Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien

22 | 1996 Arabes et Iraniens

Pierre-Jean Luizard et Elizabeth Picard (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cemoti/817 DOI : 10.4000/cemoti.817 ISSN : 1777-5396

Éditeur AFEMOTI

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 1996 ISSN : 0764-9878

Référence électronique Pierre-Jean Luizard et Elizabeth Picard (dir.), Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, 22 | 1996, « Arabes et Iraniens » [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2005, consulté le 21 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/cemoti/817 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ cemoti.817

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SOMMAIRE

Editorial

Introduction Elizabeth PICARD et Pierre-Jean LUIZARD

Espaces-temps, des pays et des hommes

Méditerranée arabe, Asie musulmane, où passe la frontière? Thierry BIANQUIS

Les Arabes de l'autre rive Anie MONTIGNY

Transformation sociale et recomposition identitaire dans le golfe : parfois malgré eux, toujours entre deux Fariba ADELKHAH

Islam partagé et poids de la guerre

L’arabie saoudite, le pèlerinage et l' Ignace LEVERRIER

Sayyida Zaynab, Banlieue de Damas ou nouvelle ville sainte chiite ? Sabrina MERVIN

Iraniens d'Irak, direction religieuse chiite et Etat arabe sunnite. Pierre-Jean LUIZARD

Des Irakiens en Iran depuis la révolution islamique Ali BABAKHAN

Dialogues et perspectives

D’Égypte : trois lectures islamiques de la révolution islamique iranienne Nicole KHOURI

L’image des iraniens dans les manuels scolaires arabes Talal ATRISSY

Arabs and Persians beyond the Geopolitics of the Gulf Fred HALLIDAY

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Recherches

La Chine et les républiques d'Asie centrale : de la défiance au partenariat Thierry KELLNER

Champ Libre

Goft-o-gu, c'est-a-dire dialogue Zarir MERAT

La cinquième élection législative en Iran : le vote d'une république mal aimée Morad SAGHAFI

Le parlement et la présence politique des femmes en Iran : la loi sur les bourses d'Etat Ziba JALALI NAINI

Chronique scientifique

Colloque sur les relations arabo-iraniennes: tendances actuelles et perspectives - Qatar - 11-14 septembre 1995 Kaïs JEWAD

Séminaire sur le Golfe Persique et les changements structurels du système international - Téhéran - 17-18 décembre 1995 Elizabeth PICARD

La redéfinition de la nation, de l'Etat et du citoyen Etienne COPEAUX

Chronique artistique

Aujourd'hui et hier, le cinéma turc : le point de vue d'un amateur Yves THORAVAL

Chronique bibliographique

Xavier BOUGAREL, Bosnie, anatomie d'un conflit, Paris, La Découverte,1996, 174 p. Bernard LORY

Gerhard HÖPP/Gerdien JONKER (eds), In fremde Erde. Zur Geschichte und Gegenwert der islamischen Bestattung in Deutschland, Berlin, Zentrum Moderner Orient, Arbeitshefte 11. 1996 Regine ERICHSEN

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Editorial

1 1 Comme les rapports entre Turcs et Iraniens ou Turcs et Arabes , les relations entre Iraniens et Arabes sont très peu étudiées, tant les variables historiques, religieuses, culturelles et géopolitiques sont multiples et inextricables. C'est l'un des mérites du dossier central que nous vous proposons.

2 Certes, le dossier confectionné par Elizabeth Picard et Pierre-Jean Luizard, qui l'introduisent ci-après, ne prétend pas à l'exhaustivité. Ce serait du reste impossible vu l'étendue du champ dans tous les sens du terme. Il s'agit d'un sujet difficile, en raison de la rareté des données disponibles mais également du nombre extrêmement réduit de chercheurs qui s'y sont intéressés sans parler de son caractère passionnel y compris parfois pour les universitaires des sociétés en question. Ce dossier constitue à notre connaissance le travail le plus approfondi effectué à ce jour, toutes langues confondues. Il est conçu en trois temps: espaces- temps, précisément; islam partagé et poids de la guerre et enfin, dialogues et perspectives.

3 Depuis l'effondrement soviétique en Asie centrale, les acteurs régionaux ayant une ambition dans la région ont été identifiés par maints observateurs comme étant essentiellement la Russie, l'Iran et la Turquie. C'était faire peu de cas2 d'un géant régional, en l'espèce la Chine, d'autant que celle-ci, par le biais notamment du Xinjiang dont l'actualité nous rappelle qu'il est en effervescence, a voix au chapitre. Thierry Kellner revient sur cette question centrale avec une étude très fouillée et une bibliographie très étendue.

4 La rubrique du "Champ libre" est cette fois-ci particulièrement étoffée concernant l'Iran avec ses élections (sans choix ou comme les autres?), ses femmes, sa vie culturelle, bref des informations et des analyses rares en Occident, où l'on se fait parfois une idée un peu trop rapide et superficielle du régime. Les qualificatifs d'"autoritaire" ou de "totalitaire" qui lui sont souvent appliqués renvoient à des catégories probablement insuffisantes à éclairer la situation iranienne.

5 Vous trouverez également dans ce numéro des comptes rendus sur divers séminaires dont certains sont en rapport étroit avec le thème du dossier central, une chronique cinématographique d'Yves Thoraval sur le cinéma turc, dont la modestie du titre ne doit pas cacher la pertinence du propos.

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6 Enfin nous évoquons deux livres, dont un sur la Bosnie, dont les affinités avec la zone qui nous retient ne sont pas à démontrer et qui est insuffisamment couverte par la production scientifique française et européenne.

7 Nous nous retrouverons, si vous voulez bien, dans quelques mois, avec un dossier sur la Caspienne.

8 Nous vous remercions de votre fidélité.

NOTES

1. A ce propos on peut se reporter avec profit à l'ouvrage d'Elizabeth Picard (dir.), La nouvelle dynamique au Moyen-Orient. Les relations entre l'Orient arabe et la Turquie, Paris, L'Harmattan, 1993 et aux articles de Louis-Jean Duclos, "Arabes et Turquie: le cas jordanien", CEMOTI, n° 11, 1991, pp.119-135 et d'Etienne Copeaux, "L'image des Arabes et de l'islam dans les manuels scolaires d'histoire turcs depuis 1931", CEMOTI, n°12, 1991. 2. Ce ne fut pas notre attitude. Nous avons consacré deux études à la question: Dru Gladney, "Constructing a contemporary Uighur national identity: transnationalism, islamicization and State representation", n°13, 1992, pp.165-184 et Michel Jan, "La politique de Pékin à l'égard de ses populations turcophones", n° 16, 1993, pp.255-269. Nous envisageons de publier un dossier spécial sur la question, à partir notamment d'un colloque qui se tiendra à Istanbul les 6-7 avril 1997 sous l'égide de l'IFEA et de l'AFEMOTI.

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Introduction

Elizabeth PICARD et Pierre-Jean LUIZARD

1 Qu'est-ce qui, dans les stéréotypes les plus courants de l'autre, oppose Arabes et Iraniens ? C'est sans doute qu'ils se reprochent la même chose: une prétention à un leadership religieux que, de plus, chacun de son côté soupçonne de n'être qu'un paravent au nationalisme expansionniste de l'autre.

2 Cette relation conflictuelle, où domine la suspicion sur les intentions supposées de l'autre, tire sa justification d'une histoire singulière. Lorsque les Arabes conquirent le Moyen-Orient au nom de l'islam, les Persans furent, de tous les peuples convertis à la religion de Muhammad, le principal qui, premier affront, refusa de s'arabiser. Les choses devinrent encore moins acceptables pour les Arabes quand ces mêmes Persans commencèrent à leur disputer une légitimité islamique qu'ils considèrent comme leur propriété exclusive: il s'agissait de savoir lequel des deux peuples, arabe ou persan, pouvait prétendre à une place particulière dans l'islam. Comme il était hasardeux de remettre en cause le rôle des Arabes dans la naissance de la religion, les Persans contournèrent la difficulté en adoptant le chiisme.

3 Ainsi, c'est par l'effet de son infinie miséricorde que Dieu aurait choisi pour sa révélation un messager et prophète parmi les tribus arabes... sans doute, sous-entend- on du côté iranien, pour compenser leur état d'arriération et d'inculture (ce que les Arabes appellent eux-mêmes jâhiliyya, mais que les Iraniens ont tendance à n'appliquer qu'aux Arabes -- parler de jâhiliyya à propos de la Perse de Cyrus et de Darius les ferait rire). Très vite, pourtant, les Arabes se seraient montrés indignes de la mission divine qui leur avait été confiée et leurs vieux démons reprirent le dessus avec l'avènement des Omeyyades, présenté comme le triomphe de la "tribu arabe" sur le "vrai islam".

4 Du côté arabe, on base plutôt la supériorité spirituelle des Arabes sur le fait que la révélation a été faite en arabe à un Arabe, et sur une supériorité militaire, celle d'un expansion voulue par Dieu, là où les Iraniens mettent en avant ce qu'ils considèrent, eux, comme leur supériorité culturelle. Pour ces derniers, l'islam n'aurait fait que reprendre la gloire culturelle de l'ancienne Perse et, si l'arabe est la langue de la révélation, le persan serait celle du paradis. Le mépris iranien pour les Arabes, "tribus bédouines arriérées et incultes", colle encore à la peau de nombreux intellectuels de l'autre côté de la frontière. Combien d'Iraniens sont persuadés que l'Egypte et le Liban

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qui ont connu, à l'instar de l'Iran, des civilisations préislamiques glorieuses, ne peuvent pas être "arabes" mais "pharaonique" ou "copte", et "phénicien". Les préjugés anti- arabes sont les plus forts chez les adversaires de la République islamique, celle-ci ayant, de façon notable, contribué à diffuser une image des Arabes plus positive parmi les Iraniens.

5 Car l'Iran a rarement été une grande puissance militaire ou politique; sa véritable force réside dans son rayonnement culturel. La culture iranienne irradie loin au-delà des frontières de l'Iran moderne, depuis Delhi jusqu'au jabal 'Amil au Liban, en passant par l'Asie centrale et le Caucase. Le chiisme en est devenu le principal vecteur. Cette propension de l'Iran à imposer son monde mental, ses rites, son architecture, aux communautés chiites non-iraniennes n'est pas nouvelle, au point qu'on ne sait plus trop à quoi pouvait ressembler le chiisme avant la conversion de l'Iran à cette version de l'islam.

6 Les Arabes ressentent la volonté iranienne d'assumer un leadership islamique comme une remise en cause de leur place privilégiée en islam. Les Iraniens, pense-t-on du côté arabe, voudraient s'approprier ce que les Arabes ont produit de meilleur: l'islam. Un mot arabe, shu'ûbiyya, désigne cette prétention inacceptable. Le ressentiment arabe oscille entre une indifférence totale et une allergie à tout ce qui est iranien -- deux attitudes encore repérables chez de nombreux intellectuels arabes. On a donc ici une relation particulière qui diffère, par exemple, du rapport avec les Turcs. Là, les choses ont été plus claires: les Turcs ont été les vainqueurs et les maîtres en terre arabe pendant des siècles, mais ils s'investirent rarement d'une mission religieuse disputant aux Arabes leur rôle en islam. Les Iraniens, transformant leur défaite face aux armées musulmanes en victoire, posent un problème d'identité. Qui sommes-nous, les Arabes, si nous acceptons de voir les Iraniens tels qu'ils se prétendent ? Pour de nombreux Arabes, les Iraniens utilisent l'islam pour prendre leur revanche. Ainsi, Khomeyni, qui n'est qu'un "mage" ou un "shah enturbanné", tandis que le nationalisme persan avance masqué par un chiisme dévoyé.

7 Les velléités iraniennes de disputer aux Arabes un certain leadership en islam par le biais du chiisme n'auraient pas trop inquiété les Arabes s'il était possible de confondre totalement chiisme et Iran. Les Arabes auraient alors pu abandonner aux Iraniens le chiisme, présenté comme une simple hérésie persane. Mais le chiisme n'est pas seulement iranien. Certains pays arabes ont même une majorité chiite: l'Irak, le Liban et Bahrein. De plus, même si les rapports entre sunnisme et chiisme ne sont toujours pas codifiés, un anathème porté contre le chiisme par le sunnisme serait contraire à l'esprit du sunnisme. Il le ferait paraître comme une secte parmi d'autres, alors que c'est précisément sa vocation "oecuménique" qui fonde son identité. Parce qu'il joue le rôle d'une mauvaise conscience, apparue dès l'origine de l'islam, le chiite ne peut être frappé d'excommunication par la majorité sunnite. Ces considérations contraignent les Arabes, en grande majorité sunnites, à traiter le chiisme comme un rameau de l'islam et, en conséquence, à supporter les prétentions iraniennes.

8 Pour les Arabes, l'identité de l'Iran rend plus difficile encore cette appréhension d'un pays qui n'est pas comme les autres. Après la disparition de l'Empire ottoman, l'Iran est, en effet, le dernier héritier des grands empires musulmans multiethniques. Son ciment est le chiisme et, même si celui-ci sert de vecteur privilégié au nationalisme persan, l'identité du pays est autant religieuse, ou confessionnelle, qu'ethnique. Les Arabes, qui vivent aujourd'hui dans des "Etats-nations", sont confrontés à un discours

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islamique iranien qui n'est pas sans fondement, alors qu'eux ont adopté un mode de gouvernement basé sur le nationalisme ethnique. La dispute n'est donc pas près de s'éteindre, entre deux conceptions qui ont un point commun: remettre l'autre en cause, dans la légitimité de sa propre représentation. Les Arabes refusent les prétentions islamiques de l'Iran, un pays qui a pour identité le chiisme, soit un certain islam qu'il est impossible de rejeter comme une hérésie. Et les Iraniens nient celles des Arabes à une place particulière en islam, alors que le nationalisme arabe, et surtout sa version islamiste moderne, trouvent dans la religion de "leur" prophète Muhammad, un fondement essentiel de leur identité. Comme celles du passé, les conceptions modernes de l'arabité et de l'iranité qui dominent de part et d'autre, s'excluent mutuellement.

9 Ces querelles d'image et de légitimité ne sont pas vains jeux de casuistes. Leur intériorisation, on pourrait presque dire leur ritualisation, structure les sociétés arabes et la société iranienne, et modèle le rapport conflictuel entre leurs Etats. La défense du "vrai islam" motive, ou justifie, des stratégies de pouvoir à l'intérieur de chacune des sociétés. Même les gouvernements "laïcs" n'échappent pas à la tentation de s'immiscer dans les affaires religieuses, par le moyen des impôts ou des subventions, par celui de la législation, ou sur un mode plus musclé, au nom de l'ordre public et de la sécurité. La propagation du "vrai islam" va de pair avec des entreprises marchandes qui la subventionnent et qu'elle cautionne en retour, si bien que des réseaux d'entrepreneurs s'appuient sur la frontière entre monde arabe et monde iranien pour mieux la contourner, et que la mondialisation a fait migrer jusqu'aux antipodes ces échanges complexes entre biens matériels et biens du salut, entre Arabes et Iraniens, entre sunnites et chiites. Enfin, leur opposition structure la géopolitique de la région, en donnant corps aux ambitions rivales des Etats. Elle dicte les règles de la diplomatie et allume les guerres.

10 Dans ce rapport difficile, et souvent conflictuel, la terminologie est un piège, en même temps qu'une ressource inépuisable. Les deux termes "Arabes", "Iraniens", placés dans un ordre banalement alphabétique, sont loin de lever les ambiguïtés, même lorsqu'ils sont liés par une petite conjonction d'apparence anodine. Ainsi, un individu devrait être arabe ou iranien. Il est pourtant parfois arabe et iranien, si on se place dans le champ du droit. Il peut être un Arabe persanisé, ou un Persan arabisé, dit l'anthropologue. Parfois il est né arabe, arabzadeh, et il a grandi persan -- ou l'inverse. Il peut même être tantôt arabe, tantôt iranien, selon l'interlocuteur auquel il s'adresse. Et, sur les rives du Golfe, les appartenances à l'arabité et à l'iranité se modifient par gradations successives comme les teintes d'un tissu. L'histoire et la mémoire construisent ces nuances, mais aussi les modes de vie, l'économie, et le traumatisme des guerres et des déplacements forcés. Un groupe a besoin de s'opposer à l'autre pour se définir: tantôt au Arab, le bédouin, qui n'est pas d'ici; et tantôt au 'Ajam, terme qui signifie en arabe "persan" mais dont le sens premier renvoie au fait qu'il parle une langue incompréhensible aux Arabes.

11 Aujourd'hui, les oppositions entre monde sunnite et monde chiite, entre Arabes et Iraniens, sont souvent formulées en termes de territoires et de frontières, et analysées comme des conflits d'Etats. C'est simple comme la guerre irako-iranienne, net comme le tracé du thalweg dans le Chott el-'Arab, précis comme la petite et la grande Tomb, comptabilisable comme le nombre des morts sur le champ de bataille ou celui du débit du pétrole évalué en barils/jour. Les dirigeants du Moyen-Orient ne sont pas les derniers à utiliser ces ressources du système international pour renforcer leur pouvoir,

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à défaut de fonder leur légitimité. La référence au terroir dimensionné à la mesure du groupe social, de ses besoins et de son imaginaire, a fait place à la recherche du contrôle du territoire, de l'appropriation de ses richesses, de la domination de ses habitants.

12 Par delà leurs oppositions, Arabes et Iraniens partagent pourtant les mêmes motivations pour remettre en cause la frontière qui les sépare. Le désir de faire rayonner l'islam; le besoin d'avoir librement accès à ses lieux saints et à ses foyers d'enseignement; la culture politique héritée des empires, qui connaît la différence entre le centre du pouvoir et ses périphéries, mais cherche à en repousser toujours les frontières; et l'audace marchande, qui fit la prospérité d'une économie de circulation et pousse les entrepreneurs à déterritorialiser leur activité. Les stratégies d'expatriation de centaines de mujtahid, la transplantation des dynasties de sayyid, de Qom à , de Tyr à Meshhed, et vice-versa, ont ainsi été portées par de denses réseaux marchands qui tissent l'espace de relations entre Iraniens et Arabes -- sur les boutres des vendeurs d'éponges et jusqu'aux établissements bancaires de la City. Si le paradigme de l'Etat- nation, imposé par les puissances occidentales tant aux Arabes qu'Iraniens, n'est pas responsable de leur longue conflictualité, il est souvent considéré comme coupable de l'avoir figée et aiguisée. D'où la séduction, a contrario, du mythe de l'espace ouvert, chez les nouveaux acteurs -- commerçants, intellectuels et religieux -- d'une rive comme de l'autre.

13 Plusieurs thèmes qui pourraient illustrer la relation paradoxale entre Arabes et Iraniens, intimité et inimitié, communauté et différences, manquent à ce dossier: une étude sur le Khouzistan/Arabistan où vivent la majorité des Arabes d'Iran, enjeu et victimes de la première guerre du Golfe (1980-1988). Une analyse de l'instrumentalisation de la question kurde par les Etats, qui réclame à elle seule tout un dossier. Il aurait fallu, aussi, réintroduire dans cette confrontation l'interlocuteur turc qui, depuis l'intervention des Seljoucides au XVe siècle, est devenu partie prenante à ce débat d'identité et de souveraineté. Et, sans doute, rouvrir le dossier du pétrole, talon d'achille des relations entre des Etats dont les hydrocarbures fournissent plus de 90% du PIB. Car si les gouvernements arabes sont restés étonnamment indifférents à la grave crise qui secoua l'Iran suite à la nationalisation de la NIOC par Mossadegh en 1953, l'enjeu du pétrole a maintes fois mobilisé ensemble Arabes et Iraniens, ne serait- ce qu'au sein de l'OPEP. Ensemble, mais pas toujours pour des objectifs communs, d'autant que leur compétition s'inscrit sous l'égide des Etats-Unis, premier consommateur du monde et défenseur, comme on sait, de la "stabilité" du Golfe. Sans doute la diversification des approches disciplinaires et l'élargissement des perspectives problématiques eussent-elles évité à ce dossier d'être consacré trop exclusivement aux idées et aux représentations. Sans doute aurait-il gagné aussi à mettre ces représentations en regard de processus de production et de circulation de biens matériels.

14 Chacun des auteurs a choisi à son gré et pour notre plaisir, de nous entraîner au rythme de sa discipline. Perspective cavalière d'une histoire braudélienne; observation minutieuse des "manières de faire" de communautés minuscules mais pas insignifiantes; analyse critique des ressources et des pratiques des pouvoirs dans leurs stratégies de discrimination, d'exclusion et d'affrontement; décryptage des discours de légitimation -- tous ces "ismes" qui alimentent les mobilisations politiques --, mais aussi des mémoires subjectives d'individus et de groupes luttant pour leur survie. Et,

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surtout, prise en compte des deux grandes références qui structurent deux univers de sens, sunnisme et chiisme. La juxtaposition de contributions à l'approche variée veut ainsi rendre justice à la richesse et à la complexité du thème, derrière l'apparente simplicité du titre.

RÉSUMÉS

Numéro spécial consacré aux relations délicates entre Arabes et Iraniens sur le plan des rivalités tant territoriales que religieuses et culturelles, à travers, notamment, l'exemple du conflit irano_irakien.

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Espaces-temps, des pays et des hommes

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Méditerranée arabe, Asie musulmane, où passe la frontière?

Thierry BIANQUIS

1 Définir un espace par la langue qui s'y parle ou par la religion qui s'y pratique n'est guère légitime, c'est pourtant une pratique courante. Ainsi la Ligue Arabe rassemble tous les Etats dont la langue officielle est l'arabe et effectivement l'observateur décèle aisément un sentiment d'identité et de solidarité liant les habitants de ces pays. Cet ensemble arabe, abritant des minorités chrétiennes parfois importantes, est majoritairement de religion musulmane. Pourtant, dans l'usage courant, la locution "Asie musulmane" fait normalement référence aux contrées non-arabophones.

2 Cette amphibologie du vocabulaire géopolitique met en évidence l'existence, dans l'espace occupé par les nations islamiques, de sous-ensembles fortement différenciés. Ce sont quelques réflexions sur les fondements historiques, lointains ou proches, des frontières étatiques et des limites non-institutionnelles qui découpent le Moyen-Orient musulman que cet article voudrait présenter. Le Moyen-Orient et ses divisions 3 Les pays arabes les plus peuplés sont, à l'exception de l', riverains de la Méditerranée, dont ils occupent la moitié sud et est du littoral. L'Iraq, la Jordanie, le Koweït, les Etats du Golfe, l'Arabie Saoudite, le Yémen, le Soudan, le Tchad et la Mauritanie, sans contact direct avec cette mer, sont pourtant tous voisins ou proches d'un Etat méditerranéen. A part le cas particulier de la péninsule Arabique et du Golfe, quatre Etats arabes, l'Iraq, la Syrie, le Liban, la Jordanie et un Etat en gestation, la Palestine, relèvent pleinement du continent asiatique.

4 Le reste de l'Asie occidentale et centrale est majoritairement habité par des populations pratiquant la religion musulmane et non arabophones. La frontière entre la Méditerranée arabe et cette Asie musulmane non-arabophone est très nettement délimitée par les systèmes montagneux élevés du Taurus, entre Syrie et Turquie, et du Zagros, entre Iraq et Iran. Deux zones de conflit actuellement en activité, celle habitée majoritairement par des Kurdes au nord de l'Iraq, entre Taurus et Zagros, et celle

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habitée majoritairement par des chi'ites au sud de l'Iraq, entre Zagros et Golfe, montrent que sur le terrain, le tracé de cette frontière peut être remis en cause.

5 Le champ géographique analysé dans ce travail est arbitrairement restreint au "grand" Moyen-Orient, c'est-à-dire à l'espace majoritairement musulman, arabophone, turcophone ou iranophone, compris entre Mer d'Aral, Mer Caspienne, Mer Noire, Mer Egée, Méditerranée centrale, Mer Rouge, Océan Indien et Afghanistan, espace qui regroupe l'Asie Occidentale, la Méditerranée Orientale et l'Egypte africaine.

6 L'interrogation concernera les péripéties qui ont amené à l'intérieur de ce vaste Moyen-Orient musulman, les délimitations successives des espaces arabophones et non-arabophones, principalement turcophones ou iranophones, de même que la séparation progressive des espaces sunnites et chi'ites. Ces frontières ont-elles suivi ou auraient-elles pu suivre d'autres tracés, quelles oppositions fondamentales dissimulent-elles? A côté de ces frontières connues de tous, l'analyse historique met en évidence d'autres fractures, actuellement dissimulées, mais tout aussi réelles, qui divisent ces vastes étendues en sous-espaces plus homogènes, souvent très hostiles envers leurs voisins.

7 Les failles, délimitant des blocs homogènes et séparant des couples d'opposition, s'expliquent tout d'abord par les événements complexes qui ont affecté le Moyen- Orient depuis le début des temps historiques jusqu'à la naissance de l'islam, puis par les étapes très contrastées des conquêtes islamiques qui se sont succédé du VIIe au XVIIIe siècles. Parallèlement à celles-ci et liées à elles, des oppositions internes à l'islam, apparues dès la mort du prophète Muhammad et régulièrement aggravées par la suite, ont provoqué la formation, entre le XIIIe et le XVIIe siècles, de grands ensembles musulmans, indépendants les uns des autres, qui se sont parfois affrontés militairement. L’orient avant l'islamSystème binaire ou système ternaire 8 Avant l'hégire, 622 après J.-C., deux types de regroupements politiques ont prévalu à tour de rôle au Moyen-Orient.

9 Le premier dispositif, le plus fréquemment observé, est binaire; il oppose un Empire continental ouest-asiatique, couvrant en gros l'Iran et l'Iraq actuels, à un Empire ou à un système pluri-étatique maritime, méditerranéen. Ce type de confrontation a fonctionné d'une manière presque continue, pendant près de treize siècles, du sixième siècle avant J. C. au septième siècle après.

10 L'Empire asiatique a été, tour à tour, celui des Perses achéménides, des environs de 550 à 330 avant J. C., puis après l'intermède d'Alexandre et des Etats hellénistiques, celui des Parthes arsacides qui s'établit selon les régions, entre 250 et 123 avant J. C. et dura jusqu'à 224 après J.-C., et enfin, celui des Perses sassanides, de 224 à 652. Ces puissants empires eurent souvent plusieurs capitales simultanées, en général l'une d'entre elles était installée dans le Bas Iraq, d'expression sémitique, et une autre, sur le plateau iranien d'expression indo-européenne.

11 En Méditerranée orientale, à ces époques, le pouvoir fut tenu successivement par les Grecs et leur marine, par les Etats hellénistiques, par l'Empire romain (cette fois dans l'ensemble de la Méditerranée), auquel succéda l'Empire byzantin.

12 Les relations entre ces deux Etats ou groupes d'Etats, l'asiatique et le méditerranéen, ont été à peu près continuellement conflictuelles. Les guerres furent particulièrement acharnées et fréquentes du 1er siècle avant J.-C. au septième siècle après. La frontière

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militaire les séparant a pu varier mais, le plus souvent, elle suivait la vallée de l'Euphrate moyen. En Syrie, les traces du limes romain et les gigantesques citadelles de Ruséfa, de Halabia et de Doura Europos, en témoignent encore.

13 Dans ce dispositif binaire, l'espace syrien, c'est-à-dire les terres utiles à l'est de la Méditerranée, était rattaché à l'Empire méditerranéen et contrôlait les voies allant de la mer à la frontière militaire sur l'Euphrate, alors que la moyenne et la basse Mésopotamie, l'Iraq actuelle, relevaient normalement de l'Empire asiatique. Quant à la haute Mésopotamie ou Jazîra, région aujourd'hui tout à la fois, kurdophone, arabophone et turcophone, elle fut avec l'Arménie, l'enjeu de combats constants, relevant successivement d'un camp, puis de l'autre.

14 Autonomie de la Syrie en période ternaire

15 Le second dispositif, effectif pendant des périodes plus courtes, est ternaire; il voit un centre de pouvoir installé sur le Tigre et l'Euphrate en Mésopotamie, un autre sur le Nil en Egypte, et un troisième, rival des deux premiers, en général militairement plus efficace, sinon plus agressif, à l'affût en Anatolie et sur la Mer Egée.

16 Cette configuration ternaire qui avait prévalu avant l'apparition de puissances maritimes en Méditerranée au douzième siècle avant J.-C, réapparut vers l'an mil de notre ère. Contrairement au cas précédent, un tel dispositif offre à la Syrie littorale et centrale l'opportunité de se développer d'une façon relativement autonome, en jouant de ses liens avec chacune de ces trois puissances, même si le sud de la province a tendance à s'aligner sur l'Egypte et le nord à se rapprocher soit du pouvoir iraqien, soit du pouvoir anatolien.

17 Une contrée, l'Egypte, connut un destin exceptionnel. Après avoir joué le premier rôle en Méditerranée orientale pendant trois millénaires, elle cessa d'exercer une souveraineté politique réelle vers 525 avant J.-C. Elle recouvra celle-ci sous les Ptolémées, de 312 à 30 avant J. C. Elle ne devait retrouver une capitale à part entière sur son sol qu'avec la fondation du Caire en 969 après J.-C. Mais, à son tour, le Caire perdit en 1171 son dernier souverain arabe et en 1517 son rôle de capitale autonome. L'Egypte demeura gouvernée par des non-Égyptiens jusqu'en 1952. Une guerre permanente mais des liens étroits 18 Les confrontations armées entre Empire méditerranéen et Empire asiatique ont occupé la plus grande partie des six siècles qui ont précédé la conquête islamique, pourtant les frontières militaires de l'Euphrate moyen demeuraient perméables et les échanges, commerciaux et culturels, entre les deux ensembles, continus. Les fresques de la synagogue de Doura Europos, conservées au Musée de Damas, montrent des personnages habillés successivement en Parthes puis, après avoir franchi l'Euphrate, en Grecs.

19 Si l'espace central du Moyen-Orient, Mésopotamie-steppe-Syrie, fut en général partagé entre des pouvoirs situés loin au-delà de ses marges, il joua globalement un rôle majeur dans la production culturelle dominant dans les grands empires. En effet, les sédentaires comme les nomades, pratiquant une langue sémitique, vivant en Mésopotamie, en Syrie et dans les espaces steppiques ou désertiques s'étendant de la Jazîra au Yémen, ont constamment entretenu des relations avec ces deux empires. Commerçants ou administrateurs, ils ont élaboré le premier alphabet phonétique réduit à moins de trente signes, d'usage pratique pour des idiomes différents. Ainsi, les

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Sassanides, pourtant d'expression indo-européenne, ont utilisé l'araméen, un idiome sémitique, pour leur commerce et leur administration.

20 Le concept du divin élaboré par des peuples de langue sémitique a contaminé autant la religion romaine que le zoroastrisme. Le judaïsme, qui reprenait un héritage mésopotamien ancien, puis le christianisme ont diffusé dans les deux empires des modèles de foi et de piété forgés par ces populations. Le sacrifice demandé par un Dieu unique à Abraham/Ebréham suivi par la substitution d'un animal à une victime enfantine, mythe central pour le judaïsme, le christianisme et l'islam, témoigne d'une très ancienne révolution religieuse sémitique, rejetant le sacrifice humain et ouvrant la voie au monothéisme. Dernier et violent affrontement contemporain de l'hégire 21 Entre 610 et 632 après J.-C., à l'époque traditionnellement reconnue pour être celle de la prédication muhammadienne, l'Empire byzantin et l'Empire sassanide se livraient une guerre d'une violence rare. En 626, Constantinople fut sur le point d'être prise par les Perses qui avaient déjà conquis l'Egypte, la Syrie et la majeure partie de l'Anatolie byzantines, et qui s'étaient alliés à des tribus venues de la steppe au nord de la Mer Noire. Grâce à un effort militaire peu ordinaire, le Basileus byzantin Héraclius retourna la situation, réoccupa les provinces perdues. Il réussit même, en 628, à s'emparer de Ctésiphon en Basse Mésopotamie, une des capitales sassanides, et à mettre ainsi un terme à la résistance des Asiatiques. Byzance, à la tête de l'Empire méditerranéen, était sauvée, l'Egypte et la Syrie byzantines, récupérées, mais les deux adversaires chancelaient.

22 Ils furent alors tous deux confrontés à l'attaque des tribus arabes, surgies de la péninsule. En vingt-deux ans, de 635 à 657, la Syrie et l'Egypte byzantines, l'Iraq et l'Iran sassanides, plus l'Arménie et une partie du Caucase, tombaient entre les mains des musulmans. L'Etat sassanide, l'ancien Empire asiatique, disparut définitivement. Quant au byzantin Héraclius, qui avait montré son sang froid et sa maîtrise militaire face à la redoutable armée sassanide, il ne sut pas affronter efficacement des bédouins qui ne respectaient aucune des traditions du combat de cavalerie. Il fut donc contraint d'abandonner les deux provinces les plus riches de son Empire, l'Egypte et la Syrie, ainsi que l'Arménie, et put simplement préserver l'Anatolie occidentale et les Balkans et conserver provisoirement à Byzance des territoires en Afrique du Nord, en Espagne et en Italie. Une nouvelle frontière sur le Taurus 23 Les conquêtes de l'Iraq et de la Syrie par les Arabes furent simultanées et l'Euphrate perdit son rôle millénaire de frontière. La steppe iraqo-syrienne fut considérée par les géographes arabes comme l'espace central du monde musulman, la tête d'un oiseau dont le coeur était le Hedjaz et dont les ailes s'étendaient, l'une, jusqu'à l'Atlantique, l'autre, jusqu'aux confins de l'Inde et de la Chine. La menace n'était plus à l'est de la Syrie, ou à l'ouest de l'Iraq, mais au nord de ces deux provinces, désormais rassemblées par l'islam et la langue arabe. Pour faire face à Byzance, l'Amanus, le Taurus et la Cilicie formèrent la région militaire des villes-garnisons, al-awâsim et des places-fortifiées, al- thughûr. Les conquêtes islamiques 24 La diffusion de l'islam de l'Asie centrale à l'Atlantique et l'acculturation à la langue arabe des populations vivant entre le Zagros et la Mauritanie sont deux phénomènes parallèles, mais distincts.

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La première conquête, 635-735, terres arabisées 25 La conquête arabe commença sous le deuxième calife, 'Umar, en 635 de notre ère. Après un début fulgurant de 635 à 657, elle se poursuivit sur un rythme plus mesuré après 661, grâce à l'adjonction aux tribus arabes de troupes de nouveaux convertis iraniens ou berbères, et elle s'acheva autour de 735-740, environ un siècle après son début.

26 Tout ce que nous désignons aujourd'hui sous l'expression "monde arabe" fut concerné par ce premier mouvement, excepté ce qui est situé, plus loin de la Méditerranée, en dehors de l'ancien Empire byzantin, c'est-à-dire les territoires se trouvant au sud d'Assouan, au sud de la Libye et au sud des hauts plateaux de l'Afrique du Nord, qui furent islamisés et arabisés plus récemment.

27 A part la péninsule ibérique, les terres situées à l'ouest du Zagros, conquises pendant le premier siècle islamique, pratiquaient majoritairement avant la conquête soit une langue sémitique, araméen-syriaque, sud-arabique, amharique, soit une langue relevant d'un système linguistique ayant des affinités avec le système sémitique comme le copte et le berbère. Le grec à l'Est, le latin à l'Ouest étaient la langue d'une élite qui soit se convertit à l'islam, soit quitta le pays lors de la conquête. En quelques siècles, les populations indigènes adoptèrent toutes l'arabe comme seule langue de culture écrite et pour certaines comme langue domestique, et cela fut vrai même pour les Chrétiens et les Juifs qui demeuraient très nombreux en Iraq, en Syrie et en Egypte.

28 Cette arabisation atteignit en outre des territoires européens, notamment la quasi totalité de la péninsule ibérique. Le sud de la France actuelle fut momentanément occupé mais sans doute jamais arabisé. Plus tard, Chypre et la Crête, une partie de la Sicile, furent rattachées au monde arabe pendant de longues périodes. Excepté à Malte, l'arabe n'est plus pratiqué dans aucune de ces contrées européennes qui, toutes, sont retournées au christianisme, sauf, partiellement, Chypre. La première conquête, terres islamisées mais non arabisées 29 En dehors de ce domaine occidental, arabisé linguistiquement, l'islam avait conquis en Orient, pendant le même siècle, un autre territoire, plus vaste, comprenant des terres situées soit au nord de la Jazîra, une large partie de l'Arménie et du Caucase, soit à l'est du Zagros, l'Iran, la Transoxiane et l'Afghanistan. L'arabe devint dans ces régions, langue du culte et de culture écrite, pourtant les langues locales, indo-européennes, caucasiennes ou turco-magyares résistèrent mieux, demeurant langues domestiques et de culture orale. Elles devaient peu à peu réapparaître au niveau de l'écrit littéraire ou savant, ayant préservé leur morphologie et leur syntaxe traditionnelles, mais demeurant redevables à l'arabe de leur alphabet comme de la plus grande part de leur terminologie conceptuelle.

30 Une communauté nationale, les Arméniens, put même conserver sa religion, sa structure sociale, son autonomie politique, sa langue et son alphabet, sous condition de reconnaître sa vassalité envers le Califat, de verser à celui-ci un tribut et de lui fournir une cavalerie de guerre. D'une manière générale, dans ce monde non arabisé, les identités locales résistèrent mieux qu'en Occident et des ensembles, nombreux et de taille réduite, se reconstituèrent autour de centres anciens réactivés.

31 Ce second territoire, largement islamisé mais non arabisé en profondeur, ne correspondait pas exactement aux limites de l'ancien Empire asiatique dont nous avons parlé plus haut. En effet, la basse et la moyenne Mésopotamie, ainsi qu'une partie de la

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haute Mésopotamie, sièges de capitales traditionnelles de cet Empire oriental, mais majoritairement de langue sémitique avant l'islam, s'arabisèrent du fait de l'installation de nombreuses tribus originaires de la péninsule alors que les tribus arabes, moins nombreuses, installées au Khurâsân iranien, adoptèrent en moins d'un sicle des dialectes perses. La frontière linguistique ne suivait donc plus le cours de l'Euphrate, frontière politique traditionnelle des deux empires, mais se trouvait repoussée à l'est de l'Iraq, au pied du Zagros. Ainsi, dès la conquête, le statut de l'Iraq, ancienne province de l'Empire asiatique, mais arabisée comme la Syrie méditerranéenne, fut exceptionnel. La première vague de conquêtes s'affaiblit avant 750 32 Les historiens actuels ne sont pas d'accord pour expliquer la pause qui affecta la conquête islamique après 735-740. Certains privilégient des causes internes, Empire arabe trop vaste, insuffisance des effectifs militaires, tribus arabes, une fois enrichies ou casées, se détournant du djihâd.

33 D'autres historiens, analysant le passé préislamique des pays annexés, font ressortir que la conquête fut facile tant qu'elle concerna des territoires à peuplement hétérogène, où préexistaient de fortes oppositions entre plaines et montagnes, entre villes et campagnes, entre administrateurs et administrés, entre ethnies, entre choix culturels, langues, religions ou interprétations contradictoires de la même religion. A l'inverse, cette conquête ne put venir à bout de régions plus homogènes, Anatolie byzantine chalcédonienne d'expression grecque, steppes turques au nord-est du Caucase, Nubie chrétienne au sud d'Assouan, Gaule mérovingienne catholique au nord des Pyrénées. Cela expliquerait également la difficile mise au pas, en quarante ans, des provinces berbères, au coeur de l'Afrique du Nord. Acceptable pour ce qui est à l'ouest de l'Iran, cette explication ne rend pas compte de l'arrêt des conquêtes à l'est de cette contrée.

34 D'autres encore font ressortir que les Arabes, endogames, prêchant une religion maintenant la femme sous la tutelle de l'homme, rencontrèrent peu de succès chaque fois qu'ils s'aventurèrent au milieu de populations très fermement exogames, où la femme jouissait d'une grande autonomie et d'une certaine égalité de statut, comme c'était le cas chez les Francs ou chez les Slaves. D'autres, enfin, voient une antinomie entre conquête islamique et climat tempéré ou paysage forestier. Aucun des arguments avancés ne semble convaincant pour l'instant.

35 Cependant, du milieu du VIIIe siècle à l'an mil l'espace musulman continua à s'étendre à un rythme très ralenti, au sud du Maghreb, à l'est de l'Iran, en Transoxiane, en Afghanistan et en Asie centrale; la conquête du nord de l'Inde fut préparée. Au contraire, en Europe, très vite les musulmans furent sur la défensive. En France, dès la fin du VIIIe siècle, le retrait arabe était total, au siècle suivant, il était déjà important dans la péninsule ibérique. Mais cela ne changea pas en profondeur la situation décrite plus haut. La seconde conquête islamique 36 Commencée juste après l'an mil, la seconde vague de conquêtes musulmanes, menées principalement par des combattants turcs et auxquelles les Arabes ne participèrent pas activement, déferla avec puissance jusqu'à la fin du XIe siècle. Elle se continua par la suite, par poussées successives et ne s'acheva guère qu'au début du XVIIIe siècle quand les Ottomans renoncèrent définitivement à prendre Vienne. Toutes les terres islamisées par la force lors de cette longue période sont encore musulmanes aujourd'hui sauf la

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quasi totalité de celles situées sur le continent européen, ainsi qu'une partie des terres asiatiques, annexées entre le XVIe et le XXe siècle à l'Empire russe.

37 La seconde conquête islamique concerna dans un premier temps l'Asie centrale et l'Inde du Nord. Les Ghaznévides, des Turcs, esclaves militaires gouvernant l'Afghanistan pour le compte de princes musulmans iraniens de Transoxiane, dont ils s'étaient affranchis, en furent les auteurs autour de l'an mil. Puis, à partir de 1030, les Saljoucides, des Turcs libres, convertis à l'islam sunnite, précédés par des nomades turcomans, déferlèrent en Iran, en Arménie, en Azerbaïdjan, en haute Mésopotamie et en Iraq, puis en Anatolie byzantine, certains revinrent sur la Syrie. En 1071, à Mantzikert, le Sultan saljoucide Alp Arslan détruisait une puissante armée byzantine, faisant prisonnier le basileus romain Diogène. Les armées de Constantinople renonçaient définitivement à intervenir en Arménie, en Jazîra et en Anatolie orientale.

38 Dans la seconde moitié du XIe siècle, tous les pouvoirs civils arabes furent balayés en Asie par des militaires turcs, sultans saljoucides ou officiers délégués par ceux-ci, militaires rebelles ou chefs turcomans indépendants. Pendant deux siècles, des officiers turcs ou kurdes, les uns et les autres d'ascendance libre, se taillèrent des domaines de dimension variée, qu'ils regroupèrent en sultanats puissants ou re-divisèrent en principautés locales selon les circonstances. Les grands Saljoucides rassemblent Iraq et Iran 39 Le puissant sultanat saljoucide avait imposé en 1055 sa tutelle sur le califat 'abbâsside de Bagdad et avait rassemblé sous son pouvoir l'Iran, l'Iraq, la majeure partie de la Jazîra, de l'Arménie et de l'Afghanistan. Pourtant, affaibli après la mort de Malik Shah en 1092 par des luttes internes pour la succession, il dut tolérer la sécession de l'Anatolie et ne parvint jamais à s'imposer durablement en Syrie. La présence des Croisés en Palestine à partir de 1099 lui interdit de mener à terme son projet de ramener l'Egypte fatimide ismâ'îlienne dans le giron du califat sunnite de Bagdad.

40 L'arrivée des Croisés à Jérusalem en 1099 eut une autre conséquence: elle imposa une pause provisoire au processus évident depuis 870, et sur lequel nous reviendrons plus loin, de rapprochement entre la Syrie et l'Egypte. La prise de pouvoir au Caire par Salah al-Dîn/Saladin en 1171, puis son installation à Damas en 1174 accélérèrent à nouveau le processus de rapprochement entre ces deux provinces. Pendant le XIIe siècle et la première moitié du XIIIe, surtout préoccupée de lutter contre les Croisés, la Syrie se détacha presque définitivement de l'Iraq car le pouvoir central saljoucide, concentrant ses efforts sur la Mésopotamie, la Jazîra, le Caucase et le plateau iranien, ne participa pas activement au jihâd contre les Francs. L'Anatolie devient turque 41 L'Anatolie constitua à la fin du XIe siècle un cas particulier. Ces vieilles terres chrétiennes, soit byzantines habitées par des Grecs fidèles du patriarcat chalcédonien de Constantinople, soit arméniennes habitées par des chalcédoniens ou des grégoriens, n'avaient, avant l'an mil, jamais été arabisées pour de longues périodes. Elles furent envahies par des Turcomans et par des soldats saljoucides, fraîchement convertis à l'islam, qui exterminèrent ou expulsèrent vers les territoires demeurés byzantins la plupart des populations chrétiennes paysannes ou urbaines. D'autres groupes chrétiens se convertirent et adoptèrent la langue turque. Des paysans chrétiens conservèrent leur religion et se virent reconnaître le statut de dhîmmi. Les nouveaux arrivants conservèrent un mode de vie semi-nomade ainsi que leur idiome turc. Ils usaient plus volontiers du persan que de l'arabe comme langue de culture. Deux Etats, le sultanat

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saljoucide de Rûm à Konya et la principauté danishmendite de Sivas, structurèrent ces territoires, affirmant leur indépendance tant face à l'Empire byzantin que face aux grands Saljoucides d'Iran à qui ils refusèrent toute allégeance. Des réfugiés purent créer en Cilicie, sur le littoral de la Méditerranée, l'Etat de petite Arménie, dernier établissement chrétien en Orient, qui ne devait disparaître qu'en 1375.

42 Ainsi se dessina voici neuf siècles sur le Taurus une nouvelle frontière entre un espace musulman d'expression turque au nord-ouest et un espace musulman d'expression arabe, dominé par des militaires turcs ou kurdes, au sud-est. C'est pourquoi l'architecture religieuse anatolienne d'époque saljoucide renvoie davantage à la tradition turque, plan circulaire comme celui de la yourte, motifs décoratifs évoquant les tapis, ou à la tradition chrétienne arménienne et syrienne du traitement de la pierre et à la tradition byzantine des absides à arcatures aveugles, qu'à la tradition musulmane arabe d'Iraq ou de Syrie. En 1176, à peine plus d'un siècle après Mantzikert, le basileus Manuel, à la tête d'une énorme armée qu'il croyait conduire à la conquête de Konya, subit à Myrioképhalon une défaite écrasante face aux Saljoucides de Rûm. Byzance était désormais éliminée d'Anatolie centrale et n'était qu'une puissance mineure à la merci des Turcs et des Croisés. Dans leurs écrits, ces derniers désignaient dès cette époque l'Anatolie sous le vocable Turchia/Turquie. Les invasions mongoles 43 Les Mongols, peuple chamaniste apparenté aux Turcs, originaire de la steppe, au sud du Lac Baïkal, se regroupèrent dans les premières années du XIIIe siècle, derrière Genghis Khân. Celui-ci conquit la Chine du Nord à partir de 1215, puis de 1219 à 1223, il se tourna vers l'Asie musulmane non arabophone. Après sa mort en 1227, la conquête de la Chine du Nord fut achevée et parallèlement la conquête de l'Asie musulmane non- arabophone, Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie, une partie de l'Anatolie, se poursuivit de 1231 à 1243. En 1243, les Saljoucides de Rûm, vaincus à Köse Dagh, se reconnurent les vassaux des Mongols. L'état saljoucide devait connaître une longue décadence jusqu'à sa disparition en 1302, après plus de deux siècles d'existence.

44 De 1236 à 1241, une armée mongole avait également traversé la steppe russe, puis l'Europe orientale, Pologne et Hongrie actuelles, conquêtes sans lendemain, sauf pour la région s'étendant de la basse Volga à la mer d'Azov, qui vit s'installer durablement un pouvoir mongol, la Horde d'Or. Ce pouvoir, converti une première fois au sunnisme de 1257 à 1267, devait s'imposer dans la steppe, au nord de la Caspienne et de la Mer Noire. Il installa sa capitale sur la basse Volga et repoussa les Russes chrétiens vers la forêt septentrionale. Fin du califat 'abbâsside et recomposition des espaces en Méditerranée orientale 45 En 1257, l'Empire mongol dépêcha pour la première fois une armée vers l'Orient arabophone. Conduite par Hûlâgû, dont la femme était chrétienne nestorienne, l'armée mongole et ses alliés musulmans chi'ites et arméniens chrétiens envahirent l'Iran, l'Iraq et prirent Bagdad en 1258, mettant fin au califat abbâsside. L'Iraq, dont le sort avait déjà été lié à celui de l'Azerbaïdjan et de l'Iran sous les grands Saljoucides, devait connaître le même sort sous l'Etat Il-Khânide, fondé par Hûlâgû.

46 A l'inverse, la Syrie centrale, Alep, Homs et Damas, occupée en 1260 par les Mongols, fut libérée la même année par les Mamelouks venus d'Egypte, qui écrasèrent les alliés de Hûlâgû à 'Ayn Jâlût en Palestine. Les Mamelouks, esclaves militaires turcs des princes ayyoubides, successeurs de Saladin, avaient remplacé leurs maîtres au Caire. Quand ils eurent chassé les Mongols de Syrie, ils y prirent également la place des

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princes ayyoubides locaux. Les Francs de Palestine et de Syrie avaient facilité la victoire des Mamelouks sur les Mongols et leurs alliés arméniens. De son côté, Berké, chef de la Horde d'Or, hostile à Hûlâgû et rompant pour la première fois la solidarité mongole, avait envoyé aux Mamelouks des troupes qui combattirent aux côtés des musulmans à 'Ayn Djâlût et il se reconnut vassal du Sultan mamelouk du Caire. L'Egypte et la Syrie, à nouveau unifiées, furent gouvernées jusqu'en 1516-1517 par des sultans mamelouks. Les vestiges des Etats francs de Syrie ne représentaient plus un danger pour ceux-ci.

47 Chassés de Constantinople par les Croisés en 1204, les Byzantins, revenus dans leur capitale en 1261, contrôlaient à nouveau le trafic entre Mer Noire et Méditerranée. Leur bienveillance envers les deux nouveaux Etats sunnites de la Volga et du Nil facilita la signature en 1261 d'un traité de commerce entre eux; la Horde d'Or entretint des liens privilégiés avec l'Etat mamelouk, qu'elle fournissait en enfants-esclaves militaires. La conversion définitive de la Horde d'Or au sunnisme eut lieu sous le règne du khân Özbeg, 1312-1341. Bien avant cette date, une solidarité semblait réunir Mongols de la Volga, Turcs et Arabes sunnites de la Méditerranée contre les Ilkhâns mongols et les musulmans chi'ites ou sunnites d'Azerbaïdjan, d'Iraq et d'Iran.

48 Plus largement, un espace médian, est-méditerranéen, Horde d'Or, Byzance, Turcs d'Anatolie, Mamelouks, s'interposait entre d'une part, le dynamisme grandissant de l'Europe ouest-méditerranéenne, relayé en Anatolie par la petite Arménie, et d'autre part, la mosaïque d'Etats nés de la décomposition du premier Empire mongol en Asie, dominés par les Il-Khânides. Vers 1280, à Konya, des seigneurs turcomans, alliés des Mamelouks et hostiles aux Il-Khânides, rédigent pour la première fois leurs proclamations officielles non en persan mais en turc. Jusqu'alors idiome domestique de la majorité des musulmans d'Anatolie, le turc acquérait ainsi le statut de langue littéraire qui fut le sien sous la dynastie ottomane. Ré-iranisation de l'Asie musulmane sous les Ilkhâns 49 Le monde iraqo-iranien était demeuré, quant à lui, soumis à l'Empire des Ilkhâns, princes mongols souvent bouddhistes et mariés avec des princesses chrétiennes. établis autour de Tabrîz et de Maraghé, au sud-ouest de la Caspienne, région où vivaient de nombreux Turcs depuis le XIe siècle, très opposés à la Horde d'Or, les Ilkhâns se rapprochèrent des Croisés et des États du Pape. Venise avait une influence prépondérante à Tabrîz, alors que les Gênois, installés en Crimée, étaient en relation avec la Horde d'Or. Après la mort en 1294 de Qoubilaï, le grand Khân des Mongols, le lien entre les Il-Khânides et la Chine mongole se relâcha. A partir de 1295, sous Ghâzân/ Mahmûd, les souverains Il-Khânides qui dominaient l'Iraq, l'Iran et le littoral nord du Golfe, furent tous musulmans, les bouddhistes durent pour la plupart quitter le pays. Leurs temples furent transformés en mosquées. Les Mongols chrétiens se convertirent à l'Islam. Le mongol fut abandonné comme langue courante au profit du turc, le persan demeurant la langue de culture, l'arabe n'étant plus que la langue religieuse. Ghâzân, mort en 1304, avait réorganisé l'Iran avec l'aide de conseillers musulmans ou juifs. La sharî'a, la loi islamique, remplaça le yasa, la coutume mongole. Au début du XIVe siècle, les Il-Khânides entretinrent moins de contacts avec l'Occident chrétien qui s'efforçait plutôt de convertir la Horde d'Or.

50 Vers 1307, une nouvelle capitale fut fondée à Sultânieh, à côté de Qazwin. L'Ilkhân Oldjeïtu se convertit vers 1310 au chi'isme et persécuta les sunnites, renforçant l'hostilité des Mamelouks contre cet ennemi de leurs alliés de la Horde d'Or. Il mourut en 1316 et s'ouvrit une époque de désordres intérieurs. Le nouveau khân conclut en

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1323 une paix avec les Mamelouks, prenant acte d'un partage de fait de l'Asie occidentale entre un espace musulman d'expression iranienne, souvent dominé par des souverains de sympathie chi'ite, et un monde arabe et turc, très majoritairement sunnite. Le khân put ainsi résister quelque temps aux attaques de la Horde d'Or mais, entre 1344 et 1357, le royaume d'origine Il-Khânide, affaibli par les tendances autonomistes des provinces périphériques, finit de se dissoudre sous les coups de celle- ci.

51 Ce fut une époque de grand brassage culturel. La culture iranienne refleurit et influença la cour Il-Khânide. La liaison étroite avec la Chine par la Route de la Soie et par les jonques qui naviguaient jusque dans le Golfe ancra la vocation asiatique de l'Iran occidental et y suscita, ainsi qu'en Jazîra, un renouveau artistique et littéraire, aussi réel chez les chrétiens nestoriens et jacobites que chez les chi'ites.

52 Anatolie exceptée, dans tout l'espace asiatique musulman non arabophone ainsi qu'en Iraq, un grand nombre de regroupements étatiques de natures, de langues et de tendances religieuses, sunnisme ou chi'isme imâmite, variées, virent le jour. A l'inverse, autour de la Méditerranée orientale d'expression arabe ou turque, l'unité autour du sunnisme fut plus réelle et les Etats plus vastes et plus stables. Les débuts de la conquête ottomane 53 Après la disparition du sultanat saljoucide de Rûm en 1301, l'Anatolie turque, à la lisière de l'Etat Il-Khânide mongol, avait été partagée entre des petites seigneuries, beyliks, vivifiées par l'arrivée constante de nouveaux nomades turcomans. Aux alentours de 1300, l'émirat d'Osman/'Uthmân s'établit en Bythinie, au nord-ouest de la péninsule, en lisière des dernières terres byzantines de Brousse. Pendant la première moitié du XIVe siècle, il profita de l'effondrement des Il-Khânides pour se développer en Anatolie centrale et de l'affaiblissement de Constantinople pour occuper les places fortes byzantines d'Asie, atteindre la mer de Marmara, puis la franchir pour s'emparer de Gallipoli en 1354. Le petit fils d'Osman, Murâd Ier, était vainqueur des Serbo- bosniaques à Kosovo en 1389. Il avait soumis la majorité des provinces chrétiennes des Balkans et tendait sa toile autour des vestiges de l'Empire byzantin qui se réduisait peu à peu à la seule ville de Constantinople. Bâyazîd 1er/Bajazet, son fils, finissait d'annexer la Bulgarie, puis menaçait la Hongrie, écrasant à Nicopolis en 1396 la croisade de Sigismond, et assiégeait Byzance. En même temps, il étendait sa domination sur la presque totalité de l'Anatolie, atteignant le cours de l'Euphrate.

54 Constantinople était sur le point de tomber, la naissance d'un nouvel Etat sur le modèle de l'Empire byzantin, englobant la Roumélie (les Balkans sous domination ottomane) et l'Anatolie jusqu'aux frontières de l'Iran semblait imminente. L'attrait des Ottomans pour l'Egypte et la Syrie mamelouks, de culture arabe, de même que le désir d'intervention dans l'ensemble iraqo-iranien, de culture persane, étaient évidents. Tamerlan et la dernière vague turco-mongole 55 L'ambition ottomane fut brutalement brisée par l'invasion turco-mongole de Timûr Lang/Tamerlan qui, depuis plus d'un quart de siècle, tentait de reconstituer l'Empire de Genghis Khan. Bajazet, vaincu à la bataille d'Ankara en 1402, mourut en captivité. C'est en s'appuyant sur la fidélité des sujets chrétiens de Roumélie que l'Etat ottoman put reconstituer ses forces. A sa mort en 1451, Murâd II, le petit fils de Bajazet, avait reconstitué et élargi le territoire tenu par son grand-père avant sa défaite. En 1453, son fils Mehmed II put enfin réaliser le rêve de tous les souverains musulmans depuis le calife 'Umar, prendre Constantinople et l'annexer au Dâr al-Islâm. Sous Selîm Ier, petit

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fils de Mehmed II Fatih, l'ambition impériale des Ottomans s'affirma. Face à lui, deux pouvoirs musulmans, les Mamelouks sunnites de Syrie et d'Egypte et les Safavides chi'ites d'Iran, bornaient ses ambitions. Comme Byzance autrefois, la supériorité de l'armement, notamment ici de l'artillerie, la discipline et l'entraînement rigoureux des soldats, en particulier de l'infanterie, assurèrent à Selîm une victoire aisée sur des escadrons de mamelouks, cavaliers courageux mais demeurés attachés aux armes blanches et aux traditions médiévales. La réussite de la conquête islamique 56 Le Moyen-Orient, l'espace qui nous intéresse ici, étant totalement islamisé à la fin du XVe siècle, il faut laisser de côté le récit des conquêtes et analyser les événements survenus pendant le premier millénaire de l'hégire, à travers un autre approche. Pourtant, avant de quitter ce chapitre des conquêtes, l'historien doit s'interroger sur les motifs de leur réussite rapide et de l'attachement durable à l'islam marqué par les populations concernées, tant en Afrique méditerranéenne qu'en Asie occidentale.

57 Du fait des contrastes de paysages, montagnes, oasis, littoraux étroits, séparés entre eux par des steppes arides ou par de véritables déserts, une multiplicité de cultures avaient été développées dans ces régions par des ethnies de provenance très variées. Réfugiés dans les campagnes ou dans des cantons au relief inaccessible ou encore dans les grandes migrations du nomadisme, ces groupes humains n'avaient pas adhéré massivement au consensus intellectuel et social hellénique, hellénistique, romain puis byzantin d'empires urbains très intégrés culturellement, notamment par le culte religieux. L'impérialisme perse, fondé sur le mépris et l'exploitation des populations paysannes par une aristocratie fière de sa supériorité et peu intégratrice, avait été également rejeté. Ces populations humiliées trouvèrent dans l'islam ce qu'elles attendaient depuis un millénaire, une large tolérance quant à la pratique religieuse pourvu qu'elle soit monothéiste, quant à la vie familiale, quant au mode d'habitat et à l'exercice du métier, c'est-à-dire tout ce qui leur tenait réellement à coeur. En contrepartie, les non-musulmans devaient accepter un prélèvement important sur leurs revenus et renoncer à tout accès institutionnel au pouvoir politique et à l'exercice des armes. Cela ne représentait aucun sacrifice particulier pour des chrétiens non chalcédoniens ou pour des juifs qui n'avaient jamais été considérés comme des sujets à part entière par les dirigeants byzantins. Quant à tous ceux qui se convertirent l'islam, prier, le vendredi, en longs rangs parallèles derrière le calife ou son représentant, dans l'espace non hiérarchisé des grandes mosquées, les plaçait immédiatement dans le camp des vainqueurs et du groupe dominant. C'est pourquoi, quand, très tôt, des querelles théologiques, juridiques ou politiques divisèrent les musulmans, aucun des révoltés contre l'islam officiel ne songea à renier la révélation coranique mais simplement à l'interpréter à sa façon, pour faire triompher sa conception des rapports humains, conception souvent très influencée par la résurgence d'une identité culturelle locale préislamique. La fracture intime 58 Il faut donc reprendre le déroulement chronologique du temps écoulé depuis l'hégire, non plus à travers le récit de l'extension progressive du domaine islamisé et de l'entrée en lice de nouveaux peuples mais pour analyser le processus complexe des motifs endogènes de fragmentation en sous-espaces plus homogènes de ce domaine trop vaste pour être définitivement unifié. Le statut variable des espaces

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59 La délimitation d'un territoire peut être stable à travers le temps, c'est le cas de l'Egypte qui, après comme avant l'hégire, conserva les mêmes frontières et ne fut qu'exceptionnellement soumise à un découpage interne. Elle peut être à l'inverse extrêmement flottante, les frontières internes de l'Afrique du Nord, surtout pour sa partie médiane correspondant à l'Algérie actuelle, furent très longues à se mettre en place. Il en est de même des principautés se partageant les territoires montagneux entre la Syrie, l'Iraq et le Caucase, principautés dont les frontières, malgré la présence du noyau dur arménien, furent constamment remaniées. Il en est de même pour celles situées au sud de l'Iraq, en bordure du Golfe et au sud-ouest du Zagros. Au contraire, le Yémen représente un espace fortement identifié, alors même qu'il était soumis à des luttes internes violentes et que ses frontières septentrionales et orientales ont varié à travers le temps.

60 Très tôt, les géographes arabes constatèrent que les montagnes élevées, d'accès difficiles, délaissées jusqu'au XIe siècle par les seigneurs de la guerre arabes, jouaient le rôle de conservatoire des religions oubliées ou de refuge des sectes minoritaires.

61 Quant à l'appropriation des espaces steppiques fréquentés par des nomades ou des semi-nomades, elle ne fut jamais définitive; les espaces pouvaient être partagés entre plusieurs groupes tribaux ou plusieurs ethnies selon les saisons de l'année solaire. C'est pourquoi les guerres entre pouvoirs, institutionnalisés ou non, concernaient avant tout les terroirs cultivés, plaines et plateaux bien arrosés par la pluie ou terres irriguées, producteurs d'une rente fiscale abondante, ainsi que les villes, centres de commerce et donc de taxations indirectes.

62 Contrairement à l'Europe, où un pays est borné sur sa périphérie par des frontières mitoyennes qui ne laissent aucun espace vacant entre Etats, la principauté musulmane médiévale était identifiée par son centre, sa ville capitale qui souvent lui donnait son nom. Sa périphérie, délimitée par la capacité de rayonnement militaire, économique, social de cette cité, pouvait varier selon les époques, les espaces contrôlés croître ou décroître, les frontières réelles s'éloigner ou se rapprocher. Comme il en était de même pour le centre de pouvoir étranger le plus proche, cela laissait la place pour un large tissu interstitiel soumis à une faible attraction des deux centres, où il était loisible à des populations sortant des normes généralement admises de vivre en paix. Le réveil culturel de l'Iran grâce à l'islam 63 La réussite rapide de l'islam s'explique, nous l'avons vu, par l'idéal de rassemblement qu'il prônait. L'unicité divine est le roc sur lequel est fondée la révélation coranique. Maintenir la cohésion de l'umma, la communauté des croyants, est une prescription disciplinaire centrale: "et cramponnez-vous ensemble à la corde (ou au pacte) de Dieu et ne soyez pas divisés, rappelez-vous le bienfait de Dieu sur vous, lorsque vous étiez ennemis, Dieu rétablit la concorde dans vos coeurs" (Coran, sourate 3, verset 102). Or, les schismes qui ont divisé cette communauté furent précoces, nombreux et souvent durables. Contrairement à ce que connut le christianisme, les controverses ne portèrent pas essentiellement sur la théologie, définition et délimitation du divin, mais sur les rapports religion/pouvoir, légitimation, contestation, succession du califat, partage des domaines respectifs de la législation coranique, sharî'a, et de la réglementation régalienne, qanûn. Un rappel rapide des grands épisodes ayant opposé les musulmans entre eux fait apparaître, sous un discours religieux d'hérésiographie, la prégnance d'identités culturelles préislamiques géographiquement identifiables. Musulmans d'Iraq et musulmans de Syrie s'affrontent à Siffîn

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64 Il faut revenir à la fracture originale qui divisa l'umma, cette "nation" musulmane fondée à Yathrib-Médine par Muhammad entre 622 et 632. Les Ansâr, arabes yéménites ou juifs de Yathrib convertis à l'islam, voulaient, pour des motifs de piété affective, réserver la succession de Muhammad à son cousin 'Alî, époux de sa fille aimée Fâtima. Les Muhâjirûn, immigrés venus de La Mecque, étaient partisans, pour permettre de nommer le plus apte politiquement à mener la Communauté, d'un choix plus large à l'intérieur de Quraysh, la tribu maîtresse de leur cité d'origine. Ils obtinrent en 632 la désignation, comme calife successeur du prophète, d'Abû Bakr, qurayshite, père de 'Aysha, l'épouse préférée du prophète mais sans parenté de sang avec Muhammad. Cette faille s'accentua lors de la succession d'Abû Bakr en 634, puis lors celle de 'Umar en 644, également qurayshite père d'une épouse du prophète, toutes deux réglées par le parti mecquois. De 644 à 656, le règne d'un époux successif de deux filles de Muhammad, 'Uthman, issu des 'Abd al-Shams, clan dominant traditionnellement Quraysh et lointainement parent de Hâshim, le clan du prophète, vit ces oppositions, jusque-là dissimulées à la majorité des fidèles, se manifester publiquement. Des provinces prirent parti pour ou contre le calife et le meurtre du calife en 656 fut perpétré par des musulmans convaincus. La désignation comme successeur de 'Uthmân de 'Alî, très proche parent par le sang de Muhammad et père des seuls petits enfants de celui-ci, marquait un abandon de la prudence politique qui avait prévalu jusque là. 'Alî rompit avec une autre tradition califale en conduisant lui-même la bataille dite "du chameau" contre 'Aysha, la veuve du prophète, et contre l'aristocratie mekkoise, en choisissant une nouvelle capitale, Kûfa en Iraq, sortant définitivement de la péninsule arabique la légitimité politique de l'islam.

65 L'année suivante, en 657, 'Alî, à la tête de contingents arabes d'Iraq, s'opposa à Siffîn au cousin de 'Uthmân, Mu'awiyya, gouverneur de Syrie, soutenu par des troupes issues de cette province. L'abandon par 'Alî de l'option militaire provoqua la "sortie" de ses plus chauds partisans, puis l'échec de la tentative d'arbitrage donna naissance aux califats simultanés de 'Alî à Kûfa et de Mu'awiyya à Damas, situation qui prit fin par l'assassinat de 'Alî en 661.

66 Les grands courants qui structurent l'islam jusqu'à nos jours étaient nés moins de trente ans après la mort de Muhammad. Il fallut cependant près d'un siècle, c'est-à-dire toute la durée du califat omayyade de 660 à 750, pour que le sunnisme, le chi'isme et le kharidjisme s'identifient définitivement et se dotent d'un premier corpus de doctrines religieuses et politiques.

67 La localisation de chaque grande tendance de l'islam n'était pas encore géographiquement univoque. Pourtant, malgré la domination du sunnisme sur le grand port de Basra, le chi'isme commençait à privilégier le bas Iraq, une terre sanctifiée par le martyre de l'Imâm 'Alî à Nadjaf, puis de son fils, l'Imâm al-Husayn à Kerbela. Des légendes attribuaient à l'un ou à l'autre une épouse descendant du dernier souverain sassanide, de même que le premier empereur sassanide avait invoqué une alliance avec une princesse impériale parthe. Le chi'isme chercha de plus en plus, dans le millénaire qui suivit, à légitimer des racines iraniennes pré-islamiques.

68 A l'inverse, les Omayyades de Damas adoptaient pour le Dôme du Rocher un plan de martyrium identique à celui de Saint Siméon, et un plan basilical de modèle romain pour les mosquées de Jérusalem et de Damas. Ils recoururent à des ouvriers chrétiens, grecs ou coptes, pour orner ces trois monuments de mosaïques de facture byzantine. Ils

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accentuèrent ainsi leur revendication de successeurs du dernier grand Empire méditerranéen, celui de Byzance.

69 Les groupes schismatiques, dressés contre la "monarchie" omayyade, eurent un enracinement territorial toujours très marqué. Les convertis non arabes, mawâlî, revendiquèrent très tôt l'intégration à statut égal à la communauté des croyants. Ceci leur étant refusé, ils prirent acte de leur différence et, loin d'abandonner l'islam, ils se choisirent de nouveaux dogmes, proclamèrent qu'ils étaient les meilleurs musulmans et que le reste de la communauté, qui refusait de les suivre, était hérétique. La lente réapparition de l'opposition entre Asie et Méditerranée 70 La révolution 'Abbâsside, lancée en 747 au Khurâsân, dans l'ancien Empire sassanide, tout à l'est du monde musulman, la prétention des 'Abbâssides au califat publiquement proclamée à Kûfa, ville chi'ite, aboutirent en 750 à la chute du pouvoir omayyade. Le siège du califat abandonna Damas, ville très romanisée, et fut transféré en Iraq. Bagdad fut fondée en 762 sur le Tigre dans un site proche de deux anciennes capitales de l'Empire asiatique, Babylone et Ctésiphon.

71 L'Empire byzantin, cruellement émondé mais rajeuni, avait résisté à la conquête islamique et, de 635 à 1071, représenta la premier ennemi de l'Orient arabe. Désigné en arabe sous le terme de Rûm/Rome, il continua à assumer le rôle d'un Empire méditerranéen, irrémédiablement étranger, incompréhensible et hostile aux Orientaux. Au contraire, l'Empire sassanide, l'adversaire de trois siècles des Byzantins, avait disparu, détruit par les Arabes. Peu à peu, une substitution de référence s'accomplit en Iraq et en Iran. Face à Rome, l'ennemi éternel, l'Empire musulman devait assumer l'héritage de l'Empire sassanide et de tous les empires asiatiques précédents. L'appel aux racines centre-asiatiques, iranienne, indienne ou touranienne fut toujours très fort. L'héritage culturel asiatique l'emporte sur le legs grec 72 Le mouvement s'amplifia au Xe siècle dans les cités du plateau iranien. Des musulmans, sunnites mais surtout chi'ites, tout-à-fait à l'aise dans leur islam, s'efforcèrent de consigner les récits concernant les souverains sassanides. Ils rédigeaient dans cette langue persane, désormais facile à écrire et à enseigner grâce à l'usage de l'alphabet arabe. Le plus célèbre fut Firdawsî, auteur du Shah Nameh. Fiers d'un passé susceptible à leurs yeux d'enrichir la conscience islamique bien davantage que les interminables joutes oratoires des poètes arabes païens, ils cherchèrent à mettre en évidence la prééminence et la diversité de l'ancienne culture du centre de l'Asie sur l'ignorance des Arabes de la Jâhiliyya. L'Inde avait fourni les inestimables trésors de ses temples, sa science mathématique et astronomique, la sagesse de ses ascètes, inspirant les soufis. L'Iran offrait le modèle de souverains dévoués à la cause de leurs sujets, dans leur volonté d'administrer leurs Etats avec ordre et équité et leur souci de défendre le faible, le déshérité, l'opprimé contre la violence du fort. De ce modèle, s'inspiraient responsables de dîwân et vizirs. Quant à la steppe asiatique, elle tenait sa place dans cette légende, car elle fournissait à l'islam le sang toujours renouvelé de ses hommes de guerre. Seule, cette religion permettait de transformer les Turcs, sauvages et brutaux, en guerriers du jihâd, pieux protecteurs armés du peuple musulman. Ce fut dès le IXe siècle le modèle du cavalier d'élite, délié de toute attache humaine hors de la citadelle, ce fut au XIe siècle celui du Sultan saljoucide, librement entré au service de l'islam. Aux XIIIe et XIVe siècles, les maîtres-esclaves mamelouks, arrachés enfants à la steppe et devenus de pieux musulmans, s'opposèrent avec succès aux Mongols, sortis de cette même steppe pour détruire l'islam.

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73 En face, l'Occident avait à offrir comme modèle la philosophie spéculative de Platon et d'Aristote, la gnose néo-platonicienne des juifs d'Alexandrie, les savoirs hellénistiques, médecine, géographie, astrologie, cosmographie. Pourtant, tout cela n'intéressait qu'une étroite élite cultivée de financiers imâmites ou mu'tazilites, ou encore de médecins, frottés quotidiennement aux juifs et aux chrétiens.

74 Un géographe arabe originaire de Jazîra, Ibn Hawqal, put écrire au milieu du Xe siècle que grâce aux Arabes et à l'islam, l'IranShâhr, l'Empire d'Iran, s'était, pour la première fois dans l'histoire, étendu sur tout le littoral sud de la Méditerranée et avait porté sa frontière occidentale sur le littoral de l'Océan Atlantique, en Andalus et en Afrique du Nord. Autonomie politique précoce du Maghreb arabe 75 Dans la réalité, les choses étaient moins claires. Dès l'installation d'un pouvoir omayyade en Andalus, vers 760, les liens entre cette province et Bagdad se détendirent totalement. La naissance au IXe siècle en Afrique du Nord de principautés kharijites, violemment opposées au califat traditionnel, le rôle politique que jouaient au Maghreb occidental les descendants du Prophète (le calife 'abbâsside al-Hâdî, 785-786, ayant réprimé durement la révolte de Médine, provoqua le massacre de Fakhkh et la fuite au Maroc d'un chérif qui fonda en 788 la dynastie princière idrîside hasanide), puis l'installation au début du Xe siècle en Tunisie actuelle du pouvoir fatimide, dont la vocation était de remplacer à la tête du monde musulman la dynastie honnie des 'abbâssides, furent autant d'étapes jalonnant l'autonomie d'un islam d'Occident qui ne voulait recevoir aucun ordre d'Iraq. La coupure en deux de la Méditerranée musulmane vers 930 évoquait la division de Rome entre un Empire d'Occident et un Empire d'Orient. Les musulmans d'Occident combattaient quotidiennement les chrétiens occidentaux mais entretenaient souvent de meilleures relations avec les Byzantins, qui furent mis à contribution pour installer les splendides mosaïques de la Mosquée de Cordoue. Première division du califat au Xe siècle 76 Dès le début du IXe siècle, l'indépendance politique de l'Andalus et du Maghreb avait été implicitement acceptée par les 'Abbâssides. Au cours du IXe et du Xe siècle la plus grande partie des territoires musulmans d'Orient, excepté l'Iraq, acquirent à leur tour une autonomie politique et fiscale à peu près complète à l'égard de Samarra, puis de Bagdad. Pourtant, jusqu'en 910, il n'y eut qu'un calife et son nom était prononcé le vendredi à midi sur tous les minbars de l'islam à part dans quelques mini-Etats kharidjites, et il figurait sur nombre de dinars, même frappés très loin de l'Iraq.

77 En 910, un calife fatimide chi'ite ismaélien fut proclamé en Ifriqiya, l'actuelle Tunisie; plus tard, il se transporta en Egypte où la ville du Caire fut fondée pour lui en 969. Dès le XIe siècle, le dynamisme du Caire, inséré au coeur des grandes routes commerciales d'Espagne et du Maghreb, de la Méditerranée à la Mer Rouge et à l'Inde, contrastait avec l'enlisement de Bagdad, une des premières mégalopoles de l'histoire, en proie à l'asphyxie des voies urbaines et à l'insécurité récurrente.

78 Prenant exemple sur les Fatimides, en 929, les Omayyades de Cordoue, quoique sunnites comme les 'Abbâssides, se proclamaient à leur tour califes. Ce titre était abandonné par eux dès 1031 et malgré quelques tentatives vite vouées à l'échec en Arabie et en Afrique du Nord, l'unité de l'autorité morale du calife de Bagdad comme héritier du prophète Muhammad, garant de la loi islamique, devait persister jusqu'en 1258.

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Retour à un dispositif ternaire en Orient arabe au Xe siècle 79 Avant même l'installation du pouvoir fatimide en Ifriqiya, une autre fracture, déjà annoncée plus haut, était réapparue à l'est de la Méditerranée. A partir de 868, l'Egypte d'Ibn Touloun avait affirmé son désir d'autonomie envers la capitale 'abbâsside, Samarra, où pourtant ce gouverneur turc avait été élevé. Ibn Touloun mit la main sur la Syrie et sur la Cilicie et tenta de faire proclamer par les hommes de religion qu'il avait rassemblés à la mosquée des Omayyades de Damas que le calife 'abbâsside devait quitter l'Iraq, province en perdition, pour s'établir à Misr-Fustât, en bordure du Nil. Ce projet de transfert échoua et les descendants d'Ibn Touloun perdirent le pouvoir. Les 'Abbâssides reprirent pied en Egypte, mais rapidement un ancien officier toulounide, l'Ikhshîd, rétablit un pouvoir autonome en Egypte et en Syrie centrale et méridionale. Quand son esclave, l'eunuque noir Kafour qui avait conduit la principauté après lui, mourut, les Fatimides vinrent de Tunisie occuper l'Egypte et la Syrie, qui continuèrent à échapper à l'autorité 'abbâsside. La ville du Caire qu'ils avaient créée en 969 à proximité de Misr Fustât connut un développement rapide, éclipsant Bagdad.

80 Un Empire médian allant de l'Euphrate, redevenu frontière orientale, à la Tunisie occidentale, tenait le littoral Est et Sud de la Méditerranée et la majeure partie de la péninsule arabique. En face, Byzance, en phase d'ascension militaire de 950 à 1025, s'étendait de l'Anatolie à la Sicile. L'Iraq et l'Iran étaient entre les mains d'une famille de shâhs daylamites, les Bouyides, chi'ites et iranophones, protecteurs auto-proclamés du calife 'abbâsside de Bagdad, sunnite et arabophone. On se trouvait dans la configuration ternaire décrite plus haut.

81 Les liens étroits qui s'étaient établis sous les Toulounides au IXe siècle entre l'Egypte et la Syrie centrale et méridionale se renforcèrent régulièrement par la suite. De 870 à 1516, à l'exception de la période 1075-1171, marquée par l'arrivée dans la province des Saljoucides puis des Croisés, la Syrie fut à peu près constamment gouvernée par un régime installé à Fustât puis au Caire, Toulounides, Ikhshidides, Fatimides, Ayyoubides, Mamelouks. La tutelle de l'Egypte pouvait s'étendre sur l'ensemble de la Syrie et de la Jazîra ou simplement sur la Syrie centrale et méridionale ou Palestine. Même pendant le siècle 1075-1171, les rapports commerciaux, culturels, sociaux demeurèrent toujours étroits.

82 A partir du Xe siècle, la Syrie s'éloigna de plus en plus de l'Iraq. En effet, concentrant leurs efforts sur l'Iraq, l'Iran et Azerbaïdjan, les grands Saljoucides ne s'intéressèrent guère à la Syrie et à l'Anatolie après la mort de Malik Shâh en 1092. Quand les Croisés envahirent la Syrie, leur réaction militaire fut médiocre et les délégations damasquines qui allaient à Bagdad quérir l'aide du calife et du sultan contre les Francs ne recevaient que de bonnes paroles. Le Turc Zankî, installé à Mawsil, décidé à chasser les Croisés du Dâr al-Islâm, comprit qu'il lui fallait d'abord unifier la Syrie. Il n'y parvint pas mais son fils Nûr al-Dîn, renonçant aux possessions en Jazîra, refit l'unité de la Syrie et proclama Damas capitale de la Contre-Croisade. Il ne reçut aucune aide des 'Abbâssides ni des Saljoucides. Son général, le Kurde Salâh al-Dîn, réunifia Egypte et Syrie en 1171 et put, grâce à cette conjonction des deux provinces, infliger aux Croisés, en 1187, la défaite décisive de Hattîn, récupérer Jérusalem et une grande partie de la Palestine et de la Syrie croisée. Pour son entrée à Jérusalem, il reçut de chaudes félicitations de la part du basileus byzantin alors qu'à la même époque, il eut à affronter la jalousie et l'hostilité du calife 'abbâsside de Bagdad. La chute de Bagdad en 1258 met fin à l'unité califale

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83 Le califat 'abbâsside fonctionnait en Iraq de façon ininterrompue depuis 750 quand la cité fut menacée en 1257, pour la première fois de son histoire, par une armée non musulmane, celle du chef mongol Hûlâgû. La ville fut prise, nous l'avons dit, au début 1258. Le calife et son fils furent tués et il n'y eut aucun successeur à Bagdad. Un membre de la famille 'abbâsside, réfugié au Caire, se vit offrir par les Mamelouks un pseudo califat.

84 En fait, 1258 avait marqué l'achèvement réussi du processus de séparation radicale entre deux conceptions de l'islam, processus commencé à Siffîn. Le projet, entrepris par Ibn Touloun vers 870, d'offrir à l'Egypte la maîtrise de la décision politique et religieuse sur le sunnisme, aboutissait enfin à son terme. Le centre de gravité de l'islam d'expression arabe revenait dans l'ancien Empire méditerranéen et les terres iraniennes ou turques de l'ancien Empire asiatique s'en détachaient définitivement.

85 L'Etat Il-Khânide créé par les successeurs de Hûlâgû s'opposait tout à la fois à la Horde d'Or, aux Turcs d'Anatolie comme à l'Egypte et la Syrie mamelouks. La vieille frontière entre Romains et Parthes ou entre Byzantins et Sassanides ressuscitait.

86 Les vagues successives des conquêtes avaient constamment ravivé la blessure douloureuse entre deux conceptions de l'islam, l'une plus impersonnelle, institutionnelle et légaliste, celle du sunnisme arabe et turc, l'autre plus sentimentale, incarnée, avide de justice et de vengeance, mystérieusement persuadée d'une action continue du divin, même après la mort de Muhammad, celle du chi'isme iranien.

87 L'affrontement entre l'Empire ottoman et l'Empire safavide au XVIe siècle devait achever de figer cette opposition et déterminer les nouvelles frontières entre Méditerranée et Asie. Ottomans, Mamelouks et Safavides 88 L'Empire safavide, premier Empire iranien musulman chi'ite, naquit d'un double paradoxe; le fondateur du mouvement religieux soufi qui fournit la première idéologie religieuse de ses initiateurs fut un sunnite chaféite, Safî al-Dîn al-Ardaîlî, originaire du Kurdistan persan, mort en 1334. Quant au premier chef de cet Etat, ce fut un Turc, Ismâ'îl Ier, 1487-1524, qui s'appuyait sur des tribus turcomanes, ralliées à la voie mystique safavide.

89 Cette voie soufie avait eu des adeptes de l'Anatolie à Ceylan et de Syrie à la Perse orientale mais le centre du mouvement demeura le rivage de la Caspienne, l'Azerbaïdjan et l'est de l'Anatolie, région de bouillonnement religieux et intellectuel lorsqu'elle fut le siège des capitales des Il-Khânides, très tolérants successeurs de Hûlâgû. Dans la seconde moitié du XVe siècle, la secte avait évolué vers le chi'isme. Le signe en était cette coiffe rouge à douze côtes, symbole des douze imams qui faisait surnommer les adeptes tête rouge, kizilbash.

90 Ismâ'îl, s'appuyant sur sept mille combattants kizilbash qui, lui accordant une ascendance alide, le divinisaient, comme c'est de coutume dans le chi'isme exagéré, flattait en même temps l'aversion des Turcomans attachés au nomadisme à l'égard de l'administration trop bureaucratique et centralisée des Ottomans. Entré à Tabriz, l'ancienne capitale Il-Khânide, en 1501, il s'y fait couronner shâh. Dans les dix années qui suivent il conquiert la Jazîra, l'Iraq (Bagdad est prise en 1507) et la plus grande partie de l'Iran. Pour différencier radicalement l'Empire iranien de l'Empire ottoman qui le menaçait à l'ouest et des Turcs Uzbeks qui le harcelaient à partir de la Transoxiane, au Nord-Est, il imposa le chi'isme duodécimain comme religion d'Etat. Il

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fit appel à des 'ulamâ', venus de Bahrayn et surtout du Jabal 'Amil, au sud Liban, pour convertir de gré ou de force une population persane qui, malgré les progrès du chi'isme à l'époque Il-Khânide, était encore majoritairement sunnite. Les cheikhs imamites libanais, tout d'abord réticents envers un chi'isme outrancier dans lequel ils ne se reconnaissaient pas, finirent par céder à la pression. Ils devaient imposer à l'Iran un dogme duodécimain très classique. Par la suite, le groupe de pression des mujtahid que suscitèrent leurs descendants, groupe de religieux opposés à la pratique politique safavide, devait susciter bien des difficultés au pouvoir. De même, quoique pratiquant personnellement le turc, langue dans laquelle il excellait comme poète, le shâh Ismâ'îl imposa à ses sujets l'usage du persan.

91 Ce pouvoir dut se confronter aux Ottomans, turcs sunnites, et fut vaincu en 1514 par le sultan Selîm à Tchâldîrân, au nord-ouest du Lac de Van. Le Sultan ne put conserver l'Azerbaïdjan. Le résultat de ce désastre safavide fut une rupture de l'alliance entre les Kizilbash turcomans et le shâh Ismâ'îl qui, ayant perdu son statut divin, dut désormais faire surtout appel aux Persans, pourtant qualifiés avec mépris de Tâjîk par les Turcs. Ce fut le shâh 'Abbâs (1571--1638) qui fonda définitivement l'Empire safavide, face aux Ottomans et face aux Uzbeks, et qui reprit la diplomatie active de ses prédécesseurs envers les puissances chrétiennes d'Europe occidentale.

92 Comme autrefois entre Byzantins et Sassanides, la guerre entre Ottomans et Safavides devait s'éterniser avec des fortunes variées. Ainsi, de 1534 à 1536, une difficile campagne permit aux Ottomans de conquérir l'Azerbaïdjan qu'ils ne devaient jamais tenir définitivement et qui conserve jusqu'à nos jours une culture mixte turco-persane. L'Iraq arabe (il existait également un Iraq ajam, perse) en fut souvent l'enjeu. Les Ottomans y réussirent mieux, notamment à Bagdad, qu'ils devaient tenir, malgré quelques périodes difficiles au XVIIe, puis au XVIIIe siècle (pouvoir autonome mamelouk à Bagdad, occupation temporaire de Basra par les Persans), jusqu'en 1918.

93 De son côté, au cours du XVIe et du XVIIe siècles, l'Etat safavide se modifia profondément, en grande partie par réaction contre l'Empire ottoman. Oubliant ses origines turques, il accentua le côté persan de la culture et continua à privilégier le chi'isme pour identifier plus nettement ses populations. Arabes, Turcs et Iraniens redevables aux Turcomans de leur identité actuelle 94 Pour conclure, il faut remarquer combien est subtile et difficile à interpréter l'interaction entre les identités locales anciennes, les entrées sur le territoire musulman d'ethnies nouvelles et les interprétations fortement contrastées de la réévaluation muhammadienne dans la décomposition rapide des vieux Empires, puis dans la lente recomposition de nouveaux ensembles territoriaux, souvent encore en place aujourd'hui.

95 L'identité turque actuelle de l'Anatolie et de la Turquie d'Europe s'explique aisément puisqu'elle est l'héritage de l'entrée des Turcomans dans la région au XIe siècle, suivie de l'instauration du sultanat saljoucide de Rûm, puis de l'expansion au XIVe siècle de la jeune principauté ottomane sur l'autre rive de la mer Egée et de la mer de Marmara. ll est bien plus étonnant de constater que c'est à la domination des Turcs ottomans que l'Iraq doit son identité sunnite et arabe. Cette Mésopotamie, rattachée à l'ensemble asiatique iranien jusqu'au VIIe siècle de notre ère, puis du XIe au XVIe siècle, fut ainsi rattachée définitivement à la Méditerranée par les successeurs musulmans de Byzance. De même le désir d'unité arabe, manifesté à travers la Ligue créée au Caire en 1945, reprend un vieux rêve d'unité autour d'une culture et d'une religion dominantes, rêve

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autrefois byzantin, puis ottoman. On peut y lire une victoire relative, fragile et peut- être temporaire, de l'Empire méditerranéen dans la lutte millénaire qu'il mène conte l'Empire asiatique. Enfin, nous l'avons dit, ce sont des Turcomans soufis qui sont à l'origine de la renaissance, sur une large part de cet ancien Empire asiatique, d'un grand Iran, fier de sa langue persane et de son chiisme1 . Les grandes frontières ont peu varié en quatorze siècles 96 On peut résumer les principales modifications apportées depuis 634, début de la conquête islamique, jusqu'à nos jours, dans l'articulation des grands ensembles plus ou moins homogènes en Méditerranée et en Asie occidentale, en quelques constatations de bon sens. Le destin du littoral méridional et oriental de la Méditerranée s'est définitivement séparé de celui du littoral occidental et septentrional entre le VIIe siècle et le XIIe siècle. La frontière entre Empire romain d'Orient et Empire romain d'Occident, toujours vivante dans les Balkans à cause de la mésentente entre slaves orthodoxes et catholiques, est moins visible au sud de la Méditerranée où l'on ne sait pas s'il faut étudier la Libye avec le Maghreb ou avec l'Egypte. La frontière du Taurus entre Anatolie et Cilicie, d'une part, et Syrie, d'autre part, s'est durcie à compter du XIe siècle et a perduré au niveau des populations et des langues pratiquées, même quand l'Empire ottoman s'étendait sur ces deux régions. Le destin du Sanjak d'Alexandrette montre que le tracé exact de cette fracture prête à contestation.

97 La très vieille frontière entre Empire méditerranéen et Empire asiatique qui, de façon quasi permanente de 550 avant Jésus-Christ à 634 après Jésus-Christ, passait sur l'Euphrate syrien, à l'ouest de la Mésopotamie, a disparu ou s'est déplacée à plusieurs reprises depuis cette date. La chaîne du Zagros a remplacé la steppe syro-iraqienne comme limite entre deux mondes très différents et souvent opposés. L'Iraq semble avoir rejoint, peut-être provisoirement, le monde méditerranéen, sunnite et arabophone alors qu'à plusieurs reprises, il avait été absorbé par l'ensemble iranien, persanophone et de sympathie chi'ite. Pourtant, là encore, nous sommes dans une phase d'activité tectonique et les marges septentrionales (Kurdistan) et méridionales (marais iraqiens, Khuzistan iranien) de la Mésopotamie et une grande partie du littoral du Golfe, Koweït, Qatar, Bahrayn, Oman, sont toujours l'enjeu de tensions entre ces deux vieux ensembles.

NOTES

1. Ce travail mériterait d'être repris et approfondi à partir d'analyses plus précises et mieux ciblées, en recourant à une équipe de spécialistes de chacune des époques et des régions concernées; et il devrait s'étendre au soufisme, qui a tissé des liens subtils et très résistants entre des communautés très éloignées, en suivant des itinéraires complexes et dissimulés au simple observateur. Ce fut un des agents culturels les plus structurants, générateur de sous-espaces à la géométrie très originale, dans le monde musulman après 1100.

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RÉSUMÉS

Dans l'ensemble « monde musulman », le monde arabe forme un sous-ensemble important, autant comme noyau de référence religieuse et linguistique que du fait de sa population. D'où la nécessité de réfléchir sur l'origine des limites actuelles entre le territoire des pays arabes de celui des pays musulmans [virgule supprimée] non arabophones, iranophones, turcophones, etc. L'auteur traite de la période qui s'étend de la conquête arabe à l'instauration de deux vastes empires, l'Empire ottoman, principalement autour de la Méditerranée, et l'Empire safavide, en Asie continentale, au début du XVIe siècle. Il montre que s'est perpétuée, dans l'espace arabophone, la vieille opposition entre Méditerranée orientale et Méditerranée occidentale, apparue sous l'Empire romain. La frontière sur laquelle Ottomans sunnites et Safavides chiites allaient s'affronter du XVIe au XVIIIe siècles est quant à elle parfois superposable à celle ayant vu Grecs, Royautés hellénistiques, Romains et Byzantins s'opposer aux Perses ou aux Parthes. Plusieurs cartes aident à retracer cette succession d'espaces culturels et géopolitiques sur deux millénaires, mettant en évidence continuités et ruptures.

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Les Arabes de l'autre rive

Anie MONTIGNY

1 Au Qatar, l'identification de la société globale repose sur son origine arabe mais la population établit une discrimination entre les lieux d'origine : l'Arabie et l'Iran. Ce clivage schématique fait référence aux hommes de statut libre, ceci par opposition à ceux qui, dans la société traditionnelle, ne l'étaient pas : les esclaves1.

2 La revendication de l'appartenance arabe fait référence à l'Arabie, lieu fondateur de la civilisation arabo-musulmane, dont les représentants les plus prestigieux seraient les grandes tribus chamelières qui composent le pays2. La société globale s'est organisée selon le modèle de hiérarchie sociale qui existait au sein des localités portuaires et qui, à partir de la deuxième moitié du 19e siècle, était contrôlée par une qabîlah (tribu) ou une fraction tribale. Elle s'est constituée sur l'idéologie de l'origine avec pour fonction de classer les groupes et les familles selon la qualité et la profondeur généalogique en les intégrant dans la structure sociale et politique. La formation de l'Etat et de son appareil bureaucratique a changé ce système dans la mesure où la subordination des familles - objet de cette contribution - à des groupes dominants a disparu. L'ordre social s'est construit sur le même principe de classer et différencier, mais en substituant la hiérarchie statutaire à des traits culturels à partir desquels des groupes et des familles sont identifiés.

3 Une distinction initiale est établie entre les personnes affiliées à une structure tribale et celles qui ne le sont pas. Celles qui relèvent de la première catégorie sont ensuite différenciées par la qualité d'origine de leur groupe d'affiliation selon qu'il est purement arabe (asl) ou d'origine impure ou mélangée (ghayr asl, lit. sans origine). Un terme générique désigne ces derniers groupes : les Beni Khadaîr. La valorisation est donc placée sur la filiation agnatique et la pureté de sang, auxquelles contribuent l'endogamie tribale et l'inscription généalogique dans le temps. Dans la pratique, une prescription matrimoniale empêchait toute alliance avec des personnes ne répondant pas aux critères de la qualité généalogique, et elle est encore respectée de nos jours. Les personnes n'ayant aucun rattachement à une structure tribale sont reconnues comme des familles dont l'origine est inconnue ou perdue. Elles sont nommées par un vocable très péjoratif, bayâsirah3 qui s'appliquerait en particulier aux familles originaires

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d'Arabie et s'étendrait aux familles dites Hûwalah et Bahârnah, rangées parmi les Arabes de provenance iranienne. Hûwalah et Bahârnah 4 Plusieurs versions - quoique succintes - existent sur l'origine de ces familles et leur implantation au Qatar, comme dans tous les pays de la rive arabe du Golfe. Celles-ci se revendiquent comme Arabes et sont reconnues comme telles. Et si elles ne contestent pas leur rattachement à l'Iran, elles n'en font pas forcément le lieu de genèse de leur famille. Au Qatar, on discerne les Hûwalah - ou Hûlah - (sg. Hûlî) des Bahârnah (sg. Bahârnî) selon une bi-partition religieuse : sunnite et shi'ite imamite, respectivement. Mais, soit par conformité à l'environnement social, soit par l'action exercée par le gouvernement, les Hûwalah, qui jadis se rattachaient aux écoles shaféite ou malékite, sont assujettis à la seule école de droit, hanbalite, reconnue dans le pays. L'origine du terme générique Bahârnah semble inconnue localement. Certaines familles l'assimilent à l'ancienne région d'al Bahraîn qui comprenait l'île proprement dite, le Qatar et la côte orientale de l'Arabie, le Hasa. Une version déjà entendue par Lorimer au début du siècle, mais qu'il contestait (Lorimer, 1908, II : 207)4. La seule information constante livrée au cours de mes interviews est que les Bahârnah - comme communauté - seraient les premiers occupants de la péninsule du Qatar, alors que les tribus arabes actuelles n'y étaient pas encore installées. Quant à l'ancrage des familles, il se situe au Qatar, à Bahraîn, dans la région côtière de l'Arabie et en Iran. Et il ne résulte pas - comme pour la plupart des Hûwalah - d'une immigration collective.

5 A propos des Bayâsirah, Wilkinson (1974 : 79) a fait référence aux Hûwalah comme pouvant être le produit du mélange entre Arabes et Persans lorsque le processus d'arabisation s'est accéléré avec l'expansion de l'Islam. Contrairement aux Bahârnah, les Hûwalah ne font pas mention de leur insertion dans le temps. Ils mettent l'accent sur l'histoire des familles et les généalogies qui tendent à conforter l'absence d'inscription dans la longue durée et à corroborer le terme par lequel sont collectivement désignées ces familles. Deux versions en sont transmises et, d'une certaine manière, se complètent. La première provient de la racine hâla, dont la signification littérale est : changer, se déplacer ; et qui donne la forme : tahawwala, il s'est déplacé/il est allé à un autre endroit. Le mot Hûwalah tirerait sa signification de son sens littéral du fait que ces familles avaient l'habitude d'aller et de venir entre les deux rives du Golfe. La seconde version renvoie à la même racine arabe et retient l'idée de déplacement d'un lieu à un autre sans le localiser. L'origine iranienne serait détectée par la prononciation du terme Hûwalah, nom d'un wadi situé en Arabie d'où seraient issues les familles du même nom. Les Iraniens n'entendant pas le (ha) de l'alphabet arabe, ils le prononcent (ha) qui est commun aux deux langues, l'arabe et le persan. Ces deux versions ont le souci de préserver l'identité arabe car, dans la première, les Hûwalah sont rattachés à la côte de l'Arabistan (la province persane du Khuzistan où le peuplement arabe est reconnu); et la deuxième leur donne une origine en Arabie. Il n'est pas impossible que leur appellation intervienne dans l'idée de déplacement qui est attribuée à ces familles, alors que pour les Bahârnah qui, de même allaient d'une rive à l'autre, cet argument n'est pas avancé. Par contre, c'est sans doute par l’appartenance de ces derniers au shi'isme qu'un ancrage avec l'Iran est établi. Il convient d'ajouter que les termes collectifs attribués aux deux communautés sont différemment perçus par leurs propres membres. Les Bahârnah se désignent eux-mêmes par ce vocable. En revanche, le nom Hûwalah ayant une valeur dépréciative, car il dénote l'appartenance aux niveaux inférieurs de la hiérarchie sociale, certains d'entre eux se donnent pour

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qualificatif le peuple de la mer (al gum al bahhar) par opposition au peuple du désert (al gum al barr) en se référant à une figure schématique des activités traditionnelles. Des traits culturels identitaires 6 Selon les valeurs morales que leur caractère transmissible maintient en vigueur, la société globale s'est construite sur la dichotomie du fort (al qawî) et du faible (al da'îf). C'est dans ce sens que l'on peut comprendre la haute estime conférée à la tradition guerrière et la prise en compte de cette dernière dans le clivage fondé sur l'origine. C'est en effet aux hommes des tribus que revenait la protection de la population dite faible (da'îf), Hûwalah et Bahârnah notamment, dont s'ensuivaient le statut social de "protégé" (hamâyah) et l'interdiction de combattre5. Si ces caractéristiques sont conformes à l'image communément transmise de ces familles cantonnées dans leur atelier ou leur boutique, on doit s'interroger lorsque des groupes tribaux sont placés dans la catégorie des Hûwalah ou, plus subrepticement sont soupçonnés d'y appartenir, pour avoir séjourné sur la côte iranienne. C'est là contredire certaines données qui définiraient les Hûwalah en particulier, par l'absence d'affiliation tribale, l'ancien statut de "protégé" et l'incapacité à combattre. A l’opposé, c’est passer sous silence l'existence, pourtant bien connue, de qabaîl d'Arabistan, comme les Beni Ka'ab et les Beni Mâlek dont certains groupes tribaux du Qatar sont issus. Parmi les qabaîl suspectées d'être Hûwalah se trouvent les Al Sulutah et les Al Mahândah. Or, la première aurait bien une filiation avec les Beni Mâlek, mais la seconde, reliée aux Beni Hâjir, provient d'Arabie. Par contre, les Al Ka'abân ne sont pas rangés parmi les Hûwalah alors qu'ils seraient les descendants des Beni Ka'ab d'Arabistan6. Tous ces groupes possédaient le maniement des armes et assuraient leur propre défense, autrement dit, ils n'ont jamais été placés dans un statut de "protégé". De plus, ils ont participé à la dernière guerre ayant opposé deux coalitions tribales en 1938 et les deux premiers ont combattu aux côtés de l'aristocratie au pouvoir. Cependant, les Al Sulutah et les Al Mahândah n'ont pas la réputation de guerriers dont tirent honneur bon nombre d'autres qabaîl. En intervenant dans l'ordre hiérarchique conçu par les qabaîl, la capacité guerrière participe du clivage entre groupes, selon l'idéal que celles-ci se font du pouvoir et de sa conquête, et plus précisément de la formation de l'Etat du Qatar. Mais elle se fonde sur la réputation dont l'évaluation, qui est atemporelle, intervient dans l'estime accordée. Ceux à qui une telle réputation est refusée ou mise en doute sont apparemment tous ceux que la tradition orale range parmi les plus anciens sédentaires. L'histoire de chaque qabîlah tend en effet à se perpétuer dans l'image de la société du 19e siècle, période au cours de laquelle un mouvement de sédentarisation des groupes nomades a commencé pour faire place à une spécialisation à l'économie perlière. Ces groupes se sont établis dans des localités portuaires quand bien même l'élevage itinérant était maintenu en saison fraîche. De ce processus aurait résulté l'abandon de la tradition bédouine guerrière. A cette vision fondée sur le registre d'opposition entre nomades et sédentaires, répond une autre interprétation située dans un champs plus étendu : la distinction faite entre a'râb - dont le sens recouvre les termes badw (bédouin) et 'arab, qui se rapporte à l'ensemble du peuple arabe. Si l'un et l'autre aspect satisfont au besoin de marquer la différence, ils mettent aussi l'accent sur la prééminence accordée aux anciens nomades chameliers, en particulier ceux qui sont désignés par le terme a'râb dont la langue d'origine est l'arabe et que leur filiation relie aux ancêtres des grandes tribus d'Arabie7.

7 L'absence d'affiliation tribale n'est pas admise par toutes les familles Hûwalah. En général, la mémoire généalogique des familles d'origine iranienne atteint une

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profondeur de 3 à 5 générations. C'est dans le cadre communautaire, Hûwalah d'une part, Bahârnah de l'autre, que les alliances matrimoniales sont contractées à travers des réseaux de solidarité basés à la fois sur le sentiment d'appartenance à un groupe statutaire ou identitaire et sur le commerce. Etendus à tous les pays du Golfe, Arabie Saoudite comprise, ces réseaux mettent en oeuvre la circulation des femmes. D'ailleurs, aux yeux des qabîlî, l'apport d'épouses étrangères serait une des caractéristiques des familles d'origine iranienne. Parmi les Hûwalah, plusieurs familles entretenant des liens matrimoniaux voient en cela la preuve d'une conformité au modèle tribal - chaque famille étant conçue comme un lignage autonome, relié à un ancêtre commun appelé Fakhru dont le nom du groupe Al bû Fakhru serait issu. Ceci permet aux familles concernées de s'affirmer en situation d'équivalence lorsqu'elles revendiquent une place aux côtés des groupes tribaux situés au plus haut de la hiérarchie sociale. De plus, les valeurs défendues par ce groupe de familles - l'endogamie de groupe, l'hospitalité, la solidarité, le code de l'honneur, etc. - sont vécues comme un ensemble de règles qui traduirait leur appartenance à l'univers tribal. Le fait que parmi ces familles se trouvent de riches marchands - notamment les Darwish dont il sera question ultérieurement - auxquels l'accès au pouvoir politique demeure fermé, laisserait penser à une stratégie. Or, à propos des Hûwalah, Lorimer (1908, II : 754) notait qu'ils n'étaient pas divisés en sections proprement dites mais que certains formaient des groupes nommés d'après un ancêtre commun plus ou moins lointain, comme les Al bû Fakhru, immigrés de Kashkunâr en Iran et constituant un quart de la population Hûwalah établie à Doha, c'est-à-dire 2500 personnes environ.

8 Les qabîlî, membres des grandes tribus, voient aussi dans l'ancien statut de "protégé" conféré aux Bahârnah et aux Hûwalah, une résultante du manque de généalogie. Ce propos souligne l'absence de liens organiques susceptibles de créer une solidarité, condition essentielle d'acquisition de la force. Ainsi les différences relevées entre groupes de population sont établies d'après le système de valeurs basé sur la parenté et la tradition guerrière. La non conformité à ce modèle, en soulignant les différences, tend à déterminer la distance qui sépare de l'idéal du caractère arabe, auquel répond le statut social. Le tracé des limites entre communautés 9 Les noms de famille contiennent nombre d'informations permettant d'identifier les personnes selon l'origine géographique, l'affiliation tribale, le rattachement religieux, la profession, etc. La première caractéristique des familles Hûwalah et Bahârnah se trouve dans la composante de leur patronyme: l'absence de l'article âl placé devant ce dernier, comme marque d'appartenance tribale. L'élément al associé à certains noms n'a pas le sens de famille ahl dont la particule âl est dérivée. Il indique le lien au métier qui était exercé au sein d'une famille ou par un ancêtre. De tels patronymes ont aussi une connotation religieuse du fait de la spécialisation artisanale par familles Hûwalah, sunnites, et Bahârnah, shi'ites. En réalité les Hûwalah sont rares à porter des noms de métier ou alors ils les partagent avec les Bahârnah, comme al bena'î (lit. le maçon). Par contre les Bahârnah en présentent une grande variété, ce qui tendrait à confirmer leur spécialisation artisanale dont la tradition orale se fait l'écho : al Sâyir (lit. le bijoutier), al Haddâd (lit. le forgeron), al Hajjâr (lit. le tailleur de pierre), al Najjâr (lit. le menuisier), al Saffâr (lit. le chaudronnier), al Khayyât ou al Haîkî (lit. le couturier), etc. En fait, l'article âl n'est pas toujours absent des noms de familles comme l'attestent Al Jabr, Al Bakr (Hûwalah), ou Al Majid (Bahârnah). Mais depuis ces dernières années, une importance particulière lui est donnée au point que de plus en plus de familles l'ont

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désormais associé à leur patronyme, parmi lesquelles se trouvent les grands marchands Hûwalah et Bahârnah ou d'origine indienne. L'élargissement de la taille de la famille qui est invoqué dans cette pratique est contredit par la réalité : on constate en effet que de larges unités familiales existaient auparavant ou qu'il s'agit de familles nucléaires. La recherche d'une conformité au modèle tribal semble être la motivation essentielle.

10 Une autre caractérisque des noms relatifs à ces familles est d'avoir pour patronyme le "prénom" de leurs deux derniers ascendants, par exemple : Ego bin Mohammed bin Ahmed. Le plus souvent rien ne distingue les Hûwalah des Bahârnah selon ce principe, si ce n'est certains noms comme bin Abbas, dénotant l'appartenance shi'ite. Sur le plan ethnologique, une différence existe entre les catégories de patronymes fournies en exemple. Composés des prénoms des deux ascendants immédiats, ils se distinguent de ceux qui sont marqués par l'appartenance à une unité familiale ou à un métier. Du fait de l'interaction entre la personne et le nom, ce dernier peut incarner une identité individuelle ou collective, comme dans le premier et le deuxième cas respectivement8. Mais on ne peut dire que l'une ou l'autre prime car les deux cas coexistent parmi les Hûwalah et les Bahârnah. En résumé les patronymes ne sont que des marqueurs partiels de l'identité de ces derniers. C'est sans doute pourquoi l'identification des familles d'origine iranienne et leur répartition entre sunnites et shi'ites est complétée par l'information véhiculée de génération en génération. Les liens de protection qui les rattachaient aux qabaîl, et les relations personalisées instaurées dans le cadre du travail, soit comme marchand, artisan ou pêcheur de perles, les ont intégrés dans le milieu social et fait connaître. Se présentant comme un dispositif double de sécurité et de contrôle, l'information a une fonction régulatrice dans l'intégration de la population au sein de la société. Elle permet de ne pas confondre les Iraniens - dont la nationalité n'est pas le seul critère déterminant - des Qatariens, même si l'origine de ces derniers procède de l'équivoque. En ce qui les concerne, là encore l'information entretient deux types de discours. Le premier fait référence aux communautés dont le lien à l'Iran semble à la fois relever du doute sur leur hérédité arabe et sur leur affiliation à ce monde étranger situé au-delà des limites de la rive arabe du Golfe. Le second renvoie aux familles dûment identifiées quel que soit le pays du Golfe dans lequel elles ont fait souche. D'où leur intégration possible dans un nouveau pays d'accueil - comme les Jaidah venus de Bahrain et installés au Qatar dans les années cinquante - à condition de s'incorporer à l'une des deux communautés Hûwalah ou Bahârnah. Autrement dit, ces familles sont précédées d'une réputation grâce à laquelle une place leur est attribuée - mais aussi assignée - au sein de la société locale. Le cloisonnement dans lequel est enfermée chaque communauté répond à l'interdit matrimonial existant entre elles9. De sorte que les alliances contractées entre familles Bahârnah par exemple contribuent à perpétuer les noms d'origine et à les conserver au sein de la communauté shi'ite. Un interdit alimentaire concourt à ce cloisonnement et aux relations restreintes entre Sunnites et Shi'ites.

11 C'est seulement dans le cadre du travail que les conventions sociales sont affranchies, sans pour autant s’étendre aux relations inter-personnelles, si ce n'est chez les jeunes. Si un échange d'invitations à des fêtes de mariage existe, il résulte de l'obligation sociale venant à la suite des relations professionnelles. Dans cette résistance des normes coutumières, le contexte familial traditionnel joue un rôle essentiel. Car malgré le fractionnement de la famille étendue en unités nucléaires, le maintien de l'habitat par groupe communautaire, ou pour le moins la proximité résidentielle de proches parents, tendent à limiter les relations qui sortent du cadre conventionnel. Si les

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Hûwalah et les Bahârnah se conforment à ce modèle, c'est que les différences de rang limitent leur accès chez des qabîlî et rendraient inégal l'échange de l'hospitalité. Aussi les relations personnelles masculines dégagées de ces normes trouvent-elles pour cadre les lieux publics (cafés, restaurants) et les sorties en mer ou dans le désert pendant le week-end. La situation des femmes est plus complexe en raison de la dépendance à l’égard des hommes dans laquelle elles sont maintenues. Celles qui ont un travail en dehors de la maison, et en particulier les enseignantes - cette profession étant la mieux acceptée des hommes, elle est la plus répandue - font cependant preuve d'une grande détermination de changement. Le respect qu'inspire leur position professionnelle leur donne un bon argument pour faire admettre des échanges de visites entre collègues, sans discrimination d'origine. Si les jeunes Bahârnah, hommes et femmes, se soumettent moins facilement à ces changements c'est tout autant par leur difficulté d'en estimer la réalité que par le contrôle plus ou moins strict auquel ils sont soumis selon que leur famille se réfère à l'ordre séculier ou religieux de la communauté.

12 A l'instar des qabaîl établissant des distinctions à partir de la qualité de l'ascendance généalogique et la réputation guerrière, les Hûwalah et les Bahârnah assignent une limite à leur communauté respective en excluant les familles d'origine indienne. Ce que ne font pas les qabîlî en répartissant ces dernières dans l'une ou l'autre communauté selon leur appartenance religieuse. En fait, leur particularité n'est pas tant leur lieu d'ancrage que l'absence d'origine arabe. Peu nombreuses au Qatar, elles sont désignées comme étrangères ('adjamî) dans le sens de non-arabes, terme que les qabîlî appliquent aux Shi'ites y compris aux Bahârnah. Présentées aussi comme des immigrés de date récente - des années cinquante -, certaines d'entre elles récusent cet argument en défendant leur rattachement à la région du Golfe. Elles font tomber dans l'oubli leur origine indienne pour mettre l'accent sur celle qui les relie à des parents commerçants établis de longue date sur la côte arabe du Golfe10. Les Hûwalah et les Bahârnah assimilent encore aux 'adjamî les descendants directs de négociants arabes qui, pour consolider leurs réseaux d'échanges, contractaient des mariages avec des femmes indiennes11. En général les enfants nés de ces alliances étaient laissés à leur mère. C'est donc en faisant valoir leur lien de filiation et l'obligation morale qui en découle que de jeunes hommes ont réussi à émigrer au Qatar ces dernières années12. Dans cette migration motivée par la recherche d'emploi et par la richesse du pays, leurs liens de parenté constituaient une meilleure garantie que la demande anonyme et coûteuse auprès d'un agent de recrutement. L'ampleur du phénomène est difficile à estimer. Mais celui-ci doit être assez large pour que les communautés auxquelles il est associé le reconnaissent et qu'une série télévisée l'ai pris pour thème en 1993. Les valeurs identitaires à partir du commerce 13 Selon le système de valeur des qabaîl, faire profession de marchand était frappé d'opprobre ('aîb). C'est pourtant grâce au négoce que les Al Thânî au pouvoir ont constitué leur fortune. Malgré l'absence de données statistiques, la pratique du commerce paraît avoir été assez répandue parmi les qabîlî. Mais seules les perles naturelles, voire le trafic d'armes et d'esclaves dont l'intérêt pécuniaire était le plus avantageux, les ont amenés à cette activité. A la différence des négociants en perles13 effectuant des transactions dans leur majlîs - lieu de réception des hommes à l'intérieur de l'habitation - les marchands de métier exerçaient dans une boutique du souk. En établissant une telle distinction, les qabîlî laissent entendre qu'aucune confusion n'est possible entre eux et les marchands d'origine iranienne. Le surnom donné à ces derniers: umm basil, lit. "ceux des oignons", par extension, les vendeurs d'oignons,

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indique le mépris dans lequel étaient tenus les marchands de métier dont les objets et produits d'échange n'étaient soumis à aucun choix sélectif : des produits d'épicerie aux perles naturelles. Même si l'économie perlière en déclin a amené une forte baisse dans tous les domaines commerciaux, la diversification des produits de vente atténua l'appauvrissement dont ont surtout souffert les qabîlî entre 1930 et 1950, à la suite de la récession monétaire, de la chute du marché des perles et de la Deuxième guerre mondiale14.

14 La distinction dont font état les qabîlî pour ne pas être assimilés à des marchands de métier est une manière de rappeler l'existence de la différence statutaire que la réussite commerciale risquait de faire oublier. C'est en effet parmi les Hûwalah, les Bahârnah et les Beni Khadaîr, anciens "protégés", que la profession de marchand était la plus répandue. Et à celle-ci est associé un état d'esprit particulier à l'égard de l'argent: le souci de le conserver. Les qabîlî, au contraire, se faisaient une obligation de distribuer leurs richesses comme le voulait la tradition héritée des Bédouins. Concurrence commerciale et lutte de pouvoir 15 Les différences socio-culturelles soulignées, si elles semblent mettre en relief deux modèles ayant prévalu jusqu'à la chute définitive de l'économie perlière - vers 1940 - n'en sont pas moins les signes d'une rivalité qui est apparue avec l'économie pétrolière.

16 Les Hûwalah ne manquent jamais de rappeler que la fortune acquise par les Al Thâni leur est due, et que sans leur soutien financier ces derniers n'auraient pu conserver le pouvoir. Les archives militaires anglaises, malgré la parcimonie des informations concernant les échanges sauf en cas de contrebande, confirment la présence d'agents (courtiers) servant les intérêts commerciaux des shuyukh (sg. shaîkh) Al Thâni15. Il s'agissait d'un ou de plusieurs agents attitrés qui effectuaient les transactions directement ou par l'intermédiaire d'autres courtiers de leurs réseaux d'échanges selon les objets du négoce16. D'après mes enquêtes, presque tous étaient des Hûwalah. Deux familles doivent leur notoriété à la réussite de leurs affaires et aux liens qu'elles ont su établir avec les Al Thâni : Al Mana' et Darwish, respectivement d'origine Beni Khadaîr et Hûwalah.

17 Connus à partir de 1920, les Al Mana' - originaires de Shagrah dans le Nejd - se composaient de trois proches parents : Mohammed, le courtier en perles du Shaîkh Abdallah bin Jassim Al Thâni et représentant initial du Shaîkh auprès de l'APOC (Anglo Persian Oil Company) ; c'est lui qui négocia le premier contrat de concession pétrolière en 1935 ; Hussain, responsable de la douane de Bida' en 1933 et qâdî ; Saleh - neveu de Mohammed - menait ses activités commerciales tout en étant le secrétaire, puis le conseiller, du Shaîkh. Selon les descendants actuels de ce dernier, il obtint sa position auprès du Shaîkh grâce à sa connaissance de la langue anglaise. Son savoir et l'étendue de ses informations qui allaient au-delà du monde arabe - il fut d'ailleurs le premier à acquérir une radio - intriguaient les Anglais.

18 La famille Darwish doit surtout sa réputation à l'un des siens, Abdallah, dont les liens avec les Al Thâni apparaissent du temps de Shaîkh Abdallah dans les années trente17. Mais c'est par ses relations avec le fils cadet du Shaîkh, Hamad, puis avec le fils aîné, Ali bin Abdallah, que sa réputation s'est accrue. Sa réussite commerciale déjà accomplie bénéficia de son association avec Shaîkh Hamad, héritier présumé du pouvoir. Il devint le principal maître d'oeuvre de la contrebande de marchandises dont la vente était soit interdite, comme les armes, soit soumise à des quotas (biens de consommation courante) à cause de la guerre 1939-4518. Fort du soutien de Shaîkh Hamad et de la

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protection de son père19, il mit en place un large réseau d'intermédiaires - capitaines de bateaux, courtiers, marchands, directeurs de douanes - qui profitaient également de ce commerce illicite20. Ses multiples compétences lui valurent de supplanter Saleh Al Mana'. L'ayant évincé, il devint le représentant du Qatar auprès de la compagnie pétrolière, puis le conseiller de Shaîkh Hamad lorsque celui-ci seconda son père. Le décès de Shaîkh Hamad en 1948 ne lui ôta guère de prérogatives malgré le regain de faveur accordé à Saleh Al Mana'. La confiance que lui témoignait Shaîkh Abdallah fut mise au service de Shaîkh Ali - frère aîné d'Hamad - dès que celui-ci accèda au pouvoir en 1949. Le manque de préparation à cette fonction, ajouté à l'insuffisance d'autorité du Shaîkh, permirent à A. Darwish d'exercer toute son influence. Plus encore, un lien de dépendance s'instaura quand ce dernier fit du Shaîkh son débiteur pour subvenir à ses dépenses, comme l'avait fait avant lui Saleh Al Mana' avec Shaîkh Abdallah21. Si Shaîkh Ali était sans ressources, c'est que son père s'en était emparé en quittant le pouvoir (L/ P&S/12/3963, l.conf. n° Ext. 8633/49, mémo. du 6/10/1949). Car un des effets du pouvoir personnel des Shuyukh était l'absence de distinction entre leurs propres revenus et ceux afférents au "gouvernement". Jusqu'en 1956, Abdallah Darwish sut mettre à profit la proximité de ses liens avec Shaîkh Ali et son père qui, en retour, en retiraient des gains lucratifs22. Le contrôle qu'il exerça sur l'ensemble des projets de développement que nécessitait l'économie pétrolière lui permit d'obtenir le monopole des contrats.

19 Ce sont les Al Thâni non admis dans le cercle du pouvoir et contestant les privilèges financiers de ceux qui y avaient accès qui mirent fin à ce monopole. Les plus déterminés d'entre eux furent les Al Ahmed, une des trois lignées majeures opposée de longue date au pouvoir de Shaîkh Abdallah bin Jassim, et les Al Hamad, fils du Shaîkh décédé en 1948, dont la revendication repose sur le fait que le pouvoir devait échoir à leur père. Sous la pression armée des lignées rivales Al Ahmed et Al Hamad, et avec les conseils prodigués par les représentants du gouvernement britannique, Shaîkh Ali abandonna une part de ses prérogatives. Il en résulta une distribution financière et une répartition du pouvoir au profit des Al Thâni. Prenant modèle sur Bahrain et Koweit, une allocation mensuelle fut accordée aux membres de la "famille" à partir de 1950, et des responsabilités politiques leur furent attribuées. Ces décisions s'avèrent importantes au regard de l'évolution du système politique et des implications qu'elles eurent dans le domaine économique. En effet, elles conféraient des privilèges à l'aristocratie au pouvoir et favorisaient la formation d'une élite qui, placée à la tête des institutions, allait avoir un pouvoir de décision et un contrôle sur tous les secteurs d'activité.

20 Le rôle privilégié d'Abdallah Darwish auprès du Shaîkh au pouvoir a-t-il contribué à promouvoir les intérêts des Hûwalah ? Faute de données précises antérieures à la présence britannique au Qatar, cela reste difficile à établir. Aux dires de la famille Darwish, nombre de grands marchands actuels ont été ses employés - notamment l'ancêtre des Ali bin Ali - ou ont obtenu grâce à lui des contrats de sous-traitance, ou un poste avantageux à la douane. Parmi ces derniers, les noms cités correspondent aux familles avec lesquelles les Darwish sont apparentés : Fakhru, Obaidan, Al Khal, Al Uthman, Al Na'ama, Al Hasan, etc.

21 En 1950, A. Darwish se fit le porte parole de la communauté marchande en venant dénoncer, auprès de Shaîkh Ali, la concurrence déloyale des Al Thâni alors même qu'ils étaient gratifiés d'un revenu régulier (Crystal, 1990 : 139). Aux dires des Hûwalah

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interviewés, Shaîkh Ali, las des conflits, avait manifesté de l'indifférence quand A. Darwish lui parla de sa crainte de voir les marchands quitter le pays. Si ce mécontentement directement exprimé au Shaîkh était l'indication de relations étroites, il était aussi le signe des changements en cours23. Non pas que les liens d'inter- dépendance des Al Thâni et des marchands s'estompèrent24, mais soit ils s'inscriront ensuite dans une relation de partenariat, soit ils donneront lieu à une rivalité toujours visible aujourd'hui25.

22 Ayant des prétentions sur le pouvoir, les deux lignées Al Ahmad et Al Hamad (entre autres) trouvèrent dans la compétition pour l'acquisition des richesses le moyen d'exprimer leur rivalité. Et, concurremment, un phénomène nouveau semble apparaître: l'engagement des grands marchands ou notables dans des réseaux de loyauté. Ceci a pour effet d'impliquer des Hûwalah dans la luttte que se livrent les différentes factions Al Thâni. Par exemple les Al Hamad voyaient en A. Darwish un ennemi parce qu’il avait transféré son soutien de Shaîkh Hamad à Shaîkh Ali et, par voie de conséquence, au fils de ce dernier, Ahmed, le principal rival de Khalifah bin Hamad dans la succession au pouvoir. Le directeur de la douane, un Al Uthman, reçut le soutien des Al Hamad après une dispute provoquée par des Al Ahmed qu'il accusait d'avoir importé de l'alcool (Crystal, 1990: 125, 137). Par contre, la loyauté de certaines familles était déterminée par les intérêts commerciaux qui les liaient aux Al Thâni, comme les Jaidah, Abdel Ghani et Ali bin Ali avec la lignée Al Ahmed. On peut voir, dans la constitution de ces réseaux, une résurgence du passé. Car la captation de familles soumises à la protection de groupes dominants résultait d'un procédé équivalent. Si, sur le plan politique, le soutien des notables assurait la main-mise d'une lignée Al Thâni plutôt qu'une autre dans le système administratif en cours d'élaboration, sur le plan économique, les marchands "d'origine iranienne" apportaient leur savoir-faire. A l'inverse, les Al Thâni intervenaient dans le maintien ou l'évincement de ceux dont ils attendaient le soutien et donnaient accès aux nouveaux marchés. C'est ainsi que des fonctions furent conservées durant de nombreuses années au sein d'une même famille. C'est aussi pourquoi l'interdépendance entre les Al Thâni et les marchands Hûwalah dura jusqu'à ce que les premiers trouvent d'autres partenaires étrangers et aient recours à un personnel de direction tout autant étranger. Conservatisme vs Progressisme 23 Au regard des jeunes diplômés de la société actuelle, l'idée qu'ils se font du progressisme se rattache aux marchands "d'origine iranienne". Par comparaison, le conservatisme est représenté par les qabaîl. Un des arguments donnant lieu à ce partage est la distinction faite à propos de la provenance de la richesse des Al Thâni et de celle des Hûwalah ou des Bahârnah qui, au contraire des premiers, doivent celle-ci à leur travail.

24 Mais cette réputation s'est construite à la suite des grèves organisées dès 1949 par le personnel de la compagnie pétrolière dont la majorité - aux dires des Qatariens - étaient des jeunes issus des familles Hûwalah résidant à Bida'/Doha. Des différentes phases de construction du mouvement d'opposition, la première fut marquée par la constitution d'un front anti-britannique pour réclamer des mesures protectionnistes en faveur de la population locale. Par manque de qualification, celle-ci se voyait en effet évincée au profit de la main-d'oeuvre étrangère. A l'exception de quelques Qatariens - Hûwalah - ayant une fonction d'employé de bureau, les autres étaient engagés soit comme manoeuvre, voire "tea boy", soit comme gardien, tâche qui était plutôt confiée

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aux anciens nomades. La seule possibilité de promotion, avant la mise en place d'une structure de formation par la compagnie pétrolière, était d'acquérir des rudiments techniques au contact de ceux qui acceptaient de transmettre leur savoir. C'est par ce moyen que des Qatariens obtinrent la conduite de camions notamment, dont le double avantage était d’offrir des conditions de travail moins dures et un meilleur salaire. Au départ, le soutien unanime apporté aux grévistes provenait de l'intérêt que chacun trouvait dans ces revendications: ceux qui étaient à la recherche d'un emploi, les marchands susceptibles d'obtenir de nouveaux marchés, jusqu'aux Al Thâni et aux propriétaires d'esclaves26.

25 La mobilisation continua et en 1956 un mouvement d'opposition fut créé auquel nombre de grévistes de la compagnie pétrolière se rallièrent. Les idées réformistes constituèrent le fondement idéologique nécessaire à ses revendications. L'influence de l'Egypte fut d'ailleurs décisive car la guerre qui fit suite à la décision de Nasser de nationaliser le Canal de Suez et le front panarabe qui en découla ont contribué à sa formation. De plus il existait des mouvements organisés sur des idées analogues dans les autres pays du Golfe et surtout à Bahrain (Khuri, 1980: 194-217), où les leaders Hûwalah et Bahârnah étaient en communication avec ceux du Qatar. Malheureusement je n'ai pas réussi à obtenir d'information sur ce que signifiait le réformisme pour le mouvement né au Qatar, et pas davantage sur les objectifs politiques visés. En particulier, comment était abordée l'idéologie islamique, dans un pays soumis à l'emprise wahhabite. Si l'on observe l'émergence d'une identité nationale - dont découleront les premières lois sur la nationalité (en 1961) et sur la priorité d'emploi donnée aux Qatariens (en 1962) -, il n'est pas certain qu'elle s'inscrive dans l’idéologie du nationalisme arabe. Non seulement le front anti-britannique s'est constitué sur des mesures protectionnistes en faveur de la population locale et n'a pas réclamé le retrait des Anglais, mais surtout l'adéquation du nationalisme - par essence laïque - et de l'Islam wahhabite était impossible.

26 Malgré le maintien de comités de travailleurs se donnant pour tâche le réglement des conflits et l'enregistrement des plaintes, le mouvement d'opposition s'éteignit en 1963 après la perte de ses principaux supporters27. Les changements apportés par Khalifah bin Hamad Al Thâni lorsqu'il prit le pouvoir en 1972 furent certes importants - surtout dans le domaine social - mais loin des attentes de la population. Sensible à l'idéologie réformiste, Shaîkh Khalifah a donné le change en soutenant l'idée de progrès et de modernité tout en se conformant aux normes prévues par l'Islam. La création du Conseil de Consultation (majlis al-shûrâ) en est un bon exemple. Au départ composé de 20 membres, puis de 30 trois années plus tard, ceux-ci sont nommés par le chef de l'Etat et sont supposés représenter la diversité sociale du pays. Bien qu'aucune statistique ne permette de déterminer la proportion des différents groupes de population, le nombre de Hûwalah et de Bahârnah admis au Conseil est minime par rapport à celui des qabîlî. Respectivement, il est de 4 et 1 contre 24 qabîlî et 1 Beni Khadaîr. Apparemment il procède d'une répartition soumise à peu de variations car au cours des changements - partiels - il fut longtemps maintenu et les Hûwalah ont perdu un siège ces dernières années. La profession de marchand est sans doute le critère à partir duquel les représentants Hûwalah et Bahârnah ont été choisis. La relative différence de fortune de chacun de ces deux groupes pourrait être le résultat d'un dosage de la représentativité voulu par le chef de l'Etat.

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27 Mais, à la différence de ceux qui ont été nommés initialement, qui sont des figures liées au pouvoir politique et économique des années 50/60, les seconds illustrent la prospérité des années 75/8028. Si ce changement est vu par certains comme une reconnaissance de la réussite commerciale, pour d'autres il résulte d'une volonté délibérée du gouvernement d'éloigner ceux qui pourraient remettre en cause l'ordre social. L'absence de ministres Hûwalah et Bahârnah en serait l'illustration. Les moins critiques font valoir le rôle néfaste joué par Abdallah Darwish. Ceux qui le sont plus mettent en doute la représentativité des grands marchands par rapport à la population de ces communautés et remarquent que leurs intérêts sont trop liés au pouvoir. Mais ces observations ne donnent lieu à aucune contestation ou action organisée. Rien de surprenant à cela, car l'omniprésence de l'Etat et la censure imposée que viennent compenser les nombreux avantages sociaux, ont contribué à l'assoupissement ou à la discrétion de la population. C'est surtout depuis ces cinq dernières années, par l'effet des restrictions budgétaires importantes et de la disparité des niveaux de vie, que les plus démunis expriment leur mécontentement. A eux s'ajoutent maintenant les premiers chômeurs - parmi lesquels se trouvent nombre de jeunes diplômés - dont l'existence est ignorée du gouvernement par refus d'être le principal fournisseur d'emploi comme il l'était durant les années de prospérité.

28 Sur la question de leur représentativité au gouvernement, les Bahârnah restent discrets comme le sont en général les membres de cette communauté que leur appartenance shi'ite place dans un statut de minorité et soumet à un contrôle particulier29. La nomination d'un des leurs au sein du majlis al-shûrâ et d'un juge shi'ite auprès de l'organisation judiciaire des tribunaux et des cours - tous les autres membres ainsi que le qâdî sont sunnites - témoignerait de l'acceptation des Shi'ites au sein de la société. Comparé au passé, il y a là un progrès. En pratique, à défaut de pouvoir intervenir au sein des plus hautes instances gouvernementales, les Bahârnah maintiennent des liens de solidarité qui, au delà des relations matrimoniales et sociales, sont basés sur l'entraide des marchands, en particulier les plus riches d'entre eux : Al Majid, Al Khalaf et Haydir. Le savoir comme revendication communautaire 29 Le rôle des hommes dont le savoir traditionnel provenait des écoles coraniques est souvent négligé, voire ignoré, lorsque sont évoqués les notables ou les intellectuels ayant eu une influence sur l'action politique des pays arabes. C'est ce que souligne Eickelman (1985) avec raison en présentant son étude biographique consacrée à un juge issu du milieu rural du Maroc.

30 Si, dans la société globale moderne du Qatar, l'éducation est devenue l'archétype du progrès, les Hûwalah et les Bahârnah tendent à s'approprier les valeurs constitutives du savoir. Celles-ci leur auraient été apportées par leur métier : l'aptitude, l'expérience, l'habileté, l'effort de volonté, les qualités morales, la transmission des connaissances, etc. Et, bien qu'elles soient ancrées dans le passé, ils en font encore aujourd'hui une condition essentielle de la perpétuation professionnelle familiale. C'est aussi pourquoi les fils ayant reçu une formation universitaire et devant assurer la succession se voient imposer une période d'apprentissage dans les différents services de l'entreprise. Toutefois, ceci participe du mode de fonctionnement interne que ceux qui sont extérieurs à ces communautés connaissent mal. La reconnaissance sociale s'attache plutôt au rôle pionnier des Hûwalah dans les institutions et à leur capacité à générer

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des hommes de savoir. Eux-mêmes revendiquent cet héritage et ils se conforment parfaitement à cette identité "d'intellectuels".

31 Questionnés sur les fonctions qu'ils occupaient à la douane avant la mise en place d'instances administratives, ils font référence au savoir30. Cette activité résulte de ce qu'ils possédaient un certain niveau d'éducation, acquis grâce à des écoles coraniques, et auquel s'ajoutait l'expérience des échanges. Pour la même raison, ils eurent accès à des postes de responsabilité au sein de la compagnie pétrolière et de l'administration civile et religieuse naissante.

32 Les Hûwalah mettent surtout l'accent sur la conscience qu'ils avaient du rôle de l'éducation comme facteur de progrès. Aussi, en envoyant leurs enfants dans les nouvelles écoles - en 1952 pour les garçons, en 1955 pour les filles - ils considèrent avoir milité en faveur du changement et en être les promoteurs. Ils soulignent également le rôle pionnier de certaines de leurs femmes dans la promotion de l’éducation féminine qui était l’objet de fortes réticences de la part des familles.

33 La vocation du savoir dévolue aux Hûwalah est encore confirmée par la création d'une imprimerie (en 1955) et d'une presse locale: al 'Uruba, en 1964 et al 'Arab, en 1968, maintenant placée sous l'égide du gouvernement. Ceci faisait suite à l'importation de journaux venant d'Egypte et du Liban (au début des années 50) et à l'ouverture de librairies à partir de 1954. L'initiateur de ces réalisations, Abdallah H. Na'amah, était à la fois porté par son intérêt pour le journalisme et par la volonté de sensibiliser la population aux idées réformistes auxquelles il adhérait. Ceux qui se lancèrent dans les mêmes activités peu après, les Al Bakr, les Ali bin Ali, avaient des motivations similaires. La fondation du Club Al Jasra en 1961 émanait aussi de la mouvance réformiste à laquelle s'identifiaient ses fondateurs Hûwalah qui, habitant le même quartier, Jasra, ont pris ce nom comme label. Les syndicats de défense des travailleurs et les partis politiques étant frappés d'interdiction, la constitution de ce club, sur l'exemple de ceux qui existaient à Bahrain, offrait un cadre d'expression. C'est là sa spécificité même si en raison du contrôle dont il fut l'objet une orientation plus culturelle fut prise. Et, avec le Club Scientifique du Qatar, créé ces dernières années par des membres de la même communauté, une fonction éducative fut poursuivie. Des professionnels de toute origine, y compris les anciens artisans shi'ites, sont conviés à transmettre leur savoir et leur expérience31.

34 Malgré ce que laissent supposer les Hûwalah sur leur spécificité à détenir le savoir, la mise en place de l'administration gouvernementale, comme la mise en oeuvre des moyens de diffusion de l'information dont ils ont eu l'initiative, se fit en ayant recours à une main d'oeuvre étrangère. Diverses raisons ont pu contribuer à cette situation, mais sachant que leur activité majeure demeurait le commerce, peu d'entre eux étaient disponibles pour remplir d'autres fonctions. C'est seulement à partir des années 70 que leurs occupations se diversifièrent, grâce à l'apparition de la première génération issue du nouveau système scolaire et à laquelle l'administration fournit des emplois. Malgré l'absence d'expérience dans ce domaine, l'obtention d'un diplôme d'enseignement supérieur suffisait alors à les promouvoir à des postes de direction, parfois sans rapport avec leur formation. C'est ainsi que la responsabilité de la plupart des services administratifs fut confiés à de jeunes Hûwalah. Il est probable qu'ils ont bénéficié de la politique de qatarisation que le gouvernement avait déjà pour objectif à cette époque.

35 L'arrivée de la seconde génération de diplômés de l'enseignement supérieur amena un changement dans la situation des Hûwalah qui bénéficiaient du fait d'avoir compris les

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premiers l'intérêt de l'éducation et fait un moyen de promotion. Cette seconde vague apparaissant sur le marché du travail n'était plus, dans sa majorité, représentée par les Hûwalah, mais par des jeunes de toutes origines, notamment des qabîlî. L'extension prise par la fonction publique, alors principale source d'emploi, fut l'occasion de remaniements internes dont profitèrent les qabîlî aux dépens des Hûwalah, voire des Bahârnah déjà en poste. Sans plus d'expérience que n'en avait au départ la première génération, des qabîlî furent nommés à la direction des services administratifs en remplacement des Hûwalah, ou ont fait fonction de directeur aux côtés de celui qui en avait le titre. Parallèlement les organismes publics ou sous contrôle de l'Etat (banques, chambre de commerce, entreprises...) ont été restructurés en incorporant un grand nombre de qabîlî. De sorte que la promotion sociale dont les Hûwalah - et les Bahârnah - avaient bénéficié grâce au savoir, s'est trouvée bloquée, comme fut réduite leur participation aux grandes instances économiques32. Ces changements allant de pair avec un renforcement de l'appareil bureaucratique, les Al Thâni - de plus en plus nombreux à réclamer des fonctions de prestige et non moins lucratives - se partagèrent les postes de commandement, tandis que l'intégration des qabîlî intervenait comme force régulatrice des Hûwalah.

36 La compétition dans laquelle se trouvaient pris Hûwalah, voire Bahârnah, et qabîlî était souvent vécue par les premiers comme le résultat d'une discrimination. La manipulation opérée par le gouvernement tendait en effet à reproduire l'ordre social traditionnel.

37 Depuis, la croissance du nombre des diplômés de l’enseignement supérieur dans tous les groupes de population tend à réduire la compétition procédant du présupposé de l’origine. Toutefois dans la pratique, ce changement reste limité car, hormis les relations personnelles dont j'ai fait mention, il n'a pas abouti à l'abandon de l'interdit matrimonial. De plus, à voir l'antagonisme dont les Bahârnah sont l'objet, on peut s'interroger sur la potentialité de ce changement de perception et sa capacité à engendrer l'abolition du clivage entre groupes de population. L'héritage culturel au profit du nivellement social 38 Dès la fin de la présence coloniale anglaise en 1971, l'Etat en construction a trouvé dans la notion de turâth, l'héritage culturel, un moyen d'exacerber le sentiment national. Car si l'Islam wahhabite constituait le cadre idéologique et les valeurs sur lesquelles devait se fonder la société globale, la notion de turâth permettait de conférer aux membres de cette société une individualité façonnée par une identité unitaire. En outre elle contribuait à la réhabilitation du passé qui risquait de tomber dans l'oubli lorsque le pays s'est engagé sur la voie de la modernité. L'ensemble du patrimoine est soumis à un strict contrôle afin de gommer tout particularisme tout comme il est assujetti au folklore au mépris de l'histoire et des conditions sociales33. C'est ainsi que l'artisanat pratiqué par les Hûwalah et les Bahârnah est investi d'une qualité patrimoniale nationale. Et ceux qui avaient encore l'exercice d'un métier pouvant être utile aux besoins de la construction de décors de théâtre ou de la restauration muséale par exemple, étaient employés par le ministère de l'Information duquel dépendent toutes les activités culturelles. Parallèlement le gouvernement a cherché à effacer les témoignages de la période antérieure à l'économie pétrolière, en particulier l'habitat, dont l'aspect vétuste s'accordait mal avec les signes de la modernité. Des lotissements entiers furent détruits sans souci de préserver les bâtisses ayant un caractère architectural de qualité. Ceci résulte sans doute d'un manque de maîtrise des questions

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se rapportant au domaine culturel, mais aussi de la finalité politique, voire l'intérêt économique, auquel celui-ci est soumis.

39 L'aspect positif des mesures adoptées par le gouvernement est que la population reçut des habitations pourvues du confort moderne. En revanche les Bahârnah et les Hûwalah furent expropriés de leurs quartiers traditionnels - de part et d'autre du souk - pour se retrouver à la périphérie de la ville. Il y aurait beaucoup à dire sur les effets de ces mesures eu égard aux modalités d'attribution des habitations. Sommairement, disons que la restructuration du centre ville a brisé la structure identitaire dont découlait l'implantation de groupes de population par quartier (faridj): tribus ou lignages, Hûwalah et Bahârnah, lesquels étaient subdivisés en deux espaces limitrophes nommés al Bahârnah et al Ju'faîrî (ja’fari). Au sein des communautés d'origine iranienne, seuls les plus riches marchands, conscients de la valeur prise par leurs terrains que convoitait le gouvernement, ont réussi à rester en place ou ont négocié leur départ à prix élevé.

40 A l'observation de ce qui subsistait encore lors de mes premiers séjours, le travail des artisans Hûwalah et Bahârnah ne permettait pas de déceler une influence iranienne, sauf pour les maisons à tour à vent dont une seule a été conservée et transformée en musée. Qu'il s'agisse de la forme des habitations et de leurs décors éventuels, de la construction navale - d'importance réduite -, de la fabrication des bijoux et des vêtements, etc., il se dégage à la fois un caractère commun de rusticité que l'on retrouve tout le long de la côte orientale de l'Arabie, et des marques d'influences diverses de l'Iran, de l'Inde et de l'Afrique de l'Est. 7

41 Les éléments culturels susceptibles d'indiquer des emprunts à l'Iran sont le plus souvent sans fondement. Les indices qui m'ont été fournis procèdent davantage de différences sociales s'accordant aux anciens statuts ou d'écarts à la norme locale. Les principaux visés sont les Bahârnah qui se distingueraient par la langue - un dialecte arabe, selon al Tajir (1982) - et le manque d'honneur dont les conséquences sont le travail des femmes et la liberté accordée à ces dernières, notamment la permission de fumer le narguilé. L'homogénéisation de la langue par l'effet de l'enseignement, l'amélioration des niveaux de vie qui ne rend plus le travail des femmes nécessaire font perdre du crédit à ces critères de distinction. Parallèlement s'est opéré un nivellement de comportement, par exemple dans le choix des femmes à privilégier la profession d'enseignante comme la majorité des Qatariennes.

42 Deux objets masculins symbolisent le clivage fondé sur les lieux d'origine : le guidû et le 'agal. Le premier est un narguilé fabriqué en terre. Importé d'Iran, ses utilisateurs étaient les Iraniens, les Hûwalah et les Bahârnah. La connotation iranienne était si forte que, jusque récemment, même les Qatariens issus des tribus d'Arabie s'en refusaient l'usage - y compris en privé - afin de ne pas faire peser de doute sur leur origine. Et, parmi eux, ceux qui souhaitaient s'adonner au plaisir du narguilé adoptaient le modèle répandu chez les Arabes du sud de l'Arabie, appelé al-shraq, de taille élevée et fait en métal. Cette volonté de se démarquer est, me semble-t-il, la parfaite illustration de l'ambiguité des rapports entretenus avec l'Autre comme reflet de Soi. En fait si le guidû est présent dans les maisons des anciens Hûwalah et Bahârnah, il est aussi caractéristique de la vie du souk traditionnel. Les marchands le préparent dans leur boutique ou se le font apporter par les cafetiers (al gahwâdjî), généralement iraniens. Et il est rare de voir un Qatarien ne faisant ou n'ayant pas fait partie du milieu du souk se rendre dans un de ces cafés où se perpétue l'usage du guidû. Alors, un moyen visuel de

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différencier les Qatariens des Iraniens quand ces derniers - en grand nombre dans le souk - ont adopté l'habit local, se trouve dans la manière d'absorber le thé avec le sucre posé sur la langue contrairement à l'usage de le délayer. Mais pour avoir constaté des exceptions, mieux vaut dire que "l'habit ne fait pas le moine"!

43 Le deuxième objet, le 'agal, est une tresse de coton posée sur le sommet du crâne afin de maintenir le voile de tête. Elle serait un signe de reconnaissance des Hûwalah et des Bahârnah du fait qu'ils s'abstenaient d'en porter. C'était sans doute vrai dans le passé où revêtir le 'agal était une marque de distinction liée aux valeurs de l'honneur. Mais, du fait de la disparition des groupes statutaires et des changements d'activités, seuls les anciens artisans obéissent à la coutume. Notons encore que la manière de porter le 'agal participe de l'opposition entre l'ancien et le nouveau ou le conservatisme et le modernisme. Selon que les cordons d'extrémité du 'agal qui pendent à l'arrière de la tête sont coupés ou laissés en place, ils sont un des critères d'identification nationale. Le Qatar étant figuré par le conservatisme, les Qatariens, qui sont nombreux à maintenir la coiffe dans sa forme traditionnelle, ont reçu le surnom de libtûn selon l'analogie faite entre le cordon du 'agal et un sachet de thé "Lipton" ! Conclusion 44 Le clivage fondé sur les lieux d'origine semble bien constituer la clef de voûte du système propre à la société globale en ce qu'il permet, par une logique classificatoire, de maintenir l'ordre établi. Si ce dernier est contesté par des Hûwalah et des Bahârnah ayant obtenu par l'éducation ou la réussite commerciale une reconnaissance sociale élevée, c'est qu’ils ne peuvent se définir comme groupe de descendance car les qabîlî leur dénient une origine purement arabe et, par là même, refusent la remise en cause de cet ordre. C'est dire que la notion de groupe de descendance qui permet de faire état ou non d'une ascendance commune, n'est pas seulement une représentation. Elle participe de l'idéologie politique même si les fonctions traditionnelles que ce groupe remplissait dans le système social ne sont plus remplies. Dans la société urbaine en construction, elle constituait déjà la valeur essentielle des rapports entretenus entre dominants et dominés. Les changements apportés par l'économie pétrolière et la formation de l'Etat n'ont pas pour autant diminué la force de cette notion qui, outre ses conséquences sur la hiérarchie sociale, est souvent présentée comme un fait culturel incontestable. Et, de là, découlerait une conception différente du temps et de l'espace. Les Hûwalah et les Bahârnah font tomber dans l'oubli leur historicité en liant leur existence à leur mémoire directe, c'est-à-dire au temps perceptible, dont les ancêtres sur 3 à 5 générations témoigneraient et détermineraient leur ancrage local. Différemment, les qabaîl concilient le temps étendu en faisant de leurs généalogies et de l'anamnèse un principe idéologique dont découlerait la pérennité de leur existence. Pour elles, l'enracinement local n'existe que par l'intercession du lieu fondateur du peuple arabe et de l'Islam dans lequel s'inscrit l'évolution de la civilisation arabo- musulmane. Autrement dit, la fonction du clivage est de différencier les groupes de population selon qu'ils sont ou non les fondateurs de cette civilisation - clivage qui constitue l'armature des rapports sociaux entre les qabaîl et les familles Hûwalah et Bahârnah.

45 La nature des liens qui unissent les membres de chaque groupe se pose, même si leur détermination n'intervient pas dans la remise en cause du clivage. Le terme de communauté, dont j'ai fait usage à propos des Hûwalah et des Bahârnah, se fonde sur l'existence de liens de solidarité entretenus à l'intérieur comme à l'extérieur du Qatar,

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qui sont renforcés par des relations matrimoniales. Le sentiment d'appartenance à un groupe statutaire ou identaire commun interfère dans le degré de proximité des liens. Par exemple l'entraide apportée au sein des instances administratives et surtout le rattachement au même quartier traditionnel. Avant sa destruction partielle, pour les Hûwalah, ou totale, pour les Bahârnah, - dans les années quatre-vingt - ce dernier était conçu comme un patrimoine collectif même si les habitations et des terrains acquis il y a 30 ou 40 ans sont propriété privée. Cette conception va de pair avec la distinction faite entre les droits qui sont collectifs sur la terre, privés sur les constructions. De plus, la perte éventuelle de l'entourage communautaire n'empêche nullement que se perpétuent les anciens liens de voisinage. Le sentiment d'appartenance semble même s'accorder avec les intérêts personnels si j'en juge par la correspondance des réseaux matrimoniaux et d'échanges commerciaux. Par l'entretien de leur culte, ce sont les Bahârnah qui traduisent le mieux la cohésion collective. Mais, quant à considérer l’existence d’une ou de deux communautés, des investigations plus approfondies seraient nécessaires.

BIBLIOGRAPHIE

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IOR/Z/P/1370 correspondance n° 417 : dec. 1873 ; n° 177, 182, 185, 191 : nov. 1874 ; n° 61, 62, 63, 65, 66 : sept. 1875.

IOR/15/2/79 memo. confidentiel n° 45/C du 7/4/1923.

IOR/15/2/142 notamment : rapport n° 1798 du 5/12/1939 ; rapport du 9/2/1941.

IOR/15/2/143 notamment : rapports du 16/9/1944 ; du 21/10/1944 ; du 22/12/1944.

IOR/15/2/1944 lettres de Shaîkh Abdallah Al Thâni au Political Agent : 19/12/1944 ; 23/7/1945 ; 8/10/1945 ; 3/12/1945 ; 18/12/1945.

L/P&S/12/3963, lettre conf. n° Ext. 8633/49, memo du 6/10/1949.

NOTES

1. De nombreuses enquêtes de terrain ont été menées au Qatar depuis 1976 sous le pratronage du CNRS, UPR Techniques et Culture n°191. Jusqu'en 1978 elles ont été effectuées dans le cadre de la Mission archéologique française, sur l'invitation du ministère de l'Information du Qatar. De 1976 à 1985 elles ont porté sur le groupe tribal Al Na'îm. Depuis 1988, elles ont pour thème de recherche: le commerce caravanier et maritime. 2. Les qabaîl connues aujourd'hui au Qatar et tout le long de la côte orientale de l'Arabie sont pour la plupart arrivées au début du 18e siècle à la suite d'une période de grande sécheresse. 3. Le terme bayâsirah recouvre plusieurs significations dont on ne retient plus que celles qui se fondent sur la perte d'origine. Wilkinson (1974 : 75-85) a recensé des traits culturels et sociaux de la population à laquelle était donné ce vocable, en particulier en Oman. Celle-ci appartiendrait à la classe inférieure, une descendance impure lui serait attribuée, et elle serait organisée en tribus ayant un statut de client. 4. Les sources arabes médiévales et certaines traditions locales à Bahrain font des Bahârnah des descendants des tribus 'Abd al-Qais issus des Beni Rabî'ah. La tradition musulmane locale, selon laquelle ils seraient d'anciennes tribus arabes converties au shi'isme il y a environ 300 ans, est contestée par al Tajir (1982 : 7-8) en raison de la

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conversion des 'Abd al-Qais au shi'isme dès qu'ils ont apporté leur soutien au 4ème Caliphe, Ali. A propos des Bahârnah de Bahrain, Serjeant (1968 : 488) rapporte qu'ils sont des Shi'ites imamites supposés descendants d'anciens convertis de Chrétiens (Araméens ?), de Juifs et de Mazdéens qui habitaient l'île au moment de la conquête arabe. Sur l'histoire du peuplement de la région, voir Morony (1988 : 3-28). 5. Le terme hamâyah fait à la fois référence au statut de "protégé" et à la taxe imposée par la qabîlah comme prix de la protection apportée aux familles. 6. Le rattachement des Al Ka'abân aux Beni Ka'ab semble lointain. S'il est réel, on peut penser qu'il y eut une adaptation des Al Ka'abân au contexte religieux local car ils sont sunnites au contraire des Beni Ka'ab, shi'ites. En général, l'assimilation des groupes tribaux aux Hûwalah est dûe à leur appartenance au sunnisme. Par ailleurs, l'incorporation dans une tribu d'éléments étrangers de statut ou de rang différent n'est pas incompatible, car ils s'apparentaient alors au groupe dominant. En arrivant d'Oman au Qatar, la qabîlah Al Na'îm s'est élargie grâce à l'intégration de tels groupes, notamment des Beni Mâlek qui ont pris l'appellation d'Al Hûlî (sg. de Hûwalah) et sont jugés comme une lignée mineure. A propos du transfert d'identité des éléments étrangers ralliés à une tribu, voir Hamès (1991 : 101-137). 7. Une autre qabîlah soupçonnée d'être Hûwalah se nomme Al bin 'Ali. Or, les Al Thâni au pouvoir au Qatar en seraient issus. Mais, tous n'admettent pas cette origine, peut- être en raison de cette réputation qui l'entâche. Le partage établi entre qabaîl, selon leurs caractéristiques arabes ne semble pas correspondre au clivage construit entre tribus nobles (ashrâf) et non nobles. 8. En effet, à l’inverse du premier cas, les individus porteurs du nom d’un ancêtre ou d’un métier doivent se conformer à des règles imposées par l’unité familiale. Ce sont des droits et des devoirs dont certains sont valables pour tous, comme la solidarité et l’entraide, et d’autres sont régis par la position généalogique de l’individu dans la famille, notamment l’autorité et la transmission des secteurs d’activité. Toutefois, le terme ‘ilah est commun à toutes ces familles quelle que soit leur étendue. 9. Les alliances matrimoniales sont possibles entre Hûwalah et Beni Khadaîr qui tous sont sunnites. Jusqu'à présent je n'ai enregistré qu'un seul mariage - récent - entre un homme Hûli et une femme Bahârni. 10. Les 'Adjami seraient d'anciens marchands appartenant à la communauté khojah - appelée khawâdja au Qatar - définie comme une secte d'origine hindoue convertie au 15e siècle au shi'isme ismaélien (Lorimer, 1970, I : 2377). Déjà, au début du siècle les Khojah installés tout le long de la rive arabe du Golfe, et surtout au Sultanat d'Oman, provenaient d'autres régions de l'Inde que celles du Sind et de Kach d'où avait pris naissance la communauté. Peu d'Indiens sont venus s'établir au Qatar malgré la protection que leur accordait le gouvernement anglais des Indes en vertu de leur statut de protégé ou de sujet britannique. Le commerce était certes moins important qu'à Bahrain, mais surtout, les dirigeants Al Thâni qui se sont succédé entre 1873 et 1949 - Jassim bin Mohammed et son fils Abdallah - ont, par les tracasseries qu'ils leurs infligeaient, réussi à les faire partir. Selon les Anglais présents dans la région, l'attitude des Al Thâni à leur égard était due à la rivalité commerciale (IOR/Z/P/1370, correspondance n° 417, déc. 1873 ; n° 177,182, 185, 191, nov. 1874 ; n° 61, 62, 63, 65, 66, sept. 1875). En fait, les marchands indiens concernés et mentionnés dans les archives militaires anglaises par le terme Bunyah (Bânyân) étaient des Chrétiens venant du Gujerat et non des Khojah. L'estimation de la population du Qatar au début du siècle, croisée avec mes interviews, donne à penser que l'appartenance religieuse des Bunyah

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pouvait être la cause majeure de leur rejet. En effet, les "Persians", marchands persans musulmans établis au Qatar, n'étaient pas inquiétés alors qu'ils étaient relativement nombreux. Au sein des plus larges cités du pays, Bida'/Doha et Wakrah, ils se composaient - sur la base de cinq habitants par maison - respectivement de 300 et 120 personnes, contre 1000 et 200 Bahârnah, et 1000 Hûwalah. Ceci sur une totalité de 11 750 et 8000 habitants de part et d'autre, y compris 3000 esclaves et affranchis dénombrés dans chaque ville (Lorimer, 1970, II : 489-490 ; 1926). Selon le même auteur, des 2 ou 3 Indiens (sujets britanniques) vivant à Doha auparavant, aucun n'était resté. L'adhésion des dirigeants Al Thâni à la réforme wahhabite et le manque de tolérance des premiers adeptes a sans doute contribué aux manifestations d'hostilité à l'égard des Bunyah. Au moment de la signature du traité de protection avec le gouvernement des Indes en 1916, le Shaîkh Abdallah bin Jassim Al Thâni refusa d'ailleurs l'installation de tout sujet britannique au Qatar par crainte de voir surgir des problèmes avec son peuple. Plus tard des conflits étaient rapportés au sein du souk entre marchands "Nejdis" (originaires de la province du Nejd d'Arabie, généralement décrits comme des prosélytes wahhabites) et "Persians" car ces derniers fumaient dans leur boutique (IOR/15/2/79, memo. conf. 45/C du 7/4/1923). 11. Des marchands questionnés sur l'origine de ces épouses disent ne pas la connaître, sauf pour quelques unes de souche iranienne. Le principal indice recueilli est leur appartenance musulmane. Il n'est pas impossible que les Hûwalah et les Bahârnah aient trouvé en Inde des femmes appartenant à d'anciennes communautés marchandes iraniennes réfugiées dans ce pays à la suite des difficultés qu'ils rencontraient pour conserver leur culte. Selon les époques semble-t-il les victimes étaient soit Sunnites, soit Shi'ites et appartenaient aux milieux marchands (Calmard, 1988 : 96-97). Les réseaux d'échanges privilégiés avec l'Inde, et surtout Bombay, résultaient avant tout du commerce des perles naturelles (Montigny-Kozlowska, 1985 : 245-285). 12. A ma connaissance, ils n'ont pas la nationalité qatarienne du fait de leur arrivée récente dans le pays. Les hommes qui cherchaient à s’établir au Qatar, quelle que soit la durée de leur séjour, étaient traditionnellement soumis au contrôle du Shaîkh de la localité d’accueil. Ceci, même après le premières déterminations des frontières. La question de l'identité nationale de la population du Golfe se posa dès l'implantation des compagnies pétrolières afin d'établir des niveaux de priorité pour le recrutement de la main-d'oeuvre. Le gouvernement britannique des Indes qui statua, publia un Order of council en novembre 1938 à cet effet: était défini comme Qatar subject toute personne relevant de l’autorité du Shaîkh du pays, à la différence des “ sujets étrangers ” dépendants d’un autre Etat. La Loi de 1961 était assez libérale au regard des restrictions émises par la suite: la nationalité qatarienne était accordée à tous ceux qui étaient nés dans le pays avant 1930. Parmi les amendements apportés à cette loi se trouvent les conditions exigées pour obtenir la naturalisation. Pour un Arabe, il était nécessaire d’avoir résidé dans le pays d’une manière continue pendant dix ans, et quinze ans pour un non Arabe. Mais à ces conditions somme toute acceptables, s’ajoute la décision ultime du chef de l’Etat d’accorder la nationalité et surtout d’imposer des restrictions de droit aux naturalisés. Ainsi, grâce à la faveur dont ils jouissent, les Arabes issus des grandes tribus des pays du Golfe bénéficient souvent d’un passe-droit alors que les Hûwalah et les Bahârnah doivent se plier aux conditions nécessaires et que leur passeport porte la mention “ Qatarien par naturalisation ”. De plus, la distinction faite entre les catégories de nationaux a des effets sur l’emploi, en particulier dans le secteur public, car la priorité est donnée aux natifs du Qatar. Récemment j'ai été surprise de

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constater que la naturalisation s'appliquait aussi aux enfants nés à l'étranger et issus de couples mixtes, c'est-à-dire de père qatarien et de mère étrangère (l'inverse n'étant pas admis). Ayant relevé ce fait au terme de mon dernier séjour, je n'ai pu vérifier si d'autres cas de figure entraient dans cette catégorie. Depuis 1980, le gouvernement tente de limiter les mariages mixtes auxquels avaient notamment recours des hommes ne pouvant satisfaire au paiement du douaire devenu trop élevé. Les épouses proviennent de pays pauvres, Inde et Egypte surtout. 13. La plupart d'entre eux étaient tawâsh, des petits négociants en perles naturelles. Le titre de tâjir était plutôt attribué à ceux qui à la fois commanditaient des bateaux de pêche et commercialisaient les perles directement ou par l'intermédiaire d'un courtier (dallâl). 14. L'arrivée des perles de culture japonaise sur le marché international, la crise économique de 1929 et les restrictions imposées par la Deuxième guerre mondiale sont les principaux facteurs ayant contribué à l'appauvrissement des marchands. Malgré la découverte de pétrole en 1939, l'exploitation du champ pétrolifère ne démarra qu’après la guerre et livra les premiers barils de pétrole en 1947. 15. Le titre Shaîkh, qui, traditionnellement était attribué au chef d'une qabîlah, ne s'applique plus qu'aux seuls membres de l'aristocratie Al Thâni indépendamment de l'âge ou du pouvoir exercé. 16. Des réseaux d'échange ont été créés en fonction de certains objets de négoce, par exemple les perles naturelles, les armes et les esclaves. Le Qatar n'ayant pas développé de centre d'échanges, les marchands et les courtiers en perles menaient leurs transactions soit à Bahraîn, soit directement en Inde, à Bombay. 17. Abdallah Darwish était un des trois fils de Darwish, l'ancêtre de la famille qui s'installa comme épicier au Qatar au début du siècle. Celui-ci venait d'Iran, de Kashkunar, dans la région de Gabandi (près de Lingah), tout comme les Al bû Fakhru auxquels les Darwish se disent apparentés. Ses deux fils aînés Qassim et Abdallah devinrent des négociants en perles. Par la suite, avec leur frère Abdul Rahman, ceux-ci conjuguèrent leurs talents pour se mettre au service des Al Thâni au pouvoir. Abdallah concluait les marchés et résolvait les problèmes ; la foi religieuse de Qassim lui valait les missions de confiance, par exemple il négocia le mariage de Shaîkh Ahmed - fils et successeur de Shaîkh Ali bin Abdallah - avec Miriam, la fille du Shaîkh Rashîd Al Maktum de Dubaï ; quant à Abdul Rahman, doué d'un grand pouvoir de séduction, il était "l'oeil et l'oreille" de la famille (Field, 1985 : 259-60). 18. Les séries IOR/15/2/142 et 143 rassemblent la correspondance de 1940 à 1945 se rapportant aux activités commerciales illicites de Shaîkh Hamad bin Abdallah Al Thâni et Abdallah Darwish. Le détournement des denrées qui devaient revenir à la population accentua la pauvreté que le déclin de l'économie perlière avait provoquée. Cette situation désastreuse conduisit à une émigration en masse de la population (IOR/ 15/2/143, rapports du 16/9/1944). 19. Shaîkh Abdallah bin Jassim Al Thâni niait les accusations portées contre Abdallah Darwish et demanda à plusieurs reprises aux Anglais la levée de l'interdiction de voyager dont ce dernier et ses deux frères étaient l'objet (IOR/15/2/1944, lettres de Shaîkh Abdallah à l'agent politique : 19/12/1944 ; 23/7/1945 ; 8/10/1945 ; 3/12/1945 ; 18/12/1945). La confiance accordée à A. Darwish n'est sans doute pas la seule raison ayant conduit le Shaîkh à intercéder en sa faveur. Les avertissements adressés à ce dernier par les Anglais au sujet des actions illicites de son fils et d'A. Darwish l'obligeaient à récuser les faits afin d'éviter tout soupçon sur sa complicité éventuelle.

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20. La contrebande d'armes, d'esclaves et de sucre notamment, semble avoir été largement répandue durant ces années de guerre. Les témoignages livrés par les archives militaires indiquent que des personnes de toutes origines - qabîlî, Beni Khadaîr, Al Thâni, familles Hûwalah et Bahârnah, Persans...- en avaient la pratique (cf. par exemple : IOR/15/2/143, rapports du 21/10/1944 et du 22/12/1944). 21. Au Sultanat d'Oman, entre 1867 et 1903, ce sont les marchands de la communauté Khodja ayant la responsabilité de la douane qui accordaient des prêts au Sultan (Calvin, 1978 : 111 ; Landen, 1967 : 350-1). Selon Crystal (1990 : 133), la position politique et économique de Saleh Al Mana' avait déclinée à la fin de 1940 en faveur des Darwish à cause de son endettement envers Abdallah Darwish, après qu'il avait accordé des prêts aux Al Thâni. L'alliance des Darwish avec Shaîkh Hamad en serait plutôt la raison essentielle. 22. Dès 1932, Abdallah et Qassim Darwish avaient obtenu une concession de l'A.P.O.C. (Anglo Persian Oil Company) d'Abadan en Iran sur le Kérosène. Lorsque la P.D.Q.L. (Petroleum Development Qatar Limited) commença ses opérations en 1939, les frères Darwish obtinrent des contrats de construction (Crystal, 1990 : 134). Plus tard, avec la reprise de ses activités, A. Darwish qui était son agent et son intermédiaire auprès du Shaîkh, obtint des contrats sur la construction, la distribution de l'eau potable et toutes fournitures nécessaires (Crystal, 1990 : 135). Il fournissait même la main d'oeuvre au prix de 11,5 Roupies par travailleur tandis que ce dernier était payé 3,75 Roupies, nourriture et eau comprise (Field, 1985 : 255). En 1939, Shaîkh Abdallah qui recrutait lui-même les gardiens du champ pétrolifère était soupçonné par les Anglais, comme son fils Hamad, de prendre une part des salaires (R/15/2/142, rapport n° 1798 du 5/12/1939). Deux ans plus tard, l'Agent politique anglais en visite au Qatar rapportait que Saleh Al Mana' prélevait environ 10 % sur la main d'oeuvre de la compagnie pétrolière et que Shaîkh Hamad bin Abdullah, en accord avec Abdallah Darwish, cherchait à détourner cette commission à leur profit (R/15/2/142, rapport du 9/2/1941). Officiellement, le prélèvement de 10 % correspondait à une taxe qui devait revenir au Shaîkh. Cependant, c'est lorsque A. Darwish s'établit en partenariat avec la société libanaise CAT (Contracting and Trading Cy) qu'il réalisa ses plus grands bénéfices. Il recueillait 60 % des profits. Durant quinze années la compagnie domina le marché de la construction au Qatar : le premier hôpital, des routes et des palais destinés aux Al Thâni, l'installation des premières unités de dessallement d'eau de mer et des stations d'électricité, etc. (Field, 1985 : 255-6). 23. La chute des Darwish est devenue définitive en 1956. Blessé par un oncle du Shaîkh, au cours d'une dispute et n'ayant pu obtenir le soutien qu'il attendait de Shaîkh Ali, A. Darwish décida d'émigrer en Arabie Saoudite. De là il étendit ses activités dans plusieurs Etats du Golfe. 24. Contrairement à ce qu'affirme Crystal (1990 : 4) à propos de la politique du Qatar - avant l'exploitation pétrolière - dominée par une coalition entre le Shaîkh au pouvoir et les familles marchandes ayant un rôle de décision, cette coalition ne résultait pas des alliances matrimoniales. Sans les nommer explicitement, l'auteur fait référence aux marchands dits d'origine iranienne qui, selon la règle coutumière, ne pouvaient contracter de mariages avec les qabîlî, donc avec les Al Thâni. Mes enquêtes confirment le respect de cette règle. 25. D’après mon enquête réalisée dans 180 grandes entreprises commerciales du Qatar, depuis 1972, la création d’entreprises s’est accrue dans tous les groupes de population, sauf chez les Bahârnah, et en plus grande proportion chez les qabîlî. Par rapport aux Al

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Thâni, peu de Hûwalah et de Bahârnah, pour qui l’activité traditionnelle était basée sur le échanges, se retrouvent parmi les plus grands marchands. Si la concentration des nouveaux marchés offerts par l'infrastructure du pays ou destinés à la représentation d'une marque commerciale entre une quinzaine de familles Al Thânî et Hûwalah est critiquée par certains marchands en raison des difficultés qu'ils disent avoir à pénétrer les nouveaux marchés, elle est plus largement acceptée à l'égard des Hûwalah dont la réussite proviendrait de leur faculté à s'adapter à des situations nouvelles. Les Abdul Ghani, Ali bin Ali, Al Bakr, Darwish, Jaidah, Obaidli, Obaidan, etc., doivent leur renom à une telle faculté. D'où aussi la non condamnation du commerce de contrebande. 26. Le Shaîkh profita des grèves pour négocier de nouveaux accords financiers avec la compagnie pétrolière, tandis que les Al Thâni le pressaient d'augmenter leur part sur les royalties. En ce qui concerne les esclaves, leurs propriétaires étaient intéressés à double titre : les faire employer et bénéficier de l'accroissement de salaire (Field, 1985 : 255 ; Crystal, 1990 : 142-3). La libération des esclaves devint officielle en 1962. Pendant le discours d'inauguration du terminal pétrolier, en 1952, Saleh Al Mana' se fit l'interprète des marchands et des employés en demandant à la compagnie pétrolière de donner la préférence à la population locale. Celle-ci en fit la promesse en 1955 et, l'année suivante, le Shaîkh émit un décrèt interdisant aux étrangers d'ouvrir une boutique ou d'entreprendre des affaires sans autorisation (Crystal, 1990 : 145). 27. Parmi les leaders, outre A. H. Na'ama -Hûlî- se trouvaient deux frères, Hamad et Khalifah Al Atiyah de la qabîlah du même nom. Bien qu'ils fussent des militants du Front panarabe, ils réclamaient aussi une allocation mensuelle en raison des alliances matrimoniales qui les liaient aux Al Thâni (Crystal, 1990 : 154). Les privilèges revendiqués par les Al Atiyah résultent de ce que, selon les règles de l'échange matrimonial, cette qabîlah est la seule du Qatar à laquelle les Al Thâni acceptent de donner des femmes en mariage. Abdallah Al Misnad, un autre leader, appartenait à la qabîlah Al Mahândah d'Al Khor où le mouvement d'opposition de 1963 se radicalisa. Lorsqu'il fut emprisonné avec Hamad bin Abdallah Al Atiyah - beau-frère de Shaîkh Ali -, puis exilé, tous les membres de la tribu ripostèrent en émigrant à Koweit. La plupart d'entre eux ne revinrent au Qatar qu'en 1972. Malgré son engagement dès les premières grèves, A. Al Misnad est aussi l'exemple de ces chefs de tribu ayant longtemps préservé leur autonomie locale et qui, voyant réduire leurs prérogatives au profit des Al Thâni contestèrent ou s'opposèrent ouvertement à ces derniers. 28. Sur les 6 initialement nommés se trouvaient Yusef Qassim Darwish - neveu du célèbre Abdallah -, Mohammed Sa'id Nasrallah, ancien directeur de douane de Wakrah, et proche parent d'A.Rahman Al Bakr qui était un des anciens leaders du mouvement réformiste de Bahrain et dont la famille est revenue au Qatar - où elle vivait auparavant - après l'exil d'A.Rahman. Le choix de Yusef Darwish et A.Aziz Al Bakr ne me paraît pas fortuit car d'après une étude faite sur l'ensemble des membres du Conseil (Montigny- Kozlowka, 1982 : 488-498), c'est un moyen de circonvenir les familles ou les groupes qui ont pu soit s'opposer au pouvoir des Al Thâni, soit s'allier à une des ses lignées contestataires. Sauf changements récents, les Al Bakr, comme toute autre famille ayant eu un des leurs activement impliqué dans les mouvements de 1956 à 1963, sont interdits d'emploi dans les corps de la police et de l'armée. Le représentant shi'ite auprès du majlis al-shûrâ est resté le même depuis 1972. Négociant en produits alimentaires, il a fait fortune grâce à la spéculation foncière et immobilière. 29. Un strict contrôle est exercé sur les Shi'ites depuis la révolution islamique d’Iran: toutes les processions (ta'âziyat) devant se dérouler durant les mois de muharram et de

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safar sont interdites même si elles avaient lieu auparavant dans l'enceinte de la mosquée réservée à ces célébrations. Je n'ai pas encore abordé les questions de l'accommodation et de la mobilisation de la population shi'ite à l'égard du pouvoir, en raison de la difficulté à aborder ce sujet auprès des Bahârnah. Mes seules informations proviennent des autres groupes de population. Selon ces derniers le comportement d'accommodation (taqiya) serait observé par des Bahârnah reconnus comme la communauté ja’farite, tandis que les représentants de la mobilisation (al-ta'bi'a) seraient les Bahârnah désignés sous le terme de Hussainiyeh, d'après la révolte menée par Hussain contre les Umayyades. Certains grands marchands sont même soupçonnés d'être khawâredj, terme qui signifie kharédjite mais qui, au Qatar, s'applique aux personnes ayant passé du Shi'isme au Sunnisme. Cette pratique qui s'accorde avec la taqiya est admise lorsque la sécurité du croyant est en jeu. Selon les personnes concernées on peut se demander si l'intérêt commercial n'a pas prévalu à celui du culte. 30. Jusqu'en 1949, date de l'installation des représentants du gouvernement britannique, le pouvoir des Shuyukh qui se sont succédé n'a pas donné lieu à la création d'institution. Il n'existait qu'un dispositif de coercition constitué de groupes bédouins et d'esclaves, et la douane était confiée à une personne selon le système de métayage. Les Al Thâni n'ayant guère d'autorité au delà de Wakrah et de Doha/Bida', c'est dans cette dernière localité que se trouvaient le siège du pouvoir et la douane. Le prélèvement des taxes sur l'importation des marchandises et sur les pêcheurs et les bateaux engagés dans la pêche des perles devait revenir au Shaîkh. Mais, grâce au système de métayage, une grande liberté était laissée au responsable de la douane. A Doha, en 1949, les Anglais estimaient que 2/3 à 3/4 des revenus étaient perçus par son directeur (Crystal, 1990 : 122). Cette charge, probablement très convoitée, semble avoir été une prérogative des Hûwalah à en juger par les noms de familles dont témoignent - de manière discontinue - les archives militaires anglaises entre 1930 et 1955, sauf en 1933 où elle était tenue par un des parents de Saleh Al Mana'. La famille Uthman, dont l'un des membres a épousé une des soeurs Darwish, l'a obtenue vers 1949 et l'a conservée pendant près de 30 années. Mais ce n'était plus qu'un poste d'employé, car à partir de 1952 la douane devint un service du gouvernement. A Wakra, la deuxième cité du pays contrôlée par les Al Thâni, la douane avait aussi un directeur Hûwalah en 1949, tout comme à Zekrit, sur la côte ouest, où se trouvait le champ pétrolifère. 31. A cause de la stricte séparation sexuelle, aucun des clubs du Qatar, y compris ceux créés par les Hûwalah, n'ont accueilli les femmes. Malgré la volonté des femmes - Hûwalah principalement - de créer leur propre association, elles obtinrent gain de cause après l'accord du gouvernement en 1980 seulement (voir à ce propos, Saud, 1984). 32. Du fait de l'analogie existant entre les hautes responsabilités et la représentation publique de ces fonctions, des pressions sont exercées auprès des personnes n'ayant pas les conditions requises. En particulier, lorsque des hommes ont épousé des femmes étrangères - une pratique fréquente chez les Hûwalah -, ils sont soumis à l'alternative du divorce ou du renoncement à une position sociale importante. 33. La création en 1982 du Centre de Folklore des Etats du Golfe répondait au besoin d'enregistrer les témoignages de la culture populaire - al-turâth ash-sh’abî. Malgré ce qu'affirme al-Najjar (1991 : 193-197), sur l'approche scientifique des recherches réalisées, notamment la prise en compte de l'histoire et du social, les travaux publiés manquent trop souvent de rigueur méthodologique et déontologique. D'une part

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nombre de chercheurs publient des données qu'ils ne recueillent pas eux-mêmes, tandis qu’ils s'astreignent à l'auto-censure pour éviter toute sanction gouvernementale.

RÉSUMÉS

Au Qatar, l'identification de la société globale repose sur son origine arabe, mais la population établit une discrimination selon les lieux d'origine : l'Arabie ou l'Iran. Ce clivage schématique fait référence aux hommes de statut libre par opposition à ceux qui, dans la société traditionnelle, ne l'étaient pas : les esclaves.

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Transformation sociale et recomposition identitaire dans le golfe : parfois malgré eux, toujours entre deux

Fariba ADELKHAH

1 Une idée courante veut que les conflits diplomatiques de la région du Golfe persique épousent des conflits culturels et correspondent à l'affrontement d'identités primordiales constituées comme telles : à l'identité arabe s'opposerait l'identité persano-iranienne. En Iran cette perception est particulièrement nette dans les milieux populaires qui ne s'embarrassent pas de circonlocutions diplomatiques et qui ne se reconnaissent pas forcément dans la "semaine de l'unité" organisée chaque année par la République islamique : le clivage entre chiites et sunnites est souvent vécu (des deux côtés) comme l'antagonisme entre la vraie et la fausse foie, voire la trahison, et comme recoupant le clivage entre Persans et Arabes. Pour rappeler que l'islam a été imposé par les conquérants arabes certains Iraniens ont même affirmé que Al-e Ahmad1 aurait mieux fait d'écrire l'"arabo-toxication" plutôt que l'ouestoxication. En fait, comme dans tous les conflits identitaires, nous sommes en présence d'un travail de reconstruction idéologique et politique qui systématise en partie les préjugés populaires et qui suppose l'intervention d'intellectuels patentés, en particulier d'historiens. Ce type d'interprétation ne résiste pas longtemps à l'analyse critique. Aucun des facteurs prétendument objectifs, religieux, linguistiques et culturels, qui sont censés rendre compte des tensions diplomatiques dans la région du Golfe ne se vérifie dans la réalité. Ou plus exactement chacune de ces variables peut revêtir un sens différent suivant le contexte dans lequel elle intervient : elle est susceptible de rapprocher autant que de diviser des "communautés" qui sont elles mêmes relatives et hétéroclites2. Car, au fond, qui désigne-t-on quand on parle en Iran des "Arabes"? Les Arabes d'Iran dont les origines géographiques ou sociales sont au demeurant variées : par exemple les Arabes de la province d'Hormozgan, du Khorassan, ou du Khouzistan3? Les citadins ou les ruraux, les membres des grandes tribus marchandes de Khorramshahr ou d'Abadan, ou

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les ouvriers agricoles des villages démunis du port de Tcharak ou de Lengueh? Les ressortissants d'Etats considérés comme "arabes", tels que l'Irak ou le Koweït, mais dont tous les habitants ne sont pas nécessairement des Arabes? Les "vrais Arabes" (les Egyptiens au premier chef4, puis les Saoudiens, voire les Irakiens) ou les peuples tenus pour Arabes en Occident mais pas vraiment perçus comme tels en Iran, comme les Libanais? Vue de Téhéran l'arabité n'est pas une chose qui va de soi, même si l'on est généralement convaincu du contraire.

2 Certes l'identité arabe correspond en Iran à un certain habitus. Les Arabes d'Iran restent fidèles à leur langue maternelle, tendent à se marier entre eux, à commercer entre eux, à vivre dans les mêmes quartiers du sud de Téhéran - à Khâvarân, à Bisym, à Dolatâbâd -, à rester fidèles à leurs habitudes gastronomiques et dans une moindre mesure à leur code vestimentaire. La spécificité de leur organisation familiale s'est même vraisemblablement accrue depuis les années cinquante dans la mesure où ils sont demeurés attachés au modèle patriarcal et polygamique et où ils ont moins renégocié les frontières entre l'espace privé et l'espace public que les familles non arabes vivant dans le même contexte. Quant aux femmes arabes elles sont réputées, sans doute à juste titre, se conformer à des normes islamiques plus strictes quand elles évoluent dans les lieux publics. Un exemple parmi d'autres : lors des mariages, hommes et femmes observent une stricte ségrégation qui va jusqu'à différencier sexuellement les enregistrements vidéos des cérémonies.

3 Mais la singularité de cet habitus n'explique pas grand chose à lui seul. Les particularismes turc et kurde sont sur bien des points aussi nets : par exemple dans les domaines de la langue, de l'endogamie, de l'habitat et des relations économiques. Néanmoins, s'ils nourrissent leurs lots de fantasmes et de plaisanteries de plus ou moins bon goût, ils ne se traduisent pas par une tension identitaire aussi forte qu'entre arabophones et persanophones. Inversement la dimension politique de cette dernière ne doit pas être surestimée : Saddam Hussein a appris à ses dépens que l'opposition du "Khalgh-e arab"5 ne remettait pas en cause son appartenance à l'Etat iranien mais cherchait plutôt à en renégocier les modalités6.

4 Or la même remarque peut être faite à propos des chiites irakiens : en 1991-92 leur dissidence n'exprimait pas une volonté de sécession par rapport à . En d'autres termes les identités culturelles ne coïncident pas avec les alignements politiques. Jusqu'en 1935 l'Etat que l'on nomme aujourd'hui l'Iran se présentait comme les "Pays protégés d'Iran" (mamâlek-e mahruseh-e Iran), et c'est par déformation que les étrangers, en particulier les Occidentaux, parlaient de la Perse, un peu comme les Français identifient les Pays-Bas à la Hollande. De ce point de vue la monarchie a représenté en Iran un nationalisme de fermeture culturelle qui correspondait à un moment bien précis de cette idéologie dans le monde et qui reposait très classiquement sur l'exclusion ou la négation des identités particulières. L'histoire récente, par exemple de l'Espagne, montre que cette phase peut être dépassée, notamment sous l'effet des transformations de l'environnement international et de la société civile7. Il faut justement se demander, à propos de l'Iran et plus largement du Golfe, si de telles mutations ne sont pas en train de survenir dans les domaines de la religion, de l'économie et du mode de vie. Non seulement les clivages identitaires s'en trouveront modifiés dans chacun des Etats concernés mais encore les rapports diplomatiques entre les pays riverains du Golfe, par le biais des relations transnationales, devront en tenir compte.

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La religion comme facteur de recomposition identitaire 5 En même temps que la Révolution iranienne a antagonisé les élites politiques du monde arabe, et notamment les pétromonarchies du Golfe, elle a fourni aux sociétés musulmanes un modèle et elle a élargi le champ de possibilité des pratiques sociales, voire des discours politiques.

6 Tout d'abord elle a enrichi l'espace de référence commun au monde islamique : Abdolkarim Sorush, Ayatollah Taleghani, Ali Shariati sont largement traduits et connus chez les Arabes. Mais simultanément Hassan al-Banna, Sayyed Qutb, Rached Ghannouchi, Abdolhamid Kishq sont diffusés en Iran. Se constitue de la sorte ce que l'on pourrait nommer un temps de l'Ummat - par référence aux travaux de Z. Laïdi8 - c'est-à-dire une dimension interactive entre les différentes parties de la communauté des croyants et l'élargissement de son champ de référence et de connaissance : il s'agit moins du rayonnement univoque de la Révolution iranienne dans le monde musulman, que de sa mise en relation avec d'autres sociétés de cette aire culturelle, ce qui suppose une bonne part de "réinvention de la différence"9. Le chiisme n'est pas épargné par cette mutation : par exemple l'enseignement religieux à Qom se situe désormais nécessairement par rapport aux débats des universités sunnites pour affirmer sa spécificité et il cherche même à se faire reconnaître au sein de celles-ci, comme l'a montré la création d'une chaire de théologie chiite à Amman par l'Ayatollah Mahdavi Kani10. Le renforcement d'une tradition religieuse jusque-là volontiers perçue comme "nationale" par les croyants iraniens passe désormais par sa "délocalisation".

7 Chose peut-être plus fondamentale, une telle circulation des idées et des représentations dans le monde musulman se retrouve dans des domaines plus triviaux. On assiste à un processus de régionalisation des lieux de culte en tant que lieux de dévotion mais aussi de "tourisme" selon la formule consacrée : "Pèlerinage et tourisme" (ziyârat-o siyâhat). Si les croyants iraniens n'ont plus accès aux villes saintes de Nadjaf et de , ils sont de plus en plus nombreux à fréquenter les sanctuaires de Syrie et à effectuer le pèlerinage à La Mecque, d'autant que ces voyages peuvent s'avérer commercialement très fructueux et qu'ils représentent simultanément un moment de détente, un signe de distinction sociale et un temps d'allègement des devoirs religieux. En contrepartie, les chiites du reste du monde se rendent en rangs serrés sur le mausolée de l'imam Reza à Mashhad ou de sa soeur à Qom, et les écoles théologiques de la République islamique accueillent un nombre croissant d'étudiants étrangers, grâce en particulier à leur politique de bourses, largement déconfessionnalisée. L'enseignement religieux - mais pas toujours les lieux de culte - contribue ainsi paradoxalement à dépasser le clivage entre sunnites et chiites, en même temps que les différences entre les traditions de chacun de ces courants.

8 Plus banalement encore, le foulard islamique qui s'est progressivement imposé comme norme vestimentaire citadine depuis la Révolution en Iran est devenu le symbole que l'on sait dans l'ensemble du monde musulman. Dans le même temps les Iraniennes se sont appropriés maintes modes vestimentaires en provenance des pays arabes : par exemple le tchador avec manches, qualifié de tchador-e arabi, et le fouta, le foulard noir originellement utilisé par les femmes du Khouzistan, confectionné et commercialisé dans les Emirats du Golfe. Autrement dit l'interaction religieuse à l'échelle du monde musulman est en partie médiatisée par un processus de marchandisation : elle consiste aussi en de multiples échanges de biens religieux, tels que les chapelets, les pierres de prière, les bagues aqiq ou firuzeh et l'invraisemblable bimbeloterie vendue sur les lieux

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saints. C'est peut-être par le biais de l'informatisation du savoir religieux que le rapport entre l'unification problématique de l'Ummat et la sphère de la matérialité se fait le mieux comprendre. Quoi qu'il en soit, ces flux sont voués à modifier profondément le contexte social dans lequel s'inscrivent les relations diplomatiques de part et d'autre du Golfe. La transformation du cadre de l'expérience sociale 9 Le processus de recomposition identitaire que véhiculent les transformations de l'expérience sociale est singulièrement sensible en ce qui concerne la renégociation de la place de la jeunesse et des femmes dans la structure familiale. On sait que celle-ci a poursuivi son évolution en Iran depuis 1979 : la tendance à la nucléarisation s'est accentuée et les femmes ont vraisemblablement accru leur participation à l'espace public sous le couvert du hejâb. De la sorte la République islamique, issue d'une Révolution qui continue de déterminer sa "problématique légitime", propose un modèle de modernité sociale qui tranche avec les pratiques en usage dans la plupart des pétromonarchies du Golfe. En outre les Arabes d'Iran ne peuvent rester à l'écart de cette influence du fait de l'unification culturelle progressive que connaît le pays, y compris dans les conditions de migration éprouvées par les réfugiés du Khouzistan à la suite de la guerre avec l'Irak. Même si l'habitat reste ethniquement regroupé dans les grandes métropoles, la règle de l'endogamie semble de facto moins systématiquement observée, bien qu'elle demeure socialement recherchée. La polygamie paraît avoir perdu beaucoup de terrain et n'est plus un élément de distinction sociale aux yeux de la jeunesse. Le savoir moderne est désormais clairement apprécié, y compris dans les stratégies matrimoniales. L'expérience de la grande ville ouvre les membres de la famille à un espace de sociabilité qui, au moins à Téhéran et à Ispahan, incline à devenir un espace de citoyenneté et qui en tout cas tranche avec le contexte prévalant à Abadan ou à Ahvaz en raison des destructions, de l'insécurité et de la prédominance de la vie communautaire : nolens volens le champ des discours et des pratiques possibles mis à la disposition des femmes arabophones se voit élargi et s'aligne sur une norme considérée comme moderne. Par le jeu des échanges familiaux et économiques ces diverses mutations se répercutent inévitablement dans les régions riveraines du Golfe. De façon générale elles sont naturellement prisées par les jeunes dont le poids démographique est primordial, singulièrement dans des populations qui connaissent des taux de natalité et de fécondité plus élevés que dans le reste du pays11.

10 A ce désir de changement et d'émancipation des nouvelles générations la société iranienne apporte des réponses. Ces dernières ne sont évidemment pas unanimes et sont l'objet d'âpres débats en Iran même, comme l'a montré entre autres exemples la dispute des antennes paraboliques en 1373/1994. Mais quoi qu'il en soit elles ont le mérite d'exister aux yeux de la population des pétromonarchies de la péninsule arabique, où elles concurrencent, de pair avec les modèles pakistanais, indien, indonésien ou autres, le conservatisme saoudien. Il est difficile d'évaluer l'impact réel de ce rayonnement. Néanmoins celui-ci est sans doute un défi plus effectif que le messianisme révolutionnaire dont on a crédité la République islamique : ne sous- estimons pas la puissance symbolique du contraste qui veut que les femmes iraniennes conduisent et fassent du body building quand leurs soeurs saoudiennes restent interdites de volant.

11 C'est ce symbole qu'actualise par exemple Faezeh Hachemi, brillamment élue à Téhéran dès le premier tour des législatives en mars 1996 et fondatrice du Comité pour

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les jeux olympiques féminins des pays islamiques, en organisant des compétitions sportives qui donnent de la femme une image dynamique et up to date : les épreuves, retransmises à la télévision, sont non seulement l'occasion pour les sportives d'exhiber leurs performances physiques mais aussi l'opportunité de fêtes sous forme de défilés et de spectacles comparables au style prisé en France; en outre ces activités engendrent une sociabilité et une institutionnalisation spécifiques, par exemple dans le domaine associatif et professionnel, qui confirment l'inscription des femmes dans l'espace public de la République islamique. Sans doute ne faut-il pas exagérer l'ampleur de ce phénomène qui reste circonscrit à certains milieux. Il n'empêche que, par le biais des médias et de la globalisation des pratiques sportives, Mme Hachemi conforte l'intérêt croissant que l'on porte dans les familles iraniennes au développement et à la maîtrise de son corps, comme le montre la vogue du body building, de la marche à pied et du jogging ou encore de la thématique écologique et de la diététique. A la limite les compétitions sportives féminines sont la mise en scène théâtrale des transformations au sein de la famille que nous évoquions et qui changent les termes de la combinatoire identitaire dans le Golfe. La question qui se pose avec acuité est celle de la formation d'un éventuel espace public dans la dimension transnationale au sens où Victor Pérez Diaz utilise ce concept dans le contexte de l'Union européenne12. La structuration d'un espace économique 12 Le développement d'une véritable société civile transnationale implique l'existence d'un tissu productif et d'un flux d'échange dans le domaine économique et financier. Tel semble être justement le cas dans le Golfe. Loin de cristalliser et de stabiliser un antagonisme simple entre Arabes et Persans la guerre et ses multiples contrecoups ont bouleversé les repères identitaires. Ainsi le conflit a désenclavé les Iraniens arabophones en contraignant à l'exode un nombre non négligeable d'entre eux, comme nous l'avons mentionné, mais surtout il a donné à certaines grandes familles marchandes l'opportunité de se redéployer sur l'autre rive du Golfe, pour profiter des occasions d'enrichissement ouvertes par l'embargo, par l'économie de guerre, puis, à partir de 1989, par la politique de libéralisation de la République islamique. La guerre du Koweit et ses conséquences sur l'Irak n'ont pas été la péripétie la moins importante de cette saga marchande : en particulier des commerçants de Koweit City ont argué de leur ascendance iranienne pour s'établir à Téhéran et d'importants trafics paraissent avoir proliféré sur la frontière occidentale du pays. La structuration de cet espace marchand à l'échelle du Golfe est sous-jacente à la circulation des valeurs et des pratiques sociales dans la région : les mêmes acteurs qui fréquentaient les lieux saints de Syrie et de La Mecque à des fins à la fois religieuses et touristiques et qui en profitaient souvent, le marché des devises aidant, pour se livrer au commerce informel, se sont mis à se rendre en famille ou entre amis dans la zone franche de Kish, puis à franchir le pas et à rejoindre Dubai. Les femmes peuvent également suivre des itinéraires commerciaux de ce genre : réunies entre amies, collègues de travail, voisines ou parentes, elles sont d'ores et déjà nombreuses à Kish13, même si elles n'ont pas encore réellement dépassé le seuil des frontières internationales. On constate donc que les relations marchandes dans la région ne sont plus l'apanage des grandes familles commerçantes et qu'elles sont devenues un phénomène social de masse, par définition difficile à quantifier puisque nous sommes dans le domaine de l'économie informelle, mais dont l'analyse est devenue indispensable à la compréhension du Golfe.

13 Le jeu des Etats doit maintenant tenir compte de ces réalités transnationales. Par exemple la prospérité de Dubai, de Sharjah et dans une moindre mesure d'autres

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émirats repose en partie sur leurs échanges avec l'Iran, ce qui les incite, parmi d'autres facteurs, à ne pas répondre aux injonctions américaines. Il va sans dire que la coopération de Dubaï avec Téhéran suscite également des critiques sur la rive arabe du Golfe, ce qui rend d'autant plus illusoire l'homogénéïté de l'identité arabe. Du côté occidental on ne trouve pas plus de consensus : sans même parler des divergences entre les Etats-Unis et l'Union européenne, l'administration de Clinton se heurte à la volonté des compagnies américaines de poursuivre leurs exportations en direction de l'Iran via Dubaï. Quant aux acteurs iraniens, ils sont eux-mêmes partagés entre ceux qui privilégient la zone franche de Sirdjân et le port de Bandar Abbas et ceux qui accordent la priorité au Golfe proprement dit, à l'ouest du détroit d'Ormuz.

14 Du point de vue de l'analyse des relations internationales la leçon est triple :

15 - La dimension transnationale est un élément fondamental du rapport de forces diplomatique.

16 - Elle est en soi un enjeu de débat dans la mesure où tous les acteurs n'en ont pas la même définition.

17 - Elle offre une belle revanche à ceux qui paraissaient être les perdants de l'histoire récente, à savoir ces familles d'origine iranienne qui avaient été chassées d'Irak par Saddam Hussein dès la fin des années 1960, qui ont longtemps été marginalisées en Iran même à l'époque du Shah et qui ont souffert au premier chef des deux guerres du Golfe : d'une part, elles reçoivent aujourd'hui des responsabilités politiques, et administratives dans le cadre institutionnel de la République islamique grâce aux liens qu'elles avaient tissés avec la "maison" (beyt) de l'Imam pendant son exil à Nadjaf et, de l'autre, elles dominent le commerce de la région. Il n'est pas indifférent du point de vue de notre propos que ces acteurs soient ceux dont l'indétermination identitaire est la plus manifeste. Ils méritent donc une attention monographique particulière. Des expulsés d'Irak malgré eux 18 Entre la mosquée du Shah, devenue mosquée de l'Imam en 1979, et la mosquée Djâme', au coeur du bazar des merciers, le promeneur averti saura distinguer deux passages parmi d'autres, ceux de Guiviyân et de Mansur14. Ils forment ce que l'on nomme le bâzâr-e koweitihâ, c'est à dire le bazar des Koweitiens. En réalité ce lieu renvoie moins au Koweit qu'à deux périodes sombres de crise entre l'Irak et l'Iran, correspondant rétrospectivement au différend frontalier du Shat ol-arab, en 1968-69, et à la victoire de la Révolution islamique en 1979. Chacun de ces épisodes s'est soldé par l'expulsion d'Irak d'un nombre assez considérable d'habitants d'origine iranienne dont la plupart était résidents depuis deux ou trois générations et vivaient à Baghdad, à Karbela, à Nadjaf, à Samarreh, ou à Kasemeyn. La première vague d'expulsés - environ 60,000 personnes selon les sources iraniennes15 - était principalement composée de gens qui avaient gardé la nationalité iranienne. La seconde vague, en revanche, comprenait, outre des nationaux iraniens qui avaient échappé aux premières mesures d'expulsion, des ressortissants irakiens d'origine iranienne, soit que ceux-ci aient d'eux-mêmes demandé l'asile politique à la République islamique, soit qu'ils aient été contraints à l'exil par les autorités de Baghdad malgré leur nationalité. Elle est plus difficile à quantifier mais on l'estime généralement au double des expulsés de 1968-69, soit environ 120 000 personnes16. Ces différentes catégories d'individus ou de familles ont été diversement accueillies par Téhéran : les détenteurs d'un passeport iranien ont vite vu leur situation administrative régularisée tandis que les nationaux irakiens qui arguaient d'une origine iranienne ont suscité (et ce jusqu'à aujourd'hui) les soupçons

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sécuritaires que l'on peut imaginer. Mais les uns et les autres restent perçus comme des mo'âved (des expulsés, on pourrait presque dire des "malgré eux") ou des mosta'rab (i.e. des "arabisés", ou mieux des "devenus arabes"). Il est à souligner que ces deux qualificatifs, souvent connotés de manière péjorative, sont empruntés à la langue arabe et qu'ils ne doivent pas être confondus avec le terme persan de réfugié (panâhandeh) qui est utilisé dans la littérature officielle pour vanter la générosité de la République islamique terre d'asile, accueillant 2,2 millions personnes fuyant la guerre et la répression, ni avec celui d'émigré (mohâjer, de l'arabe hajara qui a donné l'Hégire), appliqué aux Afghans, "travailleurs immigrés" par excellence, quand bien même ils sont des réfugiés. Le réfugié demande l'abri que l'on ne peut imaginer lui refuser : Dieu est l'abri des sans-abri (panâh-e bi panâhân) et l'imam Reza a donné refuge (panâh) à la gazelle fuyant le chasseur, tant et si bien que le fidèle s'adresse à lui en tant que tel ("ô toi abri de la gazelle, qui a su protéger une bête, comment pourrais-tu m'abandonner"?). L'émigré, lui, est un peu à l'image de l'envahisseur (mohâdjem), prend le pain des Iraniens et lui apporte des maladies : il est donc compréhensible que les deux enfants du Ballon blanc de Jafar Panahi17 laissent seul le vendeur afghan de ballons aussitôt qu'il les a tirés d'affaire. Mais dans les deux cas l'émigré-réfugié, plus ou moins valorisé, a été plus ou moins maître de son destin et a choisi de venir en Iran. Le mo'aved, en revanche, a été chassé et la seule chose qu'il ait choisie dans le temps a été de devenir arabe (mosta'rab). Dans l'esprit des Iraniens "de souche" cette tache originelle est aussi indélébile que le coup de tampon rouge apposé sur les papiers d'identité des mo'âved en question et renvoyant à une page décrivant leur origine afin qu'on ne puisse les confondre avec de "vrais Iraniens" simplement nés à Nadjaf ou Karbala au hasard des études de leur père ou d'un pèlerinage. Il va sans dire que cette identité n'est pas portée de gaîté de coeur par les intéressés, comme nous avons pu à plusieurs reprises le constater à nos dépens au cours de notre enquête. Néanmoins les deux crises de 1968-69 et de 1979-80 ont paradoxalement engendré une nouvelle conception de la frontière entre l'Iran et l'Irak, ou en tout cas entre Iraniens et Arabes, en provoquant ces flux migratoires de part et d'autre du Shat ol-Arab et du Golfe et en grossissant les rangs de la diaspora marchande.

19 Reste à savoir d'ailleurs si cette conception de l'espace régional est si neuve et si elle ne réactualise pas plutôt un espace historique pluriséculaire en rétablissant des continuités entre des pays aujourd'hui distincts mais qui ont longtemps appartenu au même ensemble, y compris à certaines périodes de l'empire safavide (au XVème et au XVIème siècles). Ainsi c'est en "Iran", dans la province du Khorâsân, que s'est fomentée la défaite des Omeyyades à l'initiative du persan Abou Moslem-e Khorâsâni. De même la défaite de la bataille de Ghâdesiyeh, en l'an 14 de l'Hégire, située sur le rive gauche de l'Euphrate, à proximité de Baghdad ("Dieu a donné", en persan) avait suffi à sceller la chute de l'Empire sasanide, signe parmi beaucoup d'autres que l'épicentre de la Perse était situé entre Tigre et Euphrate. Ce n'est que très tardivement que le terme d'Irak a cessé de désigner des provinces qui appartenaient indéniablement aux "Pays protégés", et non à l'Empire Ottoman : on parlait de l'Irak arab au sujet des villes de Baghdad, Kasemeyn, Samarrah, Karbala et de l'Irak adjam (littéralement de l'Irak sourd-muet, c'est-à-dire ne comprenant pas l'arabe) pour évoquer le plateau central de la Perse . Il faut attendre 1938 pour que l'une des principales provinces de cet Irak adjam prenne le nom d'Arâk et non plus d'Irak18.

20 Cette symbiose entre l'Irak arab et l'Irak adjam est particulièrement évidente dans le champ religieux grâce à sa codification écrite dans les "récits biographiques", Tazkereh,

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des ulema ou dans leurs dictionnaires19, et plus largement dans l'ensemble de la littérature islamique. Les deux espaces étaient liés l'un à l'autre par de multiples flux réciproques : les clercs d'Espahan, de Mashhad, de Qom, de Borudjerd, de Kerman aimaient à retrouver le "climat" (âb-o havâ) des villes saintes qui seules pouvaient consacrer les études théologiques, des caravanes y amenaient les dépouilles de fidèles qui avaient souhaité reposer aux côtés des Imam et rapportaient entre autres biens pierres de prière, chapelets et encens. Mais ce rapport entre l'Irak arab et l'Irak ajam se fondait lui-même dans un espace plus vaste, celui du cercle de la civilisation islamique (hozeh-e-tamaddon-e eslâmi) : de même que le sanctuaire de l'Imam Reza disposait de vaghf sur les bords de l'Euphrate aussi bien qu'en Chine, Kerbela percevait des taxes religieuses dans l'Uttar-Pradesh; quant aux croyants ils y faisaient souvent étape pour se rendre en pélerinage à La Mecque. Autrement dit la cartographie sacrée, mais aussi marchande, financière ou artistique de l'Islam transcendait et continue de dépasser les frontières entre les identités étatiques contemporaines20. Dans cette galaxie l'Irak arab occupait une place éminente aux yeux des Iraniens : terre sainte par définition et refuge face aux multiples invasions venues de l'Est ou à la politique coercitive du gouvernement central, que l'on caractérisait en termes de "lieux saints suprêmes" ('atabât-e 'âliyât) par rapport aux tombes des Imam. Et on parlait tout simplement des "voisins" (mojâverin) pour qualifier les habitants d'origine iranienne de Nadjaf et de Karbala, avant que ceux-ci ne deviennent des mo'âved. La montée en puissance de Qom comme ville sainte entre les deux guerres, à la suite de l'occupation de l'Irak par la Grande Bretagne, le refuge de l'imam Khomeyni à Nadjaf après son bannissement, et ensuite celui des Modjahedin du Peuple dans les jupes de l'envahisseur, l'influence de l'oeuvre de Muhammad Baqer as-Sadr dans la Constitution iranienne de 197921 n'ont été que des péripéties parmi d'autres dans cette longue histoire d'interaction entre les deux rives du Shat ol-Arab22. L'analyse d'autres sources que la littérature islamique montrerait que de tels échanges ont largement débordé la seule sphère religieuse23. La destinée des marchands du bâzâr-e koweitihâ de Téhéran et d'autres grandes villes du pays s'inscrit dans ce très vieux contexte.

21 Ceci expliquant ou non cela, les mo'aved ne renient pas leur passé complexe et souvent ambigu. A les écouter, les difficultés de leur existence en Irak ne sont pas oubliées : difficultés politiques du fait de la nature coercitive du régime de Saddam Hussein, difficultés scolaires du fait du sous-équipement des villes de Nadjaf et de Karbela et de la nécessité d'aller étudier à Baghdad, difficultés culturelles du fait d'être qualifié d'ajam et de majus (adorateurs du feu), difficultés économiques du fait des restrictions imposées en matière de commerce, difficultés administratives aussi car il n'était pas si facile d'obtenir la nationalité irakienne qui vous ouvrait les portes, à commencer par celles de l'université et du négoce avec l'étranger, ce qui éclaire peut-être d'un autre jour l'attachement d'une partie de cette communauté à l'identité iranienne.

22 D'un autre côté la vie en Irak est volontiers dépeinte de manière nostalgique : sont notamment regrettées et vraisemblablement idéalisées l'insouciance permise à la jeunesse et les grandes réunions familiales, signes d'une solidarité sans faille. L'expliquent le traumatisme même de l'exode, la dureté de l'insertion dans la société d'accueil en pleine crise économique, les sentiments mitigés des Iraniens à l'égard des mo'âved, qualifiés pour aller vite d'arabes, la nécessité de réinventer son mode de vie afin de mieux le préserver, et en particulier de développer une structure substitutive de solidarité de type communautaire qui dépasse les clivages familiaux antérieurs et qui contribue, de pair avec les conditions matérielles de l'installation en Iran, à remettre en

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cause la famille patriarcale. La grande appréhension des aînés semble être de voir se dissoudre les liens de l'endogamie sous l'effet délétère de l'habitation en appartement, de la dispersion géographique des parents au gré des aléas de l'exil, de l'imitation des moeurs persanes par voisinage, école et télévision interposés. Les mo'âved - tout comme les Turcs, les Kurdes et les Arabes du Khouzistan ou du Khorassan - sont persuadés que la République islamique recherche précisément par toute sorte de moyens la dilution des familles élargies et des tribus. C'est par exemple ainsi qu'est interprétée l'insistance des autorités à souligneer les dangers médicaux de la consanguinité. Les craintes des anciens ne sont pas vaines. D'une part, le gouvernement de Téhéran, soucieux de centralisation, ne voit pas en effet d'un bon oeil les particularismes qui échapperaient à son contrôle. D'autre part, et surtout, les jeunes mo'âved ou leurs cadets nés en Iran et n'ayant rien connu d'autre que lui - ceux-là mêmes que nous avons pu interviewer ou observer - tendent à adhérer à la persian way of life ou peut-être plus précisément à sa modalité islamo-républicaine qui dessine une zone de compromis entre les valeurs arabo-islamiques et l'esprit de modernité.

23 Il se développe de la sorte une double appartenance qui est somme toute classique dans les situations d'immigration et qui ne va pas sans tensions au sein de la communauté arabophone. Par exemple Ashraf, 18 ans, dont les parents avaient quitté l'Irak lors de la première vague d'expulsions, n'avait pu s'inscrire à l'université à la session d'automne du fait de l'opposition de son père et malgré ses aspirations. Mais au vu de ses notes d'examen, parvenues avec le retard habituel, les "autres hommes de la famille", c'est- à-dire les oncles et surtout un cousin, qui est d'ailleurs son fiancé, ont intercédé en sa faveur pour qu'elle puisse débuter ses études supérieures lors de la session d'hiver. Ce genre de conflit n'est bien sûr pas inimaginable dans une famille persanophone. Mais sa probabilité est tout de même faible, aujourd'hui, dans une ville comme Téhéran. Il est surtout remarquable qu'Ashraf n'ait pas affronté directement son père et que son problème ait été résolu grâce à une médiation masculine, le chef de famille apportant finalement à sa fille l'autorisation convoitée comme un don. Il est tout aussi intéressant de noter que notre jeune femme a choisi alors de suivre un cursus de littérature persane plutôt qu'arabe, sans que l'on puisse considérer pour autant qu'elle cherche à renier son identité d'origine. De même Maryam, 15 ans, affecte de préférer fréquenter des familles non arabes, reproche à ses parents d'être bruyants et encombrants, et prétend d'ailleurs ne pas les comprendre car elle est exclusivement persanophone, contrairement à sa soeur aînée qui a choisi de suivre des études religieuses faisant évidemment une large place à la langue arabe. Maryam sait déjà qu'elle épousera un persanophone en dehors de sa communauté d'origine - alors que sa soeur exprime son faible pour le genre "Gardien de la Révolution", pâsdâr, corps dans lequel s'est engagé son cousin favori - et elle fera des études scientifiques, une manière peut-être d'échapper à l'alternative entre la culture persane et la culture arabe que dut affronter Ashraf.

24 Ces deux itinéraires, choisis parmi tant d'autres, trahissent chacun à sa manière la volonté des jeunes mo'âved de s'émanciper des contraintes de leur milieu et de "s'ouvrir", d'"élargir" leur horizon, de "voir autre chose". Néanmoins l'ambivalence identitaire qui en découle n'est pas le propre de cette classe d'âge. Les aînés eux-mêmes composent bon gré mal gré avec la modernité islamo-républicaine. Ainsi, lors d'un entretien, le chef de famille, après m'avoir longuement expliqué, et de façon bien traditionnelle, l'importance du rôle des femmes dans le foyer afin de justifier son opposition à la poursuite des études universitaires de ses filles, est monté dans sa

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chambre avec mon beau-frère pour voir les programmes satellitaires honnis en me laissant avec son épouse et ses deux enfants pour parler "entre femmes" de mon enquête. Cette scène, caricaturale dans sa banalité, est en fait plus compliquée qu'il n'y paraît. La pièce réservée à la télévision satellite est comme la réinvention de l'espace exclusif de l'homme où celui-ci cultivait son intimité (khalvat), y recevant ses amis pour bavarder, boire ou fumer. On sait que la colombophilie était traditionnellement un autre champ privilégié de la masculinité. Or, précisément, notre amateur de parabole élève des pigeons sur son toit, juste au-dessus de sa pièce favorite, prétendument pour retenir ses fils à la maison, mais sans pour autant les priver de quelques escapades à Dubai par programmes satellitaires interposés! Cette cohabitation cocasse des pigeons et de l'antenne parabolique comme vecteurs de différenciation sexuelle symbolise bien l'entre-deux culturel dans lequel évoluent les chefs de nos familles arabes. Ils ne veulent pas que leur épouse se maquille en public et soupçonnent les femmes fardées de provoquer délibérément les honnêtes commerçants qu'ils sont, mais ils se sont volontiers spécialisés dans le négoce de cosmétiques qui est l'une des activités majeures du bazar des Koweitiens. Par piété ils se gardaient d'avoir la télévision lorsqu'ils habitaient les villes saintes mais ils ont fait fortune dans la vente de téléviseurs et autres vidéos quand ils se sont établis à Téhéran.

25 Du point de vue des pratiques sociales, et sous réserve d'inventaire, l'ambivalence identitaire des mo'âved se solde par une relative marginalité au sein de la société iranienne. Par exemple les commerçants du bazar des Koweitiens ne semblent pas occuper des positions éminentes dans les guildes; ils affirment que celles-ci n'apportent rien aux activités commerciales qui sont les leurs. Leur endogamie ou le regroupement de leur habitat sont des signes parmi d'autres de cette marginalité. Toutefois celle-ci ne doit pas être exagérée : nous avons remarqué que des alliances ou des rêves d'alliance remettent en cause la pesanteur endogamique; les quartiers de mo'âved ne sont en rien des ghettos et correspondent d'ailleurs à la tradition urbaine de Téhéran où on repère aussi bien des quartiers à dominante turque. Par ailleurs, et à notre avis le paradoxe n'est qu'apparent, les mo'âved tendent, dans leur discours, à compenser les difficultés de leur condition par l'affirmation vigoureuse de leur iranité qu'ils estiment avoir préservée au prix de grandes souffrances et de sacrifices. Une identité qui ne se confond pas avec l'usage de la langue persane, qui ne suppose pas nécessairement l'adhésion à l'idéologie du pouvoir en place, qui est déconnectée par rapport à l'espace géographique iranien et qui se trouve de ce fait largement déterritorialisée, mais une iranité tout de même. Cette fierté identitaire des Iraniens d'Irak s'était déjà manifestée au début du siècle dans le choix de leurs patronymes lorsqu'ils avaient dû se faire établir des papiers d'identité : ils avaient alors privilégié des noms de savants ou d'hommes de lettre de l'histoire de la Perse24. Ce qui ne les avait nullement empêchés de centrer leur stratégie sociale sur les villes saintes de l'Irak et de jouer un rôle moteur dans la résistance nationale irakienne contre les Anglais dans les années 1920. Aujourd'hui ils n'acceptent pas que soit suspectée leur appartenance nationale, y compris lorsqu'ils se sont installés ailleurs qu'en Iran. Car, on s'en souvient, les mo'âved ont essaimé dans l'ensemble de la région. On les retrouve dans les Emirats du Golfe, dans le reste du Moyen-Orient, en Inde, au Pakistan et même en Europe occidentale. Fidèles à leur passé ils participent ainsi à la structuration de l'espace régional et à son insertion dans l'économie mondiale. La recomposition subtile de leur identité et de leurs pratiques sociales est indissociable des liens de partenariat ou de concurrence qu'ils nouent avec d'autres maillons de la diaspora iranienne et avec des communautés

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marchandes arabes ou indo-pakistanaises. Si l'on s'en tient au premier cas de figure, le réseau des opérateurs du bazar des Koweitiens doit composer avec des acteurs qui se situent eux aussi à la charnière du monde iranien et du monde arabe. On constate alors que la logique équivoque de l'arabité et de l'iranité a également une dimension géographique : la recomposition des identités passe par celle de l'espace. Les destinées de la ville de Khorramshar et de l'île de Kish sont de ce point de vue éloquentes. Autres entre-deux : Khorramshahr et Kish 26 Lorsque la guerre éclate en septembre 1980, il fait peu de doute pour les habitants de Khorramshahr qu'elle est un ultime développement du conflit qui avait éclaté à la fin du printemps, entre Arabes et non-Arabes, ou entre population autochtone et allogènes, division sociale qui recoupait largement ce clivage ethnique. Ce "mercredi noir" avait laissé de telles traces que certains hésitaient à sortir de chez eux et que nombre d'habitants avaient quitté la ville. Pourtant cette confrontation entre Arabes et non-Arabes (ou persanophones) n'avait que peu à voir avec les prétentions de Saddam Hussein.

27 Khorramshahr est l'un des treize districts du Khouzistan, région située à la frontière de l'Irak. Elle se situe à 135 km d'Ahvaz, le centre administratif de la province, et à 15 km seulement d'Abadan avec laquelle elle a longtemps entretenu des relations de complémentarité puisqu'elle hébergeait l'administration de l'industrie pétrolière et faisait office de port commercial, pouvant offrir un lieu de villégiature par rapport à sa voisine, dévorée par la pollution et le pétrole. La population autochtone était composée de tribus arabes sédentarisées et occupées pour l'essentiel à la culture des dattes. L'expansion de la ville, à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, s'était traduite par l'arrivée de migrants qui avaient fait d'elle un véritable microcosme de l'Iran et du Golfe : la population s'était vite accrue et, avant la guerre de 1980, Khorramshahr était le premier port de la région, bien qu'il ne fût pas en eau profonde et ne pût accueillir les tankers. Les nouveaux venus construisirent des habitations, mirent en place l'administration étatique et en prirent la direction, ne laissant aux autochtones vivant déjà à la périphérie de la ville nouvelle que la possibilité d'une intégration marginale, surtout dans les emplois du port. Les grands commerçants, autochtones ou allogènes, qui avaient pignon sur rue participaient à des réseaux transnationaux grâce à leurs liens familiaux ou ethniques. La prospérité certes, mais dont était exclus la majorité des indigènes. La guerre fut évidemment terrible : Khorramshahr est appelée depuis Khuninshahr, la ville ensanglantée. Les nouveaux venus fuirent, la population du cru se divisa mais resta pour l'essentiel fidèle à l'Iran. Le cessez-le-feu de juillet 1988 ouvrit une période de ni guerre ni paix qui dure jusqu'à présent. Pourtant la situation urbaine s'est, elle, déjà radicalement transformée.

28 Le changement le plus notable est sans doute l'occupation par la communauté arabe d'une bonne partie des habitations de la ville, souvent en piteux état, qui traduit, comme son activisme au niveau du port, sa volonté de ne plus jouer un rôle de second plan dans l'économie locale. Les commerçants ne sont pas revenus mais, installés aujourd'hui dans les grandes villes iraniennes et dans le reste du Golfe, ils voyagent à Khorramshahr pour leurs affaires qui furent si florissantes. Le pouvoir a adopté une attitude assez contradictoire. D'une part, il laisse faire et paraît vouloir bien plus qu'auparavant s'appuyer sur les loyautés locales plutôt que sur les allogènes : soit qu'il admette son impuissance, soit qu'il reconnaisse la fidélité des autochtones durant la guerre. De l'autre, la ville, qui est proche d'une ligne de front potentielle, reste

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contrôlée par l'armée et les Gardiens de la Révolution, et est privée d'une véritable administration plus de huit ans après la fin du conflit. Pourtant bien des ambiguïtés demeurent. D'abord Abadan ne sera plus le grand port qu'il fut : le déclin, commencé sous le Shah à cause des revendications territoriales irakiennes, s'est confirmé et son impact est réel sur Khorramshahr; le président Rafsandjani, lors de sa visite en 1994, n'a pas accordé le statut de zone franche qui eût pu aider à un redécollage économique de la cité. Dans le même temps toutes les infrastructures sont réorientées vers Ahvaz, indiquant que l'intérêt du pouvoir central pour la région n'a pas faibli, ni sa volonté de conserver une forte emprise sur elle. L'Etat, de plus, a suscité une nouvelle couche sociale composée d'entrepreneurs, d'architectes et de cadres administratifs privés, qui vit fort bien du financement des projets de reconstruction dont la réalité est douteuse : ces experts et employés, à l'instar des anciens allogènes, font acte de présence pendant quelques mois et s'enrichissent des multiples primes de résidence et de risque que leur octroie le régime. Mais la ville, elle, reste en l'état.

29 L'important pour nous est de relever que ces réseaux marchands des Khorramshahri, largement arabophones et représentatifs de cette interface transnationale entre l'Irak et l'Iran, ne se confondent nullement avec ceux des mo'âved : à Téhéran ils n'habitent pas les mêmes quartiers; à Dubai et à Koweit City où ils sont très actifs, ils évitent de travailler avec d'autres commerçants iraniens, fussent-ils arabophones25.

30 Plus à l'est, dans la province de Hormozgân, l'île de Kish est habitée par une population encore plus hétérogène. Les autochtones arabes avaient une forte tradition cosmopolite du fait de leurs activités maritimes et marchandes, qu'attestait le plurilinguisme de la région : outre l'arabe et le persan, le turc, le baloutche, l'hindi et l'anglais y étaient d'un usage courant. Pourvu d'eau douce, le port était une escale quasi obligée entre le Shat-ol arab et l'Océan indien et était ainsi un maillon clé de la galaxie marchande du Golfe. Le régime du Shah, quant à lui, consentit de gros investissements pour transformer l'île en paradis touristique26, voire en paradis fiscal, non sans marginaliser la population autochtone et l'exproprier de ses meilleures terres. Encore aujourd'hui le contraste est saisissant entre les quartiers allogènes, dont les rues sont goudronnées, plantées et construites de centres commerciaux et d'hôtels, et les quartiers arabes, dont la voirie et les habitations sont en terre ou en pierre. La Révolution, puis la guerre, ont naturellement suspendu la mise en oeuvre des projets touristiques de l'ancien régime. Mais ceux-ci, épurés de leurs aspects les plus islamiquement contestables, ont été remis à l'ordre du jour lorsque le Parlement autorisa le gouvernement à créer des zones franches en 1989 : les familles sont venues de plus en plus nombreuses des quatre coins de l'Iran pour acheter des produits détaxés et séjourner dans les hôtels grâce à une véritable noria de vols directs. La crise a quelque peu ralenti le mouvement, en restreignant les franchises accordées aux particuliers. Néanmoins le destin de l'île est sans doute obéré par d'autres facteurs plus structurels. D'une part elle est cantonnée à un rôle de complémentarité par rapport à Dubaï dont elle n'est qu'à 6 heures de boutre : le port en eau profonde dont la construction était prévue n'a jamais été réalisé, soit que les crédits n'aient jamais été débloqués, soit qu'ils aient été détournés, et les avantages comparatifs de l'Emirat en matière de fret sont de toute façon impossibles à concurrencer dans l'immédiat. D'autre part il n'est pas certain que les autorités iraniennes aient fait de Kish leur principal cheval de bataille. Hâchemi Rafsandjani semble avoir donné la priorité à la zone franche de Sirdjân, dans la province de Kerman, qui est désormais reliée par

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chemin de fer au Caucase et bientôt à l'Asie centrale, d'un côté, et de l'autre à Bandar Abbas. Or l'île de Qeshm est plus proche de ce port que Kish.

31 En définitive la trajectoire de cette dernière est peut-être surtout intéressante par les transformations sociales que l'on y observe. Contrairement à Qeshm, au moins jusqu'à aujourd'hui, Kish reste associée à l'image de vacances familiales où parents et enfants s'émerveillent des plages, des palmiers et des aquariums qui ont vite fait la réputation de ce haut lieu de villégiature. Dans l'expérience sociale de la République islamique elle a été et demeure un site privilégié de la renégociation des rapports entre la sphère privée et la sphère publique : là où l'on descend à l'hôtel plutôt que chez les cousins, où l'on mange au restaurant, où l'on fait la découverte de la ville en visite organisée, où l'on consomme et où l'on achète l'électroménager et les jouets nécessaires à tout ménage moderne qui se respecte. C'est pour cette raison que les femmes peuvent s'y rendre en toute légitimité pour se procurer des biens qu'elles revendront à leur retour.

32 Surtout, Kish est un lieu majeur de renégociation entre les identités arabes et non- arabes. Les visiteurs du continent ne manquent pas de faire un crochet par le bazar arabe qui s'est spécialisé dans certains produits et qui a la réputation, à mon avis complètement usurpée, d'être moins cher. Ils y trouvent en tout cas une confirmation de leurs préjugés. Les autochtones développent de leur côté des stratégies propres d'accumulation : leurs réseaux d'importation et de contrebande sont spécifiques, leurs plus-values sont particulièrement confortables du fait de la faiblesse de leurs charges et ils tirent de grands profits du monopole d'accession à la propriété que leur garantit le statut des originaires de l'île. Sur le plan social ils jouent la carte de la collaboration et de la complémentarité avec les opérateurs allogènes, plutôt que celle de la confrontation, et ils affirment sans ambages leur iranité. Mais la manière dont ils le font comporte sa part d'ambiguïté : par exemple leur initiative de créer une coupe de football du Golfe persique peut être interprétée aussi bien comme une discrète valorisation de l'identité du littoral par rapport à Téhéran que comme un pendant iranien à la coupe du Golfe arabique dans les EAU. En tout cas la stratégie continentale des habitants de Kish a sa particularité : elle délaisse Téhéran et se centre sur Shiraz, voire Espahan27.

33 Ces observations trop rapides, recueillies lors de deux brèves missions, donnent à penser que la transformation de la combinatoire identitaire entre Arabes et non-Arabes s'inscrit non seulement dans les pratiques sociales, dans les perceptions politiques, mais aussi dans les mutations de l'espace. La géographie humaine du Golfe se modifie rapidement depuis une dizaine d'années, et toute analyse du contexte régional devrait en tenir compte : notamment pour des raisons stratégiques, la région de Bandar Abbas semble avoir le vent en poupe et sa montée en puissance contribue de manière croissante au rapport de force économique qui se crée entre les grandes métropoles de l'arrière pays, par le biais du commerce, des investissements et même du tourisme. En bref la relation de l'Iran avec ses voisins arabes est un élément majeur de l'aménagement de son territoire. On peut certes faire valoir que la République islamique n'a pas su jusqu'à présent tirer parti de sa situation géographique d'intermédiaire entre les ressources pétrolières et gazières de l'Asie centrale et du Caucase et l'Océan indien. Mais il est erroné de penser pour autant qu'il tourne le dos au Golfe. Jamais celui-ci n'a été si présent au sein de la société iranienne : "aller à la mer", dans les années 70, c'était se rendre sur les plages de la Caspienne, à trois heures de route de la capitale; aujourd'hui, c'est aussi effectuer un séjour à Kish. Les

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transformations sociales, les échanges économiques, les recompositions identitaires que nous avons évoqués sont indissociables de ce glissement spatial. Conclusion : la revanche de Sindbâd ? 34 En mettant l'accent sur les flux transnationaux qui brouillent la dichotomie potentiellement antagonique entre Arabes et Iraniens, nous ne prétendons naturellement pas nier la part du conflit dans leurs relations passées et à venir. Sans même parler de la guerre de 1980-88, la crise de Bahrein, le différend frontalier des Tomb et d'Abou Moussa ou encore les affrontements communautaires de Karachi et de Bombay rappellent qu'un espace transnational n'est pas exempt de contradictions identitaires. Cependant notre enquête nous a montré que, dans la vie quotidienne des Iraniens, le rapport aux Arabes était surtout fait d'ignorance. Ceux-ci restent associés à l'invasion on ne peut plus sauvage du VIIème siècle et en tant que tels ils sont les étrangers par excellence, les mangeurs de crocodile ou les mangeurs de sauterelles. Mais tant et si bien qu'ils finissent par ne plus vraiment exister. Al-e Ahmad, prompt à dénoncer la brutalité des envahisseurs venus du désert faisait une place à part à l'islam des oasis entre Tigre et Euphrate28. Le poète Akhavan Sales (m. 1991), qui n'avait pas de mots assez durs pour stigmatiser les Arabes, ajoutait aussitôt qu'il ne parlait pas des "démunis", des "opprimés", des "gens normaux", mais des "Saoudiens" et de "ceux qui avaient pillé, ravagé"29. Quant à mes interviewés, ils éprouvaient souvent une certaine gêne à répondre à mes questions sur les Arabes d'Iran, puisque d'Arabes il n'y avait point à leurs yeux, mais surtout des Iraniens arabophones qui vivent en tribus. L'Arabe c'est l'Autre, tellement autre qu'on ne le rencontre jamais. Pour résumer cette relation l'écrivain Hadad Adel citait une poésie dans son intervention lors d'un colloque à Qatar en 1995 : "Regarde le sommet de l'étrangeté, tels deux yeux, mon ami et moi, nous sommes si proches, mais nous n'avons pas vu la maison l'un de l'autre"30. La problématique de l'identité doit ainsi faire la part non seulement de l'amour et de la haine mais aussi de l'indifférence et de la méconnaissance. Ces dernières, néanmoins, n'empêchent pas que l'on entend se distinguer de l'autre : l'adhésion à l'Ummat de la République islamique ne la dissuade pas de continuer à exalter la langue persane, et aussi bien l'Imam Khomeyni que Hachemi Rafsandjani se sont toujours interdit de s'entretenir en arabe sans interprète avec leurs interlocuteurs de la région. Dans cette affirmation de la spécificité de l'identité iranienne l'islam a joué un rôle décisif dans les premières années de la Révolution : il a été le vecteur de la reconquête de l'indépendance nationale et il a aidé à diluer les revendications particularistes des Turcs et des Arabes qui, à l'inverse de celles des Kurdes, s'exprimaient sur un mode religieux. Mais désormais l'islam est plutôt un facteur de relativisme identitaire. Les intellectuels et les clercs ont cédé le pas aux commerçants qui, pour être bons musulmans, n'en sont pas moins prêts aux négociations et aux compromis. Il n'est pas sûr à cet égard que l'on doive parler d'échec de l'islam politique car au fond les hommes et en tout cas les familles sont souvent les mêmes à agir. Simplement le temps et donc les méthodes ont changé. Quoi qu'il en soit, là où les théologiens insistent sur l'irréductibilité des dogmes, des rites et des représentations culturelles, là où les intellectuels nationalistes mettent en exergue l'apport de la Perse à la civilisation islamique, la grandeur de la "nature de l'Iranien" (tabi'at-e irâni)31 et la défense des intérêts du pays, quitte à pirater les hadis - "l'amour de la patrie fait partie de la foi", proclamait un slogan à l'entrée du bureau central du Mouvement de libération nationale au début de la guerre en reprenant le hadis bien connu : "l'amour de la propreté fait partie de la foi" - les marchands nouent des alliances avec leurs

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homologues, quelles que soient leurs confessions, sans pour autant oublier qu'ils sont eux-mêmes chiites et Iraniens. A la limite la différence peut ainsi devenir un facteur de complémentarité et d'échange économique : à Kish les pêcheries en joint venture gardent pour le marché national les espèces licites et rétrocédant à leurs partenaires chinois les autres.

35 Ainsi allait Sindbad qui parcourait les mers de la région sans beaucoup s'embarrasser de considérations identitaires, habile à s'enrichir et enclin à redistribuer, passant à chaque instant de la fortune à l'infortune, mais sans jamais perdre la chaîne de ses connaissances, de ses biens et finalement de son identité32. Ce n'est pas un hasard si ses aventures ont été sans cesse reprises en Iran comme ailleurs par des films et par des bandes dessinées, éventuellement de facture japonaise, par globalisation interposée. Elles symbolisent les rebondissements de l'itinéraire des mo'âved et des autres rameaux de la diaspora marchande du Golfe. Elles rappellent la force d'un espace transnational pluriséculaire, celui de l'Océan indien et de la mer de Chine. Elles demandent que l'on attache autant d'importance aux situations d'indétermination identitaire qu'aux stratégies de revendication identitaire. Il apparaît en tout cas que ces dernières - le nationalisme, l'islamisme -ne renvoient pas simplement à l'effondrement des structures traditionnelles ou à la dissolution des liens communautaires dont nous ne sommes pas sûrs qu'ils existaient toujours, ni qu'ils étaient vécus de façon positive. Nous pouvons aussi bien faire l'hypothèse que l'islamisme s'articule autant à la dimension historique de la transaction culturelle et du négoce, dont il est peut-être une expression idéologique temporaire.

NOTES

1. L'essayiste Jalal Al-e Ahmad (1923-1974), membre du Parti communiste Tudeh au début des années 1960, traducteur de A. Camus, A. Gide et J. Cocteau, est l'auteur de plusieurs travaux ethnographiques sur la région du Golfe persique. Il est notamment l'inspirateur du mouvement anti-occidental pour avoir écrit L'Ouestoxication, qui a fait sa réputation. 2. Sur la relativité des identités ethniques en Iran cf. Jean-Pierre Digard, dir., Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan, Paris, CNRS, 1988. Curieusement cet ouvrage ne comporte aucun chapitre sur les Arabes en tant que tels. 3. Ce sont souvent des chiites d'Irak fuyant la répression sunnite ottomane qui ont été déplacés pour défendre les frontières de l'Empire safavide. Tel est par exemple le cas des Ka'b au Khouzistan, des Khazimeh ou des Khasaï dans le Khorassan. Ces groupes n'ont jamais manqué d'exprimer leur allégeance àl'égard du gouvernement de Téhéran. Cf. M. Mohit Tabatabai, Nazari be Khouzestan, s.l., Vezârat ettelâ'ât, n.d. 4. Rappelons que Reza Shah avait choisi comme seconde femme pour son fils la soeur du roi Faruq, Fowziyeh, et que Mohammad Reza Shah sera enterré au Caire. 5. En effet, dès le lendemain de la victoire révolutionnaire, plusieurs groupes se déclarant "les Arabes d'Iran", s'affichent dans la région du Khouzistan : Le "Front des guerriers arabes de Khorramshahr" (Keyhan, 11.12.1357/1979), le "Kânoun-e khalgh-e

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arab-e moslamân-e iran dar ahvâz" (Keyhan, 18.1.1358/1979). Le premier groupe, s'installant dans l'ancien bureau du consulat américain, se charge, sous l'égide de l'ayatollah Khaghani, de la défense de la frontière du sud de l'Iran, tandis que le second, condamnant toute forme de séparatisme, se donne comme objectif la consolidation des principes de la République islamique. 6. Voir à ce propos le conflit armé qui éclate entre l'"Organisation du peuple arabe" et les Gardiens de la Révolution et la discussion qui s'en est suivie entre le leader de cette organisation, l'ayatollah Khaghani, et le préfet du Khouzistan, Madani (Keyhan, 24 et 26.2.1358/1979). 7. Victor Pérez-Diaz, Le défi de l'espace public européen, Madrid, ASP Research Paper, 4 (b)/1994. 8. Zaki Laïdi, Le temps mondial. Enchaînements, disjonctions et médiations, Paris, Les Cahiers du Ceri, 14, 1996. 9. Selon l'expression célèbre de James Clifford. 10. Le puissant président de l'université Djâme'at os-Sadegh, dont l'enseignement délivré en arabe, en anglais et en persan est d'une grande réputation. 11. Marie Ladier, "La fécondité des ethnies principales d'Iran", CEMOTI, 16, 1993, pp. 315-335. 12. Victor Pérez-Diaz, op. cit. 13. Au mois de septembre 1995 le nombre des femmes dans les voyages organisés semble bien avoir dépassé celui des hommes (soit 1300 sur 2000 durant la semaine du 15 au 21), affirme, non sans une certaine fierté, l'un des responsables de l'Organisation de la zone franche. 14. Source: enquête par entretiens (été 1995). 15. Shahnaz Nikanjam, "The refugees of the imposed war", The Iranian Journal of International Affairs, Fall 1995, pp.645-659. 16. On estime à 100 000 le nombre de droits d'asile accordés aux ressortissants irakiens. Mais ce chiffre ne comprend ni les personnes en situation irrégulière, ni d'ailleurs celles qui ont obtenu, à cause de leur origine, la nationalité iranienne. En revanche il concerne également les Irakiens de pure souche rassemblés autour de l'ayatollah Hakim et de son gouvernement en exil. Cf. Shahnaz Nikanjam, op. cit. 17. Nous ne l'avons pas fait exprès mais ce nom a la même racine que panâh, l'abri ! 18. Gholamhossein Saidien, Dâerat ol-ma'âref-e sarzamin va mardom-e iran, Téhéran, Madjalleh elm-o zendegi, 1362, p. 69. 19. Denise Aigle, "Le rayonnement d'une grande famille du sud de l'Iran et sa contribution à la transmission du savoir sâfi'ite aux XIVème - XVème siècles", in Cahiers d'onomastique arabe, 1988-1992, pp. 1O5-161.; pour ce qui est de la richesse des dictionnaires biographiques voir également Robert Gleave, "The Akhbari-usuli dispute in tabaqat litterature: an analysis of the biographies of Yusuf al-Bahrani and Muhammad baqir al-Bihbihani", Jusûr, 10, 1994, 79-109. 20. "La société civile shiite transcende les frontières étatiques", écrit Chibli Mallat, The renewal of islamic law. Muhammad Baqer as-Sadr, Najaf and the Shi'i international, Cambridge, Cambridge University Press, 1993. 21. Chibli Mallat, op. cit. 22. Je dois beaucoup, pour cette partie concernant la relativité des frontières entre les deux rives de Shat ol-arab, à M. Pakatchi, l'éminent chercheur de la Grande encyclopédie islamique, que je tiens ici à remercier vivement. La finesse de son analyse

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et d'autres détails précieux de sa pensée n'ont hélas pu intégralement trouver place dans cette étude préliminaire. 23. Voir par exemple les travaux de Jean During sur la musique, Quelque chose se passe. Le sens de la tradition dans l'Orient musical, Lagrasse, Verdier, 1994. 24. J'ai appris vers la fin de mon séjour l'existence de cette étude à laquelle, faute de temps, je n'ai pu accéder. 25. Source: enquête de terrain, été 1994. 26. Dr. A.H. Amini, "Manâteq-e âzâd dar iran; az andisheh tâ 'amal", in Majles va pajuhesh, 6, 1372, pp. 205-218. 27. Source : enquête de terrain, automne 1995. 28. Jala Al-e Ahmad, Gharb zadegi, Téhéran, Ferdos, 1372, p. 46-47. 29. Voir son interview dans Sedâ-ye heyrat-e bidâr, Téhéran, Zemestan, 1371, pp. 473-506. 30. Gholam Ali Haddad Adel, "The image of the Arabs in iranian school books", communication présentée au Seminar on "Arab-Iranian relations : present trends and future prospects", Doha (Qatar), 11-14 septembre 1995; Sur la complexité des représentations des Arabes dans les manuels scolaires iraniens, cf. également Nouchine Yavari- d'Hellencourt, "Ethnies et ethnicité dans les manuels scolaires iraniens" in Jean-Pierre Digard, dir., op. cit., pp. 247-267. 31. Voir par exemple l'introduction de Modjtaba Minovi et Sadegh Hedayat dans Sadegh Hedayat, Maziyar, Téhéran, Amir Kabir, 1342/1963. 32. Hormis ses origines qui sont un véritable sujet de controverse, ses aventures au cours de sept voyages semblent recueillir l'unanimité des auteurs qui les relatent. Cf. par exemple Les aventures de Sindbad le marin, Paris, Phébus, 1985.

RÉSUMÉS

L'instabilité au Moyen_Orient est trop souvent expliquée par référence au seul conflit arabo_persan qu'aggraverait le clivage religieux entre Chiites et Sunnites. La réalité, qu'elle soit vue d'Iran ou par ses voisins, est beaucoup plus complexe, en raison même de la diversité des acceptions du concept « d' arabité » et des enchevêtrements géopolitiques de la région.

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Islam partagé et poids de la guerre

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L’arabie saoudite, le pèlerinage et l'Iran

Ignace LEVERRIER

1 Le protocole saoudien stipule, depuis le 28 octobre 1986, qu'il convient plus de ne s'adresser au Roi Fahd ben Abdul-Aziz Al Saoud en utilisant le terme traditionnel de "Majesté", mais le titre de Khâdim al-Haramayn, "Serviteur des Deux Lieux Saints". En redonnant vie à une appellation qui remonte au XIIème siècle et qui a été utilisée pour la première fois par le Sultan ayyoubide Saladin1, le Souverain entendait clairement s'inscrire dans la lignée de cet illustre défenseur des territoires de l'islam et réaffirmer à la face du monde qu'il n'envisageait en aucune façon d'abandonner sa haute main sur les Lieux Saints du Hedjaz, et en particulier sur le Pèlerinage.

2 Le moment choisi par le Roi, qui révélait à cette occasion qu'il envisageait ce changement de titre depuis son accession au trône, en juin 1982, n'était pas fortuit. Depuis plusieurs années, et surtout depuis le succès de la Révolution islamique en Iran, la mainmise des Al Saoud sur les centres historiques de l'Islam d'une part, leur volonté de gérer seuls ses lieux les plus vénérés, le Haram al-Charîf de la Mecque et la Mosquée du Prophète à Médine d'autre part, et leur obstination à vouloir imposer à l'ensemble des musulmans leur conception wahhabite des rites du pèlerinage, enfin, avaient suscité de fortes critiques et même une remise en cause radicale de leur légitimité de la part du régime des mollahs.

3 Les événements dramatiques qui ont marqué le pèlerinage de l'année 1987 sont, on le sait, liés à d'autres circonstances, et notamment à l'entrée dans le Golfe de la marine de guerre américaine. On peut cependant considérer que l'adoption de ce nouveau titre par le Souverain a contribué à alimenter une polémique déjà vivace entre Riyad et Téhéran. Dix ans plus tard, le Hajj demeure, en 1996, un sujet de friction entre les deux capitales et l'un des lieux privilégiés de l'expression de leurs divergences. Face aux tentatives des dirigeants iraniens de tirer parti de cet immense rassemblement annuel de croyants pour promouvoir leur vision de la religion et se poser en alternative à l'Arabie Saoudite pour le leadership de l'Islam mondial, le pouvoir saoudien entend démontrer qu'il reste l'unique maître du jeu et prouver, par une gestion dont il

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s'attache à souligner l'exemplarité, que le Roi n'usurpe en rien son titre de "Serviteur des Deux Lieux Saints". Wahhabites et chiites, une hostilité fondamentale 4 Dès la conclusion de l'alliance fondatrice entre le chef du clan des Saoud, Mohammed ibn Saoud, et l'inspirateur du mouvement wahhabite, Mohammed ibn Abdul-Wahhab, au milieu du XVIIIème siècle, la prise de la Mecque et de Médine et le contrôle des Lieux Saints sont apparus aux deux partenaires comme des objectifs essentiels pour garantir le succès durable de leur entreprise de réforme politico-religieuse.

5 Après une brève période de domination saoudienne, autour de 1805, le Roi Abdul-Aziz ibn Saoud s'empare définitivement de la ville du Prophète, en 1924, et impose son autorité aux deux Villes Saintes. Il entreprend bientôt des travaux d'agrandissement et d'embellissement tels que les Saintes Mosquées n'en ont plus connu depuis près de dix siècles. Si les enjeux financiers liés à une mise en valeur et à une fréquentation plus aisée des Lieux Saints ne lui échappent pas2, il a surtout conscience qu'à défaut d'une légitimité semblable à celle des Hachémites qu'il vient de détrôner3, il ne pourra faire accepter par l'ensemble du monde musulman sa mainmise par la force sur les centres spirituels de l'islam qu'en manifestant une attention particulière à ses temples les plus vénérés et en améliorant les conditions du pèlerinage.

6 Si l'Iran partage alors l'appréhension provoquée dans l'ensemble du monde musulman par la domination nouvelle des Wahhabites sur les Saintes Mosquées et par l'imposition généralisée de leur compréhension rigoriste des rites de l'Islam, les Chiites ne manquent pas de motifs d'inquiétude spécifiques, qui trouvent leur origine dans l'histoire. Dès leur apparition dans la partie centrale de la péninsule arabique, le Nejd, aux alentours de 1750, les disciples de Mohammad ibn Abdul-Wahhab se sont en effet comportés à leur égard comme des adversaires impitoyables. Non contents de considérer les sectateurs d'Ali comme des idolâtres et de ne leur laisser souvent le choix qu'entre la conversion au sunnisme ou la mort, ils se sont employés, par fidélité à l'enseignement de leur maître, à saccager de manière systématique les monuments funéraires et les mosquées chiites, à l'intérieur comme à l'extérieur des frontières de l'Arabie4. Les destructions effectuées à Médine même, lors et au lendemain de la prise de la ville, en 1925, ont provoqué un tollé de scandale en Irak et en Iran. Le vieux cimetière d'al-Baqî', où reposaient certains des pieux ancêtres les plus vénérés par les Chiites, dont Fatima, la propre fille du Prophète, et nombre des premiers Imâms, a été particulièrement visé. Les dégâts accomplis, le cimetière a été fermé et ceint d'un haut mur afin d'interdire l'accomplissement des visites (ziyârât) et des autres rites propres aux pèlerins Chiites, qualifiés d'hérésies (bid'a) par les rigoristes wahhabites.

7 Régulièrement agressés et malmenés sur les routes terrestres menant de leurs pays d'origine au Hedjaz, Iraniens et Irakiens ont encore en mémoire que nombre de leurs compatriotes ont jadis payé de leur vie la haine des Wahhabites pour les Chiites. Leur situation ne commence à s'améliorer qu'à partir de 1929, le Roi Abdul-Aziz s'étant enfin décidé à mettre bon ordre au zèle immodéré des Ikhwâns qu'il avait lui-même fondés pour le servir dans ses conquêtes. Mais, instruits par la situation marginalisée et précaire qui demeure jusqu'à aujourd'hui celle de leurs frères saoudiens, dans la zone orientale du Royaume, les Chiites ressentent profondément qu'ils ne sont pas les bienvenus en Arabie Saoudite. Khomeyni et la nouvelle interprétation du sens du pèlerinage

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8 La tentative du penseur iranien Ali Shariati de présenter une interprétation "progressiste" du pèlerinage provoque, au début des années 1960, l'inquiétude des responsables saoudiens pour qui progressisme équivaut à hérésie. Ce sentiment est encore renforcé quand, à partir de 1971, l'ayatollah Khomeyni recommande de faire du rassemblement annuel à La Mecque une occasion pour les musulmans "d'échanger leurs idées sur les problèmes de la Oumma et de s'informer les uns les autres sur les difficultés qu'ils rencontrent dans leurs pays"5.

9 La turbulence qui accompagne, dans diverses parties du monde musulman, le succès de la Révolution Islamique et l'instauration du régime des mollahs à Téhéran, en 1979, marque cependant une étape nouvelle dans les relations entre l'Arabie Saoudite et l'Iran. Le Pèlerinage devient l'une des principales occasions de frictions entre les deux pays. Peu enclins par nature à la confrontation, à laquelle ils préfèrent les tractations et la conciliation, les responsables saoudiens ont toléré depuis 1971 que les pèlerins chiites se livrent de façon discrète, durant l'accomplissement du rite, à une activité à leurs yeux non canonique, l'exécration des païens. Celle-ci consiste principalement alors à dénoncer la politique du Shah aux plans intérieur et extérieur. Mais ils ne peuvent feindre davantage l'ignorance sur le véritable caractère de cette manifestation lorsque les slogans et les critiques commencent à les viser eux-mêmes, directement ou indirectement.

10 Le Hajj est ce moment unique dans l'année musulmane où les conceptions différentes de l'Islam défendues par l'Arabie Saoudite et par l'Iran ont l'occasion de s'exprimer pour ainsi dire en concurrence, à la même tribune, au vu et su de plusieurs centaines de milliers de croyants, réunis dans un espace relativement confiné en provenance de toute la Oumma. Alors que l'État saoudien défend une vision quiétiste de la religion, qui restreint ses objectifs à la promotion, parfois musclée, d'un comportement individuel et collectif rigoureusement conforme à l'interprétation wahhabite de la chari'a, mais qui se refuse à mettre en cause la légitimité des gouvernants et à appeler au renversement des détenteurs de l'autorité, les religieux au pouvoir à Téhéran ont l'ambition de diffuser un Islam "révolutionnaire"6. Leur message s'adresse aux musulmans opprimés pour les inciter à ne pas se soumettre à la tyrannie, à ne pas accepter l'injustice, mais à se dresser et à se défendre contre les ennemis de Dieu, et contre leurs propres dirigeants si cela est nécessaire, afin de se libérer de toutes les oppressions, qu'elles soient d'ordre politique, économique ou culturel.

11 L'Arabie Saoudite apprécie peu ce type de discours. D'abord parce que ni le comportement personnel ni la gestion politique de ses dirigeants ne sont particulièrement exemplaires. Bien avant le "Mémorandum de Conseil"7 ou la création du Comité de Défense des Droits Légitimes8, la prise de la Grande Mosquée de La Mecque, en 1979, était déjà une mise en demeure adressée aux autorités pour qu'elles réforment leur comportement et modifient leur mode de gestion du pouvoir dans un sens plus conforme aux enseignements révélés, ou à défaut pour qu'elles se démettent. Les promesses de changement faites au lendemain de l'anéantissement du mouvement de Juhayman al-'Utaybi attestaient que le message avait été clairement perçu. Comme on le sait, ces engagements n'ont été tenus que de manière tardive et partielle9.

12 Face aux idées révolutionnaires agitées par l'Iran, le pouvoir saoudien a une autre source d'inquiétude, peut-être plus grande encore : la présence sur son sol d'une minorité chiite, sans doute relativement peu nombreuse10, mais localisée dans une zone d'importance stratégique, la région orientale du Hassa, qui abrite la majorité des puits

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de pétrole du pays. Mal intégrés économiquement, culturellement et socialement au reste de la population, en raison de l'hostilité traditionnelle des Wahhabites à leur endroit11, ces Chiites sont ouverts, du moins les responsables saoudiens en sont convaincus, à des discours de contestation en provenance de pays voisins comme l'Iran ou l'Irak, où leurs marja'as ont fait leurs études et ont parfois trouvé refuge. La crainte majeure des autorités est qu'un mouvement de rébellion au sein de cette population12, qui représente une partie non négligeable de la main d'oeuvre de l'industrie pétrochimique nationale, ne mette en péril la première source de revenus du Royaume. Les pèlerins, une foule immense malaisément contrôlable 13 La préoccupation des responsables saoudiens est encore accrue par les caractéristiques de l'énorme foule qui se presse dans les Lieux Saints à l'occasion du Pèlerinage. Au cours des dernières années, environ 2 millions de fidèles se sont agglutinés dans et autour de La Mecque, le temps de l'accomplissement du rite13. Etant donné les contraintes matérielles14 et le poids des traditions15, le temps de séjour moyen de cette foule dans le Royaume oscille entre deux semaines et un mois.

14 Au terme du Pèlerinage16, les pèlerins sont souvent dans un état de très grande fatigue. Ni l'âge, ni la maladie ne dissuadent en effet ceux qui en ont les moyens d'entreprendre le déplacement de la Mecque, car mourir dans les Lieux Saints demeure une fin enviée. Les conditions climatiques sont rudes : lorsque le Hajj se déroule en été, le thermomètre peut monter à plus de 50° à l'ombre et, durant la longue station à Arafat, celle-ci fait presque totalement défaut17. Dans la Grande Mosquée de La Mecque, sur le mont Al- Rahma, lors de la lapidation des jamarât18 ou durant la course entre Safa et Marwa, pour ne citer que quelques temps forts, la promiscuité est intense, mettant les nerfs à rude épreuve. Les conditions de repos sont précaires, l'entassement à plusieurs dans chaque chambre est la règle à La Mecque comme à Médine ; à Mina, l'hébergement se fait sous des tentes, protection dérisoire contre la fournaise de l'été ou la rigueur de l'hiver. Les déplacements répétés imposés à une telle masse de pèlerins19 favorisent enfin les tensions et les accidents. Dans ces conditions, le plus étonnant n'est pas le nombre, finalement limité, de décès de personnes malades ou âgées, mais le caractère globalement peu meurtrier de cet énorme rassemblement20.

15 Autre élément important pour saisir la complexité que revêt l'encadrement du Hajj et les risques qui peuvent en découler : la majorité des pèlerins ne sont pas arabophones. Nombre d'entre eux sont même complètement analphabètes. Les panneaux destinés à favoriser le repérage individuel ou la circulation des groupes perdent dès lors une bonne partie de leur utilité. Certes, les consignes de sécurité figurent sur les "passeports" du pèlerinage et elles sont sans cesse répétées par les guides, à Médine, ou par les mutawwafs, à La Mecque. Mais la fièvre religieuse, en particulier le désir de toucher la pierre noire durant le rite de circonvolation autour de la Ka'aba ou de se trouver le plus près possible des stèles lors des rites de lapidation à Mina, jointe à un sens relatif de la discipline chez nombre de pèlerins, sont à l'origine de quelques catastrophes21.

16 En l'absence d'études documentées, il est difficile de se prononcer sur le niveau social moyen des pèlerins. Certains, comme les Arabes originaires des pays du Golfe, viennent sans doute de pays extrêmement riches ; mais étant donné la zone géographique d'extension de l'islam, la majorité d'entre eux proviennent de contrées d'un grand dénuement. C'est sur ces "déshérités"22, considérés a priori comme un auditoire ouvert et réceptif, que les responsables saoudiens redoutent le plus l'effet immédiat des

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slogans révolutionnaires des Chiites iraniens. Certes, Africains et Asiatiques appartiennent dans l'ensemble au monde sunnite et, comme on l'a relevé, la multiplicité des langues et des idiomes rend la communication et les échanges difficiles. Mais les effets conjugués de l'épuisement, de l'énervement et de la fièvre religieuse sur ce terrain social et économique propice pourraient favoriser, c'est du moins l'appréhension récurrente des autorités saoudiennes, l'adhésion à un discours iranien qui s'emploie, aujourd'hui, à gommer les divergences doctrinales23 pour mieux faire ressortir "l'essence révolutionnaire du message coranique". La préparation du pèlerinage : un dialogue de sourds 17 Pour prévenir tout dérapage, l'Arabie Saoudite s'attache chaque année, à l'approche du Pèlerinage, à rappeler aux candidats au Hajj leurs obligations et leurs devoirs. Ces interventions qui prennent diverses formes laissent entendre que, dans l'esprit des responsables saoudiens, c'est l'Iran qui représente la source majeure de préoccupation pour le bon ordre du rassemblement. De fait, par la réaffirmation du caractère "obligatoire" de l'exécration des païens, les responsables iraniens semblent délibérément chercher à justifier leur appréhension. De ce point de vue, la préparation du Hajj de l'année en cours (1996) n'aura pas dérogé à la règle. On en jugera au rappel, ci-dessous, des principales interventions des deux parties :

18 - Suite à la diffusion par l'Arabie Saoudite des "instructions" destinées aux futurs pèlerins, indiquant en particulier "qu'aucune manifestation n'a sa place et ne sera donc tolérée durant le Hajj", le pouvoir iranien fait savoir (14 mars), par l'intermédiaire de l'hodjatoleslam Mohammad Mohammadi Rey-Chahri, responsable de sa délégation, que, conformément aux voeux du Guide de la Révolution Islamique, l'ayatollah Ali Khameneï, "la manifestation politico-religieuse d'exécration des païens aura lieu cette année à La Mecque, comme les années passées, quelles que soient les circonstances".

19 - Sans faire référence explicite à cette déclaration, le Ministère saoudien de l'Intérieur affirme, dans un communiqué publié deux semaines plus tard (28 mars) à l'intention de tous les candidats au Hajj, qu'il est "strictement interdit aux pèlerins d'introduire dans le Royaume des livres, des photos ou des tracts à caractère politique ou idéologique". Il signale que "les pèlerins qui ne respecteront pas ces règlements s'exposeront à des poursuites judiciaires et seront refoulés, conformément aux lois en vigueur".

20 - Négligeant cette mise en garde, dont elles ne peuvent ignorer qu'elle s'adresse directement à leurs ouailles, les plus hautes autorités iraniennes, le Guide Ali Khameneï et le Président Ali Akbar Hachemi-Rafsandjani, s'attachent à justifier le bien-fondé de la manifestation et affirment (3 et 6 avril) que "l'exécration des païens constitue l'esprit et le sens véritables du pèlerinage, dont elle est le rituel le plus important" et que "son organisation durant le Hajj fait partie de nos principes fondamentaux et religieux inaliénables".

21 - Peu convaincu par la précision apportée par le Président iranien - "l'exécration des païens ne vise à enfreindre ni la loi ni l'ordre en Arabie Saoudite" -, le Ministère de l'Intérieur saoudien réplique (7 avril) par un sévère avertissement : "L'Arabie Saoudite, qui n'a pas permis par le passé la tenue de tels rassemblements, ne les tolérera pas davantage cette année. Elle ne fera montre d'aucune espèce d'indulgence envers ceux qui violent les recommandations divines en organisant des réunions contraires aux rites du pèlerinage, qui mettent en péril la sécurité des pèlerins".

22 - La presse saoudienne, sur laquelle les autorités exercent un contrôle tatillon, s'engage alors dans une dramatisation des plus orchestrées. Elle martèle, à l'intention

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des opinions publiques intérieure et extérieure : "Brandir des portraits de dirigeants, distribuer des tracts et manifester ne figurent pas dans le rituel du Pèlerinage. Le Royaume restera vigilant face à ces déviations que la religion ne cautionne pas. Les forces de sécurité sont prêtes à affronter ceux qui oseraient porter atteinte à la sécurité des pèlerins comme à la sainteté et à la sûreté du pèlerinage" (al-Jazîra). Et elle menace : "Ils seront châtiés conformément à la loi coranique et aux intérêts saoudiens" (al- Yawm).

23 - Pour ne laisser planer aucun doute sur la détermination de Riyad, le ministre du Pèlerinage précise à son tour, à la veille du mois de dhû l-hijja (17 avril), que les autorités "ne toléreront aucun slogan et ne permettront sous aucun prétexte la moindre manifestation lors du Pèlerinage". Il affirme : "Nous sommes responsables de la sécurité des fidèles. Ceux-ci viennent accomplir un devoir religieux dénué de tout objectif de propagande politique. Leur sécurité impose d'écarter tout ce qui peut leur nuire ou susciter des divisions entre eux".

24 - Fort de la caution de personnalités sunnites éminentes, comme le cheikh Sayyed Mohamed Al-Tantâwi, nouveau Recteur d'al-Azhar (16 avril), ou le Grand Mufti du Royaume, le cheikh Abdul-Aziz ben Bâz (19 avril), le Ministère de l'Intérieur saoudien attire l'attention des pèlerins (19 avril) sur le fait que, "soit en toute bonne foi, soit en vue de les utiliser à l'occasion du pèlerinage, quelques fidèles ont apporté avec eux des choses prohibées". Il en profite pour redire que "l'introduction de livres, photos ou tracts à caractère politique, idéologique ou destinés à la propagande, est strictement interdite" et que "les réfractaires s'exposeront à des punitions dissuasives, conformément à la loi".

25 - Pour démontrer que la vigilance est extrême et qu'elle ne saurait être prise en défaut, le Ministère de l'Intérieur révèle au même moment (18 avril) que les services de sécurité du Royaume ont intercepté quelques jours plus tôt (29 mars 1996) un véhicule en provenance du Liban, chargé de plusieurs dizaines de kilos d'explosifs. La presse, à laquelle les autorités se sont pourtant gardées de préciser que les Saoudiens arrêtés dans le cadre de cette affaire étaient tous de confession chiite, émet l'hypothèse, dans ses commentaires, que des "ennemis du Royaume disposant d'agents en Arabie Saoudite pourraient avoir planifié des attentats dans les Lieux Saints durant le Pèlerinage, pour jeter le doute sur la capacité des responsables à assumer la sécurité des pèlerins".

26 - Dernier à entrer en lice, le Prince Nayef ben Abdul-Aziz, frère du Roi et Ministre de l'Intérieur, indique (20 avril), au terme d'une visite d'inspection dans les Lieux Saints durant laquelle il s'est particulièrement intéressé aux questions de sécurité : "Nous avons informé les pèlerins iraniens que nous nous opposerons avec fermeté à toute tentative de manifestation ou de rassemblement lors du Pèlerinage". Et pour que nul ne doute des capacités de la police saoudienne, il révèle que celle-ci vient de mettre la main, "sans aide intérieure ou extérieure d'aucune sorte", sur les auteurs de l'attentat d'Olaya24. Entre intransigeance et conciliation, la quête d'un modus vivendi 27 Ces avertissements répétés sont justifiés, dans l'esprit des responsables saoudiens, par les incidents souvent tragiques qui ont marqué le Pèlerinage depuis l'arrivée des religieux au pouvoir à Téhéran. Parallèlement à un accroissement régulier du nombre de pèlerins originaires d'Iran25, la Mecque et Médine sont en effet devenus au fil des ans

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le théâtre d'affrontements de plus en plus sérieux qui ont atteint leur paroxysme en 1987.

28 Après une sorte de round d'observation de deux années, en 1979 et 1980, les choses commencent à dégénérer en 1981. En réponse aux slogans politiques proférés par les Iraniens dans les Lieux Saints, les forces de sécurité saoudiennes interviennent cette année là. Les heurts violents entre les deux camps entraînent la mort de l'un des pèlerins. Trop heureux de cet incident qui apporte des arguments à sa dénonciation de "l'incapacité des Al Saoud à gérer les Lieux Saints", l'ayatollah Khomeyni désigne l'année suivante l'hojatoleslam Musawi Khoiniha26 comme son représentant personnel au Pèlerinage. De nouvelles échauffourées avec la police, dans les deux villes saintes, aboutissent à son arrestation à la Mecque. Remis en liberté, mais arrêté à nouveau à Médine pour avoir mené des manifestations non autorisées au cimetière d'al-Baqî', il est finalement expulsé.

29 Les années 1983 à 1985 marquent une pause dans les débordements. Les tensions au plan international n'entraînent que des incidents mineurs entre pèlerins irakiens et iraniens, en 1984. En revanche, en 1986, la situation connaît une très sérieuse dégradation avec l'arrestation de plus d'une centaine de pèlerins iraniens à leur arrivée à Djedda et leur emprisonnement durant plusieurs semaines pour "tentative d'introduction dans le Royaume d'armes et d'explosifs"27. Cet incident, délibérément suscité par des Gardiens de la Révolution, provoque la colère des autorités saoudiennes, mais aussi celle des responsables iraniens du Pèlerinage28 qui avaient monnayé et obtenu un compromis avec Riyad : en échange d'une limitation volontaire du nombre de leur pèlerins en dessous de la barre des 150 000, les Iraniens étaient autorisés à pénétrer dans le cimetière d'al-Baqî' et à organiser deux rassemblements, un dans chacune des deux Villes Saintes, dans des lieux retirés et selon des formes29 et un contenu30 précisément définis.

30 Intervenant dans un contexte régional très tendu, en raison de l'entrée dans le Golfe de la marine américaine afin d'assurer la sécurité du trafic maritime, le Pèlerinage de 1987 connaît pour sa part un dénouement dramatique. Alors que les autorités saoudiennes, sur le qui vive depuis la découverte des armes et explosifs l'année précédente, étudient secrètement avec les responsables de la délégation iranienne les modalités d'une manifestation discrète, fixée au 2 août, les pèlerins chiites bravent toutes les interdictions. Sous la conduite à nouveau de Gardiens de la Révolution, ils organisent une manifestation à Médine, le 27 juillet, et occupent l'une des avenues principales menant à la Grande Mosquée de la Mecque, quatre jours plus tard. Incapables de s'opposer par des moyens pacifiques à une foule de 50 à 60 000 personnes brandissant des banderoles, criant des slogans, agitant des portraits du Guide de la Révolution islamique, et dont certaines sont munies de couteaux, la Garde Nationale saoudienne postée aux abords immédiats de la Grande Mosquée cède à la panique et fait usage de ses armes à feu31.

31 A l'approche du Pèlerinage de 1988, il apparaît que l'Arabie Saoudite et l'Iran seront dans l'incapacité de parvenir à un accord. Les responsables saoudiens, qui ont fait adopter entre temps par l'Organisation de la Conférence Islamique un système de quota, justifié par "des travaux de rénovation dans les Saintes Mosquées", exposent à la délégation de Téhéran chargée de la préparation du Pèlerinage qu'ils ne pourront admettre que 45 000 Iraniens au cours des cinq années à venir. Par ailleurs, et suite aux graves événements de l'année précédente, ils se voient contraints d'interdire cette fois-

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ci formellement toute manifestation dans les Lieux Saints. Les représentants iraniens insistent malgré tout pour obtenir l'autorisation d'envoyer 150 000 pèlerins, fondant leur revendication sur la frustration ressentie par leurs compatriotes auxquels les portes des sanctuaires de Najaf et Karbala, en Irak, sont toujours fermées en raison de la guerre. S'agissant de l'exécration des païens, la délégation réaffirme qu'il n'est pas question d'y renoncer puisque cette manifestation représente pour leurs pèlerins "un droit et un devoir".

32 Les deux parties campant sur leurs positions, la délégation iranienne se retire en accusant l'Arabie Saoudite "d'interdire aux Iraniens d'effectuer le Pèlerinage". Les responsables saoudiens rejettent l'accusation et répliquent que "si le gouvernement iranien ne veut pas envoyer de pèlerins cette année, c'est son affaire. Mais s'il a l'intention de provoquer des troubles et de perturber le Pèlerinage comme il l'a fait en 1987, le consensus islamique s'y opposera et l'en empêchera". Il n'y a donc pas de pèlerins iraniens à la Mecque cette année là32. Mais les choses n'en restent pas là : croyant discerner la main de l'Iran dans les attentats à l'explosif qui viennent de frapper des installations pétrochimiques dans sa province orientale à forte minorité chiite, l'Arabie Saoudite rompt33 ses relations diplomatiques avec Téhéran.

33 Toutefois, soucieux de ne pas fournir d'arguments à ses adversaires en paraissant interdire l'accès aux Lieux Saints, le pouvoir saoudien exprime dès le mois d'octobre de la même année son souhait de voir "se dissiper les problèmes limités" entre les deux pays et formule les trois conditions qu'il met à une normalisation : ne pas troubler l'ordre du Pèlerinage, c'est-à-dire renoncer à la manifestation d'exécration ; accepter le contingent limité de pèlerins "fixé par l'OCI" pour la durée prévue des travaux de rénovation des Saintes Mosquées ; reconnaître les droits de l'Arabie Saoudite sur les Lieux Saints.

34 Aucun terrain d'accommodement n'ayant été trouvé entre les deux parties, en dépit de tractations secrètes et de l'acceptation par l'Arabie Saoudite d'un quota iranien en légère augmentation, en échange du renoncement par l'Iran à son rite d'exécration, les Iraniens boycottent à nouveau le Pèlerinage les deux années suivantes. Ils échappent ainsi, du moins en partie, aux suspicions qui n'auraient pas manqué de se porter sur eux lors des incidents qui se produisent ces années là : un double attentat à la bombe contre un édifice et un pont commis par des Chiites koweïtiens, en 198934 ; une bousculade meurtrière dans un tunnel menant à Mina, en 199035.

35 L'occupation du Koweït par l'Irak et la guerre du Golfe entraînent un rapprochement puis la reprise des relations diplomatiques entre les deux pays36. Les Iraniens font alors un retour en force dans les Lieux Saints. Durant les années 1991 à 1993, leur quota est exceptionnellement porté à 120 000 par an, soit le double de celui qu'il aurait dû être, pour compenser les trois années durant lesquelles Téhéran s'est abstenu d'envoyer ses pèlerins. En contrepartie, les responsables iraniens se plient avec plus ou moins de bonne volonté à l'accord conclu avec Riyad : pas de manifestation, même dans les campements, mais un rassemblement dans un lieu extérieur convenu, au cours duquel l'usage de haut parleurs est toléré pour la seule diffusion du prêche de l'un de leurs mollahs.

36 Violant les accords, les conservateurs de la droite religieuse proche du nouveau Guide de la Révolution, Ali Khameneï, organisent cependant une cérémonie d'exécration bruyante en 1993. En représailles, les Saoudiens annoncent que "les mesures de compensation n'ayant plus lieu d'être, puisque trois années de double quota ont permis

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de satisfaire les demandes accumulées37 pendant les trois année d'abstention, le nombre d'Iraniens autorisés à effectuer le Pèlerinage est dorénavant ramené à 60 000"38. Les tractations engagées entre les deux parties n'ayant abouti à rien, les Iraniens se voient contraints de limiter leur participation. Placés sous étroite surveillance durant leur temps de séjour dans les Lieux Saints, ils n'ont d'autre alternative que d'effectuer leur exécration des païens à l'intérieur de leur campement.

37 A l'occasion du Hajj de 1995 se met finalement en place une sorte de scénario type, qui préfigure ce que pourraient être les rapports entre l'Arabie Saoudite et l'Iran à l'occasion du Pèlerinage durant les années à venir :

38 - Le premier acte, qui se joue plusieurs mois avant le Pèlerinage, permet aux deux parties d'exposer leur position : "comme tous les ans, nous accomplirons notre rite d'exécration des païens, sous une forme ou sous une autre, car c'est pour nous un droit et un devoir", affirment les Iraniens ; "nous ne le permettrons pas plus que les années passées, parce que cette manifestation est contraire aux enseignements du Prophète et source de danger pour le Pèlerinage et les pèlerins", répliquent les Saoudiens.

39 - Au cours du deuxième acte, qui dure jusqu'à la veille du Pèlerinage, les mêmes affirmations sont reprises, avec de part et d'autre un souci de dramatisation croissante, chacun citant à l'appui de sa thèse les prises de positions émanant de hautes personnalités religieuses.

40 - Le troisième acte met en scène les véritables acteurs du drame : d'un côté, la foule des pèlerins iraniens que tentent de galvaniser des responsables décidés à effectuer la manifestation ; de l'autre, les forces de l'ordre saoudiennes, dont les dirigeants, sur le pied de guerre, s'affirment prêts à utiliser la manière forte pour entraver l'accomplissement du "sacrilège".

41 - Révélant une sorte de connivence entre les deux camps, qui a permis d'atteindre un consensus sur une formule satisfaisante pour les deux parties, l'exécration des païens se déroule, au cours du quatrième acte, de manière discrète et sous des formes édulcorées.

42 - Ce qui permet à chacun, au cours du cinquième et dernier acte, de se considérer comme vainqueur et de crier victoire. L’exécration des païens, un "devoir" vs une "hérésie"

43 Susceptible de prendre des formes très diverses, en fonction des circonstances, de la tolérance manifestée par les Saoudiens et de la résolution des dirigeants iraniens, l'exécration des païens39 est, pour les Chiites, un rite juridiquement et religieusement fondé. Si l'on excepte quelques voix discordantes40, les religieux iraniens paraissent unanimes à considérer que "le Pèlerinage n'est pas moins une activité politique que religieuse" et qu'en dénonçant "le régime sioniste usurpateur", "les ennemis de l'Islam et des musulmans" ou "la dépendance croissante des Etats musulmans de la région à l'égard du Grand Satan, du Moyen Satan et du Petit Satan"41, ils se situent dans la droite ligne de la sunna du Prophète. Ils rappellent que celui-ci s'est adressé aux croyants réunis autour de lui lors du "Pèlerinage de l'Adieu" pour leur léguer un ultime message. Raisonnant par analogie, ils estiment que prendre la parole pour haranguer les pèlerins, en particulier durant la longue station sur le Mont al-Rahmah, dans la Vallée d'Arafat, ne saurait donc être qualifié "d'innovation blâmable".

44 Quant aux autres formes de manifestations : marches, défilés, slogans, lecture de messages, distribution de tracts, ..., elles se justifient, selon la majorité des responsables

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iraniens, par le fait que, cinquième "pilier" d'une religion qui ne connaît pas de séparation tranchée entre dîn et dawla, le Pèlerinage a un aspect politique dans la mesure où il est l'occasion pour la communauté musulmane tout entière, et pas seulement pour les croyants réunis dans les Lieux saints, de prendre conscience de l'étendue et de la force de la Oumma. D'ailleurs, de nombreux responsables et intellectuels sunnites eux-mêmes ont jadis parlé et parlent encore à cet égard de "Congrès annuel du monde musulman"42, développant l'idée que le sacrifice offert à Mina symbolise la reconnaissance par le croyant de "la nécessité de sacrifier sa propre vie dans la lutte pour la cause de l'Islam"43.

45 Pour le pouvoir saoudien, en revanche, il n'est pas question d'admettre une manifestation qui ne dispose, selon les oulémas wahhabites, d'aucun fondement dans l'islam et qui ne représente donc ni plus ni moins qu'une bid'a, c'est-à-dire une hérésie. A la coutume prétendument instaurée par le Prophète, mise en avant par les Iraniens, les responsables saoudiens opposent un verset du Coran qui énonce : "Pas de dispute pendant le Pèlerinage"44. Selon les théologiens et juristes du Royaume, qui disposent sur cette question de l'appui inconditionnel des voix les plus autorisées de l'islam sunnite, les manifestations chiites doivent être réprouvées au moins pour deux raisons : elles portent atteinte à l'unité de la communauté, puisqu'elles portent en elles-mêmes un risque de fitna, c'est-à-dire de division; elles font peser sur cette même communauté une menace de fawda, c'est-à-dire d'anarchie. Au danger religieux, s'ajoute donc un danger politique.

46 Afin de prévenir ces risques, les autorités saoudiennes mettent en oeuvre chaque année, à l'occasion du Pèlerinage, toute une série de mesures :

47 - Elles délèguent dans toutes les mosquées de La Mecque des dizaines de prédicateurs, assistés d'étudiants en sciences religieuses, auxquels elles assignent pour mission d'exhorter les fidèles, à l'occasion des principales prières quotidiennes, à "s'acquitter du Pèlerinage dans l'esprit et selon les rites prescrits par le Prophète". Si leurs discours, d'inspiration fortement wahhabite, ne recueillent pas forcément l'adhésion de tous, du moins ces orateurs ont-ils l'avantage, aux yeux des autorités, d'occuper les lieux, de regrouper autour d'eux les fidèles pendant les heures non occupées par l'accomplissement des rites, et donc de diminuer d'autant l'auditoire et l'influence potentielle des religieux chiites auxquels il pourrait venir à l'idée d'haranguer les pèlerins.

48 - Elles répètent, de façon quotidienne, sur les ondes de la radio, dans la majorité des langues utilisées par les hôtes de la Maison de Dieu, les conditions d'un Pèlerinage valide. Les quotidiens participent à cet effort de conscientisation en diffusant, dans des pages spéciales en diverses langues, les fatwas des principaux oulémas wahhabites sur le Hajj.

49 - Elles mobilisent les membres de l'Organisation pour la Promotion de la Vertu et la Répression du Vice45, c'est-à-dire les moutawwa's composant la police religieuse. Ceux-ci ont pour mission, durant le Hajj, de veiller à ce que tous les pèlerins, y compris les Iraniens, satisfassent au rituel du Pèlerinage tel que défini par les savants wahhabites et respectent, le temps de leur présence dans les Lieux Saints, les us et coutumes du Royaume. Ils disposent des arguments nécessaires pour convaincre et, sûrs de bénéficier d'un soutien absolu des autorités, ils n'hésitent pas à les utiliser.

50 - Enfin, elles déploient dans La Mecque les forces de police, les éléments de la Garde Nationale ou les troupes du Ministère de l'Intérieur qui leur semblent nécessaires pour

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garantir la sécurité publique, c'est-à-dire en premier lieu pour dissuader les pèlerins iraniens d'effectuer les manifestations qu'ils pourraient avoir projetées. A titre d'illustration, ce sont 25 000 hommes qui ont été affectés, durant le Pèlerinage de 1995, à la surveillance et à l'encadrement des seuls pèlerins iraniens, hébergés, pour ne pas dire relégués, dans divers quartiers circonscrits par de larges avenues et isolés les uns des autres, et de ce fait aisément contrôlables. Conformément à leurs consignes, ces forces de sécurité ont tantôt facilité le déplacement de ces pèlerins, et tantôt contribué à entraver leurs mouvements pour neutraliser toute velléité de regroupement ou de manifestation.

51 En dépit de ce dispositif complexe, qui allie les tentatives de conviction aux mises en garde et à la répression, les pèlerins iraniens effectuent quasiment chaque année leur rite d'exécration des païens. Instruits par les leçons du passé, les responsables saoudiens sont en effet aujourd'hui conscients qu'ils ont moins à redouter d'un rassemblement autorisé, se tenant dans un lieu déterminé et sous une forme édulcorée, que d'une manifestation sauvage intervenant comme une réaction de colère à la suite d'un refus. La stratégie iranienne : une entreprise de délégitimation 52 En accordant une satisfaction limitée aux responsables iraniens et en leur permettant de sauver la face, le pouvoir saoudien cherche sans doute à préserver la sécurité du Pèlerinage. Mais il tente peut-être surtout, en écartant un motif potentiel d'irritation, de prévenir ou d'atténuer les remises en cause de la légitimité de son autorité sur les Lieux Saints, qui font partie intégrante, depuis le succès de la Révolution islamique à Téhéran, du discours des responsables iraniens. Depuis leur arrivée au pouvoir, en 1979, les religieux ont entamé, dans le cadre de la promotion de leur islam révolutionnaire, une critique radicale du régime saoudien. Elle trouve sa source aussi bien dans le champ religieux, c'est-à-dire dans l'opposition Chiites-Sunnites, que dans les aléas de la situation politique, dans l'appui de Riyad à Bagdad durant la guerre Irak- Iran, par exemple. Pour les responsables iraniens, le régime wahhabite des Al Saoud représente le principal obstacle religieux, politique et économique à leur ambition de se poser en guides de l'islam mondial et à leur volonté de faire de l'Iran le modèle du véritable État islamique. Ils ont donc entrepris d'en saper les fondements en soulignant, de diverses manières, son caractère illégitime.

53 Rappelant le verset coranique bien connu, "Quand les rois entrent dans une cité, ils la saccagent et ils font de ses plus nobles habitants les plus misérables des hommes" 46 et citant l'adage célèbre, "Pas de roi en Islam", les responsables iraniens mettent d'abord en cause la prétention de la dynastie saoudite à exercer le pouvoir et à s'y maintenir par voie héréditaire. Rien n'est plus opposé au principe chiite de la velâyat-e faqîh, "principe fondamental de la République islamique" selon lequel "l'autorité appartient aux oulémas, et en premier, parmi eux, aux juristes religieux"47, que la détention et la transmission du pouvoir au sein d'une famille qui n'a jamais brillé par sa science et rarement par sa religiosité.

54 La comparaison entre le régime du Chah et celui mis en place par Abdul-Aziz Ibn Saoud inspire aux religieux une critique en règle du comportement politique de la famille royale. Selon les moments, en fonction en particulier du contexte régional et de l'état des relations bilatérales, cette dernière se voit adresser, soit directement par les responsables iraniens, soit par l'intermédiaire de la presse qu'ils inspirent, de nombreux reproches : d'exercer un pouvoir tyrannique et sans partage ; de régner par

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la terreur et l'injustice ; de dilapider les ressources de l'Etat ; de gérer de manière inique la richesse nationale ; de conclure des alliances avec des régimes athées, que ce soit pour les soutenir - on pense à l'Irak durant la première Guerre du Golfe - ou pour se placer sous leur protection - comme avec les Etats-Unis - ; de consentir, toute honte bue, à la paix avec l'État d'Israël que des puissances ennemies de l'Islam tentent d'imposer, etc.

55 Sur le plan religieux, les responsables iraniens dénient aux Al Saoud le droit à revendiquer un quelconque leadership sur la Oumma : leur comportement privé ne mérite ni respect ni admiration ; le wahhabisme, sur lequel ils fondent en partie leur légitimité, n'est qu'une "secte", aussi intolérante qu'elle est minoritaire, isolée et déconsidérée au sein du monde musulman, si ce n'est même carrément hérétique ; leurs oulémas ne sont que des savants de cour, des valets à leur solde, disposés, moyennant honneurs et prébendes, à promulguer toutes les fatwas nécessaires à la défense de leurs intérêts communs et à justifier religieusement toutes les positions imposées par les protecteurs américains du Royaume48.

56 Dans leur ignorance et leur aveuglement doctrinal, reprochent-ils encore, les Al Saoud ont volontairement détruit ou laissé détruire, ce qui revient au même, plusieurs dizaines d'édifices religieux vénérables et de monuments historiques appartenant au patrimoine commun de tous les musulmans, préservés par tous ceux qui avaient précédemment exercé leur autorité sur les Lieux Saints. Ils citent à ce propos : le premier mihrab de la Mosquée al-Qiblatayn de Médine, utilisé lorsque la prière se faisait tournés vers Jérusalem ; le Dar al-Arqam, lieu de réunion des premiers musulmans à La Mecque ; la maison du Compagnon Abu Ayyûb al-Ansârî, qui avait hébergé le Prophète lorsqu'il s'était réfugié à Médine ; la tombe de Hamza, oncle de Mohammad, tombé en l'an 3 de l'Hégire au cours de la bataille d'Ohod ; les mausolées abritant les dépouilles des Compagnons du Prophète et d'autres illustres martyrs, à l'intérieur du cimetière d'al-Baqî'...

57 Pour les religieux chiites, imposer dans les Lieux Saints en général, et durant le Pèlerinage en particulier, les seules pratiques admises par les Wahhabites, relève de l'abus de pouvoir. Les Saintes Mosquées et les Villes Saintes n'appartiennent à personne en propre. Elles sont le bien commun de toute la communauté musulmane, des non-Arabes comme des Arabes, des Chiites comme des Sunnites. C'est pourquoi, affirment-ils, "il faut retirer la gestion des Lieux Saints aux descendants d'Abdul-Aziz et la confier à un Conseil dans lequel seront représentées toutes les nations de l'Islam"49.

58 Les incidents sanglants de La Mecque, en 1987, ont conduit les responsables iraniens à poser la même question en des termes plus virulents encore : puisque les Al Saoud se sont eux-mêmes disqualifiés en violant la trêve sacrée du Hajj50 et en faisant parler les armes contre les pèlerins, et puisqu'ils ont aggravé leur cas en fermant les portes de La Mecque et de Médine devant des candidats au Pèlerinage, en 1988, ce qui revenait à leur interdire l'accomplissement d'un devoir prescrit par Dieu, il convient non seulement de "venger les martyrs" mais aussi de "libérer définitivement les Lieux Saints de l'emprise des Wahhabites"51, dont l'incapacité a été plus que démontrée.

59 L'agitation organisée en actes et en paroles par les Iraniens, durant et autour du Pèlerinage, attire évidemment l'attention. Toutefois, il convient de le souligner, elle ne constitue que le volet le plus visible d'une stratégie beaucoup plus large qui vise à contester la domination saoudienne sur l'ensemble du monde musulman et à contrecarrer l'influence de Riyad et des organisations religieuses que le Royaume

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contrôle. Afin de promouvoir le projet dont ils sont porteurs pour le monde islamique, un projet inspiré par une compréhension de l'islam aux antipodes de celle des Saoudiens, les responsables iraniens s'efforcent, depuis le début des années 1980, et parallèlement à leur action dans les Lieux Saints, de se montrer présents et actifs dans l'ensemble des domaines traditionnellement dominés par les Saoudiens :

60 Parmi les nombreuses initiatives prises à cette fin, on peut citer pêle-mêle :

61 - l'organisation de manifestations internationales - Conférence sur la Pensée Islamique, Congrès Mondial des Imams du Vendredi et des Dirigeants de la Prière - conçues pour signifier la reconnaissance de l'autorité morale et idéologique de Téhéran, en milieu sunnite aussi bien que chiite, et destinées à offrir une sorte d'alternative à la Ligue Islamique Mondiale, une structure créée, logée, financée et dominée par l'Arabie Saoudite52;

62 - la réunion d'une Conférence de Solidarité avec le Peuple Musulman de Palestine, destinée à fédérer les oppositions politiques et religieuses aux négociations avec l'État hébreu, à critiquer les Organisations et les États, comme l'Arabie Saoudite, ayant donné leur accord aux principes définis lors de la Conférence de Madrid, et à apporter un soutien aux mouvements islamistes palestiniens;

63 - le lancement d'une agence internationale de presse, l'Islamic News Agency, destinée en principe à "servir les intérêts de tous les peuples musulmans", mais beaucoup plus soucieuse en réalité de concurrencer l'International Islamic News Agency, dépendant de l'Organisation de la Conférence Islamique, et à ce titre également dominée par le lobby pro-saoudien;

64 - le développement du service en langue arabe de Radio Téhéran, afin de briser le monopole politico-religieux saoudien sur les ondes et de fournir aux populations chiites des Etats arabes du Golfe une information conçue et réalisée pour répondre à leurs besoins;

65 - le projet de création d'un Marché Commun Islamique, qui se présente comme une simple alternative, dépourvue d'objectifs originaux, au Centre Islamique pour le Développement du Commerce, un autre organe spécialisé de l'O.C.I.;

66 - l'accueil des mouvements et organisations islamistes sunnites, clients traditionnels du Royaume, auxquels les responsables saoudiens ne sont plus en mesure, à titre provisoire, ou ne souhaitent plus, de manière définitive, apporter leur soutien moral et/ou financier;

67 - l'appui à la création, voire au fonctionnement, de mouvements d'opposition chiite parmi les Arabes du Golfe, éventuellement par le relais du Hizbollah libanais. Le roi, un gardien des lieux saints fidèle et zélé 68 Si, de l'avis des dirigeants saoudiens, cette stratégie iranienne de délégitimation ne représente pas un danger véritable, à l'heure actuelle, pour leur domination sur les Lieux Saints et leur leadership sur le monde musulman, elle peut néanmoins jeter le trouble dans certains esprits et fournir un argument supplémentaire aux velléités de certains États, organisations ou individus, d'échapper à l'orbite saoudienne. C'est pourquoi les responsables du Royaume conçoivent chaque année davantage le Pèlerinage comme l'occasion d'une gigantesque campagne publicitaire et interprètent le succès du Hajj comme un plébiscite en faveur des Al Saoud. Dans les déclarations, les articles de presse, les émissions à la radio et à la télévision, comme dans les brochures qu'ils diffusent à cette occasion, ils développent trois idées essentielles, dont chacune

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suffit à elle seule, selon eux, à confirmer la légitimité de celui d'entre eux qui assume le rôle de Serviteur des Deux Lieux Saints et à fonder la reconnaissance de son rôle éminent au sein de la Oumma.

69 1) Chiffres à l'appui, ils exposent d'abord que personne, dans l'histoire de l'islam, n'a autant fait pour les Lieux Saints que les Al Saoud. Ils rappellent à ce propos qu'au cours des dix dernières années seulement, ce sont près de 20 milliards de dollars qui ont été dépensés par eux pour permettre aux principaux sanctuaires de l'Islam d'accueillir le plus grand nombre possible de pèlerins. Aujourd'hui, le Haram al-Charîf peut contenir en même temps, entre salle de prière, cours et terrasses, le nombre impressionnant d'un million de fidèles. Avec les places qui entourent l'édifice de tous côtés, ce nombre atteint pratiquement le double. Quant à la Mosquée du Prophète, elle peut abriter 250 000 orants à la fois.

70 Ces transformations, font-ils remarquer ensuite, ont été réalisées pour le bien-être des fidèles. Pour assurer leur sécurité, les accès au sanctuaire de la Mecque ont été élargis et leur nombre a été porté à 49. Leur confort n'a pas été oublié : les escaliers mécaniques intérieurs ont été multipliés, tout comme les points d'eau et les centres des secours. Afin de leur permettre de supporter au mieux les dures conditions climatiques et la promiscuité durant les prières, un système d'air conditionné sophistiqué, efficace et silencieux, a été installé, ainsi qu'un système de distribution d'eau glacée, tirée dit- on du puits de Zemzem.

71 Ces travaux ont permis enfin, selon la presse saoudienne, de redonner aux Saintes Mosquées le lustre qu'elles auraient dû toujours conserver mais que les vicissitudes des temps, les négligences de leurs prédécesseurs et les restaurations maladroites ont contribué à leur faire perdre. Les statistiques, que les journaux reproduisent complaisamment dans leur intégralité, ne laissent rien ignorer de la qualité, de la quantité et du prix de chacun des matériaux utilisés, pas plus que de la taille, de la superficie et de la hauteur de chacun des édifices rénovés.

72 2) Les responsables saoudiens n'omettent pas de rappeler, d'autre part, que des sommes tout aussi considérables ont été prélevées et continuent de l'être sur les revenus du pétrole, considéré dans le discours officiel comme "un don de Dieu", afin d'améliorer l'accueil et le confort des pèlerins. Au cours des dernières années, font-ils remarquer, les efforts ont été centrés sur le logement et sur la sécurité des déplacements, deux domaines dans lesquels de graves incidents avaient occasionné dans un passé récent des pertes humaines.

73 S'agissant du logement, l'Etat saoudien a d'abord exproprié et dédommagé les propriétaires des terrains jouxtant les Lieux Saints, sur une partie desquels s'élèvent désormais des hôtels et des résidences destinés aux pèlerins. Là où l'édification de locaux en dur est impossible, comme à Mina, la propagande saoudienne affirme que les tentes mises à la disposition des pèlerins sont maintenant ignifugées et que les risques d'incendie53 sont donc conjurés54.

74 Les médias saoudiens indiquent avec fierté que l'État a investi des millions de rials dans la construction, à Djedda, d'un aéroport qui ne fonctionne que durant le Pèlerinage, capable d'accueillir simultanément 34 avions gros porteurs et de traiter 80 000 pèlerins par jour. Ils rappellent tout aussi volontiers le percement de tunnels et l'édification de passerelles, véritables autoroutes pour piétons, destinés à raccourcir les distances entre les lieux visités durant l'accomplissement du rite et à permettre une circulation plus sûre et plus aisée. Ils précisent à ce propos que les graves incidents de

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1990 et de 1994 ne sont pas à imputer à l'incompétence ou à la négligence des responsables saoudiens, mais qu'ils sont le résultat de l'indiscipline de certains pèlerins.

75 Les pages que les journaux saoudiens publient en différentes langues à l'intention des pèlerins étrangers durant le Hajj, énumèrent par ailleurs, avec une lourde insistance sur leurs coûts, les initiatives prises par les responsables pour rendre l'accomplissement du Pèlerinage aussi facile et reposant que possible. La liste de ces mesures est longue : mobilisation de 15 000 cars et autobus pour assurer le transport vers et depuis Arafat ; vaporisation d'eau froide pour rafraîchir l'atmosphère le long du trajet menant vers Mina ; distribution de plusieurs millions de sachets d'eau réfrigérée durant tout le Pèlerinage ; distribution de repas chauds lors de la station à Arafat ; mise en place, dans tous les quartiers et sur tous les sites, d'énormes containers capables d'effectuer le compactage et la neutralisation des ordures ; organisation de l'abattage rituel dans des usines modernes, offrant toutes les garanties, de sécurité et conditionnement sur le champ la chair des animaux offerts en sacrifice pour l'exporter en direction des pays musulmans les moins favorisés ; fourniture de rasoirs à usage unique, crainte du sida oblige, aux coiffeurs devant qui les pèlerins doivent se présenter pour quitter l'état de sacralisation ; etc.

76 La presse n'omet pas de signaler enfin que, pour assurer le bon fonctionnement de l'énorme infrastructure nécessaire à l'accueil, à l'hébergement, au transport, à l'approvisionnement et aux soins requis par cette masse de pèlerins, le gouvernement du Serviteur des Deux Lieux Saints se transporte dans sa totalité à la Mecque le temps du Pèlerinage, et que l'État saoudien mobilise plusieurs centaines de milliers de personnes, dont plusieurs dizaines de milliers de volontaires. En revanche, il est vrai, elle reste muette sur la nature exacte des mesures de sécurité, c'est-à-dire sur le nombre de soldats ou d'agents en civil répartis dans les emplacements les plus sensibles, sur l'activité des hélicoptères qui surveillent constamment les regroupements et les déplacements de pèlerins, de même que sur le système de télévision en circuit fermé permettant de contrôler l'ensemble de la Ville Sainte.

77 3) Ayant démontré, de leur point de vue, par cette mise en exergue des réalisations saoudiennes, que le Roi peut légitimement revendiquer le titre dont il s'honore, les journaux du Royaume s'efforcent ensuite de suggérer, en alignant d'autres chiffres tout aussi impressionnants, que le Souverain exerce une sorte de patronage de fait sur l'ensemble de la communauté islamique. Loin d'utiliser en effet les ressources considérables générées par le pétrole pour la satisfaction des seuls besoins du pays ou pour l'enrichissement de ses seuls habitants, les souverains successifs ont toujours consacré une part non négligeables de ces revenus à la promotion et au soutien de l'islam dans le monde.

78 Cet appui prend d'abord la forme de construction de lieux de culte. Selon les statistiques du Ministère des Affaires Islamiques, le Royaume a financé partiellement ou intégralement, durant le demi-siècle écoulé, l'édification de plus de 1 500 mosquées, réparties sur les cinq continents. En Europe seulement, pour répondre aux besoins des communautés musulmanes, il a dépensé plus de 70 millions de dollars. Parallèlement, il a contribué ou pris à sa charge la construction de 210 centres islamiques, dont 18 aux États-Unis et au Canada. Il assume aussi la charge financière de plusieurs chaires d'études islamiques, créées dans certaines grandes universités du nord55.

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79 Dans le cadre de son soutien à la propagation de l'islam, et outre l'appui qu'il apporte à la Ligue Islamique Mondiale et à son millier de missionnaires répandus sur tous les continents, le Royaume imprime et distribue chaque année à ses frais, par le biais d'une fondation créée à cet effet, plusieurs millions d'exemplaires du Coran traduit dans toutes les langues. Il ouvre largement les portes de l'université religieuse de Riyad, l'Université de l'Imam Mohammed Ben Saoud, aux étudiants en sciences religieuses en provenance de tous les pays musulmans. Il fournit à cette université les moyens financiers nécessaires à la création et au fonctionnement de branches dans de nombreux pays, jusqu'au Japon et aux États-Unis.

80 La situation des musulmans minoritaires ou opprimés est également pour l'Arabie Saoudite une source d'attention constante. Bien que discrète, son aide financière et matérielle, d'origine publique aussi bien que privée, n'a jamais fait défaut à la résistance afghane56. Au cours des années passées, le gouvernement saoudien a apporté aux musulmans de Bosnie-Herzégovine un appui dont seules des révélations récentes ont permis de connaître l'ampleur57. Il soutient aujourd'hui la lutte du peuple tchétchène. Il prend par ailleurs une part importante au financement des organes spécialisés de l'O.C.I., installé à Djedda, comme le Fonds al-Quds ou le Fonds de Solidarité Islamique. A cela s'ajoutent les secours que le Royaume distribue largement dans les pays islamiques en cas de calamités et de catastrophes naturelles. Dans de telles situations, il ne tient pas compte des divergences politiques : c'est ainsi qu'il a expédié des secours en Iran, à la suite du tremblement de terre de 1990, alors même que les relations diplomatiques étaient rompues entre les deux pays. Chaque année, le Roi prend enfin à sa charge les frais de Pèlerinage de plusieurs centaines de musulmans venant de pays défavorisés. Selon les chiffres officiels, au cours des 10 dernières années, le Royaume a dépensé près de 4 milliards de dollars en aides directes ou indirectes aux communautés islamiques.

81 A en croire les médias saoudiens, les pays musulmans dans leur ensemble reconnaissent l'importance de ces efforts et admettent qu'ils confèrent à l'Arabie Saoudite et à ses dirigeants une place à part, une sorte de prééminence de fait au sein de la Oumma. La meilleure traduction de cette reconnaissance, selon eux, est le fait que la majorité des pays musulmans diffusent le message que le Serviteur des Deux Lieux Saints adresse au monde islamique, au terme du Pèlerinage. Dans ce message traditionnel, le Roi dresse une sorte d'état des lieux de la Oumma et des conflits dans lesquels ses membres sont engagés. Il condamne les déviations par rapport aux enseignements de l'islam, en particulier le recours à la violence et au terrorisme comme moyen de règlement des différends ou des conflits. Mais il rappelle surtout, à des dizaines de millions d'auditeurs et de téléspectateurs, qu'avec l'Arabie Saoudite les pays musulmans disposent d'un modèle d'État islamique, le Royaume étant "le seul Etat au monde à avoir fait du Coran et de la Sunna sa constitution et la source unique de sa législation". La stratégie saoudienne : isoler l'Iran pour le neutraliser 82 Mêlant campagnes de presse, déclarations officielles apaisantes et menées en sous- main, l'Arabie Saoudite s'emploie enfin à établir autour de l'Iran une sorte de cordon sanitaire. Afin d'interdire la contagion des musulmans et des non-musulmans que leurs difficultés économiques et sociales pourraient rendre attentifs au discours iranien, le Royaume mobilise ses ressources matérielles et politiques dans une entreprise d'isolement de Téhéran. Ainsi pense-t-il pouvoir remédier aux tentatives des mollahs de

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rallier à leurs vues les minorités chiites des pays arabes du Golfe, celle de la province orientale du Royaume en premier lieu. Ainsi imagine-t-il également pouvoir contrecarrer la prétention de l'Iran de se présenter en alternative à l'Arabie Saoudite auprès des États, musulmans ou en voie d'islamisation, dont les relations avec Riyad souffrent de difficultés structurelles ou conjoncturelles. Cette entreprise de neutralisation comporte plusieurs volets dont la mise en oeuvre s'effectue aujourd'hui de manière concomitante.

83 1) Les responsables saoudiens s'efforcent tout d'abord de démontrer que le régime mis en place par les Mollahs n'est pas "fréquentable". Par le relais des journaux, des radios et des télévisions qu'ils contrôlent, ils diffusent dans l'ensemble du monde arabe, et au- delà, une image volontairement noircie de la vie sociale, politique et économique dans l'Iran actuel. L'audience dont jouissent ces différents media, qu'il s'agisse des quotidiens Al-Sharq al-Awsat58 et Al-Hayat59 ou de la chaîne de télévision "Middle East Broadcasting Corporation", plus connue sous son sigle de M.B.C.60, contribue à donner un large écho et une certaine crédibilité à cette contre-propagande, qui ne s'embarrasse pourtant ni de nuances ni d'objectivité.

84 A les en croire, la gestion économique de l'Iran par les religieux n'est qu'un fiasco. Utilisés sans rationalité, les revenus du pétrole ont surtout généré dans le pays de la corruption, ce dont témoigne le développement des trafics en tout genre, à commencer par celui des stupéfiants. Le mécontentement de la population, face à une crise des salaires et des prix qui frappe rudement toutes les catégories sociales, se traduit par une contestation ouverte et généralisée du pouvoir. Le désintérêt pour la chose publique s'est manifesté lors des élections d'avril 1996 par un faible taux de participation. Mais les responsables iraniens n'ont malheureusement pas compris cette expression de désaveu.

85 Négligés par des responsables que préoccupe avant tout leur maintien à la tête de l'État, selon ces mêmes médias, les Iraniens ont dû, en moins de deux décennies, payer un lourd tribut à la soif de pouvoir des religieux. Victimes d'abord de la dictature des mollahs et dépourvus de réels droits politiques, ils n'ont pas tardé à être entraînés dans une aventure militaire contre l'Irak où des centaines de milliers d'entre eux ont perdu la vie. Mais cela n'a pas suffi pour mettre un terme à l'aventurisme politique du régime dont l'obsession principale est aujourd'hui de s'armer à grands frais. Outre les sous- marins qu'il a acquis auprès de la Russie, il s'est doté d'armes balistiques auprès des Chinois, avec l'aide de qui il tente maintenant de développer un armement nucléaire. Ce surarmement que rien ne justifie provoque l'inquiétude et la suspicion légitimes des voisins de l'Iran et de la communauté internationale.

86 Placé devant le fait accompli, affirme encore la propagande saoudienne, le peuple iranien est contraint de supporter les conséquences du soutien que le gouvernement de Téhéran apporte à tous les mouvements terroristes. Certains d'entre eux prétendent militer pour la cause de l'islam, mais ils n'ont en réalité d'autre finalité que de faire régner le désordre et l'anarchie, caractéristiques de toute révolution. Les Iraniens se voient donc imposer aujourd'hui un embargo économique de la part des Etats-Unis, qui accentue évidemment les difficultés de leur vie quotidienne.

87 2) Tout en laissant cette campagne de dénigrement se dérouler au jour le jour sans y intervenir, comme s'il suffisait de ne pas reprendre à leur compte les critiques de la presse pour échapper au mécontentement des mollahs, les responsables du Royaume s'efforcent parallèlement de limiter au maximum les occasions de récriminations

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iraniennes à leur endroit. Conscients de l'effet néfaste des reproches de Téhéran sur l'image exemplaire que l'Arabie Saoudite cherche à se donner, ils font preuve d'une grande prudence, en paroles et en actes, dès lors que la communauté chiite est concernée. De même évitent-ils de donner un trop grand relief à leurs relations avec les États-Unis dont ils savent combien elles irritent les religieux en Iran.

88 Dans ce cadre, on peut tout d'abord mentionner l'ouverture manifestée par le Royaume à l'égard de sa propre opposition chiite. Au terme de négociations menées à Londres avec les représentants du mouvement le plus représentatif, l'Organisation de la Révolution Islamique dans la Péninsule Arabique (O.R.I.P.A.), les deux parties ont abouti, en septembre 1993, à un arrangement. "Un grand nombre de prisonniers politiques chiites ont été libérés, des passeports ont été délivrés à tous les exilés qui souhaitaient rentrer en Arabie Saoudite, et surtout les autorités se sont engagées à mettre fin à toutes les discriminations qui frappaient jusqu'alors la population chiite du Royaume et en faisaient une catégorie méprisée et marginalisée"61. Cette évolution, vraisemblablement accélérée par le tour inquiétant que commençait à prendre l'opposition d'origine sunnite en Arabie, a enlevé à l'Iran, sinon un moyen de pression sur le Royaume, du moins un motif récurrent de mise en cause.

89 C'est également pour éviter de prêter le flanc aux diatribes de l'Iran que, deux années consécutives, en 1995 et 1996, à l'approche du Hajj, l'Arabie Saoudite a accepté de laisser atterrir à Djedda un avion libyen transportant des pèlerins en provenance de Tripoli, en violation flagrante de l'embargo imposé depuis 1992 aux relations aériennes avec la Libye. Parce que refuser à l'aéronef l'autorisation de se poser signifiait mettre en danger la vie de ses passagers, cette violation pouvait se justifier pour l'Arabie Saoudite. En revanche, la liberté laissée à l'avion de redécoller traduit bien le souci de Riyad d'affirmer, devant l'opinion publique islamique en général, et à l'intention des mollahs en particulier, que le Royaume fait passer l'obéissance à la loi de Dieu, qui fait du Pèlerinage un devoir pour tout croyant, et la conformité à la tradition, qui fait des Villes Saintes un havre de paix et de sécurité durant le Pèlerinage, avant la soumission à la loi des hommes, fut-elle internationale62.

90 Le Royaume, qui venait d'ouvrir pour la première fois un dialogue secret avec le Hezbollah pro-iranien au Liban63, a par ailleurs interdit l'atterrissage sur son sol d'un avion soudanais transportant de Khartoum à Beyrouth Imad Moughniyé, un ressortissant libanais recherché par toutes les polices pour avoir participé à l'organisation des enlèvements d'otages occidentaux dans son pays au cours des années 198064. En refusant au FBI qui l'avait repéré et qui lui avait préparé un traquenard, l'occasion de se saisir de ce Chiite militant, l'Arabie Saoudite adressait une sorte de clin d'oeil à l'Iran. Elle laissait entendre que les deux régimes, au-delà de leurs oppositions politiques et doctrinales et de leurs divergences sur la légitimité des moyens, pouvaient se rencontrer dans la défense, non pas du terrorisme, mais de la "résistance" à l'occupation par Israël de territoires arabes.

91 Plus récemment, alors que l'Ambassadeur américain à Riyad pointait du doigt en direction de Téhéran, au lendemain de l'attentat d'Olaya, les autorités saoudiennes se sont abstenues de reprendre à leur compte ce qui apparaissait déjà comme une hypothèse reflétant surtout les fantasmes de Washington, ou comme une de ces "manipulations de l'information habituelles de la part des Américains dans les affaires de la région", selon les médias saoudiens eux-mêmes. C'est ici l'occasion de relever, de manière plus générale, qu'hormis les périodes de crise, le discours saoudien à l'égard de

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l'Iran se caractérise par une modération et un souci constant de dédramatisation. Il est rare que le Serviteur des Deux Lieux Saints ou les principaux personnages de l'État se laissent entraîner à faire sur l'Iran les déclarations ou à proférer à son encontre les accusations que les États-Unis leur suggèrent.

92 3) Mais ni ces agissements ni cette retenue verbale ne doivent abuser. S'ils révèlent quelque chose, c'est uniquement la prudence traditionnelle des Al Saoud et leur peu d'inclinaison naturelle à la confrontation directe avec qui que ce soit. On aurait tort de les interpréter comme des gestes d'ouverture, l'expression d'une volonté de dialogue, ou comme la disposition à une réconciliation avec un régime régulièrement décrit par une presse aux ordres comme dangereux et infréquentable.

93 Pour avoir une bonne indication de la qualité des relations entre les deux pays, il suffit de prendre en considération la fréquence, ou plus exactement la rareté des visites effectuées par les responsables saoudiens en Iran depuis le succès de la Révolution. Alors que le projet d'une rencontre au sommet, qui serait la première du genre depuis l'arrivée au pouvoir des religieux en 1979, est annoncé comme acquis et que chacun des deux chefs d'État a accepté en principe une invitation à se rendre en visite chez l'autre, depuis 1991, et alors que Ali Akbar Velayati, ministre iranien des Affaires Étrangères, s'est rendu plusieurs fois en Arabie Saoudite, aucun responsable saoudien de haut niveau ne s'est déplacé à Téhéran au cours des quinze dernières années. Et si, lors de quelques sommets de l'OCI, le roi Fahd et l'Ayatollah Rafsanjani ont siégé non loin l'un de l'autre, ils n'ont jamais profité de ces occasions, d'ailleurs raréfiées à dessein, pour se rencontrer et jeter les bases d'un dialogue.

94 En fait, à examiner les positions adoptées par l'Arabie Saoudite dans les affaires ou les conflits qui affectent la région, et spécialement l'entourage immédiat de l'Iran, il est clair que le Royaume opte de façon constante en faveur de ce que l'on peut qualifier d'attitude la plus préjudiciable pour Téhéran. Tout en refusant la confrontation directe, contraire à tous ses intérêts, l'Arabie Saoudite s'emploie à isoler l'Iran et à appuyer les États qui pourraient contribuer à l'affaiblir. L'un des meilleurs exemples en a été fourni par le soutien apporté à l'Irak lors de la première guerre du Golfe. Celle-ci achevée, l'aide saoudienne s'est raréfiée : l'Iran, affaibli, ne représentait plus dans l'immédiat un véritable danger.

95 Quoi qu'il en soit des motivations, principalement sa phobie du communisme, qui ont conduit le Royaume à jouer le rôle que l'on sait dans l'appui à la lutte des moujahidin en Afghanistan, il est sûr que la poursuite de son action auprès des diverses factions afghanes vise à présent, en premier lieu, à maintenir l'Iran à l'écart. En dépit des dénégations de Riyad, nul ne doute que les anti-chiites notoires que sont les taliban ne bénéficient du soutien de l'Arabie Saoudite. Le rapprochement réalisé entre le gouvernement du Président Rabbani, le Pakistan et l'Ouzbékistan, dont le premier effet est de rendre plus difficile l'accès de l'Iran à l'Asie Centrale et au sous-continent Indien, a sa bénédiction, tout comme la réconciliation récemment intervenue entre les autorités de Kaboul et le Hizb-i Islami de M. Gulbuddin Hekmatyar. Dans l'optique de Riyad, toutes ces options ne sont pas contradictoires. Pour parvenir au but, il est sage d'avoir plusieurs fers au feu.

96 S'agissant précisément des États d'Asie Centrale, l'Arabie Saoudite y manifeste une activité qui ne passe pas inaperçue depuis l'éclatement de l'Empire soviétique65. Certes, il s'agit là de pays musulmans, majoritairement sunnites, et dont une partie de la population souhaite renouer avec les principes et les bases de sa culture religieuse

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islamique. Mais en jouant à la fois de sa puissance économique et financière et de l'attrait qu'exercent les Lieux Saints sur ceux qui ont trop longtemps été empêchés de s'y rendre, le Royaume a de toute évidence en tête d'y freiner l'action de Téhéran et d'y limiter son influence.

97 Dans le but d'établir un cordon sanitaire autour de l'Iran, l'Arabie Saoudite alterne pressions et menaces sur les États du Conseil de Coopération du Golfe pour limiter les rencontres bilatérales, les visites et les échanges commerciaux avec Téhéran. Dans le reste du monde arabe, elle maintient des contacts avec le Soudan comme avec la Syrie par crainte de voir ces deux pays, mal considérés par l'Occident, s'enfermer dans une sorte de tête-à-tête exclusif avec les Iraniens. Plus loin, hors de la région, c'est pour éviter que la Bosnie ouvre trop largement ses portes à l'Iran que le Royaume est entré en compétition avec Téhéran et a fourni aux forces armées bosniaques une aide militaire substantielle.

98 Ces manoeuvres politiques ne doivent pas faire oublier les pressions économiques. Sans doute, encore une fois, n'est-ce-pas uniquement ou même principalement pour gêner l'Iran que l'Arabie Saoudite agit au sein de l'OPEP comme l'un des partisans les plus convaincus du baril de pétrole à prix bas. Il n'empêche qu'en privilégiant les intérêts de l'industrie américaine et occidentale, le Royaume pénalise l'ensemble des producteurs, et en premier lieu l'Iran qui a accumulé de lourdes dettes durant son conflit avec l'Irak et qui doit aujourd'hui, parallèlement à leurs remboursements, financer sa reconstruction et le redémarrage de son économie. Conclusion 99 L'Arabie Saoudite vit le Pèlerinage annuel comme une mise en scène et comme un défi. Ce que le Royaume met en jeu, chaque année, en déployant à cette occasion tous ses efforts et en mobilisant tous ses moyens humains, matériels et financiers, ce n'est pas uniquement sa sécurité mais la légitimité de la prétention du Serviteur des Deux Lieux Saints à être reconnu comme tel par le monde musulman dans son ensemble et à exercer, par le biais de ce service devenu privilège, une sorte de suprématie de fait sur la Oumma.

100 Pour l'Iran, en revanche, le Hajj apparaît chaque année comme l'occasion dont il convient de profiter pour tenter de modifier cette situation, à son avis indue. Au nom d'une vision différente de l'islam, les religieux au pouvoir à Téhéran s'efforcent alors de démontrer, en paroles et en actes, devant les membres de la Oumma réunis à La Mecque, ce qu'ils dénoncent en tout temps : l'inanité et l'imposture de la revendication saoudite.

101 Parce que cette rivalité s'inscrit sur un fond de concurrence et d'opposition ancienne, enracinée dans l'histoire mais toujours d'actualité, entre Perses et Arabes, entre Chiites et Sunnites ; parce que son enjeu, la reconnaissance d'un rôle particulier au sein d'une communauté qui regroupe aujourd'hui plus d'un milliard d'êtres humains, est considérable ; parce qu'elle concerne des pays et une région d'importance stratégique pour l'économie des Grandes Puissances, et donc pour la stabilité et la paix du monde ; pour toutes ces raisons, on peut penser que le Pèlerinage est destiné à demeurer, aussi longtemps que les deux régimes seront en place, ce qu'il est depuis 1979 : la scène sur laquelle s'offrent en spectacle deux conceptions opposées de l'Islam et l'occasion d'affrontements, parfois feutrés mais parfois aussi violents, entre deux ambitions politico-religieuses également hégémoniques.

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102 Si le scénario de ce spectacle est connu dans ses grandes lignes, il conserve toujours une part d'incertitude. D'une année sur l'autre, et jusque pendant le Hajj, nul ne peut en effet préjuger de la disposition des religieux iraniens, dirigeants politiques comme responsables du Pèlerinage, à respecter ce scénario, éviter les improvisations et se cantonner au rôle qu'ont défini pour eux les metteurs en scène saoudiens. Ceux-ci ne sont pas fermés a priori à toute idée de concession. Mais ils se refusent, et ils se refuseront toujours, à faire preuve de compréhension dès lors que paraissent en danger ce qu'ils considèrent comme faisant partie des intérêts supérieurs du Royaume : son image de modèle d'État islamique, son leadership sur le monde musulman et le rôle du Souverain vis-à-vis des Lieux Saints. Comme le passé récent l'a montré, lorsque ces limites sont atteintes, la pièce peut à tout moment déraper et l'improvisation se changer en tragédie.

103 Dans leur inquiétude chaque année renouvelée, les responsables saoudiens ont cependant un motif de satisfaction de taille : en dépit de leurs efforts, les Chiites iraniens se sont toujours montrés jusqu'à présent incapables d'entraîner derrière eux, lors de leurs manifestations, la foule des pèlerins. Ils aimeraient toutefois être sûrs que le discours universaliste et tiers-mondiste iranien a définitivement atteint aujourd'hui les limites de sa capacité de mobilisation66.

Statistiques du grand pèlerinage du Hajj

ANNEE NOMBRE TOTAL DE PELERINS PELERINS DE L'EXTERIEUR PELERINS IRANIENS

1979 (1399) 2 079 689 862 520 48 000

1980 1 949 634 812 892 52 000

1981 1 943 180 879 368 75 391

1982 2 011 555 853 555 89 503

1983 2 502 855 1 005 060 103 044

1984 1 664 478 919 671 154 958

1985 1 589 776 851 761 152 227

1986 1 600 475 856 718 152 149

1987 1 619 324 960 386 157 395

1988 1 379 556 762 755 /

1989 1 466 995 774 560 /

1990 1 483 294 827 209 /

1991 1 628 186 720 102 117 000

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1992 2 114 217 1 013 917 115 000

1993 2 033 353 992 813 120 000

1994 1 499 281 995 611 69 000

1995 1 534 135 1 043 274 69 000

NB : Ces chiffres sont donnés sous toute réserve. Les estimations fournies en cours de Pèlerinage sont souvent plus élevées que les chiffres définitifs. A titre d'exemple, la presse saoudienne avait d'abord annoncé, pour 1994, que le nombre total de pèlerins s'élevait à 2 531 000, et pour 1995 qu'il dépassait les 2 millions. La révision à la baisse, qui ne porte que sur les pèlerins de l'intérieur, paraît destinée à masquer le fait que l'Arabie Saoudite ne s'applique pas à elle-même le quota de 1 pour 1000 qu'elle impose aux autres pays.

NOTES

1. Selon l'Encyclopédie de l'Islam, qui voit dans l'adoption de ce titre "un coup joué par le Sultan contre le Calife pour s'assurer la haute main sur le Pèlerinage et les affaires concernant les Lieux Saints du Hedjaz" (E.I.2, vol. III, pp. 932-3). Quelques Sultans ottomans ont fait usage de cette formule pour se désigner mais, simples Gouverneurs du Hedjaz, les Hachémites n'y ont jamais eu recours (E.I.2, vol. III, pp. 270-2). 2. Les 90 000 pèlerins qui effectuent le Pèlerinage cette même année 1926 fournissent aux caisses du jeune État saoudien sa source principale de revenus. 3. Les Hachémites revendiquent une appartenance à la famille du Prophète. Leur ancêtre éponyme, Hâchim ben 'Abd Manâf, était l'arrière grand-père de Mohammad (E.I.2, vol. III, p. 267). 4. "Les iconoclastes wahhabites s'étaient déjà acquis une durable notoriété aux yeux des Chiites, lorsqu'ils avaient surgi du désert d'Arabie, en 1802, et mis à sac Karbala, la cité sainte chiite, en Irak. Ils avaient massacré à cette occasion plusieurs milliers de Chiites et profané le tombeau vénéré de l'Imam Hussein..." (Kramer M., "La Mecque : la controverse du Pèlerinage", Maghreb-Machreq, n° 122, oct-déc 1988, p. 40). 5. Texte du message du 6 février 1971, adressé aux pèlerins iraniens, dans Islam and Revolution : Writings and Declarations of Imam Khomeyni, Algar H. (trad), Berkeley, 1981, pp. 195-9. 6. Au sens que Yann Richard donne à ce mot : "Faire la révolution, c'est remettre dans l'ordre naturel le désordre établi par les hommes" (Richard Y., L'Islam chiite, Paris, Fayard, 1991, p. 261). 7. Au lendemain de la Guerre du Golfe, en avril 1991, 400 personnalités religieuses du Royaume rédigent une pétition dont la version définitive est remise au Roi, en juillet 1992, par l'intermédiaire du Cheikh Abdul-Aziz ben Bâz, Grand Mufti d'Arabie Saoudite. Cette pétition intitulée Mudhakkirat al-Nasîha "conseillait" au Souverain d'entreprendre des réformes urgentes dans tous les domaines.

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8. Fondée en Arabie Saoudite, en juillet 1993, la Lajnat al-Difâ' 'an il-Huqûq al-Char'iyya réclame en fait du pouvoir un meilleur respect des "droits fondés ou reconnus par la Charî'a". Poursuivis par la police et emprisonnés, certains de ses membres ont trouvé refuge à l'étranger, à Londres en particulier. Les informations et communiqués qu'ils adressent par télécopie à leurs concitoyens connaissent un grand succès et irritent profondément les autorités qui en sont la première cible. 9. Sur les prémices de cette révolte, sa préparation, sa réduction par les autorités et les initiatives prises par le pouvoir pour satisfaire les religieux sans inquiéter les "modernistes", on peut se reporter à Yassini (Al-) A., Religion and State in the Kingdom of Saudi Arabia, Boulder and London, Westview Press, 1985, pp. 49-50. Récit de cet événement également dans Rochot Ph., La grande peur du monde musulman, Paris, Le Sycomore, 1981, pp. 90-4, et dans Le Monde, 20-21 novembre 1994, article d'Olivier Da Lage. 10. Encore qu'il soit malaisé d'en connaître l'ampleur exacte. Selon C. de Bièvres, "les Chiites représenteraient au total 10 à 15 % de la population, soit 1,6 million de fidèles" ("Arabie Saoudite, un Etat islamiste ?", in L'Islamisme, Cordelier S. (éd.), Paris, La Découverte / L'Etat du Monde, 1994, pp. 98-104). 11. Interdiction de construire de nouvelles mosquées, interdiction de célébrer leur culte de manière ostentatoire, ségrégation dans l'accès à la haute fonction publique, tracasseries policières, etc. Pour plus de détails, on pourra se reporter à Yassini (Al-) A., op. cit., pp. 49-50. 12. En novembre 1979, l'interdiction de célébrer les rites de l'Achûra sur la voie publique, contrairement à toutes les traditions de cette communauté, provoqua des manifestations violentes de la part des Chiites. La répression, particulièrement brutale, aurait fait une trentaine de morts. Mais, selon la population locale, il y aurait eu 300 victimes entre tués et blessés (Cf. Rochot Ph., op. cit., pp. 69-70). 13. On trouvera en annexe les statistiques officielles du Pèlerinage (nombre total de participants, nombre de pèlerins en provenance de l'extérieur, nombre de pèlerins iraniens) pour les années 1979 à 1995 qui intéressent particulièrement cette étude. 14. L'aéroport de Djedda réservé à l'accueil des pèlerins ne pouvant traiter plus de 80 000 voyageurs par jour, les autorités saoudiennes sont obligées d'étaler arrivées et départs sur plusieurs semaines. 15. Il est d'usage, quand on en a la possibilité, de passer quelques jours dans la ville du Prophète, Médine, avant ou après le Hajj proprement dit. 16. Un résumé commode des différentes étapes du Pèlerinage dans Zeghidour Slimane, La Vie quotidienne à La Mecque de Mahomet à nos jours, Paris, Hachette, 1989, p. XI. Une description plus méticuleuse dans l'article "Hadjdj" , E.I.2, vol. III, pp. 33-40, en particulier pp. 37-38. 17. En année ordinaire, c'est-à-dire dépourvue d'accidents spectaculaires, l'insolation représente la première cause de décès durant le Pèlerinage. 18. Sur ce rite et cette appellation, cf. article "Djamra", E.I.2, vol. II, pp. 449-460. 19. Outre le sa'î entre Safa et Marwa, qui s'effectue dans une immense galerie accolée à la Grande Mosquée de La Mecque, les pèlerins doivent se rendre à Arafat, gagner de là Muzdalifah, se diriger vers Mina, revenir à La Mecque, repartir pour Mina et rentrer enfin à La Mecque. 20. Le chiffre de quelques centaines de morts par an paraît incompressible. Les responsables saoudiens font d'ailleurs remarquer, non sans fierté, que la mortalité à La

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Mecque, en temps d'afflux des pèlerins, est inférieure à celle d'une ville d'une semblable importance. 21. En 1990, 1 426 personnes sont mortes, à Mina, asphyxiées ou piétinées en empruntant un tunnel que des pèlerins avaient transformé en dortoir pour se protéger de la lumière et de la chaleur, au mépris de toutes les interdictions. En 1994, 270 personnes sont mortes lors de bousculades auprès des stèles, un certain nombre de pèlerins s'étant présentés pour effectuer les lapidations rituelles encombrés de leurs sacs et valises. 22. Un terme coranique (Sourate IV, "Les Femmes", v. 75, 97, etc.), repris dans le discours khomeyniste avec le sens politique de "masses opprimées" (cf. Richard Y., op. cit., p. 226). 23. On peut voir l'un des meilleurs indices de cette orientation dans la création, à Téhéran, d'un Dâr al-Taqrîb, "Maison du Rapprochement". 24. Un attentat à la voiture piégée avait visé, le 13 novembre 1995, le siège des conseillers américains de la Garde Nationale saoudienne, dans le quartier d'Olaya, à Riyad, faisant 8 morts et près de 80 blessés. Les quatre terroristes arrêtés au terme de plusieurs mois d'enquête étaient liés au en Afghanistan, auquel trois d'entre eux avaient participé de manière active. 25. 48 000 en 1979, 75 400 en 1981, 103 000 en 1983, 152 200 en 1985, 157 400 en 1987, soit respectivement 2,30 %, 3,80 %, 4,12 %, 9,57 % et 9,71 % du total des pèlerins. 26. L'un des meneurs des étudiants iraniens, lors de la prise de l'Ambassade américaine à Téhéran, le 4 novembre 1979. 27. Les autorités saoudiennes affirment avoir récupéré pas moins de 95 valises d'explosifs. 28. Il révèle par ailleurs combien l'intransigeance manifestée par les Iraniens lors du Hajj peut être tributaire de la situation intérieure et du rapport des forces au sein du pouvoir à Téhéran, un aspect des choses qui mériterait sans doute un traitement particulier. 29. Pas de banderoles, pas d'affiches à caractère politique. 30. Des slogans ayant pour seules cibles les États-Unis, l'URSS ou Israël. 31. Selon les chiffres officiels saoudiens, affrontements et bousculades auraient provoqué la mort de 402 personnes, dont 275 Iraniens, les blessés atteignant pour leur part le nombre de 650. Selon des sources indépendantes, le bilan aurait été beaucoup plus lourd : de 1 000 à 2 000 morts, parmi lesquels 600 Iraniens, dont beaucoup de femmes qui marchaient en tête de la manifestation, et près de 200 membres des forces de l'ordre. 32. Cette situation avait connu des précédents, Téhéran ayant interdit à ses ressortissants de se rendre au Pèlerinage par deux fois dans le passé : de 1927 à 1929, puis de 1943 à 1948. 33. Le 27 avril 1988. 34. L'Arabie Saoudite accusa toutefois l'Ambassade d'Iran au Koweït d'avoir inspiré l'attentat et d'avoir armé les coupables. 35. Alors que des milliers de pèlerins empruntaient un tunnel, à Mina, une panne de courant et un arrêt du système de ventilation provoquèrent une panique indescriptible. On dénombra plus de 1 400 morts. Mais, selon des informations non officielles, le bilan aurait été beaucoup plus lourd encore. De source diplomatique à Djedda, on aurait évoqué alors un nombre de victimes oscillant entre 6 000 et 8 000. 36. Le 26 mars 1991.

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37. L'adoption du principe de quota par pays (1 pèlerin pour 1 000 habitants) a contraint les États musulmans à instaurer un système de pré-inscription au niveau national. Les demandes dépassant généralement les places offertes, il est procédé soit à un tirage au sort, soit à l'établissement de listes d'attente. En raison de l'opacité des procédures de choix et de l'abondance des passe-droits, cette question est à l'origine de litiges fréquents entre les candidats au Hajj et les administrations responsables de la désignation des heureux élus, généralement les ministères des Affaires Religieuses. 38. En réalité près de 69 000 personnes, les pèlerins iraniens bénéficiant, depuis l'époque du Chah, d'un encadrement serré. Chaque groupe de 100 personnes est placé sous l'autorité d'un responsable, lui-même assisté d'une dizaine d'adjoints, auxquels s'ajoutent les domestiques et autres personnels dont les pèlerins âgés ou impotents ne peuvent se passer. 39. Cette manifestation est désignée en arabe par l'expression al-barâ'a min al- muchrikîn, le "désaveu des polythéistes", qui renvoie au Coran (Sourate IX, "Le Désaveu", v 1ss). 40. Comme celle du "savant en sciences religieuses" Mehdi Rouhani qui, selon le quotidien saoudien al-Riyadh (25 avril 1996), aurait affirmé "dans une fatwa" à la veille du Pèlerinage de cette année que "les manifestations politiques durant le Hajj à la Maison de Dieu sont prohibées et contredisent radicalement les enseignements révélés, puisque ce rite vise à réunir les musulmans, quels que soient leur niveau social, leur origine ethnique ou la couleur de leur peau". La concordance curieuse de ce point de vue avec la position saoudienne suggère qu'il pourrait s'agir, sinon d'une forgerie, du moins d'une opinion quelque peu sollicitée... 41. Respectivement les Américains, les Français et les Britanniques, encore qu'en fonction des événements et de leurs prises de position les deux derniers cités soient susceptibles de voir leur classement interverti. 42. "Tous les militants islamistes, qu'ils soient sunnites ou chiites, considèrent le Pèlerinage annuel comme un rassemblement international à la fois politique et religieux" (Richard Y., op. cit., p. 21). Mais cette idée prévaut également hors des cercles islamistes. On a pu lire, à la veille du Pèlerinage de cette année, un article développant ce thème dans le quotidien saoudien al-Riyadh. 43. Cf. article "Hadjdj", E.I.2, vol. III, p. 38. 44. Sourate II, "La Vache", v. 197. 45. Chargés de mettre en oeuvre le principe islamique dit al-amr bi-l-ma'rûf wa-l-nahî 'ani l-munkar, dont l'application est l'objet d'un intérêt tatillon de la part des autorités saoudiennes. Pour se faire une idée de ce pointillisme, on pourra se reporter à Baqmi (al-) Tâmî, Al-Tatbîqât al-'amaliyya li-l-hisba fî l-Mamlaka al-'Arabiyya al-Su'ûdiyya (Les applications pratiques de la Hisba dans le Royaume d'Arabie Saoudite), Riyad, 1993. 46. Sourate XXVII, "Les Fourmis", v. 34. 47. Richard Y., op. cit., p. 292. 48. En déclarant, le 21 décembre 1994, qu'"une trêve permanente ou provisoire est tolérée avec les ennemis si les gouvernants y voient un intérêt", et en justifiant ainsi la participation de l'Arabie Saoudite aux négociations multilatérales du processus de paix avec Israël, le Cheikh Ben Bâz n'a fait qu'aggraver son cas auprès des Iraniens, qui ont vu là une confirmation de "l'Islam américain" qu'ils dénoncent dans le Royaume. 49. Richard Y., op. cit., p. 259.

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50. "La tradition de l'Islam veut que, pendant toute la durée du Pèlerinage annuel, La Mecque soit une ville ouverte à tous les musulmans : toute forme de lutte et d'effusion de sang y est proscrite" (Kramer M., art. cit., p. 38. 51. Un appel à la "libération de La Mecque" a été effectivement lancé lors du Congrès International pour la Sauvegarde de la Sainteté et de la Sécurité du Saint Sanctuaire, organisé par les Iraniens, fin 1987 (Cf. Kramer M., art. cit., pp. 48-9). 52. Fondée en 1962 et basée à La Mecque, la L.I.M. est le premier instrument dont joue l'Arabie Saoudite pour diffuser sa vision de l'islam dans l'ensemble du monde musulman. Son secrétaire général, nommé directement par le Roi, est toujours saoudien. Son fonctionnement est presque intégralement financé par le Royaume. 53. En 1989, un incendie a fait 5 morts et 34 blessés dans le campement des pèlerins pakistanais. 54. Malgré ces précautions, 3 personnes ont cependant trouvé la mort et 99 autres ont été blessées l'an dernier, en 1995, lors d'un incendie à Mina qui a consumé plusieurs milliers de tentes. Par bonheur, le sinistre s'était déclaré avant l'arrivée des pèlerins. 55. Harvard, Londres, Moscou, etc. 56. Cf. Roy O., L'Echec de l'Islam politique, Paris, Seuil, 1992, p. 150ss. 57. Le Washington Post a révélé, le 2 février 1996, que l'Arabie Saoudite avait financé, depuis 1992, un programme d'armement des Forces Armées bosniaques pour un montant total de 300 millions de dollars, auquel les États-Unis auraient apporté un appui logistique. Si Washington a opposé un démenti à cette violation de l'embargo décidé par la Communauté internationale à l'encontre des belligérants, Riyad a évité de le faire. 58. Le quotidien Al-Sharq Al-Awsat, qui tire à 250 000 exemplaires, fait partie d'un groupe de presse comprenant 15 autres titres qui appartient à la famille du prince Salman Ben Abdul-Aziz, frère du Roi et Gouverneur de Riyad. 59. Le quotidien Al-Hayat, qui tire à 120 000 exemplaires, a été acquis au début des années 1990, en même temps que l'hebdomadaire Al-Wasat, par l'un des fils du prince Sultan Ben Abdul-Aziz, frère du Roi et Ministre de la Défense. 60. La chaîne M.B.C., qui émet en langue arabe depuis Londres, appartient à l'un des beaux-frères du Roi Fahd. Ses programmes peuvent être captés en Europe, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. 61. Cf Loulouwa Talal Al-Rashid, L'Opposition chiite en Arabie Saoudite, mémoire de D.E.A. d'Etudes Politiques, Paris, 1994. 62. Cf. Kramer M., "La Mecque : la controverse du Pèlerinage", Maghreb-Machrek, n° 122, oct-déc 1988. 63. Le 4 avril 1995, l'Ambassadeur d'Arabie Saoudite a rencontré à Beyrouth le Cheikh Hassan Nasrallah, Secrétaire Général du Parti. 64. Le 23 avril 1995. 65. Durant l'hiver 1992, le prince Saoud Al-Faysal, ministre saoudien des Affaires Etrangères, a fait une visite dans plusieurs de ces Etats. Elle a été l'occasion pour le Royaume d'établir des relations diplomatiques avec l'Ouzbékistan (20 février), le Tadjikistan et le Turkménistan (23 février). 66. Cf. Roy O., op. cit., p. 233.

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RÉSUMÉS

Dès l'instauration du régime islamique en Iran, en 1979, le hadj annuel aux lieux saints musulmans de la Mecque et de Médine est devenu l'occasion d'affrontements récurrents entre pélerins iraniens et policiers saoudiens. Arguant de son caractère obligatoire pour l'accomplissement du rite, les premiers ont fait de l'« exécration des païens » l'occasion de vilipender la famille des Al Saoud et ses « parrains américains ». Dénonçant une « hérésie », les seconds ont eu recours à tous les moyens pour prévenir une manifestation qui suscitait le doute sur la capacité des Saoudiens à gérer seuls les sanctuaires de l'Islam. Au-delà de l'hostilité traditionnelle entre Arabes et Persans, entre sunnites et chi'ites, cet affrontement symbolisait de manière emblématique la compétition que la monarchie saoudienne et le régime des mollahs se livraient au même moment, sur plus d'un continent, pour affirmer la légitimité de leur leadership sur la communauté musulmane. Un arrangement qui « sauvait la face » des deux parties a finalement été trouvé en 1995. Rendu possible par l'amorce d'un dialogue politique entres les dirigeants des deux pays, il a confirmé que le conflit comportait d'autres dimensions : une divergence de stratégies entre les différentes forces au pouvoir à Téhéran et l'affrontement des ambitions hégémoniques rivales de l'Arabie Saoudite et de l'Iran dans le Golfe et dans la région.

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Sayyida Zaynab, Banlieue de Damas ou nouvelle ville sainte chiite ?

Sabrina MERVIN

1 De chaque côté de la route défilent des murs peints d'un fond bleu sur lesquels des sentences sont calligraphiées : louanges de Bâsil al-Asad, le défunt dauphin du président syrien. Ayant trouvé la mort dans un accident d'automobile1, il est maintenant un "martyr". Voici son portrait en cavalier émérite ; le voilà en officier exemplaire, le visage barré de ses éternelles lunettes noires ; plus loin, le dessin d'un oeil - celui de la Syrie - qui verse des larmes de chagrin... Ces portraits jalonnent la route du Sud, qui relie Damas à la Jordanie. C'est aussi la route qui mène à Sayyida Zaynab, où plus d'un million de pèlerins passent chaque année pour aller pleurer d'autres martyrs, les ahl al-bayt, les membres de la famille du Prophète.

2 Ils viennent d'Iran, d'Irak, du Golfe arabo-persique, du Pakistan, d'Afghanistan, mais aussi du Liban voisin et de Syrie. Bien que l'on ne puisse obtenir de pourcentage précis, en grande majorité, les pèlerins sont chiites duodécimains2.

3 Rendre une visite pieuse au mausolée de Zaynab, fille de l'imâm ‘Alî et petite-fille du Prophète, revient pour eux à accomplir "le pèlerinage des pauvres" (hâgg al-fuqarâ'), lorsqu'ils ne peuvent aller ni à La Mecque, ni dans les sanctuaires d'Irak, Najaf, Karbalâ', Samarrâ' et Kâzimayn3. Ils viennent rendre grâce à "la Dame" (al-sitt), lui demander son concours, pleurer sur ses malheurs et ceux de la Famille sacrée, avant d'aller se recueillir sur la tombe d'Ali Shariati4, sise dans le cimetière près du mausolée.

4 Le tombeau de la sainte fut longtemps fréquenté autant par les sunnites que par les chiites. Dans le récit de ses voyages, l'andalou Ibn Gubayr (m.1217), rapporte que les chiites occupent dans la région une place extraordinaire et qu'ils sont plus nombreux que les sunnites; il raconte s'être rendu au mausolée de Sayyida Zaynab pour y passer la nuit et recueillir la baraka de la sainte5. Au XIVe siècle, les chiites ne constituent probablement plus la majorité des musulmans de Syrie; ils continuent toutefois à être présents à Damas6. A cette époque, Ibn Battûta évoque le tombeau de Zaynab, il est flanqué d'une mosquée et doté de legs pieux7. D'autres auteurs mentionnent ensuite le mausolée; ils ne s'accordent pas tous à reconnaître que c'est celui de Zaynab, fille de

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‘Alî 8. Le soufi ‘Abd al-Ganî al-Nâbulsî (m. 1731) fait état d'une tombe abritée par une immense coupole, jouxtant une mosquée et un bassin, dont "on dit" qu'elle est celle de Sitt Zaynab. Mais pour lui, Zaynab est enterrée au Caire...9.

5 Théoriquement, le mausolée demeura un centre de dévotion pour tous les musulmans mais, pratiquement, il se "chiitisa" peu à peu à partir de la fin du siècle dernier jusqu'à aujourd'hui où le processus est encore observable. A cela ont concouru deux éléments essentiels : le rite de ‘Asûrâ', qui y est chaque année célébré par les chiites10, et la venue massive de pèlerins chiites étrangers, surtout iraniens. Ainsi, aux yeux de la majorité sunnite de Syrie, le mausolée finit par devenir doublement étranger. En premier lieu à cause des pratiques cultuelles chiites distinctes de celles du sunnisme. Ainsi de ‘Asûrâ' mais aussi du culte rendu à la sainte qui, comme les visites pieuses faites aux imâm-s11, se distingue des pratiques sunnites jusque dans ses manifestations les plus extérieures : les chiites, dès l'entrée dans le mausolée, se mettent à se lamenter et à verser des larmes... Le second facteur d'extranéité vient du fait que la majorité des pèlerins sont des Iraniens, c'est-à-dire non arabes, ‘agam, ce qui se voit, ne serait-ce que par un simple regard au costume des femmes et ce qui s'entend, à l'écoute de leur langue ou de leur acccent.

6 Les groupes de pèlerins iraniens sont pris en charge par une institution syro-iranienne qui organise leurs pérégrinations à Damas et en Syrie, les transportant en car d'un lieu saint à un autre. A Damas, le cimetière de Bâb Sagîr, où sont enterrés de nombreux ahl al-bayt et autres martyrs de Karbalâ', la mosquée des Omeyyades, que l'on dit renfermer la tête de l'imâm Husayn, et le mausolée de sayyida Ruqayya, dans le quartier al-‘Amâra, au coeur de la vieille ville, qui fut récemment rénové à grands frais dans le style iranien. A Alep, un mausolée rénové grâce à des fonds iraniens abrite un rocher où la tête de Husayn aurait reposé et où une goutte de son sang aurait coulé; un autre recèlerait le tombeau de Muhsin, fils de Husayn, décédé avant même de naître. Il y a quelques autres sanctuaires à Raqqa (qui est en cours de rénovation grâce à des fonds iraniens), Homs, Hama, ‘Adrâ' ...12.

7 Sayyida Zaynab reste cependant le pôle d'attraction des pèlerins. Située à sept kilomètres de la capitale, l'agglomération a sa propre vie économique et ses infrastructures touristiques sont en plein développement. Pour compléter les équipements existants, deux hôtels d'une capacité de 600 chambres (l'un de catégorie moyenne, l'autre de luxe) sont en construction au nord-ouest du mausolée ; des restaurants et différents services sont prévus, à l'intérieur et autour de ces hôtels. Sayyida Zaynab devient un centre économique et touristique, ce qui est largement le fruit des activités commerciales déployées par un riche homme d'affaires syrien, le chiite Sâ'ib Nahhâs. Non seulement une filiale de son groupe est le promoteur de ce projet hôtelier, mais sa société Transtour est la seule compagnie autorisée à prendre les pèlerins chiites en charge et il est le fondateur et le président d'une "Commission de coordination économique entre la Syrie et l'Iran"13.

8 L'endroit a été véritablement bouleversé depuis les années 50. Râwiya ou Qabr al-Sitt, comme on appelait alors le village, comptait environ deux cents habitants, des agriculteurs. Il connut deux immigrations massives : en 1949, celle de réfugiés palestiniens et en 1967, celle de réfugiés du Golan. Puis des habitants du village de Fû‘a14 vinrent s'y installer. Les Irakiens affluèrent à partir des années 70, et surtout pendant la guerre irano-irakienne; ils furent bientôt rejoints par des ressortissants

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chiites d'autres pays. Ainsi, la population de Sayyida Zaynab passa de 800 habitants en 196015 à environ 100 000 habitants aujourd'hui16.

9 Quant au mausolée, il a été entièrement rénové dans les années 50, grâce aux efforts déployés par un comité formé ad hoc en 1951, regroupant des notables chiites de Syrie et un Irakien, al-hâgg Bahbahânî. Ils menèrent campagne auprès de leurs coreligionnaires iraniens afin de réunir les fonds nécessaires à la restauration du mausolée. Ce qui fut fait. Des chèques furent envoyés de Qumm et d'ailleurs à Muhsin al-Amîn, alors le marga‘17 des chiites de Syrie, et les travaux commencèrent18. Ce n'était ni la première, ni la dernière fois que le mausolée de sayyida Zaynab allait bénéficier des largesses de particuliers. En 1935, des notables syriens de la famille Nizâm firent rénover le bâtiment de l'entrée ouest ; en 1950, un commerçant pakistanais, Muhammad ‘Alî Habîb, suite à la guérison prodigieuse de son fils, offrit les précieuses grilles d'argent qui servent d'écrin au tombeau. Puis un commerçant du Golfe paya la couverture en mosaïque des deux minarets du sanctuaire. Le tombeau de la sainte est un "cadeau du peuple iranien" offert en 1954. Six ans plus tard, un commerçant iranien fit don d'une porte dorée, que l'on mit à l'entrée ouest du sanctuaire19.

10 Le mausolée profitant d'initiatives privées, la communauté chiite de Syrie garde une emprise sur lui, à travers la famille Murtadâ qui gère ses waqfs depuis le XIVe siècle20. L'État syrien a avalisé la gestion du waqf par cette famille, à qui échoit également celle des waqfs de mausolées de ahl al-bayt à Damas. La situation est tout autre pour le mausolée de Sayyida Ruqayya, situé dans la vieille ville de Damas. En effet, sa rénovation et son agrandissement ont été entièrement et directement financés par le gouvernement iranien, en coopération avec le ministère syrien des waqfs. Pour ce faire, une partie d'un ancien quartier a été rasé, ce qui provoqua la grogne muette des habitants de la vieille ville. Il y eut, en fait, un accord réalisé d'État à État, par-dessus la communauté chiite de Syrie, qui a en quelque sorte été dépossédée du mausolée.

11 Hormis les anciens habitants de Fû‘a, la population syrienne de Sayyida Zaynab est sunnite ; les chiites, eux, vivent à Damas, surtout dans leurs anciens quartiers de Kharâb dit "al-Amîn", Jûra et Sâlihiyya. La ville a été investie par d'autres communautés chiites que celle de Syrie : de nombreux réfugiés irakiens y résident à côté de Pakistanais, d'Afghans, d'Iraniens, etc. Ils ont eu les coudées franches pour y installer leurs lieux de culte et leurs institutions religieuses ou caritatives et il y a maintenant à Sayyida Zaynab une demi-douzaine de Husayniyyât, lieux consacrés aux commémorations du martyre de Husayn, sans compter les associations culturelles ou de bienfaisance. C'est le seul endroit en Syrie où l'appel à la prière est effectué selon le rite ga‘farite.

12 La ville est devenue un foyer de savoir du chiisme duodécimain et certains aspirent à ce qu'elle parvienne à remplacer Nagaf, qui semble dans la dernière phase de son déclin. En effet, Sayyida Zaynab renferme actuellement neuf écoles religieuses (hawza- s) fréquentées, dit-on, par plus de mille étudiants. Foyer de savoir, pépinière de clercs et pôle de sacré grâce à son mausolée, Sayyida Zaynab serait alors le centre du chiisme arabe susceptible de concurrencer Qumm, abritant le mausolée d'une autre sainte chiite, Fâtima, soeur du huitième imâm, Ridâ, ce dont les centres d'enseignement chiites du Liban sont incapables, puisqu'ils ne recèlent pas de lieu saint. La Syrie ne serait alors que la terre d'accueil de ce centre car il n'y a plus de tradition d'enseignement chiite depuis que celle d'Alep s'est éteinte au XVIe siècle, et il n'y a pas de grand mugtahid syrien21. Muhsin al-Amîn, qui vint s'installer à Damas en 1901, à la

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demande de la communauté chiite, en fut le chef spirituel jusqu'en 1952 : il était originaire du Gabal ‘Amil (Sud-Liban), tout comme ses successeurs Husayn Makkî puis le fils de celui-ci, ‘Alî Makkî.

13 Al-Hawza al-Zaynabiyya, la première école religieuse de Sayyida Zaynab, fut ouverte en 1973, à l'initiative du mugtahid irakien Sayyid Hasan Sîrâzî (1934-1980). Opposant au régime de Saddâm Husayn, il vivait à Beyrouth d'où il se rendait régulièrement en Syrie, et en particulier à Sayyida Zaynab, pour prononcer des conférences et nouer des contacts avec des personnalités politiques. Lorsqu'un grand nombre d'étudiants en sciences religieuses de Nagaf se firent expulser d'Irak, il partit chercher les fonds nécessaires dans les pays du Golfe et, grâce à ses appuis syriens, fonda une hawza à Sayyida Zaynab, avec un "foyer" pour loger enseignants et élèves. Il eut même l'accord des autorités syriennes pour que l'inscription à l'école permette aux étudiants d'obtenir une carte de séjour22. Depuis la disparition du fondateur, assassiné à Beyrouth par des agents irakiens, c'est son frère l'ayatollah Muhammad al-Sîrâzî qui supervise les activités de l'école, de Qumm où il est lui-même réfugié23. Elle renferme aujourd'hui 220 étudiants.

14 Une dizaine d'années plus tard, c'est une hawza d'obédience directement iranienne qui vit le jour, Hawzat al-imâm al-Khumaynî. Elle fut créée en 1982 à l'initiative de l'agent (wakîl)24 de Khumaynî, qui est aujourd'hui celui de Khamenei, et regroupe aujourd'hui environ 150 étudiants : des Syriens, des Irakiens et des Iraniens, mais aussi des ressortissants de différents pays d'Afrique (Sierra Leone, Côte d'Ivoire, Guinée, Tanzanie, etc.) et d'Asie (Pakistan, Afghanistan, Inde, Indonésie). Ses enseignants, eux aussi de différentes nationalités, ont en général étudié à Qumm25. D'autres écoles ont suivi, avec de moindres capacités d'accueil et moins d'étudiants inscrits ; moins organisées, aussi, et souvent éphémères. Rien d'étonnant à cela. D'abord, le phénomène est dû à la labilité qui caractérise en général les écoles religieuses chiites où il n'y a pas de bureaucratie centralisée et qui fonctionnent selon le même schéma traditionnel26 : un clerc réputé pour son savoir prend l'initiative d'ouvrir une école, son charisme attire à lui à la fois les riches donateurs et les disciples nécessaires à la concrétisation du projet. Si le clerc en question quitte l'endroit pour aller s'installer ailleurs, ses disciples le suivent; s'il vient à mourir, les étudiants se dispersent dans d'autres écoles. Car c'est avant tout l'enseignement d'un mujtahid qui est recherché par ses disciples qui l'admirent pour l'étendue de sa science, l'habileté de sa méthode mais aussi pour sa piété et ses qualités morales. La souplesse de l'organisation qui est réduite au minimum, la liberté dont jouissent les étudiants de choisir leurs maîtres et les matières qu'ils veulent approfondir, l'absence d'examen contrôlant l'acquisition des connaisances font que ce système repose entièrement sur les individus, mujtahid-s et étudiants27. Les cours du dernier cycle d'étude, appelé baht al-hârig (étude "hors" des livres, parce qu'on ne les utilise plus) consistent en l'examen d'une question précise, d'abord par le maître, puis par les étudiants qui sont invités à défendre leur avis en explicitant leur argumentation. Ce qui favorise l'émulation entre les étudiants et les entraîne à la “déduction de jugement légaux“ (istinbât al-ahkâm al-sar‘iyya), c'est-à-dire leur confère la compétence d'ijitihâd.

15 Ce système traditionnel était appliqué dans les écoles de Nagaf, malgré la tentative de réforme opérée à la fin des années cinquante par un aréopage de mugtahid-s désireux de le rationaliser et de le moderniser28. C'est au sein de ce système traditionnel que Abû al-Qâsim al-Khû'î (m. 1992), surnommé "le chef de file de l'école" (za‘îm al-hawza

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al-‘ilmiyya)29 avait formé des dizaines de mugtahid-s et s'était imposé comme marga‘, référence à imiter en matière de préceptes religieux30. La crédibilité en matière de sciences religieuses et le prestige, dans tout le monde chiite, de grands mugtahid-s tels Khû'î rejaillissaient sur toutes les écoles de Nagaf, considérée comme le centre, avec Qumm, du savoir chiite. Aujourd'hui, bon nombre de ses mugtahid-s les plus réputés ont fui Nagaf qui ne peut plus remplir ce rôle. Sayyida Zaynab pourrait-elle prendre le relais ?

16 Nous avons vu que les écoles de Sayyida Zaynab - le caractère éphémère de certaine et la souplesse de l'organisation de toutes - relevaient du système d'enseignement religieux traditionnel chiite. D'autres éléments doivent cependant être pris en compte pour expliquer ces deux phénomènes. Mentionnons en premier lieu la précarité de la situation des acteurs qui jouent un rôle dans ces écoles, à savoir à la fois les étudiants et les enseignants, qui sont en majorité des étrangers en Syrie31. Certains sont des réfugiés politiques, même s'ils n'en ont pas officiellement le statut ; beaucoup sont là en "transit", nourrissant le projet soit de retourner chez eux, soit d'émigrer ailleurs, en Europe par exemple ou bien en Iran. Autre facteur de précarité : tous sont tributaires du ou des riches donateurs permettant à l'école de fonctionner, c'est-à-dire d'une personne susceptible d'investir son capital financier dans une autre école ou bien dans une autre institution caritative ou religieuse, selon les opportunités du marché des biens de salut. Cela, afin de maximiser ses intérêts en capital symbolique. Et ce, même si ce financement se fait par l'intermédiaire d'un marga‘ local ou de son agent qui reverse dans la caisse d'une école les impôts canoniques perçus auprès de ces riches donateurs. Il existe cependant une entorse politique au libéralisme de cette économie religieuse : l'État iranien. Celui-ci est, en effet, susceptible de se substituer au riche donateur, soit directement, soit par l'intermédiaire de l'agent du marga‘ qu'il a officiellement désigné, aujourd'hui ‘Alî Khamenei. Dans ce cas, le sort de l'école est étroitement lié aux vicissitudes politiques.

17 Toutes ces questions rejoignent l'épineux problème de la marga‘iyya dans ses développements récents, d'une part, et locaux, d'autre part. Cette institution chiite est en crise depuis la mort de l'ayatollah Khû'î parce qu'après lui, aucun mugtahid ne parvint à réaliser l'unanimité pour être désigné par ses pairs marga‘ a‘lâ : référence suprême et chef spirituel reconnu et suivi dans tout le monde chiite. D'où la naissance de deux grands courants : le premier obtempère au choix officiel de l'Iran, qui désigne ‘Alî Khamenei, le second suit "l'école" de Khû'î avec ses disciples formés à Nagaf (et néanmoins d'origine iranienne) : ainsi, notamment, de ‘Alî al-Sîstânî, toujours nagafite, et de Muhammad al-Rûhânî, qui réside en Iran. Dans cette situation incertaine, des clercs invoquant l'absence d'authentique marga‘iyya a‘lâ, y renoncent et s'en tiennent à l'idée d'une marga‘iyya plurielle. Et de s'autoriser du témoignage de l'histoire qui atteste de cette pluralité. Ainsi se proposent-ils comme autant de marga-s locaux à rayonnement régional.

18 Qu'en est-il à Sayyida Zaynab et en Syrie ?

19 Il faut, sur ce point, distinguer la banlieue de Damas du reste du pays car, comme nous l'avons souligné, la communauté chiite syrienne compte très peu de représentants à Sayyida Zaynab. Or, elle a son propre marga‘32, ‘Alî Makkî, un clerc originaire du Sud- Liban qui a pris la succession de son père dans cette fonction et se rattacherait plutôt aux disciples de Khû'î qu'au successeur de Khumayni. Il n'est pas partie prenante dans la course opposant les concurrents à la marga‘iyya "locale" 33 car il ne dispose ni de la

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renommée de savant nécessaire ni d'un forum où diffuser ses idées, comme le font ses homologues libanais. En revanche, il y a dans le Liban voisin des candidats à la marga‘iyya locale, formés à Nagaf : Muhammad Taqî al-Faqîh, Muhammad Husayn Fadl Allâh et Muhammad Mahdî Sams al-Dîn. Le nom du premier a été même avancé pour la désignation à la marga‘iyya a‘lâ. Il remplit en effet certaines conditions exigées, comme une science qui s'étale dans de nombreuses publications en matière de fiqh, une piété et un dédain pour les choses de ce monde que personne ne saurait lui nier. Muhammad Taqî al-Faqîh vit en effet modestement, retiré à Tyr, où il s'occupe des fidèles sans se pencher sur les questions politiques qui mobilisent pourtant la plupart de ses pairs libanais. Mais ce quiétiste n'a pas eu l'intense activité d'enseignement qu'on attend du candidat à la marga‘iyya suprême et il se contente d'un magistère restreint. Les deux candidats suivants ont plus d'ambition mondaine. Muhammad Husayn Fadl Allâh, guide spirituel d'un Hezbollah toujours présent sur le terrain de la "résistance islamique", se comporte comme un marga‘ local. Actif en politique, il est présent dans les médias et populaire dans la communauté chiite dont il se pose comme le défenseur. Muhammad Mahdî Sams al-Dîn est son concurrent direct : en tant que président du Conseil supérieur chiite, instance créée à l'instigation de Mûsâ Sadr en 1967, il est le représentant officiel de la communauté chiite au Liban et participe en tant que tel aux débats politiques qui animent le pays. Ses avis comptent d'autant plus que, dans un Liban en reconstruction, il a choisi d'oeuvrer non pas contre l'État mais avec l'État, et pour plus d'intégration de la communauté chiite au Liban.

20 Muhammad Husayn Fadl Allâh et Muhammad Mahdî Sams al-Dîn déploient tous les deux une activité d'enseignement religieux au Liban ; parallèlement, chacun s'est implanté à Sayyida Zaynab où il préside aux destinées d'une école et en assure le financement. Fadl Allâh a repris en 1992 la tête d'une école fondée deux ans plus tôt par un groupe de clercs34 et il y vient chaque semaine. Par ailleurs et à l'occasion de ses visites hebdomadaires à Damas, il entretient des contacts réguliers avec les chiites installés en Syrie tout comme avec les fonctionnaires de l'État iranien et la communauté chiite syrienne. Muhammad Mahdî Sams al-Dîn est beaucoup moins présent physiquement, mais la petite école dont il a la charge, ouverte en 1994 par des clercs irakiens associés à des Syriens, est en quelque sorte jumelée à son école libanaise.

21 Ainsi retrouve-t-on, dans les hawza -s, les tendances et les courants politiques et religieux qui animent les cercles chiites de Sayyida Zaynab, avec leurs deux axes principaux, l'un iranien et l'autre irakien ; ce qui reflète bien les divisions du monde chiite d'aujourd'hui. A ces deux-là se greffent des courants représentés par des marga‘-s locaux qui entendent jouer un rôle à l'échelle du Moyen-Orient. A ces compétitions autour de "la gestion des biens de salut", il faut ajouter la concurrence quotidienne et prosaïque qui s'exerce entre les clercs chiites exilés en Syrie et qui sont totalement tributaires d'un généreux donateur.

22 Cependant, aucun de tous ces marga‘-s ne réside sur place. Par ailleurs, les hawza-s de Sayyida Zaynab ne forment pas de mugtahid-s. En effet, elles ne sauraient réellement y prétendre, car il leur faudrait des enseignants et des étudiants de haut niveau capables d'animer les cours de baht al-hârig où l'aspirant à l'ijtihâd puisse faire montre de ses capacités et de son savoir, briller, s'imposer, etc. Ainsi, bien que l'on ne puisse nier la place nouvelle que Sayyida Zaynab occupe dans le monde chiite depuis quelques années, il ne faudrait pas surestimer ses capacités en tant que foyer de savoir ou comme centre religieux.

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23 Certains voudraient bien que Sayyida Zaynab apparaisse comme une alternative à Nagaf et à Qumm. Prétention qui est favorisée par une conjonction de facteurs politiques. Le premier est la tension qui règne en Irak et l'oppression dirigée contre les chiites des villes saintes qui ont poussé ces derniers à fuir leur pays, provoquant ainsi le déclin de Nagaf. Le deuxième est la volonté de l'Iran de contrôler et de superviser les activités religieuses chiites à l'extérieur de ses frontières afin d'assurer son hégémonie sur tout le monde chiite duodécimain. Une volonté qui conduit l'Iran d'une part, à développer ses relations avec son seul allié arabe, la Syrie, ainsi qu'à consolider sa politique d'envoi de pèlerins dans ce pays35 et, d'autre part, à s'implanter dans les cercles chiites de Sayyida Zaynab. Enfin, tout cela est rendu possible grâce à la bienveillance des autorités syriennes. Les hawza-s, contrairement aux autres écoles religieuses du pays, ne disposent pas d'autorisation officielle du ministère des waqfs, hormis al-Hawza al-Zaynabiyya : même si les autorités l'ont exigé officiellement, les administrateurs des écoles ne semblent pas avoir jugé nécessaire d'en faire la demande. Ce qui ne les empêche pas de les faire fonctionner, profitant des franchises dont jouit Sayyida Zaynab. Mais rien n'étant officiel, l'État syrien reste seul maître du jeu, accordant ou non ses faveurs, et il n'est pas certain qu'il laisse les hawza-s se multiplier à l'avenir; sa position sur la question sera liée aux nouveaux développements de sa politique régionale.

24 Par ailleurs, Ridâ Murtadâ, l'administrateur du mausolée, s'oppose à la prolifération de ces écoles religieuses, trop traditionnelles à son goût36. De son côté, il a ouvert, fin avril 1995, un centre de documentation et de recherche, l'"Académie Sayyida Zaynab", situé dans l'enceinte du mausolée, destiné à des chercheurs et des conférenciers triés sur le volet. Nous avons donc à Sayyida Zaynab deux conceptions qui coexistent : d'un côté, celle de clercs non syriens, souvent militants d'un islam chiite engagé dans les affaires politiques ; de l'autre, celle de notables locaux, garants de l'ordre établi, qui assurent le relais entre la communauté chiite imâmite syrienne et l'État.

25 Très minoritaires en Syrie, les duodécimains sont cependant les adeptes de ce que l'on qualifiera ici de doctrine chiite orthodoxe37. De leur côté, les ismaéliens, les druzes ou les alaouites sont bien souvent considérés comme des gulât, c'est-à-dire des chiites qui exagèrent leur culte de ‘Alî et, à ce titre, peuvent se voir dénier la qualité de musulmans. De sorte que les contacts qu'entretiennent les lettrés, les intellectuels, les nationalistes et les ‘ulamâ'-s chiites duodécimains et alaouites depuis le début du siècle ont servi à construire une alliance entre les deux communautés qui fut profitable à l'une comme à l'autre. Forts de cette alliance qui leur a permis de revendiquer la dignité de ga‘farites38, les alaouites ont pu commencer à chercher la reconnaissance de leur islamité auprès de diverses autorités islamiques, sunnites et surtout chiites, au gré des opportunités et des nécessités politiques39. Les duodécimains de Syrie, eux, n'ont pu que se féliciter d'être en quelque sorte les garants d'une communauté confessionnelle dont les membres ont un accès privilégié aux rouages de l'État. Si les chiites au Moyen- Orient sont en général dans l'opposition, se disant, selon leur terminologie consacrée, mazlûm-s (opprimés) - c'est le cas en Irak et dans une certaine mesure au Liban, ainsi que dans les pays du Golfe - ils sont dans une situation plutôt enviable en Syrie. Ce ne sont pourtant pas eux qui sont intéressés à faire de Sayyida Zaynab un grand centre religieux chiite : ils n'ont ni la force que confère une religion officielle, comme c'est le cas en Iran, ni le poids d'une communauté majoritaire comme c'est le cas des chiites irakiens.

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NOTES

1. Bâsil al-Asad s'est tué le 21 janvier 1994. 2. L'administrateur du waqf de Sayyida Zaynab ne dispose pas de chiffres permettant d'évaluer le pourcentage de chiites et de sunnites fréquentant le mausolée. Il remarque cependant que ce sont les chiites qui lui font des dons (entretien avec Ridâ Murtadâ, 13 septembre 1994). 3. Selon les vicissitudes politiques du moment, les villes saintes d'Irak, renfermant des tombeaux d'imâms, ne sont pas toujours accessibles aux Iraniens; par ailleurs, la tension qui règne aujourd'hui dans le sud de l'Irak décourage les pèlerins de s'y rendre. 4. Ali Shariati (m.1977) est le principal idéologue laïque de la révolution iranienne. Il prônait un islam progressiste. 5. Ibn Jobaïr, Voyages, traduction de Maurice Gaudefroy-Demombynes, 3ème partie, Paul Geuthner, Paris, 1953-1956, 409 p., p. 323 et p. 325. 6. Albert Hourani, "From Jabal 'Amil to Persia", Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 49/1 (1986), pp. 133-140., p.133. 7. Cité par Henri Sauvaire, Description de Damas, Journal Asiatique, mai-juin 1896, p. 413, note 46. 8. Cf. Henri Sauvaire, op. cit., p. 387 et p. 453. 9. ‘Abd al-Ganî al-Nâbulsî, Al-haqîqa wa al-magâz, al-hay'a al-misriyya al-‘âmma li-l- kitâb, Le Caire, 1986, p.215 et p. 245. Nous n'entrerons pas ici dans les débats entre savants musulmans sur l'identité de la femme enterrée à Râwiya et sur le lieu de la tombe de Zaynab, fille de ‘Alî. 10. Le commandant Malinjoud décrivit ces cérémonies au début des années 20, dans , Revue d'histoire des religions, n° 88 (1923), pp. 165-172. Nous décrivons des séances de commémoration du martyre de Husayn tenues aujourd'hui par des chiites irakiennes dans "Ya Zaynab! Pratiques cultuelles chiites autour du mausolée de sayyida Zaynab, à Damas", à paraître dans Peuples Méditerranéens. 11. Sur les visites pieuses aux mausolées des imâm-s, cf. Ytzhak Nakash : "The Visitation of the Shrines of the Imams and the Shi'i Mujtahids in the Early Twentieth Century", SI, 81 (1995), pp. 153-164. 12. Voir la liste de ces mausolées dans Irene Calzoni, Shiite Mausoleums in with Particular Reference to Sayyida Zaynab's Mausoleum", in La Shî‘a nell'Impero ottomano, Conférence de Rome, 15/4/1991, Accademia Nazionale dei Lincei, Fondazione Leone Caetani, Rome, 1993, 224 p., pp. 191-201. Pour Alep, se reporter également à Jean Sauvaget, "Deux sanctuaires chiites d'Alep", Syria, 9 (1928), pp. 224-237 et à Biancamaria Scarcia Amoretti, "A proposito della tipologia religiosa sciita : Aleppo- Mashad", in Studi in onore di Francesco Gabrieli, Université Sapienza, Rome, 1984, vol. II, 850 p., pp. 701-709. 13. Cf. Joseph Bahout, , Les Cahiers du CERMOC, n°7, Beyrouth, 1994, 154 p., pp. 52-54. 14. Village chiite situé dans la région d'Idlib, en Syrie. 15. Cf. Muhammad Fahrî Zakariyâ, Mintaqat al-sayyida zaynab bi-l-sâm, in al-Mawsim, vol. 1, n°4, 1989, p. 888. 16. C'est une estimation. Ridâ Murtadâ, dans un document inédit sur Sayyida Zaynab, avance le chiffre de 200 000 habitants, ce qui nous paraît excessif. Les statistiques officielles pour 1981 avançaient le chiffre de 31 745 habitants. Selon le géographe Frank

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Meyer, les réfugiés du Golan forment aujourd'hui 50% de la population; puis viennent les Palestiniens et les Dôm et Turkmân, des "gitans" sédentarisés qui y avaient acheté des terres bon marché dans les années 70. Mais cet auteur ne prend pas les ressortissants non syriens en compte. Cf. Frank Meyer, Dôm und Turkmân in Stadt und Land Damaskus, Erlanger Geographische Arbeiten, Sonderband 22, Erlangen, 1994, p. 66. 17. Le marga‘ est la référence à imiter en matière de précepte religieux; c'est le chef spirituel de la communauté. Cf. EI2, vol. VI, pp. 533-541 l'article de Jean Calmard, Mardja‘-i al-taqlîd. 18. Entretien avec Nasîb Murtadâ qui était membre fondateur de ce comité, Baalbek, 3 mai 1994. 19. Document inédit fourni par Ridâ Murtadâ. 7 20. Le legs pieux de terrains et de jardins par Husayn b. Mûsâ b. ‘Alî al-Husaynî al-Sâfi‘î, mufti de la ville de Baalbek, ancêtre de la famille, date de 768 h (1367). Le texte de la waqfiyya est reproduit dans la thèse d'Irene Calzoni, Sayyida Zaynab. Notizie testimonianze dati sul suo mausoleo a Damasco, sous la direction de Giovanni Canova, Università degli studi di Venezia, 1988, 145 p. Cf. également la revue al-Mawsim, n°52 (1996), pp. 16-29. 21. Le mujtahid est un clerc de haut niveau, capable d'interpréter la Loi divine. 22. Cf. sayyid ‘Abd Allâh al-Hâsimî, âyat Allâh sayyid Hasan al-Sîrâzî, Qumm, s.d., 565 p., pp. 168-172. 23. Les quelques données et remarques qui suivent sur les hawza-s de Sayyida Zaynab sont le fruit d'une enquête sur ce sujet réalisée en collaboration avec Alfonso Ruiz, qui prépare un doctorat à l'Université autonome de Madrid, Religion y societad en Siria : el pueblo-mausoleo de Sayyida Zaynab. Cette enquête fera l'objet d'une prochaine publication commune. 24. Le wakîl est une sorte de délégué du marja‘ dans un pays ou une région : il perçoit notamment les impôts canoniques et les redistribue au nom du marja‘ et suivant ses directives. 25. Dans l'enquête citée plus haut, la direction de l'école n'a pas répondu aux questions relatives à son mode d'administration ni à son financement. Bien qu'elle ne se prononce pas non plus sur la possibilité d'obtenir une carte de séjour pour ses étudiants, il semble que cela soit le cas et qu'elle jouisse d'excellentes relations avec les autorités syriennes. Ce qui n'est pas le cas des écoles plus récentes, qui ne peuvent procurer un titre de résidence à leurs étudiants non syriens. 26. Sur le système traditionnel de l'enseignement religieux chiite, cf. notre article, "La quête du savoir à Najaf. Les études religieuses chez les chi‘ites imâmites de la fin du XIXe siècle à 1960", Studia Islamica, 81(1995), pp. 165-185. 27. C'est évidemment une description idéale du système. Cependant, nous approuvons Michael Fischer lorsqu'il estime que, plus ou moins, la réalité correspond à cet idéal. Cf. Iran from Religious Dispute to Revolution, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1980, 314 p., p. 63. 28. Voir à ce sujet ‘Alî al-Bahâdilî, Al-hawza al-‘ilmiyya fî al-Nagaf. Ma‘âlimuhâ wa harakatuhâ al-islâhiyya, 1920-1980, dâr al-Zahrâ', Beyrouth, 1993, 480 p. 29. ‘Alî al-Bahâdilî, Wamdât min hayât al-imâm al-Khû'î, Dâr al-qârî, Beyrouth, 1992, 163 p., p. 5. 30. Sur le principe de la marga‘iyya, cf. Jean Calmard, "Mardja'i taklîd", EI2 vol. VI, pp. 533-541 et sur la "crise" que traverse cette institution depuis la disparition de Khû'î, voir Pierre Martin, "La direction religieuse chiite dans une zone de turbulences", Peuples Méditerranéens, n°64-65 (1993), pp. 241-264.

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31. Nous ne disposons pas de chiffre concernant ces étudiants étrangers, ni d'indication sur la durée de leurs séjours. 32. C'est une marga‘iyya sinon officielle et approuvée par des textes de loi, au moins officieuse et qui s'affiche en public. Lors du décès de Bâsil al-Asad, un encart bien visible a été publié dans la presse syrienne, présentant les condoléances du "marga‘". 33. Il faut resituer ici le terme "marga‘iyya locale" dans la géographie des communautés chiites. Il s'oppose au terme "marga‘iyya supérieure" (a‘lâ) supposée recouvrir tout le monde chiite. 34. Il ne l'a donc pas fondée lui-même, contrairement à ce qu'indique un article paru sur cette école, "Hawzat al-Murtadâ fî baldat al-Sayyida Zaynab (Sûriyya)", al-Mawsim, n° 23-24 (1995), p. 523. 35. Sur l'histoire contemporaine des relations entre l'Iran et la Syrie, cf. Shireen T. Hunter, "Iran and Syria : From Hostility to Limited Alliance" in Amirahmadi H. et Entessar N. éd., Iran and the Arab World, pp. 198-216. 36. Cela n'empêche pas la présence d'étudiants et d'enseignants chiites syriens dans les écoles de Sayyida Zaynab, sans compter quelques syriens d'autres sectes chiites, alaouites, druzes et ismaéliens. 37. La question de l'orthodoxie en matière de chiisme serait à développer. Nous nous bornerons ici à expliquer cette position par : le poids démographique des duodécimains, leur importance politique (notamment par le fait que leur religion est la religion de l'État en Iran), l'existence d'une tradition savante non ésotérique, donc accessible; enfin, paradoxalement, leur reconnaissance, par les sunnites, en tant que musulmans. 38. Le mot ga‘farite vient du nom du sixième imâm Ga‘far al-Sâdiq qui, selon la tradition chiite, fonda une école juridique. Il renvoie donc à cette école à laquelle se rattache les chiites duodécimains, c'est-à-dire à un fiqh élaboré, enseigné et reconnu. 39. Consulter à ce sujet l'article de Martin Kramer, "Syria's Alawis and Shi'ism", in Shi'ism, Resistance and Revolution, Martin Kramer éd., New York, Westview Press, 1987, 324 p., pp. 237-254.

RÉSUMÉS

Sayyida Zaynab reçoit chaque année la visite de plus d'un million de pélerins qui vont pleurer les ahl al-bayt, les membres de la famille du Prophète. Depuis la fin du siècle dernier, le pèlerinage se « chiitise », ce qui rend la ville doublement étrangère aux yeux des Syriens. Les raisons en tiennent, d'une part, au fait que les pratiques culturelles chiites sont distinctes des sunnites et, d'autre part, au fait que la plupart des pélerins sont des Iraniens, c'est-à-dire des populations non arabes.

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Iraniens d'Irak, direction religieuse chiite et Etat arabe sunnite.

Pierre-Jean LUIZARD

"L'appel au boycott des élections est le dernier avatar du complot des milieux persans. C'est une idée inspirée par des intérêts étrangers au pays, qui craignent le nationalisme arabe et l'indépendance de l'Irak". "Al-'Asîma", Baghdad, 25 juin 19231. "Il s'agit là d'une occasion unique de nettoyer les villes saintes chiites de la prédominance de l'influence persane, qui s'est exercée depuis des années au détriment des intérêts véritables des Arabes". Rapport du haut-commissaire britannique, 11 juillet 1923, FO/416/732. "La décision qui fut prise à l'encontre de cheikh al-Khâlisî a été d'une importance historique en ce qu'elle a représenté un coup décisif aux agissements iraniens". Rapport britannique, 31 août 1923, FO 371/90473. "C'est l'occasion du siècle, il faut la saisir pour nous débarrasser de tous ces Iraniens en un seul mois." Déclaration de Sâlih Mahdî 'Ammâsh, ministre de l'Intérieur du second régime baassiste (1969)4. "Ces Iraniens naturalisés irakiens sont soucieux de conserver leur allégeance à l'entité sioniste et au régime persan pour combattre les mouvements de libération nationale, affaiblir les Arabes et diviser leur pays". Fèdil al-Barrèk5. "Les commerçants juifs, iraniens et de "rattachement" iranien ont exercé une

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domination complète sur les activités économiques d'Irak". Fèdil al-Barrèk "Parmi les multiples raisons qui ont incité le régime iranien à lancer son agression sur l'Irak, il y en a une qui est l'existence d'une forte communauté iranienne en Irak, séjournant depuis longtemps dans notre pays, dont certains avaient acquis la nationalité irakienne, et dont l'allégeance est demeurée attachée à l'Iran." Saddam Husayn, interview à "Ash-Sharq al- Awsat"6.

1 Le rôle joué par la communauté iranienne d'Irak dans ce pays, devenu une véritable terre d'adoption, est sans équivalent. Totalement disproportionné en rapport à une faiblesse numérique relative, il tient essentiellement au fait que cette communauté put fournir la plupart de ses dirigeants religieux et politiques à une autre communauté, la première en nombre du pays, celle des chiites, Arabes dans leur écrasante majorité. Installée sur les rives du Tigre et de l'Euphrate depuis des siècles, la communauté iranienne d'Irak a participé d'une façon active aux principaux événements du pays, quand elle ne les a pas dirigés, notamment aux 19ème et 20ème siècles.

2 La communauté iranienne d'Irak, dont la fortune fut directement liée à celle des villes saintes chiites, voit se terminer pour elle une période multiséculaire d'une influence sans précédent dans ce pays. La guerre de huit années entre l'Iran et l'Irak lui a porté le coup de grâce, après un long processus de déclin entamé à partir de l'occupation britannique. Forte de cent mille âmes au début du siècle, elle se réduit à quelques dizaines d'individus aujourd'hui, isolés et à l'avenir incertain, même si certains parmi eux jouissent encore d'une grande autorité religieuse et politique. Une communauté historique, principal protagoniste de la question irakienne : 3 Combien étaient-ils avant les événements qui allaient susciter leur perte, c'est-à-dire avant la guerre (1914-1918) et l'occupation britannique qui s'ensuivit? Le nombre des Persans en Irak à la veille de la naissance de la monarchie fut fixé par le recensement britannique de 1919 à 80 000 sur près de trois millions d'habitants7. Soit un peu moins de 3% de la population totale des vilayets destinés à former l'Irak. Ils ne seront jamais plus nombreux, du moins officiellement. Cependant, ils devaient être davantage, si l'on prend en compte les mariages mixtes et les familles résidant en Irak depuis plusieurs générations. Toutefois, on ne doit pas inclure dans cette catégorie les nombreux Arabes chiites qui adoptèrent la nationalité persane sous la domination ottomane. Il faut, en effet, distinguer la communauté persane d'Irak des nombreux détenteurs de la nationalité persane vivant en Irak. Ceux-ci représentaient un groupe de plusieurs centaines de milliers de personnes, qu'il s'agisse d'ulémas arabes chiites ayant ainsi cherché à échapper à la conscription militaire ottomane ou à la répression (cheikh Mahdî al-Khâlisî est le plus célèbre d'entre eux), de Kurdes ou de tribus arabes, vivant à cheval sur la frontière entre les deux empires, ottoman et persan.

4 Totalement absents du nord du djebel Hamrîn, où se concentraient la plupart des autres minorités d'Irak, les Persans se répartissaient dans certaines villes du centre et du sud de la Mésopotamie. Leur grande concentration était, cependant, à Karbalâ', Kâzimayn, Najaf et Sâmarrâ', les quatre villes saintes du chiisme, ainsi qu'à Baghdad. Généralement bilingues (arabe et persan), ils formaient une communauté

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exclusivement urbaine. La langue et la culture persane étaient d'ailleurs largement répandues dans les cités où ils étaient implantés. On les retrouvait, par ailleurs, dans toutes les classes de la société, depuis les propriétaires terriens, les ulémas et les étudiants en sciences religieuses, jusqu'aux colporteurs et aux mendiants. Il ne faut pas oublier que les Persans arrivaient, dans la hiérarchie sociale et ethnique de la société de l'Irak ottomane, très loin après les Circassiens et les Turcs, les maîtres du pays, et après les Arabes.

5 Les Lours partageaient avec les Persans la nationalité iranienne et le chiisme. Ces paysans des montagnes du sud du Zagros étaient familiers à Baghdad et à Basra, où ils étaient portefaix, un métier dont ils avaient le monopole. On les retrouvait dans les régions du Gharr‰f et du Moyen-Euphrate, comme commerçants et artisans, où on les appelait Kurdes Faylis, nom qui s'appliquait aussi à l'ensemble des Kurdes chiites. Les Lours, dont le nombre était de quelques milliers, étaient majoritaires dans les villes frontalières de Mandali et Badra, ainsi que dans les villages alentours.

6 Mais c'est par son rôle religieux et politique que la communauté iranienne d'Irak fut amenée à jouer un rôle de premier plan dans l'histoire du pays. L'émergence de Najaf et de Karbalâ' comme les deux capitales du chiisme et comme centres politiques et intellectuels, dont le rayonnement s'étendait bien au-delà des frontières de l'empire, était la conséquence du transfert de l'Iran vers l'Irak du principal centre de formation religieuse chiite au milieu du 18ème siècle. La domination incomplète des Mamelouks et des Ottomans sur la Mésopotamie - les deux villes saintes, en particulier Najaf, jouissaient d'un statut d'extraterritorialité de fait -, la proximité de l'Iran, ainsi que la rivalité ottomano-iranienne pour contrôler le chiisme, tous ces facteurs n'avaient fait que favoriser le processus de persianisation des villes saintes.

7 Ce phénomène était d'abord visible dans l'architecture des mausolées des Imams. De style persan, ceux-ci ont été embellis par les souverains persans successifs. Le bazar de Karbalâ' s'était mis à l'heure iranienne dès le 18ème siècle. L'arrivée en grand nombre à Najaf et Karbalâ', à partir du milieu du 18ème siècle, de familles religieuses persanes eut un impact Žnorme sur la composition de la société chiite d'Irak, de même que sur l'évolution et sur l'organisation de l'islam chiite du pays. La hiérarchie religieuse chiite à Najaf et Karbal‰' passa sous le contrôle de Persans, qui attiraient désormais le gros des étudiants en religion et la plus grande part des impôts islamiques, comme de l'argent provenant des legs et donations d'Iran et d'Inde. Le rôle des "mujtahid-s" persans fut majeur dans la conversion au chiisme de nombreuses tribus arabes. Pour contrer le renouveau du prosélytisme de la Porte, notamment au cours du 19ème siècle, ils envoyaient leurs représentants, les "mumin-s", vers les tribus. Le résultat fut la formation d'un pays chiite homogène depuis le sud de Baghdad jusqu'au Golfe. Le paysage rural, lui-même, fut façonné par cette autorité émergeante : le canal de Hindiyya, qui dérive l'Euphrate et permet d'irriguer Najaf, illustre le caractère lucratif des connexions et des réseaux qui, depuis l'Irak jusqu'à l'Inde, en passant par l'Iran, unissaient les "mujtahid-s" persans d'Irak à des familles commerçantes chiites iraniennes, dont les champs d'activités dépassaient les limites des empires.

8 Parmi ces familles religieuses persanes installées en Irak, beaucoup avait fui les persécutions de la Perse de Nâdir Shâh à la fin du 18ème siècle, après la chute des Séfévides. C'était le cas des Shahrestânî des Qazwînî, d'une partie des Tabâtabâ'î, des Al Sâlih et des Behbehânî. D'autres étaient venus s'installer dans les villes saintes d'Irak au cours du 19ème siècle, comme les Khurasânî, les Shîrâzî, les Isfahânî, les Mâzanderânî,

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les Qummî, les Mara'shî, les Burûdjerdî, les Rashtî ou les Kashmîrî. La quasi-totalité des grands "marja'-s" était, depuis le 17ème siècle, des Persans récemment installés en Irak. Tel était le cas de V‰hid Muhammad Behbahânî (1706-1792), puis de cheikh Murtaza Ansârî (1799-1864), de Mîrzâ Hasan Shîrâzî (1815-1895), de Mullâ Muhammad Khurâsânî (1839-1911) et de sayyid Muhammad Yazdî (1831-1919), qui influencèrent profondément les dernières décennies du chiisme sous domination ottomane.

9 Les ulémas persans étaient, en effet, les principaux animateurs de la plus importante manifestation politique non-turque des vilayets de la Mésopotamie ottomane. C'est depuis Karbalâ' que Behbahânî avait mené la lutte qui devait aboutir au triomphe de l'usulisme contre l'akhbarisme8. C'est à Najaf que Murtaza Ansârî codifia le dogme chiite duodécimain à la suite de la "révolution usûlie"9. C'est depuis Sâmarrâ que Hasan Shîrâzî promulgua sa célèbre fétwa interdisant l'usage du tabac en Iran contre l'octroi d'un monopole du commerce du tabac à un Britannique. C'est, enfin, depuis Najaf que cheikh Khurâsânî dirigea le mouvement en faveur de la constitution dans les empires musulmans ottoman et persan, conjointement avec cheikh 'Abdallâh Mâzanderânî et Husayn Nâ'înî, deux autres ulémas persans qui se firent les hérauts du constitutionnalisme religieux et les animateurs, avec Khurâsânî, du premier débat politique que connut l'Irak, avant de prendre la tête de la lutte contre le colonialisme européen10. Les autres centres religieux, comme Isfahan et Qumm en Iran, ne concurrençaient alors pas Najaf, mais la regardaient comme une référence. Comme les chiites avaient toujours été la cause d'un grand embarras pour le pouvoir ottoman, cette communauté persane, dont les liens avec le pays d'origine, traditionnel ennemi de la Porte, restaient forts, était regardée avec suspicion par les Ottomans, quand elle n'était pas directement accusée d'être une cinquième colonne persane en terre ottomane.

10 Dans les villes saintes chiites, la majorité des familles religieuses étaient donc, dès le 19ème siècle, d'origine persane plus ou moins lointaine. De toutes les villes saintes, c'est Karbalâ' qui avait reçu l'influence persane la plus importante, ainsi que Kâzimayn. Les trois quarts de la population de Karbalâ' était persane ou d'origine persane et la ville de l'Imam Husayn était un centre important de diffusion de la littérature persane. La majorité des étudiants en religion y étaient des Persans. Bien qu'ayant conservé un caractère plus arabe, Najaf n'accueillait cependant qu'une minorité d'Arabes dans la population des étudiants. Comme à Karbalâ', les programmes d'études en religion étaient conçus à la manière persane et dispensés par des Persans. Les relations avec les Arabes n'étaient pas toujours empreintes de confiance. Les pèlerins regardaient les Arabes des villes saintes avec suspicion et les considéraient comme des profiteurs. Pour leur part, les "mujtahid-s" se méfiaient des chefs de quartiers. Toutefois, il s'était créé dans ces villes un véritable syncrétisme des cultures arabe, persane et indienne, les trois cultures du chiisme. Sous la direction de sayyid Hâdî Qazwînî, de cheikh Mîrzâ 'Abd ar-Rahîm Bâdkûbî et de sayyid Muhammad Hibbat ad-Dîn Shahrestânî (le pionnier de la presse arabe à Najaf), trois ulémas d'origine iranienne, une presse florissante en arabe, persan et turc commença à paraître à partir de 1910 à Najaf.

11 Ce cosmopolitisme des villes saintes se reflétait dans l'origine variée des étudiants en religion. Ceux-ci venaient de Perse, des Indes, d'Afghanistan, de Syrie et du Golfe. Toutefois, les trois quarts venaient de Perse et des Indes, les autres étant des Arabes, parmi lesquels les Irakiens étaient de loin les plus nombreux, tout en demeurant minoritaires. Il y avait dix mille étudiants à Najaf avant l'occupation britannique11. En

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1918, malgré le tarissement du flux habituel des étudiants causé par la guerre et l'occupation britannique, leur nombre était encore de six mille sur une population de quarante-cinq mille habitants12.

12 Nombreux étaient, parmi les Iraniens d'Irak, les pèlerins aux mausolées des villes saintes qui s'étaient par la suite installés dans le pays. Leur nombre au moment des pèlerinages pouvait atteindre plusieurs dizaines de milliers. Au début du 20ème siècle, on estimait que les tombes des Imams recevaient chaque année entre cent cinquante mille et deux cent mille visiteurs étrangers aux vilayets de Mésopotamie, auxquels il fallait ajouter un nombre similaire d'Irakiens13. Lorsque les moyens de transports le permirent, ce nombre augmenta jusqu'à un demi-million de pèlerins. En 1920, malgré la guerre, plus de quatre cent mille pèlerins se pressaient encore autour des tombes vénérées. Ils étaient Persans, Azéris, Caucasiens, Turkmènes, Arabes de Syrie ou du Golfe, Indiens ou Afghans. Mais les Persans et les Azéris formaient la grande majorité. Ce sont eux qui avaient importé d'Iran des rites d'origine soufie qui s'imposèrent comme les rites majeurs du chiisme. Le "tatbîr" (rite de mortification où l'on se frappe le visage et la poitrine) a été introduit par des pèlerins azéris, puis systématisé par les Persans au début du 18ème siècle, et enfin repris par les Arabes.

13 On venait également de Perse par milliers afin d'enterrer les morts dans la terre sainte de Najaf. Entre cinq et six mille cadavres arrivaient de Perse chaque année à Najaf au milieu du 19ème siècle14. Parmi les cadavres venant d'au-delà des frontières, les Persans étaient, là encore, la grande majorité. La route de Kermanshâh servait d'axe principal au transit avec la Perse, à celui des pèlerins comme à celui des marchandises. Témoins de l'influence exercée par le grand pays voisin, des consulats persans s'étaient établis dans de nombreuses villes du sud de l'Irak, avec en plus un consulat général à Baghdad. Car c'était là un paradoxe de l'influence persane en Irak. Les "mujtahid-s" persans des villes saintes de Mésopotamie ne représentaient aucunement le gouvernement de la Perse, la plupart ayant au contraire trouvés refuge en Irak du fait de leur opposition au pouvoir dans leur pays. Mais ils n'en demeuraient pas moins très attachés à suivre les événements de Perse et même à les influencer, si bien que Najaf et Karbalâ' se transformèrent en tribune de l'opposition persane. En ce sens, les "mujtahid-s" persans d'Irak étaient aussi une extension de la société iranienne, un contre-pouvoir au despotisme du pouvoir en Perse, mais aussi dans l'empire ottoman. Ainsi, les plus grands "mujtahid-s" de Najaf qui ont pris fait et cause pour la constitution en Perse et dans l'empire ottoman étaient des Persans. Mais leurs plus grands adversaires religieux étaient aussi des Persans. On avait donc transposition à Najaf et à Karbalâ' des débats internes à la société iranienne. Le pouvoir croissant des "mujtahid-s", au cours du 19ème siècle, faisait de ceux-ci un enjeu de taille dans les relations entre l'empire ottoman et la Perse.

14 L'attitude ottomane envers la "hawza 'ilmiyya" faisait partie d'une politique générale visant à réduire la présence et l'influence des Persans dans les villes saintes. Au départ, il y avait une non-reconnaissance mutuelle, ni le sultan-calife d'Istanbul ni les "mujtahid-s" chiites n'acceptant la légitimité de l'autre. Avant la révolution de 1908, la Porte avait cependant reconnu un statut spécial pour de nombreux Persans des villes saintes et leur avait accordé certains privilèges, comme l'exemption d'impôts et de la conscription militaire. Malgré le soutien affirmé au mouvement constitutionnel des plus grands "marja'-s" de Najaf, Persans dans leur quasi-totalité, les rapports se tendirent vite, dès que les motivations strictement nationalistes des Jeunes-Turcs

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apparurent plus clairement. A la suite de la révolution jeune-turque, le gouvernement ottoman ferma les nombreuses associations culturelles et littéraires persanes des villes saintes et interdit le journal "Najaf" édité par des Persans. Les Persans des villes saintes furent susceptibles d'être enrôlés dans l'armée ottomane. L'ensemble de la communauté persane dut payer un impôt sur le revenu, ainsi qu'un certain nombre de taxes. Avec l'introduction de nouvelles taxes d'inhumation, il devint plus difficile aux Persans non-fortunés de se faire enterrer à Najaf et à Karbalâ'. Ainsi, les Persans d'Irak voyaient leurs privilèges remis en cause et, bientôt, on leur fit l'obligation d'adopter la nationalité ottomane.

15 Toutefois, la dégradation des relations entre les "mujtahid-s" de Najaf et Karbalâ' et les Jeunes-Turcs n'empêcha pas la formation d'une union sacrée islamique contre l'envahisseur britannique. Les plus grands "marja'-s" appelèrent ainsi au "jihâd" et à la "défense de l'Etat musulman" (c'est-à-dire l'Etat ottoman) face à la menace d'un colonialisme européen direct. Contrairement à ce qui se passa dans les autres provinces de l'empire, l'Irak connut alors un mouvement armé massif contre l'envahisseur européen.

16 Les ulémas chiites des villes saintes, Persans et Arabes, prirent la tête de la lutte contre l'occupation, puis contre le mandat, britanniques. L'occupation militaire du pays par des non-musulmans signifiait toutefois la fin d'une époque. Le "jihâd" de 1914-15 n'était que le premier épisode d'une lutte sans merci qui opposa la nouvelle puissance d'occupation à la hiérarchie religieuse chiite, qui avait fait de la préservation de l'indépendance des territoires musulmans face au colonialisme un devoir religieux. Ce mouvement culmina lors de la révolution de 1920. L'insurrection, d'une ampleur inégalée au Moyen-Orient en ce début de 20ème siècle, se généralisa à l'ensemble du pays. "Les tribus", disait-on alors, "sont l'armée des "mujtahid-s". Les tribus étaient Arabes et les "mujtahids-" en grande majorité Persans15. Celui que les chiites irakiens continuent d'appeler le "leader de la révolution de 1920" n'était autre que l'ayatollah Muhammad Taqî Shîrâzî (1853-1920), né à Chiraz et élevé à Karbalâ'. Avec l'aide des autres "mujtahid-s", eux aussi en majorité Persans, il incarna la direction religieuse et politique du mouvement, les chefs de tribus et les "sayyid-s" tribaux étant chargés d'appliquer sur le terrain les directives de Najaf et de Karbalâ'. On put alors voir le futur dirigeant religieux du mouvement nationaliste iranien des années 50, le jeune Kâshânî, sillonner les campagnes tribales d'Irak pour appeler au soulèvement, ce qu'il faisait par gestes, car ses faibles notions d'arabe ne lui permettaient pas davantage. C'est à Karbalâ', où résidait le "marja'" et sous sa protection, que vinrent se réfugier les dirigeants, en majorité Arabes, du mouvement patriotique de Baghdad, en butte à la répression britannique. Et au décès de l'ayatollah Shîrâzî, en pleine insurrection, Shaykh ash-Sharî'a Isfahânî (1849-1920), un autre "marja'" d'origine iranienne récente, dirigea le mouvement jusqu'à sa défaite militaire. Le fait que des Iraniens récemment installés en Irak aient été les dirigeants de l'événement fondateur du patriotisme irakien illustre mieux que tout la place occupée par les Iraniens d'Irak16. Les Iraniens face à la fondation de l'Etat irakien 17 La formation d'un Etat irakien sous mandat britannique fut un défi pour les ulémas chiites, qui avaient dirigé le combat contre la domination européenne, mais elle le fut aussi pour l'influence de l'Iran dans le Golfe. Au 19ème siècle, la lutte ottomano- persane pour le contrôle des richesses de l'Irak avait permis à la Perse d'acquérir un pouvoir certain sur les affaires des villes saintes. Ceci avait eu pour résultat des

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privilèges accordés aux Persans d'Irak. La politique des Jeunes-Turcs fut la première remise en cause de ces privilèges. Mais la formation d'un Etat moderne en Irak constitua un bouleversement total des données. L'Irak n'était plus, désormais, ce pays voisin où les nationaux iraniens pouvaient émigrer facilement en cas de nécessité politique. La remise en cause du statut des Persans d'Irak alla en se renforçant du fait de la politique des gouvernements irakiens successifs, encouragés en cela par les Britanniques, et par la diminution constante de l'influence de l'Iran en Irak.

18 Avant même l'établissement de la monarchie, les Britanniques cherchèrent à réduire l'influence de l'Iran en Mésopotamie. La puissance coloniale cherchait ainsi à atteindre les dirigeants religieux chiites, qui avaient pris la tête de la lutte contre leur présence dans le pays. En 1919, Sir , alors résident britannique à Baghdad, notait le "nombre excessif de consuls persans", présents "dans chaque ville et village d'une certaine taille". Il suggéra que tout consulat "non nécessaire" ne soit pas pourvu après la mort de son tutélaire ou la démission d'un consul17. Une attention particulière fut donnée par les Britanniques au renforcement du caractère arabe de Karbalâ', où l'arabe fut rapidement introduit comme la langue de l'administration. L'arabisme servira donc d'instrument de propagande pour tous les adversaires des "mujtahid-s" chiites, depuis les Britanniques jusqu'aux élites arabes sunnites qui s'étaient mises à leur service.

19 C'est au nom de la "défense de l'arabisme" et contre les "mujtahid-s persans" que le gouvernement Sa'adûn décida, avec la bénédiction du haut-commissaire britannique, de l'exil en 1923 des trois plus grands "mujtahid-s" vers l'Iran. Cet exil, qui concluait l'ultime bataille de la hiérarchie religieuse chiite contre le mandat britannique, ouvrait la voie à la mise en place des institutions étatiques qui étaient conçues pour permettre aux élites arabes et sunnites d'exercer le monopole du pouvoir. Le nouvel Etat sous mandat britannique, d'apparence moderne et aux institutions inspirées de la pratique européenne, cachait dès son origine une véritable domination confessionnelle et ethnique. Les chiites et les Kurdes (le vilayet de Mossoul ne fut incorporé à l'Irak qu'en 1925), qui constituaient les trois quarts de la population du nouvel Irak, furent dès lors traités comme des minorités et exclus des rouages de l'Etat. Quant aux dirigeants religieux chiites, ils durent accepter leur défaite. Certains d'entre eux furent autorisés à revenir en Irak contre un engagement de ne plus jamais s'occuper de politique. Mais, comme pour mieux faire mentir la propagande xénophobe anti-persane de l'époque, les deux "mujtahid-s" qui acceptèrent ces conditions étaient des Persans, tandis que le seul Arabe parmi les trois grands "mujtahid-s" exilés, cheikh Mahdî al-Khâlis” (1855-1925), continua son combat antibritannique depuis l'Iran où il mourut18.

20 A la suite de la fondation de la monarchie, représentants britanniques et gouvernements irakiens rivalisèrent dans leur politique visant à diminuer l'influence persane dans le pays. Les officiels britanniques affirmaient que, à l'instar des musulmans de nationalité syrienne ou turque vivant en Irak, il n'y avait aucune raison pour accorder aux Persans les privilèges et les capitulations dont bénéficiaient les Européens dans le cadre de l'accord anglo-irakien de 1922. Etant donné le nombre important de Persans en Irak, on décida de transférer leurs dossiers à des cours irakiennes. En mai 1922, les commerçants persans d'Irak se plaignirent de l'absence de protection, du fait du refus du gouvernement iranien, qui exigeait le maintien du système de capitulations de l'époque ottomane en Irak, d'accepter qu'ils soient représentés par les consuls britanniques. Mais c'est le nouveau code de la nationalité irakienne, promulgué le 9 octobre 1924, et dont la conséquence est de forcer les Persans

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à choisir en Irak entre deux nationalités, qui sera le principal levier utilisé contre la communauté par les gouvernements irakiens.

21 Par ailleurs, l'Iran ne retrouvera jamais plus son influence en Irak. Après 1921, les routes du nord lui étant fermées, l'Iran avait eu un regain d'intérêt pour l'Irak. Mais il devait échouer à y renforcer sa présence, et la période mandataire lui fut fatale. Les gouvernements iraniens successifs changeront de stratégie à plusieurs reprises, reculant un peu plus à chaque fois dans leurs ambitions irakiennes. Le principal enjeu était la reconnaissance par l'Iran du nouvel Etat irakien, reconnaissance voulue de façon impérieuse par la Grande-Bretagne. Soumis aux pressions des "mujtahid-s" et des nationalistes iraniens, qui refusaient toute légitimité à cet Etat sous mandat, dans lequel ils voyaient, à juste titre, une création coloniale destinée à pérenniser la domination britannique sur la région, le gouvernement de Téhéran n'avait pas reconnu le nouvel Etat lors de sa fondation. La reconnaissance de l'Irak sera utilisée comme une monnaie d'échange par les gouvernements iraniens. Téhéran persista quelques temps à affirmer que les Persans d'Irak devaient continuer à jouir des capitulations octroyées dans le cadre des relations ottomano-persanes. Ensuite, l'Iran liera sa reconnaissance de l'Irak à l'extension aux Persans d'Irak des privilèges et immunités dont jouissaient les Européens, à quoi s'ajoutaient l'exemption du service militaire, la gestion des biens iraniens d'Irak par les consuls iraniens en cas de décès, la formation de cours spéciales pour les sujets iraniens en cas de litiges. Mais l'Iran revint en 1928 sur ce dernier point, insistant seulement pour qu'il y ait des chiites dans la cour. Enfin, l'Iran voulait être le protecteur des lieux saints chiites et lia son attitude envers l'Irak à la reconnaissance de ce rôle jusqu'en 1925, où il abandonna ce projet.

22 En 1927, le nouveau traité anglo-irakien fixait une date pour l'indépendance du pays. L'Iran sentit qu'il serait alors plus difficile de traiter avec un Irak indépendant qu'avec un pays sous mandat. C'est ce qui décida Téhéran à reconnaître le régime de Faysal en mars 1929, tout en continuant à affirmer que l'Irak n'était pas un Etat indépendant et qu'il demeurait entre les mains des Britanniques. Face aux choix imposé par le nouveau code de la nationalité irakienne, l'Iran, qui avait dissuadé jusqu'en 1928 ses nationaux d'opter pour la nationalité irakienne, changea de stratégie. Il tenta alors d'attirer ses ressortissants d'Irak et, en 1929, un grand nombre d'Iraniens d'Irak partirent pour le Khouzistan.

23 La reconnaissance de l'Irak par l'Iran illustrait une fois encore le rôle joué par les "mujtahid-s". Alors que les "mujtahid-s" d'Iran et ceux qui, exilés d'Irak, étaient demeurés en Iran, étaient hostiles à toute reconnaissance, les "mujtahid-s" persans revenus à Najaf et à Karbalâ' en 1924 y étaient favorables. Ces derniers, notamment cheikh Husayn Nâ'înî (1860-1936) et Abû'l-Hasan Isfahânî (1867-1946), jouèrent un rôle majeur dans la reconnaissance de l'Irak par l'Iran. Soucieux de revivifier le flux des pèlerins iraniens et des étudiants vers les villes saintes d'Irak et de voir ainsi Najaf garder sa place, ils manifestaient ainsi des divergences d'intérêts avec leurs collègues d'Iran qui, à l'instar de cheikh 'Abdu'l-Karîm Hâ'irî Yazdî, privilégiaient alors Qumm aux dépens de Najaf.

24 La voie était ouverte à l'abolition des privilèges et immunités des Persans d'Irak, ce qui se fit en plusieurs étapes. Ces privilèges n'étaient pas encore abolis que les premiers textes de loi édictés sous le régime du nouvel Etat irakien sous mandat britannique établirent une politique de discrimination à leur égard. Dès 1921, un premier corpus de lois avait institué une distinction entre Irakiens en fonction de leur origine ethnique et

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de leur nationalité précédente. Le 8 juin 1923, le gouvernement irakien avait décidé de modifier le code pénal. Les nouvelles dispositions permettaient aux autorités d'expulser les "étrangers" si ces derniers étaient impliqués dans des complots politiques. Cette loi visait avant tout les "mujtahid-s" dont la majorité avait la nationalité iranienne, qu'ils soient Arabes ou d'origine persane. C'est cette distinction que le gouvernement irakien utilisa pour justifier l'exil en 1923 de cheikh Mahdî al- Khâlisi qui, bien qu'Arabe, fut considéré comme étant de "rattachement iranien". Le premier "marja'" des chiites, dont la famille avait toujours vécu en Irak, fut traité comme un étranger indésirable. Enfin, il y eut la Constitution et le code de la nationalité de 1924, qui consacrèrent la différence entre Irakiens "authentiques" ("aslî") et "non-authentiques". Les ex-Ottomans étaient des Irakiens "authentiques". Quant aux autres, la grande majorité des chiites qui, pour des raisons évidentes, n'avaient pas la nationalité ottomane, ils furent considérés comme des citoyens irakiens de "rattachement iranien". Cette distinction s'appliquait évidemment aux Persans installés depuis des générations en Irak ou aux Arabes ayant la nationalité persane. En fonction de leur "rattachement" ("taba'iyya"), ottoman ou persan, les citoyens irakiens étaient donc considérés comme de "vrais" Irakiens ou comme des citoyens de seconde catégorie. En revanche, on ouvrit grand la porte à tout Arabe non- irakien (à l'instar de Sâti' al-Husrî, qui eut des fonctions officielles en Irak alors qu'il était né au Yémen, avait la nationalité syrienne, et n'avait aucune attache en Irak), ˆ la condition qu'il soit sunnite. Mais le fils de cheikh Mahdî al-Khâlisî, qui avait la nationalité iranienne comme nombre d'ulémas arabes chiites, le célèbre poète irakien né à Najaf, Muhammad Mahdî al-Jawâhirî, ou les tribus Ka'b, par exemple, bien qu'Arabes et qui n'avaient d'autres racines que l'Irak, durent faire la demande explicite de la nationalité irakienne pour l'obtenir. Soit par ce qu'ils étaient chiites, soit parce que leurs ancêtres avaient eu à un moment donné la nationalité persane, ils n'étaient pas considérés comme de "vrais" Irakiens. La célèbre polémique entre Husrî et al- Jawâhirî est exemplaire du climat qui régnait en Irak à la fin des années 20. Sâti' al- Husrî réussit à faire destituer al-Jawâhirî de son poste d'enseignant, sous l'accusation que le poète avait fait l'éloge de la Perse. Le poète fut ainsi accusé de "shu'ûbiyya", l'accusation traditionnelle faite aux chiites19. L'idée selon laquelle les chiites ne sont pas de "vrais" Irakiens sera un thème récurrent des pouvoirs irakiens.

25 Suivant de peu le vote par le Parlement de la Constitution, le code de la nationalité de 1924 annonçait que l'heure des choix était arrivée : les Iraniens devaient annoncer leur intention de devenir Irakiens avant une date butoir reculée par deux fois jusqu'en 1928. En 1927, une loi interdit aux "étrangers" l'accès aux postes gouvernementaux et aux Iraniens de posséder des terres. Une loi de 1929 étendait cet ostracisme à la fonction de juge religieux. En décembre 1935, le Parlement promulguait une loi pour interdire certains commerces et métiers aux "étrangers", parmi lesquels figuraient ceux traditionnels des Persans des villes saintes. Les lois 25 de 1948 et 42 de 1950 sur le personnel des lieux saints stipulaient que ce dernier devait être irakien. Les "waqf-s" devinrent dépendants d'un ministère et de nouvelles lois, après 1958, en finirent avec ce qui restait des privilèges anciens. Les Arabes chiites remplacèrent les Persans dans certaines fonctions, comme celle de "qâdî" ou certains métiers.

26 Le nombre des Persans déclina sous la monarchie, surtout à Karbalâ'. D'une proportion de 75% de la population de la ville de l'Imam Husayn au début du 20ème siècle, ils étaient passés à environ 12% en 1957. En 1947, sur 4,56 millions d'habitants, il n'y avait plus que cinquante-deux mille Iraniens dans le pays, soit un peu plus de 1% de la

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population20. Les membres de la communauté iranienne avaient soit accepté la nationalité irakienne soit quitté le pays. En septembre 1921, sayyid Hibbat ad-Dîn Shahrestânî avait, le premier, dû certifier de son intention de devenir irakien pour être nommé ministre de l'Education. Beaucoup suivront cette voie, illustration du besoin des résidents iraniens d'Irak de s'intégrer.

27 Cette politique visant à réduire l'influence iranienne en Irak se fit naturellement sentir là où cette influence s'était le plus fortement exercée : les villes saintes chiites. Sous la monarchie, les restrictions de visas aux étudiants et aux "mujtahid-s" iraniens parvinrent à tarir la principale source de vie de la "hawza 'ilmiyya". Au cours des années 20, l'Iran avait lui-même limité le flux des pèlerins et des cadavres vers l'Irak. Reza Shah commença à attirer les fonds destinés aux "mujtahid-s" de Najaf et Karbalâ' vers Qumm, si bien que les "marja'-s" de Najaf ne purent élargir leurs cercles d'étudiants. Les étudiants en religion à Najaf, qui étaient près de douze mille au début du siècle, n'étaient plus, en 1957, que 1954 (parmi eux, seulement 326 Irakiens, 896 Iraniens, 665 Indiens et 67 Arabes non-irakiens)21. La politique des gouvernements irakiens visant à réduire l'influence iranienne dans les villes saintes et à promouvoir un chiisme "arabe" suscita une certaine lutte d'influences entre "mujtahid-s" arabes et persans dans les années 30. Cheikh Muhammad Kâshif Ghatâ', un "mujtahid" arabe, put ainsi parfois s'opposer à cheikh Husayn Nâ'înî et à Abžl-Hasan Isfahânî, notamment sur la façon de dispenser l'enseignement religieux et sur les rites liés à la commémoration de 'Ashžra. Des intellectuels chiites tentèrent de proposer une réforme de la "hawza 'ilmiyya" de Najaf sur le modèle d'Al-Azhar et avec une arabisation à la clé. Toutefois, le clivage entre Persans et Arabes parmi les ulémas chiites ne se manifesta jamais sous la forme d'une opposition politique. Et, pour l'heure, la dépersianisation des villes saintes semblait bien signifier leur déclin irréversible.

28 Diminuée par des décennies de politique anti-iranienne des gouvernements irakiens successifs, la communauté persane d'Irak semblait alors laisser la prééminence à des acteurs arabes dans ce qui avait été longtemps son champ d'action privilégié, celui de la direction religieuse chiite basée en Irak. Ce sont des Arabes qui tinrent la première place dans la renaissance du mouvement religieux en Irak. Entamée dès les années 60, après quarante années de traversée du désert, elle se fit autour de "mujtahid-s" comme Muhsin al-Hakîm (1889-1970), puis de Muhammad Bâqer as-Sadr (1935-1980), dont l'arabité ne pouvait être mise en doute.

29 La répartition des rôles entre "mujtahid-s" quiétistes, veillant à la sauvegarde de la "hawza" dans une période de troubles, et "mujtahid-s" plus activistes n'était pas nouvelle. Une fois encore, celle-ci faisait mentir la propagande nationaliste. L'ayatollah Khû'î, l'Iranien, était celui en qui les autorités baassistes mettaient leurs espoirs de voir la direction religieuse chiite échapper aux islamistes. Muhammad B‰qer as-Sadr, l'Arabe, avait pris fait et cause pour Khomeyni, dont il soutenait les théories et l'action.

30 Au sein de la direction du mouvement islamiste, notamment du parti Da'wa, les Iraniens étaient aussi nombreux que parmi les grands "marja-s", même si la base était en majorité Arabe. Muhammad Mahdî al-Asafî, le porte-parole du parti, et Mahdî 'Alî Akbar Sharî'atî, un membre important de sa direction, sont des Irakiens d'origine iranienne. Cheikh Murtaza al'Askarî est Iranien de naissance et de nationalité, mais il a vécu longtemps en Irak. A Karbalâ', la famille religieuse Shîrâzî, d'origine iranienne, voyait l'un de ses fils, l'ayatollah Hasan Shîrâzî (1933-1980) né à Najaf, que ses prises de position publiques hostiles au Baas conduisirent à être arrêté et torturé en 1969, être

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contraint à l'exil en 1970. Il continua ses activités religieuses et politiques depuis la Syrie, où il contribua au développement de la "hawza" de Sayyida Zaynab, au sud de Damas, en compagnie de nombreux exilés irakiens. Il sera assassiné à Beyrouth en 1980 par les services secrets irakiens. Ses neveux, Muhammad Taqî et Muhammad Hâdî Mudarresî, avaient fondé l'Organisation de l'action islamique à Karbalâ' à la fin des années 70. Ils furent, par la suite, les seuls Iraniens d'Irak à siéger au sein de l'Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak, organisme présidé depuis Téhéran par l'un des fils de Muhsin al-Hakîm, l'une des principales composantes de l'opposition irakienne. De même que les Khû'î et les Shîrâzî, les Mudarresî se sont arabisés et irakisés après une vie entière en Irak.

31 L'exécution, en 1980, de l'ayatollah Muhammad Bâqer as-Sadr par le gouvernement irakien illustrait l'âpreté de la guerre intérieure qui se déroulait alors en Irak entre le gouvernement baassiste et le mouvement religieux, toutes tendances confondues. Une fois encore, la communauté iranienne fut désignée comme principale cible. Les vagues de déportations 32 L'un des effets de la politique anti-iranienne menée par le second régime baassiste, dominé par Saddam Husayn, a été l'expulsion des Iraniens d'Irak. La campagne menée en plusieurs vagues toucha également de nombreux Irakiens : des dizaines de milliers de personnes, Kurdes Faylis et étudiants en religion, Iraniens comme Arabes, en furent les principales victimes22.

33 Tout débuta en 1969, lorsque les relations avec l'Iran avaient commencé à se dŽgrader sérieusement. Le président irakien Ahmad Hasan al-Bakr demanda à Muhsin al-Hakîm de condamner le gouvernement iranien qui avait abrogé, le 19 avril 1969, le traité de 1937 sur le Shatt al-'Arab. Comme le chef religieux refusait de compromettre le flux des pèlerins iraniens dans les villes saintes par une condamnation publique du chah, le gouvernement irakien se mit à arrêter les religieux iraniens des villes saintes par dizaines.

34 Pour la seule année 1969, vingt mille chiites, ulémas d'origine iranienne ou Arabes et Kurdes Faylis, accusés d'être "Iraniens" furent conduits à Qasr Shîrîn, à la frontière iranienne, inaugurant la première vague d'expulsions. Muhsin al-Hakîm conduisit, début juin 69, une procession d'ulémas et de commerçants de Najaf à Baghdad en signe de protestation contre les mesures du gouvernement et le mauvais traitement réservé aux ulémas. Le gouvernement répondit en arrêtant et en torturant son fils, l'accusant d'être un espion à la solde d'Israël, accusation qui avait déjà été utilisée contre l'ayatollah Hasan Shîrâzî. En 1970, une délégation de trente-six diplomates occidentaux put rendre visite à un camp installé en Iran où s'entassaient déjà plus de dix mille réfugiés en provenance d'Irak. Le 20 janvier 1970, le gouvernement annonça la découverte d'un complot d'officiers en liaison avec les services iraniens : quarante- quatre personnes furent exécutées et, dès 1971, les autorités irakiennes commencèrent à limiter les visas des étudiants en religion non-arabes des villes saintes. En septembre 1971, une première vague d'expulsion de quarante mille Kurdes Faylis vers l'Iran manifestait une véritable volonté d'en finir avec cette communauté, qui cumulait le double handicap d'être à la fois Kurde et chiite. Ces mesures furent officiellement justifiées par la dénonciation par l'Iran du traité de 1937 sur le Shatt al-'Arab et la tentative de putsch de 1970. Mais les déclarations de Sâlih Mahdî 'Ammâsh, ministre de l'Intérieur en 1968-70, qui estimait à plus d'un demi million les "Iraniens" résidant en

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Irak, avec le projet de les expulser en quelques mois, ne laissent aucun doute sur le caractère planifié et systématique de la campagne d'expulsion23.

35 Les premiers déportés semblent être ceux qui détenaient encore des passeports iraniens, même si leur père et grand-pères avaient vécu en Irak et y étaient nés à l'époque de l'empire ottoman. Par ailleurs, deux millions d'Irakiens, presque 20% de la population chiite, étaient encore désignés comme étant de "rattachement" iranien sur leurs papiers. Beaucoup d'entre eux appartenaient d'ailleurs à des familles arabes chiites installées en Irak depuis des générations. Le nombre de ressortissants iraniens en Irak, c'est-à-dire détenteurs d'un passeport iranien, était, peu avant la venue du second régime baassiste en 1968, estimé à 22 860 personnes selon des sources irakiennes24. Cependant, 60 000 "Iraniens" de plus furent expulsés vers l'Iran en novembre 1971, après l'occupation des ”les Tomb par l'Iran. Comme nombre de ces expulsés ne connaissaient pas le persan, ils formèrent des camps de réfugiés en Syrie, le long de la frontière irakienne, et vinrent grossir les rangs des Irakiens en exil installés autour de Sayyida Zaynab à Damas. Les biens des expulsés furent saisis par le gouvernement. En janvier 1975, le Conseil de Commandement de la Révolution promit la nationalité irakienne à tout Arabe non-Palestinien. Au même moment, ce sont des dizaines de milliers de chiites (peut-être cent mille) qui furent déportés lors de cette première vague, entre 1969 et 1974. La "hawza" de Najaf et les Kurdes Faylis de Baghdad furent les premières victimes. Des quartiers de Baghdad, où vivaient depuis des siècles les Kurdes Faylis, Qanbar 'Alî, al-Qishla, Bâb ash-Shaykh, Qahwat Shakr, al- Khulânî, 'Aqd al-Akrâd, voyaient ainsi des familles entières disparaître. Puis, la campagne sembla se ralentir et s'arrêta même.

36 L'exacerbation de l'antagonisme entre le gouvernement irakien et le mouvement religieux chiite, avec la victoire de la révolution islamique en Iran, inaugura la seconde vague d'expulsions. En juillet 79, quinze ulémas furent exilés, dont sayyid Muhammad Shârâzî, le frère de l'ayatollah Hasan Shârâzî, exilé dix ans plus tôt. Après l'exécution de l'ayatollah Muhammad Bâqer as-Sadr, en 1980, plus de dix mille personnes, Iraniens et Irakiens d'origine arabe et iranienne, seront arrêtées dans les villes saintes.

37 La seconde vague correspondit au déclenchement de la guerre. Dans les trois premiers mois de 1980, plus de 15 000 "Iraniens" furent expulsés vers l'Iran. Puis, le 6 avril 1980, la déportation recommença soudainement sur une échelle bien plus massive. Cinq à six mille personnes par jour furent emmenées par camion à la frontière iranienne. Tous les Irakiens qui étaient classés de "rattachement" iranien furent concernés. Des centaines de milliers d'Irakiens tombant dans cette catégorie furent ainsi déportés au début des années 80 (entre deux cent et quatre cent mille). Le 15 avril 1981, le gouvernement irakien promulgua même un décret offrant de 2 500 à 4 000 dinars (environ 8 000 dollars) aux hommes qui divorceraient de leur femme "iranienne"!

38 Entre 1980 et 1989, la campagne d'expulsion se poursuivit, mais la majorité fut déportée en 1980. Le gouvernement iranien, qui publiait des statistiques officielles sur le nombre d'expulsés au début de la campagne, s'arrêta au chiffre de cent soixante cinq mille. Aux expulsés, il faut ajouter les milliers d'Irakiens de "rattachement" iranien qui s'enfuirent de crainte d'être touchés par la répression. Selon l'opposition irakienne représentant les Kurdes Faylis, 85% des expulsés étaient des Kurdes Faylis. Cette communauté, pauvre et dépourvue de toute protection, première victime de la propagande nationaliste arabe, a pratiquement disparu d'Irak. Quant à la communauté persane d'Irak, encore forte de plusieurs dizaines de milliers de personnes au début du

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second régime baassiste et à laquelle appartenaient les plus grands "mujtahid-s", comme l'ayatollah Khû'î, elle avait vu rapidement fondre sur elle les foudres d'un pouvoir décidé à en finir avec sa présence multiséculaire dans le pays. Cette autre communauté historique d'Irak se réduisait désormais à quelques dizaines de membres, souvent otages du régime. La "hawza 'ilmiyya" de Najaf subit de plein fouet la campagne anti-iranienne des autorités, prétexte à une répression tous azimuts contre les institutions religieuses chiites. En 1977, il y avait encore six cents étudiants à Najaf. En 1985, ulémas et étudiants y étaient réduits à moins de cent cinquante25.

39 Cette agonie de la communauté iranienne d'Irak ne pouvait être compensée par l'arrivée des quelques milliers de combattants des Moudjahidin du peuple, qui se sont installés en Irak après leur rupture avec les dirigeants de la république islamique. Ces derniers ne se sont pas intégrés à la communauté iranienne d'Irak, leur présence dans le pays, où ils vivent à l'écart dans des camps retranchés, s'apparentant davantage à celle de mercenaires sous un commandement irakien. Leur avenir est entièrement suspendu à celui des relations entre Téhéran et Baghdad. En attendant, ils sont chargés d'exécuter les basses oeuvres du régime de Sadd‰m Husayn, et ils sont craints à ce titre par les Iraniens d'Irak, comme par les Irakiens, Arabes et Kurdes. On les vit à l'oeuvre lors de l'insurrection des Dulaym en 1995, à un moment où le régime ne désirait pas impliquer ses troupes d'élites, aux liens familiaux étroits avec les tribus réprimées. L'incertitude des relations irako-iraniennes renforce la précarité de leur présence en Irak. Ceci fut illustré lors de l'assassinat à Baghdad, le 17 mai et le 9 juillet 1995, de plusieurs membres des Moudjahidin du Peuple, ainsi que par les bombardements iraniens et les tirs de roquettes contre le camp d'entraînement militaire qu'ils ont à Ashraf à 50 km de la frontière. Autant d'événements qui montrent que Baghdad ferme les yeux sur les agissements des services secrets iraniens contre eux. L'ambassade d'Iran à Baghdad, très active durant la guerre entre les deux pays, qui avaient maintenu des relations diplomatiques, est ainsi régulièrement accusée d'être à l'origine de ces attaques. En septembre 1990, lorsque Saddâm Husayn avait proposé un traité de paix à l'Iran, la première exigence de Téhéran fut l'extradition de Radjavi. La "Qâdisiyya de Saddâm" 40 La guerre de huit années entre l'Iran et l'Irak a signifié le coup de grâce pour la communauté iranienne d'Irak, déjà très réduite par des décennies d'une politique chauvine dont elle était la première cible. Le paysage urbain, que ce soit à Baghdad ou à Basra, est désormais marqué, outre les destructions dues aux bombardements, par un myriade de monuments érigés par le régime de Saddam Husayn durant la guerre et qui symbolisent au coeur même des villes la vigueur d'un art mis au service d'une lecture baassiste de l'histoire.

41 Le plus monumental, à Baghdad, est certainement l'Arc de triomphe, inauguré le 8 août 1989, qui rappelle, avec ses épées croisées, la défaite de la Perse sassanide face à l'armée arabe et musulmane conquérante. Le héros persan pré-islamique Rustum (le Achille des anciens Perses) y fut vaincu en 637 lors de la bataille de Qâdisiyya par Sa'ad ibn Abî Waqas, un Compagnon du Prophète et le commandant des armées musulmanes. Les épées sont celles de Sa'ad. Dans la propagande baassiste, la "Qâdisiyya de Saddâm" est donc une réédition de cet épisode, illustration de l'"antagonisme historique entre Arabes et Perses". Saddam Husayn est le Sa'ad ibn Waqas du 20ème siècle, ce qui est clairement affirmé au fronton du monument : "De la Qâdisiyya de Sa'ad...à la Qâdisiyya de Saddâm". Un poster largement diffusé pendant la guerre montre un serpent à trois

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têtes (Khomeyni, Assad et Qaddafi) face à un guerrier arabe qui déclare "J'ai tué Rustum et sauvé la Ka'ba". C'est donc d'un combat ancien qu'il s'agit, entre l'"islam arabe" et les "Perses païens et agressifs". C'est encore la bataille de Qâdisiyya qui est exaltée à Madâ'în, à 44 km au sud de Baghdad sur le Tigre, face à l'arc de Ctésiphon, reste d'un ancien palais sassanide. Ce lieu, hautement symbolique de l'histoire arabe et iranienne entremêlée, est l'emplacement de Ctésiphon, la capitale de l'empire sassanide. Tout près se trouve la tombe de Salmân al-Fârisî, le premier Persan converti à l'islam. C'est ce site qui a été choisi par le régime pour ériger, avec l'aide des Nord-Coréens, un gigantesque panorama qui permet de suivre la déroute des armées persanes à Qâdisiyya. Le fait que, cette fois, le combat oppose un régime officiellement laïc à une république islamique ne change rien : les ayatollahs sont décrits comme des "mages enturbannés" (en référence aux mages zoroastriens) et Khomeyni comme un "nouveau chah". Les dirigeants religieux chiites sont caricaturés dans la presse irakienne comme des derviches sales, fanatiques et ignorants. Cependant, l'apparente défense de la laïcité laisse vite percer la haine confessionnelle du chiisme.

42 Toute l'inévitable mythologie nationaliste liée à une guerre longue et meurtrière a profondément marqué les villes. A côté des nombreux Monuments au Soldat inconnu et aux Morts, célébrant l'arabisme et stigmatisant l'ennemi héréditaire persan, on a, comme à Basra, dressé des sculptures d'officiers irakiens qui, sur la corniche du Shatt al-'Arab, pointent un doigt accusateur vers l'est, vers l'Iran26. On parle des "'Ajam", littéralement "ceux qui ne comprennent pas l'arabe", "les barbares", terme péjoratif pour désigner les Iraniens, ou des "Furs", comme les Perses de l'Antiquité, pour bien montrer le caractère ancien de l'antagonisme. Des iconographies montrent Saddam qui tue des Iraniens, juché sur un cheval blanc, comme celui de Husayn, et avec l'épée de 'Alî, Dhû'l-Faqar. Mais la référence à ces symboles vénérés des chiites (dans un discours de 1979, Saddam se dit descendant de 'Alî) n'est là que pour mieux occulter la guerre intérieure entre le régime et la hiérarchie religieuse chiite.

43 Car la guerre entre l'Iran et l'Irak était aussi le prolongement d'un conflit interne à l'Irak. Montrée du doigt par le pouvoir irakien, la communauté iranienne d'Irak continuait à en être le bouc émissaire idéal. Lors de la tentative d'attentat contre Târeq 'Aziz à l'université de Mustansiriyye (1980), le gouvernement accusera aussitôt l'"Iran et ses agents", ce qui précèdera de peu l'arrestation, puis l'exécution de Muhammad Bâqer as-Sadr et de sa soeur. L'ayatollah Khû'î avait menacé de quitter l'Irak après l'exécution de Muhammad Bâqer as-Sadr, ce qui lui fut interdit. Ses fonds déposés à la banque Rafidayn (l'équivalent de 2 millions de dollars, une partie des dons de ses fidèles) seront confisqués, son téléphone coupé, ses étudiants arrêtés et certains exécutés27. Ce qui restait de la communauté iranienne d'Irak vivait alors dans un état d'insécurité et de siège permanent. L'interruption des relations avec l'Iran coupait aussi cette communauté d'un flux vital. Depuis juin 1969, date où le gouvernement confisqua les "waqf-s" de Najaf et bannit les processions religieuses, les pèlerins iraniens n'ont pu se rendre dans les villes saintes d'Irak qu'à de rares moments et en nombre limité : de 1969 à 1971, puis de 1976 à 1977. Les "marja'-s" de Najaf qui, à l'instar de Muhsin al-Hakîm et de Khû'î, purent encore bénéficier des contributions du bazar iranien ou de riches chiites du Koweit, durent affronter des difficultés financières de plus en plus grandes, du fait de l'entrave croissante à la circulation des biens et des personnes et des mesures de confiscation du gouvernement28. La répression de l'"intifada" de mars 1991

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44 Lorsque, le 21 mars 1991, l'ayatollah Khû'î apparaît à la télévision irakienne, l'air hagard, en compagnie de Saddam Husayn, à un moment où le pays subit la plus terrible répression de son histoire, l'ensemble du monde chiite est profondément choqué face à cette atteinte à- la personne sacrée du "marja'". La veille, les unités d'élites avaient repris Najaf aux insurgés. "Plus de chiite après ce jour", le slogan entendu et lu sur les murs de la ville sainte semblait correspondre à une impensable réalité. Napalm et bombes à fragmentation étaient tombés sans discernement sur la ville de l'Imam 'Alî. L'encerclement de la maison de l'ayatollah Khû'î et la destruction des maisons voisines n'avaient pas découragé de nombreux Najafîs : par centaines, ils s'étaient massés autour de la demeure de leur "marja'" pour la protéger. Nombre d'entre eux seront tués. Littéralement kidnapé de son domicile par des unités héliportées, le vieil homme, dont la famille et les proches avaient été arrêtés par dizaines, ne pouvait que reprendre comme un automate les paroles que lui soufflait le chef de l'Etat irakien.

45 Lors de l'"intifada" de mars 1991, consécutif à la défaite irakienne dans la seconde guerre du Golfe, les Iraniens d'Irak ont, une fois encore, joué un rôle éminent à travers la personne du "marja'". Lorsque la ville sainte fut tombée aux mains des insurgés, le 3 mars, l'ayatollah Khû'î promulgua deux fatwas, l'une le 5 mars 1991, la seconde le 8 mars 1991. Dans la première, lue par son fils Majîd Khû'î du toit de la mosquée de l'Imam 'Alî à des milliers de Najafîs en armes, le "marja'" appelait à en finir avec l'anarchie et les nombreuses atteintes au droit des personnes. Dans la seconde, il prévoyait la formation d'un comité suprême de huit "mujtahid-s" pour combler la vacance du pouvoir dans la ville sainte.

46 Najaf fut attaquée le 16 mars 1991 et se rendit le 20, suivie de près par Karbalâ'. Dans les deux villes saintes de Najaf et Karbalâ', près de deux mille personnes, des ulémas et leur famille, furent emprisonnés et, à la mi-avril 1991, cinq cents religieux et étudiants de Najaf furent encore arrêtés (31). Parmi elles figuraient cent quatre-vingt personnes, étudiants de l'ayatollah Khû'î et membres de sa famille. Muhammad Rizâ Khalkhâlî, président du comité des fatwas de Khû'î, un Iranien de Najaf, fut arrêté avec toute sa famille.

47 Karbalâ' souffrit bien plus avec cent dix sept husayniyyas, mosquées, écoles religieuses et lieux saints détruits29. Le mausolée de l'Imam Husayn, où s'étaient réfugiés les insurgés, était partiellement éventré. La politique des gouvernements irakiens a toujours été de détruire les lieux de mémoire et de fabrication de la culture chiite : cette fois, le gouvernement irakien décida de raser la majeure partie de Karbalâ' et de la reconstruire. Il s'agissait de transformer l'architecture et les souks de Karbalâ', qui traduisaient une trop forte influence persane.

48 Dans une série de six articles infamant pour les chiites, le journal Al-Thawra, organe du parti Baas, affirmait en avril 1991 que l'"intifâda" dans le sud était "un sale complot étranger". "Ceux qui, poursuivait le journal, se sont rendus coupables de tels agissements ne sont pas seulement étrangers du fait de leur identité et de leur nationalité", mais "ils sont étrangers à l'Irak du fait de leur mentalité, de leur conscience et de leurs sentiments." Le journal précisait qu'ils sont "non-Irakiens" du fait de l'influence iranienne dans le sud du pays. Des habitudes introduites par le clergé iranien en Irak "révèlent à quel point des étrangers tentent de rabaisser les Irakiens...en les soumettant à leur propre volonté à travers des pratiques qu'ils appellent malhonnêtement religieuses". Et de conclure que les vrais Arabes "n'ont pas l'habitude de s'incliner devant d'autres peuples" (le journal faisait allusion à l'habitude

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qu'ont les chiites de baiser la main des "sayyid-s" et de s'incliner devant eux). Quant aux habitants des marais du sud de l'Irak, qui accueillirent les insurgés, le journal leur déniait la qualité de "vrais Arabes", les qualifiant de "gens sales", "négligés", "naturellement vicieux" et aux "pratiques sexuelles dégoûtantes"30. Après avoir affirmé que l'"intifada" était un "nouveau complot iranien contre l'Irak", un gouvernement irakien mettait, une fois encore, en doute l'irakité des chiites.

49 La répression de l'"intifada" de 1991 tendit à disperser ce qui restait de la communauté iranienne d'Irak. Cependant, les plus grands "mujtahid-s" présents dans les villes saintes du pays étaient encore des Persans. Il y avait d'abord l'ayatollah Khû'î, dont l'influence s'étendait bien au-delà du pays. Après la mort de Muhsin al-Hakîm, en 1970, Khû'î fut considéré comme le "marja' a'la" par une majorité de chiites Arabes, mais aussi Iraniens, Indiens et Africains. Environ deux cents ulémas ont été formés à son école à Najaf. Près des trois quarts des ulémas chiites de par le monde sont aujourd'hui ses élèves.

50 Aujourd'hui, après la mort de Khû'î, la communauté iranienne d'Irak continue, bien que réduite à quelques personnalités et malgré les récentes tragédies, à avoir un rayonnement mondial. C'est un autre Iranien d'Irak, l'ayatollah 'Alî Sîstânî, né en 1931 à Mashhad en Iran et présent depuis 1952 à Najaf, où il est le plus populaire des "marja'-s", qui perpétue, malgré d'immenses difficultés (l'assassinat, le 21 juillet 1994, d'un des fils de l'ayatollah Khû'î, Muhammad Taqî Khû'î, qui était demeuré en Irak après l'"intifada" de 1991 pour gérer l'héritage de son père en est une illustration), l'oeuvre de Khû'î, notamment sur le plan éducatif.

51 Le destin exceptionnel de la communauté iranienne d'Irak est dû à sa participation majeure dans la direction politique et religieuse des chiites irakiens. A ce titre, elle fut la première victime de la défaite du mouvement religieux dans les années 1910-1920. L'expansion du nationalisme arabe dans le cadre d'un Etat irakien moderne, fondé de façon à assurer à des élites arabes sunnites l'exclusivité du pouvoir, ne pouvait lui être favorable. Le pouvoir des "mujtahid-s" fut aussi diminué par l'émergence de nouveaux courants politiques au sein de la communauté chiite d'Irak. Les ulémas se voyaient concurrencés par de nouvelles forces politiques, jusque dans leurs propres familles. Qu'ils soient d'origine arabe ou iranienne, de nombreux fils d'ulémas figurèrent parmi les militants les plus actifs du parti communiste. Mais la fin de la traversée du désert du mouvement religieux, notamment à partir des années 1970, révélait bien la persistance de l'influence des Iraniens d'Irak, avant tout par le biais de la "marja'iyya".

52 Selon des sources occidentales, 70 000 "Iraniens", en majorité des chiites membres de familles religieuses et commerçantes de Najaf et Karbalâ', ont encore fui l'Irak après la seconde guerre du Golfe. Alors que les étudiants en religion étaient encore une centaine à Najaf après la première guerre du Golfe, ils ne sont plus que quelques dizaines après l'insurrection de mars 1991.

53 Peut-il exister un chiisme sans Iraniens en Irak? Aujourd'hui, la "marja'iyya", en tant qu'institution indépendante des Etats, est soumise à une pression sans précédent afin qu'elle se "nationalise" dans le cadre étroit des frontières modernes. C'est là le sens du discours officiel irakien, qui oppose un chiisme "arabe" et "irakien" à un chiisme dominé par les "Persans". L'influence iranienne, dit-on officiellement, a contribué à éloigner Najaf de Baghdad. Elle serait la clé du déclin de Najaf et de l'ascension de Qumm, sa rivale.

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54 Alors que le clivage Arabe/Iranien au sein de la hiérarchie religieuse chiite ne revêt pas l'importance que les autorités tendent à lui attribuer, on ne peut réduire par ailleurs la présence des ulémas iraniens en Irak à une simple extension de la société iranienne hors de ses frontières. Certes, Najaf avait servi de tribune aux "mujtahid-s" qui permirent la victoire des forces constitutionnalistes en Perse en 1909 et la déposition de Muhammad 'Alî Shâh. Et la ville sainte accueillit, soixante années plus tard tribune, Khomeyni qui oeuvrait à chasser la dynastie pehlevie et au triomphe de la révolution islamique en Iran. Mais la classe des religieux a aussi une logique propre, préfigurant cette société islamique transnationale qu'elle appelle de ses voeux. On a pu remarquer que les positions respectives des ulémas chiites faisaient souvent mentir le discours nationaliste. Tel "mujtahid" d'origine iranienne préfère rentrer en Irak, alors que son collègue arabe demeure en Iran par opposition à son gouvernement. Certes, cela veut aussi dire qu'il y a un contre-pouvoir face au gouvernement de son pays et que cela se traduit par une opposition souvent vérifiée. Les villes saintes d'Iran et d'Irak ont servi et servent de lieu d'exil et de tribune pour les oppositions de chacun des deux pays. On comprend pourquoi, selon les circonstances, chacun des deux gouvernements, iranien et irakien, préfère voir la "marja'iyya" à demeure ou dans le pays voisin. Mais, les ulémas iraniens d'Irak se sont sans conteste irakisés. Les "mujtahid-s" d'origine iranienne exilés en Iran en 1923 se sentaient plus à l'aise en Irak que dans leur patrie présumée. Les enfants de l'ayatollah Khû'î, en exil à Londres, se présentent comme des Irakiens, davantage concernés par les affaires irakiennes que par celles de leur pays d'origine.

55 Toutefois, il est incontestable que c'est à travers la "marja'iyya" que l'influence iranienne se perpétue en Irak. Ce sont des "mujtahid-s" iraniens qui ont fait la fortune des villes saintes d'Irak. Cela peut-il changer? Des "mujtahid-s" arabes, comme Muhsin al-Amîn, ont pu déplorer que, si les grands "mujtahid-s" persans du début du siècle écrivaient couramment en arabe, ce ne soit plus le cas au 20ème siècle, la plupart des prêches étant aussitôt traduits du persan31. On peut aussi entendre ici et là des récriminations émanant d'Arabes chiites sur le contraste entre Kûfa, l'"arabe", et Najaf, l"iranienne". Mais les tentatives de susciter un chiisme "arabe" par opposition à un chiisme "iranien" ont toutes tourné court. Ainsi, le 8 août 1992, l'ayatollah Khû'î mourut à Najaf. Il fut enterré en cachette avant l'aube, sur ordre des autorités irakiennes, qui craignaient des manifestations de ses fidèles. Le gouvernement irakien choisit alors un "uléma arabe" inconnu, Muhammad Sâdeq as-Sadr, et le présenta comme le nouveau "marja'". Face à l'opposition unanime des chiites, il dut reculer. Le bourreau des chiites ne pouvait être aussi celui qui décide de ses représentants. Parce que la "nationalisation" du chiisme signifie la fin de l'indépendance des "marja'-s" par rapport aux pouvoirs politiques en place, on doit reconnaître que les discours anti- iraniens en Irak ont toujours servi de paravent à une hostilité au chiisme même et à ses institutions. Etant donné l'importance du rôle des ulémas d'origine persane, dénoncer l'influence iranienne dans les villes saintes revient à attaquer la "marja'iyya", qu'il y ait ou non un candidat arabe à celle-ci. L'avenir de la communauté iranienne d'Irak est ainsi lié à celui d'une institution originale, la "marja'iyya", partie prenante de la question irakienne, et dont l'évolution au cours des deux derniers siècles a toujours tendu vers l'affirmation d'un pouvoir croissant des ulémas. Une logique contradictoire avec une autre affirmation, celle de la souveraineté des Etats.

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NOTES

1. "Al-'Asîma", journal pro-gouvernemental, exprimait des positions favorables aux Britanniques. L'exil des plus grands "mujtahid-s" fut précédé d'une campagne de grande envergure du gouvernement irakien, poussé par les autorités mandataires, menée au nom de l'arabisme et contre les "étrangers". 2. Il s'agissait d'un rapport où le haut-commissaire britannique rapportait ainsi, sous forme de voeu inavoué, la position présumée de Faysal sur l'opposition des "mujtahid-s". 3. Il s'agit de la décision du gouvernement irakien d'exiler en juin 1923 cheikh Mahdî al-Khâlisî, le plus grand "marja'" de l'époque, qui dirigeait la lutte contre la mise en place des institutions du nouvel Etat sous mandat et qui avait appelé au boycott des élections à l'Assemblée constituante. 4. Cité par Hardân 'Abdul-Ghaffâr at-Tikrîtî dans ses Mémoires. Publication de l'Organisation des Etudiants musulmans irakien, p. 84. 5. Al-Barrèk, Fèdil, "Al-madéris al-yahûdiyya wa al-îrâniyya fî al-'Irâqî (Les écoles juives et iraniennes en Irak), Baghdad, seconde édition, 1985, p. 218. Fèdil al-Barrèk a été un membre important du Baas et un proche d'Ahmad Hasan al-Bakr, le président irakien du début du second régime baassiste (1968- 1979). Son appartenance au clan Takrîtî lui permit de devenir chef de la Sécurité irakienne. Il s'illustra, quelques temps avant que n'éclate la guerre avec l'Iran, par la violence de son discours contre les "Iraniens" d'Irak (dans lesquels il englobait nombre d'Irakiens d'origine iranienne lointaine, mais aussi des Arabes chiites de "rattachement iranien"), insistant sur la nécessité d'un plan pour débarrasser l'Irak de l'influence iranienne. Ses "propositions" en font l'inspirateur des déportations qui suivirent. Il donne dans ce livre, où juifs et Iraniens sont désignés comme les "ennemis de l'Irak arabe", un bon aperçu de la conception baassiste de la citoyenneté. Fèdil al-Barrèk y expose une vision qui apparaît comme la synthèse la plus complète à la fois du chauvinisme arabe et du sectarisme confessionnel anti-chiite. Son savoir-faire policier en tant que chef des renseignements est ici mis au service d'une oeuvre nettement raciste : des biographies basées sur des fiches de police servent à définir les quotas de "juifs" et d'"Iraniens" dans tous les domaines de la vie économique du pays et dans ses institutions, préalable à une dénonciation de leur influence, ce qui n'est pas sans rappeler les fichiers juifs des régimes fascistes antisémites d'Europe. Fèdil al-Barrèk aurait été torturé à mort en 1992, accusé de préparer un coup d'Etat contre le régime de son parent Saddam Husayn. 6. Al-Barrèk, Fèdil, in op. cit., p. 153. 7. "Ash-Sharq al-awsat", N 3753, 8 mars 1989. 8. 1919 Census by Religion, F.O. 371/4152/175918 ; Religious Statistics for Iraq, 1 August 1932, F.O. 406/70. 9. L'usulisme, école de pensée chiite qui a imposé l'usage de la raison et de l'"ijtihad" comme principe fondamental de jurisprudence, était opposé à l'akhbarisme, hostile à l'usage de la raison et favorable au recours direct aux Traditions des Imams dans la formulation des avis religieux. La victoire de

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l'usulisme, à la fin du 18ème siècle, consacra le pouvoir croissant des "mujtahid-s". 10. Murtaza Ansâr” codifia le dogme chiite tel que nous le connaissons aujourd'hui. Il fit une obligation pour les croyants de suivre les avis d'un "mujtahid" suivant certaines règles. Ce "mujtahid" devenait ainsi un "marja' taqlîd", une "source d'imitation". 11. Pour l'histoire de la la participation des "mujtahid-s" des villes saintes d'Irak au mouvement en faveur de la constitution dans les empires persan et ottoman, voir Luizard, Pierre-Jean : "La formation de l'Irak contemporain, Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l'Etat irakien", Paris, CNRS, 1991, pp. 242-283. Voir également Hâ'iri, Abdul-Hâdi, "Shi'ism and Constitutionalism in Iran", Leiden, E.J. Brill, 1977. 12. Al-Muzaffar, Cheikh Muhammad Husayn : "Târ”kh ash-Sh”'aî (Histoire des chiites), 3ème édition, Beyrouth, 1982, p. 103. 13. Al-Am”n, Sayyid Muhsin : "Rihlât as-Sayyid Muhsin al-Amîn" (Les voyages de Sayyid Muhsin al-Am”n), Dâr al-Ghadâr, Beyrouth, non daté, pp. 96-106. Les rapports britanniques de 1918 confirment ce chiffre. 14. Foreign Office, Historical Section, Peace Handbook N 63, "Mesopotamia 1920", volume XI, p. 8. 15. A propos de la révolution de 1920, voir Luizard, Pierre-Jean, op. cit., livre VI, pp. 381-422. 16. Dans l'histoire telle qu'elle a été écrite après la défaite, dans les années 1920, du mouvement religieux, celui-ci a eu la place du vaincu. Le rôle des "mujtahid-s" fut occulté par l'ensemble de ceux qui tentèrent une exégèse de la révolution de 1920, qu'ils reflètent le point de vue du colonisateur britannique, le courant nationaliste arabe ou qu'ils soient d'obédience marxiste. La personnalité même des dirigeants religieux du soulèvement fut gommée, si bien que la révolution de 1920 put apparaître, dans de nombreuses recherches irakiennes ou non, comme un mouvement inspiré par l'idéologie du nationalisme arabe ou comme un soulèvement tribal à caractère social. Ce n'est qu'à la faveur de la révolution islamique en Iran que les chiites d'Irak commencèrent à voir leur passé restitué dans sa vérité historique. 17. Political, Baghdad, 24 July 1919, F.O. 248/1258 ; Acting Civil Commissioner in Mesopotamia to His Majesty's Minister in Tehran, Baghdad, 29 July 1919, F.O. 248/1258. 18. Pour le dernier épisode de l'affrontement entre la direction religieuse chiite et la puissance mandataire, avec l'exil en 1923 des plus grands "mujtahid-s" vers l'Iran, voit Luizard, Pierre-Jean, op. cit., livre VII, pp. 3-493. 19. "Agents de la shu'ûbiyya", et plus tard, "agents sionistes" furent les deux accusations les plus fréquentes des gouvernements irakiens et des élites sunnites au pouvoir contre les chiites. Le recours à un terme tel que "shu'ûbiyya", qui désignait ceux qui, parmi les musulmans non-Arabes de la première communauté islamique, refusaient de reconnaître la primauté des Arabes, puis, plus précisément, les partisans de la supériorité des Iraniens sur les Arabes après la conquête de l'islam, visait directement à mettre en question l'arabité des chiites irakiens, sinon leur irakité.

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20. Iraq-Census, "Mudîriyyat an-nufûs al-'âmma, ihsâ' as-sukkân li-sanat 1947", Baghdad, 1954, 3 volumes. 21. Al-Jamâl”, Fâdil, "The Theological Colleges of Najaf", Muslim World 50(3), 1960, p. 15. 22. Aucun chiffre sûr n’existe à ce jour sur les campagnes d'expulsions menées par le gouvernement irakien depuis 1969. La plupart des sources émanent de l'opposition irakienne, des autorités iraniennes et de témoignages. On peut, à ce sujet, se référer à : Babakhan, Ali, "L'Irak : 1970-1990, Déportation des chiites", Paris, 1995. Voir également Amnesty International 1975-76, p. 184, Amnesty International 1980, p. 332, Amnesty International Report 1983, p. 310. 23. Sâlih Mahd” 'Ammâsh, général d'armée, membre du Conseil de Commandement de la Révolution et du Commandement régional du Baas, fut ministre de l'Intérieur et vice-premier-ministre (1968-70), puis vice-président (1970-71) au début du second régime baassiste, avant d'être, comme tant d'autres, victime d'une purge. Dès 1969, il fit état, lors de plusieurs déclarations, de la nécessité d'expulser les "Iraniens" d'Irak en quelques jours suivant un plan établi. Les expulsions auront effectivement lieu, mais plus étalées dans le temps que ne l'avait préconisé leur inspirateur. 24. Lawless R. I., "Iraq: Changing Population Patterns," p. 103, in "Populations of the Middle East and North Africa", eds. J. I. Clarke and W. F. Fischer, pp. 97-129, Londres, University of London Press, 1972. 25. Arjomand, Said Amir, "The Turban for the Crown", Oxford University Press, New-York, 1988 - pp. 86 et 234. 26. A propos des monuments suscités par la guerre contre l'Iran en Irak, voir : Al-Khalil, Samir : "The Monument, Art, Vulgarity and Responsability in Iraq", Andre Deutsch, Londres, 1991. 27. Wiley, Joyce N., "The Islamic Movement of Iraqi Shi'as", Lynne Rienner, Londres, 1992, p. 57. 28. Nakash, Yitzhak, "The Shi'is of Iraq", Princeton University Press, New-York – 1994 (voir le chapitre "The Consequences of Dependency on Foreign Funds", pp. 229-237). 29. En l'absence de tout témoin étranger, le coût en pertes humaines de la répression de l'"intifada" de mars 1991 ne peut être estimé qu'à travers les témoignages de ceux qui vécurent les événements et par les reportages après coup de quelques journalistes occidentaux. Tout porte à croire que les victimes dépassèrent alors en nombre celles causées par la guerre contre les forces alliées. On peut se référer à : "Mass Killings during and after the March 1991 Uprising in Iraq", Organisation of Human Rights in Iraq, Londres, 1991 ; "Ahdâth Adhâr 1991 kamâ yarw”hâ shuhûd 'iyân" (Les événements de mars 1991 comme les ont rapportés des témoins oculaires), Documentation Center for Human Rights in Iraq, Tehran, 1991 ; "Endless Torment : The 1991 Uprising in Iraq and its Aftermath", Middle East Watch, New-York, 1992 ; Voir les reportages de "The Observer" (10 mars 1991, 28 avril 1991, 26 mai 1991), "The Guardian" (9 mars 1991, 29 mars 1991, 23 juillet 1991), "The Washington Post" (26 mars 1991), "The Independent" (15 juillet 1991, 10 janvier 1992), "Sunday Telegraph" (24 mars 1991), "The New-York Times" (5 avril 1991). 30. "Ahdâth Adhâr 1991...", op. cit.

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31. "Al-Thawra", le premier de cette série de six articles non signés fut publié le 3 avril 1991.

RÉSUMÉS

La communauté iranienne d'Irak a fourni ses dirigeants religieux et politiques à la communauté chiite du pays pendant tout le XIXe et le XXe siècle, favorisée par l'essor des villes saintes chiites des rives du Tigre et de l'Euphrate. Plusieurs évolutions ont cependant depuis lors contribué à briser leur influence, notamment le mandat britannique, contre lequel les religieux chiites combattirent, l'établissement de l'Etat irakien moderne et la guerre Iran-Irak dans les années 1980. Toutefois, la guerre entre l'Etat et la marja'iyya chiite se poursuit.

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Des Irakiens en Iran depuis la révolution islamique

Ali BABAKHAN

1 Cet article vise mettre à en relief la situation des Irakiens qui vivent sur le territoire iranien depuis 1979, qu'il s'agisse des déportés irakiens en Iran, des soldats irakiens faits prisonniers par l'armée iranienne durant la guerre ou des communautés arabes de la région d'al-Ahwar (les "gens des marais") qui, depuis 1991, continuent de fuir le territoire irakien par crainte des exactions exercées à leur encontre par le régime de Saddam Hussein. Ces trois groupes d'Irakiens vivant en Iran se différencient sur les plans juridique et social, par leur mode de vie et les problèmes qu'ils rencontrent.

2 Ne sera pas abordé ici le cas des Kurdes irakiens qui ont dû fuir leur pays - le Kurdistan - par centaines de milliers pour échapper aux persécutions du régime de Saddam Hussein, du fait des bombardements chimiques subis par leurs villages ou encore, pour ceux des régions frontalières, à cause de la transformation de leurs villages et bourgs en zone de guerre et théâtre d’opérations militaires des deux pays - l'Irak et l'Iran. Un grand nombre d'entre eux est d'ailleurs rentré au pays après la mise en place de l'administration kurde autonome sous l'égide des forces alliées en 1991. Les déportés irakiens 3 La seule volonté du régime irakien actuel ne suffit pas à expliquer la déportation de personnes vivant en Irak, sans que leur soit accordé un délai pour vendre leurs biens et régler leurs affaires, qu'ils soient des citoyens irakiens comme le proclament l'opposition irakienne et les déportés eux-mêmes, ou qu'il s'agisse de ressortissants d'un Etat étranger, l'Iran en l'occurrence, comme le prétend le gouvernement irakien. Si on veut comprendre comment ils ont été déportés à proximité de la frontière irako- iranienne, il faut examiner en premier lieu les conditions historiques, sociales et politiques dans lesquelles on les a obligés à se rendre en Iran sous peine d'être abattus, comment on les a fait marcher des jours entiers dans des conditions très difficiles, après les avoir emprisonnés sans qu’ils aient commis de crime. Leur déportation relève d'un facteur qui prime sur tous les autres : le fondement doctrinaire de l'Etat irakien depuis sa naissance et l'hostilité à l'égard des chiites de l'élite arabo-sunnite du jeune Etat irakien, processus qui a été couronné par l'arrivée du Baath au pouvoir,

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notamment après l'exclusion des chiites de sa direction. C'est ainsi que le pouvoir s'est concentré dans les mains d'une poignée d'hommes qui appartiennent tous au triangle arabo-sunnite du nord-ouest du pays, et tout particulièrement aux provinces d'Anbar et de Salah al-Dîn qui regroupent les régions de Takrit, Dour, Samarra, Ramadi, Anah, Hadithah et Falloujah.

4 Cette déportation s'est exercée à l'encontre des Arabes chiites et des Kurdes fayli appelés également "Petit Lour". Les Arabes chiites représentent plus de 50 % de la population irakienne et se répartissent principalement au centre et au sud de l'Irak. Les Kurdes fayli constituent un groupe de tribus kurdes au Kurdistan d'Iran et dans la région restée sous l'influence de wali Pishti Kuyah jusqu'en 1923 puis devenue irakienne à la suite de la délimitation de la frontière entre l'Irak et l'Iran en 1937. Cette population est constituée principalement des tribus Fayli, Bakhtiyari, Kowakilo et Mamesani1, mais tous tombent sous l'appellation Louri. Le dialecte des Kurdes louri représente l'un des quatre dialectes principaux de la langue kurde2.

5 Actuellement, en Iran, on dénomme Louristan la province délimitée à l'est par Hamadan et Arak, à l'ouest par Ilam, au nord par la province de Kermanchah et au sud par le Khouzistan; ses habitants sont appelés Lour au lieu de Kurdes louri. On dénomme Fayli en Iran les Kurdes originaires de la province d'Ilam ayant habité à Bagdad ou dans d'autres villes d'Irak depuis le début du siècle, qui sont devenus irakiens, de nationalité irakienne, et ont subi, dans les années 1980, la déportation. Les provinces lour-fayli en Iran sont, par ordre démographique décroissant, Kermanchah, le Louristan et Ilam.

6 En Irak, l'appellation Fayli est réservée aux Kurdes vivant dans les régions frontalières de Khaniqin à Amarah, ainsi qu'aux Kurdes de Bagdad originaires de la région kurde fayli et de la province d'Ilam. Les phases de la politique de déportation 7 La première phase de déportation a eu lieu en 1969 et 1971. Elle a concerné plusieurs milliers de personnes. Le pouvoir irakien considère les déportés comme étant des ressortissants iraniens et non comme Irakiens à part entière. C’est aussi l’opinion de l’universitaire américain Majid Khadduri: “L'Irak a déporté un nombre important de ressortissants iraniens estimé à environ une dizaine de milliers”3. Certains milieux de l'opposition irakienne, comme le Conseil supérieur de la révolution islamique en Irak, ne fournissent aucune estimation du nombre des déportés pendant cette période. Des écrivains opposés au régime actuel de Bagdad n'ont jamais fait état de ces campagnes de déportation ni du nombre de déportés pendant les années 704. D'autres avancent le chiffre de 40 000 Kurdes fayli déportés en Iran5 et même de 63 0006.

8 La deuxième phase des campagnes de déportation a commencé en avril 1980, avant le déclenchement de la guerre irako-iranienne le 22 septembre 1980, dans des conditions locales, régionales et internationales nouvelles. Le nombre des déportés 9 Le ministre de l'Intérieur iranien a dénoncé en 1986 la présence de 500 000 déportés et réfugiés irakiens en Iran. Ce nombre s'est certes accru par la suite car les événements qui ont suivi ont provoqué la fuite en Iran de plusieurs milliers d'Irakiens, notamment des Kurdes, après le bombardement de la ville d'Halabja par des gaz chimiques7. 10 Dans l'appel que le Mouvement des Musulmans kurdes fayli8 dont le siège est situé à Ilam (ville kurde d'Iran), a adressé au Comité des droits de l'homme à Genève, au

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représentant du Comité de la Croix Rouge internationale à Téhéran, au Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et au Croissant Rouge de la République islamique d'Iran, le chiffre de 150 000 déportés a été avancé pour la période commençant en 19809. Il était ajouté que les Kurdes fayli représentaient 85 % de ce chiffre.

11 Le mémorandum transmis au Secrétaire général des Nations unies par le Parti al-Da'wa s'est contenté d'évoquer les conditions inhumaines dans lesquelles les Irakiens ont été déportés, sans mentionner de chiffre global10.

12 Quant au télégramme que le président du Nouveau Parti de la nation (Hizb al-Umma al- Jadid) Saad Salih Jaber, a envoyé au Secrétaire général des Nations unies, il est rédigé comme suit: “Nous aimerions attirer votre attention sur un acte barbare et monstrueux que le régime irakien et son président Saddam Hussein ont commis au long des années précédentes contre plus de 500 000 Irakiens. Saddam Hussein a dépouillé cette population de sa nationalité ainsi que de ses propriétés, emplois et de tous ses droits constitutionnels. Il a même été souvent procédé à la séparation des membres d'une même famille, d'une manière sauvage”11.

13 Le Mouvement des déportés irakiens a seulement déclaré dans un communiqué que les déportés se chiffrent par dizaines de milliers. Le responsable du Parti de l'Action islamique, Muhammad Taqyi Modarressi, affirme que le nombre total des déportés et des prisonniers de guerre irakiens ne dépasse pas en Iran 250 000 personnes12. Le Parti communiste irakien ne précise pas le nombre des déportés et fait seulement état de leur situation en confirmant l'aggravation de la campagne de persécutions visant les membres de la communauté chiite, la déportation des citoyens en grand nombre et la poursuite de la campagne de confiscation des biens13.

14 Divers auteurs universitaires ont, eux aussi, produit des estimations : Laurent Chabry avance que, de 1975 à 1980, le Baath a déporté d'Irak environ 75 000 chiites par vagues successives14. U. Zaher évalue le nombre de déportés à des dizaines de milliers à partir de 198015. Marion Sluglett estime le nombre d'Irakiens d'origine iranienne déportés par le gouvernement irakien en avril 1980, à 40 000 individus. Elle ajoute qu’en 1990 il y avait plus de 100 000 Irakiens de confession chiite réfugiés en Iran et en Syrie16.

15 D'autres estiment que le nombre de Kurdes fayli déportés par les autorités irakiennes s'élève à 15 000 individus, et que la déportation a surtout concerné la classe moyenne chiite des grandes villes. Au début de l'été 1980, ajoutent-ils, plus de 35 000 Arabes de confession chiite furent déportés d'Irak et “ la suite allait montrer que ce n'était là qu'un début”17.

16 Enfin, on trouve encore d'autres estimations fournies par les organisations régionales et internationales des droits de l'homme. Le Bulletin World Human Rights Guide qui paraît à Londres indique dans son édition de 1983 que le nombre des Irakiens déportés et privés de leur nationalité irakienne s'élève à 30 000. L'Organisation arabe des droits de l'homme a publié dans son rapport pour 1986 les plaintes concernant le problème des déportations forcées de citoyens irakiens d'origine iranienne. Les estimations du nombre des déportés oscillent entre 10 000 et 400 000 chiites irakiens18. Lors d'une conférence de presse tenue à Paris le 30 juillet 1985 sous le titre “Les violations des droits de l'homme en Irak”, MM. Laurent, Baudoin et Blum, membres de la commission française de la Fédération internationale des droits de l'homme, ont indiqué que le régime irakien avait déporté en Iran plus de 400 000 Irakiens, soupçonnés d'opposition au régime19. Dans son bulletin, l'Organisation des droits de l'homme en Irak a indiqué

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que le nombre d'Irakiens déportés par le gouvernement irakien en Iran a atteint 250 000 en 198020. Les causes de la déportation 17 Plusieurs événements ont déclenché le processus de déportation: la dénonciation par le Chah d'Iran du traité de 1937, le sentiment d'animosité à l'égard de l'Iran à la fois en tant que régime politique et en tant que pays, la lutte et la rivalité, parfois rudes, entre les deux Etats, pour s'assurer la prééminence militaire sur la région du Golfe arabo- persique, lutte qui s'était traduite par des polémiques, des campagnes de propagande, et surtout par le soutien, de part et d'autre, de mouvements d'opposition respectifs, la conclusion du Traité d'Alger en 1975, la trêve (en quelque sorte) qui s'était ensuivie, l'arrivée de Khomeyni au pouvoir en Iran, les répercussions de cette nouvelle donnée sur la situation politique en Irak et tout particulièrement sur la communauté chiite dans ce pays, enfin, l'éclatement de la guerre irako-iranienne. Mais ces événements restent secondaires comparés au facteur déterminant qu'est la question de la dépendance ou du rattachement iranien.

18 Par “dépendance” ou “rattachement” iranien, nous entendons le traitement des personnes qui vivaient dans les anciennes wilâyât de Bassorah, Bagdad et Mossoul et qui avaient préféré21 opter pour la nationalité iranienne plutôt que pour la nationalité ottomane, non pas parce qu'elles étaient d'origine persane – elles étaient en majorité soit arabes, soit kurdes – mais uniquement parce qu'elles appartenaient à la même confession que l'Etat iranien, à savoir la doctrine chiite, et parce qu'elles entendaient ainsi échapper au service militaire sous la bannière de l'Etat ottoman (un tel engagement signifiait généralement aller mourir au front). Par ailleurs, sont aussi “ de rattachement iranien ” d’anciens Iraniens qui, pour des raisons économiques ou politiques, avaient décidé de s'établir en Irak, de renoncer à leur nationalité d'origine et d'opter pour la nationalité du nouvel Etat irakien fondé le 23 août 1921. Ces naturalisés irakiens vivaient généralement dans les zones frontalières entre l'Iran et l'Irak et dans le sud de l'Irak. Ils étaient le plus souvent arabes ou kurdes et en infime minorité persans (dans le sens ethnique du terme), car la plupart des Perses vivent dans le massif iranien.

19 L'inégalité entre citoyens irakiens ne faisait que s'inscrire dans la lignée de l’héritage ottoman dans l'Orient nationaliste arabe22. Cette démarche apparaît clairement dans les premiers articles de la première Constitution du nouvel Etat irakien -- un Etat qui devait en principe être laïque sans distinction confessionnelle ou ethnique entre ses ressortissants. L'article 16 établissait une distinction parmi les citoyens du nouvel Etat entre Irakiens “authentiques” et Irakiens “non-authentiques ”, en contradiction avec l'Article 6 de la même constitution stipulant l’égalité des Irakiens devant la loi23.

20 Lorsqu'on s'interroge sur la signification de ce concept d'“Irakiens authentiques”, il apparaît qu'on entendait par là les Irakiens de “dépendance ou de rattachement ottoman”24. Depuis cette époque, celui qui n’a pas choisi le “rattachement ottoman” est considéré comme étant de “rattachement iranien” ainsi que sa descendance.

21 Ces considérations ont été consacrées par le code de la nationalité irakienne. En effet, on estima que tous ceux qui étaient autrefois de nationalité ottomane (pour une raison ou pour une autre) et qui ont pu consigner ce fait auprès de l'Etat irakien naissant, seraient considérés comme des Irakiens authentiques, et ceux qui ne purent se faire naturaliser que plus tard, soit après la proclamation du nouvel Etat irakien, comme des Irakiens non authentiques. Les Irakiens dits authentiques reçoivent le certificat de

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nationalité de catégorie “A” car ils sont de rattachement ottoman et sur leur certificat, il est mentionné : untel, fils d'untel – rattachement ottoman - A.

22 Quant aux Irakiens dits non authentiques, naturalisés, ils reçoivent un certificat de nationalité de catégorie “B”, car ils sont de “rattachement iranien”; plus tard, la lettre “B” ne figurera même plus sur le certificat.

23 En conséquence, les individus qui vivaient en Irak (ainsi que leurs pères et ancêtres) mais n'avaient pas la nationalité ottomane (pour diverses raisons) ont été considérés comme des Irakiens non-authentiques, à rattachement iranien, et ce, même après leur naturalisation et leur accession à la nationalité irakienne. Cela s'est appliqué ensuite à leurs petits-fils et s'appliquera des années encore si le code de nationalité actuel demeure en vigueur. Les déportés dans les camps 24 Nos informations concernant les camps et les déportés sont basées sur des entretiens effectués en 1986 lors de notre visite en Iran et nous n'avons pas eu la possibilité de connaître les changements survenus depuis cette date.

25 Le premier camp visité fut le camp de l'Ayatollah Dastaqhib à Jarhum. Il se situe dans la région de Faris, à 5 km de Jarhum et à 950 km de Téhéran. Il se composait de 8 secteurs de 400 chambres regroupant 680 familles. Le deuxième camp, Azana, est situé à 600 km au sud-ouest de Téhéran dans la province du Louristan. Il abritait environ 1 800 personnes. Le troisième camp est celui de Malawi, à 5 km de cette ville. Il abritait 350 personnes en majorité kurdes fayli (85 %).

26 Les Chiites représentaient 88 % de l'ensemble des déportés, dont 12 % d'Arabes et 72 % de Kurdes fayli25. 24 % des déportés sont originaires de Bagdad mais le plus grand nombre de déportés (44%) est originaire des villes irakiennes frontalières -- Khanaquin, Kut, Zarbatiyyah, Baaqubah, Mandali, Imarah, Badrah et Rifae. Les déportés des villes saintes avaient quitté le camp avant 1986.

27 Les procédés utilisés dans la déportation étaient l'arrestation et l'emprisonnement, la confiscation des documents, la marche forcée jusqu'à la frontière et, depuis 1980, l'arrestation et la détention en Irak des jeunes gens âgés de 18 à 30 ans.

28 Tous les déportés vivant dans des camps reçoivent des fournitures versées par l'administration. Il s'agit de produits alimentaires distribués gratuitement chaque jour comme le pain, ou chaque mois comme le riz, le sucre et l'huile. Ils perçoivent parfois une aide financière. Dans le camp de Jarhum, les fournitures alimentaires sont comme suit : 1 kilo de riz, 1 kilo de sucre, 450 dl d'huile, des pois chiches, des lentilles et de l'essence pour chaque personne. Ces proportions nous ont été confirmées par des déportés de plusieurs camps.

29 Bien que le nombre important de déportés irakiens en Iran ait fait peser des charges économiques (aménagement de camps, fourniture de nourriture et vêtements) et politiques (assurer leur sécurité), les autorités iraniennes les ont acceptés sur leur sol pour des raisons humanitaires et religieuses tout en les considérant comme des citoyens irakiens. L'autorisation de quitter les camps et de vivre dans les villes iraniennes nécessite obligatoirement qu'une personne de nationalité iranienne se porte caution. Certains déportés ont obtenu la possibilité d'exercer leur profession officieusement hors du camp.

30 Les déportés et leurs enfants ont pu apprendre la langue persane aisément grâce à leurs contacts extérieurs. La présence de nombreuses familles à l'intérieur du camp a

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suscité des mariages consacrés par un sayyid, mais non officiels au regard de l'administration iranienne.

31 Un déporté nous signale: “Nous n'avons pas de parents à l'extérieur qui puissent nous cautionner”26. Un autre déporté veut non seulement quitter le camp mais aussi l'Iran : “Je veux, dit-il, aller en Syrie” car “depuis que je suis dans le camp, je n'ai touché aucune allocation financière de la part de l'administration du camp”27; un autre, “ma situation financière est très difficile car je ne peux travailler, ni à l'intérieur ni à l'extérieur du camp et, pire encore, je n'ai personne ici (en Iran) qui puisse me cautionner"28.

32 Etre cautionné reste pour beaucoup le problème principal. Y parvenir leur permet de quitter le camp. Commencent alors des problèmes d'un nouveau type, à savoir trouver un logement et un emploi. La plupart des déportés se dirigent généralement vers la capitale où les offres d'emplois sont plus nombreuses.

33 Pour des centaines de jeunes sans travail, s'engager dans les forces du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak ou dans les forces iraniennes, était le moyen de percevoir un salaire pour subvenir aux besoins de leur famille. En même temps, combattre le régime de Saddam Hussein était chez eux une forte motivation tandis que “certains de ceux qui se sont engagés dans les forces de la révolution islamique, l'ont fait par conviction religieuse”29.

34 Les déportés ont aussi d'autres préoccupations comme l'admission à l'école de leurs enfants qui ont accompli leurs études préparatoires en Irak ou en Iran. “Nous avons passé les examens du Baccalauréat mais il n'y avait que peu d'entreprises à cette époque, et on ne pouvait y être admis facilement si l'on n'appartenait pas à une organisation islamique, aussi avons-nous décidé, mon frère et moi, de partir à la recherche d'un emploi”30.

35 Certains avaient déjà accompli leurs études secondaires (baccalauréat) et d'autres avaient entamé leurs études supérieures universitaires en Irak (à l'Université de Bagdad) : “Oui, il y en avait des milliers qui n'ont pas pu achever leurs études supérieures. Ils étaient en première, en deuxième ou en troisième année universitaire” 31.

36 Interrogé sur les problèmes que le Conseil supérieur de la révolution islamique 32 pourrait résoudre, l'un d'eux a répondu “Les autorités iraniennes ont offert aux déportés irakiens une carte d'identité de couleur verte, sur laquelle est écrit en persan : Cette carte n'a aucune validité juridique. Le déporté irakien ne peut donc travailler, se marier ni s'acheter une maison, et s'il travaille, c’est de manière illégale et les autorités iraniennes lui imposent le versement d'une amende. Comment ces déportés peuvent-ils donc vivre ?" Ce problème, le plus aigu de tous ceux dont souffrent les déportés, a amené le CSRI à intervenir auprès des autorités iraniennes compétentes et le ministère de l'Intérieur a accepté alors d'assouplir les conditions de cautionnement, permettant aux membres du CSRI de cautionner les déportés irakiens après consultation, bien entendu, des autorités compétentes: “ les Irakiens titulaires de la carte verte ou de la carte de résidence peuvent se porter garants des membres d'une famille irakienne, après avoir obtenu une carte d'identité auprès de leur administration... Les Irakiens travaillant dans des établissements publics ou semi-publics peuvent aussi se porter garants d'une famille irakienne, après avoir rempli un formulaire auprès du ministère de l'Intérieur iranien... Les réfugiés irakiens qui n'ont pas pu obtenir de caution, qui peuvent subvenir à leurs propres besoins et dont la capacité a été établie auprès des

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autorités compétentes, peuvent sortir des camps après autorisation du ministère de l'Intérieur”33.

37 Pour résoudre les problèmes des déportés en Iran, Muhammad Modarressi (responsable du Parti de l'Action Islamique en Irak) a rencontré et s'est entretenu avec Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, président de la République islamique, entretien pendant lequel “Monsieur Modaressi insista pour qu'on accorde davantage d'attention aux déportés irakiens en Iran”34. Puis ce fut au tour de Sayyid Muhammad Baqir Hakim, président du Conseil supérieur de la révolution islamique en Irak, de s'entretenir avec le ministre de l'Intérieur iranien, Muhammad Mohtashemi, pour insister sur la “nécessité de régler dans les délais les plus brefs les problèmes des Irakiens en Iran”35. Le Président Rafsandjani a été interrogé sur la situation des déportés irakiens en Iran, lors d'une conférence de presse: “Les Irakiens, déportés et immigrés en Iran vivent dans des conditions difficiles et rencontrent beaucoup de problèmes du fait des autorités iraniennes. Les hauts responsables du gouvernement de la République islamique avaient promis de les résoudre, mais rien n'a été entrepris. Votre gouvernement a-t-il un programme pour résoudre ces problèmes ?” Sa réponse fut la suivante : “Il est évident que la République islamique a toujours ouvert ses bras aux Irakiens. Les problèmes que ceux-ci rencontrent en Iran sont aussi ceux des Iraniens. Personnellement, je veux que ces problèmes soient résolus, et je vais m'y efforcer”36.

38 Quant aux déportés des villes saintes, leur séjour dans les camps fut bref du fait de leurs relations avec d'autres familles iraniennes ou de leur appartenance à de grandes familles religieuses chiites. L'obtention rapide d'une caution a facilité leur départ. La maîtrise de la langue persane par la plupart d'entre eux a favorisé leur intégration dans la société iranienne.

39 La situation des Kurdes fayli est similaire à celle des déportés des villes saintes; en effet, ils ont également des relations familiales et tribales avec les Kurdes louri iraniens. Ils se sont établis à Téhéran et surtout dans les villes lour du Kurdistan iranien comme Ilam. Nous avons constaté plusieurs centaines de mariages entre déportés kurdes fayli et Kurdes louri. Mais généralement, les déportés irakiens sont restés endogames et ont conservé leur propre identité si bien qu'on ne peut jusqu'ici parler de recomposition identitaire.

40 Si les déportés irakiens rencontrent de nombreux problèmes aux niveaux social, économique et psychologique, leur souci majeur tient au fait que leurs enfants âgés de 18 à 28 ans sont toujours retenus prisonniers37. Cette détention illégale a suscité une grande émotion dans l'opinion publique notamment en Grande-Bretagne et a abouti à la création d'un comité pour la libération des otages et des détenus en Irak.38 Selon Kamal Kaytuli, président de ce comité : “le gouvernement irakien détient environ 4 000 jeunes gens dont la plupart sont kurdes fayli. Si ces jeunes sont iraniens comme le prétend le gouvernement irakien, pourquoi n'ont-ils pas été déportés en même temps que leurs familles ? S'ils sont irakiens, pour quelles raisons sont-ils toujours détenus et n'ont-ils pas été jugés ? Le gouvernement irakien les utilise comme monnaie d'échange avec des prisonniers iraniens." Les prisonniers de guerre irakiens en Iran 41 Comme toute guerre, la guerre irako-iranienne a drainé par dizaines voire par centaines de milliers, de part et d'autre, son lot de prisonniers de guerre. Rappelons-le, huit années de guerre à outrance ont opposé l'Iran et l'Irak pendant les années 80 et, nonobstant l'échange d'environ 75 000 prisonniers de guerre entre les deux pays peu

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après la conclusion du cessez-le-feu en 1988, il n'en demeure pas moins que la question des prisonniers et des soldats portés disparus représente depuis quatre ans un obstacle majeur à la normalisation entre les deux pays. Le conseiller du ministre des Affaires étrangères iranien, Ali Khawarem, de passage à Bagdad, a déclaré le 30 mai 1995 que son pays était désireux de voir des relations de bon voisinage s'instaurer entre les deux pays et favorable au règlement de l'ensemble des problèmes en suspens, notamment le problème des prisonniers de guerre39.

42 Le gouvernement iranien affirme en effet avoir établi une liste de 32 000 Iraniens (civils et militaires) portés disparus durant le conflit, dont 15 000 seraient prisonniers de guerre, ce que Bagdad nie formellement. Pour sa part, le gouvernement irakien accuse Téhéran de détenir quelques 20 000 prisonniers de guerre irakiens. En 1991, les deux pays ont cessé tout échange de prisonniers de guerre. Par contre, ils ont mis en place une commission mixte chargée de retrouver les corps de soldats morts sur les champs de bataille de part et d'autre des zones frontalières40. Par ailleurs, les autorités iraniennes ont autorisé le Comité international de la Croix Rouge à rendre visite aux prisonniers de guerre irakiens en Iran. Celui-ci a pu ainsi rencontrer quelques 19 000 d'entre eux tandis que d'autres sources, telles les lettres et les renseignements rapportés par des prisonniers libérés, laissent supposer un chiffre de 30 000 prisonniers, que le gouvernement iranien promet de libérer contre l'ensemble des prisonniers de guerre iraniens en Irak.

43 La non résolution de ce problème, entre autres, a conduit trois fois de suite au report de la visite que devait effectuer le ministre des Affaires étrangères iranien, Ali Akbar Velayati, à Bagdad en 1994. Pour sa part, une délégation irakienne à Téhéran, conduite par le Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, a conclu au milieu du mois de septembre 1995 un protocole d'accord sur la question des prisonniers de guerre et des disparus de la guerre irako-iranienne. Mais cet accord n'a pas trouvé d’application et le sort des prisonniers de guerre des deux pays n'est toujours pas réglé.

44 En ce qui concerne les prisonniers de guerre irakiens, un grand nombre d'entre eux a choisi de s'établir dans le pays de captivité en l'occurrence en Iran. En effet, après qu'ils eurent exprimé leur volonté de "se repentir et de retourner aux valeurs sacrées de l'Islam", les autorités iraniennes ont décidé de les “affranchir” (on les nomme Tawabûn, "les repentis"). Ensuite un certain nombre a intégré les rangs des groupes armés du CSRI -- la brigade Badr, qui se compose majoritairement de déportés irakiens et de soldats irakiens repentis. Leurs cadres sont des officiers repentis et des déportés ayant effectué plusieurs stages militaires. Ils sont souvent mariés à des déportées irakiennes et ont fondé une famille en Iran.

45 Badr a été constituée au cours des années 1984-1988, pour des raisons militaires et politiques: militaires, en devenant le bras armé du CSRI aux côtés de l'armée iranienne; politiques, car, dans les années 1980, les dirigeants iraniens religieux ou militaires et les Islamistes irakiens du CSRI et du parti Da'wa croyaient en une victoire proche; si elle s'était produite, la brigade Badr se serait substituée à la Garde républicaine irakienne dans le contrôle de Bagdad ou d'autres lieux stratégiques. Bien que le nombre des membres de Badr ait dépassé le chiffre de 50 000, ils n'ont pas participé aux côtés des insurgés chiites au soulèvement contre le régime de Saddam Hussein au sud de l'Irak en mars 1991. Ils ont fait l'objet de nombreuses critiques émanant principalement de l'opposition irakienne, mais ont argué du fait qu'ils avaient été pris par surprise. Sans compter qu'ils n'avaient pas obtenu le feu vert des autorités iraniennes lesquelles

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redoutaient les conséquences régionales, voire internationales, de ce qui aurait été dénoncé comme une ingérence dans les affaires intérieures irakiennes.

46 Depuis 1994, mille membres de la division Badr se trouvent dans la région d'Arbil au Kurdistan irakien suite à l'accord militaro-politique41 entre le CSRI et l'Union Patriotique du Kurdistan de Jalal Talabani. Les réfugies D'al-Ahwar 47 Durant les années 80 et ultérieurement, la région d'al-Ahwar était devenue un lieu de refuge pour les Irakiens déserteurs. Elle constitua une base importante pour les rebelles chiites du sud de l'Irak suite à l'insurrection générale déclenchée dans l'ensemble du pays (à savoir 16 provinces sur 18) à la suite de la défaite subie par l'armée de Saddam dans la guerre du Golfe.

48 Dans sa volonté de réduire les poches de rébellion dans les régions d'al-Ahwar, le régime irakien a procédé de deux façons. Il usa tout d'abord des moyens militaires et tout particulièrement de bombardements aériens et terrestres y compris avec des produits qui font l'objet d'une interdiction internationale (napalm, etc.). Le recours aux bombardements aériens était d'autant plus nécessaire que la région d'al-Ahwar, en raison de son caractère marécageux, est d'un accès très difficile pour des forces terrestres. A la suite des bombardements, toute la région au sud du 32e parallèle (al- Ahwar compris) a été interdite au survol de l'aviation irakienne en vertu d'une décision "opérationnelle" des Alliés en août 1992.

49 Le régime a utilisé une autre arme, l'arme écologique. Il a cherché à assécher les eaux de la région, provoquant ainsi sa désertification et poussant ses habitants à abandonner leurs villages et leurs maisons pour des régions éloignées dont le mode de vie, le climat et la culture leur sont tout-à-fait étrangers. Devant ces mesures, des centaines de milliers d'habitants d'al-Ahwar ont trouvé refuge en Iran.

50 La région d'al-Ahwar se compose de trois grands marécages: celui de Houaizah sur la frontière avec l'Iran, celui d'al-Hammar et celui de l'Euphrate. Ils forment au nord et à l'est de Bassorah une plaine immense de 50 000 km2 (départements de Nassiriyah, de Imarah et de Bassorah) et s'étendent à l'est jusqu'aux marécages de la province iranienne du Khouzistan en passant par le marécage de Houaizah. Al-Ahwar se situe dans le cours inférieur du Tigre et de l'Euphrate avant que les deux fleuves ne fassent leur jonction dans ces marais qui s'étendent à perte de vue, couverts de papyrus et de roseaux atteignant parfois vingt pieds de haut. Les eaux des marécages recèlent de ressources halieutiques importantes, une variété immense de poissons et d'animaux marins auxquels il convient d'ajouter une vingtaine d'espèces d'oiseaux marins et un cheptel non négligeable. Les habitants d'al-Ahwar, à l'origine des tribus autochtones rejointes ensuite par des tribus arabes qui se sont installées sur les rives, vivent de l'élevage, de la pêche, et de la culture du riz et des céréales.

51 Les autorités irakiennes ont procédé au drainage des eaux des marécages par la construction d'un fleuve nommé “Fleuve Saddam”, fleuve artificiel qui s'étend sur une longueur de 565 km entre Saqlaouiyat (au nord de Bagdad) et le Chatt-el-Arab. Elles prétextent leur volonté de mettre en valeur les terres cultivables de la région où les eaux se caractérisent par un taux de salinité très élevé. Ce projet avait fait rêver plusieurs dirigeants depuis les années 1920. Néanmoins les motivations politico- militaires des autorités irakiennes actuelles n'ont absolument rien avoir avec le projet initial, d'autant que cette région recèle de gisements pétroliers importants dont des

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pays comme la Russie ou des multinationales (Elf et Total notamment) cherchent à obtenir la concession42.

52 Le projet ne devait en aucune façon porter atteinte aux eaux d'al-Ahwar43. Or, la baisse du niveau des eaux puis l'assèchement total rendirent la région accessible à l'armée qui n'a pas manqué de saisir l'occasion pour contraindre la population à quitter les lieux en déversant sur la région des insecticides, des pesticides et du pétrole en grandes quantités, rendant ainsi impossible toute survie dans la région. Ensuite, les terres des villageois habitant autour des marécages furent confisquées et on leur interdit de pratiquer l'agriculture et l'élevage à proximité.

53 Face aux protestations répétées des organisations des droits de l'homme ou des écologistes, les autorités irakiennes ont répondu dans une lettre adressée au Secrétaire général des Nations unies (Réf. 875/48/A) que la fuite des populations vers les pays voisins (sous-entendu vers l'Iran) était due au fait que ces Etats étaient désireux de susciter l'instabilité dans la région. Quant au projet d'assèchement des eaux des marécages, il s'agissait d'un projet prévu de longue date, destiné à étendre l'espace cultivable en Irak (394/49/A, paragraphes 1-2).

54 Cependant, le rapporteur de la Commission des droits de l'homme, M. Van der Stoel, citant des sources indépendantes et multiples, soulignait dans son rapport aux Nations unies, que l'exode massif des populations d'al-Ahwar vers les zones frontalières était essentiellement dû aux mesures arbitraires et aux pratiques répressives. Il ajoutait que rien ne permettait d'affirmer que le projet en question avait permis la réalisation d’avancées notoires en matière d'extension de l'espace cultivable en Irak mais que, par contre, les torts subis par les hommes et par la nature du fait de la mise en oeuvre du projet étaient plus qu'évidents44. Pour sa part, le Haut commissariat aux réfugiés des Nations unies indiquait en janvier 1995 qu'il avait recensé plus de 4 000 réfugiés irakiens dans la zone de Hemet, tous victimes de la situation lamentable des droits de l'homme en Irak.

55 Plus de 150 000 Irakiens, originaires pour moitié de la région d’al-Ahwar, ont fui l'Irak durant les deux dernières années45. Après leur arrivée massive en Iran, le gouvernement iranien les a abrités dans plusieurs camps à proximité de la frontière irakienne, en attendant la construction de lieux plus adéquats et plus sûrs à l'intérieur du pays. La volonté des autorités iraniennes d'installer les réfugiés d'al-Ahwar à l'intérieur du pays n'est pas seulement animée par le souci d'assurer la sécurité de ces réfugiés mais aussi par la volonté de démentir les assertions du régime irakien qui soupçonne le gouvernement iranien de vouloir utiliser les réfugiés pour le déstabiliser. C'est ainsi que 4 700 réfugiés du camp frontalier de Houayzah ont été déplacés dans d'autres camps à l'intérieur et au nord du pays; en mars 1995, 1 000 autres réfugiés irakiens furent transférés dans le camp Ibrahim Abad à Arak, suivis en avril de 1 000 installés près de Chiraz46. Le camp al-Ansar, situé à 148 km de la ville d'Ahwaz, est occupé par 928 familles de 5 à 7 membres chacune. Il est divisé en dix secteurs gérés chacun par un responsable. Le camp dispose de deux écoles primaires, une pour les filles et une autre pour les garçons, où les cours sont assurés par des enseignants irakiens (hommes et femmes) et d'une officine médicale dirigée par un médecin irakien spécialiste qui fait état de 80 cas de maladies chroniques47.

56 Les réfugiés irakiens des camps bénéficient de subsides fournis par les autorités iraniennes et les organisations humanitaires comme le Croissant Rouge koweitien ou le fond "Amar"48. Enfin, le CSRI a également aidé les gens des marais sur les plans matériel

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et social. De nombreux réfugiés ont quitté leurs lieux d'installations provisoires pour gagner les villes iraniennes, essentiellement Téhéran, afin d'y trouver un emploi ou de se retrouver avec d'autres Irakiens (déportés). Ces contacts ont engendré des mariages entre les différents groupes. Conclusion 57 Dans cette étude, nous avons distingué trois groupes parmi les Irakiens vivant en Iran: les déportés, les prisonniers et les gens des marais.

58 Si le règlement du problème des prisonniers passe par une bonne entente diplomatique entre l'Irak et l'Iran et la normalisation de leurs relations, la question des déportés et des réfugiés d'al-Ahwar se résoudra ou partiellement ou radicalement. La solution partielle consiste en un retour en Irak des déportés irakiens et des réfugiés, et leur dédommagement grâce aux pressions des organisations humanitaires et de l'ONU. Comment, pourtant, le régime de Saddam Hussein accepterait-il de renier ses assertions de la veille quant à la non irakité des déportés qui, selon lui, constituaient une cinquième colonne au service d'une puissance étrangère, c'est-à-dire l'Iran ? Leur retour serait de sa part une sorte d'autocritique et dévoilerait sa politique.

59 La solution radicale réside en un changement de régime en Irak et l'instauration de la démocratie. Un gouvernement démocratique permettrait le retour des déportés et la libération des jeunes détenus. Surtout, il pourrait s'atteler à la révision du code de la nationalité dans un Irak pluriethnique et pluriconfessionnel.

NOTES

1. Sur les Lour et le Louristan voir : - Minorsky, Y., "Lur, Luristan", in Encyclopedia of Islam, Londres, Luzac, 1937. - Edmonds, C.J., Notes on Luristan, 1917. 2. Babakhan Ali, Les Kurdes d'Irak : leur histoire, leur déportation par le régime de Saddam Hussein, Paris, ss. éditeur, 1994. 3. Khadduri, Majid, Socialist Iraq, a Study in Iraq Politics since 1968, Washington, the Middle East Institute, 1978. 4. Al-Alawi, Hassan, Les Chiites et l'Etat national en Irak, Paris, CEDI, 1989. 5. C.A.R.D.R.I. Saddam’s Iraq, Revolution or reaction ? Londres, Zedbooks, 1989, p.196. 6. Zamzani, Abdel Majid Turab, La guerre irako-iranienne, l'islam et les nationalités, Paris, Ed. Albatros, p. 157. 7. Al-'Amal al-islami, l'Action islamique, n° 218, 21/12/86. 8. Pour en savoir plus sur ce mouvement et les conditions de sa naissance en Iran voir Babakhan, Ali, Les Kurdes d'Iraq, op. cit., pp. 258-267. 9. Le texte de cet appel a été reproduit dans le numéro 153 du 27/01/85 du journal al-'Amal al-islami (l'Action islamique) qui paraît en Iran. 10. Al-Shahada (Le martyre), n°12, février 1985. 11. Al-Tayar al-jadid (le courant nouveau), n° 21, novembre 1984.

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12. Al-Cheikh, Tawfiq, "L'Irak et le mouvement islamique, entretien avec le grand érudit chiite Muhammad Taqyi Modarressi" (en arabe), Safa, Londres, 1988, p. 72. 13. Voir le communiqué publié au terme de la réunion ordinaire du Comité Central du Parti Communiste irakien, juin-juillet 1984, p. 23 : Pour l'intensification de la lutte en vue de l'arrêt de la guerre, la chute de la dictature fasciste et la mise en place d'un mouvement démocratique. Pour la démocratie en Irak et une réelle autonomie pour le Kurdistan. 14. Chabry Laurent, & Chabry Annie, Politique et minorités au Proche-Orient : les raisons d'une explosion, Paris, Ed. Maisonneuve et Larose, 1987, p. 131. 15. Zaher, U., "The opposition", Saddam's Iraq, op. cit., p. 166. 16. Farouk-Sluglett, Marion & Sluglett, Peter, Iraq since 1958, From revolution to dictatorship, Londres, KPI, 1987. 17. Miller Judith & Mylroie Laurie, Saddam Hussein, Paris, Ed. Presses de la Cité, 1990. 18. Organisation arabe des droits de l'homme, Rapport sur les droits de l'homme dans le monde arabe, Le Caire, 1987, p. 75. 19. Al-Shaheed, n°12, 8ème année 09/10/85, p. 27. 20. Les droits de l'homme en Irak, n°12, février 1989, p. 33. 21. A la veille de la Première guerre mondiale. Cf. l’article de Pierre-Jean Luizard. 22. Voir pour plus de détails sur ce sujet : Al-Alawi, Hassan, Les Influences turques dans l'Orient nationaliste arabe en Irak (en arabe), Londres, Ed. al-Zawra, 1988. 23. Ibid, pp. 239-240. 24. Al-Khattabi, Raja Hussein Hassani, L'Irak entre 1921 et 1927, étude sur l'évolution des relations irako-britanniques (en arabe), Badgad, Université de Bagdad, p. 165. 25. Voir Babakhan Ali, L'Irak 1970-1990, Déportation des chiites, Paris, sans éditeur, 1994, p. 125. 26. Entretien n°1. 27. Entretien n°2. 28. Ibid. 29. Extraits de l'entretien n° 3. 30. Extraits de l'entretien n° 4. 31. Extraits de l'entretien n° 5. 32. Pour plus de renseignements concernant le Conseil Supérieur de la Révolution Islamique, voir Babakhan, Ali, L'Irak 1970-1990, pp. 142-161. 33. Ibid. 34. Al-'Amal al-Islami, n° 285 du 11/12/88, p. 1. 35. Liwa al-Sadr, n° 414 du 20/08/89, p. 1. 36. Liwa al-Sadr, n° 388, 29/01/89, p. 6. 37. Voir document n°1 : texte d'un télégramme secret sur l'expulsion des familles irakiennes par le ministre de l'Intérieur irakien, dans Babakhan Ali, L'Irak 1970-1990, op. cit., p. 32. 38. Cf. les publications du Committee for the release of hostages and detainees in Iraq, Glasgow. 39. Al-Mu'tamar, n° 107, 30 juin 1995. 40. Al-Hayat, n° 11892, 13 septembre 1995. 41. Al-Hayat du 10 novembre 1995, n° 11950 et al-Hayat du 30 septembre 1995, n° 11909. 42. Le potentiel des champs pétrolifères de Omar et de Majnoun à l'ouest d'al-Qurnah et au nord de Rumaylah est estimé à un million de barils par jour selon les dires du ministre irakien du Pétrole, Amer Rachid. Voir ses déclarations à al-Hayat, n°11963, 23 novembre 1995, p. 4.

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43. Husseini, Na'ima, "L'assèchement des marécages, le visage horrible de la politique confessionnaliste du régime baâthiste", al-Mu'tamar, n° 98, 5 mai 1995, p. 9. 44. Résolution de la Commission des droits de l'homme des Nations unies (52ème session du 8 mars 1995) basée sur le rapport rédigé par M. Van der Stoel, en sa qualité de rapporteur de la Commission des droits de l'homme des Nations unies, al-Mu'tamar, n° 100, 5 mai 1995, p. 10. 45. Risalat al-Iraq, n° 2, janvier 1995, p. 18. 46. Al-Mu'tamar, n°107 du 30/06/95. 47. Voir l'enquête effectuée par la revue Al-'Arabi n° 444, nov. 95. 48.Cette association a été fondée par le député conservateur britannique, Emma Nicholson, à la suite de la visite qu'elle avait effectuée chez ces réfugiés en 1991 et de sa rencontre avec Amar, un enfant de neuf ans brûlé par les bombardements au napalm de l'armée irakienne sur son village.

RÉSUMÉS

Un nombre important d'Irakiens vit depuis 1979 en territoire iranien. Il s'agit soit de populations qui ont fait l'objet de déportations massives (Arabes chiites et Kurdes fayli) ordonnées par Bagdad (qui exile les parents, mais garde leurs enfants de 18 à 28 ans), soit de prisonniers irakiens restés en captivité après la guerre Iran-Irak. Le problème de leur sort ne trouve pas actuellement de solution en raison de l'absence de dialogue entre les deux pays concernés et de l'impuissance des organisations internationales. Un troisième groupe de population, les habitants des marais situés à la frontière entre Iran et Irak, est également en train de devenir otage de relations bilatérales tendues: longtemps lieu de refuge des déserteurs irakiens, cette zone frontalière est soumise à une stratégie de désertification programmée par Bagdad qui force les populations à l'exil.

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Dialogues et perspectives

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D’Égypte : trois lectures islamiques de la révolution islamique iranienne

Nicole KHOURI

1 Nous avons délibérément choisi de présenter trois penseurs égyptiens sympathisants de l'Islam politique, de formations et de sensibilités différentes et qui ont courageusement pensé et écrit à propos de la révolution islamique iranienne à des moments où, en Egypte, les plumes et les langues de bois obéissaient aux injonctions de la censure politique. Tous trois participent à ce que l'on a caractérisé, à partir du milieu des années 70, comme la production d'un champ de pensée islamique, qui se situe à la limite d'un champ d'action qu'inaugure la mouvance islamiste avec déjà ses différentes composantes, qui se démarque d'un autre champ de la pensée islamique monopolisée jusqu'alors par la production de l'Azhar et de ses ulémas1 et qui cherche à fonder, face à une production dite laïque, une réfléxion spécifique des relations entre le pouvoir et la société, entre l'activité politique et la culture islamique.

2 C'est en tant que philosophe et théologien que H. Hanafi s'interroge sur le sens de la révolution iranienne et en tire des conséquences théoriques et pratiques sur "l'éveil d'une conscience islamique". C'est en tant que politologue que R. Sid Ahmed compare le revivalisme islamique en Égypte et en Iran durant la décennie 70 et le début des années 80. Enfin c'est en tant que journaliste mû par une curiosité proche de celle d'un ethnologue, et par une vision oecuménique des différences entre chi'ites et sunnites, que F. Howeidi aborde la Révolution islamique de "l'intérieur".

3 Rendre justice à une expérience historique fondamentale calomniée par les médias, tenter de la saisir pour elle-même et dans sa résonnance sur l'ensemble de la mouvance islamique égyptienne, tel est le souci affiché par les trois penseurs. Hassan Hanafi 4 Février 1979, la Révolution islamique c'est "l'irruption des masses dans l'Histoire... la résurrection du nassérisme au niveau populaire et islamique"2. Dans cette formule H. Hanafi concentre à la fois sa perception des mouvements islamistes et la réalisation de ses rêves politiques, le moment de l'incarnation historique de son itinéraire intellectuel

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et sa conviction de la nécessité d'une nouvelle lecture théologique, condition sine qua non d’une praxis révolutionnaire islamiste.

5 Pour H. Hanafi, l'événement consacre l'identité islamique triomphante par le défi qu'il lance à l'Occident et à ses idéologies modernistes et par son indépendance idéologique et politique à l'égard de l'U.R.S.S.. Cette identité, dit-il, se présente enfin comme la réédition de la première révolution islamique fondée sur le tawhid en tant que croyance révolutionnaire et conduite par les compagnons du Prophète qui avaient affronté les notables de la Mecque et les chefs des tribus arabes puis les Perses et les Byzantins. Dans la Révolution islamique, l'islam joue, selon H. Hanafi, le rôle d'une idéologie révolutionnaire, il se donne comme le dénominateur commun de la mobilisation et du rassemblement de tous les secteurs de la nation; ses soldats et ses imâms en sont les garants.

6 En janvier 1981, H. Hanafi publie le premier et unique numéro de la revue La Gauche Islamique3 qu'il présente comme expression d'un courant de pensée à la filiation très large allant de Thomas Münzer à la Théologie de la libération, en passant par divers mouvements messianiques. Deux questions y sont posées : à quelles conditions une pensée révolutionnaire islamique émerge-t-elle et quelle en serait la traduction pragmatique? Comment convertir la Révolution islamique en État islamique ?

7 A la seconde question, il n'accorde pas grande attention. Ainsi, sur le problème des nationalités à l'intérieur de la nation iranienne "rien n'empêche que chacune, avec sa langue, ses us et coutumes, sa culture existe à l'intérieur de la nation musulmane régie par une sharî'a unique". Vision idyllique, dirons-nous, vestiges fragmentaires de l'administration ottomane, méconnaissance des problèmes de ces nationalités, négation de la question du passage des forces qui ont fait la révolution à celles qui ont pris le pouvoir.

8 Nous savons par ailleurs que H. Hanafi a donné une image sans complaisance des gama'ât islamiya des années 70, qu'il a côtoyées à l'université et qu'il accuse de pratiquer au profit du pouvoir un terrorisme physique et intellectuel contre la gauche et de fomenter la sédition confessionnelle. Seule exception, le Jihad qui, en assassinant Sadate, a permis la "délivrance". Révolution islamique et assassinat de Sadate, 1979 et 1981, pourraient se faire écho et le "nassérisme devenir l'avenir proche de l'Égypte, son désir refoulé; l'islam son devenir lointain, sa réalité occultée". Les modes de coopération entre l'armée et le peuple iraniens sont perçues comme modèle possible pour la révolution islamique en Égypte4.

9 La réponse à la première question fait en revanche l'objet d'une réflexion sérieuse où se rencontrent l'itinéraire du militant et celui du philosophe théologien5. L'idée même de la Tradition et de son renouveau s'enracine dans sa première expérience universitaire entre 1952 et 1956. Il est Frère musulman et ne s'identifiera au projet national, tel que défini par Nasser, qu'après la nationalisation du Canal de Suez en 1956. Parallèlement, son professeur de philosophie, qui l'introduit à la pensée de Kant et de Bergson, lui fait comprendre que ses sentiments religieux mystiques pourraient devenir connaissance transmissible, argumentée et que la mystique pourrait devenir théologie.

10 C'est alors que, entre 1956 et 1966, il s'attelle à l'élaboration de ses deux thèses : l'une sur les méthodes d'éxégèse dans Ilm Usûl el-Din (la science des fondements de la religion) et dans le fiqh et l'autre sur la phénoménologie de l'éxégèse (essai d'herméneutique existentielle). En 1966, il publie La Crise dans les Études Islamiques ...

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Militant pour la préservation des acquis du projet national nassérien, il écrit en 1976 deux ouvrages : De la gauche Religieuse et De la Culture Nationale puis replonge dans sa réflexion sur le "Renouveau de la Tradition" dont le premier tome paraît en 1988.

11 Pour H. Hanafi, l'état de la discipline religieuse, Ilm Usûl el-Din, nous révèle, tel un symptôme, notre misère intellectuelle et morale : aliénation, morcellement. Afin de ne plus être des personnes divisées entre un mouvement religieux conservateur où le taqlîd l'emporte sur l'ijtihâd et un mouvement laïque importé qui se prétend le seul vecteur du progrès, nous devons reconsidérer cette discipline et l'enraciner dans notre temps et l'appliquer aux défis qui nous sont jetés.

12 Ainsi la Tradition, sorte de stock que nous convoquons selon les besoins de l'expérience présente, n'est-elle qu'une expérience historique et humaine, hors de tout sacré. Pour H. Hanafi, il n'y a aucune équivalence entre islam et tradition. D'où la nécessité d'utiliser l'approche anthropologique et herméneutique pour fonder le renouveau de la tradition.

13 Pour H. Hanafi, la pensée et l'enseignement de A. Shariati sont une illustration de ce type d'effort. Il s'y attelle lui-même avec érudition et subtilité. La discipline revivifiée et soumise à l'ijtihâd deviendrait, dit-il, par sa vertu propre, une sorte d'idéologie révolutionnaire pour les peuples musulmans. Il ne dit cependant pas par quel miracle tous les croyants deviendraient théologiens, et par quel autre tout "bon" savoir devrait- il conduire à une "bonne action" et toute théorie à une praxis.

14 Depuis plus de vingt ans, dit H. Hanafi, le discours de la gauche islamique n'a cessé de devenir de plus en plus dogmatique6 et a fini par rejoindre une lecture salafie dans son retour à l'autorité du texte et dans sa dénégation du travail de la raison : "Nous avons cherché refuge dans les textes, ouvrant ainsi la voie aux voleurs". En limitant l'interprétation aux incidences, et non aux principes, et aux textes secondaires (les hadiths), et non au Coran, on en vient à figer le texte et la réalité à la fois. Tel est le sort du discours religieux de gauche comme de droite. Afin d'en sortir, il importe pour H. Hanafi de retourner à l'autorité de la raison, acte socio-historique, autorité faillible mais en mesure de réparer ses erreurs, seul moyen dont nous disposons pour comprendre le monde, nous mêmes et les textes. Survivant au dévoiement du courant de la "gauche islamique", c'est en cavalier solitaire que H. Hanafi poursuit sa route vers le deuxième tome annoncé De la Croyance à la Révolution. Rifa'at Sid Ahmed 15 Chercheur et expert en sciences politiques, R. Sid Ahmed a consacré de nombreuses publications7 à l'éveil islamique depuis les années 70 jusqu'à aujourd'hui. En 1989, il publie sa thèse de doctorat sur l'éveil islamique des années 70 (étude comparative Egypte/Iran)8. dans laquelle il met en évidence un ensemble d'analogies entre les deux pays, qui concerne à la fois les situations et les acteurs.

16 En ce qui concerne les situations, il rapproche les traits autocratiques des pouvoirs du Shah et de Sadate, la rotation rapide des ministres, la nature de l'élite politico- économique qui se constitue autour des deux chefs, la modernisation et ses conséquences au niveau des zones d'habitat spontané pour l'Egypte, et des populations paysannes déracinées de Téhéran et Ispahan. Ces deux types de populations forment le gros du bataillon des mouvements radicaux auxquels se sont joints les classes moyennes et les Frères musulmans, d'un côté, et les intellectuels victimes du régime de terreur du Shah, de l'autre côté.

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17 Pour R. Sid Ahmed, l'utopie communautaire qu'offre l'idéologie islamique fonctionne, dans les deux situations, dans une sorte "d'islamisation de la lutte des classes" car, dit- il, "l'islam est par nature très proche du socialisme. Il est dans sa nature de mobiliser les populations exploitées et méprisées sans être pour autant une communauté d'exclus ou d'exploités, puisqu'il est religion, c'est-à-dire message qui s'adresse à toutes les couches sociales" (p. 202).

18 Enfin, la crise de la légitimité politique des deux régimes a, dans un cas, poussé tout un peuple vers la révolution et, dans l'autre, créé un élan de sympathie pour le Jihâd. En termes d'acteurs, R. Sid Ahmed met en parallèle les écrits des Iraniens (Shariati, Khomeyni, etc.) et ceux des Egyptiens (Salah Sirriya, Abdel Salam Farag, S. Qotb qui font le procès d'une modernisation réduite à l'occidentalisation et qui défendent l'idée de la restitution aux peuples des richesses. Car la Révolution blanche, comme l'infitâh a exposé les deux peuples au pillage de leurs ressources.

19 Mêmes défis lancés à la modernisation, mais aussi mêmes positions sur les questions régionales. Ainsi, les organisations islamiques égyptiennes se reconnaissent dans l'appel de Khomeyni au jihâd contre Israël, à l'encontre des fatwas de l'Azhar appuyant les accords de Camp David en 1979. Des deux côtés, les groupes concernés s'insurgent contre les valeurs véhiculées par les pétro-dollars. A preuve, avance R. Sid Ahmed, les événements du 20 novembre 1979 à la Mecque, conduits par J. Al Otaybi, qui prouvent la solidarité des Iraniens et des Egyptiens.

20 R. Sid Ahmed reconnaît cependant que les différentes tendances de la mouvance islamique égyptienne apprécient différemment la révolution iranienne. Si le courant salafi, inféodé à l'Arabie Saoudite, la rejette, les Frères musulmans la saluent comme exemple de revivalisme islamique mais seul le Jihâd la reconnaît pleinement comme "la première révolution chi'ite basée sur de véritables fondements islamiques"9. Quant aux différences entre les mouvements iraniens et égyptiens, elles relèvent selon lui des trois domaines : croyances, qualité des cadres, références politiques.

21 Les différences de croyances entre chi'ites et sunnites ont une influence sur les enjeux définis par les mouvements. Du côté égyptien, les Frères musulmans, les Salafis, le Jihâd, les Sociétés des musulmans de Chukri, les Qotbistes, parlent de retour au Califat, alors qu'en Iran, dès le milieu des années 70, les courants qui s'opposent à la dictature du Shah discutent de la définition d'une république démocratique islamique. Toute idée de retour au Califat aurait été vécue par eux comme une trahison à Ali. Mais ne s'en rapprochent-ils pas avec le wilayât al-faqih ? Khomeyni ne ruine-t-il pas la croyance en l'Imam caché qui reviendra à la fin des temps en annulant le principe de la taqiya, après sa venue au pouvoir.

22 "En Iran, dit par ailleurs R. Sid Ahmed, les cadres islamiques sont remarquables tant sur le plan de la pensée et de l'ijtihâd qu'au niveau de l'action politique".

23 Enfin, les références politiques ne sont pas les mêmes. La nation arabe d'un côté, l'identité persane de l'autre, sont des "éléments qui pèsent négativement sur l'avenir du mouvement de revivalisme islamique10 en Iran et en Egypte" (p. 214). En Egypte, la seule organisation qui, dans les années 70, refuse la référence à la nation arabe est le Jihâd, alors que toutes les autres y voient une étape vers une plus large islamité. Khomeyni ne déclarait-il pas aux pélerins pakistanais qui lui rendaient visite en 1978 : "Qu'est-ce que l'arabité ? Celle de 'Aflak, de Saddam et d'autres qui transgressent les principes de l'islam ?.. C'est ce que veulent les forces étrangères afin de vous séparer les

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uns des autres." Néanmoins, les Iraniens semblent tenir à leur identité persane. "Leur constitution, s'interroge R. Sid Ahmed, ne stipule-t-elle pas que la langue et la calligraphie officielles est le perse (ce qui les éloigne du Coran) ? Les livres d'histoire ne sont-ils pas encore méprisants envers les Arabes, peuple sans civilisation" ? Les visées politiques de l'Iran ne sont-elles pas expansionnistes (ports et îles du Golfe Persique)" (p. 219).

24 En définitive, pour R. Sid Ahmed, il est des différences que l'on peut minorer : ce sont celles qui relèvent des traditions sunnites et chi'ites. Celles-ci sont présentées comme des corpus juxtaposés, figés dans une différence qui exclut toute lecture croisée. Or, nous savons qu'en Egypte, depuis les Fatimides, il existe un chi'isme caché, enfoncé dans le sunnisme orthodoxe, participant d'une religiosité et d'une culture populaires bien vivantes mais qui est devenu sujet tabou et objet de refoulement avec l'avènement de la pensée des réformateurs à la fin du XIXe siècle. Quant aux différences politiques qui vont dans le sens de la construction identitaire nationale ou régionale, elles compromettent, pour l'auteur, le devenir du revivalisme islamique. Cependant ajoute- t-il : "L'entente peut exister entre musulmans quelles que soient leurs différences. Elle grandit chaque fois qu'ils reviennent aux sources pures de l'islam, car les sources sont exemptes de contradictions." Mais alors, pourrons-nous objecter, à quoi bon se pencher avec tant de soin sur l'analogie entre expériences humaines et sur les avatars d'une pensée religieuse ?

25 Reste la géopolitique, c'est-à-dire l'avenir de la guerre Iran-Iraq dont l'issue souhaitée, la victoire de l'Iran, donnera toute son ampleur au revivalisme islamique en Egypte comme en Iran et dans l'ensemble des pays musulmans. Ce revivalisme qui prône la rupture partout avec l'Occident, qui affirme un relativisme culturel quasi total et qui oeuvre à la chute des régimes politiques, se présente, pour R. Sid Ahmed (p. 234), comme la seule issue pour les peuples musulmans. Est-ce le cas de l'Egypte qui, entre 1981 et 1987, connaît un climat d'instabilité politique et sociale favorable au renforcement des organisations islamiques radicales ? Pour l'auteur, la société égyptienne n'est pas encore prête à s'engager dans un processus révolutionnaire à l'iranienne : "La révolution islamique dépend de la situation sociale : la mobilisation islamique doit atteindre un point de non-retour, il lui faut une direction responsable et conforme aux objectifs de l'islam et non aux intérêts personnels ou de classe, il lui faut des cadres mobilisés afin de reconstruire la société à tous les niveaux, la capacité et la confiance en soi pour négocier avec le monde extérieur selon des conditions qu'elle définit... Or ces éléments ne sont pas encore réunis dans la société égyptienne, même si nous en vivons les débuts" (p. 235).

26 Faut-il mettre ce procédé sur le compte de la situation égyptienne en 1981-1987 : censure des informations concernant la radicalisation d'une partie de la mouvance islamique, peur de la contamination du modèle iranien, et prise de position du gouvernement en faveur de l'Iraq dans la guerre qui l'opposait à l'Iran ? Fahmi Howeidi 27 Journaliste, penseur islamique, F. Howeidi a analysé durant des années dans les colonnes de Al-Ahram les différents courants de la mouvance islamiste égyptienne, expliquant à ses lecteurs les notions, les idées des différents protagonistes, défaisant les amalgames et explicitant les préjugés. Pour ce faire, il ne manquait pas de recourir à d'autres expériences islamiques dans le temps et dans l'espace.

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28 C'est ainsi que dans sa page hebdomadaire de novembre 1985, il s'indigne de ce que certains journaux publient la photo de Montazeri, le présentant implicitement comme unique successeur de Khomeiny, et de ce que d'autres commettent la bévue de publier celle de son fils, mort martyr en 1980, comme celle du futur commandant de la révolution ! Il prend soin alors d'expliquer à ses lecteurs les raisons de la succession anticipée, les rapports de forces à l'intérieur du clergé chi'ite en Iran, les principes élargis de légitimité que réclame Montazeri. Il brosse un portrait de l'homme et de sa politique intérieure libérale en matière d'économie, profite de cette présentation pour élucider la position de l'Iran vis-à-vis de Amal qui combat les Palestiniens à Sabra et Chatila, et insiste sur la nécessaire réévaluation des relations entre l'Egypte et l'Iran, dans la mesure où l'Egypte pourrait jouer un rôle de médiateur dans le conflit Iraq/ Iran. "Après tout, dit-il, les relations entre Etats ne sont pas des mariages catholiques, elles tolèrent de multiples voies". Dans cet article dense, sa position "d'informateur" est en fait soutenue par celle du militant d'une cause islamique plus large, ce que nous verrons plus clairement dans son ouvrage L'Iran de l'intérieur.

29 En avril 1986, toujours dans cette même page hebdomadaire, il traite de la question du pouvoir islamique et de l'imamât car "l'expérience iranienne agite des peurs et des préoccupations tout-à-fait légitimes pour un musulman". D'un côté, nous dit-il (en réponse aux mouvements radicaux islamistes égyptiens), l'avènement d'un pouvoir islamique ne renvoie pas nécessairement au Califat, mais simplement à la réalisation des buts contenus dans la Sharî'a. Toute idée de pouvoir religieux et de gouvernement de droit divin est oppressive et illégitime. D'ailleurs, durant quatorze siècles, le pouvoir dans les sociétés musulmanes a été essentiellement humain et aucun gouvernant n'a prétendu l'exercer au nom du ciel, à l'exception de Abu Gaafar el-Mansour. D'un autre côté, précise-t-il, wilâyat al-faqîh est une notion chi'ite qui reviendrait au Maître du Temps. En se l'appropriant, Khomeyni rompt avec toute une tradition concernant la venue du Mahdi (ce sujet, précise-t-il, suscite toujours une vive discussion parmi les membres du clergé chi'ite). Quant à la prise du pouvoir par les mollahs, il faut la replacer dans le contexte de la Révolution islamique au moment où s'est aiguisé le conflit entre militants laïques et islamistes. Khomeyni, qui était au départ hostile à l'emprise du clergé sur le gouvernement, a dû, avance-t-il, "se rendre à l'évidence".

30 C'est dans L'Iran de l'intérieur que F. Howeidi déploie son argumentation. Cet ouvrage connaît quatre éditions successives (une en 1987, deux en 1988, une en 1991)11. Poussé par le sentiment d'un devoir : celui de connaître et de faire connaître une expérience aussi considérable en dépit de la conspiration du silence, des mensonges et de la langue de bois des médias, l'auteur s'interroge sur le sens (signification et direction) que prennent les grands principes islamiques confrontés aux réalités concrètes politiques, économiques et sociales. "L'expérience islamique en Iran n'est pas la seule possible. Elle n'est pas non plus la meilleure... C'est seulement une forme possible d'ijtihâd dans l'application de l'islam. Si nous nous accordons sur la nécessité de l'application de la sharî'a, nous ne nous accordons pas quant à la manière de l'appliquer" (p. 12). Il est soucieux de séparer une approche "de l'intérieur", la plus fidèle possible, d'un jugement de valeur. "Dans l'expérience iranienne, je peux défendre la wilâyat el-faqîh, mais j'ai une autre acception du faqih. Il faut distinguer la tentative de compréhension des faits de leur légitimation." (p. 13). Il va enfin en tirer les conséquences en tant que musulman, égyptien : "Une des leçons de la Révolution iranienne, et non des moindres, est le fait qu'elle ait manqué de cadres attachés à ses directives. Le pouvoir porte la

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responsabilité de cette situation dont les conséquences négatives ne peuvent être niées. Ceci importe à tout un chacun et surtout aux décideurs, aux détenteurs du pouvoir et de l'autorité, qui peuvent construire le présent et l'avenir, mais sont aussi en mesure de les fermer, préparant la scène pour des explosions soudaines" (p. 13). Les décideurs visés sont aussi bien iraniens qu'égyptiens. En dehors des effets de la censure locale, l'ambiguïté volontaire de l'introduction de l'ouvrage nous permet d'emblée d'en mesurer l'enjeu : s'il s'agit de rendre compte de "l'intérieur de l'Iran", il s'agit surtout de le rendre intelligible à un lecteur égyptien afin qu'il décode en ce qui le concerne l'opportunité et les inconvénients d'une telle expérience.

31 F. Howeidi suit personnellement cette expérience depuis 1979. Du Koweit où il est journaliste à la revue Al-'Arabî et où il vit dans un quartier à majorité chi'ite, il se rend à Téhéran afin de saluer l'événement de la révolution. Il y retournera cinq fois par la suite, entre 1979 et 1986. Dans sa préface à la 4ème édition, il nous dit combien cela a été difficile de rendre compte de ses opinions car, jusqu'en 1990, les positions officielles de l'Egypte envers le conflit Iraq/Iran interdisaient tout autant de parler de l'Iran avec un minimum d'objectivité que de dénoncer la nature du pouvoir iraquien. Cet ouvrage, avertit-il, cerne les questions relatives au passage d'une situation où la priorité politique est celle de la rupture à une situation où les priorités d'ordre économique, social et géo-politique doivent prendre en compte les forces nationales, régionales et internationales. Il traite donc aussi de la séparation des pouvoirs qui a succédé aux leaders charismatiques, à la concentration de tous les pouvoirs entre les mains des leaders. Il se penche enfin sur le passage d'une situation où l'imam Khomeyni définissait les orientations tant religieuses que politiques...

32 On peut ramener à une situation l'essentiel de la réflexion de F. Howeidi à quatre rubriques : la question du wilâyat al-faqîh, le pouvoir des mollahs et la "mollahisation"12 des institutions, la "mollahisation" de la ville, les tentatives de rapprochement entre chi'ites et sunnites. La question de la wilâyat al-faqîh. 33 Ce qui est remarquable dans l'approche de F. Howeidi, c'est sa capacité à faire entrer d'emblée le lecteur égyptien, sunnite, dans le monde de la pensée et de l'action chi'ites, de lui fournir les clefs essentielles d'une histoire religieuse (notions de petite et grande absence, débats du XVIIe et du XVIIIe siècle entre akhbâris et usûlis autour des limites de l'imamat) afin de le mener à interpréter les dissensions religieuses au sein du clergé chi'ite actuel comme de simples rapports de force politiques.

34 Par exemple, Chariat Madari et d'autres ayatollahs usûlis avaient énoncé, dès l'an 1 de la Révolution, leur désaccord vis-à-vis de la wilâyat al faqîh de Khomeyni, celui-ci n'étant ni le plus âgé, ni le plus érudit tout en l'acceptant en tant que leader politique. Cette dissension exprimée dans des termes religieux chi'ites relève pour F. Howeidi, de susceptibilités personnelles et d'une idéologie politique. D'ailleurs, avance-t-il, Chariat Madari se serait compromis dans une tentative de renversement du gouvernement et d'assassinat de Khomeyni ? On serait donc en présence de cliques qui perturbent la mise en place de l'Etat islamique. Six ans plus tard, note-t-il, cette opposition est confinée au cercle des hautes autorités du clergé et de leurs disciples les plus proches, tandis que "la majorité appuie le wilâyat de Khomeyni, soit par conviction, soit parce qu'il leur distribue rôles et places dans la vie politique".

35 Autre exemple, celui des "partisans" de l'Imam caché (peu nombreux il est vrai) qui s'opposent totalement à l'exercice du pouvoir tel que l'envisage Khomeyni, en se

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situant dans la filiation des akhbâris du XVIIe et XVIIIe siècle pour lesquels la société islamique sur terre n'adviendra qu'au moment apocalyptique du retour du Maître du Temps. Ces partisans se cantonnent dans des activités d'éducation et de prédication religieuses, équivalents, précise-t-il pour son lecteur, des groupes du tabligh chez les sunnites. En 1984, leur opposition à Khomeyni est telle que celui-ci leur interdit toute activité. C'est alors qu'ils s'infiltrent dans le Parti de la République Islamique pour continuer à militer pour leurs convictions. Mais tout porte à la suspicion car, appréciés pour leurs positions du temps du Shah, ils sont soutenus à ce moment par l'ayatollah al Khû 'î d'Iraq.

36 Quelle signification donner au fait que F. Howeidi a consacré un si long chapitre à la lutte historique entre akhbâris et usûlis ?

37 Paradoxalement, F. Howeidi ne met jamais en cause la figure charismatique de Khomeyni mais ne cesse de mettre en cause l'imamat et le rôle des mollahs dans la construction de la République islamique iranienne. Ce procédé, qui aboutit à notre avis à une compréhension tronquée du processus post-révolutionnaire, se contente de le lire à l'aune des préoccupations égyptiennes : il s'agit d'apporter à son lecteur les preuves des dangers d'un pouvoir qui naîtrait de mouvements radicaux13 et qui mettrait les religieux aux postes de commande. C'est aux hommes politiques de créer les conditions qui favorisent et garantissent l'exercice d'un mode de gouvernement et d'institutions "conformes" à la sharî'a. Si F. Howeidi ne peut légitimer, du point de vue de l'orthodoxie sunnite, la venue de l'Imam caché à la fin des Temps comme le font, dit- il, les fils spirituels des akhbâris, leur position éveille néanmoins chez lui quelque sympathie; car, se présentant comme une sorte de regroupement piétiste, ils s'opposent à la course du clergé usûli pour le pouvoir politique.

38 C'est surtout à partir de 1985 que les conflits latents ou jugulés par Khomeyni éclatent au grand jour et se cristallisent non plus autour de la wilâyat el-faqîh mais de la khilâfat el-faqîh lorsque Montazeri est présenté comme successeur. Certains ayatollahs y voient la réitération de l'événement fondateur du chi'isme (Montazeri serait-il le nouvel Abou Bakr ?), d'autres refusent sa wilâyat en tant que chef religieux. Cependant, souligne F. Howeidi, toute hésitation risque de diminuer leur participation à l'exercice du politique. C'est davantage du côté des mollahs, cette fois-ci, et de leurs disciples que se fait jour une autre proposition qui va encore plus dans le sens de l'élargissement des postes politiques et de commandement à l'ensemble du clergé. Ainsi disent-ils, si l'Imâm est un chef politique et religieux, il prend des décisions selon ses ijtihâdât. Or l'ijtihâd n'est le monopole de personne. Afin d'éviter tout autoritarisme, ne serait-il pas plus judicieux d'avoir une direction collégiale ? Nous verrons plus loin l'appréciation que F. Howeidi porte sur cette mobilisation et sur la mobilité politique du clergé.

39 Le conflit dans les rangs de ceux qui ont accepté le wilâyat el- faqîh de Khomeyni s'exprime à maintes reprises. A titre d'exemple, F. Howeidi cite l'opposition entre Rafsanjani, à la tête du Parlement, et Ali Khamenei, à la tête du Conseil des Gardiens de la Constitution14, au moment où le Conseil de la Révolution propose la loi sur la limitation de la propriété privée et celle du monopole de l'Etat en matière de commerce extérieur. Les positions des deux protagonistes (Rafsanjani et A. Khamenei) renvoient aux rapports de forces qui se sont établis entre une génération et une autre du clergé et qui recouvre en grande partie le partage ayatollahs/mollahs (p. 160). Du pouvoir des mollahs à la mollahisation des institutions

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40 Comment est-on passé, dès 1980, de ministères bicéphales à la présence de mollahs à tous les postes de commandement et d'exécution ? Comment F. Howeidi évalue-t-il le conflit des années 1980-81 ? Sur ces questions F. Howeidi développe une argumentation simple, presque technique, complice en amont du silence sur les forces politiques autres que cléricales et qui, en aval, lui permet de justifier ce qu'il appelle les "abus" des nouveaux cadres.

41 F. Howeidi dégage deux lignes cléricales : l'une, avec Khomeyni, selon laquelle le clergé doit veiller à la réalisation de "l'esprit islamique". D'où la place des religieux, délégués de Khomeyni, dans les différents ministères et les nouvelles institutions, auprès des responsables compétents. "Ils rappellent les commissaires des pays communistes car la révolution n'avait ni parti, ni cadres, et était basée sur les masses" (p. 168). L'autre, pour laquelle la révolution a besoin de cadres cohérents qui adhèrent à ses valeurs, les religieux étant alors les agents naturels et essentiels du pouvoir et du gouvernement.

42 Or le vide réel des postes dans les institutions du gouvernement (80 000 postes vacants) au lendemain de la révolution a été comblé par les religieux. "Ils se sont présentés progressivement aux différents postes de commandement de l'Etat. La guidance du faqîh est devenue quelque chose qui ressemble à la guidance des militaires des pays du tiers monde. Celui qui détenait quelque pouvoir y amenait ses gens, hommes de confiance, compagnons de lignées et amis. Au lieu de s'en tenir à la gestion des affaires, ils sont devenus les hommes du pouvoir", (p. 165).

43 Et à l'auteur de s'indigner sur cette course aux places que les religieux n'avaient jamais pratiquée jusque là, qui détériore "le tissu de leurs relations, dont l'ascétisme constituait le fondement", et de la manipulation de la "rue" par le clergé dont elle ignorait les conflits de pouvoirs.

44 Conscient de ce que les religieux ont exercé une très forte pression lors des événements qui ont mené à la démission de Bani Sadr, F. Howeidi développe des arguments qui, sans remettre en cause son appréciation somme toute assez négative de la "mollahisation" des institutions officielles, lui permettent à la fois d'innocenter la Révolution iranienne dans son ensemble et de diaboliser ses ennemis cachés de l'intérieur. Tout d'abord, dit-il, du temps des ministères bicéphales, la ligne de Khomeyni l'emportait pour des "raisons argumentées et évidentes" (p. 163), cette affirmation n'étant jamais démontrée !, conduisant au conflit puis à la démission du ministre laïque. Certes, il y eut ensuite des problèmes relatifs aux postes à occuper dans les Conseils régionaux où les laïcs finirent par accepter la présence d'un religieux. Mais "on ne peut être deux commandants dans un même bateau. Rappelons nous du conflit entre Nasser et Naguib après 1952. Il est nécessaire qu'un seul triomphe". Outre cet argument de réalisme politique, il avance qu'il n'y a aucun terrain d'entente entre "un libéral réformiste" et un "musulman révolutionnaire", le premier garde un oeil fixé sur l'Occident et se préoccupe de modernité et de modèle démocratique européen; le second veut créer un nouveau modèle de civilisation. L'incompatibilité des idéologies, l'inéluctabilité de leur affrontement, permettent à F. Howeidi de passer sous silence tous les conflits personnels de pouvoir et d'innocenter la ligne de l'Imam Khomeyni tout comme il l'avait d'ailleurs fait au sujet des deux visions cléricales concernant le rôle des religieux dans la Révolution. S'adressant au lecteur égyptien et réfléchissant sur les formes "acceptables" d'un gouvernement islamique, F. Howeidi tente d'expliquer le peu de sympathie que les Egyptiens ont éprouvé pour la Révolution iranienne du fait qu'ils (lisons en particulier les Frères musulmans desquels F. Howeidi

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se sent proche) sont soucieux des institutions, du respect des formes et de la légalité, de la nécessité de former des cadres modernes, compétents et musulmans. La mollahisation serait le résultat prévisible d'un événement, la révolution, qui a fait irruption trop tôt dans le processus de maturation d'une société et d'un gouvernement islamiques. La mollahisation de la ville 45 F. Howeidi se promène à Téhéran et à Qom comme l'aurait fait un militant communiste visitant Moscou ou Léningrad au lendemain de la révolution d'Octobre, repérant partout comment on fabrique du neuf avec du vieux. Il nous raconte la ville, concrète et vivante, avec le regard d'un ethnologue oriental et musulman qui observe les monuments et rues dont les noms changent, les institutions, les moeurs, la nouvelle rhétorique du discours politique... Cela va des chaussures aux portes des bureaux dans les ministères (où se mêlent, comme dans les écoles des ayatollahs, travail, prière et enseignement) aux assemblées à demeure où le jeu des questions-réponses prend l'allure d'un discours adressé aux masses, aux décrets politiques dictés par les religieux-ministres comme si c'étaient les prônes du vendredi, aux réponses des hauts responsables où se mêlent les affaires profanes et religieuses et dans lesquelles se perdent les journalistes habitués à une autre forme de discours, etc.

46 De plus, tout rapprochement entre le persan et l'arabe est lu comme arrachement à l'occidentalisation antérieure de la société. Après avoir expliqué à son lecteur la confrontation originelle entre Persans et Arabes, il rend hommage au clergé pour ses efforts d'arabisation : l'obligation durant sept ans d'apprendre la langue arabe à l'école, le prône du vendredi en deux langues (persan et arabe), la revue Al Fajr en langue arabe éditée à Qom et la traduction en arabe, par l'Institut de l'Information islamique, de sa revue officielle Al Tawhid.

47 Ces éléments, pour F. Howeidi, oeuvrent dans le sens d'un rapprochement entre sunnites et chi'ites. Mais y aurait-il des signes, des contenus, des événements plus précis ? De la pratique du rapprochement entre chi'ites et sunnites 48 F. Howeidi met en avant les tentatives de rapprochement contemporaines, malgré les préjugés tenaces de part et d'autre. Il rappelle l'ouvrage publié autour de 1910, Al Murâja'ât, qui relate les entretiens d'un chi'ite libanais et d'un 'âlim égyptien, puis les efforts de l'Azhar à partir de 1948 autour de la pensée de Cheikh Mahmoud Chaltout, qui a oeuvré au rapprochement entre les différents rites. Ce forum oecuménique permanent a publié ses dialogues entre 1948 et 1964 dans la revue Risâlat al-islam. La commission du rapprochement sunnites / chi'ites édite en 1978 un ouvrage monumental, fruit de vingt ans de travail, sur le Tafsir al-Qur'ân de l'Imâm al-'Abd Abu al-Fadl Ibn Hassan al-Tabarsi (XIIe siècle). En 1963, l'Azhar intègre dans son cursus l'étude comparative des différents rites. F. Howeidi rappelle aussi les relations entre Frères musulmans et chi'ites (étudiants iraniens en Egypte faisant partie de la Confrérie, mais aussi le cas du Yémen où le responsable de la Confrérie a été, jusqu'en 1981, un chi'ite zaïdite).

49 Ce terreau de dialogue est aussi celui de l'enseignement de Ali Chariati, à partir de 1969, à la Husseyniyé el-Irshâd à Téhéran. Effort poursuivi après la révolution, nous dit F. Howeidi, avec la publication à Qom de plus de 50 ouvrages d'ulémas et de savants sunnites.

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50 Malgré ces tentatives, les préjugés sont coriaces. Du côté sunnite, surtout en Egypte, en Arabie Séoudite ou dans le sous-continent indien. De nombreux ouvrages qui y furent publiés lors de la Révolution iranienne en sont l'illustration. Du côté chi'ite, certains ouvrages de l'Imam Khomeyni lui-même n'ont aucune traduction en arabe15, d'autres ont été amputés16 de quelques passages pour le lecteur sunnite.

51 A côté des signes "savants" du rapprochement, F. Howeidi mesure les signes pratiques. Il mène une investigation personnelle à partir des manuels scolaires d'instruction religieuse, destinés aux élèves sunnites et chi'ites dans les collèges et les écoles en Iran. Sa recherche porte sur deux items : les compagnons et successeurs du Prophète et l'unité islamique.

52 Dans les manuels destinés aux élèves chi'ites, l'injonction est à une meilleure connaissance des deux grands rites, chi'ites et sunnites; ceux qui s'adressent aux élèves sunnites comprennent des détails supplémentaires qui ont leur importance (modification de la shahâda, étude de deux imâms chaféites à côté des 12 imâms chi'ites); ceux destinés aux écoles mixtes (élèves sunnites et chi'ites) nomment tous les rites et soulignent très explicitement que le rite ja'afarite est le rite officiel de la République islamique d'Iran, que cela ne changera jamais et que les autres rites sont traités avec le plus grand respect, selon la Constitution. Ces nuances qui relèvent de la diplomatie, tout en affirmant la suprématie des chi'ites ja'afarites, les retrouve-t-on dans les attitudes concrètes du gouvernement face aux sunnites iraniens ? Quel est le traitement des "minorités sunnites" (12 millions sur 48) par l'Etat chi'ite ?

53 Les faits sont parlants, nous dit F. Howeidi. Au Parlement, 12 sunnites sur 270 élus. Pas de ministres ou d'ambassadeurs sunnites. Au Kurdistan, malgré les programmes scolaires et la juridiction spécifiques octroyés par le nouveau gouvernement ainsi que l'autorisation de publier des ouvrages en langue kurde, la situation est très tendue17. Au Baloutchistan, même constat, aggravé du fait que la plupart des prédicateurs sont formés au Pakistan et en Arabie Saoudite. Si "l'autodétermination, dit F. Howeidi, basée sur des fondements nationalistes n'est pas comprise par les tenants du courant islamique" (p. 359), la participation des sunnites à la vie politique est capitale. Les intransigeances du gouvernement les mettent en situation de minorités exclues. Point très sensible car il créditerait ou discréditerait la Révolution iranienne aux yeux des sunnites et des Egyptiens qui éprouvent déjà si peu de sympathie envers elle.

54 Ce qui reste obscur est l'implicite dans une telle appréciation. F. Howeidi se situe à partir d'une double identité, égyptienne et musulmane, et lit la Révolution iranienne à partir de ses deux caractères, révolutionnaire et islamique. On saisit bien que, pour des raisons implicites (une situation révolutionnaire serait-elle possible en Egypte ? Si oui, que faire pour la juguler ?), le caractère de cette révolution sans parti et sans cadres, basée sur les "masses" est somme responsable de tous les abus commis par des comités révolutionnaires, ou par les Gardiens de la révolution. Quant à son caractère islamique, il est loin de témoigner d'une exemplarité lorsqu'on considère le traitement des peuples sunnites à l'intérieur de l'espace politique iranien. Situation révolutionnaire et islamité contestable se combinent dans l'expression d'un pouvoir politique de caractère religieux et dans la présence de religieux aux postes de pouvoir.

55 Il est très rare, sinon exceptionnel, de rencontrer parmi les intellectuels égyptiens sympathisants de l'islam politique quelqu'un qui, comme F. Howeidi, a travaillé avec autant d'empathie sur la Révolution islamique pour aboutir à autant de réserve (ce qui explique la place que nous lui avons accordée dans cette présentation).

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56 Nous avons évoqué H. Hanafi et R. Sid Ahmed, tous deux aussi enthousiastes face à l'événement au départ. Chez H. Hanafi, l'émotion ne se convertit pas en analyse de la Révolution islamique, pas plus que son rêve de réconciliation de l'aspect populiste du nassérisme avec l'islam. La Révolution islamique devient un catalyseur dans son itinéraire déjà bien orienté vers les conditions épistémologiques du champ d'une théologie renouvelée. C'est cela qui constitue l'essentiel de son oeuvre et de sa vie et que l'on peut séparer de son appréciation de l'événement. Séparation que nous opérons malgré les résistances de l'auteur puisque nous les retrouvons dans l'enjeu de son projet : une théologie renouvelée pour tous les croyants deviendrait une arme révolutionnaire de libération. H. Hanafi partage aussi avec la majorité des intellectuels égyptiens une sorte de vision platonicienne de la théorie révolutionnaire (qu'elle soit d'inspiration laïque ou religieuse) en tant que prémisse à l'action sociale. Vision qui se traduit par l'incapacité de saisir les groupes sociaux dans un système d'action, mais toujours en tant que masses dont l'expression politique est le populisme guidé par des porte parole, les élites, qui ont forgé pour elles les idéologies révolutionnaires ad hoc.

57 Quant à la comparaison entre situations (Iran du Shah et Egypte de Sadate) et entre acteurs (ceux liés à la Révolution islamique et groupes radicaux islamiques en Egypte) à laquelle procède R. Sid Ahmed, elle se réduit à une opération de collage superficiel. Ouvrage mineur, certes, mais représentatif d'écrits et d'intellectuels qui n'arrivent pas à inscrire la Révolution islamique dans une problématique ni théologique, ni de sociologie religieuse, ni de sciences sociales. La question est bien là : comme la révolution d'octobre a été russe et internationale, la Révolution islamique a été iranienne et islamique. Quelle en est la valeur d'exemplarité ? Ou, du moins, quelle en est la résonnance pour un penseur égyptien, musulman et sympathisant a priori du revivalisme islamique contemporain et d'une de ses expressions, l'islam politique ?

58 F. Howeidi répond essentiellement en militant politico-religieux, même si nous avons pu apprécier çà et là des moments d'analyses sociologiques ou ethnologiques. Les limites soulignées plus haut dans la vision des intellectuels égyptiens à propos des acteurs sociaux restent tout à fait pertinentes dans l'approche de F. Howeidi18 de la Révolution. Ceci ne l'empêche pas de répondre explicitement aux questions posées en dissociant les éléments qui relèvent de la situation révolutionnaire (processus anté- révolutionnaire, gouvernement avant et après Khomeyni) de ceux qui relèvent d'une tradition chi'ite interpellée. Tel est l'effort qu'il accomplit pour comprendre "de l'intérieur", mais aussi et surtout pour provoquer un effet de résonnance chez son lecteur. En creux, se tient la référence à la société égyptienne. Ainsi, présenter l'imâmat et les religieux aux postes de commandement de l'Etat et du contrôle social, c'est renvoyer son lecteur au débat concomittant sur le Califat ou sur l'Etat selon la sharî'a dans un contexte égyptien; présenter le traitement des "minorités" sunnites par l'Etat iranien, c'est immédiatement lui permettre d'évoquer les groupes nationaux non musulmans dans d'autres nations arabes et, en particulier, la situation et le traitement des coptes en Egypte (ce qu'il en est et ce qu'il pourrait en être si un Etat islamique selon la sharî'a venait à y voir le jour). L'Iran de l'intérieur, oui, mais surtout l'Iran pour le lecteur musulman, sunnite ou égyptien qu'il faut informer, sensibiliser et amener à réfléchir sur une expérience qui serait somme toute négative, en ce qui le concerne. Si le discours révolutionnaire de Khomeyni a eu peu d'impact en Egypte, sauf sur quelques intellectuels et sur le Jihâd, le discours iranien post-khomeiniste n'en aura quasiment aucun. Si le contexte "d'acceptabilité" d'une révolution en Iran et en Egypte est

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totalement différent, l'intérêt actuellement porté à l'Iran se situe du côté de l'avenir sécuritaire du Moyen-Orient en raison des nouvelles donnes de la stratégie des Etats- Unis. L'Iran "pour l'extérieur" et non plus l'Iran "de l'intérieur" ? L'accent s'est déplacé de l'intérêt pour le radicalisme politico-religieux vers un intérêt géopolitique19.

ANNEXES

A propos du dogme chi'ite tawhîd : affirmation de l'unité de Dieu. Dans la phraséologie islamiste moderne, cette notion s'étend à la société islamique considérée comme un corps uni et sans classes. taglîd : imitation, s'applique chez les chi'ites au marja', le mujtahid qu'on a décidé de prendre pour source d'imitation marha' taqlîd. ijtihâd : effort d'interprétation de la sharî'a par l'exercice de la raison et des principes de jurisprudence (usûl al-fiqh). Celui qui pratique l'ijtihâd est un mujtahid. Infitâh : politique d'ouverture économique en Egypte, à l'époque de Sadate, fondée sur un libéralisme contrôlé et sur la privatisation de certains secteurs. wilâyat al-faqîh : principe selon lequel l'autorité politique appartient aux ulémas, et en premier parmi eux, le juriste religieux, le faqîh. Ce principe est devenu la clé de voute de la Constitution de la République islamique de 1979. Imam caché : il s'agit du douzième Imam, successeur du Prophète et descendant de 'Alî. Tous les chi'ites attendent son retour comme le Mahdî. C'est lui la source légitime de toute autorité. Le fait de parler de "partisans de l'Imam caché" est donc une interprétation erronée des évolutions récentes du chiisme et de l'opposition entre partisans de l'usage de la raison (usûlî-s) et ceux du recours direct aux Traditions des Imams (akhbârî-s). Malgré les divergences sur le degré d'attribution aux ulémas des prérogatives des Imams, tous les chi'ites sont des "partisans des Imams". taqîya : dissimulation légale afin de protéger l'umma des croyants face à un danger grave. sharî'a : loi canonique de l'islam, contenue dans le Coran et la Sunna du Prophète avec tous ses hadîth-s (traditions, dits et faits du Prophète).

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akhbârisme : école de pensée chiite duodécimaine hostile à l'usage de la raison et favorable au recours direct aux Traditions des Imams dans la formulation des avis religieux. Ce courant littéraliste, définitivement vaincu à la fin du 18ème siècle, était opposé à un réel ijtihâd et se refusait à reconnaître une quelconque autorité au mujtahid. Il ne peut donc y avoir d'ayatollâh akhbârî aujourd'hui, le titre d'ayatollâh étant réservé aux plus importants des mujtahid-s, dont l'autorité illustre le triomphe de l'école usûlie au sein du chiisme. A une conception fondamentaliste de l'islam, les akhbârî-s alliaient ainsi un refus de la cléricalisation. usûlisme : école de pensée chi'ite duodécimaine qui a imposé l'usage de la raison (aql) dans l'effort d'interprétation des textes sacrés de la religion. Depuis sa victoire, les croyants se divisent donc en mujtahid-s et muqallid-s, les simples croyants à qui il est fait une obligation de suivre ou d'imiter les avis d'un mujtahid. Triomphe de l''ijtihâd et cléricalisation ont ainsi été de pair. Parler d'ayatollâh usûli est donc un anachronisme, l'akhbârisme ayant été vaincu il y a deux siècles. Mais c'est aussi un pléonasme, tous les grands religieux devant aujourd'hui leur autorité au triomphe de l'usûlisme, qu'ils soient quiétistes ou non. Occultations majeure et mineure : le douxième Imam des chi'ites a été occulté aux yeux des croyants, qui maintinrent cependant le contact avec lui par l'intermédiaire de quatre Agents. Ce fut la période d'Occultation mineure. En 941, il devint totalement invisible. Son retour triomphal sur terre fonde l'attente messianique des duodécimains. En période d'Occultation, l'Imam caché demeure le chef de la communauté des croyants et la source de toute légitimité. Au fil des siècles, les ulémas chi'ites se sont appropriés une part croissante de ses prérogatives, s'autorisant même à parler en son nom. shahâda : profession de foi musulmane.

NOTES

1. Durant les années 60, l'effort des ulémas consistait à prouver que l'Islam a droit de cité dans le monde moderne, que les acquis de ce monde ne portent pas atteinte à la crédibilité du message divin, que même le socialisme peut y puiser ses justifications et ses ressources. En gros, il s'agissait d'un effort d'accompagnement et de légitimation de l'action politique et modernisatrice de l'Etat nassérien. 2. H. Hanafi, Les mouvements religieux contemporains (en arabe) Madbouli, Le Caire, 1988 (341 p.) (p.15). 3. Y participent Mohammed Uda, publiciste nassérien, laïque et Ali Shariati. H. Hanafi portait un intérêt particulier aux ouvrages de A. Shariati en particulier à La construction de la conscience révolutionnaire.

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4. H. Hanafi se réfère à la position de Aboud el Zomor au moment de l'assassinat de Sadate. Dans le n°6 d'une série de huit ouvrages, intitulée La religion et la révolution (1952-1981), H. Hanafi développe le lien entre l'armée et le peuple. 5. H. Hanafi : De la Croyance à la Révolution (la Tradition et le Renouveau), Le Caire, Madbouli, 1988. C'est dans le premier tome, Introductions Théoriques (643 p.) que l'auteur trace son autobiographie permettant de faire une lecture croisée avec son itinéraire intellectuel. 6. Voir également H. Nasr Abou Zeid : La critique du discours religieux (Le Caire, Dar Sina, 1992), et en particulier l'explication du retournement de l'interprétation sociale de la religion chez S. Qotb dans Islam et Capitalisme et dans Justice Sociale et Islam vers le concept de souveraineté divine (Hâkimiyya). 7. Parmi lesquelles : Pourquoi ai-je été condamné par Noumeiry (lecture des documents de Sheikh Mahmoud Taha), Le Caire, Dar Alef, Pourquoi ont-ils tué Sadate? (documents), Le Caire, Dar el-Touni, Al Islambouli, vision nouvelle du Jihâd, Le Caire, Madbouli; Le sang à la Ka'aba (documents relatifs aux évènements de 1979 à la Mecque), Le Caire, Dar el-Touni; Les lettres de Jouhaymân el-Otaybi, Le Caire, Madbouli; Description de l'Egypte en hébreu, Le Caire, Dar Sina; Ulémas et Espions, Londres, Ryad Al Rayess; Le Prophète armé (2 tomes : Al- Thâiroun & Al-Râfidoun, documents d'organisations radicales égyptiennes), Londres, Ryad el-Rayess, 1993. 8. R. Sid Ahmed, Les mouvements islamiques en Egypte et en Iran (en arabe), 1989, Le Caire, Dar Sina. Les citations que nous faisons ici sont tirées de cet ouvrage. 9. Selon les dires de A. Abdel Azim 'Okasha, cadre important du Jihâd, in Les lettres du Jihâd : révolutionnaires et non réformateurs, écrites dans la prison de Tora en 1986 et dont R. Sid Ahmed a pu avoir une photocopie. 10. Alors que H. Hanafi utilisait le terme "d'éveil islamique" (al-sahouat al-islamiya), R. Sid Ahmed utilise celui de "revivalisme islamique" (al-ihya' al-islami) désignant à la fois l'islam politique, le regain de ritualisation et d'expression de la foi, et un mouvement de type écuménique (sunnites/chiites). 11. Nous avons utilisé la dernière (Al-Ahram, 1991, Le Caire). 12. La "mollahisation" renvoit d'une part à cette nouvelle génération de religieux qui, sans avoir suivi le cursus traditionnel des études religieuses, se retrouve à différents postes de contrôle social et de l'appareil d'Etat proprement dit et, d'autre part, à toute une culture qui la caractérise et dont elle marque les lieux et les modalités d'expression. 13. Cf. la littérature du début des années 1980 considérant le Jihâd comme une alternative politique en Egypte. 14. Le majlis muhâfazat al-dustûr est composé de 6 juges désignés par Khomeyni et de 6 hommes de loi élus par le Haut Conseil de la Jurisprudence. Ce comité révise les lois votées par le Parlement et évalue leur conformité à la sharî'a et à la Constitution. 15. Tels que les Désaccords de Abou Bakr et les Désaccords de Omar (Mukhâlafât). 16. Tel que Tahrir El Wassila. 17. F. Howeidi précise que les deux partis (démocratique et marxiste) se sont entretués entre 1981 et 1984. Le Parti Islamique de l'Equité est coincé entre marxistes et démocrates, ses "ennemis naturels", et les mauvaises relations avec Téhéran; les Gardiens de la révolution, dépêchés sur place, s'étant transformés en véritables milices chi'ites. De plus, le Centre d'Etudes Islamiques et ses 60 branches sont dirigées par des chi'ites. Seuls les enseignants sont sunnites !

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18. Par exemple, la participation politique des peuples sunnites à l'intérieur de l'espace politique iranien n'a rien à voir avec les formes de la lutte de ces peuples et leurs acquis, mais avec "un décret émanant de la direction révolutionnaire incarnée dans la personne de l'Imâm Khomeyni" (p. 362). 19. Tel est d'ailleurs le sens de l'intervention de F. Howedi à une table ronde sur l'Iran, parue in A. Abdel Sami', Les extrémistes (tables rondes), 1993, Maktabat el-Turath el- Islâmî, Le Caire (en arabe).

RÉSUMÉS

Trois intellectuels islamiques égyptiens (H. Hanafi, philosophe et théologien, R. Sid Ahmed, politologue et F. Howeidi, journaliste) se penchent sur le phénomène de la Révolution iranienne ainsi que sur le renouveau de l'islam dans les années 1970_80 et la naissance de l'islamisme, portant la réflexion sur les liens entre politique, société et islam.

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L’image des iraniens dans les manuels scolaires arabes

Talal ATRISSY

1 Dans le cadre de cette étude, nous avons eu recours à l'analyse des livres d'histoire et de géographie destinés aux élèves du cycle complémentaire, cycle qui est de grande importance dans la vie des élèves car à cet âge (12-16 ans) ils deviennent responsables et se forgent une opinion.

2 Depuis la victoire de la révolution islamique en Iran, les relations arabo-iraniennes ont été caractérisées par des variations allant du soutien, voire de l'alliance, à la tension et la rupture des relations diplomatiques ou même jusqu'à l'hostilité et la guerre. Nous avons choisi des exemples qui mettent en évidence ces disparités dans les manuels d'histoire et de géographie.

3 Cinq séries de livres d'histoire, de géographie et d'éducation (75 au total) en Syrie, en Irak, au Maroc, en Egypte et en Arabie saoudite ont été choisis en fonction du programme officiel. Nous nous sommes efforcé de prendre des cas variés afin de connaître l'impact des politiques de ces pays sur l'image de l'Iran. L'image de l'alliance, de l'hostilité ou de la guerre va-t-elle de pair avec le contenu des manuels ? Ou bien est- elle si différente que l'Iran finit par avoir deux images tout-à-fait contradictoires ?

4 La guerre avec l'Irak a pris fin. Les relations diplomatiques ont repris avec bon nombre de pays arabes après une rupture qui a duré maintes années. Des ouvertures et des dialogues ont été entamés avec de nouveaux pays. Il était essentiel de suivre ces changements dans les manuels afin de savoir jusqu'à quel point les images de soi et d'autrui (l'Iran) avaient changé alors que les introductions des livres faisaient allusion à ce renouveau et à ce changement. Dans les manuels scolaires irakiens 5 L'image de l'Iranien (le "Perse") que présentent les manuels scolaires irakiens est très claire. Ses caractéristiques sont nettement définies et ne se prêtent à aucune interprétation. C'est l'image prototype qui n'a jamais changé depuis l'aube de l'islam. Même les transformations qui ont eu lieu depuis quelques siècles n'ont point modifié la nature de cette image. L'Iranien est toujours ce Perse raciste et arrogant qui a, depuis

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l'époque des califes jusqu'à "la Qadissyah glorieuse de Saddam", conspiré contre la nation arabe, son unité, sa civilisation arabo-musulmane et sa langue. Il a pris l'habitude de coopérer avec l'étranger en vue de réaliser ces objectifs et de promouvoir ses propres intérêts.

6 Chaque fois qu'une allusion directe ou indirecte est faite aux Perses, c'est toujours en ces termes qu'elle est énoncée : "les Perses ne savent faire que des conquêtes". Ils sont un danger à écarter rapidement car ils menacent la nation et son avenir. D'eux viennent les insurrections, les bouleversements et le fondamentalisme. Comment ces manuels mettent-ils en évidence cette image?

7 Cette image est indissociable de l'image de soi, c'est-à-dire de l'image de la nation arabe, de l'Irak, du parti Baas ainsi que du Président irakien, même si un élément est mis en relief plus qu'un autre. Cette relation polémique entre les deux images est essentielle car le danger persan ne sera clair que quand on le comparera à la puissance de la nation (arabe) et à sa civilisation. De même, la force du chef, du parti et du pays ne triomphera que si cette conspiration est déjouée. Les Perses: ennemis de la nation depuis l'aube de l'islam 8 Depuis le début de l'islam, les Perses ont exprimé leur haine envers l'islam et la langue arabe. Les Arabes les ont alors vaincus lors de la première Qadissyah. Cependant, ils ont continué à conspirer à l'ère omeyyade et sous les Abbassides en vue de mettre fin à l'unité de la patrie arabe et à sa souveraineté. "L'unité historique des Arabes est devenue claire grâce à la solidarité des Irakiens qui se sont opposés à la suprématie des étrangers - les Perses, les Mongols, les Ottomans et les Britanniques. Ces derniers ont tenté de les exploiter, d'ébranler leur unité et de contrôler leurs terres et ressources".1 "Cet objectif était celui des Irakiens et des Arabes alors qu'ils affrontaient les Perses à Zi-Qar. Les Arabes ont atteint leur objectif quand ils se sont regroupés autour de leur chef, le prophète Mohammad".2 "Les Irakiens se sont opposés aux Perses, Ottomans et Anglais qui tentaient d'occuper leurs terres et de piller leurs ressources".3

9 Au cours de l'histoire, la patrie arabe unifiée a affronté différents genres de défis étrangers qui visaient sa souveraineté et son unité. De ces défis, les plus importants sont "la conquête des Bouyides, peuple persan qui a profité des situations extraordinaires par lesquelles passait la patrie arabe unifiée. Ceux-ci ont poursuivi une politique hostile à l'encontre de la nation arabe. Ils ont oeuvré à ébranler la civilisation arabe en Irak. Ils ont encouragé le fondamentalisme. Puis a succédé la conquête des Seldjoukides, peuple turc d'Iran qui a profité de la situation instable dans la patrie arabe unifiée. Tout comme les Bouyides, ils ont utilisé des moyens hostiles. Et ensuite, les conquêtes des Francs, et des Mongols, peuple venu de l'Asie Centrale qui a fait alliance avec les Perses contre les Arabes et l'islam4. Une hostilité continuelle à l'époque moderne 10 Les Perses n'ont point cessé d'être hostiles aux Arabes, et à l'Irak en particulier. A la période séfévide, ils ont conspiré avec les colonisateurs pour servir des objectifs expansionnistes. Ensuite, le shah Reza Pahlavi a occupé Ahwaz et l'a annexée. Il a aussi contrôlé trois îles du golfe Persique. "Le shah Ismaïl a utilisé le couvert de la religion pour réaliser son expansion dans les pays environnants. L'Irak fut une des premières contrées visées. Il a permis aux commerçants persans, qui ont négligé l'agriculture et l'irrigation, de piller les ressources de l'Irak. De même, il a appliqué dans la Ville [Bagdad] une politique

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masquée de fondamentalisme. Mais il a dû affronter une résistance irakienne. Les Séfévides n'ont pas laissé de trace5". "A notre époque, aucun Etat ne peut modifier sa situation sans violer les droits d'un autre Etat ou sa souveraineté. Tel est le cas de l'Iran qui tente d'étendre ses terres jusqu'à la côte arabe et dans les terres vierges au détriment de l'Irak. Son occupation des trois îles, la petite Tomb, la grande Tomb et Abou Moussa, dans le golfe Persique le 31 décembre 1971, le montre bien."6 "Mohammad Reza Pahlavi a continué à appliquer une politique hostile à l'égard de l'Irak. Il a usé de la politique de l'émigration persane vers le Golfe afin d'y effacer l'identité nationale arabe. Quand la révolution des 17-30 juillet 1968 a éclaté, le régime du Shah fut l'un des premiers à s'y opposer car il savait que ses convoitises ne pourraient être satisfaites avec l'arrivée au pouvoir du Baas en Irak. On peut citer les défis auxquels la nation arabe est confrontée à l'époque moderne comme suit: la colonisation, le sionisme, les convoitises racistes iraniennes, l'arabophobie, les divisions, et enfin le retard culturel, économique et social. Les convoitises iraniennes sur le Chatt el-Arab remontent à 400 ans, quand l'Irak était contrôlé par l'Empire ottoman et l'Iran nommé Perse."7

11 Quant aux accords et traités signés entre les Ottomans et les Persans sur les frontières de l'Irak et de l'Iran, nous avons trouvé ce qui suit: les dirigeants iraniens ont toujours critiqué ces traités car la politique de l'Etat persan était faite de tergiversations pour profiter d'une occasion adéquate en vue d'une nouvelle expansion. L'Etat iranien a déclaré en 1935 l'annulation du second traité portant sur 'Ard el-Rum de 1873 et est intervenu militairement dans le Chatt el-Arab. Suite à la révolution des 17-30 juillet 1968, et en coopération avec l'entité sioniste, il a provoqué en avril 1969 l'abrogation du traité irano-irakien de 1937 et a développé un nouveau plan d'expansion. En 1975, l'occasion s'est présentée à l'Iran de signer un traité sous le patronage de l'Algérie. L'Irak a parfaitement rempli ses engagements et décidé d'établir une relation de bon voisinage. Cependant, l'Iran d'avant la révolution islamique, c'est-à-dire de l'époque du Shah, a refusé cette offre et en a retardé l'exécution bien qu'il possédât déjà plus de la moitié du Chatt el-Arab."8

12 La seconde Qadissyah qu'a menée l'Irak contre les "Perses" n'était qu'une continuité de la première, avec les deux mêmes belligérants - l'Arabe et le Perse. L'Arabe défend sa terre avec honneur et amour-propre et le Perse, hostile, est rongé par la convoitise. L'Irak est le belligérant arabe protecteur de la nation entière contre le danger persan qui pointe du nord. Cet Etat ne s'est pas limité uniquement à l'hostilité à l'égard de l'Irak mais s'est développé au point d'interférer dans les affaires internes du pays, de bombarder et détruire un nombre important de villes et villages : "l'Iran a lancé le 4 septembre 1980 une série d'assauts militaires en vue de préparer une attaque aérienne finale".9 D'où l'importance de la position géographique de l'Irak qui est le fidèle gardien des frontières orientales de la patrie arabe. "La position géographique du pays à la pointe du Golfe lui a imposé une responsabilité historique quant à la protection des Arabes de cet espace. A partir de cette responsabilité nationale, l'Irak devait affronter toutes les convoitises étrangères".10 "Le gouvernement de la révolution en Irak a sollicité le régime qui a pris le pouvoir après la chute du Shah en 1979. Cependant, Khomeyni a exprimé, dès son premier jour au pouvoir, sa position hostile au lieu de répondre positivement à l'invitation qu'avait lancée ce dernier11".

13 En exposant les causes de la guerre, les manuels font allusion "au régime de Khomeyni" bien que le texte porte sur l'Iran. Un passage du global au particulier est opéré. L'Iran poursuit la guerre car "inspirée de l'islam ainsi que de l'héritage de la

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nation arabe, la doctrine du Baas est considérée comme un danger qui menace les idées khomeynistes. La haine raciale à l'égard de l'Irak et de la nation arabe habite les Persans depuis la nuit des temps, et Khomeyni a toujours utilisé la religion pour la dissimuler. De plus, les militaires iraniens avaient pensé qu'un conflit avec l'Irak allait redorer leur blason depuis que Khomeyni était au pouvoir. Le gouvernement de Khomeyni conçoit la guerre comme un dérivatif qui va distraire les Iraniens des problèmes économiques, sociaux et politiques de leur pays. Les Sionistes ont encouragé les Iraniens dans leur hostilité à l'égard de l'Irak vu que ce dernier constitue un danger pour l'entité sioniste".12

14 Insistant sur le danger que représente cet ennemi et ses convoitises historiques et actuelles, les manuels scolaires décrivent le chef et président Saddam Hussein affrontant les défis imposés à l'Irak et à la nation arabe. Tous les chapitres insistent sur son rôle qui rappelle celui du chef historique Saad ibn Abi Waqqas. Il protège l'Irak et la nation arabe car tout danger auquel l'Irak est confronté touche la nation entière.13

15 Afin de fixer dans les esprits la notion de nationalisme et d'unité arabe, le manuel d'Education Nationale de classe de 3e rappelle au chapitre 4 14, que "le racisme est caractérisé par le sentiment de supériorité et l'utilisation de la violence pour imposer la suprématie d'un peuple sur un autre, comme le font les Perses chauvins et les Sionistes. Cependant, le nationalisme humaniste se caractérise par la noblesse et l'esprit de coopération. Tel est le cas de notre nation arabe à travers les siècles".

16 Une relation est faite de temps à autre entre "l'ennemi iranien" et "l'ennemi américain atlantique", en particulier lors de "la Mère des batailles" qui correspond à la "Tempête du désert", lancée en vue de libérer le Koweït de l'occupation irakienne.

17 Cependant, le livre de géographie destiné aux classes de 5ème et 4ème présente l'Iran sans aucune de ces caractéristiques négatives, comme un Etat voisin tout simplement. Ailleurs, le livre mentionne le fait que "la présence de tombes et de lieux saints [en Irak] augmente les migrations de certains pays comme l'Iran, le Pakistan ou l'Inde vers des villes telles que Kerbala".15

18 Un certain nombre de caractéristiques du "voisin" iranien se retrouvent ainsi dans les manuels: l'Iran n'est qu'une continuation du régime persan. Aucun changement n'y a eu lieu, même suite à la révolution islamique. La politique hostile de Khomeyni est la continuation de celle des Shahs alors que Saddam Hussein représente la continuité de la politique des premiers chefs arabes. Les Persans veulent se venger de la première Qadissyah. Ils sont à l'origine du meurtre des trois califes, Omar, Osman et Ali. Les Persans n'acceptent jamais la paix que leur propose le chef irakien mais préférent la guerre. Ils constituent une cinquième colonne. Ils sont pilleurs. Ils sont contre les Arabes du Golfe et contre la nation arabe, contre la civilisation musulmane, contre l'unité du peuple irakien. Ils coopèrent tout le temps avec les colonisateurs au détriment des Arabes. Le nationalisme persan est un chauvinisme raciste contrairement au nationalisme arabe. Dans les manuels scolaires syriens 19 L'image de l'Iran que donnent les manuels scolaires syriens dans les deux séries de livres d'histoire et de géographie est, si l'on peut dire, atténuée. Dans le cadre historique moderne, cette image n'apparaît point hostile comme celle que présentaient les manuels irakiens. Les Persans ne sont pas les seuls à avoir menacé et "déchiqueté" la patrie arabe depuis les Omeyyades jusqu'à nos jours. D'autres ont aussi participé à ces

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massacres, les Turcs, les Mongols, les Croisés et même les Sionistes qui constituent un danger important.

20 Les Persans ont parfois joué un rôle négatif dans l'histoire, à l'époque de la zandaqa (secte hétérodoxe répandue en Irak au VIIIe s.) puis dans l'opposition à l'expérience administrative du calife Harun el-Rachid. Plus tard, l'Iran a occupé des terres et des îles arabes avec l'appui britannique et cette occupation constitue "une partie de l'histoire du conflit colonialiste dans la région"16.

21 L'histoire de cette occupation se focalise dans un chapitre de six pages sur les anciens rois d'Iran en conflit avec les Ottomans sur cette région pour arriver ensuite à la Grande-Bretagne "qui a commencé à renforcer ses relations avec l'Iran et à appuyer Reza Pahlavi, connu pour son hostilité à l'égard des Arabes jusqu'à ce qu'enfin la révolution islamique renverse son fils Mohammad Reza Pahlavi"17.

22 A côté de cet aspect négatif du rôle joué historiquement par les Persans à l'égard de la patrie arabe, les mêmes livres présentent une autre image qui montre que les Persans sont un peuple à la civilisation ancienne et ouverte. Ils ont bâti d'importants monuments qui sont devenus, de nos jours, des lieux intellectuels et spirituels. La civilisation persane se caractérise par son organisation administrative, l'organisation de la justice, les croyances religieuses, l'écriture et l'architecture. En Iran se trouvaient de grandes industries du coton, du lin et des tapis. L'impact des coutumes persanes s'est étendu jusqu'aux régions arabes avoisinantes. On commémorait pendant l'ère abbasside certaines fêtes persanes comme nowruz (la fête du printemps) et mahrajan (la fête de l'hiver)18.

23 En ce qui concerne la traduction en arabe, "un grand nombre d'écrivains d'origine persane ont traduit en arabe les coutumes de leur peuple et sont ainsi devenus célèbres. Alors, les Arabes ont pu consulter les livres de littérature persane"19. Du point de vue social, les gens ont été influencés par l'art culinaire et vestimentaire persan. Les juges et personnalités importantes de l'Etat ont arboré la toque comme les Persans. En traitant le problème des invasions à l'ère abbasside, le chapitre se limite aux Croisades et aux Mongols. Ensuite, les Persans ne prennent pas part (à la différence des manuels irakiens) aux convoitises colonisatrices dans la péninsule Arabique. Seuls les Portugais, les Hollandais et les Britanniques y participaient20.

24 La situation actuelle en Iran est différente. C'est "une république qui a vu naître une révolution populaire islamique hostile au sionisme et qui défend et appuie les mouvements de libération"21. La suite traite de la géographie physique et humaine, du climat et des ressources. A la différence de la Turquie, de l'Inde ou des Etats d'Asie, l'Iran est seul à avoir droit à une introduction sur son système politique.

25 De même, l'Histoire des Temps modernes (2ème partie) consacre une leçon de deux pages à la révolution islamique iranienne qui donne un aperçu historique de l'Iran. Elle signale que le régime du Shah étant corrompu, "la révolution menée par Khomeyni a pu renverser la monarchie le 11 février 1978 et proclamer la République islamique qui s'est jointe au mouvement des non-alignés en 1979, a reconnu l'Organisation de Libération de la Palestine et a fermé les bureaux des Sionistes"22. Cependant, il est à signaler que dans le même livre, certaines révolutions ont été particulièrement bien traitées en détails. C'est le cas par exemple de la révolution chinoise exposée sur 18 pages, de la révolution vietnamienne sur 14 pages, tandis que la révolution islamique ne dépasse pas 2 pages.

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26 Les manuels scolaires syriens ne font pas de l'Iranien un portrait sombre. Lorsqu'ils le font, c'est aux périodes passées et sans pour autant lier le rappel de l'occupation des terres arabes par les Perses à de l'hostilité ou de la haine. Au contraire, ils exposent ce fait objectivement. Quand ces manuels font un rappel des mouvements hostiles aux Arabes, ils ne se limitent point aux Persans mais généralisent les faits avec une objectivité historique. Cependant ces manuels ne parlent pas du tout de la guerre irano- irakienne qui a duré huit ans. Ceci signifie qu'ils évitent de traiter du conflit actuel irano-arabe, de ses causes ou conséquences. Dans les manuels scolaires égyptiens 27 Les manuels scolaires égyptiens ne mettent pas en évidence une image bien précise de l'Iranien. Celle-ci se limite au rôle des Iraniens dans l'histoire ancienne. A l'époque moderne, cette image s'effrite pour disparaître totalement comme si elle n'avait jamais existé. De plus, le rôle attribué aux Persans et le récit de leurs victoires et de leurs défaites n'éclipsent jamais leur civilisation et son influence sur les Arabes "qui ont pu découvrir les civilisations anciennes - grecque, romaine, persane, hindoue et chinoise"23. "D'ailleurs les Arabes ont été influencés par les Persans lorsqu'ils ont introduit dans l'administration le système des registres et répertoires"24.

28 L'image de l'ancien Iran disparaît une fois qu'on entame la discussion sur les temps modernes. Ce n'est plus l'image du pays qui entre en conflit avec un autre pour des raisons territoriales. Hormuz est ainsi décrit comme "un détroit important qui lie le golfe Persique au golfe d'Oman. L'importance de ce détroit réside dans le fait qu'il est le seul accès maritime d'un bon nombre de pays"25. Ce livre ne rappelle pas le rôle qu'a joué ce détroit pendant la guerre irano-irakienne qui n'est d'ailleurs pas introduite dans le programme des deux livres d'histoire et de géographie. Quant aux frontières de la patrie arabe, elles traversent au nord du golfe Persique des plaines partagées entre l'Iran et l'Irak. Cette région est considérée comme un objet de conflit entre ces deux pays, conflit qui n'a pas encore été réglé26.

29 Les manuels égyptiens n'insistent pas sur les convoitises des Persans à l'égard de la patrie arabe: "les frontières naturelles ont sauvegardé en grande partie la patrie arabe des éléments non-arabes tels les Iraniens et les Turcs qui voulaient s'y introduire"27. Ils ne développent ni les détails de la guerre irano-irakienne, ni ses causes politiques et militaires. Ils ne signalent pas la révolution islamique en Iran mais se contentent de louer le rôle de l'Egypte et mentionnent l'appel de l'Organisation de la Conférence Islamique à l'Iran et l'Irak "afin qu'ils cessent leurs opérations militaires et qu'ils se concertent"28.

30 Donc l'Iran est, comme l'Irak, un Etat musulman non-agresseur. D'un autre côté, les pages consacrées à l'Irak ne mentionnent pas la guerre menée contre l'Iran, ni même les pertes humaines qui en ont résulté. Aucune allusion n'est faite non plus à l'occupation du Koweït par l'Irak, ni à la guerre du Golfe à laquelle ont participé les forces égyptiennes aux côtés des forces de la coalition internationale. Il semble que le fait de ne pas parler des problèmes politiques des Etats arabes et des guerres qu'ils ont menées est délibéré.

31 Dans ces manuels, l'accent est toujours et répétitivement mis sur l'ennemi israélien et la violation de la terre de la Palestine, ainsi que sur le rôle de l'Egypte. L'invitation à une coopération qui clôt le livre de géographie est adressée à tous les voisins du monde arabe.

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32 La place accordée à l'Iran est minime. Son image n'est ni négativement ni positivement définie en relation avec des faits historiques anciens. Ces manuels tentent même, comme nous l'avons signalé auparavant, de faire valoir la position non-alignée de l'Iran sans pour autant lui dénier sa caractéristique islamique.

33 La relation tendue qui oppose l'Egypte à l'Iran ainsi que la rupture des relations diplomatiques génèrent une image négative réciproque de l'opinion publique dans ces deux pays. Cependant, cette image n'est point transmise dans ces manuels. Dans les manuels scolaires marocains 34 Ces manuels ne donnent aucune image de l'Iran. Cette absence n'est d'ailleurs point préméditée. C'est un pays avec lequel le Maroc n'a pas de relations ni même de problèmes directs. Même les changements qui y ont eu lieu sont complètement absents. Dans les manuels scolaires saoudiens 35 Les leçons des manuels d'histoire et de géographie peuvent être regroupées autour de deux axes essentiels que sont le monde musulman et l'Arabie saoudite.

36 Il n'apparaît pas une image claire de l'Iran car l'intérêt est plus porté vers le vaste monde musulman. De même, les bonnes relations de l'Arabie saoudite avec les autres pays arabes et musulmans n'excluent point l'Iran. Malgré la relation des premières batailles que les Persans ont menées contre les armées musulmanes, l'image de l'Iran moderne n'est pas touchée de près ou de loin par les actions des Persans dans l'histoire ancienne.

37 Tous les manuels font de la Qadissyah une bataille importante contre les Persans, mais le manuel d'histoire de classe de 6ème développe en quatre pages le récit de la bataille29.

38 L'Etat séfévide "gouvernait l'Iran, des parties de l'Irak et l'est de l'Anatolie, avec à sa tête, Ismaïl al-Safaoui, porté par son ambition expansionniste et son fanatisme chiite"30. Il essaya de "propager le chiisme dans l'Anatolie et d'encourager les révoltes contre les Ottomans jusqu'à ce qu'il fût vaincu par le sultan ottoman Sélim 1er"31.

39 Tous les manuels saoudiens insistent sur l'appartenance à l'islam et non sur le nationalisme qu'ils critiquent dans sa version laïcisante. Ils considèrent donc l'Iran comme une partie du monde musulman et non comme un ennemi: "c'est un pays musulman qui a une civilisation de noble origine, indo-européenne. Ce peuple a construit des villes et créé une civilisation dont des traces sont encore visibles. Les anciens Iraniens étaient zoroastriens. C'est une religion mauvaise qui consiste à adorer le soleil. L'islam s'est ensuite rapidement propagé en Iran. C'est alors que régna le bien"32.

40 L'histoire de l'Iran s'arrête avec son islamisation. Aucun progrès moderne, avant le Shah ou même après la révolution islamique, n'est signalé. Le manuel de géographie va plus loin en signalant que le persan, langue officielle, s'écrit en lettres arabes. "Si chaque nation différente a sa propre langue en plus de la langue officielle, toutes les écoles religieuses enseignent en arabe"33.

41 Quand les manuels traitent des relations saoudiennes avec les pays arabes et musulmans, l'Iran reste le pays le moins étudié. Ils ne signalent pas les problèmes entre l'Arabie saoudite et l'Iran depuis la révolution islamique jusqu'aux complications se rapportant au pélerinage et enfin la tension entre les deux Etats, mais passent rapidement sur la situation actuelle. Cette dernière peut être résumée par le pétrole et le pélerinage : "les relations de l'Iran avec l'Arabie saoudite sont anciennes et

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remontent aux conquêtes arabes et à l'islamisation. De nos jours, ces relations sont devenues plus étroites et se rapportent à la religion, à la coopération économique, notamment dans les affaires du pétrole. Un grand nombre d'Iraniens font le pélerinage chaque année"34. Tandis que les relations de l'Arabie saoudite avec les autres pays arabes sont décrites comme très étroites, la relation avec l'Irak est à peu près la même qu'avec l'Iran. C'est un "double refus" de vouloir traiter avec ces pays sur un pied d'égalité comme avec les autres Etats arabes et musulmans, mais ce refus ne met pas en évidence les problèmes qu'ont ces deux pays avec l'Arabie. L'occupation du Koweit par l'Irak n'est signalée qu'une fois sans détails mais en louant la politique de l'Arabie saoudite : "l'importance du Conseil de Coopération du Golfe s'est manifestée dans la volonté de l'Arabie saoudite de défendre le Koweït et de le libérer de l'ennemi irakien"35. Comment a été constituée l'image de l'Iran ? 42 Les manuels scolaires arabes ne présentent pas une image unifiée de l'Iran: ses éléments varient d'un pays à un autre suivant leur politique nationale et régionale, et leurs relations directes ou indirectes avec l'Iran. Surtout, l'image de l'Iran se divise en deux partie: l'Iran ancien et l'Iran moderne.

43 L'ancien Iran est celui de l'époque de l'Etat persan et de sa défaite face aux armées de la conquête islamique. On retrouve cette image dans tous les manuels scolaires arabes lorsque la discussion en vient aux différentes étapes de l'islamisation, aux différents califes ou bien à des épisodes historiques bien définis. Cependant, cette étape de l'histoire iranienne est traitée différemment dans les manuels scolaires: certains y insistent, d'autres en parlent objectivement.

44 Alors que les livres saoudiens expliquent en détails les batailles livrées par l'armée islamique contre les Persans sans commentaire idéologique, les manuels irakiens font tout-à-fait le contraire: ils focalisent leurs discours sur l'idéologie en négligeant les détails relatifs aux guerres "parce que les Perses sont les ennemis de l'islam et des Arabes et ont essayé de défigurer l'image du Coran ainsi que celle de la langue arabe". Ces livres considèrent d'ailleurs "la première Qadissyah" comme une annonce de la seconde Qadissyah, celle de Saddam. Les caractéristiques de cette image historique sont mises sur le compte du clientélisme, de la shu'ûbiyya et des ambitions des Persans.

45 Quant aux manuels syriens, marocains et égyptiens, ils signalent ce fait historique rapidement sans s'arrêter aux détails et sans y ajouter de commentaire idéologique ou politique. Ils signalent en plus que certains Persans ont été opprimés par l'Etat musulman qui a traité les Arabes différemment de ses autres populations. Ils parlent de la civilisation persane et en présentent certaines caractéristiques, au contraire des manuels irakiens qui ont préféré multiplier les accusations.

46 Dans tous ces manuels, on remarque une différence nette entre l'Iran ancien et l'Iran moderne. L'Iran d'aujourd'hui est sans relation avec l'histoire des Persans hostiles à la conquête islamique sauf dans les manuels irakiens qui tiennent à cette continuité et considèrent l'Iran comme une entité hostile à l'islam du début de son histoire jusqu'au régime actuel. L'autre exception est celle des manuels syriens qui mentionnent la nouvelle situation en Iran depuis la révolution islamique.

47 Il est intéressant de signaler que le contenu de ces livres scolaires arabes ne met pas vraiment en évidence la nature des relations entre les pays arabes et l'Iran. Ainsi, alors que les relations diplomatiques égypto-iraniennes sont rompues et que ces deux pays se lancent depuis des années des accusations, cette réalité est négligée par les manuels.

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Les manuels scolaires saoudiens font de même et se limitent à présenter l'Iran comme un Etat musulman ayant des relations avec l'Arabie saoudite. Quant aux manuels marocains, ils négligent complètement l'Iran.

48 Seuls l'Irak et la Syrie montrent clairement et objectivement la nature de leurs relations avec l'Iran. Dans les livres d'histoire, de géographie et d'éducation nationale, l'Irak relate la guerre qu'il a menée avec l'Iran pendant huit ans. La Syrie décrit ses bonnes relations avec l'Iran, son allié depuis la victoire de la révolution islamique, et elle consacre à la République islamique tout un chapitre sans signaler les problèmes ni les guerres dans la région.

49 L'image que nous présentent les manuels irakiens et saoudiens de leur propre pays nourrit leur hostilité envers l'Iran. L'Irak se présente comme l'Etat défenseur de la nation arabe, particulièrement après sa guerre avec l'Iran. L'Arabie saoudite se présente comme le pivot de la solidarité musulmane dans le monde et le défenseur des musulmans dans le monde - tout comme l'Iran, en somme, ce qui explique les négligences à son égard. Peut-on faire en sorte que ces éléments négatifs soient éliminés de l'image de l'Iran ? 50 Les éléments les plus néfastes se trouvent dans les manuels irakiens qui ont le plus grand besoin d'être débarrassés des éléments psychologiques, politiques et idéologiques qui ont accompagné la guerre destructive entre les deux pays. Ce n'est peut-être pas impossible vu que les deux pays ont déjà dépassé la phase de la guerre.

51 Dans les autres manuels, cet aspect négatif est latent: il est d'ailleurs discret, sauf pour l'enseignant qui désire faire la liaison entre les manuels d'histoire et de géographie, et la politique actuelle. Ces manuels n'ont donc besoin que d'une modification minime qui mettrait en évidence le caractère musulman de l'Iran et mentionnerait sa révolution comme un tournant dans ses relations politiques avec certains pays de la région.

52 Avec le temps et les progrès dans les relations entre l'Iran et les pays arabes, ces éléments négatifs ne seront plus du tout justifiés. Mais laquelle adviendra d'abord ? La modification des programmes d'étude ou l'amélioration de relations? Sans aucun doute la deuxième.

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Histoire du monde musulman, cycle complémentaire, classe de 5ème /chap 1 et 2. Ryad: Administration Générale de l'Enseignement des Filles, Agence pour l'Aide au Développement Educatif, 1993.

Histoire du monde musulman, cycle secondaire, classe de seconde / chap 1 et 2. Ryad : Administration Générale de l'Enseignement des Filles, Agence pour l'Aide au Développement Educatif, 1993.

Histoire de l'Arabie saoudite, cycle complémentaire, classe de 4ème / chap1 et 2. Ryad : Administration générale de l'Enseignement des Filles, Agence pour l'Aide au Développement Educatif, 1993.

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Géographie humaine, classe de 1ère / section des études juridiques et arabes et section des études administratives et sociales. Ryad : Ministère de la Culture, 1993.

Géographie (développement des connaissances en géographie), cycle secondaire, classe de seconde / chap 1 et 2. Ryad : Administration Générale de l'Enseignement des Filles, Agence pour l'Aide au Développement Educatif, 1993.

Géographie et cartographie, classe de seconde. Ryad : Ministère de la Culture, 1993.

Géographie générale, cycle secondaire, classe de 1ère littéraire / chap 1. Ryad : Administration Générale de l'Enseignement des Filles, Agence pour l'Aide au Développement Educatif, 1993.

Géographie régionale du monde musulman, cycle secondaire, classe de terminales / chap 1. Ryad : Administration Générale de l'Enseignement des Filles, Agence pour l'Aide au Développement Educatif, 1993.

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Géographie du monde musulman, cycle complémentaire, classe de 5ème / chap 1 et 2. Ryad : Administration Générale de l'Enseignement des Filles, Agence pour l'Aide au Développement Educatif, 1993.

Géographie du monde musulman, classe de 5ème. Ryad : Ministère de la Culture, 1993.

Géographie de l'Arabie saoudite et du monde, cycle complémentaire, classe de 4ème. Ryad : Administration Générale de l'Enseignement des filles, Agence pour l'Aide au Développement Educatif, 1993.

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Biographie du Prophète et histoire des califes rachidûn, classe de 6ème. Ryad : Ministère de la Culture, 1994.

Biographie du Prophète et histoire de l'Etat musulman, classe de seconde. Ryad : Ministère de la Culture, 1994.

NOTES

1. Education nationale, classe de 6e, p. 15. 2. Idem, p. 17. 3. Idem, p. 60. 4. Idem, p. 88. 5. Histoire moderne et contemporaine de la Patrie arabe, classe de 4e, p. 13. 6. Géographie générale, classe de 3e, p. 217. 7. Idem, p. 218. 8. Idem, p. 219. 9. Idem, p. 219. 10. Géographie de l'Irak et de quelques pays avoisinants, classe de 4e, pp. 5-6. 11. Histoire moderne et contemporaine de la patrie arabe, classe de 4e, p. 105. 12. Idem, p. 106. 13. Idem, p. 38. 14. p. 21. 15. Géographie de l'Irak, p. 10 & 99. 16. Histoire moderne et contemporaine des Arabes, Terminale L, p. 357. 17. Idem, p. 367. 18. Histoire de la civilisation arabe, classe de 2e, p. 7, 40, 121 sq. 19. Idem, p. 184. 20. Histoire moderne et contemporaine des Arabes, terminale L, p. 118. 21. Principes généraux de géographie, p. 131. 22. Idem, p. 178. 23. Géographie et histoire de la patrie arabe à l'ère de l'islam, p. 157. 24. Idem, p. 177.

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25. Géographie de la Patrie arabe, classe de 1e, p. 9. 26. Idem, p. 18. 27. Géographie et histoire de la Patrie arabe à l'ère de l'islam, classe de 5e, p. 18. 28. Idem, p. 109. 29. Histoire des califes, classe de 6e. 30. Histoire des musulmans de la fin des Abbassides à nos jours, classe de 4e, p. 35. 31. Idem, p. 36. 32. Histoire du monde musulman, classe de 2e, pp. 50-51. 33. Géographie régionale du monde musulman, classe de Terminale filles, p. 103. 34. Géographie du monde musulman, classe de 5e, p. 55. 35. Idem, p. 133.

RÉSUMÉS

Depuis la victoire de la révolution islamique en Iran, les relations arabo-iraniennes ont connu de profondes fluctuations allant du soutien, voire de l'alliance, à la tension et à la rupture des relations diplomatiques ou même jusqu'à l'hostilité et la guerre. Cinq séries de livres d'histoire, de géographie et d'éducation (75 au total) en Syrie, en Irak, au Maroc, en Egypte et en Arabie Séoudite ont été choisies en fonction du programme officiel afin d'analyser le déchiffrage, par l'école, de ces rapports complexes. Quelle image de l'alliance, de l'hostilité ou de la guerre ces manuels proposent-ils? L'interprétation offerte par les manuels des cinq Etats arabes étudiés diffère-t-elle tant de celle proposée en Iran que ce pays finirait par avoir deux images tout à fait contradictoires ?

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Arabs and Persians beyond the Geopolitics of the Gulf

Fred HALLIDAY

'If the Iranians had not tried to establish the Abbassid Government and culture in Baghdad, or their great thinkers and volunteers had not striven and even sacrificed their lives in 1920 for the independence of Iraq, the could not now pride themselves of their past history'. Iranian Foreign Minister, 1965, quoted in Jasim Abdulghani, Iraq and Iran (London : Croom Helm, 1984) p. 21. 'What are these Persians shouting about all the time? We were Shi'ites before they were Shi'ites. We had a revolution before they had a revolution'. Author's conversation in the Baghdad suq, April 1980. A Gulf of Misperceptions

1 The geopolitics of the contemporary Gulf are dominated by a triangular conflict between the three most powerful states of the region - Iran, Iraq and Saudi Arabia. Emerging from an earlier history of western intervention, and from the process of state building within Gulf states in the post-1918 period, this conflict has dominated the region for the past quarter of a century, and shows no sign of abating: no stable resolution of the conflict, one in which each state feels itself to be at a potential disadvantage, has yet been achieved. Yet if this instability is evident to all, the causes of it remain less evident. There is, at first sight, no insuperable international obstacle to peace between these three states; there are plenty of mechanisms that could resolve those issues - territorial, economic, political - that divide them. It is this apparent conundrum that the article which follows seeks to examine i.e how this apparently factitious conflict came about, and what its underlying determinants are. The central thesis is that the causes of instability in the Gulf, of past conflicts and probable future

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ones, lie much less in a continuous history or in the geopolitics itself, in past external intervention or relations between local states, and more in the contemporary domestic politics of these countries. The story is one of how in the modern period politics has both created linkages between the two peoples that hitherto did not exist, and has at the same time constituted new barriers between them, as well as between the two major Arab states of the Gulf themselves.

2 In this perspective, the conflict between Gulf states, and between Arabs and Persians, is a product not so much of imperialist interference, or of long, millennial or atavistic, historical antagonisms, but of two interrelated, modern, processes, state formation and the rise of nationalism. This is visible in the nature of the psychological gap that divides Arabs from Iranians: one of the most enduring features of the strategic situation in the Persian Gulf is the gap, as much psychological and cultural, as economic, military or political, between the Arab and Iranian perceptions of the region, a point I would like to illustrate with an anecdote. In the spring of 1980, I visited the Centre for Arab Gulf Studies at the University of Basra. The Centre was situated in the university campus, on the outskirts of Basra, but a few miles from the frontier with Iran. It would have taken little more than an hour to walk to Iran. Within months, the area was to be convulsed by the war which was to last for the following eight years. In the course of the discussion with faculty members I asked whether any of them had ever been to Iran. The answer was no. I asked to see the Iranian newspapers that they had in their library : some old copies of the English edition of Kayhan, from the time of the Shah, were produced. I asked if anyone spoke Persian. A junior colleague was produced: a Palestinian, who was an expert on Hafez and Sa'adi. This academic centre, closely tied to the party and state structures in Iraq, had no resources with which to evaluate, let alone understand, the powerful neighbour lying nearby.

3 The purpose of this story is not to single out the faculty of the Centre for Arab Gulf Studies in Basra. It illustrates a broader characteristic of relations between the two communities, and one that could certainly be replicated on the Iranian side as well. The Arab world occupies a place in the consciousness and history of modern Iran, but very much as a symbolic point of reference, negative for Iranian secular nationalists, selectively positive for Islamists. Iraq has been important as the site of the holiest cities of Shi'ite Islam, Najaf and Karbala, and networks of clerics and traders have grown around these pilgrimage routes. But in the modern period such connections have, largely, been without political import. Thus, while references to Russia and Britain, America and Germany would be mandatory, one could write the modern political history of Iran up to the time of the revolution without mentioning Iraq or the Arab world at all. The same applies, grosso modo, to Iraq up to the fall of the Hashemite monarchy1. Arabs and Persians are aware of each other's existence, and of the long history of culture, religion and politics that has linked them. There is not between them the complete chasm that, until at least very recently, separated Arabs and Israelis. Yet proximity has not produced, and is not producing, greater knowledge or understanding. The antagonism, or lack of shared perception, between the two sides is enduring, and is an important constitutive element in the unstable strategic situation in the Gulf.

4 It is certainly easy in such circumstances to fall back as an explanation on 'history': there is plenty of history to invoke, above all because the dividing lines have been, if not uninterrupted, then certainly recurrent. From pre-Islamic times one can cite the

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conflicts between the Persians and their western neighbours, the Mesopotamians and Medes: during the Iran- Iraqi propaganda made much of the claim that Khomeini was a magus, an ancient Persian king. Iraqi and other Arab nationalist denunciations of Iranian expansionism al-tawassu' al-irânî, make much of this connection. The conquest of Iran by the Arab armies and the victory of Qadisiyyah have often been invoked by modern politicians: if Iranian secular nationalists denounced the Arab conquest and sought to claim legitimacy from the pre-Islamic times, leading even to the linguistic distortions of the Pahlavi period, Saddam was quick to invoke Qadisiyyah as a mobilisatory symbol in his war with the Islamic Republic2. The subsequent history has its own themes, appropriate for defining difference: the Arab hostility to the Persians, traditionally denoted by the contemptuous term 'ajam, is matched by Ferdousi's characterisation of the Arabs as 'eaters of lizard'3. The re- emergence of distinct Iranian states in the mediaeval period is associated with a reassertion of a distinct Persian culture, and political interest. This was to culminate in the establishment of the Safavi dynasty in 1501: in addition to creating a strong Iranian state, which on several occasions invaded Ottomans Iraq, the Safavis continued to clash with the Ottomans over the frontier between the two states, and in particular over the delimitation of the Shatt al-Arab river. A series of treaties did succeed in defining most of the land boundary between the Safavi and Ottoman empires, but the issue of the Shatt, and the related issue of the loyalties of groups living across the frontiers, remained unresolved4. The Safavis also institutionalised what was to be another central defining difference between Arabs and Persians, the predominance of Shi'ite Islam in Iran. This made formal the religious difference between Arabs and Persians that had been smouldering since the early years of Islam. In subsequent nationalist rhetoric the Iranians could be seen as shu'ûbiyyin, defectors from both Arabism and the orthodox faith5, while in Khomeini's rhetoric Saddam was associated with Yazid, the Ummayad tyrant who killed Hussain at Karbala in 680AD6.

5 In this perspective, hostility between Arabs and Iranians has been an enduring feature of the Gulf for centuries, if not millennia. It is in this way that contemporary nationalists, and those who see the region in terms of timeless cultural forces, often present current conflicts. But such an approach is questionable. History is not univocal: for all the conflicts and conquests, and insults and divergences, there has been at least as much to unite and bring together the Arabs and Iranians as there has to divide them. Language, religion, pilgrimage, migration, trade have tied the regions of both peoples together for all of history. For much of the time they have lived in peace, not war. Moreover, the very formulation of the issue in terms of two opposed, conflicting, 'nations' is misleading: the political boundaries have not corresponded to neat ethnic and linguistic divisions. Within what is today the Arab domains there have always been communities with Iranian characteristics; in Iraq, open for centuries to Iranian influence, not least in the period of the Persian-influenced Abbasid empire, the very culture of the Arab speakers is suffused with Iranian influence. One only has to listen to spoken Iraqi7, or look at the turquoise domes of the mosques of Iraqi cities, to see how strong the Iranian influence is, not forgetting the fact that half of the whole population of Iraq are Shi'ites, while another quarter are Kurds who, by language and culture, fall very much within the Iranian cultural sphere8. On the Iranian side, script, vocabulary and religion are all of Arab origin. If one ventures into the difficult and often tendentious domain of racial characteristics, the situation is clear enough: the faces, physical characteristics, body language in Baghdad and Basra differ little if at all from

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those in Tehran and Isfahan. The 'we' and the 'they' are not given by history but are the products of specific, often conscious, political interventions.

6 To answer the question of where this misperception comes from it is not, therefore, sufficient to invoke 'history': indeed far from history being an explanatory factor, a cause, it would be better to see this history, or more precisely the contemporary interpretation of it, as itself a result of other factors. For all that they draw on the past all nationalisms, and all official ideologies of 'historic' national conflict, are modern products, a result of the intellectual and economic processes of the past two centuries, and in particular of the rise of modern forms of communication and of the state9. This applies to the Gulf as to anywhere else. If we are to ask what it is that has constituted the current divisions within the Gulf, including the misperceptions, the answer is to be found in the forms of state produced in the region in the modern period, and in the way which two groups of people, previously almost completely separated from each other, came to be brought into contact by modern political forces, in particular by two such forces, first external, imperial intervention, and then internal, the rise of nationalism. Here we have to look at the formation and interests of states, and at the mechanisms - education, socialisation in the armed forces, writings of nationalists, print and electronic media - that served to constitute and diffuse such ideas. The form that relations between Arabs and Iranians take today has much to do with these two factors, and much less to do with Medes or Persians, Sunnis or Shi'ites, Ottomans or Safavis. To illustrate this argument, one may divide the modern history of the Gulf into three periods: 1921-1958; 1958-1979; and 1979 to the present day. 1921-1958: Compartmentalised State Building 7 The emergence of the contemporary inter-state system in the Gulf, and of the antagonisms underlying it, can be seen as a product of the imposition of modern forms of state formation, and of the nationalist or revolutionary ideologies associated with it, upon the pre-existing mosaic of peoples, languages and beliefs in this area of West Asia. The initial territorial divisions were a result of imperial state formation from the fifteenth to the early twentieth centuries. The boundary between Safavis and Ottomans was the site of substantial wars in the sixteenth to eighteenth centuries but was gradually stabilised through treaties, beginning with that of Zuhab (Qasr-i Shirin) in 1639, and culminating in the Treaty of Erzurum of 1847, while that between the two encroaching modern empires, the Russian and the British, was gradually drawn from the late eighteenth century onwards: the Romanovs took Iranian territory in the Transcaucasus, while the British pushed against Iran's eastern frontier, through India (now Pakistan) and Afghanistan, and from the late nineteenth century also encroached on the Arab territories lying on the southern side of the Gulf.

8 was to produce a new strategic situation, and create the structure of inter- state relations that has continued thereafter. The frontiers of Iran with the Russian, now Bolshevik, state and with British India remained constant, but the territories formerly ruled by the Ottomans were divided into a now independent Turkey to the north-east and the new state of Iraq, formed from three Ottoman vilayet, to the west and south-west. In the aftermath of the Ottoman collapse, one further change was to occur: in the oases of central and eastern Arabia, regions only vaguely influenced by either Ottomans or British, a tribal confederacy led by the Saud family, and proclaiming a revival of the Wahhabi sect first seen in the eighteenth century, seized large areas of territory (including two thirds of Kuwait) and established, in 1926, the Kingdom of

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Saudi Arabia. Thus one year after Reza Khan established a new dynasty in Iran, the Saudi dynasty had emerged in the Arabian Peninsula. Albeit this probably caused little concern in Tehran at the time, it was later to do so, to both Shah and Imam; for the Iraqis, on the other hand, this rebel regime, which had ousted the Hashemites from the Arabian Peninsula, was to remain a rival, and at best an uneasy ally, for decades to come.

9 For the following four decades the dominant power in the Gulf was neither Arab nor Persian, but Britain, in formal control of Iraq and much of the Peninsula's coastline, from Kuwait to Aden. The strategic situation was, therefore, one in which Britain maintained its military and administrative dominance : local states, Iran included, conducted their relations largely with Britain, and other major powers. There was very little contact of substance between the regional states. Iran and Saudi Arabia formally recognised each other. At first, however, Iran refused to recognise Iraq, since Baghdad refused to provide suitable guarantees to Persians living in its territory10. Later Reza Khan was drawn into a loose, sympathetic, relationship with Atatürk, and with Iraq and Afghanistan, and formalised in the Saadabad Pact of 1937: but these were secondary, largely ineffectual, activities. The real business was in relation with the great powers: hence, because of British control of Iraq, the frontier between Iraq and Iran itself, particularly that along the Shatt al-Arab, reflected Iraqi interests.

10 Where there was upheaval, nationalist and social, in these states it had little to do with other regional peoples, and much to do with external, imperial, domination. Thus the 1920 revolt in Iraq, or the mobilisations in Iran between 1941 and 1953, were not to any significant extent influenced by events elsewhere in the Middle East11. Indeed in accounts of the politics of these countries there is little or no mention of this regional dimension. This was most evident in the case of the Mosadeq period in Iran itself: Iran's challenge to the western states, and to the oil companies, took place in the aftermath of the first war over Palestine, and coincided with the Egyptian revolution of 1952. Yet there was little echo in the Arab world of what was happening in Iran, and the Arab upheavals had little influence on Iran. If there was an interaction, it was a negative one: Iran's nationalisation of oil, and the embargo on oil exports subsequently imposed by western states, provided an opportunity to the Arab world to promote its own interests. Kuwait increased its production to fill the gap left by Iran, while in the British colony of Aden BP constructed a refinery to replace the one lost at Abadan. The Arab world's exploitation of Iran's difficulties confirmed the gap between the two regional blocs, and was to leave some bitterness in Iran in subsequent years.

11 Following the restoration of the Shah to power in August 1953, the US began to encourage the formation of a regional military bloc, and this led in 1955 to the signing of the Baghdad Pact, comprising Iran, Iraq and Turkey. While this very much reflected the continued dominance of external, western, strategic concerns, it also reflected the shared interests which the monarchs of Iran and Iraq had in facing a rising nationalist tide in the region: the Shah had already weathered the storm of the Mosadeq years, the Hashemites in Iraq were increasingly anxious about the challenge from Egypt. On this basis the first overt Gulf alliance was formed. All was, however, to change in 1958, when the Iraqi monarchy was overthrown and Iraq became an unstable revolutionary republic, the site of successive nationalistic military regimes that were seen as a challenge to Iran's political system and regional influence. Equally, the Iraqi revolution reopened two other issues that were to have a permanent destabilising impact on the

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region - territorial claims on neighbouring states (Kuwait and Iran's Khuzistan province) and the Kurdish question.

12 This picture of an apparently compartmentalised Iran and Arab world in the period up to 1958 requires, however, one important qualification, one that was to have an important function in later periods. For if external relations were largely conducted without reference to each other, Iran and the Arabs, and particularly Iran and Iraq, sought to define this new national identity, and territory, in contradistinction to the others. While Reza Khan eliminated the autonomous Arab region ruled by Sheikh Khazal in Khuzistan, the new rulers of Baghdad began to put pressure on the Persian inhabitants of Iraq12. At the same time, each used perceptions of the other as an important element in a central component of the new process of state formation, namely education. The post-World War I states in both Iran and Iraq sought to consolidate their hold on society by the development of education and by the diffusion of a state ideology of national identity: as elsewhere, such an identity involved both a recuperation of the past, sifted or even invented to suit present purposes, and the identification of what distinguished their own people or 'nation' from others. It was here above all, in the requirements of national state building, that ideologies of antagonism were formed. On the Iranian side, the Pahlavi monarchy sought to distinguish Iran from the Arabs, by highlighting the glories of the pre-Islamic past, by promoting changes in symbolism, vocabulary and personal names, and by identifying Iran as an 'Aryan' as distinct from a Semitic culture and people. In both official and unofficial nationalism, the Arab world became identified with what Iran was not, with what had weakened it in the past13. On the Iraqi side a comparable process took place, with an educational programme that drew heavily on the writings of the Arab nationalist Sati' al-Husri. Al-Husri, who worked in Iraq and wrote fictional stories that focussed on the suspicious influence of Iran on the Arabs, not only played up the unique national characteristics of the Arabs, but also identified Persia as the great enemy of the Arab people14. To ascribe subsequent hostilities between Iran and Iraq simply to such ideologies would be simplistic: but the diffusion of such ideas, by states intent on mobilising their populations through nationalist ideology, was a prelude to later inter-state conflicts. 1958-1979: Confronts Imperial Iran 13 If there was, therefore, one event that served to break the mould of previous Gulf politics and lay the foundations for the later decades of instability and rivalry in the Gulf it was the Iraqi revolution of 1958. This for the first time breached the compartmentalisation which had separated the domestic politics of the Arab world from those of Iran, and provoked considerable anxiety within the Iranian regime itself15. In the first place, the fall of the Hashemite monarchy in Iraq marked the beginning of the end for British influence in the Gulf, coming as it did a year and a half after the Anglo-French debacle at Suez: decolonisation was already in the air, yet the fall of the Baghdad monarchy, albeit in a country formally independent since 1932, was a serious additional blow to British influence and prestige. The withdrawals from other comparatively less important states followed: Kuwait 1961, South Yemen 1967, Bahrain, Qatar and the Emirates 1971, Oman 1977. In part, the British place - military, political, economic - was being taken by the USA, which had begun developing its position in the Peninsula in the 1940s and which had taken advantage of the crisis in Iran to displace Britain as the Shah's major ally. But the USA, while increasing its naval presence and becoming the main arms supplier to pro-western regional states, was not willing to

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duplicate the British presence. The result was that Iran came, increasingly, to present itself as the dominant power in the Gulf: it developed its navy, and, especially after 1971, insisted that the Gulf be known by the name 'Persian Gulf'. During the l970s this assertion of Iran's hegemony was reinforced by the Shah's desire to make Iran a great economic power, a 'second Japan': this imperial project was conceived of as a counter- weight to the Arab world as a whole, and Iran sought to develop its military and economic ties with a bloc of non-Arab states - Turkey, Pakistan, Afghanistan, India - as a counter-weight to the Arabs.

14 This assertion of Iranian influence in the Gulf was a result, however, of another factor, namely the improved relations with the USSR. If after the 1953 coup relations between Tehran and Moscow had been cool, reaching a critical point in 1959, there was thereafter a significant improvement, such that Iran felt, by the middle 1960s, that it did not face a major threat to the north. This meant, in effect, that Iran could refocus its forces to face a possible challenge in the south, from Iraq, and to promote its presence in the Gulf. On the Iraqi side, the revolution of 1958 also opened the way for increased confrontation with Iran: the assertion of Iraqi nationalist aspirations on the one hand, and the involvement of Iran, real or imagined, in the now fragmented domestic politics of Iraq, made the connection with Iran for the first time a factor in Iraqi politics16. This was all the more so because onto the regional conflict was now superimposed the conflict of the cold war: Iraq, allied with the USSR, faced Iran, an ally of the USA. Iran was seen as a potential supporter both of Kurdish and Shi'ite movements. As a result the tone of Arab nationalist reference to Iran became much more assertive and critical: Iran was accused of expansionism, of using Iranian migrants in the Gulf as agents, of infiltrating the Iraqi educational system and so forth. These themes were particularly present in Ba'thist ideology, where, under the influence of al-Husri, Iran was presented as the age-old enemy of the Arabs.

15 Al-Husri's impact on the Iraqi education system was made during the period of the monarchy, but it was the Ba'thists, trained in that period and destined to take power later, who brought his ideas to their full, official and racist, culmination. For the Ba'thists their pan-Arab ideology was laced with anti-Persian racism, just as their interpretation of Iraq's international role, and of the character of Iraqi society, rested on the pursuit of anti-Persian themes. Thus over the decade and a half after coming to power, Baghdad organised the expulsion of Iraqis of Persian origin, beginning with 40 000 Fayli Kurds, but totalling up to 200 000 or more, by the early years of the war itself. Such racist policies were reinforced by ideology: in 1981, a year after the start of the Iran-Iraq war, Dar al-Hurriya, the government publishing house, issued Three Whom God Should Not Have Created: Persians, Jews and Flies. The author, Khairallah Tulfah, was the foster-father and father-in-law of Saddam Hussein17. It was the Ba'thists too who, claiming to be the defenders of 'Arabism' on the eastern frontiers, brought to the fore the chauvinist myth of Persian migrants and communities in the Gulf being comparable to the Zionist settlers in Palestine18.

16 The stage was therefore set for the protracted military rivalry between Iran and the Arab states that lasted for the two decades between the overthrow of the Hashemites in Baghdad and the fall of the Pahlavis in Tehran. Following the revolution of 1958, Iran began to support the Kurds in northern Iraq, a commitment that reached its peak in the period 1969-1975 when Iran and Iraq fought a controlled, but at times intense, border war. Iraq, for its part, provided some assistance to Kurdish groups inside Iran,

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and, from 1965 began to champion the cause of the Arab population of south-west Iran. Much of the overt conflict between the two states involved the question of the frontier: an unfavourable settlement imposed by Britain on Iran in 1937 was rejected by Iran in 1969, but this border issue was less an issue of substance in itself, a reasonable compromise being possible at any time, and more a symbol around which inter-state and nationalist mobilisation could occur. The settlement reached by Iran and Iraq at Algiers in 1975, an agreement made possible because of Iraq's exhaustion and Soviet withholding of arms supplies to Baghdad, contained three elements: an agreement on the disputed land frontier, an agreement on the Shatt al-Arab water frontier, and, most importantly, an agreement on non-interference in each other's internal affairs. It was around this third issue that the conflict had raged since 1958 and which was to occasion the next, and far bloodier, confrontation after the Iran revolution.

17 The concentration on conflict with Iraq did not prevent Iran from asserting its position vis-a-vis other states in the region. Relations with the third powerful state in the Gulf, the fellow monarch Saudi Arabia, remained correct, but there was suspicion between the two royal families, not least because of Tehran's closeness to the Hashemites in Baghdad. As the British withdrew, the USA tried to promote a loose alliance, the 'twin pillar' policy, involving Iran and Saudi Arabia in a formal 'Gulf Pact': however, this never reached fruition, and the Saudis, lacking a significant military capability, were suspicious of the Iranians. For its part, Iran continued to press for recognition of the 'Persian' character of the Gulf, and was to a considerable extent hostile to the constitutional plans made for the British withdrawal from the smaller Gulf states between 1968 and 1971. Thus Iran at first opposed the independence of Bahrain, and only accepted its sovereignty after a UN 'consultation' of the islands' population. Less officially, but in unmistakeably terms, it also insisted that its yielding on Bahrain should be compensated for by the acquisition of three small islands, the Tumbs and Abu Musa, belonging to the Emirates: when no agreement was forthcoming, London acquiesced in the Iranian seizure of the islands in November 1971, on the eve of the British withdrawal. Iran also took advantage of crises in other regional states to assert its military influence : thus it sent support to the royalist forces in North Yemen after 1962, despatched several thousand troops to assist the Sultan of Oman against the Marxist guerrillas in his southern, Dhofar, province between 1973 and 1975, and provided the Bhutto government in Pakistan with helicopter gunships to help suppress the guerrillas operating, with some Iraqi support, in Baluchistan in the early 1970s19.

18 These conflicts over influence, nomenclature and military power opposing Iran to the Arab states were not, however, the only side of the picture. In another, very significant, arena, oil, a different pattern emerged, one in which the dividing line conformed not to the Arab-Iranian distinction, but to demography and economic logic. Iran and the Arab states had been members of OPEC since its founding in 1960, but from the early l970s divergences began to emerge, the Iranians forming an alliance with Arab states, including radical ones, to increase prices. Here Iran and Iraq had a common cause, and one that pitted them against the Saudis and other Arab Gulf states, even as the latter benefitted from higher prices. Throughout the ensuing two and a half decades, Iran and Iraq, for all their other differences, shared a broadly common position on oil prices and quotas: whatever else, their disagreements were not a result of a divergence on economic interest.

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19 The conflicts unleashed by the Iraqi revolution of 1958 lasted for nearly twenty years and produced a linkage between the politics of Iran and the Arab states that had previously been absent. Yet by 1975 it appeared that these tensions had abated: Iran and Iraq settled their disagreements in Algiers, with Iraq recognising the thalweg or middle course principle in division of the Shatt al-Arab river, the revolutionary movement in Dhofar had been defeated, and the Iranians and Saudis, albeit suspicious of each other, had learned to live together. For their part, the Russians and the Americans had, in the spirit of negotiation then prevailing, agreed to reduce their rivalry in the West Asian and Indian Ocean regions. They did not want trouble. All this was, however, to last for only a rather short time: four years later the politics of the Gulf were to be convulsed by another upheaval, as sudden and dramatic as that which had convulsed Iraq in 1958, namely the of 1978-1979. 1979-1995: Revolutionary Iran, Aggressive Iraq 20 The fragile understandings of the mid-1970s were overturned by the Iranian revolution, and its impact on the Arab states of the Gulf. As in the case of all revolutions, interpretations tend to diverge as to whether the subsequent worsening of relations was a result of the actions, based on various forms of internationalist appeal, of the revolutionary regime, or whether the prime responsibility lies with the states opposed to the revolution, who used a supposed 'threat', in this case from Tehran, to pursue their own political goals, domestically and in the region. The reality, in the case of the Iranian revolution, as much as in that of other revolutions caught up in such conflicts (France after 1789, Russia after 1917, China after 1949, Nicaragua after 1979 etc.) is that both factors operated. No objective reader of the record can doubt that Iranian leaders did appeal to fellow revolutionaries, and in particular to Shi'ites, beyond their own frontiers, and that at least some sections of the Iranian state gave active, financial and military, support to such forces. No one can doubt either that on occasion Iranian leaders challenged frontiers: they allowed clashes to develop along the land frontier with Iraq and some sought to revise the agreement on Bahrain which the Shah had concluded in 197120. At the same time, it is equally evident that Arab regimes, and the Iraqi regime in particular, responded to the Iranian revolution by seeking to promote their own interests in the Gulf: in other words, beyond a very real apprehension about the potential impact of the Iranian revolution on their own people, and above all on the Kurds and the Shi'ites, the Baghdad regime believed it had an opportunity to wrest dominance of the Gulf from Iran and to push its territorial and other claims against Iran itself. We shall never know the full story, but it would seem likely that, in part influenced by the exaggerated reports of Iranian exiles, in part deluded by their own fantasies and lack of information, the Iraqi regime believed that by attacking Iran it could lead to the fall of the Khomeini regime itself21. The result of these multiple forces was the Iraqi attack on Iran in September 1980, and the ensuing eight year war, the second longest war between states of the twentieth century22.

21 As with any war, it is too easy to identify one single cause: both sides contributed to the outbreak of hostilities in September 1980, which was preceded by months of recrimination and border clashes, and in each case several factors seem to have operated. International factors were certainly present: Iran saw an opportunity to promote its revolutionary message, against Iraqi and other Arab leaders; Iraq believed it could reverse its 1975 acceptance of the thalweg division of the Shatt al-Arab and project its power in the Gulf. In both states too there were groups who saw the Iranian

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revolution as an opportunity to revive their causes and becoming politically active - the Kurds and Shi'ites in Iraq, the Kurds and Arabs in Iran. The old fear which both states had, of external support for domestic opposition, had returned.

22 However, on their own these causes could hardly have led to war. The decisive factors were, in each case, internal. On the Iranian side, the revolution, like all such processes, unleashed a political process in which calls for revolution abroad, and assertions of the importance which the new regime had in other countries, were part of the domestic legitimacy of the state itself. In addition, in the Iranian as in other revolutions the ideology of the revolution led its exponents to deny the very legitimacy, or importance, of inter-state frontiers: when Khomeini proclaimed 'Islam has no frontiers', he was merely repeating, in altered form, what revolutionaries of the past two centuries had proclaimed23. The reason for this was primarily the logic of the ideology itself: if the ideals in the name of which the old regime had been overthrown and a new regime was being created, were to be legitimated this could not be done simply by reference to what was occurring within Iran. If they had any relevance, it had to be an international one. On the Iraqi side, two very important factors operated: on the one hand, the fear of domestic challenge, encouraged to a greater or lesser extent officially by Iran, on the other, the temptation to consolidate domestic legitimacy by an act of international bravado that would mobilise patriotic sentiment within24. No explanation of the outbreak of the war can omit the role which these domestic factors, products of the contrasted priorities of the two states involved, played.

23 The consequences of the war were three. In the first place, the Iraqi attack, far from leading to the collapse of the Iranian regime, enabled the Islamic Republic to consolidate its hold, political and administrative, on the country. Within three years of the war having started, and most spectacularly in the confrontation with the Mujahidin-i Khalq in July 1981, the regime had confronted, and defeated, all the main opposition currents in the country. At the same time it not only rebuilt the regular army, but developed para-military institutions, the basij and the pasdaran, that served both internal political as well as front-line functions. The long-term cost to Iran of the war was enormous, in terms of destruction and lost opportunities, but the immediate result was to give the regime a patriotic legitimacy it had sorely lacked, not least because of the sense, widespread in 1978 and 1979, that Khomeini was too influenced by the Arabs. Within a short time, Iran had reconstructed a viable, if disorganised, army and air force; in the longer run the war led to the mobilisation of large numbers of young people into military and para-military units25. At the level of ideology, the regime also adjusted its message to introduce patriotic, as well as strictly Islamic, elements into its appeal: Khomeini, in the initial days of the revolution had spoken only of the 'people of Islam', now began to talk of Iran and of the need to defend this particular country (mihan).

24 Secondly, the Iraqi attack on Iran led to a realignment of the other Arab Gulf states. To say that they simply supported Iraq would be mistaken. They continued to fear Iraq, and, in varying measures, maintained relations with Iran: while Saudi Arabia and Kuwait were closest to Iraq, and provided substantial financial support to Baghdad, estimated at around $30 billions by the end of the war, some lower Gulf states, notably Dubai and Oman, maintained commercial and diplomatic links to Tehran. One of the most striking indices of this dual concern, directed both at Baghdad and Tehran, was the founding of the Gulf Cooperation Council. For years prior to the Iranian revolution,

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there had been calls, most notably from the USA and Iran, for the establishment of a Gulf alliance, or pact: the reason it was not set up was that the Arabs, and particularly Saudi Arabia, feared Iranian dominance. At the same time, the Arab monarchies feared Iraq, just as, to a lesser extent, they feared Yemen. Rich monarchies, with small populations, feared larger states, not least Arab republics, with large populations and comparatively less oil resources. It is this dual concern which explains the timing of the establishment of the GCC: March 1981. It was only possible to establish this union of Arab monarchs once both Iran and Iraq were otherwise distracted: the main function of the GCC was not, as it might have appeared at the time, to control Iranian influence, but rather to protect the Arab monarchies from the influence of Iraq. Its correct title might have been the 'Keep Saddam Hussein Out of the Gulf Council'.

25 The timing of the founding of the GCC is important, however, because it occurred at a time when Iraq was in a stronger military situation and appeared to be capable of winning victory over Iran: the other Gulf states understood very well what this could mean for them. They provided aid to Iraq, but at the same time feared its triumph. When, from the middle of 1982, the tide of war swung against Iraq, and when it appeared that Iran might win, their problem was to a large extent resolved: they could now support Iraq without fearing negative consequences for themselves. In 1984 this alignment with Iraq went a stage further when Iraq, seeking to internationalise the war, began attacking Iranian shipping: since, because of the Iranian blockade of Iraqi ports, there was no Iraqi shipping for Iran to retaliate against, Iran began attacking the ships of Iraq's closest allies, Saudi Arabia and Kuwait. The 'tanker war', in which the USA and other navies were eventually drawn on Iraq's side, had begun.

26 The third consequence of the war was a gradual alienation of Iran from the populations of the Arab Gulf states. This is not an issue about which it is easy to be precise: there is a need to be sceptical about claims either that there was great sympathy for Iran immediately after Khomeini's advent to power, or that subsequent events completely alienated Arab popular opinion. The reality is that, given the undemocratic nature of these states, no-one can be sure, and in any case sentiment on such issues was probably confused. The Iranians hoped that the oppressed masses, the mustazafin, of the Gulf would, as elsewhere support the Iranian revolution. They must also have hoped that where there was a Shi'ite population this would play a leading role in opposing existing governments. There was considerable validity to this latter point of view: in Iraq, support for the underground al-da'wa al-islamiyya rose in 1979 and 1980, and the low-level guerrilla war being waged in Iraqi cities must have been a contributing factor to Saddam's decision to go to war with Iran; in Bahrain, an underground Shi'ite organisation came quite near to staging an uprising in 1981; in Kuwait, an urban guerilla bombing campaign by non-Kuwaitis, with some support from Shi'ites in Kuwait, was waged from 1983 to 198526. However, not only did these movements not succeed, but there is also considerable evidence that even among Shi'ites support for the Iranian revolution was qualified. In Kuwait the majority of the Shi'ites, a community comprising around a quarter of the population, remained supportive of the state. In Bahrain, the Shi'ites, while sympathetic to Iran, continued to work within a Bahraini political framework, calling for the restoration of the constitution abrogated in 1975. Above all, in Iraq the mass of the Shi'ite population, while resenting Saddam, remained supportive, and did not seek to rise in response to Iranian appeals. It would be too simple to say that the Iranian revolution was perceived simply as a Shi'ite revolution, or as yet another chapter in the history of Iranian

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expansionism. But some suspicion of Tehran, and some support for an Arab or Iraqi patriotism, seem to have been evident27. The result of the war was, therefore, that far from creating more links or solidarity between Arabs and Persians it compounded those divisions which earlier state policies and nationalist movements had created.

27 The end of the led to some improvement in relations between Iran and the GCC countries, yet suspicions on both sides remained. Tensions continued for some time over the Iranian participation in the hajj, the Saudi organisers believing that the Iranian pilgrims were using their visit to Mecca and Medina for political purposes. Relations with the Emirates remained difficult because of the unresolved issue of the Tumbs and Abu Musa: Iranian moves to reinforce their position on these islands led to protests from Arab countries. Above all, however, the ceasefire between Iran and Iraq in August 1988 did not lead to a new period of stability in the Gulf, but rather, after a year and a half of apparent calm, to a new crisis, this time between Iraq and Kuwait, culminating in the Iraqi occupation of the state in August 1990.

28 There is as little agreement on the causes of the Iraqi invasion of Kuwait in 1990 as there is of its invasion of Iran in 198028. One contrast is obvious enough: if in the case of Iran in 1980 it could at least be argued that the Iranian revolution presented a political and military threat to the Iraqi regime, this was not so in 1990. Iraq's attack on Kuwait can, however, be seen as following a comparable logic to its earlier assault on Iran. There were international causes, in particular Iraq's sense, shared in this instance by Iran, that its economic strength was being undermined by lower oil prices, a trend encouraged by Kuwaiti and Abu Dhabi exports above their OPEC quotas. The fear that the GCC states were overproducing to keep both Iran and Iraq weak was evident in both Baghdad and Tehran. At the same time, Iraq may have felt that there was a political vacuum in the Middle East caused by the lack of progress in the Arab-Israeli context, which Iraq could fill by a dynamic move. But as in 1980 the domestic factors were important, and in particular the link between the impasse vis-a-vis Tehran and domestic sentiment: Saddam had fought the eight year war with Iran, and had survived, but he had little to show for it. Hundreds of thousands of Iraqis had died, tens of thousands were held prisoner by the Iranians, the national debt had risen to an estimated $80 billions29. Immediately after the ceasefire he may have felt that he could impose an unfavourable peace on Iran and he seems to have wanted to wait to see how Tehran would react. But events following the death of Khomeini, in June 1989, followed by mass outpourings of grief and support for the regime, and by the rapid reorganisation of the Iranian government, may have convinced him that he would not wring more concessions from Iran. It can be argued that the attack on Kuwait had less to do with conflict with the Arab world, and more to do with the inability of Saddam to force the Islamic Republic to its knees. In these circumstances, he appears to have felt that, failing any breakthrough on the east, Iraq should try instead to attack Kuwait, as a compensation. The domestic cost of inaction was too high; the prospects of international benefit were too great.

29 The events following this Iraqi invasion of Kuwait do not need detailed repetition here: suffice it to say that despite its hostility to any external intervention in the Gulf region, Iran did not oppose the US-led coalition in its war with Iraq30. Yet the war, while it reversed the Iraqi annexation of Kuwait, and reduced Iraq's power, did not resolve the most important issues in the Gulf itself that had led to the crisis in the first place. As far as the international issues were concerned, there was no progress : Iraq continued to

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dispute the frontier with Kuwait, especially after it was redrawn in Kuwait's favour by the UN; there was no progress on the issue of 'unitization', concerning oil fields that lay beneath their common frontier; the issue of oil prices remained beyond any diplomatic or negotiating process, with Iraq remaining under a complete embargo; beyond the specific limits imposed on Iraq's weapons of mass destruction, there was no discussion of multilateral arms control measures for the Gulf states as a whole, and an arms race continued apace31. Most importantly, the underlying political causes of both wars, the character of the political regimes in Iran and Iraq and, by extension, in other states remained fundamentally unchanged. If anything, the situation got worse: while in Kuwait there was some political improvement, associated with the parliamentary elections of October 1992, the Saudi elite remained anxious about nationalist and religious discontent, and its constitutional reforms had little effect; in Iran, the regime, buffeted by economic and social pressures, and facing continued difficulties abroad, was more beleaguered than at any time since the crisis of 1981. The difficulties of regional accommodation, and the temptations of external confrontation, therefore remained.

30 To a considerable extent, the drama of 1990-1991 was therefore followed by a return to the uneasy status quo ante, with the difference that Iraq was, for some time at least, reduced in power. Iran's acceptance of the GCC and US response to Iraq's invasion of Kuwait did not lead to any marked improvement in relations with Saudi Arabia, or in relations with Iraq: on the contrary, at least two issues emerged following the Kuwait war to make relations with Saudi Arabia and other states more difficult. One was the continued conflict between Iran and the west, and in particular the USA, now exacerbated by the increased direct US presence in the Gulf, following the Kuwait war. Any prospects of improved Tehran-Washington relations that had existed in the immediate aftermath of the Kuwait war were soon dissipated: by the early months of the Clinton administration, Iran and the USA were once again on collision course, and Washington evolved a policy of 'dual containment' towards both Iran and Iraq. As with the policy of 'containment' vis-à-vis the USSR, the explicit goal of preventing external expansion by these states was accompanied by an implicit goal, that of weakening them within. Although it was not able to get complete western and Japanese support for this policy, Washington was able to put significant economic pressure on Iran. For their part, and despite some differences between them on dealing with Iran, the GCC states rejected Tehran's insistence that the security problems of the Gulf should be solved without external involvement, and in particular without the involvement of the USA. For Saudi Arabia and Kuwait, whose whole security policy rested upon a US guarantee, this was unacceptable. The USA justified its containment of Iran by reference to four issues: Iran's opposition to the Arab-Israeli peace process, Iranian support for 'terrorism', including its call for the killing of Salman Rushdie, its alleged plans for nuclear weapons, and its domestic, human rights, record. As in the case of the earlier policy of 'containment' towards the USSR, first enunciated in the 1940s, the apparent goal of the policy, to contain the expansion of the revolutionary state concealed another goal, that of undermining it altogether, by depriving it of its international ideological legitimation, the spread of revolution32.

31 The other issue that divided Iran from the GCC, less obviously spelt out but present in the minds of Gulf rulers, was the fear that if there were a crisis in Iraq, and if the regime was foundering under international or domestic pressure, the Iranians would take advantage of it and install their own supporters in Baghdad. Iran had failed to

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promote an uprising in Iraq during the eight year war, and had been indecisive in the opportunity opened up by the Iraqi uprising of March 1991: but Iran obviously retained a long-term interest in the political future of Iraq and could be expected to take advantage of any new crisis to promote its interests, through both its Kurdish and Shi'ite associates. For the Saudis, and probably for the others, a weakened Ba'thist regime, even with Saddam in charge, was thought preferable to the creation of a pro- Iranian Islamic Republic of Iraq33. Gulf Geopolitics in the 1990s: the Issues 32 From the perspective of the mid-1990s the Gulf would appear to be one of the potentially most unstable regions of the world, given the combination of economic resources, militarized tension, and internal political instability. Yet beyond this evident instability it is worth examining in what the difficulties consist. As far as international questions are concerned, one can identify at least six areas of tension: territory, ethnic and religious minorities, oil, arms races, conflicts in foreign policy orientation, and interference in each other's internal affairs. Yet the sheer accumulation of these issues need not lead to alarmist conclusions. The territorial issues, if properly addressed, can be resolved by compromise, be they the Shatt al-Arab or the Tumbs and Abu Musa: by the standards of other border disputes, these are relatively minor affairs. The question of minorities is again something that can, when not enflamed by external factors, be resolved. Iraq has no formal claim on Khuzistan, while Iran accepts the sovereignty of the Gulf states in which Iranian minorities live. These communities only become a major, international, problem, when states for other reasons chose to make them so. As far as oil is concerned, there are differences of opinion, and interest, but, as in the l970s, these correspond not to any Iranian-Arab division, but to the division that underlay the Iraqi attack on Kuwait in 1990, namely that between oil-producing states with larger and small populations, and between states which are disputing a restricted world market. It is commercial and demographic factors, not religion or history, that explain this issue, which is one that can also be resolved by multilateral negotiation: for this, OPEC remains the obvious forum. The issue of the arms race is, equally, one that should, under suitable political conditions, be open to resolution: for all that arms races are seen as having an autonomy of their own, beyond political rationale or control, that in the Gulf is born of the evident political suspicions of the three major states of each other and of the sense that each may be tempted, for reasons of political calculation, to engage in further military adventures in the future. The same applies, a fortiori, to the two final issues mentioned above, non-interference and foreign policy coordination: the former is a pure function of political will, of calculation by regimes of where their state and national interest lies; the latter is something which could easily be resolved, through a combination of tolerated diversity, as on the Arab-Israeli question, and broad consultation.

33 It is not the issues themselves that pose the greatest problems, but rather the insecurity of the three major regimes vis-a-vis their own peoples and their fears as to what others will seek to exploit. In such circumstances relations between Iran and the Arabs, and the ideologies of rivalry and suspicion which Gulf states generate, reflect the political character of these states themselves. What we see in the 1990s is what has been the pattern since the collision of Arab nationalism with Iranian state interests first emerged in 1958: the upheavals in both Arab states and in Iran have produced a situation in which the politics of all countries are now interconnected but this interconnection has been accompanied by the intervention of states whose ideologies

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stress the differences, and reinforce the psychological gaps, between Iranians and Arabs. The rise of the modern state, and of forms of radical nationalism and revolutionary ideology associated with it, has, therefore, in addition to dividing Iraq from the Arab monarchies of the Gulf, served to drive a deeper wedge than ever before between the Arab world and Iran ends.

NOTES

1.. For example, in Ervand Abrahamian's classic study, Iran Between Two Revolutions (Princeton: Princeton University Press, 1982) there is no mention of Iraq. Equally, in Hanna Batatu's study of the Iraqi revolution of 1958, The Old Social Classes and the Revolutionary Movements of Iraq (Princeton: Princeton University Press, 1978) there is virtually no mention of Iran. These silences are an accurate reflection of how events were perceived at the time discussed. 2.. Samir al-Khalil, The Monument. Art, Vulgarity and Responsibility in Iraq (London: Andre Deutsch, 1991); Amatzia Baram, Culture, History and Ideology in the formation of Ba'thist Iraq, 1968-89 (London: Macmillan, 1991). 3.. 'By drinking the milk of camels, and eating lizards, the Arabs have reached such a state that they aspire to capture the crown of Persia'. The derogatory Iranian expression for Peninsula Arabs, mushkhor, 'mouse-eaters', is in similar vein. 4.. On this historical background see Jasim Abdulghani, Iraq and Iran. The Years of Crisis (London: Croom Helm, 1984); Keith McLachlan, The boundaries of Iran (London: University College London Press, 1994). 5.. For a perceptive discussion of the usages, and suppressed racist connotations, of shu'ûbiyya see Samir al-Khalil, Republic of Fear (London: Hutchinson/Radius, 1989) pp. 216-220. 6.. Saddam was also another one of the 'idols' which the Imam, officially titled bot- shekan, or 'idol-smasher', was to smash, following the others he had destroyed - the Shah, Carter and Bani Sadr. Unfortunately, Saddam did not oblige. 7.. Among many examples, hich, 'nothing', chare 'remedy', and the half-Persian half- Arabic khoshwalad, 'good guy'. 8.. Yitzhak Nakash, The Shi'is of Iraq, (Princeton: Princeton University Press, 1994), p.25. But Shi'is only came to comprise the majority in Iraq in the nineteenth century. The Kurds also qualify for inclusion in the Persian sphere of cultural influence by the fact that they celebrate the Persian New Year, nuruz, the Zoroastrian festival. 9.. Ernest Gellner, Nations and Nationalism (Oxford:Basil Blackwell 1983); Benedict Anderson, Imagined Communities (London: Verso, 1983). 10. For background, see Nakash, The Shi'is of Iraq, pp.100-105. 11. The Iraqi revolt of 1920, in which Shi'i clergy played a leading role, was to some degree encouraged by hostility to British plans for Iran: but it was the shared enemy, rather than active solidarity, that produced this interaction. 12. There were an estimated 80 000 Persians in Iraq in 1919. 75% of the population of Karbala were reckoned to be Persians (Nakash, pp.100-101).

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13. This anti-Arab orientation was no means confined to the official ideologists of the state. From the early nineteenth century onwards Iranian writers identified the source of their country's backwardness in the influence of the Arabs, and Islam, on their country. Ahmad Kasravi, a twentieth century theorist of secular nationalism, sought to locate the backwardness of Iran in the influence upon the Persian peoples of Arab and other, such as Turkish, cultures (Evrand Abrahamian, 'Kasravi: The Integrative Nationalist of Iran', Middle East Studies, Vol.9, October 1973). 14. Samir al-Khalil, Republic of Fear pp. 152-160. Al-Husri also argued against the possibilities of Muslim unity, counterposing to a more desirable, and attainable, Arab unity. In Sylvia Haim ed., Arab Nationalism. An Anthology (Los Angeles: University of California Press, 1964) pp. 147-154. 15. Shahram Chubin and Sepehr Zabih, The Foreign Relations of Iran (London: University of California Press, 1974), chapter IV, 'Iran-Iraq Relations'. Graphic illustration of how much Iraq concerned the Iranian regime can be found in the diaries of the royal adviser, Asadollah Alam, The Shah and I (London: I.B. Tauris, 1991). These cover the years 1969-1975. 16. Majid Khadduri, Republican Iraq (London: Oxford University Press, 1969), pp. 181-5. 17. Republic of Fear, p. 17 n. 21. According to Tulfah, Persians are 'animals God created in the shape of humans'. 18. Abdulghani pp. 77-78. 19. Chubin and Zabih, Chapters V-VII; Fred Halliday, Iran: Dictatorship and Development (London: Penguin, 1978) Chapter 9. 20. R. K. Ramazani, Revolutionary Iran. Challenge and Response in the Middle East (London: Johns Hopkins University Press, 1988) Chapter 4. Ramazani argues, persuasively, that it was the fall of the more cautious Bazargan government in November 1979 which precipitated the more militant phase of Iran's policy towards Iraq. 21. 'Never Invade a Revolution' ran the editorial in The Times soon after the outbreak of hostilities. For analysis see references in note 19 and al-Khalil, Republic of Fear, 'Conclusion'. 22. The war lasted seven years and eleven months, two months less than the Sino- Japanese war of 1937-1945. Among general accounts see Shahram Chubin and Charles Tripp, Iran and Iraq at War (London: I.B. Tauris, 1988); John Bulloch and Harvey Morris, The Gulf War. Its Origins, History and Consequences (London: Methuen, 1989). 23. Fred Halliday, 'Iranian Foreign Policy Since 1979: Internationalism and Nationalism in the Islamic Revolution', in Juan Cole and Nikki Keddie, eds. Shi'ism and Social Protest (London: Yale University Press, 1986). 24. On the Iraqi Shi'ite opposition see Hanna Batatu, 'Shi'a Organizations in Iraq: al- Da'wah al'Islamiyah', in Cole and Keddie, eds. 25. See Chubin and Tripp op. cit. 26. See Ramazani, Chapter 3; and 'Iran and the Gulf Arabs', Middle East Report No. 156, Vol. 19 No. 1, January-February 1989. 27. Faleh Abd al-Jabbar, 'Why the Uprisings Failed', Middle East Report No. 176, Vol. 22, No. 3, May/June 1992, pp. 3-4. 28. Among many analyses, Lawrence Freedman and Efraim Karsh, The Gulf Conflict 1990-1991, (London: Faber and Faber, 1992); Amatzia Baram and Barry Rubin, Iraq's Road to War (London: Macmillan, 1994); 'The Gulf war 1990-1991 and the study of international relations', Review of International Studies, (vol. 20 no. 2 April 1994).

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29. In itself a debt of $80 billions, roughly half owed to Arab states and half to western and Soviet institutions, was not catastrophic: Iraq had plenty of oil reserves against which to pledge repayment, and the Arabs had no way of enforcing repayment of their share. But any such arrangements would have involved international agreements and monitoring of Iraqi finances to which Saddam was opposed. 30. Hooshang Amirahmadi, 'Iran and the Persian Gulf Crisis' in Hooshang Amirahmadi and Nader Entessar eds. Iran and the Arab World (New York: St. Martin's Press, 1993); Said Amir Arjomand, 'A Victory for the Pragmatists: The Islamic Fundamentalist Reaction in Iran', in James Piscatori ed. Islamic Fundamentalisms and the Gulf Crisis (Chicago: American Academy of Arts and Sciences, 1991). 31. Anthony Cordesman, Iran and Iraq: The threat from the Northern Gulf (Oxford: Westview Press, 1994). 32. Geoffrey Kemp, Forever Enemies? American Policy and the Islamic Republic of Iran (Washington: the Carnegie Endowment, 1994); Fred Halliday, 'An Elusive Normalization: Western Europe and the Iranian Revolution', The Middle East Journal Vol. 48 No. 2 Spring 1994. 33. Even if, in a longer-term perspective, such a second Islamic Republic would be most unlikely to enjoy good relations with Iran: one could envisage that, after initial protestations of eternal Islamic fraternity, a revolutionary Islamic Iraq would find itself at odds with Tehran, a Shi'ite China to Tehran's Moscow.

RÉSUMÉS

The formation of states, the definition of their interests and the mechanisms education, socialization in the armed forces, nationalists' writings, print and electronic media that served to create and spreand national ideas must be examined if one is to understand the form that the relations between Arabs and Iranians is currently taking. Indeed these relations owe much to these two factors state- and nation-building- and much less to the Medes or Persians, Sunnis or Shi'ites, Ottomans or Safavis. To illustrate this point, one may divide the modern history of the Gulf into three periods : 1921-1958 ; 1958-1979 ; and 1979 to the present day.

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Recherches

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La Chine et les républiques d'Asie centrale : de la défiance au partenariat

Thierry KELLNER

1 Au cours de sa longue histoire, la Chine a entretenu des rapports étroits avec l'Asie centrale. La colonisation russe du XIXème siècle, puis la domination soviétique, provoquèrent la rupture de la quasi-totalité de ces contacts. Avec l'effondrement de l'Union soviétique, la fracture artificielle entre les régions de l'extrême occident chinois et l'Asie centrale a pris fin. Ce retour de l'histoire ouvre de nouvelles perspectives, mais suscite également des inquiétudes à Pékin. Face à l'émergence de républiques indépendantes en Asie centrale1, la politique de la République populaire de Chine a traversé deux phases successives. La première a été essentiellement défensive et caractérisée par un sentiment de défiance à leur égard2. Très vite, elle a cédé la place à la volonté de promouvoir la stabilité de l'extrême occident chinois et de l'Asie centrale3. Le développement de liens politiques et économiques constitue le principal instrument de réalisation de cet objectif. Nous examinerons ces deux phases en mettant l'accent sur la région du Xinjiang dite aussi, hors de Chine, "Turkestan oriental" ou "Turkestan chinois"4. Nous verrons enfin les sources potentielles de frictions entre Pékin et ses nouveaux voisins d'Asie centrale. La défiance 2 La disparition de l'Union soviétique et la naissance de cinq républiques en Asie centrale ont été perçues en Chine avec un mélange de satisfaction -la dissolution de l'URSS signifiait que le territoire chinois ne se trouvait désormais plus exposé à une menace militaire extérieure directe5- mais aussi de craintes6. Cet événement ouvrait en effet pour la Chine une période d'incertitude. Pékin se trouvait ainsi confronté à une situation totalement neuve. Comme le remarquait G. Segal, "China found itself with three new bordering states in Central Asia and had to improvise a policy where none had existed in this century"7. Or, si de nouvelles perspectives économiques et politiques s'ouvraient à Pékin en Asie centrale8, ce nouvel environnement régional recelait bien des dangers potentiels. La contiguïté des frontières chinoises avec les nouvelles républiques pouvait

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faire craindre à Pékin qu'un développement de revendications à caractère ethno- national, couplé ou non avec la résurgence de l'islam, ne déstabilise ses provinces occidentales9. L'essor du fondamentalisme islamique ou d'un mouvement pan-turque en Asie centrale pouvaient entraîner des répercussions graves sur les communautés de musulmans chinois, mais aussi sur les populations turcophones du Xinjiang10. Face à cet ensemble de dangers potentiels, si Pékin s'est empressé de reconnaître les nouvelles républiques (janvier 1992), le discours des dirigeants chinois demeure empreint de la plus grande méfiance. En janvier 1992, Wang Enmao, président de la commission des conseillers du Parti communiste chinois au Xinjiang appelait ainsi à bâtir une "nouvelle Grande Muraille de fer et d'acier"11. La première réaction de Pékin sera donc défensive. Il s'agit de protéger la région autonome du Xinjiang et d'isoler les minorités musulmanes des influences extérieures potentielles. Pourquoi une telle attitude ? Plusieurs facteurs entrent ici en jeu. Le Xinjiang, une région riche mais troubléeUne région riche 3 Loin d'être considéré comme une région périphérique, le Xinjiang revêt une importance croissante aux yeux de Pékin. Sur le plan militaire, le faible peuplement du Xinjiang lui a permis d'y installer des camps de prisonniers, d'en faire une zone de manoeuvres, mais surtout d'y poursuivre ses expérimentations nucléaires. Sur le plan géostratégique, c'est à partir de cette région que la Chine peut projeter son influence, à travers l'Asie centrale, en direction du Moyen-Orient12. Cette dernière région constitue à court terme un enjeu majeur pour la République populaire. En effet, Pékin devrait devenir le troisième pays importateur de pétrole d'Asie, après le Japon et la Corée du Sud. En l'an 2000, 25% de ses besoins devront être couverts par des importations, dont 90% proviendront du Moyen-Orient13. Sur le plan économique, les ressources naturelles du Xinjiang sont considérables. Ses potentialités agricoles sont substantielles. On estime ainsi que le coton produit dans la région pourrait représenter, en l'an 2000, la moitié des besoins de la Chine14. Le sous-sol de la région est également extrêmement riche. Il renfermerait 115 des 147 types de minéraux découverts dans l'ensemble de la République populaire15. Certaines des ressources naturelles du Xinjiang, comme l'uranium, le gaz ou le pétrole, revêtent un intérêt stratégique. En outre, vu sa forte croissance économique, la Chine est confrontée à une pénurie chronique dans le domaine énergétique16. Contrairement à la situation qui prévalait jusqu'au milieu des années 198017, elle est devenue, en 1993, importateur net de pétrole18. Face à la stagnation de sa production et afin de réduire cette dépendance énergétique croissante, Pékin compte sur la mise en valeur de nouvelles sources d'approvisionnement pétrolier et, singulièrement, sur celles que contiendrait la région autonome du Xinjiang19. Entre 1992 à 1995, dix nouveaux champs pétrolifères ont ainsi été mis en exploitation dans la région20. Néanmoins, la part du Xinjiang dans la production pétrolière nationale chinoise demeure actuellement encore limitée -moins de 7%21-. Elle devrait cependant s'accroître rapidement22. Enfin, une évaluation récente indique que le bassin du Tarim pourrait contenir 20% des réserves de gaz naturel du pays23. Une histoire troublée 4 Historiquement, malgré son intérêt en matière d'échanges (les Routes de la Soie), cette aire géographique a souvent échappé, dans la longue durée, au contrôle effectif du pouvoir impérial chinois. Ce dernier n'y aurait exercé son autorité qu'environ 425 ans sur près de 2000 ans d'histoire24. La région ne deviendra une province de l'empire des Qing qu'en 1884. Entre 1911 et 1949, la situation du Xinjiang sera extrêmement troublée

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(révoltes, seigneurs de la guerre, ingérences russes puis soviétiques)25. Entre 1944 et 1946, une république indépendante du Turkestan Oriental sera proclamée et contrôlera certaines parties de la région26. Ce n'est qu'en 1949 que les autorités chinoises (communistes) y reprennent pied. L'influence soviétique, qui a succédé à celle de la Russie tsariste n'y sera réduite que très graduellement. Le contrôle sur la région demeurera précaire puisqu'entre 1972 et 1977, l'URSS se saisira d'environ 2,800 km2 de territoire chinois27. Cet arrière-plan historique a contribué à la formation d'une attitude chinoise empreinte de vigilance et principalement défensive à l'égard du Xinjiang. Pékin est particulièrement attentif à éviter toute forme d'ingérence extérieure qui pourrait y miner une souveraineté longtemps mal assurée. Un paysage ethnoculturel complexe 5 Le Xinjiang est une région complexe du point de vue ethno-linguistique. En effet, plus de 55% de la population de la région autonome est d'origine ethno-linguistique non- Han. Ces populations, comme les Ouïghours28 -qui représentent à eux seuls environ 47,50% de la population totale du Xinjiang29-, les Kirghizes, les Salars, les Ouzbeks, les Tatars ou les Kazakhs parlent des langues altaïques. De plus, la région est traversée par un clivage religieux. En effet, une majorité de la population du Xinjiang (61,7%), c'est-à- dire les populations turcophones, mais également les Hui (qui sont ethniquement Han mais islamisés), sont de confession musulmane (sunnite de rite hanafite)30. En résumé, une majorité de la population de la région autonome entretient davantage une communauté géographique, historique, ethnique, linguistique, religieuse et culturelle avec l'Asie centrale qu'avec la Chine. Un mécontentement diffus au sein des populations autochtones 6 Depuis 1949, Pékin a été confronté à une agitation latente au Xinjiang. Au printemps 1996, les médias occidentaux s'en faisaient à nouveau l'écho31. Depuis 1949, les affrontements inter-ethniques ont principalement dressé des turcophones aux Chinois de souche représentant plus de 91% de la population globale de la Chine populaire. Cependant opposer simplement les populations ethniquement chinoises aux autochtones est réducteur. C'est ignorer les particularismes ethniques qui divisent les turcophones et qu'instrumentalisent les autorités chinoises32. Les troubles sporadiques démontrent cependant la frustration latente des populations autochtones face au pouvoir chinois. Différents facteurs concourent au mécontentement. Les excès du Grand Bond (on compte qu'environ 60 000 Kazakhs ont fui le Xinjiang septentrional pour l'Union soviétique en 1962 pour échapper à la famine) et les humiliations (notamment en matière religieuse) auxquels furent soumis les autochtones durant la Révolution culturelle ont entretenu ce sentiment33. La présence "colonisatrice" des Han, organisée par le biais du Corps de Production et de Construction du Xinjiang, est durement ressentie par les populations turcophones34. Alors qu'ils ne représentaient guère plus de 6% de la population de la région en 1949, les Han comptent aujourd'hui pour 37,50%35. Cet afflux ne devrait pas se tarir dans l'avenir du fait de l'arrivée d'une main-d'oeuvre venue participer à la mise en valeur économique de la région, mais aussi de la volonté politique continue des autorités pékinoises36. Les conséquences des réformes économiques mises en place par Deng Xiaoping depuis 1979 ont également accrû le mécontentement. De nombreux turcophones se plaignent de l'écart croissant du niveau de vie entre le Xinjiang et les provinces côtières de la Chine, mais également, au sein de la région, entre autochtones et Han37. Avec la mise en exploitation des richesses naturelles du Xinjiang, des voix s'élèvent contre ce que certains estiment être

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un pillage par Pékin sans contre-partie des ressources de la région38. Enfin, l'utilisation du site d'expérimentations nucléaires du Lop Nor par les autorités chinoises, sans que ne soient prises en considération les répercussions des essais sur la santé des populations locales, renforce le mécontentement populaire39. Les dangers potentiels pesant sur le XinjiangLe nationalisme 7 Etant donné l'émergence de nouvelles républiques et vu le mécontentement diffus, les autorités pékinoises pouvaient craindre le développement des sentiments nationalistes et séparatistes aux seins des populations turcophones du Xinjiang. Les Ouïghours, les Kazakhs et les Kirghizs étaient les plus susceptibles d'être gagnés par ces idées. En effet, la création d'Etats indépendants kazakh et kirghiz en Asie centrale ne pouvait que stimuler les aspirations des populations ethniquement identiques du côté chinois de la frontière. Dans le cas des Ouïghours, les nouveaux Etats pouvaient servir de modèle mais également de soutien potentiel, étant donné leur proximité ethnique et la présence d'une diaspora ouïghoure sur leur territoire. L'importance exacte de la population ouïghoure vivant dans les républiques d'Asie centrale est délicate à déterminer. Les Ouïghours estiment être au total plus d'un million. Les chiffres des estimations varient cependant entre 185 000 et 500 000 pour le Kazakhstan, 37 000 et 250 000 pour le Kirghizstan, 5 000 et 20 000 pour le Turkménistan. En Ouzbékistan, le chiffre officiel est de 36 000. Cependant, vu la proximité linguistique de l'Ouzbek et du Ouïghour (groupe Karluk) de nombreux Ouïghours auraient été ouzbékisés. Ces populations ouïghoures ouzbékizées seraient très nombreuses dans la vallée du Ferchana40. L'indépendance de ces républiques a stimulé les activités de ces communautés. Ainsi au Kazakhstan où les Ouïghours possèdent un théâtre, des écoles et deux journaux, s'est tenu en juin 1992 le premier congrès nationaliste ouïghour. Il a abouti à la création du "Comité du Turkestan oriental" et de l'Organisation pour la liberté de l'Ouïghouristan41. Le "Comité du Turkestan oriental", devenu le "Front révolutionnaire national uni du Turkistan oriental", ne compte qu'un "Comité d'Action" comprenant une vingtaine de membres. Il publie un journal intitulé, "Voix du Turkistan oriental. L'"Organisation pour la liberté du Ouïghourstan" compte pour sa part 7 000 membres et publie en alphabet arabe le journal Ouïghourstan42. Des comités de libération ouïghours ont été créés au Tadjikistan et au Kirghizstan43. En juillet 1992, s'est tenu à Bishkek une réunion du "Parti pour un Ouïghourstan libre" rassemblant des délégués venus de toute l'Asie centrale44. En dehors de l'Asie centrale, il existe des communautés ouïghoures en Turquie, en Allemagne et en Arabie Saoudite45. La Fondation du Turkistan oriental (Docu Türkistan vakti) publie à Istanbul la revue Dogu Türkistan Sesi (Voix du Turkistan oriental), alors que l'association des Ouïghours de Kayseri édite la revue bimestrielle Gök Bayrak. Outre ces deux importantes revues, il existe également des journaux ouïghours dont la parution est cependant aléatoire comme Sarki Türkistan (Turkistan oriental) et Docu Türkistan Gençleri (Jeunesse du Turkestan oriental)46. Grâce à l'ouverture économique du Xinjiang depuis 1986, des contacts ont été établis entre les Ouïghours de Turquie et leurs coreligionnaires. Enfin, sur le territoire chinois, vingt-sept organisations clandestines ouïghoures seraient actives dans la région autonome du Xinjiang47. En ce qui concerne les populations kazakhes, de manière générale, l'indépendance du Kazakhstan a stimulé leurs aspirations nationales. Ainsi, la Mongolie où vit une importante minorité kazakhe a vu se développer des revendications visant à une plus grande autonomie voire à l'indépendance de la province de Bayan Olgii48. En Chine, des heurts auraient opposé des Kazakhs à l'Armée Populaire de Libération en 199349. Enfin, il existe au Kazakhstan

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un parti nationaliste dont le programme prévoit la réunification avec la nation Kazache au Xinjian"50. Au regard de ses divers éléments, le risque d'extension des aspirations nationales et séparatistes au sein des autochtones du Xinjiang semblaient réels. Le pan-turquisme 8 Après la disparition de l'Union soviétique, Pékin pouvait également craindre l'accroissement de l'influence de la Turquie en Asie centrale et la propagation concomittante de l'idée pan-turque. Cette extension du rôle d'Ankara semblait d'autant plus crédible qu'à l'exception du Tadjikistan persophone, les quatre autres républiques d'Asie centrale entretiennent des liens historiques, ethniques, religieux, culturels et linguistiques étroits avec le monde turc. Dans ce contexte, vu en outre la présence d'une communauté ouïghoure en Turquie, les déclarations à connotation pan-turque du Premier ministre S. Demirel lors d'une tournée en Asie centrale en 1992, ne pouvaient que renforcer les craintes de Pékin51. Les obstacles au nationalisme et à l'idée pan-turque 9 Cependant, si l'on considère attentivement les possibilités de propagation du nationalisme ou de l'idée pan-turque, on constate que leur extension se heurte à des obstacles importants tant sur le plan interne à la Chine que sur le plan international. Le nationalisme 10 1. Sur le plan interne chinois, la fragmentation de l'identité ouïghoure constitue un obstacle majeur au développement du nationalisme. Traditionnellement, les Ouïghours ont tendance à s'identifier en priorité par référence aux oasis dont ils sont originaires52. A travers l'histoire, ce localisme a été accentué par l'isolement géographique des oasis et aussi par les influences culturelles diverses qui se sont exercées au Xinjiang. Les travaux de J. Rudelson ont montré que loin d'être homogène, la région est composée de quatre aires géographiques influencées par des cultures différentes53. Outre ces élements, l'identité ouighoure suit une ligne de fracture parallèle à celle qui sépare les différends groupes sociaux54. Ces facteurs entretiennent un localisme qui nuit à la formation d'une identité unitaire parmi la population ouïghoure et partant au nationalisme. Comme le remarquait amèrement un ouighour installé au Kazakhstan, "the tragedy of the Uighurs is that they have always been divided. We can't unite"55.

11 2. Sur le plan international, le risque de développement d'un nationalisme agressif en Asie centrale avec répercussions sur le Xinjiang semble limité. Les partis nationalistes centre-asiatiques sont relativement faibles56. Le nationalisme centre-asiatique s'inscrit en outre dans les frontières héritées de la période soviétique. Toute remise en cause de cet état de fait "ouvrirait la boîte de Pandore"57. Enfin, la présence sur le territoire de certaines des républiques d'Asie centrale de minorités russophones importantes (comme au Kazakhstan et au Kirghizstan) ou de troupes russes (comme au Tadjikistan), limite l'adoption de politiques nationalistes qui heurteraient Moscou et provoqueraient les réactions des russophones. On a pu constater par exemple que les politiques de promotion de la langue nationale dans les républiques d'Asie centrale se sont heurtées aux résistances des minorités russophones58. Dans ce domaine, Pékin peut compter sur Moscou pour limiter le nationalisme potentiel des Etats centre-asiatiques. L'idée pan-turque 12 1. Sur le plan interne à la Chine, les particularismes ethniques ainsi que l'absence d'une réelle solidarité entre les peuples turcophones constituent autant de freins à la propagation de l'idée pan-turque. En outre, le nationalisme Kazakh a eu tendance à diviser les turcophones du Xinjiang, tout en fragilisant la situation des Ouïghours du

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Kazakhstan. De manière générale, le sentiment nationaliste présent dans les républiques d'Asie centrale a ranimé au Xinjiang, l'opposition traditionnelle entre sédentaires (Ouïghours) et nomades (Kazakhs et Kirghizes). Dans ces conditions, l'idée pan-turque semble ne devoir rencontrer que peu d'échos.

13 2. Sur le plan international, la Turquie a déclaré à plusieurs reprises qu'elle n'entendait poursuivre aucune visée pan-turque59. Même si les Ouïghours trouvent un soutien au sein des mouvances nationalistes et islamistes turcs, il semble clair qu'Ankara n'a pas la volonté de s'aliéner le marché chinois en s'opposant à Pékin. Dans le cas où elle aspirerait néanmoins à poursuivre des objectifs pan-turcs, ses ambitions se heurteraient à des contraintes insurmontables. Sur les plans économique et financier, elle ne dispose pas des moyens nécessaires à la réalisation d'un tel objectif60. Sur le plan stratégique, un projet pan-turc en Asie centrale rencontre l'opposition non seulement de la Chine mais également de l'Iran et de la Russie61. En outre, les républiques d'Asie centrale sont confrontées à une série de difficultés les opposant potentiellement. Ces problèmes sont de nature territoriale (comme par exemple entre le Turkménistan et le Kazakhstan62, entre le Turkménistan et l'Ouzbékistan63, ou encore entre l'Ouzbékistan et le Kazakhstan64), ethnique (ainsi entre Kirghizes et Ouzbeks dans la vallée du Ferghana comme en témoignent les émeutes de Osh65 ou encore entre Ouzbeks et Tadjiks66), ou enfin tiennent à une rivalité pour la prééminence régionale (notamment entre le Kazakhstan et l'Ouzbékistan67). Comment dans ces conditions développer une réelle solidarité pan-turque ? Les républiques d'Asie centrale ne sont d'ailleurs guère enclines à promouvoir l'idée pan-turque68, d'autant qu'elle rencontre la ferme opposition de Moscou. Le pan-turquisme relève en Asie centrale plus du mythe que de la réalité. Dernier obstacle au nationalisme et au pan-turquisme : la vigilance de Pékin 14 1. Sur le plan interne, l'action des autorités chinoises pour assurer leur emprise sur le Xinjiang est vigoureuse. Outre l'encouragement à un peuplement Han destiné à submerger peu à peu les autochtones dans une population considérée comme plus fidèle, Pékin a procédé depuis 1989, à un renforcement de son appareil de répression. Les forces de l'ordre sont estimées à plus de 200 000 hommes alors que le Corps de construction et de production du Xinjiang pourrait fournir des forces d'appoint69. La répression est vigoureuse et s'est traduit par de nombreux procès et des excécutions visant les "sécessionnistes ethniques"70. Enfin, Pékin renforce l'intégration du Xinjiang au reste du territoire chinois par le biais de l'économie, tout en l'ancrant davantage grâce au développement des infrastructures routières, ferroviaires et aériennes71.

15 2. Sur le plan international, Pékin a mis en oeuvre une politique qui vise à contenir le soutien potentiel dont les populations turcophones du Xinjiang pourraient jouir en Asie centrale. A l'occasion de sa tournée dans les capitales centre-asiatiques au mois d'avril 1994, Li Peng a tâché d'obtenir l'assurance qu'aucune action ne serait entreprise pour soutenir les mouvements séparatistes72. Cette politique a recueilli le succès escompté. Lors d'une visite de Hu Jintao en octobre 1995, le président ouzbek, Islam Karimov a rappelé qu'il s'opposait à toute forme de séparatisme en Chine73. Dans le cas du Kazakhstan, même s'il s'était montré plus réservé au départ74, le président N. Nazarbaev a également accepté ce principe, lors de son voyage en septembre 199575. En avril 1996, le ministre kazakh des Affaires étrangères a mis en garde les Ouïghours de Chine contre toute tentative de sécession76, alors que plusieurs mouvements nationalistes ouïghours ont été interdits par les autorités d'Almaty77. En juillet 1996,

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dans une déclaration commune signée par Jiang Zemin et N. Nazarbaev à Almaty, la Chine et le Kazakhstan ont réitéré cette mise en garde78. Le Kirghizstan a, pour sa part, temporairement interdit les activités de l'organisation ouïghoure Ittifak sur son territoire79. A l'occasion de sa rencontre avec Jiang Zemin, le président Akaev s'est également déclaré fermement opposé au séparatisme ethnique80. Dans le courant du mois d'avril 1996, Pékin a conclu avec le Kirghizstan, le Kazakhstan et d'"autres pays non-spécifiés", un accord visant à combattre le séparatisme, le terrorisme et toute activité fondamentaliste81. Enfin, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, et la Russie ont conclu avec la Chine le 26 avril 1996, un accord concernant le renforcement des mesures de confiance le long de leurs frontières communes, sans que la question ouïghoure ne soit soulevée par les républiques centre-asiatiques82. Peu après la conclusion de cet accord, les autorités chinoises ont renforcé leur contrôle sur les Ouïghours au Xinjiang83. Cette attitude suggère que Pékin s'est acquis le soutien de ses voisins sur cette question. Les gouvernements d'Asie centrale n'ont en fait aucun intérêt à froisser leur puissant voisin chinois84 85. Face à Pékin, la cause de l'indépendance ouïghoure ne présente aucun attrait aux yeux des dirigeants des républiques d'Asie centrale. Une coopération politique et économique avec la Chine offre en fait davantage d'intérêts.

16 En résumé, les aspirations nationalistes ou les sentiments pan-turcs présents au Xinjiang ou en Asie centrale ne constituent pas de véritables dangers pour Pékin. Les récentes "menaces séparatistes", agitées par les autorités locales du Xinjiang ne semblent guère remettre en cause cette constatation86. En fait, elles relèvent, semble-t- il, plus d'une manipulation destinée à obtenir une aide financière accrue des autorités centrales chinoises que d'une véritable menace indépendantiste87. Reste à examiner le danger potentiel du fondamentalisme islamique. Le fondamentalisme islamique, réalité ou fiction ? 17 Le développement du fondamentalisme islamique sur le territoire chinois a été présenté comme un risque réel88. Le terreau paraît à première vue favorable. En effet, outre le fait que la majorité de la population du Xinjiang est de confession musulmane, d'un point de vue géostratégique, la région est bordée par deux pays (l'Afghanistan et le Tadjikistan, mais on pourrait ajouter le Cachemire) où la composante islamiste joue un rôle important dans la guerre civile qui s'y déroule. En outre, le Xinjiang partage une frontière avec le Pakistan où prospèrent des groupes fondamentalistes. Depuis le territoire de ces différents Etats, les possibilités de contacts, de trafics ou même d'infiltrations à travers les frontières souvent poreuses du Xinjiang sont nombreuses. Des idées islamistes franchissent d'ailleurs la frontière chinoise depuis le Pakistan. Ces simples constats invitent Pékin a être vigilant. Il y a plus : prise dans son ensemble, la Chine est le douzième pays musulman du monde89. Officiellement, les autorités décomptent 18 millions de fidèles répartis en dix communautés ethniques90. On trouve sur le territoire chinois d'importantes aires de concentration musulmane ainsi au Ningxia, au Gansu, au Qinghai et au Xinjiang91, mais aussi des centres religieux historiquement importants comme Kachgar92. Cette dernière ville abrite d'ailleurs les autorités du "Dogu Türkistan Islam Partisi", le plus important parti d'assistance au Xinjiang. Fondé en 1950, il compte actuellement 60 000 membres ainsi qu'une branche armée. Récemment, certaines de ces zones ont été le théâtre de troubles93. En avril 1990, à Baren au Xinjiang, Pékin a été confronté à une rébellion armée94. En février 1992, un attentat à la voiture piégée attribué à des séparatistes musulmans a fait plusieurs victimes à Ürümchi95. En outre, en 1989 et 1993, les communautés

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musulmanes de Chine -dont les Hui- ont vigoureusement protesté contre la publication d'ouvrages "jugés insultants à l'égard des musulmans"96. Ces troubles ont été identifiés comme les symptômes du danger fondamentaliste en Chine. Cependant, malgré un retour certain du religieux parmi les communautés musulmanes, cette menace potentielle doit être fortement relativisée. Deux types d'éléments entrent en considération. Les premiers touchent à la situation de l'islam en Chine, les seconds à celle de l'islam dans les républiques d'Asie centrale. Les obstacles au fondamentalisme islamiqueL'islam en Chine 18 Si la population musulmane est substantielle en chiffres absolus, elle est toutefois disséminée sur l'ensemble du territoire chinois et assez souvent noyée parmi plus de 1,2 milliard d'habitants. Outre cette dilution, l'islam est fortement encadré et contrôlé par le pouvoir, notamment à travers l'Association islamique de Chine97. La potentialité d'une union de l'ensemble des musulmans face au pouvoir semble "peu vraisemblable"98. En effet, les nationalités musulmanes de Chine sont séparées par un clivage ethnique Han/non-Han que le pouvoir chinois entretient et instrumentalise en fait à son profit99. Ainsi les Hui qui sont des Han représentent environ la moitié de l'ensemble des musulmans de Chine100 et jouissent d'un traitement différencié et privilégié par rapport aux populations turcophones non-Han comme les Kazakhs, les Kirghizes et surtout les Ouïghours101. Cette minorité religieuse, la plus urbanisée du pays - ce qui est un avantage certain-, est en effet choyée par Pékin102. Cette dernière en a fait la vitrine de l'islam en Chine103 et l'utilise dans ses relations avec les Etats musulmans 104. Ce traitement différencié joue également en matière de répression105. En tout état de cause, les Hui ne posent pas de réels problèmes de sécurité au pouvoir chinois106, d'autant que leur attachement aux traditions soufies les rend moins perméables aux influences fondamentalistes. La différence de traitement dont jouissent les Hui renforce leurs sentiments d'appartenance à une communauté distincte de celle des autres musulmans et réduit d'autant une solidarité potentielle. La communauté musulmane de Chine apparaît donc fragmentée à la base. Cette fragmentation va cependant au-delà de cette séparation Han-non-Han. En effet, les populations Hui et ouïghoure sont elles-mêmes fragmentées107. Ainsi les intellectuels ouïghours rejettent- ils l'islam traditionaliste rendu responsable de la passivité de la population alors que les paysans considèrent davantage comme partie intégrante de la tradition ouighoure108. Enfin, au Xinjiang, l'islam est vécu différemment par les diverses nationalités musulmanes qui s'y cotoient109.

19 Face au danger potentiel du fondamentalisme islamique, la Chine se trouve donc en position de force. L'islam auquel elle est confrontée apparaît particulièrement fragmenté. Les Hui, jouissant d'un statut privilégié, n'ont guère d'intérêts à remettre en cause un pouvoir qui les favorise. Restent les Ouïghours, isolés des Hui par leur "turquicité" et divisés. Les sirènes du fondamentalisme peuvent-elles les atteindre ? Dans cette éventualité, constituent-ils une menace pour le pouvoir chinois ? La réponse à cette dernière question semble négative110. La menace islamique semble à ce point ténue que M. Jan s'est demandé si elle ne constituait pas un épouvantail agité par le pouvoir central111. La situation en Asie centrale inverse-t-elle ces conclusions ? L'islam en Asie centrale 20 Si le fondamentalisme islamique a été présenté comme un facteur substantiel de déstabilisation potentielle de l'Asie centrale, on peut s'interroger sur le bien-fondé d'une telle analyse112.

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21 1. Sur le plan interne, si l'on a bien assisté à un retour du religieux en Asie centrale113, ce phénomène ne conduit pas nécessairement au fondamentalisme. Outre la faiblesse historique de l'islam au Kazakhstan, au Kirghizstan et au Turkménistan114, le phénomène de "revivalisme" islamique est encouragé, contrôlé et manipulé par les pouvoirs en place115. Les gouvernants centre-asiatiques ont récupéré la symbolique islamique à leur profit et promu un islam national pour légitimer leur autorité116. Si l'islam est devenu un facteur culturel important117 et une composante de l'identité nationale des Etats d'Asie centrale, parallèlement, les pouvoirs s'opposent au développement d'un fondamentalisme islamique qui risquerait de saper leur autorité118. Le prétexte du "danger fondamentaliste" légitime ainsi l'adoption de régimes autoritaires (Ouzbékistan et Turkménistan) ou limitant les libertés civiles (Kazakhstan, Kirghizstan)119. En résumé, la menace islamique sur l'Asie centrale tient plus de l'hypothèse que de la réalité120.

22 2. Sur le plan international, le rôle prêté à l'Iran dans la propagation potentielle d'un islam militant dans la région ne correspond pas à la réalité121. Le fait que Téhéran professe un islam shiïte alors que la majeure partie des peuples d'Asie centrale sont de confession sunnite s'oppose à l'extension de son influence. Même au Tadjikistan persophone et culturellement proche de l'Iran, cette incompatibilité religieuse demeure d'ailleurs122. En matière de prosélytisme religieux, Téhéran a adopté en Asie centrale, une attitude plus modérée que celle du Pakistan ou de l'Arabie Saoudite123. Cependant, même si ces deux derniers Etats entendent poursuivre l'extension de l'Islam, ils n'ont sur le fond aucun intérêt à indisposer Pékin. Au contraire, le Pakistan a besoin de son puissant voisin chinois face à l'Inde alors que l'Arabie saoudite doit ménager la Chine afin d'éviter un rapprochement de Pékin avec Téhéran. Enfin Pékin, les dirigeants d'Asie centrale et Moscou s'accordent sur une politique de contrôle du fondamentalisme islamique124. Aussi la marge de manoeuvres des fondamentalistes apparaît-elle singulièrement étroite. Le danger islamique relève en fait pour la Chine, beaucoup plus de l'hypothèse d'école que de la réalité. Dans le domaine de la sécurité face à l'Asie centrale, seule demeurait pour la Chine la question de l'émergence du Kazakhstan comme puissance nucléaire. Aujourd'hui cette question a perdu de son acuité, le Kazakhstan ne possèdant plus d'armes nucléaires sur son territoire125.

23 Au terme de cette brève analyse, nous pouvons constater que Pékin se trouve moins exposé dans ses relations avec l'Asie centrale aux dangers potentiels du nationalisme, du pan-turquisme, du fondamentalisme ou de la menace nucléaire que certains analystes ne l'avaient laissé entendre. Pékin a tiré très tôt cette conclusion. Aussi, son discours initial empreint de défiance a rapidement cédé le pas à une ouverture économique de la Chine en direction de l'Asie centrale. Le partenariatL'essor des relations économiques : vers de nouvelles "Routes de la soie" ? 24 A partir de 1992, les échanges économiques entre Pékin et l'Asie centrale ont pris de l'ampleur. En 1994, Pékin serait devenu le second partenaire commercial en importance de la région126 -à l'exception du Turkménistan et du Tadjikistan 127-, mais loin encore derrière la Russie. A l'occasion de sa tournée en Asie centrale au printemps 1994, Li Peng a d'ailleurs souligné l'importance croissante de ces relations en évoquant l'ouverture d'une version moderne des "Routes de la Soie". Le tableau ci-dessous donne une idée des volumes d'échanges128.

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Le commerce de la Chine avec les Etats d'Asie centrale en 1992, 1993 et 1994 (en million de $)129

Kazakhstan Kirghizstan Ouzbékistan Tadjikistan Turkménistan

Exportations chinoises

1992 227, 12 18, 85 38, 89 1, 95 4, 09

1993 171, 69 36, 55 42, 80 6, 48 3, 85

1994 138, 69 29, 93 51, 46 0, 68 3, 67

Importations chinoises

1992 141, 17 16, 64 13, 63 0, 8 0, 41

1993 263, 04 65, 96 11, 45 5, 87 0, 8

1994 196, 96 75, 45 72, 21 2, 50 7, 59

25 Comme le montre ce tableau, le Kazakhstan est de loin le premier partenaire commercial de la Chine en Asie centrale. En 1995, Pékin occupe la troisième place dans les échanges commerciaux d'Almaty, après la Russie et les Pays-Bas, avec 6,1% des exportations kazakhes et 5% de ses importations130. Lors de son voyage à Pékin en septembre 1995, le président Nazarbaev signalait que 18 compagnies chinoises possédaient une représentation permanente au Kazakhstan tandis que 350 joint- ventures sino-kazakhs y étaient enregistrés131. A l'occasion de cette visite, 40 documents bilatéraux touchant notamment à l'aviation civile, à la protection des investissements et aux transports, ont été signés entre Pékin et Almaty132. Une réunion devrait se tenir en octobre 1996 afin d'examiner les moyens d'accroître encore ces relations commerciales133. La Chine importe du Kazakhstan des matières premières (minerais non-ferreux, métaux rares, métaux précieux), des biens d'équipement lourd et des engrais, tandis qu'elle exporte ses produits agricoles et ses biens de consommation courante134. Au Kirghizstan, une zone économique spéciale pour les relations avec la Chine a été établie dans la ville de Naryn. Bishkek exporte des matières premières (surtout minérales) et importe des biens de consommations chinois. La présence commerciale chinoise serait si importante dans le pays que certains pensent que Pékin pourrait dominer l'économie kirghize avant l'an 2000135. Fin 1992, Pékin était devenu le premier partenaire commercial hors CEI de l'Ouzbékistan. Il semble cependant qu'Ankara l'ait devancé en 1993, alors que Pékin repassait en tête en 1994. Tachkent exporte en Chine son coton, ses engrais, ses biens d'équipements lourds en échange de biens de consommations136.

26 Outre le volet commercial, Pékin et l'Asie centrale ont établi des relations dans le domaine énergétique. L'Asie centrale pourrait devenir un des fournisseurs de la Chine. La région autonome du Xinjiang a ainsi conclu en 1995 un accord avec Bishkek pour la fourniture d'électricité en échange de pétrole137. En 1993, la Chine et le Kirghizstan avaient déjà conclu un accord portant sur l'exploitation en commun du potentiel

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hydroélectrique du fleuve Horgos138. Des projets de gazoducs sont à l'étude. Ils envisagent de relier le Turkménistan ou l'Ouzbékistan au Japon en passant par la Chine139. Un accord a d'ailleurs été conclu entre Pékin et le Turkménistan lors de la visite de Li Peng en 1994140. Le Kazakhstan envisagerait pour sa part de faire transiter une partie du pétrole de la Caspienne destiné au marché d'Asie de l'Est par la Chine. Le projet est estimé à 12 milliards de dollars141.

27 Vu sa localisation géographique, la région autonome du Xinjiang occupe une place centrale dans le développement de ces relations. Le commerce transfrontalier représente ainsi 50% du total des importations et des exportations de la région142. En 1995, les échanges transfrontaliers auraient atteint 695 millions de dollars (dont 35% de "cash trade")143. Depuis 1992, Ürümchi accueille une foire commerciale internationale qui attire de nombreux hommes d'affaires d'Asie centrale144. Pour permettre l'essor des flux commerciaux entre la région autonome et ses voisins d'Asie centrale mais également la Russie, l'accent a été mis sur l'accroissement des infrastructures. En 1992, une voie de chemin de fer reliant Ürümchi à Almaty et au-delà à Bishkek, Tachkent et Achkabad est entrée en service. Cette ligne est importante tant pour la Chine que pour les Etats d'Asie centrale. En effet, des marchandises peuvent à présent circuler depuis la province du Jiangsu. Sur la côte pacifique de la Chine, jusqu'à Rotterdam à travers l'Asie centrale ou la Russie145. Le réseau routier du Xinjiang a été amélioré afin de relier la région aux états voisins, notamment au Kazakhstan146. C'est ainsi qu'en 1993, une dizaine de routes reliant l'Asie centrale à la Chine sont entrées en service147. Des liaisons aériennes ont été établies avec l'Asie centrale (Urumqi-Almaty et Ürümchi- Tachkent) alors que l'aéroport de Ürümchi est en voie d'agrandissement148. Au printemps 1994, des accords visant à l'extension des liaisons aériennes et ferroviaires ont été conclus entre la Chine d'une part, le Kazakhstan, le Turkménistan, l'Ouzbékistan d'autre part. L'accroissement du commerce transfrontalier a conduit au développement de zones commerciales jouissant d'avantages spéciaux près des points de passage149. Le nombre de ces point de passage à la frontière du Xinjiang devrait passer de 13 à 20 en l'an 2000150. Les avantages politiques du partenariat économique 28 Dans l'analyse de Pékin, l'extension des relations économiques doit contribuer dans l'avenir à la stabilité régionale151. Sur le plan interne, en invitant les populations turcophones à participer à la croissance économique, Pékin compte réduire leur mécontentement et même à terme gagner leur adhésion. Les Ouïghours sont particulièrement visés par cette stratégie étant donné le rôle d'intermédiaire qu'ils peuvent jouer dans les nouvelles relations commerciales entre la Chine et l'Asie centrale152. Cette stratégie semble d'ailleurs déjà porter des fruits153.

29 Sur le plan régional, comme nous l'avons vu, l'essor des liens économiques s'est accompagné d'un développement parallèle des relations politiques. L'établissement d'une coopération politique entre Pékin et ses voisins d'Asie centrale accroît le contrôle de la Chine sur les Ouïghours. La tourné de juillet 1996 entreprise par Jiang Zemin en Asie centrale visait à l'approfondir davantage154. Au-delà des objectifs de stabilités, la pénétration économique de Pékin en Asie centrale signifie également l'extension de son influence et son retour dans une aire d'influence traditionnelle. Cette stratégie chinoise de développement des liens économiques et des infrastructures avec l'Asie centrale vise également à faciliter, à moyen terme, une extension de son commerce (et parallèlement de son influence) vers le Moyen-Orient, le Golfe Persique et l'Europe155. Si cette

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stratégie devait se concrétiser, l'accent actuel mis sur la "Chine bleue" (la Chine de la façade maritime) se doublerait alors d'une réactivation moderne des antiques voies commerciales terrestres. Avec cette double ouverture économique, Pékin se trouverait alors placé dans une position stratégique extrêmement favorable, au carrefour des ensembles pacifique et euro-asiatique. Jamais la Chine n'aurait mieux porté le nom d'"Empire du Milieu".

30 Pour les Etats d'Asie centrale, l'accroissement des relations avec Pékin revêt de nombreux avantages. En matière économique, outre le débouché qu'elle constitue pour leurs productions, la Chine leur offre à bas prix les produits de consommation courante dont le système soviétique les frustrait, tout en leur permettant de multiplier les partenaires commerciaux156. En outre, grâce notamment à l'essor des infrastructures ferroviaires, elle pourrait permettre à l'Asie centrale d'accéder au Pacifique, l'aire économique la plus dynamique de la planète. Sur le plan stratégique, Pékin leur fournit également l'opportunité de se désenclaver et donc d'échapper à Moscou qui demeure cependant très présente157. Ainsi, un accord de transport autorisant le Kazakhstan à utiliser le port chinois de Lianyungang (province du Jiangsu sur la mer Jaune) comme point de transit pour ses marchandises a été conclu lors de la visite du président Nazarbaev à Pékin en septembre 1995, offrant ainsi à Almaty un accès à la mer libre158. La Chine propose également un modèle de transition économique mêlant croissance et autoritarisme politique, plus efficace que le modèle russe159. Les Présidents ouzbek et turkmène ont d'ailleurs exprimé leur intérêt pour ce modèle160. Enfin, si elle devait se concrétiser, la stratégie chinoise de double ouverture économique permettrait à l'Asie centrale de retrouver le rôle traditionnel d'intermédiaire qu'elle a occupé dans la longue durée. Les contraintes 31 Malgré l'optimisme affiché, des contraintes substantielles demeurent. Ainsi, l'essor des relations énergétiques entre Pékin et l'Asie centrale pourrait être considérablement freiné par l'ampleur des investissements nécessaires à la construction des infrastructures indispensables à l'acheminement des matières vers les centres de consommation chinois situés à plusieurs milliers de kilomètres des zones de production centre-asiatiques. En outre, d'autres projets énergétiques, notamment avec la Russie, pourraient entrer en concurrence avec ceux d'Asie centrale161. Enfin, dans ce domaine, de manière générale, il est clair que les compagnies Chinoises ont bien moins à offrir que les sociétés occidentales. En matière commerciale, les difficultés abondent également. On peut citer pêle-mêle les taux d'inflation élevés, le manque de protection juridique des investissements, l'insuffisance des liaisons postales et téléphoniques, le contingentement des déplacements frontaliers, les réglementations douanières tatillonnes, le manque de liquidité en devises, les problèmes de qualité des marchandises162. Plus fondamentalement, dans ces échanges commerciaux avec l'Asie centrale, la Chine joue sur la complémentarité entre les économies centre-asiatiques et la sienne163. Or, cette complémentarité n'est pas assurée dans le cas du Xinjiang. Au contraire, les productions des républiques d'Asie centrale et de la région autonome sont assez similaires (matières premières, pétrole, gaz, coton etc.). Elles pourraient donc entrer en concurrence, non seulement en matière de production, mais aussi à l'égard des investissements étrangers164. Pour pallier à ce problème, le Xinjiang tente de diversifier ses productions et ses partenaires économiques frontaliers, en développant notamment ses liens avec la Fédération de Russie tout en favorisant les investissements étrangers165. De manière générale, il est clair que l'état des économies centre-asiatiques

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freine l'essor des échanges avec Pékin. En outre, dans le domaine des investissements, le manque chronique de capitaux en Chine la rend moins attrayante aux yeux des Etats d'Asie centrale que les Etats-Unis, l'Europe occidentale ou même le Japon166.

32 La stratégie chinoise touchant au Xinjiang comporte également une part importante d'incertitude. Certains ont fait remarquer que cette stratégie de développement de l'économie pourrait bien être à double tranchant. Ils soulignent en effet que les pressions centrifuges au Xinjiang pourraient s'en trouvées accrues du fait de l'intensification des contacts individuels liés aux échanges mais aussi au développement des infrastructures. Il est cependant encore trop tôt pour trancher cette question. Pékin a pour sa part fait le pari inverse. Les sources de frictions entre les Etats d'Asie centrale et PékinLes essais nucléaires 33 Contrairement au moratoire observé depuis 1992 par les puissances nucléaires167, Pékin poursuit ses expérimentations sur le site du Lop Nor dans la région autonome du Xinjiang168. Les conséquences catastrophiques de la gestion soviétique sur l'environnement de l'Asie centrale169 ont rendu les populations locales, singulièrement celles du Kazakhstan et du Kirghizstan, particulièrement sensibles aux questions touchant à l'écologie, la poursuite des essais nucléaires chinois indispose tant Bichkek qu'Almaty. Les deux Etats s'inquiètent de ses conséquences sur l'environnement et la santé des populations exposées. Des manifestations de protestations se sont déroulées tant au Kirghizstan170 qu'au Kazakhstan171. Le fait que la Chine procèderait à ses essais en jouant sur l'orientation des vents, de manière à ce que les retombées radioactives éventuelles touchent plutôt l'Asie centrale que la Chine elle-même fait l'objet de critiques acerbes172 qu'au Kazakhstan, l'organisation écologiste Nevada-Semipalatinsk a protesté devant l'ambassade de Chine en juin 1994 alors qu'une marche anti-nucléaire en direction de la frontière chinoise était organisée en août 1995173. Lors de sa visite en Chine en septembre 1995, le président Nazarbaev a abordé la question des essais avec son homologue chinois, Jiang Zemin174. A cette occasion, la constitution de commissions chargées d'enquêter sur les effets des expérimentations nucléaires chinoises sur l'environnement kazakh aurait été décidée175. Sur le fond, cette question dépasse largement le cadre des relations sino-centre-asiatiques. Elle s'inscrit en fait dans la stratégie chinoise à l'échelle planétaire. Dans ces conditions, les protestations venues d'Asie centrale n'ont guère de poids. L'espoir pour les voisins immédiats de la Chine réside dans le fait que Pékin pourrait adhérer en 1996 au traité d'interdiction total des essais nucléaires. Cette adhésion n'est cependant pas assurée (notamment en ce qui concerne la durée de l'interdiction), même si certains se montrent optimistes176. La poursuite des expérimentations nucléaires a, en tout cas, contribué au développement de sentiments anti-chinois tant au Kazakhstan qu'au Kirghizstan177. La question des frontières 34 En accédant à l'indépendance, le Kazakhstan, le Tadjikistan et le Kirghizstan ont hérité d'un lourd contentieux frontalier et territorial avec Pékin. Dans les Pamirs, 20 000 km2 seraient en litige entre la Chine et le Tadjikistan178. Avec le Kazakhstan et le Kirghizstan, le contentieux pourrait potentiellement porter sur la rétrocession d'un territoire pouvant atteindre 700 000 km2179. Pékin considèrerait également la vallée du Ferghana comme étant un territoire chinois180. Si le problème du tracé frontalier avec le Kazakhstan semble relativement aisé à régler étant donné la nature favorable du terrain, la question est plus délicate dans les deux autres cas, vu les reliefs, mais également l'absence de documentation historique181. Depuis 1990, des négociations

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frontalières périodiques se déroulent entre les représentants la Chine d'une part, et ceux de la Russie, du Kazakhstan, du Tadjikistan et du Kirghizstan de l'autre. Le 26 avril 1994, Pékin et Almaty ont signé un accord réglant la quasi-totalité du différend frontalier182. Aucun accord global similaire ne semble avoir été conclu ni avec le Kirghizstan, ni avec le Tadjikistan183. Des discussions se poursuivent cependant entre Pékin et les capitales d'Asie centrale dans le cadre de réunions auxquelles la Russie demeure associée184. Actuellement, Pékin a adopté une attitude conciliante sur la question des frontières. Cependant, en l'absence de règlement définitif, rien ne lui interdit de l'exhumer en cas de nécessité. L'instrumentalisation croissante du nationalisme par le pouvoir chinois constitue un facteur potentiellement explosif au regard des frontières. Les thèmes des territoires perdus au siècle dernier et du tracé injuste des frontières conservant toutes leurs capacités mobilisatrices, certains pourraient être tentés d'y recourir, au grand dam des républiques d'Asie centrale. L'immigration chinoise. 35 Les réformes économiques ont accru la mobilité de la population chinoise. Actuellement, pour l'ensemble de la Chine, on estime à environ 50 à 100 millions, le nombre de "flottants" c'est-à-dire d'individus à la recherche d'emplois185. La forte croissance économique de la Chine ne semble pas être en mesure d'absorber ce surplus colossal de main-d'oeuvre. Aussi, la tentation est-elle forte pour certains de courir leurs chances en dehors des frontières de la Chine. Un tel phénomène est apparu non seulement dans l'Extrême-Orient russe et en Sibérie, mais également en Asie centrale. On estime que depuis 1991, environ 300 à 350 000 Chinois se sont installés au Kazakhstan186. Comparée à la Sibérie ou à l'Extrême-Orient russe où l'immigration clandestine chinoise a été estimée entre 1 et 2 millions d'individus187, la situation de l'Asie centrale est moins préoccupante. Cependant, l'immigration clandestine s'accompagne souvent d'une recrudescence de la criminalité. Dans le cas de la Russie, le "milieu" chinois serait par exemple, à l'origine du développement du trafic de la drogue vers l'Europe et les Etats-Unis188. 189.

36 Le Kirghizstan qui fournissait déjà 90% de l'opium de l'ex-URSS, serait dit-on en passe de devenir une nouvelle Colombie190. On imagine aisément les opportunités pour les différents "milieux" dont la mafia chinoise. Face à ces phénomènes, les Etats d'Asie centrale vont être confrontés de manière croissante à des difficultés en matière de sécurité et de maintien de l'ordre. En outre, comme dans certaines régions russes, l'immigration chinoise clandestine risque de créer, parmi la population locale, un sentiment de crainte face à cette sorte de "5ème colonne" chinoise191 mais aussi de susciter un rejet xénophobe192. D'un autre côté, comme dans le cas de l'Extrême-Orient russe, la présence chinoise dynamise les échanges commerciaux notamment frontaliers193. Dans l'avenir, comme dans le cas de la Russie, la tâche des gouvernants kazakh et kirghiz pourrait s'avérer délicate entre la volonté de poursuivre une coopération fructueuse avec Pékin et une population de plus en plus irritée par la présence massive d'immigrants chinois. Conclusions 37 La Chine est passée d'une attitude de défiance à un partenariat économique avec l'Asie centrale. Sur le plan de la sécurité, au regard du Xinjiang, Pékin s'est aujourd'hui assuré la coopération politique des Etats d'Asie centrale dans sa lutte contre les tendances séparatistes et fondamentalistes. Les Ouïghours sont plus isolés que jamais. Dans le domaine économique, en Asie centrale, la Chine fait aujourd'hui figure de rival sérieux

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non seulement de la Russie, mais également d'autres candidats potentiels comme la Turquie, le Pakistan ou l'Iran. Sur le plan géostratégique, le retour de la Chine sur la scène centre-asiatique rompt avec plus d'un siècle d'impérialisme russe. Les orientations futures de la politique russe en Asie centrale conditionnent cependant l'amplitude du rôle de Pékin dans la région. L'incertitude pèse cependant encore largement pour l'avenir194. On peut penser que dans l'éventualité d'un affaiblissement de la présence russe, Pékin serait tenté d'accentuer son influence. Néanmoins, la nécessité de conserver un environnement pacifique pour la poursuite de son décollage économique, mais aussi l'essor des échanges et le rapprochement actuel entre la Fédération de Russie et la Chine devraient encourager Pékin à ne pas heurter Moscou195. En outre, dans le cas d'un accroissement des relations économiques entre la Chine et le Moyen-Orient et/ou l'Europe, Pékin a tout intérêt à assurer la stabilité de l'Asie centrale. La coopération avec Moscou dans ce domaine semble être le moyen le plus efficace d'y parvenir. Etant donné l'expérience de ces dernières années, Moscou va cependant être amené à partager quelque peu le terrain économique avec la Chine. Certains Etats, -comme l'Ouzbékistan et le Turkménistan-, désireux d'affirmer leur indépendance face à la Russie, pourraient tenter de jouer la carte chinoise en accroissant leurs relations économiques avec Pékin. Vu la contiguïté géographique et la volonté politique des divers partenaires, le développement des relations entre la Chine et le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan devrait se poursuivre. Ces dernières restent néanmoins soumises aux limites que Moscou fixera. De manière générale, l'essor des liens économiques entre la Chine et l'Asie centrale demeure cependant limités par les contraintes structurelles de l'économie chinoise, notamment à sa pénurie chronique en matière de capitaux. Dans le domaine des investissements, les Occidentaux ont clairement mieux à offrir à l'Asie centrale que la Chine. Cependant, au- delà de la pénétration chinoise, d'autres Etats asiatiques comme le Japon ou la Corée du Sud ont accru leur présence en Asie centrale196. Peut-être assiste-t-on aux prémices d'un rééquilibrage de cette région vers l'Asie et, au-delà, à un processus d'"asianisation" croissante. L'adhésion des républiques à la Banque asiatique de développement conforte cette idée. Au regard des besoins économiques et financiers des Etats centre-asiatiques, Pékin et les Etats d'Asie de l'Est en général pourraient ouvrir une alternative aux relations avec Moscou.

ANNEXES

Source:HAN, L., "La ligne intercontinentale Asie-Europe", La Chine au présent, n°2, février 1996, p. 31.

NOTES

1. Le terme Asie centrale recouvre ici le territoire du Kazakhstan, de l'Ouzbékistan, du Tadjikistan, du Turkménistan et du Kirghizstan. Cet espace couvre environ 4 millions

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de km2 pour une population de 55 millions d'habitants. Il est bordé au nord par la Russie, à l'est par la Chine, au sud par l'Iran et l'Afghanistan et à l'ouest par la mer Caspienne. L'ensemble est sans accès à la mer libre. 2. D'après MUNRO, R. H., "China's waxing spheres of influence", Orbis, Vol. 38, n°4, Fall 1994, p. 598. 3. MUNRO, R. H., "China's waxing spheres of influence", op. cit., p. 600. 4. Ces expressions "Turkestan oriental" et "Turkestan chinois" sont rejetées par Pékin. En voir les raisons dans JAN, M., "La politique de Pékin à l'égard de ses populations turcophones", CEMOTI, n°16, juillet-décembre 1993, p. 257. 5. GLASER, B., "China's Security Perceptions, Interests and Ambitions", Asian Survey, Vol. XXXIII, n°3, March 1993, p. 252. A contrario voir SEGAL, G., "China and the disintegration of the Soviet Union", Asian Survey, Vol. XXXII, n°9, September 1992, p. 855. 6. WALSH, R., "China and the new geopolitics of Central Asia", Asian Survey, Vol. XXXIII, n°3, March 1993, p. 274. 7. SEGAL, G., "China and the disintegration of the Soviet Union", op. cit., p. 855. 8. WALSH, R., "China and the new geopolitics of Central Asia", op. cit., p. 274. 9. SEGAL, G., "China and the disintegration of the Soviet Union", op. cit., p. 857. 10. GLASER, B., "China's Security Perceptions, Interests and Ambitions", op. cit., p. 254; MUNRO, R. H., "Central Asia and China", Central Asia and the World, (ed.) Michael Mandelbaum, New-York, Council on Foreign Relations Press, 1994, p. 228; FERDINAND, P., "Xinjiang : relations with China and abroad", China Deconstructs Politics, Trade and Regionalism, (ed.) David S. G. Goodman and Gerald Segal, London and New-York, Routledge, 1994, p. 277. 11. WANG ENMAO cité par DJALILI, M. R., "Caucase et Asie centrale : entrée en scène et recomposition géostratégique de l'espace", Central Asian Survey, Vol. 13, n°1, 1994, p. 11. 12. CRAIG-HARRIS, L., "Xinjiang, Central Asia and the implications for China's policy in the Islamic World", The China Quarterly, n°133, March 1993, p. 115. 13. TANG, F. C., FESHARAKI, F., "China. Evolving oil trade patterns and prospects to 2000", Natural Resources Forum, Vol. 19, n°1, 1995, p. 58 et HAIJIANG, W., "China's Impact on the World Crude-oil Market", The Journal of Energy and Development, Vol. 19, n°1, Autumn 1995 , pp. 90 et 92. 14. TRIOLO, P. S., HEGADORN, C., "China's Wild West", The China Business Review, Vol. 23, n°2, March-April 1996, p. 42. Voir les autres productions agricoles (betteraves sucrières, tomates, fruits, maïs, laine, élevage etc.) qui y sont citées. 15. CHRISTOFFERSEN, G., "Xinjiang and the Great Islamic Circle : the Impact of Transnational Forces on Chinese Economic Planning", The China Quarterly, n°133, March 1993, p. 137. 16. A titre d'exemple sur ce sujet KAMBARA, T., "The Energy Situation in China", The China Quarterly, n°131, September 1992, pp. 608-636; WU, K., LI, B., "Energy development in China", Energy Policy, Vol. 23, n°2, 1995, pp. 167-178. 17. L'importance des exportations chinoises durant cette période : CHOW, L. Chuen-ho, "The rise and fall of Chinese oil production in the 1980's", Energy Policy, Vol. 19, n°9, November 1991, pp. 869-878; CHOW, L. Chuen-ho, "The changing role of Oil in Chinese Exports, 1974-1988", The China Quarterly, n°131, September 1992, pp. 750-765. 18. Vers l'an 2000, la Chine pourrait importer environ 1 million de barils par jour selon TANSEY, R., "Black Gold Rush", The China Business Review, Vol. 21, n°4, July-August 1994, p. 8.

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19. L'étude de la structure géologique de la région laissant supposer la présence de pétrole : HSU, K., J., "Buried-Euxenic-Basin Model Sets Tarim Basin Potential", Oil and Gas Journal, November 28, 1994, pp. 51-60. Selon des estimations chinoises récentes, le bassin du Tarim pourrait contenir plus de 10 milliards de tonnes de pétrole (500 millions de tonnes ont été confirmés), selon "Oil seekers look toward Xinjiang", China Daily, Vol. 16, n°4854, July 2, 1996, p. 5. 20. CHANG, W., "Slick records in oil, gas output", China Daily, Vol. 16, n°4678, January 5, 1996, p. 5. Voir l'essor des activités pétrolières dans les bassins du Tarim, du Junggar et de Turpan-Hami dans "China's upstream programs advance onshore and offshore", Oil and Gas Journal, September 25, 1995, pp. 29-34. 21. D'après KENT, E. C., "Asia's Empty Tank", Foreign Affairs, Vol. 75, n°2, March-April 1996, p. 57. 22. Les capacités de production du Tarim devraient passer de 8 millions de tonnes vers l'an 2000 à 30 millions de tonnes vers 2005 selon "Oil seekers look toward Xinjiang", op. cit., p. 5. 23. LAGRANGE, M.-P., "Les défis énergétiques de la Chine", Revue de l'énergie, n°470, juillet-août-septembre 1995, p. 480 24. LATTIMORE, O., Inner Asian Frontiers of China, introduction par Alastair Lamb, 2e éd., Hong Kong, Oxford, New York, Oxford University Press, 1992, p. 171. 25. Voir CLUBB, E. O., China and Russia. The Great Game, New York, Columbia University press, 1971. 26. BENSON, L., The Ili rebellion The Moslem challenge to Chinese authority in Xinjiang 1944-1949, New York, Armonk, London, M.E. Sharpe, 1990, XXVII-265p. 27. TEUFEL DREYER, J., "The PLA and Regionalism in Xinjiang", The Pacific Review, Vol. 7, n°1, 1994, p. 46. 28. Sur l'attribution de ce nom aux Turcs musulmans du Xinjiang, voir JAN, M., "La politique de Pékin à l'égard de ses populations turcophones", op. cit., pp. 265-266. 29. Elle s'élevait en 1990 à 14,872 millions d'habitants. 30. HALFON, C.H., "Chine : séparatisme au Xinjiang", Les Cahiers de l'Orient, n°35, Troisième Trimestre 1994, p. 29. 31. "Xinjiang Schism Worries Beijing", Herald Tribune, 13 May 1996; WALKER, T., "'Wild west' troubles Chinese authorities", Financial Times, May 25-26, 1996, p. 3. 32. JAN, M., "Les structures politiques dans le Xinjiang", Nouveaux Mondes, n°5, été 1994, p. 159. 33. Détails dans TEUFEL DREYER, J., "The PLA and Regionalism in Xinjiang", op. cit., pp. 43-45. 34. Voir les cinq vagues de peuplement Han au Xinjiang depuis 1949 dans FERDINAND, P., "The New Central Asia and China", dans The New States of Central Asia and Their Neighbours, édité par Peter Ferdinand, New York, The Royal Institute of International Affaires, 1994, p. 98-103. Concernant le "Corps" regroupant plus de 2,5 millions de Han, JAN, M., "Les structures politiques dans le Xinjiang", op. cit., pp. 168-169 et TEUFEL DREYER, J., "The PLA and Regionalism in Xinjiang", op. cit., pp. 42-43 et 48. 35. On peut estimer ce chiffre minoré car il ne prend pas en considération le nombre de militaires en service actif dans la région : HALFON, C.H., "Chine : séparatisme au Xinjiang", op. cit., p. 31. On peut également s'interroger sur le nombre de "flottants" Han présents dans la région et échappant aux statistiques officielles. 36. JAN, M., "La politique de Pékin à l'égard de ses populations turcophones", op. cit., p. 261. Voir également le projet d'installation de populations Han au Xinjiang suite à la

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construction du barrage des Trois Gorges dans MARTIN, K., "China and Central Asia : Between Seduction and Suspicion", Radio Free Europe/Radio Liberty Report, Vol. 3, n°25, 24 juin 1994, p. 28. Egalement le projet de relocalisation de 5 millions de Han au Xinjiang selon DJALILI, M. R., "Caucase et Asie centrale : entrée en scène et recomposition géostratégique de l'espace", op. cit., p. 11. 37. CHEN, K., "Xinjiang's Minorities Feel Torn Between Desire For Independence, Benefit of Economic Reform", The Asian Wall Street Journal Weekly, September 5, 1994, p. 20. 38. Des subsides importants sont cependant injectés par Pékin dans la région autonome : CHRISTOFFERSEN, G., "Xinjiang and the Great Islamic Circle : the Impact of Transnational Forces on Chinese Economic Planning", op. cit., p. 138. 39. Manifestation étudiante en 1985 à Urumqi et destruction d'installations sur la base nucléaire du Lop Nor en 1993 : TEUFEL DREYER, J., "The PLA and Regionalism in Xinjiang", op. cit., p. 49 et HALFON, C.H., "Chine : séparatisme au Xinjiang", op. cit., p. 33. 40. D'après Besson, G.-J., "Les Ouïghours d'Asie centrale", La Lettre d'Asie centrale. Informations communiquées à l'auteur par F. Aubin. 41. D'après HALFON, C.H., "Chine : séparatisme au Xinjiang", op. cit., pp. 34-35. 42. Informations communiquées à l'auteur par F. Aubin. 43. FERDINAND, P., "Xinjiang : relations with China and abroad", China Deconstructs Politics, Trade and Regionalism, op. cit., p. 278. 44. MENON, R., BARKEY, H. J., "The transformation of Central Asia : implications for regional and international security", Survival, Vol. 34, n°4, Winter 1992-1993, p. 81. 45. THOENES, S., "Divided Uighurs short on hope and friends", Financial Times, May 25-26, 1996, p. 3. 46. Idem. 47. DAVE, B., "Kazakhstan warns Uighurs in China against secession", Open Media Research Institute Daily Digest (ci-après OMRI), Vol. 2, n°78, 19 April 1996, p. 3. 48. Voir BULAG, V.E., "Dark quadrangle in Central Asia : Empires, Ethnogenesis, Scholars and Nation States", Central Asian Survey, Vol. 13, n°4, 1994, pp. 459-478. 49. HALFON, C.H., "Chine : séparatisme au Xinjiang", op. cit., pp. 28-29. 50. FERDINAND, P., "Xinjiang : relations with China and abroad", China Deconstructs Politics, Trade and Regionalism, op. cit., p. 278. 51. Il a déclaré que "nobody can now deny that there is a Turkic world stretching from the shores of the Adriatic to the walls of China", CRAIG-HARRIS, L., "Xinjiang, Central Asia and the implications for China's policy in the Islamic World", op. cit., p. 125. 52. Selon JAN, M., "Les structures politiques dans le Xinjiang", op. cit., p. 162. 53. RUDELSON, J. J., "The Uighurs in the future of Central Asia", Nationalities Papers, Vol. 22, n°2, Fall 94, p. 292. 54. D'après RUDELSON, J. J., "The Uighurs in the future of Central Asia", op. cit., p. 297. 55. THOENES, S., "Divided Uighurs short on hope and friends", op. cit., p. 3. 56. BRILL OLCOTT, M., "Central Asia : The Calculus of Independence", Current History, Vol. 94, n°594, October 1995, p. 341. 57. D'après ROY, O., "Les républiques musulmanes de l'ex-URSS", Les Cahiers de l'Orient, n°41, Premier trimestre 1996, p. 20. 58. Voir HUSKEY, E., "The politics of Language in Kyrgyzstan", Nationalities Papers, Vol. 23, n°3, 1995, pp. 549-572 et FIERMAN, W., "Problems of language law implementation in Uzbekistan", Nationalities Papers, Vol. 23, n°3, 1995, p. 573-595.

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59. AHRARI, M.E., "The dynamics of the new great game in Muslim Central Asia", Central Asian Survey, Vol. 13, n°4, 1994, p. 534. 60. Voir BEZANIS, L., "Rethinking 'Peace at Home', Peace Abroad'", Transition, Vol. 2, n°12, 14 June 1996, p. 6; BLANK, S., "Energy, economics and security in Central Asia : Russia and its rivals", Central Asian Survey, Vol. 14, n°3, 1995, pp. 387-388. 61. Voir FULLER, E., "The Tussle for Influence in Central Asia and the Transcaucasus", Transition, Vol. 2, n°12, 14 June 1996, pp. 11-15. 62. Problème de la péninsule de Mangyshlak sur la rive nord-est de la mer Caspienne. 63. Problème de l'ancienne capitale turkmène de Khorezm (Khiva pour les Ouzbeks) et du côté ouzbek, problème des territoires de Khiva situés au Turkménistan. 64. Revendications de l'Ouzbékistan sur le sud Kazakhstan (ancien territoire appartenant à Kokand) à laquelle les Kazakhs répondent en affirmant que Tachkent était situé au XVIIIème siècle sur une terre de la Grande Horde kazakhe. 65. Ces émeutes auraient causé la mort de plusieurs centaines de personnes en 1990 selon BRILL OLCOTT, M., "Central Asia's Post-Empire Politics", Orbis, Vol. 36, n°2, Spring 92, p. 260 66. Sur la minorité ouzbek au Tadjikistan : MENON, R., "In the Shadow of the Bear. Security in Post-Soviet Central Asia", International Security, Vol. 20, n°1, Summer 1995, pp. 161-163; sur la minorité tadjike en Ouzbékistan (Boukhara et Samarcande), FOLTZ, R., "The Tadjiks of Uzbekistan", Central Asian Survey, Vol. 15, n°2, June 1996, pp. 213-216. 67. Voir BRILL OLCOTT, M., "Ceremony and Substance : The Illusion of Unity in Central Asia", Central Asia and the World, op. cit., pp. 33-44. 68. Voir la position de S. Niyazov dans ANDERSON, J., "Authoritarian political development in Central Asia : the case of Turkmenistan", Central Asian Survey, vol. 14, n°4, 1995, p. 523; voir également celle de N. Nazarbayev dans SANDER, O., "Turkey and the Turkic World", Central Asian Survey, Vol. 13, n°1, 1994, p. 42; et, de manière générale, le refus d'un "Grand Frère" turc par l'ensemble des dirigeants d'Asie centrale dans FULLER, E., "Scant Evidence of an Islamic Fundamentalist Threat", Transition, Vol. 1, n°24, December 29, 1995, p. 4 et FULLER, E., "The Tussle for Influence in Central Asia and the Transcaucasus", op. cit., p. 12. 69. JAN, M., "La politique de Pékin à l'égard de ses populations turcophones", op. cit., p. 263. 70. HALFON, C.H., "Chine : séparatisme au Xinjiang", op. cit., p. 39; voir également en 1992, 1993 et 1994, l'augmentation des procès et des exécutions capitales selon NIQUET, V., "Pékin et les républiques d'Asie centrale", Défense nationale, janvier 1995, p. 122, et récemment, les exécutions de mai 1996 à Ürümchi selon DERON, F., "Pékin est à nouveau confronté au malaise des provinces périphériques", Le Monde, 29 mai 1996, p. 4. 71. Par exemple la ligne de chemin de fer reliant Lanzhou (au Gansu) à Ürümchi et doublée en 1995 ou encore le projet du chemin de fer du Sud-Xinjiang reliant Turfan à Korla et qui sera étendu à Kachgar. Sa réalisation est prévue par le nouveau plan quinquennal (1996-2000) : LIU, W., "Railroad extension to Kashgar planned", China Daily, Vol. 16, n°4755, March 25, 1996, p. 1. Voir également au sujet des projets pour les chemins de fer, les routes et l'aéroport d'Ürümchi :TRIOLO, P. S., HEGADORN, C., "China's Wild West", op. cit., pp. 43-44. 72. NIQUET, V., "Pékin et les républiques d'Asie centrale", op. cit., p. 115. 73. BEZANIS, L., "Chinese Politburo member in Uzbekistan", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°214, 2 November 1995, p. 3.

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74. MARTIN, K., "China and Central Asia : Between Seduction and Suspicion", op. cit., p. 29. 75. DAVE, B., "Nazarbaev concludes China visit", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°179, 14 September 1995, p. 2. 76. DAVE, B., "Kazakhstan warns Uighurs in China against secession", OMRI Daily Digest, vol. 2, n°78, 19 avril 1996, p. 3. 77. THOENES, S., "Divided Uighurs short on hope and friends", op. cit., p. 3. 78. Le Monde, 7-8 juillet 1996, p. 4. 79. DAVE, B., "Temporary Ban on Uighur Society in Kyrgyzstan", OMRI Daily Digest, Vol. 2, n°70, 9 April 1996, p. 3. 80. LIU, S., "Kazakhstan's efforts hailed", China Daily, Vol. 16, n°4857, July 5, 1996, p. 1. 81. BEZANIS, L., "China, Central Asians Join Forces", OMRI Daily Digest, Vol. 2, n°85, 30 April 1996, p. 3. 82. KANGAS, R., "Border Summit in Shanghai", OMRI Daily Digest, Vol. 2, n°83, 26 April 1996, p. 3. 83. THOENES, S., "Divided Uighurs short on hope and friends", op. cit., p. 3. 84. Comme le déclarait un diplomate, "they want no problem in the East and they are willing to make any concession. It's simply too dangerous for them not to". 85. Cité dans THOENES, S., "Though at home, tactful away", dans "Kazakhstan", Financial Times, July 11, 1996, p. 3 (Special Survey). 86. WALKER, T., "'Wild west' troubles Chinese authorities", op. cit., p. 3. 87. DERON, F., "Pékin est à nouveau confronté au malaise des provinces périphériques", op. cit., p. 4. 88. FOUQUOIRE-BRILLET, E., "La Chine et ses voisins", Relations Internationales, n°81, printemps 1995, p. 28. 89. CHERIF-CHEBBI, L., "Les Hui : Péril en la demeure ?", Les Cahiers de l'Orient, n°35, troisième trimestre 1994, p. 11. 90. Hui, Ouïghours, Kazakhs, Kirghizes, Tadjiks, Ouzbeks, Tatars, Dongxiang, Salar et Bao'an : XIONG, S., "L'Islam en Chine", Beijing Information, n°24, 12 juin 1995, pp. 9 et 10. Les estimations occidentales indiquent cependant des chiffres plus élevés. 91. XIONG, S., "L'Islam en Chine", op. cit., p. 9. 92. FULLER, G. E., "Central Asia : The Quest for Identity", op. cit., p. 149. 93. TEUFEL DREYER, J., "The PLA and Regionalism in Xinjiang", op. cit., p. 50. 94. Détails dans CAGNAT, R., JAN, M., Le milieu des Empires Entre URSS, Chine et Islam, le destin de l'Asie centrale, Nouvelle édition augmentée, Paris, Robert Laffont, 1990, pp. 313-314. 95. TEUFEL DREYER, J., "The PLA and Regionalism in Xinjiang", op. cit., p. 51. 96. CHERIF-CHEBBI, L., "Les Hui : Péril en la demeure ?", op. cit., pp. 16-18. Sur l'affaire "des Rushdie chinois" en 1989, voir CAGNAT, R., JAN, M., Le milieu des Empires. Entre URSS, Chine et Islam, le destin de l'Asie centrale, op. cit., pp. 311-313 et GLADNEY, D. C., Muslim Chinese. Ethnic Nationalism in the People's Republic, Cambridge (Massachussetts) et Londres, Council on East Asian Studies, Harvard University Press, 1991, pp. 1-7. Sur les incidents entre Hui et Han au Yunnan (1990) et entre Hui et Tibétains au Ningxia et Gansu (1993) : CHERIF-CHEBBI, L., "Les Hui : Péril en la demeure ?", op. cit., p. 15. 97. La formation du corps enseignant et du personnel administraif musulman dans XIONG, S., "L'Islam en Chine", op. cit., p. 11. Sur l'inconnue des fraternités musulmanes ou des ordres soufis signalée dans CRAIG-HARRIS, L., "Xinjiang, Central Asia and the implications for China's policy in the Islamic World", op. cit., pp. 126-127.

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98. D'après JAN, M., "La politique de Pékin à l'égard de ses populations turcophones", op. cit., p. 258. 99. JAN, M., "La politique de Pékin à l'égard de ses populations turcophones", op. cit., p. 258. 100. GLADNEY, D. C., Muslim Chinese Ethnic Nationalism in the People's Republic, op. cit., p. viii. 101. GLADNEY, D. C., "Transnational Islam and Uighur National Identity : Salman Rushdie, Sino-Muslim Missile Deals, and the Trans-Eurasian Railway", Central Asian Survey, Vol. 11, n°3, 1992, p. 5. 102. Voir les mesures en faveur des musulmans (qui touchent principalement les Hui) dans XIONG, S., "L'Islam en Chine", op. cit., pp. 11-12; également GLADNEY, D. C., Muslim Chinese. Ethnic Nationalism in the People's Republic, op. cit., pp. 171-227. 103. CHERIF-CHEBBI, L., "Les Hui : Péril en la demeure ?", op. cit., p. 19. 104. GLADNEY, D. C., "The Muslim Face of China", Current History, Vol. 92, n°575, September 1993, pp. 278-279 et GLADNEY, D. C., "Transnational Islam and Uighur National Identity : Salman Rushdie, Sino-Muslim Missile Deals, and the Trans-Eurasian Railway", op. cit., p. 9 et ss. Une petite communauté Hui comptant 3000 individus est établie en Arabie Saoudite. 105. CHERIF-CHEBBI, L., "Les Hui : Péril en la demeure ?", op. cit., p. 18 et GLADNEY, D. C., "Transnational Islam and Uighur National Identity : Salman Rushdie, Sino-Muslim Missile Deals, and the Trans-Eurasian Railway", op. cit., p. 4. 106. CHERIF-CHEBBI, L., "Les Hui : Péril en la demeure ?", op. cit., p. 12. 107. Concernant les Hui : CHERIF-CHEBIB, L., "Les Hui : Péril en la demeure ?", op. cit., p. 18. 108. D'après RUDELSON, J. J., "The Uighurs in the future of Central Asia", op. cit., pp. 298-299. 109. JAN, M., "Les structures politiques dans le Xinjiang", op. cit., p. 162. 110. Voir CHEN, K., "Xinjiang's Minorities Feel Torn Between Desire For Independence, Benefit of Economic Reform", op. cit., p. 20. 111. JAN, M., "Les structures politiques dans le Xinjiang", op. cit., p. 167. 112. Une source russe prévoit ainsi une révolution islamique dans les cinq à dix ans : BEZANIS, L., "Russian Expert on Islamic Revolution in Central Asia", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°101, 25 May 1995, p. 2. 113. PERRIN, H., "L'Asie centrale : Nationalismes et Islams", Le Trimestre du Monde, 3ème trimestre 1992, pp. 145-153; HAGHAYEGHI, M., "Islamic Revival in the Central Asian Republics", Central Asian Survey, Vol. 13, n°2, 1994, pp. 249-266; AKINER, S., "Le facteur islamique", Les Cahiers de l'Orient, n°41, Premier trimestre 1996, pp. 56-62. 114. Voir DAVE, B., "Inventing Islam - and Islamic Threat - in Kazakhstan", Transition, Vol. 1, n°24, 29 December 1995, pp. 22-25; PANNIER, B., "Islam's Tenous Hold in Kyrgyzstan", Transition, Vol. 1, n°24, December 29, 1995, pp. 26-28; BEZANIS, L., "Some Revival, Much Subordination, More Superstition in Turkmenistan", Transition, Vol. 1, n°24, December 29, 1995, pp. 30-32. 115. Les cas de l'Ouzbékistan et du Turkménistan sont caractéristiques. Pour l'Ouzbékistan voir HANKS, R., "The Islamic Factor in Nationalism and Nation-Building in Uzbekistan: Causative Agent or Inhibitor", Nationalities Papers, Vol. 22, n°2, 1994, p. 316; KANGAS, R., "The Three Faces of Islam in Uzbekistan", Transition, Vol. 1, n°24, December 29, 1995, pp. 17-21; AKINER, S., "Le facteur islamique", op. cit., p. 57 et ss.

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Pour le Turkménistan voir ANDERSON, J., "Authoritarian political development in Central Asia : the case of Turkmenistan", op. cit., p. 515. 116. Voir ROY, O., "Le rôle de l'Islam en Asie centrale et au Caucase", Nouveaux Mondes, n°3, Automne 1993, pp. 22-24. 117. ROY, O., "Le rôle de l'Islam en Asie centrale et au Caucase", op. cit., p. 25. 118. Voir l'analyse de AKINER, S., "Le facteur islamique", op. cit., pp. 47-69. 119. Voir BRILL OLCOTT, M., "Central Asia's Islamic Awakening", op. cit., p. 153. 120. Ainsi BEZANIS, L., "Why the 'Green Wave' of Islamic Fundamentalism is Unlikely to Wash over Central Asia", Transition, Vol. 1, n°24, December 29, 1995, pp. 8-9. Concernant le rôle de la Russie dans l'entretien de cette illusion voir BEZANIS, L., "Exploiting the Fear of Militant Islam", Transition, Vol. 1, n°24, December 29, 1995, pp. 6-10. 121. Voir l'analyse de KARAM, P., "Realpolitik contre messianisme islamique", Les Cahiers de l'Orient, n°41, Premier Trimestre 1996, pp. 71-80. 122. Les raisons dans PANNIER, B., "A Need for Common Ground in Tadjikistan", Transition, Vol. 1, n°24, December 29, 1995, pp. 12-15. 123. ROY, O., "Le rôle de l'Islam en Asie centrale et au Caucase", op. cit., p. 24. Pour une analyse de la politique iranienne en Asie Centrale voir DJALILI, M. R., "Téhéran face à l'Asie centrale", Nouveaux Mondes, n°4, printemps 1994, pp. 175-190; FREIJ, H. Y., "State Interests Vs the Umma : Iranian Policy in Central Asia", The Middle East Journal, Vol. 50, n°1, Winter 1996, pp. 71-83; MOHSENIN, M., "Iran's Relations with Central Asia and Caucasus", The Iranian Journal of International Affairs, Vol. VII, n°4, Winter 1996, pp. 834-853. 124. Voir FERDINAND, P., "The New Central Asia and China", The New States of Central Asia and Their Neighbours, op. cit., p. 107. 125. CLARKE, D., "Kazakhstan free of nuclear weapons", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°82, 26 April 1995, p. 2; CLARKE, D., "Kazakhstan confirms it is nuclear free", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°101, 25 May 1995, p. 3 126. Selon RASHID, A., "Chinese Challenge", Far Eastern Economic Review, January 13, 1994, p. 30. 127. La Turquie devance la Chine selon les chiffres cités dans YABLONSKI, K., "L'Asie centrale et ses voisins : une intégration à plusieurs variables", Le Courrier des pays de l'Est, n°406, janvier-février 1996, p. 42. 128. On comparera ces chiffres avec ceux de la Turquie et de l'Iran dans YABLONSKI, K., "L'Asie centrale et ses voisins : une intégration à plusieurs variables", op. cit., pp. 42 et 46. 129. Statistical Yearbook of China 1994, publié par le State Statistical Bureau, People's Republic of China, Beijing, China Statistical Publishing House, 1994, p. 514 et Statistical Yearbook of China 1995, même éditeur, 1995, p. 545. 130. Contre 42,1% des exportations et 46,2 % des importations du Kazakhstan pour Moscou et 10,5% des exportations et 6,6% des importations pour La Haye : "Kazakhstan", op. cit., p. 1 (Special Survey). 131. GUO, B., "Kazakhstan boosts economic ties with China", China Daily, Vol. 15, n°4565, September 12, 1995, p. 5. 132. GUO, B., "Kazakhstan boosts economic ties with China", op. cit., p. 5 133. DAVE, B., "Tokayev concludes China visit", OMRI Daily Digest, Vol. 2, n°33, 15 February 1996, p. 3. 134. FONTANGES, E., "Les échanges entre la Chine et le Kazakhstan. La fin de l'enthousiasme", La lettre d'Asie centrale, n° 3, printemps 1995, p. 4.

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135. D'après MUNRO, R. H., "China's waxing spheres of influence", op. cit., p. 602. 136. D'après MARTIN, K., "China and Central Asia : Between Seduction and Suspicion", op. cit., pp. 31 et 32. 137. BEZANIS, L., "Sinkiang Delegation in Bishkek", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°136, 14 July 1995, p. 3. 138. MUNRO, R. H., "Central Asia and China", Central Asia and the World, op. cit., p. 233. 139. Voir IBRAHIM, H., "Trans-continental transport of natural Gas in Asia : projects and prospects", Revue de l'énergie, n°470, juillet-août-septembre 1995, p. 561; BEZANIS, L., "Central Asia, Japan and Gas", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°109, 6 June 1995, p. 3. 140. MARTIN, K., "China and Central Asia : Between Seduction and Suspicion", op. cit., p. 30. 141. KANGAS, R., "A 'China pipeline' for Kazakhstan", OMRI Daily Digest, Vol. 2, n°86, 2 May 1996, p. 3. 142. CHEN, Y., "Xinjiang cashes in on natural fortunes", China Daily, Vol. 16, n°4745, March 15 , 1996, p. 5. 143. "Xinjiang, Russia to spur links", China Daily, Vol. 16, n°4776, April 15, 1996, p. 5. 144. SHE, D., "Xinjiang : réouverture de la Route de la soie", Beijing Information, n°45, 7 novembre 1994, p. 12. 145. "Les lignes ferroviaires internationales stimulent l'économie de l'Eurasie", Beijing Information, n°22, 27 mai 1996, p. 4. Le développement du chemin de fer à travers le Kazakhstan réduirait ainsi la distance entre la Chine et Rotterdam de 8000 km par rapport à la voie maritime passant par le canal de Suez d'après HAN, L., "La ligne intercontinentale Asie-Europe", La Chine au présent, n°2, février 1996, pp. 31-33. Depuis l'entrée en service en mai 1996 d'une ligne de chemin de fer entre l'Iran et le Turkménistan, les marchandises peuvent également circuler depuis la Chine jusqu'en Iran, et potentiellement jusqu'au Golfe persique, à travers l'Asie centrale. Voir PANNIER, B., "'Junction for Planet' opens on Turkmen-Iranian Border", OMRI Daily Digest, Vol. 2, n°92, 13 May 1996, p. 3; "Iran opens 'Silk Route' rail link", China Daily, Vol. 16, n°4806, May 15, 1996, p. 6. Les échanges entre Téhéran et Pékin devraient grâce à elle passer de 540 millions $ à 1 milliard $ selon LU, H., "Fairs aim to boost trade with Iran", China Daily, Vol. 16, n°4811, May 20, 1996, p. 5. Voir la carte des nouvelles liaisons ferroviaires en annexe. 146. XIN, X., "New roads drive Xinjiang economy", China Daily, Vol. 15, n°4648, December 5, 1995, p. 4 et SHE, D., "Xinjiang : réouverture de la Route de la soie", op. cit., p. 15. 147. FERDINAND, P., "Xinjiang : relations with China and abroad", China Deconstructs Politics, Trade and Regionalism, op. cit., p. 280. 148. TRIOLO, P. S., HEGADORN, C., "China's Wild West", op. cit., p. 44. 149. Exemple de Tacheng dans SUN, A., "Tacheng, ville de commerce frontalier", La Chine au présent, n°2, février 1996, pp. 22-26. 150. TRIOLO, P. S., HEGADORN, C., "China's Wild West", op. cit., p. 44. 151. MUNRO, R. H., "China's waxing spheres of influence", op. cit., p. 600. 152. GREENE, T., "China and Central Asia", Central Asia Monitor, n°5, 1994, p. 37. 153. Voir CHEN, K., "Xinjiang's Minorities Feel Torn Between Desire For Independence, Benefit of Economic Reform", op. cit., p. 20. 154. DAVE, B., "China seeks Central Asian support to curb Uighur separatism", OMRI Daily Digest, Vol. 2, n°118, 18 June 1996, p. 3. 155.

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156. NIQUET, V., "Pékin et les républiques d'Asie centrale", op. cit., p. 115. 157. Voir à titre d'exemple le récent accord conclu entre la Russie, la Belarus, le Kazakhstan et le Kirghizstan dans "Russia, 3 Other Republics Agree to 'Integrate'", The Current Digest of the Post-Soviet Press, Vol. XLVIII, n°14, May 1, 1996, pp. 1-6; FULLER, G. E., "Russia and Central Asia : Federation or Fault Line ?", Central Asia and the World, op. cit., pp. 94-129; MENON, R., "In the Shadow of the Bear. Security in Post-Soviet Central Asia", op. cit., pp. 149-181. 158. MA, C., "Sino-Kazakh ties widen", China Daily, Vol. 15, n°4565, September 12, 1995, p. 1, et DAVE, B., "Nazarbaev visits China", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°177, 12 September 1995, p. 3. 159. MUNRO, R. H., "Central Asia and China", Central Asia and the World, op. cit., p. 233, et ANDERSON, J., "Authoritarian political development in Central Asia : the case of Turkmenistan", op. cit., p. 522. 160. Voir par exemple les déclarations de I. Karimov selon RUMER, B.Z., The Gathering Storm in Central Asia", Orbis, Vol. XXXVII, n°1, Winter 1993, p. 104. 161. Voir les projets russes potentiellement concurrents dans le domaine du gaz et du pétrole dans PAIK, K.-W., "Energy cooperation in Sino-Russian relations : the importance of oil and gas", The Pacific Review, Vol. 9, n°1, 1996, pp. 77-95. 162. WALSH, R., "China and the new geopolitics of Central Asia", op. cit., p. 281; FONTANGES, E., "Les échanges entre la Chine et le Kazakhstan. La fin de l'enthousiasme", op. cit., p. 4; sur les efforts entrepris par Pékin pour améliorer la qualité des produits exportés vers l'Asie centrale : PANNIER, B., "Kyrgyz, Chinese sign agreements", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°210, 27 October 1995, p. 3. 163. D'après WALSH, R., "China and the new geopolitics of Central Asia", op. cit., p. 279. 164. D'après FERDINAND, P., "The New Central Asia and China", The New States of Central Asia and Their Neighbours, op. cit., p. 105. 165. Voir "Port to spur Russian trade", China Daily, Vol. 16, n°4771, April 10, 1996, p. 5; "Xinjiang, Russia to spur links", op. cit., p. 5. Le Xinjiang et la Fédération de Russie partagent une frontière commune de 54 km. En 1995, le volume d'échanges entre la région autonome et la Russie se serait élevé à 38, 69 millions de dollars. 166. Voir pour le Kazakhstan l'importance des investissements occidentaux selon TOENES, S., "The 1996 diary of deals", dans "Kazakhstan", op. cit., p. 4 (Special Survey). 167. La France a cependant conduit une campagne d'essais en 1995-1996. La Russie est soupçonnée d'avoir mené un essai nucléaire souterrain clandestin sur le site de Novaya Zemlya à la mi-janvier 1996. D'après Le Monde, 9 mars 1996, p. 4. 168. En septembre 1992, octobre 1993, juin 1994, mai et août 1995, juin 1996 et probablement septembre 1996. Concernant ce dernier essai voir "La Chine a procédé à son premier essai nucléaire de l'année", Le Monde, 9-10 juin 1996, p. 4. Depuis 1964, Pékin a procédé à 44 essais. 169. Voir l'étude fondamentale de FESBACH, M., FRIENDLY, A., Ecocide in the URSS : health and the nature under siege, New-York, Basic Books, 1992, XVII-367p. 170. Selon KHODJAMBERDIEV, I., "The Environmental Movement in Kyrgyzstan", op. cit., p. 15. Les essais chinois ont également été désignés comme responsables de désastres naturels par des officiels kirghizes (notamment le tremblement de terre de 1992) dans SEGAL, G., "Deconstructing foreign relations", China Deconstructs Politics, Trade and Regionalism, op. cit., p. 341. 171. Protestations de l'organisation écologiste Nevada-Semipalatinsk, marche anti- nucléaire en direction de la frontière chinoise, protestations officielles du

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gouvernement kazakh. Selon MARTIN, K., "China and Central Asia : Between Seduction and Suspicion", op. cit., p. 33 et PANNIER, B., "Kazakhstan's anti-nuclear marchers stopped before chinese border", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°153, 8 August 1995, p. 3. 172. MORONI, F., "A State in Transition : Security Issues in Kazakhstan", The International Spectator, Vol. XXIX, n°4, October-December 1994, p. 45. Contre l'essai de juin 1996 : PANNIER, B., "Kazakhstan unhappy with Chinese Nuclear Test", OMRI Daily Digest, Vol. 2, n°113, 11 June 1996, p. 3. 173. 174. Voir DAVE, B., "Differences over nuclear issue", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°179, 14 September 1995, pp. 2-3. 175. DAVE, B., "China and Kazakhstan to jointly monitor effects of nuclear tests", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°182, 19 September 1995, p. 3. 176. Voir "Another China A-Test", Herald Tribune, 10 June 1996, p. 7; PUEL, C., "Avant- dernier essai nucléaire chinois", Libération, 10 juin 1996, p. 8. 177. GIROUX, A., "Kirghizstan" dans "Douze nouveaux Etats indépendants issus de l'URSS : la CEI", op. cit., p. 54. 178. JOYAUX, F., Géopolitique de l'Extrême-Orient, Tome II, Frontières et stratégies, Bruxelles, Complexe, 1991, pp. 30-31. 33 000 km2 seraient en litige selon PI, Ying-Hsien, "China's Boundary Issues with the former Soviet Union", Issues and Studies, Vol. 28, n°7, July 1992, p. 68; détails dans GARVER, J. W., "The Sino-Soviet territorial dispute in the Pamir Mountain Region", The China Quarterly, n°85, March 1981, pp. 107-118. 179. BRAILLARD, P., DJALILI, M.-R., L'émergence d'un nouvel espace géopolitique au Caucase et en Asie centrale, Berne, Office Central de la Défense, 1992, p. 20. 180. CRAIG-HARRIS, L., "Xinjiang, Central Asia and the implications for China's policy in the Islamic World", op. cit., p. 114. 181. PI, Ying-Hsien, "China's Boundary Issues with the former Soviet Union", op. cit., pp. 72-73. 182. "Le voyage du premier ministre ouvre une nouvelle 'route de la soie'", op. cit., p. 5. Deux secteurs resteraient cependant en litige : voir GODRON, A., "Vers le règlement du contentieux frontalier sino-soviétique", Revue d'histoire diplomatique, n°2, 1995, p. 177. 183. Cependant, en juillet 1994, un compromis concernant deux des six secteurs de la frontière sino-kirghize en litige aurait été atteint : GODRON, A., "Vers le règlement du contentieux frontalier sino-soviétique", op. cit., p. 178. Au cours de la rencontre Jiang Zemin/ A. Akaev de juillet 1996, un accord portant sur la frontière aurait été conclu entre la Chine et le Kirghizstan : LIU, S., "Kazakhstan's efforts hailed", op. cit., p. 1. 184. Un sommet consacré aux questions frontalières s'est tenu à Shanghai en avril 1996. Il a abouti à un accord de réduction des troupes aux frontières entre la Chine, le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Kirghizstan. 185. LEMOINE, F., La nouvelle économie chinoise, Paris, la Découverte, 1994, pp. 50-51; également GILLEY, B., "Irresistible Force", Far Eastern Economic Review, April 4, 1996, pp. 18-22. 186. D'après FERDINAND, P., "The New Central Asia and China", The New States of Central Asia and Their Neighbours, op. cit., p. 103. 187. FERDINAND, P., "Working Toward a Serious Partnership With China", Transition, Vol. 1, n°17, 22 September 1995, p. 11. 188. FERDINAND, P., "Working Toward a Serious Partnership With China", op. cit., p. 68. 189. Dans le cas de l'Asie centrale, P. Ferdinand estime ainsi qu'au Kazakhstan, la mafia chinoise serait impliquée dans un trafic de drogue estimé à 2 millions de dollars par an.

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190. GIROUX, A., "Kirghizstan" dans "Douze nouveaux Etats indépendants issus de l'URSS : la CEI", Le Courrier des pays de l'Est, n° 337-338, mars-avril 1995, p. 54. 191. Voir les craintes russes et celles du président kazakh citées dans SEGAL, G., "Deconstructing foreign relations", China Deconstructs Politics, Trade and Regionalism, op. cit., pp. 339 et 341. 192. Voir les réactions des populations russes face à l'afflux de clandestins chinois dans MOLTZ, J. C., "Regional Tensions in the Russo-Chinese Rapprochement", Asian Survey, Vol. XXXV, n°6, June 1995, p. 512. Au Kazakhstan, les accents anti-chinois relevés dans la presse émaneraient plus généralement de cercles russes que de cercles kazakhs, selon MUNRO, R. H., "China's waxing spheres of influence", op. cit., p. 604. 193. Voir a contrario l'effet des mesures anti-immigration sur le commerce du Primorsky Krai : MOLTZ, J. C., "Regional Tensions in the Russo-Chinese Rapprochement", op. cit., pp. 521-522. Pour se faire une idée du commerce frontalier entre la Russie et la Chine : GODRON, A., "Le bassin de l'Amour : une nouvelle zone de coopération entre la Chine et la Russie", Le Courrier des pays de l'Est, n°406, janvier- février 1996, pp. 65-72. 194. Alors que le Kazakhstan et le Kirghizstan ont conclu en mars 1996 un traité sur l'approfondissement des relations avec la Russie, l'Ouzbékistan et le Turkménistan restent actuellement en dehors de ces nouvelles relations et ne semblent guère les goûter. Voir les déclarations d'officiels ouzbeks et turkmènes : "Russia, 3 Other Republics Agree to 'Integrate'", op. cit., p. 1, et KANGAS, R., BEZANIS, L., "Central Asian Economic Cooperation", OMRI Daily Digest, Vol. 2, n°70, 9 April 1996, p. 3. 195. Sur les nouvelles relations sino-russes voir SHI, Z., "Développement du partenariat sino-russe", Beijing Information, n°18, 29 avril 1996, pp. 11-16; "Déclaration commune de la République populaire de Chine et de la Fédération de Russie. Beijing, 25 avril 1996", Beijing Information, n°20, 13 mai 1996, pp. 7-10. Sur les difficultés actuelles et futures entre Pékin et Moscou : PI, Ying-hsien, "The Dynamics of Sino-Russian Relations", Issues and Studies, Vol. 32, n°1, January 1996, pp. 18-31; "Cossack mounted patrols on Russian- Chinese border intend to thwart demarcation efforts", The Current Digest of the Post- Soviet Press, Vol. XLVIII, n°15, May 8, 1996, p. 21. 196. Voir pour le Japon PANNIER, B., "Kyrgyzstan to get money from Japan", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°123, 26 June 1995, p. 3; DAVE, B., "Japanese Bank loan to Kazakhstan", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°173, 6 September 1995, p. 3; KANGAS, R., "Japanese business delegation in Tashkent", OMRI Daily Digest, Vol. 1, n°179, 14 September 1995, p. 3; PANNIER, B., "'Japan pledges money for Kyrgyz Airport", OMRI Daily Digest, Vol. 2, n°111, 7 June 1996, p. 3; PANNIER, B., "Japanese Business ties with Uzbekistan flowering", OMRI Economic Digest, Vol. 2, n°23, 16 June 1996, p. 3; la Corée du Sud, bénéficiant de la présence d'une diaspora coréenne déportée par Staline en Asie centrale (Ouzbékistan et Kazakhstan), est également très présente en Ouzbékistan, au Kazakhstan et au Kirghizstan.

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RÉSUMÉS

Confrontée à l'émergence des républiques ex_soviétiques d'Asie centrale après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, la Chine a d'abord adopté une attitude de méfiance envers ses voisins nouvellement indépendants, avant de choisir finalement la voie de la coopération en vue de promouvoir la stabilité de la région face à la montée du nationalisme et au pan_turquisme rampant.

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Champ Libre

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Goft-o-gu, c'est-a-dire dialogue

Zarir MERAT

1 Fondée en automne 1993 par un groupe de jeunes intellectuels, la revue Goft-gu qui signifie dialogue, tente de contribuer à instaurer, une nouvelle manière de voir, de réfléchir et d'agir dans le champ intellectuel et politique de la société iranienne.

2 Une nouvelle manière de voir tout d'abord. Il s'agit d'aller à l'encontre des exclusives politiques et idéologiques qui ont durablement régné au sein de l'intelligentsia, des formations politiques et des sphères dirigeantes du pays. En effet, toutes celles-ci ont longtemps été caractérisées par une sorte d'hémiplégie intellectuelle qui faisait que l'on était marxiste, nationaliste, islamiste, royaliste, républicain, etc., et que l'on abhorrait ceux qui avaient une opinion différente; on ne s'adressait qu'aux "siens" et l'on disposait de recettes préétablies qui auraient miraculeusement sauvé le pays de la catastrophe dans laquelle voulaient le jeter tous les autres groupements et formations politiques.

3 bousculer les carcans idéologiques dans lesquels se débattaient intellectuels et politiciens iraniens. La chute du régime impérial, l'effondrement du bloc communiste et de l'idéologie marxiste-léniniste, la crise politique, culturelle, idéologique, économique et sociale dans laquelle se démène la République islamique ainsi que l'impuissance totale et la perte complète de crédibilité de l'opposition intérieure et en exil ont fortement contribué à créer une situation nouvelle, à ouvrir des brèches dans lesquelles un certain nombre d'intellectuels, les jeunes essentiellement, n'hésitent pas à se glisser.

4 Malheureusement, les modes d'expression et les moyens d'action sont encore rarissimes en Iran. En l'absence de partis politiques, de syndicats dignes de ce nom, d'associations véritablement indépendantes et d'une presse quotidienne libre, les revues d'idées sont l'un des rares espaces où peuvent s'exprimer, autant que faire se peut, des opinions indépendantes et ce, essentiellement depuis la fin de la guerre Iran- Irak en 1988 et la mort de l'ayatollah Khomeyni en 1989. Goft-o-gu paraît donc en 1993 à la suite d'autres revues indépendantes du pouvoir telles que Adineh, Donyâ-ye sokhan, Irân-e fardâ, Kelk, Kyân, Negah-e now, Zanân, etc.

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5 Une nouvelle manière de voir et de réfléchir sur la société iranienne disions-nous. Il s'agit d'une approche plus pragmatique et moins idéologique (dans l'air du temps) où les a priori sont censés être moins fréquents que les tâtonnements raisonnables. D'un point de vue économique, il n'est plus question d'être un farouche partisan de la libre entreprise ou, au contraire, un collectiviste forcené, adepte de toute sorte de nationalisations; mais bien plus, d'envisager des solutions au cas par cas et selon les exigences du moment. Sur le plan international, il ne s'agit plus de vilipender les puissances mondiales ou régionales et de leur imputer tous les maux qui frappent la société iranienne, autrement dit, de ne voir en l'Autre, l'étranger, qu'un ennemi qu'il faudrait à tout prix combattre; ni, en sens inverse, de suivre aveuglément les désirs des grandes puissances et de servir leurs desseins au détriment des intérêts du pays. La revue Goft-o-gu entend oeuvrer, dans cette perspective, pour un dialogue entre les cultures et les civilisations les plus diverses comme l'atteste son deuxième numéro ("Coexistence des cultures") consacré à une critique en règle des thèses de Samuel Huntington (fortement prisées, soit dit en passant, par les "durs" du régime). Plutôt que de voir tout en noir ou en blanc, les collaborateurs de la revue préfèrent s'inspirer du meilleur que peuvent offrir les autres aires culturelles tout en écartant l'ivraie du bon grain.

6 Mais c'est dans l'ordre politique que le pragmatisme semble être véritablement de rigueur. Pour le comité de rédaction de Goft-o-gu, le temps des slogans et des prises de position radicales n'est décidément plus de mise. La moindre concession ou avancée démocratique de la part du pouvoir est encouragée. Les récentes élections législatives, où les différentes factions du régime ont pu afficher leurs divergences, ont été, à tort ou à raison, relativement saluées; tandis que les critiques se font toujours de manière polie, voilée et indirecte. On dénonce, par exemple, les violations des droits de l'homme... en Chine. Mais personne n'est dupe et ce qui doit être dit est dit sans pour autant prendre le risque, inutile, d'attaquer de front un pouvoir extrêmement puissant comparé à une société civile en pleine gestation.

7 Il convient de préciser ici que la démarche de Goft-o-gu, tout comme celle d'autres revues ou d'autres intellectuels, est loin de plaire aux opposants politiques réfugiés à l'étranger qui l'accusent de collaboration avec un régime qu'ils honnissent. Toutefois, ceux-ci sont incapables, après dix-sept ans, de proposer le moindre projet alternatif qui puisse contribuer à améliorer, tant soit peu, le sort de la population iranienne. On pourrait aisément rapprocher leur comportement de celui du dissident soviétique, Alexandre Zinoviev, qui se voilait ouvertement la face devant les changements de la société soviétique; tandis que l'attitude adoptée par Goft-o-gu et les intellectuels de l'intérieur est beaucoup plus proche des opposants également de l'intérieur de l'ex bloc de l'Est. Il apparaît ainsi que l'importance de l'écroulement du bloc soviétique tient aussi et pour beaucoup de la manière dont cela s'est produit : de l'intérieur, pas à pas, et selon une démarche qui s'inspire plus de la tortue que du lièvre de La Fontaine. L'expérience de la chute du régime du Shah a également été mise à profit et certains ont pris conscience du fait qu'un changement de régime ne réglait pas de lui-même et comme par enchantement les problèmes fondamentaux de la société.

8 L'attitude et la démarche critiques de Goft-o-gu ne se limitent certes pas au présent. Le passé fait ainsi l'objet d'une réévaluation sévère au cours de laquelle le mouvement national et démocratique n'est pas épargné. Il suffit de se référer au 5ème numéro de la revue "Etudiant et université" qui n'hésite pas à s'en prendre au comportement de

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certains dirigeants du Front national (pro-Mossadegh) durant les événements du début des années 60 au moment de la réforme agraire. Ces exemples peuvent sembler anodins aux yeux d'une société habituée à la critique. Mais il faut savoir que la société iranienne n'est guère portée à ce genre d'examens et que le moindre regard critique à l'encontre de soi-même et des siens passe souvent pour favoriser l'"ennemi". C'est pourtant dans cette perspective que s'inscrit la démarche des collaborateurs de Goft-o-gu : apprendre à balayer devant sa porte plutôt que de s'en prendre aux autres.

9 Une nouvelle manière d'agir également. Le nom de la revue est en soi significatif : le dialogue plutôt que la confrontation brutale et violente. Ce dialogue se doit cependant d'être sans exclusives et s'opère dans toutes les directions et à différents niveaux. Il n'est plus question de s'adresser uniquement à ceux qui vous approuvent sur tout ou presque tout. Le dialogue avec ceux qui tiennent les rênes du pouvoir, les dirigeants, et qui sont là, bien en place, qu'on le veuille ou non. Mais là n'est pas l'essentiel, contrairement à ce que croient les esprits chagrins. La nouveauté de la démarche ne tient que si cette discussion s'effectue au sein même de la société civile (le premier numéro de la revue s'intitulait "Société civile") et par delà les frontières philosophiques et idéologiques. Pour les collaborateurs de la revue, contrairement à une tradition bien enracinée au sein de l'intelligentsia iranienne, pour qui la prise du pouvoir représentait l'essentiel des activités, il est indispensable que la société se mette en branle elle-même si elle tient à modifier les rapports de force existants. Les défauts imputés à des sphères particulières (Cour impériale, clergé, intellectuels, etc.) ne sont pas le propre de ces milieux mais appartiennent à la société tout entière et on les retrouve aisément chez les individus "ordinaires" (corruption, intolérance, absence de responsabilité, etc.).

10 L'une des particularités des intellectuels iraniens est que les laïcs et les religieux s'ignorent ostensiblement. Chaque groupe préfère nier la présence de l'autre plutôt que d'entamer le dialogue et de trouver un terrain d'entente qui permette d'affronter les blocages actuels de la société iranienne. Parmi les objectifs premiers de la revue, bien ancrée dans l'hémisphère laïque, on compte la discussion avec les intellectuels musulmans sur des questions telles que la séparation du politique et du religieux, "l'idéologisation" du phénomène religieux (discussion des thèses de Ali Shariati et Abdolkarim Sorush, l'islam et la démocratie). Il s'agit là de briser une fois pour toutes, cette frontière qui existe depuis des décennies entre les laïcs, de gauche, de centre et de droite, et les religieux, révolutionnaires, modérés ou conservateurs (voir les numéros 2, "Coexistence des cultures" et 6, "L'Occidentalisme").

11 Le dialogue est également de mise avec les conceptions nationalistes pour remettre en cause les spécificités culturelles qui ont longtemps freiné la marche vers le progrès du pays. Les Iraniens (et leurs intellectuels) sont, comme beaucoup d'autres peuples, extrêmement nationalistes et critiquer le passé de la nation reste un exercice difficile à accomplir. C'est là une des tâches particulièrement ardues que s'est fixée la revue (cf. les numéros 3, "Etre iranien" et 12, "La politique étrangère de l'Iran").

12 Enfin, ce dialogue tous azimuts s'effectue aussi en direction de l'étranger. Pratiquement tous les numéros de la revue comportent un entretien avec un penseur occidental prestigieux (Jurgen Habermas, Paul Ricoeur, Alain Touraine, Antoinette Fouque, Tzvetan Todorov, Olivier Mongin, Alain Finkielkraut). Ce qui permet, sans aucun doute et dans un système relativement clos, de s'enrichir sur le plan des idées et de maintenir le contact avec des intellectuels non iraniens. Ajoutons que la revue a été particulièrement active pour accueillir deux intellectuels français de renom, Paul

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Ricoeur et Olivier Mongin, et organiser des réunions publiques au cours desquelles il était question de mémoire et d'oubli, de littérature française et européenne, du rôle des revues dans la société française. Là encore, c'est une manière de "dé-diaboliser" l'Autre aux yeux d'une société habituée à s'en prendre invariablement aux étrangers plutôt que de se pencher sur ses propres défauts.

13 Mais Goft-o-gu n'a pas pour unique ambition de discuter exclusivement des questions théoriques. Des thèmes très concrets font l'objet d'une attention privilégiée encore que cela reste, pour l'instant, à l'état embryonnaire. Le Centre culturel Bahman bâti dans les quartiers pauvres de la ville sur l'emplacement des anciens abattoirs de Téhéran (n°9), le statut et la situation des exilés iraniens à l'étranger et des réfugiés afghans, notamment les femmes, à l'intérieur du pays (numéro 11, "Asile et immigration"), l'urbanisme sont des exemples parmi d'autres qui tentent de montrer que les intellectuels ne peuvent plus s'enfermer dans des questions de principe, de philosophie ou d'idéologie et qu'il est grand temps de s'attaquer de front aux problèmes concrets qui touchent la population. L'étude du Centre culturel Bahman qui modifie de manière profonde et inéluctable les mentalités et le comportement des habitants défavorisés du sud de Téhéran compte bien plus aux yeux de la rédaction de Goft-o-gu que les sempiternels débats sur la culture avec un grand C. D'où également l'organisation d'une réunion publique de la part de la revue, conjointement avec des ingénieurs et des architectes, sur le thème de l'urbanisme, l'architecture, la tradition et la modernité (numéros 10 "Modernité" et 13 "Ville et urbanisme").

14 Finalement, des numéros ont été consacrés à la presse (n°4) et au livre (n°7) en s'efforçant d'examiner la question sous ses différents aspects (audience, censure, problèmes économiques, etc.); de même qu'au problème, particulièrement aigu en République Islamique, du statut de la femme (n°9 "Les Femmes") et au regard historique (n°8 "L'Histoire") où il est question de l'école des Annales et des Subaltern Studies. Le cinéma enfin, très en vogue en Iran singulièrement chez les jeunes, fait l'objet d'une attention notable avec divers entretiens avec des cinéastes (Kiarostami, Beyzâï) et critiques iraniens et des études de film.

15 Bien évidemment, tout est loin d'être parfait et certains articles et prises de position ne manquent pas de susciter des critiques acerbes et virulentes. Les numéros traitant des femmes ou de l'université n'ont guère été appréciés par un certain nombre de femmes laïques ou d'anciens étudiants ayant dû abandonner leurs études du fait de leurs opinions. Certaines de ces critiques peuvent être légitimes. Mais l'option démocratique, la question des droits de l'homme et des libertés publiques, le respect de l'Autre (quel qu'il soit, étranger ou d'opinion différente) ne sont pas des objectifs immédiatement accessibles. Goft-o-gu essaye, à sa mesure et dans la limite de ses possibilités, de mener la réflexion et l'action dans cette direction, de manière lucide (ce qui ne veut pas dire sans concession, tout au contraire), autant que faire se peut, et tout en étant conscient que le chemin qui mène à la démocratie sera très probablement long et sinueux.

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RÉSUMÉS

Fondée en automne 1993 par un groupe de jeunes intellectuels, la revue Goft-o-gu (Dialogue), tente de contribuer à instaurer une nouvelle manière de voir, de réfléchir et d'agir dans le champ intellectuel et politique de la société iranienne.

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La cinquième élection législative en Iran : le vote d'une république mal aimée

Morad SAGHAFI

1 Inconscients de la contradiction qu'ils institutionnalisaient ou forcés par l'héritage d'un siècle de combats politiques pour un législatif élu par le peuple, ou bien encore par devoir envers les gens qui les avaient portés au pouvoir, les bâtisseurs de la République islamique d'Iran ont décidé qu'un parlement élu au suffrage universel constitue le pouvoir législatif de leur Etat. Ainsi, il a été décidé que le pouvoir tiendrait sa légitimité du vote du peuple. On avait bien affaire à une République. Toutefois, il est devenu vite clair qu'il faudrait compter avec une autre source de légitimité, c'est-à-dire l'Islam.

2 Minimisée par la ferveur révolutionnaire, ainsi que par la popularité jamais vraiment diminuée de l'Imam Khomeiny, mais aussi par une guerre mobilisant de plus en plus les énergies du pays jusqu'à l'épuisement, l'importance de la question de la coexistence de ces deux sources de légitimité n'a jamais été comprise par la société. En effet, la contradiction entre ces deux sources de légitimité n'était pas d'actualité, parce que la République et l'Islam étaient tous les deux incarnés en la personne de l'Imam Khomeiny. A l'époque il suffisait à chacun de faire preuve de vigilance révolutionnaire et de participer à la guerre pour être considéré comme un bon musulman, et donc un bon républicain. La participation de la population aux élections avait moins pour objectif d'élire ses députés ou son président de la République que pour montrer sa foi inébranlable dans sa révolution et son gouvernement islamique.

3 C'est avec la fin de la guerre et le décès de l'Imam que la question de la coexistence des deux sources de légitimité s'est rapidement posée et que les périodes électorales sont devenues des moments privilégiés de débat et de décision sur la primauté de l'une ou de l'autre.

4 La question a surgi une première fois en 1369 (1991), lors des élections de "l'Assemblée des experts" (Majles Khobregân) dont les membres sont élus au suffrage universel et qui, entre autres, a la lourde responsabilité de choisir le "Guide de la révolution" (Valié

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Faghih). C'est au moment du dépôt des candidatures pour les élections de l'Assemblée des experts qu'on a appris que le "Conseil de surveillance" (Chorayé Negahban) exigeait un certain niveau de connaissance religieuse pour accepter les candidatures. Les candidats dont les qualifications n'étaient d'emblée pas reconnues par le Conseil étaient invités à passer un examen.

5 Plusieurs clercs, presque tous appartenant aux groupes des radicaux et à la majorité du troisième parlement refusèrent de passer cet examen, considérant cela comme un outrage à leur personne. Pour la première fois l'Islam est devenu l'excuse, sinon le moyen, pour les uns de barrer la route à d'autres musulmans. Mais l'importance politique de ce tour de force est passé presque inapperçue aux yeux de la grande majorité de la population. Cependant l'affaire n'est pas restée cachée aux yeux des activistes politiques.

6 La revue Bayan, éditée par le très politisé ancien ministre de l'intérieur Ali Akbar Mohtashemi, a consacré plusieurs articles à ce sujet, dénonçant la partialité engendrée par cet acte, concluant que "l'importance réelle de cette nouvelle donne de la vie politique iranienne sera connue lors des quatrièmes élections législatives"1. Le quotidien Salam, qui jouait le rôle de porte parole des "Clercs combattants" (Rohanyouné Mobarez), c'est-à-dire la majorité du troisième parlement, a aussi consacré des articles à cette question2 avant de se lancer dans un vrai combat pour empêcher une pareille intervention du Conseil de surveillance à l'avenir.

7 Mais le Conseil n'a pas repris le même chemin lors des élections suivantes; il n'a pas exigé des connaissances approfondies en matière de religion pour choisir les candidats à la quatrième élection législative. En revanche, pour accepter la candidature des personnes intéressées, il a exigé leur "engagement pratique envers l'islam" pour la vérification duquel il s'est auto-déclaré juge. Une année durant, le quotidien Salam a débattu du sujet, n'hésitant pas à élargir le débat aux limites de tout pouvoir et de toute institution qui, de l'avis de ce quotidien, chercherait à contourner la légitimité émanant du peuple3.

8 En dépit du combat mené par Salam, le Conseil a maintenu sa position; toutefois, pour limiter les dégâts, il a admis la candidature des personnes les plus connues parmi les Clercs combattants. Malgré cela aucune d'entre elles n'a obtenu suffisamment de voix pour entrer au parlement. Les gens avaient voté pour le changement.

9 Le changement, ils l'ont eu : la majorité du parlement a changé certes; mais en même temps la République avait perdu un combat décisif contre les tenants de l'Islam et cela, juste au moment où après 12 années d'existence, l'espace politique du pays s'apprêtait finalement à tolérer une opposition légale dont Salam s'était fait, comme on vient de le voir, le porte-parole.

10 D'opposition légale, il n'y en a pas eu beaucoup depuis le renversement du régime impérial par la révolution islamique en Iran; toutefois, on en connaît au moins une : près d'un an après la réussite de la Révolution, "Le Mouvement de Libération d'Iran" (Nehzaté Azadiyé Iran) dirigé par le premier ministre du Gouvernement provisoire, Mehdi Bazargan, avait abandonné sa place pour retrouver le rôle qu'il aurait dû jouer dès le départ, celui d'une opposition légale et modérée. La ferveur révolutionnaire et l'obéissance dont faisait preuve la grande majorité de la société envers l'autorité quasi divine de l'Imam Khomeiny lui ont barré la route. A ce moment-là, la société était unie et solidaire et par conséquent, elle pensait peu ou pas aux cadres légaux et républicains de ses activités sociales et politiques. En effet, elle ne voyait pas pourquoi elle

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changerait son unité de coeur et sa solidarité religieuse, contre une unité et une solidarité formelle dictée par la loi.

11 Une décennie plus tard, déchirée par une guerre d'usure qui ne lui servait même plus à maintenir sa cohésion, aigrie par des excès de plus en plus injustifiés dans l'application de la Shariat, expérimentant une nouvelle forme de pauvreté, lasse des promesses d'une vie meilleure qui tardait tant à venir, orpheline de son Imam, la société montrait des signes de fissures sérieuses et cherchait, plus par instinct de survie que par réflexion, des moyens nouveaux de réaliser son unité. Et c'est juste à ce moment précis que tomba le verdict du Conseil de surveillance, s'auto-proclamant juge et arbitre dans l'acceptation de la candidature de telle personne ou le refus de telle autre. Tout s'est passé comme si on avait répondu par la négative aux questions que la société avait à peine essayé de se poser.

12 Le long des quatre années qui séparent l'investiture du quatrième parlement et les élections législatives du 8 mars (premier tour) et 19 avril (second tour) 1996, la société a commencé à s'articuler en se posant de plus en plus de questions et chercher des réponses à ses innombrables problèmes qui, il faut bien le dire, étaient tout d'abord économiques, ensuite sociaux et politiques. Ce n'est pas le contenu significatif ou non des questions qui s'avérait important, mais le questionnement en soi, comme étant la nouvelle modalité de la participation socio-politique, qui était à souligner. Une modalité qui a permis au journal Salam de devenir le quotidien le plus lu et commenté du pays. Salam a consacré une rubrique aux questions téléphoniques posées par ses lecteurs. La rubrique a eu un tel succès que Salam a dû à plusieurs reprises lui consacrer deux pages entières.

13 A vrai dire, il était tout à fait normal que la société se pose des questions, confrontée qu'elle était à de graves problèmes. La reconstruction du pays et ses besoins en capitaux venaient en premier; d'où le programme de privatisation lancé par le gouvernement et précédé par une campagne pour le retour des entrepreneurs iraniens immigrés à l'étranger après la révolution. Puis il fallait créer des emplois pour tous ceux qui revenaient de la guerre et revenir en aide aux familles de ceux qui n'en sont pas revenus; d'où le changement du rôle des institutions para-étatiques tel que la Fondation des déshérités (Bonyad Mostazafan) et sa participation de plus en plus active dans des projets dits de développement, d'où aussi la campagne pour restaurer l'image ternie de l'entrepreneur qui, quelques années auparavant, était encore traité de "sangsue capitaliste". Et puis venaient les besoins en consommation et en participation sociale et politique de toute une foule à qui on ne pouvait plus demander de se serrer la ceinture ni de se taire du fait de la guerre.

14 Percevant ces nécessités et ses besoins plus que tout autre dirigeant, Hachemi Rafsandjani est devenu la seule personne à qui on faisait confiance pour sortir l'Iran de sa situation catastrophique. Ce n'est pas un hasard si les vainqueurs des quatrièmes élections législatives avaient choisi comme mot d'ordre de leur campagne électorale : "Obéir au guide de la révolution et soutenir Rafsanjani". L'obéissance au guide étant entendue par ces personnes comme faisant partie de la constitution, leur programme se résumait en fait, au soutien de Rafsanjani.

15 Mais, cela se passait trois ans après la fin des hostilités contre l'Irak et deux ans après l'élection de Rafsanjani à la Présidence de la République. La dynamique de la fin de la guerre battait son plein, des signes sérieux d'apaisement étaient visibles dans les relations extérieures de l'Iran, tant avec les pays voisins du golfe Persique qu'avec les

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pays européens et même avec les Etats-Unis. Les entreprises étrangères s'intéressaient à l'Iran dont les besoins pour la reconstruction et la reprise des activités de production se chiffraient par dizaines de milliards de dollars. Dans ces conditions, personne ne s'est vraiment posé la question de savoir si le groupe qui soutenait Rafsandjani était réellement prêt à défendre son programme d'ouverture, tant sur le plan économique que social et politique, et moins encore si son programme économique de privatisation et d'élimination des subventions allait ou non agraver la situation d'une grande partie de la population, à savoir la masse des fonctionnaires de l'Etat ainsi que les ouvriers; Tout ce qu'on voulait, c'était se débarrasser des durs et des radicaux, symboles d'une période difficile et plutôt amère : on voulait le changement.

16 Quatre ans après, les choses étaient bien différentes et surtout plus claires. Le programme de privatisation s'est essouflé sans avoir changé grand chose dans l'espace économique du pays; il n'y a presque pas eu de déplacement de capitaux vers l'Iran, la dette extérieure a obligé le pays à se replier sur lui-même, l'inflation a été officiellement aux alentours de 50% pour trois années successives, il n'y a pas eu d'ouverture politique considérable et finalement les quelques libertés acquises au niveau de la presse et dans les universités paraissaient plus fragiles que quatre ans auparavant.

17 Sur le plan international, le refus catégorique et l'appel dynamique au rejet du processus de paix israélo-arabe a non seulement mis fin au rapprochement timide avec les Etats-Unis, mais a valu à l'Iran une hostilité de la part des Américains, inaperçue depuis la prise d'otages à leur ambassade à Téhéran. Le rapprochement avec les pays européens en suspens en raison de l'affaire Rushdie et celui avec les pays arabes voisins, en raison de la création du conseil de sécurité du Golfe persique, dont l'Iran est absent. Somme toute, aucun acquis considérable et surtout définitif n'est résulté de six années de règne du président Rafsandjani.

18 Une chose toutefois, est devenue claire : ceux qui profitant du désir de changement et de la popularité de Rafsandjani avaient réussi à s'accaparer du pouvoir législatif, entendaient maintenir leur mainmise sur ce pouvoir, l'utilisant comme base pour élargir leur pouvoir à l'exécutif après le départ du Président. Bref, un projet de mainmise totale sur le pays qui, tenant compte de l'inconciabilité de ses meneurs4, allait se réaliser malgré les Hommes du Président. Mais, réaliser ce rêve totalitaire, c'était sans compter avec la volonté politique des personnes qui, six années durant, avaient travaillé à la réalisation d'un projet qui malgré toutes ses lacunes était depuis la fin de la guerre le seul présenté par un des courants officiels du pouvoir.

19 C'est ainsi que, quatre mois avant la date des élections, un texte signé de seize personnes a été rendu public; parmi ses signataires on relevait le nom des ministres des Télécommunications, de l'Economie et celui de l'Agriculture, du vice président aux affaires parlementaires et juridiques (Ataollah Mohadjerani) et du célèbre et dynamique maire de Téhéran (Gholam-Hossein Karbastchi)5. Tollé général : "Tentative de mainmise de l'exécutif sur le législatif", disaient certains6, "sous-évaluation du rôle du quatrième parlement" disaient d'autres7. La majorité du quatrième parlement a menacé de retirer son vote de confiance au gouvernement et de trainer devant les tribunaux, toutes personnes profitant de leur situation dans l'exécutif pour influencer les élections. Dix jours durant, l'Iran a vécu une véritable ambiance pré-électorale.

20 Mais que disait précisément ce texte? Et pourquoi une telle réaction?

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21 A y regarder de près, ni ce texte ni tous ceux 8 qui plus tard ont été signés par un nombre plus restreint de personnes ayant des responsabilités étatiques (on est passé du groupe des 16 aux groupes des 6 et des "Serviteurs de la Construction" à "une Partie des Serviteurs de la Construction"), ne comprenaient de programme politique défini, ni de projet social clair, ni même de plan d'action pour les années à venir. On y trouvait l'éloge excessif de Rafsandjani, au point de dire que "pour la dignité, l'estime et la gloire du Parlement islamique, il suffit d'avoir l'honneur de commencer sa vie sous la présidence de Hachemi Rafsandjani"9. Ce pamphlet disait aussi que l'héritage du Président était beaucoup trop vaste et trop riche pour qu'il puisse être repris par un seul groupe et parmi les héritiers ceux qui avaient eu l'honneur de l'accompagner pendant ces six années, dans sa tâche de reconstruction du pays, étaient les mieux placés pour avoir la confiance du peuple lors des élections législatives qui s'approchaient.

22 Certes, les Hommes du Président avaient raison de revendiquer plus que quiconque l'héritage de Rafsandjani. La majorité sortante n'avait fait que profiter de la popularité de Rafsandjani pour se tailler la part du lion aux élections législatives précédentes, n'hésitant pas à se désolidariser de lui quand les difficultés étaient apparues. Là où les Hommes du Président avaient tort, c'était de croire à la pérennité de la popularité de leur héros. Ils avaient aussi tort d'oublier que, bon gré mal gré, ils devaient leur place dans l'exécutif au bon vouloir de la majorité sortante; une majorité qui avait à plusieurs reprises montré sa force en retirant sa confiance à certains ministres et en forçant d'autres à démissionner. Et puis ils ne devaient pas oublier la présence du tout puissant Conseil de surveillance qui pouvait à tout moment les éliminer purement et simplement de la liste des candidats. Que pourraient-ils bien dire si cela leur arrivait, eux qui s'étaient tus devant une pareille intervention contre leur rival politique lors des quatrièmes élections législatives? Il fallait donc qu'ils calment le jeu d'abord et qu'ils négocient ensuite.

23 Les termes et les modalités des négociations ne sont évidemment pas connus de l'homme de la rue10. On connaît seulement les partenaires et le résultat. C'est suite à la publication des listes de chaque groupe qu'on a pu constater que les "Serviteurs" avaient engagé des négociations avec la majorité sortante bien sûr, mais aussi avec d'autres groupes tel que "La Maison des Travailleurs" (Khaneyé Kargar) et les "Combattants de la Révolution islamique" (Modjahediné Enghelabé Eslami)11.

24 La majorité sortante a présenté sa propre liste presque partout dans le pays et surtout à Téhéran. Les "Serviteurs" qui n'ont pu présenter de liste que dans la capitale, ont admis dans leur liste, composée en tout de trente personnes, une dizaine de candidats parmi les plus connus de la majorité sortante. Des gens qui, quinze jours auparavant se traitaient comme des ennemis jurés, voilà qu'ils se trouvaient côte à côte sur une même liste! D'ailleurs, la liste des "Serviteurs" n'était pas seulement le lieu de la réconciliation de la majorité sortante et des Hommes du Président, mais encore le lieu de rencontre des candidats de la "Maison des Travailleurs", qui se considéraient comme de gauche, et de cette même majorité sortante, traitée par cette gauche comme les représentants de la bourgeoisie marchande (les bazaris) et donc comme les pires ennemis des travailleurs.

25 Le moment était vraiment venu de s'intéresser un peu aux électeurs déroutés par tous ces changements d'attitude et ces listes communes; électeurs qui étaient abandonnés à

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leurs problèmes économiques et qui n'avaient que sept jours pour être informés de la façon dont les candidats allaient les couronner.

26 Il est vrai que durant les sept jours de campagne électorale officielle, il était difficile de débattre en profondeur des problèmes majeurs de la société, tels que l'inflation, le chômage, l'emploi des jeunes, la dette extérieure du pays et évidemment, les atteintes aux libertés individuelles et collectives. Mais que l'on profite de cette occasion pour semer encore plus de confusion chez les électeurs et qu'on passe sous silence tout ce qui avait affaire de près ou de loin avec les problèmes politiques, n'était pas non plus digne d'une campagne dont le résultat avait été annoncé comme devant avoir des conséquences vitales pour le pays.

27 Les "Serviteurs de la Reconstruction" sollicitaient la confiance des électeurs afin de poursuivre leur programme, en oubliant que ce qu'ils avaient fait jusque là n'avait amélioré la vie que d'une minorité, et que la grande majorité des gens travaillaient deux fois plus, pour voir leur pouvoir d'achat réduit de moitié.

28 Les candidats de la majorité sortante se vantaient d'avoir empêché le gouvernement de mener un programme économique trop libéral en vue de prévenir l'élimination des subventions des produits de base, et d'avoir fait établir le contrôle étatique des prix. Ils prétendaient ainsi avoir freiné l'augmentation des prix et donc avoir défendu par ce moyen les intérêts des déshérités. Ils avaient oublié que quatre ans auparavant, pour se faire élire, ils avaient soutenu le programme d'élimination des subventions aux produits de base, prétendant qu'elles aient bénéficié à ceux qui achètent le plus, c'est-à- dire aux riches. D'autre part, les électeurs se demandaient pourquoi et depuis quand le riche marchand du bazar qui s'était enrichi grâce à cette situation était devenu le défenseur d'un système de contrôle étatique des prix.

29 Les candidats de la "Maison des Travailleurs" se sont tout simplement contentés de dire que leur présence briserait le monopole de la "droite" au parlement. Ainsi résumé, leur programme ne servait qu'à brouiller davantage le paysage politique où les candidats de "gauche" et de "droite" se trouvaient côte à côte sur la liste des "serviteurs".

30 Mais malgré l'absence de programmes politiques clairs, et malgré les listes compromettantes pour les adversaires sans que les termes des négociations soient connus des électeurs, il se trouvait une sorte de dynamisme ou plus exactement d'énervements parmi les candidats dont tous comprenaient que les électeurs attendaient beaucoup des résultats de ces élections. Ce que ces électeurs attendaient en réalité c'est que l'on réalise enfin ce qu'on leur avait promis la première fois dès la fin de la guerre, puis aux élections législatives, et aux présidentielles précédentes, et ce qu'ils n'avaient pas pu obtenir, concrètement l'élévation de leur pouvoir d'achat et plus de liberté. Pour cela ils sont allés voter en masse.

31 Le taux de participation aux cinquièmes élections législatives fut le plus élevé depuis la fondation de la République islamique (71% des inscrits sont allés aux urnes au premier tour). Mais faute de programmes politiques clairs, chacun a voté selon ses propres opinions et conjectures, enregistrant ainsi un autre record dans l'histoire parlementaire de la République islamique : le record de dispersion des voix. A cet égard, l'analyse des résultats dans la capitale, dont le vote reste encore aujourd'hui déterminant de l'ambiance politique du pays, est révélatrice. Les élus sont entrés au parlement avec une moyenne de 11% seulement des voix des ayants droit au vote; (le premier élu a obtenu 19% des voix tandis que les dix derniers ont obtenu moins de

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10%). Ce qui veut bien dire qu'aucun candidat et, aucun des courants présents aux élections n'a pu mobiliser massivement. Outre, l'ensemble des courants n'a obtenu que le tiers des voix des inscrits et moins de la moitié des suffrages exprimés. En d'autres termes, il n'y a pas eu de vrais vainqueurs.

32 En revanche, des célèbres perdants et des niets symboliques, il y en a eu dans tous les rangs.

33 De la majorité sortante, n'ont pas été élus : 1- Assadollah Badamtchian, le responsable de la commission de l'article 110 de la constitution qui traite de la liberté des partis politiques; c'est lui qui, depuis des années, se prétendant le porte parole du peuple, a été l'un des éléments clé d'opposition aux activités des partis politiques. 2- Habibollah Asgaroladi, le Président du groupe, Mo'taléfé islamique, le composant le plus politiquement significatif et déterminant de la majorité sortante, connu pour ses partis pris en faveur des marchands du Bazar. 3- Seyyed Alinaghi Khamouchi, l'ancien Directeur de la Fondation des déshérités et le plus acharné des défenseurs du libéralisme économique, dans la majorité sortante.

34 Des "Serviteurs", proches du maire de Téhéran, qui ont été présentés comme les fers de lance de la nouvelle tendance technocrate, n'ont pas été élus. Cet échec a mis en doute l'importance des projets que ce groupe se vantait tant d'avoir réalisé. S'appuyant sur ces projets, les "Serviteurs" croyaient gagner les élections.

35 Des candidats se réclamant de la gauche n'ont pas été élus : 1- Behzad Nabavi, le célèbre ministre de l'Industrie lourde dans le cabinet de Mir Hossein Moussavi, dont il a été aussi le porte parole, mais aussi le théoricien et fervent défenseur de la politique de l'étatisation de l'économie en ces temps-là. 2- Mohamad Salamati, l'ancien ministre de l'Agriculture dans trois cabinets successifs avant la Présidence de Rafsandjani et le Premier secrétaire de "Modjahedin-e Enghelab-e Eslami". Ainsi, les cinquièmes élections législatives d'Iran ont laissé beaucoup plus de perdants que de gagnants.

36 En s'érigeant comme juge et arbitre de l'acceptation ou du refus des candidatures aux élections parlementaires, le Conseil de surveillance a cru marquer un point décisif contre la République. En se contentant de montrer les griffes afin de négocier à huis clos une part plus grande du pouvoir au lieu de présenter des programmes politiques définis et par là entrer définitivement dans l'ère républicaine dont la transparence est la première des exigences, les Hommes du Président ont renouvelé leur lien avec le despotisme qui fait toujours un secret des affaires de la nation. Et finalement en laissant faire à sa guise le Conseil de surveillance dans l'élimination de la moitié de ceux qui s'étaient portées candidats, toutes les personnes dont la candidature avait été approuvée ont selon un accord tacite accepté de remplacer l'égalité du droit digne d'une République par l'apartheid. Cependant, le jour des élections, cette République si ignorée et si mal aimée, en privant de son soutien tous les courants présents aux élections, a dit le dernier mot. Désormais c'est avec elle qu'il faudra compter.

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NOTES

1. T. Emami, "Barandeyé Entekhabat Va Ayandeh", Bayan, numéro 5-6, septembre- octobre 1369 (1991). 2. Voire par exemple "Tadjrobéyé talkhé Khobrégan : Entekhabaté dovomine doréyé madjles khobrégan dar sali ké gozacht", Salam, 26/12/1369 (mars 1992). 3. Pour l'historique de ce débat, ses péripéties, ses limites et sa conclusion voir : Morad Saghafi, "Salam : Rouzchomaré yek tadjrobéyé siassi", Goft-O-Gu, numéro 4, été 1373 (1995), pp. 89-110. 4. Quelques jours après avoir subi les attaques de la majorité sortante, le quotidien Hamchahri a publié un article concernant les raisons de la publication du communiqué en question. Selon l'article, les signataires du communiqué ont eu l'accord du Président pour le publier. Cet accord leur a été donné une fois que la majorité sortante eut refusé la proposition de Rafsandjani pour inclure cinq des Hommes du Président sans sa liste électorale. 5. Le texte du communiqué a été entre autres publié dans Bahman, 30/10/74. L'hebdomadaire Bahman édité par Ataollah Mohadjerani, un des signataires du "communiqué du 16", doit être considéré comme l'organe officiel des "Serviteurs de la Reconstruction". Sa parution s'est arrêtée après le deuxième tour des élections. 6. Morteza Nabavi. Le journal Resalat, 4/11/74. Resalat doit être considéré comme le porte-parole de la majorité du quatrième parlement islamique. 7. Kazem Anbarloui, Resalat, 6/11/74. 8. Le deuxième communiqué a aussi été publié en premier dans Bahman, 14/11/74. 9. Texte du premier communiqué. 10. Certaines rumeurs concernant ces négociations ont été divulguées par l'hebdomadaire "Bahar" qui très probablement à cause de ce genre de franchise a vu ses portes se fermer après la publication de 3 numéros. 11. Un groupe très actif au début de la révolution, ayant plusieurs ministres aux gouvernements pendant les années de la guerre avec l'Irak, mais aussi dans le gouvernement de Rafsandjani.

RÉSUMÉS

Inconscients de la contradiction qu'ils institutionnalisaient, contraints par l'héritage d'un siècle de combats politiques pour un législatif élu par le peuple ou bien par devoir envers les gens qui les avaient portés au pouvoir, les bâtisseurs de la République islamique d'Iran ont décidé qu'un parlement élu au suffrage universel constituerait le pouvoir législatif de leur Etat. Ainsi, il a été décidé que le pouvoir tiendrait sa légitimité du vote du peuple. On avait bien affaire à une République. Toutefois, il est rapidement apparu qu'il faudrait compter avec une autre source de légitimité, c'est-à-dire l'islam.

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Le parlement et la présence politique des femmes en Iran : la loi sur les bourses d'Etat

Ziba JALALI NAINI

1 Parmi les leitmotives du mouvement révolutionnaire qui a donné naissance à la République islamique d'Iran, deux ont très vite envahi voire dominé l'espace social et politique de l'Iran post-révolutionnaire : le rejet de l'étranger, considéré comme l'ennemi, et la recherche systématique de l'islamisation de tous les aspects de la vie, publique aussi bien que privée. L'idée du rejet de l'étranger, déjà introduite dans la conscience politique iranienne à la suite des multiples interventions politiques de la part des anglais et des russes au début du siècle, y reste gravée à jamais après le coup d'Etat américano-royaliste, de 1953 qui renversa le gouvernement nationaliste de Mossadegh. Par contre, l'islamisation bien que systématisée au niveau politique par l'imam Khomeiny dès les années 1960, et au niveau social par Ali Shariati et Morteza Motahari dans la décennie suivante, demeure moins élaborée jusqu'à la réussite de la révolution.

2 L'idée d'un Islam idéologique, et donc capable de véhiculer un projet politique, n'apparaît de façon concrète qu'à la suite de l'ampleur prise par la Révolution soutenue par la participation massive de la population. Cependant, la démonstration de son rôle en tant qu'idéologie d'Etat restait à faire. C'est lors de la réalisation de ce projet que les premières brèches apparurent dans l'immense mouvement qui avait porté l'Islam au pouvoir.

3 Alors que l'idée du rejet de l'étranger a continué à jouer son rôle unificateur dans le domaine de la politique, l'idée de l'islamisation de la société s'est heurtée, tant au niveau social que politique, à une résistance que le nouvel Etat islamique, bien que soutenu par une grande majorité de la population, a jugulé au prix d'affrontements durs et violents.

4 Toutefois, parallèlement à ces expériences précipitées et douloureuses qui avaient la rue comme lieu de manifestation et témoignaient de la volonté de différenciation d'une

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société unifiée par la révolution mais résistante à l'étatisation de cette unité, d'autres expériences de différenciation, moins tragiques cette fois, eurent lieu dans le cadre des institutions légales nouvellement instaurées, tel que le parlement islamique. C'est l'une de ces expériences, dont nous suivrons et analyserons ici le déroulement tout au long des quatre premières législatures qui, de 1980 à 1996, servirent de creuset à la création d'une législation islamique : avançant par tâtonnement, puisque les derniers exemples remontaient à un millénaire, les députés se sont livrés à un exercice dans lequel ils n'avaient que leur propre interprétation de l'Islam comme idée directrice.

5 Il s'agissait d'un projet de loi concernant l'attribution des bourses d'Etat aux étudiants désirant poursuivre leurs études à l'étranger et plus précisément de l'alinéa 1 de l'article 3 de ce projet qui interdisait aux femmes célibataires de bénéficier de cette bourse.

6 Le projet de loi en question n'était certes pas parmi les plus importants débattus par le parlement islamique, mais l'ampleur des débats qu'il a suscités, ainsi que l'éventail de différences qu'il a mis en évidence ont montré non seulement les limites de l'islamisation de la société mais aussi le rôle que les institutions modernes, tel un parlement élu au suffrage universel, peuvent jouer dans la différenciation inévitable de la société face à des épreuves réelles. Il est clair que sans cette différenciation et sans ces institutions permettant la coexistence des points de vue divers, la société serait toujours en proie aux projets totalitaires.

7 La loi a été présentée en première lecture lors de la session de printemps 1983 au premier parlement de la révolution. Venant de l'Etat, le projet de loi avait comme but "l'éducation des personnes qui, combinant le savoir et la spécialisation à la croyance, deviendraient des cadres et des hauts fonctionnaires en mesure de défendre les intérêts de notre pays islamique"2. Le président de la commission d'éducation estimait que "la faiblesse des moyens actuels dont souffrent les universités du pays ne peut pas répondre au besoin de 270 mille cadres dont l'Etat a besoin pour réaliser son premier plan quinquennal... et que pendant 8 à 10 ans, le pays devrait compter sur les possibilités des universités étrangères pour la formation de personnel qualifié nécessaire au fonctionnement de l'Etat"3. Cependant, en vue de rassurer certains députés soucieux du fait que "la mauvaise conduite des boursiers nuit à l'honneur de la République islamique", le président de la commission a ajouté que, lors de la sélection, "l'Etat va surtout être très attentif au fait que les étudiants choisis soient parmi les plus pieux... et même parmi les plus fidèles à la révolution, au peuple et à l'Islam; ce qui fait que non seulement ils ne nuiront pas à l'honneur du pays mais au contraire ils le défendront et à leur retour, ils seront certainement les serviteurs du peuple et du pays et non leurs maîtres"4. Le candidat devrait alors posséder des qualifications aussi bien techniques qu'idéologiques pour pouvoir bénéficier de cette bourse : en premier lieu, il doit être dans le premier quart des reçus au concours national et de ne pas être en mesure de payer ses études à l'étranger... en plus il doit être loyal à la République islamique, à la constitution et au concept de 'velayat faghih' (Jurisconsulte) et enfin pratiquer ses devoirs religieux et s'abstenir de tout ce qui est interdit par la religion5.

8 Les opposants à cette loi ont souligné que "la science est inséparable de l'idéologie du pouvoir". Cela dit, les étudiants partant dans les pays de l'Est sont imprégnés du marxisme-léninisme et ceux allant dans les pays européens ou aux Etats-Unis apprendront la science utile de ces pays-là6. D'autres députés ont rappelé qu'"étant donné que les groupuscules d'opposition ont concentré leurs activités à l'étranger... ils

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vont essayer d'enrôler ces boursiers. L'histoire nous a montré que tous ceux qui ont nui à l'Iran, tels les francs-maçons, faisaient partie des gens ayant fait leurs études à l'étranger, nous devons donc utiliser nos propres moyens au lieu d'aller mendier auprès des superpuissances et des étrangers"7. Les opposants au projet de loi ont insisté sur le fait que "l'innocent étudiant qui ne cherche que la connaissance, ne pourra pas maintenir sa croyance, sa piété et sa vertu dans le milieu corrompu et immoral des pays étrangers"8. En somme les opposants à la loi pensaient qu'approuver cette loi équivalait à marcher dans le noir et l'incertitude..."9.

9 Enfin, suite aux assurances données par les représentants de l'Etat quant à l'attention particulière portée à la sélection de boursiers, en soulignant que "les jeunes ayant combattu au front ne seront pas influencés par ce nouveau milieu" et en insistant encore sur les besoins du pays, après deux renvois en commission de l'éducation10, les exigences de l'Etat ont eu raison des inquiétudes des députés et la loi a été votée dans sa généralité au début de la session d'automne11.

10 Or, au moment où le parlement semblait avoir retrouvé sa sérénité, un autre débat vit le jour; un débat qui survécut à tous les changements de majorité des trois législatures suivantes et qui portait les signes évidents d'un remplacement des clivages traditionnels de la société par de nouveaux clivages. Ce débat révéla ainsi l'impossibilité de réaliser le rêve de la totalisation de la vie politique iranienne au moyen de l'idéologie islamique.

11 Lors de la première lecture du projet de loi, et malgré la présence de quatre femmes parmi les députés, aucune remarque ne fut faite sur l'alinéa 1 du troisième article interdisant aux femmes célibataires de profiter de cette bourse. Au cours de la session d'automne, donc en deuxième lecture, une seule voix fit remarquer cette discrimination en indiquant qu'elle était en contradiction avec la Constitution qui "s'oppose à toutes limitations des libertés dans la société", et que de plus, elle "forcerait nos filles à se marier uniquement pour pouvoir bénéficier de cette bourse. La fille qui admet une telle agression, une fois arrivée à l'étranger avec un mari imposé par la force des choses, divorcera probablement et nous risquerons ainsi d'assister à de multiples déshonneurs"12.

12 La décision finale sur le projet de loi fut reportée à la seconde législature. Au cours de cette dernière lecture, un vrai débat féministe eut lieu au sein du parlement islamique. Débat sur le concept de l'égalité ou l'équité, sur le rôle et le statut des femmes dans la société et sur les préjugés traditionnels à l'égard de celles-ci.

13 Au début de la dernière lecture, les députés opposés au projet de loi revinrent à la charge pour recentrer les débats autour des problèmes de l'immoralité présente dans les pays étrangers. Mais dès la première intervention féminine tout bascula. La première intervenante donna le ton : "Il n'y a aucune différence entre l'homme et la femme puisqu'ils partagent ensemble la vérité de l'humanité"13. Elle estimait que cette égalité est la base de la justice islamique. La polémique devint vive lorsqu'un député lui rappela qu'"il faut distinguer différence de discrimination : la seconde étant certes intolérable mais la première nécessaire à la vie. La discrimination, c'est traiter différemment deux personnes égales à tous les niveaux, tandis que la différence peut venir de la nature. C'est justement pour cela que les femmes ne sont pas appelées au service militaire"; en l'occurrence, ce député insistait sur le degré plus élevé de "corruptibilité" des femmes par rapport aux hommes : "une fille aussi pieuse soit-elle, sera plus facilement exposée à l'agression et seule, elle sera plus sujette à la

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corruption"14. Les partisans de l'égalité de droit s'opposaient à cette vision des choses : la deuxième femme députée qui intervint dans les débats rappela que, pour elle, "l'Islam prescrit la science pour la femme et pour l'homme, sans y introduire aucune condition" et, qu'en plus, une telle loi supposerait qu'"une femme n'a pas de statut réel ou légal sans un mari"15. Malgré toutes ces critiques envers le projet de loi, il fut définitivement adopté et ceci sans aucun changement.

14 Le projet de loi fut voté, mais deux ans après le début du troisième parlement et à la demande de vingt parlementaires, l'affaire resurgit. Il devenait clair que la discrimination établie par cette loi était intolérable aux yeux de beaucoup de députés. Faisant référence aux paragraphes 3, 4, 9 et 14 de la Constitution de la République islamique, ainsi qu'à son troisième principe qui institue une égale responsabilité de l'Etat à l'égard de tous les citoyens, la lettre demandait la révision de la loi sur les bourses d'Etat de sorte que les femmes aient les mêmes droits que les hommes16.

15 La lettre et le nom des signataires furent publiés dans le magazine Zan-e-Rouz (Femmes d'aujourd'hui) qui publia également des entretiens avec trois femmes cadres scientifiques, admises dans des universités étrangères afin de poursuivre leurs études au niveau de maîtrise ou de doctorats, et qui n'avaient pas pu bénéficier de la bourse de l'Etat à cause de la restriction contenue dans la loi : le débat devint ainsi public.

16 L'une de ces femmes n'avait connu son sort, qu'après sa réussite aux examens préliminaires17; la seconde y avait participé tout en étant consciente du destin qui l'attendait et cela pour "prouver définitivement que la faible participation des femmes dans la vie active était simplement due à la persistance des pensées archaïques"18. La troisième considérait que cette loi est "l'une des multiples facettes d'un programme plus général dont le but était d'éliminer totalement la présence féminine dans les milieux scientifiques et dans toutes les activités sociales"19.

17 Pour des raisons encore inconnues, la discussion sur l'article unique eut lieu à la quatrième législature mais il différait sur un point de celui qui aurait dû être présenté à la troisième législature20 : le critère de limite d'âge de 28 ans pour les femmes fut inséré dans l'article devant servir à contrer l'argument le plus utilisé par les opposants à l'égalité des droits. En effet, constatant que les opposants s'acharnaient sur le soi- disant degré de corruptibilité plus élevé des femmes, les présentateurs de l'article unique contournaient l'argument, en arguant le fait qu'une femme de plus de 28 ans a une maturité suffisante pour éviter la corruption.

18 L'insertion de l'âge minimum ne suffit pas à changer la loi mais permit l'élargissement du débat; et c'est lors de celui-ci que les différences de points de vue sur des concepts essentiels tels que "la liberté", "l'égalité" et "la justice et l'équité" furent débattues au sein du parlement islamique. Sept années furent nécessaires pour qu'une discrimination à peine remarquée par un seul député devienne l'objet d'un désaccord évident parmi les politiques ayant droit de parole au parlement islamique.

19 Lors de ce dernier acte, durant lequel les polémiques se déchaînèrent, se trouvaient parmi les défenseurs de l'article unique, aussi bien des hommes, des clercs, que des femmes. On constatait un changement certain dans les idées par rapport à la première fois où le sujet avait été discuté au parlement : certains députés entraient en lice pour rappeler que selon des critères internationaux, le taux de participation des femmes dans la société est considéré de nos jours comme l'un des indices du développement d'un pays21. Un autre député précisait qu'"il ne faut pas supposer que l'Occident est peuplé d'impies et d'infidèles... moi-même j'ai vu aux Etats-Unis des gens pieux et

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croyants.. et même des gens qui dans ces pays-là se sont convertis à l'Islam... Il ne faut donc pas préjuger et empêcher nos jeunes d'y aller pour augmenter leur niveau de connaissance"22. Plus les arguments des défenseurs devenaient précis et spécifiques, plus on voyait clairement que derrière toute cette "compassion pour les femmes", et au nom du "désir de les protéger contre les maladies psychiques qu'elles peuvent contracter, étant donné les pressions physiques et mentales qu'elles vont subir, là-bas, toutes seules" l'unique et le véritable argument des traditionnalistes était fondé sur le fait qu'ils estimaient que les femmes avaient besoin d'un tuteur. C'est pour cela que Madame Behrouzi, députée de Téhéran, avait dénoncé qu'"il est malheureux de constater qu'aujourd'hui encore, il existe des gens qui considèrent les femmes comme des retardées mentales et des aliénées ou comme des mineures ayant besoin d'un tuteur"23.

20 Les "pour" et les "contre" en vinrent à se différencier de telle manière que pour les uns, la volonté de changer la loi venait uniquement du désir de prévenir les critiques de la part de la presse étrangère24 et pour les autres, du fait que la recherche de la science est un devoir religieux; et pour ces derniers d'ailleurs, parvenir à créer l'égalité pour l'homme et la femme faisait partie de la responsabilité de tout député25.

21 Les défenseurs de l'égalité se virent attaqués y compris sur le critère du minimum d'âge sur lequel ils s'étaient entendus. En effet, on leur fit remarquer "qu'une femme de 28 ans ou plus qui mettrait encore quelques années à étudier ne serait plus capable de fonder une famille et d'éduquer un enfant"26. Ce qui sous-entendait qu'à leurs yeux, elles seraient devenues trop âgées pour cela.

22 Devant ce mur de refus, les arguments prirent l'aspect d'une dénonciation politique : "Les femmes ne seraient-elles égales aux hommes qu'en tant que martyrs et sur le front?" répliqua une femme députée, en demandant si "l'égalité n'était qu'un slogan servant à la propagande?"27. Les défenseurs de l'égalité reprochèrent directement à leurs adversaires de "piétiner la constitution qui insiste sur l'égalité des hommes et des femmes"28.

23 A ce moment, l'une des dernières intervenantes se sentit finalement obligée de se distancier des valeurs qu'elle estimait les plus chères et plus fondamentales, celles que tout le monde jusqu'alors avait prises ou voulu prendre comme postulat et base de l'accord national, celles de l'Islam. Madame Nobakht espéra que "les gens ne mettent pas sur le compte de l'Islam les restrictions légales qui existent dans notre société, parce que ces restrictions ne sont que le résultat de conceptions, de formulations et de conclusions très personnelles que les gens ont sur les lois de la religion"29.

24 Ainsi lors d'un combat politique mené dans le cadre du parlement islamique sur un sujet dont on pouvait difficilement penser qu'il soulèverait un tel débat, les députés sélectionnés selon les stricts critères islamiques, vécurent une expérience qui donna lieu à la différenciation et à la clarification des points de vue et des tendances sociales. Ce débat sur l'attribution ou non de bourses d'Etat aux femmes célibataires a mené aux débats sur l'égalité des droits des hommes et des femmes dans la société. Il a aussi montré que la réalisation des slogans constituant la base et le symbole de l'union populaire qui a renversé la monarchie dépendait de leur capacité à répondre aux besoins créés par la vie quotidienne. Une décennie après la victoire de la révolution, les exigences différenciées de la vie citoyenne, ont sérieusement ébranlé la portée de ces slogans.

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25 Ainsi, l'islamisation de la société présentée comme l'une des exigences majeures de la révolution dirigée, suivie et portée au pouvoir par des forces se reconnaissant dans une religion conçue de ce fait comme une idéologie, s'est traduite par de multiples restrictions dans la vie réelle, tant sociale que politique. Lors des élections parlementaires, cette restriction s'est traduite par le refus de toute candidature "extérieure" (non islamiste). Appliquée dès les premières élections aux communistes puis élargie au second scrutin à presque tous ceux qui ne s'étaient pas alignés sur les politiques suivies par le gouvernement, l'exigence islamique pour l'acceptation de la candidature fut présentée comme l'explication voire le moyen de garder intact la cohésion révolutionnaire et nationale. Cette exigence a été reprise et mise en oeuvre plus radicalement encore lors de la quatrième élection législative. Filtrés de cette façon, les députés de la quatrième législature devaient réaliser l'unité du peuple et du pays autour des valeurs islamiques. Et, c'est pourtant dans ce parlement soi-disant unifié par l'application des conditions draconiennes quant à l'acceptation des candidatures, que le débat sur l'égalité des chances entre hommes et femmes a pris la tournure que nous venons de voir. Le projet de l'islamisation de la société a définitivement montré ses limites. Cet événement, comme tant d'autres qui ont lieu tous les jours dans le cadre de la République islamique et de ses institutions, montre l'impossibilité de la réalisation du rêve de l'unification de la société moyennant un Islam étatique; la société qui avait porté ce rêve au pouvoir a changé. La politique la suivra-t-elle ?

NOTES

1. Cet article a été publié la première fois dans la revue trimestrielle Goft-O-Gu, numéro 9, automne 1374 (1995), pp. 7-15. Certains changements y sont introduits dans la version française. 2. "Texte intégral des débats parlementaires", premier parlement islamique, session 617. Le Journal officiel de la République Islamique d'Iran, n° 11443, p. 24. 3. Ibid. 4. Ibid. 5. Idem que note1, pp. 24-25. 6. Idem page 28. 7. Idem page 30. 8. Ibid. 9. Ibid. 10. "Texte intégral des débats parlementaires", premier parlement islamique; session 33; le Journal officiel de la République Islamique d'Iran, n° 11545, p. 35. 11. Idem, p. 32. 12. Idem p. 33. 13. Idem, p. 34. 14. Idem, p. 33. 15. Idem, p. 34.

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16. "Nous espérons le changement de la loi", la revue "Zan-e-rouz" (Femmes d'aujourd'hui), n° 1284, 7/7/69 (calendrier iranien), p. 6. 17. Idem. 18. Idem p. 7. 19. Idem p. 8. 20. Il est très probable qu'étant donné les rapports de force existant au sein de la commission d'éducation à laquelle l'article unique a été présenté, les signataires auraient préféré retirer leur signature pour le redéposer à un moment plus propice. 21. "Texte intégral des débats parlementaires", quatrième parlement islamique; session 132; le Journal officiel de la République islamique d'Iran, n° 14111, p. 24. 22. Idem, p. 33. 23. Idem, p. 30. 24. Idem. 25. Idem. 26. Idem, pp. 31-32. 27. Idem, p. 31. 28. Idem, p. 34. 29. Idem, p. 29.

RÉSUMÉS

Le projet de loi concernant l'attribution des bourses d'Etat aux étudiants désirant poursuivre leurs études à l'étranger et plus précisément l'alinéa 1 de son article 3 qui interdisait aux femmes célibataires de bénéficier de cette bourse a montré, par l'ampleur des débats qu'il a suscités et l'éventail de différences mises en évidence, les limites de l'islamisation de la société, mais aussi le rôle que les institutions modernes, tel un parlement élu au suffrage universel, peuvent jouer dans la différenciation inévitable de la société face aux épreuves.

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Chronique scientifique

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Colloque sur les relations arabo- iraniennes: tendances actuelles et perspectives - Qatar - 11-14 septembre 1995

Kaïs JEWAD

NOTE DE L’ÉDITEUR

(traduit de l'arabe par Pierre-Jean LUIZARD).

1 Ce colloque s’inscrivait dans le cadre du projet du Centre d'études sur l'unité arabe sur l'évolution des relations avec les pays voisins des Etats arabes, et à la suite d'un colloque sur les relations arabo-turques qui s'est tenu à Beyrouth du 15 au 18 novembre 1993. Il a été organisé en collaboration avec l'université de Qatar, le Centre des recherches scientifiques et des études stratégiques du Moyen-Orient en Iran, et le Centre des études culturelles arabes et iraniennes de Téhéran.

2 Un projet du comité de préparation du colloque avait déjà présenté une esquisse des relations arabo-iraniennes, considérées comme régies par des liens historiques et géostratégiques, des intérêts et des défis communs face aux problèmes de développement. De quoi donc justifier pleinement cette initiative arabo-iranienne. Les objectifs du colloque ont été ainsi définis par le directeur du Centre d'études sur l'unité arabe, Khair El-Din Haseeb, dans son discours d'ouverture :

3 - susciter davantage d'intérêt des élites arabes et iraniennes pour l'avenir et le développement des relations arabo-iraniennes, et diffuser cet intérêt parmi le public le plus large;

4 - ancrer la coopération entre les institutions culturelles et scientifiques arabes et iraniennes;

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5 - favoriser une compréhension des intérêts communs des deux parties et la prise en compte de ce qui les sépare, avec le souci de dépasser les différends, notamment à la lumière du contexte régional et international et des défis qu'il pose aux deux parties, arabe et iranienne;

6 - lancer des programmes de travail à tous les niveaux en vue d'améliorer ces relations, afin que les décideurs, du côté arabe comme du côté iranien, soient à même de tirer profit des travaux du colloque.

7 Durant les quatre jours du colloque, pas moins de quatorze sujets ont été traités, chacun par deux chercheurs et discutants arabes et iraniens.

8 Le nombre des centres d'études qui ont participé de façon effective au colloque était remarquable : le Centre d'études sur l'unité arabe de Beyrouth, le Centre des recherches scientifiques et des études stratégiques du Moyen-Orient de Téhéran, le Centre des études islamiques de Qom, le Centre arabe des recherches pour le développement et la prospective du Caire, le Centre des études stratégiques, de recherches et de documentation de Beyrouth, le Centre des études culturelles irano- arabes de Téhéran, le Centre des Emirats pour les recherches de développement et le Centre stratégique de Sharja, l'Organisation des investissements économiques de Koweit, l'Institut des études politiques de Téhéran, le Centre des études du Golfe et des affaires iraniennes de Basra, le Centre des études internationales de Baghdad, le Centre des études sur l'Irak de Londres, l'université de Qatar, la Ligue arabe, avec son secrétaire adjoint Adnan Omran. De même, de nombreux hommes politiques, ministres et anciens ministres arabes et iraniens ont participé aux travaux du colloque. Ainsi était clairement affirmée la volonté que cette rencontre ne se limite pas à une rencontre entre centres de recherche, mais qu'elle illustre une volonté politique des gouvernements, lesquels n'ont pas ménagé leur soutien.

9 Voici les thèmes abordés lors de cette rencontre:

10 1) les relations historiques entre les Arabes et les Iraniens (Abdul-Aziz Ad-Duri et Ahmad Luwasani).

11 2) les relations économiques arabo-iraniennes actuelles et leurs perspectives de développement (Ali Shams Ardakani et Jassem As-Saadoun).

12 3) la perception de l'autre chez les Arabes et les Iraniens (Wajih Kawtharani et Hadi Khesroshahi).

13 4) le discours politique et médiatique des gouvernements et des élites et leur influence sur les relations arabo-iraniennes (Fehmi Houwaidi et Mashaallah Shams Al-Waezin).

14 5) l'image des Arabes dans les livres de classe iraniens et la question de son amélioration (Ghoulam Ali Haddad Adel).

15 6) l'image des Iraniens dans les livres d'école arabes et la question de son amélioration (Talal Atrissi).

16 7) la situation de la femme arabe et de la femme iranienne, différences et similitudes (Maasoume Ebtikar et Mariam Sleem).

17 8) les différends frontaliers et régionaux entre Arabes et Iraniens (Shimlan Al-Issa, Sayyar Al-Jamil, Pirouz Mojtahed- Zadeh).

18 9) la question kurde, points de vue des Arabes et des Iraniens (Saad Naji Jawad, Saideh Lotfian).

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19 10) la question palestinienne dans les relations arabo-iraniennes (Ahmad Sudki Ad- Dajani, Zamel Saeedi)

20 11) études comparées de la société civile en Iran et dans les pays arabes (Ridwan As- Sayyed, Hadi Semati).

21 12) les relations internationales de l'Iran et des pays arabes et la sensibilité internationale aux relations arabo-iraniennes (Mahmood Sariolghalam, Niveen Mosaad).

22 13) la position des Arabes et des Iraniens face au projet d'un nouvel ordre moyen- oriental ( Al-Sayyed Sleem et Mohammad Ali Muhtadi).

23 14) Le rôle des relations arabo-iraniennes dans le monde musulman (Mohammad Ali Azarshab, Michel Naufal).

24 La dernière session a été consacrée à un dialogue ouvert portant sur les solutions pratiques permettant d'améliorer les relations arabo-iraniennes à tous les niveaux. Ce dialogue a peut-être été plus important encore que les contributions elles-mêmes, parce qu'il intervenait après quatre jours de travail commun au cours desquels s’était manifesté un éventail de réactions intéressantes. Il a permis d'avoir accès à des informations que ne contenaient pas les contributions. Les participants ont parlé avec davantage de franchise et se sont promis de continuer à se rencontrer dans les pays arabes et en Iran. En ce sens, c'était un dialogue lourd de responsabilité.

25 Ce colloque était le premier du genre à rassembler environ cent chercheurs et universitaires, politiques et intellectuels participant, chacun dans son pays, à l'élaboration de la décision politique. Qu’en retenir?

26 - Commençons par la qualité des participants et par les tendances qu'ils représentaient. Du côté arabe, les chercheurs étaient de façon générale de tendance nationaliste arabe, et certains reflétaient les politiques de leurs différents pays d'origine. Ainsi, les chercheurs irakiens - malgré la bonne tenue académique de leur discours - se sont abstenus de critiquer la politique de leur gouvernement dans la guerre irako-iranienne et dans la seconde guerre du Golfe, ou d'évoquer la question de la démocratisation et la question kurde. Quant aux chercheurs du Golfe, ils ont exprimé les craintes de leur pays face à ce qu'ils considèrent comme des ingérences iraniennes, et ils ont posé de façon pressante le problème de l'occupation par l'Iran des trois îles arabes des Emirats. Mais les autres chercheurs arabes bénéficiaient d'une complète liberté de parole et ils purent débattre sans craindre la censure.

27 - Le groupe des chercheurs iraniens a suscité l'étonnement général, car il représentait à peu près tous les courants politiques iraniens: les libéraux, la gauche, les laïcs, les nationalistes persans, le groupe "Iran aujourd'hui" et les islamistes officiels représentés par Hadi Khesroshahi. A un chercheur arabe qui le fit remarquer, il fut répondu que c'était la carte politique de la société iranienne d'aujourd'hui. Le pluralisme des positions exprimées par les chercheurs iraniens, et les échanges critiques auxquels ils se sont livrés entre eux, manifestaient malheureusement un intérêt exclusif pour les enjeux iraniens.

28 - Il a semblé, d'après de nombreuses discussions, que les courants nationalistes arabe et iranien étaient totalement opposés, et que les alliés naturels des nationalistes arabes étaient les islamistes iraniens, lesquels ont manifesté une réelle volonté de rapprochement avec les Arabes et considéraient l'alliance avec eux comme un objectif à

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la fois sacré et stratégique. Cette alliance entre les deux courants a suscité un débat, ce qui est très nouveau.

29 - Les Arabes ont découvert certaines tendances iraniennes nouvelles au cours des discussions politiques. Une tendance largement répandue ne voit pas la nécessité d'exporter la révolution islamique et pense que l'Iran doit coopérer avec les pays voisins sans se soucier de la nature des régimes en place. En revanche, on a entendu des partisans du repli iranien sur l'Iran même, qui souhaitent laisser les Arabes à leurs problèmes et préfèrent une alliance avec le Pakistan, la Turquie et les républiques d'Asie centrale. Une attitude répandue des Iraniens présents était le manque d'intérêt pour la question palestinienne et les négociations de paix avec Israël. Certes, les déclarations officielles iraniennes rappellent que l'Iran ne participera pas aux négociations et qu'il ne se réconciliera jamais avec Israël, mais, en même temps, plusieurs participants ont affirmé que l'Iran ne s'opposerait pas à une paix entre Israël et les Palestiniens et qu'il respecterait la décision de la Syrie de conclure la paix.

30 - Les débats entre chercheurs irakiens et iraniens ont montré qu'il existait une grande compréhension mutuelle. Il semble que dans les deux pays existe une dynamique en faveur d’une détente bilatérale, en raison de l'embargo américain et de la politique de containment. Du fait de leur exclusion des projets internationaux pour la région, en particulier du projet américain de nouvel ordre au Moyen-Orient, et du projet “ euro- méditerranéen ” concurrent, les motifs de rapprochement entre les deux pays ne manquent pas. Si l'on ajoute l'éventualité d'une escalade entre l'Irak et la Jordanie, on s'aperçoit que l'Irak n'a plus d'autre fenêtre sur l'extérieur que l'Iran. Des membres de la délégation irakienne ont fait état du souhait de leur gouvernement d'une triple alliance entre Damas, Baghdad et Téhéran, dans un front du refus - perspective qui a suscité de nombreuses questions.

31 - Après certaines escarmouches sur la terminologie, comme l'appellation du Golfe - arabe ou persique -, les chercheurs ont conclu qu'il ne fallait pas attacher une importance démesurée à un problème de vocabulaire, qui ne préjuge en rien de la souveraineté des Etats sur leur territoire, et ne désigne qu’une aire géographique, politique et économique. Il a été convenu que chaque partie était libre d'utiliser la terminologie de son choix.

32 - La participation féminine iranienne et les contributions présentées au colloque par des Iraniennes montrent que les préjugés des Arabes sur la situation des femmes à Téhéran sont largement exagérés. Les femmes iraniennes - abstraction faite du voile obligatoire - accompagnent l'homme dans tous les aspects de la vie: à l'université, dans les administrations du gouvernement, au parlement, dans l'institution judiciaire, et leur situation paraît très avancée par rapport à bien des pays arabes, comme l'Arabie Saoudite par exemple.

33 - L'image des Iraniens dans les livres de classe arabes apparaît bien plus déformée que l'image des Arabes dans les livres de classe iraniens. Cela peut s'expliquer par la perspective islamique imposée aux programmes d'enseignement iraniens, au moment où les programmes arabes souffrent des effets de la rhétorique nationaliste et confessionaliste. Les programmes irakiens, particulièrement, offrent la pire image des Iraniens, en tant qu'ennemis historiques des Arabes. Certains programmes du Golfe continuent à considérer le chiisme comme une hérésie de l'islam.

34 - Pour la plupart des chercheurs, il était clair que les Etats actuels du Moyen-Orient ne répondent pas aux espoirs de l’opinion publique, quand ils ne vont pas contre elle dans

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certains pays, et qu'ils ont beaucoup à faire pour devenir des Etats modernes. Si les courants politiques qui ont marqué les années 60, 70 et même 80, faisaient endosser au colonialisme et à l'impérialisme le sous-développement des pays de la région, les analyses actuelles voient plutôt l'origine du sous-développement dans l'absence de société civile, dans le déficit de démocratie et dans le despotisme. Aujourd'hui, on préfère porter attention aux facteurs endogènes aux sociétés de la région comme source du sous-développement.

35 En conclusion, des intervenants des deux parties, arabe et iranienne, ont étudié l'éventualité d'une alliance, élargie à des puissances régionales comme la Turquie, le Pakistan et les républiques d'Asie centrale, ou à des Etats asiatiques et européens, dans le désir de lutter au Moyen-Orient et ailleurs contre l'hégémonie de grandes puissances, au premier rang desquelles les Etats-Unis. Ils ont exprimé leur inquiétude face à la présence militaire occidentale dans le Golfe. Les actes du colloque seront publiés dans les deux langues et deux colloques sont prévus, l'un à Téhéran à l'invitation du Centre de recherches scientifiques et d'études stratégique du Moyen- Orient, et l'autre à Qom à l'invitation du Centre des études islamiques.

36 Certains participants ont mis en avant la nécessité de voir émerger un système de sécurité dans le Golfe et la péninsule arabique, qui englobe les pays du Conseil de coopération du Golfe, l'Irak et le Yémen, pour assurer la stabilité dans la région. Ils ont invité l'Iran et les Emirats au dialogue pour régler le contentieux des trois îles par la négociation ou par un arbitrage international.

37 L'impression générale est que ce colloque a été le plus réussi de ceux organisés par le Centre d'études sur l'unité arabe, connu pour le sérieux de ses travaux scientifiques et politiques. De plus, le colloque a bénéficié d'une large couverture médiatique arabe (des journalistes mauritaniens y étaient même présents ainsi que des médias occidentaux).

38 Malgré ces points positifs, quelques critiques doivent être faites :

39 - Lors de la discussion sur la question kurde et ses implications pour les pays arabes et l'Iran, il aurait fallu qu'au moins deux Kurdes, l'un des pays arabes, l'autre d'Iran, puisse s'exprimer et débattre. Cette absence était regrettable et gênante pour bien comprendre le point de vue kurde de façon objective, même si certains Arabes ont essayé de le défendre le point de vue kurde. Il est à remarquer que le côté iranien a réagi à la question de plusieurs façons : les islamistes ne veulent pas reconnaître cette question nationale et ils considèrent que l'islam est la solution magique, les nationalistes refusent catégoriquement d'en parler et même la nient, les libéraux disent que la démocratie résoudra le problème, tandis que la gauche y voit surtout un problème de classe.

40 - Il faut noter l'absence presque totale des religieux arabes et même des islamistes arabes à l'exception de Fehmi Houwaidi, d'Egypte. Du côté iranien, un seul religieux a participé au colloque, Hadi Khesroshahi.

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RÉSUMÉS

Cette initiative arabo-iranienne a pleinement rempli ses objectifs : renforcer l'intérêt des élites arabes et iraniennes pour l'avenir et le développement des relations arabo-iraniennes et étendre cet intérêt à un public plus large ; ancrer la coopération entre les institutions culturelles et scientifiques arabes et iraniennes ; favoriser une meilleure compréhension des intérêts communs aux deux parties comme de leurs divergences de vue, avec le souci de dépasser les différends à la lumière du contexte régional et international présent ; lancer divers programmes de travail en vue d'améliorer ces relations. Les décideurs, côté arabe comme côté iranien, devraient être ainsi à même de tirer profit des travaux du colloque.

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Séminaire sur le Golfe Persique et les changements structurels du système international - Téhéran - 17-18 décembre 1995

Elizabeth PICARD

1 Trois mois seulement après le colloque de Doha organisé par le Centre de l'Unité Arabe, l'Institute for Political and International Studies a réuni dans la capitale iranienne plus d'une centaine d'experts conviés à débattre de la situation politique et stratégique dans la région devant un public choisi. Par sa nature différente, le Séminaire de Téhéran n'était pas une prolongation, ni même une réplique, au colloque de Doha. Par ailleurs, il s'est déroulé dans un contexte international tendu qui donnait tout son sens à l'initiative iranienne.

2 Plus souvent qu'un débat de spécialistes, le Séminaire de Téhéran a offert une tribune à des prises de position officielles et officieuses des divers participants. Ce fut à la fois sa limite et son intérêt: d'une part, la distinction entre perspectives académiques et positions politiques était oblitérée, s'agissant d'une des zones les plus sensibles stratégiquement de la planète

3 Des 12 intervenants arabes, des 18 intervenants iraniens et des 9 étrangers, bien peu évitèrent de se faire le porte-parole de leur propre gouvernement ou le propagandiste d'une doctrine. Moins nombreux encore furent ceux qui échappèrent à la censure explicite ou occulte de régimes autoritaires tous préoccupés de leur sécurité. D'autant que le cadre même de la rencontre accentuait son caractère officieux: l'IPIS est en effet une institution gouvernementale, l'équivalent iranien à la fois du Centre d'Analyse et de Prévision du ministère des Affaires étrangères et de l'Institut Français des Relations Internationales en France. Et la moitié au moins des intervenants iraniens occupaient de hautes fonctions dans l'Etat, en particulier au ministère des Affaires étrangères - à commencer par le ministre en personne, qui donna l'exposé liminaire. Du côté arabe, il était clair que le directeur de l'Institut Politique de Damas dont l'intervention ramena les auditeurs à la période du ba'thisme pro-soviétique des années 1960 et 1970, ou le

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journaliste du Jumhuriyya de Bagdad venu plaider "en son nom propre" en faveur d'une coopération irako-iranienne n'étaient pas des personnalités indépendantes. Mais que dire, s'agissant des universitaires - y compris des universitaires étrangers - sinon que la confusion des genres, à condition d'en être averti, ouvre parfois des espaces féconds.

4 Car, d'autre part, le séminaire fut l'occasion de débattre en direct et en public, "franchement", comme on dit en langage diplomatique, des griefs, des appréhensions et des objectifs des Etats de la région - y compris du grand absent que constituait l'Arabie Saoudite. Il a peut-être aussi été l'occasion pour Téhéran de tester les réactions d'interlocuteurs arabes et d'observateurs étrangers à la suggestion réitérée sous différentes formes, de mettre en place un système collectif régional de sécurité.

5 Si la participation était en effet particulièrement nombreuse (plusieurs dizaines de propositions de communication avaient été récusées), les débats serrés et l'attention soutenue, c'est que, de tous les thèmes retenus par l'IPIS pour son Séminaire annuel, celui de ce VIe "Séminaire du Golfe persique" n'a jamais été aussi crucial depuis les deux guerres du Golfe et la chute de l'Empire soviétique. La dévastation de l'Iraq, suite à la libération du Koweit par la coalition internationale en 1991, n'a été en sorte que le premier d'une chaîne de bouleversements prévisibles. Tant les responsables iraniens, préoccupés par le dual containment américain, que leurs interlocuteurs arabes qui prennent peu à peu la mesure des effets à long terme de l'opération Desert Storm, sont conscients de ce que leur région connaît une phase de changements structurels difficilement maîtrisables.

6 Quelques semaines seulement avant la tenue du séminaire, la revendication de l'attentat anti-israélien de Gaza par le Jihad islamique soutenu par l'Iran (2 novembre), l'attentat contre un cantonnement américain à Riyad (13 novembre) et la retraite du Roi Fahd pour cause de grave maladie (28 novembre) avaient été autant de signes de détérioration de la sécurité dans la région, alors même que le Congrès américain débattait de la future loi D'Amato-Kennedy destinée à frapper d'un embargo "secondaire" les entreprises investissant dans le secteur pétrolier en Iran. C'était aussi l'époque où les échanges de visites officielles entre Qatar et Israël, entre Oman et Israël, et la relance des négociations israélo-syriennes au lendemain de l'assassinat d'Itzhak Rabin (4 novembre), paraissaient marquer une accélération dans l'instauration du "nouveau Moyen-Orient" préconisé par Shimon Pérès si bien qu'au Séminaire, on ne compta pas les intervenants venus dénoncer un projet prêté à Washington de placer son allié israélien en position hégémonique sur toute la région à la faveur de l'instauration de ce "nouveau Moyen-Orient". Tant il est plus facile de partager une émotion qu'une analyse rigoureuse.

7 Mais, au-delà de cette unanimité qui culmina lors de l'administration par le Président Rafsanjani lui-même aux participants du Séminaire admiratifs, d'une leçon de finesse d'analyse et d'imagination stratégique, sur un ton tranquille alliant subtilement fermeté et ouverture -- au-delà de cette éphémère unanimité, il faut décrypter dans le déroulement complexe du séminaire, trois conférences emboîtées et emmêlées, dont chacune méritait attention pour ce qu'elle dévoilait des questions traitées, et surtout des acteurs impliqués.

8 Le séminaire était d'abord une conférence internationale faisant appel à des "spécialistes". Or, des intervenants étrangers, on put remarquer qu'ils furent, à une exception près, plus royalistes que le roi, c'est-à-dire plus fermement sévères à l'égard des Etats-Unis d'Amérique que leurs hôtes iraniens eux-mêmes. L'exception fut celle de

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l'expert (un vrai expert) du Stokholm International Peace Research Institute présentant à des auditeurs extraordinairement attentifs des expériences de développement de mesures de confiance (CBM) entre riverains d'autres espaces maritimes étroits, et s'interrogeant sur la possibilité de rétablir stabilité et sécurité dans le Golfe par des mesures similaires. Mais les autres intervenants, du réprésentant du ministère des Affaires étrangères de Russie qui en appela au Conseil de Sécurité, du délégué chinois dont la communication portait pour titre "We Oppose Intervention of Outside Forces in the Persian Gulf", ou du chercheur allemand qui se livra à un brillant réquisitoire contre l'impérialisme occidental, jusqu'à l'universitaire new-yorkais plein d'humanisme, ne purent susciter ni débat ni réflexion partagée. La division du séminaire en séances parallèles, les impératifs d'un programme extrêmement chargé, les surprises de ses modifications impromptues, et finalement le passage par la traduction simultanée en persan parachevaient la normalisation des discours, quand ce n'étaient pas les organisateurs eux-mêmes, réitérant avec constance que le mot "Golfe" devait toujours et indiscutablement être suivi de l'adjectif "persique", y compris s'agissant du Conseil de Coopération du Golfe (lequel regroupe, comme on sait, six Etats arabes).

9 Ensuite, le séminaire donna lieu à un échange nourri entre interlocuteurs iraniens et arabes à propos des questions sécuritaires communes et, au-delà, de la dimension de politique intérieure de cette question pour chacun des Etats de la région. Il permit surtout de confronter des diagnostics discordants et des propositions divergentes, s'agissant des menaces à la sécurité régionale comme des méthodes et moyens pour rétablir une stabilité menacée. Nombre d'experts de l'IPIS et plusieurs universitaires iraniens sont revenus sur le caractère déstabilisant des interventions américaines dans la région et sur leurs effets triplement négatifs: en introduisant des déséquilibres artificiels (en particulier en ostracisant Iraq et Iran), en élevant dangereusement le niveau qualitatif et quantitatif de la militarisation (par les achats d'armes des Etats membres du CCG, mais aussi par la course au maintien d'une supériorité israélienne), et enfin en minant des régimes monarchiques à la légitimité déjà fragile.

10 Le "vide politique" consécutif à la crise de 1991 faisait l'objet d'une préoccupation similaire des intervenants arabes, mais à partir d'une analyse différente. Plusieurs d'entre eux admirent la nécessité de réformes intérieures dans leur pays, mais refusèrent de prendre la République islamique pour modèle, se plaignant au contraire de ce que le "zèle dogmatique" de celle-ci contribuait à nourrir l'inquiétude des petits Etats riverains du Golfe et, par conséquent, les contraignait à recourir à une "protection" américaine. Au sein d'un groupe où la plupart des pays arabes (y compris ceux du Maghreb) étaient représentés, deux ténors jouaient le rôle de leaders implicites, par la cohérence et la vigueur de leurs interventions dans ce débat sur la sécurité. Un professeur de l'Université du Caire rappela le rôle pivotal joué par l'Egypte tant dans les négociations du Proche-Orient que dans la défense collective des pays arabes du Golfe (en particulier à travers la Déclaration de Damas d'avril 1991, commune aux Etats du CCG et à la Syrie et l'Egypte), montrant la résilience de la solidarité arabe et dévoilant en creux le clivage entre Arabes et Persans. De son côté, un groupe d'universitaires koweitiens tranchait par sa liberté de ton et la lucidité des analyses proposées. Tant le traumatisme de l'invasion iraquienne que l'expérience, soit de l'occupation, soit d'un exil londonien, ont aiguisé chez ces intellectuels l'aspiration à l'indépendance et à la démocratie, si bien que, tout en critiquant les monarchies

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autoritaires arabes, ils rappelèrent courtoisement à leurs interlocuteurs iraniens qu'ils n'étaient guère séduits par le modèle de la République islamique.

11 Même en l'absence de l’acteur iraquien, absence que la stratégie américano-saoudienne vise à prolonger indéfiniment, les uns et les autres se déclarèrent conscients de l'urgence d'améliorer la communication et la confiance d'une rive à l'autre du Golfe. Mais sur quel mode? Si les échanges économiques et les réseaux personnels entre l'Iran et certaines monarchies arabes comme Qatar sont relativement denses, des contentieux comme ceux des îles Tomb ou la répression des chiites à Bahrein risquent d'obérer longtemps la normalisation. Quant au renforcement d'une organisation régionale regroupant le géant iranien et les micro-Etats arabes, elle risque d'être perçue comme un moyen "d'augmenter et améliorer l'influence de la République islamique dans le Golfe persique et sur la scène internationale", comme le déclara avec candeur un chercheur de l'IPIS. C'est donc peut-être une vertu de ce genre de réunion que de faire prendre aux uns et aux autres la mesure de ce qui les sépare mais aussi la conscience de l'urgence d'y remédier.

12 Car, finalement, le séminaire fonctionna aussi à un troisième niveau qui ne fut, lui, jamais explicité. Celui du débat interne à l'Iran à propos des orientations prioritaires du pays, entre autres sur la scène régionale et internationale. Partage du temps de parole, jeu des questions et des réponses constituent un autre aspect de ce genre de réunion, riche d'enseignements pour qui s'intéresse aux luttes de pouvoir sur la scène iranienne. Dans une problématique régionale et dans la perspective des "changements structurels du système international", l'éventualité d'avancées dans les négociations israélo-arabes (rappelons que Shimon Pérès venait de prendre les rênes du gouvernement en Israël) et en particulier d'un accord entre Damas et Jérusalem, ne pouvait que ranimer le débat entre modérés et radicaux soutenant les organisations arabes opposées à toute normalisation avec Israèl (Jihâd palestinien, Hizbollah libanais..). Ainsi donc, le refroidissement de "l'alliance stratégique" nouée depuis 1982 avec Damas ou l'amélioration des relations avec l'Egypte et les monarchies du Golfe à la faveur de mutations dans l'espace arabe méditerranéen ne seraient-ils pas sans conséquences dans les équilibres internes de la République, en même temps qu'ils étaient le reflet de ces évolutions internes. Et si les variables externes indépendantes (marché des hydrocarbures, niveau d'intervention militaire américain) de l'avenir de la sécurité du Golfe étaient repérées et fréquemment dénoncées, les variables dépendantes internes à chaque espace politique de la région mériteraient plus d’attention. Le rappeler fut un des mérites de ce séminaire.

RÉSUMÉS

Il faut déméler dans le déroulement complexe de ce séminaire trois conférences emboîtées et emmêlées, dont chacune méritait attention pour ce qu'elle dévoilait des questions traitées, et surtout des acteurs impliqués. Cette rencontre était d'abord une conférence internationale faisant appel à des « spécialistes ». Elle donna lieu ensuite à un échange nourri entre interlocuteurs iraniens et arabes à propos des questions sécuritaires comunes et, au delà, de la

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dimension de politique intérieure de cette questiion pour chacun des Etats de la région. Enfin, elle fonctionna aussi à un troisième niveau qui ne fut, lui, jamais explicité. Celui du débat interne à l'Iran à propos des orientations prioritaires du pays, entre autres sur la scène régionale et internationale.

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La redéfinition de la nation, de l'Etat et du citoyen

Etienne COPEAUX

1 Un colloque organisé par le Centre de recherches sur les relations internationales de l'Université de Marmara et la Fondation Friedrich Ebert s'est tenu les 28 et 29 mars 1996 à Istanbul. Le propos portait sur "La redéfinition de la nation, de l'Etat et du citoyen". Une vingtaine de participants, venant d'horizons divers, se sont succédés à la tribune. Par son ambition même, le sujet retenu portait en lui le risque de verser dans des propos très généraux; mais, grâce à une série de communications précises, ce risque a été en grande partie évité.

2 La première demi-journée du colloque a été consacrée à l'arrière-plan historique de la genèse de l'Etat-nation et de la citoyenneté. Un long développement de Kemâli Saybasili sur la politique et l'histoire a introduit une étude du cas de la Turquie, où Füsun Üstel a montré, de manière précise et argumentée, comment l'enseignement de l'instruction civique, à partir de 1924, a formé le "profil officiel du citoyen", évoluant au fil des décennies vers un modèle de "citoyenneté naturelle" indexée sur l'ethnicité turque et l'islam et provoquant de ce fait un malaise grandissant sur le plan identitaire1.

3 La première session de l'après-midi a promené l'assistance des Caraïbes au Moyen- Orient en passant par l'Afrique; il s'agissait d'examiner le processus de formation d'Etats-nations post-coloniaux. Ralph Premdas (Toronto) a évoqué les réponses de l'Etat face au sécessionisme, dans les cas de Sri-Lanka et de la Papouasie et s'est interrogé sur la validité de la solution autonomiste ou régionaliste. J.-L. Balans (Université de Marmara) a évoqué l'existence d'un début de crise identitaire africaine en insistant sur le caractère artificiel et relativement récent de certaines "ethnies". Les contributions de David McDowall et Barry Rubin (Bar-Ilan, Israël) sur le Moyen-Orient et Israël ont provoqué un débat très animé; le point de vue de ce dernier, qui a bâti son exposé comme si les Arabes d'Israël étaient une "minorité" comme une autre et comme si les Juifs formaient une communauté ethnique soudée et homogène, a entraîné des réactions si vigoureuses que la tranquille autorité du président de séance, Mete Tunçay, s'est révélée bien utile.

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4 Après la pose, on a débattu de l'espace post-communiste; selon Chris Rumford (IKV, Istanbul), la chute des régimes communistes en Europe a entraîné l'affaiblissement du lien entre l'Etat et la nation, et la principale menace viendrait maintenant du régionalisme, "largement déterminé par l'ethnicité" et élément primordial de l'identité collective actuelle. Sule Kut (Marmara) a présenté les cas de la Bosnie-Herzégovine et de la Macédoine, dont les situations politico-ethniques étaient semblables et dont les évolutions ont été radicalement inverses, pour l'instant. Enfin, Nadir Devlet (Marmara), spécialiste des Tatars, a brossé un tableau de la situation dans les régions turcophones de l'espace post-soviétique, s'interrogeant sur l'évolution de l'identité "turcique" alors que l'identité "nationale" des républiques turcophones se renforce.

5 La seconde journée du colloque portait sur "Citoyenneté et identité dans un cadre mondialisé" (global world, küresellesen dünya). A. Samarasinghe (Tulane Univ., USA) a traité de l'aspect économique des conflits ethniques, en s'appuyant sur le cas Sri- Lankais, avec une double approche : quel est le rôle des inégalités économiques entre les groupes ethniques ? Et quelles sont les conséquences politiques du coût économique des conflits interethniques ? L'une des communications les plus attendues était sans conteste celle de Martin van Bruinessen. Evoquant tout d'abord sur les différences qui se sont creusées entre les Kurdes de Turquie, d'Irak et d'Iran -grâce à l'efficacité de l'école, de l'armée et de la presse dans la formation des mentalités- il a insisté sur le fait que les Kurdes de Turquie sont des Turcs qui pensent en Turcs. En conséquence, il perçoit le PKK comme un mouvement néo-kémaliste qui aborde le problème kurde avec une méthodologie semblable à celle qui prévalait en Turquie dans les années trente. Résumant les principaux changements qui ont eu lieu, à ses yeux, depuis 1990, Martin van Bruinessen a évoqué la montée du PKK, qu'il définit comme un produit indirect de la politique turque, puisque celle-ci n'a pas donné d'autre alternative à la population; les migrations vers les pays voisins et vers l'Europe, qui ont hâté la formation d'éléments intégrateurs dans la population kurde; la montée d'une prise de conscience kurde dans les populations vivant en Europe, conscience qui n'existait que très peu vers 1980; l'émergence, en Europe, d'une langue kurde "standard", notamment dans son expression littéraire; enfin, la formation en Turquie d'une sous-classe due aux migrations, non intégrée dans la société de l'ouest et dont la croissance pourrait être à l'origine d'événements dramatiques du type de ceux de Gaziosmanpasa en mars 1995. Dans l'exposé suivant, Günay Göksu Özdogan (Marmara) a offert une réflexion générale sur les interactions et tensions entre les identités culturelles et politiques, le problème de la place de l'ethnicité dans la définition de la citoyenneté.

6 La session suivante a été consacrée à des questions qui surgissent de certains cas de reconstruction de l'Etat-nation. Deniz Vardar (Marmara) a traité de l'impact de la candidature turque à l'Union Européenne sur l'identité et la citoyenneté, en tenant compte de l'influence des politiques migratoires européennes et des débats sur la citoyenneté en Turquie. Birgit Brandt (Université de Warwick) s'est également penchée sur les rapports turco-européens à travers le cas de la migration en Allemagne et les problèmes spécifiques qu'on y rencontre, puisque la citoyenneté est définie par l'ethnicité (cas unique en Europe); la multi-ethnicité de la population n'y est pratiquement pas prise en compte officiellement, et l'immigration n'y est pas l'objet d'une politique à long terme. L'exposé de Daniele Conversi (Syracuse University, USA) portait sur le cas de l'Espagne qui est passée d'une dictature centralisée à une démocratie fédérale; le problème basque, avec ses expressions violentes, et la

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résolution pacifique du problème catalan sont souvent évoqués dans le débat politique turc à propos du problème kurde, et l'analyse du cas espagnol présentait un grand intérêt pour l'appréhension des problèmes de la transition démocratique lorsqu'elle se complique d'un problème ethnique. Concluant la séance, le vigoureux exposé de Majid al-Haj (Haifa, Israël) sur l'éducation pluri-culturelle en Israël a souligné l'asymétrie qui y prévaut, puisque l'enseignement est largement ethnocentrique dans les écoles juives; l'intervenant s'est demandé comment on pouvait créer des "ponts culturels" entre les mondes israëlien et arabe, et comment concevoir un respect mutuel (shared civility) entre les citoyens juifs et arabes d'Israël2.

7 Le colloque s'est terminé par des réflexions sur la Turquie, en un panel réunissant des intellectuels turcs. Ahmet Insel (Paris-I) a posé le problème de la possibilité d'une diversification de l'identité centrale et unique, dans un cadre démocratique; parlant de l'islam turc, il a souligné sa forte dimension nationale (ulusal), son encadrement en des structures nationales, ce fait étant fortement illustré par les organisations musulmanes d'Europe. Ahmet Insel se montre très circonspect dans l'emploi des mots; dans ses chroniques de Yeni Yüzyl, il utilise volontiers, pour désigner les habitants de la Turquie, le terme de Türkiyeli, terme qui permet d'englober sans ambiguïté toutes les cultures présentes sur ce sol; ici, il a préféré parler d'appartenance (aidiyet) plutôt que d'identité et a souligné, parmi les obstacles à la diversification, la structure néo-féodale de la Turquie, ainsi que la psychose de l'encerclement, l'éternelle croyance -entretenue par l'Etat et les media- en un ennemi potentiel, qui a fini par produire un nationalisme très populaire s'exprimant dans la vie de tous les jours (gösteri milliyetçilik, sahne milliyetçilik). Ayse Kadogu (Université de Bilkent) a montré qu'en Turquie l'Etat a des particularités indépendantes de la nation puisqu'il existait avant la nation; elle a soulevé la question du rôle de l'éducation et des manuels scolaires, qui ont créé une "épistémologie républicaine". Ayhan Kaya (Université de Warwick) est revenu sur le nationalisme populaire, le "nationalisme théâtral" (sahne milliyetçilik) tel qu'il est mis en scène au sein de groupes de musique pop par les Turcs de la seconde génération en Allemagne. Ces sociétés synchrétiques se fondent autour d'un "créole" turco-germano-anglais, résultent d'un "collage culturel", de la recherche d'une culture populaire; mais il existe un mouvement d'aller-retour dialectique entre cette nouvelle culture et le retour à l'"authenticité" anatolienne; on assiste ici à l'émergence d'un nationalisme de minorité, en réaction à la xénophobie ambiante. Après une intervention de Fuat Keyman (Bilkent) sur le thème de l'universalisme et de la démocratie radicale, Baskin Oran (Université d'Ankara) est revenu sur la question kurde. En un exposé très didactique, il s'est interrogé sur l'impact des points objectifs de l'identité kurde (le nombre, la continuité historique) au regard des points subjectifs tels que la notion de majorité (notion ambiguë du fait des migrations internes) ou la motivation, elle-même fonction de la géopolitique, de la force de l'irrédentisme, de la conjoncture internationale. Rappelant que tous les nationalismes ont commencé par un nationalisme culturel, il a souligné la naissance, là aussi, d'un "nationalisme de minorité".

8 Si le thème des débats portait en principe sur un phénomène mondial, on ne pouvait s'abstraire du lieu et des circonstances : nous étions en Turquie, à un moment où aucune solution n'était en vue pour le problème kurde, et la majorité des intervenants étaient turcs. C'est dire que le problème kurde a plané sur l'assemblée durant ces deux jours, même si, bien souvent, cette préoccupation majeure de la société turque actuelle n'était pas explicitement évoquée. Il a été question de "régulation des conflits ethniques", de "crise de l'identité", de "l'avenir des minorités", du "régionalisme et de

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l'ethnicité", du "problème identitaire", de l'"impact économique des conflits ethniques", de l'"enseignement pluri-ethnique", et ces interventions portant sur des domaines géographiques très variés, il s'agissait de replacer le problème kurde dans une perspective élargie et une problématique comparative. Les deux exposés concernant explicitement la question kurde (Martin van Bruinessen et Baskin Oran) ont été suivis avec une attention particulière.

9 Il est nécessaire de faire ici une autre remarque d'ensemble : il existe une propension, chez certains intervenants, à se limiter à des propos extrêmement généraux, sous prétexte de théorisation. Parler de citoyenneté, de nation et d'Etat sans s'appuyer sur des exemples concrets est un exercice difficile. Si l'on se limite à se demander quelle étiquette convient à tel phénomène réel et complexe, qui requerrait avant tout des analyses serrées, on court le risque de jouer sur les mots. Inversement, les interventions précises, portant sur un sujet bien délimité, reposant sur une problématique et une approche clairement exposées, ont été bienvenues et ont toujours obtenu un intérêt soutenu du public.

NOTES

1. L'exposé de Füsun Üstel a été publié dans Yeni Safak, 14 avril 1996. 2. Majid Al-Haj vient de publier Education, Empowerment and Control. The Case of the Arabic Israël, New York, State University of New York Press, 1995, XIV, 249 p.

RÉSUMÉS

Si le thème des débats portait en principe sur un phénomène mondial, on ne pouvait s'abstraire du lieu et des circonstances : nous étions en Turquie, à un moment où aucune solution n'était en vue pour le problème kurde, et la majorité des intervenants étaient turcs. C'est dire que le problème kurde a plané sur l'assemblée durant ces deux jours, même si, bien souvent, cette préoccupation majeure de la société turque actuelle n'était pas explicitement évoquée. Il a été question de « régulation des conflits ethniques », de « crise de l'identité », de « l'avenir des minorités », du « régionalisme et de l'ethnicité », du « problème identitaire », de l'« impact économique des conflits ethniques », de l' « enseignement pluri-ethnique », et ces interventions portant sur des domaines géographiques très variés, il s'agissait de replacer le problème kurde dans une perspective élargie et une problématique comparative. Les deux exposés concernant explicitement la question kurde (Martin van Bruinessen et Baskýn Oran) ont été suivis avec une attention particulière.

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Chronique artistique

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Aujourd'hui et hier, le cinéma turc : le point de vue d'un amateur

Yves THORAVAL

1 Le très professionnel Festival International du film d'Istanbul a eu 15 ans cette année. Poumon pour le film d'auteur turc et fenêtre sur les cinémas du monde (cette année 180 films de 40 pays, 150 000 spectateurs, hôtes d'honneur Antonioni et Robert Wise), il est parrainé par la Bourse d'Istanbul et la firme pharmaceutique Eczacibasi, un gage d'autonomie face à d'éventuelles pressions d'une municipalité depuis plus de deux ans "islamiste". Que nous montre le cinéma turc en 1996, l'année même où Paris fut l'hôte de la plus ambitieuse rétrospective du cinéma turc (1935-1996) jamais réalisée (Centre Pompidou) ?2 Cinema turc d'aujourd'huiTrois femmes et une coopérative 2 Le cinéma turc est dans une passe critique : fin des financements étatiques pour cause de crise économique, des écrans nationaux quasi hors d'atteinte, monopolisés par une distribution à 95% contrôlée par les "majors" américains, un public captivé par les films hollywoodiens (90% des films projetés) etc. Bilan : 15 fictions seulement réalisées en 1995, dont deux par des collectifs d'auteurs. Dans le Panorama turc 96, ce sont trois réalisatrices qui se distinguaient. D'abord Tomris Giritlioglu (Grand Prix 1996) dont le 4e film, "Le 80e pas" (80. Adim), est le plus intéressant grâce à un scénario crédible : c'est la reconstitution policière de l'itinéraire de Korkut, orphelin livré à lui-même puis militant et prisonnier politique torturé pendant la dictature militaire des années 80 après avoir été rapatrié manu militari d'Extrême-Orient où il s'était enfui en travaillant sur un cargo. Sorti de prison, il doit régler ses comptes : avec ses anciens amis -le meilleur d'entre eux, rendu fou de jalousie en prison par le courage de Korkut qui ne craqua jamais face à ses tortionnaires- et pour s'acquitter d'une promesse faite à un marin contagieux que le tirage au sort l'a contraint à tuer sur son cargo. La tentative haletante de récupérer son passé par ce loup solitaire s'achève par son assassinat par ses anciens amis. De Canan Gerede, Robert Movie**3 fut projeté à Cannes en 1991. Son deuxième long métrage, "L'Amour plus froid que la mort" (Ask Ölümden soguktur**) est l'illustration plutôt osée dans le contexte turc de la vie d'une belle chanteuse tsigane de cabaret des années 60' -Bilge, qui a réellement existé, spécialiste de la belle et sirupeuse

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chanson "arabesk", que la réalisatrice transforme finalement en chanteuse de rock d'aujourd'hui. Sa mort est violente, à l'image de sa vie et du rapport sado-machiste qui la liait à son ex-mari, lequel la poignarde en plein concert. C'est également une parabole de la brutalité courante des rapports entre hommes et femmes dans la Turquie actuelle. Enfin, le premier film de Biket Ilhan, "L'Homme dans la rue" (Sokaktaki Adam**), marqué par la nostalgie de retrouver l'esprit de l'Istanbul des années 50, est un essai à demi réussi -le jeu d'acteurs est faible- pour camper Hasan, un anti-héros étranger à tout et rongé par l'ennui de vivre. Il se lance dans la contrebande face à des requins plus malins que lui, se dissout dans un érotisme effréné avec une poule de luxe avant de retrouver l'amour de sa jeunesse. "Looser" volontaire, il refuse cette chance de rédemption et va volontairement à la mort, poignardé dans une ruelle en s'interposant dans une rixe qui ne le concernait pas... Pour pallier l'absence de fonds publics en faveur du cinéma, les plus brillants réalisateurs turcs actuels, sous l'impulsion en particulier d'Ömer Kavur, ont réalisé en "coopérative" deux séries de cinq courtes fictions chacune (20-25 mn, 1995) sur un thème "fédérateur". "Tout ce qui n'a pas été dit sur l'amour" (Ask Üzerine söylenmemis her sey) et "Amours avec gravité" (Yerçekimli Asklar). Trois de ces films courts tranchent par leur maestria. D'abord celui de Kavur, "Rencontre" (Bulusma), intenses et délicates retrouvailles, après la mort de Selçuk, de deux amies d'enfance qui furent successivement ses épouses passionnées. "Rose et Adam" Gül ve Adem"**), du jeune Parish Pirasan, relate la mésaventure de Gül, une diplômée libre-penseuse au physique ingrat, affligée d'une jambe de bois et recluse volontaire chez sa mère à la campagne. Un jour, un jeune "hafez" (celui qui connaît le Coran par coeur) itinérant vient sacrifier un mouton à la suite d'un voeu de sa mère : d'emblée, Gül subodore en lui le cagôt hypocrite. Le jeune homme réussit à se faire emmener par elle dans un lieu écarté et ses paroles amoureuses vont faire succomber la jeune femme... lorsqu'il lui fauche sa prothèse et la laisse en plan sur une bordée de vérités bien assénées quant à la morgue bourgeoise ! Ce petit "Decameron" cruel alla turca devrait trouver le chemin des festivals. Il en est de même pour "Dites-lui que je l'aime" (Ona Sevdigimi Söyle), du déjà classique Memduh Ün -voir son délicieux "Trois Copains" (Üç Arkadas 1958**). Le film s'ouvre sur l'arrivée à l'aéroport d'Istanbul d'un jeune Anatolien émigré en Allemagne, rappelé d'urgence par un conseil de famille. Presque silencieux, ce film bien maîtrisé se dévoile à l'aide presqu'exclusive de plans et d'objets, comme le pistolet déposé dans sa chambre, symbole de vendetta à venir (sujet de nombreux films turcs et une pratique encore très actuelle). Lorsque le "héros" se rend dans un bordel en ville et réclame une certaine pensionnaire, le suspens demeure sur ses motivations. Dans la chambre, c'est la jeune femme qui dévoile le fond de l'affaire au spectateur. Délaissée peu après son mariage par son mari parti émigrer, persécutée par sa belle famille, elle s'est enfuie et est devenue une prostituée. Connaissant la coutume, elle est prête à mourir. Mais son mari refuse de la tuer - risquant d'être exécuté par son clan pour "déshonneur"- et il part en laissant son alliance à la tenancière, prononçant quasiment ses seules paroles, celles mêmes qui donnent son titre au film... 80 ans de cinéma turc en 110 films 3 Centre Pompidou Préhistoire et "âge d'or" des "classiques" 4 C'est en 1897 que le "Cinématographe" Lumière est montré en public à Istanbul, capitale de l'empire ottoman. L'occupation de la Turquie (qui produit quelques fictions en 1917-1919) par les puissances victorieuses de la 1ère Guerre mondiale, reporte le

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(lent) démarrage du cinéma "national" à 1923, lorsque Mustafa Kemal proclame la république après une dure guerre de libération nationale. Homme de théâtre et "pionnier" du cinéma, Muhsin Ertugrul va dominer l'écran pendant 20 ans, avec entre autres des films plutôt déclamatoires comme "Aysel, fille du marécage" (Batakli damin kizi Aysel, 1935**) et "Victime de la volupté" (Sehvet Kurbani, 1940**), avec la sublime actrice Cahide Sonku. Il réalise le premier "parlant" turc en 1931, "Dans les rues d'Istanbul" (Istanbul Sokaklarinda) et son dernier film, "La Tisserande" (Halici kiz, 1953), sera le premier film turc en couleur. Malgré la censure, l'"âge d'or" des années 50-75 marque l'essor d'un cinéma "néoréaliste" à connotation justicialiste et "agraire", ainsi que du mélodrame, de la comédie et du film patriotique ("kémaliste"), comme cette curiosité du cinéma turc des débuts, "Fato, l'indépendance ou la mort" (Fato, ya Istiklal, ya Ölüm, 51**) de Turgut Demirag qui paraît lourd et "kitsch" aujourd'hui. Dans cette veine "patriotique", "L'Ennemi a bloqué les routes" (Düsman Yollari Kesti, 1959**) est beaucoup plus crédible. Une autre curiosité historique est le film "policier" à la Louis Feuillade -merveilleusement théâtral-, Yilmaz Ali (1940) de Faruk Kenç. Mais la prédilection du cinéma turc semble -à l'instar d'un puissant romancier comme Yachar Kemal- aller aux histoires de brigands d'honneur. Plusieurs réalisateurs de cette période se détachent, devenus maintenant des "classiques". Lüfti Ömer Akad d'abord (49 films à son actif), avec "Frappez la putain" (Vurun kahpeye, 1949**), un film passablement naïf sur une institutrice de village en butte à la haine des milieux musulmans fanatiques lors de la guerre d'Indépendance, avant "Au Nom de la Loi" (Kanun Namina, 1952**), entre "mélo" social et policier marqué d'un "réalisme poétique" à la Marcel Carné, qui signe la préoccupation du réalisateur pour les mutations sociales de son époque. Représentative est également sa "trilogie anatolienne" de bandits d'honneur et de vendettas illustrée dans la rétrospective par "Le Mouchoir blanc" (Beyaz Mendil, 55**), et "La légende du Mouton noir" (Kizilirmak Karakoyun, 67**) adapté de Nâzim Hikmet. En 1968, il signe une délicieuse histoire d'amour, "Ma Bien-aimée publique" (Vesikali Yarim**) sur un maraîcher naïf et droit qui s'éprend d'une entraineuse de cabaret, la sublime Türkan Soray, jusqu'aujourd'hui l'actrice mythique du 7e Art turc, avant de revenir à sa femme légitime. Suivent trois films fraternels sur les traumatismes des paysans immigrés en ville avec "La Bru" (Gelin, 73**), "La Noce" (Dügün, 75) et "La Dette" (Diyet, 75). Signalons au passage que l'un des films turcs les plus forts sur l'exode rural est, excellemment interprété par des acteurs comme Fikret Hakan et Erol Tas, "La Route sans fin" (Bitmeyen Yol, 65**) de Duygu Sagiroglu, sur six jeunes chômeurs anatoliens partis à Istanbul pour tenter de survivre et qui ne trouveront qu'humiliations, désillusions et délinquance. De l'autre "classique" de cette période, Metin Erksan, il faut avant tout retenir, en dehors d'une belle histoire de bandits d'honneur, "Le Héros des 9 montagnes" (Dokuz Dagin Efesi, 1958**), "La Vengeance des serpents" (Yilanlarin Öcü, 1962**) dont l'humour ne cache pas les abus de pouvoir des petits aghas de village et, plus encore, le magnifique "Un été sans eau" (Susuz Yaz, 1963**) une tragique illustration de la sécheresse et des conflits nés du rationnement des eaux d'irrigation entre les paysans. Ce film remporte l'"Ours d'Or" à Berlin (1964), 1ère distinction internationale majeure pour le cinéma turc. Avec "Le Puits" (Kuyu, 1968**), Erksan réalise un chef d'oeuvre, axé sur le désir irrépressible d'un "macho" campagnard pour une fille qui le repousse, tout en étant fascinée par un rapport masochiste ambigü, une histoire qui se termine par un meurtre et un suicide. Un autre réalisateur important de la période, Süreyya Duru, était représenté dans ce panorama par un film emblématique de son oeuvre : Bedrana (1974**), la superbe

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histoire d'un berger qui s'enfuit avec sa bien-aimée, laquelle est blessée par un homme qui tente de la violer : cette "faute" supposée la condamne à mort aux yeux du village... C'est aussi l'"ère du cinéma national (d'auteur)", longtemps marginalisé par le cinéma commercial prend son essor : la production atteint 80 fictions en 1958, 230 en 1969, 300 en 1972 ! D'abord Halit Refig, auteur de "Les Oiseaux de l'exil" (Gurbet Kuslari, 1964**), première réalisation consacrée à l'exode rural à travers l'histoire d'une famille anatolienne happée par le "mirage" d'Istanbul, sorte de remake moins réussi de "Rocco et ses Frères" de L. Visconti, avant un charmant film pseudo-historique sur la fin de l'empire ottoman, "Quatre Femmes au harem" (Haremde Dört Kadin, 1965**). Période contemporaine 5 Le fin Atif Yilmaz toujours prolifique (150 fictions) aborde des genres et des thèmes divers, fréquemment à l'écoute des femmes et des relations amoureuses. Il est l'auteur du merveilleux "Ah, la belle Istanbul" (Ah güzel Istanbul, 1966**), un prétexte pour montrer la beauté et l'humanité de la métropole du Bosphore de cette époque à travers la rencontre d'un vieux monsieur digne et nostalgique et d'une pulpeuse provinciale "émigrée" à Istanbul ambitionnant d'abord d'être actrice et se rabattant, faute de mieux, sur le métier d'entraîneuse. Il tourne ensuite entre autre un film grave et dérangeant, "Le Sacrifice" (Adak, 1979**), basé sur un fait divers des années 60, entrelardé de trop d'interviews vrais ou faux, de l'époque, sur l'assassinat par un paysan misérable et très pieux de son deuxième petit garçon, à la suite d'une grave injustice subie par lui et dans l'obsession, salvatrice à ses yeux, de reproduire le sacrifice d'Ismaël par Abraham, mais dans un accomplissement prévu ni par la Bible, ni par le Coran. Dans un tout autre registre, est "Une Goutte d'amour" (Bir Yudum Sevgi, 1984**), avec un acteur apprécié aujourd'hui, Kadir Inanir, sur l'émancipation d'une femme simple dégoûtée par un mari sale et alcoolique : elle s'embauche dans une usine où elle trouve le grand amour dans la personne d'un collègue, devant se battre là encore, mais contre les mauvaises langues et la bonne conscience. En 1985, il sort "Prénom (Adi) Vasfiyé"** (1985), un regard sensible, tragique et humoristique à la fois, sur l'itinéraire d'une femme "libre" telle qu'elle est vue mais plusieurs hommes qui l'ont aimée.

6 Mais c'est Yilmaz Güney, militant politique kurde, acteur, scénariste et cinéaste à la personnalité complexe, très populaire en Turquie, qui domine longtemps l'écran, au risque d'occulter d'autres talents. Cet acteur qui a joué dans une centaine de films en Turquie, certains constituant de véritables "westerns anatoliens", l'influence du cinéma populaire américain est nettement décelable, est le chantre et l'interprète de l'espoir et de la révolte de hors-la-loi justiciers, du tragique et poignant "Seyyit Han"** -1968), un hors-la-loi revient pour voir que sa bien-aimée est mariée à un autre et tous les deux en mourront, au "Mur" (Duvar, 1983), une pesante allégorie sur les violences policières en Turquie, contre les Kurdes en particulier, réalisé en France où, exilé, il meurt d'un cancer en 1984. Son inoubliable "L'Espoir (Umut, 1970**) où un pauvre entre les pauvres devient fou à la recherche d'un trésor mythique, fit le tour du monde, "Elegie" (Agit, 1971**), un chef de brigands blessé est soigné par une belle infirmière mais ne survit pas à la police et "Camarade" (Arkadas, 1974**), sur la prise de conscience par deux anciens camarades que leurs idéaux politiques sont irrémédiablement opposés, incarnent le cinéma turc à l'étranger pendant 25 ans. Emprisonné, il écrit le scénario et cosigne l'admirable "La Permission" (Yol, 1982**), Palme d'Or ex-aequo à Cannes en 1982) réalisé par Serif Gören, un des plus solides talents turcs d'aujourd'hui, qui a entre autre signé "Le Remède" (Derman, 1983**) sur la vie d'un village perdu dans les neiges

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vu par une sage-femme de la ville. De Gören, le remake "modernisé" de "La Vengeance des Serpents", nombre de légendes anatoliennes tournent autour de ce reptile, est moins convaincant que le film homonyme de Metin Erksan. L'un des plus célèbres films turcs de ces années-là, "Le Troupeau" (Sürü, 1978**) ainsi que "L'Ennemi (Düsman, 1980**), sont filmés selon les directives de Yilmaz Güney par Zeki Ökten. Ce dernier réalise entre autre "Le Lutteur" (Pehlivan, 1984**), avec le grand acteur Tarik Akan, où il montre les espoirs d'un athlète pauvre qui veut devenir champion de lutte turque, avant de se trouver confronté à la malhonnêteté du milieu. C'est aussi une interrogation sur une culture coincée entre tradition et modernité. Un renouveau 7 Gören et Ökten font partie des cinéastes qui revivifient les thèmes et le langage cinématographiques turcs, ainsi que d'autres "quadras". Le très doué Ömer Kavur d'abord, avec "Eminé, couche-toi là" (Yatik Emine, 1974**) sur une prostituée exilée dans un village au temps de l'empire ottoman et qui enflamme les hommes et finit par mourir de désespoir. Ensuite, il réalise l'un des films les plus crédibles sur l'enfance abandonnée, "Les Gamins d'Istanbul" (Yusuf ile Kenan, 1979**). Son "Hôtel Mère-Patrie" (Anayurt Oteli, 1986**) est une puissante radioscopie allégorique de la Turquie contemporaine qui fit grand bruit dans le pays. Son plus beau film, et l'un des plus intéressants du cinéma turc récent, est "Visage secret" (Gizli Yüz, 1991**). Choisissant la trame du soufisme dans la lignée des poètes mystiques persans Farid Uddin Attar (XIIe s.) et de Djalal Eddin Roumi, ce dernier installé à Konya en Anatolie (XIIe s.), c'est une magnifique quête initiatique de l'amour, charnel et mystique, située aujourd'hui. Ensuite Basar Sabuncu, un homme de théâtre raffiné et politisé, dont "Cuisine de riches" (Zengin Mutfagi, 1988**) est un violent huis-clos allégorique de la Turquie des années 80' placée entre deux "alternatives" -dictature militaire et/ou dérives gauchistes et terroristes ?- avant un autre splendide psychodrame, tiré de Nazim Hikmet, "Le Passage" (Yolcu, 1993**) sur deux hommes et une femme bloqués par la neige en Anatolie durant la guerre d'indépendance. Partagé entre film politique et surréaliste, Ali Özgentûrk a d'abord réalisé Hazal (1980**) un magnifique drame "agraire" et féodal qui fit date, avec la plus grande actrice du cinéma turc, également réalisatrice, la très belle Turkan Soray, puis "Cheval, mon cheval" (At, 1982**) sur les espoirs brisés d'un père émigré de la campagne en ville pour donner un sort meilleur à son fils. Un autre réalisateur personnel est Erden Kiral, dont "Une Saison à Hakkari" (Hakkâri' de bir mevsim, 1983**), Ours d'Argent à Berlin, relate la découverte par un instituteur citadin de la vie rude d'un hameau montagnard kurde oublié de tous. L'année suivante, "Le Miroir" (Ayna**) est un film quasi-muet et envoûtant, avec une remarquable prestation de l'actrice Nur Sürer, relatant le drame d'un jeune couple rural d'une grande pauvreté, dont le mari tue le fils de l'agha qui courtise sa femme et enterre son cadavre dans la pièce unique de leur masure. Des hallucinations puis la folie s'emparent progressivement de la jeune femme et on soupçonne que son mari s'engage sur a même voie... Son plus récent long métrage, "L'Exil Bleu" (Mavi Sürgün, 1993**) est adapté du célèbre roman autobiographique d'avant-guerre de Cevdet Sakir, "Le Pêcheur d'Halicarnasse". C'est le voyage intérieur un peu "papier glacé" d'un journaliste exilé par les autorités kémalistes pour un article critique. Il faut également citer Tevfik Baser, qui vit en Allemagne, auteur de films puissants sur l'émigration turque : "40 m2 d'Allemagne" (40 m 2 Almanya, 1986**), les 40 m 2 d'appartement qui seront le seul horizon de la jeune femme récemment émigrée d'Anatolie pour rejoindre son mari, ouvrier en Allemagne, avant "Adieu au faux paradis" (Yanlis Cennete elveda,

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1989**), avec la belle Zühal Olcay, dont l'horizon "allemand" est plus restreint encore puisqu'elle est en prison pour le meurtre d'un mari brutal. Mais elle sait que lorsqu'on l'extradera en Turquie, son beau-frère l'attendra pour venger le meurtre. Dans "Au Revoir étrangère" (Elveda yabanci, 1991**), Baser explore la difficile communication entre deux amants, un Turc et une Allemande. Dans "Deux Etrangers" (Iki Yabanci, 1991**) ce thème des rapports sentimentaux conflictuels entre un Turc et une étrangère est également exploré en 1991 par le "vétéran" Halit Refig. Signalons que si le musicien devenu réalisateur Zülfü Livanelli donne une assez piètre adaptation du roman homonyme de Yachar Kemal, "Terre de fer, ciel de cuivre" (Yer Demir Gök Bakir, 1987**), il avait réalisé en 1980 l'un des films les plus convaincants sur la dictature des années 60', puis 80', avec "Le Brouillard" (Sis)..

8 Des réalisateurs déjà chevronnés comme Yusuf Kurçenli, Tunç Basaran, Yavuz Özkan, et Memduh Ün, (voir son délicieux "Trois copains" (Üç Arkadas, 1958**)), figuraient également dans cette rétrospective, ainsi que de nouveaux talents. Tout particulièrement l'inégal wunderkind Orhan Oguz, dont le premier film "Malgré tout" (Herseye Ragmen, 1987**), sélectionné à Cannes l'année suivante est un film fort, pudique et sobre sur un jeune homme secret qui, sorti de prison, trouve un emploi comme chauffeur de corbillard. Perdu dans un Istanbul immense et grouillant de monde, peu communicatif, il se prend d'affection pour le petit garçon d'une jeune femme désemparée, rencontrée par hasard. Mais celle-ci, disparaît, en lui laissant son gosse. Son "Siffle si tu reviens" (Dönersen islik çal, 1993**) a un parfum de scandale dans son exploration de l'underground d'un Beyoglu en voie de "réhabilitation" immobilière à travers l'étrange amitié entre un barman nain et un travesti professionnel (un type de personnage qui semble fasciner les réalisateurs turcs ces dernières années).

9 Parmi les jeunes auteurs d'un seul film à ce jour, deux au moins sont prometteurs, s'ils parviennent à trouver des producteurs. D'abord Fehmi Yasar, dont "Coeur de Verre" (Camdan Kalp, 1990**) se veut une prise de conscience de la violence sociale qui s'est installée dans la vie turque, entre hommes et femmes en particulier, par le biais d'un "chaos filmique" (selon son expression) tragi-comique. Et ceci à travers les tribulations d'un intellectuel istanbouliote sans histoire (l'excellent acteur de théâtre et de cinéma Genco Erkal) malgré lui entraîné dans les démêlés conjugaux et tribaux de sa femme de ménage issue d'un bidonville : deux univers hermétiques. L'auteur veut dénoncer l'archaïsme et le féodalisme (y compris au Kurdistan où le "héros" se trouve entraîné), qui pour lui caractérisent les rapports humains et sociaux en Turquie. Le candide héros involontaire de cette histoire périra sauvagement assassiné dans la périphérie d'Istanbul... Dans "Bloc "C" (Blok "C", 1993**) réalisé avec peu de moyens, le jeune Zeki Demirkubuz donne une convaincante peinture du "bovarysme" aigu d'une jeune femme habitant une cité d'immeubles de la périphérie bourgeoise d'Istanbul, qui l'entraîne progressivement dans la nymphomanie et une dérive croissante d'absence à soi-même. Citons encore Kutlug Ataman ("Dans des eaux obscures", Karanlik sular, 1994**) et la réalisatrice Yesim Ustaoglu ("Trace", Iz, 1994**).

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NOTES

1. Sur le cinéma turc actuel, cf. Y. Thoraval, L'Avant-Scène, juillet 1993, juillet 1995, mai- juin 1996 et Le Monde, 13 avril 1991, 11 juillet 1993, 23 avril 1995. 2. Dirigé par Mehmet Basutçu et publié à cette occasion, Le Cinéma Turc fournit l'ouvrage le plus complet à ce jour dans une langue occidentale sur le sujet, ainsi qu'une intéressante exploration de l'histoire turque contemporaine à travers le cinéma (Ed. Centre Pompidou, 288 p., ill., 280 francs). 3. ** : Film figurant dans la rétrospective, 3 projections chacun. Centre Pompidou : (17 avr.-15 oct. 1996).

RÉSUMÉS

Le cinéma est apparu à Istanbul en 1897 mais il n'a vraiment démarré qu'en 1929 avec le grand Muhsin Ertuðrul. Depuis, le cinéma turc a abordé tous les genres (comédie, film `noir', historique, `néoréaliste', politique, films d'auteur), dont l'âge d'or des années 1950-75 fut illustré par des réalisateurs marquants aussi différents que Lütfi Ömer Akad, Metin Erksan, Süreyya Duru, Halit Refig, avant le prolixe Atýf Yýlmaz et le célèbre Yýlmaz Güney, kurde et proche du communisme, régulièrement emprisonné. La prospère industrie destinée au seul public local quasiment sans débouchés extérieurs- produisit entre 200 et 300 fictions dans les années 60-70. Mais un intéressant cinéma d'auteur a percé depuis 1980, sans diffusion ni moyens financiers à la hauteur de sa valeur et de ses ambitions.

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Chronique bibliographique

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Xavier BOUGAREL, Bosnie, anatomie d'un conflit, Paris, La Découverte, 1996, 174 p.

Bernard LORY

1 Si l'on jette un coup d'oeil rétrospectif sur la production de livres français suscitée par les Guerres balkaniques (1912-1913), on ne peut qu'être frappé par l'indigence de l'information fournie : quelques impressions "pittoresques", jointes aux grands préjugés géo-politiques ayant cours à l'époque. Bref, des ouvrages vite lus et vite oubliés, qui ne contribuent guère à la compréhension de l'événement historique.

2 Il en va largement de même pour la production française accompagnant la guerre de Yougoslavie (1991-1995). On y trouve des témoignages recueillis et des récits de reportages, souvent émouvants et sincères, mais qui prennent les événements "en marche", sans la profondeur historique indispensable à la compréhension. Beaucoup épousent le discours médiatique dominant, dans le registre de l'horreur ou du misérabilisme, ou prennent des positions morales, au nom du Droit, de l'Humanité, etc. Certains reflètent les positions d'un camp parmi les belligérants; ceux qui font des efforts d'objectivité (par exemple dans les revues) se contentent de juxtaposer deux discours de propagande opposés, sans en proposer le décryptage aux lecteurs. Rien de tout cela n'aide véritablement à comprendre ce qui se passe.

3 Quelques ouvrages font heureusement exception. Leurs auteurs ont tous une connaissance préalable du domaine yougoslave (lequel n'était guère à la mode parmi les chercheurs français dans les années 80) et surtout des compétences linguistiques qui leur donnent accès aux sources primaires d'information. Xavier Bougarel répond à ces exigences fondamentales, et son livre Bosnie, anatomie d'un conflit constitue un apport significatif à la compréhension d'un conflit riche en paradoxes.

4 Sous un volume restreint (174 p.), avec l'aide de plusieurs cartes assez claires et d'une précieuse chronologie, X. Bougarel dépasse le cadre de vulgarisation intelligente proposé par la collection Les dossiers de l'état du monde, pour faire une oeuvre de recherche qui apparaîtra peut-être ardue au lecteur, dans son degré de précision. Mais,

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on se demande, en notre époque informatisée, derrière quelles "considérations techniques" se retranchent les imprimeurs pour refuser de faire figurer les signes diacritiques, aussi indispensables à la prononciation du serbo-croate que ne le sont les Umlaut de l'allemand. De même, l'édition cède à la mode contemporaine des encadrés (transposition académique du clip télévisuel), lesquels cassent la lecture d'un texte remarquablement structuré...

5 Ce qui frappe le plus dans la démarche de X. Bougarel, c'est son refus de s'enfermer dans certains débats, qui, pour légitimes qu'ils soient, n'en ont pas moins montré qu'ils ne permettaient pas de faire avancer la réflexion. Ainsi rejette-t-il la discussion sur guerre civile ou guerre d'agression, l'opposition simpliste entre bourreaux et victimes, le débat sur la nature idéologique du nettoyage ethnique. D'une façon générale, il se démarque très nettement des approches politologiques, diplomatiques ou de droit international qui ont présidé aux débats en France. L'intervention du monde extérieur (la "communauté internationale" sur l'existence de laquelle il se pose, à juste titre, des question, p. 17) est certes évoquée, mais surtout dans les annexes. C'est en effet en Bosnie même, dans les contradictions internes de ce pays compliqué, qu'il cherche ses principaux éléments d'explication. Et c'est la sociologie qui lui fournit les outils les plus efficaces pour démêler l'écheveau.

6 Ainsi le chapitre I, qui survole l'histoire de la région, se concentre-t-il sur la notion du communautarisme et sur les adaptations qu'elle a subies depuis le XIXe siècle. X. Bougarel focalise son exposé sur les élites communautaires, en particulier les élites musulmanes, montrant bien les différentes stratégies d'adaptation aux régimes successifs. On aimerait qu'une attention analogue soit accordée aux Croates d'Herzégovine ou aux Serbes de Lika et de Krajina, faisant ressortir la place spécifique de sous-groupe qu'ils occupent dans une représentation collective de la "croatité" et de la "serbité".

7 Une approche fine et d'une grande rigueur chronologique des événements récents est particulièrement bien venue. La guerre n'éclate pas brusquement en 1991, mais se prépare depuis au moins deux ans; de nombreuses options qui conduiront à l'affrontement sont prises sous couvert de "démocratisation". L'escalade qui mène de la violence verbale à la violence institutionnelle, puis à la violence physique est fort clairement montrée dans le chapitre II. L'opposition entre les partis communautaires (SDA musulman, SDS serbe, HDZ croate) et les partis qualifiés de "citoyens" est également très éclairante. Ces derniers recrutent dans des milieux urbains dotés d'un niveau d'éducation relativement élevé et ils ont servi d'interlocuteurs privilégiés aux Occidentaux (pour la simple raison que leurs représentants parlent bien les langues occidentales); leur vision d'une Bosnie pluriethnique, respectueuse et fraternelle, certes valable pour Sarajevo et les quelques villes principales, n'en relève pas moins du wishfull thinking au niveau de la Bosnie profonde. Ce discours, bien reçu en Occident, a été successivement combattu et récupéré par le SDA, parti dominant à Sarajevo, lequel n'en poursuit pas moins une logique communautaire.

8 Le chapitre III est centré sur la notion éminemment balkanique de komsiluk, des rapports de bon voisinage intercommunautaire, système de régulation fragile et sans cesse renégocié, dont la dénégation au cours de la guerre a produit un type de violence particulier, qualifié de "crime intime".

9 "Porteuse de politisation et de territorialisation des appartenances communautaires, la modernité politique pénètre et étouffe l'espace dans lequel le komsiluk s'est constitué,

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en annexe et en brise les mécanismes. Malgré, ou plutôt à travers l'usage politique qu'ils en font, les partis nationaux sont fondamentalement hostiles à l'institution du komsiluk" (p. 91).

10 Les rapports entre milices et armées, particulièrement complexes, car il y a des va et vient entre ces deux formes d'organisation militaire, occupent le chapitre IV. Là encore, la sociologie fournit le concept opératoire de "monopole de la violence légitime" (Max Weber), qui permet d'éclairer quelque peu le casse-tête, auquel se sont heurtées les forces d'interposition occidentales, dans l'enchevêtrement des autorités locales et des allégeances et dans la fréquente contradiction entre discours politique et pratique sur le terrain.

11 Un volet important de ces contradictions est abordé dans le chapitre V, consacré aux mécanismes économiques sous-tendant le conflit bosniaque, qualifié de "conflit de basse intensité", car basé sur la prédation locale (et sur l'aide internationale), mais n'ayant pas mis sur pied une économie de guerre pour s'auto-alimenter. Le rôle des réseaux mafieux est souligné; les effets pervers de l'aide humanitaire ne sont pas passés sous silence.

12 On peut regretter l'absence d'une approche géographique dans l'ouvrage de X. Bougarel. Les contraintes d'un terrain ingrat ont certes joué un rôle dans le déroulement du conflit, mais sont amenées à peser bien davantage encore dans le contexte de la paix (la note 21, p. 79 signale que les territoires perdus par le camp serbe durant l'été 1995 n'ont "qu'un intérêt limité dans la perspective d'un partage territorial"). Il serait bon de souligner les disparités entre la zone de karst du sud, aride et sous-peuplée et la riche plaine de Posavina, entre les régions qui gravitent vers l'Adriatique ou vers la zone danubienne, entre d'énormes massifs boisés et d'étroits bassins industrialisés, le tout relié par des voies de communication médiocres et peu nombreuses.

13 Mais il est vrai que Bosnie, anatomie d'un conflit n'a pas la prétention d'un ouvrage définitif sur la question. Il ouvre déjà un bon nombre de pistes fructueuses pour l'analyse et la réflexion et cela constitue son mérite immense.

RÉSUMÉS

Bosnie, anatomie d'un conflit constitue un apport significatif à la compréhension d'un conflit riche en paradoxes. Ce qui frappe le plus dans la démarche de Xavier Bougarel, c'est son refus de s'enfermer dans certains débats qui, pour légitimes qu'ils soient, n'en ont pas moins montré qu'ils ne permettaient pas de faire avancer la réflexion. Ainsi rejette-t-il la discussion sur guerre civile ou guerre d'agression, l'opposition simpliste entre bourreaux et victimes, le débat sur la nature idéologique du nettoyage ethnique. D'une façon générale, il se démarque très nettement des approches politologiques, diplomatiques ou de droit international qui ont présidé aux débats en France. L'intervention du monde extérieur est certes évoquée, mais surtout dans les annexes. C'est en effet en Bosnie même, dans les contradictions internes de ce pays compliqué, qu'il

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cherche ses principaux éléments d'explication. Et c'est la sociologie qui lui fournit les outils les plus efficaces pour démêler l'écheveau.

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Gerhard HÖPP/Gerdien JONKER (eds), In fremde Erde. Zur Geschichte und Gegenwert der islamischen Bestattung in Deutschland, Berlin, Zentrum Moderner Orient, Arbeitshefte 11. 1996

Regine ERICHSEN

1 In view of the tendency among the public at large to suppress issues like 'death and burial', it is all the more remarkable that this very real aspect of our lives should be taken up in Gerhard Höpp's and Gerdien Jonker' anthology. What is more, the topic is dealt here with in relation to Moslem migrants, who, despite being an integral component of society in Europe, still tend to be overlooked by the non-Moslen public. Under the above title, which translates as "In Foreign Soil : Islamic Burial in Germany Past and Present", the history of Moslem burials in Germany and Europe is unraveled (in three contributions) and the various legal, religious, religious-policy and human- emotional aspects of the dying and laying to rest of Moslem migrants in today's Germany are discussed (in five contributions).

2 The volume opens with an article examining the interpretation of sheriat law of the question of Moslem burials in a Christian setting far from home as printed in the advice column of an "agony mufti" in a Saudi daily (Heine). The other contributions deal primarily with Turks. One article looks at the death of Turkish-Ottoman politicians like Talat Pasa and his grave in Berlin; in another the graves of the fallen and captured of the Turkish Wars (European-Ottoman wars since 1663) recall the history of the living, i.e. European-Ottoman and German-Turkish history (Heller, Höpp). Other pieces give an account of burials in the context of German regulations as applied in local authority

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cemeteries (Kokklelik) or from the viewpoint of the Islamic organisations in Germany (Karakasoglu). Two others deal with the experience of death of Turkish migrant families and the changes in mourning rituals (Tan, Jonker). All these authors focus on Ottoman and above all present-day Turks. Even the general reflections in the final article (Chaib) on the phenomenology of migration, here in connection with death and repatriation of corpses, draw on the empirical database for fatalities among Turkish children in Berlin.

3 What kind of Moslems are they? What might a Turkish Moslem say about the fetva of the Saudi counselling mufti? Do tradition-conscious but secularised Turkish migrants see themselves properly represented in matters of death and burial by, for example, the imam of the Islamicist Milli Görüs League in Germany? Shaped by the national tradition of state Islam 'at home', practising Moslems from Saudi Arabia, with its system of sheriat law, are certainly not directly comparable with the believers from laicistic Turkey in matters of faith or even in the expectations they have of the host country, Germany. And whereas the Turks living in Germany are, as in Turkey itself, almost all Moslems on paper, they differ widely in their religiosity. They adhere to different teachings, whether alevi or sunni. And they differ above all in the role Islam plays in shaping their personal identity. One Turk may have a strictly religious lifestyle, another lead a life based on Turkish customs and traditions but without frequent visits to the Mosque.

4 A general introductory remark would have been useful in this book to dispel the prejudice, dearly held by the said non-Moslem public, that "Islam" as such stands behind the behaviour (even in matters of death) of a group of fellow-citizens. After all, what makes this anthology so fascinating is the variety of perspectives that are explored by its contributors, both in the historical analyses as well as in the empirical surveys of data on the present situation. And the empirical evidence is particularly useful in undermining such prejudices.

5 We learn, for instance, that political Islamic organisations in Germany apparently respond to the burial problematic created by migration pragmatically with an undogmatic flexibility, completely devoid of the fundamentalism non-Moslems like to attribute to them. Equally encouraging is the flexibility shown in the accounts given by the migrants themselves : they have been able to adapt religious rituals to the changed circumstances and give expression to their grief accordingly. However, it should of course be borne in mind that the sense of moral propriety and custom (örfl adet) does not only apply among migrants but also influences the actions of many Turks in Turkey, irrespective of their doubts about the 'right path' of faith.

6 A merit of the anthology is that it once again presents -this time with respect to the repatriation of the dead to Turkey, which is still evidently frequent, and the lack of German regulations governing Islamic burials- the whole unresolved problem of Turkish migrants in Germany as an "uprooting". It is clear, irrespective of creed, i.e. whether from a Moslem or Christian or even from a secular standpoint, that migrants cannot feel at home in a society which refuses to let them to bury their dead in accordance with their own customs.

7 This volume offers a summary of research papers of the Berliner Zentrum Moderner Orient. One hopes that such an institutions will continue to have the resources required to produce such lively and yet scientifically sound studies on migrants and on their

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regions of origin, which are politically and economically linked with Germany in so many ways.

RÉSUMÉS

Under the above title, which is translated as In Foreign Soil : Islamic Burial in Germany, in Past and Present, the history of Moslem burials in Germany and Europe is unraveled (in three contributions) and the various legal, religious, religious-policy and human-emotional aspects of the dying and laying to rest of Moslem migrants in today's Germany are discussed (in five contributions). Mostly focussing on Turks living in Europe the authors sometimes seem to forget that a great number of Turkish migrants can follow traditional rules and burial customs without being religious. But what makes this anthology worth reading is the variety of perspectives that are explored by its contributors, both in the historical analyses as well as in the empirical surveys of data on the ways, religious Moslems and also secular Turks deal with burial problems in a Christian surrounding.

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