La Représentation Du Travesti Dans Les Mémoires De L'abbé De Choisy
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Document generated on 09/25/2021 5:15 p.m. Lumen Selected Proceedings from the Canadian Society for Eighteenth-Century Studies Travaux choisis de la Société canadienne d'étude du dix-huitième siècle « Une âme de femme dans un corps d’homme ». La représentation du travesti dans les Mémoires de l’abbé de Choisy Isabelle Billaud Volume 23, 2004 URI: https://id.erudit.org/iderudit/1012190ar DOI: https://doi.org/10.7202/1012190ar See table of contents Publisher(s) Canadian Society for Eighteenth-Century Studies / Société canadienne d'étude du dix-huitième siècle ISSN 1209-3696 (print) 1927-8284 (digital) Explore this journal Cite this article Billaud, I. (2004). « Une âme de femme dans un corps d’homme ». La représentation du travesti dans les Mémoires de l’abbé de Choisy. Lumen, 23, 133–149. https://doi.org/10.7202/1012190ar Copyright © Canadian Society for Eighteenth-Century Studies / Société This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit canadienne d'étude du dix-huitième siècle, 2004 (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ 6. «Une âme de femme dans un corps dliomme». La représentation du travesti dans les Mémoires de l'abbé de Choisy Dans l'éloge qu'il fait de l'abbé de Choisy en 1777, d'Alembert note que pour apprécier la valeur des onze volumes de L'Histoire de l'Église écrits par ce singulier personnage, il suffit de se représenter «un prêtre oc• togénaire, sous un habit de femme si peu fait pour son âge et pour son état, travaillant à l'histoire des martyrs et des anachorètes, et se mettant des ajustements profanes de la même main dont il écrivait les décisions du concile2». De fait, parallèlement à la rédaction de ces annales ecclési• astiques, l'abbé de Choisy, tour à tour ambassadeur au Siam, académi• cien appliqué et écrivain fécond, se remémore ses frasques de jeunesse en travesti sous les noms de la comtesse des Barres et de Mme de Sancy dans deux fragments d'un récit autobiographique qui ne seront publiés que plusieurs années après sa mort en 1724, d'abord séparément en 1735 et 1819, puis regroupés sous le titre Mémoires de l'abbé de Choisy habillé en femme. Ce penchant pour les ajustements du sexe opposé issu en grande partie d'une éducation maternelle émasculante, Choisy y fait aussi am• plement allusion dans ses Mémoires pour servir à l'histoire de Louis XIV publiés quelques années auparavant en 1727. Comme l'a remarqué Dominique Bertrand, tout devrait opposer ces deux textes qui relèvent de cadres génériques apparemment divergents3. D'un côté, on croit 1 II s'agit de l'expression de Georges Mongrédien dans son introduction à la dernière édition offerte des Mémoires de l'abbé de Choisy, Paris, Mercure de France, 1966. C'est cette édition, qui combine ses Mémoires pour servir à Vhistoire de Louis XIV aux cinq fragments regroupés sous le titre Mémoires de l'abbé de Choisy habillé en femme, que nous utiliserons ici. 2 D'Alembert, «Éloge de l'abbé de Choisy» [1777], dans Œuvres de d'Alembert, t. 3, part. 1, Genève, Slatkine reprints, 1967, p. 46. 3 Dominique Bertrand, «Fictions et Mémoires de l'androgynie : les écritures croisées de l'abbé de Choisy», dans Alain Montandon et Max Véga-Ritter (édit.), L'Unie) miroir l'autre, Clermont-Ferrand, Université Biaise Pascal, 1998, p. 156. LUMEN XXm / 2004 1209-3696 / 2004 / 2300-0133 $13.50 / ©CSECS / SCEDHS 134 Isabelle Billaud reconnaître l'aspect formel des Mémoires de la seconde moitié du XVIIe siècle, celui des Mémoires des courtisans et des mondains, celui aussi des premiers mémoires féminins qui offrent au lecteur un point de vue particulier sur l'histoire des grands. D'un autre côté, les aventures de l'abbé de Choisy habillé en femme frôlent la fiction ou la formule des faux Mémoires, et plongent le lecteur dans l'intimité de la vie du travesti où il n'est plus aucunement question d'Histoire générale. Il reste pour• tant difficile de ne pas être troublé par les nombreuses symétries entre ces deux textes. Les Mémoires offrent aussi à Choisy l'opportunité de remettre en question les limites du genre, mais littéraire cette fois. L'abbé de Choisy ne demeure certes pas l'unique personnage dont l'aptitude à déguiser son identité en imitant l'esthétique corporelle de l'autre sexe a laissé une trace de son passage dans l'histoire. La postérité de plusieurs travestis réels remarqués sous l'Ancien Régime est en effet scellée aussi bien par les biographes4 que par les mémorialistes qui ont côtoyé ces personnages énigmatiques de près ou de loin. La plupart de ces témoignages évoquent les actions héroïques de femmes en habit d'homme et celles plus facétieuses d'hommes qui imitent l'esthétique corporelle de l'autre sexe5. Nombreux également sont les mémorialistes qui rapportent leurs propres expériences6, occasionnelles cette fois, en travestis. Pour les femmes mémorialistes plus particulièrement, telle 4 Madame de Saint Balmont est célébrée à ce titre non seulement par le père Jean-Marie de Vernon qui publie sa biographie à Paris en 1678, mais aussi par plusieurs mémorialistes comme Mme de La Guette par exemple qui est comparée à cette «amazone chrétienne» en raison de sa valeur et de sa conduite martiale. Voir Madame de La Guette, Mémoires [1681], Paris, Mercure de France, 1982, p. 103. 5 Pensons à cette femme qui passait dans l'armée espagnole pour le plus brave des officiers dont Henri de Campion loue dans ses Mémoires ([1807], Paris, Mercure de France, 1990) la chasteté et la bravoure exemplaires, ou à ce portrait repoussant du chevalier d'Éon esquissé dans les Mémoires de la marquise de La Rochejaquelein : «Il me semble encore voir cette étrange figure [...] des sourcils noirs et épais ombrageaient ce hideux visage ; son air hardi et le mouvement de ses bras et de ses jambes, qu'il soulevait en gesticulant, c'était incroyable à voir !», Mémoires de la marquise de La Rochejaquelein [1814], Paris, Mercure de France, 1988, p. 66. 6 Les travestis qui écrivent des Mémoires s'avèrent en revanche beaucoup plus rares. Hormis l'abbé de Choisy, seules trois femmes, guerrières de l'époque révolutionnaire, ont raconté leurs frasques en travesties. Ces trois femmes sont : Renée Bordereau, qui combat dans les armées vendéennes, Thérèse Figueur, plus connue sous le nom de Sans-Gêne, engagée dans les troupes girondines puis ralliée aux troupes de l'Empire, et Ida Saint-Elme, héroïne hollandaise dont les Mémoires selon Sylvie Steinberg s'avèrent plus romancés. Voir à ce sujet Sylvie Steinberg, La Confusion des sexes. Le Travestissement de la Renaissance à la Révolution, Paris, Fayard, 2001, p. 253-254. Mémoires de l'abbé de Choisy 135 Mlle de Montpensier ou Mme de La Guette, ces aventures où elles revêtent le costume en même temps que le rôle masculin leur permettent avant tout de déployer la singularité d'une conduite et, conséquemment, de justifier leur prise de parole sans déroger au modèle de la femme forte ni à la spécificité d'un héroïsme féminin dicté en partie par les moral• istes7. Parallèlement, chez les hommes mémorialistes, il est plus facile• ment question de déguisement social, et généralement valorisant, que de travestissement générique. Pour les hommes, le travestissement en femme reste ainsi avant tout associé non seulement à l'intrigue, en particulier à l'intrigue amoureuse8, mais aussi, voire surtout, à la débauche, matière à condamnations qui conduit presque invariablement à l'exil. Si Choisy n'échappe pas à cette fatalité, il n'en reste pas moins que la légèreté avec laquelle cet abbé de cour se remémore ses aventures galantes en travesti avec de jeunes vierges frappe, d'autant plus que le mémorialiste assume sans ambages, et à la première personne, ce qu'il appelle «ma petite faiblesse de vouloir passer pour femme9». Ses Mémoires en travesti posent le problème de l'échange entre les genres à une époque, en équilibre entre deux siècles, où les discours sur le sexe, comme le remarque Michel Foucault dans le premier volet de son Histoire de la sexualité10, n'ont pas cessé de proliférer. C'est justement cette question de la représentation du personnage travesti et celle de la circulation des savoirs sur la généricité au tournant du siècle des Lu• mières qui nous intéresseront dans cet article afin d'examiner l'impact de ces savoirs sur la représentation du travesti dans les Mémoires de l'abbé de Choisy. Il s'agira plus spécifiquement de comprendre d'une part, la façon dont le discours de la médecine et de la science influence la mise en scène du personnage travesti et d'autre part, d'explorer la manière dont cette mise en scène suscite à son tour une remise en question des repères sur lesquels reposent l'ordre établi et la distribution 7 Le travestissement s'avère aussi pour certaines un moyen de fuir un mari embarrassant, comme chez les sœurs Mancini, ou de se garantir des persécutions menées contre les protestants, comme c'est le cas de Mme Du Noyer à la fin du XVIIe siècle. 8 Au théâtre, comme l'a montré Georges Forestier, la pratique du travestissement masculin demeure semblablement motivée par la poursuite ou la conquête amoureuse et permet avant tout de se rapprocher de l'être aimé.