passages

Hors limites Frontières mouvantes, perméables, invisibles L’art de Suisse à Kochi : à la Biennale indienne L’âge de la maturité en Afrique du sud : le projet de mémoire de Mats Staub Opération Iceberg : une initiative en faveur des jeunes musiciens

LE MAGAZINE CULTUREL DE PRO HELVETIA, NO 64, 1/2015 FRONTIÈRES 2 LISIÈRES 3 Frontières mouvantes, perméables, invisibles Le récit en images de Matthias Gnehm nous emporte en Chine. Sur la base de ses propres expériences dans l’Empire du Milieu, l’artiste zurichois nous raconte une histoire qui rappelle les diverses façons dont peuvent être vécues les frontières : celles, concrètes, que tracent une terre et une culture étrangères impliquant un ici et un ailleurs, mais aussi les autres, plus subtiles, séparant voir et être vu, image et texte, légalité et illégalité, humour et sérieux. Ce récit en images introduit ainsi une perspective supplémentaire dans ce dossier, une autre réflexion sur les frontières, sur la possibilité de les déplacer et sur leurs répercussions. 2 – 31 DOSSIER 32 HEURE LOCALE New Delhi : Le temps et le fleuve Hors limites Trois artistes suisses ont proposé un regard neuf à la Biennale de Matthias Gnehm a réalisé, tout exprès pour Passages, les illustrations qui Kochi-Muziris. ­accompagnent ce dossier. Né en 1970 à Zurich, cet artiste a fait des études par Rosalyn D’Mello d’architecture à l’École polytechnique fédérale et travaille depuis 1999 comme bédéiste et architecte indépendant. Parues en allemand et en français, ses 34 Johannesburg : Une année décisive œuvres ont fait l’objet de plusieurs expositions. En 2014, les éditions Hochparterre Pour son projet de mémoire 21, ont publié son huitième album de B. D., « Die kopierte Stadt » (la ville copiée), l’artiste suisse Mats Staub a dont l’action se déroule à Zurich et à Kunming. Les recherches effectuées pour ce interviewé de nombreuses personnes projet l’ont mené jusqu’à la ville interdite de Pékin. L’histoire créée pour Passages sur leur majorité. est une transposition ludique des expériences qu’il y a faites. par Bongani Kona www.matthiasgnehm.ch 36 REPORTAGE La pointe de l’ Iceberg 8 Les lisières, lieux de rencontre 22 De si belles subtilités ! Un regard sur la première année Sur la coexistence paisible des Sur l’intraduisibilité supposée d’existence du programme de communautés par-delà les fron- du dialecte suisse alémanique soutien aux jeunes musiciens pop. tières culturelles et religieuses. et les expériences personnelles par Roderic Mounir (texte) Richard Sennett s’entretient avec de l’écrivain en franchisseur de et Carine Roth (photos) Anne McElvoy frontières linguistiques. par Pedro Lenz 40 ACTUALITÉS PRO HELVETIA 13 Premier rôle pour le spectateur La Quadriennale de Prague Les mises en scène de théâtre 26 Rock à géométrie variable Le Design Day à Bâle « passe-muraille » sont de plus en Le rock et la pop sont devenus Un nouveau blog artistique plus fréquentes. Quelle conséquence efficaces, ils écrivent ainsi une La Biennale de Venise pour le spectateur ? page de la réalité économique et par Alexandre Demidoff sociale de notre temps. 42 PARTENAIRE par Christoph Fellmann Le livre comme paysage 18 Libre et léger comme l’oiseau par Elisabeth Jobin Le simulateur de vol Birdly permet 29 Du labo à la scène une nouvelle forme de divertisse- Un regard vers l’Angleterre où 43 CARTE BLANCHE ment interactif et immersif, ouvrant les frontières entre art et science Les coulisses du texte des possibilités inédites au cinéma. ont tendance à s’estomper. par Michèle Roten par John Gaudiosi par Roland Fischer 44 GALERIE 20 Le mythe Van Gogh 31 Culture et physique des particules Une plateforme pour les artistes Un essai sur la lutte de l’art Le CERN et Pro Helvetia attribuent Transmissions pour reculer les frontières. divers séjours d’atelier dans les par Emile Barret par Laurent Wolf domaines de la culture numérique. Un aperçu. 47 IMPRESSUM 21 De quelles frontières parle-t-on ? Bref retour sur le programme transfrontalier Viavai – Contrab- bando culturale Svizzera–Lombar- dia de Pro Helvetia.

SOMMAIRE 6 Où plaçons-nous nos frontières ?

Impossible d’échapper aux frontières, qu’on vienne de les dissoudre, qu’on les renforce ou qu’on les redessine. Mais de quelles frontières parlons-nous en fait ? Des frontières nationales qui, hautes parfois de plusieurs mètres, cisaillent un paysage ou qui, à l’instar de celles dans l’espace européen, peuvent se franchir sans qu’on s’en aperçoive ? Des limites de la croissance économique ou des limites de ce qui est pensable et faisable ? Dans son article pour Passages, le critique de théâtre Alexandre Demidoff mentionne, par exemple, l’abolition de plus en plus fréquente de la ligne invisible séparant la scène et l’espace des spectateurs. Le sociologue Richard Sennett plaide pour une plus grande perméabilité des frontières­ internes de la ville tandis qu’à la suite d’un test sur l’incroyable simulateur de vol Birdly, le journaliste John Gaudiosi, spécialiste des jeux vidéo, imagine que l’avenir du cinéma pourrait bien se trouver dans la technologie des jeux. Enfin, dans son essai, le critique d’art Laurent Wolf évoque les conflits suscités par l’opposition de l’art aux normes courantes et à l’ordre établi et se demande où placer les limites du tolérable. Dans les activités de la Fondation suisse pour la culture aussi, les frontières occupent une place importante. Ainsi Pro Helvetia contribue au franchissement des frontières linguis- tiques en accordant des subsides de traduction et en favorisant les échanges à l’intérieur du pays. La Fondation motive également les domaines de la culture numérique et du design à investir de nouveaux territoires. Quant à son encouragement interdisciplinaire, il associe les secteurs et les disciplines. Et bien entendu, conformément à sa mission, elle fait connaître l’art et la culture de Suisse dans le monde entier et s’engage en faveur d’échanges culturels transnationaux. En vérité, le champ thématique choisi par Passages pour ce numéro est sans limites. Que les quelques sujets ici mis en lumière puissent inspirer de nouvelles conversations et discussions !

Alexandra von Arx Rédactrice en chef de Passages

ÉDITORIAL 7 e sourire facile, Richard Sennett a quelque chose d’un Ces frontières des cités modernes, on peut les repérer dans leurs Homer Simpson enclin aux études avec son large crâne aires moribondes, qui ne se limitent pas pour Sennett aux déserts chauve et bombé – « pour ranger ses multiples cer- urbains autour de viaducs mal conçus ou aux zones interdites veaux », dit un collègue sur un ton malicieux. Le pro- ­environnant les HLM des pauvres. Lorsque je lui demande un fesseur de sociologie à la London School of Economics exemple, il cite le Barbican Estate à Londres, un réseau résidentiel L(LSE) occupe un prestigieux bureau d’angle dans un immeuble ap- d’appartements haut de gamme en bordure du quartier des affaires pelé The Tower, appartenant au petit labyrinthe des bâtiments de et voisin du Museum of London. Les espaces proches du musée, la LSE non loin du Strand. À l’instar de l’homme lui-même, c’est qui attire des milliers de visiteurs, sont « morts, vides ». Il a travaillé un lieu de mélange éclectique, plutôt qu’un refuge dans une tour sur un projet de design visant à y remédier. Au Chili, il a aidé à d’ivoire. Des piles de journaux et de livres bien ordonnées se dé- concevoir une clinique destinée avant tout aux patients à bas ploient sur les étagères, une table est couverte de cartes de visite, ­revenus. « Nous pensions la mettre au cœur de la communauté, remises par les nombreux voyageurs venus consulter Sennett pour mais ce n’était pas la bonne solution. J’ai réalisé que nous aurions sa vaste expertise dans les divers domaines qui le passionnent : il dû la situer en bordure des quartiers pauvres de la ville, pour que vous parlera aussi bien du milieu de la classe moyenne s’y rende aussi. travail contemporain que de l’amé- Parce que le meilleur moyen d’as- nagement des villes, du sort de la surer que la clinique ait des stan- courtoisie dans les sociétés mo- Les lisières, dards élevés, c’est qu’elle serve aux dernes que de la malédiction des pé- deux communautés et non qu’elle riphériques – révélant au passage sa soit placée loin des quartiers plus prédilection pour le brassage fécond lieux de favorisés. » des idées, comme dans son dernier projet, Theatrum Mundi, qui réunit Un mélange éclectique artistes, planificateurs et décideurs Dans un monde académique ten- pour réfléchir à la façon de rendre rencontre dant à confiner ses intellectuels nos espaces urbains plus agréables. Richard Sennett est aujourd’hui dans des fiefs toujours plus étroits, l’un des plus éminents penseurs de la Sennett affirme la diversité de ses L’exemple des cellules champs de réflexion. Après des Ce qui l’occupe en ce moment ? culture du travail et de la culture des études de civilisation américaine, « Les lignes de rencontre entre villes. Sociologue éclectique, il s’intéresse il s’est rapidement tourné vers les communautés dans les villes », tout particulièrement aux questions le champ naissant des études d’ur- dit Sennett. Il est fasciné par le de la diversité et de la complexité. banisme, combinant son intérêt thème des frontières et de leur im- pour les questions de sociologie, pact sur les États-nations, les villes de culture et d’identité. Les villes et les individus. C’est en tant que propos recueillis par Anne McElvoy le fascinent et l’ont entre autres ­sociologue qu’il a commencé à pen- conduit à écrire des livres sur ser au fonctionnement des villes, la culture et l’espace publics à avec leurs tensions et leur diversité. « Pour moi, il est clair que Londres, Paris et New York aux XVIIIe et XIXe siècles, ou encore noirs et blancs, chrétiens et musulmans devraient vivre ensemble, sur l’urbanisme à la Renaissance comme source de la planifica- que c’est une manière de vivre souhaitable et en fin de compte, la tion urbaine moderne. meilleure pour tous. » Mais il aime faire muter les sujets acadé- Une telle spécialisation suffirait à occuper nombre de ses miques et se croiser les disciplines. « J’ai donc pris du recul face classes d’étudiants, mais Sennett se consacre tout autant au thème aux problèmes pratiques et ­demandé à quelques biologistes ce du lieu de travail et de son effet sur la culture et le comportement. qu’ils pensaient. Ils ont introduit une distinction entre une bor- Son ouvrage Ce que sait la main : La culture de l’artisanat (The dure ou lisière, qui est comme la membrane d’une cellule – résis- Craftsman, 2008) a touché une corde sensible ; alors que dans les tante, mais perméable –, et une frontière, comme une paroi cel- sociétés modernes on est amené à travailler plus dur, plus rapide- lulaire, moins poreuse et plus difficile­ à traverser. » ment (et souvent meilleur marché) pour rester compétitif, Sennett­ Il pense que les villes ont besoin de se réorganiser, d’abandon- a exploré le désir enfoui en nous de façonner lentement une chose, ner les frontières rigides entre les communautés pour des lisières et la satisfaction qui en résulte, remontant aux sources anthropo- plus perméables. « Nous avons des routes qui marquent une sépa- logiques d’un tel besoin. ration absolue entre communautés riches et pauvres. Nous créons Sennett, qui a grandi dans un quartier de Chicago où la ques- des campus universitaires complètement isolés de leur environ- tion de l’intégration raciale des blancs et des noirs n’était jamais nement. Nous laissons nos rues cesser d’être des espaces à usage bien loin, dit que cette expérience a marqué son engagement pro- mixte. C’est une si mauvaise idée ! » Sennett considère une lisière fond envers « différents types et classes de personnes qui vivent en- comme un lieu de vie, tandis qu’une frontière est « un espace qui semble plutôt que dans des zones séparées. » Je lui fais remarquer te dit : ‹ n’y viens pas, ici il y a un mur invisible ›. » que quand les conseils municipaux parlent d’une mixité sociale

FRONTIÈRES 8 9 animée, beaucoup de résidents pensent qu’on masque ainsi des dif- ficultés ou tensions gênantes. Après tout, le grand changement dans les modes de vie partout dans le monde, c’est la suburbanisa- tion. Et il y a tout autant de personnes à vouloir fuir la diversité dans les communautés plutôt que d’en faire partie. Sennett ré- plique : « Je n’ai rien contre l’aspiration à vivre dans un environne- ment douillet. Mais je pense que les enfants devraient apprendre à gérer leur environnement. Et malgré tout l’attrait de la périphérie, on y trouve autant de jeunes qui s’ennuient et sont mécontents que dans les villes. » Il cite l’instabilité et les tensions ethniques dans les banlieues de Paris comme exemple d’une division des communautés qui a mal tourné et semble difficilement réparable.

Sphère publique et sphère privée La préoccupation majeure de nos sociétés, selon Sennett, est de savoir comment des groupes de cultures et de confessions diffé- rentes peuvent vivre ensemble paisiblement. « Pensons-nous vrai- ment que cela pourra marcher dans l’une ou l’autre de nos villes, si, disons, les Musulmans restent entre eux ou les ‹ vrais › Alle- mands se tiennent à l’écart des immigrants dans leurs quartiers ? Nous devons apprendre à gérer la complexité, parce qu’elle est in- contournable. » D’un point de vue politique, voilà qui peut paraître un brin désinvolte, car les gens font des choix en matière de vie qui ne dépendent pas seulement de la compétence bienveillante des planificateurs. Mais cela ne dérange pas Sennett que je le qualifie d’« étatiste » parce que selon lui, on ne peut raisonnablement s’en remettre au marché pour déterminer ce qu’est le bon urbanisme. Si Sennett aime à intervenir en matière de conception des villes, il a une approche très différente de ce qui est public et de ce qui est privé à l’ère de Snapchat et de . « Entre ces deux sphères, il devrait y avoir une frontière étanche plutôt que per- méable. Je refuse de partager des informations privées et ne suis donc pas sur Facebook, par principe. Exposer sa sphère privée à des inconnus n’est pas une bonne chose. On perd le sens de ce qui est public et de ce qui est strictement privé. » Est-ce simplement l’homme d’un certain âge qui s’exprime ici (Sennett a la soixan- taine énergique) ? « C’est aussi une question de générations », concède-t-il. « Mais quand nous mettons nos vies privées à l’éta- lage, nous perdons des vertus telles que le tact et la réserve – et je pense vraiment que celles-ci ont leur importance. » Dans The Corrosion of Character : The Personal Conse- quences of Work in the New Capitalism (1998), Sennett relevait les inquiétudes que suscite l’évolution du travail, autrefois source de stabilité et d’identité, aujourd’hui domaine incertain et chan- geant. Dans ce qu’il nomme le « nouveau capitalisme » à l’échelle mondiale, nombre de gens sont « plus à la dérive et plus anxieux qu’ils n’osent l’admettre. L’évolution des structures économiques, une plus grande fluidité du travail et de la technologie remettent en question nos façons d’être, aussi bien que la manière dont nous gagnons notre vie. » Sennett serait-il quelque peu technophobe ? La culture du tra- vail de Google ne le tente pas. « C’est merveilleux de pouvoir tout faire dans leur quartier général, mais cela signifie aussi qu’on peut se perdre, s’il n’y a pas de division entre vie professionnelle et vie privée. » Il n’aime pas « la fonctionnalité brutale du travail en

FRONTIÈRES 10 ligne ». Il y a quelques années, il a été l’un des testeurs universitaires de Google dans un projet qui visait à créer un réseau de communi- cation et de coopération en ligne proposant des solutions à des pro- blèmes politiques. Cela n’a pas marché, selon Sennett, en partie parce qu’en examinant une question en ligne, on tend à magnifier les grands thèmes et à laisser de côté les sujets moins populaires, « ce qui n’est pas vraiment la bonne manière de procéder, dans une enquête ». Il est peu probable qu’il se porte une nouvelle fois vo- lontaire pour le rôle de cobaye numérique.

Faire avancer les choses Le grand prêtre des études urbanistiques pratique-t-il lui même ce qu’il prêche, s’agissant de son propre lieu de résidence ? « Vous ne me trouverez pas dans l’un de ces faubourgs avec leurs rangées de grandes surfaces », dit-il en riant. Lorsqu’il a été engagé à la LSE dans les années 1990, il a acheté un espace converti en loft dans l’ancien quartier des diamantaires de Londres, considéré comme un peu morne à l’époque. Il y vit avec sa compagne Saskia Sassen, une sociologue à la Columbia University qui étudie la mondialisa- tion. Tous deux forment un couple convivial et dynamique, qui mène ce qu’un de leurs visiteurs appelle «un salon transatlantique perpétuel» : « Venant de New York, j’avais l’avantage de savoir com- ment vivre dans un loft et utiliser des cloisons », dit-il. « Mais presque tout le monde, courtiers d’hypothèques compris, m’a pris pour un fou. » Le quartier, qui mêle magasins, banques et loge- ments, est à présent l’un des plus convoités de la ville. Sennett est un penseur qui incarne les limites floues entre les champs culturels, entre le travail et la maison, entre les villes et les pays. Musicien doué jouant du violoncelle, il a étudié à la Juilliard School of music mais a fini diplômé de Harvard en histoire des ­civilisations. Il continue d’étendre les limites de son sujet aux arts et à l’architecture. C’est un personnage affable, et je lui demande si quelque chose le fâche. Il explique qu’il est frustré par la réponse « grossière » des gouvernements européens aux problèmes de l’im- migration. « J’ai des étudiants étrangers brillants qui luttent pour obtenir un visa parce que le gouvernement britannique s’inquiète d’objectifs migratoires auxquels, de toute façon, il ne satisfera pas. Les États-nations sont si poussifs, lorsqu’ils traitent les problèmes de frontières. Je sais combien il est difficile de changer cette poli- tique. Mais il y a bien d’autres façons de faire avancer ce qu’on croyait ne pas pouvoir changer. Finalement, on découvre que c’est malgré tout possible. Et c’est le côté réjouissant de la chose. »

Le sociologue et historien américain Richard Sennett, né en 1943, enseigne à la New York University et à la London School of Economics and Political Science. Ensemble. Pour une éthique de la coopération (Together : The Rituals, Pleasures, and Politics of Cooperation , 2012) est son ouvrage le plus récent. www.richardsennett.com

Anne McElvoy est rédactrice en chef du service Politiques publiques au magazine britannique The Economist. Également chroniqueuse politique, elle présente régulièrement des programmes sur BBC Radio. Née dans le nord-est de l’Angleterre, elle a fait des études de langue et littérature allemandes et de philosophie à Oxford et à la Humboldt Universität à Berlin.

Traduit de l’anglais par Anne Maurer

LISIÈRES 11

e théâtre est parfois un jeu auquel vous êtes invité à s’inscrit a priori dans une approche plus textuelle de la scène. Mais participer. Ce soir d’orage par exemple, au mois d’août ces créations illustrent un genre en soi, qu’on appellera le « théâtre 2003, au Centre d’art contemporain à Genève. On est passe-muraille ». Son trait distinctif ? Il abolit la frontière ances- une soixantaine dans une salle qui s’apparente à un loft. trale, ce mur transparent – le fameux « quatrième mur » – qui La foudre tombe – merveilleuse coïncidence – et vous fonde une partie de l’esthétique réaliste. Celle-ci prend racine à la Ldécouvrez soudain, couchée à même la dalle comme une gisante, fin du XIXe siècle avec l’acteur et metteur en scène français André la danseuse et performeuse La Ribot, enveloppée dans un linceul. Antoine, avant d’acquérir ses lettres de noblesse avec le Russe Elle tremble, comme secouée par un courant électrique. Puis elle Constantin Stanislavski, l’un des pères du théâtre d’art. Les voies se redresse, longue et maigre comme une ­sylphide. Vous la suivez, de ce théâtre passe-muraille sont multiples : dans les deux exemples aspiré par sa présence miraculée. Elle s’étrangle avec une corde- mentionnés, les artistes empruntent à la sphère des arts plastiques lette. Ressuscite encore. Parade ensuite en tenue d’Ève, trois pola- non seulement ses lieux de prédilection – la halle, le centre d’art – roïds à hauteur des seins et du pubis. Pendant près de trois heures, mais aussi sa dynamique déambulatoire. Vous êtes priés, en tant l’artiste enchaîne ainsi trente-quatre saynètes, autant de piezas que spectateurs, de jouer le jeu. distinguidas comme elle les nomme. Originalité ? Chacune de ses Tout change dès lors pour l’amateur. Celui-ci n’est plus seu- œuvres mouvantes peut être achetée – par vous, par moi – et re- lement le témoin d’une action, le juge plus ou moins dégagé d’une jouée au bon gré du propriétaire. performance, l’esthète jouissant Ce soir-là, dans le cadre du festival d’une prouesse. Il est aussi agent de La Bâtie, La Ribot­ présente l’in- d’un mouvement, prié d’ordonner tégralité d’une production qu’elle Premier rôle sa liberté, encouragé à butiner, promène à travers l’Europe, de ga- à élaborer ses clés de lecture, à leries en salles de spectacles. contribuer par ses va-et-vient à la Autre exemple, à l’automne construction d’un sens par nature 2006, au Grü, ce théâtre-labora- pour le ouvert. Le théâtre, ici, n’a plus vo- toire dirigé et animé avec panache cation à simuler une grand-messe, par la Zurichoise Maya Bösch et la mais à susciter des voies de tra- Valaisanne Michèle Pralong entre ­spectateur verse individuelles. Est-ce un ha- 2006 et 2012 à Genève. Vous êtes sard si ce type de propositions se appelé en compagnie d’une dizaine Et si le public était aujourd’hui l’acteur multiplie à l’ère des écrans tout de personnes à prendre place sur principal du spectacle ? Des artistes puissants et hypnotiseurs ? un tronc, oui, comme en pleine conçoivent des dispositifs « passe-­ Des artistes misent sur une ­forêt. Des copeaux jonchent le sol. esthétique centrifugeuse : ils sug- En face, un écran de cinéma. Vous muraille » qui sont autant d’invitations gèrent que l’organisation centri- regardez. Six jeunes cuvent leur à entrer dans leur jeu, autant de pète de l’espace et du monde est mal de vivre dans un chalet. L’un systèmes qui interrogent leur activité. une fiction, rappellent que le re- fugue sur une route déserte, gard est un choix, qu’une œuvre plonge dans un lac. Vous avez dit est d’abord un territoire, géogra- bizarre ? Ce film signé Frédéric par Alexandre Demidoff phique, sensible, esthétique. De Lombard est le préambule du spec- ce théâtre passe-muraille, on dira tacle Utzgur ! de la Belge Anna Van qu’il se distingue par l’attention Brée – costumière et scénographe qui travaille en Suisse romande. qu’il porte au spectateur, érigé au même titre que l’interprète, en Fin du premier acte. Et changement d’espace. Cette fois, vous êtes objet d’étude, ou du moins d’observation. dans un hall baigné par les néons, où s’étalent ici et là d’autres troncs, autant de bancs. Vous vous asseyez où bon vous semble. Un voyeur parmi les voyeurs Des inconnus – les ­acteurs – vagabondent entre les spectateurs. Considérons un spectacle-limite dans tous les sens du terme, De leur bouche coulent des morceaux d’un texte, journal de bord, ­Libido Sciendi du metteur en scène français Pascal Rambert. En agglomérat de pensées et d’événements, le tout né de la plume de juin 2008, le public du festival Montpellier Danse découvre une l’auteur valaisan Mathieu Bertholet. Vous attrapez au vol les éclats parade à forte charge érotique dans un espace béni pour cela, l’an- d’un texte qui prolifère de partout. cien couvent des Ursulines. Aux alentours de minuit, les danseurs Ikue Nakagawa et Lorenzo de Angelis se déshabillent. Ils ont la Fin de la grand-messe vingtaine, ils sont beaux et émouvants. Ils s’approchent dans le Ces deux pièces ne sont certes pas faites de la même matière. La silence, elle empoigne son pénis, ils s’embrassent. Ils se séparent première est issue d’une culture de la performance, celle qui s’en- un instant. Il la poursuit, l’empoigne, feint de la posséder. Pen- racine dans les expérimentations des années 1970. Artiste d’origine dant quelque quarante-cinq minutes, ils épuisent les gestes du madrilène, aujourd’hui établie à Genève, La Ribot renouvelle à sa désir, visages fermés, avec une précision anatomique, comme s’ils façon extravagante les codes de cette pratique. Anna Van Brée, elle, répétaient un Kama Sutra à blanc, dont la règle serait qu’ils ne

LISIÈRES 13 passent jamais à l’acte. Tout fascine dans cette exécution qui lui-même, avec un cortège de questions rarement formulées : confine à la démonstration de maîtrise. qu’attends-je d’une représentation ? Quelle est la signification de Mais c’est à Genève, au Grü encore une fois, en 2010, que la communauté que nous formons dans un théâtre ? Quel est le ­Libido Sciendi prend toute sa dimension. Pascal Rambert change prix de ce que je vois – question que La Ribot posait déjà à travers son dispositif : à la relation frontale classique de Montpellier, il ses piezas distinguidas ? Puis-je me lever et quitter la représenta- substitue une halle où chacun se poste librement, qui assis par tion avant la fin ? Suis-je capable de me révolter ? terre, qui adossé à un pilier. Ikue Nakagawa et Lorenzo de Angelis Le soir de la première, la plupart des témoins resteront – couple dans la vie – renouvellent leur cérémonial. Les mêmes jusqu’au bout. Et beaucoup se demanderont, même après l’extinc- gestes qu’à Montpellier, le même silence chargé d’impatience, le tion des prompteurs, si le spectacle est bien fini. Interrogée dans même halètement. Mais ce qui frappe ici, ce n’est pas seulement Le Temps, La Ribot propose cette clé de lecture : « Et si la liberté l’alliance de l’esprit et de l’instinct, de la tête froide et du corps n’était pas de notre côté – la liberté qu’on a prise – mais du côté des chaud, c’est le spectacle d’une communauté perturbée. Nous voici spectateurs – la liberté qu’on leur a donnée, celle de voir ce qu’ils voyeurs et objets du voyeurisme de nos pairs. Nous nous regardons veulent ? Un jour avant la première, on a réalisé que notre présence en train de nous repaître de deux érotomanes qui ont fait vœu de en scène allait être un filtre entre le public et notre discours. Un ne pas jouir. Nous guettons chez l’autre le trouble qui nous gagne discours volontairement déceptif qui parle de l’éternelle répétition – ou pas. Bref, nous cherchons à savoir qui nous sommes quand des choses. Ce sont les corps regardants de chaque spectateur qui le théâtre se dépouille de ses garde-fous : la dualité scène-salle, la constituent la part animée du spectacle. Et aussi le texte. Sa pré- fiction, le costume … sence défilante, son rythme … » El Triunfo de la Libertad illustre sur un mode extrême ce Le public en liberté théâtre passe-muraille. Une forme oblige le spectateur à se mou- Car tel est l’effet de ces dispositifs : ils surexposent le spectateur ; et voir – fût-ce mentalement. À prendre position. À reconsidérer son la somme d’individus que nous formons devient un spectacle en désir de fiction. Il devient surtout le sujet d’une histoire à écrire, soi, une fable ethnologique et politique. Au mois de septembre la sienne, celle de son rapport à l’événement. En 2007, l’Associa- 2014, La Ribot, les acteurs-performeurs Juan Loriente et Juan tion pour la danse contemporaine à Genève accueille Histoire(s) ­Dominguez font scandale à La Bâtie. Ils signent à trois El Triunfo de la chorégraphe Olga de Soto. Sur scène, pas d’interprète, mais de la libertad (Le Triomphe de la liberté). Le programme annonce un écran où passe un film. De beaux visages parcheminés s’y suc- la présence des trois artistes sur la scène de la Comédie de Genève. cèdent. Ils racontent la première du Jeune homme et la mort, Stupeur, le soir de la première, ils n’apparaissent pas. En lieu et cette pièce légendaire signée Roland Petit et donnée le 25 juin place des artistes promis, trois prompteurs longitudinaux se 1946 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris. L’artiste a retrouvé, chargent, posés sur le plateau à distance les uns des autres, d’ac- près de soixante ans après sa création, une poignée de témoins. caparer l’attention du public. Le théâtre s’exhibe ici dans un dé- Chacun dit ce qui reste dans la mémoire d’une nuit de théâtre. pouillement de cathédrale fantomatique : ses cintres, ses perches, Les lambeaux d’une émotion. Cette pièce-documentaire est un ses poulies suggèrent un rituel ancien. symbole : pour un certain courant, c’est le spectateur qui tient le Que voyez-vous au juste alors ? Dans votre fauteuil, vous lisez haut de l’affiche. en silence le texte qui passe sur les écrans en lettres blanches. Il y est question notamment d’un jeune couple de mariés espagnols qui gagne un voyage de noces à Cuba. Sur l’île, ils passent une soi- rée mémorable dans un cabaret où un colosse noir casse des noix avec son phallus. Un demi-siècle plus tard, le même couple re- tourne dans ce cabaret et retrouve le phénomène incapable de re- nouveler l’exploit, parce que sa vue a baissé… La fable est potache. Elle est entrelacée de considérations sur l’ennui, le bonheur, em- pruntées à des philosophes. La Ribot et ses compagnons font farce de nos routines, celle du couple traditionnel, du touriste en quête d’exotisme, celle aussi du spectateur de théâtre. Pourquoi un tel dispositif fait-il scandale ? Pourquoi tant de gens s’estiment-ils floués, comme le rapporte Le Temps dans son édition du 4 septembre. Directrice de La Bâtie, Alya Stürenburg attribue ces réactions à ce qu’elle appelle un problème de commu- nication. « Jusqu’à la veille de la première, les artistes pensaient monter sur scène. D’où le programme et la feuille de salle qui an- noncent leur présence sur le plateau. Les spectateurs sont arrivés Alexandre Demidoff est journaliste culturel, critique de dans l’espoir de voir ces performeurs et la forte irritation de cer- théâtre et de danse depuis 1994, au Nouveau Quotidien, au Journal de Genève et à la Gazette de Lausanne, tains provient de cette frustration. » Admettons. Plus profondé- puis au Temps, dès son lancement en 1998 ; chef de la ment, cet anti- spectacle perturbe parce qu’il renvoie le public à rubrique Culture & Société du Temps entre 2008 et 2015.

FRONTIÈRES 14

résenté au Festival du film de Sundance 2015 à Park Encore fallait-il trouver les moyens techniques – et c’est aussi cela City, Utah, un simulateur de vol de réalité virtuelle (RV) qui m’intéressait – de recréer les sensations que l’on peut éprou- développé par deux professeurs et un étudiant de l’Ins- ver en volant, donner par exemple l’impression de vitesse et jouer titut de recherche en design de la Zürcher Hochschule sur les mille et une facettes qui font d’une immersion complète der Künste (ZHdK), l’école d’art de Zurich, a volé la ve- quelque chose d’inoubliable. Il suffit d’un rien, avec ce genre Pdette à des pointures telles que Keanu Reeves, Kevin Bacon et Ryan d’exercice, pour tout gâcher et ruiner l’impression de réalisme. » Reynolds. Birdly a été littéralement plébiscité par les visiteurs de Cherchant à restituer la sensation de liberté qu’a un oiseau l’exposition New Frontier, qui ont patienté plus de deux heures glissant dans les airs, complètement maître de ses trajectoires, pour éprouver, cinq minutes durant, les sensations d’un oiseau vo- Rheiner et quelques-uns de ses étudiants ont testé plusieurs types lant dans le ciel de San Francisco. Offrant une expérience d’im- de vol. Des expériences en soufflerie ils sont sortis le dos endolori. mersion tout à fait inédite, ce vol, Un étudiant a appris à piloter un que l’on exécute allongé sur le hélicoptère, mais il était telle- ventre, les bras étendus comme ment crispé sur ses commandes des ailes pour planer entre les Libre et que le projet n’en a retiré aucun gratte-ciel, a fait pâlir les autres bénéfice. Même les pilotes d’avion projets de RV. n’éprouvent pas vraiment de plai- Les origines de Birdly sont léger comme sir, tant ils sont absorbés par leurs en fait antérieures au casque Ocu- check-lists et leurs instruments. lus Rift qu’il utilise, et sans lequel Dépitée, l’équipe, du coup, a on concevrait difficilement l’im- l’oiseau laissé là le monde réel, lui préfé- mersion. Ce qui rend ce simula- rant le subconscient et le rêve. teur de vol tellement incroyable, Les outils ultramodernes dont elle dispose « En étudiant les rêves, nous c’est l’impression de vertige qu’on aujourd’hui propulsent la technologie nous sommes aperçus que la plu- ressent lorsqu’on regarde les rues part des gens rêvent qu’ils volent, tout en bas. En tournant la tête à de la réalité virtuelle vers de nouveaux pics et que la moitié environ en droite ou à gauche, on aperçoit de sophistication et changent du même gardent un excellent souvenir. des ailes qu’on contrôle à l’aide coup la façon de fabriquer et de consommer Là, pas besoin d’entraînement, de ses propres bras. Un contrôle du divertissement. Présenté par la Haute on s’élance et on se laisse porter. intuitif, faisant qu’on fusionne Comme les oiseaux. Et c’est exac- presque instantanément avec ce école zurichoise des arts, Birdly a tement ce que nous cherchions à monde virtuel. Produit par un ­littéralement survolé le Festival du film reproduire avec le simulateur. ventilateur monté en face du vi- de Sundance 2015. Ses commandes pourraient être sage, un vent, dont la force varie beaucoup plus sophistiquées, avec votre vitesse de vol dans le si- mais nous voulions qu’elles de- par John Gaudiosi mulateur, ajoute encore au réa- meurent intuitives et qu’il ne lisme de la chose. Plongez en pi- faille pas plus de trente secondes­ qué vers les rues que vous voyez pour apprendre à s’en servir. Une au-dessous, vous sentirez alors le vent cingler votre visage et le son fois envolés, les gens planent, regardent autour d’eux et font changer dans le casque pour rendre plus intense encore l’impres- comme s’ils étaient des oiseaux.­ » sion de voler. Le but du projet, dit Max Rheiner, cheville ouvrière de Birdly, Surfer sur la vague de la RV était d’explorer l’interface homme–ordinateur en mettant un corps Pour Shari Frilot, curateur de l’exposition New Frontier de Sun- entier en état d’immersion dans un espace virtuel. Comme le dance, Birdly illustre à merveille le don qu’a la réalité virtuelle de casque Oculus Rift lui-même, à peine vieux de deux ou trois ans, réveiller en l’humain les rêves les plus anciens et les plus secrets. ce travail sur l’immersion complète est nouveau. Si les premiers Sans en avoir l’air, le simulateur raconte une histoire. « Tu survoles jeux et les premiers petits films de réalité virtuelle misaient sou- San Francisco et tu as le choix entre mille façons de voler, de t’éle- vent sur le visuel et le son, explique-t-il, l’immersion du corps tout ver, de plonger dans le goulet des rues, voire de t’écraser au sol et entier, en revanche, est un territoire pour ainsi dire inexploré. de prendre feu. Bien sûr que c’est là tout le langage du gaming, mais c’est en même temps une histoire qui nous parle de ce qu’il Métamorphose et envol y a de plus profondément enfoui en nous. Birdly est vraiment une « J’avais en tête un simulateur faisant littéralement de l’homme expérience qui te transforme. » un oiseau. Avec Birdly, ce n’est pas qu’on dirige ou chevauche un L’an dernier, Shari Frilot s’est rendu en avion à San Francisco oiseau, c’est qu’on est un oiseau. Le but était de faire du corps hu- pour y tester l’un des trois simulateurs Birdly avant de décider de main un corps d’oiseau et de lui faire éprouver les sensations le présenter au festival de Sundance. C’est là, à San Francisco, dans qu’éprouve un oiseau. Ça, c’était l’ambition artistique du projet. le cadre de Swissnex, que le monde du high-tech l’a vu pour la

FRONTIÈRES 18 ­première fois et lui a réservé un accueil délirant avant qu’il ne Elle ne sera commercialisée qu’une fois parfaitement au point. À poursuive sa route, direction Vancouver, pour le congrès annuel l’instar de Max Rheiner et de son équipe, qui ont mis et remis de la SIGGRAPH. À Sundance, Birdly n’avait pas seulement des Birdly mille fois sur le métier avant de lui laisser prendre son vol. célébrités pour concurrents. Frilot avait réuni pour l’occasion une Brendan Iribe, CEO d’Oculus VR : « Nous avons vu défiler ici douzaine d’expériences de RV, et si beaucoup d’entre elles utili- quelques-uns des plus grands réalisateurs ; la démo terminée, ils saient des technologies Oculus Rift, ce fut également l’occasion de retiraient leur casque en nous disant qu’ils voulaient faire un film. voir le casque Galaxy VR de Samsung ou Cardboard, le casque en C’est dur, vous savez, de résister à la RV une fois qu’on y a goûté. carton de Google. Nous allons faire nous-mêmes, avec Oculus Story Studio, de ces Un premier prototype d’Oculus Rift a vu le jour en 2012, dans films d’animation générés sur ordinateur, histoire d’apprendre de le cadre de Hunger in Los Angeles, un projet pour New Frontier quoi un film de RV doit être constitué pour être convaincant. Et signé Nonny de la Peña. Un projet auquel collaborait Palmer quand nous serons au point, nous en parlerons, nous irons partout ­Luckey, l’homme, alors âgé de vingt ans, qui avait créé Oculus VR dire ce que ces grands réalisateurs pourraient faire de leur créati- vité et quels films prodigieux ils pourraient créer avec la RV. » Avec Birdly, ce n’est pas qu’on dirige ou qu’on chevauche Dans 1979 : Revolution, un jeu vidéo un oiseau, c’est qu’on est un oiseau. Le but était de faisant évoluer ses personnages dans les “ faire du corps humain un corps d’oiseau et de lui faire rues de villes iraniennes en révolution, le éprouver les sensations qu’éprouve un oiseau. développeur Navid Khonsari, pour ne citer que lui, utilise déjà des techniques cinéma- ” tographiques pour animer ses arrière-plans, et inventé le Rift. Chargée de recherche senior à l’école de commu- tirés de jeux de Rockstar Games comme Grand Theft Auto et Max nication et de journalisme (Annenberg School) de l’Université de Payne. On ne fait pas mieux pour raconter une histoire, et c’est Californie du Sud, Nonny de la Peña se souvient d’une nuit où aussi, dit-il, une sensation formidable pour le joueur ou les spec- toute la minutie de Palmer Luckey et des kilomètres de ruban iso- tateurs : ils vivent cette histoire, regardent autour d’eux et ex- lant n’avaient pas été de trop pour faire tenir ensemble le prototype plorent ce monde en ayant l’impression d’avoir leur destin parfai- qui devait être présenté au Festival du film de Sundance. Quatre tement en main. mois seulement après cette première, Kickstarter déclenchait un De leur côté, les créateurs de Birdly continuent d’explorer les raz-de-marée de la RV dont le résultat fut que Facebook s’offrit possibilités du simulateur de vol. Ils ont fondé une start-up dont Oculus VR pour 2 milliards de dollars US en 2014. ils espèrent qu’elle leur permetra de fabriquer prochainement en série des simulateurs destinés à des centres de loisirs, des galeries L’avenir du cinéma marchandes ou des parcs à thème. Qui n’a pas rêvé qu’il volait ? Aujourd’hui, la RV attire aussi bien des cinéastes indépendants Avec ce simulateur virtuel, ce rêve est devenu réalité. que des studios hollywoodiens qui, tels Fox Searchlight ou Legen- dary Pictures, cherchent de nouvelles formes de narration. Même Oculus s’est mis au « movie business ». Oculus Story Studio s’est jeté à l’eau à Sundance, avec d’anciens créatifs de Pixar à sa tête. Son seul but : raconter des histoires en utilisant les techniques et les effets virtuels les plus récents et créer des personnages qui frappent l’imagination. Lost, première des quatre fictions pro- duites par le studio, a fait ses débuts à Sundance. Son sujet : les errances d’une main mécanique cherchant à retrouver le robot auquel elle appartient. Producteur à Oculus Story Studio, Edward Saatchi voit dans les films en RV présentés dans l’expositon New Frontier au Sun- dance, les premiers pas d’une communauté dont l’influence pour- rait égaler celle des pionniers qui ont donné au cinéma une gram- maire. Le potentiel que la RV porte en elle en termes d’empathie, de documentation, de found footage, de narration, d’activisme, d’imagination et d’exploration est vraiment sensationnel, as- sure-t-il. Essayer Oculus Rift ou Crescent Bay VR, la nouvelle techno- John Gaudiosi couvre la scène des jeux vidéo depuis 25 ans, que ce soit pour la presse écrite, la presse en ligne ou la logie haute définition, c’est comme être touché par la grâce, on télévision. Il est cofondateur de la syndication Gamerhub ne peut plus s’en passer, dit-on chez Oculus VR. Oculus propose Content Network et directeur éditorial de Shacknews.com. des kits de développeur que tout le monde peut acheter. Pour ce Il vit en Caroline du Nord. qui est de la version grand public, l’entreprise prend son temps. Traduit de l’anglais par Michel Schnarenberger

LISIÈRES 19 n 2012, l’artiste russe Piotr Pavlensky, né en 1984, se jusqu’à la Première Guerre mondiale, ce renversement conduit à coud les lèvres devant une église de Saint-Pétersbourg une bataille permanente entre les principes académiques, la mo- pour protester contre la condamnation des Pussy rale ou les goûts dominants d’une part, et les buts que les artistes Riot. En 2014, juché sur le toit d’un hôpital psychia- commencent à fixer eux-mêmes d’autre part. On est passé d’une trique et nu comme dans ses autres actions, il se situation d’ordre plus ou moins consenti à une situation de conflit Ecoupe le lobe d’une oreille afin d’attirer l’attention sur l’usage dans laquelle les limites à respecter ou à outrepasser se déplacent ­politique des internements. Piotr Pavlensky n’est pas fou. Il dit être sans cesse, où le mouvement de l’art se heurte à l’inertie de l’ordre. peu sensible à la douleur. Ses performances politico-artistiques Le XXe siècle, depuis les années 1920, a la réputation d’être ont fait le tour du monde grâce à . Elles semblent surgir le siècle des provocations artistiques, dadaïstes puis surréalistes d’une situation inextricable à laquelle fait face un individu parti- ­notamment. À partir des années 1960, il serait même devenu ce- culièrement résolu. Elles ont des précédents dans l’histoire de l’art lui des provocations généralisées. Cette notion signifie bien l’exis- auxquels Pavlensky fait lui-même référence. tence du conflit, mais elle l’exprime du point de vue de l’ordre. Le 23 décembre 1888, à Arles, après une soirée agitée et une Elle ne rend pas compte du travail titanesque auquel sont confron- dispute avec Paul Gauguin, Van Gogh se réveille dans son lit avec tés les artistes depuis la fin du XIXe siècle, l’injonction à dire et à l’oreille gauche tranchée. Il existe faire ce que sera l’art. plusieurs hypothèses sur les cir- Quelques-uns iront jusqu’à constances et sur l’auteur de cette mettre en jeu leur propre corps mutilation. La version canonique, Le mythe pour répondre à cette question. En sur laquelle repose­ le mythe de 1969, 45 ans avant les actions de Van Gogh, est que l’artiste s’est Piotr Pavlenski, Michel Journiac ­infligé lui-même cette blessure. Van Gogh crée Messe pour un corps, perfor- L’ Autoportrait à l’oreille bandée mance pendant laquelle le public qu’il peint en 1889 a contribué Entre nécessités individuelles et consommera du boudin cuisiné à fixer le modèle d’un génie tor- ordre établi, jusqu’où repousser les limites avec son propre sang. En 1971, turé par lui-même et par la société, Gina Pane monte sur une échelle voué à la souffrance à cause de son dans l’art. Un aperçu. dont les barreaux sont munis de engagement total dans la création lames affûtées pour Action Esca- artistique. par Laurent Wolf lade non-anesthésiée. La bataille La date du 23 décembre 1888 avec les limites, c’est-à-dire avec indique un tournant symbolique leur définition, est une exception sans précédent dans l’histoire de l’art. Elle laisse l’image d’un in- de moins de deux siècles dans une histoire de l’art millénaire. Elle dividu livré à lui-même et à sa propre expérience du monde, sans est farouche mais elle n’est pas terminée. autre recours que l’art auquel il se sacrifie. Celle d’un art en conflit nécessaire avec l’ordre et les règles, contraint de définir les siennes et sa propre finalité.

De la transgression à l’affranchissement Pendant longtemps, en Occident, la définition de l’art existait en dehors de la volonté individuelle des artistes. Ils devaient se confor- mer aux programmes iconographiques énoncés par l’Église et aux exigences de leurs commanditaires, ce qui ne les empêchait pas de faire évoluer leur art à l’intérieur de règles qu’ils n’avaient pas déterminées. Quand ils s’y soustrayaient, ils en subissaient les conséquences comme ce fut le cas de Rembrandt ou du Caravage. Et quand ils produisaient des images représentant des actes inter- dits ou des souffrances, c’était dans un but d’édification. Ainsi les scènes terrifiantes de tortures infligées aux saints martyrs, ou la noria de transgressions punies dans le Jugement dernier comme celui du Jardin des Délices (1503 –1504) de Jérôme Bosch où un personnage est figuré avec un objet enfoncé dans l’anus. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, les limites dans lesquelles s’exerce la création des images sont précises. À partir du début du XIXe siècle, les artistes entreprennent de faire de la place à leur Laurent Wolf est titulaire d‘un doctorat de sociologie sur le design industriel; il travaille comme journaliste et critique propre expérience. Il se produit alors un déplacement des rôles, d’art, et se consacre au dessin. Il est collaborateur du quotidien l’artiste devenant seul maître à bord. Pendant plus d’un siècle, Le Temps (Suisse) et de la revue Études (France).

FRONTIÈRES 20 De quelles frontières parle-t-on ? Le programme Viavai – Contrabbando culturale Svizzera-Lombardia approche de son terme. Rétrospective sur deux années de travail, 150 manifestations et de nombreux passages de frontières.

haque programme d’échanges culturels est inévitablement comme scène de transit pour les expériences et le vécu. Partant et par définition confronté au thème des frontières : dans la d’une recherche dans des archives historiques, les artistes visuels C recherche de la compréhension, tâtonnante, riche en péri- impliqués dans le projet ont élaboré un discours sur ce que signi- péties et couronnée de succès, il y a toujours un ici et un ailleurs, fiait aujourd’hui le franchissement des frontières. De son côté, un je et un autre, un texte et un contexte, un « do ut des ». Em- Arte Riprogrammata, un atelier de la Scuola universitaria pro­ pruntant les chemins de contrebandiers, Viavai – Contrabbando fessionale della Svizzera italiana (SUPSI), a permis au public de culturale Svizzera-Lombardia n’a pas non plus échappé à cet modifier les mécanismes des œuvres du Gruppo T et d’ignorer les ­élément obligatoire des échanges culturels. Le thème en était une limites disciplinaires et le fameux « Défense de toucher », clas­ frontière, tracée sur la carte, consolidée par les différences poli- siquement brandi par les musées et l’académie. tiques, économiques et sociales qui jalonnent l’histoire mouve- Les mécanismes mis en branle par Viavai se transformeront mentée de la Suisse et de l’Italie. Mais c’est aussi une frontière qui maintenant en un défi collectif, par-delà les limites temporelles et ne cesse d’être abolie parce que les peuples, les idées et les biens la fin du programme. La continuation, la préservation et l’exten- qu’on partage l’enfreignent, grâce à la proximité et en dépit de la sion du réseau instauré ces derniers mois est maintenant dans les séparation. mains des partenaires et des institutions culturelles. Dans l’attente Après deux années de préparatifs intenses et son lancement de la cérémonie de clôture de Viavai à l’automne 2015, le pro- en septembre 2014, le projet Viavai approche aujourd’hui de son gramme laisse la place au spectacle Expo 2015, qui durant les mois terme. Les 18 projets sélectionnés ont produit de beaux fruits : sur d’été s’installera à Milan. Enfin, un élément subsistera : le guide le sol helvétique et en Lombardie, 150 manifestations ont eu lieu. de voyage littéraire Gli immediati dintorni, qui couvre le trajet du Dans le projet ArTransit, par exemple, la traversée de la frontière train transfrontalier TILO. Publié par Casagrande et doppiozero, a littéralement été le moteur du train régional qui a servi de plate- c’est la lecture idéale lorsqu’on souhaite se remémorer les fron- forme mobile de performances. La ligne de démarcation entre les tières traversées. régions et entre les disciplines a ainsi été annulée – le trajet entre les deux terminus urbains, Milan et Zurich, a tout absorbé, de l’écho idyllique préalpin à la rumeur de la ville. Le projet Vedi alla Voce de l’École Cantonale d’Art du Valais (ECAV) a interprété la frontière comme lieu de la migration ou Pour de plus amples informations, voir : www.viavai-cultura.net

LISIÈRES 21 ans la vie de tous les jours, il m’arrive d’observer les un « café pomme ». Il peut bien arriver que des auditrices ou des gens qui lisent. Et je constate que dans la plupart des auditeurs discutent, à l’issue de la lecture, de la liberté des traduc- cas, les livres qu’ils ont en main sont des traductions. teurs et de ses limites, et de savoir s’il est préférable d’adapter les Dans le train, au café, à la salle d’attente, à la biblio- noms de lieux et de personnes, ou s’il vaut mieux les maintenir thèque, les gens lisent des traductions allemandes de dans la langue originale. Pour ma part, je laisse toujours les tra- Dlivres suédois, états-uniens, brésiliens, français, russes, italiens, ja- ducteurs trancher. La seule chose qui compte pour moi, c’est que ponais, anglais ou espagnols. Il est peu probable que l’un ou l’autre la langue cible garde une fluidité naturelle. de ces lecteurs ou lectrices se soit jamais demandé si, disons, le ja- Pourtant, les langues ne se prêtent pas aussi aisément les unes ponais ou le russe était vraiment traduisible en allemand. Mais pour que les autres à faire entendre l’oralité. J’ai été particulièrement peu que je raconte à quelqu’un que mon roman Der Goalie bin ig a frappé, au cours de soirées de lecture en Suisse romande, par le été, par exemple, traduit en français et en italien, je me heurte tou- fait que les lecteurs s’efforçaient de donner au texte littéraire une jours aux mêmes réactions. Le plus souvent, ce sont des questions ­certaine solennité, inadéquate. Souvent, j’ai eu l’impression que incrédules ou même méfiantes : « Quoi ? Le roman est traduit ? Mais le comédien auquel on avait confié la lecture de la traduction fran- il est en dialecte ! Ça ne se traduit pas ! Comment traduire le suisse çaise voulait rehausser le contenu à force de pathos. Là où les allemand ? Impossible ! Toutes ces subtilités, toutes les nuances ­traducteurs s’efforcent, avec succès, de reconstituer la fluidité du dialecte, ce vocabulaire si riche, impossible de rendre tout cela ! » orale naturelle de la langue, les lecteurs paraissent vouloir en sou- ligner la dimension artistique. Il en Question de littérature De toute évidence, la plupart de mes compatriotes alémaniques, quand ils me parlent de cette tra- De si belles duction, partent de l’idée que la langue couramment parlée en Suisse alémanique est bien la seule subtilités ! langue du monde qu’il soit impos- sible de traduire. Il est difficile d’en- Du franchissement des frontières linguis- tamer leur conviction, persuadés tiques et de la prétendue intraduisibilité qu’ils sont que nos dialectes font partie intégrante de ce Sonderfall, du dialecte suisse alémanique. de ce cas particulier helvétique, que l’on défend si jalousement dans par Pedro Lenz notre pays. Ce qui est intéressant, c’est que cette exaltation presque résulte pour moi, qui écoute, l’im- religieuse de notre langue parlée est pratiquée aussi bien par des pression que ce n’est plus mon personnage, issu du monde des gens ouverts, qui ont voyagé, et qui sont d’un niveau culturel élevé. bistrots, qui parle, mais un bourgeois pétri de culture, soucieux de Avec ça, en même temps, je rencontre le phénomène inverse, à convaincre le public qu’il s’agit vraiment de littérature, et non pas savoir que le suisse allemand n’est pas seulement idéalisé, mais de ragots autour d’une chope de bière. trivialisé. Ce qui s’exprime par une question, toujours la même : « Comment veux-tu faire de la littérature avec une langue qui ne Différences culturelles et proverbes connaît même pas le futur ? » Ces gens-là aussi, en raison d’autres Probablement que parmi les six langues dans lesquelles le roman préjugés, bien entendu, sont persuadés que le dialecte est intra- a été traduit jusqu’ici (l’italien, l’allemand standard, l’anglais duisible. À leur avis, il est impossible, même en traduction, de faire d’Écosse, le lituanien, le français, le hongrois), c’est le français qui de la littérature à partir d’une langue dont ils nient, fondamenta- présentait la plus grande difficulté. Cela tient sans doute au fait que lement, le potentiel littéraire. le français est une langue très strictement normée. Il ne semble En Suisse romande ou au Tessin, les réactions sont assuré- pas y avoir beaucoup de modèles littéraires qui se distancient de ment bien différentes. Là-bas, lorsqu’il y a des lectures publiques, cette norme. Mes efforts pour recourir avec autant de naturel que les gens se réfèrent directement au texte traduit, sans s’arrêter à la possible à des impuretés formelles, tels des anglicismes, des pro- question de la traductibilité du dialecte suisse alémanique. Les dis- verbes librement inventés, des métaphores singulières, semblent cussions tournent plutôt autour de la question de savoir par quels entrer en contradiction avec l’idée francophone de ce qu’est la moyens l’oralité de l’original a été remodelée dans les différentes ­littérature. C’est ainsi du moins que je m’explique l’embarras d’un langues cibles. Souvent, lors des rencontres organisées en Suisse lecteur lors d’une rencontre à Morges. L’homme, qui semble-t-il romande ou au Tessin, il s’agit de points de détail. Alors que la tra- assure régulièrement des lectures à voix haute dans la bibliothèque ductrice italienne, par exemple, a laissé l’expression Kafi fertig telle de cette ville, s’interrompit à plusieurs reprises pour assurer au quelle, tout en l’expliquant en note, le couple de traducteurs fran- public que ce qu’il venait de lire correspondait bien à ce qui se trou- çais, Daniel Rothenbühler et Nathalie Kehrli, a décidé d’en faire vait dans le roman.

FRONTIÈRES 22 Pour la traduction italienne, j’ai discuté au préalable avec la ment renoncé à viser une traduction viennoise ou berlinoise, ­traductrice, Simona Sala, pour savoir s’il serait indiqué de traduire par exemple, car le but de cette traduction en allemand était de le roman en dialecte tessinois. Mais nous y avons renoncé, car la ­disposer, dans un premier temps, d’une version accessible à tous traductrice estimait que les personnages décrits dans le roman ne les lecteurs et lectrices de langue allemande. Urweider, dès lors, s’exprimeraient sans doute plus guère en dialecte. Partant de l’idée se préoccupa davantage des sonorités que du choix de la langue. Il me demanda de lire les chapitres traduits Les différentes traductions ont démontré que le personnage en version originale, puis en traduction. Pendant que je lisais, il procédait à des de Goalie et son histoire ne sont pas liés à certaines ajustements, pour que sa traduction rende “ ­circonstances géographiques ou linguistiques. aussi fidèlement que possible la mélodie de ” la langue. Cela m’aide, à présent, quand je que l’histoire se passait en milieu urbain et à la fin du XXe siècle, lis le roman en Allemagne ou en Autriche, à le lire comme j’ai l’ha- il lui semblait peu crédible de faire parler les personnages en bitude de lire l’original. ­tessinois. Mes expériences à ce propos recoupent ce diagnostic. Si les quatre langues mentionnées jusqu’ici me sont à peu près Ainsi, le choix de l’italien m’a pleinement convaincu. La première familières, je ne comprends pas un mot de lituanien ou de hon- esquisse me laisse en mémoire un amusant problème de traduc- grois. Là, ma contribution aux traductions se limita à dialoguer tion : il s’agit de la locution, fréquente en dialecte, « a d Kasse cho ». avec les traducteurs Markus Roduner et Rimantas Kmita (litua- Lorsqu’en Suisse alémanique, nous disons nien), et Lajos Adamik (hongrois) sur la position du personnage du que quelqu’un est passé « à la caisse », nous narrateur et sur le contexte décrit. Lors des présentations du livre voulons dire qu’il a dû payer pour quelque dans ces deux pays, j’ai essayé, en écoutant, de me concentrer ex- chose, au sens propre comme au sens figuré. clusivement sur la mélodie de la langue pour capter les moments La traductrice, à laquelle cette expression où cette mélodie s’éloignait ou se rapprochait de l’original. Je était inconnue, l’interpréta au premier ­prétends que même sans connaissances linguistiques, je perçois abord exactement dans le sens inverse. Elle quelque chose de la qualité de la traduction. partait de l’idée, peut-être plus logique, que Pour conclure, il reste à noter que les traductions du roman quelqu’un qui passe à la caisse touche de Der Goalie bin ig ont eu des retombées à des niveaux très différents. l’argent. Le malentendu fut vite dissipé. Mais Tout d’abord, en travaillant avec les traducteurs, j’ai redécouvert il me reste en excellente mémoire, comme mon texte. Par ailleurs, j’espère que grâce à l’adaptation à différents un exemple des différences culturelles. espaces culturels et linguistiques, les préjugés relatifs à l’intra- ductibilité de la littérature en langue orale ont pu être démontés. Tous des types de Glasgow Et last but not least, on aura pu démontrer que le personnage de En anglais, la question du choix de la langue Goalie,­ avec son histoire, n’est pas lié à certaines circonstances fut résolue tout différemment du français ou de l’italien. En effet, ­géographiques ou linguistiques. l’anglais utilisé dans la traduction n’est pas l’anglais standard, mais se rapproche de la langue que l’on parle couramment dans la ville de Glasgow. Ce choix linguistique faisait sens dans la mesure où mes personnages, s’ils avaient vécu à Glasgow, auraient bel et bien utilisé cette variante de l’anglais. En outre, une traduction d’un dialecte à un autre s’imposait du moment que dans la littéra- ture écossaise, l’emploi de tournures familières n’a rien d’excep- tionnel. Avec son choix linguistique, le traducteur écossais Donal McLaughlin a trouvé le ton juste, la réaction inattendue d’un ­lecteur lors de la présentation du livre à Glasgow nous en apporta la confirmation. L’homme, après la lecture, me demanda comment j’en étais venu, moi, Suisse, à écrire une histoire sur les gens de sa ville. Il s’agissait d’un malentendu, ai-je tenté d’expliquer. J’avais trouvé l’inspiration pour mes personnages dans ma ville, en Suisse. Il n’en croyait rien, insista cet homme, il connaissait les personnages que j’avais décrits dans le roman, c’étaient tous des types de Glasgow. Il n’aurait pas pu faire un plus beau compliment Écrivain et performeur, Pedro Lenz, né à Langenthal en 1966, à la traduction. vit à Olten. Avec son roman Der Goalie bin ig (paru en français sous le titre Faut quitter Schummertal), il a donné jusqu’ici Dans le cas de la traduction en allemand standard, j’ai de- plus de 200 lectures, certaines accompagnées de musique. mandé à Raphael Urweider, le traducteur, de choisir une langue Environ vingt d’entre elles avaient pour objet les traductions aussi neutre que possible, donc, de faire preuve de retenue du côté allemande, italienne ou française. des helvétismes ou autres régionalismes. Nous avons consciem- Traduit de l’allemand par Marion Graf

LISIÈRES 23 24 25 ersonne ne pourra dire qu’il n’a rien vu venir. Ce jour guitares dures marquent la rupture avec les rapports traditionnels, de février où Sam Smith a reçu quatre Grammy Awards créer un groupe permet de quitter le cocon familial – en partageant à Los Angeles n’a fait que confirmer les pronostics. Le quand même l’excitation des expériences nouvelles. Comme le chanteur de soul de 22 ans venu de Londres ne figu- montre particulièrement bien le nomadisme du « car de groupe », rait-il pas au sommet de la liste des talents pops les plus le band, formé le plus souvent de jeunes mâles, refuse les valeurs Pprometteurs publiée l’année précédente – en décembre, comme bourgeoises comme le confort, l’ordre, la propreté et préfère la toujours – par la BBC britannique et attendue avec impatience par poussière de la route aux quartiers de maisons mitoyennes pous- toute la branche musicale ? Car ce ne sont pas moins de 200 cri- siéreuses. Le temps du moins de devenir adultes, d’asseoir leur tiques, blogueurs, producteurs et D.J. qui dispensent leurs conseils goût musical et de fonder à leur tour une famille. Moment tout pour établir ce classement. Adele, Lady Gaga, Azealia Banks, Mika, ­désigné par la nature pour dissoudre le groupe. Lana Del Rey, Ellie Goulding ou justement Sam Smith ont tous fini en bonne position ou même en tête de cette liste – c’est dire si Confirmation de pronostics la sélection annuelle de la BBC est davantage qu’une lubie parta- Le band est un concept qui a sans doute fait ses preuves, mais peut- gée par quelques accros. être est-il devenu trop romantique pour notre époque. Ne ­serait-ce Ce qui frappe dans ce classement, ce n’est pas seulement la que pour des raisons financières. Même des groupes très connus valeur marchande des noms retenus. C’est aussi le fait qu’il s’agit ne vivent plus de l’enregistrement et de la commercialisation­ de de solistes. Certes, Hurts, un duo leur musique. La vente de disques, électro pop qui s’est imposé tant le téléchargement, le streaming, bien que mal sur le circuit, y figure tout cela ne constitue plus un aussi. Ou Haim, un groupe de filles Rock à moyen de subsistance. Les musi- solidement implanté dans les clubs. ciens du Grizzly Bear disaient­ Mais en dix ans, la tête de liste n’a ­récemment dans une interview été occupée qu’à deux reprises­ par ­géométrie qu’ils allaient plutôt bien. Ce un band, et pour 2015 le classe- groupe de Brooklyn, vénéré par ment comporte onze solistes, un d’innombrables fans de rock in- duo et seulement trois groupes. variable dépendant, fait salle comble aux C’était bien différent auparavant. États-Unis, mais seuls deux de ses Sur les listes de la BBC de 2003, quatre membres peuvent s’offrir 2004 ou 2005, les groupes étaient Les structures collectives rigides de la une assurance maladie. En Suisse, encore en nette majorité. Le constat musique pop disparaissent. Le musicien c’est la même chose : Züri West, un est intéressant, parce que les pro- abouti d’aujourd’hui n’est plus le fidèle des groupes chantant en dialecte nostics de la BBC ont un poids non parmi les plus connus de ces trente négligeable et qu’ils ont tendance à membre d’un groupe, mais plutôt dernières années, ne nourrit que se confirmer. L’Ultimate Chart, un un soliste disposant d’un bon réseau. son chanteur et auteur Kuno hit-parade mondial établi par la Lauener. Les autres membres dé- compagnie BigChampagne en Ca- par Christoph Fellmann pendent, pour vivre, de revenus lifornie offre un tableau semblable : d’appoint (musiciens de studio, cette liste établie à partir de méga producteurs ou professeurs de données – ventes, téléchargements de songs et d’albums, mais musique). Rien d’étonnant si, dans la musique rock, on assiste à aussi streaming, nombre de visiteurs sur Youtube et sur les réseaux un redimensionnement : la nouvelle formule glamour de ces der- sociaux, diffusion radio et nombre de billets de concert vendus – nières années est le duo, à croire que les conseillers de McKinsey donne une image assez précise des stars les plus populaires du mo- ont passé par les caves où les musiciens font leurs armes. Chez les ment : le 19 février 2015, le top ten se composait de neuf solistes et White Stripes, les Black Keys, les Ting Tings ou Royal Blood : une d’un groupe, et le top cent de 83 solistes, 3 duos et 14 groupes. guitare, une batterie, et c’est tout. Le rock n’est pas mort, il est juste devenu efficace. Rimes douteuses et guitares dures Mais les nouvelles réalités économiques du business musical Mais si les listes de la BBC et les Ultimate Charts donnent effecti- n’expliquent pas à elles seules le déclin des groupes. Il est un autre vement une idée de ce qui est prometteur sur le marché de la pop, facteur, tout aussi important : le rock joue aujourd’hui un rôle so- ce n’est pas une bonne nouvelle pour tous ces adolescents pleins cial tout différent qu’il y a encore vingt ans, quand Kurt Cobain d’espoir sur le point de créer un groupe. Le diagnostic est sans mettait un point final sarcastique à douze années de dérégulation appel­ : le band, modèle emblématique de la subculture de la reaganienne avec Smells Like Teen Spirit. Chanter une chanson ­musique rock depuis les années 1960, est en crise. Cela, après rock ne fait plus de vous un outsider qui cherche à se rattacher à avoir fait ses preuves pendant des décennies. Le groupe est une d’autres marginaux à l’intérieur d’un groupe. La pop, le rock ou le invention extraordinaire parce qu’il transforme la marginalité en punk ont peut-être été synonymes d’un style de vie. Aujourd’hui, expérience collective. Au moment même où rimes douteuses et ils donnent matière à des ateliers spécialisés : faire de la musique

FRONTIÈRES 26 est depuis longtemps une voie reconnue vers la réussite pro­ dans la dignité. Ironie du sort, il est devenu plus simple de pro- fessionnelle, enseignée dans les hautes écoles d’art et de musique. longer une carrière artistique de manière intéressante avec les Et le principe régisseur de cette voie n’est pas la complicité, mais méthodes actuelles. Si a conservé son niveau à couper la concurrence. Ce n’est pas un hasard, si le gros des talents de la le souffle c’est aussi parce que, pendant les pauses du groupe, le pop distingués chaque année par la BBC a étudié dans des art chanteur Thom Yorke a passé beaucoup de temps dans des clubs schools. Ce sont des solistes diplômés. Cela ne veut pas dire pour avec ses amis D.J., pendant que le guitariste Jonny Greenwood étu- autant qu’ils tracent leur voie en égocentriques. Ils s’inscrivent diait la nouvelle musique et écrivait des bandes son. Damon Albarn, plutôt dans des réseaux artistiques et jouent dans un groupe par de Blur, a aussi dû commencer par dissoudre son groupe, quitter intermittence. Ce qui se présentait autrefois comme la biographie l’Angleterre et trouver de nouveaux amis musiciens dans le monde entier avant de devenir une des stars de la Dans la musique rock, on assiste à un redimensionnement : pop les plus polyvalentes d’aujourd’hui (ce qui ne veut pas dire qu’il devrait continuer à croire que les conseillers de McKinsey ont passé par les à composer des opéras). “ caves où les musiciens font leurs armes… Le rock n’est pas Le groupe n’est même plus compétent mort, il est juste devenu efficace. pour ce qui faisait l’essence du bon vieux rock’n’roll. Aujourd’hui, ce sont justement ” les solistes se produisant dans des collectifs d’un groupe prend souvent la forme d’une longue liste de « pro- informels qui exercent et incarnent avec tant de charme et de vir- jets » aujourd’hui, et il n’est pas rare de voir un jeune musicien tuosité les qualités premières du genre. Jack White par exemple, jouer dans trois, quatre, huit, quinze groupes différents. qui avait diversifié sa carrière et réparti son sound blues cabossé Une évolution qui est aussi le reflet de la pression écono- sur trois groupes – les White Stripes, Dead Weather et les Ra- mique. Seules quelques rares stars privilégiées peuvent vivre d’une conteurs –, avant de fonder en plus un label pour des disques vi- activité unique. Les musiciens d’Animal Collective, un groupe nyles et de démarrer une carrière en solo. Ou Matthew E. White, ­célèbre de Baltimore, ne jouent pas seulement dans leur groupe un artisan virtuose, qui a utilisé à fond la crise de sa branche pour d’origine, mais aussi pour les disques de musiciens amis. Et en lancer non seulement une firme de disques, mais construire un ­parallèle, ils poursuivent tous une carrière en solo. Une vie de mu- studio et engager un groupe de musiciens maison. Ainsi, quelques- sicien repose donc sur un « je » qui est à lui seul une véritable so- uns des plus beaux disques soul de notre temps ont été créés chez ciété anonyme. Et sur un réseau social composé de musiciens, Spacebomb Records à Richmond, Virginia, peu importe que ce soit mais aussi de cinéastes, de designers, de graphistes, de techniciens sous son propre nom ou sous celui de Natalie Prass, que White du son et de publicitaires. Les échanges se font sur le mode direct connaît depuis les jours lointains de l’école secondaire. La musique ou numérique. Noah Lennox, le batteur d’Animal Collective, vit pop n’a nullement perdu sa capacité­ à faire revivre sans cesse ses depuis de nombreuses années à Lisbonne, où il enregistre aussi ses vieux mythes ou à célébrer de façon nouvelle les sonorités d’antan. disques en solo sous le nom de Panda Bear. Mais quand il travaille Seulement, ses méthodes ont changé, et même avec le son douce- sur un album avec son groupe d’origine, les fichiers musicaux vont ment rétrophile de Jack ou Matthew E. White, la pop parle des ré- tout droit dans Dropbox pour traverser l’Atlantique. De même pour alités économiques et sociales de notre temps. Personne ne pourra la chanteuse britannique M.I.A. Elle transforme à Londres les dire qu’il n’a rien entendu venir. ­fichiers sonores envoyés par des partenaires vivant aux quatre coins du monde. Lady Gaga, quant à elle, est la figure centrale d’un collectif d’artistes, la House of Gaga, qui travaille à New York, c’est- à-dire dessine des scènes et des costumes, conçoit des vidéos et des scandales.

En réseau plutôt qu’en band C’est ainsi que se font les choses au XXIe siècle en dehors de la scène pop aussi : au sein de collectifs informels justement, qui glissent aisément de l’amitié à l’activité professionnelle. En travail- lant de manière connectée plutôt que contraignante, pragmatique plutôt que pathétique. De quoi devenir sentimental en voyant les Rolling Stones conjuguer inlassablement leurs guitares comme il y a cinquante ans, ou AC/DC, ébranlé par la démence, et qui conti- nue quand même à jouer. Si ces groupes-là existent encore, ce n’est Christoph Fellmann, né en 1970 à Lucerne, parce qu’il se sont juré fraternité à vie, mais parce qu’ils rapportent travaille comme journaliste et texteur à Lucerne de jolies sommes. La création d’un groupe fut un modèle promet- et Zurich. Il est responsable de la rubrique teur pendant des décennies, certes. Mais parmi ces groupes, rares Pop pour le Tages-Anzeiger depuis 2008. sont ceux qui ont fait plus de trois ou quatre bons disques et vieilli Traduit de l’allemand par Ursula Gaillard

LISIÈRES 27

n soir de fin janvier à Londres, on s’agite dans le foyer l’a bien compris dans toute l’Angleterre. C’est pourquoi, depuis dix du Bloomsbury Theatre. Dans une demi-heure se ans, des initiatives de public engagement financées par l’État jouera la dernière du Festival of the Spoken Nerd. En voient le jour un peu partout dans le pays, et à leur suite, de nou- dépit de son nom, il ne s’agit pas vraiment d’un festi- velles formes et idées imaginées pour que le public puisse expéri- val, mais d’un des shows scientifiques les plus appré- menter la science sur un mode divertissant. Pour ce faire, on mise Uciés du moment en Angleterre. Le Bloomsbury ne fait pas partie volontiers sur la créativité des artistes. des grandes scènes du West End londonien ; il n’est « que » le théâtre Steve Cross a lancé diverses formes de shows au cours des- du University College London (UCL), mais n’est pas petit pour au- quels des scientifiques présentent les résultats de leurs recherches tant : la salle peut accueillir plus de 500 personnes et dans les ran- de façon accessible tout en essayant de divertir un public déjà bien gées de sièges complètes ce soir-là règne une atmosphère franche- servi en matière de comédies. Certaines de ces formes ont été ment détendue. C’est qu’à Londres, une présentation scientifique inaugurées au Bloomsbury, d’autres, comme le Science Showoff, n’est pas nécessairement une affaire silencieuse et distinguée, et un genre de science slam anarchique, Steve Cross les a conçues encore moins une affaire sérieuse. Le show du jour est un best of dès le départ pour des scènes non universitaires. Elles font des du divertissement scientifique et tournées dans les caveaux de pubs trois coryphées de la branche se ou dans de petites salles d’un bout sont associés pour l’occasion. Steve à l’autre de la Grande-Bretagne. Mould qui, en tant qu’animateur Du labo Leur particularité : les chercheurs télé, est le seul profane de l’équipe, ne sont pas livrés à eux-mêmes, ils est aussi celui qui aborde la matière sont suivis par des professionnels sur le mode le plus facétieux : il joue à la scène de la scène et accueillent avec l’apprenti sorcier téméraire qui se ­gratitude leurs conseils en matière lance sans cesse dans de nouvelles « Divertissement scientifique » – voilà de divertissement,­ car il règne sur expériences et ne s’épanouit véri- qui paraît une contradiction dans cette île une tradition de la « vulga- tablement que lorsque les choses risation » du savoir exempte de tout déraillent. Helen­ Arney et Matt les termes. Mais en Angleterre, certaines jugement négatif. Parker, eux, sont des scientifiques. initiatives transdisciplinaires ont Tandis qu’elle explique et enjolive la été lancées qui rapprochent recherche de Un terreau fertile physique à l’aide du chant et d’un laboratoire et créativité artistique, Le groupe Guerilla Science quant ukulélé, lui joue le mathématicien à lui traite la science avec un qui ne comprend pas bien pourquoi faisant passer les concepts scientifiques peu moins de respect. Formé de le public ne partage pas sa fasci­ dans le langage de tous les jours. jeunes scientifiques et d’artistes, nation pour les formules, mais qui il a inscrit dès le départ sa devise finit toujours, malgré tout, par par Roland Fischer dans son nom : ici, on se bat avec trouver des voies extravagantes des moyens non conventionnels. À pour déclencher l’enthousiasme. Et l’aide d’installations théâtrales, ils leurs blagues, tous deux vont les puiser principalement dans les explorent la manière dont un public d’amateurs réagit aux champs hauts et les bas de leur propre expertise… et de celle de leur public. thématiques scientifiques, et souvent marginaux aussi, tels que Il est vrai que les rangs sont occupés essentiellement par des uni- l’expérimentation animale ou la physiologie des lèvres vaginales, versitaires, mais à part cela, le public est étonnamment mélangé : et cela dans un cadre aussi détendu que possible. Récemment par tous les groupes d’âge sont représentés, de l’étudiant de première exemple, le public a été invité à jouer les rats de laboratoire que des année survolté au sage professeur d’informatique senior. expérimentateurs, déguisés en rats, ont guidé ensuite d’un bout à l’autre d’une procédure d’expérimentation labyrinthique. Les ter- La science divertissante rains de jeu favoris de ces guérilleros de la science, ce sont les fes- Le public engagement, car c’est ainsi que se nomme ce secteur de tivals open air comme celui de Glastonbury où le public se rend, promotion, n’a pas encore d’équivalent chez nous, bien qu’il soit du moins le pensait-on, pour la musique. Mais Jen Wong, une des établi depuis longtemps déjà en Angleterre. Au UCL, c’est Steve directrices de Guerilla Science, corrige : « L’atmosphère des festi- Cross qui en est le responsable. Ce scientifique et humoriste dirige vals est parfaite pour nos shows. Les visiteurs quittent leur train- un petit bureau qui organise, indépendamment du département train quotidien et sont prêts à expérimenter les choses autrement, bien plus important des relations publiques, des events qui tentent la science aussi. Tant qu’on les inspire et qu’on les divertit, le genre volontiers le grand écart entre sciences et art. Commercialiser leur importe peu. » l’université, rendre accessibles les résultats de ses recherches à un La plupart de ces initiatives interdisciplinaires proviennent public aussi large que possible, est un vrai défi. Mais combler le du milieu scientifique même. Bénéficiant d’un soutien étatique fossé entre experts et amateurs, trouver les moyens de parvenir à par le biais du public engagement, elles se développent principa- un échange fructueux entre eux, de débattre de la science dans le lement grâce au terreau fertile de la Wellcome Trust. Cette fonda- domaine public – et cela d’égal à égal –, en est un tout autre. Et on tion d’intérêt public, qui occupe le troisième rang à l’échelon mon-

LISIÈRES 29 dial, est non seulement le sponsor le plus important de la recherche conscience sur le plan neurophysiologique. Au National Theatre, médicale en Grande-Bretagne (bien plus important que les pou- les représentations, toutes à guichet fermés, sont comme un voirs publics), mais dispose aussi d’un département bien doté adoubement qui fait clairement apparaître une chose : les thèmes ­financièrement qui subventionne les projets artistiques, en parti- pertinents d’aujourd’hui proviennent des laboratoires de re- culier ceux qui ont un lien avec des thèmes médicaux. Ariane Koek, cherche. Mais pour qu’ils atteignent le public, le meilleur chemin qui a mis sur pied le programme Arts@CERN (voir page suivante) passe peut-être par l’art. et a travaillé auparavant dans ce domaine à Londres, qualifie ­rétrospectivement l’engagement de la Wellcome Trust de game changer, d’aiguilleur et de donneur d’impulsions en ce qui concerne les projets interdisciplinaires. Depuis bien vingt ans, cette fondation invente de nouvelles formes permettant de rappro- cher la science et l’art. Elle a connu d’ailleurs une évolution inté- ressante. Ken Arnold,­ responsable des offres de médiation de la Wellcome Collection, le musée de la fondation, explique : « Au dé- part, les projets étaient encore très centrés sur la communication de contenus scientifiques. Mais peu à peu, les positions artistiques se sont émancipées. » Entretemps, la Wellcome Trust finance aussi des projets artistiques sans exiger d’eux qu’ils aient une utilité ­directe pour la science, ce qui permet une plus grande liberté et, selon lui, des débats plus captivants. Le musée, qui examine des thèmes médicaux sous un angle inhabituel et possède en outre une importante collection de pièces d’exposition d’artistes contempo- rains, passe pour être l’une des galeries les plus intéressantes et les plus courues de Londres. L’exposition de printemps sur l’histoire de la sexologie, qui aborde le thème sur un mode très narratif et s’intéresse, ce faisant, aussi bien aux contextes médicaux qu’à l’his- toire de la culture, est bondée même les jours de semaine.

Sur un pied d’égalité En ce qui concerne la fusion de l’art et de la science, l’Angleterre abrite aussi l’un des plus grands précurseurs dans le secteur de la promotion de l’art : The Arts Catalyst. Un nom qui en dit long. L’organisation, qui a fêté l’an passé son vingtième anniversaire, s’est fait connaître bien au-delà de la Grande-Bretagne et colla- bore avec les grands musées d’art et de nombreuses universités. Elle promeut l’art « qui aborde la science de manière expérimen- tale et critique », comme on peut le lire dans sa charte. Le fait que l’art comme la science ont tout à gagner d’une ­réflexion inspirée et critique, les principaux acteurs de ces deux domaines en Grande-Bretagne s’en sont convaincus ces deux der- nières décennies. En Suisse, l’idée d’une rencontre d’égal à égal demande encore à être apprivoisée, surtout par les scientifiques. En Grande-Bretagne, les chercheurs font rarement opposition, et c’est au contraire avec une grande curiosité qu’ils acceptent les défis que leur lance l’art. Daphna Attias du groupe théâtralDante Or Die a enquêté, par exemple, sur la manière dont une liste dé- taillée de notre consommation de médicaments tout au long de notre vie peut être lue comme une biographie cachée. Au cours de sa recherche, elle a rencontré une grande ouverture d’esprit­ chez les scientifiques et elle ajoute : « À partir du moment où nous sommes obsédés par une question, nous ne parlons plus des Roland Fischer est journaliste scientifique, tient un blog culturel et travaille lui aussi régulièrement à la frontière de différentes ­langues si différentes. » disciplines. Il est l’organisateur du Mad Scientist Festival de Berne Dans sa dernière pièce The Problem, Tom Stoppard, un et monte parfois sur scène avec des comédiens et des musiciens des plus célèbres auteurs dramatiques anglais contemporains, pour transmettre un peu de savoir sauvage ou Wildes Wissen. aborde un thème scientifique, à savoir comment se forme notre Traduit de l’allemand par Patricia Zurcher

FRONTIÈRES 30 Culture et physique des particules Berceau du World Wide Web, le CERN constitue un haut-lieu de la culture numérique. Pro Helvetia et le programme Arts@CERN permettent à des artistes d’y effectuer des séjours de recherche de un à trois mois, afin de développer un projet de création interactive.

e CERN (Conseil européen pour la recherche nucléaire) n’est les chercheurs, les machines et le flot de ­données du Data Center pas seulement le cœur mondial de la recherche en physique du CERN. Le jury avait en effet choisi le projet de ces jeunes game L des particules et l’hôte du fameux Large Hadron Collider, il designers qui, à eux deux, cumulent déjà un nombre impression- est aussi à l’origine de la révolution du Net. En effet, c’est là que, nant de distinctions sur la scène internationale du jeu vidéo indé- dans les années 1980, Tim Berners-Lee et Robert Cailliau dévelop- pendant. Les jeux Mikma de Nadezda Suvorova et Krautscape de pèrent les composantes du World Wide Web. Depuis son introduc- Mario von Rickenbach ont notamment été présentés à San Fran- tion dans le domaine public en 1993, le web a métamorphosé notre cisco à la Game Developers Conference, événement phare dans ce quotidien. Sous forme de fichiers numériques, les biens culturels domaine. Durant leur séjour au CERN, physiciens et informati- y sont devenus accessibles partout et tout le temps, incitant les ciens ont bombardé les deux créateurs d’informations et d’idées créateurs et les industries culturelles à repenser certaines de leurs qu’ils doivent encore mettre en forme. pratiques. Les plus téméraires se sont vite emparés de l’espace du Le second volet de la collaboration entre le CERN et Pro Hel- web pour développer des œuvres inédites. vetia s’amplifie et s’ancre dans un programme de résidences de C’est à l’exploration toujours ouverte des nouvelles possibili- trois mois, lancé par Arts@CERN en 2012 sous le titre de Collide@ tés d’interaction que le programme Arts@CERN et la Fondation CERN. Cette initiative a déjà permis l’accueil d’artistes renommés suisse pour la culture Pro Helvetia invitent, à travers une série comme Julius von Bismarck, Ryoji Ikeda ou Gilles Jobin. Le lau- d’appels à projets. Leur objectif est de permettre à des créateurs réat de l’appel à projets « Collide@Cern – Pro Helvetia » résidera suisses issus de toutes les disciplines artistiques de se plonger dans au centre fin 2015. les laboratoires du CERN, parmi les chercheurs, pour y concevoir un projet exploitant les ressources du web. Accelerate@CERN, une première initiative d’une durée limitée à un mois, a collisionné Blog de Nadezda Suvorova et Mario von Rickenbach ­documentant leur passage au CERN : playatcern.tumblr.com physique des particules et jeu vidéo. En novembre 2014, Nadezda Informations complémentaires : arts.web.cern.ch Suvorova et Mario von Rickenbach ont ainsi pu s’immerger parmi www.prohelvetia.ch/mobile

LISIÈRES 31 HEURE LOCALE

SAN FRANCISCO NEW YORK PARIS ROME LE CAIRE JOHANNESBURG NEW DELHI SHANGHAI VENISE

La Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia entretient plusieurs permanences dans le monde, dont la tâche est de développer les échanges et les réseaux culturels.

Le temps et le fleuve

NEW DELHI

À la deuxième édition de la biennale de Kochi-Muziris, trois artistes suisses ont offert des perspectives inédites sur le temps et l’espace, la géographie et l’astronomie. par Rosalyn D’Mello – Nous sommes au dé- but du XXIe siècle. Une guerre nucléaire a rendu la Terre inhospitalière pour toute vé- gétation. En prévision d’une époque où l’at- mosphère pourra à nouveau accueillir les végétaux, diverses espèces sont installées dans de gigantesques serres hémisphé- riques portées par des vaisseaux spatiaux. Dans la position avantageuse qu’occupaient les États-Unis en 1972, ce genre d’anticipa- tion n’était pas complètement farfelu. Ce synopsis n’est autre que l’intrigue du film de science-fictionSilent Running, réalisé par Douglas Trumbull : il s’agit d’un conte dystopique autour de l’instinct obsession- nel d’un homme soucieux de préserver les espèces végétales dont il a la charge. C’est par cette référence prophétique que com- mence un déroulement futuriste du temps prédit rétroactivement dans la littérature Julian Charrière et les 13 globes de sa contribution à la Biennale, We Are All e du XX siècle. L’artiste suisse Marie Velardi Astronauts Aboard a Little Spaceship Called Earth. Photos: Menika van der Poorten

HEURE LOCALE 32 est à l’origine de cet ordonnancement chro- la pousse, au-delà de sa mission artistique nologique des prédictions fictives. Intitulée d’archivage des prophéties, à créer ce qu’elle Les futurs antérieurs, XXIe siècle, son appelle « la mémoire du futur ». Une pièce œuvre déroule ses cinq mètres de papier toute bleue, figurant un globe terrestre ou- sur une longue table rectangulaire, prédi- vert, dont chaque mur représente un océan sant des évènements situés entre 2001 et avec des méridiens tracés dans leur lon- 2099 et mentionnés dans des romans ou gueur, abrite un Atlas des îles perdues des films de science-fiction du eXX siècle. (2007). Au centre de l’œuvre, des dessins à l’encre d’îles inhabitées en cours de submer- La mémoire du futur sion de par le monde saisissent la fragilité de Exposée à la deuxième édition de la Bien- ces écosystèmes engloutis ; ces îles sont pla- nale de Kochi-Muziris et dévoilée par Marie cées sur les murs selon un ordre géogra- Velardi, la cartographie du futur imaginé phique approximatif. Posé sur un socle, un s’inscrit dans la thématique majeure choi- volume relié, censé venir du futur, réunit les sie par le directeur artistique Jitish Kallat, dessins de toutes ces îles. Sa couverture Whorled Explorations (explorations en porte la date supposée de son impression : spirales), et se veut « guide pour qui voyage 2107, une époque où, selon l’estimation de dans le temps ». Les scénarios rapportés Marie Velardi, toutes les îles répertoriées au- vont de l’effondrement complet de la civili- ront disparu. Son œuvre gagne encore en Marie Velardi devant son axe sation à un univers où tout le monde parle intensité dramatique dans le paysage de du temps prophétique Les futurs e portugais en passant par une migration Kochi, une ville dont l’existence cartogra- antérieurs, XXI siècle. vers Mars. À Fort Kochi – baigné par les phique remonte à l’année 1341, lorsqu’elle eaux de la Periyar mouchetées de filets de a été construite pour remplacer la cité por- vogel a voulu nier le mouvement de la Terre pêche chinois, dans un paysage architectu- tuaire historique de Muziris noyée par les vers l’est en volant lui-même vers l’ouest à ral syncrétique attestant de son passé de eaux de la rivière Periyar. la même vitesse à bord d’un avion. Son but ville colonisée par les Hollandais, les Por- était d’atteindre un état stationnaire par tugais et les Britanniques –, le fil du temps La Terre immobile rapport au soleil et de faire du cockpit une de Marie Velardi aurait pu sembler déplacé C’est aussi le site de la Biennale qui a agi caméra à sténopé afin d’obtenir une exposi- de par ses références essentiellement occi- comme un catalyseur pour la contribution tion statique de quatre minutes au soleil, dentales qui évoquent l’avenir comme de Christian Waldvogel. À l’origine du pro- preuve que la Terre avait effectivement extension du postcolonialisme. Et pour- jet, l’artiste découvre que pour quelqu’un tourné un moment sans lui. La présenta- tant, comme le monde de fiction à partir qui est à Kochi, le point le plus septentrio- tion incluait les deux images en lightbox duquel sont prédits ces futurs, l’œuvre tire nal de l’Inde se trouve à 125 kilomètres sous Earthstill et Starstill, qui avaient déclenché sa valence imaginative de la force double la ligne d’horizon, soit « une descente égale la recherche. La première, prise avec un de la probabilité et de la plausibilité. Les à 15 fois la plus haute montagne de l’Inde ». ­appareil photo ordinaire, montre les étoiles ­Futurs antérieurs de l’artiste sont une mé- Selon l’artiste, son installation, spécifique devenant des traits lumineux sous l’effet du ditation sur la perception du futur à travers au site de l’exposition et intitulée Recently, mouvement de la Terre, tandis que la se- la lorgnette certes limitée mais imaginative the non-flat-earth paradigm,est une repré- conde, prise avec un appareil d’astronomie, du présent. sentation sculpturale de sa « redécouverte » est une image nette des étoiles où le mou- À travers une autre de ses œuvres expo- et figure la partie de la surface convexe vement de la Terre est annulé. L’installation sées, Marie Velardi s’adonne à la voyance qui de la Terre, délimitée par les frontières très élaborée résulte d’un voyage réel que ­politiques de l’Inde, telle que Christian Waldvogel a fait à bord d’un su- l’apercevrait une personne si- personique des forces armées suisses vo- tuée à Kochi. L’atmosphère, lant plein ouest à la vitesse de rotation de convexe elle aussi, est rendue la Terre (1158 km/h en Suisse). Outre les par une couche de nuages tout images en lightbox, l’installation compor- à la fois abstraite et réaliste. tait une vitrine de documentation détaillée Autre installation de sur la démarche, la vidéo de la surface de la Christian Waldvogel à la Terre en mouvement filmée de l’avion im- ­Biennale, The Earth Turns mobile à proximité d’elle et un positif de la Without­ Me est une œuvre pellicule exposée dans le cockpit, révélant plus complexe, qui traverse les l’image du soleil non comme un trait mais ­frontières entre espace et comme un point concentré. temps, chronique de la quête de l’artiste désireux de se tenir un Des mondes en suspens Photo de plateau du projet documentaire de Christian bref instant à l’écart de la rota- À l’instar des œuvres de ses contemporains Waldvogel, The Earth Turns Without Me. tion terrestre. Christian Wald- suisses, celle exposée par Julian Charrière,

HEURE LOCALE 33 We Are All Astronauts Aboard a Little Spaceship Called Earth, a connu un franc Une année décisive succès auprès des nombreux visiteurs de la Biennale. Elle était à voir dans une pièce in- térieure du Durbar Hall, monument res- tauré à Ernakulam, à quelques encablures en ferry du Fort Kochi, site principal de la Biennale. À leur arrivée à l’exposition, les JOHANNESBURG visiteurs se trouvaient soudain transportés par ses dimensions et par la poésie inhé- Dans son projet à long terme intitulé 21, l’artiste suisse Mats Staub rente à sa composition : treize globes fabri- explore les souvenirs que les gens ont gardé du temps où ils ont qués entre 1890 et 2011 sont suspendus entre le plafond et le dessus empoussiéré atteint leur majorité. Après plusieurs expositions à travers l’Europe, d’une table. À ceci près que les globes, qui il a maintenant installé son projet en Afrique du Sud. représentent la Terre, ont été dépolis au « papier de verre international », un maté- riau que l’artiste a créé en utilisant des par Bongani Kona – Kent Lingeveldt Market, sur Long Street, l’artère animée échantillons minéraux de tous les États du ­soupire avant de parler dans le micro. qui traverse tout le centre-ville du Cap. monde reconnus, qui lui restaient de sa « J’ai eu vingt et un ans en 2000 », dit-il, C’est le début de l’été, mais le ciel est gris composition artistique de 2013 intitulée « mais c’était une époque difficile, tragique et couvert. Bien que les grands-parents de Monument – Sedimentation of Floating même. » Depuis tout jeune, le skate-board Mats Staub se soient rencontrés en Tanza- World. Le tableau onirique de Julian Char- était sa passion, et sa demi-sœur, qu’il ado- nie, y soient tombés amoureux et y aient rière paraît éthéré, les poussières éparses rait, faisait du roller. Cette année-là, un vécu quelque temps, c’est la première visite arrachées au papier de verre formant sur jour de l’été long et brûlant, il dévalait une de l’artiste sur le continent africain. Son l’étendue plane de la table une délicate et rue en pente raide, en plein vent, dans un ­assistante, Andrea Brunner, l’a accompagné fragile pellicule granuleuse. Les sphères dé- quartier de la banlieue sud du Cap. Sa sœur et ils s’apprêtent à enregistrer une série sormais décapées flottent en apesanteur, le suivait de près, lorsqu’elle a dérapé et d’entretiens pour le projet. comme débarrassées par miracle de leur heurté de plein fouet les pierres alignées « L’année de mes vingt et un ans a été fardeau, celui de contenir les myriades de sur le bord. Elles lui ont transpercé les cruciale pour moi », précise l’artiste pour frontières qui constituent l’expérience hu- ­poumons. « Elle est morte dans mes bras », expliquer la source personnelle de son pro- maine de la Terre. « Mon œuvre s’intéresse raconte-t-il en se repassant ce moment où jet. Né à Berne en 1972, il a étudié le théâtre, au concept d’espace presque comme s’il il a senti la vie quitter le corps de sa sœur. le journalisme et les sciences des religions. s’agissait d’une production archéologique Skateur et photographe professionnel, Il a été journaliste et dramaturge au Thea- traitant de questions culturelles plutôt que Kent est l’un des protagonistes du projet ter Neumarkt à Zurich durant quelques de géographies politiques spécifiques », ex- 21, dans lequel l’artiste Mats Staub invite ­années, avant de s’intéresser à l’art de plus plique Julian Charrière. « Exposer We Are diverses personnes à se souvenir de ce près en 2004. « Je n’ai pas compris ça à vingt All ­Astronauts dans le contexte indien qu’ils ont ressenti quand ils ont atteint et un ans, mais dix ans plus tard, je me suis ­permet d’en faire de nouvelles lectures, leur majorité. Au départ, l’artiste suisse a peu à peu aperçu que c’était bien cette an- c’est-à-dire des interprétations liées à une conçu ce projet audio-vidéo à l’occasion de née-là », celle qui a marqué son entrée dans culture. Ce n’est ni l’œuvre qui s’adapte à la réouverture­ en 2012 du Künstlerhaus l’âge adulte. l’espace ni le contraire, c’est la combinaison ­Mousonturm de Francfort-sur-le-Main, en Tout comme à Kent, l’artiste demande des deux qui génère de nouveaux sens. » Allemagne. Il avait alors demandé­ aux à chaque participant de commencer le récit ­résidents d’un foyer pour personnes âgées, de son histoire en indiquant l’année de son Ancienne rédactrice en chef de BLOUIN ­situé à proximité du théâtre, de se remémo- vingt et unième anniversaire. Pendant l’in- ARTINFO Inde, Rosalyn D’Mello est une écrivaine et journaliste indépendante rer le jour de leur majorité. Puis il a conti- terview audio, Mats Staub se fait discret, installée à New Delhi, et. Son prochain nué à interroger des dizaines de personnes orientant parfois la conversation, mais se ouvrage, à paraître bientôt sous le titre A Handbook For My Lover, sera dans différentes villes de toute l’Europe, de contentant la plupart du temps d’écouter. publié en Inde aux éditions Harper Collins. Belgrade à Zurich. Ces entretiens sont enregistrés pour faire plus tard l’objet d’un montage. Ensuite, Traduit de l’anglais par Catherine Bachellerie Le virage l’artiste rend à nouveau visite aux parti­ « Je me vois comme quelqu’un qui écoute », cipants afin de filmer l’expression de leur m’explique Mats Staub lorsque nous nous ­visage pendant qu’ils écoutent leur témoi- rencontrons pour l’interview au Cap, en gnage enregistré. Leurs émotions vont de Afrique du Sud. « Je pense qu’écouter est la joie à la tristesse tandis qu’ils repensent une bonne chose ». Nous avons pris place à leur trajectoire de vie, à leurs réussites dans un bureau à l’ameublement spartiate et à leurs chagrins. L’installation vidéo

au quatrième étage du centre Pan-African ­présente des narrateurs en train d’écouter

HEURE LOCALE 34 temps de leur majorité. Quelques jours plus tard à Johannesburg, Mats Staub dit avoir interviewé une femme dont les vingt et un ans remontent à 1977, une époque d’une violence notoire dans l’histoire de l’Afrique du Sud, puisque le régime d’apar- theid avait alors durci la répression dans une tentative désespérée de se maintenir au pouvoir. Un an plus tôt, en 1976, les ré- voltes avaient secoué Soweto et la police avait ouvert le feu, tuant et blessant des centaines d’écoliers. Arrivée à l’âge adulte dans une période aussi incertaine, dans le vacarme des tirs qui résonnaient, « elle ne savait vraiment pas comment la vie continuerait », dira Mats Staub quand j’ai repris l’interview avec lui plus tard via Skype. « Il y avait tant de ­funérailles à ce moment-là ». Aujourd’hui, vous voyez une femme qui « a réellement traversé des choses difficiles » et ne pouvait pas à l’époque imaginer un avenir « où elle sourirait ». « La résilience m’inspire une admira- tion grandissante », a écrit la poétesse amé- ricaine Jane Hirshfield dans son poème Optimisme. « Non la simple résistance de l’oreiller dont la mousse, indéfiniment, re- prend sa forme d’origine, mais la ténacité sinueuse de l’arbre : devant l’obstacle lui coupant subitement la lumière d’un côté, il se tourne de l’autre ». Le courage et la résilience de l’être Mats Staub, un artiste à l’écoute. Au cours de notre conversation, il assure que ­humain face aux défis sont un fil rouge les gens qu’il rencontre pour son projet 21 lui donnent du courage. ­reliant les histoires que les gens racontent à Mats Staub sur leur passage à l’âge adulte. leurs propres souvenirs. Ainsi, le visiteur Le récit de Kent racontant la mort tragique « Lorsque vous voyez les gens, ils ont sur- qui voit la vidéo entre à son tour dans l’ex- de sa sœur a incité Mats Staub à parler vécu », dit-il. « Tout le monde survit, vous périence d’écoute, partageant ce moment ­enfin de sa propre difficulté à accepter le les voyez en vie. Vous les voyez à présent et intime avec la personne qui se raconte. décès de son unique frère, disparu en c’est encourageant. » Même s’ils gardent ­décembre 2014. « J’ai la sensation d’être parfois une trace de tristesse pour les per- Abolir les frontières derrière une vitre à cause de la mort de sonnes et les choses perdues en chemin, « Parfois, je me sens extrêmement proche mon frère », a-t-il dit à Kent, assis à l’autre ils ont survécu. Et c’est peut-être là ce qui d’une personne en écoutant son histoire », bout d’une longue table en bois. « Parler importe le plus. déclare Andrea Brunner, qui a fait le mon- aide beaucoup. » Bien que le projet 21 en- tage de certains enregistrements. « Quelle courage les participants à se souvenir de www.matsstaub.com

que soit la situation difficile qu’ils aient eu leur passé – un thème récurrent dans la Bongani Kona est un auteur indépendant, ins- à traverser, ils ont tous eu dans leur vie des plupart des projets de Mats Staub – ce der- tallé au Cap. Ses textes ont, entre autres, paru dans l’édition sud-africaine de Rolling Stone problèmes avec les mêmes choses, avec la nier affirme être « plus intéressé par le ainsi que dans les journaux Mail & Guardian et famille, avec l’amour. » C’est là l’aspect ­présent que par le passé ». Et plus parti­ Sunday Times. Il publie aussi régulièrement transcendant du projet : il abolit les fron- culièrement par l’influence du passé sur des chroniques dans Chimurenga, un magazine panafricain dédié à la culture, à l’art et à la tières ethniques, sociales, culturelles, et le présent, ou comment notre mémoire politique. permet à des personnes ayant grandi dans ­façonne les personnes que nous devenons. les régions du monde les plus diverses, et Traduit de l’anglais par Catherine Bachellerie parfois dans des situations très différentes, Courage et résilience

: Kent Lingeveldt de se sentir profondément en connexion Le traumatisme est omniprésent dans

Photo avec un autre être humain. les histoires que les gens racontent sur le

HEURE LOCALE 35 De brillantes perspectives pour la musicienne vaudoise Verveine, qui a travaillé d’arrache-pied dans le cadre du projet Opération Iceberg.

36 REPORTAGE La pointe de l’Iceberg L’Opération Iceberg plonge dix jeunes artistes dans le bain, avec résidences, formations et concerts. Un laboratoire transfrontalier, qui se veut accélérateur de carrières. Rencontre avec ses acteurs.

par Roderic Mounir (texte) et Carine Roth (photos)

Seule en scène, Verveine s’affaire sur son at- aux notions d’émergence et de circulation tirail électronique dressé sur une table, mi- dans un bassin commun. En mutualisant cro posé au milieu des câbles. Blonde andro- leurs compétences, les porteurs du projet gyne vêtue de noir, la Vaudoise baigne dans espèrent encourager l’innovation et la di- un univers synthétique fascinant, sombre versité culturelle en aidant de jeunes ta- mais faussement glacé. Sa voix riche en lents à se professionnaliser. modulations rappelle Björk, sa musique a Lancée en 2013, l’expérience pilote des réminiscences trip-hop et des lignes de s’achève ce printemps. Ses bénéficiaires ont basses robotiques qui renvoient aux années été dix artistes pop-rock, folk, électro et hip 1980 de Depeche Mode, Yazoo et Kas Pro- hop. Quatre Romands : Verveine (Vevey), duct. Ce soir-là, à l’Usine de Genève, elle Billie Bird (Lausanne), Murmures Barbares tisse ses climats envoûtants en première (Neuchâtel) et Schwarz (Porrentruy / La partie du trio new-yorkais Blonde Redhead, Chaux-de-Fonds). Et six Français : Cotton devant un public peu à peu conquis. Le Claw (Besançon), Pih-Poh (Belfort), Sun- charme opère. Verveine a le vent en poupe. less (Dijon), The Wooden Wolf (Mulhouse), Bosseuse, elle est l’une des artistes sélec- D-Bangerz (Mulhouse) et Valy Mo (Mul- tionnés pour participer à la première Opé- house). Leur sélection revenait aux pro- ration Iceberg. grammateurs des clubs partenaires du pro- Iceberg ? Après l’Eisbär des frères jet : côté suisse, les Docks et le Romandie ­Eicher et le chanteur Polar, la nouvelle mé- à Lausanne, la Case-à-chocs à Neuchâtel, taphore boréale en vogue au « Pôle Pop » ? le Bikini Test à La Chaux-de-Fonds et le L’ Opération Iceberg est en réalité un coach- SAS à Delémont. En France, la Poudrière ing innovant pour jeunes artistes de Suisse à Belfort,­ la Rodia à Besançon, la Vapeur à romande et des régions françaises de ­Dijon et le Noumatrouff à Mulhouse. Franche-Comté, de Bourgogne et d’Alsace. Directeur de la FCMA, Marc Ridet s’est Ses capitaines sont les Eurockéennes lancé avec enthousiasme dans le projet : de Belfort, l’un des plus gros festivals « Développer les réseaux et former les ac- d’été européens,­ et la Fondation romande teurs du milieu musical sont les raisons pour la chanson et les musiques actuelles d’être de la FCMA ». Basée à Nyon, soute- (FCMA). L’appellation « Iceberg » se réfère nue par les collectivités publiques et des

REPORTAGE 37 festivals comme Paléo et Festi’Neuch, la FCMA encourage déjà les échanges trans- frontaliers via Walk The Line et Les Trans­ voisines, les cousines pop des manifesta- tions pionnières que sont JazzContreband et Suisse Diagonales Jazz. Pour Jean-Paul Roland, directeur des Eurockéennes, ces échanges sont une évidence : « Malgré les pôles attractifs que sont les agglomérations de Genève et de Lausanne, les artistes ro- mands évoluent dans un bassin restreint et sont donc contraints de s’exporter pour faire carrière. » Les Eurockéennes ont beau jouir d’un rayonnement national, voire in- ternational, « leur ancrage et leur légitimité se bâtissent d’abord à l’échelon local. Favo- riser l’émergence des talents de demain fait donc partie de nos missions. Cela nous permet aussi de solliciter des fonds auprès des collectivités publiques. » Un mariage de raison, et plus si affinités.

Un effet d’entraînement Concrètement, comment se déroule l’Opé- ration Iceberg ? Trois étapes sont prévues : un temps de résidence avec des interve- nants extérieurs, des formations sur des thèmes tels que le droit d’auteur, le numé- rique, la mobilité artistique à l’heure de la mondialisation, et enfin, des concerts dans l’espace transfrontalier. Chaque étape s’ac- compagne d’un carnet de bord (blog, repor- tage radio, vidéos, etc.) partagé sur le site de l’opération et sur les réseaux sociaux. Un CD compilant un titre par artiste a été pressé à 2000 exemplaires et distribué aux médias ainsi qu’aux professionnels. Les deux Jurassiens de Ni contraintes ni contrats. Le seul Schwarz et la chanteuse de cadre posé par Iceberg est une charte qui folk lausannoise Billie Bird engage l’artiste à se rendre disponible pen- ont profité de cet encourage- ment individuel. dant la durée de l’opération – entre un et deux ans en fonction du cycle choisi –, à participer aux formations et à fournir Music Export, les villes de Lau- les informations utiles à la promotion. sanne, Neuchâtel, la Chaux-de- Transports, hôtels, repas, défraiement (150 Fonds et le canton de Neuchâtel francs par jour et par personne), tout est sont également de la partie. On pris en charge. Le budget de l’Opération mesure le défi logistique d’un Iceberg se monte à peu plus d’un million de tel assemblage ! francs. Une moitié est issue de la valorisa- Les initiateurs tirent un bi- tion des prestations et du temps de travail lan très positif de l’expérience. fournis par les salles partenaires, le reste « Au final, les concerts ont été provient de subventions. L’Union euro- beaucoup plus nombreux que péenne et certains instruments transfron- prévu », constate Jean-Paul taliers sont mis à contribution,­ tels le fonds ­Roland. « L’Opération Iceberg a de coopération Belfort-Jura ou le fonds produit un effet d’entraîne- ­vaudois Interreg. Pro Helvetia et Suisa, le ment. » Les artistes ont joué le Paléo Festival, l’organe de promotion Swiss jeu et sont ravis. À l’image de

REPORTAGE 38 Verveine, dont la carrière a connu un tion. Lorsque je publie mon actua- coup d’accélérateur depuis son passage aux lité, j’en vois très vite l’impact. Mais Transmusicales de Rennes, en décembre il ne faut pas non plus en dépendre. dernier. Libération lui a consacré un por- On finit par se demander si on a été trait dithyrambique. La Veveysanne s’est assez actif, si l’on devrait ajouter des produite au Café de la Danse, à Paris,­ en infos pour exister. » L’Opération Ice- première partie de Chapelier Fou, son par- berg a mis Billie Bird face aux réali- tenaire de résidence : « Je connaissais mal tés du marché. « Certaines forma- son travail mais ce choix s’est avéré judi- tions ont été très instructives, par cieux. Chapelier Fou se sert aussi de ma- exemple sur la gestion des droits chines et maîtrise la technique sur le bout d’auteur. J’ai demandé aux représen- des doigts. On a bossé comme des fous tants de la Sacem s’il fallait s’inscrire ­durant trois jours et trois nuits. Depuis, je chez eux pour pouvoir jouer en maîtrise bien mieux mes machines. » Ver- France, ils m’ont dit que Suisa s’oc- veine a encore travaillé la pose de sa voix cupait de la collecte auprès des socié- avec l’auteure-compositrice flamande An tés de gestions à l’étranger. » Pierlé : « Une rencontre incroyable. J’ai Pour les résidences de Billie beaucoup échangé avec cette artiste qui a Bird, les coordinateurs ont tenu vingt ans de carrière derrière elle. » Quatre compte de ses besoins. L’artiste écrit ans après ses premières ébauches et un en anglais sans être anglophone. De précieux conseils et un réseau : c’est tout ­album paru fin 2013(Peaks) , la chanteuse Elle a donc passé deux jours au SAS ça, et plus encore, qu’offre Opération Iceberg. et pianiste de formation classique a rejoint de Delémont avec Matt Elliott, song­ l’écurie lausannoise Creaked Records (OY, writer et arrangeur britannique au style mise avant tout sur l’énergie et la sponta- Larytta, Gaspard de la Montagne). Elle vient tout différent du sien. « Lui écrit des chan- néité. Avec la musique pop c’est différent. Il de publier Antony, son nouvel EP avec sept sons à boire de dix minutes, moi des textes faut travailler dur pour se distinguer, car les titres. Les dates s’enchaînent, de Paris à sur des états d’âme, dans la pure tradition codes sont hyper-établis. » Schwarz a publié Athènes. Perspectives radieuses qui n’ex- folk. C’était amusant de confronter nos fin 2014 son album éponyme sous le label cluent pas quelques angoisses : « Il y a un univers. On a passé une première soirée jurassien Hummus Records. monde entre les fantasmes et la réalité de à discuter à bâtons rompus. Ensuite, on a Chacun a pu développer son langage musicienne professionnelle. En tant qu’ar- tout mis à plat, remodelé­ des textes, testé propre. Le projet pilote terminé, quel ave- tiste solo, j’ai dû prendre en compte bien différentes manières d’exprimer une idée. » nir pour Iceberg ? « Nous souhaitons péren- plus d’aspects que je ne l’imaginais. L’Opé- Une autre résidence­ s’est concentrée sur les niser le projet, en faire un moteur d’inté- ration Iceberg m’a permis de rompre l’iso- arrangements sous la baguette de Marcello gration transfrontalière », répond Jean-Paul lement, de bénéficier de conseils et d’inté- Giuliani, membre du quartet d’Erik Truffaz Roland. « Nous travaillons avec des juristes grer un réseau. » et réalisateur d’albums pour Sophie Hun- et des programmateurs à un ‹ kit de mobi- ger, Anna Aaron, The Young Gods. lité artistique › qui faciliterait l’engagement Une grande latitude Pour les Jurassiens de Schwarz, qui des musiciens provenant de l’autre côté de Même sentiment chez Billie Bird. Pour la jouent une « dark pop électro » accrocheuse la frontière. Ce qui, pour l’heure, se heurte Lausannoise au folk écorché, « une carrière et sophistiquée, l’expérience a été d’autant à des obstacles liés aux lois françaises sur le artistique est en partie affaire de réseau ». plus profitable que le groupe venait à peine statut social des artistes, d’autorisation Des concerts comme ceux qu’elle a donnés d’éclore quand il a intégré le projet. « Cer- préalable­ pour l’organisation de concerts, en ouverture de Camélia Jordana à Dijon ou tains d’entre nous avaient 800 concerts à etc. » Iceberg espère s’étendre aux cantons au Festival Antigel à Genève, avec le prodige leur actif, d’autres cinq », explique le guita- romands qui n’y participent pas encore, britannique Benjamin Clementine, pèsent riste Jonathan Nido, rompu aux tournées voire à d’autres, proches de la frontière de tout leur poids. Photos de coulisses pos- de ses deux formations hardcore/metal, française, tel Bâle. En pleine ébullition, tées sur Facebook et likes à la clé. « Avec la Coilguns et The Ocean. La résidence de mais relativement isolée, la scène romande chute des ventes de disques, on n’est plus Schwarz à la Rodia de Besançon a servi à devrait y trouver matière à rayonner. dans l’opulence, mais plutôt dans la qualité peaufiner la cohérence du set, la présence d’un rapport avec une communauté fidéli- scénique et la fluidité des transitions. «Tout Roderic Mounir est musicien et journaliste au quotidien Le Courrier, en charge des musiques sée. » Pour une artiste émergente, les ré- dépend de ce que l’on cherche », estime Jo- actuelles. Il est le coauteur de l’ouvrage Post seaux sociaux sont primordiaux. « Je me nathan. « Cela n’aurait pas de sens de faire Tenebras Rock, une épopée électrique – 1983– 2013, paru aux éditions La Baconnière en 2013. pose pas mal de questions sur leur utilisa- une résidence avec un groupe hardcore, qui Carine Roth est photographe et iconographe ; elle vit et travaille à Lausanne. Elle crée « Il y a un monde entre les fantasmes et la réalité de par ailleurs des installations qui allient image, texte et son. musicienne professionnelle. » Verveine

REPORTAGE 39 ACTUALITÉS PRO HELVETIA

Nouvelles perspectives à la Quadriennale de Prague

Un volet de la présentation suisse à la Quadriennale de Prague se joue dans la piscine olympique où d’ordinaire les nageurs font leurs longueurs : Eric Linder y met en scène Podoli Wave, une performance-concert.

Under the Tail of the Horse : tel est centaines de mètres, ouvre le regard graphiques d’Iren Stehli et de Rishabh le titre générique des différentes contri- sur cette place chargée d’histoire Kaul, exposés dans le palais Clam Gallas, butions suisses à la Quadriennale et aujourd’hui noyée sous le flux de la l’un des centres de la manifestation. de Prague, l’événement international le circulation, afin de nous la faire vivre Pour tous ceux qui ne peuvent se plus important en matière de scénogra- autrement.­ rendre dans la capitale tchèque, il vaudra phie. Une équipe de curatrices­ et cura- Une même intention anime Eric la peine de faire un détour par la Suisse teurs signe la participation­ suisse, sur Linder. Il investit l’imposante piscine centrale : en parallèle à la Quadriennale mandat de Pro Helvetia.­ Ils inaugureront olympique Podolí avec une performance-­ de Prague, dans le Haus für Kunst d’Uri, l’exposition ensemble, le 18 juin, sous concert des groupes suisses OY et le duo d’artistes Lang / Baumann inter- la statue équestre de saint Venceslas qui, ­Sunfast. Le public peut assister à Podoli vient de façon ludique dans la scéno­ à la fin du XIXe siècle, a donné son Wave du haut des tribunes ou dans graphie du musée, proposant également nom à la place des parades. L’installation la piscine emplie d’eau. Reception est le des perspectives inédites.

Wenceslas Line de Markus Lüscher et titre du troisième volet de la contribu- www.sharedspace.ch : Eric Linder

Erik Steinbrecher, longue de plusieurs tion suisse : on y voit les travaux photo- Photo

ACTUALITÉS PRO HELVETIA 40 Entre design et économie Matériaux,

Comment des designers peuvent-ils ­humains et changer l’entreprise ? Comment fonctionne le rebranding, ce renou- ­autres vellement de l’image de marque ? Telles sont les questions au centre du Design Day, qui s’est déroulé Le monde comme construction, l’hu- le 17 juin 2015 pour la seconde fois main comme mesure de toutes choses : en parallèle aux Prix suisses du c’est avec ces idées que le réalisme ­design, dans les locaux de la Foire ­spéculatif veut rompre. Ce courant de de Bâle. L’objectif est de coordonner pensée se reflète dans des œuvres l’encouragement du design et où le matériau joue un rôle déterminant, de jeter un pont entre création et Discussions entre experts et designers lors ­faisant passer l’importance de l’artiste au ­marché. Pro Helvetia y invite un du Design Day de l’an dernier. second plan. Our Product, c’est le nom groupe de spécialistes à s’entretenir de l’exposition de Pamela Rosenkranz, avec les jeunes designers et à répondre privé du design­ : Pro Helvetia, l’Office l’artiste qui investit le pavillon suisse à leurs questions. Il est également ­fédéral de la culture, le Creative Hub cette année pour la 56e Biennale d’art prévu d’y présenter­ les marques et les d’Engagement Migros ainsi que le Prix de Venise. Les matériaux sont pour elle œuvres de jeunes talents. Le Design Day suisse du design. tout aussi importants que la question est une initiative­ de quatre acteurs www.prohelvetia.ch de l’« humain ». Pour son exposition dans ­nationaux de l’encouragement public et le pavillon suisse, cette Uranaise d’origine­ a rempli un bassin de liquide couleur chair, bassin qui occupe toute la pièce et dont la surface est agitée de vaguelettes. En remettant en cause notre consom­ Un nouveau blog artistique mation effrénée, notre délire sportif, la chirurgie plastique et l’immortalité nu- mérique, elle interroge l’autonomie­ La Fondation suisse pour la culture Pro de l’être humain et de son corps. L’exposi- Helvetia soutient des artistes suisses tion a pour commissaire Susanne­ Pfeffer, ­prometteurs en leur offrant une première directrice du Fridericianum de Kassel. publication, une façon pour elle de ren- Le Salon Suisse, programme d’accompa- forcer tous les deux ans sa promotion des gnement officiel dans le Palazzo Trevisan, arts visuels. Désormais cette mesure invite de plus d’encouragement est flanquée d’un blog à réfléchir au moderne qui signale les expositions dadaïsme : et les publications actuelles des artistes. ­intitulé S.O.S. Par ailleurs, on y trouve la liste de toutes DADA – The les monographies qui ont été publiées World Is A depuis 1984, de Fischli / Weiss et Pipilotti Mess, ce cycle Rist, Valentin Carron, Davide Cascio est conçu par : © La Poste suisse Le timbre-poste spécial ou Claudia Comte aux artistes de la série de Pamela Rosenkranz. Juri Steiner et XII, 2015: Thomas Bonny, Delphine Stefan Zweifel.

; timbre-poste ­Chapuis Schmitz, Daniel Karrer, Gabriela Pro Helvetia est en charge de la présen­ Löffel, Sara Masüger, Filib Schürmann, tation suisse à la Biennale de Venise qui Miki Tallone und Benjamin Valenza. dure jusqu’au 22 novembre. En complé- Les huit derniers Cahiers d’Artistes sont ment, Pamela Rosenkranz a créé un présentés à la LISTE | Art Fair Basel timbre-poste à l’effet tactile particulier : P35745_001_040_Loeffel_Bild.inddPhotos 1 extraites des projets Offscreen20.03.15 15:40 de cette année, qui aura lieu du 16 au il a une structure qui rappelle la peau hu- et Setting de Gabriela Löffel: Collection 21 juin, simultanément au démarrage maine quand on le touche – alliant ainsi Cahiers d’Artistes 2015, série XII. du nouveau blog d’art. matérialité et humanité sur une surface cahiers.ch minuscule. : Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia www.biennials.ch Photos

ACTUALITÉS PRO HELVETIA 41 par Elisabeth Jobin – On ne vient pas PARTENAIRE sur les langues originales et privilégiant par hasard à la Fondation Jan Michalski d’éventuelles traductions françaises, ce pour l’Écriture et la Littérature. L’endroit fonds est renforcé par le souci de l’actualité est aussi retiré qu’emblématique. Situé du livre que couvrent une centaine de re- à Montricher, au pied du Jura vaudois, Le livre vues littéraires. Le Prix de la Fondation, re- son siège regarde la chaîne des Alpes qui mis annuellement par un jury entièrement s’étendent au-delà du Léman. À ce paysage composé d’écrivains de langues et d’affini- ouvert, l’architecture imaginée par le Ju- comme tés variées, distingue également la diversité rassien Vincent Mangeat répond par des des écritures. formes tout en légèreté, qui théâtralisent la ­paysage Le livre, à Montricher, est le sujet rencontre de la nature et de la littérature. ­d’explorations et de questionnements De loin déjà, on aperçoit la structure ajou- constants. La scénographie modulable de rée de son toit, une canopée qui couvre La Fondation Jan Michalski la salle d’exposition présente des œuvres comme une toile la bibliothèque, la salle pour l’Écriture et la Littérature graphiques qui opèrent un trait d’union d’exposition et l’auditorium. entre le mot et l’image, tandis que l’audito- Cette promesse de calme, qui s’adresse à Montricher. rium programme des rencontres publiques tant aux lecteurs qu’aux auteurs, a été­ avec des auteurs qui font l’actualité. « C’est ­formulée par la mécène Vera Michalski-­ un mécénat poussé jusqu’au bout », com- Hoffmann. Un nom connu dans le milieu mente Pierre Lukaszewski, directeur de la littéraire : les éditions Noir sur Blanc, Fondation. « De son écriture, au soutien qu’elle a fondées en 1986 avec son époux, et à sa diffusion, de sa réception à son éco- ont pour vocation de mettre en réseau nomie, tous les efforts ont été déployés les cultures de l’Europe orientale et pour magnifier le livre ». La Fon- ­occidentale. Elle a poursuivi le travail de dation, en construction depuis son mari disparu trop tôt, en créant en quatre ans, s’enrichit peu à peu 2004 en son hommage la Fonda- de nouvelles composantes. De part tion Jan Michalski pour l’Écriture et d’autre de la canopée seront et la Littérature. Celle-ci puise son bientôt amarrées des « cabanes », sortes identité dans la diversité de la créa- de coffres maintenus surélevés à tion littéraire, mais se distingue de l’aide de câbles, tous imaginés par l’engagement éditorial par une ambition de différents architectes. Ils abriteront représentation totale : l’ensemble des sept résidences pour écrivains du étapes qui font la vie d’un livre est vi- monde entier dès 2016. Avec ces cabanes, sible à Montricher. L’entreprise philan- le programme architectural achèvera thropique poursuit une politique de pro- de matérialiser l’acte symbolique de motion culturelle où le livre se révélerait l’écriture, selon l’image du geste et de la par le truchement d’une littérature vivante, pensée en suspens. d’échanges et de mises en dialogue entre l’auteur et son public. Elisabeth Jobin (née en 1987) a étudié à l’Institut littéraire suisse avant « Nous avons construit en partant de de suivre des études d’histoire de l’art ­ zéro pour créer un microclimat autour contemporain à l’Université de Berne. Elle travaille comme auteure et pigiste. de la littérature. À terme, notre objectif est de freiner l’érosion de la lecture », explique triplé au cours de l’année dernière et la La rubrique Partenaire présente des Vera Michalski. « J’avais remarqué un somme allouée aux aides et subventions institutions engagées dans l’encourage- ment de la culture, qu’elles soient privées ou manque de ce côté-là en Suisse romande », a été revue à la hausse jusqu’à atteindre 1,5 publiques, nationales ou internationales. poursuit-elle, « et j’ai voulu y suppléer. » La million de francs en 2014. Fondation prend ancrage dans la scène Au cœur du bâtiment, la bibliothèque ­littéraire romande tout en soignant l’am- forme une impressionnante structure de bition d’un rayonnement international. galeries en chêne massif, aménagée sur Depuis 2007, soit deux ans avant les débuts quatre étages. Ouverte au public depuis des travaux à Montricher, la Fondation a janvier 2013, elle réunit déjà près de 50 000 financé salons du livre ou événements livres, tous acquis auprès de libraires ponctuels, autant d’occasions de rencontres indépendants de Suisse et d’Europe, soit pour ceux qui ne seraient pas naturelle- un panorama­ de la littérature moderne et ment confrontés au livre. Les demandes ont contemporaine du monde entier. Misant Illustration : Raffinerie

PARTENAIRE : FONDATION JAN MICHALSKI 42 CARTE BLANCHE Les coulisses du texte par Michèle Roten – Je termine ces jours ma première pièce de théâtre et je dois re- connaître que j’en éprouve une certaine tristesse. Je n’aurais pas pensé en arriver là. Car il faut bien l’avouer : le théâtre et moi, ça fait deux , je ne l’apprécie­ pas trop. L’idée m’a toujours énormément plu. Mais dans la pratique, cela n’a jamais été un véritable coup de foudre. Il faut dire que j’ai souvent assisté à des représentations mettant en scène, à mon grand dépit, tous les clichés possibles : tous les protagonistes sont nus à l’exception de l’officier nazi, ou les ­acteurs crient en permanence, ou en- core du sang artificiel coule à flot sans ­vraiment de raison valable à mes yeux. Et souvent, il régnait tout simplement trop de confusion. Quand de longs passages ne sont que jeux de mots, que pendant plus de 10 minutes, je ne comprends pas qui envie de me lancer dans quelque chose de ce fut quand même une course contre la parle, ni où nous nous trouvons, ni pour- complètement différent. Sans être pressée montre. Zut et flûte ! quoi la femme s’enfonce en riant une lame par le temps. Une année. Génial ! Je finis par m’y mettre grâce à un dans le vagin, c’en est trop pour moi : je dé- Au début, j’ai longtemps porté en moi ­programme que j’avais déniché. Un pro- clare forfait. l’idée que je devais écrire une pièce de gramme qui facilite, du seul point de vue Mais le plus grand problème que j’ai théâtre. Je prenais des notes. Je surlignais formel, l’écriture de dialogues. Je l’essayai, avec le théâtre, c’est que je m’en suis très des passages intéressants dans les livres et tapai quelques lignes et quand je m’arrêtai, souvent sentie exclue. J’avais le sentiment les magazines. J’imaginais que l’idée d’une j’avais tout à coup une scène sous les yeux. d’assister à une fête d’entreprise sans faire pièce de théâtre se révélait à son auteur Et maintenant, j’ai presque terminé, partie des employés. Le théâtre est un sys- comme une épiphanie. Une lumière claire, et quelque part cela me rend triste. Parce tème fortement autoréférentiel. un picotement, eurêka ! Mais rien ne se qu’au bout d’un moment, les personnages Cette impression s’est renforcée quand ­passait. Un jour, une amie me raconta une étaient devenus comme des amis. Ils j’ai pu me glisser dans les coulisses. Désem- expérience vécue qui se grava dans mon ­évoluaient, changeaient, souvent, ils me parée, j’ai quitté plus d’une discussion ­esprit. L’idée de m’en servir pour ma pièce surprenaient. C’était là les plus beaux parce que je ne comprenais pas les allusions de théâtre ne s’imposa que bien plus tard, ­moments : quand les choses survenaient et les références à d’autres pièces, régis- au bout de plusieurs semaines. Puis vint le d’elles-mêmes, quand j’étais davantage seurs, auteurs et représentations. Tout me moment où il fallut commencer à écrire. spectatrice. Quand j’observais en oubliant paraissait abstrus : « Au niveau de la mise en Là encore, j’avais une idée bien pré- tout ce qu’il y avait autour de moi, tandis scène, j’imagine ça comme blablabla» – cise de la façon dont ça se passerait. Je me qu’une histoire se jouait sous mes yeux. « Oui, comme au théâtre Blabla, avec le di- voyais partir en retraite. Quelque part dans Comme au théâtre, ma foi. recteur artistique Bla » – « Pour moi, c’était les montagnes, sans distraction, deux se- trop bla, j’aurais aimé plus de blabla » – maines pour écrire, tôt au lit, levée aux Michèle Roten, 35 ans, a été chroniqueuse et rédactrice du Magazin, supplément hebdo- « Ou bien alors blablabla » Et tout le monde ­aurores, écrire, écrire, écrire. Lorsque l’or- madaire du journal Tages-Anzeiger, jusqu’en d’éclater de rire. Sauf moi. ganisation de cette pause commença à 2014. Elle a fait des études de littérature alle- mande, sociologie et criminologie et vit à Zu- D’un côté, j’avais donc des doutes au s’avérer compliquée, je compris qu’il fallait rich. ­Durant la saison 2014 / 2015, elle est l’au- début de ce projet. Mais de l’autre, j’en avais me lancer. Comme pour un article, comme teure associée du Konzert Theater Bern. Sa immensément envie. Parce que je com- pour une chronique, comme pour un texte pièce Wir sind selig a été créée le 5 juin 2015 à la Heitere ­Fahne, Berne. mençais à en avoir assez du journalisme. « tout à fait normal ». Au début, j’ai eu des Parce que j’aime écrire des dialogues difficultés colossales. Entre excuses et faux- Traduit de l’allemand par Anne Schmidt-Peiry par-dessus tout. Et parce que j’avais juste fuyants, le temps s’accéléra et tout à coup, Illustration : Alice Kolb

CARTE BLANCHE 43 GALERIE Emile Barret Transmissions : La Psychologie (Syndrome du Collectionneur) La Philosophie (Tetrapharmakon) La Linguistique (Orateur) 2013

105 × 139 cm Né en 1989, Emile Barret a grandi dans de référence les plus divers, elles déstabi- LLIAISONS, le projet montré jusqu’au 23 les environs de Paris. En 2012, il a obtenu lisent nos habitudes visuelles et renvoient août au Musée de l’Élysée de Lausanne son diplôme en communication visuelle le spectateur à lui-même. dans le cadre de l’exposition reGenera- et photographie à l’École Cantonale d’Art L’artiste a montré ses travaux dans tion3, a vu le jour à l’occasion d’une de Lausanne (ECAL). Son travail de fin ­diverses expositions individuelles et col­ bourse d’atelier à Londres. d’études a été couronné d’un Swiss Design lectives en Europe, mais aussi en Afrique et www.emilebarret.com Award en 2013. La même année, il a obtenu en Asie. Jusqu’au 20 juin, la Galerie d’(A) le Prix du public au Festival de Mode et de de Lausanne présentait Macération des Photographie de Hyères. Emile Barret tra- Simples, Darkroom, Lis Popolit Sacàrides, vaille souvent de grands formats. Ses com- Nootropics Fitness, des phénomènes pré- positions foisonnantes donnent libre cours occupants…, une exposition qui réunissait La rubrique Galerie présente, dans chaque numéro, aux associations. Combinant les systèmes Emile Barret et Fabrice Schneider. l’œuvre d’une ou d’un artiste de Suisse.

GALERIE 45 Passages, le magazine de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, informe sur l’art et la culture de Suisse et sur ses échanges culturels avec le monde. Passages paraît deux fois par an et il est diffusé dans plus de 60 pays – en allemand, français et anglais. IMPRESSUM EN LIGNE PASSAGES

Editrice Passages Le prochain numéro de Passages Pro Helvetia Le magazine culturel de Pro Helvetia en ligne : ­paraîtra en décembre 2015. Fondation suisse pour la culture www.prohelvetia.ch/passages www.prohelvetia.ch Actualités Pro Helvetia Derniers numéros parus : Rédaction Projets actuels, concours et programmes de la Rédaction en chef Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia : et rédaction de la version allemande : www.prohelvetia.ch Dramatiser l’espace Alexandra von Arx passages No 63 Assistance : Isabel Drews, Lisa Pedicino, Eva Antennes Pro Helvetia Stensrud, Michel Vust, Maya Wipf Johannesburg/Afrique du Sud Rédaction et coordination www.prohelvetia.org.za de la version française : Dramatiser l’espace La scénographie dans tous ses états À Rome : l’art et la science en dialogue Marielle Larré À New York : les œuvres de jeunesse de l’artiste David Weiss Le Caire/Égypte À Saint-Pétersbourg : une coproduction helvético-russe LE MAGAZINE CULTUREL DE PRO HELVETIA, NO 63, 2/2014 www.prohelvetia.org.eg Rédaction et coordination de la version anglaise : New Delhi/Inde Marcy Goldberg www.prohelvetia.in En direct du nuage passages No 62 Adresse de la rédaction New York/États-Unis Pro Helvetia www.swissinstitute.net Fondation suisse pour la culture Rédaction de Passages Paris/France Hirschengraben 22 www.ccsparis.com En direct du nuage Art et culture numériques CH–8024 Zurich Championne de défaite : la performeuse Anthea Moys Voyage aux frontières : le photographe Adrien Missika Une coopération prometteuse : le design suisse en Chine T +41 44 267 71 71 Rome, Milan, Venise/Italie LE MAGAZINE CULTUREL DE PRO HELVETIA, NO 62, 1/2014 F +41 44 267 71 06 www.istitutosvizzero.it [email protected] San Francisco/États-Unis Design ? Design ! Conception graphique www.swissnexsanfrancisco.org Raffinerie AG für Gestaltung, Zurich passages No 61 Shanghai/Chine Impression www.prohelvetia.cn Druckerei Odermatt AG, Dallenwil

Design ? Design ! Tirage Mettre la vie en formes Traduire à Loèche-les-Bains : la musique des mots Newsletter Danser au Caire : recherche chorégraphique sur les bords du Nil Briller à New Delhi : les jeux d’ombre et de lumière de Jonathan O’Hear 20 000 exemplaires Vous souhaitez tout savoir sur les projets, le maGaZiNe CUltUrel de Pro HelVetia, No 61, 2/2013 engagements et thèmes de réflexion de Pro © Pro Helvetia, Fondation suisse pour Helvetia ? Alors abonnez-vous à notre newsletter la culture – tous droits réservés. électronique : www.prohelvetia.ch. Reproduction et duplication uniquement sur Bouillon de cultures autorisation écrite de la rédaction. passages No 60

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IMPRESSUM 47 Nous avons des routes séparant ­communautés riches et pauvres, nous créons des campus isolés de leur environ- nement, nous laissons nos rues cesser d’être des espaces à usage mixte. C’est une

Les lisières, lieux de rencontre si mauvaise idée ! Richard Sennett interviewé par Anne McElvoy, p. 8 C’est ainsi que se font les choses au XXIe siècle en dehors de la scène pop aussi : au sein de collectifs informels qui glissent ­aisément de l’amitié à l’activité professionnelle. En travaillant de manière connectée plutôt Rock à géométrie variable que contraignante. Christoph Fellmann, p. 26 Les thèmes pertinents d’aujourd’hui proviennent des laboratoires de recherche. Mais pour qu’ils ­atteignent le public, le meilleur chemin passe peut- Du labo à la scène être par l’art. Roland Fischer, p. 29 www.prohelvetia.ch/passages

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