BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) DOSSIER 17 FORÊT ET COTON / ZONES SÈCHES

Forêt et coton au sud du : cas de la commune rurale de Sorobasso

Pascal Cuny BP 2386 Bamako Mali

Jean-Pierre Sorg Ecole polytechnique fédérale ETH-Zentrum Dans le sud du Mali, l’essor de la culture cotonnière et de l’élevage ainsi 8092 Zurich qu’une pression anthropique importante ont contribué à la diminution du couvert Suisse forestier. Une approche nouvelle, négociée et contractualisée, de la gestion des ressources forestières communautaires s’impose progressivement chez les acteurs concernés.

Photo 1. Stock de coton près d’un quartier villageois. Cotton depot near a village neighbourhood. Photo P. Cuny. BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) 18 DOSSIER DRY ZONES / FORESTS AND COTTON GROWING

Pascal Cuny Jean-Pierre Sorg

RÉSUMÉ ABSTRACT RESUMEN

FORÊT ET COTON AU SUD DU MALI : FORESTS AND COTTON GROWING BOSQUE Y ALGODONERO EN EL SUR CAS DE LA COMMUNE RURALE IN SOUTHERN MALI: A STUDY DE MALÍ: CASO DEL MUNICIPIO DE SOROBASSO IN THE RURAL COMMUNITY RURAL DE SOROBASSO OF SOROBASSO

Le sud du Mali est caractérisé par une The dynamics of rural life in Southern El sur de Malí se caracteriza por una dynamique rurale importante depuis Mali have forged ahead in the last dinámica rural importante desde trois décennies, en grande partie due three decades, largely thanks to the hace tres décadas, en gran parte à la production du coton. Celle-ci a region’s cotton production, which has debida a la producción de algodón permis au paysan malien d’acquérir helped Malian farmers to become que permitió al campesino maliense des pratiques de culture intensive et familiar with intensive crop growing adquirir prácticas de cultivo intensivo de développer d’autres activités, techniques and to diversify into other y desarrollar otras actividades, espe- l’élevage notamment. Cette culture, activities, such as livestock rearing in cialmente ganaderas. Este cultivo, ainsi que celle des produits vivriers, a particular. Cotton growing, along with como el de productos alimentarios, été forte consommatrice d’espace et subsistence cropping, consumes acaparó mucho espacio y contribuyó a contribué largement à la diminution large areas and has largely con- bastante a la disminución de la du couvert forestier des terroirs villa- tributed to the depletion of forest cubierta forestal de las tierras campe- geois. Cela a pour principale consé- cover around villages. The main con- sinas. La principal consecuencia de quence un appauvrissement quanti- sequence of this has been a quantita- este proceso es un empobrecimiento tatif et qualitatif du potentiel des pro- tive and qualitative decline in the cuantitativo y cualitativo del poten- duits forestiers. Les villageois(es) ont potential of forest produce. Villagers cial de los productos forestales. Los depuis peu changé leurs modes d’ex- have begun to change their cropping campesinos han cambiado reciente- ploitation afin de réduire les methods to lessen the constraints mente sus métodos de explotación contraintes engendrées par cette arising from this new situation. A para reducir las limitaciones genera- nouvelle situation. Une étude de cas case study has shown that they are das por esta nueva situación. Un montre aussi qu’ils sont prêts à s’en- willing to engage in new approaches estudio de casos muestra, asimismo, gager dans de nouvelles approches to forest resource management, even que están dispuestos a comprome- de gestion des ressources fores- though opinions vary among the dif- terse en nuevos planteamientos de tières, même si les avis sont diver- ferent groups concerned. It is impor- manejo de los recursos forestales, gents selon les catégories d’acteurs. tant to ensure that the right condi- incluso si las opiniones difieren entre Il est important de mettre en place les tions are present for negotiations to los actores. Es importante establecer conditions nécessaires à une négo- take place between these groups, so las condiciones necesarias para una ciation entre acteurs, qui permettrait that communal forest resources can negociación entre las partes interesa- une gestion contractualisée des res- be managed on a contract basis, das, que permitiría un manejo con- sources forestières communales en although it has to be borne in mind tractualizado de los recursos foresta- gardant à l’esprit qu’un tel processus that such processes necessarily need les comunales, sabiendo que dicho prend nécessairement beaucoup de time to mature. proceso requiere necesariamente temps. mucho tiempo. Keywords: rural environment, forest Mots-clés : milieu rural, ressource resources, cotton growing, fuelwood, Palabras clave: medio rural, recurso forestière, cotonnier, bois de feu, savannah, Mali. forestal, algodonero, leña, sabana, savane, Mali. Malí. BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) DOSSIER 19 FORÊT ET COTON / ZONES SÈCHES

Introduction Le coton en zone forestière Le sud du Mali est caractérisé tation de la surface des terres culti- par une pression anthropique relati- vées : cette dernière est le produit de vement importante et un essor de la Avec 211 milliards de Fcfa l’accroissement annuel des superfi- culture cotonnière et de l’élevage (323 millions d’euros) de chiffre d’af- cies cultivées par habitant (un peu depuis trois décennies. Ce processus faires lors de la campagne 1997-1998, plus de 1 %) et de celui de la popula- rapide a des effets importants sur le coton est le pilier de l’économie tion (près de 4 %), entraînant une l’écosystème forestier. Le témoignage malienne. Une politique agricole inci- production croissante de céréales. des vieux villageois est significatif sur tatrice a permis d’instaurer au Mali Celle-ci est indispensable compte l’évolution des paysages des terroirs des conditions favorables pour que tenu de l’accroissement démogra- depuis cinquante ans. Une analyse les paysans développent cette cul- phique et de la commercialisation cartographique du territoire d’une ture de rente : prix des intrants, cré- d’une partie de cette production, commune rurale au sud du Mali dits aisés pour l’investissement en celle du maïs notamment. confirme ces observations1. Le sys- matériel, logistique assurée par la Le coton ayant fortement moné- tème agraire de la partie méridionale société cotonnière nationale. tarisé l’économie agricole, la capitali- de ce pays a vu, et voit encore, son Production destinée à l’exportation, sation des revenus cotonniers se fait évolution conditionnée par des consi- le coton a été et reste le moteur du en grande partie dans le cheptel. En dérations économiques et politiques développement rural dans le sud du effet, les paysans mais aussi les fonc- nationales : le coton est en effet Mali, parfois cependant au détriment tionnaires et les commerçants cita- omniprésent au sud du Mali. Sa pro- de la pérennité de l’écosystème dins misent sur l’accroissement de duction est peu respectueuse de (photo 2). leurs troupeaux à cause de taux l’écosystème forestier. Il est donc Traditionnellement, le défriche- d’épargne intéressants, doublés d’un légitime de se poser des questions ment et le brûlis précédaient la mise manque de confiance en un système sur les approches possibles, et envi- en culture des terres, essentiellement bancaire complexe et peu adapté. Les sageables, de gestion des ressources à base de céréales (mil, sorgho), sui- principales conséquences de cette forestières – celles qui subsistent – vie d’une longue jachère. La culture densité animale importante et du dans un cadre villageois et intervilla- attelée du coton, nécessitant des pâturage libre des animaux sont une geois. apports importants d’intrants, a dégradation quantitative (espaces modifié le système traditionnel de nus) et un appauvrissement qualitatif 1 Cet article se fonde sur les résultats d’une thèse de doctorat (Cuny, 2001). Cette thèse est production agricole qui s’est intensi- (pâturages aériens et herbacés en disponible sur un cédérom diffusé par la fié en vue de l’amélioration de la pro- régression) des zones sylvopasto- délégation d’Intercooperation au Sahel, à ductivité de la terre. L’intensification rales. Les revenus générés par la pro- Bamako (Mali) ([email protected]). n’atténue pas pour autant l’augmen- duction cotonnière ont aussi permis aux paysans de réaliser des emprunts pour s’équiper (matériel agricole, Photo 2. vélomoteur, radio, télévision…) : une Paysage de champs cultivés avec peu d’arbres fruitiers et sans jachère. situation de surendettement a vu le Cropfield landscape with few fruit trees and no fallow land. jour au milieu des années 1990 et a Photo P. Cuny. entraîné les paysans dans une course aux productions de rente (coton, maraîchage, maïs, élevage…). Au cours des trois dernières décennies, le coton et l’élevage ont ainsi fait évoluer les paysages fores- tiers des terroirs. Pendant cette même période, les politiques fores- tières n’ont pas encouragé une régu- lation de l’accès aux espaces fores- tiers et une motivation économique pour l’exploitation des produits fores- tiers. L’État n’a pas reconnu aux acteurs locaux le droit de gérer les ressources forestières. Les services forestiers ont utilisé les textes légis- latifs et réglementaires à des fins BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) 20 DOSSIER DRY ZONES / FORESTS AND COTTON GROWING

1952 1978

01 500 m 0 1 500 m

1990 1998

0 1 500 m 0 1 600 m

Champs cultivés Terrains nus Savane boisé

Jeunes jachères Casiers rizicoles Savane arborée

Zones hydromorphes Savane arbusive Carte 1. Unités d’occupation du sol du territoire de la commune de Sorobasso (1952, 1978, 1990, 1998). Land use units in the territory belonging to Sorobasso (1952, 1978, 1990, 1998). (Source : Cuny, 2001). BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) DOSSIER 21 FORÊT ET COTON / ZONES SÈCHES

système forestier par rapport à l’en- semble des communes de ce cercle. La superficie des champs culti- Figure 1. vés a augmenté continuellement au Évolution des superficies agricoles et forestières de la commune de Sorobasso. cours des cinquante dernières années Changes in agricultural and forest cover in Sorobasso municipality. (carte 1) : elle a quadruplé de 1952 à (Source : Cuny, 2001). 1998 (figure 1), alors que la popula- tion a plus que doublé pendant la même période (tableau I). L’expansion Dynamique territoriale agricole a donc été plus importante que la croissance démo- strictement répressives. Les condi- forestière des graphique. Celle-ci s’est intensifiée à tions d’une prise en charge par les vil- partir des années 1980 (taux de près lageois de la gestion des espaces terroirs de la de 4 %), témoignant d’un fort dyna- forestiers de leurs terroirs n’étaient commune rurale misme économique induit par la pro- donc pas réunies. L’une des consé- duction cotonnière4. Le nombre d’ex- quences en est que ces espaces ont de Sorobasso ploitations agricoles et leur taille ont été économiquement investis par des sensiblement augmenté et, en 1998, productions agricoles et pastorales, L’étude de cas réalisée dans la l’espace agricole est quasi saturé les productions forestières étant la commune rurale de Sorobasso, située dans la plupart des terroirs. Pendant plupart du temps restées, pour les au sud du Mali (Cuny, 2001)2, permet la période 1952-1990, le rythme populations locales, au stade de l’au- de montrer, au cours des cinquante annuel de défrichement agricole a toconsommation. dernières années, que l’évolution des été, en effet, de 6 %, provoquant une Cependant, depuis 1995, la poli- paysages forestiers est fortement liée régression considérable de l’espace tique forestière malienne relève à la dynamique agricole. Cette com- forestier dont les jachères. La rotation d’une politique de développement mune, appartenant au cercle de classique coton-céréales-céréales rural cherchant à responsabiliser la (où la culture du coton est n’est pas toujours respectée (certains société civile, et définie selon trois omniprésente), est composée de cinq paysans pratiquent coton sur coton) options fondamentales (sociale, éco- villages (519 exploitations agricoles et les amendements organiques sont nomique et écologique). Son applica- comptant 5 982 personnes3). Trois insuffisants, entraînant une détériora- tion, voire ses résultats, nécessite paramètres (densité humaine, kilo- tion de la structure des terres. Des cependant de « laisser du temps au grammes de coton produits par habi- phénomènes de pollution des eaux de temps ». tant, densité de bovins par hectare) forage apparaissent progressivement ont permis de montrer qu’elle subis- (forte concentration de nitrates et de sait des pressions moyennes sur l’éco- pesticides).

2 Tableau I. Cette thèse s’est déroulée dans le cadre d’un programme de coopération entre le Mali (Ier, Bamako) et la Suisse (Intercooperation, Berne). Elle a permis de mener des enquêtes Évolution démographique approfondies dans les cinq villages de la commune de Sorobasso. Ces travaux se sont inscrits de la région de , du dans une dynamique nationale (aménagement villageois des espaces forestiers, cercle de Koutiala, de l’ar- décentralisation, déconcentration…) et ont privilégié un processus participatif (ateliers avec rondissement de l’ensemble des acteurs locaux, régionaux et nationaux). et de la commune rurale de 3 Recensement administratif (Direction nationale de la statistique et de l’informatique, 1998). Sorobasso de 1952 à 1998 4 D’après la Compagnie malienne pour le développement des textiles, la culture cotonnière (avant 1998, somme des couvrait 1 565 ha, soit 32 % de la superficie communale cultivée en 1999 ; le rendement était habitants des cinq villages de 831 kg/ha, les revenus annuels s’élevaient à 427 393 Fcfa (651 euros) par exploitation et à composant actuellement la 30 960 Fcfa (47 euros) par habitant en 1998. commune).

1952 1976 1987 1998 SPD P DT PDTP DT Sikasso 71 790 dm 1 098,00 15 1 311,00 18 1,7 1 780,00 25 3,2 Koutiala 7 330 dm dm 282,00 38 379,00 52 3,1 Kouniana 1 950 dm 26,30 13 35,90 18 3,3 41,40 21 1,4 Sorobasso 155 2,46 16 3,64 23 1,8 5,19 33 3,9 5,98 39 1,4

S : superficie (km2) ; P : nombre d’habitants (milliers) ; D : densité démographique (nombre d’habitants/km2) ; T : taux de croissance annuel (%) ; dm : donnée manquante. Sources : rapport d’inspection générale du cercle de Koutiala (1952) ; recensements administratifs (Direction nationale de la statistique et de l’informatique, 1976, 1987 et 1998). BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) 22 DOSSIER DRY ZONES / FORESTS AND COTTON GROWING

Figure 2. Densité d’arbres selon les villages, les situations topographiques des terroirs et le temps. Tree density by village, topographical nature of village lands and over time. (Source : Cuny, 2001).

Compte tenu de l’évolution en est surtout marquée par une diminu- L’étude dynamique de la densité cours, le terme « forêt » prend, au tion très forte des savanes boisées des arbres montre que la situation est cours des années, des significations (2,3% par an) et moins marquée des très variable selon les terroirs différentes. Par exemple, avant 1952 savanes arbustives (0,9% par an). (figure 2). Certains subissent de et jusqu’à la fin des années 1980, il La superficie des savanes arbo- fortes pressions qui se traduisent par incluait les jachères à des stades de rées a diminué de 1952 à 1978 puis une importante déforestation, notam- développement différents. Depuis les est revenue en 1990 sensiblement au ment dans les bas-fonds : l’absence années 1990, il ne correspond plus même niveau qu’en 1952. Cette der- d’arbres en 1978 et 1990 à Kazianso qu’à des superficies peu ou pas culti- nière évolution est due à un double traduit une diminution de la densité vables, couvertes de forêts aux struc- phénomène : le passage de certaines arborée du terroir pouvant atteindre tures variées. parties des terroirs du stade savane un rythme annuel de 2 %. D’autres Ainsi, la couverture forestière, boisée au stade savane arborée à terroirs supportent des taux encore en zones cultivables et non culti- cause de facteurs climatiques et élevés (1,3 % à Nizanso et Soro- vables, a régressé au cours des cin- anthropiques dont le feu ; une rela- basso). Enfin, certains bénéficient de quante dernières années (tableau II). tive reconstitution de savanes arbus- « conditions » plus clémentes, avec La réduction spatiale des forêts tives en raison du déplacement de un taux annuel de 0,6 % (Frougosso s’élève à 36 % (0,9 % en moyenne par zones d’exploitation du bois et des et Zingorosso), mais sous la menace an) de 1952 à 1990. Durant cette pâturages dans des zones autrefois de l’afflux prochain d’exploitants de période, l’évolution des structures inondables. bois des autres terroirs. BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) DOSSIER 23 FORÊT ET COTON / ZONES SÈCHES

D’autre part, les hommes n’accordent pas une grande considération à la production de bois de feu puisque c’est le domaine réservé des fem- Photo 3. Une formation forestière en compétition (beaucoup de rejets mes ; ils constatent de visu qu’il de petites dimensions par souche). existe encore des arbres dans les ter- Example of a forest stand under pressure (numerous small shoots roirs. De plus, en milieu minyanka, au on each stump). sud du Mali, les réserves de bois Photo P. Cuny. stocké pour l’hivernage sont consé- quentes puisque représentant une La perception de image du courage de la femme. La plus importante vitesse de Dans tous les cas, les hommes déforestation est enregistrée dans les la situation chez âgés – donc les décideurs – ne se pré- bas-fonds aménagés pour le riz et le les paysans occupent pas de la problématique de maraîchage, alors que les plateaux, l’approvisionnement en bois puisque les versants et les champs de brousse ce dernier est assuré, même s’il ont perdu près de 40 % de leurs Il est frappant de constater que nécessite de plus en plus d’efforts et arbres en quarante années. les villageois reconnaissent qu’un de risques et s’il n’est plus satisfai- Enfin, les reboisements à base changement paysager est intervenu sant sur le plan qualitatif. d’essences fruitières et forestières depuis quelques décennies. Ils Que ce soit pour les produits ont surtout été réalisés de 1978 à remarquent, entre autres, que « les ligneux ou non ligneux – pharmaco- 1990 et représentent à l’heure arbres ne les empêchent plus de voir pée, fibres, feuilles/fleurs/fruits pour actuelle des superficies négligeables. le quartier voisin ». Simultanément, l’alimentation animale et humaine –, En un demi-siècle, on observe ils n’ont apparemment pas une prise même si les villageois perçoivent que donc une modification sensible des de conscience aiguë de la situation leur production est en baisse sen- paysages des terroirs de la commune de raréfaction du bois. Il est impor- sible, ils parviennent à satisfaire leurs de Sorobasso. L’amplification pro- tant de mieux analyser cette « appa- besoins, ces derniers pouvant être gressive de l’espace cultivé reste rente » absence de prise de revus à la baisse. C’est le cas, notam- continue, mais atteint un plafond conscience. ment, des villages sous forte pression dans certains terroirs (Kazianso). Dès D’abord, les hommes, surtout où les femmes exploitent moins de 1990, le paysage, radicalement simpli- les vieux, ont le beau rôle : ils impo- bois de feu qu’ailleurs. La raréfaction fié, ne présente pratiquement que des sent à leurs cadets de se procurer du de certains produits entraîne aussi champs cultivés et des savanes arbus- bois de service par tous les moyens, une modification des modes d’exploi- tives, ces dernières continuant à dimi- notamment par de longs et pénibles tation. Par exemple, les femmes nuer en surface, limitant ainsi les voyages lorsque les ressources finan- exploitent très tôt, avant l’aube, les zones d’exploitation de bois de feu. cières font défaut sur le terroir. fruits de néré et de karité, alors qu’autrefois un travail « nocturne » féminin était considéré par les hommes comme douteux et était totalement proscrit. Les fruits imma- Tableau II. tures sont souvent récoltés, ce qui a Évolution des superficies (en hectares) des unités de paysage des conséquences néfastes sur leur forestier de la commune rurale de Sorobasso. transformation. Les femmes exploi- tent désormais le bois de feu en 1952 % 1978 % 1990 % groupe – convivialité, grand volume Savane boisée 1 090 10 355 5 133 2 de bois, stocks sur une même zone – Savane arborée 1 658 14 909 11 1 533 21 alors qu’autrefois l’exploitation indi- Savane arbustive 8 735 76 6 647 84 5 706 77 viduelle était privilégiée. Cette nouvelle dynamique, liée Bois sacré 15 0 20 0 18 0 à la raréfaction des produits fores- Vergers/reboisement 7 0 24 0 61 0 tiers, est essentiellement liée aux Total 11 505 100 7 955 100 7 451 100 pressions variables sur les terroirs.

Source : Cuny (2001). BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) 24 DOSSIER DRY ZONES / FORESTS AND COTTON GROWING

Photo 5. Photo 4. Stock de bois dans la cour Stock de bois de feu en brousse. d’une exploitation agricole. Fuelwood depot in the open country. Wood depot in a farmyard. Photo P. Cuny. Photo P. Cuny.

Dynamique de ment et celle de l’exploitation propre- Cette contrainte de temps et de ment dite. Ainsi, les femmes des distance est accrue par la relative dif- l’exploitation hameaux passent moins de temps à ficulté d’obtenir du bois de capacité des ressources exploiter le bois. Elles rentabilisent calorifique optimale. Quatre espèces mieux la durée consacrée à cette acti- sont privilégiées (tableau IV) ; il forestières vité car elles trouvent mieux et plus s’agit, par ordre décroissant, de rapidement le bois souhaité pour Combretum micranthum, Guiera sene- leurs tâches domestiques (photos 4 galensis, Detarium microcarpum et Les ressources en bois et 5). Les hameaux sont, en effet, Combretum glutinosum. Ces espèces de feu sont réduites beaucoup plus proches de la res- ont les caractéristiques communes source (2,7 km) que les quartiers suivantes : Le bois de feu est ici entendu (4,4 km). En zone soudanienne sud, ▪ leurs qualités calorifiques subsis- comme bois mort ou vert exploité en Schneider (1996) note que les tent malgré le stockage du bois en vue d’être utilisé directement pour la femmes sont en moyenne distantes hivernage ; cuisson des aliments et le chauffage de 1,6 km de leurs lieux d’exploita- ▪ leur bois ne pourrit pas même en saison sèche froide. tion, soit environ la moitié de la dis- stocké longtemps ; Autrefois, le bois mort se trou- tance moyenne observée à Soro- ▪ la combustion du bois dégage peu vait en quantité près des quartiers vil- basso, situé en zone soudanienne de fumée ; lageois et il était récolté quotidienne- nord à forte pression humaine et ani- ▪ le bois se met rapidement en com- ment selon les besoins. male. bustion ; Actuellement, autour des quar- Par ailleurs, là où il y a moins de ▪ le séchage est rapide et aisé ; tiers, les arbres ont disparu et il est ressources, les femmes consacrent ▪ l’exploitation de ces arbres est donc nécessaire de se rendre loin des moins de temps à l’activité de récolte facile. villages pour trouver du bois de feu du bois, ce qui aurait pour consé- Ces quatre espèces, avec (photo 3). Il existe une grande diver- quence une diminution de la consom- Pterocarpus erinaceus, font partie, sité de situations mais, globalement, mation de ce combustible (photo 6). d’après les femmes, des espèces le temps consacré à l’exploitation est Cela est confirmé sur un plan quantita- dont le produit « bois de feu » est en conséquent et les distances pour se tif car, en situation de forte pression voie de raréfaction (arbres de très rendre sur les lieux d’exploitation sur les ressources naturelles, les petite taille, épuisement des sont longues (tableau III). femmes exploitent significativement souches…). L’espèce exploitable la Les femmes des hameaux moins de bois : 0,51 kg par habitant et plus difficile à trouver est Detarium consacrent moins de temps (15 %) par jour, la moyenne étant de 0,76 kg5. microcarpum ; les femmes en appré- que celles des quartiers pour leur approvisionnement en bois de feu, 5 Il s’agit d’une moyenne obtenue en divisant la masse totale du bois vert récolté par cette différence étant équitablement famille par le nombre de personnes vivant dans cette famille et par 365 jours (étude sur répartie entre la durée de déplace- 33 exploitations, écart-type de 0,34). Ce ratio ne correspond pas à la consommation, qui est supérieure (prise en compte du bois mort et des autres sources d’énergie). BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) DOSSIER 25 FORÊT ET COTON / ZONES SÈCHES

Tableau III. Tableau IV. Durée quotidienne consacrée à Espèces préférées et utilisées pour le bois de feu et espèces dont l’exploitation du bois de feu et distances le produit « bois de feu » est en voie de raréfaction (en %). parcourues en fonction du lieu de résidence et de la pression sur le milieu naturel. Préférées Utilisées En voie de raréfaction Combretum micranthum 17 14 10 Durée Distance (km) Guiera senegalensis 15 5 6 Global 3 h 34 min 3,4 Detarium microcarpum 14 4 29 Quartier 3 h 51 min 4,4 Combretum glutinosum 12 20 14 Hameau 3 h 20 min 2,7 Acacia macrostachya 66 - Cassia sieberiana 611- Pression faible 3 h 28 min 0,8 Pterocarpus lucens 6- 5 Pression moyenne 3 h 45 min 3,6 Crossopteryx februfiga 4- - Pression forte 3 h 06 min 4,4 Pterocarpus erinaceus 4- 13 Source : Cuny (2001). Combretum nigricans 2- - Bauhinia rufescens -7 2 Terminalia macroptera -5 - Entada sudanica -3 - cient le bois pour le feu mais aussi les fruits pour l’autoconsommation et la Mitragyna inermis -3 - commercialisation. La raréfaction de Divers 14 22 21 produits exploitables de cette espèce représente donc un manque à gagner Source : sondage réalisé auprès de la population villageoise de la commune rurale important. de Sorobasso (Cuny, 2001). Cette situation a pour consé- quence une exploitation croissante de bois peu calorifique et même, ce qui est plus grave, d’espèces jus- peuvent trouver d’alternative qu’en Le bois de service comprend les qu’alors protégées par la coutume et exploitant ce bois dans des zones perches et les troncs d’arbres exploi- certaines croyances. Par exemple, éloignées dans et hors les terroirs tés subissant ou non une première Combretum velutinum ne devrait pas d’origine, et par le recours à des transformation en vue de la construc- être exploité car la fumée de son bois espèces de moindre valeur calori- tion de maisons, de greniers à provoque des querelles familiales, fique. céréales et de hangars. Le bois de surtout entre mari et femme ; la cou- La situation pour le bois service de qualité – bonne rectitude tume dit aussi que, si le chef du vil- d’œuvre et de service est sensible- et durabilité satisfaisante – est lage mange un plat cuisiné à l’aide du ment la même sur les terroirs villa- actuellement difficile à trouver. Les bois de cet arbre, il meurt rapide- geois de la zone cotonnière malienne. paysans exploitent du bois de service ment. Les femmes des forgerons ont en bordure des marigots malgré le cependant toujours exploité le bois Le bois d’œuvre est inexistant caractère légalement interdit de cette de cet arbre, que leurs familles ne et le bois de service en voie exploitation, ce qui signale la diffi- craignent pas. De nos jours, et de disparition culté de trouver du bois de qualité. compte tenu de la raréfaction des Par ailleurs, quelques heures suffi- espèces de qualité, quatre femmes Le bois d’œuvre – pouvant être sent pour obtenir un bois tortueux sur dix – les autres étant celles du fourni par Prosopis africana, (pour un hangar), alors que l’acquisi- chef du village et celles qui le crai- Pterocarpus erinaceus, Khaya sena- tion d’un bois de bonne rectitude gnent ou le respectent – n’écarte- galensis – est destiné à la transforma- (pour une maison) peut nécessiter raient pas l’idée d’exploiter l’« arbre tion pour l’ébénisterie et la menuise- plusieurs jours hors du (dans le) ter- de la colère » qu’elles redoutent rie. Il est maintenant pratiquement roir… sauf si on exploite des karités moins qu’autrefois. absent des terroirs villageois. Les champêtres protégés par la loi et la Là où la pression agricole et ruraux s’approvisionnent en bois coutume. Dans les terroirs sous forte pastorale est forte, les difficultés d’œuvre en grande partie dans les et moyenne pression, les arbres pro- d’exploitation de bois de feu de qua- marchés ruraux (bois des terroirs ducteurs de bois de service devien- lité et en quantité suffisante sont locaux) et urbains (bois importé de nent rares et les villageois sont obli- donc importantes. Les femmes ne Côte-d’Ivoire). gés de les exploiter dans des terroirs BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) 26 DOSSIER DRY ZONES / FORESTS AND COTTON GROWING

sent pas leurs qualités technolo- giques (photo 7) et les secondes sous forme de petits diamètres, à cause de la rareté des arbres, ce qui entraîne des problèmes de sécurité des constructions. Par ailleurs, les familles « riches » sont les plus importantes consommatrices de bois local. Par exemple, une famille riche moyenne consomme annuellement 0,84 m3 de bois de construction alors qu’une famille pauvre n’en prélève que 0,33 m3. « Prenant en compte le fait que les exploitations de familles Photo 6. riches, dites de type A6, sont six fois Cuisson des aliments sur un fourneau « trois pierres ». plus nombreuses que celles de Cooking food on a traditional “three stones” fire. familles pauvres (type D), la consom- Photo P. Cuny. mation de bois de service des familles riches dépasse largement celle des pauvres au niveau communal. De éloignés, afin d’obtenir des produits plus, les familles riches construisent de qualité. Plusieurs jours sont sou- plus de hangars, ou des hangars plus vent nécessaires pour cette activité spacieux, montrant par là un signe qui exige main-d’œuvre et matériel extérieur de richesse. » (Cuny et al., (âne, charrette). Dans les terroirs 2000). sous faible pression, les villageois Les différents produits ligneux – Tableau V. trouvent, en revanche, relativement bois d’œuvre, de service, de feu – se Espèces forestières préférées et utilisées facilement le bois de service dont ils raréfient sensiblement dans les ter- pour le bois de service (en %). ont besoin. Des paysans de villages roirs villageois du bassin cotonnier voisins viennent également y exploi- de Koutiala. Cette situation provoque Préférées Utilisées ter cette catégorie de bois. des changements de comportement Terminalia sp. 26 34 Enfin, la raréfaction spécifique des villageois, qui utilisent de nou- du bois de service est illustrée par velles méthodes pour obtenir les pro- Pterocarpus erinaceus 20 6 l’utilisation d’espèces non prioritaire- duits forestiers transformés dont ils Prosopis africana 14 13 ment préférées par les villageois ont besoin. L’achat du bois au marché Vitellaria paradoxa 12 19 (tableau V). En effet, ces derniers ou de celui des plantations reste la Anogeissus leiocarpus 94sont dans l’obligation d’exploiter cer- démarche la plus rapide mais la plus taines espèces protégées par la loi onéreuse : elle est réservée à Pterocarpus lucens 6- et/ou par la coutume (Parkia biglo- quelques familles aisées. Le non-res- Eucalyptus camaldulensis -3bosa, Vitellaria paradoxa), encore pect de la réglementation forestière Burkea africana 12présentes dans les terroirs mais non et des règles coutumières qui, certes, Khaya senegalensis 2-spécifiquement destinées à la pro- n’est pas systématique contribue duction de bois de service, alors que également à pallier la pénurie. Divers* 10 19 celles qui le sont (Pterocarpus erina- Face à ce tableau peu réjouis- ceus, Anogeissus leiocarpus) ne sont sant, quelles pourraient être les solu- * Diospyros mespiliformis, Afrormosia laxiflora, Pterocarpus santalinoides, Borassus aethiopium, Cordyla pinnata, plus suffisamment abondantes pour tions à ces problèmes d’approvision- Afzelia africana. être exploitées. Les premières sont nement en bois en vue de maintenir Source : sondage réalisé auprès de la population villageoise exploitées sous forme de grands dia- un patrimoine environnemental suffi- de la commune rurale de Sorobasso (Cuny, 2001). mètres car les villageois ne connais- sant pour les générations futures ? 6 Les exploitations agricoles classées en type A sont les mieux équipées et, donc, productrices de coton, alors que celles du type D n’ont pas d’équipements matériels ni de bœufs de labour. Il existe un lien entre le niveau d’équipement des exploitations et le niveau de revenu. BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) DOSSIER 27 FORÊT ET COTON / ZONES SÈCHES

Une gestion communautaire et intervillageoise des massifs forestiers semble des cinq villages de la com- mune de Sorobasso, soit 0,2 % de la superficie boisée totale ! L’histoire récente de la foresterie Une véritable politique locale de rurale malienne a montré de cuisants reboisement d’espèces exotiques ne échecs dus au contexte politique très peut se développer que si différentes particulier prévalant avant 1991. Par contraintes sont levées : la disponibi- exemple, les reboisements villageois lité foncière (l’espace cultivable est imposés par le service forestier, dans saturé dans de nombreux terroirs), la les années 1970, ne correspondaient sécurisation foncière (seuls les ni à un besoin particulier, ni à un autochtones issus des familles fonda- Photo 7. engagement de la population. trices des villages peuvent planter des Karité exploité pour la production L’incompréhension fut totale entre arbres dans leurs parcelles), la techni- de planches pour plafonds. cette dernière et le service forestier : cité (les paysans doivent être formés), Shea trees felled for floorboards. la seule chose réellement comprise la rentabilité économique (la filière Photo P. Cuny. par la population était qu’il valait bois doit être organisée), la pression mieux faire le travail sans réelle pastorale (les éleveurs doivent être conviction et en choisissant les plus associés au processus afin que les En attendant que ces contraintes mauvaises terres du terroir plutôt que jeunes plants soient protégés). soient levées, il est nécessaire d’agir d’affronter le service forestier. De ces En ce qui concerne la plantation sur d’autres leviers. Une piste promet- échecs, les paysans ont aujourd’hui d’espèces forestières locales, il fau- teuse consiste à sortir de l’espace vil- tiré des leçons, dans une situation dra encore du temps pour convaincre lageois, trop limité pour l’aménage- générale qui est toutefois sensible- les paysans que l’homme peut faire ment des forêts naturelles qui se ment différente de celle de jadis. Ils « ce que Dieu a toujours fait ». situent en général aux confins des ter- constatent en effet que, malgré le fait Quelle que ce soit l’origine des roirs. La dimension intervillageoise, qu’on leur ait imposé des espèces qui espèces, le reboisement n’a de chance communale ou intercommunale pour- ne produisent pas de fruits, de d’être réussi que s’il est réalisé à rait alors être envisagée. Une telle feuilles, de fibres à l’instar des arbres l’échelle individuelle, voire de petits échelle semble représenter une bonne de la brousse (photos 8 et 9), l’« arbre groupes n’excédant pas la taille d’un base pour l’aménagement de massifs des Blancs » apporte tout de même, quartier villageois. Il peut se réaliser forestiers couvrant plusieurs terroirs et au bon moment, des produits de sur les parcelles agricoles (en plein ou villageois. Ainsi, dans la commune de qualité (voir encadré). Mais tout ceci en enrichissement), dans les conces- Sorobasso, sept villageois sur dix reste à une très petite échelle puisque sions, dans les rues (arbres d’aligne- pensent qu’il est possible de trouver les reboisements d’eucalyptus n’oc- ment), sur les places publiques (bos- un espace forestier relevant de plu- cupaient en 1998 que 12 ha pour l’en- quets)… sieurs terroirs, en limite de leur propre terroir, où il pourrait être possible de mener des opérations sylvicoles et de L’eucalyptus, arbre aux multiples noms révélant une réelle utilité protection conjointement avec les vil- lages limitrophes. L’optimisme des L’eucalyptus, arbre étranger en milieu minyanka, est dénommé de acteurs villageois quant à l’existence manière très diverse par les paysans : arbre à l’écorce blanche, grand arbre, de cet espace potentiellement aména- arbre des Chrétiens, arbre des Blancs, arbre des poteaux, arbre des poutres, geable pour des productions fores- arbre de la plaine, arbre industriel, arbre du « menthilontol » (pommade chi- tières, et sans aucun doute pasto- noise), arbre des Chinois, arbre aux longues feuilles, arbre des Eaux et Forêts… rales, varie selon les catégories Cette multitude de dénominations montre que le terme eucalyptus n’a pas été d’acteurs – femmes, hommes, jeunes, intégré dans la langue vernaculaire, dévoilant par là le caractère encore « étran- vieux – mais pas selon la pression – ger » de cet arbre, compensé par une utilisation de toutes ses parties. faible, moyenne, forte – sur les éco- Il produit, en effet, du bois de service certes moins résistant que celui des systèmes des terroirs. Par exemple, arbres autochtones mais au moins de meilleure rectitude. De plus, avec le considérant leur propre terroir, les temps, les villageois ont adopté l’usage des feuilles d’eucalyptus qui, en décoc- femmes sont très sceptiques, dans la tion, permettent de lutter contre le paludisme, les maladies respiratoires et les mesure où elles craignent que l’accès maux de ventre. Les femmes ont aussi trouvé un intérêt dans cet arbre puis- aux zones potentiellement produc- qu’elles tirent avantage des résidus d’exploitation et des branches sèches comme source d’énergie. BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) 28 DOSSIER DRY ZONES / FORESTS AND COTTON GROWING

Vers une gestion négociée et contractualisée des ressources forestières

L’observation du paysage et les entretiens avec les villageois mon- trent que le terroir devient définitive- ment « compartimenté », avec une zone agricole permanente, qui tolère en saison sèche le pâturage, et une zone sylvopastorale. L’enjeu de celle- ci est donc important car elle se situe en amont de la fertilité de la zone cul- tivée (couverture du sol, recyclage des éléments nutritifs pour les zones cultivables) et elle est source de pro- duits ligneux et non ligneux dans un cadre de libre accès et de gratuité des ressources, qui pourraient être exploitées aussi longtemps que les utilisateurs, en nombre sans cesse croissant, en tirent des bénéfices immédiats. Photo 8. Les institutions locales tradi- Le neem, arbre aux services multiples (ombre, pharmacopée, bois…). tionnelles (tòns) et modernes ainsi Neem trees are used for many different purposes (shade, medicinal products, que les conseils villageois et commu- fuelwood and timber). naux devront à l’avenir jouer des Photo P. Cuny. rôles fondamentaux dans l’aménage- ment de ces zones par nature intervil- trices de bois de feu leur soit limité. de contrôle local avec son lot de sanc- lageoises. Leur gestion, à la diffé- En revanche, les jeunes, les villageois tions en argent ou en nature. rence de celle de la zone agricole, ne récemment installés et les non-ani- Deux villageois sur trois voient peut être envisagée qu’avec l’en- mistes sont très enthousiastes à l’idée dans l’aménagement des forêts un semble de la population ; la mise en d’aménager de tels espaces. Si ceux- intérêt économique sous la forme de œuvre d’aménagements simplifiés ci couvrent plusieurs terroirs, les produits – bois, fruits, fourrages – doit être assurée par des villageois femmes des hameaux sont alors inté- autoconsommés et vendus. Ensuite, la formés et appuyés par l’échelon com- ressées par le processus si elles y protection des massifs forestiers est munal vers lequel l’État transfère la voient l’opportunité d’exploiter du envisagée par les villageois comme gestion forestière. Cela nécessite des bois sur d’autres terroirs. une possibilité d’améliorer les condi- démarches de longue durée incluant Les villageois, surtout les tions pluviométriques. Enfin, une une très bonne connaissance des femmes, insistent sur la recherche expérience intervillageoise, si elle acteurs, notamment ceux des vil- d’un consensus avant d’engager toute réussit, serait intéressante sur le plan lages. action de gestion des ressources symbolique (entente entre les vil- Nous avons vu que les percep- forestières naturelles interterroirs. lages), ferait office de modèle et aurait tions et les intérêts des différentes L’accord des chefs de village sur les des retombées prestigieuses sur les catégories d’acteurs sont très principes d’une gestion commune villages concernés. Les femmes insis- variables. En fonction de ceux-ci, de ainsi que le choix des zones sont des tent sur cet aspect ainsi que sur le fait leur localisation dans les terroirs et préalables indispensables. La seule que cette expérience donnerait une de la richesse forestière de ces der- mesure « technique » envisagée par bonne image du respect accordé à niers, il s’agira de retenir des options les villageois est la mise en défens de l’autorité du chef du village. (reboisement ou aménagement, la zone choisie, assortie d’un système approche collective ou individuelle…) BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) DOSSIER 29 FORÊT ET COTON / ZONES SÈCHES

correspondant à la mise en œuvre sables des associations modernes et d’une foresterie adaptative. Pour traditionnelles, des comités de ges- chaque option, les rôles (maîtrise tion, des structures rurales de ges- d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, mise en tion, représentant(e)s de la popula- œuvre) devront être clairement négo- tion… Des conflits verront inévitable- ciés puis contractualisés entre tous ment le jour dans ce type de négocia- les acteurs (État, région, commune tion : le pouvoir communal, en partie rurale, villages, conseils villageois, ou en totalité d’origine villageoise, communautés rurales, bureaux pourrait jouer un rôle d’accélérateur d’études, associations/tons, pri- du processus mais aussi d’arbitrage. vés…). Outres les outils formels C’est donc bien par une contrac- (plans d’aménagement et de ges- tualisation négociée que les bases tion), des conventions locales – outil pérennes d’une gestion forestière non technique – devraient tenir pourront être construites ainsi que, compte des rapports sociaux entre surtout, par des expériences de ter- Photo 9. les villages (alliances, conflits…) mais rain à l’aide desquelles il sera sans Le cotonnier et l’eucalyptus occupent le même aussi des relations entre ces derniers doute possible un jour de faire évo- espace cultivable sur le terroir villageois. et les autres usagers (citadins, trans- luer les législations et de sécuriser Cotton crops and eucalyptus occupying the humants…). les utilisateurs des espaces forestiers same crop area in village lands. Le contenu de ces outils (qui communaux. Photo P. Cuny. représenteront des « contrats ») devrait être le résultat de négocia- tions entre tous les acteurs, par exemple sur les thèmes suivants : le choix des zones d’exploitation du Des projets au Mali s’investissent dans la gestion décentralisée bois de feu (pour l’autoconsomma- des ressources naturelles tion et/ou la commercialisation), l’adéquation du volume d’exploita- Les différentes politiques maliennes (décentralisation, déconcentration, déve- tion de bois-énergie avec les besoins loppement des filières, aménagement des terroirs villageois et de leurs espaces d’autoconsommation, l’amélioration forestiers…) ont été définies au cours des années 1990 et sont actuellement mises des techniques d’exploitation du bois en place. Certains projets, orientés vers la gestion des ressources naturelles (dont de feu en vue de favoriser la produc- forestières), contribuent à l’application de ces politiques. tion de bois de service, le choix des Une Stratégie énergie domestique (Sed)7 a été mise en œuvre au Mali en 1995. espèces à exploiter ou à protéger, la Elle vise à assurer l’approvisionnement en énergie domestique des populations prise en compte de l’élevage séden- urbaines en se fondant sur l’application du triptyque « fiscalité, contrôle forestier, taire et transhumant (pistes et zones marchés ruraux », auquel s’ajoute le Schéma directeur d’approvisionnement (Sda), de pâturage), la promotion des reboi- outil de planification des ressources forestières. Elle permet aux populations villa- sements en vue de la production de geoises de s’organiser en vue de tirer des revenus des ressources forestières gérées bois de service… Un aspect important de manière durable. est le partage de la rente issue d’une Le Projet de gestion durable des forêts (Pgdf)8, en troisième région, a permis commercialisation des produits, par d’appuyer des opérateurs privés chargés de mettre en œuvre les outils de la Sed et exemple au prorata de la superficie de former les villageois et les soutenir dans leurs actions (marchés ruraux, aména- et/ou de la richesse des parties villa- gement…). Ce projet place ses actions dans le cadre général de l’amélioration de la geoises incluses dans le massif fores- fiscalité forestière, de la mise en œuvre de la décentralisation et de la modernisa- tier communal. tion des filières bois. À partir de ces thèmes, il s’agit Le programme Jekasy9 contribue à valoriser durablement les ressources natu- donc de développer un processus relles. L’un des axes principaux de ce programme est de renforcer les capacités des permettant de négocier les règles de organisations professionnelles paysannes. Entre autres, des outils d’aménagement gestion, de choisir les acteurs pour et de gestion concertée des espaces à usage collectif, où se développent des activi- les appliquer, enfin de choisir les tés de diversification, sont élaborés et mis à la disposition des acteurs locaux (com- acteurs pour contrôler leur applica- munes, organisations paysannes communautaires…). tion. Ces acteurs villageois présen- tent une grande diversité : chefferies 7 Financement de la Coopération néerlandaise et du Global Environment Facility (administré locales (administrative, coutumière, par la Banque mondiale) et assistance technique de Marchéage et gestion de l’environne- de terre, de l’eau), conseillers, chefs ment (Marge) et du Cirad. 8 Financement de l’Agence française de développement (Afd) et du Fonds français pour l’envi- des familles fondatrices, respon- ronnement mondial (Ffem) et assistance technique de Marge et du Cirad. 9 Financement de la Coopération suisse et régie assurée par Intercooperation. Jekasy (Jèkawuli ka sòrò yiriwa) signifie « (se lever) ensemble pour la valorisation des ressources ». Ce programme couvre les cercles de , Sikasso, Koutiala et (troisième région). BOIS ET FORÊTS DES TROPIQUES, 2003, N° 276 (2) 30 DOSSIER DRY ZONES / FORESTS AND COTTON GROWING

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Synopsis

FORESTS AND COTTON GROWING IN SOUTHERN Profound changes in the aspect MALI: A STUDY IN THE of village forests Two approaches are preferred by vil- RURAL COMMUNITY A case study carried out in a rural com- lagers trying to find solutions to these OF SOROBASSO munity in southern Mali has shown problems. The first is reforestation, that crop growing areas have quadru- which is potentially valuable but com- Pascal CUNY, Jean-Pierre SORG pled in the last fifty years, while the plex. Land availability is limited population has doubled over the same (arable areas are already saturated period. This has resulted in the virtual around many villages), security of Mali lies mainly within the Sahel, disappearance of fallow lands, an tenure is by no means assured (only although the Sudano-Guinean cli- annual 1% decrease in forest cover natives of each village belonging to mate of its southern areas has been and changes in forest structure, with a its founding families are allowed to favourable to the establishment of marked decline in wooded savannah plant trees in their plots), farmers dry forests. The agricultural and pas- overall and considerable variations in have to be trained in forestry tech- toral dynamics of the last three productivity from one village area to niques and the economic viability of decades have profoundly changed the next (from 0.38 to 0.67 m3/ha per their activities has to be improved by the landscape and have also brought year). setting up organised systems. substantial changes to various socio- Nevertheless, rural populations are An inter-village approach is also used economic parameters. Despite acute less severely affected by the decline (within or among municipalities) to wood supply problems experienced in terms of quantity than by the qual- develop sylvo-pastoral activities. by villagers, various scenarios may be itative losses in woody and non- Here again, however, opinions vary envisaged for the management of for- woody forest products. among different social categories est resources in the future. (men, women, old people, young peo- New and severe constraints ple, old-time villagers and new- The socio-economic context have changed perceptions comers), with some fearing difficul- in southern Mali among villagers ties with the enforcement of manage- Cotton is the main driving factor in Villagers are no longer able to find ment rules even though these are Mali’s economy, and has also helped fuelwood, poles and construction devised by the villagers themselves. to develop livestock rearing as well as wood of the right quality (meeting var- Over and above the economic aspects giving rise to a generation of farmers ious specific criteria for energy value, of inter-village natural resource man- with a good grounding in cropping straightness or tensile strength, for agement, there is a consensus on the techniques. Traditional methods, i.e. example) in their own or neighbouring symbolic level: because the experi- slash-and-burn with long fallow peri- village lands. This situation is causing ence is seen as reflecting good rela- ods, have been rapidly replaced by rural populations to resort to products tionships between villagers and as a production systems involving ox- of lower quality, to disobey various model for others, it brings prestige to drawn implements and large quanti- traditional taboos and to develop self- the villages concerned and shows ties of agricultural inputs to grow cot- regulatory mechanisms. that rural communities have a part to ton. Intensification has resulted in However, these difficulties are not play in natural resource management. high levels of productivity, ever larger experienced in the same way by all However, this is only possible through areas used to grow cotton as a cash social categories. For example, men negotiated contracting between crop and a large increase in livestock readily leave the arduous chore of col- those concerned with a view to pro- numbers, all of which is increasing lecting wood poles to their juniors and ducing formal planning and manage- pressure on the forest ecosystem. do not get involved in fuelwood collect- ment tools, as well as informal tools Forest policies implemented during ing which is women’s work. People in such as local agreements based on this period have neither encouraged these so-called “weaker” social cate- social relationships between villages. regulated access to forest areas nor gories are therefore forced to adapt to generated any economic motivation scarcities of forest products. One new to exploit forest-grown produce. way of exploiting wood resources Village populations were not allowed involves collective approaches that are to manage their own forest resources supposed to provide mutual support, until 1992, when a few progressive build up wood stocks at a distance experiments were launched thanks to from people’s homes and induce com- a new forest policy and perceptible petition between women to speed up changes in forest administration. their wood collecting.