urgence, tes amis et toi foncez dans le cabinet de consultation sans prendre la peine de frapper. Vous découvrez le Dr Kohn en train de parler à une femme grassouillette, d’âge mûr, assise sur la table d’examen et vêtue seulement d’un sou- tien-gorge et d’une combinaison. La femme pousse un petit cri de surprise, mais quand le Dr Kohn voit le sang qui jaillit de ton front, il demande à la femme de s’habiller et de partir, et à tes copains de s’écli­ pser, puis s’empresse de recoudre ta blessure. L’inter- vention est douloureuse parce que le temps manque pour procéder à une anesthésie, mais tu t’efforces de ne pas hurler pendant qu’il fait passer les points de suture à travers ta peau. Le travail qu’il accom- plit n’est peut-être pas aussi exceptionnel que celui du médecin qui t’a recousu la joue en 1950, mais il est tout de même efficace puisque tu ne t’es pas vidé de ton sang et que tu n’as plus de trou dans la tête. Quelques jours plus tard, toi et tes cama- rades de dernière année participez à la cérémonie

17

Extrait de la publication de fin d’école primaire. On t’a choisi comme porte- drapeau, ce qui veut dire que tu dois porter le dra- peau américain le long d’une allée de l’amphithéâtre et le planter dans son support sur la scène. Tu as la tête bandée de gaze blanche, et comme le sang suinte encore de temps à autre des points de suture, une grande tache rouge s’étale sur la gaze blanche. Après la cérémonie, ta mère te dit que lorsque tu as mar- ché dans l’allée avec le drapeau, tu lui as fait penser à un tableau représentant un héros de la Révolution blessé. Tu sais, dit-elle, celui de L’Esprit de 1776 1.

Ce qui fait pression sur toi, qui a toujours fait pres- sion sur toi : l’extérieur, c’est-à-dire l’air ou, plus précisément, ton corps dans l’air qui t’entoure. La plante de tes pieds ancrée au sol, mais tout le reste de ton corps exposé à l’air : c’est là, dans ton corps, que toute l’histoire commence, et c’est aussi là, dans ton corps, que tout se terminera. Pour l’instant, tu penses au vent. Plus tard, si tu as le temps, tu penseras à la chaleur et au froid, aux infinies variétés de pluie, aux brouillards que tu as traversés en trébuchant comme un homme dépourvu d’yeux, à la mitraille démentielle des grêlons qui claquaient contre le toit en tuiles de la maison dans le Var. Mais c’est le vent qui requiert ton attention à présent, parce que l’air est rarement immobile, et que, au-delà du souffle de néant presque imperceptible qui parfois t’entoure, il y a les brises et les légers zéphyrs, les bourrasques soudaines et les rafales, les mistrals de trois jours que tu as endurés dans la maison au toit de tuiles,

1. Tableau peint par Archibald MacNeal Willard vers 1875. (Toutes les notes sont du traducteur.)

18

Extrait de la publication les vents de nord-est qui balayent la côte atlantique, les grains et les ouragans, les tornades. Et te voilà, vingt et un ans plus tôt, en train de marcher dans les rues d’Amsterdam pour te rendre à un événement qui a été annulé sans qu’on te prévienne, soucieux de dûment honorer l’engagement que tu as pris, dehors, au milieu de ce qu’on appellera plus tard la tempête du siècle, un ouragan si intense et si cin- glant que, moins d’une heure après que ton entête- ment malavisé t’a décidé à t’aventurer à l’extérieur, de grands arbres seront déracinés partout dans la ville, des cheminées seront précipitées au sol, des voitures garées seront soulevées et voleront dans les airs. Tu marches face au vent, tentant d’avancer sur le trot- toir, mais malgré tous tes efforts pour arriver là où tu dois aller, tu es incapable de bouger. Le vent fait rage contre toi, et pendant la minute et demie qui suit, tu es coincé.

Tes mains sur le Ha’penny Bridge de Dublin, il y a treize janviers de cela, la nuit après un autre ouragan avec des pointes de cent soixante kilomètres-heure. C’est la dernière nuit d’un film que tu diriges depuis deux mois, la dernière scène, l’ultime prise de vue : il s’agit simplement de pointer la caméra sur la main gantée de ton actrice principale au moment où elle tournera son poignet et laissera tomber un petit cail- lou dans les eaux de la Liffey. Ce n’est rien, aucune prise de vue n’a demandé moins d’effort ou d’inven- tivité durant tout le film, mais te voilà dans l’humi- dité et l’obscurité de cette nuit battue par les vents, épuisé comme jamais au bout de neuf semaines de travail éreintant sur une production grevée par d’in- nombrables problèmes (de budget, de syndicats, de

19 lieux, de météo), ayant perdu sept kilos depuis le début du tournage, et maintenant, après être resté des heures debout sur le pont avec ton équipe dans cet air irlandais moite et glacial qui s’est infiltré jusque dans tes os, survient le moment, juste avant la prise de vue finale, où tu te rends compte que tu as les mains gelées, que tu ne peux plus bouger les doigts, que tes mains sont devenues deux blocs de glace. Pourquoi ne portes-tu pas de gants ? te demandes-tu, mais c’est une question à laquelle tu es incapable de répondre parce que tu n’as jamais songé à des gants lorsque tu as quitté l’hôtel pour te rendre sur le pont. Tu filmes quand même la dernière scène encore une fois, après quoi, vous vous rendez, toi, ton producteur, ton actrice, l’ami de ton actrice et plusieurs membres de l’équipe, dans un pub proche pour vous dégeler et fêter l’achèvement du film. Le pub est plein de monde, absolument bondé, c’est une chambre de réverbération bourrée de gens qui hurlent, braillent et tanguent dans une sorte d’allé- gresse apocalyptique, mais une table ayant été réser- vée pour toi et tes amis, tu peux t’asseoir et, dès que ton corps entre en contact avec la chaise, tu te rends compte que tu es lessivé, vidé de toute énergie phy- sique, de toute énergie émotionnelle, éreinté à un point que tu n’aurais jamais cru possible, tellement écrasé que tu as l’impression que tu risques d’éclater en sanglots d’un moment à l’autre. Tu commandes un whisky, et quand tu saisis le verre pour le por- ter à tes lèvres, tu reprends courage en remarquant que tes doigts sont de nouveau capables de bouger. Tu commandes un deuxième whisky, puis un troi- sième, puis un quatrième, et soudain tu t’endors. Malgré l’agitation frénétique qui t’entoure, tu réussis

20 à continuer à dormir jusqu’à ce que ton brave pro- ducteur te remette sur tes pieds et, en te tirant et te portant à moitié, te ramène à ton hôtel.

Oui, tu bois trop et tu fumes trop, tu as perdu des dents sans te soucier de les faire remplacer, ton régime alimentaire n’obéit pas aux préceptes de la sagesse nutritionnelle contemporaine, mais si tu évites la plupart des légumes, c’est simplement parce que tu ne les aimes pas et que tu trouves difficile, sinon impossible, de manger ce que tu n’aimes pas. Tu sais que ta femme s’inquiète à ton sujet, surtout en ce qui concerne ta consommation de tabac et d’al- cool, mais par bonheur, jusqu’à présent, aucune radio n’a révélé de dégâts dans tes bronches, aucun test san- guin n’a montré que ton foie ait subi des ravages, et donc tu persistes dans tes exécrables habitudes tout en sachant pertinemment qu’elles finiront par provo- quer en toi de graves dommages, mais plus tu vieil- lis et moins il est probable que tu auras un jour la volonté ou le courage de renoncer à tes chers petits cigares et aux fréquents verres de vin qui t’ont pro- curé tant de plaisir au fil des ans, et tu te dis parfois que si tu devais les chasser de ta vie à ce stade tar- dif, ton corps s’effondrerait, tout simplement, que ton système cesserait de fonctionner. Il ne fait aucun doute que tu es un individu imparfait et blessé, un homme qui porte en lui une blessure depuis le tout début (pourquoi, sinon, aurais-tu passé toute ta vie d’adulte à verser ce sang de mots sur une page ?), et les avantages que tu retires de l’alcool et du tabac te servent de béquilles pour que ton moi puisse tenir debout et se déplacer dans le monde. De l’automé- dication, comme dit ta femme. Contrairement à la

21

Extrait de la publication mère de ta mère, elle ne souhaite pas que tu sois dif- férent. Ta femme tolère tes faiblesses sans maugréer ni t’accabler de reproches, et si elle s’inquiète, c’est seulement parce qu’elle voudrait que tu vives éter- nellement. Quand tu fais le compte des raisons qui t’ont conduit à la garder près de toi pendant tant d’années, celle-là y figure à coup sûr – c’est l’une des étoiles qui brillent dans la vaste constellation de l’amour durable.

Il va sans dire que tu tousses, surtout la nuit quand ton corps est en position horizontale, et par une de ces nuits où tes conduits respiratoires sont excessive- ment encombrés, tu sors du lit, tu vas dans une autre pièce et tu te mets à tousser comme un fou jusqu’à ce que tu aies expectoré toutes les saletés. Selon ton ami Spiegelman (le fumeur le plus acharné que tu connaisses), chaque fois qu’on lui demande pour- quoi il fume, il répond invariablement : “Parce que j’aime tousser.”

1952. Cinq ans. Tout nu dans le bain, seul car désor- mais assez grand pour te laver toi-même, et alors que tu es allongé dans l’eau tiède, ton attention est sou- dain attirée par ton pénis qui pointe hors de l’eau. Jusqu’ici, tu n’as jamais vu ton pénis que de dessus, quand tu étais debout et regardais vers le bas, mais, vu sous ce nouvel angle, à peu près à hauteur d’yeux, tu t’avises que le bout de ton organe mâle circoncis ressemble étonnamment à un casque. À un casque d’autrefois, comme en portaient les pompiers à la fin du xixe siècle. Cette découverte te fait plaisir, car, à ce stade de ta vie, ta plus grande ambition est de devenir pompier quand tu seras grand, profession

22

Extrait de la publication que tu estimes être la plus héroïque au monde (ce qui ne fait pas l’ombre d’un doute), et ça tombe donc on ne peut mieux que ta personne même s’orne du blason d’un casque de pompier miniature, et, qui plus est, sur la partie de ton corps qui ressemble à un tuyau et fonctionne comme tel.

Les innombrables moments difficiles que tu as connus au cours de ta vie, les moments désespé- rés où tu as éprouvé un besoin urgent, irrésistible de vider ta vessie alors qu’il n’y avait pas de toilettes à disposition – par exemple, quand tu t’es trouvé coincé dans la circulation ou assis dans une rame de métro bloquée entre deux stations et que tu as souffert le martyre pour t’obliger à te retenir. C’est le dilemme universel dont jamais personne ne parle, et pourtant tout un chacun est passé par là une fois ou l’autre, tout un chacun a vécu ces instants, et bien qu’il n’y ait pas d’exemple de souffrance humaine plus comique que celle d’une vessie pleine à éclater, on a tendance à ne pas rire de ce genre d’incident avant d’avoir réussi à se soulager – car, au-delà de trois ans, quel individu souhaiterait mouiller son pantalon en public ? C’est pourquoi tu n’oublieras jamais ces paroles qui furent les dernières reçues par un de tes amis de son père mourant : “Souviens-toi, Charlie, de ne jamais laisser passer une occasion de pisser.” C’est ainsi que se transmet, d’une généra- tion à la suivante, la sagesse des siècles.

Toujours 1952, et tu te trouves sur le siège arrière de la voiture familiale, la DeSoto bleue, modèle 1950, que ton père a ramenée à la maison le jour de la naissance de ta sœur. Ta mère conduit, et vous

23

Extrait de la publication