Études écossaises

11 | 2008 L’Utopie Utopia

David Leishman et Pierre Morère (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/etudesecossaises/57 DOI : 10.4000/etudesecossaises.57 ISSN : 1969-6337

Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée Date de publication : 30 janvier 2008 ISBN : 978-2-84310-110-6 ISSN : 1240-1439

Référence électronique David Leishman et Pierre Morère (dir.), Études écossaises, 11 | 2008, « L’Utopie » [En ligne], mis en ligne le 30 janvier 2009, consulté le 25 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ etudesecossaises/57 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesecossaises.57

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© Études écossaises 1

La thématique choisie pour le n° 11 de la revue Études écossaises est celle de l'utopie qui parcourt particulièrement la culture écossaise, tant dans le domaine de la littérature que dans celui de la pensée politique. La revue s'interroge sur l'utopie à travers des études très variées qui touchent autant à la littérature et à l'histoire des idées (Robert Carlyle, A. L. Kennedy) qu’à la civilisation (Robert Owen, la dévolution). Nous consacrons une dernière partie aux communications de l’atelier écossais du Congrès de la SAES à Nantes en 2006.

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SOMMAIRE

Avant-propos Pierre Morère et David Leishman

L'Utopie

« Idea of a Perfect Commonwealth » ou le réalisme utopique de David Hume Gilles Robel

Religion rationnelle et éducation selon Robert Owen Valorisation utopique de l’héritage des Lumières dans l’Écosse du XIXe siècle Claire Puglisi-Kaczmarek

L’Utopie gothique de Jules Verne au pays de Rob Roy Sylvie Kleiman-Lafon

Les Utopies adolescentes de Robert Louis Stevenson Cyril Besson

L’atopie ou le processus de désencombrement Une lecture de The Blue Road de Kenneth White Christophe Roncato

L’« utopie calédonienne » d’un nouveau modèle parlementaire Utopie des possibles ou utopie chimérique ? Nathalie Duclos

La septième solitude Everything You Need, ou le voyage en Hyperborée d’A.L. Kennedy Camille Manfredi

Reason, Justice, Cannibalism Utopian themes in the fiction of James Meek David Leishman

Liberals, Libertarians and Educational Theory Lindsay Paterson

Recherches en cours

Carlyle éducateur Ou l’influence du penseur écossais sur l’œuvre de Swinburne Sébastien Scarpa

Le présent du passé La commémoration de l’histoire des crofters sur l’île de Lewis Laurence Gouriévidis

Du rebelle au héros Les Highlanders vus par les portraitistes des Lowlands entre 1680 et 1827 Marion Amblard

Giving “people like that” a Voice A Conversation with Agnes Owens Jane Gray

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Atelier Écosse SAES

Un étrange étranger L’Irlandais Thomas Mulock, journaliste radical dans les Hautes Terres d’Écosse, 1849-1851 Christian Auer

Strange, Stranger and Estrangement English Visitors to in Early Nineteenth-century Fiction Andrew Monnickendam

Les demandeurs d’asile en Écosse Edwige Camp-Pietrain

« It’s a Dutch invention, but we started it in Scotland » The Strange Case of Scottish Football Bill Findlay

L’étrange et le miroir dans The Fanatic de James Robertson Jean Berton

« Jean-Claude Van Damme and Mother Superior » La transgression chez Iain Banks et Irvine Welsh Marie-Odile Pittin-Hédon

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Avant-propos

Pierre Morère et David Leishman

1 Après un an d’interruption, dont nous nous excusons auprès de nos lecteurs, Études écossaises reprend ses livraisons annuelles. Le thème choisi est celui de l’utopie qui parcourt particulièrement la culture écossaise, tant dans le domaine de la littérature que dans celui de la pensée politique. Et c’est là que l’on constate qu’il ne s’agit pas tant de rêves ou de pays imaginaires que de façons d’appréhender le réel. On a moins affaire à des fuites vers des paradis fantasmagoriques ou artificiels qu’à l’exploration de voies nouvelles qui perdent de vue la réalité moins qu’il n’y paraît.

2 Outre des collaborations que l’on a déjà rencontrées dans des numéros précédents, on notera la présence importante de jeunes chercheurs, notamment de l’université Stendhal-Grenoble 3, qui témoignent de la vitalité des études écossaises et qui permettent d’envisager l’avenir avec optimisme dans ce domaine de recherche.

3 Dans les articles concernant le XIXe siècle et en amont, on remarque, comme toujours, l’imbrication étroite de la littérature et de l’histoire des idées. L’étude de Gilles Robel situe la pensée politique de Hume dans un rapport étroit avec la réalité historique et montre combien elle évite tout dogmatisme qui confinerait l’utopie à un ailleurs impossible. Le scepticisme du penseur écossais, loin d’enfermer l’avenir possible de la cité dans des apories, ouvre au contraire des perspectives nouvelles qui trouvèrent ultérieurement quelques applications. Claire Puglisi-Kaczmarek, dans son analyse du Lanark de Owen, montre bien comment des idées généreuses peuvent un temps trouver leur application, voire représenter un progrès social réel, mais ensuite s’étioler sous le double effet de l’évolution des mœurs et des excès du paternalisme. Sylvie Kleiman- Lafon nous expose l’étude d’un texte peu connu de Jules Verne, écrivain à maints égards visionnaires, non seulement dans le domaine de la science-fiction, mais aussi dans celui des sociétés humaines. On y voit comment le romancier français fut fasciné par les houillères d’Écosse, par les mutations sociales qui s’y déroulèrent et par la puissance symbolique de l’affrontement des forces de la tradition minière et de l’évolution des pratiques industrielles. Cyril Besson démêle l’enchevêtrement ô combien complexe des rapports familiaux et humains chez Stevenson et évoque ce thème lancinant du double dans la littérature écossaise et qui, par-delà les individus, renvoie souvent à la dualité du pays lui-même. Christophe Roncato montre comment

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chez Kenneth White on passe de l’utopie à l’atopie qui est sans doute l’espace par excellence de l’expérience littéraire et qui, une fois encore, loin d’être une fuite devant la réalité, apparaît au contraire comme une synthèse de ce qu’elle a d’universel. Enfin, l’article de Sébastien Scarpa, bien qu’il ne traite par directement de l’utopie, montre combien l’influence de ce penseur complexe et austère que fut Carlyle fut déterminante sur le poète Swinburne.

4 À l’aube du XXIe siècle, nous avons affaire à une vieille nation qui connaît depuis quelques années des ruptures culturelles et politiques significatives, et qui tente de mener ce travail de renouveau à bon escient. À ce titre, la thématique de l’utopie reste on ne saurait plus pertinente aujourd’hui. Nathalie Duclos, par exemple, s’intéresse aux aspects constitutionnels du rêve utopique dévolutionniste qui voyait dans le projet d’un nouveau parlement la possibilité de rompre avec le passé et de constituer un modèle exemplaire de la démocratie. Deux articles traitent de la question de l’Utopie dans la fiction écossaise contemporaine respectivement, s’intéressant notamment à la part de l’inhumain dans tout projet utopique. Camille Manfredi part de la topographie d’un entre-deux insulaire pour étudier la faillite de la communauté utopique dans Everything You Need de A. L. Kennedy, alors que David Leishman revient sur la thématique de l’utopie qui parcourt l’œuvre de James Meek, où le corps charnel est la première victime des élans totalitaires de l’utopisme. L’article de Lindsay Paterson, grand spécialiste écossais de l’école et de la pédagogie, prend pour sujet le discours utopique en matière d’éducation, en démontrant comment la théorie qui met l’apprenant au centre du projet pédagogique, souvent associée à un utopisme de gauche, est allègrement récupérée par la droite néo-libérale.

5 Nous consacrons les deuxième et troisième parties de la revue à une sélection des communications présentées lors de l’atelier écossais du Congrès de la SAES à Nantes en 2006 et à des articles qui illustrent, grâce à leur diversité ainsi qu’à leur qualité, la richesse des recherches actuelles en études écossaises. Il convient de remercier M. le professeur émérite Pierre Morère d’avoir facilité cette reprise en acceptant de mettre sa très grande expérience au service d’une co-direction de la revue. Je souhaite également saluer la contribution scientifique notable de M. le professeur Keith Dixon, autre grande figure historique des études écossaises à Grenoble, désormais à l’université Lyon 2, qui n’a de cesse de proposer des aides et des contacts précieux, étayant ainsi la pérennité de la revue. David Leishman

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L'Utopie

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« Idea of a Perfect Commonwealth » ou le réalisme utopique de David Hume

Gilles Robel

1 David Hume n’est pas un auteur que l’on a coutume d’associer à l’idée d’utopie. En tant qu’empiriste, que sceptique et que représentant des Lumières « conservatrices » écossaises, l’auteur du Traité de la nature humaine serait plus volontiers qualifié de penseur réaliste, très méfiant à l’égard de toute proposition radicale de changement : A established government has an inifinite advantage, by that very circumstance of its being established […]. To tamper, therefore, in this affair, of try experiments merely upon the credit of supposed argument and philosophy, can never be the part of a wise magistrate, who will bear a reverence to what carries the marks of the age. (Essays, p. 512-513)

2 Aussi peut-il sembler étrange de constater qu’il publia dans le volume des Political Discourses paru en 1752 un projet utopique intitulé « Idea of a Perfect Commonwealth » d’où est tiré le passage qui précède. Second paradoxe, ce texte, qui s’inscrit dans une tradition de pensée républicaine et rend explicitement hommage à l’un de ses principaux théoriciens, James Harrington, remet en question les maximes essentielles du républicanisme du même Harrington. Au point qu’un commentateur de Hume, relevant ces « incohérences », écrivit qu’il ne fallait pas prendre Hume au sérieux et qualifia son utopie de « satire ». (Conniff 1976, p. 101 et 1980, p. 382) Quel est donc le statut exact de cet essai ? Pour le déterminer, nous examinerons d’abord brièvement le genre de l’utopie politique aux XVIIe et au XVIIIe siècle, en insistant sur Oceana de Harrington. Puis nous étudierons la typologie humienne des régimes politiques pour déterminer la place que Hume accorde au régime républicain avant d’examiner le contenu de son projet de commonwealth idéal et ce qui le rattache ou au contraire l’éloigne de la tradition républicaine. Nous montrerons enfin que la particularité de cette utopie est d’être une utopie réalisable, conforme en cela à la philosophie politique de Hume.

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L’utopie politique au XVIIIe siècle : la richesse ou la vertu

3 Le genre de l’utopie est florissant au XVIIIe siècle. Sa popularité s’explique par le développement des récits de voyage ou les progrès de la science, mais aussi par l’accroissement de la pauvreté ou enfin, à la fin du siècle, par la volonté de transformer radicalement les institutions, surtout en France (Claeys 1994, p. vii-ix). Les auteurs d’utopies présentent au lecteur des sociétés où règnent la vertu, la paix et l’égalité, mais ils adoptent deux approches bien distinctes selon qu’ils pensent que l’amélioration de la société est possible ou non. Ceux qui doutent de la possibilité d’améliorer les choses ont souvent recours à la satire. Gulliver’s Travels (1726) de Jonathan Swift est l’exemple le plus célèbre d’une satire utopique qui dénonce les travers de la société tout en proposant, mais de façon ambiguë, un programme de réforme. Dans d’autres utopies non satiriques telles que Robinson Crusoe de Daniel Defoe (1717), c’est par un retour à une sorte d’État de Nature que l’idéal d’une société bien ordonnée est atteint par un individu qui finit par prendre en main sa destinée. De même The Island of Content (1709) présente une terre où le travail est inutile, où le vin est bon mais ne provoque pas l’ivresse et où règnent le bonheur et la piété. (Claeys 1994, p. 3-25) Il s’agit là d’utopies régressives. En revanche, certaines utopies présentent des modèles de gouvernement et des propositions concrètes de réforme. Ces utopies projectives ont en commun de dénoncer la corruption, question politique centrale au XVIIIe siècle (Langford 1992, p. 716). Elles stigmatisent le règne de l’argent dans les sociétés commerçantes, les inégalités, les trafics d’influence et enfin l’accroissement de la dette publique. Nombre de ces utopies sont le fait de membres du Country party ou de l’opposition tory à l’oligarchie whig1. Et nombre de ces utopies projectives s’inspirent des théories républicaines développées au XVIIe siècle.

4 Le républicanisme classique ou l’humanisme civique sont un « langage » ou une idéologie héritée de l’antiquité grecque et romaine (Aristote, Polybe), réinterprétée par Machiavel à la Renaissance, et qui joue un rôle essentiel en Angleterre pendant la Guerre civile et en Écosse au siècle suivant : Civic humanism denotes a style of thought… in which it is contended that the development of the individual towards self-fulfilment is possible only when the individual acts as a citizen, that is as a conscious and autonomous participant in an autonomous decision-taking political community, the polis or republic. (Pocock 1973, p. 82)

5 La tradition républicaine valorise plus que toute autre chose l’autonomie morale que les citoyens peuvent acquérir en manifestant leur virtù, c’est-à-dire en participant pleinement à la vie politique de la communauté, définie avant tout en termes constitutionnels ou institutionnels, et en défendant les libertés inscrites dans la Constitution, ce qui implique aussi la participation à la défense militaire de la communauté. Cette recherche de la vertu civique est souvent jugée incompatible avec l’essor du commerce, et le débat entre richesse et vertu forme un cadre interprétatif majeur de l’histoire intellectuelle des XVIIe et XVIIIe siècles : de façon très schématique, on trouve d’un côté le libéralisme, la modernité, la richesse, le commerce, la sociabilité, les armées de métier, l’interdépendance ; de l’autre le républicanisme, les modèles républicains

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antiques, l’austérité, le rejet du luxe et de la corruption, le port des armes, la terre, l’indépendance2. De nombreuses utopies montrent ainsi que le goût du luxe et le développement du commerce sont une source de dépravation3. Cette vision de l’histoire, et cette opposition entre commerce et vertu républicaine théorisée notamment par Pocock, ont fait l’objet de critiques récentes : Steven Pincus montre ainsi que les républicains classiques développèrent dès les années 1640 une conception de l’intérêt commun qui était compatible avec la société commerciale. Toutefois ce n’est pas le cas dans l’une des utopies républicaines les plus célèbres, dont Hume s’inspire directement, à savoir Oceana de James Harrington4.

6 The Commonwealth of Océana parut en 1656 durant le Commonwealth, c’est-à- dire le régime républicain instauré par Cromwell entre l’exécution de Charles Ier (1649) et la restauration de Charles II (1660). Harrington ne cherche pas tant à justifier la chute de la monarchie qu’à en expliquer les causes, et il présente une théorie et un modèle de gouvernement républicain qui se situe dans une Angleterre fictive mais aisément identifiable5. Ce régime idéal est une « république égalitaire » dans laquelle la citoyenneté dépend de la capacité des hommes à assurer leur indépendance par le port des armes et par la possession de terres suffisantes pour subvenir à leurs besoins. La terre, qui est selon Harrington la principale source de richesse, ne doit donc être monopolisée par personne et la Constitution vise à éviter les formes extrêmes d’inégalité qui engendrent des luttes partisanes entre riches et pauvres. L’égalité économique est assurée par la loi agraire, qui empêche que la propriété foncière soit concentrée entre quelques mains. Elle oblige les grands propriétaires à diviser équitablement leurs terres entre tous leurs fils, afin d’éviter tout retour au féodalisme. L’égalité politique est assurée par un système de rotation dans les trois Ordres d’élus que compte le gouvernement : équivalent politique de la circulation du sang ou du mouvement des astres, le roulement permet au corps entier des citoyens de se transformer en permanence en gouvernement, en évitant toute monopolisation du pouvoir. Le Sénat est composé de membres élus en raison de leur excellence (ils forment une « aristocratie de talents »), qui ont l’initiative des lois et en débattent ; les citoyens sont représentés dans une Assemblée populaire qui examine et vote les lois ; enfin les magistrats veillent à l’application des lois. Le Sénat et l’Assemblée populaire sont renouvelés par tiers tous les ans. Les magistrats sont élus pour un ou trois ans, et leur mandat ne peut être renouvelé qu’après une période d’interruption égale à la durée de leur mandat. Il existe une stricte séparation des pouvoirs. Ces principes doivent garantir la liberté et l’indépendance des citoyens de la république.

Le républicanisme de Hume

7 Les utopies projectives au XVIIIe siècle ne s’inscrivent pas toutes dans la tradition républicaine ; en tant que whig sceptique, Hume critique l’oligarchie whig sans approuver l’opposition tory ; enfin dans le débat entre la vertu et le commerce, entre l’antiquité et la modernité, Hume est indéniablement un « moderne » : il témoigne

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d’une plus grande confiance que beaucoup de penseurs éclairés dans la civilisation commerçante moderne6. C’est pourquoi il semble paradoxal que son modèle de constitution idéale soit de type républicain, et qu’il s’inspire directement du Oceana de Harrington. À quoi tient le choix du régime républicain ? Et en quoi le commonwealth idéal de Hume se distingue-t-il de celui de Harrington et du républicanisme classique ?

Typologie des régimes politiques

8 Bien qu’il paraisse considérer, dans son analyse de la justice et de l’allégeance, que se valent les gouvernements qui remplissent leurs fonctions de base, à savoir l’application des règles de la justice et le maintien de la stabilité de la société, Hume est loin de partager l’irénisme qu’exprime Pope dans les célèbres vers : For forms of government let fools contest, Whate’er is best admnister’d is best7.

9 Hume fait de la réfutation d’une telle attitude l’objet même de sa théorie politique : il est clair à ses yeux que tous les régimes ne se valent pas, ni dans l’absolu, ni de manière relative. Ainsi qu’il l’écrit dans l’essai « That Politics May Be Reduced To A Science » (1741) : It is a question with several, whether there be any essential difference between one form of government and another ? and, whether every form may not become good or bad, according as it is well or ill administered ? Were it once admitted, that all governments are alike… most political disputes would be at an end, and all Zeal for one Constitution above another, must be esteemed mere bigotry and folly. But, though a friend to moderation, I cannot forbear condemning this sentiment… (Essays, p. 14-15).

10 Hume conteste particulièrement l’idée selon laquelle les institutions étant de valeur égale, ce seraient les humeurs des hommes politiques qui importent : il récuse une telle analyse à propos de Robert Walpole, accusé par les tories d’avoir corrompu la constitution.

11 La comparaison des différentes formes de régime politique est, pour Hume, la première tâche du savant politique qui cherche à éviter les généralisations hâtives. Sans se livrer à une classification systématique des types de gouvernement, Hume opère entre eux d’importantes distinctions. Il condamne les régimes arbitraires (barbarousmonarchies ou tyrannies) car ils ne remplissent que partiellement leur fonction de garant de la sécurité et de la liberté de leurs sujets, et freinent le développement des arts et des sciences8. Hume semble d’ailleurs considérer dans l’Histoire d’Angleterre que la République de Cromwell, après que le Lord Protecteur eut confié des pouvoirs étendus à douze majors- généraux entre août 1655 et janvier 1657 (c’est-à-dire précisément à l’époque où Harrington composa Oceana) ressemblait beaucoup à une tyrannie orientale9.

12 La définition du second type de gouvernement, les « monarchies civilisées » (civilized monarchies, appelées parfois simplement absolute monarchies), marque un trait original de la pensée de Hume et montre sa volonté de remettre en question les doctrines dominantes à l’époque, en particulier celle qu’il dénomme « whiggisme vulgaire10 ». Selon cette doctrine d’inspiration lockienne, qui dépasse le cadre du parti whig puisqu’on la retrouve chez un

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tory comme Bolingbroke, les monarchies absolues ne peuvent constituer une forme de gouvernement civil, car leurs sujets n’ont pas eu la possibilité de formuler de consentement à l’autorité du monarque11.

13 Contre cette longue tradition de pensée qui défend le contrat social, associe la république à la liberté, et la monarchie absolue à la tyrannie, Hume s’emploie à montrer qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre ces monarchies et la défense des libertés civiques. Loin d’opposer les monarchies civilisées aux républiques, Hume pense que le développement des premières est lié à l’existence des secondes. Par un phénomène d’imitation et de contagion, les monarques absolus ont été contraints d’adopter certains principes républicains, si bien que tout en détenant un pouvoir absolu, ils ne gouvernent pas de manière arbitraire ; ils délèguent souvent leurs fonctions à des subordonnés qui agissent sous le contrôle de la loi12. L’avantage de ce type de régime est que le pouvoir y est très stable en raison de la transmission héréditaire de la Couronne et de l’absence de limites constitutionnelles étroites. Cela signifie que les groupes d’intérêt et les factions ne sont pas incités à rivaliser pour accroître leur influence, et que le roi n’a pas de raison constitutionnelle de favoriser l’un ou l’autre de ces groupes. Et puisque son autorité est respectée, le roi n’a pas non plus de raison d’exercer son pouvoir de manière particulièrement autoritaire. C’est bien sûr à la monarchie française que Hume songe lorsqu’il évoque ce type de régime, et il montre que ses sujets ne sont pas des « esclaves13 ». Pourtant, explique Hume, l’inconvénient majeur de ce type de régime est que tout dépend des qualités personnelles du monarque, c’est-à-dire que beaucoup est laissé au hasard ; or, l’histoire prouve que les monarques ne sont pas toujours irréprochables14. Il le juge donc inférieur aux « régimes libres ».

14 Les gouvernements populaires sont les « régimes libres » ou free governments, dont Hume fournit une définition dans l’essai « Of the Origin of Governement » : A free government] admits a partition of power among several members, whose united authority is […] commonly greater than that of any monarch ; but who […] must act by general and equal law, that are previously known to all members, and to all their subjects (Essays, p. 40).

15 Deux régimes fonctionnent selon ce mode : les « républiques pures » (pure republics) comme la démocratie athénienne ou la Hollande, et les « monarchies mixtes » ou « monarchies limitées » (limited ou mixed monarchies) dont la Grande-Bretagne offre le seul et remarquable exemple moderne. Ces régimes se distinguent des monarchies civilisées par le fait que le pouvoir est séparé entre plusieurs corps, et que les principaux intérêts socio-économiques sont représentés dans l’une au moins de ces branches – en général le corps législatif. Cette séparation du pouvoir nécessite l’existence de règles précises, et le peuple est gouverné en fonction de lois générales et uniformes, sans être soumis aux décisions d’un seul ; si les juges et les dirigeants conservent un certain pouvoir discrétionnaire, celui-ci est cantonné dans d’étroites limites.

16 Le problème central de ces régimes mixtes est de maintenir un équilibre entre les différents corps qui les composent, ou plus précisément, de déterminer jusqu’à quel point les citoyens peuvent jouir de la liberté civique

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sans menacer l’autorité politique. Dans une monarchie mixte, il faut parvenir à limiter le pouvoir du roi sans pour autant le réduire à une impuissance complète : c’est un problème que Hume examine de manière approfondie à propos de la constitution britannique. Dans les républiques, il faut éviter que l’élément aristocratique ne soit dominé par l’élément populaire, et l’équilibre y est souvent précaire.

17 Si étrange que cela puisse paraître eu égard à son rejet du « whiggisme vulgaire », la république constitue bien pour Hume la forme idéale de gouvernement. En effet, l’Etat de droit (« rule of law ») et la liberté ne peuvent se développer dans une monarchie barbare, alors qu’une république conduit nécessairement à la définition de lois générales, car elles sont les conditions de sa survie, comme Hume l’écrit dans « Of the Rise and Progress of Arts and Sciences » : Though a republic should be barbarous, it necessarily, by an infallible operation, gives rise to LAW, even before mankind have made any considerable advances in the other sciences. From law arises security : From security curiosity : And from curiosity knowledge. The latter steps of this progress may be more accidental ; but the former are altogether necessary. A republic without laws can never have any duration (Essays, p. 118).

18 La république, même lorsque n’y règne pas le « rule of law » au sens strict du terme, est donc un facteur essentiel de civilisation, et c’est à ce titre qu’elle a la préférence de Hume. Le grand avantage des régimes libres, à ses yeux, est d’être plus favorables qu’une monarchie, fut-elle civilisée, au développement du commerce et de l’esprit d’entreprise. La raison principale en est le type de structure sociale et les valeurs que la monarchie encourage.

19 Dans le cas des régimes établis en Europe, Hume se réjouit de l’introduction, par imitation, d’éléments républicains dans la monarchie absolue française, mais il s’inquiète de leur poids excessif dans le régime britannique. S’il considère la république comme un régime idéal, Hume émet un certain nombre de réserves lorsqu’il examine le fonctionnement des régimes républicains historiques. Dans le cas des républiques antiques, il constate qu’il n’existait pas de moyen terme entre un pouvoir aristocratique autoritaire et un pouvoir démocratique anarchique et il s’emploie, dans l’essai « Of the Populousness of Ancient Nations », à relativiser l’admiration de nombreux penseurs éclairés pour les républiques antiques au détriment des régimes modernes (Essays, p. 416). Hume est hostile aux républiques de forme démocratique car il estime que les régimes dans lesquels le peuple gouverne, que ce soit de manière directe ou indirecte, sont des régimes instables, propices à tous les enthousiasmes, et qui encouragent des comportements démagogiques chez leurs dirigeants. Le régime républicain, qu’il soit antique ou moderne, dégénère donc facilement en tyrannie : la manière dont il décrit les partisans de Cromwell, leur bellicisme et leur caractère factieux fait clairement écho à son évocation de la république athénienne15. Pour éviter que les républiques et les gouvernements libres ne sombrent dans le désordre, il faut y établir des constitutions solides et un certain nombre de garde-fous que Hume mentionne dans plusieurs essais et qui sont naturellement présents dans son commonwealth

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idéal. C’est ici qu’intervient le savant politique, conseiller du législateur, bien loin de l’irénisme de Pope (Essays, p. 24).

20 S’il ressort de sa typologie des régimes politiques que Hume a une légère préférence pour les régimes libres, et s’il rejoint sur ce point l’opinion de ses contemporains whigs, il y parvient par des voies bien différentes des leurs et ne partage ni leur engouement pour le modèle républicain classique, ni leur mépris des monarchies absolues, et son analyse du Commonwealth de Cromwell tranche en bien des points avec celle de Harrington. Hume refuse toute systématisation, comme en témoigne le fait que la présente typologie n’est pas établie clairement par lui, et il insiste chaque fois sur l’importance de la prise en compte des traditions et du contexte politique et social. On peut supposer que ce refus participe de sa volonté de ne pas affaiblir l’autorité des régimes en place, souci qui sous-tend l’ensemble de ses écrits politiques. Voilà défini le cadre dans lequel Hume est amené à imaginer son utopie ; il reste à en examiner le contenu.

Le commonwealth idéal selon Hume

21 Remarquons tout d’abord que le terme commonwealth est l’un des paradigmes de l’humanisme civique et désigne à la fois le corps politique, l’État, la communauté, la république, la collectivité, sans qu’il existe d’adéquation parfaite avec aucun de ces différents termes16. Ce terme ne désigne donc pas nécessairement une république au sens strict mais peut se référer à une monarchie.

22 Hume au début de son essai opère une distinction entre plusieurs modèles d’utopies projectives : il critique la République de Platon et Utopia de Thomas More car, dit-il, « [They] suppose a great reformation in the manners of mankind » et sont donc purement illusoires. En revanche explique-t-il, « The Oceana is the only valuable model of a commonwealth, that has yet been offered to the public » (Essays, p. 514). Il est vrai que Harrington a en commun avec Hume une conception empirique de la science politique : ses généralisations reposent sur un grand nombre d’expériences géographiques et historiques, qu’il s’agisse des cités grecques de la république romaine, de Florence ou de Venise (Harrington écrit dans Oceana : « No man can be a politician unless he be first an historian or a traveller ».) Toutefois Hume porte ailleurs sur Harrington et sur le républicanisme harringtonien un jugement plus négatif, comme dans cette lettre de 1775 à son neveu : « I cannot agree with Mr Millar, that the Republican Form of [Government] is by far the best ». Et d’ajouter à propos de l’auteur d’Oceana : « Harrington is an Author of Genius ; but chimerical17 ». Le modèle de Commonwealth imaginé par Hume possède en fait de nombreuses ressemblances avec Oceana, mais en même temps Hume critique l’œuvre de Harrington sur trois points fondamentaux : le système de rotation, la loi agraire et enfin la concentration de pouvoir dans le Sénat.

Le système institutionnel

23 Conformément à la tradition républicaine, Hume donne à son commonwealth une structure fédérale qui implique l’existence d’un équilibre entre pouvoirs et promeut la

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participation des citoyens. Le pays est divisé en cent comtés, chaque comté en cent paroisses, et le système est bicaméral avec des assemblées de comtés et le Sénat. Les membres des paroisses et des comtés élisent chaque année des représentants qui élisent à leur tour parmi eux des magistrats de comté et un sénateur. Les candidats qui échouent à être élus comme sénateurs mais obtiennent un tiers des voix forment l’opposition officielle au sein de la « Cour des compétiteurs ». Les assemblées de comtés sont censées détenir le pouvoir législatif mais toute nouvelle loi doit d’abord être débattue au Sénat. Le Sénat possède également le pouvoir exécutif et choisit par un mode de scrutin complexe inspiré de celui de Venise ou de Malte un Protecteur, deux secrétaires d’État, des commissaires au trésor, et des conseillers d’État chargés des affaires étrangères, de la religion, du savoir, du commerce, des lois, de la guerre et de l’amirauté. En cas d’urgence, ces corps exécutifs peuvent exercer des pouvoirs dictatoriaux pendant six mois. Le pouvoir judiciaire est dévolu aux comtés et au Sénat. Enfin, Hume précise que ce commonwealth sera défendu par une milice calquée sur le modèle suisse et qu’il existera une religion établie, l’Église nationale d’obédience presbytérienne soumise aux autorités civiles : « Without the dependence of the clergy, on the civil magistrates, and without a militia, it is vain to think that any free government will ever have security or stability » (Essays, p. 525).

24 S’il s’appuie sur la tradition républicaine, Hume s’écarte des modèles antérieurs et ses propositions font écho aux analyses que l’on trouve dans ses autres essais politiques. Il entend éviter le danger de dictature et cherche d’abord à réduire le pouvoir du Sénat : « It appears […] that in the Oceana, the whole legislature may be said to rest in the senate ; which Harrington would own to be an inconvenient form of government…18 ». C’est pourquoi le Sénat dépend du peuple qui l’élit chaque année, et il est tenu en respect par la Cour des Compétiteurs qui contrôle les finances publiques. Hume veut aussi prévenir l’anarchie et se montre soucieux que le peuple participe à la vie du commonwealth, sans que cela n’engendre de confusion ; aussi suggère-t-il de le neutraliser en l’empêchant de s’unir dans de grandes assemblées tumultueuses : If the people debate, all is confusion : if they do not debate, they can only resolve : and then the senate carves for them. Divide the people into many separate bodies ; and then they may debate with safety, and every inconvenience seems to be prevented (Essays, p. 523)19.

25 Hume s’efforce donc dans sa République idéale de réduire la représentation du peuple en élevant le cens électoral dans chaque édition successive de son essai : dans la première édition, les électeurs sont tous les détenteurs de francs- fiefs et tous ceux qui paient la taxe municipale ; dans les éditions suivantes jusqu’en 1768, seuls les détenteurs de francs-fiefs d’une valeur de deux cents livres peuvent voter (il est probable que les troubles wilkites expliquent cette augmentation du cens) ; dans les dernières éditions, la terre doit rapporter vingt livres de rente par an et les citadins doivent acquitter des taxes à hauteur de cinq cents livres par an. Ainsi qu’il l’écrit dans son essai, l’un des remèdes contre l’autorité excessive du Sénat « [is] the great dependence of the senators on the people by annual elections ; and that not by an undistinguishing rabble, like the English electors, but by men of fortune and education » (Essays, p. 524).

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26 D’un point de vue institutionnel enfin, Hume cherche à écarter dans cet essai tout risque de dégénérescence ou de corruption du système constitutionnel, et son texte se rattache en cela à la tradition machiavelo- harringtonienne. L’un des dangers principaux à ses yeux est celui que font courir les sectes et les factions – qu’il s’agisse de sectes religieuses ou de partis politiques – suspectés d’être les germes destructeurs de l’État20. Le nombre réduit de Sénateurs, l’existence d’une opposition officielle et le pouvoir qu’ont les sénateurs de chasser tout élément factieux répondent à cette inquiétude. De même, le danger de voir éclore des sectes religieuses est réduit par l’établissement d’une église établie de structure démocratique. Toutefois il est important de constater que bien qu’il soit hostile aux partis, Hume, à la différence de Bolingbroke, ne juge ni possible ni même souhaitable de les éliminer complètement : « To abolish all distinctions of party may not be practicable, perhaps not desirable, in a free governement21 ». Il reconnaît que les divisions partisanes sont dans une large mesure ancrées dans la nature humaine22. Les factions ne disparaissent même pas sous un gouvernement despotique : elles deviennent souterraines, ce qui les rend encore plus dangereuses (Essays, p. 60). Hume propose donc dans sa constitution idéale, conformément à ce qu’il écrit dans ses essais consacrés aux partis, de modérer l’ardeur des factions et d’utiliser leur force en les institutionnalisant dans la Cour des Compétiteurs.

27 Enfin, loin de penser, comme les admirateurs des cités antiques, que les républiques doivent être de petite taille, Hume estime qu’une grande nation peut adopter un régime républicain, et que si une grande république est plus difficile à mettre en place, une fois établie, elle offre de meilleures garanties de stabilité qu’une petite : In a large [republican] government, which is modelled with masterly skill, there is compass and room enough to refine the democracy… At the same time, the parts are so distant and remote, that it is very difficult, either by intrigue, or prejudice, or passion, to hurry them into any measures against the public interest (Essays, p. 528-29).

La société civile

28 Si son essai se présente comme la Constitution d’une république idéale, Hume ne s’intéresse toutefois pas qu’aux institutions et qu’à l’État, et c’est en cela aussi qu’il s’écarte, ou plus exactement qu’il donne une nouvelle interprétation du républicanisme classique pour introduire une théorie de la société civile. L’un des principaux reproches que Hume adresse à Harrington est le degré d’égalité morale et matérielle que suppose son utopie, égalité que Hume met en question dans son analyse des passions dans le Traité de la nature humaine. Ainsi que l’explique Christopher Finlay : Hume’s emphasis […] on pride, humility, love, hatred, esteem and contempt reflects the fact that the social relations with which he was concerned measured differences in the material and cultural possessions belonging to individuals […] in other words relations of inequality23.

29 Hume critique explicitement le principe de la rotation car elle oblitère les qualités individuelles : « [Oceana’s] rotation is inconvenient, by throwing men, of whatever abilities, by intervals, out of public employments » (Essays, p. 515).

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30 En outre, et il s’agit là de l’une de ses principales innovations, Hume conteste la validité et l’universalité de la maxime harringtonienne selon laquelle le pouvoir suit la propriété, maxime qui remporte un très vif succès au XVIIIe siècle. Harrington expliquait ainsi la corruption des régimes politiques par des principes économiques, dès que la forme du pouvoir ne correspondait plus à la répartition de la propriété foncière : la balance du pouvoir doit être en faveur d’un seul homme dans une monarchie, d’un petit nombre d’hommes dans une monarchie mixte ou du plus grand nombre dans une république, et la stabilité d’Oceana vient de ce que les propriétaires terriens possèdent les deux tiers environ des terres disponibles24. Hume ne rejette pas l’idée d’une corrélation entre propriété et pouvoir politique, mais il la nuance fortement, d’une part en relativisant l’importance de la propriété foncière par rapport à d’autres types de richesses, et de l’autre en infléchissant le caractère déterministe de cette maxime25. Il montre ainsi dans l’Histoire d’Angleterre que l’économique n’affecte le politique que si les mœurs et l’opinion dominante à une époque donnée le permettent : citant l’exemple de la loi sur l’aliénation des terres promulguée par Henry VII, il indique qu’elle ne contribua que de manière indirecte à l’affaiblissement du pouvoir des barons et au renforcement du pouvoir des Communes. Le facteur déterminant fut le changement des mentalités : les grandes découvertes de la fin du XVe siècle excitèrent l’esprit d’entreprise et accrurent les richesses ; les membres de la gentry et les marchands se trouvèrent en situation de pouvoir racheter une partie de la propriété foncière de la noblesse, et développèrent l’activité économique et commerciale : ils contribuèrent en fait à l’apparition d’un nouveau type de richesse qui transforma les mentalités et, à terme, l’équilibre politique26. En outre, Hume montre que les faits eux-mêmes apportèrent un démenti à la thèse de Harrington : dans Oceana, paru en 1656 sous le Commonwealth, Harrington expliquait que les transferts de propriété en faveur des Communes avaient entraîné un transfert du pouvoir et que le rétablissement de la monarchie était désormais impossible ; or en 1660 la dynastie des Stuarts était rétablie sur le trône27. Pour Hume, il n’existe pas entre la propriété et le pouvoir une connexion nécessaire mais contingente, qui est médiatisée par l’opinion, notamment par ce qu’il nomme l’« opinion relative au droit de propriété ». Comme il l’écrit dans « Of the First Principles of Government » : It is sufficiently understood, that the opinion of right to property is of moment in all matters of government. A noted author [Harrington] has made property the foundation of all government ; and most of our political writers seem inclined to follow him on that particular. This is carrying the matter too far. […] It is […] on opinion only that government is founded (Essays, p. 33-34 ; 32).

31 La troisième grande différence avec le républicanisme harringtonien, d’un point de vue social, est que cette république idéale n’est pas dotée d’une économie agraire mais favorise, par sa taille, le développement du commerce. Elle combine ainsi la vertu républicaine et la prospérité d’une nation commerçante moderne, deux préoccupations très chères aux penseurs éclairés écossais. Même si ce souci n’apparaît pas de façon explicite dans « Idea of a Perfect Commonwealth », il est frappant de constater que ce commonwealth suppose des conditions économiques et sociales assez avancées, qu’il garantit

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les libertés individuelles qui sont nécessaires au développement économique et à l’indépendance politique ; et il ne faut pas oublier que cet essai parut avec une série de Political Discourses entièrement voués au développement du commerce. Il est également significatif que contrairement à Harrington, les électeurs chez Hume ne sont pas seulement de petits propriétaires fonciers mais aussi les acteurs de la société commerciale. Comme l’explique John Robertson : « The ‘Idea of a Perfect Commonwealth’ […] is compatible, as no actual government has been hitherto, with the ‘natural’ demands of economic development » (Robertson, 1983, p. 173).

32 L’attitude de Hume à l’égard du régime républicain est en fait très symptomatique de sa philosophie générale et de son impartialité. Alors que le modèle républicain est l’une des principales composantes du discours « néo- harringtonien » (celui de l’idéologie du Country Party, des True Whigs et des tories) et sert d’arme aux opposants à l’oligarchie whig régnante, Hume s’efforce de le neutraliser en le dépouillant des qualités qui en font un idéal pour les ennemis de la civilisation commerçante. Il reconnaît ainsi que la république vertueuse est en théorie la forme idéale de gouvernement, et qu’à l’origine, c’est sous un régime républicain que le commerce et la culture ont commencé à fleurir. Mais il montre que cela était dû à l’existence de lois générales, grâce auxquelles la prospérité et la politesse purent se développer, et non pas à l’existence d’une économie agraire, facteur au contraire de mœurs barbares. Il remet ainsi en question l’idée que le développement de la civilisation nécessite que l’on prenne les républiques antiques pour modèles.

Une utopie réalisable ?

33 Ce qui caractérise cette utopie, c’est son caractère réalisable, car, explique Hume, le public ne souhaite pas lire de longues spéculations « vaines et chimériques ». C’est le sens du reproche qu’il adresse aux utopies de Platon ou de More – elles sont purement imaginaires car elles supposent une réforme profonde des mœurs humaines – mais aussi à celle de Harrington : sa loi agraire est inapplicable (Essays, p. 514-515). Toutefois, Hume prend de nombreuses précautions pour dissuader tout révolutionnaire de vouloir appliquer ce schéma dans un pays dont les traditions politiques et historiques seraient contraires aux principes exposés. Il est clair que cette utopie est le résultat de l’idéalisation des forces civilisatrices dont Hume a analysé le fonctionnement dans son Histoire et dans ses Essais. Il la conçoit comme un horizon dont les magistrats et les législateurs vont pouvoir chercher à se rapprocher, ce qui va leur permettre d’améliorer les pratiques existantes.

En Grande-Bretagne

34 Il est significatif que Hume situe son utopie non pas dans une contrée lointaine, mais en Grande-Bretagne. Son utopie se présente comme une entreprise de rectification des défauts de l’utopie harringtonienne (elle-même située dans une Grande-Bretagne idéalisée), et des défauts de la Constitution britannique – que Hume, contrairement aux whigs vulgaires, refuse de juger « parfaite » – en prenant appui sur la Constitution des Provinces-Unies : « That the foregoing plan of government is practicable, no one can

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doubt, who considers the resemblance that it bears to the commonwealth of the United Provinces, a wise and renowned government » (Essays, p. 526. C’est moi qui souligne).

35 En ce qui concerne le mode de scrutin proposé par Hume, on peut observer que son projet marque une indéniable amélioration par rapport à la situation de la Grande-Bretagne, et notamment à celle de l’Écosse. Et la précision de corrections qu’il apporte montre bien qu’il se soucie des conséquences pratiques de son utopie. Ses recommandations auraient supprimé l’inflation du cens, uniformisé les critères de vote d’un bourg à l’autre (en Angleterre, l’octroi du droit de vote était surtout le résultat de manœuvres électorales et de calculs politiques, la taille de l’électorat variant beaucoup d’un lieu à l’autre), et garanti une véritable représentation en Écosse, alors contrôlée par les grands propriétaires et les conseillers de bourg (en 1788 l’Écosse ne comptait qu’environ 4 000 électeurs pour les bourgs et les comtés). Il faudra attendre la réforme électorale de 1832 pour que l’uniformisation que préconise Hume ici soit appliquée à toute la Grande-Bretagne, mais avec un cens fixé à un niveau moins élevé : dans les comtés, le droit de vote sera accordé aux détenteurs de propriétés d’une valeur de dix livres annuelles. Le nombre d’électeurs écossais s’accroîtra ainsi de 1 400 % (Stewart, 1992, p. 285n).

36 En outre, Hume propose dans cet essai un remède pour éviter que la dégénérescence de l’un des trois éléments de la constitution mixte britannique – l’élément aristocratique – ne laisse place au seul affrontement entre le peuple et la monarchie, ce qui ferait à terme courir un danger mortel à la constitution. Hume appelle donc ici comme dans d’autres essais à la restauration d’une puissance intermédiaire aristocratique, et il explique dans son essai quelles sont les étapes concrètes qui permettraient à la Constitution britannique de se rapprocher du modèle idéal : rétablissement du Parlement de Cromwell en rendant la représentation égale et en introduisant un suffrage censitaire dans la Chambre des Communes, retrait des évêques et des Pairs d’Écosse de la Chambre des Lords, augmentation du nombre de Pairs et abolition de la pairie héréditaire au profit de la pairie à vie. Comme le remarque Hume : « By this means the House of Lords would consist entirely of the men of chief credit, abilities, and interest in the nation […]. Such an aristocracy would be an excellent barrier both to the monarchy and against it28 ». Remarquons que l’aristocratie à laquelle Hume songe ici n’est pas la noblesse traditionnelle qu’il critique par ailleurs, mais bien plutôt les représentants des nouvelles couches sociales, le middlingrank29.

En Amérique

37 « Idea of a Perfect Commonwealth » est donc une utopie qui présente des propositions de réforme concrètes pour la Grande-Bretagne, mais la Grande-Bretagne n’est pas son seul champ d’application. L’influence des Lumières écossaises dans les colonies nord- américaines est bien connue. Nombre d’universités américaines (Columbia, Philadelphie, Princeton) furent fondées par des émigrés éduqués dans les grandes universités écossaises, et nombre de signataires de la Déclaration d’indépendance et de rédacteurs de la Constitution américaine bénéficièrent d’une « éducation écossaise » et avaient donc lu l’Histoire d’Angleterre ou les Essais de Hume : pas moins de 19 signataires

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de la déclaration finale du Congrès continental de 1776, et des personnalités aussi éminentes que James Madison, Alexander Hamilton, Thomas Jefferson ou James Wilson30. Sans conférer à Hume des dons de prescience, il n’est pas absurde de penser qu’en 1752, il voyait les colonies du Nouveau Monde comme l’endroit rêvé pour mettre en œuvre cette réforme des pratiques politiques britanniques31. Comme il l’écrit au début de son essai : « Who knows… in some future age, an opportunity might be afforded of reducing the theory to practice, either by dissolution of some old government, or by the combination of men to form a new one, in some distant part of the world ? » (Essays, p. 513). Dans une étude restée célèbre, Douglass Adair a montré combien Hume, et notamment son essai « Idea of a Perfect Commonwealth » avait inspiré Madison, en particulier dans le fameux n° 10 des Federalist Papers32. Madison et les autres révolutionnaires américains prirent sans doute conscience en lisant Hume que la virtù républicaine n’était pas nécessairement synonyme d’austérité mais qu’elle était compatible avec le développement du commerce pour peu que des institutions solides fussent établies, que la capacité de nuisance des factions pouvait être atténuée, et surtout que la thèse très en vigueur à l’époque, et défendue notamment par Montesquieu, selon laquelle seule une république de petite taille pouvait être vertueuse, était erronée : « Though it is more difficult to form a republican government in an extensive country than in a city ; there is more facility, when once it is formed, of preserving it steady and uniform, without tumult or faction » (Essays, p. 527).

38 Cependant il n’est pas impossible qu’Adair ait quelque peu exagéré l’influence directe de Hume sur Madison. Il est vrai que Hume était considéré avec méfiance en Amérique en raison de son scepticisme religieux, de son refus de condamner les Stuarts dans son Histoire d’Angleterre – refus qui lui valait la réputation de tory – et de sa défense du luxe et de la richesse, sources de corruption aux yeux des républicains classiques. Thomas Jefferson accusera d’ailleurs Hume de lui avoir « pollué » l’esprit et s’élèvera contre l’hostilité humienne aux principes démocratiques : I fear nothing for our liberty from the assaults of force ; but I have seen and felt much and fear more from English books… When I look around me for security against these seductions, I find it in the widespread of our agricultural citizens, in their unsophisticated minds… and their power, if called on, to crush the Humists of our cities, and to maintain the principles which severed us from England33.

39 Il est possible que d’autres auteurs écossais, notamment Hutcheson, que John Witherspoon fit découvrir à Madison à l’université de Princeton, aient joué un rôle au moins aussi important que Hume, lui-même influencé par Hutcheson34. Quoi qu’il en soit, en appliquant le républicanisme modéré de Hume au contexte américain, et en tenant compte de l’expérience respective de la Grande- Bretagne et de ses colonies, Madison et les autres pères de la Constitution américaine se révèlent fidèles aux leçons de Hume. Il est significatif que les FederalistPapers s’achèvent d’ailleurs sur la citation suivante de Hume, qualifié de « equally solid and ingenious writer » : To balance a large state or society, whether monarchical or republican, on general laws, is a work of so great difficulty, that no human genius, however comprehensive, is able, by the mere dint of reason and reflection, to effect it. The judgments of many must unite in this work ; Experience must guide their labour : Time must bring it to perfection… 35

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Le réformisme de Hume

40 Hume nous propose donc une utopie qui, tout en s’inscrivant dans la tradition républicaine, fait également évoluer cette tradition en tenant compte des réalités de son temps. La préférence de Hume pour la république peut sembler paradoxale si l’on songe que c’est un régime étroitement associé à l’idéologie passéiste des True Whigs et au discours néoharringtonien qu’il critique par ailleurs. Mais contrairement aux républiques antiques ou à l’utopie harringtonienne, la république idéale de Hume est une grande république commerciale. Si Hume choisit un modèle républicain, c’est parce qu’il constate que les progrès accomplis par la civilisation européenne sous l’effet du développement du commerce vont dans un sens républicain, en accroissant la circulation des biens et des idées, et en renforçant la liberté et la culture. Or, cette montée en puissance des éléments républicains dans des régimes déjà constitués n’est pas exempte de problèmes, surtout dans le cadre d’une constitution mixte comme la constitution britannique. Loin d’être une satire, une pure utopie, ou un simple jeu d’esprit, la république humienne se fonde sur l’observation des principaux problèmes constitutionnels rencontrés par les régimes européens et leur apporte une solution : elle s’efforce de concilier le principe républicain de liberté et le principe monarchique d’autorité dans le cadre d’un grand État-nation, et d’échapper à l’instabilité chronique qui caractérise la constitution britannique.

41 Ce que nous révèle cette utopie sur la science politique de Hume, c’est qu’il s’efforce d’améliorer ce qui est, en tenant compte de ce qui a été fait et de ce qu’il est humainement possible de faire. La politique humienne peut être décrite comme réaliste, non parce qu’elle est entièrement soumise à la réalité – réalité dont Hume montre bien dans sa théorie de la connaissance qu’elle n’est pas un donné, mais qu’elle est en partie construite – mais parce que cette politique reconnaît la nécessité d’un mouvement dialectique entre la « vie commune » et la réflexion critique.

42 Un autre aspect du réalisme utopique de Hume tient à la redéfinition du rapport entre l’idéal et le réel qu’il propose. L’utopie se situe dans un lieu idéal, mais elle n’est pas purement imaginaire. Idéalisation du réel, elle peut constituer un modèle parfait, inaccessible, qui permet une fuite hors de la réalité ; ou bien elle peut se présenter comme un ordre nouveau que l’on va vouloir instituer au prix d’un renversement complet de l’ordre existant : l’utopie devient alors une force révolutionnaire susceptible de détruire la réalité qui l’a produite36.

43 L’utopie humienne est réaliste dans la mesure où Hume réfute aussi bien l’existence d’un modèle parfait d’organisation politique, que l’idée que l’on veuille risquer de bouleverser l’ordre existant pour se conformer à des valeurs transcendantes imaginaires. Contrairement à d’autres utopistes, Hume a un rapport dialectique au réel, et il cherche avant tout à explorer et comprendre le réel dans toute sa complexité, sans s’en détourner. D’où sa méfiance à l’égard des théories politiques qui s’appuient sur des maximes à valeur universelle et absolue. Hume insiste plutôt sur la variété et sur la relativité de telles maximes, sa science politique s’appuyant sur une étude empirique de la nature humaine et sur l’observation des phénomènes historiques. Son rejet de tels modèles de

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pensée le conduit à formuler une politique de la modération qui exclut toute forme d’extrémisme.

44 Pour autant, le scepticisme et l’empirisme humiens ne signifient pas que Hume juge absurde ou inutile de s’interroger sur la façon d’améliorer le réel. Par le choix du titre « Idea of a Perfect Commonwealth » (plutôt que « The Perfect Commonwealth »), Hume montre qu’il s’intéresse avant tout au concept de république idéale et à ses rapports avec la réalité, et que cette république idéale n’est pas un absolu. La fin de l’essai souligne bien le caractère relatif de son régime idéal : It is a sufficient incitement to human endeavours, that such a government would flourish for many ages ; without pretending to bestow, on any work of man, that immortality, which the Almighty seems to have refused to his own productions. (Essays, p. 529)

45 Cette « utopie » entretient donc des rapports très étroits avec la réalité et Hume espère orienter l’action des législateurs et susciter un débat sans pour autant exciter des passions révolutionnaires. C’est sans doute ce qui explique que cette utopie ait trouvé en Amérique des applications concrètes qui allaient sans doute au-delà de ce que pouvait espérer le philosophe écossais. La modestie de l’approche de Hume ne l’empêche donc pas d’être visionnaire. L’enjeu de la politique de Hume est de ne voir dans l’état présent des choses ni le fruit d’une évolution inéluctable, ni le résultat d’une volonté supérieure, mais un donné produit par une interaction complexe de facteurs, ce qui interdit toute velléité de retour en arrière, et toute projection trop rapide dans l’avenir. L’absence de norme absolue n’est pas un obstacle à la réforme politique, bien au contraire : elle rend la réforme concevable.

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STOURZH Gerald, Alexander Hamilton and the Idea of Republican Government, Stanford, Stanford UP, 1970.

NOTES

1. Daniel Defoe, The Consolidator: or Memoirs of Sundry Transactions from the World in the Moon (London, 1705) ; Memoirs Concerning the Life and Manners of Captain Mackheath(London, 1728) p. 10 ; John Holmesby, The Voyages, Travels, and Wonderful Discoveries of Capt. John Holmesby. Containing a series of the most surprising and uncommon events, which befel the author in his voyage to the Southern Ocean, in the year 1739 (London, 1757) notamment les chapitres 13 et 14 sur l’Angleterre, p. 142-176. 2. Voir Istvan Hont & Michael Ignatieff, Wealth and Virtue: the Shaping of Political Economy in the Scottish Enlightenment (Cambridge : CUP, 1983). 3. C’est par exemple le cas dans An Account of the First Settlement, Laws, Form of Government, and Police, of the Cessares, A People of South America du calviniste républicain écossais James Burgh (1764). 4. « Milton’s political economy, and indeed that of Harrington, appears quite conservative ». Steven Pincus, 1998, p. 707. 5. J. G. A. Pocok, « Introduction », The Commonwealth of Oceana, 1992, p. 17. 6. Concernant la position de Hume sur l’échiquier politique de son temps, voir Gilles Robel, 1999, p. 660-677. 7. Alexander Pope, Essay on Man (London, 1732-34) Bk 3. 8. David Hume, « Of the Rise and Progress of the Arts and Sciences », Essays 117. 9. David Hume, History ch. LXI, VI : 74. 10. Sur le « whiggisme vulgaire » ou whiggisme doctrinaire, voir Duncan Forbes, Hume’s Philosophical Politics, Cambridge : CUP, 1975, p. 139 sq. 11. John Locke, « Second Treatise of Government », 1690, § 90-91, p. 326. Voir également Bolingbroke, The Idea of a Patriot King, 1740, vol. II, p. 387. 12. David Hume, « Of the Rise and Progress of the Arts and Sciences », Essays, p. 125. 13. Il s’agit là d’une remise en cause de l’idéologie dominante anglaise, comme Hume l’explique dans l’une de ses lettres à l’abbé Le Blanc (« You wou’d have remark’d in my Writings, that my Principles are, all along, tolerably monarchical, & that I abhor, that low Practice, so prevalent in England, of speaking with Malignity of France », 12 sept. 1754), Letters vol. I, p. 194. 14. David Hume, « Of the Parties of Great Britain », Essays 614. 15. David Hume, History ch. LX, vol. VI, p. 39-41. 16. Locke explique ainsi qu’il entend désigner par le terme Common-wealth : « non une démocratie, ni aucune forme de gouvernement, mais toute communauté indépendante que les Latins appellent du nom de civitas ; le terme qui y correspond le mieux dans notre langue, c’est commonwealth : il exprime très exactement une telle société d’hommes, ce que ne font pas les mots de community ou de city en anglais, car il peut exister des communautés subordonnées dans un gouvernement ; et chez nous, le mot city possède un sens très différent de celui de

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commonwealth. » John Locke, Second traité du gouvernement, trad. J.-F. Spitz (Paris : PUF, 1994) chap. X § 133 p. 95. 17. David Hume, « Letter to David Young the Younger, 8 déc. 1775 », Letters vol. 2, p. 306. 18. David Hume, « Idea of a Perfect Commonwealth », Essays 516. Dans la lettre citée ci-dessus, Hume explique à son neveu : « As the People have only a negative, the Senate woud perpetually gain Ground upon them ». Letters vol. II, p. 307. 19. Dans l’essai « That Politics May Be Reduced to a Science » (1741) Hume expliquait déjà que le pouvoir législatif devait consister en un corps représentatif plutôt qu’en une assemblée populaire (Essays p. 16-17). Dans « Of the First Principles of Government » (1741), il explique que les représentants doivent tenir compte des désirs de leurs administrés, mais garder une marge d’indépendance et éviter d’être de simples mandataires (Essays, p. 35-36). Sur le fanatisme populaire sous Cromwell, voir David Hume, History vol. V, p. 545-546. 20. Voir l’essai « Of Parties in General » (1741) : « Factions subvert government, render laws impotent, and beget the fiercest animosities among men of the same nation, who ought to give mutual assistance and protection to each other ». Essays p. 55. Notons que Hume ne met pas tous les partis sur le même plan : il distingue les factions de personne (personal factions) des partis fondés sur des questions « réelles » (real factions). Ces derniers se subdivisent en trois catégories : les partis d’intérêt, les partis de principe et enfin les partis d’affection. Ce sont les partis de principe qui sont à ses yeux les plus dangereux. 21. David Hume, « Of the Coalition of Parties », Essays 493. 22. « Such is the nature of the human mind, that it always lays hold on every mind that approaches it ; and as it is wonderfully fortified by an unanimity of sentiments, so is it shocked and disturbed by any contrariety » David Hume, « Of Parties in General », Essays p. 60-61. 23. Christopher J. Finlay, 2004, p. 372. Voir également Claude Gautier, 2001. 24. James Harrington, Oceana 100 sq. 25. Il faut noter cependant qu’à l’époque où Harrington formule sa théorie – en pleine guerre civile – ce déterminisme est une forme de détachement scientifique, au moment où les factions rivales se déchirent sur la question de savoir quel principe métaphysique confère à un gouvernement sa vraie légitimité. Didier Deleule, 1979, p. 338. 26. David Hume, History, ch. XXVI, III : 80. Voir aussi James Moore, 1977, p. 816. 27. « HARRINGTON thought himself so sure of his general principle, that the balance of power depends on that of property, that he ventured to pronounce it impossible ever to re-establish monarchy in England : But his book was scarcely published when the king was restored ». David Hume, « Whether the British Government inclines more to Absolute Monarchy or to a Republic », Essays 47. 28. Essays, p. 527. Il est difficile de ne pas trouver à l’abolition de la pairie héréditaire une résonance très actuelle ! 29. Sur la critique humienne de la noblesse traditionnelle, voir notamment « Of the Middle Station of Life », Essays, p. 545-552 ou History, vol. III, p. 76-77 et Gilles Robel, 1999, p. 555sq. 30. Gerald Stourzh, Alexander Hamilton and the Idea of Republican Government (Stanford : Stanford UP, 1970) ch. 2 & 3 ; Donald Livingston, 1983. 31. David Hume, Essays p. 513. Il écrit ainsi dans le volume de l’History consacré aux Stuarts (rédigé au début des années 1750) : « What chiefly renders the reign of James memorable, is the commencement of the English colonies in America ; colonies established on the noblest footing that has been known in any age or nation… The spirit of independency, which was reviving in England, here shone forth in its full lustre, and received new accession from the aspiring character of those, who, being discontented with the established church and monarchy, had sought for freedom amidst those savage deserts. » David Hume, History, V : 146-47. C’est moi qui souligne. 32. Douglass Adair, 1956-1957, p. 349sq. Adair a montré que Madison a même emprunté certains passages tirés d’essais de Hume.

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33. Thomas Jefferson, « Letter to H. G. Spafford », 17 March 1814, cité dans Thomas Jefferson on Democracy, ed. Saul K. Padover (New York : Mentor Books, 1946) 85. 34. James Conniff, 1980. Voir aussi Edmund S. Morgan, 1986 et Marc M. Arkin, 1995. 35. David Hume, « Of the Rise and Progress of Arts and Sciences », Essays 124 cité explicitement à la fin du Federalist Paper N° 85. 36. Nadia Boccara, 1992, p. 405.

AUTEUR

GILLES ROBEL Université Paris-Est Marne-la-Vallée

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Religion rationnelle et éducation selon Robert Owen Valorisation utopique de l’héritage des Lumières dans l’Écosse du XIXe siècle*

Claire Puglisi-Kaczmarek

1 Réformateur social et éducateur gallois, Robert Owen offre une nouvelle vision de la société tant sur le plan social que du point de vue moral. En effet, il tenta de mettre en place une révolution morale de l’Homme de manière pacifique alors que l’Écosse du début du XIXe siècle vivait des bouleversements économiques et sociaux sans précédents. Empreint d’un esprit encyclopédique, à la manière de ses contemporains, il fit feu de tout bois pour réaliser ses idéaux. Il en résulte une œuvre dense dont la richesse, tant théorique que pratique, doit beaucoup aux apports d’autres penseurs. Aussi, de nombreux aspects de son œuvre théorique et pratique mériteraient une analyse, mais nous allons borner l’étude du noble et ambitieux projet du socialiste utopique à l’analyse de la « Religion rationnelle » à New Lanark. Ainsi nommée par Owen lui-même, la Nouvelle Religion devait remplacer le presbytérianisme existant et autres dogmes religieux pour ensuite procéder à une réforme sociétale. Pour ce faire, il choisit d’expérimenter ses idéaux dans la filature écossaise de New Lanark, qui devint un modèle de l’organisation industrielle, en cristallisant la pensée owéniste. Témoin des conditions de vie des classes laborieuses, Owen ne peut rester passif face au drame humain qui se déroule sous ses yeux. Dès lors, il place l’éducation au centre de ses prérogatives. C’est elle qui constitue le pilier central de son entreprise sociale et qui mérite une attention particulière. L’enjeu est de taille car il s’agit de réformer le système d’instruction de la manufacture au cœur de la Révolution industrielle. Les premières victimes, car les plus faibles, sont les enfants qui sont soumis à des conditions de travail inhumaines. Au début du XIXe siècle, le travail des enfants dans les usines commence à faire l’objet d’une critique sévère. Les effets corrosifs de la Révolution industrielle provoquent une prise de conscience chez de nombreux philanthropes et économistes tant et si bien que l’État se voit contraint de légiférer sur le travail des enfants à l’usine par le biais du Health and Morals of Apprentices Act en 1802 et des Factory Acts de 1819 et de 1833. Chacun, avec des convictions différentes, tente de

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trouver un remède à ces maux. Robert Owen se distingue de ses contemporains par l’aspect laïc de son entreprise et surtout par sa connaissance pointue du monde industriel et ouvrier. C’est en ceci qu’il est novateur.

2 Dans un premier temps, il conviendra d’étudier les critiques qu’il fait de la société industrielle et religieuse du XIXe siècle. À partir de cette critique qui tourne vite à la diatribe, il sera utile de montrer comment il parvient à créer une religion rationnelle à la fois proche de la philosophie des Lumières et malgré tout étonnamment influencée par la tradition judéo-chrétienne. Enfin, il conviendra d’analyser la mise en application de ses idées d’éducation à New Lanark.

Une critique de la société industrielle et religieuse

3 Robert Owen naquit à Newtown au Pays de Galles en 1771. Il grandit dans un milieu modeste et alla à l’école jusqu’à l’âge de neuf ans. Plus tard, il fit ses premières armes d’apprenti chez un drapier de Stamford dans le Lincolnshire puis à Londres pour finalement parfaire sa formation dans une grande et prestigieuse filature de coton à Manchester, ville en pleine mutation industrielle. Riche de ces expériences, il se mit à son propre compte à l’âge de dix-huit ans. C’est en 1799 qu’il fit l’acquisition de la Chorton Twist Company, la plus grande filature de coton de Grande-Bretagne située à New Lanark dans le Lanarkshire en Écosse. Owen fit de cette immense fabrique, qui accueillait quelque 2 000 ouvriers un grand chantier de rénovation sociale au point de l’ériger en modèle. Des centaines de visiteurs, tel Nicolas, le futur tsar de Russie, vinrent prendre connaissance de son œuvre communautaire, certains pour s’en inspirer, d’autres pour l’inscrire dans le champ de l’utopie. En 1825, après avoir tenté en vain de convaincre la Chambre des Communes du bien-fondé de son projet, il se tourna vers l’Amérique du Nord, dans l’Indiana, où il acheta une parcelle de terre pour y fonder la communauté de New Harmony, cette fois accompagné de ses enfants. En 1827, il mit en vente la filature de New Lanark et laissa ses enfants et autres owénistes poursuivre son œuvre en Amérique. Quant à lui, il continua de mener des projets divers et variés en Grande-Bretagne en participant notamment à la création de syndicats : The Great National Consolidated Trade Union (1834) et The Association of All Classes and All Nations (1835). Toutes ces luttes pour l’égalité sociale et l’amélioration des conditions de vie de la société ont fait de Owen le pionnier du système de l’école élémentaire et le père fondateur du socialisme britannique.

4 Le moteur de ses prérogatives est son opposition aux effets néfastes de la Révolution industrielle et de la religion. C’est d’ailleurs à partir d’une critique de celles-ci qu’il élabore ses projets de réforme sociétale. À l’instar de nombreux penseurs de l’époque, il dénonce les inégalités sociales engendrées par les mutations économiques. Owen, pour sa part, trouve la situation à New Lanark déplorable, constatant avec émoi que même la filature de son beau-père est le théâtre de tous les vices : « The workers and the apprentices were “ignorant and destitute – generally indolent and much addicted to theft, drunkenness, and falsehood”1 ». En 1816, Owen se fait le porte-parole des enfants en témoignant devant la commission parlementaire. À cette occasion, il exprime sa vive opposition à l’embauche d’enfants trop jeunes dans les manufactures, toutes industries confondues. Owen se refuse clairement à employer des enfants âgés de moins de dix ans. Son témoignage préfigure les critiques de Karl Marx :

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Because I consider it would be injurious to the children, not beneficial to the proprietors […] I very soon discovered that although [at Dale’s time] those children were extremly well fed, well clothed, well lodged, and very greatly taken care of them when out of the mills, their growth and their minds were materially injured by being employed at those ages within the cotton mills for eleven hours and half per day […]2

5 Sir Robert Peel, lui-même propriétaire d’usines, écoute attentivement le discours de Owen auquel il est sensible. La proposition de loi est finalement votée et entérinée. Par cet événement, Owen se distingue des philanthropes et économistes de son temps, car il parvient, grâce à la force de la loi, à mettre l’une de ses idées d’humaniste en application. En effet, Owen, contrairement aux économistes libéraux, estime que l’intervention de l’État est nécessaire pour réguler le marché. D’autre part, Roland Marx souligne le caractère moderne de cette législation : « […] cette loi est historiquement la première loi moderne de protection du travail […]3 ». En vérité, cet événement dévoile le fond de la pensée du philanthrope. Il s’insurge contre la passivité qui trouve son expression sociale dans la théorie du laissez-faire et de la main invisible défendue par Adam Smith dans The Wealth of Nations.

6 Les économistes libéraux et les premiers socialistes, dont Owen, ont des conceptions divergentes de la loi de la nature4. Pour les uns, l’ordre naturel du monde et la nature profonde de l’Homme cohabitent harmonieusement, ce qui ne nécessite pas d’intervention extérieure. Pour les autres, et notamment pour Owen, la nature humaine est duelle : l’Homme est à la fois bon et mauvais. À la manière de Rousseau, le Gallois affirme que la nature de l’Homme est tributaire de l’environnement dans lequel il évolue : c’est essentiellement au sein de la Manchester Literary and Philosophical Society que Owen se familiarise avec les idées des philosophes des Lumières. C’est probablement à cette occasion qu’il adopte cette pensée (qui rappelle Montesquieu) selon laquelle les moeurs de l’être humain sont étroitement tributaires de l’environnement dans lequel il évolue : « That man is formed, prior to and from birth, by the circumstances which surround him, animate and inanimate… That if the circumstances are of a compound nature, some inferior and others superior, so will be the character5 ».

7 Dans le contexte de l’époque où l’Homme et sa nature sont mis à rude épreuve, les conséquences sociales et morales ne peuvent s’avérer que désastreuses. Ces circonstances, comme les nomme Owen, exercent une pression sur la nature humaine, qui, à la manière de vases communicants, sollicitent la mauvaise nature de l’Homme et le contraignent naturellement à la corruption tant sociale que morale. Il cite à cet égard l’exemple de la loi de l’offre et de la demande qui encourage l’Homme à acheter bon marché et à revendre plus cher, ce qui le place ainsi dans une situation de concurrence avec son prochain et anéantit les vertus nécessaires à une vie en société harmonieuse : […]the formation of minds trained to endeavour to buy cheap and sell dear must be therefore abandoned before man can be educated, to become rational in his feelings, thoughts, and actions, or the Rational System of society can be adopted in pratice […] This is a principle destructive of all sound and pure morality ; it is a principle opposed to the cultivation of all the superior qualities of humanity ; it places all individuals in covert enmity to their fellows ; it makes man an ignorant and selfish being and creates disorder throughout the mind and conduct of all ; it is opposed to sincerity, to charity and to kindness […] (WRO, vol. 3, p. 375)

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8 C’est la raison pour laquelle il privilégie le système de fabrique au système de marché. D’où son projet communautaire de villages de coopération avec la fabrique en son centre. Il faut, dit-il, tirer des leçons du passé pour construire l’avenir. Sa préférence pour le système traditionnel de fabrique ne le range pas pour autant dans le camp des passéistes. Il pense, en effet, que la mécanisation et donc le progrès scientifique sont un bien pour la société. Il est donc possible d’inverser les tendances à condition de fournir les moyens nécessaires pour favoriser de meilleures « circonstances ». C’est d’ailleurs précisément grâce au progrès technique qui fait de l’Empire une grande puissance que Owen déclare l’humanité prête à vivre une grande révolution sociale. Progrès technique d’une part, pressions économiques et sociales et détresse humaine d’autre part sont autant de signes à partir desquels Owen avait décrété que le moment opportun était arrivé pour se mettre à pied d’oeuvre. Comme une sonnette d’alarme, le drame humain qui s’opérait sous ses yeux, était un signe évident que la société était prête à vivre un grand changement, une révolution morale.

9 Parmi les socialistes se trouvent des chrétiens qui ont énoncé les mêmes critiques de la société capitaliste naissante. C’est notamment l’un de ses contemporains, Thomas Chalmers (1780-1847), théologien écossais, réformateur social et figure emblématique des mouvements évangéliques qui a tenté par des moyens tant caritatifs que doctrinaires d’enrayer les conséquences désastreuses de la Révolution industrielle. Le démon du capitalisme, pour Owen comme pour Chalmers (qui donne au capitalisme le nom de la divinité Mammon), est l’argent et son pouvoir destructeur : The God of the world is wealth, individual wealth ; the great stimulus to action among men is to obtain it ; all the superior or happiness-producing qualities of our nature are held in abeyance, that the wealth-obtaining qualities may have unrestrained action. And yet all this is rank insanity or downright madness. (Ibid., p. 372)

10 Il semble donc qu’il y ait un véritable consensus sur ces questions. Toutefois, bien que Owen et Chalmers semblent combattre la même bête qu’incarne le capitalisme, parfois avec le même arsenal, il n’en reste pas moins qu’un mur se dresse entre eux. En effet, Owen tient la religion personnellement responsable de tous ces maux et c’est précisément en faisant une critique de celle-ci qu’il peut procéder à la réforme de la société.

11 Les premiers rapports de Owen avec la religion vont, semble-t-il, définitivement conditionner son point de vue sur celle-ci. Dans sa jeunesse, Owen avait accès à une bibliothèque. Ses propriétaires, l’un presbytérien et l’autre épiscopalien, possédaient des ouvrages religieux qu’il consultait de temps à autre. À cette même époque, Owen assistait aux services religieux des deux confessions. Il fut alors le témoin de leurs querelles dogmatiques. Fort de ses lectures et de cette expérience, Owen se fit donc une opinion solide sur la religion traditionnelle. Ce serait alors à cette époque que le mot religion aurait pris tout son sens pour lui. Un sentiment anti-religieux marquera définitivement son œuvre, sentiment qui ne fera que grandir lors de ses expériences dans le monde industriel.

12 C’est particulièrement dans ses ouvrages qu’Owen se montre hostile envers la religion, estimant que le monde est géré par celle-ci et que ses effets sont dévastateurs : « […] the religion of the world is the sole cause now of all the disunion, hatred, uncharitableness, and crime, which pervade the population of the earth […] » (WRO, vol. 2, p. 181). En tout cas, on peut certainement retenir de son discours que la religion

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serait ainsi la cause première de tous les maux de la société, notamment celle de l’ignorance : The present system, having been based fron the beginning on ignorance, and hitherto sustained solely by ignorance, should this ignorance be superseded by real knowledge, the whole of the existing system and organization of society would appear so monstruous, contradictory, and absurd, that none, after a short period, could be otherwise than greatly ashamed to remain an advocate for the continuance of such an heterogeneous mass of sin and misery, of gross irrationality, and obstruction to human happiness. (WRO, vol. 3, p. 366)

13 Progressivement, au fil de son discours, on comprend qu’Owen confond religion et superstition. L’ignorance qu’il déplore est continuellement alimentée par les superstitions : « In the progress from ignorance to real knowledge, the millions have discovered the fallacy of the foundation on which all the various superstitions of the world from the beginning have been constructed » (Ibid.). Il faut donc se replonger dans le contexte historique pour constater que c’était bel et bien la voie qu’avait prise la religion, celle du fondamentalisme, à travers les mouvements de Réveils. Owen accuse essentiellement les prédicateurs évangéliques issus de ces mouvements, citant en particulier la Clapham sect et l’évangélique et parlementaire William Wilberforce, qu’il compte parmi les « amiable weakmen » : « The furious bigot […] who keeps all around him in a continual state of ignorant excitement » (WRO, vol. 2, p. 172). Du nom d’un village situé près de Londres, le mouvement de Clapham regroupe des prédicateurs et hommes politiques influents qui se sont rassemblés afin de combattre l’esclavage. Ce mouvement fut très actif jusqu’en 1833, date qui correspond, en Grande- Bretagne, à l’abolition de l’esclavage, avec la promulgation du Slavery Abolition Act. Certes engagé dans les grandes questions sociales et morales de son temps, le mouvement avait aussi toutes les caractéristiques de l’évangélisme du début du XIXe siècle. En 1797, Wilberforce avait publié son premier livre, A Practical View of the Prevailing Religious System of Professed Christians in the Higher and Middle Classes of this Country contrasted with Real Christianity, ouvrage de prosélytisme dans lequel il appelait au réveil du christianisme et à un retour à la moralité d’antan. En raison des événements de la Révolution française, de la sécularisation grandissante et du désengagement progressif de l’État envers la religion, notamment envers les Églises d’État comme la Kirk, les mouvements de Réveils s’étaient renforcés6. Leurs méthodes étaient théâtrales et frisaient parfois le ridicule comme en témoigne Robert Burns dans l’un de ses poèmes, Holy Fair. Les philosophes des Lumières comme John Locke et David Hume avaient déjà exprimé leurs vives critiques envers ces enthousiastes7. C’est donc dans cette continuité qu’Owen avait jugé ces communautés religieuses. À son tour, il s’insurge contre ces pratiques sectaires qui anéantissent les capacités de réflexion du croyant qui est, depuis son enfance, enfermé dans un carcan doctrinaire : « And as none of this class are ever permitted to investigate the laws of their nature, but are trained from infancy to believe and not to think » (WRO, vol. 2, p. 172). Selon Owen, cette ignorance est fondée sur des superstitions qui n’émanent pas de l’expérience : « […] superstitions have one and all emanated from inexperienced, and often greatly diseased imaginations of individuals […] » (WRO, vol. 3, p. 366). Le raisonnement d’Owen consisterait donc à mettre en opposition la Révélation divine et l’expérience. Ainsi, la croyance en des superstitions est en opposition avec les lois de la nature fondées sur l’expérience. Il s’agit, chez Owen, de former des êtres pensants. C’est dans cette optique qu’il entend

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réformer la société : A New Moral World. Pour ce faire, il faut soumettre la connaissance à l’expérience par le truchement de nos sens.

14 Le penseur ne se contente pas de suggérer ses méthodes à autrui. En effet, il s’applique en premier lieu cette méthode empirique à lui- même lorsqu’il juge la religion en nous fournissant une définition historique de celle-ci, et c’est bien par ce biais qu’il se permet d’incriminer la religion. À en juger par son passé, la religion chrétienne, telle qu’elle est pratiquée depuis des siècles, est incompatible avec la religion naturelle : Religion […] is an attempt to force mankind to think against the evidence of their senses and of all facts, that there is merit of the highest order in believing what the priests say their votaries ought to believe, and the deepest of all demerits in not believing these dogmas, which they one and all, whatever may be the name and form which they support, agree to call divine truths […] (WRO, vol. 2, p. 176)

15 Mais au fond, lui aussi reconstruit un dogme, car son projet communautaire sous la forme de villages de coopération implique des règles strictes. La preuve en est qu’il arrivait que certains ouvriers quittassent définitivement la filature pour rejoindre la fabrique voisine de Blantyre. En 1816, le propriétaire de Blantyre se fait le porte-parole d’une ouvrière qui s’était lassée du paternalisme de Owen : She said that there had been a number of new regulations introduced. That they had got a number of dancing- masters, a fidler, a band of music, that there were drills and exercises, and that they were dancing together till they were more fatigued than if they were working. – Did the woman complain that she got no wages for the dancing ? – no she did not8.

16 On peut s’interroger si Owen, de son côté, ne souhaitait pas aussi faire de ses ouvriers des enthousiastes, afin de les anesthésier pour mieux mettre en œuvre ses projets. En fin de compte, la quête du bonheur universel d’Owen a tout d’une religion : la Religion Rationnelle. Paradoxalement, l’expression de Karl Marx, « la religion est l’opium du peuple » peut aussi s’appliquer à la religion rationnelle. On peut à présent se demander en quoi consiste cette religion rationnelle qu’il nous propose en lieu et place de la traditionnelle.

Une nouvelle religion : la Religion de la Charité

17 La nouvelle religion est ce qu’il nomme la Religion de la Charité : « […] Faith could be of no practical value whatever […]. now from henceforth Charity presides over the destinies of the world9 ». En ceci, Owen n’est pas très original car la charité est l’un des piliers du christianisme. L’Homme est appelé à aider son prochain de manière désintéressée. Le terme charité vient de caritas en latin, donc amour. Dans le Nouveau Testament, on emploie l’expression grecque de Agapé. Il s’agirait donc d’aimer Dieu et ses semblables, et la charité en serait la parfaite expression. Dans la Bible, c’est l’apôtre Paul qui invite le chrétien à faire acte de charité : Sans la charité, je ne suis rien […] Sans la charité, cela ne me sert de rien. La charité prend patience, la charité rend service, elle ne jalouse pas, elle ne plastronne pas, elle ne s’enfle pas d’orgueil, elle ne fait rien de laid, elle ne cherche pas son intérêt, elle ne s’irrite pas et n’entretient pas de rancune, elle ne se réjouit pas de l’injustice mais trouve sa joie dans tout, elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle endure tout […] les trois demeurent : la foi, l’espérance et la charité. Mais la charité est la plus grande10.

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18 Au regard de cette pensée, Owen aurait pu être l’auteur de ces versets sauf en ce qui concerne le dernier car la charité à laquelle le rationaliste fait allusion n’est plus liée à la foi : « […] the religion of Charity, unconnected with faith, is established for ever. Mental liberty for man is secured, and hereafter he will become a reasonable and consequently a superior being » (EW, vol. 1, p. 229). Le Nouvel Homme édifié par Owen doit retrouver par là même sa « liberté mentale » car il n’aura plus la foi en ce Dieu.

19 Une fois que l’Homme est libéré de ses chaînes dogmatiques, le privant ainsi de cette foi, source de tous les maux, il n’y a plus aucune obstruction à la manifestation de ce qu’Owen reconnaît comme la charité. Cette vertu innée procède de la bonté. Comme le rationaliste estime qu’il y a du bon en l’Homme, il considère ainsi qu’il n’est pas condamné à une destinée tragique11. Sans cette bonté innée, il n’y a point d’acte charitable. La religion, selon Owen, est un obstacle à la bonté naturelle de l’Homme, contraint d’obéir à un dogme et donc privé de sa liberté. Dans le christianisme, l’Homme vit dans une condition de péché et de culpabilité depuis la Chute. Tentant de racheter ses péchés, l’Homme s’investit dans des oeuvres rédemptrices, souvent caritatives12. Owen veut faire de la bonté, et donc de la charité, un acte naturel et spontané qui ne cache aucun dessein eschatologique ni calcul. La vertu de la charité devient donc le maillon qui relie les hommes entre eux : la religion.

20 On constate, par conséquent, que les tensions entre le croyant et le rationaliste se nouent au coeur de la conception de la nature humaine. Si la nature de l’Homme est fixe selon le chrétien, elle est, pour Owen, sur le point de vivre une révolution à l’aune de la révolution scientifique : « […] the irresistable progress of nature’s great change […] » (WRO, vol. 3, p. 379). Mais une fois les fondements de la nature redéfinis, il faut, selon Owen, les accepter comme acquis et définitifs : […] to establish upon a solid and everlasting foundation, the permanent system of nature, based upon unchanging facts, which never err, or are inconsistent with themselves and all other facts, and which facts lead alone to real knowledge and substantial happiness […] (Ibid.) The laws of nature never change for man, or any earthly affairs or proceedings whatever. (WRO, vol. 2, p. 181)

21 Ainsi, si l’on note, à moment donné, que l’heure est venue pour une Révolution morale chez Owen, les deux cosmogonies finissent tout de même par se rejoindre.

22 Mais ces lois de la nature qui sont fixes trouvent leurs racines en un Dieu de la Nature omnipotent. Owen donne une puissance divine à la Nature, car qui s’y oppose est condamné à la défaite : « nature is against the continuance of the present irrational system ; and they who oppose nature, who never gives up the contest must sooner or later be defeated » (WRO, vol. 3, p. 382). Le dessein de Owen est de façonner la moralité des Hommes, naturellement doués de raison, au regard de cette Nature. Pour les chrétiens, l’Homme procède du Créateur et serait fait à son image, Imago Dei. Ainsi, ce consensus révélerait que les natures des deux divinités sont très proches, ce qui supposerait donc que l’interprétation de la nature humaine par les chrétiens et les rationalistes est similaire : Que l’on comprenne l’Homme comme sortant des mains de Dieu ou bien de la Nature, l’interprétation demeure la même. Thomas More parle de l’homme sortant des mains de son Créateur. Les penseurs de l’époque des Lumières parlent de l’homme sortant des mains de la Nature13.

23 Cependant, bien qu’il semble y avoir consensus à cet égard, il s’avère que, pour Owen, le Dieu chrétien, est diamétralement opposé à la Nature. Afin de mieux comprendre les

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divergences de point de vue entre le croyant et le rationaliste, il convient de remonter aux origines de la Charité. La source de la religion chrétienne serait, selon Owen, une divinité abjecte et dédaigneuse pour avoir répandu autant de malheurs sur le monde : If, indeed, religion, as it has been hitherto taught, has emanated from a divinity, it must have been from one possessing the most dire hatred to mankind ; one, who well knew how the most effectually to destroy, in the bud, the finest qualities of human nature, and the highest enjoyments of every individual (WRO, vol. 2, p. 192).

24 Dès lors, le rationaliste détrône cette divinité pour la remplacer par celle de la Vérité. Owen aborde ce qu’il appelle : « The Second coming of Truth » (WRO, vol. 3, p. 405). On ne peut que faire la comparaison avec La Seconde Venue du Christ. Ses sources sont bibliques puisqu’il cite un passage du Nouveau Testament, d’abord pour illustrer la première venue du Christ (Ibid., p. 405-406). La seconde venue de la Vérité est celle préconisée par Owen, comme s’il ré-écrivait le Nouveau Testament. De son vivant, l’Homme va sortir alors de l’ignorance pour acquérir une connaissance, fruit de La Seconde Venue de la Vérité. Dans une certaine mesure, il semble qu’Owen joue alors un rôle de prophète. En cette qualité, il annonce la fin du Règne de la Foi : Yes, my friends, in the day and hour when I disclaimed all connexion with the errors and prejudices of the old system – a day to be remembered with joy and gladness henceforward throughout all future ages – the Dominion of Faith ceased ; its reign of terror, of disunion, of separation was broken to pieces like a patter’s vessel (see Psalms 2:9). The folly and madness of its votaries became instantly conspicuous to the world. (EW, vol. 1, p. 227)

25 Enfin, le rationaliste se montre pratique dans la mesure où ses initiatives, qui sont censées conduire au bonheur, doivent être mises en application le plus tôt possible. Il envisage, en effet, de fonder un paradis terrestre, « to make the earth a terrestrial paradise » (WRO, vol. 3, p. 381) afin de sortir le peuple de l’ombre, « Egyptian darkness » (La Bible, L’Exode 8:6) (Ibid., p. 380). Cet idéal est commun à d’autres groupes religieux, notamment à la Kirk. Cependant, toutes les confessions protestantes n’ont pas la même conception théologique du bonheur et donc du paradis. En effet, pour les Églises dissidentes, le bonheur n’est pas de notre monde tandis que pour la Kirk, et à travers l’idéal chalmérien, il est possible de construire notre bonheur sur terre. Ces deux conceptions différentes du bonheur, l’une spirituelle, donc relevant de l’eschatologie, et l’autre immédiate, donc temporelle, donnent lieu à des comportements et à des choix politiques et sociaux très différents. La Kirk souhaite coopérer avec l’État pour accélérer la mise en place du bonheur terrestre tandis que les dissidents s’opposent à l’ingérence de l’État dans ses affaires spirituelles. Cette intrusion ne participe pas du bonheur spirituel qui se révélera à la fin des temps. Quant à Owen, il souhaite, au contraire, la coopération de l’État puisqu’il n’hésite pas à transmettre au Parlement ses requêtes et ses travaux. Il invite d’ailleurs à New Lanark des hommes d’influence, du futur Tsar de Russie aux hommes politiques britanniques. Mais Owen est aussi un riche industriel, c’est peut-être la raison pour laquelle il pouvait se permettre d’écorner l’image de la religion et d’attiser, au moins dans les premiers temps, la curiosité des hommes les plus influents de Grande-Bretagne et d’ailleurs.

26 Mais de cette vision du bonheur, découlent aussi des conceptions différentes de l’organisation de la société et en particulier de la notion de travail. Tandis que les Églises, pour des raisons tant théologiques que politiques, souhaitent maintenir la hiérarchie sociale en l’état, comme le suggère, au fond, Thomas Chalmers (qui souhaite éduquer moralement les pauvres), Owen voit dans le progrès scientifique un allié de

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l’émancipation sociale de l’Homme qui est jusqu’alors enfermé dans un carcan tant moral que physique : « mental slavery and physical servitude » (Ibid., p. 379). Nul besoin d’esclaves pour faire le travail puisque les machines remplacent peu à peu l’Homme. Dans la tradition chrétienne, les Églises protestantes et calvinistes ne se sont pas opposées à la hiérarchie sociale existante en raison de leurs conceptions de la doctrine de la prédestination. Jean Calvin développe cette doctrine dans Institution de la religion chrétienne en 1536. Sa thèse présuppose la prédestination à être élu et à recevoir la grâce, thèse qui a pu aussi justifier la condition sociale, pour les pauvres comme pour les riches. La célèbre thèse de Max Weber cherche à démontrer que cette doctrine a contribué au développement de l’esprit capitaliste des chrétiens, le travail et la richesse étant considérés comme une grâce de Dieu, un don et un signe de l’élection divine14. C’est bien plus à travers le travail, dont la richesse est la manifestation, qu’à travers l’argent à proprement parler que le calviniste participe au capitalisme. Mais cette position fait encore aujourd’hui l’objet de vifs débats.

27 Au sein de la communauté, le travail, pour Owen, devient la seule richesse et c’est par conséquent autour de ce principe qu’il organise toute la société. Mais afin qu’éthique et travail se répondent dans une parfaite harmonie, le rationaliste s’engage à mettre un terme à la hiérarchie sociale. Il souligne en particulier l’égalité dans l’éducation et dans la condition sociale : « To those who understand human nature it is now evident that there can be no peace, no unity, no permanent prosperity and happiness, so long as there shall be inequality of education or condition » (WRO, vol. 3, p. 377-378). Afin de briser le schéma classique, Owen favorise une classification de la société en fonction de l’âge : « The classification of age is the essence of justice to the human race, and will produce universal charity, kindness, peace, and happiness ; while the classification of birth and wealth, will, so long as it shall be most unwisely permitted, produce uncharitableness, unkindness, wars and misery » (Ibid., p. 407-408).

28 La rupture entre le religieux et le rationaliste est ici définitivement consommée. Après avoir fait table rase des pratiques religieuses existantes, Owen souhaite éduquer la population sur des bases saines. C’est par le truchement de ses expérimentations à New Lanark qu’il tente de mettre sur pied un nouveau système d’éducation pour édifier conjointement la Religion de la Charité et le Nouvel Homme. Pour ce faire, il convient d’associer étroitement instruction et éducation dans un environnement industriel.

L’exemple de la filature de New Lanark : un système d’éducation à la croisée du rationalisme et de la tradition knoxienne

29 Nous pouvons conclure de ce qui précède que tous les vices de la société (pauvreté, superstitions, crimes et violence) de la première moitié du XIXe siècle sont imputables, selon Owen, à une mauvaise éducation. Dès lors, l’éducation devient un pilier central de la réforme sociétale de Owen : […] Man must be educated. But how ? No longer to be a mental and physical slave to imaginary fears ; the days of ghost and hobgoblins are passing with the superstitions which gave them birth, and man must have his character henceforward based on demonstrable truth and must be made an intelligent and superior rational being, fitted to create the circumstances to ensure happiness to his offspring, and to live a long life of healthy joyous existence. (Ibid., p. 369)

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30 Dans le droit fil des préoccupations des Lumières, l’éducation est donc au coeur de toutes ses préoccupations, car elle constitue le seul remède contre l’ignorance. Comme nous l’avons précédemment étudié, Owen rend la religion responsable de la précarité sociale et morale. Cependant, force est de constater que le système d’éducation écossais était réputé à travers le monde pour sa qualité, comme le souligne l’historien T. C. Smout : « […] really splendid education […] 15».

31 Depuis le Moyen-Âge, le clergé catholique avait fait main basse sur l’instruction. Le réformateur John Knox reprit le flambeau et stipula clairement, dans le Livre de Discipline, que l’instruction religieuse devait être prodiguée à tous les enfants de chaque paroisse. La paroisse avec son école en son centre devint la caractéristique du presbytérianisme écossais. De ce projet très ambitieux naquit un mythe selon lequel l’Écosse était l’un des pays les plus lettrés d’Europe. C’est à la fin du dix-huitième siècle que l’instruction connut son âge d’or : la Kirk pouvait alors se vanter d’avoir un pastorat éduqué. Tobias Smollett en fait d’ailleurs la remarque : « Even the Kirk of Scotland, so long reproached with fanaticism and canting, abounds at present with ministers celebrated for their learning, and respectable for their moderation16 ». Pour renforcer le mythe, il est dit que des enfants modestes, souvent issus d’un milieu rural, avaient été promus à un rang social élevé : le lad o’pairts. Mais au début du XIXe siècle, la Kirk, dominant encore le paysage de l’instruction, n’était plus la seule Église à prodiguer une instruction, en particulier dans les villes. Il y en avait pour les riches et pour les pauvres. Les riches, d’abord, qui bénéficiaient des prestigieuses Grammar Schools. Et les plus modestes pouvaient s’instruire dans des écoles de charité, parfois par le biais de maîtres d’école itinérants, et surtout grâce aux écoles du dimanche en grande partie dynamisées par les Éveils religieux.

32 Grâce à l’école paroissiale, John Knox était parvenu à instiller les préceptes de la Réforme, à se garantir contre tout retour des prélats, à maintenir une relative paix sociale et surtout à pérenniser l’existence de la Kirk. Owen n’est donc pas le premier réformateur à vouloir faire de l’éducation un principe fondamental de son programme. Thomas Chalmers, considéré comme le troisième réformateur, après le grand réformateur John Knox et le covenantaire Henderson, a tout misé sur l’éducation pour extirper la population de son bourbier moral et social. Son projet demeurait à forte coloration religieuse, dans la continuité de l’oeuvre knoxienne, en prenant soin toutefois d’adapter le système traditionnel aux nouveaux enjeux socio-économiques. Mais son concurrent, Owen, était novateur, offrant à la population ouvrière une alternative à l’instruction religieuse traditionnelle : l’école laïque. L’instruction devenait un enjeu idéologique.

33 Microcosme de toutes les spécificités économiques et sociales de l’Écosse du XIXe siècle, la filature de New Lanark se présentait comme le laboratoire expérimental idéal. Toutes les conditions étaient réunies, car cette filature, archétype de l’industrialisation, était la plus grande manufacture de coton de Grande Bretagne qui était à la pointe du progrès scientifique en matière de machines et qui rapportait à son propriétaire, David Dale, une immense richesse.

34 David Dale (1739-1806) avait acquis la manufacture de New Lanark en 1785. De nature charitable, il avait mené son affaire avec beaucoup d’humanité. Contrairement à de nombreux industriels, Dale investissait une partie des richesses de la manufacture dans les oeuvres caritatives, notamment dans les écoles et dans les hôpitaux. Philanthrope, le maître de New Lanark devait ses qualités d’altruiste à sa foi. D’abord membre de

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l’Église d’Écosse, la Kirk, il rejoint les rangs de la Relief Church pour ensuite devenir prédicateur dans la confession indépendante des Old Scots Independents. De confession presbytérienne donc, Dale laissait à Owen une filature qui avait certes de nombreuses lacunes mais qui avait fait l’objet d’une attention particulière quant à l’organisation de son système d’instruction, avec en particulier une crèche et une école maternelle. Fruit de l’école paroissiale, Dale en avait gardé l’organisation : « Dale’s schools in New Lanark retained elements of the parish system, most notably in their emphasis to reading and catechism17 ».

35 Robert Owen succéda à l’ancien propriétaire, David Dale, dont il épousa la fille, Caroline. Une fois propriétaire de la filature, Owen prit rapidement les mesures nécessaires pour réduire le temps de travail des ouvriers, le limitant à dix heures par jour. Il se refusa à embaucher des enfants de moins de dix ans. Enfin, il leur prodigua une instruction gratuite jusqu’à l’âge de 12 ans.

36 Malgré ces nobles initiatives, les critiques acerbes de Owen contre la religion suscitèrent bientôt le mécontentement du presbytère local de la Kirk. Certes critique envers la religion, Owen n’en demeurait pas moins un homme tolérant. Il tenait compte malgré tout des requêtes de ses ouvriers en employant un ministre du culte. Si nécessaire, il faisait même appel à un pasteur pour les services en gaélique destinés aux ouvriers originaires des Hautes Terres. Il s’offrit même les services du révérend Dr John MacDonald, figure évangélique des Hautes Terres. Owen commençait aussi à adopter les pratiques religieuses sous son propre toit : « By Macnab’s account religious observance was the rule and at Owen’s own house at Braxfield daily prayers were observed by a large and moral family18 ». Le philanthrope partageait la direction de la filature avec trois autres associés Quakers, Allen, Foster et Gibbs. Ces derniers se préoccupaient de la persistance de Owen à affirmer publiquement son opinion anti-religieuse. Il faut comprendre que même si Owen peut apparaître modéré pour le lecteur d’aujourd’hui, ses positions apparaissaient excessives dans une société où la religion avait encore droit de cité et où le clergé tenait le haut du pavé. Même si les trois Quakers résidaient à Londres – ce qui laissait une certaine marge de manoeuvre à Owen, ils venaient régulièrement s’enquérir de la santé morale et spirituelle de la communauté.

37 Entre quatre cents et cinq cents enfants, en rang militaire et vêtus d’un kilt, chantaient des chansons profanes. Owen avait pris soin de remplacer les leçons de chant liturgique mises en place par son beau-père. Les pasteurs de New Lanark témoignèrent malgré tout des bonnes moeurs de ses habitants19. Mais Owen, sous couvert de tolérance, souhaitait réformer les moeurs en douceur. Aussi, commença-t-il à préconiser que soit remplacée la lecture de la Bible par des leçons de géographie. Bientôt, les membres du Presbytère de la Kirk eurent vent de ces réformes et ne tardèrent pas à condamner cette mesure. Dès lors, New Lanark fut montré du doigt comme l’antre de l’athéisme : « It is a system of undisguised Atheism and social corruption20 ». Les chrétiens vilipendaient ces initiatives. Rien ne pouvait davantage rappeler les trois associés Quakers à leurs devoirs moraux. En bons cléricaux qui se respectent, ils durent intervenir pour rectifier les mesures prises par Owen, en réintroduisant l’instruction religieuse et en supprimant les cours de danse. Owen faisait grise mine, mais il était parvenu à trouver une via média en choisissant de fournir une instruction religieuse qui ne devait en aucun cas refléter une confession particulière. La Bible devait figurer comme un support de lecture parmi d’autres.

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38 On note malgré tout une contradiction dans la position d’Owen. On peut s’étonner qu’Owen, ouvertement sceptique, ait pris fait et cause pour les sociétés bibliques. En effet, l’école était en partie financée par la British and Foreign Bible School Society, société philanthropique religieuse qu’il admirait particulièrement. En effet, il saluait le travail exemplaire que la société avait accompli. Elle avait su condamner les formes les plus extrêmes de l’évangélisme : « But the belief in, and reverence for, these systems for deranging the faculties, and creating the most vile and violent of human passions, are rapidly decreasing throughout the world ; and that decrease is mightly hastened by the establishment and progress of the British and Foreign Bible Society » (WRO, vol. 3, p. 367). On peut tenter de justifier cette contradiction chez le rationaliste de plusieurs façons. D’une part, c’était Robert Dale, son beau-père, qui avait fondé la première société biblique d’Écosse à en 1805. L’ensemble des sociétés devait soutenir la British and Foreign Bible Society, la maison mère, fondée en 1804 à Londres. Thomas Chalmers était lui aussi très impliqué dans le développement de ces sociétés. Il en avait d’ailleurs exprimé sa plus vive admiration : « The Christianity of the Bible gains a readier access into the hearts of the ignorant than the Christianity of sermons and systems and human compositions21 ». C’est probablement sur ce point que les deux réformateurs se rejoignent. La société à vocation missionnaire symbolisait, dans une certaine mesure, la lutte contre les superstitions et donc contre l’ignorance.

39 En réalité, Owen savait saisir le meilleur de ses concurrents, quelle qu’en fut l’obédience. Très admiratif des systèmes d’instruction d’Andrew Bell et de Joseph Lancaster, il se mit à appliquer scrupuleusement leurs méthodes, qui concordaient avec son idéal d’éducation des classes laborieuses22. Même si les pédagogues accordaient une place prépondérante à l’instruction religieuse dans leur curriculum, Owen fut d’abord séduit par le fait qu’ils menaient leur entreprise en dehors des circuits de l’Église anglicane, dont ils étaient membres23. Ensuite, le principe du monitorat, selon lequel les élèves plus doués aidaient leurs camarades, s’accommodait bien avec les vertus d’entre- aide et de bonté qu’il souhaitait inculquer aux enfants. Pour Owen, ces méthodes pédagogiques novatrices étaient plus utiles que l’apprentissage des « trois R ».

40 Au fil du temps, Owen prend de la distance par rapport aux deux pionniers pour suivre une voie qui lui est propre. En effet, l’entraide à l’école est vaine si le maître d’école n’est pas formé convenablement selon les besoins pratiques de l’enfant. Ainsi, en soulignant cette nécessité, serait-il devenu le pionnier de l’école normale.

41 Dans ce réajustement, le philanthrope souligne la nécessité d’une instruction pratique et non théorique. Aussi critique-t-il vivement les méthodes traditionnelles de la mémorisation. Selon Owen, la mémorisation n’apprend pas à l’enfant à réfléchir mais à restituer un savoir, souvent sans en comprendre le sens. C’est d’ailleurs ce qu’il reproche aux confessions religieuses qui inculquent le catéchisme. Dans son organisation, les parents devaient jouer un rôle fondamental dans l’éducation de leur progéniture en les encourageant dans leurs études et en supprimant toute forme de punition et de récompense, l’enfant devant tirer lui-même des leçons de ses erreurs. À cet égard, Owen se serait inspiré de l’éducateur John Locke : Beating, then, and all other sorts of slavish and corporal punishments are not the discipline fit to be used in the education of those we would have wise, good, and ingenuous men […] On the other side, to flatter children by rewards of things that are pleasant to them is carefully to be avoided24.

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42 Ce fut au cours de ses voyages en Europe en 1818 qu’Owen s’inspira des oeuvres d’autres éducateurs, ce qui fit de son projet un savant mélange de tradition knoxienne, de philosophie des Lumières et de pédagogie contemporaine. De ces trois influences, il s’empara du meilleur de chacune pour ensuite en révéler toute la teneur. Il s’éclaira de la philosophie de Jean-Jacques Rousseau, de Helvétius, de William Godwin, de Jeremy Bentham et d’autres encore. Il s’initia aux pratiques et méthodes pédagogiques des célèbres Pestolazzi et Fallenberg. Il rencontra le Suisse Pestolazzi, lui-même fortement influencé par Rousseau. Il souhaitait éveiller l’intérêt de l’enfant en commençant par étudier l’aspect pratique d’un sujet ou d’un objet avant de s’intéresser à son contenu théorique. Il s’agit bien ici d’une approche empirique. Il faut favoriser une approche pratique, adaptée au milieu dans lequel évolue l’ouvrier. Le Suisse Fallenberg, quant à lui, disposait, entre autre, d’une École Normale. Convaincu par Fallenberg, Owen inscrivit ses propres fils dans cette école de pointe et d’une réputation hors pair. Après trois années d’études dans ce haut lieu de l’éducation, l’un de ses fils poursuivit l’œuvre paternelle.

43 À la même époque, l’évangélique Thomas Chalmers expérimentait des méthodes similaires dans ses paroisses urbaines de Glasgow. Il était également au fait des dernières méthodes pédagogiques. Toutefois, l’originalité de Owen résidait dans l’étroite corrélation entre pédagogie et industrie, entre instruction et formation et ce, au coeur de la manufacture.

44 Somme toute, le christianisme et la religion rationnelle ont en commun un même dessein d’éducation universelle : répandre des principes de vertu dans tous les foyers, et surtout répondre, dans l’immédiat, à la précarité sociale et morale des classes laborieuses. Owen aurait sans doute souhaité annihiler tout sens de christianisme dans sa fabrique mais au même titre qu’il jugeait voir du bon en l’Homme, il estimait aussi qu’il y avait du bon dans le christianisme. Dans son désir de révolution morale de la société, il s’était probablement heurté au pouvoir de la tradition presbytérienne, pouvoir qu’il avait suffisamment décrié. Ses associés Quakers avaient veillé au maintien de l’instruction religieuse dans la filature. Les ouvriers de New Lanark, dont la majorité avait connu l’école paroissiale et assistait au service du dimanche du temps de Dale, réclamaient également le maintien des pratiques liturgiques presbytériennes. La pression qu’incarnait la culture presbytérienne était donc forte et Owen, qui souhaitait maintenir la paix sociale au sein de sa communauté, acceptait, sans doute, de taire certains de ses principes rationnels en attendant des moments plus opportuns.

45 Afin de mettre en œuvre sa réforme sociale, il avait clairement stipulé, à la manière d’un prophète, que la première étape consistait à éliminer la religion traditionnelle et que la société était prête à vivre cette mutation. Mais force est de constater que la tradition était la plus forte. Il croyait néanmoins suffisamment à ses idées pour les mettre en application sous d’autres cieux, notamment à New Harmony, s’imaginant sans doute que le poids de la tradition serait moins lourd dans le Nouveau Monde.

46 Si l’objet du présent article n’était pas de traiter la notion de l’utopie stricto sensu, il convient cependant de conclure cette analyse sur les conséquences des rapports entre religion et rationalisme sur la notion d’utopie. C’est probablement le sens et la nature du terme communauté qui sont redéfinis à la lumière de ces rapports.

47 Afin de tenter de fournir quelques éléments de réponse, il convient de revenir un court instant sur la menace qu’incarne la religion traditionnelle pour son entreprise sociale.

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Owen voyait certainement dans la conversion à l’évangélisme un danger pour la société mais surtout une rivale de poids. Il redoutait – et il avait raison comme en témoigne un pasteur écossais en 1807 – que les ouvriers se convertissent à cette nouvelle expression de la foi, qui trouvait probablement sa source dans les Réveils de Cambuslang en 1742: « In Scotland weavers in Glasgow, Paisley, Perth, Dundee, etc., are among the first to join any new sect set up, the effect no doubt of their sedentary life and the melancholy monotony of their occupation. Where a great number of weavers are gathered, there new and gloomy notions of religion prevail25 ».

48 Dans une certaine mesure, on ne peut pas faire abstraction du fait que la population, toutes classes confondues, ait perdu le sens de la communauté et de l’appartenance à un groupe : « Community sense collapsed in the industrial city […]26 ». Désormais, tout l’enjeu social est de remettre sur pied « la communauté » au sens large. Si ce dessein est partagé par le socialiste rationnel, Owen, et par les Églises, la finalité est somme toute différente. En effet, Owen souhaite rétablir ce sens à condition qu’il soit dépouillé de sa gangue dogmatique chrétienne. Finalement, Owen veut redonner tout son sens étymologique au mot religion, qui signifie relier et donc reconstruire la communauté. En fait, si la communauté est un microcosme de la société, c’est bel et bien la société, à plus grande échelle, qu’il s’agit aux yeux des réformateurs de reconstruire. Si, à la base, la communauté ne peut survivre aux aléas et aux pressions du contexte économique et social, alors l’entreprise communautaire est elle aussi vouée à l’échec et apparaît de facto utopique. Qu’il s’agisse d’une tentative de reconstruction religieuse ou rationnelle, la « communauté » telle qu’elle est pensée au XIXe siècle appartient, dans une certainement mesure, au monde de l’utopie.

NOTES

*. Abréviations : WRO (Works of Robert Owen) ; EW (Early Writings by Robert Owen) ; RSS (Religion and Society in Scotland by C.G. Brown). 1. Curtis S., J, History of Education in Great Britain, University Tutorial Press, London, 1948, p. 209. 2. Owen R., Evidence of the Select Committee on the State of Children Employed in Manufactories, 1816 ; in R.H. Campbell and J. B. Dow, Source Book of Scottish Economic and Social History, Oxford : Basil Blackwell, 1968, p. 153-55 in Civardi C., L’Écosse depuis 1528, Ophrys, 1998, p. 113. 3. Marx R., La Révolution industrielle en Grande Bretagne, Armand Colin, 1970, p. 177. 4. D’après Roland Marx, Owen aurait créé le mot socialiste en 1827 : « […] le mot « socialiste » entre grâce à lui dans la langue anglaise, vers 1827 semble-t-il […] », Marx R., La Révolution industrielle en Grande Bretagne, Armand Colin, 1970, p. 190. 5. Owen R., Works of Robert Owen : vol. 3, Book of the New Moral World : Seventh Part, p. 407. Friedrich Engels avait repris cette idée à son compte : « Robert Owen s’était approprié la doctrine des matérialistes du dix-huitième siècle : que le caractère de l’homme est le produit, d’un côté, de son organisation native, et, de l’autre, des circonstances qui l’environnent pendant sa vie et principalement pendant sa période de développement. » Engels, F., “Le matérialisme

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britannique”, in Socialisme utopique et socialisme scientifique, Librairie de l’Humanité, Paris, 1924, trad. Paul Lafargue. 6. Après une succession d’enquêtes parlementaires, le parlement britannique a refusé de financer l’extension de la Kirk, devant autofinancer les constructions d’églises. 7. Hume D., Natural History of Religion (1757), Dialogues Concerning Natural Religion (1779) ; Locke J., Essay Concerning Human Understanding (1689). 8. Brown C.G., Religion and Society in Scotland since 1707, p. 108 (RSS en notes). 9. Owen R., Early Writings, vol. I, p. 227 (cité EW dans le texte). 10. La Bible, 1 Corinthien 13, 1-7, 13. 11. Dupuis S., La pensée et l’action d’un socialiste utopique, Robert Owen: 1771-1858., CNRS, Université de Toulouse, p. 321. Cet optimisme, parfois utopique, alimente suffisamment la volonté d’Owen pour qu’il poursuive ses projets. 12. Il y a ici une polémique entre catholiques et protestants qui trouve sa source dans l’interprétation des paroles des Apôtres Paul et Mathieu. Pour les uns, il s’agit du salut par les oeuvres et pour les autres par la grâce. Néanmoins, la Bible et le Premier Livre de Discipline appellent le croyant à faire acte de charité envers son prochain. 13. Chirpaz F., Raison et déraison de l’Utopie, l’Harmattan, 1999, p. 107. 14. Weber M., L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), traduction par J. Chavy, Plon, 1964 ; nouvelle traduction par J.-P. Grossein, Gallimard 2003. 15. Smout T.C., A History of the , 1560-1830, Collins/Fontana, 1969, p. 450. 16. Smollett T., The Expedition of Humphrey Clinker, 1771, Everyman, Londres, 1968, p. 221 in Civardi, C., L’Écosse depuis 1528, Ophrys, 1998, p. 83 17. McLaren D.J., David Dale, Robert Owen and the New Lanark Schools in the Scottish Educational Context, 1785-1824, p. 11. 18. Donnachie I.L. & Hewitt G., Historic New Lanark: the Dale and Owen Community since 1785, University Press, 1994, p. 132. 19. Gordon P., Robert Owen, Perspectives : Revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, Unesco, Bureau International d’Education), vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 287-306. 20. Stone B.W., The Christian Messenger, le 25 décembre 1826, Georgetown, États-Unis, p. 44-46. 21. Chalmers T., The Influence of Bible Societies on the Necessities of the Poor, 1818. 22. De nombreux philanthropes s’essayaient comme Owen aux méthodes de Bell et de Lancaster. Il existait d’ailleurs des Lancasterian Schools à Glasgow, Édimbourg et Aberdeen qui fonctionnaient en dehors du circuit de l’école paroissiale. 23. Boyd W. & King E., The History of Western Education, A & C Black, London, 1977, p. 306-307. 24. Locke J., Some thoughts Concerning education and of the Conduct of the Understanding, Hacket Publishing Company, 1693, p. 34. 25. James Hall in Murray, D.B., « The social and religious origins of Scottish non-presbyterian Protestant dissent from 1730-1800 », thèse de doctorat, Université de Saint Andrews, 1977, p. 214. RSS, p. 115. 26. Gilbert A.D., Religion and Society in Industrial England: Church, Chapel and Social Change 1740-1914, London, 1976, p. 113 in RSS, p. 9.

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AUTEUR

CLAIRE PUGLISI-KACZMAREK Université de Provence

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L’Utopie gothique de Jules Verne au pays de Rob Roy*

Sylvie Kleiman-Lafon

Il se demande s’il n’y a pas en lui, nécessairement, derrière chaque caverne, une caverne encore plus profonde – si au-dessous d’une surface il n’y a pas un monde plus vaste, plus étranger, plus riche, si derrière chaque fond, et sous chaque « fondement », il n’y a pas un tréfonds1.

1 On ne s’étonnera guère que Jules Verne, pourtant habitué à promener son lecteur dans des terres autrement plus inconnues et autrement plus étonnantes, ait choisi à plusieurs reprises de faire de l’Écosse le décor de ses romans. Les biographes soulignent les liens familiaux que l’écrivain entretient avec l’Écosse, patrie de ces ancêtres maternels. Il a, par deux fois, visité le berceau de sa famille : il s’y rend en 1859 avec le compositeur Aristide Hignard et tire de ce périple un récit – Voyage à reculons en Angleterre et en Écosse – refusé par Hetzel en 1862 etresté inédit jusqu’en 19892. Verne retourne en Écosse vingt ans après à bord de son propre yacht, le Saint Michel III, entre la parution des Indes noires (1877)3 et celle du Rayon vert (1882)4, deux romans publiés chez Hetzel, et dans lesquels l’Écosse joue un rôle central (rappelons également pour l’anecdote que Vingt mille lieues sous les mers commence avec le naufrage du Scotia).

2 On s’étonnera peut-être que Verne ait pu faire de l’Écosse une terre propice à l’utopie, lui qui situe d’ordinaire ses sociétés modèles en des lieux en apparence plus incongrus. C’est que l’Écosse, terre poétique s’il en est, paraît peu conciliable avec la vision technologique et progressiste de l’utopie vernienne telle qu’elle se trouve conjuguée dans un certain nombre de romans (Vingt mille lieues sous les mers, Mathias Sandorff, Les Cinq Cents Millions de la Begum, L’Étonnante aventure de la mission Barsac, ou encore Robur le conquérant).

3 Charles Nodier, qui fait en 1821 le voyage en Écosse et publie la même année Promenades de Dieppe aux montagnes d’Écosse ainsi qu’un conte intitulé Trilby ou le lutin d’Argail 5, donne une idée juste de ce que l’écrivain ou le voyageur va y chercher :

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Que signifierait, au reste, dans l’état de nos mœurs et au milieu de l’éblouissante profusion de nos lumières, l’histoire crédule des rêveries d’un peuple enfant, appropriée à notre siècle et à notre pays ? Nous sommes trop perfectionnés pour jouir de ces mensonges délicieux, et nos hameaux sont trop savants pour qu’il soit possible d’y placer avec vraisemblance aujourd’hui les traditions d’une superstition intéressante. Il faut courir au bout de l’Europe, affronter les mers du Nord et les glaces du pôle, et découvrir dans quelques huttes à demi sauvages une tribu tout à fait isolée du reste des hommes…6

4 Tout comme Nodier, dont il connaissait bien l’oeuvre, Verne parcourt l’Écosse en lecteur de Walter Scott et de MacPherson, et c’est en lecteur qu’il écrit sur l’Écosse. « C’est encore le pays des esprits et des revenants, des lutins et des fées » et Verne se veut le passeur des anciennes légendes d’une terre où : « En certains clans, les tenanciers du laird, réunis pour la veillée, aiment à redire les contes empruntés au répertoire de la mythologie hyperboréenne7 ». Son Écosse est figée dans le temps arrêté des romans de Scott et le lecteur est comme l’un des héros du Voyage à reculons, qui s’entend dire à juste titre par son hôte : « Vous vous trouvez là en plein Walter Scott » (VR, p. 144). Le cliché vernien est tel que cette Écosse s’en trouve même réduite à une géographie immuable et restreinte, celle du « pays de Rob Roy, » que l’on retrouve en écho dans nombre de romans. Ainsi peut-on lire dans le Voyage à reculons : « Le pays avait un caractère étrange, et tout empreint du sentiment de la vieille Écosse. C’était jadis ce que l’on appelait le pays de Rob Roy, territoire montagneux et désert situé entre le lac Lomond et le lac Katrine ; cette vallée communiquait par des défilés étroits avec le glen d’Aberfoil, où se sont accomplis les drames du roman écossais, sur les bords du petit lac d’Aird » (VR, p. 168). Puis, à nouveau, dans Les Enfants du capitaine Grant : Lord Glenarvan et Lady Helena vivaient heureux à Malcolm-Castle, au milieu de cette nature superbe et sauvage des Highlands, se promenant […] au bord du lac où retentissaient encore les pibrochs du vieux temps, au fond de ces gorges incultes dans lesquelles l’histoire de l’Écosse est écrite en ruines séculaires […] admirant cette poétique contrée encore nommée « le pays de Rob Roy »8.

5 Ce n’est pas un hasard si c’est dans ce même espace restreint et surdéterminé que Verne situe la « Nouvelle Aberfoyle », la mine qui sert de décor aux Indes noires9; l’utopie écossaise de Verne est sans doute avant tout une utopie de lecteur, et l’Écosse de l’auteur, bien qu’ancrée dans une réalité géographique indéniable, n’existe pas, ou n’existe plus, ailleurs que dans les livres. À telle enseigne que ce n’est pas en Écosse – même au fond d’une mine – mais sur une île du Pacifique que Harry Grant entend fonder sa colonie idéale, remède politique à la disparition de la vieille Écosse, où pourront se retrouver tous ceux que le traité d’union a floués : « Il faut que nos pauvres frères de la vieille Calédonie, tous ceux qui souffrent, aient un refuge contre la misère sur une terre nouvelle ! Il faut que notre chère patrie possède dans ces mers une colonie à elle, rien qu’à elle, où elle trouve un peu de cette indépendance et de ce bien- être qui lui manquent en Europe » (ECG, p. 894). Mais le projet de Grant se heurte à l’impossibilité de trouver une île suffisamment grande pour les accueillir tous et le roman s’achève sur cette quête que l’on devine sans fin : cette nouvelle Écosse est au sens propre une utopie. D’autres tentatives, avant celle imaginée par Verne avaient d’ailleurs échoué au dix-septième siècle : la colonie de Stuart’s Town en Caroline du sud et le projet avorté de la colonie de la baie de Darien, sur l’isthme de Panama, devaient également sauver l’Écosse de la pauvreté.

6 En réalité, l’Écosse est le lieu rêvé de la micro-société idéale selon Verne, dont Jacques Noiray rappelle à juste titre qu’il n’a jamais été attiré par les projections futuristes10.

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Elle est le lieu paradoxal du passé idéalisé – que l’on peut lire, livre à la main, dans chaque caillou et dans chaque torrent – et de la modernité technologique, où les machines ont des noms de héros11, et où les romanciers se confondent avec les ingénieurs : « Au milieu de George Square s’élevaient les monuments de Walter Scott et de James Watt, deux grands hommes rapprochés dans le même souvenir ; mais sans l’inscription, on eut pu prendre le romancier pour l’inventeur de la machine à vapeur, et le mécanicien pour l’auteur de la Jeune fille de Perth » (VR, p. 155).

7 Le pays de Rob Roy ne se traverse jamais mieux qu’en train ou en bateau à vapeur, et les tunnels dans lesquels s’engouffre le train qui conduit les héros du Voyage à reculons à Glasgow font penser au vortex d’une machine à remonter le temps, qui imprimerait soudain à un paysage immuable la torsion de la vitesse : Le railway s’allongea entre les replis de ces montagnes, et l’aspect du pays se métamorphosa complètement ; il prit même, brusquement, sans transition, un caractère âpre et sauvage ; la vallée s’encaissa dans une gorge plus profonde, et le train circula à toute vitesse sur une voie vertigineuse accrochée aux flancs de ces vieilles roches ; cette rapidité avait quelque chose de fantastique, et à chaque tournant, le convoi semblait sur le point de se précipiter dans ces abîmes où mugissait quelque torrent aux eaux noires ; des pierres aiguës, de tristes bruyères sur un sol dénudé, une complète solitude remplaçaient la verdure et l’animation des campagnes de l’Angleterre ; c’était déjà le pays des Fergus et des Mac Gregor ! (VR, p. 95)

8 Verne est visiblement attaché à l’idée d’une juxtaposition parfaite entre le passé historique et le présent technologique de l’Écosse, et il se félicite de trouver dans le paysage les signes de cette synthèse et de constater que des becs de gaz éclairent désormais les châteaux des vieux lairds12. Par ailleurs, les particularités géologiques de la région en font un décor privilégié dont d’autres avant Verne avaient déjà entrevu l’intérêt. Charles Nodier parcourt l’Écosse en se souvenant de l’Essai géologique de Boué et des descriptions du géographe Faujas de Saint-Fond, même s’il déplore que ces savants n’y aient vu « que des pierres13 ». Il devance Jules Verne dans le « pays de Rob Roy » dont il souligne les accidents : Ce sont de grandes masses de schistes onduleux dont les écailles d’un blanc nacré imitent de loin l’écume des eaux agitées par le vent et blanchies par les brisants de la côte. On dirait des vagues surprises et pétrifiées au moment ou elles retombent parmi les vagues du lac, et dont l’éternelle immobilité contraste avec la mobilité sans fin de celles qui viennent expirer à leurs pieds14.

9 Verne suivra Nodier sur les roches escarpées et les lochs aux eaux noires, mais c’est le sous-sol écossais qui l’attire et lui inspire l’Écosse en creux des Indes noires. Nodier n’est pas tout à fait étranger à ce choix. Lorsqu’il insiste sur les richesses géologiques tourmentées des paysages qu’il traverse, Nodier décrit les gorges et les montagnes comme un paysage inversé où l’extérieur s’assombrit soudain au point de ressembler à une vaste grotte, un paysage sans repère où les lacs sombres se confondent avec le ciel obscurci : « Je montrai le lac Katrine à mon guide, et nous descendîmes rapidement parmi les montagnes, qui relevaient successivement autour de nous leurs vastes coupoles, et qui resserraient à chaque pas que nous faisions vers le Ben Lomond l’espace de plus en plus limité du ciel et de la terre15 ». Il suit lui-même Faujas sur les traces d’Ossian et pénètre dans la grotte de Fingal sur l’île de Staffa16. Jules Verne visite aussi la fameuse grotte et y situe le temps fort du Rayon vert, où une catastrophe naturelle plonge un couple d’amoureux dans une situation périlleuse. La grotte, qui se

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remplit d’eau sous l’effet d’une tempête, les a pris au piège et menace de les engloutir à jamais : La tempête devait avoir atteint alors son maximum d’intensité. En effet, les eaux montantes se précipitaient dans Fingal’s Cave avec l’impétuosité d’une avalanche. De leur choc sur le fond et les murailles latérales, il résultait un fracas assourdissant, et telle était la fureur que des morceaux de basaltes, se détachant des parois, creusaient, en tombant, des trous noirs dans l’écume phosphorescente. Sous cet assaut, dont rien ne peut rendre la violence, les piliers allaient-ils donc s’abîmer pierre par pierre ? La voûte risquait-elle de s’effondrer ? (RV, p. 248)

10 Si Le Rayon vert n’était pas postérieur aux Indes noires, on serait tenté d’y voir une sorte d’esquisse préparatoire, car c’est sans doute à Staffa que Verne a compris tout ce que l’on pouvait tirer d’une grotte ou d’un souterrain. Sans doute est-ce une prédilection pour Walter Scott qui lui fait abandonner temporairement le pays de Fingal, sans doute aussi la nécessité de trouver un lieu plus vaste. Nodier soulignait les risques de tremblement de terre qui menaçaient la région du lac Katrine, il n’en faut pas plus à Verne pour voir tout le potentiel dramatique qu’offre ce décor : « le décor naturel de tous les incidents surnaturels », le décor d’élection du roman gothique, comme The Black Dwarf de Walter Scott. La lecture d’ouvrages scientifiques confirme sans doute ce choix et le précise. L’on sait que Verne possédait un exemplaire de La Vie souterraine de son ami Louis Simonin17 ; il y trouve sans aucun doute l’idée d’une ville minière aménagée sous terre, car c’est un monde urbain en miniature que décrit le géologue : Visitons les différents quartiers de la mine, entrons dans le dédale souterrain… Les galeries en tous sens se croisent comme les rues d’une ville aux mille détours. Il y a des carrefours, des places. Chaque voie à son nom et sa destination ; mais comme il n’y a pas de poteaux indicateurs, on s’y perd les premiers jours, on s’y retrouve ensuite par l’habitude. Quelques-unes des galeries longues, larges, bien ventilées, forment les artères principales, les grandes rues : c’est le beau quartier de la mine. Les autres sont parfois basses, étroites tortueuses, à peine aérées et entretenues, et sujettes d’ailleurs à moindre durée : ce sont comme de vieux quartiers qui sont appelés à disparaître. Cette ville souterraine est habitée nuit et jour ; elle est éclairée, mais par des lampes fumeuses. Elle a des chemins de fer que parcourent des chevaux, des locomotives. Elle a des ruisseaux, des canaux, des fontaines, sources d’eau vive dont, il est vrai, on se passerait bien. Elle a même certaines plantes, certains êtres qui lui sont propres, et la vie, on l’a dit, semble y revêtir des formes spéciales. C’est la cité noire et profonde, la cité du charbon…18

11 On sait, notamment grâce à la correspondance qu’il entretint avec son éditeur Jules Hetzel, que Jules Verne avait d’abord eu pour ambition d’imaginer un maillage de villes souterraines s’étendant sous toute l’Angleterre mais qu’il en fut empêché par Hetzel qui jugeait l’entreprise trop déroutante et ennuyeuse pour le lecteur19. Le manuscrit des Indes noires, analysé et présenté par William Butcher et Sarah Crozier, confirme que le chapitre 13 intitulé « Coal-City » dans l’édition définitive est celui qui a subi le plus de modifications. Dans les premiers états du texte, Verne décrit non une petite bourgade minière souterraine, mais un comté tout entier nommé « Underland » et qui s’est développé grâce à l’exploitation prospère du nouveau gisement découvert par le vieil overman Simon Ford et l’ingénieur Starr. La ville souterraine reprend les caractéristiques énumérées par Simonin en les amplifiant : « La ville souterraine avait ses quartiers et ses rues, disposés suivant le plan de la houillère. Dans les rues passaient les tramways ; sur les lacs et les canaux intérieurs naviguaient les steamboats, destinés à mettre un jour en communication direct les villages qui se fondraient dans l’Underland20 ».Verne imagine même la capitale, Coal-City, en rivale d’Édimbourg et

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reliée aux bassins houillers des autres régions minières de la Grande-Bretagne (« le Royaume-Uni serait ainsi sillonné dans ses profondeurs, des villes se créeraient en pleine croûte terrestre, une seconde Angleterre s’étagerait sous la première »). Verne y voit des restaurants et des cafés, des grands magasins, des murs encombrés de panneaux publicitaires et tout ce qui permet le fonctionnement d’une municipalité : mairie, écoles, églises, tribunaux.

12 Après l’intervention de Hetzel, que reste-t-il de l’Underland ? Le monde de la mine d’Aberfoyle est double. Dans un premier temps, Verne nous présente la « société » souterraine constituée par une famille d’anciens mineurs n’ayant jamais pu se résoudre à abandonner les galeries après la fermeture de l’ancienne mine : « Mais les siens et lui avaient préféré ne pas quitter la houillère, où ils étaient heureux, ayant mêmes idées, même goûts. Oui ! il leur plaisait, ce cottage, enfoui à quinze cents pieds au-dessous du sol écossais. Entre autres avantages, il n’y avait pas à craindre que les agents du fisc, les stentmaters chargés d’établir la capitation, vinssent jamais y relancer les hôtes ! » (IN, p. 58). L’utopie écossaise de Verne ne serait-elle donc qu’un paradis fiscal ? Avec l’ancienne mine, Verne montre une société fossile, relique d’un monde qui n’est plus, une société viscéralement attachée au sous-sol de générations en générations depuis le treizième siècle ; la « colonie ouvrière » d’Aberfoyle a déjà une histoire : « Ce fut vers ce temps que les ancêtres de Simon Ford pénétrèrent dans les entrailles du sol calédonien, pour n’en plus sortir de père en fils » (34). Nul besoin de quitter un souterrain protecteur et rassurant qui met les hommes à l’abri des vicissitudes du monde extérieur : « Dans ce milieu parfaitement sain, d’ailleurs, soumis à une température toujours moyenne, le vieil overman ne connaissait ni les chaleurs de l’été, ni les froids de l’hiver » (35). Ce monde à l’abandon, vidé de la vie industrieuse qui l’animait autrefois, garde les traces de ce pour quoi il était conçu : le travail, nuit et jour, des centaines d’ouvriers qui s’affairaient dans la « vaste fourmilière ». Vidé des ressources qui faisaient vivre des familles entières le « labyrinthe subterrané » est à l’intersection de deux mondes qui n’existent plus ou n’existent pas encore : le monde enfui de l’exploitation d’avant et le monde hypothétique mais prometteur de l’exploitation à venir.

13 La nouvelle mine d’Aberfoyle sera une version décuplée de ce dont l’ancienne n’est plus que le reliquaire. De la simple fourmilière, le lecteur est cette fois transporté dans une ruche immense et hors du temps, dont le nom – comme le souligne Michel Serres – évoque déjà la structure (Abe(rfo)yle)21: Cette excavation se composait de plusieurs centaines d’alvéoles, de toutes formes et de toutes grandeurs. On eût dit une ruche, avec ses nombreux étages de cellules, capricieusement disposées, mais une ruche construite sur une vaste échelle, et qui, au lieu d’abeilles, eût suffi à loger tous les ichtyosaures, les mégathériums, et les ptérodactyles de l’époque géologique ! (IN, p. 58).

14 La ville idéale – ruche anti-mandevillienne, « cité ouvrière » où patrons et ouvriers sont unis par leur foi dans le progrès industriel et les vertus du travail – est avant tout l’œuvre de la nature et non des hommes et elle attend, depuis toujours, la société de travailleurs qui viendra s’abriter dans cette vaste cathédrale (d’un Nouveau christianisme saint-simonien ?) dont Verne décrit : « les piliers qui soutenaient ces voûtes, dont la courbe admettait tous les styles, les épaisses murailles, solidement assises entre les galeries, les nefs elles-mêmes… faites de grès et de roches schisteuses » (59). Si la vieille mine était comme une coquille vide, « un volcan éteint, » le nouveau gisement est une matrice pleine de vie, bouillonnante du sang de la terre : « Mais entre ces couches

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inutilisables, et puissamment pressées par elles, couraient d’admirables veines de charbon, comme si le sang noir de cette étrange houillère eût circulé à travers leur inextricable réseau ». Cette Arcadie d’une infinie richesse (l’ingénieur Starr prévoit mille ans d’extraction) est un monde idéal, protecteur et accueillant, que la nature a miraculeusement pensé pour l’homme-abeille qui viendra le peupler et l’exploiter, et pour tous ceux qui y demeureront lorsque les entrailles de la terre ne seront plus irriguées par leur sang noir : Il faut ajouter que l’exploitation de cette houillère allait être singulièrement facilitée, puisque, par une disposition bizarre des terrains secondaires, par un inexplicable retrait des matières minérales à l’époque géologique où ce massif se solidifiait, la nature avait déjà multiplié les galeries et les tunnels de la Nouvelle- Aberfoyle. […] Quoiqu’il fût impropre à toute production végétale, ce sous-sol eût, cependant, pu servir de demeure à toute une population. Et qui sait si, dans ces milieux à température constante, au fond de ces houillères d’Aberfoyle, aussi bien que dans celle de Newcastle, d’Alloa ou de Cardiff, lorsque leurs gisements seront épuisés, – qui sait si la classe pauvre du Royaume-Uni ne trouvera pas refuge quelque jour ? (IN, p. 58)

15 Verne rêve encore à ce maillage urbain souterrain qu’il imaginait fourmiller dans tout le sous-sol de Grande-Bretagne et va plus loin encore en plaçant malicieusement dans la bouche de l’ingénieur l’utopie d’une mine à l’échelle du monde qui permettrait, après un voyage au centre de la terre, l’avènement d’une fraternité sans frontière : « Poussons nos tranchées sous les eaux de la mer ! Trouons comme une écumoire le lit de l’Atlantique ! Allons rejoindre à coups de pioche nos frères des États-Unis à travers le sous-sol de l’océan ! Fonçons jusqu’au centre du globe, s’il le faut, pour lui arracher son dernier morceau de houille ! » (65) Mais l’utopie vernienne n’est pas une fantaisie futuriste d’ingénieur. À la moitié du récit, dans la nature idéale du sous-sol écossais, Verne projette le lecteur trois ans après la découverte du nouveau filon. La ruche est déjà une cité radieuse où le progrès technologique et la fraternité règlent la vie des ouvriers. Cette utopie souterraine est éclairée, à tous les sens du terme. Par l’électricité d’abord, qui illumine le ciel de pierre de Coal-City comme les galeries où s’affairent les mineurs : Cependant, une lumière intense emplissait ce sombre milieu, où de nombreux disques électriques remplaçaient le disque solaire. Suspendus sous l’intrados des voûtes, accrochés aux piliers naturels, tous alimentés par des courants continus que produisaient des machines électromagnétiques – les uns soleils, les autres étoiles –, ils éclairaient largement ce domaine. Lorsque l’heure du repos arrivait, un interrupteur suffisait à produire artificiellement la nuit dans ces profonds abîmes de la houillère22.

16 Elle est éclairée par le progrès scientifique ensuite, qui passe par le travail et assure la cohésion sociale et la prospérité de cette communauté souterraine. Poussé par Hetzel, Verne abandonne, sans doute à regrets, la description minutieuse de l’organisation sociale de Coal-City telle qu’elle apparaît dans la version initiale des Indes noires. Plus rien ne reste des instruments de propagation du savoir imaginé dans l’Underland. Un réseau d’écoles mixtes devait accueillir les enfants des mineurs « à des heures légalement prélevées sur la journée de travail ». Un établissement est spécialement réservé aux enfants pauvres – car il y a des pauvres dans la société souterraine de Jules Verne – sur le modèle de la United Industrial School d’Édimbourg, dont le romancier a sans doute entendu parler au cours de l’un de ses séjours écossais. L’éducation des enfants est complétée par un dispositif de bibliothèques à propos desquelles il écrit : « Si elles ne pouvaient se comparer à la bibliothèque de l’Université de la métropole,

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elles n’en étaient pas moins visitées, et le niveau moral de cette population de troglodytes atteignait véritablement un degré supérieur » (MSIN). L’idée n’est pas neuve et on la retrouve sous la plume de quelques voyageurs venus en Écosse pour y évaluer les possibilités de développement économique et industriel. Thomas Pennant et John Lettice notent par exemple à propos des ouvriers des mines de plomb de Elwan’s Foot : To compensate from their exclusion of society, they have contrived to share one of its first advantages, the acquisition and communication of knowledge through the medium of a circulating library, established at the bottom of these hills, at their village, near the mine. Notwithstanding a situation, which should seem to promise as little intellectual, as solar light, many of the miners are said to be intelligent and well-informed23.

17 Verne reprend certaines caractéristiques de la société saint-simonienne idéale, fondée, entre autres, sur le progrès moral et matériel de la classe laborieuse24. Mais ces détails n’apparaissent plus dans la version définitive du roman et l’utopie écossaise de Verne se limite à l’injonction de Barthélemy Prosper Enfantin : « Tout par la vapeur et par l’électricité ; substituer à l’exploitation de l’homme par l’homme, l’exploitation du globe par l’humanité25 ». Avec la société de la Nouvelle-Aberfoyle, Verne revient toutefois à l’idée sommairement évoquée dans la description du cottage de Simon Ford, protégé par la mine contre les sollicitations des agents du fisc. Sa « cité ouvrière » est avant tout un modèle économique et industriel : Attirés par la certitude que le travail ne leur manquerait jamais, alléchés par les hauts prix que la prospérité de l’exploitation allait permettre d’affecter à la main- d’œuvre, ils avaient abandonné le dessus du sol pour le dessous, et s’étaient logés dans la houillère, qui, par sa disposition naturelle, se prêtait à cette installation. […] Les familles de la Nouvelle-Aberfoyle prospéraient donc. Depuis trois ans, elles étaient arrivées à une certaine aisance, qu’elles n’eussent jamais obtenue à la surface du comté. Bien des bébés, qui étaient nés à l’époque où les travaux furent repris, n’avaient encore jamais respiré l’air extérieur. (IN, p. 87-88)

18 Certaines de ses caractéristiques la rapprochent indéniablement de modèles utopiques classiques. L’isolement en est une, même si la Nouvelle-Aberfoyle reste ouverte à tous ceux qui souhaiteraient « abandonner la charrue et la herse pour reprendre le pic ou la pioche » (87). La frugalité et le travail, au service du progrès social et technique, rapprochent également la mine écossaise des utopies politiques classiques26. Mais si Jean Servier remarque que les cités utopiques sont souvent situées au bord de la mer, au bord d’un lac ou traversées par une rivière, ce qui est le cas de Coal-City27, la comparaison tourne court, en partie parce que Verne livre fort peu de détails sur le fonctionnement de cette micro-société dans la version définitive des Indes noires. Le travail en assure la prospérité mais, paradoxalement, le lecteur ne voit jamais un seul mineur au travail. La ville elle-même est bien loin des modèles d’urbanisation des cités utopiques. La Cité du Soleil de Tommaso Campanella, les villes de l’île d’Utopia de Thomas More ou le projet de Ledoux pour la saline et la ville de Chaux (voir Figure 1) ont en commun des plans d’une parfaite symétrie marqués par des cercles concentriques et réguliers, des rues qui se coupent à angle droit28. Point de régularité dans la cité idéale de Jules Verne : la ruche est faite d’alvéoles irrégulières et Coal-City suit les accidents du terrain et la fantaisie des mineurs qui y bâtissent eux-mêmes leurs maisons sans suivre un plan idéal déterminé à l’avance : « Ces maisons de mineurs, construites en briques, s’étaient peu à peu disposées d’une façon pittoresque, les unes sur les rives du lac Malcolm, les autres sous ces arceaux, qui semblaient faits pour

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résister à la poussée des voûtes comme les contreforts d’une cathédrale. […] C’était donc une sorte de village flamand, qui s’était élevé sur les bords du lac Malcolm » (87-8). Verne n’imagine nul patron philanthrope pour sa ville souterraine qui aurait pu pourtant ressembler au familistère que le fouriériste Jean-Baptiste Godin construisit en 1859 pour les ouvriers de sa fonderie de Guise ; et même si, dans la première version du texte, il donne à Coal-City l’aspect d’une ville minière du nord de l’Angleterre29, il précise que la cité souterraine s’est « élevée comme par enchantement » au fur et à mesure des arrivées successives, « sur le terrain donné par la compagnie » (voir Figure 2).

Figure 1. Projet de Nicolas Ledoux pour la ville de Chaux

19 Sans être une dystopie, comme le sont d’autres modèles de société décrits par Jules Verne, la cité minière idéale comporte en revanche des éléments dystopiques liés au souterrain et à l’exploitation minière, c’est-à-dire aux fondements mêmes de la micro- société vertueuse et juste de la Nouvelle-Aberfoyle : le sous-sol est dangereux.

20 Une fois de plus, Verne semble s’appuyer sur Simonin, qui entrevoit à quel point les dangers de la mine peuvent en faire le lieu de l’irrationnel et du fantastique, de l’accident et du surnaturel : Après tous les accidents causés par le feu, le grisou, le manque d’air, les éboulements et l’eau, il reste à parler de ceux qui ont le puits pour théâtre. Ceux-ci proviennent des ruptures de câbles, des boisages, des pièces de machines installées à l’orifice, de la chute de pierres, d’outils, de l’abordage des tonnes d’extraction. […] Le puits, voie des plus périlleuses, est comme le tombeau du mineur, et l’on dirait que c’est avec intention que les Belges ont nommé cet abîme la fosse. Sur quelques mines, il est le théâtre de tant de sinistres événements que les ouvriers ne l’abordent qu’avec une sorte de terreur superstitieuse (VS, p. 226).

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Figure 2. Coal-City, gravure originale de l’édition Hetzel

21 La cité idéale, qui protège les mineurs contre les rigueurs et les incertitudes du jour est celle-là même qui les expose au cataclysme. C’est que le souterrain, le tunnel, la grotte sont aussi des lieux de prédilection du roman gothique. « Au pays des revenants, des lutins et des fées, » la mine prend le relais du paysage d’en haut, devenu trop connu sans doute pour être encore le décor d’un drame digne de ce nom. De même que le roman se partage entre deux mondes – celui de l’ancienne mine abandonnée et celui de la nouvelle exploitation – il se partage aussi entre la fosse et le jour, comme si un plongeon salutaire dans les eaux charbonneuses du lac souterrain pouvait redonner vie aux légendes épuisées de la vieille Écosse, un filon en amenant un autre : Si les montagnes des Hautes-Terres sont peuplées d’êtres chimériques, bons ou mauvais, à plus forte raison les sombres houillères devaient-elles être hantées jusque dans leurs dernières profondeurs. Qui fait trembler le gisement pendant les nuits d’orage, qui met sur la trace du filon encore inexploité, qui allume le grisou et préside aux explosions terribles, sinon quelque génie de la mine ? […] Or, les houillères d’Aberfoyle, précisément parce qu’elles étaient exploitées dans le pays des légendes, devaient se prêter plus naturellement à tous les incidents du surnaturel. […] Est-il donc, en effet, un milieu mieux disposé qu’une sombre et profonde houillère pour les ébats des génies, des lutins, des follets et autres acteurs des drames fantastiques ? Le décor était tout dressé, pourquoi les personnages surnaturels n’y seraient pas venus jouer leur rôle ? (IN, p. 41-42)

22 Dans la fosse Dochart ou dans les puits de la Nouvelle- Aberfoyle, le fantastique revêt les traits d’un vieillard à barbe blanche dénommé Silfax. C’est un double maléfique de Fingal, autrefois « pénitent » chargé dans la vieille mine de prévenir le grisou et dont Michel Serres nous dit : « Fax est la torche, le flambeau, le feu. Sil (eo) signifie se taire, faire silence. Silfax est l’autre nom de Lucifer, le porte- lumière ; l’autre nom de l’instance qui ne dit rien, qui n’a pas la parole et qui porte en tous lieux les forces explosives de la flamme30. » Présence invisible et menaçante

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pendant tout le roman, il est « toujours accompagné d’un énorme harfang, sorte de chouette monstrueuse, qui l’aidait dans son périlleux métier en portant une mèche enflammée là où la main de Silfax ne pouvait atteindre » (142). Il n’est pas le seul habitant des houillères dont il partage les secrets avec Nell, son arrière-petite-fille. Ariane dans le labyrinthe des galeries de la mine, c’est elle qui sauve l’ingénieur Starr et les Ford père et fils d’une mort certaine alors que Silfax tente de les emmurer vivants dans la nouvelle mine. Elle est aussi une figure d’Eurydice, ramenée au jour et au monde des vivants par Harry Ford, qui en fait sa femme31. À eux deux, Sylfax et Nell incarnent l’ancienne et la nouvelle mine, le vieux monde de l’énergie épuisable et épuisée, de la technologie surannée, et le nouveau monde de l’énergie inépuisable et du progrès industriel.

23 Pour protéger « sa » mine contre la nouvelle exploitation, Silfax, rendu fou par la fermeture de l’ancien puits, provoque un certain nombre d’accidents catastrophiques qui menacent de mort les nouveaux maîtres de la mine. Être mystérieux et presque surnaturel, il appartient à la légende d’Aberfoyle. Il passe pour « ne craindre ni l’eau ni le feu, » se proclame « roi de l’ombre et du feu ; » ceux qui l’ont connu décrivent sa « force prodigieuse » et son arrière-petite-fille dit de lui qu’il est « partout et nulle part, » qu’il est « invisible… mais qu’il voit tout ».

24 Si la mine est le topos gothique par excellence, Silfax est, par excellence, le gothic vilain tyrannique et fou, dieu sombre et souverain d’un royaume usurpé dont il entend éliminer les prétendants légitimes, parent abusif d’une enfant maltraitée dont il ne veut pas le bonheur. Pour empêcher son mariage avec Harry Ford, le fils de son vieux rival, il préférera engloutir la mine sous l’effondrement du lit du lac Katrine qu’il compte provoquer par une explosion de grisou32. L’intrigue elle-même est celle des romans gothiques, mais l’originalité de Verne est précisément de marier les superstitions de la « colonie souterraine » aux lumières du progrès industriel et social.

25 Dans Les Indes noires comme dans les romans gothiques, le surnaturel a son explication rationnelle. Peu avant le dénouement, l’ingénieur Starr découvre ainsi que les « Dames de feu, » ces « longues flammes » qui « apparaissaient, tantôt sur un pan de mur à demi éboulé, tantôt au sommet de la tour qui domine l’ensemble des ruines de Dundonald- Castle, » (71) sont l’œuvre du maléfique Silfax qui se sert de sa connaissance de la mine pour piéger un navire de commerce : « Quant aux “Dames de feu”, James Starr eut la pensée que quelque jet de grisou, qui se produisait dans cette partie de la houillère, avait pu être allumé par Silfax et produire ce phénomène. Il ne se trompait pas. » (149) Le mariage de Nell avec Harry Ford marque la rencontre entre le monde de l’ancienne superstition et celui de la nouvelle lumière. La jeune fille, confiée aux bons soins de Mme Ford, est vite séduite par les attraits de la colonie minière et ses valeurs sociales : « Puis, quand j’ai vu ces travailleurs, heureux et bons, vénérer M. Starr, dont je les ai crus d’abord les esclaves… Je me suis dit : “Mon grand-père m’a trompée !” » (148) Le jour de la cérémonie, c’est toute cette société qui défile en ordre jusqu’à la chapelle souterraine, la famille Ford et l’ingénieur Starr en tête, « puis venaient les autres ingénieurs de la mine, les notables de Coal-City, les amis, les compagnons du vieil overman, tous les membres de cette grande famille de mineurs, qui formait la population spéciale de la Nouvelle-Aberfoyle ». Symboliquement, les signes avant- coureurs de la catastrophe apparaissent dans l’environnement familier et rassurant de la mine, tout à coup troublé par les fluctuations du monde extérieur : « L’air orageux pénétrait jusque dans les profondeur de la houillère, où la température s’était élevée

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d’une façon anormale. On aurait pu constater – phénomène assez rare – que le baromètre, à Coal-City, avait baissé d’une quantité considérable. C’était à se demander, vraiment, si quelque orage n’allait pas éclater sous la voûte de schiste, qui formait le ciel de l’immense crypte » (150). Déjà, quelque temps auparavant, le lac Katrine – lac du monde d’en haut que Nell vient de découvrir en train – s’était partiellement déversé dans le lac Malcolm, menaçant d’anéantir les mineurs. Pour sa dernière tentative « contre les exploitants de la riche houillère », Silfax a recours au feu et meurt noyé sans avoir pu accomplir sa vengeance.

26 La mort de Silfax marque le succès définitif de la véritable utopie écossaise de Jules Verne et permet d’en mieux cerner la substance. Trait d’union maléfique entre le monde du jour et celui de la fosse, puisqu’il remonte se ravitailler en surface et fait surgir les « Dames de feu » dans les ruines du vieux château, c’est lui qui introduit la poésie du dehors dans le monde affairé de la mine. Maître des « Dames de feu, » il est aussi le maître de la « Dame du lac » et, lorsqu’il provoque la soudaine inondation de la Nouvelle- Aberfoyle, c’est le pays de Rob Roy qu’il retourne tout entier comme un gant et fait entrer dans la mine : « Ainsi donc, le lit du lac Katrine s’était subitement effondré. Ses eaux avaient fait irruption à travers une large fissure jusque dans la houillère. Au lac favori du romancier écossais, il ne restait plus de quoi mouiller les jolis pieds de la Dame du lac » (136). Charon fou dont le nom même évoque le fleuve des morts, ce sont les héros de la littérature écossaise qu’il prend dans sa barque, ce sont aussi les elfes, les lutins et les fées des vieilles légendes (voir figure 3). Sans lui, la Nouvelle-Aberfoyle ne serait que cette utopie industrielle sans âme, mue seulement par le mouvement perpétuel et régulier des chariots et des pics, l’utopie malade de son atmosphère sans vent, de son lac sans ressac et de l’activité monotone de ses habitants. Véritable « roi de l’ombre et du feu, » en mourant, c’est la vie qu’il insuffle à l’utopie écossaise de Jules Verne, collage « frankensteinien » qui s’anime et prend corps sous l’impulsion électrique qui précède la catastrophe (« l’atmosphère s’y saturait d’électricité, à travers les puits d’aération et le vaste tunnel de Malcolm ») (150).

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Figure 3. Silfax

27 Le renouveau de la mine d’Aberfoyle permet à Jules Verne de raviver à son tour la puissance poétique de l’emblématique pays de Rob Roy et d’affirmer avec Nodier que la littérature ne meurt pas : Ainsi c’est avec raison, peut-être, qu’on s’élève contre la monotonie d’un choix de localité que la multiplicité des excellents romans de sir Walter Scott a rendu populaire jusqu’à la trivialité, et j’avouerai volontiers que ce n’est maintenant ni un grand effort d’imagination, ni un grand ressort de nouveauté, que de placer en Écosse la scène d’un poème ou d’un roman. Cependant, […] je ne choisirais pas autrement le lieu et les accessoires de la scène, si j’avais à recommencer. Ce n’est toutefois pas la manie à la mode qui m’a assujetti, comme tant d’autres, à cette cosmographie un peu barbare, dont la nomenclature inharmonique épouvante l’oreille et tourmente la prononciation de nos dames. C’est l’affection particulière d’un voyageur pour une contrée qui a rendu à son cœur quelques-unes des illusions du jeune âge (Trilby, p. 19-20).

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NOTES

*. Abréviations : VR (Voyage à reculons) ; ECG (Les Enfants du Capitaine Grant) ; RV (Le Rayon vert) ; IN (Les Indes noires) ; MSIN (Manuscrit des Indes noires) ; VS (La Vie souterraine). 1. Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, fragment 289, traduction de Henri Albert révisée par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Robert Laffont « collection Bouquins », 1993, 728. Voir Michel Serres, « Un Voyage au bout de la nuit, » Critique, tome XXV, n° 263, avril 1969. 2. Jules Verne, Voyage à reculons en Angleterre et en Écosse, Paris, le Cherche-midi éditeur, 1989. 3. Jules Verne, Les Indes noires, Paris, Hetzel, 1877. 4. Jules Verne, Le Rayon vert, Paris, Hetzel, 1882. 5. Charles Nodier, Promenades de Dieppe aux montagnes d’Écosse, Paris, J.-N. Barba, 1821 et Trilby ou le lutin d’Argail, nouvelle écossaise, Paris, Ladvocat, 1822. 6. Charles Nodier, Trilby ou le lutin d’Argail, Paris, Le Livre de poche, 1995, 20-21. 7. Jules Verne, Les Indes noires, Paris, Librio, 2005, 41. NB. Toutes les références ultérieures seront à cette édition. 8. Jules Verne, Les Enfants du capitaine Grant, 1867 ; Paris, Le Livre de poche, 2004, 31. 9. À la fin du roman, Jack Ryan entonne une ballade dans laquelle Fingal croise les sorcières de Macbeth, la Dame du lac et l’inévitable Rob Roy : Voici la tour où les sorcières/Préparaient leur repas frugal ;/Là, les vastes champs de bruyères,/Où revient l’ombre de Fingal./[…]/La Dame du Lac vient sans doute/Errer là sur son palefroi,/Et Diana, non loin, écoute/Résonner le cor de Rob Roy (Les Indes noires, 132). 10. Voir Jacques Noiray, Le Romancier et la machine, 2 vol., Paris, Corti, 1982. 11. « Le Rob Roy se mit en marche sous l’impulsion de son hélice ; sa machine, dépourvue de condenseur, laissait échapper la vapeur après chaque coup de piston, comme une locomotive. […] Un Écossais, en costume de Highlander, préludait à l’arrière du Rob Roy sur son bag-pipe », Voyage à reculons, 171. 12. « Derrière le château, à deux milles environ, les cheminées d’une mine de houille fumaient tranquillement dans l’air. Cette exploitation appartient à M. S… et avec un débit assez considérable de charbon de terre, lui fournit le gaz qui éclaire le château et le parc, car les allées de ce dernier sont ornées de pilastres supportant des lanternes élégantes », Voyage à reculons, 147-148. 13. Ami Boué, Essai géologique sur l’Écosse, Paris, Veuve Courcier, S.d., Benjamin Faujas de Saint- Fond, Voyage en Angleterre, en Écosse et aux îles Hébrides, Paris, H.J. Jansen, 1797. Nodier cite aussi John Knox, Gilpin, Pennant et Samuel Johnson. 14. Charles Nodier, Promenades de Dieppe aux montagnes d’Écosse, Paris, Champion, 2003, 101. 15. Charles Nodier, Promenades de Dieppe, 110. Walter Scott en fait aussi une contrée enchantée, séjour de géants de pierre : Loch Katrine lay beneath him rolles,/In all her length far winding lay,/With promontory, creek, and bay,/And islands that, empurples birght,/Floated amid the livelier light,/And mountains that like giants stand/To sentinel enchanted land./High on the south, huge Benvenue/Down to the lake in masses threw/Crags, knolls, and mounds, confusedly hurled,/The fragment of an earlier world. (Walter Scott The Lady of the Lake Chant I, xiv, New York, Macmillan, 1901, 10). 16. Thomas Pennant en donne la description de Joseph Banks, qui présente la grotte comme une sorte d’édifice souterrain : The mind can hardly form an idea more magnificent than such a space, supported on each side by ranks of columns ; and roofed by the bottom of these, which have been broken off in order to form it ; between the angles of which a yellow stalagmitic matter has exhausted, which serves to define the angles precisely… We asked the name of it, said our guide, the cave of Fiuhn ; what is Fiuhn ? said we, Fiuhn Mac Coul, whom the translator of Ossian’s work has called Fingal. (Tour in Scotland and Voyage to the Hebrides in 1772, Chester,

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J. Monk, 1774, 263). Cette description est reprise en France par Benjamin Faujas de Saint-Fond, Voyage en Angleterre, en Ecosse et aux îles Hébrides, Paris, H.J. Jansen, 1797, t. 2, 56-60. 17. Voir le catalogue de la bibliothèque de Jules Verne établi par une universitaire hongroise, Magda Kiszely, en 1935, à partir de ce qui restait de la bibliothèque du romancier, en partie dispersée à sa mort. Ce catalogue est reproduit par Charles-Noël Martin et Olivier Dumas dans le Bulletin de l’Association Jules Verne, Bulletins 114 et 118. 18. Louis Simonin, La Vie souterraine, ou les mines et les mineurs, Paris, Hachette, 1866, 138-139. Au XIIIe siècle, déjà, Gabriel Jars évoque brièvement dans ses Voyages métallurgiques, non seulement la possibilité, comme dans les Indes noires, de deux exploitations minières qui finissent par n’en faire qu’une mais aussi l’idée d’une existence éternellement souterraine, vouée à la mine dont on ne sort jamais : « Il y a dans le même lieu deux exploitations de mines de charbon qui, avec le temps, communiqueront et n’en feront qu’une ». Et plus loin : « Dans l’ancienne mine, où les ouvrages sont plus étendus que dans la nouvelle, on a descendu des chevaux qui n’en sortent jamais ». Gabriel Jars, « Treizième mémoire sur les mines de charbon et les forges de fer de l’Écosse (année 1765) » Voyages métallurgiques, Lyon, Gabriel Regnault, 1774, 66 et 268. 19. Voir : Olivier Dumas, Piero Gondolo della Riva et Volkher Dehs (éds.) Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), vol. 2 (1875-1878), Genève, Slatkine, 2001. 20. William Butcher et Sarah Crozier, « “Une métropole de l’avenir” The Manuscript of Les Indes noires », 21. Michel Serres, « Un Voyage au bout de la nuit », 296. 22. Jules Verne, Les Indes noires, 8. Yves Gilli et Florent Montaclair remarquent que l’électricité est présente dans bon nombre d’utopies verniennes. Elle éclaire le Nautilus de Nemo, l’Albatros de Robur, les « electrics » de Mathias Sandorff, la ville idéale de La Mission Barsac et celle des Indes noires. Voir Yves Gilli et Florent Montaclair, Jules Verne et l’utopie, Besançon, Presse du centre Unesco, 1999. 23. John Lettice, Letters on a Tour Through Various Parts of Scotland in the year 1792, Londres, T. Cadell, 1794, 44. Voir également Thomas Pennant, A Tour in Scotland and Voyage to the Hebrides in 1772, Chester, J. Monk, 1774, vol. 2, 129. 24. Saint-Simon écrit : « Ainsi, nous croyons pouvoir poser en principe que, dans le nouvel ordre politique, l’organisation sociale doit avoir pour objet unique et permanent d’appliquer le mieux possible à la satisfaction des besoins de l’homme les connaissances acquises dans les sciences, dans les beaux-arts et dans les arts et métiers. […] Les hommes doivent se proposer comme but d’améliorer le plus promptement et le plus complètement possible l’existence morale et physique de la classe la plus nombreuse » Saint-Simon, L’Organisateur (Paris, Corréard, 1819-1820) IV, 193. Voir à ce sujet Émile Durkheim, Le Socialisme, sa définition, ses débuts, la doctrine saint-simonienne, Paris, Presse universitaires de France, 1928. 25. Cité par Nadia Minerva, Jules Verne aux confins de l’ Utopie, Paris, L’Harmattan, 2001, 61. 26. Voir Jean Chesneaux, Lecture politique de Jules Verne, Paris, F. Maspero, 1971. 27. « Au-dessous de ce dôme s’étendait un lac comparable pour son étendue à la Mer Morte des « Mammouths-Caves » [sic], – lac profond dont les eaux transparentes fourmillaient de poissons sans yeux, et auquel l’ingénieur donna le nom de lac Malcolm. C’était là, dans cette excavation naturelle, que Simon Ford avait bâti son nouveau cottage. […] Cette habitation était située au bord du lac, et ses cinq fenêtres s’ouvraient sur les eaux sombres, qui s’étendaient au-delà de la limite du regard », Les Indes noires, 87. 28. Voir Tommaso Campanella, La Cité du soleil, trad. Arnaud Tripet (1623) Genève, Droz, 1972, Thomas More, Utopia (1516) Londres, Penguin, 1965, et sur Ledoux : Anthony Vidler, Ledoux Paris, Hazan, 2005. 29. « Coal-City, examinée sous son aspect physique, était aussi une ville bien anglaise, avec ses maisons du modèle uniforme, avant-corps à trois pans sur leur façade, poulie de l’autre, fenêtre à guillotine munies de leurs jalousies intérieures – tous les rayons des soleils électriques se

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projetaient avec éclat sans doute ! » William Butcher et Sarah Crozier « The Manuscript of Les Indes noires ». 30. Michel Serres, « Une Voyage au bout de la nuit », 300. 31. Dans un chapitre des Promenades intitulé « Trajet du Ben Lomond au lac Kattrine », Nodier exploite les caractéristiques physiques de cette région tourmentée dans une anecdote qui n’a sans doute pas manqué d’inspirer à Jules Verne le harfang qui suit partout le vieux mineur : Pressé de me rapprocher de mon but, pressé peut-être de me dérober aux sinistres aspects de ces déserts sans nom, j’ai profité des longues clartés du jour crépusculaire pour parcourir le plus grand espace possible avant que les ténèbres fussent tout à fait descendues, et j’ai marché ou plutôt j’ai fui aux cris d’un grand oiseau blanc, dont j’avais probablement troublé la couvée solitaire, et qui m’a poursuivi pendant cinq ou six milles de ses vagissements effrayants, semblables à ceux d’un enfant malade (Promenade, 244-245). Verne s’appuie également, pour le personnage de Nell, sur « L’Ange de la houillère » une nouvelle de Survilli parue en deux livraisons dans Le Musée des familles, vol. 22, décembre 1854, 73-83, et janvier 1855, 113-119. 32. Parlant du Moyen-Âge et de ses superstitions, l’Écossais James Beattie dresse une liste d’éléments qui seront tous constitutifs du roman gothique et qui figurent tous ou presque dans l’inquiétante contrée souterraine des Indes noires : « Strange sights were expected in strange countries… The caverns of the mountains were believed to be inhabited by magicians… The demon yelled in the storm, the spectre walked in darkness, and even the rushing of water in the night was mistaken for the voice of a goblin. The castles of the greater barons… full of dark and winding passages, of secret apartments, of long inhabited galleries, and of chambers supposed to be haunted by spirits, and undermined by subterranean labyrinths as places of retreat in extreme danger ; the howling of winds through the crevices of old walls and other dreary vacuities… the shrieking of bats and the screaming of owls and other creatures that resort to desolate or half inhabited buildings… would multiply superstitions… and encourage a passion for wild adventure and difficult enterprise », James Beattie, « Dissertation on Fable and Romance », Dissertations Moral and Critical (Londres, W. Strahan, 1783), 541.

AUTEUR

SYLVIE KLEIMAN-LAFON Université Paris 8

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Les Utopies adolescentes de Robert Louis Stevenson

Cyril Besson

1 Les œuvres de Robert Louis Stevenson seraient-elles victimes d’un malentendu ? Une méprise persistante consiste en effet à considérer l’Écossais comme un simple auteur de récits d’aventures pour enfants, là où ce thème n’occupe finalement qu’une partie de son œuvre. Mais l’on pourrait dire que même cette section du travail de Stevenson n’a pas nécessairement eu les faveurs de la critique, relevant d’un genre quelque peu méprisé, et connue surtout, en France, à travers L’Île au Trésor. Jean-Pierre Naugrette rappelle pourtant qu’il existe un autre pan de cette partie de l’œuvre1, notamment un diptyque écossais constitué de Kidnapped2 et de sa suite Catriona3. Ces deux romans racontent, sur le mode homodiégétique, les aventures du jeune David Balfour. Dans un premier temps, il nous détaille sa longue lutte, couronnée d’un succès tout partiel à la fin de Kidnapped, pour recouvrer son héritage dans un monde encore marqué par les séquelles des troubles de 1745 (ses aventures se déroulent en 1751) puis, dans le second opus, expose sa rencontre avec sa bien aimée, le personnage-titre, et son accession à ses droits après maintes péripéties.

2 Or le récit d’aventures chez Stevenson ne relève pas d’un simple désir d’évasion, cet escapism de petit garçon qui lui est beaucoup reproché. Sans aller peut-être jusqu’aux extrêmes d’Alan Sandison, qui voit Stevenson comme le premier moderniste dans un ouvrage pourtant souvent pénétrant4, on peut lui reconnaître de nombreuses qualités, dont une fascination pour un jeu formel où rien n’est ce qu’il semble être, et surtout une volonté foncière d’originalité. Le récit d’aventures chez Stevenson, loin d’être un simple abâtardissement du Bildungsroman, est surtout l’occasion de s’émanciper des codes pré-établis pour fonder un domaine singulier, bien à soi, que nous qualifierons d’utopique dans le sens où il impose un positionnement très particulier, en retrait du monde comme nous tenterons de le démontrer, qui rejaillit sur le personnage principal autant que sur la narration elle-même. Avant cette étape ultime, il aura fallu se débarrasser des figures paternelles qui hantent l’œuvre, mais jamais autant que dans le diptyque écossais, et prendre leur place, pour renverser un ordre injuste et aliénant,

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puis fonder son ordre à soi, cette utopie adolescente d’un monde débarrassé de toute autorité autre que la sienne propre.

3 Il s’agira dans un premier temps de chercher à dissiper une méprise insistante qui consiste à envisager Kidnapped et Catriona comme des Bildungsromans. Pour démontrer qu’ils ne rentrent pas dans cette catégorie, nous commencerons par en poser les bases, et prendrons comme caractéristiques du Bildungsroman celles qu’identifie Jerome Hamilton Buckley dans son ouvrage Season of Youth5, qui offre l’avantage de fournir une synthèse opératoire d’un genre extrêmement varié. Pour aller à l’essentiel, selon Buckley, le Bildungsroman, auquel il préfère donner le nom de « roman de formation » (apprenticeship novel), dans sa forme anglo-saxonne, s’articule autour de récurrences : A child of some sensitivity grows up in the country or in a provincial town, where he finds constraints, social and intellectual, placed upon the free imagination. His family, especially his father, proves doggedly hostile to his creative instincts or flights of fancy, antagonistic to his ambitions, and quite impervious to the new ideas he has gained from unprescribed reading. His first schooling, even if not totally inadequate, may be frustrating insofar as it may suggest options not yet available to him. He therefore, sometimes at a quite early age, leaves the repressive atmosphere of home (and also the relative innocence), to make his way independently in the city […]. There his “real” education begins, not only his preparation for a career but also – and often more importantly-his direct experience of urban life. The latter involves at least two love affairs or sexual encounters, one debasing, one exalting, and demands that in this respect and others the hero reappraise his values. By the time he has decided, after painful soul-searching, the sort of accommodation to the modern world he can honestly make, he has left his adolescence behind and entered upon his maturity. His initiation complete, he may then visit his old home, to demonstrate by his presence the degree of his success or the wisdom of his choice6.

4 Les italiques dans la citation ci-dessus sont de ma part, et soulignent les points de convergence, souvent relatifs et partiels, avec l’itinéraire de David, pris dans sa globalité ; il apparaît d’emblée que le Bildungsroman a chez Stevenson une saveur bien différente de celle des grands romans de Dickens. Certes, le jeune monsieur Balfour, orphelin dès le début de Kidnapped, aspire effectivement à plus que la vie à la campagne, et part rejoindre non pas la ville, mais l’ancien domaine familial (ou ce qu’il en reste), pour y retrouver son unique « parent », son oncle Ebenezer (frère du père, dont il représente d’un certain point de vue une survivance en double maléfique fantasmé), qui se conforme à ce que Buckley dit un peu plus loin des pères ou substituts paternels dans le Bildungsroman : The growing child […] more often than not will be orphaned or at least fatherless […]. But if not deprived by death of a father, who presumably would have been a true guide and protector, he will almost certainly be repelled […] by a living father who mistrusts and seeks to thwart his strongest drives and fondest desires. […]. The loss of the father, either by death or alienation, usually symbolizes or parallels a loss of faith in the values of the hero’s home and family and leads inevitably to the search for a substitute parent or creed […]. The defection of the father becomes accordingly the principal motive force in the assertion of the youth’s independence. […] [He] must make his own way resolutely through the forests of experience7.

5 Et il faut bien dire d’Ebenezer, qui a pris la place du père puisqu’il a usurpé l’héritage de son frère aîné, qu’il incarne une dégénérescence de la lignée, ce dont témoigne son goût immodéré pour le seul porridge accompagné de petite bière – symboles de sa décrépitude sénile. La malignité rabougrie d’Ebenezer dans Kidnapped forcera David à lui livrer une lutte sans merci, source pour le jeune héros d’une nouvelle appréhension du monde, pleine de désillusions, prélude à sa ré-appropriation de son héritage. Le

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conflit familial a pour but ultime de revitaliser la Maison de Shaws, la dynastie des Balfour en quelque sorte, par la jeunesse, l’appétit et la solide santé de son dernier représentant – mais il s’agit bien d’une visée ultime, puisque Kidnapped s’arrête alors que l’oncle, pourtant déjà dépouillé du peu de vigueur qui lui restait, est encore vivant, et la propriété de David encore mal établie. Son éducation se poursuit dans Catriona, où il lui faut dans un premier temps éprouver les vicissitudes de la ville d’Édimbourg. Entre autres péripéties, il y fait la rencontre, d’une part, du personnage-titre, incarnation de la pureté saine des Highlands qui ramène David à un certain sens du naturel et, d’autre part, de Miss Barbara Grant, exacte antithèse de la première sans jamais véritablement être sa rivale dans le jeu ambigu auquel elle se livre avec le jeune homme. Son influence n’en est pourtant pas moins corruptrice, puisqu’elle menace souvent de faire basculer David dans une urbanité qui ne lui sied guère. Après moult péripéties, il revient bien (fort brièvement) au lieu des origines, la maison de Shaws, même s’il se contente de l’observer de loin, alors que son oncle s’y meurt ; mort d’ailleurs consommée quelques pages plus loin, mais déjà effective dans le texte, tant tout ce qui touche à Ebenezer est présenté de manière laconique dans Catriona. Ce n’est cependant pas, loin s’en faut, la fin des aventures de David.

6 On le voit, ce squelette narratif correspond très grossièrement au schéma du Bildungsroman selon Buckley, mais il s’agit pour Stevenson de l’intégrer partiellement pour le dépasser. Car il est une différence fondamentale entre le modèle établi par Buckley et le point de départ chez l’Écossais : la première étape, celle de la petite enfance et de la croissance du personnage principal, ne nous est pas donnée, car « l’enfant », à dix-huit ans, se présente à nous en grande partie déjà formé. Cette particularité donne toute son originalité au narrateur « adolescent » stevensonien, dont la clef est que, d’un bout à l’autre du diptyque, il n’évoluera pas. L’épisode avec M. Campbell, au tout début de Kidnapped, donne assez bien à voir qu’à peine lancé sur sa quête, David se défait déjà des conventions et des cadres. Le pasteur fait à David trois cadeaux, qui s’énoncent comme autant de formes géométriques (l’un sphérique, le second plat et le dernier cubique). Le lecteur féru de contes, qui se prépare à l’analyse minutieuse de l’usage, judicieux ou non, qui sera fait des objets visant à aider le héros sur le chemin de la découverte de la Vie et de la quête de son identité, ne manquera pas d’être déçu de voir comment, leur trivialité confondante révélée au second chapitre, David s’en débarrasse sans plus jamais y repenser. L’amateur de mythologie, lui, constate que ces trois objets mystérieux forment presque une énigme, à laquelle il manque cependant la formulation explicite d’une question ; qu’est donc mon tout ? M. Campbell ne détient donc pas plus les réponses à une question qu’il ne sait pas poser, qu’il n’attribue les outils pour affronter la vie ; piètre sphinx, il n’est pas adjuvant plus efficace – et il incarne la plus acceptable des figures paternelles dans les deux romans. Les modèles classiques cèdent le pas au non-conformisme de Stevenson, et cet incident est le prélude à une destitution systématique, presque acharnée, des figures d’autorité, toutes invalidées comme modèles imparfaits. Face au respect littéral mais astucieux de la loi de Rankeillor, ou aux manigances énigmatiques de Prestongrange, qui tous prétendent agir au mieux de ses intérêts en passant outre son contrôle de la situation, David éprouve surtout une méfiance, qu’il dénoncera certes à plusieurs reprises comme infondée et pleine d’ingratitude, mais pour laquelle il ne s’excusera jamais dans l’espace du roman, ce que Dickens ne manque pas d’imposer à Pip, par exemple. On ressort du diptyque écossais avec le sentiment que le respect de David pour les figures d’autorité n’est que de pure façade ; elles sont nombreuses, en

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effet, et pour tout dire presque systématiques, ces scènes d’échanges fort vifs avec un Rankeillor, un Prestongrange ou un James More. Mais nul, à part peut-être Alan, n’aura droit à la présentation contrite des excuses sincères du jeune homme, pourtant figure imposée du récit d’adolescence et de formation, articulée sur sa dimension confessionnelle. Et s’il fallait encore s‘en persuader, l’absence totale de cette dimension confessionnelle achèverait de convaincre que le diptyque n’appartient pas au genre du Bildungsroman. À qui se confesser, en effet, quand on est soi-même seul maître et possesseur de sa nature, inflexible et intransigeante, quand le refus de la culpabilité et du repentir est érigé en principe existentiel ? Il faudra d’ailleurs s’intéresser plus loin à l’épineux problème du destinataire du texte, bien différent de ce que l’on pourrait croire, comme nous l’apprend une conclusion lapidaire mais pleine de sens. Contentons-nous pour l’instant d’observer que personne ne fera ravaler sa morgue à David, une arrogance revendiquée dont il ne se départit jamais vraiment, et qui exsude à chaque seconde de ces confrontations avec les figures d’autorité.

7 Ainsi donc, David semble déjà avoir renoncé à l’utopie de l’enfance, celle qui consiste à croire qu’il y aura toujours un guide pour vous montrer la voie, afin peut-être d’en fonder une autre, où l’on serait (partiellement) débarrassé de ce joug. Sans doute est-ce là une manière quelque peu cynique de présenter les choses, mais, conformément aux données de sa biographie, tuer le père, voilà le grand projet stevensonnien. Et tuer le père, cela commence par une liquidation partielle de l’héritage de Walter Scott, père fondateur de la littérature écossaise, qui tient presque du lapsus calami. Il est frappant de constater à quel point Stevenson réutilise le schéma que Walter Scott avait établi dans Waverley8 : Alan Breck, incarnation de tous les archaïsmes des Highlands, non dénués de noblesse il est vrai, n’est ainsi pas sans rappeler Fergus dans le roman fondateur de Scott, et il y a un peu de Waverley dans le Lowlander David, aux prises avec une Histoire qu’il mettra moins de temps à renier que son illustre modèle. Mais cet écho de Scott se fait plus insistant encore à travers les figures paternelles, dont chacune a un intérêt particulier, mais qui toutes se ressemblent : la parenté est saisissante entre Rankeillor et Prestongrange, l’un occupant de sa stature impérieuse la fin de Kidnapped, l’autre, le début de Catriona, au point qu’ils sont presque interchangeables. Latinistes émérites et pour tout dire un peu pédants, très au fait des usages de la société dans laquelle ils choisissent d’évoluer, coutumiers d’intrigues qui finissent par les dépasser, ils ne sont pas sans faire penser à un Bradwardine (la sensibilité antiquaire et le comique en moins), ou à un Hugh Redgauntlet. Dans des romans obsédés par la récurrence des portes, motif fondamental chez Stevenson, ils incarnent des verrous qu’il s’agit de faire sauter : l’un fait se clore Kidnapped sur un inachèvement et un blocage (l’héritage de David à la fin n’est en fait que de pure forme, comme se chargera de le démontrer le début du second opus) ; l’autre empêche David de prendre toute sa dimension, et le contraint à plusieurs reprises à séjourner dans des pièces fermées, ainsi que d’autres espaces infranchissables, et ne fait à ce titre pas mieux qu’Ebenezer. Ce n’est qu’en dépassant les limites qu’ils imposent, en se jouant d’eux, que David pourra trouver une certaine liberté. Transgresser la loi, et surtout celle édictée par le père, voilà ce que David fait continuellement. Dès lors, Prestongrange peut être considéré comme la figure paternelle la plus menaçante, par la toute-puissance insidieuse qu’il exerce sur ses filles. Les libertés qu’il prend avec elles, notamment lorsqu’il demande à David, devant elles, laquelle la nature a le plus gâté9 ou bien encore lorsqu’il en fait ses Cerbère pour retenir « M. Balfour », se ménageant ainsi un peu de répit pour intriguer en paix, en sont la preuve. Mais c’est surtout sa relation

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ambiguë avec l’aînée, Miss Grant, qui ne lasse pas d’étonner. Véritable Athéna sortie du corps de Zeus, la jeune fille semble entièrement dévouée à la cause de son père, quelle qu’elle soit, et l’usage récurrent qu’elle fait de la formulation « sa seigneurie mon père » (« his Lordship my Papa »), en témoigne assez bien, même si la demoiselle affecte l’ironie. Bien plus que la rivale de Catriona, elle est l’instrument dévoué de son père, l’exact négatif de David, dont elle est le véritable double inversé, là où Alan serait plutôt un prolongement fantasmatique (l’éternel révolté toujours lancé sur quelque aventure). Elle constitue un vrai danger pour l’orphelin, dans la mesure où elle sera la seule à savoir le faire plier, littéralement, quand elle lui impose, sous un faux prétexte que le jeune homme pourtant reconnaît pour faux, de se mettre à genoux devant elle, par caprice plus que pour toute autre raison. Lui qui pourtant ne courbe jamais l’échine s’exécute sans vraiment rechigner, mais sans trop savoir pourquoi. Miss Grant incarne la séduction d’une soumission facile à un pouvoir tutélaire, une démission qui permet de trouver une place assurée dans un carcan déterministe (elle n’a qu’une seule fonction, jouer de son charme pour imposer les oukases paternels), là où David en est réduit à négocier sa place, toujours maladroitement, dans un ordre dans lequel il ne se reconnaît pas.

8 C’est tout l’objet de l’opposition radicale entre Miss Grant et Miss Drummond, entre Barbara et Catriona. Même s’il lui reconnaît d’immenses qualités, David confesse d’emblée un surprenant manque d’attirance envers Barbara ; la raison en est peut-être qu’elle gravite dans la sphère d’attraction de Prestongrange, et qu’il est dès le départ évident qu’il sera impossible de l’en détourner. David ne se préoccupe donc pas d’arracher Miss Grant aux griffes de son père ; mais il y a un véritable enjeu pour le jeune homme à pousser Catriona à se détacher du sien, James More. Elle aussi semble, au départ, prête à tous les sacrifices pour lui, allant, pour le faire évader, jusqu’à prendre sa place dans le cachot où il est enfermé. De ce fait, James More est à maintes reprises ouvertement posé par David comme un obstacle dans sa conquête de Catriona, un véritable rival pour son affection, et l’arrivée du Highlander en Hollande le montre assez bien, puisque les deux tourtereaux vivaient jusque-là leur amour de manière presque édénique, et à vrai dire asexuée. Il est incompatible d’aimer à la fois ces deux hommes, et les déchirements de Catriona le font assez bien sentir. Et si le Highlander finit par offrir sa fille, au cours d’une transaction presque commerciale où il a un intérêt évident, c’est au moment exact où les relations entre David et la jeune fille se sont dégradées au point que leur liaison semble terminée avant que d’avoir véritablement commencé. David décline l’offre de mariage, peut-être précisément parce que cette figure paternelle y consent. Pour mériter sa compagne, il s’agit plutôt pour David de voler sa fille à James, de la lui enlever, c’est-à-dire passer du kidnappé au kidnappeur, dans une stratégie oedipienne inconsciente. À ce titre, la destination du texte à un jeune public explique certes en partie le peu d’ardeur charnelle que David manifeste envers sa bien-aimée, mais en partie seulement, et sa tendance à l’affubler du nom si peu doux de « my little friend » finit de convaincre qu’il y a derrière sa séduction de Catriona autre chose qu’une attirance amoureuse véritable. Il y a presque une obstination de Stevenson à pousser la fille du Highlander James More à renier ce père que tous considèrent comme abject, veule et lâche, tout comme à pousser David à renier le sien, symboliquement, chaque fois qu’il lui fait refuser tout lien de parenté avec un médecin allié aux rebelles en 1745, qui portait le patronyme de Balfour, et dont tous veulent savoir s’il est son père. Que tous deux aient renié le père, c’est la condition sine qua non pour laisser les bien-aimés vivre leur amour.

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9 Or, cet amour, nous l’avons vu, ne pourra trouver à s’exprimer qu’en exil, loin du père, même si celui-ci fait sans cesse retour, jusqu’à sa mort. Et même alors, sa disparition n’est pas acquise : la volonté de toute-puissance de James est rendue manifeste par sa dernière friponnerie, puisqu’il se pose sur la fin, lui, l’égoïste scélérat, en victime faisant acte de pardon. La posture est éminemment christique, et vise à instaurer sa domination par-delà la tombe. La supercherie est vite éventée par David, mais la mégalomanie saturnienne de James n’en est pas moins étouffante. Il est la plus asphyxiante des figures paternelles, dont l’omniprésence, et la prétention à l’omnipotence, sont le moteur de ce besoin d’exil que ressent David. Contre une société dystopique, car fondée sur l’ubiquité paternelle, le remède que trouve David est de s’expatrier ; contre son gré d’abord, lorsqu’il s’échoue sur l’île d’Earraid dans Kidnapped, puis volontairement, quand il émigre en Hollande, avec le but affiché de devenir Advocate, et donc, symboliquement, de prendre la place de Prestongrange, dont c’est le métier. Le chemin vers l’indépendance du jeune M. Balfour est ainsi parsemé de ces endroits étrangers, étriqués et dont pourtant on n’a jamais complètement fait le tour, des lieux comme en dehors du temps, où domine un sentiment de suspension de l’action. C’est lors de ces pauses, confronté à une solitude toujours mal vécue mais salvatrice, que David trouve à se ressourcer.

10 L’insularité est ainsi pour David la condition d’un contrôle retrouvé sur son destin. Les îles, en effet, ne manquent pas dans le diptyque, que ce soit dans l’un des passages les plus marquants du premier opus (sur l’île d’Earraid) ou, par deux fois, dans sa suite (sur l’île de Bass, sous la garde rapprochée des hommes de Prestongrange, et près de Dunkerque, dans cet endroit retiré qu’est « l’auberge à Bazin » comme l’appelle le guide, où se conclut l’action). Sur Earraid, David apprendra que les obstacles n’en sont pas vraiment (l’endroit n’est une île qu’à marée haute), et qu’il a les ressources et la volonté nécessaires pour survivre à n’importe quelle épreuve ; sur Bass, qu’il peut manipuler les édits de ses ennemis (il intrigue pour arriver à ses fins, mais respecte scrupuleusement la lettre, sinon l’esprit, des ordres de Prestongrange) ; en France, dans un passage étonnant de légèreté pour une fin de récit d’aventures, qu’une fuite éperdue suffit pour se débarrasser de ses poursuivants. L’île est un espace dont la caractéristique principale n’est pas tant d’être sauvage que d’être neutre, car aucune autorité ne s’exerce a priori en ce lieu retiré ; libre à David, dès lors, d’y fonder la sienne, par sa ressource et son énergie. C’est en définitive ce qu’il fait sur chacune des îles, où il finit par triompher de ses ennemis et de ses propres failles. Mais peut-être reste-t-il une dernière « île » à explorer, qui ne figure sur aucune carte, et qui se révèle à nous à la faveur d’une conclusion lapidaire qui pourtant modifie tout le sens du récit. On apprend ainsi, à la toute fin de Catriona, sur les deux derniers paragraphes, que les destinataires du récit qui a précédé sont en fait les propres enfants de David et Catriona ; précision tardive, sur laquelle le lecteur court le risque de ne pas s’arrêter, mais qui change considérablement la donne.

11 Voilà donc M. Balfour en position de père, non pas à la toute fin, mais depuis le tout début. Un brouillage générique se trouve alors introduit dans le texte lui-même, puisque du statut de Bildungs-roman ou de faux Mémoires, il passe, si l’on adopte le point de vue des enfants (destinataires explicites du texte et donc images du lecteur), à celui de bedtime story, voire de roman à clef. On pourra trouver que c’est pousser la suspension d’incrédulité un peu loin, mais cette dernière manœuvre de Stevenson fait bien partie du programme du texte, puisqu’elle vise à poser de manière définitive

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l’autorité de David, comme narrateur et comme père. David, en effet, est le seul à avoir voix au chapitre dans ces deux paragraphes au discours direct sans marqueurs de citation. Point ici d’ouverture au dialogisme ; il ne reste à ce stade que l’univocité de son seul discours, qui se veut l’expression d’une autorité bienveillante, voire complice, vis-à-vis de ses enfants, prénommés Alan et Barbara, en souvenir de leurs glorieux aînés, Alan Breck l’insoumis et Barbara Grant la déférente. Cependant, il est (gentiment) défendu aux enfants de juger leurs parents (alors que David leur en a fourni toutes les armes), car ils sont tout aussi déraisonnables qu’eux à l’époque ; David le père n’est pas si prompt qu’il y paraît à laisser son ascendant paternel s’effriter. En outre, il est intéressant de constater qu’en appelant ses enfants du nom des deux personnages qui incarnent les deux extrêmes vis-à-vis de l’autorité dans le système des romans, il les « intègre » en les soumettant in fine à sa loi ; faisant d’une pierre deux coups, il « infantilise » Alan et Barbara, sur lesquels il a enfin autorité, en tant que pater familias, mais aussi le lecteur, qui n’est pas placé plus haut qu’eux, puisqu’ils sont sa figuration dans le texte. Kidnapped et Catriona s’avèrent donc bien être des récits à hauteur d’enfants, mais pas comme une lecture sommaire aurait pu le laisser croire. David, en ces deux derniers paragraphes, se saisit enfin de cette omnipotence paternelle tant convoitée. D’une part, la loi des hommes ne s’applique pas à Shaws, où semble de nouveau établie la Maison des Balfours (on peut, comme il encourage son fils à le faire, y porter un toast au souverainiste Charles Stuart, le « roi de par-delà les eaux » sans encourir les foudres de la justice qui partout ailleurs punirait ce crime de lèse-majesté de mort) ; d’autre part, il a, au niveau narratif, le dernier mot, en patriarche bienveillant qui sait tirer les leçons de sa vie passée. Cette disposition presque autocratique n’est possible qu’en position de retrait, dans l’espace (Shaws semble retiré du monde) et dans le temps (le bond temporel brutal effectué par les deux derniers paragraphes les isole complètement du reste de l’histoire, et impose un présent en décrochage total du passé révolu du reste du texte). C’est ce que nous appellerons une insularité utopique, associant les sens pleins d’ou-topos, ou « nulle part », et d’eu-topos, ou « lieu de bonheur ».

12 Les deux derniers paragraphes du diptyque sont donc le siège immatériel d’un Paradis retrouvé, accessible aux seuls Balfour, et où se suspend toute loi autre que celle de David. Il faut cependant bien prendre conscience de ce que cette suspension a d’exceptionnel, contrairement à une tradition persistante qui voudrait qu’elle soit la norme chez Stevenson. Ainsi, pour ne se préoccuper que de ses seuls autres romans écossais, The Master of Ballantrae (1889) et The Weir of Hermiston (inachevé, 1896), on constate que l’auteur s’attache effectivement à poser le monde comme simple théâtre d’une lutte fratricide (pour le premier) ou infanticide (pour le second), entre deux adultes cette fois. Mais ce n’est plus une utopie que la longue lutte à mort de deux membres d’une même famille, et l’insularité chez Stevenson a aussi un versant noir, dystopique, celui d’un monde non plus adolescent et relativement léger, mais adulte et véritablement tragique où, si les protagonistes sont obsédés par leur lutte au point de se détourner du monde, leur punition est une destruction réciproque ; et ce n’est pas la moindre des qualités de Stevenson que d’avoir su ménager cette dernière ambiguïté.

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NOTES

1. Jean-Pierre Naugrette, Robert Louis Stevenson : l’Aventure et son Double, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1987. 2. Robert Louis Stevenson, Kidnapped (1886), Robert Louis Stevenson: The Scottish Novels, Édimbourg, Canongate Classics, 1995. 3. Robert Louis Stevenson, Catriona (1893), Robert Louis Stevenson: The Scottish Novels, Édimbourg, Canongate Classics, 1995. 4. Alan Sandison, Robert Louis Stevenson and the Appearance of Modernism: A Future Feeling, London, Macmillan Press LTD, 1996. 5. Jerome Hamilton Buckley, Season of Youth: The Bildungsroman from Dickens to Golding, London, Harvard University Press, 1974. 6. Op. cit., p. 17-18. 7. Op. cit., p. 19. 8. Walter Scott, Waverley, or,’Tis Sixty Years Since (1814), Oxford, Oxford University Press, 1986. 9. Op. cit., p. 39.

AUTEUR

CYRIL BESSON Université Stendhal-Grenoble 3

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L’atopie ou le processus de désencombrement Une lecture de The Blue Road de Kenneth White

Christophe Roncato

My innermost being leaves in a country that does not exist, but is more alive than all the nations, all the institutions, all the constituted forms. Kenneth WHITE, Pilgrim of the Void.

1 Une des caractéristiques majeures des travaux de création, tel qu’un poète comme Kenneth White les conçoit, consiste à résister à l’atrophie intellectuelle provoquée par le monde moderne. La sensation d’enfermement que cet enveloppement engendre est en étroite corrélation avec la question du lieu et la façon qu’a l’homme moderne de l’appréhender. Les lieux, ou topos, ont une place privilégiée dans l’œuvre de l’auteur franco-écossais : lieux de résidence (Paris, l’Ardèche, Pau, Trébeurden) et de « passage » (l’Europe, le Sud-Est asiatique, l’Amérique du Nord), sont systématiquement au centre de ses préoccupations. Au fil des séjours et des pérégrinations il devient clair que le lieu n’est par pour Kenneth White un moyen de se laisser aller à des fantasmes et, via l’imagination, d’échapper à la réalité, mais plutôt, d’éprouver pleinement le réel. L’ailleurs imaginé, signe distinctif de l’utopie, n’est pas moteur de la pensée ni de l’écriture. Au contraire, c’est l’ici vécu qui donne l’impulsion. White cherche à densifier sa sensation du monde au contact du lieu qu’il explore. C’est, selon lui, en repensant son rapport au topos, en essayant de l’occuper et de l’habiter, que l’individu peut en jouir pleinement. Cette « conception » du lieu, espace ouvert par excellence, est moins spécifique, que générique, moins cloisonnée que rhizomique But what’s a blue road… I’m not too sure about that myself. There’s the blue of the big sky… the blue of the river, the mighty St. Lawrence… the blue of the ice… Maybe the blue road is that passage North, among the blues of silent Labrador. (p. 11, 12)

2 La route bleue est un espace composite dont la définition se donne difficilement. Mais est-ce réellement un lieu, une portion déterminée de l’espace ? Kenneth White cherche- t-il à repenser si radicalement l’approche du lieu qu’il en devient impossible d’en

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donner une définition ? L’hétérogénéité de cette route bleue la place hors cadre, en marge. Elle est paradoxalement atopique, en route vers une nouvelle conception du lieu.

3 The Blue Road relate les pérégrinations de l’auteur sur la côte est du Canada. Le récit commence à Montréal et se termine au bord de la baie, septentrionale, d’Ungava. Il explore avec minutie et délectation le territoire parcouru en mettant l’accent sur le contraste entre la nature (espace ouvert) et le monde « civilisé » (espace clôt et clôturant). Hormis quelques incursions dans les terres, la route suivie longe le littoral : The Labrador coast, writes a geologist, is still one of the most bold and rugged in the world… Mother Nature has here taken off more than the usual amount of clothing… (p. 127)

4 Espaces vierges, côtes découpées et climat difficile déterminent les lieux. Le cheminement, qui mène le lecteur du sud vers le nord et d’un espace urbain vers un espace désertique, sert de colonne vertébrale au récit et reflète le désir d’épure cher à l’auteur. La structure du texte en témoigne : les chapitres sont courts, l’écriture dense et synthétique, le récit se termine par un poème. Ce travail de désencombrement du texte fait écho aux questions ontologiques de l’auteur : For years I’ve been trying to get out from under a big book and all the mind-fuzz it engendered. I’ve been trying to make my way out of the Jehovian occupation of the world. All clear now. But there remains the final step. That’s Labrador. Labrador is where I come full circle, swa-llow my birth, develop all the negatives of my adolescence and get a good look at my original face. (p. 21)

5 La métaphore du cercle est au cœur de l’ouvrage. De la première étape, Montréal, à la dernière, Ungava (« the farthest place »), s’effectue une révolution qui donne naissance à un être revitalisé. Une double dynamique s’instaure au sein de ce parcours circulaire, avec d’un côté un processus de déconstruction et de l’autre une phase de (re-)construction. Kenneth White est un homme de la post-modernité soucieux de repenser le monde dans lequel il vit. Néanmoins le changement culturel qu’il envisage n’est pas centré sur un projet sociétaire. S’il reste admiratif d’un homme comme Fourier1 (cf. Un dernier regard sur l’Utopie, dans Une stratégie paradoxale, 1997), il reconnaît en revanche les limites de la pensée utopiste, si diverse soit-elle, et fait passer la question de l’être et du développement de l’esprit au premier plan. L’« a- topos » est le lieu où l’être peut se mouvoir librement et augmenter sa sensation de vie. L’atopie est alors le site vierge où l’être peut exister, c’est-à-dire sortir de lui-même et se réaliser.

6 Quelles possibilités a l’homme moderne pour se désenclaver, pour sortir du marasme et de l’étourdissement dans lesquels il est plongé ? L’épigraphe mise en tête du récit donne une première réponse : « For all minds tempted by the Outside, ready to turn nomad ». Le nomadisme, terme clef de la pensée whitienne (cf. L’Esprit nomade, 1987), constitue la base d’une pensée du mouvement, d’une pensée qui ne se fixe pas de manière définitive en un lieu pré-établi mais qui pourtant en tire une réelle jouissance. Cette nouvelle disposition de l’être le met en contact direct avec l’extérieur. Le travail de désenclavement se met en place à deux niveaux : la sortie du monde moderne doit se faire physiquement (s’écarter de la foule) et mentalement (repenser les fondements de l’être). La dichotomie (intérieur/extérieur) est un trait caractéristique de The Blue Road. White met en tension des couples de nature opposée : ville/nature, pensée de l’intériorité/pensée de l’extériorité. Ce mouvement de diastole et de systole signale un parcours, un processus de désencombrement que nous suivrons dans son évolution.

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7 Tous les récits de voyage de Kenneth White commencent dans une ville : Travels in the Drifting Dawn (1978) à Londres, Pilgrim of the Void (1980) à Hong Kong, The Blue Road (1983) à Montréal… et s’achèvent dans des lieux sauvages. La structure des récits indique clairement une distanciation vis-à-vis du milieu urbain, le passage d’un lieu encombré à un espace ouvert. L’univers de la ville est largement représenté dans The Blue Road : les exploitations minières, les logements précaires et autres lieux de divertissement sont mentionnés jusqu’aux abords de la baie d’Ungava, avant-dernière étape du voyage. Il y a donc un va-et-vient incessant entre ce que Deleuze et Guattari appellent les espaces « lisses » et les espaces « striés2 ». « L’espace lisse et l’espace strié, – l’espace nomade et l’espace sédentaire, – l’espace où se développe la machine de guerre et l’espace institué par l’appareil d’État, ne sont pas de même nature » (Mille Plateaux, p. 592). L’espace lisse, par nature hétérogène et non « pré-déterminé », laisse une grande liberté à l’individu ; à l’inverse l’espace strié, via une organisation stricte, fonctionne comme un organe régulateur. Fort Chimo… is a huddle of red and green shacks… It’s civilized, all right. You can play billiards, you can play Bingo. You can go to the cinema run by the Catholic Mission. You can get welfare. You won’t see any Eskimo going at it white-fanged at whale or caribou meat. Na, na. They eat Kraft, bologna, and hot dogs plastered with H.P. sauce like everybody else. Which leads to further progress : every year there’s a Dental Health Week. (p. 130,131)

8 Implantées dans une région des plus sauvages de l’est du Canada, les habitations de Fort Chimo sont regroupées autour d’un centre urbain très artificiel (billiards, Bingo). La précarité des logements (« shacks ») vient souligner l’aspect éphémère de l’agglomération où tout est fait pour répondre aux besoins de l’homme moderne, du cinéma au dentiste. La laideur du paysage se voit renforcée par la description de la situation du peuple Eskimo qui n’a d’égale que celle des Indiens dont la mention est récurrente tout au long du texte. Dénaturé par la civilisation à outrance, l’homme de souche se trouve lourdement affaibli et dépendant du système qu’on lui impose. Avec une pointe d’ironie, White critique la notion de Progrès. L’homme moderne, dans sa course frénétique au développement de l’activité industrielle, s’est coupé de la nature et a négligé son espace vital : « As you walk in the streets of Schefferville today… you look on with disgust at all the hurry-scurrying » (p. 105). La ville, (espace strié) est une surface fermée, répartie « suivant des intervalles déterminés, d’après des coupures assignées » (Mille Plateaux, p. 600). L’individu n’y est pas libre mais contrôlé, enchaîné et ne peut par conséquent que subir la vie. Il est loin d’avoir une grande santé et de posséder un gai savoir qui, libérateur d’énergies, le mettrait dans une position d’acteur, de créateur. Le mot « disgust » souligne la réaction physique provoquée par la vue du monde urbain, que l’auteur associe par conséquent au nauséeux et à l’indigeste. Melville spoke of « ontological heroes ». There’s a love of the world in them – as well as a disgust with what humanity makes of it – an immense, an encyclopaedic love, and an expense of their own persons that can amount to an ecstatic annihilation. (p. 56)

9 La réaction de rejet entraînée par la civilisation contraste avec « l’amour du monde ». Si les héros ontologiques de Melville ont un regard critique sur l’humanité, ce ne sont pas pour autant des figures du nihilisme mais, et nous reviendrons en aval sur ce point, de ce que White appelle le surnihilisme. Là où l’amour du monde et de la connaissance permette à l’être de s’émanciper, le monde urbain joue un rôle inverse en l’atrophiant. Le corps humain est affaibli par l’étroitesse de l’espace qui lui est alloué. La ville est présentée comme un espace exigu où l’énergie créatrice de l’homme et ses chances de

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s’affranchir s’amenuisent. Dès lors Kenneth White préconise une sortie du milieu urbain ainsi qu’un dégagement du carcan idéologique qui l’accompagne. Le lieu est non seulement un espace (physique) de vie, mais également un espace pour l’esprit. Il va de soi qu’une simple excursion en dehors des murs de la ville ne permettrait pas de recouvrer l’essence de l’être, le travail de désencombrement et de sape doit aussi se faire au sein même de la pensée.

10 Le « bloc » culturel attaqué par White trouve ses fondements dans la philosophie de Platon. Le rationalisme, le dualisme et le monde des idées (immatériel par nature) relayent au second plan le monde sensible. Il existe chez Platon une vérité supérieure et un savoir authentique qui gouvernent la pensée et ne permettent pas, selon la formule de Protagoras, à « l’homme d’être la mesure de toutes choses3 ». Les grandes lignes de ce ferment idéologique ont été reprises par le christianisme. La croyance en Dieu, le péché originel, les tables de la loi ou encore les arrière-mondes ne cessent de hanter les esprits et enchaînent l’individu à une idéologie rigide. Le platonisme et le christianisme sont les organes de la pensée occidentale. Selon White, c’est en structurant celle-ci de manière trop rigide qu’ils l’ont dévitalisée et qu’ils lui ont fait perdre le sens de la création. Le prosélytisme européen, qui commença par les explorations de Jacques Cartier aux XVe et XVIe siècles, a profondément changé les habitudes des peuples animistes qui habitent le nord-est du Canada. Dans The Blue Road, White fait un constat d’échec, il mentionne et critique à plusieurs reprises la Bible (« le gros livre ») qui depuis plus de deux mille ans forge les esprits du monde chrétien. L’accent est mis sur les divergences existentielles qui séparent la culture animiste (indienne et eskimo) de celle des chrétiens. I wonder if we’ll ever get rid of all this evangelical toponomy. I can’t say what this lake’s Indian name was, but I’m willing to bet it was beautiful, and precise too. Something like Blue Water Lake, or Summer Lake Storm, or Many Tree Lake. Named by people who knew it, who were in touch with its physical reality. But Lac Saint- Jean, I ask you… That’s civilization, whatever be the book or the code. Nothing to do with beautifully felt reality. Which is why Flaubert could say civilization is a conspiracy against poetry. (p. 41, 42)

11 En nommant, l’homme connote les qualités qui appartiennent au lieu ou au sujet concerné. Il y a systématiquement un encodage ; en revanche cet encodage peut être de différentes natures. White oppose deux démarches, celle des chrétiens et celle des indigènes. Les premiers ne se soucient guère de l’adéquation entre le lieu et le toponyme, les seconds recherchent la transparence. « Blue Water Lake », « Summer Lake Storm », « Many Tree Lake » ne renvoient pas à un saint, mais à la singularité du lieu. Couleurs, éléments, saisons, météo et végétation sont à l’honneur dans la terminologie indienne imaginée par White. Pour que le lieu soit un espace où l’esprit puisse se développer librement, il est nécessaire qu’il ne soit pas pré-défini. Le nom Saint-Jean strie l’espace, il en fait un pur produit de l’espèce humaine, là où le poète (Flaubert, White…) aimerait voir disparaître ce surplus de culture. En striant l’espace, en le christianisant, l’homme apprivoise et dénature le lieu. Si White s’attaque à la codification qui découle des religions du Livre4 c’est pour tenter, dans un mouvement de dégagement, de retrouver l’essence du lieu. Lieu (non-lieu) qui, nous le voyons, s’annonce plus comme un espace pour l’esprit qu’une propriété du clergé ou de l’État.

12 Le travail de sape et de dégagement cède sa place à la phase de « reconstruction ». D’un espace strié le sujet se tourne vers un espace lisse, dans lequel il va tenter de se régénérer.

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If a man caught up in Western exile wants to find his Orient, he has to go through a passage North… Maybe the idea is to go as far as possible – to the end of yourself – till you get into a territory where time turns into space, where things appear in all their nakedness and the wind blows anonymously. (p. 12)

13 Le voyage physique est prolégomènes à un changement radical. Le passage par le Nord est symbolique, le voyageur emprunte un sentier en marge afin de se déconditionner. Ce passage le mène au non-lieu, cet espace pour l’esprit. Si le lieu est purement géographique, le non-lieu est lui à cheval sur le géographique et l’ontologique : « They say in the Zen texts : when you get to the top of the mountain, keep climbing. Which is to say : when you get to the end of the road, keep going » (p. 96). Les concepts de Deleuze et de Guattari semblent ici à propos : le chemin et la route font partie des « espaces striés » alors que les territoires, qui se situent au-delà, dans le vide, constituent « l’espace lisse ». Les deux auteurs parlent d’ailleurs de « l’espace lisse du Zen » (Mille Plateaux, p. 468). La notion de vide, qui recoupe celle de l’espace lisse, est au cœur de la pensée orientale. Là où la philosophie occidentale associe la vacuité au néant, la pensée orientale y voit un souffle vital. C’est le souffle de l’origine, qui donne naissance à toute chose et qui garantit un renouvellement permanent. C’est en restant proche de cette source que la sensation de vie s’intensifie. Cette vision du monde ne se focalise pas sur la construction d’un système de pensée, il n’y pas de but à atteindre mais une jouissance à augmenter. White, après avoir mis l’accent sur la déconstruction, ne cherche pas tant à construire, qu’à « rester près de l’existence et de la pensée fragmentaire » (Une apocalypse tranquille, p. 107) garantes d’une sensation de vie plus forte. Cette sensation, synonyme d’intensité et de flux, s’accroît au sein d’un espace lisse et diminue dans un espace strié. Dès lors le sentier que cherche à emprunter le voyageur se tient en dehors de tout code. White parle à ce titre de « bird path » dans un poème qui se trouve dans l’antépénultième chapitre du récit : « moving in deeper/ever deeper/into a world/that is neither old nor new… on the bird path/feeling it out » (p. 129). Comme l’oiseau qui se meut en toute liberté le « je » se déplace dans un espace qui n’est pas borné et dont il jouit pleinement. Le sujet est maître de ses mouvements, il suit, trace ou définit sa propre voix avec la plus grande liberté. Le déplacement, qui se fait à tâtons (« feeling it out »), souligne la retenue qu’il y a dans le geste ainsi que la dimension corporelle et sensuelle (tâter : de tangere « toucher »). Le « bird path », c’est le sentier qui n’est pas défini, le sentier atopique par excellence, symbole d’une nouvelle façon de se déplacer, d’habiter et d’être au monde. Le logos suppose une langue fondée sur « ce qui est clair pour les sens comme pour l’âme » (Whitman), capable d’exprimer le monde blanc et d’y conduire l’homme afin que, au lieu de tourner en rond dans un cercle vicieux en tant qu’animal rationale (en proie à une logique qui ne peut que l’enfoncer davantage dans sa prison), il puisse devenir animal poeticum : non une victime de son environnement dégradé, mais un habitant du monde où il respire. (mes italiques), ( La figure du dehors, p. 159-160).

14 Comment habiter poétiquement la terre ? Là où l’animal rationale serenferme sur-lui, l’animal poeticum devient une « figure du dehors ». Plusieurs protagonistes du récit incarnent cet animal poeticum. C’est le cas du glouton et illusionniste Carcajou, personnage du folklore indien et à qui est consacré le chapitre seize de The Blue Road : Carcajou… is always running around the world, always jumping about from place to place… Whatever happens, always making it, always merry and bright, always full of tricks… He deinflates the culture. He makes you get your feet back on the ground. (p. 111)

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15 Carcajou évolue en dehors de tout code. Il ne se fixe en aucun lieu, s’en prend à la culture qu’il « dégonfle » et reste fidèle à la terre. Il ne cherche pas à élaborer une pensée systémique et rigide mais à rester en mouvement. La vision du monde de Carcajou est proche de celle que Nietzsche envisageait pour son surhomme : « que tout corps devienne danseur et que tout esprit devienne oiseau » (Zarathroustra, p. 278). Il est important de souligner la place du corps dans la philosophie nietzschéenne et la « grande santé » qu’il considérait être au centre de ses préoccupations. Les errances folles de Carcajou, qui reflètent celles de l’auteur, démontrent non seulement l’engouement que suscitent le déplacement et la rencontre d’autrui, mais sont également le signe d’une santé hors-norme : J’affirme une santé, la possibilité d’une santé, liée à une capacité de se mouvoir, désencombré, dans l’espace atopique, capacité qui ne peut venir que de l’acquisition d’une autre pensée, d’une autre manière d’être. (La Figure du dehors, p. 146)

16 Si White tire à boulets rouges sur la logique rationaliste c’est qu’il lui reproche de ne pas permettre à l’individu de se réaliser pleinement et de le rendre victime du monde qu’il ne sait habiter. À travers son œuvre il s’efforce de retrouver l’énergie créatrice qui gît à la source de l’être et ce via un retour à la terre et à l’être archaïque. « La rêverie nous apprend que l’essence de l’être, c’est le bien être enraciné dans l’être archaïque » (Gaston Bachelard, Poétique de la rêverie) Cette phrase de Gaston Bachelard, que White aime citer, exprime le désir de recouvrer l’essence de l’être. La mise en scène d’une figure légendaire comme celle de Carcajou montre à l’homme l’attitude à adopter. Il évolue dans « la voie du dehors, en dehors de toute forme limitée » (Scènes d’un monde flottant, p. 110) et il est emblématique de ce que White appelle le surnihiliste. Le surnihiliste est l’être réalisé, celui qui a atteint l’absolu de lui-même et jouit de la vie. Mes cinq étapes : Christianisme (sauvage et christique, pas jésuistique). Humanisme (révolté, pas conventionnel et classiciste). Égoïsme (transcendantal, pas borné). Nihilisme (négativiste et joyeux, pas désespéré). Surnihilsme (atopique, pas défini, en cours). (Scènes d’un monde flottant, p. 110)

17 La synthèse du développement personnel de l’auteur montre son attachement à l’idée de désencombrement. La dernière étape, qui se veut atopique et indéterminée, se traduit par une joie de vivre intense. Dans le poème qui clôt le récit (Labrador or the Waking Dream), le protagoniste, qui n’est d’ailleurs plus le narrateur5, témoigne de la jouissance qu’il éprouve au contact du lieu : I lived and moved as I had never done before became a little more than human even knew a larger identity the tracks of the caribou in the snow the flying of wild geese the red autumn of the maple tree bitten by frost all these became more real to me more really me than my very name I found myself saying things like “at one with the spirit of the land” but there was no “spirit”, none that outworn language and this was a new world and my mind was, almost, a new mind… (p. 139,140)

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18 Au terme de son périple le sujet se renouvelle profondément, prend conscience de son être véritable et, pour reprendre les termes de Nietzsche, semble « être devenu ce qu’il est » (cf. Ecce Homo). Le changement de narrateur est à cet égard significatif. Le moi de l’auteur est absent de la fin du récit, son importance devient secondaire. Il est par conséquent « un événement parmi d’autres » (Le Réel et son Double, p. 111), non plus cloisonné dans son moi intime mais réalisé et ouvert sur l’extérieur. C’est en se réalisant qu’il accède au réel (« all these became more real to me »), ou à l’inverse en accédant au réel qu’il se réalise. Le « réel » joue un rôle primordial, il constitue la dernière étape du processus, comme l’est le Labrador pour Kenneth White (« Labrador is where I come full circle »). Cette région sauvage est à la frontière du lieu et du non- lieu, elle est le site où se déploie le réel. Mais le réel est, à l’instar du non-lieu, difficile à concevoir et donc à définir (cf. « Surnihilisme (atopique, pas défini, en cours) »). Le réel s’oppose au fantasme, au fictif, à l’imaginaire (« there was no “spirit” »). Le réel est simple (pas double) et s’appréhende mieux via la « matière, éternellement riche et vivante » qu’à travers des « événements insignifiants » (Le Réel et son Double, p. 110). Le réel, c’est ce qui reste une fois que le travail d’épure a été mené à son terme. Ceci explique la place des espaces vierges (déserts, steppes ou côtes découpées) qui vont être le site où le réel s’établit. Pas de soi qui ne soit que soi, pas d’ici qui ne soit qu’ici, pas de maintenant qui ne soit que maintenant : telle est l’exigence du double… Ce refus de l’unique n’est d’ailleurs qu’une des formes les plus générales du refus de la vie. C’est pourquoi l’élimination du double annonce au contraire le retour en force du réel et se confond avec la joie d’un matin tout neuf… (Le Réel et son Double, p. 97)

19 Le poème Labrador or the Waking Dream commence par les vers suivants : « Another dawn/out from Greenland ». En franchissant un seuil, symbole « d’un matin tout neuf », le protagoniste semble pénétrer le réel. Au contact de celui-ci le « je » prends conscience de son être véritable, (« more really me/than my very name »), il n’est plus un autre mais lui-même, il a éliminé son double. Le double du « je » était constitué du religieux, du mythologique, du métaphysique, du culturel au sens le plus large6. C’est en se débarrassant progressivement de cette charge qu’il accède au réel. L’identité s’émancipe, le sujet se meut librement et vit de manière plus intense. L’homme fusionne avec la terre d’où il tire son bien-être (« the tracks of the caribou in the snow/ the flying of the wild geese/the red autumn of the maple tree bitten by frost/all these became more real to me »). Il ne possède plus la nature mais en fait partie. Un nouveau moi et un nouveau monde émergent de ce rapport rafraîchi avec la terre. L’intensification du sentiment de vie recherchée à travers le processus de désencombrement est éprouvée, une nouvelle vie commence. Le caractère non-fini, non-codifié propre à l’espace atopique, ou espace lisse, donne une plus grande liberté aux flux d’énergie, aux forces créatrices qui le constituent et le régénèrent perpétuellement. Mais comment faire en sorte que ces flux et ces forces ne cessent, comment conserver cette dynamique, cette grande santé ? La réponse est donnée par White dans l’avant-dernier chapitre de The Blue Road : « in the space won at the end of the personal journey, identities and times are mingled. Beyond ourselves, then, let’s listen to the poem » (p. 134). Le poème, et Labrador en est un exemple magistral, permet de pénétrer l’esprit de la vie, de « pénétrer dans le monde de cette “vraie vie” dont Rimbaud déplorait l’absence7 » et à son écoute se déploie une énergie capable de maintenir l’être dans son état de jouissance.

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20 Ces remarques jettent une lumière nouvelle sur le rapport qu’entretiennent l’écriture et la question du lieu dans la pensée de Kenneth White. La singularité et la puissance du langage poétique ont pour effet de résister au processus d’enfermement. L’énergie qu’il dégage plonge l’écrivain et le lecteur dans un espace qui ne se clôture pas, un espace qui reste indéfini, en mouvement. « L’infini, en nous, n’est-ce pas la langue, en ses combinatoires et ses virtualités, tel qu’à travers elle nous nous tenons face au fini et y descellons de l’infini : un en deçà, un au-delà, un avers, une opacité et un inconnaissable» (Le Poète perplexe, p. 359). Maupoix met en corrélation l’infini, le non- borné ou encore l’espace lisse avec le langage : à langage dynamique (poétique) espace ouvert. Le poème est dès lors un objet dont le rôle est de véhiculer ces flux d’énergie. À ce stade le langage poétique a moins une valeur communicative qu’affective. L’affect, cet état affectif élémentaire, « est la décharge rapide de l’émotion », il « renvoie à des vitesses et à des compositions de vitesses entre elles » Mille Plateaux, p. 497, 498). La fin du poème Labrador éclaire à ce sujet la démarche de White : « I have cut these runes on a rock/to be my testament/perhaps no one will read them… beside the scratchings of the ice/open to wind and weather ». L’écriture runique est précisément liée à la question de l’affect : « dans sa première période, le runique n’a qu’une faible valeur de communication, et une fonction publique très réduite. Son caractère secret fait qu’on l’a souvent interprété comme une écriture magique. Il s’agit plutôt d’une sémiotique affective… elle formerait un texte ornemental plutôt que scripturaire » (Mille Plateaux, p. 500). L’intérêt que porte White aux runes est lié au fait qu’elles ne codifient et ne fixent pas le sens de manière définitive. Cette sémiotique affective se traduit par le jeu de forces, « de vitesses et de compositions de vitesses entre elles ». L’écriture défie le sens, elle en atteint les limites et le langage a des pouvoirs autres que ceux qui lui sont communément attribués. Tout se passe comme si le langage n’avait plus son départ « au petit face-à-face Homme/Homme, mais au grand face-à-face Univers/Homme8 » et que sa force, qui est à son comble dans le langage poétique, était en mesure de garder l’être dans l’ouvert, dans un lieu non défini (atopique), clef de voûte permettant de lutter contre la clôture.

BIBLIOGRAPHIE

Textes de Kenneth White

La Figure du dehors, Paris, Grasset, 1982, Scènes d’un monde flottant, Poitiers, Grasset, 1983. The Blue Road, New York, George Braziller, Inc, 1984. Une apocalypse tranquille, Paris, Grasset, 1985. Travels in the Drifting Dawn, London, Penguin, 1989. Pilgrim of the Void, Edinburgh, Mainstream Publishing, 1992. Une stratégie paradoxale, Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998. Open World, The Collected Poems 1960-2000, Edinburgh, Polygon, 2003.

Bibliographie sélective

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CHAUCHE C., Langue et Monde. Grammaire géopoétique du paysage contemporain, Paris, L’Harmattan, 2004.

DELEUZE G., Guattari, F., Mille Plateaux, Lonrai, Les Éditions de Minuit, 2006.

MAUPOIX, Le Poète perplexe, Corti, 2002.

NIETZSCHE F., Zarathoustra, La Flèche (Sartre), Classiques de Poche, 1983.

ROSSET C., Le Réel et son Double, Saint-Amand, Folio, « Essais », 2002.

NOTES

1. Fourier Charles (1772-1837) : il critiqua la société industrielle bourgeoise. L’organisation sociétaire qu’il prône a pour centre la phalange (phalanstère). Cette organisation doit avoir pour résultat l’harmonie universelle. Ce projet utopique ne put se réaliser, mais le fouriérisme eut des adeptes (Le Petit Robert). 2. L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux sont mentionnés à plusieurs reprises dans l’œuvre de Kenneth White. Signalons également que White est cité dans Mille Plateaux (p. 470), dans le chapitre Traité de nomadologie : la machine de guerre. Il est évident que le thème de la création qui est au cœur de la pensée deleuzienne fait écho au travail de White. 3. Célèbre phrase attribuée au philosophe grec Protagoras ; l’ouvrage qui la contenait est perdu, mais Platon, dans son dialogue Théétète, la rappelle par la voix du mathématicien Théodore. 4. Il faut distinguer ici le « livre » en tant que bible ou livre saint qui codifie la pensée, du livre d’auteur qui vient bousculer les codes et ouvrir, en la nourrissant, la pensée du lecteur. 5. Kenneth White, Collected Poems, p. 622, 623 : « The protagonist of this poem is one of those Scandinavian sea-travellers like Leif Ericson or Thorfinn Karlsefni who were active around the tenth century, and who touched on American shores. » 6. Dans la seconde section du poème ce point est rendu explicite : « I was no longer Christian/nor yet had I gone back to Thor… I tried to learn/the language of that silence/more difficult than the Latin/I learned in Bergen/Or the Irish in Dublin », p. 138, p. 139. 7. White, K., La Figure du dehors, p. 163. NB : Les affinités de White avec Rimbaud sont maintes fois mentionnées par l’auteur. Deleuze et Guattari rapprochent également les deux poètes dans Mille Plateaux, en traitant la question de la tribu : « une tribu dans le désert au lieu d’un sujet universel sous l’horizon de l’Être englobant. », p. 470. 8. Chauche C., Langue et Monde, Grammaire géopoétique du paysage contemporain. NB : C. Chauche cite le linguiste Gustave Guillaume.

AUTEUR

CHRISTOPHE RONCATO Université Stendhal-Grenoble 3

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L’« utopie calédonienne » d’un nouveau modèle parlementaire Utopie des possibles ou utopie chimérique ?

Nathalie Duclos

We were promised that a devolved Scotland would be a kind of Caledonian Utopia where health would be improved, education better, the economy buoyant. That was never going to be the case. MACMAHON

1 L’utopie a une double fonction dans le discours politique : montrer la nécessité d’une rupture radicale avec un système donné, et proposer un modèle de gouvernement idéal susceptible de remplacer l’ordre existant. Le présent article tentera de montrer que le discours autonomiste écossais de la fin des années 1980 et des années 1990 remplissait ces deux conditions. Le système parlementaire britannique y apparaissait comme un contre-modèle dont la dénonciation devait permettre l’élaboration d’un modèle parlementaire nouveau, plus adapté au monde moderne et aux besoins spécifiques des Écossais. Plusieurs textes autonomistes, qui sont le fondement du modèle parlementaire actuellement mis à l’épreuve, se donnèrent ainsi pour fonction d’explorer le champ des possibles ouvert par la contestation de l’ordre établi. Toutefois, l’utopie est par définition illusoire, puisque la mise en application d’un modèle idéal se révèle toujours décevante et qu’elle n’est jamais à la hauteur des espérances soulevées par ce modèle. Il s’agira donc dans un second temps de montrer que l’utopie des possibles s’est muée en une utopie chimérique et que la radicalité du discours autonomiste écossais portait en germe la déception née de sa mise en œuvre.

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L’élaboration d’une utopie des possibles : le discours autonomiste écossais à la fin des années 1980 et dans les années 1990

2 Dans les années 1980 et 1990, tandis que les Britanniques dans leur ensemble portaient sans cesse au pouvoir un parti qui n’arrivait jamais que bon second en Écosse, les É cossais réagirent au « déficit démocratique » dont ils pensaient souffrir en préparant le terrain pour la mise en place rapide d’un Parlement écossais. Ils rédigèrent à cet effet de nombreux textes autonomistes, qui, ensemble, forment une véritable utopie selon la définition qu’en propose Paul Ricœur. En effet, leurs fonctions furent celles de l’utopie, à savoir « exposer ce problème de crédibilité qui surgit là où les systèmes d’autorité excèdent à la fois notre confiance en eux et notre croyance dans leur légitimité », et développer des « perspectives nouvelles » (Ricœur, p. 36-37). Il s’agissait à la fois de « défier et de transformer l’ordre présent », et de proposer « de nouvelles réalités possibles » (Ricœur, p. 9 et p. 11). Parmi ces textes, le présent article retiendra le Claim of Right for Scotland de 1988, rapport exigeant la fondation d’une Convention constitutionnelle écossaise, les deux rapports de cette même Convention, parus en 1990 et 1995, et enfin deux modèles de règlement intérieur pour le futur Parlement : un texte au titre évocateur de To Make the Parliament of Scotland a Model for Democracy, rédigé par deux éminents politologues, et un rapport plus officiel, rédigé par un Consultative Steering Group et intitulé Shaping Scotland’s Parliament. Ces textes fondateurs présentent au moins l’une des deux caractéristiques suivantes : ils dénoncent le système parlementaire traditionnel, perçu comme un contre-modèle, et ils définissent un modèle politique idéal, un « modèle de démocratie » (selon le titre de l’un d’entre eux) devant faire de l’Écosse un exemple à suivre.

3 Lorsque les Conservateurs furent élus à la tête du Royaume-Uni pour la troisième fois d’affilée en 1987, un comité constitutionnel, le Constitutional Steering Committee (ou CSC), fut mis en place pour étudier les possibilités de réforme institutionnelle en Écosse. En juillet 1988, il publia A Claim of Right for Scotland, son rapport final. Le titre de ce rapport indique qu’il devait constituer une véritable « déclaration des droits » de l’Écosse, dans la lignée des Claims of Rights écossais de 1689 et de 1842. Le Constitutional Steering Committee souhaitait donc inscrire son rapport dans une tradition écossaise d’affirmation des droits et des libertés, et de remise en question de « la constitution et des pouvoirs de l’État », comme c’était indiqué dans le prologue. À l’origine du rapport, il y avait le fait que le comité ne reconnaissait pas le droit aux Conservateurs d’imposer leur politique à l’Écosse, s’appuyant sur l’impopularité de la fameuse poll tax au nord de la Tweed. Toutefois, sa condamnation du système politique britannique allait bien au- delà de la dénonciation du déficit démocratique. À ses yeux, c’était le système parlementaire tout entier qui avait perdu sa légitimité, s’il en avait jamais eu. Il est par exemple significatif que tout au long du rapport, le comité ne parle de Parlement « britannique » et d’État « britannique » qu’entre guillemets et après avoir précisé que le qualificatif « anglais » serait plus approprié ; quant à la Constitution, elle était indéniablement « anglaise », comme l’annonce le titre d’un des chapitres (CSC, p. 4). Le caractère fondamentalement anglais de cette Constitution provenait de l’importance accordée à la souveraineté parlementaire et du fait qu’elle ne reconnaissait qu’une source de pouvoir : la Couronne-en-son-Parlement, en d’autres termes, le Premier ministre. La concentration des pouvoirs entre les mains de ce dernier était

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dommageable pour l’ensemble du pays, mais la réélection de gouvernements n’ayant pas la faveur des Écossais la leur rendait particulièrement intolérable.

4 Le rapport commence par disséquer le système mis en place pour gouverner l’Écosse et par en rejeter chacun des rouages. Il s’attaque d’abord au Scottish Office, qui était alors le Ministère aux affaires écossaises. D’après le comité, le Scottish Office était inapte à répondre aux besoins des Écossais, car les ministres qui le composaient étaient membres du parti élu par la majorité des Britanniques, et non des seuls Écossais. Les commissions parlementaires des affaires écossaises, à savoir le Scottish Grand Committee, les deux Scottish Standing Committees ou le Select Committee on Scottish Affairs, étaient elles aussi incapables d’indépendance vis-à-vis du gouvernement, soit parce que leurs membres étaient majoritairement issus du parti au pouvoir, soit parce que le gouvernement décidait de leur ordre du jour. De toute manière, ces commissions se réunissaient peu. Le résultat était sans appel : The existing machinery of Scottish government is an attempt either to create an illusion or to achieve the impossible. In that attempt it was bound to fail eventually and the failure can no longer be hidden. The choice of adhering to present Scottish government is not available. (CSC, p. 3)

5 Le rapport dénonce ensuite le système politique britannique dans son ensemble, dont il relève les principaux travers. Citons le fait que le Premier ministre jouisse de la plupart des prérogatives royales, qu’au lieu de contrôler l’action du gouvernement, le Parlement soit au contraire subordonné au Premier ministre, que la constitution, et donc l’ensemble du système politique, puissent être modifiés à la suite d’un simple vote du Parlement, et enfin que le mode de scrutin produise des gouvernements forts. Le lecteur devait en tirer la conséquence suivante : certaines des caractéristiques essentielles du régime parlementaire étaient perverties. Le gouvernement n’était pas responsable devant le Parlement, et le Premier ministre cumulait les fonctions de véritable « chef d’État, [d’]exécuteur-en-chef et [de] législateur-en-chef » (CSC, p. 4).

6 En conséquence, une refonte radicale du système politique britannique était devenue nécessaire. Le maintien de l’ancienne Constitution, qui ne pouvait offrir que « l’illusion de la démocratie » (CSC, p. 4), était désormais inconcevable, du moins pour les Écossais : « Scotland, if it is to remain Scotland, can no longer live with such a constitution and has nothing to hope for from it » (CSC, p. 24). Cependant, c’était irréaliste d’attendre que le système se réforme de lui-même. Le changement ne pouvait donc venir que d’É cosse ; il fallait ensuite espérer que l’initiative écossaise lance un processus de réforme du système britannique tout entier : [The Scots] must now show enterprise by starting the reform of their own government. They have the opportunity, in the process, to start the reform of the English constitution ; to serve as the grit in the oyster which produces the pearl. (CSC, p. 24)

7 Comment rompre avec le modèle politique existant ? Deux voies s’offraient à l’Écosse : soit elle déclarait son indépendance, soit elle faisait voter une nouvelle Constitution et créait une Assemblée écossaise autonome. Le rapportprivilégia la seconde solution. Le comité constitutionnel se garda toutefois d’élaborer un modèle politique précis ; voici comment il décrivit ses attributions : « It is not our function to draw up a scheme for a Scottish Assembly. But it is part of our terms of reference to convince doubters not only that present Scottish government is bad but that an Assembly would make it better » (CSC, p. 5). Le Claim of Right for Scotland eut donc trois objectifs : mettre en évidence les défauts du système politique en place, montrer qu’une réforme radicale de ce système

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était nécessaire et urgente, et promouvoir l’option autonomiste, mais la rédaction d’un nouveau modèle politique ne faisait pas partie de ses attributions. Le comité eut pour mission de défier l’ordre présent, mais non d’explorer de façon détaillée le champ des possibles. Il préféra recommander la création d’une « Convention constitutionnelle écossaise » dont ce serait l’une des tâches. Au détour d’un paragraphe, il glissa toutefois une recommandation de taille : le modèle parlementaire écossais devait pouvoir s’éloigner du modèle parlementaire traditionnel, c’est-à-dire du modèle britannique (« the Assembly ought not to be hidebound by traditional Parliamentary practice ») (CSC, p. 19).

8 La Scottish Constitutional Convention (SCC) imaginée par le comité constitutionnel se réunit pour la première fois le 30 mars 1989. Tous les participants à la réunion signèrent une déclaration qui fut par la suite connue sous le nom de Claim of Right, bien qu’elle ne fût pas incluse dans le rapport éponyme. La déclaration reprenait notamment les termes du mandat de la SCC tels que suggérés dans le Claim of Right original, et affirmait le droit du peuple écossais à l’autodétermination, comme en témoigne l’extrait suivant : We gathered as the Scottish Constitutional Convention do hereby acknowledge the sovereign right of the Scottish people to determine the form of Government best suited to their needs and do hereby declare and pledge that in all our actions and deliberations their interests shall be paramount1.

9 À travers cette déclaration, non seulement la Convention remettait en cause la souveraineté du Parlement britannique, mais elle s’octroyait le droit de parler au nom du peuple écossais tout entier, qu’elle affirmait représenter. La SCC publia deux rapports : Towards Scotland’s Parliament, paru en 1990, et Scotland’s Parliament. Scotland’s Right, paru en 1995. Dans un discours prononcé à l’occasion de la publication du premier rapport, Kenyon Wright, qui était le président du comité exécutif de la SCC, affirma que la conception traditionnelle de la souveraineté en Écosse était celle d’une souveraineté populaire, limitée et partagée (« the Scottish understanding of sovereign power, as emanating from the people, and as being, in its exercise, limited and dispersed ») (SCC, 1990, p. 18). Il opposa cette conception écossaise de la souveraineté à la théorie, implicitement anglaise, de la souveraineté de la Couronne-en-son- Parlement, c’est-à-dire de la souveraineté parlementaire. Son discours fut inclus en annexe du rapport, au sein duquel la SCC disait clairement avoir la « conviction que la souveraineté résid[ait] dans le peuple écossais » (SCC, 1990, p. 6).La déclaration du 30 mars 1989 fut quant à elle reproduite dans le second rapport de la SCC. Elle y fut précédée d’un paragraphe qui rappelait l’intention de la déclaration et faisait écho au discours de Kenyon Wright : « its purpose was to root the Convention solidly in the historical and historic principle that power is limited, should be dispersed, and is derived from the people » (SCC, 1995, p. 10). De telles proclamations de souveraineté populaire suggèrent que l’un des objectifs centraux de la SCC était de remettre en cause le système parlementaire britannique dans ses fondements mêmes.

10 De fait, dans son rapport de 1990, la SCC rejeta ouvertement le modèle de Westminster, jugé trop « archaïque », et énonça le caractère novateur du futur Parlement écossais : The Scottish Parliament will not be a pale imitation of Westminster. There will be no archaic practices justified in terms of custom and long usage in another place. Procedure developed over the years at Westminster can be defended only in terms of respect for tradition. That is not good enough. (SCC, 1990, p. 12)

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11 Ces déclarations fermes furent accompagnées de la dénonciation de certaines des principales failles du système traditionnel et de l’affirmation de principes politiques censés marquer la modernité du modèle proposé. Le premier rapport de la SCC ne proposait donc pas un modèle politique précis, mais il détaillait les principes généraux sur lesquels ce modèle devait reposer, à savoir l’ouverture, l’accessibilité, la responsabilité politique et la participation. À cet effet, le modèle écossais devait se démarquer de son pendant britannique au moins à deux égards. Premièrement, le Parlement d’Édimbourg devait être plus adapté au monde contemporain que le Parlement de Westminster, où les conditions et les heures de travail des députés sont le reflet d’une période révolue. Certains autonomistes écossais reprochaient par exemple au modèle britannique de ne pas favoriser la participation des femmes à la vie politique en contraignant les députés à travailler à des heures incompatibles avec une vie de famille. Deuxièmement, il fallait repenser la relation entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, que les rédacteurs du Claim of Right avaient identifiée comme l’un des principaux défauts du système britannique : The relationship between the executive and legislature should be examined and safeguards built in, lest Lord Hailsham’s “elected dictatorship” lives on north of the border. There are exciting possibilities with new forms of scrutiny which could make sure that elected members are no longer seen as lobby-fodder. (SCC, 1990, p. 12)

12 Toutefois, la SCC ne s’étendit pas davantage sur les « possibilités » offertes aux autonomistes de garantir l’indépendance du futur Parlement vis-à-vis de l’exécutif écossais.

13 En 1995, prévinrent les présidents de la SCC en introduction à son rapport final, l’heure n’était plus aux déclarations d’intention enflammées, mais à l’énonciation d’un projet de réforme détaillé : This report is about practical intent. It says : “Here is what we are going to do”, not “here is what we would like”. Those who seek inspirational home rule rhetoric are respectfully directed elsewhere, including to the Convention’s own previous publications. We have moved on. (SCC, 1995, p. 5)

14 Conformément à cette déclaration, le rapport final de la SCC élabora un modèle parlementaire précis et novateur, ou du moins distinct du modèle britannique. L’une des principales différences entre les Parlements de Londres et d’Édimbourg devait tenir dans le fait que le Parlement écossais, monocaméral, ne disposerait pas d’une chambre de révision de la loi telle que la Chambre des Lords. Il s’agissait aussi de renouveler les pratiques et les procédures parlementaires, grâce au respect de principes tels que l’ouverture, l’accessibilité, la responsabilité politique ou la représentativité. Contrairement au rapport de 1990, celui de 1995 faisait des propositions concrètes en ce sens. Il recommandait par exemple que le futur Parlement mît en place un système efficace d’information du public, et qu’il organisât des séances et des réunions ailleurs que dans la capitale écossaise (SCC, 1995, p. 24). Il préconisait à la fois l’adoption d’un scrutin en partie proportionnel, susceptible d’accroître la représentation féminine, et la modification de la carte électorale, de façon à ce que les îles fussent mieux représentées. Le règlement intérieur du Parlement devait s’assurer que les députés se vouent pleinement à leur fonction et à la défense des intérêts de leur électorat, et permettre aux électeurs d’envoyer des pétitions au Parlement. Les commissions parlementaires devaient être investies d’un triple pouvoir : celui de déposer leurs propres propositions de loi, celui d’amender les projets de loi gouvernementaux, et

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celui de conduire leurs propres enquêtes. La consultation du public devait être favorisée à la fois avant et pendant le processus législatif. Les horaires et les dates d’ouverture du Parlement devaient favoriser la participation de tous. Les accusations de corruptiondevaient pouvoir faire l’objet d’enquêtes indépendantes. La SCC prévoyait également des législatures avec une durée déterminée fixée à quatre années, alors qu’à Westminster, elles peuvent durer jusqu’à cinq ans, et le Premier ministre choisit le moment qu’il juge le plus opportun pour dissoudre la Chambre des Communes et provoquer de nouvelles élections. La SCC souhaitait qu’à Edimbourg, le Parlement ne puisse être dissous avant terme que dans des circonstances exceptionnelles et avec l’assentiment d’au moins deux tiers des députés. Il s’agissait, on le voit, de ne pas donner au chef de l’exécutif écossais autant de pouvoir que n’en a le Premier ministre britannique. Le projet mis sur pied par la SCC se voulait donc réellement distinct du mode de gouvernement britannique. Par ailleurs, il correspondait à un véritable projet de réforme constitutionnelle, applicable immédiatement et presque en l’état. Notons que les rapports de la SCC devaient effectivement servir de base au livre blanc travailliste de 1997 sur la dévolution, puis au Scotland Act de 1998, qui donna naissance au Parlement écossais.

15 Les recommandations faites dans le second rapport de la SCC s’inspiraient fortement de To Make the Parliament of Scotland a Model for Democracy, document présenté à la Convention constitutionnelle en 1991. Ce texte se voulait une ébauche de règlement intérieur pour le futur Parlement écossais, au point que ses auteurs, Bernard Crick et David Millar, eussent pu l’intituler Draft Standing Orders for the Parliament of Scotland. Le titre qu’ils choisirent indique qu’ils souhaitaient faire du Parlement écossais un modèle, un laboratoire d’essai de nouvelles façons de faire de la politique. Dans le paragraphe introductif du document, on pouvait lire que le Parlement devait gagner le respect et susciter l’émulation des autres assemblées législatives britanniques et européennes (Crick et Millar, p. 1). Pour cela, il fallait mettre en place un « Parlement nouveau qui chercherait à faire des choses neuves de façon neuve » (« a new Parliament seeking to do new things in a new way ») (Crick et Millar, p. 32). Les auteurs de ce texte ne firent nul mystère de leur aversion pour certains aspects du modèle parlementaire britannique. À leurs yeux, il fallait avant tout empêcher le Parlement écossais de se rabattre sur la procédure traditionnelle de Westminster par la rédaction de documents (tels que le leur) qui puissent servir de base de travail à l’élaboration d’un projet réellement novateur et distinct du modèle britannique (Crick et Millar, p. 1). Il s’agissait surtout d’éviter que le Parlement écossais ne connaisse le même sort que le défunt Parlement de Stormont, en Irlande du Nord, qui avait adopté le modèle parlementaire britannique lors de sa mise en place en 1921. L’« assemblée écossaise », comme on l’appelait dans les années 1970, n’aurait pas manqué de suivre son exemple si le projet de dévolution de l’époque n’avait pas été rejeté à l’issue du référendum de 1979. Ce projet avait en effet proposé la création d’un « modèle réduit de Westminster » (« a scaled-down mini-Westminster ») (Crick et Millar, p. 1). Le futur Parlement écossais devait au contraire avoir le courage de « rompre avec le moule de Westminster » (« to break from the Westminster mould », Crick et Millar, p. 2) lorsque ce dernier s’avérait défectueux. Le modèle traditionnel n’était pas à rejeter en bloc, mais il présentait de nombreuses failles que relevèrent les auteurs du document.

16 Crick et Millar dénoncèrent tout d’abord le style jugé « excessivement conflictuel » (Crick et Millar, p. 2) des échanges parlementaires. Ce travers fut souvent relevé par les

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autonomistes écossais, notamment par les organisations féministes. À leurs yeux, la nature bipartite du système politique, l’existence d’une Opposition officielle et d’un Cabinet fantôme, le système des whips, ainsi que la disposition des sièges à la Chambre des Communes et à la Chambre des Lords, en rangées qui se font face et non en hémicycle, contribuaient tous à rendre le système à la fois conflictuel, et fondamentalement masculin. De nombreux autonomistes étaient à l’inverse persuadés du caractère essentiellement consensuel de la politique écossaise, dont témoignaient le multipartisme écossais ainsi que l’approche prônée au sein de la SCC. Pour Crick et Millar, le modèle politique écossais, notamment la procédure parlementaire, devaient donc refléter ces différences de style politique : [O]ur proposals for a far greater openness of proceedings than at Westminster to the public at large and to civic bodies in particular, may help to make the ethos of the new Parliament at least closer to that of the [Scottish Constitutional] Convention than to the automated dog-fights of Westminster. (Crick et Millar, p. 5)

17 L’adoption déjà prévue d’un système électoral en partie proportionnel devait contribuer à rendre la politique écossaise plus consensuelle en instaurant comme norme le gouvernement minoritaire ou le gouvernement de coalition. Dans leur modèle de règlement interne, Crick et Millar prirent également en compte d’autres revendications des femmes écossaises, qui accusaient le système parlementaire britannique d’être injustement favorable aux hommes en rendant difficile le cumul des fonctions de députée et de mère de famille. Ainsi, leur premier Standing Order statuait que le Parlement écossais devait exclusivement siéger à des heures de bureau (entre 10 heures et 17 heures) et en périodes scolaires, sauf dans les cas où la majorité des députés votaient une extension du temps imparti aux débats. Crick et Millar proposaient également que sur les trois Presiding Officers, c’est-à-dire le président du Parlement et les deux vice-présidents, jamais plus de deux ne soient de sexe masculin. Il s’agissait avant tout de rendre le Parlement plus représentatif et plus accessible aux femmes, mais la présence de ces dernières à des postes-clés de la hiérarchie parlementaire devait aussi contribuer, espérait-t-on, à y rendre l’atmosphère plus consensuellequ’à Westminster.

18 Au-delà de la culture politique, ce fut la nature même du modèle de Westminster qui servit de repoussoir aux autonomistes écossais. Crick et Millar accusèrent notamment le pouvoir exécutif d’exercer un « contrôle excessif » sur le pouvoir législatif. Ils remarquèrent par exemple que seul le gouvernement avait le pouvoir d’établir l’agenda législatif et de modifier les Standing Orders de Westminster (Crick et Millar, p. 2-3). Le système politique britannique donnait également un poids disproportionné aux grands partis. À l’inverse, le modèle écossais devait garantir l’équilibre des pouvoirs en Écosse et donner au Parlement d’Édimbourg les moyens de se protéger du contrôle de l’exécutif : [W]e assume […] that the Westminster and Commonwealth Executive-in-Parliament system will continue […] but we follow the [Scottish Constitutional] Convention in trying to show that in such a system the Government need not and should not have such total domination over the legislative process as has evolved at Westminster. (Crick et Millar, p. 5)

19 Selon Crick et Millar, le Parlement écossais devait tout d’abord avoir le pouvoir de proposer et de modifier son propre règlement interne, et celui d’élire le chef de l’exécutif (comme indiqué dans leur Standing Order 9). Par ailleurs, le pouvoir de dissoudre le Parlement, qui est au Royaume-Uni l’une des prérogatives royales exercées

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par le Premier ministre, devait en Écosse être entre les mains du Parlement lui-même. Enfin, la tâche essentielle qui consiste à diriger les travaux du Parlement, et notamment à établir l’agenda législatif, devait être confiée à un bureau (nommé Steering Committee ou Business Committee) composé de représentants des groupes parlementaires, des députés indépendants, éventuellement des îles écossaises, et de deux membres désignés par le chef de l’exécutif. La composition variée de cette commission fondamentale en empêcherait la domination par le parti majoritaire au Parlement. Il s’agissait aussi de renforcer le rôle des députés de base (les backbenchers) et des commissions parlementaires. La composition de ces dernières devait notamment être proportionnelle au nombre de sièges détenus par les partis au Parlement, et leur rôle être triple : elles devaient avoir le pouvoir de déposer des propositions de loi, d’amender les projets de loi gouvernementaux, et de conduire leurs propres enquêtes. Les présidents des commissions, et les membres des ministères correspondant à la spécialisation de ces dernières, devaient travailler en collaboration plus étroite qu’à Westminster. Le nombre de ministres devait par ailleurs être limité, par exemple à dix députés (selon le Standing Order 10), ce qui limiterait du même coup le clientélisme excessif (« excessive patronage ») et le vote intéressé (« payroll vote ») caractéristiques du modèle britannique (Crick et Millar, p. 16). Enfin, il fallait s’assurer que le chef de l’exécutif ne pût pas changer la structure du gouvernement à sa guise comme c’est le cas à Londres.

20 Aux yeux de Crick et de Millar, le système parlementaire britannique présentait deux autres failles. D’une part, le modèle de Westminster, modèle de base de la démocratie représentative, ne favorisait pas suffisamment la participation directe de la population. L’accessibilité, l’ouverture et la réactivité devaient, à l’inverse, figurer en bonne place parmi les principes fondateurs du futur Parlement écossais. Selon le modèle traditionnel, par exemple, les Britanniques ne peuvent déposer de pétition auprès de Westminster que par l’intermédiaire de leur représentant local ; en outre, c’est au gouvernement et à lui seul de décider si une pétition mérite qu’on y donne suite, et même qu’on la publie dans le rapport officiel du Parlement. En Écosse, la population devait pouvoir adresser des pétitions directement au Parlement d’Édimbourg, sans passer par ses élus. Surtout, d’après le Draft Standing Order 32 sur les pétitions et les référendums, toute pétition et toute question adressées à un ministre ou à un président de commission, et signées par mille ou plus de mille électeurs, devaient recevoir une réponse officielle publiée dans les archives du Parlement. À la demande d’un député, le Parlement devait en outre pouvoir débattre des pétitions ayant reçu la signature d’au moins dix mille électeurs. L’opinion publique devait être consultée au moyen d’un sondage ou d’une enquête dans les cas où une motion recevrait l’approbation de la moitié des députés, et au moyen d’un référendum dans les cas où une motion recevrait l’approbation des deux tiers des députés (Crick et Millar, p. 27-28). D’autre part, Crick et Millar suggérèrent que la procédure législative écossaise ne comporte pas une des étapes de la procédure législative britannique : l’étape dite « du rapport » (« Report Stage »), qui permet aux députés de voter de nouveaux amendements en séance plénière après que le projet de loi a été examiné et amendé en commission. Selon Crick et Millar, il était préférable que les commissions aient seules le pouvoir d’amender les projets de loi.

21 Enfin, Crick et Millar envisagèrent de rompre avec le modèle britannique sur un plan beaucoup plus symbolique, en choisissant de donner au Président du Parlement un titre

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différent de celui de Speaker réservé pour le Président de la Chambre des Communes. Ils lui préférèrent celui de President, dont ils dénoncèrent pourtant l’ambiguïté, notant que ce terme renvoie plus souvent à un chef de l’exécutif directement élu qu’au chef indirectement élu du pouvoir législatif. Il y a d’ailleurs fort à parier que cette ambiguïté est à l’origine du choix final en faveur du titre de Presiding Officer. S’il s’agissait de ne pas attribuer au President écossais les fonctions du Président américain, par exemple, Crick et Millar insistèrent toutefois sur le fait qu’il devait avoir des fonctions plus étendues que son homologue londonien, et cumuler les fonctions de Speaker et de Leader des Communes (Crick et Millar, p. 14). Notons tout de même que leur volonté de rupture sémantique avec la tradition parlementaire britannique ne s’étendit pas à la fonction de chef de l’exécutif écossais, que Crick et Millar n’hésitèrent pas à qualifier de Prime Minister (Crick et Millar, p. 15).

22 Un second modèle de règlement intérieur fut rédigé avant l’adoption du règlement définitif du Parlement écossais. En novembre 1997, un mois après le référendum sur la création du Parlement, le gouvernement britannique chargea le Consultative Steering Group on the Scottish Parliament (ou CSG) d’en rédiger une première version officielle. En décembre 1998, le CSG adressa son rapport final, intitulé Shaping Scotland’s Parliament, au Ministre des affaires écossaises (le Scottish Secretary). Pour le CSG, le règlement intérieur devait reposer sur les principes suivants : le partage du pouvoir, la responsabilité politique, l’accessibilité, l’ouverture, la réactivité, la participation, et l’égalité des chances (CSG, p. v, p. 3 et p. 13). Le comité recommanda également que le Parlement dresserégulièrement le bilan de ses politiques et de ses performances au regard de l’application de ces principes, dont le respect devait contribuer à la création en Écosse d’une nouvelle culture politique : « We see the Parliament as the central institution of a new political and community culture, and recognise that a more open democracy requires innovative institutions and attitudes in Scottish society » (CSG, p. 13).

23 Le modèle de règlement interne élaboré par le CSG, bien que beaucoup plus détaillé que le modèle de Crick et Millar, s’inspirait nettement de leurs recommandations. Le CSG, dont les membres furent désignés par le Ministre des affaires écossaises, se garda bien de montrer du doigt le modèle parlementaire britannique de façon aussi explicite que Crick et Millar. Néanmoins, le rapport du comité consultatif n’alla pas non plus dans le sens d’une réhabilitation de ce système, et reconnut à plusieurs reprises s’être inspiré de modèles parlementaires d’Europe continentale, notamment le modèle scandinave ou le modèle catalan de dévolution. Le CSG reprit, en outre, l’essentiel des propositions de Crick et Millar concernant l’adoption d’un style politique plus consensuel, le renforcement du pouvoir législatif, ou encore la participation populaire au processus législatif.

24 Comme Crick et Millar, le CSG recommanda que le Parlement écossais siège uniquement à des horaires « favorables à la vie de famille » et donc à des heures de bureau ; toute modification de ces horaires devait recevoir l’aval de la majorité des députés. Les vacances parlementaires devaient être calquées sur les congés scolaires (CSG, p. 43-44). Cependant, le CSG abandonna l’idée qu’au moins l’un des trois Presiding Officers dût être de sexe féminin. Les recommandations de Crick et Millar concernant l’équilibre des pouvoirs entre le législatif et l’exécutif furent elles aussi suivies de près. Le règlement intérieur ne devait être modifié qu’à l’initiative des députés. Comme Crick et Millar, le comité consultatif s’exprima en faveur de la création de commissions parlementaires combinant les fonctions des deux types de commissions britanniques, à savoir les

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commissions d’examen des textes législatifs (Standing Committees) et les commissions d’enquête (Select Committees). Les commissions devaient également pouvoir déposer leurs propres propositions de loi, travailler en collaboration avec les ministres correspondant à leur spécialisation, et surtout appeler les ministres à témoigner, propositions inspirées du rapport de Crick et Millar et qui constituent autant de ruptures avec le modèle britannique (CSG, p. 26 et p. 32). Le CSG recommanda, en outre, la mise en place d’un Business Committee responsable du calendrier législatif, similaire aux « bureaux » que l’on trouve dans la plupart des parlements européens mais non à Westminster, et composé de représentants des différents groupes parlementaires (CSG, p. 4-5). Le chef de l’exécutif, désigné ici sous les termes de First Minister et non plus de Prime Minister, serait bien élu par les députés, et n’importe lequel d’entre eux pourrait être candidat à cette fonction (CSG, p. 20). Néanmoins, le CSG ne fit pas mention d’une quelconque limitation du nombre de ministres, que Crick et Millar voyaient comme un moyen de renforcer le rôle des députés de base au détriment des membres de l’exécutif.

25 Le CSG fit également des propositions destinées à encourager la participation de la population. Le principe selon lequel la population écossaise devait pouvoir adresser des pétitions au Parlement fut réitéré, et il fut précisé que le Parlement prendrait en considération toute pétition concernant une question relevant de ses compétences. Le comité rejeta cependant les propositions de Crick et Millar visant à obliger le Parlement à répondre à toute pétition recueillant plus de mille signatures, et à débattre de toute pétition recueillant plus de dix mille signatures, sous prétexte que ces propositions défavoriseraient les régions reculées du pays, où il est difficile de collecter autant de signatures, et qu’elles exigeraient la mise en place d’un système inutilement coûteux de vérification de l’authenticité des signatures. Le CSG préféra alors que la prise en compte d’une pétition par le Parlement ne dépende pas uniquement du nombre de signatures collectées : il s’agissait pour le Parlement d’évaluer de manière plus globale l’ampleur du soutien populaire en faveur de la pétition avant de prendre la décision d’y répondre, d’en débattre ou de la rejeter (CSG, p. 77-79). Une autre proposition visant à améliorer la participation populaire au processus législatif concerna la possibilité pour les commissions parlementaires de désigner des « rapporteurs, » selon un modèle courant dans les parlements d’Europe continentale mais inconnu à Westminster. Les rapporteurs pourraient partager certaines des responsabilités des présidents des commissions (ou conveners), mais également servir de lien entre les commissions et les individus ou les groupes d’intérêt souhaitant faire des démarches auprès d’elles (CSG, p. 6).

26 Enfin, le CSG, comme Crick et Millar, se démarqua du modèle parlementaire britannique dans ses propositions concernant les différentes étapes de conception, de rédaction et de vote des projets de loi. Il ne rejeta certes pas la possibilité pour les députés d’amender les Bills en séance plénière, comme l’avaient fait Crick et Millar. Il se montra cependant favorable à l’introduction, avant le dépôt d’un projet de loi, d’une phase dite « pré-législative », au cours de laquelle les organisations spécialisées de la société civile pourraient être longuement consultées sur les principes généraux du projet. Le CSG espérait ainsi que la population pût avoir une réelle influence sur la rédaction des projets de loi, et surtout une plus grande influence qu’à Westminster, où elle n’est invitée à se prononcer sur les Bills qu’à une étape tardive de leur vote. Comme dans certains parlements d’Europe continentale, il fut suggéré qu’au moment de son dépôt, le projet de loi pourrait être précédé d’un « memorandum » qui préciserait la nature du problème abordé, les options considérées, le choix final des rédacteurs du projet et le

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coût estimé du projet, et qui exposerait le processus de consultation engagé (CSG, p. 64-65).

27 Les textes qui préparèrent la mise en place du Parlement écossais s’appliquèrent à contester le système en place et à définir un modèle politique exemplaire. Les autonomistes rejetèrent à la fois le modèle de Westminster tel qu’il était en théorie, et la version pervertie du modèle tel qu’il est mis à l’œuvre. D’une part, ils préférèrent le principe de souveraineté populaire au principe de souveraineté parlementaire, qui est au fondement du modèle de Westminster. D’autre part, ils dénoncèrent la perversion de théories politiques comme celle selon laquelle l’Exécutif doit être sous le contrôle du Parlement. Pour élaborer leur modèle idéal, les autonomistes préférèrent donc s’inspirer d’autres modèles parlementaires que celui de Westminster et proposer des modes de fonctionnement novateurs, qui se voulaient plus adaptés aux demandes de la population et reposaient sur des principes tels que l’accessibilité, la participation, l’ouverture, la responsabilité politique ou l’égalité des chances.

Le modèle autonomiste mis à l’épreuve : une utopie chimérique

28 Les autonomistes écossais voulaient définir une utopie politique, et donc proposer un mode de rupture radicale avec l’ordre en place. Ainsi, les textes sur lesquels se fonde le modèle écossais eurent souvent recours au champ sémantique de la radicalité. Dans son rapport final, la SCC dit espérer la création d’un Parlement écossais à la procédure « radicalement différente » de celle de Westminster : [W]e have emerged with the powerful hope that the coming of a Scottish parliament will usher in a way of politics that is radically different from the rituals of Westminster. […] [T]he working arrangements for Scotland’s Parliament set out here describe a legislature that is very different from the Westminster model. One obvious difference is that it will consist of a single chamber, but the Convention expects that the Parliament will also differ from Westminster in a less procedural, and more radical sense. (SCC, 1995, p. 9 et p. 24)

29 De même, le titre du premier chapitre de To Make the Parliament of Scotland a Model for Democracy annonçait que des procédures d’un type « radicalement différent » étaient devenues nécessaires (Crick et Millar, p. 1). En outre, les rédacteurs du Claim of Right for Scotland conclurent leur rapport par un paragraphe insistant sur la radicalité de leurs propositions de réforme, propositions qui ne pouvaient être adoptées qu’en dehors du cadre politique traditionnel : We are under no illusions about the seriousness of what we recommend. Contesting the authority of established government is not a light matter. We would not recommend it if we did not feel that British government has so decayed that there is little hope of its being reformed within the framework of its traditional procedures. (CSC, p. 24)

30 Ce lieu extérieur au cadre politique traditionnel était la Convention constitutionnelle, définie comme un lieu de « résistance » et de « désobéissance civile » : Scots must create for themselves a focus of resistance and political negotiation, which rejects comprehensively the authority of existing government on matters peculiar to Scotland, which describes and demands the appropriate cure of present ills, namely a new form of Scottish government, and which encourages civil disobedience of any kind only so far as this forms part of an orderly programme to

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achieve it. The appropriate form of that focus of resistance is a Constitutional Convention. (CSC, p. 12)

31 Par ailleurs, la métaphore de la page blanche dont usa l’un des membres du CSG suggère que pour les autonomistes, la création du Parlement devait permettre à l’Écosse de faire table rase du passé : « Scotland has a unique and enviable opportunity : a blank sheet of paper to devise a new Parliament fit for the 21st century2 ». Le discours autonomiste des années 1990 se caractérisa également par la récurrence de l’adjectif new et surtout du terme opportunity, souvent associé aux adjectifs historic ou unique. Ainsi, dans le premier rapport de la SCC, on pouvait lire : « The new Parliament provides the opportunity for a new start » (SCC, 1990, p. 12). Crick et Millar parlèrent eux aussi d’occasion historique : A new and a national parliament has an historic opportunity to innovate, not merely to create and adopt procedures more effective and more responsive to public opinion than those of Westminster, but to show Westminster and other centres of power that new ways are needed, can work and are better. (Crick et Millar, p. 1)

32 En novembre 1997, lors de la conférence annuelle du CREST (Centre for Research on Elections and Social Trends), Donald Dewar, alors Ministre des affaires écossaises, conclut son intervention en des termes similaires : So we will have a Parliament there by the millennium. […] This is an opportunity for Scotland : an opportunity which I believe the people want to take. It is one of our tasks to try and ensure that they get that opportunity and my understanding of the constitutional debate over the next few months is to get down to that task. (Dewar p. 12)

33 Un second rapport indépendant publié en décembre 1997 fit preuve d’un même optimisme : A wide range of groups and organisations in Scottish civil society have been involved in developing plans for a Scottish parliament. […] The establishment of a new parliament in Scotland provides a particular window of opportunity for implementing some of the proposals developed by the different groups and organisations. […] The establishment of a Scottish parliament provides a real opportunity to change patterns and levels of participation in the democratic process. […] There is a genuine political window of opportunity which will not be repeated to create a new style of democracy and to change the political culture – an opportunity that should not be missed. (Unit for the Study of Government in Scotland, p. 1, p. 5 et p. 57)

34 Enfin, Henry McLeish, membre du Scottish Office et président du CSG, écrivit en préface au rapport final du CSG : In all our deliberations we have been struck by the degree of consensus that exists. In particular, that the establishment of the Scottish Parliament offers the opportunity to put in place a new sort of democracy in Scotland, closer to the Scottish people and more in tune with Scottish needs. People in Scotland have high hopes for their Parliament, and in developing our proposals we have been keen to ensure that these hopes will be met. (CSG, p. v)

35 Les conditions historiques étaient réunies pour changer le mode de gouvernement de l’ Écosse, et il s’agissait de ne pas laisser passer une occasion aussi exceptionnelle. Ainsi, la création du Parlement écossais devait constituer un changement quasi révolutionnaire, un think tank parlant à son sujet de véritable « révolution constitutionnelle » (Unit for the Study of Government in Scotland, p. 1).

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36 La radicalité du discours autonomiste des années 1990, née de l’urgence requise par la situation politique de l’époque, a toutefois contribué à convertir ce qui était une utopie des possibles en utopie chimérique. Il ne s’agit pas ici de parler de la désillusion née des politiques spécifiques votées par le Parlement écossais depuis 1999, mais de la déception liée à la mise en application de l’utopie parlementaire. Sa mise en œuvre s’est révélée décevante à deux égards. D’une part, le modèle écossais est moins radical et plus proche du modèle britannique que la tonalité des textes autonomistes ne l’avait suggéré. D’autre part, la radicalité du discours autonomiste a brouillé les frontières qui séparaient ce dernier du discours indépendantiste. Les attentes soulevées par le discours autonomiste étaient donc condamnées à être en décalage avec la réalité d’un Parlement autonome au sein d’un système gouvernemental toujours centré sur le Parlement britannique.

37 Les autonomistes qui voyaient le modèle parlementaire britannique comme un contre- modèle avaient espéré que la procédure législative à Édimbourg se distingue de la procédure britannique. Leur vœu fut largement exaucé. La procédure législative écossaise est originale à plusieurs égards, notamment par le poids donné aux commissions parlementaires. À Édimbourg, la première lecture d’un projet de loi se fait en commission, et non en séance plénière, et la Chambre débat de ses principes généraux sur la base du rapport de la commission principale ; à Londres, le projet ne passe en commission qu’une fois accepté dans ses grandes lignes par la Chambre. En outre, en Écosse, un projet de loi peut être renvoyé en commission (et y être à nouveau amendé) après son examen détaillé par la Chambre, tandis qu’à Westminster, il passe alors en troisième lecture devant la Chambre. Ainsi, en l’absence d’une seconde chambre législative, et grâce à l’accent mis sur le principe de partage du pouvoir, les commissions parlementaires jouent un rôle beaucoup plus important en Écosse qu’au Parlement britannique, et servent de contre-pouvoir à l’Exécutif.

38 Toutefois, d’autres éléments de l’utopie politique élaborée par les autonomistes furent abandonnés. Une lecture du règlement intérieur du Parlement écossais révèle que les pratiques et procédures parlementaires ne sont pas toutes radicalement novatrices. Ce règlement intérieur, qui fut soumis au vote du Parlement le 9 décembre 1999 et entra en vigueur le 17 décembre 19993, fut rédigé de manière officielle par la commission parlementaire sur la procédure (Procedures Committee) sur la base des recommandations du CSG. Dans son premier rapport, paru le 3 décembre 1999, la commission justifia sa démarche et ses propositions finales, qui apparaissaient en annexe au rapport. Dès les premières pages, elle affirma vouloir favoriser le développement de pratiques nouvelles : [The Commission] intends to do everything possible to build upon and develop the innovatory procedures and practices of the Parliament which, as members will be aware, are being observed with keen interest in other parliaments and assemblies in the UK and around the world. (Scottish Parliament Procedures Committee, 1999, p. 1)

39 Là encore, on voit que la création du Parlement était perçue comme une occasion de mettre en pratique un modèle politique novateur ; le Parlement était appelé à devenir davantage qu’un simple laboratoire politique : rien moins qu’un modèle de démocratie et un exemple pour le reste du Royaume-Uni et pour le monde entier. Malgré ces déclarations d’intention, le règlement intérieur, très proche de l’ébauche proposée par le CSG, est moins radical que le modèle de Crick et Millar, et donc moins distinct du modèle britannique que certains autonomistes ne l’avaient espéré. Les règles 3.2 et 3.3

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énoncent par exemple que l’élection du président du Parlement et des deux vice- présidents se fait à la majorité simple des voix, alors que Crick et Millar étaient favorables au recours au scrutin semi-proportionnel dit STV (Single Transferable Vote). Ces règles précisent que le président et les vice-présidents ne peuvent appartenir au même parti, mais elles n’exigent pas que l’un d’entre eux soit de sexe féminin4. Le règlement donne au chef de l’exécutif écossais le nom de First Minister, et non de Prime Minister, et précise que seul le candidat au poste de First Minister est élu par le Parlement : le choix définitif et la nomination d’un candidat au poste restent bien des prérogatives royales, héritage du modèle britannique auquel s’opposaient Crick et Millar. Le bureau (ou Parliamentary Bureau) est composé du président du Parlement et d’un délégué de chaque groupe parlementaire, mais non de représentants des îles écossaises (non plus que de membres nommés par le chef de l’Exécutif). Le chapitre 6 du règlement s’ouvre sur une déclaration donnant au Parlement le pouvoir de créer des commissions à sa guise, mais fournit également la liste des huit commissions obligatoires (mandatory committees). Seules cinq des huit commissions obligatoires correspondent plus ou moins à celles imaginées par Crick et Millar, et leurs commissions aux noms les plus radicaux, comme par exemple les commissions sur la constitution et sur les droits civils (Committee on the Constitution and Civil Rights) ou sur les droits des femmes (Committee on Women’s Rights), ne font pas partie de la liste finale, même si une commission sur l’égalité des chances (Equal Opportunities Commission) fait partie des commissions obligatoires. Le règlement définitif constitue donc à plusieurs égards une version atténuée du modèle original proposé par Crick et Millar.

40 Le règlement intérieur contient d’autres éléments décevants pour les autonomistes qui souhaitaient que le modèle écossais s’éloigne radicalement du modèle britannique. La règle 9.14 concerne les propositions de loi à caractère individuel (ou Members’ Bills). Selon Crick et Millar, pour être déposée, une telle proposition de loi devait bénéficier du soutien, outre de celui qui la déposait, d’au moins cinq députés. Six journées parlementaires devaient également être réservées au vote de telles propositions. Le CSG estima, quant à lui, que les propositions de loi devaient bénéficier du soutien d’au moins 10 % du nombre total de députés, qu’il n’était pas nécessaire de réserver certaines journées au vote de ces propositions, mais qu’il fallait limiter à deux par session le nombre de propositions déposables par un même député. Le règlement final se rapproche davantage des suggestions du CSG que des recommandations de Crick et Millar : la règle 9.14 établit qu’un député ne peut déposer plus de deux propositions par session, et qu’il doit s’assurer du soutien d’au moins 11 députés. Le mode de fonctionnement final du Parlement facilite donc peu le dépôt de propositions de loi, qui sont d’origine parlementaire ; à cet égard, le modèle parlementaire écossais ne s’éloigne guère du modèle britannique, accusé de faire la part belle aux projets de loi, d’origine gouvernementale. En résumé, les propositions les plus osées de Crick et Millar furent rejetées au profit de certaines suggestions plus traditionnelles du CSG.

41 Si l’utopie élaborée dans les années 1990 s’est avérée chimérique, c’est aussi parce que l’ailleurs proposé par les autonomistes n’était pas un « non-lieu », ni même un lieu en dehors du système dénoncé, mais un lieu en son sein. Or, la tonalité générale des textes autonomistes et la forme prise par l’utopie ont brouillé la frontière qui séparait traditionnellement le discours autonomiste et le discours indépendantiste. Les étapes suivies pour la mise en œuvre du modèle autonomiste ont par exemple été très similaires à celles suivies pour l’adoption d’une constitution. Le nouveau système

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politique écossais mis à l’épreuve à partir de 1999 repose sur le Scotland Act voté par le Parlement britannique en 1997 : c’est ce texte de loi qui a donné naissance au Parlement d’Édimbourg et qui en a précisé le fonctionnement, et c’est lui qui en garantit la pérennité.Or, les différentes phases qui ont mené au vote et à l’application du Scotland Act s’apparentent beaucoup aux phases d’élaboration d’une constitution. Les autonomistes commencèrent par mettre en place un Constitutional Steering Committee, puis une Scottish Constitutional Convention ; or, les « conventions constitutionnelles », ou « assemblées constituantes, » selon la terminologie française, sont normalement chargées de rédiger une constitution. Comme la plupart des réformes constitutionnelles, le projet de création du Parlement écossais fut soumis au vote de la nation écossaise par voie de référendum en 1997. Le Scotland Act adopté à la suite du référendum ressemble à une constitution à plusieurs égards : ilprévoit l’organisation et le fonctionnement des nouveaux pouvoirs publics en Écosse, et il définit les compétences des nouveaux représentants du peuple, dans ce cas, les nouveaux députés écossais. Pour le vote du Scotland Act, Westminster respecta une convention régissant le vote des projets de loi à valeur constitutionnelle, selon laquelle toutes les étapes du processus législatif doivent se faire en commission de la Chambre tout entière. Il est enfin significatif que de nombreux Écossais se soient trompés sur la dénomination du CSG (ou Consultative Steering Group) chargé de rédiger une ébauche de règlement intérieur pour le Parlement : Tom Nairn note qu’ils l’ont souvent pris pour un comité « constitutionnel, » et non « consultatif » (Nairn, p. 218). Cette confusion révèle combien l’élaboration du modèle politique écossais était assimilée à celle d’une Constitution pour l’Écosse.

42 Cependant, cette assimilation est illusoire. Une constitution contient quatre éléments : elle s’intéresse au statut des gouvernants, à leurs attributions, aux relations entre gouvernants, et au degré de décentralisation du pouvoir. Le Scotland Act est constitué des deux premiers de ces éléments : comme une constitution, il définit la composition et le mode de fonctionnement des pouvoirs exécutif et législatif. Il fixe le mode d’élection des députés et de désignation des membres de l’exécutif, et détermine le nombre de chambres que comporte le Parlement écossais (une seule), la façon dont les élus se réunissent pour travailler, ou encore la procédure législative. Contrairement à une constitution, toutefois, le Scotland Act ne décide pas d’un mode de régime, parlementaire ou présidentiel, ni d’un type d’État, unitaire ou fédéral. Là réside la principale différence entre la loi sur l’Écosse et une constitution : le Scotland Act n’est pas l’acte de fondation d’un nouvel État ou d’un nouveau régime, mais celui d’un nouvel échelon de pouvoir à l’intérieur d’un État dont le fonctionnement n’en est que marginalement modifié. En conséquence, une caractéristique essentielle des constitutions lui échappe : il ne peut pas être modifié à la demande du Parlement écossais, et seul le Parlement britannique, qui l’a voté, peut l’amender ou l’abroger. Surtout, l’assimilation du Scotland Act à une constitution écossaise, ou même à une « demi-constitution », pour reprendre un néologisme de Tom Nairn (Nairn, p. 217), est chimérique, car elle soulève l’espoir d’une rupture avec le passé plus totale que cela n’est possible dans le contexte de la création d’une assemblée locale, et non d’une assemblée d’État.

43 Les deux cérémonies d’inauguration du Parlement, l’une dans ses locaux temporaires, le 1er juillet 1999, et l’autre dans ses locaux définitifs, le 9 octobre 2004, n’ont fait que nourrir l’illusion selon laquelle la naissance du Parlement marquait la naissance d’un É tat indépendant, ou plutôt la renaissance du Royaume indépendant d’Écosse. Elles ont

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notamment ravivé certaines des traditions associées à l’ouverture des sessions de l’ancien Parlement écossais, comme la cérémonie de bénédiction du Parlement (ou Kirking of the Parliament), le transfert de la Couronne d’Écosse du Château d’Édimbourg au siège du Parlement5, la procession le long du Royal Mile, baptisée Riding of the Parliament en référence à celle qui inaugurait chaque session parlementaire entre 1520 et 1703 et qui incluait des représentants des bourgs, des comtés, de la noblesse et du monarque, ou encore le chant d’un psaume à la Chambre. Ajoutés à ces références au passé indépendant de l’Écosse, la récurrence des allusions à l’avènement d’une Écosse nouvelle et, plus généralement, le recours au champ sémantique de la nouveauté et de la radicalité, ont fait croire à la possibilité d’une rupture complète avec le système en place. L’utopie élaborée par les autonomistes était donc condamnée à décevoir.

44 Les autonomistes écossais de la fin des années 1980 et des années 1990 avaient de grandes ambitions et voulaient proposer une sorte d’utopie politique en plusieurs volumes. Leurs textes, à la tonalité souvent radicale, annoncèrent la fin de l’ordre existant et la création d’un ordre nouveau. Ils ne se contentèrent pas de dénoncer les failles du système politique britannique : ils définirent également un mode de gouvernement qui se voulait idéal et exemplaire. La naissance du Parlement fut assimilée à l’avènement d’un État nouveau. Tout ceci explique en grande partie que les espoirs placés dans le Parlement aient été déçus, comme le nota dès 2002 un représentant de la société civile écossaise lors d’une réunion de la commission parlementaire sur la procédure : The Parliament seems to have suffered greatly and, in my view, unfairly from the tyranny of expectations. […] There is a generalised expectation out there that the Parliament will usher in the new utopia quickly. (Scottish Parliament Procedures Committee, 2002, col. 1231)

45 À la lecture des différents textes fondateurs du modèle autonomiste écossais, on constate avant tout que comme tous les parlements démocratiques, le modèle parlementaire proposé trouve ses racines dans le modèle britannique. En conséquence, même lorsqu’ils l’ont ouvertement condamné, les autonomistes écossais se sont autant inspirés du modèle de Westminster qu’ils l’ont rejeté. Surtout, même si le projet autonomiste prit la forme d’une utopie politique, la caractéristique principale des utopies lui fit défaut : le lieu où le modèle autonomiste devait être mis en application n’était pas un pays nouveau, éloigné du pays dont on dénonçait le système politique, mais un pays au sein de ce dernier. C’est pourquoi au milieu des années 2000, l’« utopie calédonienne » n’était plus l’utopie autonomiste de la fin des années 1980 et des années 1990, mais l’utopie d’une Écosse indépendante, d’une République indépendante d’É cosse, voire d’une République socialiste écossaise.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Le Claim of Right de la Convention constitutionnelle figure à la première page de Towards Scotland’s Parliament, premier rapport de la Convention, et à la dixième page de Scotland’s Parliament. Scotland’s Right, second rapport de la Convention. 2. Mike Mitchell, représentant de l’organisation Charter 88, cité par Sir David Steel dans un discours du 12 août 1999, reproduit à l’adresse suivante : . 3. Notons que le règlement intérieur a été amendé à plusieurs reprises depuis son adoption. 4. Notons cependant que si les députés ne sont pas statutairement contraints d’élire au moins un candidat féminin parmi les trois « Presiding Officers », une telle pratique pourrait tout de même devenir une convention du Parlement : l’un des deux vice-présidents élus le 12 mai 1999 était bien une femme (il s’agissait de Patricia Ferguson, du parti travailliste) ; ce fut également le cas en 2003, au début de la deuxième législature, avec l’élection de la travailliste Trish Godman au poste de vice-président. 5. C’était d’ailleurs la première fois que la Couronne d’Écosse sortait de l’enceinte du Château depuis le couronnement d’Elisabeth II en 1953.

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AUTEUR

NATHALIE DUCLOS Université de Toulouse-le-Mirail

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La septième solitude Everything You Need, ou le voyage en Hyperborée d’A.L. Kennedy

Camille Manfredi

Il faut la prédilection des forts pour les questions dont personne aujourd’hui n’a le courage ; le courage des choses défendues ; être prédestiné au labyrinthe. Une expérience tirée de sept solitudes… Des oreilles neuves pour une musique nouvelle ; des yeux neufs pour les plus lointains horizons. Friedrich NIETZSCHE1

1 On part souvent vers une île pour être seul, rompre avec un quotidien jugé trop lourd et s’exiler loin de ses semblables. Il arrive néanmoins que cette solitude, désirée au sein d’un espace clos et fœtal, ne soit pas tant une retraite hors du monde qu’un rituel de préparation à sa réintégration. Paysage obsessionnel s’il en est, l’île figure une pause, une distance prise afin de se ménager le temps du bilan et de la descente dans le Moi. Toute parenthèse ouverte se devant d’être fermée, le séjour insulaire reste souvent passager, et le roman qui s’y déroule est comme une respiration qui ne serait finalement que la préparation méthodique d’un retour programmé.

2 D’îles et de littérature insulaire, l’Écosse ne manque pas : des utopies rustiques rattrapées par le temps de Margaret Elphinstone2 et George Mackay Brown3 à l’univers parallèle de Neil Gunn4, en passant par l’île au trésor de Stevenson, la nésomanie des auteurs a placé l’île au centre d’une géographie mentale qui fait de cette figure spatiale de la séparation le modèle de l’exploration du moi individuel et collectif. La retraite dans l’île aux frontières bien tranchées, qu’elle soit monacale ou sensuelle, serait-elle une étape obligée du destin national ? L’île pourrait-elle être le lieu qui, pour citer Janice Galloway, dirait enfin aux écossais qui ils sont5? À ces questions comme à beaucoup d’autres, les auteurs de la seconde renaissance littéraire écossaise n’apportent pas de réponses simples. Pris dans une démarche de réécriture et de subversion du patrimoine littéraire – national et autre – ils n’ont souvent d’autre choix que de composer aussi librement que possible avec l’imposant arsenal symbolique dont ils ont hérité. Entre répétition et détournement, hommage et irrévérence, l’écart n’en

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finit pas de se creuser sous la plume des auteurs de la nouvelle école littéraire écossaise, jusqu’à devenir leur terrain de jeu favori. L’île posée à la frontière du tangible et du rêve, à la fois un tout et un rien, une marge et un centre, a tout ou presque de la figure imposée et s’offre par là même comme un parfait objet de subversion. L’auteur qui choisit d’y dérouler son récit ne peut ignorer ni la philosophie sensualiste des robinsonnades qui vit dans les phénomènes atmosphériques insulaires une image efficace de la violence des passions humaines, ni la multitude d’utopiographies qui reconnurent dans l’île l’espace mesuré et sécurisé où concevoir enfin une société voulue meilleure6. Mais connaître ces consignes, c’est aussi pouvoir les enfreindre.

3 Nichée dans un pli de l’espace d’où il faut la débusquer, l’île est celle des trésors multiples au bout de la carte, le paradis originel oublié, le monde d’avant la Chute et l’agape retrouvée d’un Âge d’or anhistorique ; la détermination circulaire de l’espace sacré fait que l’île, où qu’elle soit, a toujours quelque chose de l’utopie communautaire, « Island of the Blest » où l’homme évoluerait dans un univers pénétré de raison et où l’harmonie avec le monde serait enfin restaurée. L’élan vers la marge gardienne des origines7 est aussi, paradoxalement, un progrès vers le centre. Au point de contact d’un mouvement centrifuge et d’un autre, centripète celui-là, un espace se crée qui échappe aux turbulences du monde, comme en l’œil d’un cyclone. Les hommes, au terme d’une période d’introspection, jouiraient là d’un salut au moins provisoire. Pris dans la vacuité primitive d’avant l’histoire, le pôle métaphysique insulaire représente l’espace contenu susceptible de légitimer le passé, le présent et l’avenir de la communauté. Avant l’industrialisation de l’Écosse, la vague calviniste, la colonisation interne, à l’écart des grands traumas qui ont informé l’inconscient collectif écossais, le jardin des origines rejoint l’ambiguïté du projet national. Il concilie en effet en un lieu unique les deux désirs contradictoires d’un mythe rémanent – la nostalgie passéiste de la « Dear Green Place » – et d’une démarche méliorative. L’île permet que l’on y rejoue et renégocie l’histoire. Elle apparaît ainsi comme une étape transitoire – un sas, parfois même un purgatoire – menant tout droit à la nation.

4 L’espace fictionnel insulaire porte déjà tous les attributs de la différenciation nationaliste. Le verrou naturel permet un refuge autistique au sein de frontières hermétiques ; la quête d’un accord entre l’homme et le lieu pourra y être menée sans interférence et l’on pourra y tester la validité d’une simulation, inventer un autre monde possible, édifier une autre réalité autarcique sans crainte d’intrusions inopportunes. La médaille a néanmoins son revers et le laboratoire social menace à tout instant de se transformer en une autre de ces cellules de détention dont l’espace littéraire écossais, il faut le reconnaître, ne manque pas. Joy Stone ne s’y trompait pas : « you never go too far on an island. Eventually you reach water8 ».

5 Le traitement du motif insulaire a peut-être lui aussi ses limites. Dans son troisième roman, A.L. Kennedy a semblé vouloir mettre ce territoire mythique à l’épreuve en faisant de l’île l’espace d’une négociation entre l’utopique et le possible, l’hyperesthétisation du motif et sa désacralisation. Everything You Need (1999) nous offre ainsi à observer une aventure humaine en réduction, mais une aventure tout autant littéraire que géographique et existentielle, au cœur d’un espace romanesque où les frontières déjà poreuses entre fiction et métafiction sont l’une après l’autre abolies ; là, par l’entremise de personnages principaux présentant d’étranges similitudes avec leur auteur, le roman s’insularise : contraint par le peu d’espace qu’on s’est choisi, on y tourne – et, surtout, on y écrit – en rond, pris à son propre piège géo-discursif.

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6 Le lecteur doit-il s’étonner du fait que l’île choisie par Kennedy se trouve située non pas au large des côtes écossaises mais bien plus au sud, dans les mers galloises ? Il en serait sans doute assez mal inspiré : en retrouvant Nathan Staples, ce père écossais méconnu, Mary Lamb amorce sans le savoir un retour vers le Nord qu’elle avait voulu fuir. La jeune protagoniste laisse derrière elle le territoire de ses origines, mais le Nord n’est jamais bien loin et demeure au fil du roman une présence en creux. L’Écosse, si elle a disparu de la carte, associée à ce non-lieu, ce « nowhere » qu’elle était déjà dans Night Geometry and the Garscadden Trains9, symbolise l’abandon par la mère et la perte d’une part des repères identitaires. L’Écosse est une absente, confiant son enfant à un couple homoparental qui se souvient : “I hadn’t heard from [Maura] in years, didn’t know she was married. And then she calls up, out of nowhere.” “Out of up in Scotland somewhere – Perth.” “Out of nowhere. And she says she’s bringing you.” (EYN, p. 205)

7 A.L. Kennedy déplace en territoire non-écossais des questions signalées dans ses écrits précédents comme solidement ancrées dans le contexte national : la prise de possession d’un territoire géographique et discursif à soi et, en parallèle, la recherche d’une filiation et d’un mode d’expression original. Si Mary Lamb croit s’expatrier le temps d’un cycle de vie, le séjour hors d’Écosse ne mène finalement qu’à la rencontre du père et la réintégration dans une identité nationale préalablement mise à distance. Comme souvent, le départ loin de l’Écosse sert au moins à re-idéaliser (Alasdair Gray dirait à imaginer) la nation et à lui rendre son mythe perdu. La distance invite au rêve, et c’est de l’île galloise que l’on réinvente un Nord meilleur et bienheureux. En témoigne une des réminiscences de Nathan où le souvenir du territoire de l’origine (« I’ll show you where I come from – it’ll be great », avait-il annoncé, EYN, p. 401) est intimement lié à la nostalgie de l’amour perdu : “Now, what’s that place… ?” [Maura] kisses me on my left eye and my right – something which always removes any trace of my independent will. “What’s the name of that place in the north where everyone is happy ?” “Easy. Scotland.” “No. Really – the classical place, the Greeks had a name for it…” “Ah, right – the place where everybody’s happy without penalties and guilt… that’s um…” “Hyperborea. That’s it – land of happy people in the north. Here we are.” “Yes.” I am astounded by my certainty. “Yes. That’s right. Here we are.” (EYN, p. 401)

8 Le « no » catégorique de Maura peut faire sourire. L’Écosse, si elle a du mal à se conformer à la topique romantique de l’innocence pastorale d’avant la Chute, n’en conserve pas moins sa troublante analogie avec une géographie utopienne bien connue. L’île idéalisée à distance surgit dès lors comme un fragment d’Hyperborea10, l’ultime terre au-delà du vent du Nord, une hyper-Écosse en mieux, une contraction, enfin, de ce que le pays aurait pu être s’il n’avait été gâché par l’histoire. Foal Island pourrait, elle, presque ressembler à ce septentrion des Justes aux confins nietzschéens du monde, échappant à la morale chrétienne et jouissant encore de l’unité perdue d’avant la Faute originelle. Le séjour insulaire de Mary s’inscrit dès lors dans une processus de réparation, cette « island cure » (EYN, p. 43) que l’île prétend dispenser à ses résidants. La métaphore de l’île-remède est filée jusqu’aux toutes dernières pages où son étrange pouvoir magnétique, « the draw of the island » (EYN, p. 38), consacre enfin les retrouvailles tant attendues du père et de sa fille :

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They both stood, but then waited together, facing the black of the sea, the beat of its lights, the island like a great ship beneath them, drifting them safe away from shore. (EYN, p. 559)

9 Kennedy semble reprendre méthodiquement tous les topoi de l’insularité : là, loin des interdits de la morale chrétienne, père et fille seraient libres d’être seuls, à distance salutaire d’un monde corrompu. Mais l’île n’est pas que ce vaisseau. L’espace monacal et vertueux est aussi un conservatoire naturel, un lieu de mémoire éternelle où les échantillons du passé et même la sagesse des anciens sont soigneusement conservés par un patriarche dévoué. Foal Island a donc tout du sanctuaire psychanalytique : dans une posture de repli, et en sécurité au sein d’un décor posé sur l’océan, on peut enfin y laisser resurgir l’inconscient pour atteindre la transformation et la transmutation tant désirées. L’île veut être cet espace diachronique et psychomorphe, cet univers de poche qui condenserait en un point l’univers tout entier jusqu’à réaliser l’impossible retour vers le monde d’avant l’histoire. L’effort d’imagination d’une île utopique est précisément ce que Nathan choisit de transmettre à son enfant, comme si rêver l’île sans se contenter de ce qu’elle est en réalité était finalement la seule chose qui les unisse : “I was saying – because we’re all parted… the words… I mean, now we’re separate, we need something to speak and something to write and read… and it’s…” “Oh, that…” My daughter, the possessor of all knowledge. “We’ve already got that.” […] “I do know we’ve already got that, yes, but we have to take care of it, we have to remember why we’ve… it’s… important.” When I smell her skin, the whole progress and defence of Enlightenment seem quite superfluous. I no longer believe or entirely remember what I’m saying – so why should she ? One last sentence and then I’ll surrender, “It was called Pangaea.” “That’s nice. What was ?” “The island of everything in it. Pangaea – the land of all lands.” (EYN, p. 145)

10 L’utopie comme code de reconnaissance : le projet de Nathan était pourtant bien beau, mais l’île-aleph des Lumières peine parfois à convaincre. Alors que Macfee s’exclamerait sans doute « Sentimental rot11! » devant tant de chimères, A.L. Kennedy se charge déjà d’éprouver la validité de l’idylle. Le mécanisme d’idéalisation se grippe et le fantasme du cercle parfait et de l’univers épuré est mis à mal par des remarques acerbes, toutes en relation avec un héritage calviniste qui n’en finit pas de faire rire, mais jaune. Le rêve s’étiole et l’utopie devient une farce, attaquée à l’acide par le sarcasme bien calédonien de Nathan : « as for the smoothing of the island to one big ripple of blameless white – that could only seduce every Calvinist muscle in his soul » (EYN, p. 455). La culture informe le rêve, mais c’est le rêve qui fait la culture. Ainsi, au rappel de la légende de Foal Island, c’est au tour de Mary de reprendre Nathan et rappeler à son père l’importance de la fable, aussi invraisemblable soit-elle : “The seven rocks are the seven deadly sins, cast out of the island by Joseph of Arimathea and petrified as a memorial. That would mean that we are living on an island without sin. Quite a consideration. The Seven Brothers – well, I suppose they would be much the same thing – a memorial to sin […]. And whether this is actually true, in any way –” “Doesn’t matter.” He beamed at her. “Absolutely, absolutely. What matters is that this is how people remember what is important, this is where they are themselves, where they keep what has been stolen, where their words are their own. We always have the stories we make of ourselves, of our topography, our music. That kind of voice, the true kind, will never die entirely, even if it’s turned to stone.” (EYN, p. 125)

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11 À la fois un démenti en règle du « nobody imagines living here12 » de Gray et un passage de relais entre deux générations d’écrivains, l’échange réhabilite une première personne du pluriel qui, on le comprend, dépasse largement le cadre de la petite communauté insulaire.

12 La jeunesse de Nathan l’avait conduit à construire un idéal. Quelques désillusions plus tard, l’inventaire des mythes insulaires auquel il se livre volontiers ne lui sert plus qu’à démontrer leur érosion en même temps que leur inadéquation avec le réel. Kennedy joue de l’impossibilité de s’abandonner au rêve de l’île bienheureuse jusqu’à mettre en péril le projet d’écriture qu’elle était censée cautionner. L’île-diégèse, sanctuaire de l’écrit, fera donc également les frais du scepticisme contagieux de Nathan. L’initiation de Mary Lamb sur l’île est équivoque : l’apprentissage de l’amour filial est doublé d’une naissance à l’écriture qui suit un protocole faussement ésotérique. Une île aux sept rochers, un apprentissage à sept préceptes sur sept années au sein d’une confrérie de sept auteurs : le roman devient celui d’un attachement obstiné et outrancier à un univers cabalistique dont les excès nous empêchent, nous lecteurs, d’y adhérer.

13 Là encore, l’équation entre le livre et l’espace circonscrit est conventionnelle. Lieu initiatique par excellence, l’île est une figure littéraire qui invite au repli dans l’imaginaire et la mythographie, au même titre qu’elle est le lieu de l’attente et de la contemplation productive. Tout invite en somme, dans cet entre-deux romanesque, à prendre la plume et ré-enchanter l’espace pour en repousser les limites. Sorte de laboratoire diégétique, Foal Island devient même pour ses résidants une librairie vivante tout entière consacrée à l’écriture. On se prendrait aisément à rêver avec le gourou Joe d’un roman-île, un roman expiatoire, total et parfait, qui emprunterait sa circularité structurelle à celle de Foal Island. Pourtant, là encore, des signes viennent contrarier l’idéal d’autosuffisance promu par la confrérie. Foal Island ne se suffit jamais à elle-même ; les belles pages de Nathan restent dans l’ombre de la littérature alimentaire qui fait son succès commercial, et le centre londonien reste un passage obligé pour qui veut, n’en déplaise au patriarche, tirer quelque subsistance de son écriture. L’univers marchand qu’incarne la ville, s’il est méprisé, demeure un rouage indispensable de la machine promotionnelle littéraire, et l’auteur en devenir doit aussi se plier à ce qui ressemble fort à de la prostitution intellectuelle. Derrière la fiction se profilent le témoignage et la dénonciation en filigrane d’un marché du livre dont on sait Kennedy assez peu éprise. Même les sept leçons13 dispensées à Mary rappellent les recettes (mal) inspirées par le self help et les mythes publicitaires d’une société de consommation qui se voudrait plus spirituelle14. L’île devient un espace désuet et abortif, figure d’un orgueil mal placé ou, comme le dit Nathan, « a reminder of all the foals that were never born and of the impossibility of creation without sin » (EYN, p. 126). Si Joe entretient avec soin le rêve – ou le culte – du lieu idéal et inspiré, Foal Island est loin d’en remplir toutes les conditions.

14 L’ambiguïté du motif insulaire n’est plus à démontrer, comme celle de la barrière liquide qui en garantit l’intégrité tout en interdisant toute perspective d’exil ou d’intégration. L’île-forteresse, île-roman au cadre étanche est aussi un piège qui consacre la perfidité de la clôture et la sclérose de l’espace confiné. Le trait utopique se force alors que l’île se prend volontiers pour ce qu’elle n’est pas, mais il y a un prix à payer. À trop vouloir se conformer au mythe d’Hyperborea, Foal Island, sous la houlette de Joe, en a même adopté les rituels les plus sinistres. On joue alors à se faire peur et à tester son adhésion au rêve de purification libératrice : l’utopie à tout prix se mue en

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une démence autodestructrice touchant au sectarisme et au fanatisme religieux. Fort de son autorité patriarcale, Joe, en bon calviniste, choisit d’imposer comme précepte majeur la réponse d’Eliphaz à Job, « Heureux l’homme que Dieu châtie15! » Interprétant dès lors (très) librement son rôle de prédicateur, Joe fait du jeu de la roulette russe une pratique banalisée qui éprouverait l’artiste jusqu’à l’inspiration et la délivrance finale, à la septième blessure : That was the deal. Anyone on Foal Island was free to put him – or herself in the way of dying at any time. Their aim should not be suicidal, but should make genuine efforts towards exposure to absolute risk. Joe was always keen that people should try their best. And, having survived, he was also keen that people should tell him all about it […]. Joe’s personal theory was that Technicolor, widescreen contact with the Beyond would infallibly compose itself into clear, metaphorical sense. And seven tries for eternity are supposed to work the fucking charm. (EYN, p. 42)

15 Un autre chiffre magique vient donc s’ajouter à la liste. Le suicide devient même « an exercise in humility » (EYN, p. 44) et un nouveau rituel purgatif. Le risque est partie intégrante de l’exercice. Si écrire, c’est mourir un peu, sur Foal Island le protocole est inversé : mourir un peu, c’est écrire, du moins c’est ce qu’on espère. Nathan, s’il parvient encore à en sourire, n’ignore pas le tragique de sa situation. Il désavoue du même coup l’utopie insulaire en en accusant le grotesque : So he’d ended up here, only playing at death, on a rain-asphyxiated Welsh island, living in a demobbed army barracks in a religious retreat and writer’s colony. Nathan detested rain, Wales, islands, the army, religion and writers, above all writers. He had a passing fondness for retreat. Living, Nathan had noticed, was also much more ridiculous than even the most rudimentary Eternal Rest. (EYN, p. 43) 16 L’île d’Everything You Need, cour des miracles ou île des morts – « The Island of the Dead16 » – joue à se faire peur. Le décor est détourné par les plus enthousiastes des candidats au suicide, on y voit la mort à l’œuvre et le spectacle est jubilatoire. À l’instar du corps de Jack Grace à la morgue, le bras rachitique de Richard – « his fucking unhappy Shakespearean withered arm », s’irrite Nathan (EYN, p. 180) –, les chairs amputées de Ruth et Lynda (EYN, p. 372), tous sont prétexte à de longues descriptions de corps mutilés et autopsiés avec une jouissance sadique qui arrache définitivement l’île à son rêve. C’est dans cette combinatoire des solitudes – dont Mary est la dernière, porteuse aussi de la septième blessure, la trahison par le père (ou le Père ?) – que le roman acquiert toute sa portée allégorique. Mary Lamb ajoute alors son nom au jeu onomastique auquel se livre, peut-être trop consciencieusement, A.L. Kennedy : elle prend sa place dans la mascarade insulaire, sorte d’agneau sacrificiel d’un rituel suranné qui ne fait plus guère que renvoyer chacun à ses propres échecs, (littéraires ou de vie) et à la futilité de son existence. Kennedy ne met pas en scène une utopie bien rodée, mais son inéluctable effondrement. Celui-ci est signalé dès le Livre deux, avec le meurtre du jeune Darren Price. La description clinique faite par le narrateur de la disparition de l’enfant et de la découverte de son corps sans vie tranche violemment avec les fréquentes échappées mythographiques des insulaires. Le masque tombe, alors qu’à quelques encablures de Foal Island l’infanticide crée une commotion dans la vie bien trop ordonnée de la petite communauté. Le meurtre crée un espace de chute – ou de Chute – qui consacre la fin de l’innocence, l’enfance sacrifiée et la Faute universelle, renvoyant Foal Island à la frivolité de son rêve prélapsarien.

17 Il ne s’agit plus, dès lors, de tester la validité de l’utopie, mais au contraire d’en confirmer la prescription. « It only is if we say it is » (EYN, p. 323), avançait Nathan, mais les choses ne sont pas si simples. Le roman insulaire admet sa dissonance : la mort

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de l’enfant, déjà traitée dans la nouvelle « The high walk17 », fonctionne comme une intrusion obsédante du réel dans ce faux paradis. Nous sommes donc bien loin de l’évocation utopique de la campagne insulaire et de ses rythmes indolents. Ici au contraire, l’imminence du danger et l’ombre du prédateur (« there was always the feeling that something might happen18 ») a contaminé l’ensemble d’un espace qu’il est impossible désormais de continuer à rêver. Il est une autre vie sur la terre ferme, et une autre mort aussi, cette fois bien réelle : And when the night was drawn full in, Mr and Mrs Price would occupy it in uncovering one of God’s hidden gifts to them – unlimited resilience. In utterly separate ways they met pain, surpassing pain, surpassing pain, surpassing description and still they didn’t die. (EYN, p. 184)

18 Les pratiques suicidaires des auteurs ne sont plus seulement grotesques mais obscènes. Comme si à tenter la mort ils l’avaient convoquée dans le réel, ils ont fait de leurs pratiques un outrage aux vivants et une insulte à l’idée même de création. À trop se lamenter sur leurs propres malheurs, « loneliness, emptiness, bitterness, illness – any ness you care to name » (EYN, p. 43), ils s’y sont enfermés jusqu’à se repaître d’une glose stérile sur ce qui est, finalement, ineffable, « surpassing description ». En voulant, qui plus est, donner à lire ce qui ne se représente pas sans devenir une obscénité – morale et métaphysique –, nos Hyperboréens d’opérette se sont mus en « body-snatchers » (EYN, p. 193) et ont fait de leur idéal une dystopie. Ils prétendaient défier la mort pour trouver l’inspiration : ils trouvent la tragédie et, en une forme d’ironie tragique proche de la nemesis métafictionnelle, celle-ci est indicible.

19 Nouvelle antichambre de la mort, Foal Island ne parvient donc pas à réaliser le rêve d’une communauté éclairée occupant un territoire d’où l’on pourrait tout recommencer, loin de l’histoire tragique de l’humanité. Les erreurs passées ne seront pas amendées, les morts ne reviendront pas à la vie et le mal qui a été fait ne sera jamais effacé. « And no one would be caught for killing Darren and no blame would be lifted and no mercy would come with time » (EYN, p. 185).

20 L’échec de l’utopie insulaire est aussi celui d’un projet d’écriture dont Kennedy vient accuser les excès : la source d’inspiration sur Foal Island s’est tarie, Nathan exhume ses vieux textes et Mary a toutes les peines du monde à se montrer à la hauteur de l’enseignement qui lui est prodigué. Celui-ci ne nous parvient finalement que sous la forme de maximes sommaires, témoins d’une sagesse populaire trop longtemps oubliée. Ainsi, « Living is much more demanding than being dead » (EYN, p. 42) et cette autre évidence, « A cat that’s born in an oven isn’t a cake » dont Nathan nous livre aussitôt les clés interprétatives sur un ton seulement à demi amusé : « I come from a long line of cats. All born in ovens » (EYN, p. 170). Telle est la conclusion résignée de cette évasion insulaire : où qu’il aille, l’Écossais ne pourra jamais se soustraire à sa naissance et devra se contenter de ce qu’il est et de l’histoire qu’il a reçue en héritage, aussi encombrante soit-elle. L’Écosse a besoin de ses mythes identitaires pour, nous dit Kennedy, être où elle est, conserver ce qu’on lui a dérobé, et pour que ses mots soient les siens ; mais le temps du renouveau n’en est pas moins venu.

21 Faux paradis au sein d’un enfer dont les flammes lèchent déjà ses contours, Foal Island, sans l’arrivée de Mary Lamb, serait plus qu’un sas, elle serait un cul-de-sac. Sans doute faut-il deviner, derrière la communauté congestionnée des auteurs insulaires un portrait sans complaisance de la littérature écossaise, en panne d’inspiration et ankylosée autour de formes et de figures d’un autre temps. Contre l’atavisme et le

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cloisonnement littéraires, sans toutefois négliger d’adresser à ses pairs un clin d’œil complice, Kennedy se réserve au sein du roman un rôle tout en nuances : l’auteur n’a pas un double fictionnel, mais deux. Désabusée comme Nathan par un environnement social et littéraire qui ne laisse aucune place au rêve, elle est aussi la candide Mary, qui en renouant avec sa « famille » littéraire rendra à celle-ci un peu de sa jeunesse perdue. Kennedy se garde bien de faire de Mary l’agent providentiel du renouveau, lequel devra selon elle nécessairement faire en sorte que Nathan renaisse lui aussi à l’écriture. Kennedy reste prudente : Mary n’usurpe pas le talent de son père – et pair –, elle s’en nourrit plutôt.

22 Les résidants de Foal Island ne sont donc pas les Hyperboréens que Nietzsche appelait de ses vœux dans son imprécation mystique contre le christianisme. Leur société idéale loin de la modernité et de ses fausses vertus n’existe qu’en un fantasme morbide. Elle ne peut rester indifférente aux accidents du réel. La septième solitude, celle dont Mary devait faire l’expérience, était une solitude de trop ; à trop vouloir vivre, comme Joe, au-dessus des autres, on finit par tomber. L’édifice déjà fragile du mythe insulaire s’effondre, les plus lointains horizons finissent toujours par être atteints. De cet effondrement surgit néanmoins un autre rêve, celui d’une reconnaissance mutuelle et d’une véritable émulation entre auteurs : voilà la seule utopie (mais n’est-ce pas déjà une réalité ?) que Kennedy, dans Everything You Need, juge digne de faire sienne. Le message qu’elle adresse à ses contemporains résonne comme une invite pour que le moment arrive enfin où, à l’instar de Mary, « [she] would be pleased, in a bruised way : she would, for the first time, think that in writing she need not always be alone. » (EYN, p. 184).

NOTES

1. Friedrich Nietzsche, L’Antéchrist, trad. Jean-Claude Hémery (Paris : Gallimard, 1888), avant- propos, p. 159. 2. Margaret Elphinstone, Islanders (Édimbourg : Polygon, 1994). Le motif insulaire dans le roman d’Elphinstone a déjà fait l’objet d’une étude, parue sous le titre « L’île ou la dérive de l’utopie rustique », Écosse des Highlands : Mythes et Réalités, Triade n° 8 (Brest : CRBC, 2003), p. 111. 3. George Mackay Brown, Greenvoe (Harmondsworth : Penguin, 1972). 4. Voir l’article de Philippe Laplace, « Le pôle de l’imaginaire de la mer et la quête d’identité chez Neil M. Gunn », Études écossaises n° 8 (Grenoble : Université Stendhal, 2002), p. 39. 5. « The place that tells me what I am. » Janice Galloway, The Trick is to Keep Breathing (Londres : Vintage, 1989), p. 11. 6. Jean-Michel Racault discerne trois interprétations possibles du préfixe « u- » : le préfixe privatif ou-topos, non-lieu, pays de nulle part ; le préfixe mélioratif eu-topos, lieu du bien et site d’« épiphanies providentielles » ; enfin le préfixe oude-topos, lieu du jamais, faisant de l’île, selon ses mots, « une production de l’imaginaire et construction verbale d’un monde fictif ». Jean- Michel Racault, L’Utopie narrative en France et en Angleterre 1675-1761 (Oxford : University of Oxford : 1991), p. 16.

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7. « L’île ignore avant tout le passage du temps : territoire coupé des continents, elle se situe dans une autre dimension et conserve précieusement les vestiges culturels et physiques des populations qui s’y sont succédé. Elle est un lieu de mémoire éternelle où les îliens perpétuent leurs traditions et leurs rites immémoriaux […]. L’île est aussi le réceptacle d’une identité culturelle particulière : c’est là qu’on doit chercher la culture originelle d’une population. Celle- ci, demeurée plus longtemps à l’écart des influences extérieures, a en effet pu conserver des éléments sous leur forme originelle. L’île, par sa présence, illustre une absence déterminée. » Philippe Laplace, op. cit., p. 44. 8. Janice Galloway, The Trick is to Keep Breathing, p. 35. 9. La description d’un bar de gare dont le nom, nous dit Galloway, est inspiré de « a well-known Scottish river » invite clairement à une telle interprétation : « It was right being here. It was like what he’d seen in a film once where the restaurant at an airport had tables for the passengers in transit sectioned off. They had left but they hadn’t arrived yet, so they were nowhere and they were kept away from the others in case the nowhere spread. He remembered that. This was a nowhere ; a less expensive one. You could drink here until you couldn’t drink any more and you needn’t be sad or angry when nobody cared. There was nobody here to. Nobody to be guilty, or ashamed. No body. No where. » A.L. Kennedy, « Bix », Night Geometry and the Garscadden Trains (Londres : Phoenix, 1990), p. 100. Le phénomène de disparition de l’Écosse est largement traité par d’autres auteurs récents tels que Janice Galloway et Alasdair Gray et également par Tom Nairn dans Faces of Nationalism (Londres : Verso, 1998). Voir Eleanor Bell, Questioning Scotland: Literature, Nationalism, Postmodernism (Basingstoke : Palgrave MacMillan, 2004), p. 64. 10. « Terre délicieuse et fertile, peut-être au nord de l’Écosse. De hautes falaises aux formes féminines constituent l’entrée du détroit qui mène à la mer Hyperboréenne. Les visiteurs devraient ne pas aborder la mer Hyperboréenne la nuit, car c’est alors que ces falaises s’animent, prennent vie et détruisent tout bateau qui passe. Le soleil ne se lève qu’une fois par an, au milieu de l’été, et ne se couche qu’une fois au milieu de l’hiver. Les habitants scient le matin, cultivent à midi, et cueillent les fruits aux arbres à la tombée du jour ; ensuite, ils se retirent pour la nuit dans leurs grottes. Leurs premiers fruits sont offerts à Apollon. À Hyperborea, le chagrin est inconnu. Les habitants choisis sentent le moment de leur mort, prétexte à des banquets et à des réjouissances ; puis ils mettent fin à leurs jours en se jetant dans la mer, du haut d’un rocher. » Pline L’Ancien, dans Alberto Manguel et Gianni Guadalupi, Dictionnaire des lieux imaginaires, trad. Patrick Reumaux (Paris : Actes Sud, 1981, 1998), p. 198. 11. On se souvient du geste impulsif de Macfee dans Lanark, irrité par les hologrammes idylliques projetés à Unthank, Alasdair Gray, Lanark (Londres : Paladin, 1981), p. 447. 12. Ibid., p. 243. 13. Ces « seven rules » sont disséminées au fil du roman, comme les sept paliers initiatiques de l’apprentissage de Mary : « Pay attention », p. 75 ; « No one can stop you writing », p. 138 ; « Disregard », p. 258 ; « You do not own your words », p. 325 ; « Listen to it », p. 379 ; « There are no rules », p. 449 ; « Do it for love », p. 567. 14. On peut également suggérer le clin d’œil que nous adresse Kennedy dans son appareil titulaire : l’expression « Everything you need » pourrait-elle avoir été empruntée à Janice Galloway et à – justement – un slogan publicitaire relevé par Joy Stone : « So then I went to the SUPERMARKET where you can buy EVERYTHING YOU NEED AND THEN SOME? » Janice Galloway, The Trick is to Keep Breathing, p. 190. 15. Job 5 ; 17. La citation complète, reprise par Nathan à la page 42 de Everything You Need, apparaît quelques versets plus bas : « Ne méprise pas la leçon du Tout-Puissant./Car s’il fait la blessure, il la panse ;/S’il frappe, sa main guérit./Six fois il te sauvera de l’angoisse,/À la septième, le mal ne t’atteindra pas. » 16. « You know that, at one time, the sailors in Brittany paid no taxes to the king because of their unusual duties. At night the new dead would come to them and would ask to be borne out of life,

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would wait to be taken to sea and so, after sunset, the fishermen would sail them northwards to the Island of the Dead. » « North ? That would take them to Britain. » « Yes, they were heading here, for Britain. And people have occasionally said that their proper destination was precisely this point in Britain. Because Ancw is pretty much a Welsh way of spelling the Breton name for the dead. » EYN, p. 322. 17. A.L. Kennedy, « The high walk », Night Geometry and the Garscadden Trains, p. 73. 18. Ibid., p. 79.

AUTEUR

CAMILLE MANFREDI Université de Bretagne occidentale

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Reason, Justice, Cannibalism Utopian themes in the fiction of James Meek

David Leishman

James Meek is known to some primarily as an award-winning journalist. After spending most of the 1990s in the former Soviet Union covering events for the Guardian, he reported on the war in Iraq, giving firsthand accounts of the effects of the war on ordinary Iraqis1. This reporting, combined with pieces on the conditions in Guantanamo Bay2, earned him international recognition and led to him receiving the British Press Association’s Foreign Reporter of the Year award and an Amnesty International media prize, both in 2004. He now lives in London, from where he continues to contribute to the Guardian and the London Review of Books. He has written on subjects as varied as the use of torture by British and American forces, Anna Politkovskaya’s reporting of the Chechen war, or the impact of GM crops. It was not until 2005 that Meek also met with widespread critical acclaim and international success as a novelist, following the publication of his latest novel, The People’s Act of Love3. He has, however, been producing fictional works since the late 1980s. His first novel, McFarlane Boils the Sea was published by Polygon in 1989 and this was followed by a collection of short stories, Last Orders in 1992. These early works tackle both social concerns and intimate, human dilemma: McFarlane Boils the Sea, for example, is set in a Scotland of empty dockyards and hostels for DHSS beneficiaries and focuses on a young woman uncertain about whether or not she should terminate her pregnancy. But Meek’s writing also displays a dark humour by frequently allowing the social realism associated with Scotland’s second literary renaissance to abruptly give way to scenes of absurdity and unreason. In 1990 Meek was instrumental in setting up Clocktower Press with fellow writer Duncan McLean. Although the publications began as photocopied booklets which Duncan McLean admits could, at least initially, be seen as a form of “vanity publishing” for the two authors concerned, they contributed to the revitalisation of the Scottish literary scene by featuring new work from up-and-coming authors, including Gordon Legge, Irvine Welsh and Alan Warner, as well as that of more established authors such

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as Janice Galloway or James Kelman4. Drivetime, Meek’s second novel, dealing with a futile, illusory quest across Europe, was published by Polygon in 1995. The novel marked something of a stylistic break with the author’s previous work. Indeed, Drivetime’s insistence on temporal and spatial discontinuity, coupled with the short- circuiting of language’s ability to order identity and experience (as foregrounded by the key character’s double name, Alan Allen, and the multiple cases of namesake confusion or mistaken identity), mean that the novel shares many characteristics of David Lodge’s definition of the postmodernist mode5. By the mid 1990s, in the wake of the success of Trainspotting, the younger authors of the Scottish literary scene were being discussed, and marketed, as a recognisable literary school solidly grounded in a contemporary, urban Scotland. While this was particularly true if their fiction firmly grasped transgressive social realities such as teenage sex, violence or drug-taking, as in the case of Irvine Welsh and Alan Warner, James Meek also, to some degree, became identified with this so-called “Chemical Generation” of new writers. This was due in part to the offbeat surrealism that often worked its way into his writing, which, although often merely adding a degree of incongruity, whether humorous or disconcerting, to his otherwise recognisable fictional Scotlands, could sometimes be overtly hallucinatory in nature: the gyres of “Get Lost” which transform TV presenter Jackie Bird into a warped Central Belt of New Towns, seafood factories and oil refineries are a case in point (in Last Orders, p. 69-72). But Meek’s prominence at this period is certainly also largely due to the inclusion of a short story of his in Rebel Inc.’s 1996 collection, Children of Albion Rovers, alongside works by Welsh, Legge and Warner. This collection, replete with football imagery, promised “a ragged kaleidoscope of urban under-dogs, bizarre beings and psychoactive users” according to its back cover. It played shamelessly on the notion of a youth culture which was both intoxicating and intoxicated, although it should be noted that Meek’s offering, “The Brown Pint of Courage” featured not football hooligans and drug addicts, but traffic wardens, albeit unconventional ones engaged in a struggle with alcohol addiction. Rebel Inc. then published a second full collection of Meek’s own stories in 2000, entitled The Museum of Doubt. These stories, in their construction of plausible, homely settings run through with mortal fear, dementia, and diabolical powers, seemed to confirm Meek’s fondness for placing the uncanny at the heart of the familiar. Thus Meek’s writing conforms closely to Todorov’s definition of the fantastic6, and this, combined with the self-reflexive impulses of a novel like Drivetime, can be seen as contributing to a contemporary Scottish trend for “postmodern fantasy” identified in relation to Irvine Welsh and Alasdair Gray7. The People’s Act of Love was enthusiastically received by the literary establishment, receiving two awards (Scottish Arts Council Book of the Year 2006; the Royal Society of Literature’s Ondaatje Prize 2006) as well as being long-listed for the 2005 Booker Prize. Set in Siberia in 1919, the novel’s historical and geographic focus makes it stand apart from much of Meek’s earlier fiction, but so too does the temporal scope of its narration (the felicitous use of analepsis), the internal focus which gives a rich portrayal of the inner lives of multiple characters, and the finely-wrought phrases whose rhetorical flourishes, Meek explains, seek to convey the Russian idiom: I think it’s fair to say that the Russian culture of discourse is more about the fluency of the language. Of course you also want to get your point across, but you’re aware that people will not just judge you for that, but rather more than in English than on the flow of the words coming out of your mouth.

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It may also be a reflection of the highly inflected nature of Russian. In that you can put the words in all sorts of different orders and still make sense but have different emphases. So, I think there’s a slightly higher level of bombast and rhetoric even now in everyday Russian discourse8. The novel’s meticulous prose and propriety of tone contrast with the dark subject matter which, through its central preoccupation with cannibalism and castration, goes far beyond the mere quirkiness of earlier works. The two themes are intimately related: the undoing of the body’s integrity points to the destruction of the individual at a purely physical level (as evidenced by the many descriptions of dismemberment, butchery, the honing of knives) but also at an ideological level, since both cannibalism and castration are practiced in the name of a cause. Drawing on historical sources which attest to the practice of prisoners escaping from the Gulag by taking a naïve, human “cow” along to provide food for the others; and to the presence of a Christian sect of castrates known as the Skoptzy, Meek associates bodily destruction with sacrifice in the name of a Utopian ideal. The novel’s title refers to the justification of an act of cannibalism by an escaping anarchist revolutionary: the “people’s act of love to itself” is to give up one of its own as food in order to ensure the sustenance of an agent of history toiling to bring about the destruction of the present order and the world’s future happiness (p. 259-260). While recognising the novel’s stark differences with earlier works, we shall endeavour to make apparent how the interwoven themes of the body and Utopian values also give a sense of continuity to Meek’s fiction.

The sacrifice of the flesh

In literature, the Utopian community is characterised as the realisation of an ideal. It represents a form of governance which, in its perfection and stability, stands apart from time and history9. However, having first transcended the imperfections of the real, the purportedly timeless Utopian construction carries within itself the dim memory of change and upheaval, thus linking Utopia and revolution, stability and disturbance, in an uneasy dialectic10. The theme of the bodily mutilation in The People’s Act of Love foregrounds the relationship between worldly failings and Utopian perfection by focusing on the violence and destruction presupposed in the passage from one state to another. For the castrates of Yazyk, led by the character Balashov, this is achieved by ridding the body of the source of spiritual and physical impurity (the genitals, but also the breasts for female converts) which prevent true communion with God. The ablation of the sex organs is then followed by their annihilation as they are cast into fire. The resulting elimination of sexual identity and fecundity is indeed seen as a destruction of the human, but such is the desire of the skoptzy: “I am not a man. I have remade myself into the likeness and form of an angel.” (p. 143) Castration and mammary mutilation represent a very real break with the natural cycle of human life – of procreation, maternity, suckling – and thus of development and change. The almost complete absence of children in the castrates’ village allows the sect a sense of timeless perfection which they do not wish to interpret as merely a sterile void. The initial acts of violence preceding the Utopian state, and the consequent dehumanisation, are not eluded but rationalised as the necessary sacrifice of those who wish to attain, or rather return to, a more evolved spirituality.

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Similarly, the justification of cannibalism is presented by the anarchist revolutionary Samarin for whom the iniquitous social organisation of the present world cannot be transformed through anything other than the total obliteration of the existing order. Purportedly speaking of the psychopathic killer, the Mohican, his words relate to himself: He’s a man so dedicated to the happiness of the future world that he sets himself to destroy all the corrupt and cruel functionaries he can, and break the offices they fester in, till he’s destroyed himself. […] He’s not a destroyer, he is destruction, leaving those good people who remain to build a better world on the ruins. (p. 259) Samarin, so prompt to tolerate present suffering for future collective benefit, has little trouble accepting the idea of transforming his companions into meat. The destruction of the individual, here absolute as it involves his murder, butchery and ingestion, is again readily, and ironically, embraced as a necessary stage in the development of human society towards a more evolved state. The presence of forces which can justify such abjection in the name of progress and necessity leave the human body constantly at prey to disintegration and abasement in the novel. When Samarin returns to civilisation he attempts to dispose of the final proof of his cannibalism: a gnawed hand which is all that remains of his victim. But he finishes by compounding the initial crime, since he dismembers another body, removing a second hand and discarding this too, in attempt to confuse anyone who might come across the initial remains (p. 16-19). Later, both hands will turn up again, the description of the first confirming the degradation endured as it has been rendered “old meat”, transformed into a “putrid half-crab”, the tendons resembling the “yellow core of chicken feet.” (p. 246-247) The castrates will also be likened to animals and beasts, with Samarin notably taunting Balashov, a former Cossack and keen horseman, that he “must feel like a centaur. Half man, half horse. Well, half man, whole horse.” (p. 358) Other images of bestial abasement are used to stress that domination is first and foremost achieved through corporal subjugation. In an attempt to learn from his visions, the commanding officer of the Legion of Czech solders that occupy Yazyk, Captain Matula, has imprisoned a native Tungus shaman by chaining him to a kennel like a dog, thus reducing him to “a body slithering in the mud.” (p. 39) The shaman’s body already stands out as a symbol of organic disruption and compromised flesh: he bears three eyes, true to his role as a seer, although the third eye is merely a deformed tattoo over a bone lump which : protrudes from his forehead. This has then been scarred over with the word “LIAR” cut into the skin by an assailant (p. 48), an act of inscription that will later be replicated on the body of a murdered soldier who is found with a cryptic “M” scarring his forehead (p. 217). These signifiers cut into murdered flesh suggest the body has become a mere vehicle for the dominating, negating rhetoric of others, a medium devoid of its own signification or worth. This question of human worth is neatly announced in the introductory description of Captain Mutz who is seen engraving his beloved Anna Petrovna (head and shoulders only, as the text specifies) to form the central illustration for a new billion-crown banknote to be used by the Czech soldiers (p. 36-37). As Mutz gouges out a face from cherry wood, the text prefigures the reification of the individual through a reversal of the carved faces that appear later. While Mutz acts out of love, it can be noted that Anna’s likeness is to be used for an unofficial, devalued, inflation-weakened unit of monetary exchange, the fetishising of her beauty contrasting with the slogan “Liberty”

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which adorns the image. The theme of reification, here that of woman as the object of desire, is made more explicit through the character of Nekovar for whom the enigma of female arousal is forever discussed in terms of a mysterious, mechanical process (p. 370-371). His failure to find this mechanism and repair it, leads him to conclude: “A man who doesn’t please the ladies is a machine that knows it’s broken, but it can’t fix itself, because it can’t see itself from the outside.” (p. 312). What is absent from the automaton is of course the human vitality and emotion that remain the novel’s central concern. Nekovar’s obsession with “examining ladies” (p. 313, my italics) or his description of a defective, near-human machine that cannot see itself can be set alongside Mutz’s talents as an engraver in that they all highlight the power of the gaze to dissect the human body, understood as a possible corollary to the themes of bodily dismemberment and debasement11. The notion of a dehumanising gaze would go some way to explaining the profusion of references to sight and vision that can be found in what one reviewer has called “a novel of interrupted sightlines” highlighting the “perceived conflict between ideological vision and visible fact”12. Contrasting with Anna’s early photography of peasants and workers, which provides a counter-example of an artistic vision with a strong humanist bent, her artist father’s flawed portraits ultimately debase man: peasant children who have starved during a famine figure as a group of tiny mice (p. 76); his dying daughter merely represents a deluded occasion to exercise his vain talent for portraiture (p. 81). As for the two native Tungus, one blessed with second sight, the other a red-eyed albino, their key role is as witnesses to the acts of cannibalism and dismemberment. In addition to the seer who is witness to the spiritual disruption engendered by the act of cannibalism, the albino is the mysterious watcher in the woods who returns the severed hands that have been subsequently hidden and who keeps “the crows from the eyes” of the corpse in an effort to mitigate its physical destruction (p. 248). The human body, whose degradation signals the problematisation of the passage from abstract idealism to the concrete application of those ideals, also appears in the novel as the catalyst for redemption and hope. This essentially operates through the character of Anna, Balashov’s estranged wife and the lover of Mutz and Samarin, who is seen by the castrates as the antithesis of everything they believe in: worldly, selfish, mistrustful of dogma. Anna’s sexual behaviour is openly described throughout the novel, prompting some commentators to see her as libidinous, as having an exaggerated corporeality as it were13. She is condemned as a fornicator by the sect, but her sexuality is just one facet of what grounds her in the imperfect, material world of human contact, desires and family relations so far removed from the “perfection and paradise” (p. 176) sought by the castrates. In the words of James Meek: It wasn’t so much her sexuality that I was putting in as a counterpoint, it was more her overall personality. The fact that she had this balance – or not a balance – a sort of swinging from one side to the other, in the sense that she knew that there were things she should do, and she knew that there were things she wanted to do. And she knew they weren’t always the same thing. It’s really all about individuals and closeness and intimacy and the individual versus the abstract and the conceptual. The importance of Anna in the novel is that such grounding in the world of carnality, maternity, intimacy and contact is what ultimately causes the grand Utopian ideals of characters like Balashov and Samarin to fail. When Samarin compromises his escape from the Czechs, and thus his self-defined role as an agent of history, by returning the

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limp body of Anna’s son Alyosha to her, Samarin laments that his revolutionary ideals are menaced by his own carnal desires. This is the replication of an earlier incident whose elucidation ironically invalidates the novel’s title. Samarin’s cannibalism, we learn, has not been the act of the escaping revolutionary requiring sustenance as he flees his captors, but of an ill-advised trek across Siberia in the vain hope of saving a female revolutionary whom he had loved as a student (p. 362). Samarin, wishing perhaps to preclude the existence of any more humane motives within him, interprets such weakness not as love, but as the product of lust. When he consequently asks Balashov to castrate him to avoid falling prey to further temptation, the parallel between cannibalism and castration is complete, even if his request is not upheld. As for Balashov, his connection with Anna and their son Alyosha, both of whose presence in Yazyk testifies to his former state of undiminished masculinity, is what causes him to ultimately compromise his ideals of spiritual purity. His final act is to reject the pacifist teachings of his Skoptzy community in order to save Anna and the others by assassinating the insane Captain Matula. The graphic beheading of Matula results in Balashov’s death and also, for the Skoptzy, in his eternal damnation since he has committed a mortal sin. His shunned corpse finishes as the unwelcome physical manifestation of a lost grace that, despite saving the town, still threatens to “pollute” his former spiritual brothers and sisters (p. 381). The novel finishes on a note of optimism, however: Balashov’s heroism redeems him; Anna makes peace with her late husband and finds new love; the Czechs can finally return home. True to the novel’s insistence on the theme of bodily mutilation, this is paradoxically made possible only by Matula’s decapitation and Balashov’s final instance of blood (self-)sacrifice.

Ideological cannibalism

More’s original play on words underlines how the Eu-topian always cedes to the U- topian14. In The People’s Act of Love, it is the human body which becomes the key locus of this conflict, as the will of the spirit encounters the resistance of the flesh. As such it is through the body that the novel announces the ultimate failure of Utopian ideals. In interview, James Meek discusses how attempts to realise Utopian ideals have fared in history, returning to the failings of a mechanistic view of human existence: There are some interesting examples from America, from Utopian communities which were set up in the wilderness – little towns, a blank sheet of paper where some very strong personality was able to write their holy writ, or their thesis. And indeed you could argue that was what the Mormon church was all about. But there was one particular example, “Bible Communism”, I think that was the actual name for it: one town with a few hundred inhabitants, and a single man by the force of his personality, while he was alive, was able to make this work. At least for a time. And I don’t know how high you’re setting the bar of what counts as working and how many people actually suffered a great deal personally in this working, but there was a kind of functioning and a success to it. But as soon as the man died, it failed. So it may be that on a very small scale, with a single strong personality, an individual who is united with the very ideal that he or she is trying to put forward, that they can bring together a small community for a short time while they are alive in a kind of Utopian existence. Or at least following a new sort of rules, obediently. But that’s really as far as you can imagine it going. It’s the problem of trying to insert in human beings some alternative clockwork with the idea that you can then just wind them up and set them going and they will

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be autonomously idealised. It doesn’t work. It’s never worked. And yet people keep on believing that it will. Because of the irresolvable nature of the dialectic between the spirit and the flesh, the ideal and the individual, the Utopian solutions proposed in Meek’s novel all ultimately diminish man. Saramin, who does not share the castrates’ religious convictions, nevertheless praises their self-mutilation as uplifting hope that man can indeed surpass himself (p. 293) and merely asks “Are there to be no ideals?” (p. 260) when the cannibal’s actions are criticised as vain. James Meek describes Samarin’s nihilistic vision in this way: It’s the old conundrum of “Is darkness the absence of light, or is light the absence of darkness?” and his idea is not that humanity needs something extra, something given to it, in order to be happy and at peace. His idea is that it needs something to be taken away. Which in a way is the same as Balashov’s belief – and I don’t mean that in the literal, bodily sense – but in the very traditional, Christian, religious sense of the tension between your corporeal form and your spiritual form. That the one is holding the other one back. Due to its agrarian focus, some would contest that the idealism of the castrates is more Arcadian than Utopian15. Their stated vision is overtly reactionary, however, a regressive return to an Edenic state of uncompromised plenitude and purity (p. 57). Beyond the immediate impression of a lost wholeness, this state may symbolise, at an ideological level, what their genital mutilation and sectioned bodies evoke at a psychoanalytical level: the ambivalent attraction and repulsion elicited by fantasies of a return to the maternal womb16. The novel draws many, often ironic, parallels between the political and the spiritual variants of the Utopianism attempted, such as the encounter between the castrates’ pacifist community, based on brotherhood and shared property, and the Bolsheviks who come to liberate them with a similar message, then make off with their provisions (p. 57). The meetings between Samarin and Balashov suggest that beyond their obvious human and ideological differences, their Utopian doctrines revolve around a shared core of sacrifice and renouncement, whether imposed on oneself or on others. Samarin’s Utopia will be one of cold rationality, where the self-assured intellect is able to master itself the same way as it reasons away its qualms about human suffering. This is echoed by the commander of the Bolsheviks who have returned and are now waiting to massacre the Czechs, Communist sympathisers and all, as enemies of the people: “Communist man will be the master of his passions.” (p. 319) Similarly, Samarin’s tales of the suffering he has endured in an Arctic camp for dissidents of the Tsarist regime are shown to be no more than the product of his prodigious imagination, but Mutz, in a thinly veiled allusion to the Soviet Gulag for the modern reader, understands the significance of this as a portent of what is to come: “a premonition of the righteous retribution of the Tsar’s enemies.” (p. 354) Samarin’s stance is thus again likened to that of the Bolsheviks, and it is they who consider the act of cannibalism as being conceivable within Communism, so long as the proper administrative procedures are followed: Bondarenko thought for a while. ‘There would have to be a very good reason,’ he said. ‘Sweet reason!’ said the doctor. ‘And, of course, a plenary meeting of the relevant Soviet, with a vote.’ ‘Reason, justice and cannibalism,’ said the doctor. ‘Utopia!’ (p. 320)

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We can note that it is the Bolsheviks’ doctor, for whom human suffering is a more immediate preoccupation perhaps, who is the one to react ironically to such a view. Bondarenko’s calm rationalisation of abjection, the subordination of the individual to an ideology, shows the novel’s key concern with totalitarianism, the inescapable subtext of any modern portrayal of Utopia, too conscious of the twentieth-century examples of human annihilation in the name of collective improvement17. Meek’s choice of cannibalism as a central motif literalises the analysis of Nikola Kovac, whose definition of the political novel is concerned with the mechanisms of totalitarian regimes and who describes both the modern era’s death camps and the medieval auto- da-fé as the bloody rites of “ideological cannibalism”18. A novel such as The People’s Act of Love also inevitably bears within itself the trace of the great twentieth-century literary dystopias. Meek has himself compared the novel to 1984 for its exploration of the destruction inherent in the love of an ideal19, while his novel also relates to the specific failings of the Soviet model of which the author had firsthand experience: Having lived there, and having lived there, at least initially, not as somebody who flies in on a big western salary and lives in a bubble, but as somebody who is living a comfortable life, certainly, with dollars, but close to the lives that the Russians and the Ukrainians led, and travelling a lot, certainly travelling a great deal more in those turbulent times than almost any Russian or Ukrainian would have the opportunity to do, I was certainly struck by the extraordinary manifestations of emerging capitalism. But I was more persuaded of the failures of Communism in practice than I was by the idea that the opening up or the destruction of that system was a disaster. However, Meek is also wary of the historiographic impulses that can be imputed to a novel such as his, and indeed views the historical novel, as a genre, with circumspection. Instead, he appeals for a more universalist reading of the novel: I wish I could have been writing about something more contemporary. I really wish I hadn’t had to make a historical novel. I didn’t want to write a historical novel. I don’t like the idea still. That was the only way of doing it. It wouldn’t have worked. If it hadn’t been a historical novel then it would have been even worse, namely a fantasy novel. I don’t want to rule myself out of writing anything in the future, but I just think my problem with historical novels is that there is so much baggage attached to them. And there are so many of them about. And there are so many bad ones. And there’s a particular genre, which I abhor, of writers who want to have it both ways, where they want to be admired for the veracity of their research, but they’re not prepared to put the work in to actually make a brilliant work of non- fiction. […] I would just like to get beyond all that and get down to the human stories, to the aspects of human nature in extremists that the stories are about. And the fact that it’s set in Russia in 1919 – I would much rather that it was incidental and that people saw it as incidental. I don’t want sound as though I’m comparing myself to Shakespeare, because I’m not, but if he’d been on Radio 4 on Start the Week in 1599, would he have been introduced as a man who’d just written a play about Denmark when they were talking about Hamlet? Or about Scotland when they were talking about Macbeth?

Utopia in troubled times

Despite the significant differences with James Meek’s earlier fiction, The People’s Act of Love, through its central preoccupation with Utopian systems and the degradation of

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the individual, offers a new perspective on his other works. The short story that Meek published in the first Clocktower Press booklet and which he also then chose to introduce his first collection, Last Orders, is entitled “Safe”. The narrative focuses on Fergus, a disturbed, paranoid character who feels he is being persecuted by the vaguely-defined agents of a dictatorial state. Fergus intends to make his way to a travel agents in a bid to flee the country, expressing in the opening lines the possibility that this flight may lead him “to the ends of the earth” (in Last Orders, p. 1). The ultimate impossibility of actually finding a safe haven is thus already sketched out in this incipit, confirmed in a later dialogue in the travel agents: To be totally honest with you, said Fergus, I’m a bit disappointed with the choice of countries. That’s a map of the world. That’s all the countries there are. I know, but I mean it just seems they’ve left something out. (p. 7) Fergus’s anticipation of arriving in a perfect land where he will be at peace, and his dissatisfaction with the possibilities offered by the real world, are clearly presented as the absurd products of a deluded mental state. By stating the impossibility of such escape, Meek’s short story works as a paranoid literalisation of Baudelaire’s “Any where out of the world”, the poetic expression of Utopia as the vain physical flight from destinations which can but fail to break with the reality of existence and experience20. This underlining of U-topia’s inherent placelessness informs the central problematic of the postmodernist Drivetime, which takes the form of a fruitless quest for an elusive object across a Europe of nameless countries, shifting localities and cyclical time- frames. Drivetime’s constant invalidation of a sense of place is the antithesis of The People’s Act of Love21. However, the assimilation of grand quests with delusion22 again ultimately suggests the supremacy of tangible human experience over fraught idealism. The metaphor for the failure of this idealism is, from the outset, signalled by images of absent locality: the road-trip narrative’s first halt is significantly at a “non-existent village” (p. 54). Drivetime also calls us to reflect upon the individual’s problematic identity in a world of signifiers and discourse, notably through onomastic disturbances such as the profusion of doubled-up, identical, alliterative or near-palindromic character names. The disruption is also highlighted in the description of the Latin “NEMO” scarred in part across one character’s chest in a revenge attack (p. 109). Carved out by an aggressor called D-D, the letters “NEM” are not only the symbol of negated identity (reducing the individual to an incomplete nobody, as it were), they are also short for D-D’s call for retaliation in the face of a slight, “Nemo me impune lacessit”, which is of course the Royal Scottish motto, present on Scottish heraldry as well as on Scottish-edition pound coins of the 1980s and 1990s. All of these elements – the alliterative character names, the signifiers scarred into human flesh, the hinting at the individual’s reification and depreciation (as a unit of currency, a prime instance of metonymic substitution) – are later reworked in The People’s Act of Love 23. In Drivetime the evocation of corrupt authorities in the Northern Caucasus burning down homes or beating and executing prisoners (p. 250-253) also illustrates Meek’s concern with brutal regimes and their tyrants and functionaries. The short story “The Brown Pint of Courage” (in Children of Albion Rovers, p. 67-93) describes the actions of a deranged chief traffic warden who prefigures Captain Matula’s dreams of absolute power and subjugation through his adoption of the title “Commendatore”, which conjures up images of Italian fascism.

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Although the idiosyncrasy of the character lessens his import, the Commendatore’s actions announce a now familiar contempt of the human as he destroys likenesses of his subordinates in a simulacra of dismemberment and cannibalism: He picked up the two male figures in turn and cut off their heads and their legs, then put them in his mouth and chewed them. Still chewing, he laid the female figure in an ashtray, lit a match and set fire to it. (p. 82) Similar themes reappear in stories such as “Recruitment in Troubled Times” (in Last Orders, p. 97-116), which deals with the recruitment of a state torturer for a Republican Catholic Scottish Commonwealth under attack from English suicide bombers. In this short story, published in 1992, the fictional state’s measured legitimisation of torture when faced with terrorism and fanaticism pre-dates Meek’s journalistic work on the abuses perpetrated in the name of the post-9/11 “Global War on Terror”. In the story, official rhetoric affirms how the application of “physical force” on a “repeatedly recalcitrant subject” has as its end goal “the welfare of the majority of the body politic” (my italics, p. 99). This echoes the commentary of Alan Bissett, who, writing of a modern Gothic tradition in Scotland, describes the Gothic as “the shocking return to the power of blood”, and states: “The Gothic has always provided a political subtext beneath the slavering exterior, as much concerned with the body of the state as the state of the body24”. In Meek’s short story the connection between the victim and state- sponsored perpetrator of torture is rendered by means of the same corporeal metaphor, with the physical degradation of the former reflecting the moral degradation of the latter. The connection between body and body politic is equally present in The People’s Act of Love through Anna’s critique of brutal regimes and ideologies as corrupted from within by the bloody acts which found or support them (p. 294). Though The People’s Act of Love shies from the self-reflexivity of some earlier works, it maintains a keen sense of the power of discourse to fashion behaviours, provide moral justification for abominable acts and inspire devotion. These themes are explored more explicitly elsewhere. For example, in Meek’s short story “Bonny Boat Speed” (in The Museum of Doubt, p. 28-46), the moulding of the real by dint of plausible, but totally spurious, statements is alluded to through the figure of a freelance journalist who specialises in invented apocrypha. Asked whether the awareness of worlds being not merely transposed, but constructed and contained by language, was in any way heightened by his own role as a journalist, Meek demurs: I think looking at it in terms of journalism is too narrow. Everyone uses words. It’s very easy to make something more special and more peculiar about the business of journalism than it actually is. There are lots of people who live their whole lives with words and earn a living by it and do great good, or more likely great damage, with words, but are neither writers nor journalists: teachers, politicians, businessmen, salesmen. Indeed, the figure of a demoniacal salesman dominates the title story of the collection The Museum of Doubt (p. 1-27), his sales pitch and its undisguised Faustian pact becoming a critique of the values underlying our consumerist society. As in the novel McFarlane Boils the Sea, where descriptions of modern capitalism reveal a deeply dehumanising impetus – the enterprising landlord who divides up a guest-house into stifling, miniscule cubicles for benefit recipients (p. 128); the dockside renovations where new luxury flats with sandblasted walls have removed all traces of a soiled industrial past (p. 33) –, Meek’s fiction continues to judge the discourse of progress by

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comparing abstraction with application, by adamantly stating the worth of individual lives over that of ideals. The People’s Act of Love has been praised by, among others, an extremely broad spectrum of Scottish writers, ranging notably from Irvine Welsh to Allan Massie25. While this suggests that with this novel Meek has managed to secure a federating position within Scottish letters, it is also true that this same work singularly, and positively, problematises the notion of Scottish fiction and its boundaries. Carla Sassi has discussed how the line of demarcation between the Scottish and British canon typically set perceived local/national particularity against the perceived universalism of a more anglicised tradition26. Such acts of literary cartography, and the artificial sense of exclusive traditions that they engender, are certainly at odds with the complexity evidenced by the Russian focus of a novel published in Edinburgh by an English-born author who grew up and began writing in Scotland but who now lives in London. James Meek is himself, at best, ambivalent about such labelling: I’m happy up to a point for people to describe me or think of me as a Scottish writer. I’m certainly happy to be thought of as a writer from Scotland. And really, whoever is going around sticking St Andrew’s crosses on books, if they want to stick one on mine, they’re welcome. I don’t know. How would I feel if I walked into Waterstone’s in Princes Street and saw The People’s Act of Love sitting on the Scottish books shelves? I might find that a little strange. I think I find the idea of putting Scottish novels in Scottish bookshops, on a special shelf of their own, slightly odd. Sometimes they are and sometimes they aren’t. The intention is not malicious or patronising, but it still makes me feel a little uneasy. […] I think perhaps the ideal is that you just go on, steadily producing work, people read you and some people who like more than one of your books do start to see a sort of meta-novel emerging and you are both of a place, but a writer. I guess you’re trying to find that mean where you are a writer from Scotland, but also a writer. In the same way that Seamus Heaney is an Irish poet, but he’s a poet as well. He’s found that balance. But of course, it’s not him really. He just writes the poetry. It’s just this buzz around the work and what you really have to do as a writer is not give a fuck about that. That’s someone else’s issue. It is certain that James Meek’s anthropophagic revolutionaries and castrating fundamentalists, his insistence on blood sacrifice and torture, form a literature which harbours scant illusion about what Alan Bissett refers to as the “safety of the flesh27”. But it must be remembered that Meek’s vastly imaginative and varied oeuvre, for all the blood shed, or indeed because of it, remains deeply humanist. In The People’s Act of Love, Mutz, facing execution at the hands of the Bolsheviks, imagines staring at his own corpse in the snow, and expresses amazement that “this wonderful machine could be so simply stopped.” (p. 323) It is against this fragility of the body that Meek’s fiction underlines how terrible the power of the Idea can become, particularly if human life, in all its frailty, is subordinated to an Idea now found to possess “men, and armoured trains, and land.” (p. 277) In this respect, his writing corresponds perfectly to what Raymond Trousson describes as a twentieth-century view of Utopia, wherein the sacrifices required to engineer the perfect community deliver the proof by the absurd that man should, at all times, be considered an end rather than a means28.

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BIBLIOGRAPHY

Fictional works cited

MEEK James, McFarlane Boils The Sea, Edinburgh, Polygon, 1989.

—, Last Orders, Edinburgh, Polygon, 1992.

—, Drivetime, Edinburgh, Polygon, 1995.

—, “The Brown Pint of Courage” in Kevin Williamson (ed.), Children of Albion Rovers, Edinburgh, Rebel Inc., 1996, p. 67-93.

—, The Museum of Doubt, Edinburgh, Rebel Inc., 2000.

—, The People’s Act of Love, Edinburgh, Polygon, 2005.

NOTES

1. See, for example, James Meek, “Speaking a different language – but we’ve got the Phrasealator”, The Guardian, 31-3-2003. 2. James Meek, “People the law forgot”, The Guardian, 3-12-2003. 3. The novel, translated into twenty languages, has just been published in France by Métailié under the title “Un acte d’amour”. 4. Duncan McLean, “Time Bombs: a short history of the Clocktower Press” in Duncan McLean (ed.), ahead of its time: a Clocktower Press anthology, London, Jonathan Cape, 1997, p. ix-xii. 5. David Lodge, The Modes of Modern Writing, London, Edward Arnold, 1977, p. 231, p. 239-240. 6. Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Éditions du Seuil, 1970, p. 29. 7. Marie-Odile Pittin-Hédon, “Postmodern Fantasy: the Supernatural in Gray’s Comedy of the White Dog and Welsh’s Granton Star Cause”, Études écossaises, n° 7, 2001, p. 61-74. 8. All comments by James Meek are taken from an interview with the author conducted in the British Library on January 26, 2007. 9. Claude-Gilbert Dubois, Problèmes de l’utopie, Archives des Lettres modernes, n° 85, 1968, p. 21. 10. Micheline Hugues, L’Utopie, Paris, Nathan, 1999, p. 74. 11. Mélanie Pellerin, “Le corps morcelé dans quelques nouvelles de J. S. Le Fanu” in Françoise Dupeyron-Lafay (ed.), Les représentations du corps dans les œuvres fantastiques et de science-fiction : figures et fantasmes, Paris, Michel Houdiard, 2005, p. 95. 12. “A boil of armies in wildest Russia”, Telegraph.co.uk [online newspaper], 4-7-2005, , consulted March 2007. 13. See, for example, David Ramos Fernandes, “Interview with James Meek”, The Barcelona Review [online journal], no. 51, January-February 2006, , consulted March 2007. 14. Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part : histoire littéraire de la pensée utopique, Brussels, Éditions de l’université de Bruxelles, 1999, p. 9-10. 15. Claude-Gilbert Dubois, Problèmes de l’utopie, p. 20, p. 25. 16. Mélanie Pellerin, “Le corps morcelé dans quelques nouvelles de J. S. Le Fanu”, p. 104. 17. Micheline Hugue, L’Utopie, p. 114. 18. Nikola Kovac, Le Roman politique: fictions du totalitarisme, Paris, Éditions Michalon, 2002, p. 227.

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19. Nigel Beale, “James Meek Russian: Audio Interview with Nigel Beale” < http:// nigelbeale.com/?p=251 [online review], 2006>, consulted January 2007. 20. See Claude-Gilbert Dubois, Problèmes de l’utopie, p. 41. 21. The Ondaatje prize, attributed to the novel in 2006, is awarded precisely for a work, fictional or not, “evoking the spirit of a place.” See [Royal Society of Literature website], consulted March 2007. 22. In the closing chapters, the search for the decorated egg notably leads the central character to a lunatic asylum where he is himself incarcerated. He then escapes by driving, disabused, through seemingly endless grounds and reaches home without ever having crossed again the barrier between the real world and the asylum. 23. See the discussion of alliterative signifiers elicited by the carving of the letter “M” into the dead soldier’s forehead. James Meeek, The People’s Act of Love, p. 217. 24. Alan Bissett, “‘The Dead Can Sing’: An Introduction” in Alan Bissett (ed.), Damage Land: New Scottish Gothic Fiction, Edinburgh, Polygon, 2001, p. 6-7. 25. See notably Irvine Welsh’s hagiographic review, “A hymn to humanity”, The Guardian, 9-7-2005. 26. Carla Sassi, “Re-establishing Complexities: Researching and Teaching Scottish Literature inside/outside Scotland”, International Journal of Scottish Literature [online journal], no. 1, Autumn 2006, www.ijsl.stir.ac.uk, consulted January 2007. 27. Alan Bissett, “The Dead Can Sing”, p. 5. 28. Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, p. 272.

AUTHOR

DAVID LEISHMAN Université Stendhal-Grenoble 3

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Liberals, Libertarians and Educational Theory

Lindsay Paterson

1 The utopianism of the new right concerning markets certainly has influenced their views about how to organise the governance of education, ever since Milton Friedman’s 1955 essay “The role of government in education”. But privatisation of the kind that Friedman wanted has rarely in fact been tried, the notable exception being the attempt in Chile under Pinochet, and even there fewer than one half of students were in private schools one decade after the reforms (Friedman, 1955; Ladd, 2002; Hsieh and Urquiola, 2002).

2 So this essay concentrates on a less commonly discussed utopian feature of the new right attitude to education. Student-centred education is usually thought of as a utopia of the left. But it is also, less obviously, a utopia of the right, one which has become remarkably successful in ways that are little acknowledged. Its dominance not only threatens the coherence of anything we might reasonably call an “education”, but threatens also the scope for students to acquire from their education the capacity to think critically.

Student-centred Education

3 The key ideas may be summed up from John Darling’s lucid account (Darling, 1994; Entwistle, 1970). Student-centred education is characterised by: • an appreciation of children as individuals; • an awareness of children’s growth and development; and children’s growth is not to be thought of teleologically, childhood not being a defective version of adulthood; • the teacher is no more than a “facilitator”. Hence the curriculum is based on freedom, discovery, experience and creativity, as opposed to engaging with a pre-existing body of knowledge to which the teacher is an authoritative and wise guide.

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4 These ideas came to prominence in the early twentieth century as the state expanded its involvement in education, and their main vehicle was the New Education Fellowship. It embraced many prominent educationalists, including R.H. Tawney, Karl Mannheim, Bertrand Russell, Dora Russell, Jean Piaget, John Dewey, Maria Montessori, and A.S. Neill, who was perhaps the most famous practicising exponent of the ideas. The movement led to the establishment of various “free schools” in the late-nineteenth and early-twentieth centuries, especially in England – for example Abbotsholme, Bedales, Oundle and Beacon Hill (run by the Russells). The most long-lasting and best- known of these are the Rudolf Steiner schools (Mack, 1971). The intellectual predecessors of this movement include Froebel, Robert Owen, Rousseau, Comenius, Milton, and Francis Bacon. So it is a line of educational thought with a distinguished past, although until recently largely among rebels.

5 Before we move to the Right’s attitudes to these ideas, four comments clarify the specific ways in which they might be described as radical. The first concerns their romanticism. They date ultimately from Rousseau’s idea of childhood, indeed his invention of childhood (Numata, 2003). Adults discovered children as different from the late-eighteenth century on, and, influenced by the wider European reaction against rationalism, it came to be believed that metaphors of natural growth were the way in which child development should be understood (Oelkers, 2002). This was believed to be as true on moral as on intellectual grounds. It was romantic also in its radical individualism: for Rousseau society was the source of evil; but it was an individualism of experience, of the senses, rather than of intellect and will. This romantic view attracted much support among intellectuals, especially novelists and poets, for example Tolstoy (for example in the discussion of education in Anna Karenina), Thomas Mann (who sent his son Klaus to the student-centred Odenwaldschule in Hesse (Mann, 1932)), Shaw (for instance in his preface to Misalliance), Wells (Mack, 1971, p. 266-79) and, more ambivalently, D.H. Lawrence (1968).

6 The second comment expands on the importance attached to experience in this theory. Experience replaced any kind of canon as the source of ideas for the curriculum, and, indeed, in the work of Froebel, experience was almost mystically venerated (Oelkers, 2002). A.S. Neill’s views on the importance of experience for educational practice are summarised by Darling (1984): all knowledge can and should be related to the experience of the pupil; all knowledge develops in response to a human need to cope with the practical business of living; the divisions between traditional divisions of knowledge (or “disciplines”) are artificial; and the things which children learn are less important than the techniques of learning which they acquire. John Dewey said that knowledge is not a heritage to be passed on but something which learners create for themselves (Darling and Nisbet, 2000): knowledge is a continuing reconstruction of experience. In this way Dewey’s constructivism relates directly to pragmatist philosophy, and hence to utilitarian conceptions of knowledge; nevertheless, we should note that Dewey’s position on student-centredness is complex, as we will see (Carr, 1988).

7 All of these propositions became commonplaces of the student-centred approach. One of the main pedagogical consequences of this attempt to embed learning in experience has been “mastery learning” – learning as pursuing behavioural objectives – an approach invented by the psychologist Benjamin Bloom (Postlethwaite and Haggarty, 1998). Teachers have to break down their course into short units; each unit

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has specific objectives; teachers have to plan each unit to take account of pupils’ pre- existing knowledge and understanding; there has to be a test at the end of each unit; and pupils who do not pass the test – who have not mastered the unit – are directed towards remedial work. We return to some of the more recent consequences of this later.

8 The third point is about the scientific aspirations of the student-centred project. It was part of a much grander ambition to render pedagogy scientific, in the English-language sense (Walkerdine, 1998). Piaget argued that knowing the laws of mental and moral development enables education to act on nature’s ground. If that is so, then teaching becomes observation and recording of natural development. There was also a close involvement with the early versions of psychoanalysis (Jenkins, 2000), the belief that childhood innocence can be maintained only by total surveillance. From this then came the child guidance movement as well as specific pedagogies, and also the importance of working with whole families, in particular with mothers (as allegedly the best-placed person to observe the development of the child). Emerging from that was the sense of elementary teachers as surrogate mothers. This scientific aspiration accounts in part for the popularity of the New Education in the democracies in the 1920s and 1930s: it seemed a rational educational response to the indoctrination and propaganda of the Nazis and the Soviet Union.

9 The fourth comment is about the suspicion of any kind of schooling and even of teachers that is to be found among the most radical elements of the student-centred tradition (Illich, 1973): these were too formal, too imbued with the dominant ideology, and thus too inclined to prevent the natural growth of the child. That is where, in the less extreme versions of this theory, the idea of the teacher as “facilitator” came from.

10 In some form, these ideas have had an impact on educational practice throughout the world, especially the developed world. We will return to some of that impact under right-wing regimes shortly, but we should note more generally that the ideas have been picked up almost regardless of the ideological context. The greatest impact has been in the UK, the USA and northern European countries apart from Germany, although there has also been significant impact on early years education in France, Italy and Spain: the guiding philosophy of most policy on school education in these countries, at least since the 1960s, can be summed up in some widely quoted words of the English Hadow report of 1931, which is firmly within the new education paradigm: “the curriculum is to be thought of in terms of activity and experience rather than of knowledge to be acquired and facts to be stored”. In these countries, it has become the dominant ideology in the faculties of education of the universities, and hence has deeply shaped the theories and practices of school teachers.

11 What is more, by the mid-twentieth century, student-centred education had become the normal pedagogical ideology of leftist politics throughout Europe, as part of its hostility to hierarchy and tradition. Nearly all the writers mentioned earlier have been liberals, at least in a vague and romantic sense – Neill, Dewey, Mann, Mannheim, Tawney, Shaw, Wells, Tolstoy, Rousseau himself. In particular, this ideology was usually not just of the left but of the anarchist left, becoming a standard part of 1960s liberationist ideology. The de-schooling movement and the movement associated with radical psychoanalysis became part of the core of that decade’s leftists assumptions. So, for convenience, for the remainder of this essay, I will refer to the assembly of beliefs that I have been describing as “left-anarchist progressivism”.

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The Right and Student-centredness

12 Normally, precisely because of this association with the left, student-centredness has been subjected to stringent critique from the right. The main criticism has been that child-centred education encourages anarchy – a breakdown of discipline in all senses: the fear, as John Wilson puts it, is that when authority arrangements break down, fanaticism is given free rein (Wilson, 1989). The right also objects to the de- intellectualisation inherent in an approach that gives such respect to experience: in particular, they believe that not applying the intellect to ethical questions is ultimately disastrous to social stability. R.S. Peters, for example, argues that education is an initiation into activities or modes of thought that are intrinsically worthwhile, and so cannot be thought of merely as experience, and cannot be rediscovered by each learner spontaneously (Peters, 1966). Probably the best-known aphorism from this school of conservative critique of student-centredness is Michael Oakeshott’s that education is a conversation between generations (Oakeshott, 1989).

13 Note, however, that these objections are from the conservative right of an old sort, not from the radical right of the kind that has come to power in many places in recent decades. In fact, the right’s relationship to student-centred education is more complex and ambivalent than the conservative critique would suggest. The first point to note is that there has always been a strand of support for student-centredness that is located in a quite different ideology from left-anarchism. The most obvious is in a concern of the late-nineteenth and early twentieth centuries with moral regeneration, and a belief that traditional schooling was not adequate to this task (Darling, 1981). For example, Cecil Reddie, founder of Abbotsholme, far from being an anarchist, believed firmly in a natural social hierarchy: for example, his revised version of the fifth Christian commandment read: “they that despise, or treat ill, their parents, guardians or teachers, will suffer dire remorse” (Darling, 1981, p. 18).

14 One of the best-known of these right-wing progressives was Kurt Hahn, a Jewish refugee from Hitler, who founded the Gordonstoun school in northern Scotland in the 1930s. The regime which he instituted there was aimed at cleansing young men, in stark contrast, for example, to the sexual liberation of A.S. Neill’s Summerhill. Gordonstoun was favoured by members of the British royal family, including the queen’s husband: it then led also to the Duke of Edinburgh Award, which still today tries to extend the same muscular development of a moral personality to adolescents more generally.

15 What appealed to such thinkers was the emphasis on experience, on moral training, and on preparation for responsible citizenship. The new education seemed to them a welcome counter to what they alleged was the excessively theoretical curriculum of the secondary schooling that was emerging properly in most European countries at that time, and a counter also to the rote-learning that had characterised elementary education in the middle of the nineteenth century.

16 Moreover, this authoritarian progressivism was not confined to schooling: it appealed strongly also to the nascent Boy Scouts movement of the years around the First World War, under the leadership of Robert Baden-Powell, and slightly later the Girl Guides (Warren, 1986). The Scouting philosophy placed a great deal of emphasis on experiential learning – for example, nature study and woodcraft. It sought to train

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young people’s character for citizenship, self-reliance, self-improvement and public service. It had a heavy emphasis on spiritual development. It was in fact firmly opposed to militarism, and Baden-Powell refused to allow the Scouts in Britain to be used for military training during the War; that anti-militarism was part of its support for self- reliance etc. But it was equally strongly opposed to socialism in any form. It was, in short, a non-socialist form of collectivism, anti-individualist, not even potentially or theoretically about freedom.

17 Once we see this right-wing version of student-centredness, and how it used experiential learning in a thoroughly anti-intellectual way, we might be less surprised to discover a Fascist version too (Entwistle, 1979). In fact, one of the earliest attempts to reform a whole public-school system on child-centred lines was by Mussolini’s first Minister of Public Instruction, Giovanni Gentile. The reform was managed by the director-general of elementary education, Lombardo-Radice, a former socialist. Mussolini described this reform as “the most fascist of all the fascist reforms”. The purpose was to liberate the schools from the teaching of facts. Religious instruction became compulsory, in the interests of promoting the spiritual development of the child. The examination system was reformed to test “creativity” rather than factual knowledge. And the whole was rigorously meritocratic: at the end of elementary school, students were tested for entry to secondary school or vocational school.

18 The reforms were praised as positive, vigorous and creative in many countries: we have to recall that, to much mainstream opinion, “fascist” in the early 1920s had an aura of “progressive” or “modern” (Oelkers, 2002). The education reforms, in particular, helped to reinforce the sense in Italy that fascism was a liberation movement. Antonio Gramsci was not among the enthusiasts, and we can anticipate a later stage in the argument by noting that he predicted that child-centred progressivism would be friendly to political authoritarianism, the veneration of experience and the denigration of the intellect underpinning fascism’s denial of reason and its dependence on intoxicating pageantry: indulging in activity for activity’s sake. Gramsci’s analysis points to the ambiguity in this fascist legacy of the status of the individual: apparently celebrating the individual, it actually subsumes the individual into the collective.

19 Now, we might be tempted to regard all these early twentieth century instances of right-wing support for progressivism as quaint, superseded by the left-anarchist trajectory that came to dominate after the 1940s. But the next step in the argument is that, in important respects, the right-wing veneration of experiential learning has now come to dominate educational policy. We can label this vocational progressivism because it has its origins in the belief that the main purpose of education is to prepare people to be efficient workers. It is based ultimately on the utopian belief that human beings could develop an unfettered mode of existence in which the intellect did not interfere with direct experience, that old romantic idea that what was wrong with European civilisation was the Aristotelian split between body and mind.

20 In fact, the tenets of student-centredness entered vocational education early, in the various attempts in the 1930s to use education to get unemployed young people into work. It survived as a current in thinking about vocational education in the post-war period. But the full flowering did not come till the 1970s, and has continued to the present. In the 1980s the philosophy of vocational education became student-centred, with an emphasis on students’ discovering things for themselves, and with a hostility to any kind of theory (Hartley, 1987, 2003). This accompanied a rejection of old styles of

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apprenticeship, and a rejection of old ideas about “crafts”: the efficient worker had to be flexible, and so what was required was competence in specific skills, not the induction into a craft. That kind of worker is more readily managed than a craftsman who has a stable identity from which individual autonomy might spring. In one sense that is what Marx, Hegel and Adam Smith were writing about in their concept of alienation: the separation of measurable capacities from the worker’s identity.

21 More recently, this ideology has fitted well with fashionable rhetoric about the nature of the economy, requiring flexible specialisation, the economy allegedly requiring generic workers. Writers such as Zygmunt Bauman argue, further, that work is increasingly governed by aesthetic criteria rather than by abstract theory. It is suggested that this new economy and the new education preparing for it are associated with the rise to power of a new professional class – software engineers, design specialists, media workers, purveyors of personal finance – no longer gaining its authority from hierarchy and accepted classifications of knowledge, but now much more dependent on flexible careers, more interested in “identities” and “lifestyles” than status, and more inclined to see education as being about a sort of playful experimentation than about disciplined learning (Power et al, 2003). This idea about a new professional class comes ultimately from Basil Bernstein, who defined the new middle class as those concerned with the symbolic ordering of society (Bernstein, 1975). David Hartley points out that the language used here is remarkably close to the language used by the progressive educationists to promote experience, creativity, and spontaneity in schooling. He also points out that the same language can be used to celebrate consumerism, and indeed Paul Standish makes the link to Lasch’s culture of narcissism (Standish, 1997).

22 The argument is, then, that the ideas of student-centred education entered vocational education as part of a new way of inducting people into work: flexible competence rather than socialisation into a craft identity. The more thorough argument is then that this movement, having started in the lower-status parts of vocational education, has now spread to embrace almost all education. School and university curricula have been reconstructed in the last twenty years to follow the same ideology. Following the ideas of “mastery learning”, the syllabus has been decomposed into units, which are separately assessed, often with no or minimal holistic assessment at the end of a course. The student is as free as possible to assemble her or his own collection of units, because “disciplines” are regarded as out-dated and alienating. There has been a gradual erosion of the role of theory and of abstract knowledge, and a growth of activity learning, experiential learning, “emotional intelligence”, learning that is “relevant” to the life of the learner. There has grown also the belief that students have to be motivated all the time – that deferred gratification is not any longer a sufficient rationale for study (and almost unfettered choice is part of this). And the outcomes of all this are increasingly seen as the preparation of infinitely flexible workers for the “knowledge economy”. There is even a new version of the “de-schooling” movement, in which the future is imagined to be free of educational institutions: they would be replaced by the internet etc, and teachers would become “learning consultants” (Bentley, 1998).

23 That is not to say that everything has changed, and that nothing of older models of learning survives. But the re-modelling of education on experiential lines has gone very far indeed. My main proposition is then that this has resulted from a progressivism of

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the right, drawing upon the main tenets of student-centred utopianism to impose its own utopia of experience, first of all on vocational education and, in the last two decades, on the whole of education.

Critique

24 Not everyone on the left regrets this shift, precisely because there are so many points of contact between it and left-anarchist progressivism. In the UK, the most notable exponent of that left-anarchist view is Stephen Ball, professor of education at King’s College in London, and highly influential on academic debates about education in the UK (Ball, 1990; Brehony, 1992, 1997). In the 1980s, Ball argued that the main educational enemy of the left was what he called the “cultural restorationists” or – following Raymond Williams – “old humanists”, who would roughly correspond to the conservative critics of progressive pedagogy mentioned earlier. Ball then welcomed the sympathy which many larger employers showed for the vocational progressivism, and saw this as a way of reviving left-anarchist progressivism and of radically reconstructing schooling whether vocational or not: typical of his comments are that “vocational progressivism” is “set over against the elitist conceptions of knowledge proselytised by the old humanists”.

25 Ball’s view is now the dominant one on the left, and so the left has no developed basis for offering a critique of the current reconstruction of the curriculum. It seems to be rather meekly accepting that because current reforms are couched in terms of “freedom” and “flexibility”, then they must be welcome to the left; and the left also seem to have accepted that the only kind of education that can prepare people for work is the kind that has been put in place in the past two decades, with its rejection of theory and its celebration of flexibility spontaneity.

26 We might do well, then, to return to what Gramsci had to say about Mussolini’s reforms: “the struggle against capital”, he wrote, requires that “‘knowing’ […] supersedes ‘spontaneity’”, giving “the worker the understanding of the conditions in which he struggles, of the fundamental tendencies which operate in the system of relationships, of the processes of development which society undergoes to sustain within itself irreducible antagonisms” (Entwistle, 1979). Understanding all this requires propositional knowledge, embedded in theories and emerging out of a tradition of intellectual engagement.

27 So we can summarise a left critique of progressivism under five headings:

Spontaneity is not enough

28 John Dewey, having doubts about the most radical versions of experiential learning, acknowledged that children cannot develop truth out of their own minds (Dewey, 1902): “nothing can be developed from nothing, nothing but the crude can be developed out of the crude, and this is surely what happens when we throw the child back upon his achieved self as a finality”. Any education worthy of the name requires students to engage with the unfamiliar, the “not relevant”. Related to this is the celebration of emotion over reason, which is dangerous to thought in many more mundane ways than Gramsci observed from the Italian fascists. It has been argued, in fact, that basing an educational philosophy on the experience of students replaces the

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authoritarianism of the teacher with the authoritarianism of the learner, who becomes the only arbiter of what is worth knowing (Walter, 1996). So this first element of the left critique of progressivism is an educational instance of the general left critique of the romantic naivety of what has been called 1960s radicalism (including existentialism).

Social control

29 The second element of the critique is that the new right’s final endorsement of student- centredness tends to confirm Walkerdine’s point that this form of pedagogy offers a convenient kind of social control: as with utopian criminology, the classification of stages of development, etc., came to be closely linked to regulation of development. Sharp and Green described progressive teaching, like social work, as a means of socialising people through “soft psychological technology” (Sharp and Green, 1975). It manages aspirations by legitimising a wider range of “learning styles” and hence of assessments: “modern child-centred education is an aspect of romantic radical conservatism which involves an emotional turning away from society”. In Basil Bernstein’s terms, it is an “invisible” form of control, in contrast to explicit, hierarchical kinds. So, despite the rhetoric of individuality, this pedagogy is actually opposed to the development of any coherent and stable kind of individual autonomy. It is not aimed at developing or shaping autonomous individuals, but at the manipulation of experience by means of measurable outcomes.

Learning as social

30 The romantic individualism of student-centredness ignores the intrinsically social character of worthwhile learning – the extent to which learning has to be an initiation into a community of knowledge, even when Oakeshott’s “conversation” becomes more like an argument (a point which, it should be said, he acknowledges). The best-known exponent of this idea is Lev Semenovich Vygotsky (1896-1934), who proposed the importance of formal learning for any advanced understanding (Gee, 1996).

31 This point is not so much prescriptive as descriptive. As a matter of fact the children of the bourgeoisie will be socialised through their families into forms of knowledge that will give them power (as Pierre Bourdieu repeatedly argued). So not to teach explicitly, and to rely on knowledge developing spontaneously through experience, would be merely to further privilege those who are already privileged. Again, student- centredness is only superficially individualistic. Because it abstracts the individual from social relations, student-centredness has no conception of how to educate the individual into a critical relationship to a tradition. By thus allowing the learner to be ignorant of structural impediments to learning, student-centredness actually negates individual autonomy.

Understanding society

32 The fourth element notes that it is really not surprising that progressivism has become the dominant educational ideology because, following Gramsci, it seems clear that understanding social development requires facts, theory and knowledge. Being truly free

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requires a capacity to recognise the threats to freedom, and also an understanding of what kinds of human activity are possible. That requires knowledge of cultural variety, and of social change. The current vogue for students’ learning how to be flexible workers etc. because society is changing so rapidly has nothing to say about how society ought to change: the learner is not provided with a secure centre of identity from which a critique of social change (or anything else) could emerge.

33 In this element of the critique, we can give particular attention to the critique of “de- schooling”. Herbert Gintis noted long ago (Gintis, 1972) that Ivan Illich celebrates the small-scale entrepreneur, the person who has become the hero of current political writing about flexible specialisation. Gintis also predicted that if anything like Illich’s de-schooled Utopia came about, it would serve merely a utilitarian and individualistic conception of humanity: “a commodity-fetishist cafeteria-smorgasbord ideal of education”. That excoriation seems remarkably prescient of the long-term consequences of “mastery learning”, in the burgeoning catalogues of “learning modules” which issue from almost all educational institutions today.

Freedom achieved through education

34 The final element of the critique is a more general version of the fourth. Knowledge and understanding are pre-requisites of freedom, and so freedom is achieved through education, not necessarily within it. That process might be difficult, might defer gratification, and might require engagement with the thought and style of others: but the key point is that the process is de-centred. Ken Jones put this well at the height of Thatcherism in the UK, accepting as long ago as 1983 that it was not enough for the left to defend 1960s progressivism: “an education that substitutes for knowledge of nature and society a programme of socialisation and self-realisation of the entirely nugatory sort […] is incorrectly founded.”

35 Student-centred education is best known as a utopia of the left, specifically of left- anarchism. I have argued in this essay that it should also be understood as a utopia of the right, in its veneration of experience over propositional knowledge, in its celebration of the emotions over reason, and in its encouragement of spontaneity over intelligent activism. It is utopian insofar as it imagines a human being unencumbered by an intellect, whose will is spontaneously regulated by accumulated experience, and whose relations with others are unmediated by rational calculation, or by any coherent and stable identity.

36 In important respects, this utopianism of the right has become one of the right’s most successful hegemonic projects in the past two decades, more insidious, more insistent, and more successful in meeting its own aims than any of the attempts at educational privatisation. This change is little-noticed but now pervading education in many countries at all levels, in its fragmentation of the curriculum into modular units, in its precise specification of learning outcomes as the behavioural consequences of these modules, in its promotion of student choice over engagement with a canon, and in its systematic denial of the importance of theory.

37 The right has achieved this partly as utopian ideology but mainly as economics. It has successfully established in public debate that the nature of the economy requires this kind of flexible specialisation. And the left has been largely powerless to resist because it has mistaken this right-anarchism for liberation, and has forgotten that spontaneity

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and experience are no substitute for the development of secure identity through rational, voluntary immersion in a community of learning.

BIBLIOGRAPHY

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AUTHOR

LINDSAY PATERSON Edinburgh University

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Recherches en cours

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Carlyle éducateur Ou l’influence du penseur écossais sur l’œuvre de Swinburne

Sébastien Scarpa

1 Dans un ouvrage aux affirmations toujours pertinentes1, Antony H. Harrison a clairement démontré la fascination qu’avait exercée le père du romantisme anglais sur Algernon Charles Swinburne. En dépit des moqueries et des dénégations de ce dernier, l’œuvre de Wordsworth eut sur la poétique de son cadet une influence remarquable qui vient se signaler « en creux » dans l’opus magnum du victorien. Il en fut également ainsi pour l’œuvre de Thomas Carlyle. Deux générations et bien des divergences d’opinions séparaient les deux écrivains, mais la publication en 1959 des Swinburne Letters a dévoilé l’omniprésence dans l’esprit du poète de celui qu’il nommait tour à tour « Swift’s most distinguished imitator » (Works, XIV, 92), « the grand old enemy » (Letters, III, 239) ou encore « the hoary villain » (Letters, IV, 152). « Prométhée enchaîné2 » pour les uns, « romantique attardé » (Vitoux, 207) pour d’autres, Carlyle fut, toute sa vie durant, aux prises avec la fin d’une ère dont il tenta de réélaborer les valeurs. La puissance de ses paroles devait permettre à Swinburne d’évaluer son message dans le champ du possible et d’ouvrir les voies de la modernité post-romantique.

Carlyle : « mantled in the might/Of darkness and magnificence of night3 »

2 Tout comme Nietzsche consacrait en 1874 un essai des plus élogieux au génie de Schopenhauer (Schopenhauer éducateur publié dans Considérations inactuelles, 1874) avant de lui adresser une critique en opposant au « Vouloir-vivre » théorisé par ce dernier sa fameuse « Volonté de puissance » (Ainsi parlait Zarathoustra, 1883-1885), Swinburne fut à la fois un fervent admirateur de Carlyle et l’un de ses plus sévères détracteurs, puisqu’il n’eut de cesse, vraisemblablement à partir de 1874, de dénigrer le penseur au point de sombrer dans le ressentiment et l’invective. « Carlyle Copronymous », écrivait-il en effet dans une lettre datée du 29 septembre 1882, « the dung-eating old dog associated in his time with many of his (and his Shepherd’s) betters, whose bread he ate and

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whose graves he defiled » (Letters, IV, 300). Quelques mois plus tard, il se félicitait de voir que Ruskin s’était enfin libéré de l’influence de l’écrivain écossais : It is also a real comfort to me, who feel (seriously) a great regard and respect for Ruskin, to see that he must be getting rid of the venomous influence which has poisoned or paralyzed – infected or congealed – the influence of his beautiful and beneficent genius for too many years. The filthy and virulent old Arch-Quack of Chelsea must, I do hope, have carried down his influence with himself into ‘the Eternal Cesspools’ whereon his fancy loved to play – a noisome and noisy dung-fly – while his breath still infected the upper air. (Letters, V, 21)

3 Il nous faudra bien entendu revenir sur les multiples références du poète à la matière excrémentielle (« dung-eating », « dung-fly », « Cesspools », etc.) ; elles alimenteront, elles alimenteront notre lecture, notre lecture de l’étrange filiation dans la mesure où elles renvoient à la singulière disposition psychologique de Carlyle – qui eut sur lui les conséquences somatiques que l’on sait (dyspepsie et constipation chronique) – et dont Swinburne tira, sans doute malgré lui, le ferment de sa propre esthétique. Car, en dépit des amertumes et des dissensions, Carlyle fut toujours, aux yeux du poète victorien, le penseur de génie à qui chacun devait rendre hommage, l’homme détestable dont on ne pouvait pourtant salir la mémoire. Ne devait-il d’ailleurs pas prendre sa défense à la suite d’un article publié dans le Rappel en 1881 en s’adressant à Auguste Vacquerie en ces termes : Le Rappel, en parlant de Carlyle, n’a point signalé un service qu’il a rendu aux Anglais, sinon aux Français, en écrivant son livre inégal et puissant sur la Révolution. Il a révélé à ses concitoyens la grande figure de Danton, ‘ce titan’ dit-il, ‘toujours prêt à l’épreuve’ dont il parle constamment avec l’admiration la plus cordiale et la plus chaleureuse. Cet écrivain célèbre ne fut point de mes amis, mais je dois lui rendre cette justice qu’il a toujours et partout flétri de son mépris le bas-empire de Napoléon-dernier, lorsque bien d’autres Anglais, à leur honte éternelle, se sont inclinés devant Néron- le-Petit. (Letters, IV, 195)

4 Si le désaccord entre les deux hommes portait, entre autres choses, sur les questions de l’inégalité entre les individus4 et des bienfaits de l’autoritarisme poussé à son extrême dictatoriale5, le républicain convaincu qu’était Swinburne se souvenait qu’en son temps, Carlyle avait ouvertement critiqué les excès du libéralisme et de l’industrialisation qui mécanisaient l’ensemble des relations sociales, réduisant ainsi l’homme potentiellement talentueux à l’un des rouages insignifiants d’une vaste machine progressiste. Il avait même, dans une certaine mesure, pris le parti de justifier les événements parisiens de 1789 dans The French Revolution (1837), s’écartant par là même de l’interprétation d’un Burke qui, pour sa part, avait condamné, près d’un demi- siècle plus tôt, les agitations populaires au nom du respect de l’ordre et des traditions (Reflections on the Revolution in France, 1790). Souvenons-nous, à cet égard, que Guiseppe Mazzini, idole de Swinburne et fondateur, au début des années 1830, du mouvement Jeune-Italie qui visait à l’établissement d’une république italienne unitaire, fit part à Carlyle de l’admiration qu’il lui vouait dans un article intitulé « On the Genius and Tendency of the Writings of Thomas Carlyle6 ». En somme, le héros du Risorgimento louait l’historien du triomphe des héros, puisqu’il est vrai que l’on doit à Carlyle une magistrale morale de l’action héroïque, d’abord diffusée en Grande-Bretagne à l’occasion de conférences publiques, puis rassemblée et publiée sous le titre On Heroes, Hero-Worship, and the Heroic in History (1841). Sans doute sous l’influence majeure du recueil, Swinburne épousa rapidement la cause de l’historien rendant hommage à ces

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hommes qui, de par leur stature et la grandeur de leurs gestes, influencent les comportements du genre humain pour des générations.

Poètes de l’éloge

5 C’est peu dire que le poète victorien aimait à rendre hommage aux figures inspirées de l’Histoire ; il serait en effet plus exact d’évoquer sa très spectaculaire propension à la révérence, à l’adoration et au culte rendu à ceux qu’il considérait comme de grands hommes. Dans sa remarquable anthologie de la correspondance de Swinburne, Cecil Y. Lang a d’ailleurs jugé naturel de référencer chacun des passages que le poète a consacrés à ses héros, tant la place qu’ils occupent dans la partie épistolaire de son œuvre est importante. Quoi de moins surprenant qu’un tel désir de vénération quand on sait l’influence qu’eut, pendant des décennies, le discours carlylien sur la société victorienne. « Great Men are the inspired (speaking and acting) Texts of that divine BOOK OF REVELATIONS, whereof a Chapter is completed from epoch to epoch, and by some named HISTORY » (Sartor, 286), écrivait-il déjà dans Sartor Resartus. Qu’ils soient Rois, Prophètes ou Poètes, les grands hommes écrivent, selon lui, à eux seuls l’Histoire Universelle dont ils sont les textes inspirés : « Universal History, the history of what man has accomplished in this world, is at bottom the History of the Great Men who have worked here » (Heroes, 1). Entre autres exemples, Swinburne salue à plusieurs reprises la bravoure du patriote italien Giuseppe Garibaldi en des termes élogieux qui font de lui une entité quasi-divine : « Is Garibaldi the greatest man since Adam, or is he not ? » (Letters, I, 40), s’interroge-t-il dans une lettre adressée à Lady Trevelyan, alors qu’il prie William Bell Scott de l’accompagner à Venise en ces termes : « I wish to God [?] and Garibaldi (tautology) that you could come with me » (Letters, I, 43). Toutefois, la vénération ne se restreint pas à l’intimité de confessions épistolaires.

6 Mazzini, dont nous avons précisé qu’il exerça une intense fascination sur Swinburne, fit l’objet d’une ode libertaire (Ode to Mazzini, 1857), ainsi que de la dédicace de son célèbre recueil révolutionnaire Songs before Sunrise (1871). Il s’y trouve doté du pouvoir de magnifier tout ce que ce monde connaît de bas et de vil : I bring you the sword of a song, The sword of my spirit’s desire, Feeble ; but laid at your feet, That which was weak shall be strong, That which was cold shall take fire, That which was bitter be sweet. (Works, II, 67)

7 La dédicace relève de l’acte d’offrande (« laid at your feet ») et les mots nous évoquent clairement les béatitudes évangéliques (« Blessed are those who mourn, for they shall be comforted./Blessed are the meek, for they shall inherit the earth. ») laissant ainsi présager l’Apocalypse et le renouveau millénariste dont les héros sont porteurs. À cet égard, il est intéressant de noter que Swinburne et Carlyle virent en Oliver Cromwell l’incarnation providentielle d’une puissance capable d’infléchir le cours de l’Histoire7. Personnage charismatique en lutte permanente avec l’ordre ancien et les forces institutionnelles, promoteur de la République à l’origine d’un bouleversement sans précédent – puisque le vide que créèrent l’exécution de Charles Ier et l’abolition de la monarchie en 1649 ne devait être comblé qu’à la Restauration, après une période de l’histoire de l’Angleterre pour le moins chaotique –, Cromwell le régicide fascina les

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deux écrivains en dépit de son despotisme bigot et des nombreux massacres qu’il orchestra.

8 Ainsi, l’Héroïsme, tel que Carlyle l’enseignait, se décline sous toutes ses formes à travers l’œuvre swinburnienne, puisque les hommes politiques y côtoient prophètes et gens de lettres. Bien des poètes de renom se pressent en effet sous la plume de Swinburne qui, à l’instar de Carlyle, prêtait à un certain nombre d’entre eux une capacité visionnaire et reconfiguratrice jugée nécessaire à l’ère du triomphe des périodiques et de l’opinion publique. Shelley ne disait d’ailleurs pas autre chose dans A Defence of Poetry (1840) en décrétant que les poètes présidaient (et président ?) à la conception d’un monde régénéré. « Poetry […] creates anew the universe », écrit le prophète romantique, « [p]oets are the unacknowledged legislators of the world » (Shelley, 295, 297). Mais pourquoi, au fond, chercher à rédimer le monde ? Pourquoi assigner aux héros la tâche de guider l’humanité toute entière ? À sa manière, Hölderlin répondait à cette question en la reformulant dans son élégie Le Pain et le vin : « et pourquoi, dans ce temps d’ombre misérable, des poètes ? » (Hölderlin, 103), « pourquoi des poètes en temps de détresse ?8 » Le temps de détresse est l’âge auquel appartenaient nos auteurs et auquel nous appartenons toujours ; un âge déterminé par l’éloignement de Dieu, une époque qui voit le monde désorienté, aliéné au non-sens, soumis au hasard et à cette angoisse dont Carlyle aura su expliciter la teneur dans son œuvre magistrale.

Du scepticisme post-romantique à la morale de l’action

9 « For the last three, above all for the last three quarters of a century, that same Pericardical Nervous Tissue (as we named it) of Religion, where lies the Life-essence of Society, has been smote-at and perforated, needfully and needlessly ; till now it is quite rent into shreds » (Sartor, 368). Tel était le constat que faisait Carlyle au début des années 1830 dans Sartor Resartus ; celui d’une ère qui voyait s’éteindre la splendeur unifiante du divin, celui d’un âge qu’Heidegger a dit du « défaut de dieu » et qui semblait annoncer la nuit d’un monde déserté par la transcendance. Temps de détresse profonde, donc, que l’époque victorienne marquée par les révélations des évolutionnistes qui dévoilaient à l’homme son abandon à la force irrépressible du Temps. Car si les Principles of Geology (1830) de Charles Lyell que les conclusions de Darwin (The Origin of Species, 1859) allaient bientôt corroborer théorisaient les principes de la transmission héréditaire des caractères physiques, ils ne pouvaient qu’aller à l’encontre de croyances religieuses désormais douteuses. De l’action d’agents physico- chimiques résulte en effet un long processus de transformation du vivant impliquant nécessairement la durée du temps géologique. La révélation de la plasticité de la vie mettait alors sérieusement en cause l’idée que l’homme procèderait d’un acte particulier de la Providence. Avec le créationnisme à son terme, c’était tout le postulat de l’arrière-monde et de la survivance post mortem qui s’écroulait.

10 Carlyle, peut-être mieux que quiconque, a su rendre compte du choc que représenta pour les victoriens la découverte de leur insignifiance sur cette terre. Pareille déstructuration de mythes ancestraux dévoilait soudainement aux hommes leur fragilité et les exposait à l’angoisse de la néantisation. Selon notre auteur, « the illimitable, silent, never-resting thing called Time, rolling, rushing on, swift, silent, like

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an all-embracing ocean-tide, on which we and all the Universe swim like exhalations, like apparitions which are, and then are not : this is forever very literally a miracle ; a thing to strike us dumb » (Heroes, 10-11). Nous ne sommes qu’apparitions furtives, nos ambitions sont illusoires. Le Temps nous broie, il nous écrase, nous consomme à la manière de Saturne dévorant ses enfants : « Our whole terrestrial being is based on Time, and built of Time ; it is wholly a Movement, a Time-impulse ; Time is the author of it, the material of it » (Sartor, 214). « O Time-Spirit », se lamente alors Carlyle, « how hast thou environed and imprisoned us, and sunk us deep into thy troublous dim Time- Element » (Sartor, 214). Car la Nature que gouverne la force temporelle mène l’individu vers cette mort certaine et anonyme dont il ne reviendra pas. Et si la Nature guide l’homme, nous dit-il, « not more by endowing him with vision, than, at the right place with blindness », c’est que « under all her works, chiefly under her noblest work, Life, lies a basis of Darkness […] the regions of Death and Night9 ».

11 L’idée que le néant sous-tende certainement la fragilité du vivre mit un terme définitif, dans l’esprit de Carlyle, à l’espérance romantique ainsi qu’à sa caractéristique dynamique ascensionnelle. Pour lui, l’esthétique romantique se résumait en effet à un instinct de ciel. Elle était travaillée par la tentation de l’infini, le désir de nier les limites, la volonté de reconstituer le Tout en réalisant l’improbable fusion de la conscience individuelle et du Cosmos. On se souviendra à cet égard du sentiment wordsworthien de l’au-delà (« something evermore about to be10 ») ou de la fameuse confession de Shelley : « I always seek in what I see, the manifestation of something beyond the present and tangible object11 ». Carlyle connut quant à lui l’épreuve de la finitude, le sentiment de l’abandon au sein d’un monde borné puisque déserté par la transcendance. Les affirmations de Kant – que Carlyle sollicitait à l’envi – démontrant le caractère intuitif, a priori, et donc illusoire de l’espace et du temps déterminèrent sa sensibilité. Le principe de l’idéalisme transcendantal kantien, qui décrétait que toutes les choses dont nous avons l’intuition dans l’espace ou le temps ne sont que pures représentations, admettait alors avec certitude la nature fictive de nos perceptions maîtresses. Soumis au poids du doute, Carlyle allait donc préférer le geste au rêve, l’action à la déréliction. Il allait élire le monde de l’ici-bas sensible comme unique lieu de la ressaisie volontaire. « Close thy Byron ; open thy Goethe » (Sartor, 306), déclarait-il alors, se détournant ainsi définitivement du romantisme, « Be no longer a Chaos, but a World, or even Worldkin » (Sartor, 314).

12 « Être-jeté-au-monde », selon la terminologie heideggérienne, Carlyle comprit qu’être, c’est « être-pour-la-mort ». Or, toujours selon Heidegger, la découverte de la finitude qui engendre une angoisse devant le néant, coïncide avec celle de la temporalité. Et c’est parce qu’il est essentiellement fini, et donc essentiellement temporel, que l’individu découvre qu’il lui est possible de désirer, d’agir, de pouvoir et, en quelque sorte, de « faire Histoire ». Car, ainsi que le rappelle par ailleurs Ferdinand Alquié, « les valeurs auxquelles nous croyons, il ne s’agit plus d’en contempler l’imaginaire réalisation dans la beauté d’un spectacle, d’attendre de quelque miracle ou de quelque mirage leur réalisation effective. Cette réalisation, c’est nous-mêmes qui devons l’opérer, dès ce monde et en ce monde. Nous devons imposer les valeurs au concret réel et futur. Le mouvement moral s’effectue de l’universel au particulier, et de l’éternel au temporel : il est action pure » (140). « Produce ! Produce ! », s’exclame donc Carlyle en un acte d’affirmation déterminant, « Were it but the pitifullest infinitesimal fraction of a Product, produce it, in God’s name ! ’Tis the utmost thou hast in thee : out with it,

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then. Up ! Up ! Whatsoever thy hand findeth to do, do it with thy whole might. Work while it is called Today ; for the Night cometh, wherein no man can work » (Sartor, 314).

13 Swinburne connut, lui aussi, les angoisses de l’abîme générées par la disparition du divin, la crispation face à la vacuité qui s’annonce, la peur du Temps, ce « joueur avide/ Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c’est la loi12 ». « Wandering between two worlds, one dead/The other powerless to be born13 », selon les mots de Matthew Arnold, il rencontra son premier succès avec la publication en 1865 d’Atalanta in Calydon, un drame nihiliste dans lequel il exprime toute l’absurdité d’une vie vouée à la déchéance : We wax old, All we wax old and wither like a leaf. We are outcast, strayed between bright sun and moon ; Our light and darkness are as leaves of flowers, Black flowers and white, that perish ; and the noon As midnight, and the night as daylight hours. A little fruit a little while is ours, And the worm finds it soon. (Works, VII, 306)

14 Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’à l’article de la mort, le personnage de Meleager fait clairement écho aux propos de Carlyle en déclarant : « let me go ; for the night gathers me,/And in the night shall no man gather fruit » (VII, 351). Atalanta in Calydon n’est autre, en somme, que la mise en drame de la crise de l’homme victorien qui doit surmonter le désespoir causé par la fin du romantisme. Toutefois, peut-être faut-il également reconnaître dans la conception de cette tragédie une démarche cathartique, car le poète y ébauche par ailleurs une affirmation de plénitude et de sérénité. Althæa, la mère de Meleager, y déclare en effet : « I go hence/Full of mine own soul, perfect of myself,/Toward mine and me sufficient » (VII, 279). Entité solipsiste qui se suffit à elle- même, Althæa incarne la volonté d’agir hic et nunc et ne se soucie guère de quêter l’intangible. En ce sens, elle préfigure Hertha, la divinité totale que Swinburne place au cœur de Songs before Sunrise et qui semble, elle aussi, avoir été directement inspirée par les réflexions de Carlyle au sujet de ce qu’il nommait « The Hero as Divinity14 ».

15 Il en est de même dans le recueil Poems and Ballads, First Series (1866). Plusieurs poèmes y traduisent tout le pathos que génère la butée de la mort. « ‘Thou knowest’ – who shall say thou knowest ?/There is none highest and none lowest :/An end, an end, an end of all » (Works, I, 208), écrit-il par exemple dans « Ilicet ». Néanmoins, à l’instar de Carlyle qui juxtaposait dans Sartor Resartus les trois phases d’un développement menant de la neurasthénie à la guérison volontaire (« The Everlasting No », « The Centre of Indifference », « The Everlasting Yea »), Swinburne articule dans son recueil les diverses étapes d’une expérience similaire à travers trois poèmes représentatifs de trois modes de l’être-au-monde. « Dolores » renvoie au « Non Eternel » (« Everlasting No ») en exprimant la paralysie d’une âme désabusée qui soumet un corps lâche aux violences d’un comportement masochiste. Vient ensuite « The Garden of Proserpine » dans lequel Swinburne « picturalise » en quelque sorte l’état de l’âme en crise par le biais d’une description évasive et épurée du jardin de Proserpine et de la Reine des Ombres elle-même munie d’un pavot dont les vertus spécifiques symbolisent le sommeil et, partant, la mort. La pâleur et la froideur de la divinité (« cold immortal hands », I, 300), ainsi que l’atténuation des forces vitales telles que le souffle du vent ou la croissance végétale expriment parfaitement la mélancolie du sujet victorien qui, dans l’abîme de sa léthargie dépressive (« Centre of Indifference »), en arrive à ne plus souhaiter que sa propre dissolution : « Only the sleep eternal/In an eternal night » (I,

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302). Enfin, « Hesperia » marque le troisième temps de cette dramatisation de l’épreuve post-romantique. Dès le titre, le poème laisse entendre l’espoir éprouvé par une conscience enfin libérée des carcans qui l’asservissaient et résolue à exploiter les possibilités de l’ici-bas sensible dans le but de vivre au maximum de sa puissance (« Everlasting Yea »). « Produce ! Produce ! » Telle était donc la devise que partageaient alors Carlyle et Swinburne. Et produire était en effet leur souhait le plus cher, la plus haute de leurs ambitions. Une question subsistait pourtant : produire, certes, mais quoi ?

Le propre et l’impropre : esthétique de la mienneté

16 Nous avons dit de l’idéalisme transcendantal kantien, dont Carlyle s’imprégna largement, qu’il avait marqué du sceau de la fiction le monde de nos représentations, à savoir, l’extériorité phénoménale qu’il nous est à chaque instant permis de percevoir, ou plutôt, de concevoir. Par ailleurs, l’ambition d’un dépassement des frontières du sens et du sensible qui avait caractérisé le romantisme laissait progressivement la place au triomphe de l’incertitude métaphysique. En proie aux affres du Temps, les victoriens ne pouvaient désormais croire en cette extériorité radicale qu’il est convenu d’appeler l’Au-delà. L’idéal de leurs aînés leur était impensable. L’horizon, jadis fabuleux, n’évoquait plus à leurs yeux que l’exil des dieux, la béance infranchissable du nihil. Au lieu de l’extase s’annonçait la chute. D’où la méfiance de Carlyle vis-à-vis de tout ce qui relevait du surnaturel, de tout ce qui s’éloignait de la personne bien réelle et de sa présence sur cette terre pour rejoindre les sphères du mystérieux, du flou ou de l’onirique. On se souviendra à ce sujet de ses moqueries à l’égard de l’idéalisme platonicien d’un Shelley se lamentant sur l’épaisseur mondaine qu’il se représentait volontiers « filling the earth with inarticulate wail ; like the infinite, inarticulate grief and weeping of forsaken infants15 ». Dans The Life of John Sterling, il accusait également Coleridge d’avoir été « deficient in sympathy for concrete human things either on the sunny or stormy side. One right peal of concrete laughter at some convicted flesh-and- blood absurdity, one burst of noble indignation at some injustice or depravity, rubbing elbows with us on this solid earth, how strange would it have been in that Kantean haze-world, and how infinitely cheering amid its vacant air-castles dim-melting ghosts and shadows !16 »

17 Dès lors, c’est en ce qu’elle était symptomatique d’une angoisse que la tentative de Carlyle de réconcilier le fantasmagorique avec le réel nous interpelle. Elle se manifeste en toute clarté dans Sartor Resartus où il est question d’un paradoxal « surnaturalisme naturel » (« Natural Supernaturalism ») ou encore de Shekinah, c’est-à-dire du médiateur, en hébreu, de l’intermédiaire entre l’homme et Dieu (« The true SHEKINAH is Man », Sartor, 118). Pour tout dire, l’épreuve que fut à ses yeux la fin du romantisme et l’éloignement du transcendant métaphysique causa, chez Carlyle, une véritable crispation. Elle fut la conséquence d’une méfiance à l’égard de tout ce qui était censé s’épanouir à l’extérieur de l’intimité subjective, des arcanes de l’Au-delà à la production littéraire. « Pourquoi ne puis-je être artiste ? », s’interrogeait-il en effet, « Je me sens comme poussé à écrire, mais sans le pouvoir de le faire » (Cabau, 42-43). Son mépris de la biographie qu’il avait hérité de l’esprit du calvinisme, ainsi que sa méfiance à l’égard du rêve et du merveilleux qu’il qualifiait avec ironie de « wonderful wonder of wonders » (Sartor, 432), devaient tout d’abord le mener à un blocage psychologique,

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puis à une véritable constipation littéraire et physiologique, puisque son incapacité à écrire semble, en un sens, avoir été liée à un certain nombre de problèmes intestinaux. D’où cette singulière obsession de l’excrément qui n’avait pas échappé à Swinburne (faut-il rappeler ici que le héros de Sartor Resartus se nomme Teufelsdröckh, littéralement, « Excrément-du-Diable » ?) et qui nous permet d’établir une corrélation entre les considérations sur l’immense et la déjection honteuse, entre l’eschatologie et la scatologie.

18 Mais pourquoi pareille constipation psychosomatique et artistique ? Pourquoi bloquer la production en la conservant dans les méandres du corps et de l’esprit ? Artaud nous éclaire sans doute sur cette question lorsqu’il déclare dans Le Pèse-Nerfs que « toute écriture est de la cochonnerie17 ». L’œuvre d’art n’est autre qu’un déchet de moi-même, semble en effet indiquer Carlyle à chacune de ses considérations sur la matière excrémentielle. Mon œuvre, ma trace (écrite) est dénuée de vie dès qu’elle se trouve mise à distance, rejetée par le corps vivant, l’assise subjective. Elle est l’excrément qui tombe, s’effondre hors de moi. Et si la psychanalyse a su démontrer l’isomorphisme qui rapproche les fèces du membre pénien, force est de constater que l’ob-jet de mon pro- jet artistique n’est qu’une matière sans force ni forme, un poids mort que rien n’ébranle et dont je me dépossède. Il n’est plus érectile s’il rompt avec moi sa proximité, se départit de mon propre. Aussi ne faut-il pas rejeter l’œuvre mais bien la garder en soi, au prix d’un mal-être obsédant. Chez Carlyle, propreté et propriétéallaient se confondre pour faire de la non-souillure une caractéristique de l’unité et de la mienneté. Il lui fallut alors abandonner la création littéraire au profit des archives, de la critique, de l’Histoire. Il garda en lui, intacte, sa colère pour se faire parole vivante et privilégier à l’écriture poétique le verbe mordant de conférences sur l’abnégation héroïque.

19 Jacques Cabau a montré que Sartor Resartus était né « d’une impuissance littéraire, ou pour mieux dire d’une certaine constipation » (Cabau, 95). « Sartor Resartus, qui est un livre sur un livre », ajoute-t-il néanmoins, « a résolu le paradoxe du critique littéraire, dont Carlyle souffrait depuis dix ans : le critique se sert du même outil et du même matériau que l’écrivain sans être un écrivain. Il n’y a qu’une différence d’objet : le critique parle du livre, et l’écrivain parle du monde, réel ou imaginaire. Le critique interroge le livre, comme l’écrivain interroge l’univers » (Cabau, 95-96). Ajoutons à cela que le tailleur, qui travaille une matière englobante (le vêtement) de manière à ce qu’elle épouse les contours de notre silhouette, nous renvoie à la notion de protection du corps propre. Le titre lui-même semble d’ailleurs impliquer un retour à soi. « Sartor Resartus » (le tailleur retaillé) s’offre en effet au lecteur comme une formule redondante qui n’est pas sans rappeler les chiasmes, les anagrammes et autres palindromes, résultats de multiples pliures ou de jeux opérés sur la matière verbale. Répétition quasi homonymique d’un terme initial, elle opère, comme par effet de miroir, un va-et-vient linguistique sur la base du Même.

20 Telle est la clé de voûte de l’esthétique swinburnienne. Bien qu’il n’ait pas connu les troubles intestinaux de son aîné, Swinburne a toujours prêté une attention particulière au corps charnel, ne serait-ce que du fait de sa scandaleuse pulsion masochiste dont le trajet énergétique s’éprouve toujours dans un retour à soi. Sur le plan littéraire, ce sont ses poèmes qui mettent en œuvre cette esthétique solipsiste en germe chez Carlyle. Swinburne, en constatant, à l’instar de l’historien, qu’il n’avait rien à attendre de la sphère de l’extériorité, décida de se consacrer au poème comme objet tangible. Car si

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l’objectif du poète n’était plus d’établir un lien avec l’au-delà inapparent et désormais douteux, il pouvait tout aussi bien suspendre la référence au monde pour créer une structure textuelle repliée sur elle-même. Et c’est là que Swinburne se révèle avoir été l’instigateur avant-gardiste du projet moderniste en Angleterre. T.S. Eliot et Ezra Pound ne s’y trompèrent pas en lui rendant hommage à de multiples reprises. Ce que le poète victorien annonçait, c’était le textualisme, la dimension autotélique de l’œuvre d’art qui n’attire plus l’attention sur rien d’autre qu’elle-même, l’exploration d’un univers labyrinthique qui se rabat sur sa propre absoluité selon la logique postromantique de Swinburne et ce qui allait devenir le mot d’ordre de la pensée derridienne : « il n’y a pas de hors-texte » (Grammatologie, 227).

21 Au cœur de l’enceinte hermétique du poème, il juxtapose les mots dans l’ordre du Même à l’aide de structures répétitives (épanalepses, antimétathèses, polyptotes, etc.) ; il y provoque sans cesse la récurrence des mêmes lexèmes, portant ainsi atteinte au principe d’économie de la langue. L’œuvre se donne alors à entendre comme « un obsessionnel rapetassement phonétique » (Jenny, 101) où d’incessantes retrouvailles analogiques risquent à tout moment de faire basculer le discours dans l’indistinct, l’Unique, qui se fascinerait ainsi dans une extrême proximité avec lui-même, comme par exemple dans ce passage tiré du poème « On the Cliffs » où les reprises, les retouches, opacifient et rendent uniforme ce qu’il faut bien appeler, au risque de la tautologie, le tissu textuel (textus, tissu) : She hears not as she heard not ; hears not me, O treble-natured mystery, – how should she Hear, or give ear ? – who heard and heard not thee ; Heard, and went past, and heard not ; but all time Hears all that all the ravin of his years Hath cast not wholly out of all men’s ears And dulled to death with deep dense funeral chime Of their reiterate rhyme. (Works, III, 314-315)

22 Par ailleurs, ses « Roundels » – poèmes proches des rondeaux à la française, dont la structure circulaire est systématiquement bouclée par une épanadiplose – témoignent du repli de la forme sur elle-même. Ils nous rappellent que le poème swinburnien est une œuvre qui couve ses propres pulsations en raison de l’action combinée du bouclage et de la répétition à outrance. Swinburne y exploite cette très légère différence qui s’établit entre la formule originelle et son double, l’accroc, dira-t-on pour filer une métaphore, la torsion, qui s’invagine dans l’uniforme à l’endroit de la doublure. Au creux des pliures du texte pointe alors l’inouïe possibilité d’un sens en devenir. Il en parcourt les lignes, en épouse les fronces. Il y circule comme dynamisé par une sorte de force centrifuge, « fitful with supreme suspense » (Works, V, 26), à l’image des fluides obscurs qui parcouraient les alambics mystérieux des alchimistes d’antan, ou encore les entrailles d’un Carlyle dyspepsique.

23 Bien qu’il y soit la plupart du temps affublé de tous les noms, Carlyle est omniprésent dans la correspondance de Swinburne. Il apparaît également dans certains de ses sonnets18 qui ne peuvent que nous interpeller, tant les références qui lui sont faites sont discrètes. À vrai dire, l’hommage au grand écrivain n’est clairement rendu que dans les titres où figure son nom. Que faut-il y lire ? Un affront de la part du poète qui signale par là la vacuité de la carrière de Carlyle ? Ou bien plutôt l’impossibilité pour Swinburne de taire le nom de ce précurseur dont le génie a su opérer de vastes bouleversements dans l’intimité de sa conscience artistique. Si Carlyle n’a pas su saisir

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les opportunités du monde moderne, s’il a buté sur ce qu’un critique a appelé « the awareness of multiplicity » (La Valley, 11), Swinburne en a quant à lui tiré profit en faisant du multiple et de la répétition le trait distinctif d’une esthétique résolument moderne. En 1888, Nietzsche écrivait dans Le Crépuscule des Idoles que : les grands hommes sont comme les grandes époques, des matières explosives, d’énormes accumulations de forces ; historiquement et physiologiquement, leur condition première est toujours la longue attente de leur venue, une concentration, une accumulation, une épargne, une conservation – c’est-à-dire que pendant longtemps aucune explosion ne doit s’être produite. Lorsque la tension dans la masse est devenue trop grande, la plus fortuite irritation suffit pour faire venir au monde le « génie », l’« action », la grande destinée. (II, 1017)

24 Sans doute l’immense génie esthétique que Carlyle n’a pu qu’étouffer sous la forme de la critique s’est-il accumulé dans la personne de Swinburne lui permettant ainsi l’affirmation révolutionnaire d’une poétique novatrice. En ce sens, on peut dire de Carlyle qu’il fut pour le jeune poète un pair littéraire – dont on saisit, par le jeu homophonique que nous permet la langue française, toute l’envergure paternelle – ainsi que le laisse entendre cette confidence à George Powell : I have a secret to tell you which you must please keep from all friends for the present as any general rumour on the matter might seriously affect my interests. I am in treaty with Chapman and Hall for the purchase of my entire works and issue of a cheap edition in 2s. volumes to range with that of Carlyle. (Letters, II, 216)

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NOTES

1. Voir bibliographie en fin d’article. 2. La formule est de J. Cabau (Thomas Carlyle ou le Prométhée enchaîné). 3. La formule est tirée du poème intitulé « On the Deaths of Thomas Carlyle and George Eliot ». Elle rend clairement compte de l’attitude ambivalente de Swinburne vis-à-vis de Carlyle. Il est également à noter que « mantled » renvoie à la fameuse philosophie du vêtement de Sartor Resartus. 4. Voir, à ce sujet, Shooting Niagara: and After ? (1867) et la référence au statut des esclaves noirs que Carlyle disait être prédisposés à la servitude, Carlyle, Scottish and Other Miscellanies, E. Rhys éd., Londres, Everyman’s Library, 1915, 1932. 5. Dans son essai On Liberty and Loyalty (publication posthume, 1913),Swinburne s’insurge contre les propos tenus par Carlyle dans History of Frederick the Great (œuvre en six volumes publiée entre 1857 et 1865)au sujet de l’obéissance et de la loyauté militaire. 6. L’article figure notamment dans l’ouvrage édité par J. P. Seigel, Thomas Carlyle. The Critical Heritage, p. 250-263. 7. Voir « The Hero as King » de Carlyle (1840)et « Cromwell’s Statue » de Swinburne (1895). 8. Traduction figurant dans l’essai de M. Heidegger intitulé « Pourquoi des poètes ? », Chemins qui ne mènent nulle part, W. Brokmeier trad., Paris, Gallimard, 1962. 9. T. Carlyle, « Characteristics », Scottish and other miscellanies, p. 188. 10. W. Wordsworth, The Prelude, Livre VI, v. 608, Poetical Works, p. 535. 11. Lettre datée du 7 novembre 1818. 12. C. Baudelaire, « L’horloge », Les Fleurs du mal, p. 105. 13. M. Arnold, « Stanzas from the Grande Chartreuse », Poetical Works, p. 321. 14. Voir à ce sujet l’article de S. J. Wendell, « Swinburne and Carlyle », English Language Notes, vol. 1, 1963-64, p. 117-121. 15. T. Carlyle, « Characteristics », p. 212. 16. T. Carlyle, « Coleridge », in The Life of John Sterling, cité par R. C. Murfin, Swinburne, Hardy, Lawrence, and the Burden of Belief, p. 2.

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17. Rappelons qu’Antonin Artaud meurt en 1948 d’un cancer du rectum. Nous renvoyons ici à l’étude de J. Derrida, « La parole soufflée », L’écriture et la différence, Paris, Editions du Seuil, 1967, p. 253-292. 18. « On the Deaths of Thomas Carlyle and George Eliot » et « After Looking into Carlyle’s Reminiscences ».

AUTEUR

SÉBASTIEN SCARPA Université Stendhal-Grenoble 3

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Le présent du passé La commémoration de l’histoire des crofters sur l’île de Lewis

Laurence Gouriévidis

1 Les lieux de mémoire de l’île de Lewis dans les Hébrides ont longtemps reflété un passé lointain : le site mégalithique de Callanish, la tour défensive (broch) de Carloway datant de l’âge de fer ou encore les figurines de l’échiquier médiéval trouvées sur l’île en 1831. La visite du musée de Stornoway – capitale de l’île et des Hébrides extérieures – confirme amplement cette image. Cependant, depuis les années 1990, l’île voit une efflorescence de monuments dédiés à des événements beaucoup plus récents. Pas moins de quatre cairns commémorent à présent le dernier tiers du XIXe siècle et le début du XXe siècle, qui furent ponctués d’actions organisées par les crofters pour accéder à la terre, actions s’étendant de « la guerre des crofters » aux occupations illégales de terres qui suivirent la législation de 1886 – Crofters’Act.

2 Le premier cairn construit en 1992 concerne la rébellion de Bernera en 1874, acte de résistance des crofters répondant aux ordres d’expulsion qui leur étaient adressés sur la propriété de la famille Matheson. Ils obtinrent gain de cause lors du procès qui suivit et la rébellion de Bernera, bien antérieure à la « guerre des crofters » qui culmine au début des années 1880, apparaît comme le symbole de l’opposition de la paysannerie aux politiques d’expulsion et réformes agraires appliquées par les propriétaires terriens dans les Hautes Terres et les Hébrides. La rébellion de Bernera est souvent lue comme l’une des sources d’inspiration – locale – du mouvement qui finit par embraser la région (MacPhail, 1989, p. 17). Les trois autres cairns inaugurés en 1994, puis en août et octobre 1996, en revanche, commémorent des événements qui suivirent la législation de 1886 – tournant décisif qui, entre autre, mit un terme à toute expulsion. La chasse illégale de cervidés organisée dans le secteur de Pairc en 1887 ainsi que l’émeute d’Aignish en 1888 – toutes deux sur la propriété des Matheson – eurent lieu dans un contexte de pauvreté frisant la disette et furent, quant à elles, des actions organisées par des paysans qui n’avaient aucun accès à la terre et dont le cas n’avait pas été pris en compte par la loi de 1886 : les landless cottars (MacPhail, 1989, p. 201-207). Le dernier de ces cairns, construit à Greiss, module cette narrative de la résistance tout en la renforçant puisqu’il vient commémorer l’une des nombreuses occupations illégales de terres qui agitèrent la région dans son ensemble après la première guerre mondiale et

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menèrent parfois à des programmes de démembrement. La fin de la Grande Guerre n’avait en réalité fait qu’aggraver le problème persistant d’accès à la terre, les combattants des Hébrides à leur retour des tranchées voulant voir honorer les promesses de « land fit for heroes » qui avaient imprégné la propagande de recrutement pendant le conflit. (Leneman, 1989, p. 20). Lorsque le nouveau propriétaire, Lord Leverhulme, décida de mettre en pratique ses plans ambitieux de développement et re-structuration de l’économie locale, les crofters en 1919 prirent la décision d’occuper les fermes de Coll et Gress. Le projet de Leverhulme était d’aménager ces fermes pour l’industrie laitière, plutôt que de les morceler pour les soldats et marins revenus du front, comme les transactions du ministère de l’Agriculture avec l’ancien propriétaire avant guerre l’avaient laissé présager (Leneman, 1989, p. 118-120 ; Grigor, 2000, p. 203-204). Si l’ensemble de ces événements est emblématique du malaise socio-économique, propre à la région des Hautes Terres et des Hébrides, et de l’efficacité très relative des procédures légales mises en place à l’issue de la loi de 1886, leur commémoration et mémorialisation relèvent de choix clairement liés à des enjeux et priorités modernes. Selon Pierre Nora : « c’est le présent qui crée ses instruments de commémoration, qui court après les dates et les figures à commémorer, qui les ignore ou qui les multiplie […]. L’histoire propose, mais le présent dispose. » (Nora, 1997, p. 4696).

3 Le but de cet article est d’explorer les implications sociales, politiques et culturelles de la boulimie commémorative qui se fait jour sur l’île de Lewis. Plusieurs éléments significatifs marquent ce processus et méritent d’être soulignés. Pour commencer, le moment de cette effervescence commémorative est d’importance, plus tout à fait un centenaire mais portant l’empreinte d’une fin de siècle où, avec la perspective de la dévolution des pouvoirs, décentralisation au Royaume-Uni et conscience nationale en Ecosse montent en puissance (Finlay, 2004). Les mécanismes qui ont donné lieu et permis la commémoration répétée de ce passé relèvent à la fois de développements à l’échelle nationale et locale ; les individus, collectivités locales et organismes culturels impliqués mettent en lumière des structures révélatrices de conditions historiques particulières. Par ailleurs, le propre de ces manifestations est qu’elles n’ont aucun caractère national et ne sont ni initiées, ni promues par l’État mais sont issues de la société civile et cherchent à mettre en évidence les particularités et valeurs d’un groupe social spécifique : les crofters du nord de l’Écosse et des îles. La construction de ces monuments rappelant un passé partagé s’est, de plus, accompagnée de cérémonies d’inauguration dont le caractère rituel s’avère aussi important que la trace indélébile qu’ils laissent dans le paysage de l’île. Le choix des événements commémorés, de l’esthétique des monuments et de leurs emplacements, l’aspect itératif du processus, les festivités entourant chaque inauguration participent de la constitution ou de la consolidation d’un groupe social autour d’un passé, d’une mémoire collective. L’héritage ainsi transmis aux générations futures, ce pan du passé récupéré et privilégié, sert de ferment identitaire.

4 Dans l’analyse de la notion de « mémoire collective », Maurice Halbwachs apparaît comme le précurseur, montrant, d’une part, que la mémoire individuelle fonctionne au sein de « cadres sociaux » et, d’autre part, qu’il existe une multiplicité de mémoires collectives liées à différentes catégories socio-économiques – famille, classe, religion – et à un cadre spatial précis (Halbwachs, 1925 et 1997). Il insiste aussi sur la dimension identitaire de ces mémoires collectives, indiquant que « le groupe au moment où il envisage son passé prend conscience de son identité à travers le temps » (Halbwachs,

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1997, p. 139). Depuis, bien que considérablement modifiée et affinée, l’idée que la mémoire collective est socialement construite a été amplement démontrée. Dans ce cadre, l’importance du processus de transmission a été fréquemment soulignée, et en particulier, la fonction sociale de tout rituel : A memory can be social only if it is capable of being transmitted, and, to be transmitted, a memory must first be articulated. […] Articulation does not always imply articulation in speech […] but in rituals. (Fentress et Wickham, 1992, p. 47)

5 Les cérémonies de commémoration font partie intégrante de ces rituels dont l’aspect formel et la théâtralité (avec son caractère performatif) sont essentiels à la construction sociale de la mémoire (Connerton, 1999). Mobilisatrices, ces cérémonies deviennent aussi souvent le lieu privilégié de l’enseignement, la transmission d’idéaux dont la résonance politique dans le présent est primordiale. Monuments et cérémonies singularisent des évènements du passé – décryptés comme marquants voire même fondateurs – en leur attribuant une signification capitale dans l’histoire du groupe ; ils en incarnent les valeurs fondamentales et revêtent ainsi un caractère sacré (Schwartz, 1982). Outils de contrôle quand ils reflètent les priorités d’élites politiques et sociales, ces pratiques mémorielles peuvent aussi, dans les sociétés démocratiques, dénoter des voix dissonantes et donner force et légitimité à des mémoires sectorielles (Hodgkin et Radstone, 2003, Pickering et Tyrell, 2004).

6 La mémoire collective locale mise en œuvre sur l’île de Lewis est intéressante à divers égards. Le discours entourant l’activité mémorielle – publicité, interviews dans la presse et allocutions lors d’inaugurations – montre moins, pour paraphraser Pierre Laborie, la présence d’un passé que le présent du passé, souvent instrumentalisé et marqueur de priorités politiques et économiques (Laborie, 2001, p. 57). Ensuite, en partie par le rituel commémoratif qui lui est associé, ce travail de mémoire sert de ciment identitaire et de moteur, rassemblant des communautés villageoises, leur insufflant force et dynamisme et inspirant de nouveaux projets communs. Enfin, ce discours et l’esthétique des objets d’art maintenant imprimés dans le paysage de Lewis témoignent d’une volonté d’affirmer la vitalité créatrice et moderniste de la culture censée être représentée. Mais il est bon, pour commencer, de rappeler la genèse du mouvement qui a mené à ces pratiques mémorielles.

Cuimhneachain nan Gaisgeach et le devoir de mémoire

7 L’origine du processus de mémorialisation est indissociable des communautés villageoises de Lewis et surtout de la détermination et l’initiative d’un homme, Angus MacLeod, natif du district de South Lochs (qui inclut le secteur de Pairc). Très impliqué dans diverses organisations bénévoles sur l’île de Lewis, son intérêt pour le patrimoine matériel et l’histoire de l’île, en particulier celle des crofters, dont sa famille était issue, s’est initialement traduit par l’accumulation d’une importante collection d’objets et d’outils, représentatifs de traditions agricoles et culturelles locales. Mais c’est en 1989 qu’il décide de créer une association, Cuimhneachain nan Gaisgeach1– dont la traduction approximative est « la commémoration de nos héros de la terre » – afin de rassembler des fonds pour ériger des mémoriaux aux habitants de Lewis ayant pris part à la « lutte pour la réforme de l’accès à la terre » (CnG, 1994, p. 3).

8 Salué à sa mort en octobre 2002, comme l’âme et la cheville ouvrière du groupe CnG, Angus MacLeod en a décrit la raison d’être à plusieurs reprises :

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We wanted to generate awareness of local history and how precious rights, which today are taken for granted, were won by [our forebears’] efforts. […] If these four battles, and others like them, had not been fought and won, Lewis today would be as barren of people as are so many other parts of the Highlands and Islands. We owe so much to Na Gaisgich – The Land Heroes. (Buchanan, 1996, p. 5)

9 Ailleurs, MacLeod insiste sur la fonction pédagogique de ces mémoriaux accompagnant et complétant le rôle du système éducatif (CnG, 1994, p. 3). Ses propos synthétisent les enjeux qui enveloppent et viennent justifier le travail de mémoire ; ils en disent long sur l’importance, à ses yeux, de transmettre aux générations futures un passé, des hommes, des actions, présentés comme ayant assuré la perpétuation et la survie d’un groupe socioculturel menacé depuis les Clearances. MacLeod fait aussi allusion aux « sacrifices » endurés par les participants aux actions commémorées. S’il avait lui- même côtoyé les membres de l’occupation de Pairc pendant son enfance et que la tradition orale avait modelé sa perception du passé de son environnement, il n’en est pas de même pour les générations suivantes et c’est surtout en pensant aux plus jeunes que CnG voit le jour : « we wanted to make sure that the generations after us would remember. » (WHFP, 27/05/1994). Cette jeune génération est la cible par excellence de l’appel au souvenir et vient justifier le travail de mémoire entrepris. La présentation des objectifs de l’organisation témoigne du poids du devoir de mémoire et de la notion de dette qui lui est intimement liée, dette due aux aïeux pour le legs d’un droit difficilement conquis et garant d’un mode de vie. Dans son étude du « devoir de mémoire », Paul Ricoeur a montré combien l’idée de justice en est un élément crucial : « le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi » (Ricoeur, 2000, p. 108). Il a aussi montré combien les notions de dette et d’héritage en étaient inséparables, l’idée de dette marquant l’emprise du passé sur le futur (Ricoeur, 1998, 2000) et formant le point d’ancrage de la triade passé-présent-futur.

10 CnG n’a pas seulement aidé à la construction de mémoriaux visuels mais aussi textuels, faisant écho aux cairns, puisque Joni Buchanan s’est vue chargée de la rédaction d’un livre racontant l’histoire des quatre évènements sélectionnés. Si cet ouvrage éclaire de nombreux détails jusque-là restés dans l’ombre, il se réclame surtout de l’école des histoires reflétant le point de vue des crofters. Paradoxalement, Buchanan estime « réparer un tort » en présentant les différents propriétaires impliqués dans les actions traitées, sous un jour moins complaisant que dans les récits existants ; c’est donner peu de crédit aux ouvrages sur la période qui ne sont pas forcément tendres avec l’élite locale, en particulier Lady Matheson, et en brossent un portrait peu indulgent (Leneman, 1989 ; MacPhail, 1989). En revanche, bien qu’insistant sur le fait que les hommes et les femmes qui défièrent le pouvoir des propriétaires se doivent d’être honorés et commémorés avec gratitude (Buchanan, 1996, p. 21), l’auteure fait peu de cas d’une tradition déjà vivace : celle de la commémoration écrite des héros méconnus du mouvement pour la réforme agraire. Célébrant des hommes plutôt que des communautés (et n’incluant pas forcément les crofters distingués sur l’île de Lewis dans les années 1990), Joseph Macleod – lui-même militant dans ce domaine – leur avait, en 1917, dédié un livre qu’il espérait être « a stimulus to others and a memorial to those Highland heroes in whose steps it is an honour to follow » (MacLeod, 1917, préface). Tout comme Buchanan et les membres de CnG, la démarche de MacLeod participe du même projet : rendre hommage à ces combattants du passé et faire que leurs actions servent d’exemple dans le présent et le futur.

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11 Il est frappant que ces mémoriaux divers aient été initiés par des acteurs sociaux très investis dans la cause des crofters, la représentation et défense de leur point de vue. Le rôle prépondérant d’Angus MacLeod dans la renaissance et le développement du syndicat des crofters est bien connu. À la fin des années 1970, lorsque, chargé de la section locale d’Harris et Lewis, il prend une part active à la Fédération des syndicats de crofters, fondée au début des années 1960 et uniquement composée de bénévoles, celle- ci a largement perdu de son influence et est en fait moribonde. Il en devient le président et c’est sous son égide que la fédération se voit transformée en une organisation professionnelle, rebaptisée en 1985 Syndicat écossais des crofters (Scottish Crofters’Union). Cette reconnaissance suit de longues campagnes de pression sur les instances gouvernementales, en particulier le Highlands and Islands Development Board pour les persuader d’en financer le démarrage, et auprès des crofters pour s’assurer leur concours et leur aide financière dans le long terme (Hunter, 1991). Macleod est à ce jour honoré pour son influence et sa clairvoyance tout autant dans le cadre de CnG que dans celui de la SCU. Si Macleod semble symboliser le lien entre mémorialisation et action dans le présent, le discours entourant les commémorations orchestrées en sont la preuve, les acteurs sociaux et politiques y participant donnant une tonalité qui dépasse largement le simple rappel du passé.

Commémoration et politique

12 L’inauguration de chaque monument vient confirmer que la trame narrative qui se construit reflète la force d’enjeux politiques ancrés dans des préoccupations modernes. À ce titre, Todorov rappelle dans son analyse du « culte de la mémoire » que : ces appels à la mémoire n’ont en eux-mêmes aucune légitimité tant qu’on ne précise pas à quelle fin on compte l’utiliser, nous pouvons aussi nous interroger sur les motivations spécifiques de ces « militants ». (Todorov, 1995, p. 52)

13 Ces motivations affleurent dans les allocutions prononcées lors des cérémonies. Parmi les officiels fréquemment invités figurent Calum Macdonald, le député travailliste représentant alors les îles Hébrides à Westminster, des représentants de la SCU (son ex- directeur, Jim Hunter ou son président, Iain Maciver) et de nombreux élus locaux. Bien sûr, la dette aux anciens à l’origine de la « crofting fraternity of today » est souvent rappelée (SG, 12/09/1992). Leurs actes ainsi que le dessein et la volonté qui les animaient sont surtout érigés en exemple, un exemple dont les crofters modernes doivent s’inspirer. Parfois, cependant, des voix s’élèvent pour laisser filtrer leur déception face au manque de détermination dont les jeunes générations font preuve : « People of our time, especially the young people, could learn a lot from this spirit – they did not take the easy route but stood up for what they wanted » (SG, 26/09/1996). Mais ce que les intervenants cherchent avant tout à affirmer est la notion de continuité, non seulement quant aux conditions d’existence du groupe social représenté, mais aussi quant à sa force et ses ressources spirituelles : In the Highlands and Islands today times are sometimes pretty tough. But this cairn reminds us that we as a people did great things in the past and that today and in the future we can do great things again. (WHFP, 03/06/1994)

14 Lors de la même cérémonie, le message politique se fait plus transparent quand Calum Macdonald tisse un parallèle entre les valeurs morales et sociales prônées par John Smith, l’ancien dirigeant du parti travailliste britannique, et les revendications de

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justice et d’équité défendues par les maraudeurs de Pairc. Encore plus précises sont les allusions aux objectifs qui leur sont attribués « to see “every inch” of the Highlands under communal ownership ». Le lien passé-présent-futur, déjà noté, est donc particulièrement éloquent et est repris dans les éditoriaux de la presse locale, par exemple : Without an understanding of those episodes and the forces which drove them, it is impossible to understand present-day demography [and] the importance of the land to the survival of communities […]. The inevitability of local people drifting apart from their history will be diminished, through this constant reminder that there was, and is, much that is worth fighting for. (WHFP, 03/06/1994, mes italiques)

15 Sur l’île de Lewis, le travail de mémoire prend toute sa signification quand il devient miroir du présent car les interprétations du passé qui sont produites viennent légitimer des actions et développements contemporains. Les actes de résistance commémorés sont évoqués dans leur ressemblance avec le présent et la mémoire ainsi partagée devient projet : « The fight goes on » titre le journal SG à propos de la cérémonie d’Aignish (22/08/1996). Les récits de succès envers et contre tout, en particulier contre le pouvoir de la propriété foncière coupée de la réalité de la population locale, nourrissent des discours de libération et de renouveau.

16 Le contexte sociopolitique de ces commémorations en éclaire les implications. La période des années 1990 est marquée par d’importants développements qui touchent l’ensemble des crofters et donne une nuance différente à la devise des militants de la guerre des crofters (distincte de l’idée de propriété) : « Land for the people ». Cette décennie voit une nouvelle orientation s’affirmer dans les communautés villageoises des Hautes Terres et des Hébrides. Jusqu’alors les crofters s’étaient montrés réticents à devenir propriétaires de leur terre, bien que la loi de 1976 (Crofting Reform (Scotland) Act) leur en ait donné la possibilité à des conditions avantageuses. Dix ans après le vote de cette loi, seulement 15 % des terres concernées avaient fait l’objet d’un achat (Hunter, 1991, p. 143-148). Au début des années 1990, c’est un autre type d’achat qui est envisagé par les communautés villageoises sur la propriété d’Assynt dans le nord ouest : un achat communautaire de crofters constitués en société « coopérative » et désireux de prendre en main la gestion de leur domaine, une gestion faisant valoir en particulier les notions de développement durable et de préservation de l’environnement. Cette perspective est contrastée à celle de nombreux propriétaires locaux : le plus souvent milliardaires, absentéistes et sans aucune prise avec les communautés locales (WHPF, 11/09/1992). Le projet des crofters d’Assynt, soutenu par des organismes quasi gouvernementaux spécialisés dans la protection de l’environnement, est proche de son dénouement, lorsqu’en 1992 se déroule la cérémonie de Bernera. Plus tard en 1996, non seulement leur initiative et réussite peuvent être louées, mais ils apparaissent comme les pionniers d’une nouvelle approche puisque les habitants de la petite île d’Eigg adoptent une stratégie fort similaire – soldée par un succès en 1997. Le mouvement des crofting trusts est né et d’autres communautés emprunteront le même chemin. Il n’est donc pas étonnant de compter des représentants d’Assynt et Eigg parmi les invités conviés à la cérémonie d’Aignish ni de voir leurs initiatives décrites en ces termes : « That could mark the beginning of the end for landlordism » (SG, 15/08/1996). La valeur donnée aux actes de résistance célébrés, les leçons tirées de ce passé sont clairement mises au service de projets d’avenir et la portée politique des commémorations orchestrées est frappante. À ceci s’ajoute la dimension sociale du

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rituel commémoratif dont la fonction identitaire est loin d’être futile, même si elle n’a qu’un caractère très local.

La force du rituel commémoratif 2

17 Il apparaît très nettement que le travail de mémoire envisagé par CnG ne se limite pas à la seule construction de monuments mais aussi à l’organisation de cérémonies commémoratives rassemblant les membres des communautés villageoises concernées. S’il est vrai que les objectifs artistiques de l’association n’ont pas reçu l’assentiment de toutes les communautés impliquées – celle de Bernera préférant la scission pour faire cavalier seul et choisir un artiste local pour la conception de son monument3 –, en revanche les inaugurations, qui s’étendent parfois tout au long d’une journée, déploient une similarité saisissante, inventant ainsi une tradition de pratiques commémoratives. La dimension symbolique des choix opérés dans le rituel qui se construit et se décline sans grandes divergences au cours des cinq années est importante car elle met en évidence des pratiques culturelles et sociales qui réunissent lieu, passé, culture et communautés.

18 Musique, langue gaélique et religion sont les marqueurs culturels de ces rituels. L’aspect musical inclut tantôt des airs de cornemuse spécialement créés pour l’occasion tel « The deer raid marchers » ou « The Aignish confrontation », tantôt des chansons et poésies gaéliques comme celle en l’honneur des « héros de Bernera ». Associés à la langue gaélique, instruments et airs traditionnels sont ainsi « ré-appropriés », à la fois replacés dans le patrimoine historique et culturel des Hébrides, mais aussi associés à l’idée d’opposition puisqu’ils annonçaient et escortaient rassemblements et/ou actions de la population. Utilisés ici comme symboles de défi, ils se démarquent ainsi de l’image manufacturée d’une tradition martiale étendue à l’Écosse et mise au service de l’armée britannique (Trevor-Roper, 1983 ; Clyde, 1995). De même, échanges et discours, s’ils ne sont pas tous conduits en gaélique, le sont au moins en partie, affirmant ainsi l’identité spécifique, bilingue, de l’île et la volonté des organisateurs de voir cet aspect clairement exprimé. Il est à noter dans ce registre que le livre de Joni Buchanan contient des récits en gaélique des évènements traités. Psaumes et prières, quant à eux, font partie intégrante de chaque cérémonie, qui mêle éléments séculaires et religieux, l’estampille religieuse signalant l’influence et la forte participation de l’église libre dans les activités civiles de l’île. Au nombre des élus du gouvernement local, par exemple, se trouvent des pasteurs, dont le représentant de la communauté de Bernera, qui ouvre d’ailleurs la cérémonie en 1992. Dans les allocutions des représentants de l’église, citations et comparaisons bibliques viennent enrichir et légitimer la narrative de la résistance tout en absolvant l’illégalité des actes célébrés (WHFP, 03/06/1994).

19 De nombreux éléments constitutifs des cérémonies contribuent ainsi à construire et renforcer la trame narrative de ce récit de défi, résistance mais aussi succès menant à la survie et continuité d’un groupe social avec ses spécificités. Parmi eux, les reconstitutions de « scènes » du passé, qui agrémentent trois des inaugurations (Bernera, Pairc et Aignish), sont certainement les plus marquantes et mobilisatrices. Hautement théâtralisées, ces reconstitutions qui comptent, parmi leurs interprètes, des membres des communes représentées – en particulier des écoliers – et des acteurs amateurs, font revivre des situations tendues et spectaculaires dont les personnages sont les pionniers d’un mouvement lu comme modèle et fondateur. Ce sont des

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moments d’intenses émotions collectives que la thématique des scènes sélectionnées révèle aisément : conflit opposant représentants de la loi venus distribuer les ordres d’expulsion aux habitants des villages concernés pour Bernera ; confrontation entre crofters et forces de l’ordre avec lecture de la loi contre les attroupements séditieux pour Pairc ; émeute (avec lecture de la même loi) conduisant à l’arrestation de trente personnes – dont treize furent jugées à Édimbourg – pour Aignish. La cérémonie d’Aignish – de loin la plus importante par l’engouement soulevé et le public présent – a fait, de plus, l’objet d’une mise en scène impressionnante comprenant police et armée territoriale. Ce réveil du passé par le spectacle, dont le contenu émotif est indéniablement plus fort que le dépôt d’une gerbe ou la coupe d’un ruban, a certainement contribué à faire de ces cérémonies des occasions de vives émotions partagées et de fabrique identitaire.

20 Relevant d’une démarche similaire, l’aspect générationnel – autre élément symbolique – doit aussi être souligné car il met en lumière le désir de montrer la permanence et la stabilité de ces communautés et s’affiche avec force dans le choix de la main chargée de dévoiler le cairn. À Bernera, cette responsabilité revient à un petit garçon âgé de deux ans, descendant de l’un des crofters au banc des accusés. Même choix pour Aignish où il s’agit du fils de l’un des crofters emprisonnés. À Gress, le choix se porte sur un témoin des évènements. Pairc est le seul monument pour lequel ce privilège échoit à l’artiste créateur, une nuance importante – qui sera développée plus bas – quant au sens du message culturel projeté. De même, la présence d’écoliers à toutes les cérémonies, illustre le projet de transmission et échange trans-générationnel si cher au concepteur de CnG, le lien entre générations censé souder l’identité du collectif. Mais ces cérémonies se veulent avant tout festives et c’est peut-être là que le souci de partager et d’unir se fait jour avec le plus de clarté. Si spectacles, rites séculaires et religieux rassemblent, ils sont souvent empreints de solennité et formalisme tandis que les buffets et ceilidhs, qui concluent les commémorations, ressortent de pratiques de convivialité et sociabilité qui ne peuvent que rehausser le sentiment d’appartenance et d’unité des participants. De plus, ces festivités sont organisées par les membres des communautés qui en choisissent (et préparent) le contenu et la forme4. Ces cérémonies rendues « officielles » par la présence d’élus – locaux et nationaux – et personnalités diverses sont donc avant tout voulues comme des fêtes populaires, mobilisatrices et joyeuses.

21 La fonction, sinon libératrice, du moins inspiratrice de ces cérémonies est l’un de leurs attributs majeurs. Il est souvent difficile d’évaluer les conséquences de telles occasions, néanmoins la presse locale laisse transparaître leurs effets dans ses pages. De la cérémonie (à venir) d’Aignish, il est dit : The excitement and anticipation generated locally is already quite tremendous.[…] The opening of the Pairc cairn, which was referred locally as « Latha Mor nan Loch », Loch’s big day, is still talked about and is being used […] as a leading example of a people sufficiently proud of their own history to take the initiative to do something about it. (SG, 15/08/1996)

22 Il semblerait donc que ces cérémonies aient resserré le tissu social des communautés impliquées en mettant en scène un passé manifestant ce qui les lie et esquissant un devenir commun potentiel si l’exemple est perpétué. Pour certaines d’entre elles, ces commémorations ont servi à l’élaboration de projets futurs telle la restauration de la petite chapelle d’Ui à Aignish. D’ailleurs CnG, qui devait être dissout à l’issue de la construction du dernier cairn, a décidé de poursuivre ses activités pour aider les

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projets commémoratifs ou architecturaux de différentes communautés sur Lewis (SG, 24/04/1997). Il apparaît donc que, bien qu’éphémères, les cérémonies entourant les inaugurations ont laissé leur empreinte sur les communautés rassemblées, mais qu’en est-il des monuments érigés – eux-mêmes traces ineffaçables d’un passé représenté ? Le contenu politique dont ils étaient investis lors des inaugurations ne transparaît pas aisément sur les plaques qui les interprètent et reste donc fortement lié aux actes commémoratifs, en revanche, le symbolisme et le style de leurs formes ainsi que le choix de l’artiste qui les a conçus indiquent qu’une autre lecture, complémentaire, peut être ajoutée.

Art commémoratif et Écosse gaélique

23 La construction de monuments honorant les « héros » de la guerre des crofters n’est pas chose nouvelle dans les Hautes Terres et les Hébrides ; l’île de Skye par exemple en compte plusieurs : le monument de Glendale ou celui de Braes. Mais ce qui différencie la démarche de CnG est la décision de bâtir des monuments qui ne soient pas seulement marqueurs du passé mais aussi objets d’art, décision qui, comme mentionné précédemment, n’a pas fait l’unanimité et a mené à la création d’un groupe alternatif pour le cairn de Bernera. Si les tensions que de telles divergences ont pu créer sont indéniables, le propos est ici de considérer les implications culturelles et artistiques de la construction des monuments promus par CnG et leur signification pour l’Écosse gaélique dont l’île de Lewis est un symbole éloquent.

24 À la fois héritiers d’une tradition commémorative locale et expression d’un art délibérément moderniste, les monuments de CnG réinterprètent le sens et la portée de l’héritage gaélique car ils ne sont plus seulement simple point de repère géographique et historique – préservant la mémoire d’hommes, actes et lieux –, tels le cairn de Bernera et ceux ailleurs dans les Hébrides en forme de stèle ou borne, mais ils sont aussi porteurs d’un message culturel, plus vaste et contemporain. Afin d’en préciser la nuance, la classification offerte par Régis Debray s’avère utile. Il distingue en effet trois principaux types de monuments. Parmi eux, « le monument-message se rapporte à un événement passé, réel ou mythique ». Le « monument-forme », quant à lui, est un fait architectural, civil ou religieux, ancien ou contemporain, qui s’impose par ses qualités intrinsèques, d’ordre esthétique ou décoratif, indépendamment de ses fonctions utilitaires ou de valeur de témoignage. C’est un édifice silencieux sans credo ni message, qui se commémore lui-même. (Debray, 1999, p. 30-34)5

25 Tandis que tous les monuments considérés sont, selon cette typologie, des monuments- messages matérialisant la mémoire des actions des crofters dans un cadre précis, ceux de CnG sont aussi des monuments-formes dont la finalité et la qualité esthétiques ont conditionné le choix de l’artiste sélectionné : Rather than just build a standard pile of stones […] the group decided to involve well-known Scottish artist Will Maclean in designing the cairns as sculptures. […] He attached a lot of importance to getting inside the atmosphere, the geography, the history of the places. (WHPF, 27/05/1994, mes italiques)

26 L’approche et la sensibilité de l’artiste ainsi que son œuvre ont fait de Will Maclean le candidat idéal. L’histoire et la culture des Hautes Terres sont les lignes directrices de son art puisant aussi dans un passé personnel puisque ses ancêtres ont été victimes d’évictions – un aspect qui n’a pas laissé les membres de CnG insensibles ( SG, 02/06/1994). Dans ses gravures et constructions, les Clearances sont une thématique

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récurrente cristallisant la notion de tragédie autour de l’évocation de disparition, perte et anéantissement comme le traduisent les titres de deux de ses créations : « Sabbath of the Dead » (1978) ou « Melancholy of departure » (1986). Symbolique, son art est souvent décrit comme un commentaire sur le passé ayant une résonance dans le présent, élément que n’a pas manqué de rappeler Angus MacLeod : « [His] art draws on the past in order to speak urgently to the present. We believe that this cairn [Pairc] is an attractive object of art and beauty which will speak to the present as well as future generations ». (CnG, 1994, p. 3) Dans la conception de chacun des monuments, histoire et lieux sont unis dans une esthétique moderniste, qui apparaît plus nettement dans les créations d’Aignish et Gress.

27 Distincts par leur taille des stèles ou bornes traditionnellement construits, les monuments de Will Maclean sont aussi des structures dont la charge symbolique est puissante ; ce sont des monuments « raconteurs d’histoires ». Celui de Pairc dont la forme rappelle celle d’un broch comprend trois entrées, dénotant les trois districts de South Lochs, Kinloch et North Lochs d’où venaient les crofters. Trois pierres en saillie au haut du monument signalent les différents lieux où se déroulèrent les évènements – la confrontation à Seaforth Head, la lecture de la loi contre les attroupements séditieux et l’emplacement du campement. Le monument d’Aignish, dont la forme évoque celle de menhirs, se compose de deux parties similaires placées face à face, aux lignes extérieures convexes et aux pans intérieurs droits montrant des pierres en saillie. L’artiste voulant représenter l’inégalité de la confrontation opposant militaires armés de baïonnettes et crofters brandissant branches et bâtons. (SG, 22/08/1996) Quant à Gress, la composition connote à la fois le conflit plus vaste qui formait le contexte des évènements sur Lewis et le fossé divisant les habitants partagés par le projet Leverhulme (SG, 03/10/1996). Entourée d’un talus et d’une tranchée symbolisant le front, la structure, rappelant celle d’Aignish aux lignes angulaires et épurées, est ici constituée de trois parties, les deux « menhirs » séparés par un mur étroit les dépassant, le tout représentant la scission que les plans de Leverhulme provoquèrent. Toutes ces sculptures utilisent des pierres locales, du gneiss Lewisien, parfois même issues des ruines des habitations ayant appartenu aux crofters-agitateurs. Elles partagent la même approche conceptuelle où l’influence du surréalisme est perceptible et offrent une réinterprétation du patrimoine préhistorique de l’île. Maclean a, de longue date, incorporé des objets et images de la culture gaélique – art premier, objets du quotidien – dans ces constructions et collages. Ces mémoriaux portent la signature d’un artiste, lui-même synthèse d’un héritage artistique, familial et culturel, et sont un subtil mariage du narratif, de l’art moderne et du local. Ils réinventent ainsi par la modernité la notion de « cairn », signe anonyme d’un passé qui reste à imaginer.

28 Ils sont également l’affirmation d’une force créatrice à la fois présente dans la région et chez les artistes se revendiquant de culture gaélique. Objets d’art public, ils contribuent à redéfinir Lewis en tant que lieu, en faisant une scène où commémorations riment avec innovation et renouveau artistique ; le pouvoir d’interpellation des cairns construits n’étant plus seulement historique mais aussi esthétique. Il est important de préciser que parmi les membres du comité de CnG figuraient des représentants de sociétés savantes, d’institutions culturelles locales telles que le directeur de la galerie d’art An Lanntair et celui du musée des îles, ou encore d’organisations quasi- gouvernementales à caractère culturel comme le directeur du National Gaelic Arts Project (CnG, 1994, p. 20). Dans leurs domaines respectifs, ces acteurs socio-culturels ont pour

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objet le développement des îles Hébrides et leur ouverture vers l’extérieur, que ce soit par l’organisation d’évènements culturels – expositions, centenaires –, par l’encouragement d’initiatives montrant la créativité du monde gaélique et plus prosaïquement par le tourisme. Il fait peu de doute que leur influence s’est fait entendre dans les choix opérés, choix qui furent couronnés de succès puisqu’en avril 1997 les trois cairns obtinrent une reconnaissance nationale. Scottish Natural Heritage leur a décerné un prix pour leur contribution à l’amélioration de l’environnement tandis que le UK Civic Trust Award 6les a récompensés pour leur esthétique environnementale (SG, 24/04/1997). Appréhendés sous cet angle, ces cairns deviennent aussi le symbole de la régénération des Hébrides, une régénération orchestrée en grande partie par la société civile avec l’appui d’organismes quasi- gouvernementaux et des pouvoirs locaux, et consacrée au niveau national.

Conclusions

29 S’il apparaît clairement que le travail de mémoire mis en oeuvre sur l’île de Lewis est en partie dû à l’énergie et la vision d’un homme, l’existence de structures liées à la configuration politique et sociale de l’Écosse en explique aussi le succès, comme l’a démontré le rapide coup d’œil à la composition du comité de CnG qui met en lumière la participation de représentants de la société civile mais aussi du pouvoir local et d’organismes quasi-gouvernementaux. Dans ce cadre, de nombreux facteurs ont favorisé ce déploiement mémoriel local et l’on peut citer la démocratisation des pouvoirs que les réformes du gouvernement local de 1975 et 1995 illustrent7; l’établissement d’organisations ayant pour objectif le développement économique des Hautes Terres et des Hébrides et particulièrement leur tourisme ; la création d’organismes culturels tels le Scottish Arts Council, puis plus récemment la Gaelic Arts Agency et la multiplication de sociétés savantes très attachées aux recherches généalogiques et très prisées par les descendants des émigrés de la période des clearances. L’idéologie du pouvoir conservateur des années 1980 et 1990, mettant l’accent sur l’importance de partenariats privés et gouvernementaux, se reflètent aussi dans les sources de financement de ces monuments regroupant plus d’une cinquantaine de donateurs – individus, associations, institutions…

30 Par ailleurs, le projet de CnG cherchant à valoriser et enrichir le patrimoine de la région s’inscrit parfaitement dans le mouvement, déjà bien enclenché, de protection et promotion de la culture gaélique tant au niveau national qu’au niveau européen. Regroupant dans un même élan patrimoine historique, environnemental et artistique et mêlant objectif pédagogique à régénération locale, il n’est pas étonnant que ce projet ait reçu l’aval puis la reconnaissance d’institutions culturelles notoires. Son attrait économique n’est pas non plus négligeable puisque ces mémoriaux s’ajoutent à la liste des étapes obligées des amateurs de « tourisme gaélique » promu par les offices nationaux et régionaux.

31 Touristes et habitants des Hébrides trouveront en visitant ces mémoriaux des interprétations soulignant la détermination et le succès des actes de résistance et de défi à l’autorité des crofters-agitateurs. Pour autant, lors des cérémonies qui ont entouré leur inauguration le message adressé au présent par les acteurs de ces commémorations pouvait sembler, somme toute, moins oppositionnel et conflictuel que par le passé, au regard du contexte politique. En 1995 Michael Forsyth envisageait

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de transférer des terres appartenant au Ministère des affaires écossaises à des communautés de crofters (SG, 19/11/1995 et 22/02/1996). Puis, dès l’avènement de la dévolution, le parlement écossais, dans ses débats, s’est attaqué à l’importante question de la propriété foncière et la position de la communauté des crofters pour formuler des propositions de réforme. Celles-ci ont finalement mené à la législation de 2003, reconnaissant les modalités et le bien-fondé des structures mises en place par les crofters d’Assynt et d’Eigg, entre autres, et en facilitant le développement. Le message transmis lors des cérémonies peut donc se lire comme un message destiné à démontrer la vitalité et l’initiative de la communauté des crofters trop longtemps décrits comme apathiques et dépendants. Il se voulait aussi source d’inspiration et d’énergie pour les communautés locales, les célébrations servant à catalyser émotions et actions. De ces cérémonies, le site de l’association agricole de Point, près d’Aignish, créée au début des années 2000, en dit : Over the years the community seemed unable to portray its identity, unable for example to capture and utilise the energy and community spirit that came so much to the fore during the opening of the Cairn at Aignish and the enactment of the Aignish Riot (We must never forget).

32 Cette courte phrase résume les effets du travail de mémoire autour des cairns de Lewis : mettre le passé au service du présent et construire le futur.

33 Les monuments érigés en l’honneur de l’action des crofters participent à la construction du patrimoine de l’île de Lewis à divers égards ; ils célèbrent son patrimoine historique à l’origine de sa structure socio-économique actuelle et confèrent une nouvelle dimension à son patrimoine culturel par des sculptures mélangeant références à un héritage passé et modernité. Marques de reconnaissance envers les anciens et leurs « sacrifices », ils sont aussi voulus objets de transmission de valeurs et idéaux pour les générations à venir à qui il appartient de préserver et consolider ce lègue précieux. Ils se veulent avant tout signes de la vitalité sociale et culturelle d’une partie de l’Ecosse longtemps synonyme de pauvreté, dépendance, sous-développement et dépopulation. Je tiens tout particulièrement à remercier le Centre de recherches en Lettres et Sciences humaines (HRC) à l’Université nationale australienne de Canberra pour la bourse de recherche qu’il m’a accordée durant l’été 2005. Les idées de cet article ont été présentées lors de la conférence internationale : « Commemoration, Monuments and Public Memory », organisée par l’ HRC en août 2005.

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NOTES

1. Cuimhneachain nan Gaisgeach : CnG dans le reste du texte. 2. Sources pour cette section : SG et WHFP, 1992-1997. 3. Correspondance Will Maclean, 21 juin 2005.

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4. Il est bon de mentionner que la composition du comité de CnG n’est pas restée inchangée au cours des différents projets commémoratifs reflétant les communautés impliquées. En particulier le président initial Angus MacLeod a cédé la place à des représentants d’Aignish et Greiss. 5. Le troisième type appelé « monument-trace » est superflu ici car il relève de la sauvegarde ou de la protection et n’a pas été conçu intentionnellement. 6. Créé en 1957, cet organisme promeut des critères de qualité en architecture et urbanisme. Ses prix sont décernés à des projets qui, d’une part, ont un intérêt culturel, social et économique et, d’autre part, contribuent à la qualité et l’apparence de l’environnement. 7. Dès 1975, les îles Hébrides ont eu, à la différence du reste de l’Écosse, une structure unique, située à Stornoway, regroupant toutes les fonctions partagées entre les régions et les districts ailleurs.

AUTEUR

LAURENCE GOURIÉVIDIS Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand

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Du rebelle au héros Les Highlanders vus par les portraitistes des Lowlands entre 1680 et 1827

Marion Amblard

1 En 1773, alors qu’il voyageait à travers l’Écosse, Samuel Johnson fut surpris de voir à quel point les Lowlanders et les Highlanders étaient peu en contact et affirma : To the Southern inhabitants of Scotland, the state of the mountains and islands is equally unknown with that of Borneo or Sumatra : of both they have only heard a little and guess the rest. They are strangers to the language and the manners1.

2 Johnson ne fut cependant pas le premier à remarquer l’indifférence des Lowlanders à l’égard des Highlanders. Au début du XVIIIe siècle, des voyageurs anglais avaient constaté que les habitants des Lowlands étaient très différents de leurs compatriotes vivant dans les comtés du nord-ouest, puisqu’ils ne parlaient pas la même langue, ne partageaient pas la même religion et n’avaient pas le même mode de vie.

3 L’Écosse se compose de deux régions, Highlands et Lowlands, bien distinctes géographiquement et culturellement. Pendant des siècles, il exista un antagonisme mutuel entre les Highlanders et les Lowlanders qui nuisit à la formation d’une identité nationale commune à l’ensemble des Écossais. À la Renaissance, les poètes des Lowlands composèrent des poèmes reprenant les préjugés partagés par les Lowlanders à l’égard de leurs compatriotes du nord-ouest. Entre autres, le poème anonyme intitulé « How the First Helandman of God was Maid of Ane Horse Turd in Argylle as is Said » et « The Flyting of Dunbar and Kennedie » par William Dunbar dépeignent les Highlanders comme paresseux, menteurs, voleurs et assassins. Pour leur part, les Highlanders méprisèrent les habitants du sud du royaume et les considérèrent comme des étrangers, qu’ils assimilèrent aux Anglais. C’est ainsi que le mot gaélique sassenach, aujourd’hui utilisé par les Écossais, en plaisantant, pour parler des Anglais, fut longtemps utilisé par les Highlanders pour désigner à la fois les Anglais et les Lowlanders.

4 En l’espace d’à peine plus d’un demi-siècle, les Lowlanders surmontèrent néanmoins cet antagonisme, ils portèrent même un vif intérêt pour tout ce qui était lié aux Highlands. Les paysages sauvages qui avaient épouvanté les voyageurs au XVIIIe siècle inspirèrent les paysagistes et suscitèrent l’admiration des nombreux touristes venus

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visiter la région. Longtemps perçus par les Lowlanders comme des étrangers et des ennemis, les Highlanders devinrent les représentants de l’Écosse et de la nouvelle identité nationale. Au début du XIXe siècle, Walter Scott définit une identité écossaise pro-unioniste affirmant à la fois l’originalité culturelle du royaume et son allégeance à la Grande-Bretagne. Ce fut à partir de cette époque que kilt, tartan et cornemuse furent adoptés comme les principaux symboles visuels de l’Écosse alors que, jusque-là, ils avaient été des emblèmes propres aux Highlanders. Si l’attitude des Lowlanders changea radicalement, ce fut pour que l’Écosse préserve une identité culturelle bien distincte de celle de l’Angleterre. À la fin du XVIIIe siècle, nombre d’intellectuels et d’hommes de lettres des Lowlands redoutaient une assimilation totale du royaume à la Grande-Bretagne ; l’Écosse s’y était intégrée politiquement et économiquement et, dès les années 1750, la majorité de la population accepta l’Union des Parlements puisqu’elle commença à contribuer à la croissance économique de l’Écosse. D’autre part, la rivalité ancestrale entre les peuples anglais et écossais s’estompa lorsqu’ils durent se mobiliser pour la défense de la Grande-Bretagne face aux attaques des Français à la fin du XVIIIe siècle ; au même moment, les différences socio-linguistiques qui avaient permis aux Lowlanders de se démarquer des Anglais s’amoindrirent considérablement.

5 Cet article propose de revenir sur la réhabilitation des habitants des Highlands à travers quelques portraits réalisés par des artistes des Lowlands entre 1680 et 1827. Il paraît tout d’abord essentiel de revenir sur les différentes étapes de cette revalorisation des Highlanders aux yeux des Lowlanders et sur le contexte politique et culturel dans lequel elle s’opéra. Ainsi qu’en atteste l’étude comparée de The Fool of the Laird of Grant, portrait peint par Richard Waitt (?-1732) en 1731, et d’Aneas Ranaldson Macdonell, 16th of Glengarry and 6th titular Lord Macdonell2,exécuté en 1827 par Andrew Robertson (1777-1845), la représentation picturale des Highlanders a, elle aussi, considérablement évolué en l’espace d’un siècle. Ce sont plus particulièrement trois portraits de chefs de clans vêtus de l’habit régional, réalisés par Sir Henry Raeburn (1756-1823), que nous analyserons plus en détail dans le cadre de cette étude. Ces tableaux sont représentatifs de la manière dont Raeburn et les Lowlanders percevaient les Highlanders entre 1790 et 1815 ; ils illustrent une phase marquante à la fois dans l’évolution de l’identité nationale et dans la représentation picturale des habitants des comtés du nord-ouest.

6 Dès l’Union des Couronnes en 1603, les souverains britanniques considérèrent les habitants des Highlands comme une menace pour la stabilité de la monarchie composée et menèrent une politique de répression à leur encontre. Les mesures prises entre le XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe siècle avaient pour objectif de les soumettre à l’autorité royale en les anglicisant et ces initiatives contribuèrent à la désintégration progressive des clans. La législation concernant les Highlanders et les campagnes de répression militaire qui furent menées par Cromwell, puis par le roi Guillaume, ne suffirent pas cependant à pacifier la région et à mettre un terme aux préjugés ancestraux vis-à-vis des Highlanders. Au contraire, ceux-ci s’exacerbèrent davantage durant la première moitié du XVIIIe siècle : les rébellions jacobites de 1715, 1719 et de 1745 et le soutien massif dont bénéficièrent les Stuart dans les Highlands inquiétèrent les unionistes écossais et anglais. Après le soulèvement de 1745, le gouvernement avait la ferme intention d’anéantir définitivement les clans grâce à des représailles militaires et à une série de lois qui, entre autres, prévoyaient la confiscation des terres appartenant aux jacobites et interdisaient le port du kilt et d’habit en tartan sous peine d’emprisonnement ou de déportation. Cette politique à l’égard des habitants des

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Highlands et, à partir de la fin du XVIIIe siècle, le développement d’élevages ovins ne firent qu’accélérer le processus de destruction de la société gaélique déjà bien enclenché avant 1745.

7 Ce fut après 1745 que l’opinion des Lowlanders à l’égard des Highlanders commença à changer radicalement. Dès les années 1760, les Highlanders commencèrent en effet à être réhabilités notamment grâce aux poèmes de James Macpherson puis à ceux de Robert Burns. À la même période, les penseurs écossais et français élaborèrent des théories qui influencèrent également la manière dont les Highlanders étaient perçus. Ceux-ci étaient toujours considérés comme des êtres non-civilisés, mais leurs conditions de vie reflétaient le stade de développement de la société dans laquelle ils vivaient. Ils représentaient alors un objet d’étude des plus intéressants pour les penseurs, tel qu’Adam Ferguson, qui s’intéressait aux différentes phases de l’évolution des sociétés : leur mode de vie traditionnel n’avait pas encore été transformé par les activités commerciales et contrastait avec celui, plus moderne, des Lowlands, région comptant alors parmi les plus industrialisées d’Europe occidentale. Pour Rousseau, les communautés comme celles des Highlands représentaient également un modèle de vertu, contrairement à la société développée corrompue par l’appât du gain. Néanmoins, ce furent surtout la fin de la menace jacobite et le grand nombre de Highlanders s’engageant dans l’armée britannique pour combattre à la Guerre de Sept Ans (1756-1763) et aux guerres napoléoniennes qui influencèrent favorablement l’opinion des habitants des Lowlands. Tom Devine a estimé en effet que près de soixante-quatorze mille Highlanders auraient combattu dans les troupes britanniques lors des guerres napoléoniennes3; à l’issue de ce conflit, les Highlanders furent considérés comme de valeureux soldats et de fervents défenseurs de la Grande- Bretagne alors que durant la première moitié du XVIIIe siècle ils avaient été perçus comme des opposants à la dynastie des Hanovre et à l’Union parlementaire. À l’instar de The Battle of Culloden, œuvre exécutée par le peintre David Morier (1705 ?-1770)4, les tableaux et les affiches de propagande anti-jacobite présentaient le plus souvent les rebelles sous les traits de Highlanders vêtus de l’habit régional, même si beaucoup de jacobites étaient originaires du nord-est des Lowlands. Bien qu’il fût né et élevé sur le continent européen, le prince Charles Edward Stuart fut lui aussi souvent représenté dans une tenue en tartan, comme ce fut le cas notamment sur l’avis de recherche réalisé par Richard Cooper (v. 1696-1764)5. Durant la première moitié du XVIIIe siècle, les Highlanders furent le plus souvent dépeints comme des traîtres et des êtres primitifs, ce qui contraste avec les œuvres réalisées après 1822 où, au contraire, les modèles incarnent courage, fierté et esprit guerrier. Sur le portrait d’Aneas Ranaldson Macdonell of Glengarry, peint par Robertson, le jeune homme représente l’archétype même du Highlander tel que l’imaginaient les habitants des Lowlands et de l’Europe continentale au dix-neuvième siècle. Devant un paysage montagneux des Highlands, le modèle porte un kilt et adopte une pose triomphante : armé de son fusil de chasse, Macdonell lève un poing en un geste victorieux ; son chien l’observe et, à ses pieds, gît un cerf qu’il vient d’abattre.

8 En 1822, la visite officielle de Georges IV à Édimbourg fut un événement marquant pour l’Écosse puisqu’aucun monarque de la dynastie des Hanovre ne s’était rendu dans le royaume. C’est de cette visite que date la synecdoque Écosse/Highlands et que commença véritablement l’engouement collectif des Lowlanders pour les traditions des Highlands. Pour célébrer la venue du roi, Walter Scott organisa des cérémonies qui

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contribuèrent beaucoup à la revalorisation des Highlanders aux yeux des Lowlanders. Après le séjour du monarque, les Highlanders ne furent plus seulement considérés comme de vaillants soldats, ils devinrent aussi les représentants de l’Écosse. Scott convia plusieurs clans à venir parader en kilt et, avant l’arrivée du monarque, il publia Hints Adressed to the Inhabitants of Edinburgh (1822) dans lequel il annonça que tous ceux qui souhaitaient prend part au bal organisé en l’honneur de Georges IV devaient soit porter un uniforme militaire, soit être vêtus de l’habit régional des Highlands, peu importe qu’ils fussent originaires des Lowlands6. Ainsi que l’a affirmé Prebble : « if a single occasion can be said to have determined the kilt as the national dress of all Scotsmen […] this Ball may perhaps have been that moment7 ». En portant un kilt lors de sa visite en Écosse, Georges IV a lui aussi indéniablement contribué à la réhabilitation symbolique de cet habit. Seulement quatre-vingts ans auparavant, kilt et tartan étaient encore étroitement associés aux opposants de la dynastie des Hanovre et de l’Union parlementaire. Après l’insurrection de 1745, ils furent même considérés comme des symboles de haute trahison et furent prohibés par le Disarming Act jusqu’en 17828.

9 Le portrait de Georges IV9, peint par Sir David Wilkie (1785-1841), résume la nouvelle identité écossaise ainsi que la revalorisation des Highlanders et du kilt. Sur cette œuvre à la manière d’un chef de clan, le roi porte un kilt dont le tartan est aux couleurs de la famille royale des Stuart, dynastie qui régna en Écosse pendant plusieurs siècles avant d’hériter du trône d’Angleterre en 1603. Le peintre représente ainsi Georges IV comme le successeur légitime des Stuart, à la tête non pas d’un clan mais de l’ensemble de l’Écosse et fait écho à Scott qui écrivit : « we are THE CLAN and our king is THE CHIEF10 ».

10 Au XIXe siècle, la plupart des Écossais adhéraient à l’identité nationale pro-unioniste, mais les symboles visuels choisis par Scott pour la représenter ne furent pas du goût de tous les Lowlanders. John Gibson Lockhart, gendre et biographe de Scott, critiqua les cérémonies organisées pour Georges IV et écrivit : « [it was] a Hallucination in which the glorious traditions of Scotland were identified with a people which always constituted a small and always unimportant part of the Scottish population11 ». Le kilt que porta le souverain suscita lui aussi de nombreuses critiques, certains le jugèrent trop court et indécent12. D’autres pensèrent que c’était une preuve de l’ignorance de Georges IV vis-à-vis de la culture écossaise puisque seuls les habitants des Highlands portaient cet habit qui, de surcroît, n’avait une origine ni ancienne ni nationale. Wilkie alla même jusqu’à affirmer que « Scotland, the main portion of which was Lowland, had no more ado with the clan tartan, than an Englishman with a Welshman’s leek13 ».

11 Sir Mungo Murray, exécuté par John Michael Wright (1617-1694), et Kenneth Duffus, 3rd Lord Sutherland14, peint par Waitt au début dix-huitième siècle, permettent de constater que les Highlanders portaient traditionnellement un long plaid en tartan dont la partie supérieure reposait sur l’épaule. Ce ne fut qu’au cours des années 1720 que le kilt fut créé par l’Anglais Thomas Rawlinson. Ce dernier était un industriel qui construisit un haut-fourneau sur les terres des Macdonell of Glengarry dans le comté d’Inverness ; jugeant que les plaids de ses employés n’étaient pas des plus adaptés pour le travail, il eut alors l’idée d’une tenue conservant seulement la partie inférieure du plaid. Le clan Macdonell adopta immédiatement le kilt, rapidement préféré au plaid long par l’ensemble des Highlanders, comme l’illustrent les portraits réalisés à partir des années 1740. Le quatrième comte de Loudoun porte un kilt sur le tableau d’Allan

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Ramsay (1713-1784) datant d’environ 174715; sur le double portrait des fils du chef de clan Macdonald, peint par Jeremiah Davison (v. 1695-v. 1745) vers 1745, le plus jeune porte un pantalon court et des bas appelés trews et l’aîné un kilt. Auparavant les portraits représentant des modèles originaires des Highlands avant 1720, montrent qu’ils portaient généralement un long plaid couvrant en partie les jambes et le buste ; les plus aisés mettaient parfois des trews.

12 À défaut d’être des œuvres remarquables, la série de portraits des membres du clan Grant a une grande valeur historique car, avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, la noblesse des Highlands commanda très peu de tableaux. D’autre part, ces toiles apportent des informations précieuses sur la tenue des habitants des Highlands au début du XVIIIe siècle. L’étude de ces portraits permet de constater qu’à l’époque chaque clan n’avait pas un tartan qui lui était propre. Le joueur de cornemuse et le champion d’Alexander Grant portent, en effet, chacun un plaid dont le tartan se ressemble, mais les couleurs ne sont pas identiques et les carreaux sont d’une autre dimension. Ce fut seulement au début du XIXe siècle, peu avant la visite de Georges IV, que les tartans familiaux furent conçus. Selon Trevor-Roper, auparavant les couleurs du tartan ne variaient que légèrement en fonction du statut social et non du clan : la tenue des chefs de clans était plus colorée que celle de leurs hommes ; mais, dans tous les cas, le marron était la couleur dominante16. Les frères anglais Sobieski Stuart furent les inventeurs des tartans des principaux clans même si, de leur vivant, leurs travaux furent discrédités pour avoir prétendu être des descendants de Charles Edward Stuart17.

13 Entre la fin du XVIIe siècle et le début du XIXe siècle, les portraits de Highlanders constituent ainsi des témoignages de l’évolution de la perception des Lowlanders à l’égard de leurs compatriotes vivant dans les comtés du nord-ouest ; ils soulignent aussi les modifications de leurs tenues vestimentaires. Les toiles de Highlanders, réalisées au XIXe siècle par les artistes des Lowlands, ont beaucoup aidé à la diffusion de la nouvelle identité écossaise. Tous les peintres n’acceptèrent cependant pas la synecdoque Highlands/Écosse, comme le suggèrent notamment les trois portraits de chefs de clans en habit régional peints par Raeburn.

14 Les historiens de l’art considèrent que Sir Henry Raeburn est le père de l’école écossaise de peinture et, de nos jours, il est incontestablement le plus célèbre d’entre tous les artistes originaires d’Écosse. Raeburn fut le premier portraitiste de ce pays à jouir d’une importante renommée au-delà des frontières de la Grande-Bretagne, bien qu’il exerçât toute sa vie à Édimbourg. Outre son élection au rang d’académicien de la Royal Academy en 1815, il fut nommé deux ans plus tard membre des Académies de Florence et de New York, ainsi que de l’Académie de la Caroline du Sud en 1821. Georges IV admira les talents de Raeburn et, lorsqu’en 1822 le souverain se rendit en Écosse, il anoblit le portraitiste, qui fut le premier peintre écossais à obtenir une telle distinction18. De plus, seulement quelques semaines avant le décès de ce dernier, le monarque lui conféra le titre de King’s Limner for Scotland ; il aurait été si impressionné par l’artiste qu’il aurait confié à Walter Scott que « he would have made Raeburn a baronet could he have done so without injustice to the memory of Reynolds19 ».

15 Alors que la plupart de ses collègues écossais furent contraints à s’établir à Londres ou à émigrer sur le continent européen faute de trouver suffisamment de mécènes dans leur pays natal, Raeburn ne manqua pas de commandes. Il occupa le devant de la scène artistique en Écosse pendant près de trente ans et bénéficia du quasi- monopole des commandes de portraits. Ainsi que l’a souligné Cunningham « [Raeburn] painted all the

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eminent men of his time and nation ; and a gallery of the illustrious heads of a most brilliant time might almost be completed from his works alone20 ». C’est souvent grâce aux portraits de Raeburn que l’on connaît de nos jours le visage de nombre d’intellectuels écossais de l’époque : Lord Kames, Mackenzie, Scott, Robertson, Blair, Ferguson, Black, Hutton et Watt sollicitèrent les talents du portraitiste ; parmi ses plus illustres compatriotes, seul Burns ne posa pas pour lui. Les aristocrates des Lowlands et des Highlands firent aussi appel à ses talents. Pour ses clients originaires des comtés du sud, il préféra exécuter des portraits, dont la composition était généralement très dépouillée et sa palette comprit essentiellement des tons sombres en harmonie avec la sévérité de la morale presbytérienne. Ses portraits d’intellectuels et d’artistes, quant à eux, peuvent être classés en deux groupes. Il réalisa des tableaux en buste où le modèle, représenté sur un fond sombre, est éclairé par une lumière vive. Les autres, exécutés de trois-quarts, ont une composition relativement classique ; le modèle est le plus souvent assis à côté d’une table sur laquelle sont posés plusieurs objets ayant trait à sa profession. Sur un plan esthétique, ses portraits de Lowlanders contrastent avec les trois chefs de clans que Raeburn exécuta entre la fin des années 1790 et 1813. Ces tableaux ont été peints sur des toiles de grand format mesurant près de deux mètres quarante de hauteur et un mètre cinquante de largeur, tandis que ceux des Lowlanders furent réalisés sur des toiles aux dimensions plus réduites. Pour ses portraits d’érudits, il peignit le plus souvent sur des tableaux d’environ un mètre vingt-cinq de long par un mètre de largeur. Ses œuvres représentant des Highlanders sont également plus colorées que ses portraits de Lowlanders. Un amateur qui visita l’atelier de Raeburn fut d’ailleurs frappé par ces différences et affirma : « I was much struck at the first glance with some Highland chiefs ; all plaided and plumed in their tartan array, whose picturesque dress martial bearing contrasted finely with the graver costume and sterner brows of the Lowlanders21 ». L’ensemble des peintures de Raeburn synthétise ainsi la dualité culturelle et socio-économique existant en Écosse au tournant du dix- neuvième siècle.

16 Le Reverend Robert Walker Skating on Duddingtson Loch22 est le plus connu d’entre tous les tableaux de Raeburn. Pièce maîtresse de la collection de la National Gallery of Scotland que des milliers de visiteurs viennent admirer chaque année, cette œuvre est devenue une véritable icône dont l’industrie s’est emparée en la commercialisant sous toutes ses formes. Elle fascine également les historiens de l’art qui lui ont consacré pas moins de deux ouvrages alors que certains peintres écossais qui jouirent pourtant d’une renommée considérable de leur vivant n’ont pas encore été étudiés. Ce tableau fait également l’objet de nombreux articles car, aujourd’hui encore, son attribution suscite une polémique virulente. Après le Reverend Walker, les portraits de John Sinclair of Ulbster, de Francis Macnab et d’Alistair Ranaldson Macdonell of Glengarry23 sont les toiles les plus célèbres de Raeburn.

17 La proscription du tartan et du kilt prit fin en 1782, essentiellement grâce à l’intervention de la Highland Society of London24. Membre de cette société, Sir John Sinclair of Ulbster composa Observations on the propriety of preserving the dress, the language, the poetry, the music, and the customs, of the ancient inhabitants of Scotland : addressed to the Highland Societies of London and of Scotland (1804), dans lequel il s’intéressa plus particulièrement au costume régional des Highlands. Ce fut d’ailleurs à son initiative que les membres de la Highland Society of London portèrent un habit en tartan lors de chaque rencontre25. Lorsqu’en 1794 il créa le régiment des Rothesay and Caithness fencibles, il conçut lui-même l’uniforme de ses six cents soldats. Peu après

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avoir constitué son régiment, Sinclair commanda son portrait à Raeburn et posa pour le maître dans son uniforme de colonel des Rothesay and Caithness fencibles. Ce premier portrait en pied de chef de clan vêtu d’un habit en tartan rappelle les origines de son client et reflète à la fois des traits de la personnalité du modèle et l’intérêt qu’il portait à la tenue vestimentaire des Highlands. Raeburn a peint en effet son modèle devant un paysage montagneux d’Écosse : même si l’arrière- plan a été exécuté trop sommairement pour savoir s’il s’agit des terres appartenant à Sinclair, le peintre a représenté au premier plan des chardons situant le modèle en Écosse. Souvent critiqué pour sa vanité, Sinclair regarde le spectateur d’un air hautain et arbore fièrement son uniforme coloré26. Le portraitiste fait également part des opinions politiques de son client puisque celui-ci avait choisi de porter l’uniforme du régiment qu’il créa spécialement à la demande du premier ministre Pitt pour défendre le pays contre les Français. Comme nombre de portraits de Highlanders réalisés à cette époque, la toile exécutée par Raeburn présente Sinclair comme un défenseur de la Grande-Bretagne. Ilse démarque néanmoins des autres tableaux de Highlanders vêtus d’une tenue militaire, Raeburn n’ayant pas peint son client sur un champ de bataille. John Sinclair contraste notamment avec Hugh Montgomerie et l’Officier de Highlanders27 exécutés respectivement par l’Américain John Singleton Copley (1738-1815) et le Français Horace Vernet (1789-1863) : sur ces tableaux, les peintres ont utilisé une formule traditionnelle pour les portraits d’officiers en représentant leurs modèles dirigeant des troupes de soldats.

18 Sur les deux autres tableaux en pied réalisés par Raeburn, les chefs de clans ne portent pas de tenues militaires mais, à l’instar de Sinclair, ils ont un air martial. Ces trois œuvres n’ont toutefois rien de comparable avec les portraits de Highlanders peints après 1822. Les toiles de Raeburn s’inscrivent, en fait, à mi-chemin entre les affiches de propagande anti-jacobite et les œuvres des peintres victoriens célébrant les Highlanders. Sur les tableaux de Raeburn, les habitants du nord-ouest ne sont présentés ni comme des êtres barbares, ni comme des héros. Lorsqu’il peignit le portrait de Sinclair, la réhabilitation sociale des Highlanders avait commencé, mais il fallut attendre 1815 et la publication des romans de Scott pour qu’ils soient perçus comme de véritables défenseurs de la Grande-Bretagne. Raeburn n’adhéra pas à cette idée qui fut largement diffusée à travers le continent européen grâce aux ouvrages de Scott. Le romancier et le peintre avaient une vision des Highlanders radicalement différente ainsi que l’illustre l’étude comparée du portrait de Macdonell of Glengarry et du personnage de Fergus Mac-Ivor, dans le roman Waverley (1814), pour lequel Scott prit Macdonell pour modèle.

19 Plusieurs historiens de l’art considèrent que ce portrait par Raeburn offre une image du modèle comparable à celle du personnage du roman de Scott. Duncan Thomson pense même que ce tableau a contribué à la diffusion d’une vision romantique et idéalisée des Highlanders28. À l’instar de Mac-Ivor qui avait un physique avantageux, Macdonell était doté d’un physique flatteur sur l’œuvre de Raeburn, mais le tableau traduit l’ambivalence de l’opinion du peintre à l’égard du chef de clan. Dans ce portrait, Raeburn a suggéré l’impossibilité de concilier la réalité économique et la volonté des chefs de clans désireux de vivre de façon traditionnelle tandis que Scott, faisant fi des pressions financières, célébrait ceux qui tentaient de perpétuer les traditions.

20 Sur le portrait exécuté par Raeburn, Macdonell est vêtu d’un kilt, tenue que son grand-père Ian Macdonell of Glengarry avait été le premier à adopter dans les

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Highlands. Même s’il ne porte pas un uniforme militaire, le modèle est paré de bien plus d’armes que Sinclair. Ian Finlay a fait remarquer que les armes représentées n’étaient pas celles utilisées pour la chasse ou les combats, mais étaient des accessoires d’apparat. Comme il l’a précisé : [these weapons] are magnificent. But the gorgeous, clumsy over-elaboration of the pistols would have made them ill weapons to shoot with, and, taken to pieces, they reveal the London proof-mark. The dirk, with its ivory handle and gold mounts with their English hall-marks, is all very well for fancy dress, but its handle gives a man’s fingers a poor grip for a tight place29.

21 Les armes de Macdonell et sa tenue ont été peintes avec une précision inhabituelle pour les tableaux réalisés par Raeburn à cette époque. Cette minutie faisant ressortir la qualité du tartan de l’habit de Macdonell et les armes d’apparat, donne l’impression que le modèle, à la manière d’un acteur, endosse le costume et le rôle d’un chef de clan seulement le temps de poser pour son portrait. Cette impression est renforcée par le jeu d’ombre et de lumière qui confère une certaine théâtralité à Macdonell le privant de toute crédibilité en tant que chef de clan.

22 Comme à son habitude, Raeburn a peint sans complaisance son modèle et a su rendre sa personnalité extravagante et paradoxale. Son client voulait vivre à la manière de ses ancêtres, il portait un kilt et ne se déplaçait jamais sans sa garde personnelle. Toutefois, si traditionnellement les chefs de clans assuraient à leurs hommes leur protection et le droit de vivre sur leurs propriétés, Macdonell, pour sa part, n’hésita pas à expulser les familles cultivant ses terres pour les vendre aux éleveurs ovins et financer ainsi son train de vie coûteux. Ceci n’empêcha pas Macdonell de mourir endetté et son fils Aneas, qui posa pour Robertson, fut contraint à vendre les terres qui lui restaient avant d’émigrer en Australie. Cette situation ne fut pas propre aux Macdonell of Glengarry, plusieurs chefs de clans rencontraient alors eux aussi des difficultés financières : ainsi, quand Francis Macnab fit appel à Raeburn vers 1810, il était déjà ruiné et son neveu qui hérita de la propriété en 1816 la revendit et quitta l’Écosse pour le Canada.

23 Dans le portrait de Macnab, Raeburn n’offrait pas non plus une vision idéalisée du chef de clan alors âgé de près de quatre-vingts ans. Même si le modèle est armé et porte un chapeau semblable à ceux de certains régiments de l’armée britannique, il n’a rien d’impressionnant. Ce tableau dégage une atmosphère très différente de celle du Colonel Alistair Ranaldson Macdonell of Glengarry. La théâtralité est effectivement remplacée par une tension qui semble traduire les difficultés financières accablant Macnab. Les traits de son visage sont tendus et dénotent l’inquiétude ; le modèle est représenté dans un paysage naturel sous un ciel d’orage menaçant et accentuant l’atmosphère pesante. Francis Macnab et Alistair Ranaldson Macdonell of Glengarry laissent transparaître les difficultés rencontrées par les modèles et, par extension, celles que connaissait alors l’ensemble de la société des Highlands.

24 Ces trois portraits sont véritablement les œuvres de Raeburn allant le plus à l’encontre de la vision des Highlanders présentée par Scott à travers ses romans et lors des cérémonies organisées en l’honneur de Georges IV. Le peintre évoque le décalage entre la réalité économique et une vision idéalisée et romantique. À travers Sir John Sinclair of Ulbster, Alistair Ranaldson Macdonell of Glengarry et Francis Macnab, l’artiste révèle les artifices de la métonymie Écosse/Highlands sur laquelle reposait l’identité nationale pro-unioniste, définie au tournant du XIXe siècle. Bien qu’il ait eu de nombreux clients parmi la noblesse des Highlands, ces tableaux sont vraisemblablement les seuls où il a

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peint des modèles originaires des comtés du nord-ouest vêtus d’un habit en tartan. Ceci suggère que le portraitiste n’acceptait pas la nouvelle identité écossaise. D’ailleurs, le contraste entre ces trois œuvres et les portraits des Lowlanders rappelle qu’au début du XIXe siècle les différences entre les habitants des Lowlands et ceux des Highlands subsistaient, bien qu’atténuées. Plutôt qu’un hymne en l’honneur de l’identité écossaise, les trois chefs de clans en costume régional immortalisent les derniers représentants d’une société traditionnelle vouée à disparaître.

25 Raeburn ne fut pas le seul artiste à contester l’assimilation de l’Écosse aux Highlands. Durant la première moitié du XIXe siècle, la série de vues d’Édimbourg réalisée par Alexander Nasmyth (1758-1840)30 et les scènes de genre de la première période de David Wilkie révèlent qu’ils n’acceptèrent pas que les Highlanders fussent les représentants de l’Écosse.À partir des années 1880, les peintres de l’école de Glasgow, plus connus sous le nom de Glasgow Boys, s’opposèrent aussi à l’enthousiasme pour les Highlands : ils préférèrent peindre des paysages des Lowlands et des ouvriers agricoles de la région plutôt que des vues de lacs et de montagnes du nord-ouest semblables à celles représentées sur les tableaux de Horatio MacCulloch (1805-1867) et de Peter Graham (1836-1921).

BIBLIOGRAPHIE

Certains tableaux cités dans cet article peuvent être consultés sur les sites Internet suivants :

Richard Waitt, The Fool of the Laird of Grant, 1731:

David Morier, The Battle of Culloden :

Sir David Wilkie, George IV, 1829:

John Michael Wright, Sir Mungo Murray, Son of 2nd Earl of Atholl, v. 1683:

Sir Henry Raeburn, Reverend Robert Walker Skating on Duddingston Loch, v. 1795:

Sir Henry Raeburn, Sir John Sinclair of Ulbster, 1st Bart of Ulbster, v. 1795:

Sir Henry Raeburn, Francis Macnab, v. 1810:

Sir Henry Raeburn, Colonel Alistair Ranaldson Macdonell of Glengarry, v. 1812:

John Singleton Copley, Hugh Montgomerie, 12th Earl of Eglinton, 1780:

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Horace Vernet, Officier de Highlanders, 1823:

NOTES

1. Samuel Johnson, A Journey to the Western Islands of Scotland, 1775, Londres, Penguin Classics, 1984, p. 96. The Journal of a Tour to the Hebrides (1785), composé par le Lowlander James Boswell, abonde de préjugés partagés par les Lowlanders envers les Highlanders. Ainsi, au début de son périple dans les Highlands, Boswell écrivit à propos des habitants : « […] not one of them could speak English. I observed to Dr. Johnson, it was the same as being with a tribe of Indians. […] Some were as black and wild in their appearance as any American savages whatever. One woman was as comely almost as the figure of Sappho, as we see it painted. » James Boswell, TheJournal of a Tour to the Hebrides (1785), Cologne, Könemann, 2000,p. 134-135. 2. Richard Waitt, The Fool of the Laird of Grant, 1731, National Portrait Gallery of Scotland, Édimbourg. Andrew Robertson, Aneas Ranaldson Macdonell, 16th of Glengarry and 6th titular Lord Macdonell, 1827, œuvre non localisée. 3. Tom Devine, The Scottish Nation, 1700-2000, Londres, Penguin, 1999, p. 237. 4. David Morier, The Battle of Culloden, œuvre non localisée. 5. Richard Cooper, Bonnie Prince Charlie, 1745, no. PAW/17, National Library of Scotland, Édimbourg. 6. Dans Hints Addressed to the Inhabitants of Edinburgh Scott énumérait les différentes cérémonies qui étaient prévues pour la visite du souverain et donnait quelques recommandations aux habitants de la ville. 7. John Prebble, The King’s Jaunt. GeorgeIV in Scotland, August 1822 ‘One and Twenty Daft Days’ (1988), Édimbourg, Birlinn, 2000, p. 103. 8. Le kilt et les habits en tartan avaient été considérés comme des symboles de haute trahison et furent prohibés par le Disarming Act de 1746 qui stipulait : « from and after the first day of August 1747, no man or boy within that part of Great Britain called Scotland […] shall, on any pretence whatsoever, wear or put on the clothes commonly called the Highland clothes – that is to say, the plaid, the philabeg, or little kilt, trowse, shoulder belt, or any part whatsoever of what peculiarly belongs to the Highland garb ; and that no tartan or party-coloured stuff shall be used […] ». J.G. Mackay, The Romantic Story of the Highland Garb and the Tartan, Stirling, Eneas Mackay, 1924, p. 172. 9. Sir David Wilkie, George IV, 1829, collection de Sa Majesté la Reine Elisabeth II, Palais de Holyrood, Édimbourg. 10. Cité dans John Morrison, Painting the Nation. Identity and Nationalism in Scottish Painting, 1800-1920, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2003, p. 50. 11. Cité dans The Scottish Nation1700-2000, p. 235. Devine explique : « [Lord Macaulay] looking back from the 1850, […] found it incredible that the monarch should show his respect for the historic Scottish nation by disguising himself in what, before the Union, was considered by nine Scotchmen out of ten the dress of a thief. » 12. Un aristocrate écossais déclara à propos de la tenue du monarque : « “le kilt de Sa Majesté est trop court pour respecter la décence […] – Sa Majesté est parmi nous si peu de temps qu’Elle nous fait profiter au mieux de toute sa personne”, rétorqua Lady Hamilton-Dalrymple ». Cité dans Michel Duchein, Histoire de l’Écosse, Paris, Fayard, 1998, p. 396. 13. Cité dans Nicholas Tromans, « David Wilkie : Painter of Everyday Life », David Wilkie. Painter of Everyday Life, Londres, Dulwich Picture Gallery, 2002, p. 22.

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14. John Michael Wright, Sir Mungo Murray, Son of 2nd Earl of Atholl, v. 1683, Scottish National Portrait Gallery, Édimbourg. Richard Waitt, Kenneth Duffus, 3rd Lord Sutherland, v. 1730, Scottish National Portrait Gallery, Édimbourg. 15. Allan Ramsay, John Campbell, 4th Earl of Loudoun, 1747, œuvre non localisée. 16. Hugh Trevor-Roper, « The Invention of Tradition : the Highland Tradition of Scotland », E. Hobsbawm et T. Ranger (eds.), The Invention of Tradition (1983), Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 19. 17. Ils publièrent en 1843 Vestiarium Scoticum, ouvrage dans lequel est représenté un nombre important de tartans qu’ils affirmaient avoir reproduits fidèlement à partir d’un manuscrit du seizième siècle en leur possession. En 1845, ils rédigèrent The Costumes of the Clans présentant encore plus de tartans qui furent adoptés par la Highland Society of London et utilisés par les fabricants de plaids. Or, ainsi que Trevor-Roper l’a souligné, « the exposure of the royal claims of the Sobieski Stuarts – the real inventors of the clan tartans – destroyed [their] credit […] », ibid., p. 39. 18. Le portraitiste Sir John Medina (1659-1710) exerça à Édimbourg à partir de 1693 et fut anobli par le Parlement écossais peu avant l’Union parlementaire de 1707. Néanmoins, Medina était natif de Bruxelles. 19. Cité dans R.S. Clouston, Sir Henry Raeburn, Londres, William Clawes and Sons, 1933, p. 79. 20. Allan Cunningham, The Lives of the Most British Painters, Sculptors and Architects, deuxième édition, vol. 5, Londres, John Murray, 1830, p. 222. 21. Cité dans Sir Henry Raeburn, op. cit., p. 21. 22. Sir Henry Raeburn, Reverend Robert Walker Skating on Duddingston Loch, v. 1795, National Gallery of Scotland, Édimbourg. 23. Sir Henry Raeburn, Sir John Sinclair of Ulbster, 1st Bart of Ulbster, v. 1795, National Gallery of Scotland, Édimbourg. Sir Henry Raeburn, Francis Macnab, v. 1810, United Distillers. Sir Henry Raeburn, Colonel Alistair Ranaldson Macdonell of Glengarry, v. 1812, National Gallery of Scotland, Édimbourg. 24. Société créée en 1778 par des aristocrates des Highlands vivant plusieurs mois de l’année à Londres. 25. Devine a précisé en effet : « it was Sir John Sinclair, […] who composed the resolution passed by the Highland Society of London in 1804 to wear tartan at its meetings in order to recall “the high character of our ancestors” » Tom Devine, Clanship to Crofters’War. The Social Transformation of the Scottish Highlands, Manchester-New York, Manchester University Press, 1994, p. 98. 26. Dans son catalogue des portraits de Raeburn, Mackie note : « by all accounts Sinclair was humourless, conceited and captivated by projects that allowed scope for self-display […] » David Mackie, Raeburn Life and Art, vol. 4, thèse de Phd non publiée, Edinburgh University, 1993, p. 1047. 27. John Singleton Copley, Hugh Montgomerie, 12th Earl of Eglinton, 1780, Scottish National Portrait Gallery, Édimbourg. Horace Vernet, Officier de Highlanders, 1823, Musée de la Sénatorerie, Guéret. 28. Selon Thomson, « its [the portrait’s] message concerns artifice and a romantic longing for a nebulous past […] [Macdonell] and Raeburn were complicit in concocting a statement about Scotland’s past, Jacobite as well as Celtic. » Duncan Thomson, Raeburn. The Art of Sir Henry Raeburn, 1756-1823, Édimbourg, the Trustees of the National Galleries of Scotland, 1997, p. 152. 29. Ian Finlay, Art in Scotland, Oxford, Oxford University Press, 1948, p. 88-89. 30. Sur les vues d’Édimbourg exécutées par Nasmyth entre 1824 et 1825, voir Marion Amblard, « Édimbourg vue par Alexander Nasmyth : une représentation de l’identité écossaise au début du dix-neuvième siècle », Rosie Findlay, Tri Tran et William Findlay (eds.), Vivre la ville en Écosse/ Towns and Town Life in Scotland, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2005, p. 89-108.

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AUTEUR

MARION AMBLARD Université Stendhal-Grenoble 3

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Giving “people like that” a Voice A Conversation with Agnes Owens

Jane Gray

1 Agnes Owens was born in Milngavie, near Glasgow, in 1926. After a couple of years of gruelling travel, “marching” around the Highlands of Scotland with husband and baby looking for work1, pitching tents in strangers’ gardens and squatting condemned buildings, followed by intermittent jobs as typist, factory worker or cleaner, Agnes Owens began writing fiction in around 1973 when she joined her local creative writing class at the Vale, Alexandria. It was at this writing class – which she says she only attended at first “for a night out of the house” – that Owens’s talent for storytelling was first recognized by writer Liz Lochhead, then tutor at the Vale writing group.

2 Liz Lochhead had been impressed enough by Owens’s short story, “Arabella2” to show it to James Kelman and Alasdair Gray, writers with whom Owens has been associated ever since (as the following interview will clearly show), and with whom she collaborated in the collection of short stories, Lean Tales, published in 1984.

3 By the time Agnes Owens had published her first novel, Gentlemen of the West (1984), she was already in her late fifties. Since then, her publications have included two collections of short stories, Lean Tales (1984) and People Like That (1997); three further novels, Like Birds in the Wilderness (1987), A Working Mother (1994) and For the Love of Willie (1998) and more recently two novellas under the collective title Bad Attitudes (2003).

4 The characters of Owens’s fiction are drawn, as Douglas Gifford points out, from the margins of working-class life: “outsiders, down-and-outs, alcoholics and no-hopers3”. To this gallery of rather sombre and seedy portraits we can further add mental patients, sexually frustrated wives, callous mothers, child molesters, violent teenagers and dirty old men. The list of what Owens herself has collectively labelled “people like that” appears endless, and although her artistic agenda involves a preoccupation with exposing the dark and often tragic side of human nature – the “treacheries of attitude4” as she has defined it – this plethora of sad cases is often portrayed with such searing wit and acute irony as to render, at times, even the most tragic of situations highly comical and the most treacherous of sinners sympathetic.

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5 Consequently, it can be said that Owens’s subject matter – individuals on the edge – can be fitted into the social and artistic preoccupations of writers such as James Kelman or Alasdair Gray, whose writing, according to critic Lynne Stark, “went well beyond the confines of conventional social realism, redefining the model of ‘working class’ writing, the alienated social subject replacing the community as centre of attention”, and thus “bring[ing] to fiction the unimagined: voices, people and places denied cultural existence5”. In order to better illustrate this point, my introduction will focus on but a few of those characters “denied cultural existence” to whom Agnes Owens has given a voice. Her first novel, Gentlemen of the West, is narrated through a male voice (a thematic space predominantly occupied by male working class writers at that time), and tells the story of a bricklayer called Mac, described by Douglas Gifford as representative of “the archetypal, unreliable, drink-orientated Scot6”. The straightforward, deceptively transparent narrative style, as well as his deadpan dialogue highlight the sheer monotony of Mac’s existence, which will ultimately lead him to his final cry for “anything, just anything to give [him] a hint of something beyond7”: I carried the hod, laid common brick, facing brick and coping stones. I laid brick down manholes, and laid brick up ten storeys, but I never had a pound in my pocket beyond a Monday unless I won it at cards. I was twenty-two. My arms were knotted like a man of forty-two, and sometimes my back ached like a man of fifty-two. And it all added up to being paid off once again. (GOTW, pp. 77-78)

6 This dull, repetitive routine depicted through Mac’s job (when he has one), as well as the other equally mundane episodes in his life which include fighting in pubs, arguing with his mother and being given the sack, are somewhat reminiscent of the existences of some of the protagonists in James Kelman’s fiction, such as Tammas in A Chancer and more specifically Hines in The Busconductor Hines. Such characters constitute, according to Gavin Wallace – and within the realm of what Kelman has termed “social realism8” – “narrators and protagonists, rarely, if ever, fully in control of their existences, and morbidly aware of the fact9”.

7 Some of the protagonists in Owens’s fiction, however, though rarely “in control of their existences” are, on the contrary, alarmingly unaware of the fact. One such character is Arabella – in the short story of the same name – a woman who spends her time pushing her dogs – her “children” as she refers to them – around in a pram, visiting her cold- hearted mother and impassive, bedridden father and applying her special home-made ointments, potions and treatments to her “regular clientele of wealthy men” in order to relieve them of their highly ambiguous “spasmodic seizures” and afflictions.

8 The reader may find some aspects of this protagonist grotesque to say the least, since Arabella, amongst other equally gruesome activities, dines on “cold porridge kept handy in a drawer”, prepares massage ointments from “cow’s manure and mashed snails” and allows her dogs to “squat in corners to relieve themselves”. The narrative voice is nonetheless highly ironic as it moves between third person narrative and free indirect speech, thus insisting on the disparity between what Arabella takes herself to be and how other characters (as well as the reader) see her. The following passage – whereby Arabella’s squalid living conditions result in her being paid a visit by the Sanitary Inspector who is threatening to put her out of her house – illustrates this point. She ventures to change his mind by using her “witchlike” powers of feminine seduction: “My good man”, said Arabella, genuinely concerned when she saw his head lurching round and round. “I can see you are not well and it so happens that lucky

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for you I am a woman of great powers.” She was aware that she had no time for finesse and had to seize the opportunity given to her. Quickly she divested her clothing and stood before him as guileless as a June bride. The chalk-faced man before her felt his senses reeling. The grotesque pallid flesh sagging hideously wherever possible was far worse than anything he had viewed in the weirdest of horror films. “Now just take off your clothes sir, and you will soon feel better,” said Arabella in her winsome tones. […] It was all too much for him. His heart gave a dreadful lurch. He hiccupped loudly. Then his head sagged down on his chest. Arabella was very much taken aback. Nothing like this had ever happened to her before. Though it had been obvious to her when she first saw him that he was an inferior type. (A, p. 25)

9 The sheer irony inherent in the narrative creates a comical effect as Arabella’s reactions, within the sphere of her own “normality” contrast starkly with the voice of institutional “authority” embodied in the Sanitary Inspector (even though, ironically, the sight of Arabella has rendered him literally “speechless”). Of course, the adjective “sanitary” shares the same etymology as “sane” (derived from the Latin sanitas , meaning “healthy”). Consequently, by the norms and standards of “mainstream” society, while the Inspector is representative of all that is by definition “sanitary” and “sane”, Arabella is, by contrast, an “outcast”, being both “insanitary” and “insane”. “Insanity” is a trait which Arabella shares with other (predominantly female) protagonists of Owens’s “people like that” such as Peggy, in the novel For the Love of Willie, who tells her story from an asylum; Betty, in A Working Mother, whose mendacious behaviour towards family and friends results in her too being placed in an asylum; or Mary in the short story “People Like That” who has managed to temporarily escape from one. Mary waits anxiously at the railway station for her son Brian, due on the train from Manchester. She suffers from memory blanks and cannot understand why her son does not arrive. Little by little, the reader becomes aware that her amnesia is far from being her only “problem”: a woman sitting on the same bench “keep[s] to the farther end of it” (PLT, p. 77), and she makes Mary uneasy when she begins inadvertently stroking her “grey kid gloves” (p. 78): “Do you mind not doing that,” said Mary. “What do you mean?” said the woman, her eyes bulging with indignation as she stared hard at Mary. “Well, you see it reminds me of the time Brian had his gerbils. He used to stroke them like the way you’re doing. Then one day he squashed them, accidentally, mind you. He wouldn’t do it deliberately. My Brian was always good with animals – ” (PLT, p. 78)

10 Once again, the narrative voice insists on the split between what the protagonist takes herself to be and what she actually is. Ironically, it is Mary who thinks that this woman is mad, while the reader strongly suspects her of doing too much thinking out loud: Perplexed, Mary watched her go, wondering what she’d said to annoy this woman with a face like a pig and legs as thick as tree trunks. Likely she was off her head. (PLT, p. 79)

11 Even more significantly, Mary is the first to remark that “you were bound to meet people like that in a railway station” (my italics). The comic effect produced by this situation takes a tragic turn however, when she mistakes a drunk hanging about outside the station for her long-lost husband and allows herself to be sordidly raped by him down a close, expecting “a blow on the mouth” once he had finished with her simply because “her husband had always done that”. (PLT, p. 86)

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12 Even though her punctual references to the “staff” have already aroused the reader’s suspicions, they are finally confirmed when we come to understand that she has escaped from an asylum where she had been placed ever since the death of her son from an overdose two years previously. The tacit link between madness and maternity is interesting in these characters. Whereas Arabella’s own mother seems to have no maternal feelings for her daughter, Arabella – having no children herself – transfers her own desire for motherhood onto her pet dogs. The description given of Arabella, as “the filthy woman with the wild tangled hair and great staring eyes” (my italics) is redolent – albeit in a less “poetic” way – of the young woman portrayed in Hugh MacDiarmid’s poem “The Empty Vessel10”: I met ayont the cairney A lass wi’ tousie hair Singin’ till a bairnie That was nae longer there…

13 Just like Mary who talks of her son as though he was still alive, the young woman in this poem is in denial over the death of her child. Her madness is clearly suggested by the fact that she too behaves as if her baby were still alive, and is also implicit in the description of her “tousie” (“wild tangled”) hair. As far as Arabella is concerned, although it is more likely – given her circumstances and living conditions – that she retrieved her pram from the local tip, the mere fact that she is in possession of one leaves the possibility open to the reader that she did perhaps once have a child. Betty, in A Working Mother loses contact with her children through her scheming and betrayals, though she refuses to admit it: “You’d think he’d come and visit me now and again and bring the kids. It would be nice for us to be together again. After all, I am their mother”. (AWM, p. 187)

14 The comic tone of Owens’s fiction, as we have seen with these brief examples, unveils her characters’ flaws, and in this way reveals to the reader the tragic side to their lives. As a result, the stories can be read as satires of the way society views such people on the margins. This idea can be linked to Henri Bergson’s discussion of things “comical” in Le rire: essai sur la signification du comique, and his assertion that laughter is incompatible with emotion: Peignez-moi un défaut aussi léger que vous voudrez: si vous me le présentez de manière à émouvoir ma sympathie, ou ma crainte, ou ma pitié, c’est fini, je ne puis plus en rire11. 15 The humour in Owens’s fiction serves to expose the “pathetic” nature of her characters’ wretched lives. It strips them bare, until, as Bergson suggests, the laughter gives way to emotion: compassion, sympathy and pity. However, it might also be contended that the humour perhaps lets some light into the darkness of her characters’ lives, “undercut[ting] the potential terror12” of their situations, in the same way as Flannery O’Connor’s use of humour – in her short stories, “A Good Man Is Hard to Find” or “The Life You Save May Be Your Own13” for example – exposes a folly “so pitiless, that the revelation of emptiness and self-deception is as appalling as it is comic14”.

16 For want of space, this very brief introduction to Agnes Owens’s work illustrates only some of the artistic preoccupations of this self-taught writer. It remains to be stressed here that Owens, in lending a voice to those “denied cultural existence”, has made a crucial contribution to contemporary Scottish literature, and in doing so, deserves far more critical attention than she receives.

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17 The following interview took place at Agnes Owens’s home on November 9, 2006, in the spare bedroom of her council “prefab” in Balloch, Dumbartonshire where she is currently writing – on her obsolete electric typewriter – a collection of short stories which she says, may – or may not – be published within the next couple of years. I hope this interview will show that this “natural writer15”, as Alasdair Gray has been tempted to call her, is as unaffected, witty, entertaining and honest as her fiction.

NOTES

Interview

Could you talk a little bit about your background? Well I come from a place called Milngavie near Glasgow, and I’m 80 (I was going to say I was 90 but I forgot I’m only 80! You know you’re so ashamed of it you make it even worse!). My father, I’m very interested in what he did because he was at the Somme. He was a young man of 17 at that time. After the war he was unemployed, and I was ten when he got his first job. Before that he did get jobs every so often as a night watchman. That wasn’t his trade though. He’d had a trade, I think it was something to do with newspapers, but that was all finished after the war. He came back with one leg, which was a common thing for people that had been in the Somme. He got his first job in the Milngavie paper mill. Then the war came – the second World war – and he died in 1942. I think, you know, maybe fathers are not appreciated as much as mothers but I really loved my father. His life was ruined, but so were a lot of people’s lives ruined. But my parents were determined to educate me, and I was quite determined to get a job in the paper mill! I didn’t want to be educated. I wanted to come out of that paper mill with all these other young women with their hair up in turbans and going out for a good time on a Friday! I wanted to work in the paper mill. But I was to be educated, which only meant that my mother acquired enough money to send me to learn shorthand and typing. That was a good thing, because I got office jobs – not that offices are any great places to work in. But it helped me many many years later when I was trying to write. I don’t think I had a great career. I was married before to another man who went through warfare. When he came back… he had all his limbs and he looked alright, but he was affected. He died after 16 years of marriage and then I married my present husband, who wasn’t in any wars. But it seemed that fate followed us and has not been very kind because my youngest son, Patrick, was murdered twenty years ago. It was a murder where his own kind killed him with a knife, and I thought, you know, my father and my husband went through terrible battles and survived, and my son just ran out, and got killed. It seems worse than the war somehow. I had seven children. My youngest three were just on the point of leaving school when Thatcher came into power. My first four

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children, when they left school things weren’t just so bad. But a lot of kids just went to the wall. It was a lost generation. And, well, my own son got murdered. But I don’t know if all this has influenced my writing in any way.

How did you become a writer? Somebody called me “the accidental writer” because I had no intention of being a writer. I never even thought I could write! I could maybe write a wee stupid poem! I went to a writing group for the sake of a night out, and then, because I was encouraged by a tutor that came down, called Liz Lochhead, and then Alasdair Gray who I thought was really crazy, but he seemed to be quite keen on what I was doing, and Jimmy Kelman, who really was keen on what I was doing. He really liked Gentlemen of the West. Jim has got this thing, I think, where he likes writing about poor people. I’m not saying that’s exactly true, but he doesn’t admire the rich, Jim. With his help, Gentlemen of the West got published, and then after long, difficult struggles and stops and starts, I published another five books and a shared book with Alasdair and Jim.

You dedicated your latest book, Bad Attitudes, to Jim Kelman and Alasdair Gray identifying them as being the “true Gentlemen of the West”. What is your relationship with these writers? We met through writing. They came down to the Vale, the writing group I joined, and they were the tutors. But they only stayed for a month. It wasn’t a permanent thing. The Vale writing group was in the leisure centre in the centre of the Vale, Alexandria. That was their base, and we just got one of the rooms. I think people can start up writing groups quite easily, provided they get the accommodation. What I mean to say is there was nothing significant about it. You just went down. I went down originally for a night out. I had written a little poem. You used to just sit in the house and write poetry to pass the time. And so I went down with my wee poem – it was about a forget-me-not! But that didn’t matter, because the people that ran it were just wanting to start a writing group whether you were good, bad or indifferent. Jim Kelman once said to me, months and months later when he got to see my writing, “Look Agnes”, he said, “I would advise you to forget your poetry… and concentrate on the brick-layers!” I thought my poetry was quite good, but it wasn’t, and so I did concentrate on the brick-layers and carried on.

So you were inspired by brick-layers! You see, my husband was just a labourer, but he worked on the building sites. My son John, he didn’t want to be a brick-layer when he left school. He wanted to be a joiner. And when he came back and said he’d refused this brick-layer job, I said, “You get back up that road and take that job!” and he got it back, just because his mother had said that to him! Brick-laying is not a good occupation, you know, it can cripple you when you’re fairly young. But John managed to leave it in the nick of time. Anyway, he was my inspiration for the first story, Gentlemen of the West.

You mentioned earlier on that it was Liz Lochhead who discovered your writing… I don’t see Liz very often but I know her. We wrote a play together. It was called Them Through the Wall. It wasn’t very good… she did one family – the snobbish family – and I did the neighbours – the poorer family – and it was badly reviewed, because it wasn’t good. I didn’t really care though, I got £700 for it! I don’t think Liz was too thrilled about it though. And then it went away over to various small towns in Scotland and the cast, they began to alter it to suit themselves. It was quite successful

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with working class people. The last time I saw her, I was up in her house about a couple of years ago. Alasdair and Jim had decided we were all to meet in Glasgow, maybe once a month, just to keep in touch. Tom Leonard was there as well as Archie Hind. And Bernard MacLaverty came once or twice. We weren’t there for any particular reason except to keep in touch. But it fell away. It’s like everthing.

Do you think you have been influenced by Jim Kelman and Alasdair Gray? No I don’t think so. Well, Jim in the beginning wrote a lot about ordinary people, and very, very funny he was. We’re a wee bit alike but I wouldn’t say I ressembled in any way Alasdair’s writing! I don’t want to resemble people’s writing. I can’t remember what they wrote anyway! I thought to myself, I hope Jim doesn’t start talking about his latest book because he sent it to me. It’s about people getting interrogated that have committed terrible atrocities in Bosnia. But they talked in such a fashion I just couldn’t be bothered with it! He’s moving away from the way he used to write, although he says he’s not. But he’ll get published, and he’ll get paid. We always need the money. Well I don’t really need the money any more. What I mean to say is, I always seemed to be waking up through the night wondering how I was going to pay things, you know. That was my life. And now I know I can pay things… at the moment anyway, until I use it up. That’s what the money from my writing has given me: a sense of boredom, not a sense of freedom!

Do you live off your work? Sometimes I would get Art Council grants, so I’ve always managed to have some money in the bank, you know, for a rainy day, and every day it rains but I don’t take it out! But I don’t live as though I’m a writer, I don’t have a writer’s lifestyle. I don’t have the money to have a writer’s lifestyle!

What, or who, inspires you to write? What inspires me? Well, I can only say, the person who inspired me and still does, although I actually can’t copy her or I would, is the American writer Flannery O’Connor. It was Alasdair Gray that sent me the book of Flannery O’Conner’s short stories. She wrote about the Bible Belt. That would be a real inspiration, writing about people in the Bible Belt. Not because you liked them – I don’t write about people that are nice people. They’ve got to be sinners, with a wee touch of goodness here and there, you know. It’s awful hard to say what inspires you. Sometimes it’s just a sentence that comes into my head. For instance, I wrote a short story that was published called “We Don’t Shoot Prisoners on a Sunday”. I don’t know where I got that from, but I said, “I’ll write a story about a Mexican bandit” and I said to Alasdair, “Do you think this is, kinda… ham?” and he said, “No, but it’s very good cheese!” Love stories don’t inspire me, not unless there’s a kind of bitterness about it. Success doesn’t inspire me, but I don’t think it inspires a lot of writers, being successful, or writing about successful characters. The poor people – not necessarily because they haven’t got enough to eat – but the way people can be poor in their minds, and not try for things, and become alcoholics or something like that. These kind of people, I would say, inspire me.

What inspired you to create a character like Arabella? My first husband and I, when we got married, there was a terrible housing shortage, because of the war, and we lived with his brother. It was terrible. When you live with people it’s entirely different from knowing them! There was an advertisement

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looking for people to cultivate the Highlands, so we decided to go up there. Scoraig, that’s where we went. To cut a long story short, we eventually got to live in an old, condemned building, with my daughter of so many months, and Sam and I. (Years later a councillor said, when I was applying for a council house, that you’re not responsible if you did that, especially with a baby, and I began to cry, and that’s how I got my house!) But anyway, we lived next door to an old, bent couple. We lived in terrible conditions, I mean, we had just one room. I don’t know what they had, but I’m quite sure it would’ve been pretty filthy! They kept a pail of urine, or maybe shit outside their door! And you had to run by this to go to another terrible toilet. But they had a daughter. I don’t know what her name was, and she hurled dogs about in a pram. Well, you know people can really love animals, but in this story I’ve made her quite cruel to the dogs, but she’s not aware of it – she’s not aware that she’s anything to be looked down upon. She thinks she’s really it, and she’s full of lice and filth and everything! So she inspired me, this woman, and then somebody said, “I think a lawyer goes up and visits her”, you know. She never had any sanitary inspectors that she put in a barrel of sludge, no, that wasn’t true! But, you know, she did exist. Country people away up in remote places I think are liable to be very peculiar!

Do you have any specific intention when you write? I think when you write stories you want every one of them to convey something. Maybe I try to cut across people’s idea of what’s good, by substituting what’s bad. I don’t consider myself a great writer, by the way! When I read other people’s stuff, I think, “I could never write like that!” I mean, I’m very simplistic. And I said to Jim Kelman, I said, “I think I’m good until I read somebody else’s stuff!” And he says, “Look, don’t think that way. Just think that what you do is what you do. You can’t do what they do, but they can’t do what you do.” My writing has been described as being “good”, “charitable”. I mean, the characters portrayed deserve sympathy. I’m portrayed as a writer who champions the underdogs, in a way. But I don’t do it in an obvious way. And the underdog can turn round and bite you just the same as any other dog! I would say I want to convey people that are condemned in a better light than what people would think, you know, or maybe to make people think, well, these people are human. Something like that.

You told a critic once in an interview that you look for the “treacheries of attitude” in people… Yes, that’s the word I’ve been searching for: treachery. Not on a Hitler-type scale! Treachery, people are treacherous, you’re treacherous yourself sometimes. That just sums it up: that I like to expose the treacheries. But people that are treacherous are not necessarily monsters. They’re not necessarily even evil or wicked. But we’re all treacherous. There’s always somebody we’re letting down. I discover that I’m talking about somebody and then I say, “I hope she disnae find out what I’ve been saying about her!” You know, that kind of treachery. You think you like this person, and yet you’re quite willing to join in and run them down. Send them to the guillotine!

What do you think about your own work? I haven’t been thinking much about it lately – it was a thing that I used to do! That’s why I’m trying to get myself out of this attitude. I have joined a writing group again. Quite often I stick it because I want another night out, just the same as I did at the

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beginning. But I’m always surprised that I get good reviews. I really do get good reviews and I’m not just saying that. Bloomsbury likes what I write, they’ve told me. But I don’t sell like some big glamorous authoress. They take on very famous writers, I mean, they’ve even done the Harry Potter thing! I’m just small-fry! They like what I write, but I’m not going to earn them a lot of money. Alasdair Gray said to me once that he never understood why I didn’t get more publicity, and then he realized it was because I lived in a poor district and I was elderly! It put an awful stamp on me, you know! The idea that people would say, “Oh, we’re no gonnae read her!”

Do you see yourself as being a specifically Scottish writer, or would you rather be seen as a woman writer? Well, maybe I’d rather be seen as a Scottish writer rather than a female writer. I have that kind of attitude – because I’m far from a good person! – that sometimes I would rather read what men write. And I’m supposed to be all for women’s rights, if I’m decent at all. But as far as writing’s concerned, I think that men are getting shoved out of the road now, and it’s the women that are taking over, and you see, I don’t think men are up to much, but I like a male character, if you know what I mean. I think they have to be there these male characters. A lot of writing was brought out about women getting raped by their fathers, which can happen, I suppose, and does happen quite a lot. But I got a bit kind of disbelieving about these women writers who write for women and for women’s causes. They seem to make a meal of it. I can’t explain why I feel this, because I do think women are abused terribly by men, but they’ve got to maybe make it believeable. I mean, most men can’t help being abusive to women, and they might be good husbands, they might be good fathers, but they might also feel, “I’m the boss”, you know. And you get that. I have to live with that attitude as well, or else it’s “clear off!” I would rather just be seen as Scottish, though. I know Scotland. I was born in Scotland. I think the character is entirely different from the English. I don’t know in what way. I think Scottish people are also very treacherous, and they also don’t like you being a success. It’s okay for wealthy people, and people that are already established to be a success. That’s okay because they’re the untouchables anyway, but for the likes of me, I mean, people were totally amazed when I got Gentlemen of the West published because I was just an ordinary person. I even cleaned schools. I did a lot of different jobs apart from being a shorthand typist which was, oh, that was really something! But it’s like: “Who does she think she is? Because I knew her faither.” You know, that kind of attitude? “I knew her faither!” I don’t know if the English are like that. Maybe they’re actually a bit more sophisticated than what we are. Having a wee bit clue what like Scots people are, I would say they’re generous and treacherous and vicious and kindly, as I said in Gentlemen of the West.

Do you ever have your readers in mind when you write? Well no, because, although I’m a female writer, I don’t write what people like female writers to write about. They don’t write about brick-layers for a start, or alcoholics, or even people that are in asylums. I mean, women like romances, and maybe a man would like what I write, but they are few and far between. I think I’m kind of old- fashioned… I know I’m not popular in England.

Do you have any idea who reads your books? Jim Kelman! Jim Kelman and Alasdair Gray!

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You mentioned Flannery O’Connor as an author you enjoy. What other authors do you read? If you limit it to Scottish writers, that might be easier. I don’t necessarily like Scottish writers, but there’s a woman that I really liked – not as much as Flannery O’Connor – and that was the Scottish writer, Jessie Kesson. She was a kind of Flannery O’Connor in a way, only a Scottish one, that wrote about the farmers. She held you. She gripped you. She spoke in an accent that was perfectly understandable but it was particularly Scottish, you know, the East coast. With her you felt like… I wouldn’t say crying, but she struck you as being sympathetic but truthful, and there was a harshness. Alasdair Gray says, “Oh I think you’re better than Jessie Kesson”, but I don’t think so at all! I met Jessie Kesson once. She was typical North-East type, you know, and very regal. She thought she was something and so she was! I remember we were both doing a reading in Stirling and she came in the door with Alasdair, you know, holding on to his arm. I read out “Arabella” and then I read out a chapter from Gentlemen of the West and she said to me, “Ah dinnae like that story about that woman! But I like your story about the boy!” She didn’t like “Arabella”. Maybe it reminded her of herself! But I accepted that. I thought that Arabella was okay, but if Jessie doesn’t like it, that doesn’t mean to say that she’s right.

Do you read Alasdair Gray’s novels? Yes. Although I never read Lanark, because I couldn’t understand it! I could understand the ordinary parts, but when it came to these… monsters, I just said, “I don’t get this” you know? But I know it was a very good book. And quite honestly, Jim’s getting more and more non-understandable!

Have you told him that? No! He gives me books I haven’t read! I would say he’s like Picasso. He used to paint things that people understood. Now it’s all this strange stuff! But Jim’s got a big following. But he did say, “I know people don’t like what I write. But I don’t care. I do it my way, and if they don’t like it…” But I mean he won the Booker! And Alasdair Gray doesn’t understand it either! You know, he doesn’t really like Jim’s writing, but that doesn’t mean to say it’s not good. It must be good. I mean, the publisher’s are not going to waste their money. They would publish Jim before they would publish me! I know Alasdair likes what I write, but I don’t know why he likes it. I think it’s maybe because the characters are… something that he can support.

Up until your latest book, Alasdair Gray had always designed your covers. Why didn’t he design the cover for Bad Attitudes? Bloomsbury were getting fed up with Alasdair Gray designing the covers. Well, I wouldn’t say getting fed up – they wanted a change. And I know what they meant. Alasdair… you can’t mistake Alasdair’s bright colours. And I liked the cover that was used for For the Love of Willie – it was a grey, kind of bleak couple at a window. It was bleak, and I like that. And the cover for Bad Attitudes was just a picture of a close, with a lot of debris in it, and I liked that. Maybe it all boils down to the fact that I like bleak situations. But always with humour, you know, bleak and humorous. You see Alasdair, he’s great, but he does think that people are going to do what he tells them! And he would say, “Let me know and I’ll design the cover.” And I thought, well, “that’s great!”, you know?

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At the end of your collection of short stories, People Like That, you include a short autobiography, “Marching into the Highlands and into the Unknown”. Was there a particular reason for this? Do you consider yourself to be one of those you call “People Like That”? That was Alasdair Gray! He got on to Bloomsbury. The editor – who was under Alasdair – said she didn’t think I should include that story. And I didn’t think I should include it either. It’s a bit “look at me, look at what I’ve done” and I didn’t think it was anything great. “Marching through!” – it wasn’t like going to Africa or going through the jungle! And I was a wee bit sheepish about it myself, but Alasdair said, “No, no, that’s a good story”, so it was included. Maybe Alasdair thought I was one of those “people like that”! Yes, well, I suppose I am one of these strange people, the kind of characters in my stories. Yes, maybe I did include it for that reason!

Your first book, Gentlemen of the West, is narrated through a male-voice… I find that the male voice has sometimes got more depth and more humour in it. The females… we talk a lot of rubbish at times, you know, the females are more talkative. They’re quite comfortable being talkative, and they don’t think they’re boring but maybe they are, where males are inclined – I’m not saying they are all the time – to talk with a certain authority. Maybe that’s why I wrote through a male. And then I did a follow-up to that one, it was Like Birds in the Wilderness. That was the one book that never got mentioned or talked about at all. It was like a child that I had that was never successful. I never feel inclined to read it or anything. I just shun that book! I thought it might have the same interest as Gentlemen of the West, only it was in a different setting. And I remember I wasn’t well this day – I’d had the flu or something. But I was getting reviewed on the radio, so I got up and sat waiting for this review. And then the woman said, “And I don’t understand. What does she mean? A brick-layer? Who ever heard of a brick-layer going out with somebody that works in an office?” That was the review! And then they laughed. And so I just said, “I hate that book!” And I’m always saying I’ll read it again just to see how bad I thought it was, but I can’t be bothered. I had thought it was quite humorous though.

Your characters are quite often on the margins of society: the homeless, tinkers, people suffering from nervous breakdowns, the mentally ill, alcoholics… For me these people are interesting. The failures are always more interesting than the successful people. If somebody said to me, “Write about so and so. He’s made a great career, and he’s worked hard and he’s done well and he deserves it,” I would say, “He sounds a right bore to me!” I prefer to write about people that are just condemned, maybe, from the start. You know, maybe their environment, or their parents or they don’t have a chance and they end up being despised. I prefer to give people like that a voice. But it’s because they’re funny as well, you know. Even people that are in an asylum. I thought there was a lot – when Peggy [For the Love of Willie] was in an asylum – that was very funny. It was nasty, but funny.

Humour is very present in your portrayal of such characters… Well, I think readers would be more interested. You have to have a wee bit of humour in dark stories. Some people say to me, “Your characters are awful dreary at times.” I say, “Well that’s the way I want them!” But I feel like saying, “But do you no think they’re funny?” I always like to temper my stories with humour. I would love to write a story like Flannery O’Connor’s, “A Good Man is Hard to Find”. It was so horrific, but funny. And then Alasdair Gray said, “Yes, but you wrote “The Lighthouse”, didn’t you?” That was rather a chilling story. I don’t think it was even funny. Then I got

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kind of all superstitious about it, in case something happened to my… You know, when you write about kids getting murdered, you’re asking for trouble! But no… I mean my son was dead long before that. That story was based more on my brother and me. Of course nothing happened like that, but I always had to watch my brother because I was seven years older than him and well, my mother and father went away playing bowls, especially on holiday, and I would have to be dragging along with him! It was a shame for him more than it was a shame for me!

Do you see yourself in any of your other characters? I saw myself in A Working Mother. This woman, she deserves sympathy but she was quite hard, and although I didn’t really think I was quite as hard, I thought there was something… cheeky about her. And maybe that’s what I try to be at times. Maybe I succeed, I don’t know. Maybe I say cheeky things but really I’m quite soft! Betty ends up getting her kids taken off her, and she says at the end of it, “After all they are mine. They’ll be back because they’re mine.” But she didn’t really realise that was her getting left for good. Because she wasn’t a good mother, but she wasn’t such a bad mother either. She wasn’t a cruel mother, just a neglectful mother, I think… if I can remember it!

What does your family think of your writing? Sometimes you suspect that they don’t think anything at all and then they say something once in a blue moon. They say, “Yeah, we’re proud of you.” But they’re not a family that’s inclined to say things like that, you know… being Scottish!

What are you writing at the moment? Well, it’s short stories. I don’t know if they’ll appeal. I’ll send them to Alasdair Gray first. He always tells the truth! I’m writing about strange people, people on the edge, people that society doesn’t like very much. At the moment I’m writing a story about a boy who hates his stepfather and his stepfather’s a drunk but he kids on he’s not and everybody thinks he’s wonderful. And then a lot of women are getting raped in the district, especially a lot of elderly women and spinsters! And so this boy that’s telling the story, he just all of a sudden thinks that it’s his stepfather that’s the rapist, because he hates him that much and he wants him to be! He starts following him about. And he waits outside pubs for him to see what he does when he comes out. And it ends up just his stepfather going home and falling asleep on the chair! He says, “Oh damn it!” He wants him to be the rapist, because he’s going about all black and blue with the beatings he gets from this man! But it’s not completely serious, you know. But I’m trying to bring in the fact that this rapist probably doesn’t even exist! In these people’s minds, you know, they’re elderly, they would like a wee bit of glamour in their lives, you know what I mean? Maybe not all people that get raped hate it. But they don’t even get raped! But something comes out of the boy’s spying on his stepfather. I don’t know whether to make the stepfather be a gay, or wear women’s clothes, something like that. 1. An account of this period in Owens’s life is given in her short autobiography, “Marching to the Highlands and Into the Unknown”, in Owens, A., People Like That, London, Bloomsbury, 1997 (1996), pp. 169-176. 2. First published in Cencrastus, no. 4, 1980-81, pp. 24-25. 3. Gifford D. & McMillan D., A History of Scottish Women’s Writing, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1997, p. 626. 4. Hendry Joy, “Finding Truth in Hard Times”, The Scotsman, 11-05-96, p. 16.

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5. Stark L., “Agnes Owens’s Fiction: Untold Stories”, in Christianson, A. & Lumsden, A. (eds.), Contemporary Scottish Women Writers, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2000, p. 111. 6. Gifford D., op. cit. p. 625. 7. Owens A., Gentlemen of the West, Edinburgh, Polygon, 1984, p. 116. 8. Term used by James Kelman in New Edinburgh Review, no. 108, 2001, p. 59. 9. Wallace G., & Stevenson, R. (eds.), The Scottish Novel Since the Seventies, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1994, p. 218. 10. MacDiarmid H., “Empty Vessel” in Riach, A. & Grieve, M. (eds.), Hugh MacDiarmid: Selected Poems, London, Penguin Books, 1994, p. 19. This poem was inspired by the anonymous ballad, “Jennie Nettles”. 11. Bergson H., Le rire: essai sur la signification du comique, Paris, PUF, 2006 (1940), p. 106. 12. Stark, L. in Contemporary Scottish Women Writers, p. 112. 13. Both short stories are published in O’Connor, Flannery, The Complete Stories, London, Faber and Faber, 1990. 14. Asals F., Flannery O’Connor: The Imagination of Extremity, Georgia, University of Georgia Press, 1982, p. 89. I refer you to the interview published here. Agnes Owens is particularly interested in – and inspired by – the works of Flannery O’Connor. She also explains that Alasdair Gray sees common traits in their writing. 15. Owens A., Kelman, J., Gray, A., Lean Tales, Edinburgh, Polygon, 1985, p. 284.

AUTHOR

JANE GRAY Institut d’études politique de Bordeaux

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Atelier Écosse SAES

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Un étrange étranger L’Irlandais Thomas Mulock, journaliste radical dans les Hautes Terres d’Écosse, 1849-1851

Christian Auer

Lorsque Thomas Mulock arrive dans les Hautes Terres d’Écosse au début de l’été 1849, il découvre une région meurtrie par plusieurs années consécutives de récoltes désastreuses dont la survie économique ne dépend que du Central Board1, la structure mise en place en février 1847 pour venir en aide à la paysannerie des Highlands. C’est dans ce climat de profonde instabilité que Thomas Mulock va commencer à mettre ses talents de journaliste et de polémiste au service de la cause de ceux qu’il considère comme les victimes du système pernicieux mis en place par les élites foncières des Highlands. Mulock peut être qualifié à la fois d’étrange et d’étranger. Étranger, Mulock l’était par son origine : il naquit à Dublin en 1789 d’un père irlandais et d’une mère suisse2. Etrange ensuite, Mulock le fut par la richesse et l’ambivalence de son personnage de même que par le caractère parfois contradictoire de ses prises de position. Son souci constant de se mettre en scène, qui se manifesta surtout par le biais d’une profusion de discours à la rhétorique élaborée, constitue l’un des traits essentiels de sa personnalité. Mulock considérait que son statut « d’étranger » lui conférait une position particulière qui lui permettait d’observer et d’analyser les problèmes auxquels étaient confrontées les Highlands avec davantage de pertinence, d’objectivité et de recul : « my very strangership has been of service to me ; for, if I have had more to learn, I have not had to divest myself of either the antipathies or the predilections which cleave closely, though, I admit, naturally to the minds and affections of the Scottish people3 ». Avec le lyrisme si caractéristique de la presse de l’époque, le Northern Ensign de Wick présenta Mulock comme un étranger providentiel surgissant de l’ombre pour soulager les souffrances du Highlander. Grâce à sa détermination et son éloquence, Mulock allait enfin dénoncer le système d’oppression et de tyrannie qui écrasait la paysannerie des Highlands4.

1 Avant de procéder à l’analyse de la rhétorique de Mulock, je souhaiterais mentionner quelques indications d’ordre biographique. Après des études à Oxford, Mulock décide de se rendre à Liverpool où il ouvre un cabinet d’avocats. Il commence à manifester un certain intérêt pour la presse qui se traduit entre autres par une série de lettres

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publiées dans la Literary Gazette sous le pseudonyme de « Satan ». On retrouve ensuite sa trace à Genève puis à Paris où, au début des années 1820, il donne des conférences sur la littérature anglaise. À son retour en Angleterre en 1822, il décide de fonder une église baptiste à Stoke-on-Trent. Il quitte Stoke en 1831 pour reprendre son existence de voyageur. Après des séjours à Londres et à Liverpool il arrive en Écosse en 18495 à l’âge de soixante ans pour apporter sa collaboration au Inverness Advertiser, un journal qui vient de faire son apparition sur la scène de la presse écossaise.

2 Il me semble qu’il est nécessaire ici de faire une brève parenthèse afin de donner quelques précisions sur la presse des Highlands de cette époque. En juillet 1849, la capitale des Highlands comptait deux journaux, le tout jeune Inverness Advertiser6 et le Inverness Courier7, qui avait été créé en 1817. Le Courier et le Advertiser tiraient en moyenne à mille cinq cents exemplaires, ce qui constituait un tirage moyen pour la presse régionale. En ce milieu de dix-neuvième siècle la presse avait pris conscience du poids et de l’importance qu’elle avait dans la société. C’est avec fierté que le Inverness Courier pouvait écrire que « We have come to a time when the power of the press in public opinion is felt, and its position as one of the necessary social institutions recognised8 ». Le Advertiser, qui soutenait les thèses défendues par l’Église Libre d’É cosse, avait été créé en partie pour rétablir l’équilibre par rapport au Courier dont les positions en faveur de l’Eglise établie étaient bien connues9 mais aussi dans le but de réagir au soutien inconditionnel du Courier pour les élites foncières10. Pour en revenir à Thomas Mulock, j’ajouterai simplement qu’en janvier 1850, il accepta de devenir le rédacteur en chef du Inverness Advertiser à condition d’avoir la pleine et entière responsabilité de la politique éditoriale11. Il exerça ses nouvelles responsabilités jusqu’à la fin du mois d’avril 1850 et son départ pour le Northern Ensign de Wick où il resta jusqu’en août 1851.

3 Il convient tout d’abord de remarquer que l’immense érudition de Thomas Mulock lui permit d’aborder un nombre de sujets d’une grande variété. Il consacra d’innombrables articles aux questions religieuses et éducatives. Dans un pamphlet qu’il fit paraître en 1850, il expliqua pourquoi l’Écosse disposait d’un système éducatif de qualité supérieure à celui de l’Angleterre : « [the present system of education in Scotland] is incomparably superior to the English system, for it is popularly framed so as to diffuse education among the poor ; whereas the English system […] conceded education as a privilege for the rich » (The Vindicated Value, p. 23). Il se pencha avec régularité sur les questions de politique étrangère : dans une longue lettre adressée au Scotsman en août 1849, Mulock estima que la Grande Bretagne se devait de venir en aide à la nation hongroise, qui, en avril 1849, avait proclamé son indépendance. On notera encore que les théories politiques de Mulock pouvaient comporter des remarques d’une grande pertinence, comme l’atteste la réflexion suivante : « The general principle of non- interference with the internal affairs of nations is a sound rule of safety which admits of few exceptions » (The Vindicated Value, p. 25). Parmi les autres thématiques abordées par Mulock je me contenterai de citer des questions aussi diverses que l’application de la peine capitale, l’expansion des lignes de chemin de fer ou encore la navigation à vapeur dans les Hébrides12. Mais il est indiscutable qu’il marqua surtout l’histoire des Highlands de son empreinte par la causticité et la virulence de ses commentaires et de ses prises de position sur la situation politique et sociale des Hautes Terres en se positionnant d’emblée comme le défenseur passionné de la cause de la paysannerie et

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son corollaire, l’accusateur impitoyable des élites foncières. Ce fut là son combat principal pendant les deux années qu’il passa dans les Highlands.

4 Dès son arrivée dans les Highlands, Mulock souhaita se rendre compte par lui-même des difficultés auxquelles étaient confrontés les paysans des domaines de l’ouest de la région. Dans la préface de son ouvrage The Western Highlands, Mulock indiqua d’ailleurs que ses commentaires étaient le fruit d’une observation locale attentive et d’enquêtes approfondies sur le terrain. À la fin de l’année 1849, il rencontra et recueillit les témoignages des familles expulsées du hameau de Sollas sur l’île de North Uist. Mulock tenta également de démontrer que les paysans des Highlands, contrairement à ce qu’affirmait la presse favorable aux élites foncières, étaient en fait contraints à émigrer par les propriétaires. Loin de se contenter de construire ses articles à partir de communications transmises par des correspondants locaux, une pratique courante dans la presse victorienne, Mulock n’hésita pas à se déplacer dans les villages et les hameaux les plus reculés pour partir à la rencontre de ceux qui ne s’exprimaient que rarement dans la presse. Il n’est pas excessif de le considérer comme un authentique journaliste d’investigation.

5 Mulock ne cessa d’affirmer qu’il souhaitait observer la situation des Highlands avec impartialité et objectivité : on ne peut que constater qu’il ne s’agissait là que de louables intentions qui ne furent nullement suivies d’effet. Certes Mulock savait à l’occasion reconnaître et apprécier les efforts dont faisaient preuve certains propriétaires pour venir en aide à ceux qui travaillaient leurs terres13. Mais ses multiples articles témoignent avant tout de son aversion pour les propriétaires des Highlands qu’il qualifiait de « despots » (The Western Highlands, p. 18) et de « delinquents » (p. 30) et de sa profonde empathie pour les paysans, présentés comme de pauvres créatures persécutées, abandonnées à leur sort et déracinées. C’est ainsi que dans une des lettres qu’il adressa à Lord Macdonald, Mulock critiqua « the rank injustice – the barbaric despotism – the palpable defiance of all Christianity – which mark every moment of those Highland proprietors who openly avow their settled purpose of thinning their tenantry by means of forced emigration » (p. 17). Comme l’indique le foisonnement de termes comme « oppression », « despotisme », « esclavage » ou « persécution » qui figurent dans la préface de l’ouvrage que Mulock consacra aux Highlands, le réquisitoire se perdait parfois dans une dérive manichéenne qui paradoxalement écornait la force et la crédibilité de la démonstration. À titre d’exemple, je mentionnerai un extrait d’un article publié en janvier 1850 sur les déficiences de la loi sur les pauvres : « In every city, town, village, hamlet, or isolated abode of poverty, we can trace the operation of that insatiable covetousness, which prostrates the poor beneath the feet of opulent oppressors14 ». Cette dichotomie oppresseur-opprimé figurait au centre du combat de Mulock, comme en témoigne l’épigraphe de l’ouvrage qui recensait les articles que Mulock consacra aux Highlands. La citation est extraite de l’Ecclésiaste : So I returned, and considered all the oppressions that are done under the sun : and behold the tears of such as were oppressed, and they had no comforter ; and on the side of their oppressors there was power ; but they had no comforter. – ECCLES. 4.1. (The Western Highlands, préface)

6 Je viens de faire référence à l’un des autres éléments essentiels de la prose de Mulock, son profond ancrage religieux. Mulock n’eut de cesse de dénoncer la collusion entre les pasteurs de l’Église établie d’Écosse et les élites foncières. Rappelons ici que l’Écosse venait de vivre l’un des épisodes les plus importants de son histoire religieuse avec le

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schisme de 1843 qui aboutit à la création de l’Église libre d’Écosse et qui institutionnalisait les profondes divergences entre le parti des modérés et celui des évangéliques. Pour Mulock il ne faisait guère de doute que la conspiration ourdie par les élites foncières et l’église presbytérienne n’avait d’autre but que d’expulser les Highlanders de leurs terres. Dans un article paru en août 1849, il identifia, avec une ironie cinglante, les trois forces qui contraignaient le Highlander à émigrer : The factor of either insolvent or griping proprietors ; the all-absorbing sheep- farmer ; and, the minister of the Established Church, who, piqued by the disruptionist estrangement of his former flock, is now desirous of consigning them to Canada, or indeed any region under Heaven, they leaving their little lands behind them, of which the said minister may obtain a compensatory slice for his patriotic efforts in the cause of emigration. (« Highland Clearings », 28 août 1849)

7 Les élites foncières et l’église presbytérienne ne furent pas les seules cibles de Thomas Mulock ; il adressa également ses philippiques contre la structure mise en place en février 1847 pour venir en aide aux habitants des Hautes Terres15. Le passage suivant, extrait d’un des nombreux articles consacrés à la question, est caractéristique de la rhétorique de Mulock : l’ironie et l’hyperbole furent en effet certains des procédés qu’il affectionna tout particulièrement : The rigour of Pharaoh’s taskmasters towards the Israelite burden-bearers is abundantly tested in Holy Writ, and yet it fell far short of the iniquitous and intolerable severity of the Relief Board ; for bitter as was the bondage of the hard- worked children of Abraham, we have it clearly on record that they did eat bread to the full – thus plainly proving that even the implacable enforcers of the orders of the Egyptian tyrant, never went the starvation lengths of a Christian committee of destitution relievers16.

8 Mulock se plaisait également à ridiculiser ses adversaires en mettant à nu la duplicité de leur raisonnement. Le passage suivant, extrait d’une lettre datée de juillet 1850, dans laquelle Mulock s’adressait directement au propriétaire d’un domaine de l’île de Skye, témoigne de sa grande maîtrise de l’art de l’ironie : The princely M’Alister wishes to shop off to the wilds of America 477 people who owe him £450, and to effect this humane object he is willing to “sacrifice” £1200, which would discharge three times the accumulated arrears of twenty years, and enable the poor people to cultivate the lands where ancestral generations have lived and died ! Ah, Mr Alister of some Argyle ilk, how should you like to be transported against your Scottish will from Torrisdale to Torronto [sic] ? How painful would be the compulsory packing up of a laird’s moveables, bairns inclusive ? […] just imagine the Duke of Sutherland under orders for a backwood location […] the mistress of the robes breathing a mournful adieu to the “old country”, and about to exchange the Almack’s for a tea party in an improvised log- hut ! (The Western Highlands, p. 232)

9 Je souhaiterais à présent revenir sur la personnalité de ce pamphlétaire hors du commun. Mulock avait une haute opinion de sa personne et ne supportait pas que l’on puisse mettre en doute la sincérité de son engagement en faveur de la communauté des Highlands. Les mois qui suivirent la naissance du Advertiser furent particulièrement riches en lettres qui se félicitaient de voir qu’un journal osait enfin s’opposer à l’idéologie dominante. Ainsi, le 13 novembre 1849, une lettre, signée « Sympathy », félicita le journal pour avoir brisé la loi du silence et osé critiquer le système « monstrueux » et « barbare » qui vidait les Highlands de leur population17. Il est clair que de telles lettres ne pouvaient que renforcer l’image de défenseur des opprimés que souhaitait se donner le Advertiser. Certaines des lettres adressaient directement leurs

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louanges à Thomas Mulock, du temps où ce dernier assurait les fonctions de rédacteur en chef. On assistait parfois à un échange de congratulations, le journal félicitant le correspondant pour la pertinence de son analyse et le correspondant félicitant le journal pour le courage de ses prises de position (« The Lochalsh Emigrants », 13 novembre 1849). On ne sera donc pas surpris d’apprendre que Mulock ne supportait pas la contradiction, ce qui explique sans doute la brièveté de sa collaboration avec ses deux employeurs dans les Highlands, le Inverness Advertiser et le Northern Ensign.

10 Je souhaiterais m’arrêter quelques instants sur les circonstances de la rupture entre Mulock et le Advertiser. Mulock déclara qu’il s’était résigné à démissionner car le journal ne l’avait pas rétribué à la juste mesure de ses services, une raison qui n’explique que partiellement la décision de Mulock de mettre un terme à sa collaboration avec le Advertiser. Mulock se vit également reprocher d’avoir été un rédacteur en chef « difficile à gérer » et « gênant18 » ce qui m’incite à penser que le propriétaire du Advertiser souhaita se séparer de Mulock dont la prose radicale et les multiples attaques à l’encontre des élites foncières avaient vraisemblablement fini par l’indisposer. Mulock informa les lecteurs du Advertiser de sa décision par une lettre qu’il fit parvenir au Inverness Courier, un journal qu’il n’avait pourtant cessé d’attaquer et de dénigrer pour ses prises de position en faveur des élites foncières. Le Courier, qui se fit un plaisir de publier une lettre qui faisait état des problèmes internes de son concurrent, présenta le document précédé de la brève introduction suivante : Mr Mulock is under the painful necessity of publishing the following letter in order to explain the grounds which he is constrained to seek some other medium for his communications upon Highland subjects than the Inverness Advertiser19. Suivait la lettre de Mulock adressée au propriétaire du Advertiser : On looking over the Advertiser of this morning, I find, to my great surprise and dissatisfaction, that […] the unwarrantable liberty has been taken of mutilating and garbling my writings, for which I was emphatically responsible […] I must now inform you, that it will be impossible for me to afford any countenance or support to a journal whose proprietor should arbitrarily and disingenuously suppress Truths and Facts to subserve his personal purposes. My connection, therefore, with the Inverness Advertiser is more than editorially closed. (The Vindicated Value, p. 47)

11 Ce document appelle deux remarques. On notera tout d’abord que la fidélité journalistique, si je peux me permettre d’utiliser une telle expression, n’était pas une des caractéristiques de la presse de l’époque victorienne. Les journalistes en effet changeaient régulièrement d’emploi et pouvaient proposer leur collaboration à des publications défendant des lignes éditoriales différentes ; cette pratique se trouvait facilitée par la règle de l’anonymat qui était encore bien en vigueur en ce milieu de dix- neuvième siècle. La deuxième remarque que je souhaiterais formuler concerne plus précisément le contenu de la lettre de Mulock. On y apprend en effet que Mulock aurait été victime de la censure du propriétaire du journal. Il ne fait aucun doute que la forte personnalité et l’indépendance d’esprit de Mulock, ne pouvaient s’accommoder d’une telle pratique ; la rupture entre les deux personnes était donc inévitable. À ce moment- là, peut-être Mulock n’était-il pas sans ignorer qu’il allait partir dans le nord des Highlands pour rejoindre le Northern Ensign de Wick. Il précisa d’ailleurs un peu plus tard qu’il avait accepté de prendre la rédaction en chef du Ensign à la seule condition que ses articles puissent apparaître dans leur forme originelle20. À partir de juin 1850, ce fut Wick qui devint le centre de l’opposition sans concession aux élites foncières. Bien que le Advertiser continuât à défendre la cause de la paysannerie des Highlands, la

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fibre combattante du discours et la virulence du propos perdirent graduellement de leur intensité.

12 Puis soudain, sans qu’il fût possible d’en déterminer les raisons exactes, Mulock changea radicalement d’opinion. En avril 1851, alors qu’il avait toujours affirmé que l’émigration représentait le mal absolu, il recommandait aux Highlanders de quitter leur pays ; il renonçait au combat qui avait été le sien pendant près d’un an et demi et semblait avoir accepté l’idée qu’il était vain de lutter contre un processus qui lui semblait maintenant inéluctable. Mulock recommandait l’émigration non pas parce qu’il pensait qu’il s’agissait de la meilleure solution mais parce qu’il estimait que c’était la moins mauvaise. Son constat était particulièrement amer : We advise them [the Highlanders] to think seriously of VOLUNTARY EMIGRATION, renouncing all expectation of having their miseries mitigated by an upspringing of justice and liberality on the part of the proprietors of the soil. Escape for thy life, we would solemnly say to every poor Highlander ground down by heartless landlords and fraudulent factors21.

13 La mort dans l’âme, avec le lyrisme qui le caractérisait si bien, Mulock livrait son testament journalistique : « Emigration […] is the only alleviation of present distress and deeper prospective calamity, and in the total absence of all domestic hope, we must honestly exhort the poor Highlanders, whose fast friend we have shown ourselves to be, to prepare for eternal exile22 ». Nous ne disposons que de fort peu d’informations sur les motivations réelles qui poussèrent Mulock à quitter les Highlands, vraisemblablement en août 1851. Une personnalité aussi forte et affirmée que celle de Mulock ne pouvait que susciter critiques et attaques de toutes sortes. Lorsque Mulock était parti rejoindre le Northern Ensign, le Inverness Advertiser ne s’était pas fait prier pour donner la parole à des lecteurs qui raillaient l’ancien collaborateur du journal. L’un de ces correspondants avait ironisé sur la prolixité de Mulock et sa propension obsessionnelle à écrire des lettres « to prime ministers, Irish viceroys, Highland lairds, factors, ministers, corn-growers, lawyers, old red-sandstone geologists, town-clerks, priests, merchants, parochial-boards, charitable institutions, poor ratepayers, pedlars, paupers23 ». Mais cette fois-ci les critiques furent d’un autre ordre : Mulock se vit immédiatement reprocher d’avoir abandonné la cause des Highlands et d’avoir cédé devant la toute puissance des élites foncières. Ces accusations déclenchèrent l’indignation de Mulock qui s’étonna que l’on pût douter de la sincérité de son engagement, lui, le seul qui avait eu le courage de s’élever contre les abus des propriétaires. Il justifia l’évolution de sa position en soulignant qu’après mûre réflexion il ne voyait d’autre issue que l’émigration volontaire à laquelle, précisait-il, il ne s’était jamais opposé. Il accusa d’irresponsabilité les journalistes qui s’y opposaient en les qualifiant de « gribouilleurs superficiels » et de « demeurés24 ».

14 Deux ans après son départ des Highlands, Mulock fit acte de résipiscence par le biais d’une lettre qu’il envoya au duc de Sutherland25 dans laquelle il regrettait d’avoir pu écrire des articles qui pouvaient laisser penser qu’il avait appelé à la sédition : I now plainly perceive that my ardent zeal in behalf of parties whom I believed to be oppressed, prompted me to an acrimonious strength of expression which may have winded the existing breach between unhappily conflicting interests. So far as my writings may have conduced to this result, I do not hesitate to avow that I was in error. Peace is the only security for prosperity among mankind ; and to weaken concord is to inflict injury26.

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15 Mulock présentait ses excuses au duc et à sa famille pour les torts qu’il leur avait causés, une démarche qui fut saluée par le Advertiser. Le journal en profita pour réaffirmer que les critiques que son ancien rédacteur en chef avait formulées à l’encontre des propriétaires avaient bien souvent été trop acerbes : « it is indisputable that Mr Mulock, in those lucubrations which he inserted in the Advertiser during the interregnum that ensued upon the lamented death of its first editor, and still more in those which he afterwards published through another channel was occasionally too vehement and rabid. » (« Mr Mulock and his Sutherlandshire Letters », 8 novembre 1853).

16 Il est indiscutable que le personnage de Thomas Mulock marqua de son empreinte l’histoire de la presse victorienne. Son bref passage dans les Highlands et sa participation active à deux des journaux les plus radicaux d’Écosse furent remarqués par l’ensemble des historiens qui ont étudié la période. John Prebble voit en lui un visionnaire excentrique (The Highland Clearances, p. 237, p. 268), Eric Richards, l’auteur d’une volumineuse étude sur les clearances, estime qu’il fut le journaliste le plus virulent de son époque (The Highland Clearances, p. 409), James Hunter le décrit comme un critique éloquent des élites foncières27 et enfin Tom Devine le considère comme l’un des contestataires les plus acerbes des restructurations économiques mises en œuvre par les propriétaires des Highlands28. Il n’a pas été dans mon intention de signer un portrait hagiographique de Thomas Mulock car on ne saurait oublier qu’il fut un personnage complexe, instable, excessif, parfois contradictoire et profondément imbu de lui-même. Elihu Rich n’est sans doute guère éloigné de la vérité lorsqu’il écrit que « by nature he [Mulock] was a despot, intellectually, socially, religiously and politically » (« Thomas Mulock : An Historical Sketch », p. 438), une analyse qui trouve une illustration parfaite dans les quelques lignes suivantes : The real explanation of the distastefulness of my interposition in Scottish matters is the narrow-mindedness of the Scotch themselves, who, being puffed up with undue national pretension, are prone to undervalue whatever is not hammered upon their own anvil ! […] I have been snarled at by divers parties who are incapable of appreciating the high-minded zeal that springs from genuine independence and impartiality29.

17 Comme je l’ai déjà souligné à plusieurs reprises, le style de Mulock s’accommodait mal de la demi-mesure : on ne sera donc guère surpris de la causticité du propos. Ce qui est par contre plus étonnant c’est que Mulock semblait avoir redécouvert son statut d’étranger ; doit-on pour autant en déduire que l’empathie avait fait place à la distanciation ? Cette interprétation serait excessive car il me semble qu’il conviendrait plutôt d’y lire la volonté de Mulock d’établir une distinction entre les deux Écosses, celle des Lowlands, proche de l’Angleterre et celle des Highlands, dont il avait sincèrement tenté de comprendre les caractéristiques et la spécificité culturelle.

18 Le lecteur moderne cependant appréciera les qualités d’un authentique homme de lettres : une remarquable érudition, une indiscutable maîtrise de la langue, un vocabulaire vigoureux et un style incisif où chaque mot était destiné à faire mouche. Même si l’on peut déplorer son foisonnement stylistique et sa propension à l’auto congratulation on ne saurait mettre en doute l’honnêteté des prises de position de l’Irlandais Thomas Mulock en faveur de la communauté des Highlands. Comme nous l’avons déjà noté par ailleurs, la presse d’Inverness avait été, jusqu’à la naissance du Inverness Advertiser, consensuelle et surtout très respectueuse des élites foncières. Par sa faconde, son engagement, sa passion, sa verve et sa fougue, Mulock apporta un

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souffle nouveau à la presse des Highlands et même si ses diatribes furent parfois excessives et rédigées dans un style déclamatoire et emphatique, il n’en reste pas moins qu’il fut l’un des premiers à attaquer de front la classe des propriétaires, à écouter et à donner la parole aux sans voix de l’histoire et à remettre en cause la « pensée unique » qui prévalait en ce milieu de dix-neuvième siècle dans les Hautes Terres d’Écosse.

NOTES

1. Le nom complet qui fut donné à cette structure est le suivant : Central Board of Management of the Fund for the Relief of the Destitute Inhabitants of the Highlands. 2. Les éléments biographiques au sujet de Thomas Mulock sont basés sur les sources suivantes : Rich E., « Thomas Mulock : An Historical Sketch », Transactions of the Royal Historical Society, vol. IV, 1876, pp. 424-438 ; Prebble J., The Highland Clearances (1963), Harmondsworth, Penguin, 1969, pp. 239-269 ; et Mulock T., The Vindicated Value of Scottish Education : being a Series of Articles Reprinted from the Inverness Advertiser, Inverness, Keith, 1850. 3. « The Emigration from Lochalsh, Glenelg and South Uist » , The Inverness Advertiser, 25 décembre 1849. 4. The Northern Ensign, 4 septembre 1850. 5. Son nom apparaît pour la première fois dans les colonnes du Advertiser le 28 août 1849, à l’occasion de la publication d’une lettre signée Thomas Mulock et intitulée « Highland Clearings ». Il est permis de penser que Mulock arriva en Écosse en juin car un article daté du 10 juillet nous apporte un indice quant à sa possible présence au sein de l’équipe du Advertiser depuis juin : « Our career as a northern journalist is still limited to abrief month’s duration ». « The Poor’s Assessment Controversy », The Inverness Advertiser, 10 juillet 1849. D’autres lettres datant de juillet portent sa marque (leur style est en effet très proche de la prose de Mulock), en particulier la lettre signée Cromwell du 31 juillet ou celle signée « A reader in North Uist » du 24 juillet. 6. The Inverness Advertiser, Ross-shire Chronicle, and General Gazette for the Counties of Elgin, Nairn, Cromarty, Sutherland, Caithness, and the Isles. 7. The Inverness Courier and General Advertiser for the Counties of Inverness, Ross, Moray, Nairn, Cromarty, Sutherland and Caithness. 8. The Inverness Courier, 25 mai 1847. 9. Voir Mackay dans Noble J., Miscellanea Invernessiana, Stirling, MacKay Eneas, 1902, appendice, p. 39 ; Grant J.R., The Newspaper Press, Its Origin, Progress and Present Position/The Metropolitan Weekly and Provincial Press, vol. 3, Londres, George Routledge et fils, 1872, p. 551 ; ou Mitchell dans North J.S., The Waterloo Directory of Scottish Newspapers and Periodicals, 1800-1900, vol. 1, Waterloo, North Waterloo Academic Press, 1989, p. 762. 10. Voir Cowan R.M.W., The Newspaper in Scotland, a study of its first expansion, 1815-1860, Glasgow, G. Outram et compagnie, 1946, p. 295. 11. « Mr Mulock told that he was ready to render the required aid, but that the only way he could co-operate was by exercising a proper and complete control over the editorship of the paper […] to this Mr France acceded ». Mulock T., The Vindicated Value, p. 47. 12. Mulock T., The Western Highlands and Islands of Scotland, Socially considered, with Reference to Proprietors and People : Being a series of Contributions to the Periodical Press, Edimbourg, Menzies, Inverness, 1850, p. 162-228.

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13. « Reported Liberality of some Highland Proprietors », The Inverness Advertiser, 25 décembre 1849. 14. « Highland Clearings », The Inverness Advertiser, 28 août 1849. 15. Central Board of Management of the Fund for the Relief of the Destitute Inhabitants of the Highlands. 16. « Present Destitution in the Hebrides – Highland Relief Board », The Inverness Advertiser, 5 mars 1850. 17. « The Lochalsh Emigrants », The Inverness Advertiser, 13 novembre 1849. 18. The Inverness Advertiser, 11 juin 1850. 19. Lettre publiée dans le Inverness Courier du 25 avril et reprise dans le pamphlet de Mulock, The Vindicated Value, p. 47. 20. « The Inverness Advertiser and its own commissioner », The Northern Ensign, 5 décembre 1850. 21. The Northern Ensign, 10 avril 1851. 22. The Northern Ensign, 7 août 1851. 23. « Highland Destitution », The Inverness Advertiser, 12 novembre 1850. 24. « Mr Mulock’s Alleged Inconsistency on the Subject of Emigration from the Highlands », The Northern Ensign, 4 septembre 1851. 25. Le Courier lui-aussi mentionna la lettre de Mulock en précisant qu’il se réjouissait de constater que Mulock avait l’honnêteté de reconnaître ses erreurs : « This gentleman has made the amende honorable to the Duke of Sutherland for some wholesale charges brought against his Grace respecting the management of his northernestates. We are glad to see that he has had the magnanimity to acknowledge his error ». « MR MULOCK », The Inverness Courier, 10 novembre 1853. 26. « Mr Mulock and his Sutherlandshire Letters », The Inverness Advertiser, 8 novembre 1853. 27. Hunter J., The Making of the Crofting Community, Édimbourg, John Donald Publishers, 1976, p. 67. 28. Devine T.M., The Great Highland Famine, Édimbourg, John Donald Publishers, 1988, p. 135, p. 176. 29. « Mr. Mulock’s Alleged Inconsistency on the Subject of Emigration from the Highlands », The Northern Ensign, 4 septembre 1851.

AUTEUR

CHRISTIAN AUER Université de Strasbourg

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Strange, Stranger and Estrangement English Visitors to Scotland in Early Nineteenth-century Fiction

Andrew Monnickendam

Much Romantic-era fiction is based on the trope of strangeness and familiarity. The Waverley-like wanderer is thrown into confusion when he encounters the exotic flora and fauna that thrive on the periphery of his united kingdom. However, less well- known – but deserving equal attention – is the strategy of other writers of the period who adopt and reverse the trope in a remarkable way. Not only do they explore the nature of northern Britain, but also process the narrator’s reactions in order to defamiliarise his/her own views and cultural background. In other words, what is foregrounded is not simply life beyond the “stupendous barrier” – as Scott put it – but the psychology of the incomers. The writers whose work will be used to illustrate this paper are Mary Brunton, Susan Ferrier and Christian Isobel Johnstone.

1 I would like to begin my paper with references to two key moments in English literary history. The first comes from Waverley (1814). The eponymous hero has crossed the border, passed through Edinburgh and beyond, is now in chapter seven when he sees “a blue outline in the horizon” (p. 73), which is perhaps not the first colour which one associates with Scottish weather and mountains. This simply pinpoints its enormous symbolic importance, starting with the Scottish flag itself. In Perthshire, the Highlands are getting nearer until they have “swelled into huge gigantic masses, which frowned defiance over the more level country that lay beneath them. Near the bottom of this stupendous barrier, but still in the Lowland country, dwelt Cosmo Comyne Bradwardine.” (p. 73) Critical attention to this fragment dwells on the stupendous barrier. In the much-used binary reading, Highlands/Lowlands, head/heart, progress/ history and a host of other relationships manifest themselves to the reader, but I believe there are many more interesting things here than the critical commonplace. First of all, Scott, if he is indeed the narrator, anthropomorphises the mountains so that they frown with defiance. This challenges the reader to come to some kind of understanding, but presumably it forecasts Waverley’s lack of understanding – even at the novel’s conclusion – of the people, events and places he has encountered. This lack might arise from Waverley’s own simplistic ideology based precisely on binaries such as civilisation/primitivism; but if they have become, as I stated, critical commonplace, it is

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the reader-cum-critic who is also at fault because the Highlands frown defiantly at him/her, remaining, in spite of everything one expects from a Bildungsroman, a stupendous barrier. At this key moment, Scott is very clear in his politics of location: there are three at least; the RP country of Edward himself, though that is debatable too; the Lowlands and the Highlands. To him, therefore, is the mystique of a lowland rose – a white rose – any less exotic than Flora?

2 The second moment of defiance comes in the opening Telemachus chapter of Ulysses (1922). Joyce’s almost Swiftian obsession with bodily secretions makes itself apparent when debunking a romantic – to borrow a phrase from Yeats – and its literary outpouring. Buck Mulligan picks up a handkerchief and states: “The bard’s noserag. A new art colour for our Irish poets: snot-green. You can almost taste it, can’t you?”(p. 11) The bard of the revival, or post revival, no longer emits sweet sounds from the mouth but secretes from his nose. Such provocation is added to the fact that the outsider in this case is a dreadful Sassenach, Oxford educated, who visits the National Library, speaks Gaelic; in Mulligan’s words “He’s English [...] and he thinks we ought to speak Irish in Ireland.” (p. 21) Haines believes that history is to blame for colonialism and that both new Ireland and Britain should have one common objective: to keep their country out of the hands of German Jews. Bloom will soon make his entrance. Anti- Semitism is highlighted as a major ideological pillar of Haines’s thinking. Undeniably, the fact that the most despicable person, for his rabid anti-Semitism, is simultaneously a fervent upholder of Gaelic culture whilst being an outsider reflects a complex project on Joyce’s behalf. It likewise inevitably frowns defiance at the reader. Why? I believe that in both novels the reader is most likely to be an outsider, ingenuous like Waverley or a meddling do-gooder like Haines, and probably a member of the English reading classes. The message in Scott is quite muted, but in Joyce it is much clearer: don’t make judgements about us; we’d probably be better off without you. Are we being asked to return back beyond the stupendous barrier? Are we being told our otherness prevents us from understanding what occurs? Are we being told that our lack of understanding turns us into primitive essentialists?

3 It would be fair to say that there is a book to be written on the extent to which the historical romance estranges its readers rather than simply entertains them. With the example of Waverley at hand, no one seems willing to contest the belief that its narrator informs and educates both himself and reader about Scotland, its landscape, its habitants, its language and its customs in the most positive of ways. To give some indication of this, of how ignorance rather than understanding is central to Romantic- era fiction, I will turn to three of Scott’s contemporaries as test-cases: Mary Brunton, Susan Ferrier and Christian Isobel Johnstone.

4 Mary Brunton (1778-1818) completed two novels: Self-Control (1811) and Discipline (1814), whose titles reflect the author’s deep religiosity. The little that we know about her comes from the Memoir written by her husband, Alex. It contains fascinating views on women and literature, and on Scott in particular. In the memoir we find a double- edged comment which helps us to understand her, but at the same time, subtracts from interest in her work. I suspect that one of the common literary devices used by Scott’s contemporaries was to say that they were engaged in writing their novel when Waverley was published. Her brother, William Balfour, reports that this was indeed the case, that she sat up till she had finished the novel, which left her with an ambivalent

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feeling: she admired it so much that she “ forgot at first how much the plan interfered with her own.” He goes on: I endeavoured to convince her that the bias which Waverley would give to the public taste might prove more favourable to her plan; that public curiosity would be roused by what that great master had done; that the sketches of a different observer, finished in a different style, and taken from entirely a different point of view, would only be the more attractive, because attention had previously been directed to their subject. (p. 33)

5 She returned to work and published her novel in December 1814. Was Balfour right or wrong in his assessment? To a certain extent he is right to say that Waverley’s knock- on effect was tremendously powerful, but what he unfortunately could not have perceived was how little attention has been paid to the entirely different point of view of Scott’s contemporaries, whether it is a question of style or point of view. For Brunton’s comment contributes to the consolidation of Scott as the master-artist whose contemporaries are merely dabblers, followers or disciples. They have no originality at all. Literary history has confirmed this. Yet, with a little more perspicacity, another story emerges. In a letter to William, dated April 21, 1815, included in the memoir, she states categorically that the Highlands were “quite the rage” (p. 39), yet this is not necessarily a sign of submission to Scott. In a similar way, when she says that in writing Discipline “I have ventured unconsciously on Waverley’s own ground” (p. 38) this does not signify that it is Scott’s alone for ever more. Indeed, things which are fashionable, quite the rage, come in and go out of fashion. I would argue that Brunton is perhaps reiterating the literary trope of discovery, authority and authenticity, the most famous example of which is Scott’s fishing-tackle story, which is precisely that: a story, which has been transmitted as factual at the expense of any contemporary who, like Brunton, used the same, or at least similar, devices. Second, unlike Scott, Brunton had already published a three-decker three years earlier, Self-Control, therefore she, unlike Scott, had no need to authenticate herself as a novelist.

6 Self-Control combines a Clarissa-like tale of pursuit which the Scottish narrator suffers at the hands of the dreadful English aristocracy: corrupt, bankrupt and licentious. Terrible things go on: masked balls, gambling, Turkish dances etc. However, the most frightening incident, narrated with great skill, is the assault on the female body. Mary Brunton’s moralising has several bases, but the first, which is rather different from Scott, is her belief that the ruling classes are unfit to rule; they exercise no self-control because they have no moral values, no religion. They even have to borrow money from their theoretically poorer relatives whom they despise. The sentence which follows the comment that the Highlands were the rage is followed by a series of comments on the didactic nature of fiction, applicable to both her novels. Her mentor might prefer Tory “old money” but she definitely believes that old money should cede its position to the more dynamic, vigorous middle-classes. Scott’s political allegiances are disputed, so here I am limiting myself to the belief shared by many of Scott’s contemporaries, and then most influentially by Lukács, that Scott is basically sympathetic to the plight of the poor but primarily paternalistic.

7 In addition, Brunton is radically different from Scott in two other aspects. The first is to use a woman as the centre of attention and plot her experiences. Whereas Waverley has no direction, Brunton’s heroine has clarity of mind and religion – and large doses of luck – which keep her out of trouble. Furthermore, the geography changes too. Instead of a southerner going north, we have a sturdy lass going south and eventually

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returning, safe and sound, to her idealised Highlands, where “never friend found a traitor, nor enemy a coward.” (p. 438) Clearly, no cattle-rustling or blackmail exists here. The novel therefore predicts Scott’s own The Heart of Midlothian (1819), where he takes up the model of his female contemporaries.

8 What, then, is the point of this exercise in literary reversals? I believe there are two which merit our consideration. Why does she use a woman’s voice and a woman as heroic centre? In part, it is a nostalgic glance back at the fiction “by a lady” of the latter decades of the eighteenth and beginning of the nineteenth century which Scott will do so much to eliminate. Second, its insistence on using England rather than the Highlands as the battleground challenges the Waverley parameter. To readers south of Perthsire or Manchester, what is estranged is the English establishment. For her, the English country-house is simply a den of vice. To a moderate, logical reader, Brunton’s England has more in common with pre-revolutionary France than anywhere else, in the sense that English culture, whether in plays, novels or cook-books, associates excess with France; what would Restoration comedy be without a fop? In the case of Mary Brunton, the Scottish values that could rescue a diseased ruling-class are not republican but presbyterian. Her Highlands are as much – if not more – a spiritual reserve than a natural one. Vice should be kept out as much as possible; it should not be allowed to pass the stupendous barrier.

9 Susan Ferrier (1782-1854) published Marriage a few years later, in 1818. The book can become rather confusing because it is often difficult to keep track of its enormous gallery of characters who tend to be types from a contemporary Commedia dell’arte rather than fictional characters or real people; hence we have the vain female, the religious female, maiden aunts, bossy women who henpeck their husbands, sensible women, the bluestocking and so on, who all have different ideas and experiences of marriage. However, the one I would like to examine first is Juliana, a name with a Rousseau-like origin. She turns out to be a bad mother, flippant and irresponsible, as we shall see, but Ferrier, when introducing her as a marriageable young girl, shows her very much as a victim of patriarchy: The Earl [her father] was too much engrossed by affairs of importance, to pay much attention to any thing so perfectly insignificant as the mind of his daughter. Her person he had predetermined should be entirely at his disposal, and therefore he contemplated with delight the uncommon beauty which already distinguished it; not with the fond partiality of parental love, but with the heartless satisfaction of a crafty politician. (p. 5)

10 This is a strident affirmation of the female body as property at the disposal of its owner. Her refusal to marry the husband he proposes angers him immensely. She is upset that she is supposed to marry an ugly man, who, to her horror, is almost as old as her father. He is greatly irritated that her unworldliness prevents her from seeing what is for him the most obvious fact of life for people of their class: marriage is principally for the aggrandisement of property. Her belief in the romantic nature of marriage comes from her excessive reading of novels written “by a lady”. Her delight at the prospect of elopement fulfils the most romantic possibility fiction offers in its most romantic of settings: Scotland. Lady Juliana was transported with joy and begged that a letter might be instantly despatched, containing the offer of a visit: she had heard the Duchess of M. declare that nothing could be so delightful as the style of living in Scotland: the people were so frank and the manners so easy and engaging: Oh! It was delightful! (p. 6)

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11 However, things don’t turn out as expected. The gloomy castle is actually cold, draughty and gloomy. The weather doesn’t correspond to Thomson’s poem The Seasons. Her delicate stomach won’t tolerate broth and the smell of herrings nauseates her. The idea of living on a “thriving farm” (p. 65) would kill her. So she returns south. Ferrier’s witty debunking of images of Scotland would indicate that she belongs to that sturdy tradition that warns young ladies of the dangers of reading romances. Here, Waverley territory is mocked: an impressionable female, of the Waverley sort, finds reality is unlike the romance described by Scott in poems and fiction; rather than estrangement, she is completely alienated. Juliana complains, later in the novel: Then, what can I do with a girl who has been educated in Scotland? She must be vulgar – all Scotchwomen are so. They have red hands and rough voices; they yawn, and blow their noses, and talk, and laugh loud, and do a thousand shocking things. Then, to hear that Scotch brogue – oh heavens! I should expire every time she opened her mouth! (p. 189)

12 She has gone from one exaggerated belief to its polar opposite: Scotland is no longer the land of romance but a country inhabited by clods. One version is as nonsensical as the other, but both are powerful sets of beliefs. It is to everyone’s advantage that Juliana-like figures stay south of the stupendous barrier.

13 Ferrier’s England is rather similar to Brunton’s: indolence rules, morals are non- existent. Saintsbury (p. 314) greatly admired one character in particular in this novel, and this is the Rev. Redgill. He is red at the gills because he spends so much time eating and drinking. When asked to compare England and Scotland, he replies that Scotland is far superior to England because “One would think the whole nation [England] was upon a regimen of tea and toast.” The superiority is limited to Scottish breakfasts; he adds, “[t]he people I give up – they are dirty and greedy – the country, too, is a perfect mass of rubbish – and the dinners not fit for dogs.” (p. 237) Instead of other people’s souls, he is concerned with his own stomach. After a ball has been going on all night, he is terribly worried about the consequences: not that a maiden’s honour is at stake or an elopement might ensue; no, perhaps the cook will oversleep and his prized breakfast will be served later than it should, or even worse, not be available at all. What is this caricature in aid of? We could think briefly of Jane Austen, a writer to whom both Saintsbury and Oliphant (1882, pp. 238-249) compare Ferrier. Her Ministers of the church are mildly rambunctious, but in the end, whether the Rev. Elton in Emma or Rev. Collins in Pride and Prejudice, they have some saving grace. But for Ferrier, for whom subtlety is not really a virtue, her English Reverends have none, they are beyond the pale. This is in strong contrast to the real religion that Ferrier and Brunton believe to be the pillar of Scotland’s moral superiority. However, what I have found remarkable is that neither gives much significance to ministers as male figures of authority. If true religion resides in the female, this is partly because both are greatly influenced by Mary Wollstonecraft; Marriage is the clearest example of this. Many of Juliana’s frivolities form part of Wollstonecraft’s tirade against her contemporary women: their attitude to breast-feeding, their love of dogs more than of their children, their obsession with clothes and parties, their ridiculous ideas about love and so on. To conclude, one of the many moral interpolations in Marriage, though this one comes from the pen of her friend Charlotte Clavering, makes this clear: Female education was different from what it is now. Female education was little attended to, even in families of the highest rank; consequently, the ladies of those

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days possess a raciness in their manners and ideas that we should vainly seek for in this age of cultivation and refinement. (p. 221)

14 A much more serious writer than Ferrier is Christian Isobel Johnstone (1781-1857). Although her prose is dotted with sardonic humour, she displays a clear belief that fiction should engage with political questions central to Scottish life: religion, militarism, the Highlands, are but a few. In 2003, I had the honour to edit her novel Clan-Albin for the Association of Scottish Literary Studies. The novel begins with the standard homage to Scott, but has two interesting additions. One, is to spotlight the didactic role of fiction, presumably a reference to Edgeworth, and the other is to highlight the importance of a female figure “who returned from France to an insular and solitary reference.” (p. 2) This is Lady Augusta, the novel’s ideologue. I presume that her importance is foregrounded in the Advertisement to remind the reader not to be too carried away by the romance and the young lovers, but instead to listen to Augusta’s words of wisdom. Augusta is Augustan, the voice of reason that goes unheard in a greedy, modern age. Johnstone is a die-hard liberal thinker, and it is therefore no surprise to find that the United States is the country of liberty and wealth to which her impoverished clansmen emigrate en masse. Whereas the young hero states that “One cannot help rejoicing that so many have reached another region, where the woods will afford that clemency and protection which are denied at home” (p. 86), she believes that these economic migrants will soon forget their roots. Chapter 11 consists of a long exposition of her ideas, which try to account for the malaise that underlies modern Scotland. Her liberal beliefs are partly the cause for her making a strong Presbyterian schoolteacher – the major actor of the Kailyard to come – a figure of ridicule, particularly as concerns belief in predestination. During a debate amongst believers of various churches, an amiable Highlander tries to be nice by saying “ ‘Son of God! – send us all to meet in heaven at last, Papist and Protestant.’ Buchanan’s eyes gleamed with holy zeal while he said, – ‘Impossible.’ ”(p. 75) This humorous poke at doctrine demonstrates her lack of faith in Presbyterianism and, in a most peculiar move, Johnstone allows Buchanan’s daughter to convert to Catholicism. Thus, unlike Ferrier or Brunton, religion in Scotland is not portrayed in a positive light at all. I would go farther and add that Johnstone deconstructs the Kailyard before it has been properly planted.

15 I used the word malaise because it is not that easy to pinpoint what exactly has gone wrong, according to Johnstone, with Scotland. In addition, Johnstone often presents opposing arguments without giving us a resolution. At the same time, from her Augustan perspective, sentimentality or turning the clock back are no alternatives at all. Jacobitism is definitely not an option for a liberal. Johnstone knows that emigration is inevitable and that the Highland estates will be taken over by incomers. Therefore, it comes as no surprise to see them as objects for scorn. They have picnics, go on walks etc. along the lines that Lady Juliana had imagined and which would become the standard perception of Balmoral. One figure in particular is singled out for ridicule and this is the nouveau riche Montague, who has the grand idea of painting his newly- acquired Scottish residence white. However, these visitors, whether characters in the book or the readers of the book, will see their own practices estranged in a mildly amusing manner. Johnstone has her venom ready for the worst of offenders: the renegade, Archibald Gordon: He was a man between thirty and forty; of fashionable appearance and formed manners. In England he affected the Highland Chieftain; in the country the man of

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fashion, – one who knew life, and loved to enjoy it. His history and characters was that of hundreds in England; in the Highlands it was summed up in few words; - “He has put out fifty smokes.” (p. 135)

16 This individual will turn out to be the devil incarnate. It is hard to escape the conclusion that Johnstone is harking back to a period when lairds were lairds and principles were principles, and this is, to a certain extent, true. But I believe that timing is of the utmost importance. What is crucial to us as readers or scholars is the realisation that this portrait of the unscrupulous laird is written precisely at the same time that Waverley fashion and Scottish novel reading have acquired enormous cultural and economic status.

17 All three writers truly admired Scott: Brunton is very explicit; Ferrier’s attachment to Scott is documented in her correspondence, in Scott’s journal and Lockhart’s biography/hagiography; Johnstone argued that Scott is a universalist outstanding in his portrayal of women characters, and therefore of greater importance to the cause of women than Edgeworth. Although the situation looks confusing and possibly contradictory, I believe a simple explanation can be offered. For all three ladies, Scott’s Scotland is now out of control – the excesses of George IV’s visit are just a few years off. They can laugh at its absurdities, but at the same time it is for them all a serious matter; hence reader and subject must be estranged.

18 Other perceptions are possible. One of the most odious would stem from the duplicitous, condescending nature of Archibald Gordon which transforms estrangement into ridicule and hate. Otherwise, readers can sit on the sidelines and observe Scotland like a spectator sport. The most brilliant example of this phenomenon comes from the pen of Margaret Oliphant in her late novel Kirsteen (1890). In a scene which encapsulates both Victorian stereotypes and the tourist industry as a whole, Lord John is watching a Highland dance: But all their impertinences were brought to a climax by Lord John, one of the family, who ought to have known better “Don’t you know,” he said, “it’s my mother’s menagerie? We have the natives once a year and make ’em dance. Wait a little till they warm to it, and then you see what you shall see.” (v.1: p. 112)

19 Joyce’s Haines, an enthusiast for Ireland and its culture is even more unsatisfactory, as his knowledge should enable him to cross the stupendous barrier but simply leads to an enormous superiority complex and the desire to tell others how they should think and act.

20 I would conclude by stating that whatever angle we take, the stress in Scott and his contemporaries falls on the frown and on defiance to a much greater degree than the picturesque Highlands which are so closely associated with them and their works, and consequently on estrangement rather than romantic engagement. It is impossible to fully understand any human endeavour, and crossing the stupendous barrier is never going to be an exception, but the minimum we can do is be aware of our limits and fallibility, something which neither Haines, Waverley and many other readers-cum- critics from all different perspectives have fully heeded.

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BIBLIOGRAPHY

Works cited

Brunton Alex, “Memoir” in Brunton Mary, Discipline, London, Richard Bentley, 1842.

Ferrier Susan, Marriage, a Novel, Herbert Foltinek (ed.), Oxford, Oxford University Press, 1997.

Doyle John A. (ed.), Memoir and Correspondence of Susan Ferrier, London, John Murray, 1898.

Johnstone Christian Isobel, Clan-Albin, Andrew Monnickendam (ed.), Glasgow, ASLS, 2003.

Joyce James, Ulysses, Harmondsworth, Penguin, 1984.

Lockhart J. G., Memoirs of the Life of Sir Walter Scott, Bart. (7 volumes), Edinburgh, Cadell, 1837.

Oliphant Margaret, Kirsteen – The Story of a Scotch Family Seventy Years Ago, Leipzig, Bernard Tauchnitz, 1891. —, The Literary History of England in the End of the Eighteenth and Beginning of the Nineteenth Century, vol. 3, London, Macmillan, 1882.

Saintsbury George, The Collected Essays and Papers of George Saintsbury 1875-1920, vol. 1, London- Toronto, J.M. Dent & Sons, 1923.

Scott Walter, Waverley; or, ‘Tis Sixty Years Since, Andrew Hook (ed.), Harmondsworth, Penguin, 1985.

Wollstonecraft Mary, Political Writings, Todd, Janet (ed.),London, William Pickering, 1993.

AUTHOR

ANDREW MONNICKENDAM Autonomous University of Barcelona

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Les demandeurs d’asile en Écosse

Edwige Camp-Pietrain

La politique d’immigration est réservée aux institutions britanniques. Ces dernières ont décidé en 1999 de disperser les demandeurs d’asile sur le territoire, notamment en Écosse. C’est donc là que certains d’entre eux résident, dans l’attente de l’obtention du statut de réfugié selon les termes de la Convention de l’Organisation des Nations-Unies (ONU) de 1951, c’est-à-dire en raison des persécutions qu’ils subissaient dans leur pays d’origine, pour des motifs ethniques, religieux ou politiques. Or les institutions écossaises décentralisées, Parlement et exécutif, créées en 1999, sont théoriquement compétentes pour tous les aspects de la vie quotidienne des Écossais, et appliquent des politiques spécifiques, notamment en matière de santé, éducation et logement. Si elles sont responsables de ceux qui ont obtenu le statut de réfugié, leur capacité d’action en faveur des demandeurs d’asile est toutefois limitée, ce qui génère des tensions politiques.

1 Après avoir présenté le profil et la situation des demandeurs d’asile en Écosse au début de l’année 2006, nous traiterons deux points controversés : leur intégration et le sort des demandeurs déboutés.

Profil et situation des demandeurs d’asile en Écosse

Selon l’enquête la plus récente, réalisée à la demande de l’exécutif écossais en 20041, 10 000 réfugiés et demandeurs d’asile résident en Écosse. Ils représentent plus de 50 nationalités et 90 langues. Les effectifs les plus nombreux proviennent d’Iran, Irak, Pakistan, Turquie, Afghanistan, Congo et Somalie. Près de la moitié parlent deux langues. Trois sur quatre ont entre 25 et 45 ans. 54 % sont des hommes. Plus de la moitié vivent en couple avec des enfants. 80 % ont terminé un cursus d’études secondaires, et 28 % ont fait des études supérieures.

2 La plupart arrivent au sud de l’Angleterre, où ils sont pris en charge par le National Asylum Support Services (NASS), service spécialisé du ministère britannique. Celui-ci conclut des contrats quinquennaux avec les collectivités locales et les organisations non gouvernementales (ONG) volontaires. Il finance alors les loyers, mais la politique du logement relève des nouvelles institutions. La ville de Glasgow a été la plus

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accueillante, car elle disposait de plus de 2 000 logements vacants à Sighthill, Kingsway, Castlemilk, Toryglen, Cranhill. La Young Men’sChristian Association ( YMCA) héberge également des demandeurs à Glasgow (Red Road, Ballornock).

3 Les demandeurs d’asile sont transportés par car jusqu’en Écosse. Ils se voient remettre une brochure, Welcome in Glasgow, élaborée en plusieurs langues par la municipalité et les ONG, afin de présenter la vie pratique en Écosse. Ils sont ensuite conduits dans leur logement, et non pas dans des hébergements temporaires.

4 Ensuite, les demandeurs attendent l’instruction de leur dossier. La loi de 1968 permettait aux collectivités locales écossaises de leur apporter une aide financière. À partir de 1999, l’administration britannique leur distribua des bons. Ces bons furent critiqués car ils étaient souvent envoyés à une adresse erronée, stigmatisaient leurs utilisateurs, ne donnaient pas lieu à un rendu de monnaie, et étaient donc souvent échangés clandestinement, à un taux défavorable2. Ces bons ayant été créés par le Parlement britannique, le Parlement écossais n’était pas compétent pour les supprimer, comme il l’a souligné en réponse à une pétition d’ONG3. En avril 2002, ces bons furent remplacés par des versements en argent par le NASS. Cependant, le montant de l’aide ne fut pas réévalué : elle représentait 70 % du revenu minimum, comme les bons (soit 38 £ par semaine en 2003), alors qu’elle équivalait autrefois à ce dernier. Qui plus est, en 2004, le gouvernement britannique supprima le complément de 50 £ par semaine accordé après six mois pour couvrir les frais de remplacement des biens, estimant qu’il était plus facile de faire des économies avec de l’argent qu’avec des bons. Le Parlement écossais n’est pas habilité à voter des compléments4. Les demandeurs qui n’ont pas déposé de dossier dès leur arrivée sur le sol britannique n’ont pas accès aux aides de NASS, et sont pris en charge par des ONG.

5 Entre 1999 et 2002, les demandeurs d’asile avaient le droit de travailler au cours des six premiers mois ; se posait alors, pour les plus qualifiés, le problème de la justification de leurs diplômes et du versement des frais d’accès à certaines professions, par exemple les 40 £ pour se faire enregistrer comme enseignant auprès du General Teaching Council. En juillet 2002, ce droit fut supprimé ; seules les activités bénévoles sont autorisées, avec défraiements. En conséquence, l’emploi constitue la première préoccupation des demandeurs d’asile, devançant l’attitude des résidents à leur égard. L’ONG Positive Action in Housing souligne que certains sont contraints de travailler dans l’illégalité pour des salaires horaires de 75 pence, tandis que d’autres basculent dans la pauvreté5.

6 L’enseignement, la santé, la police et l’aide judiciaire relèvent des nouvelles institutions. Un des premiers problèmes à traiter a été celui du manque d’interprètes dans ces différents secteurs. En matière d’enseignement, l’inscription des enfants dans l’école de leur quartier est rapide. L’accès à l’Université est plus difficile, car il faut justifier d’un diplôme de fin d’études secondaires, et payer des droits d’inscription très élevés comme tout étranger non ressortissant de l’Union européenne, sans avoir accès aux aides. Les services de santé ont mis en œuvre des dispositifs particuliers pour traiter les pathologies les plus fréquentes, notamment les problèmes psychologiques. La police a dû réorienter son action vers la prévention plutôt que la répression. Quant au conseil juridique, l’Écosse comptait peu de juristes spécialisés. Qui plus est, c’est souvent en Angleterre, à leur arrivée sur le sol britannique, que les demandeurs ont pris contact avec un avocat, ce qui pose problème lorsqu’ils sont transférés en Écosse.

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7 Cependant, les demandeurs continuent à dépendre du NASS, et doivent se rendre en Angleterre (Croydon ou Liverpool) pour la gestion de leur dossier, car le bureau de Glasgow ne dispose pas de ce type de pouvoirs6.

8 80 % des demandeurs d’asile à Glasgow ont obtenu une décision favorable, la moyenne britannique étant de 50 % à l’issue de la procédure d’appel7. Ils ont alors le droit de travailler et de se former, avec des aides. La loi de 2005 crée cependant une période probatoire de 5 ans, au cours de laquelle ils peuvent encore être expulsés. Quant à ceux qui voient leur demande refusée, ils doivent quitter le territoire. Lorsque le NASS estime qu’ils pourraient fuir pour éviter la reconduite à la frontière, elle les transfère dans le centre de rétention de Dungavel (South Lanarkshire), ouvert en septembre 2001 dans une ancienne prison. Dès lors, c’est le gouvernement britannique qui est responsable des aspects sociaux et éducatifs dans ce lieu clos, dépourvu de services juridiques.

9 La situation des demandeurs d’asile est donc ambiguë, puisque leur sort dépend des services britanniques, mais leur vie quotidienne est du ressort des institutions décentralisées. Deux questions ont exacerbé les tensions politiques.

L’intégration des demandeurs d’asile en Écosse

La présence sur le sol écossais de ces demandeurs d’asile fut diversement accueillie. À partir de 2000, 6 000 demandeurs arrivèrent rapidement dans des logements sociaux de Glasgow (chiffre le plus élevé de toute la Grande-Bretagne), dont 393 familles à Sighthill. Ils n’étaient pas groupés selon leur provenance. La collectivité locale de Glasgow ne pouvait décider de leur affectation la première année. Elle dut travailler dans l’urgence, manquant de personnes qualifiées. Les dirigeants écossais, qui se prévalent de l’absence de racisme dans leur société8, n’avaient pas anticipé l’intégration sociale des arrivants.

10 Or les habitants des quartiers pauvres de Glasgow eurent l’impression que ces étrangers étaient favorisés par l’attribution d’un logement et de bons. Certains journaux populaires prétendirent que les demandeurs d’asile avaient droit à 300 £ par semaine9. Plus généralement, les journaux utilisèrent le registre de l’émotion, par l’emploi d’un vocabulaire particulier dans leurs articles (vague, afflux), et surtout dans leurs éditoriaux10. Les thèmes de la campagne électorale britannique de juin 2001 furent peu favorables aux demandeurs d’asile.

11 Les tensions s’accentuèrent au printemps 2001. La commission pour l’égalité raciale rapporta que la quasi-totalité des enfants des demandeurs d’asile étaient victimes d’attitudes xénophobes ; elle recensait une forte hausse des incidents à caractère raciste11. La municipalité de Glasgow voulut réagir fermement à l’un d’entre eux, en expulsant de leur logement les parents d’enfants agressifs envers des demandeurs d’asile, contre l’avis des ONG et du SSP (Scottish Socialist Party) qui craignaient d’attiser le ressentiment. Deux réfugiés palestiniens furent agressés à Sighthill. Le Lord Provost de Glasgow rencontra les principaux organismes. La police de Strathclyde multiplia les patrouilles de prévention avec des interprètes. Un festival multiculturel fut organisé. Ces tensions culminèrent en août 2001 avec le meurtre d’un jeune réfugié kurde, Firsat Dag, à Sighthill.

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12 Dès lors, les Écossais réagirent, d’autant qu’un réfugié somalien avait déjà été assassiné à Édimbourg en 1989. La réaction immédiate fut symbolique : le Premier ministre, des ministres et les leaders de l’opposition se rendirent à Sighthill. Le Prince Charles fit de même, dans le cadre de ses actions caritatives en matière de logement. Dès la fin du mois, une manifestation unitaire contre le racisme et la pauvreté fut organisée.

13 Charles Gordon, leader de la municipalité de Glasgow, ouvrit le dialogue tant avec les demandeurs d’asile qu’avec les résidents. Il mit fin à la concentration des premiers à Sighthill. Selon un bilan présenté au Parlement en 2002, dans le cadre du Glasgow Asylum Support Project, les demandeurs d’asile étaient enregistrés auprès des services de santé, éventuellement accompagnés d’un suivi psychologique et ils disposaient d’un interlocuteur au sein de la police de Strathclyde12. De plus, leurs enfants étaient inscrits à l’école dans les deux semaines suivant leur arrivée. En 2005, selon l’ONG Save the Children, 34 écoles de Glasgow proposaient un enseignement de l’anglais comme langue étrangère et les enfants de moins de 5 ans étaient pris en charge. Ce dispositif n’était pas exigé, et donc pas financé, par le NASS, mais était conforme à la loi votée par le Parlement écossais en 200013.

14 La municipalité de Glasgow a accru les moyens financiers à destination des quartiers pauvres, tant ceux qui, tel Glasgow North (où se trouve Sighthill) étaient intégrés dans une social inclusion partnership (qui bénéficient de moyens pour favoriser les partenariats entre organismes publics et privés afin de prévenir l’exclusion) que ceux qui ne l’étaient pas, comme Maryhill, Pollok, Govan. Dès 2001, la municipalité augmenta ses fonds de 20 000 £ dans ces derniers, l’exécutif prévoyant une hausse de 700 000 £ dans les premiers, pour développer la prise en charge des enfants et l’intégration par la maîtrise de la langue14.

15 La municipalité de Glasgow souligna l’apport économique des demandeurs d’asile pour la ville. En 2004, selon un rapport commandé à des économistes, ils générèrent l’équivalent de près de 400 emplois, et 7 millions de livres de revenus salariaux15.

16 L’exécutif écossais était jusque-là peu impliqué dans un domaine réservé16. En janvier 2002, il créa un forum d’intégration des réfugiés écossais, présidé par le ministre de la justice sociale, puis des communautés, qu’il chargea officiellement des demandeurs d’asile. Ce forum est responsable des réfugiés, et permet de coordonner, pour en améliorer la qualité, les actions en faveur des réfugiés et demandeurs d’asile, notamment celles des ONG, tel le Scottish Refugee Council (SRC), seul organisme national de conseil aux demandeurs d’asile. Ce forum publia un plan d’action, comportant 57 objectifs, qui firent l’objet de deux rapports d’étape en 2003 et 2005. Selon ce dernier, l’exécutif estime avoir dépensé 10 millions de livres depuis 2001 pour l’intégration des demandeurs d’asile, les réfugiés, mais aussi pour les communautés locales17.

17 La moitié de cette somme est destinée à la formation. L’exécutif a augmenté de 1 million de livres la dotation de Glasgow pour financer l’enseignement de l’anglais aux enfants. Il annonça dès septembre 200118 un financement substantiel aux établissements de formation professionnelle afin d’encourager des formations dans des domaines techniques ou en langue anglaise, qu’il s’agisse de découverte ou de remise à niveau. Ainsi, il a assoupli ses conditions de remboursement aux établissements d’enseignement professionnel des droits d’inscription des demandeurs d’asile. Il aide ces derniers pour l’acquisition de livres et le financement des trajets. Il travaille aussi à

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améliorer la reconnaissance de leurs qualifications, en établissant des équivalences, avec l’Anniesland College et la chambre de commerce de Glasgow.

18 Près de 90 % des demandeurs d’asile voudraient rester en Écosse si leur demande aboutit19. Or l’exécutif incite les jeunes étrangers diplômés des Universités écossaises à s’installer en Écosse pour pallier la baisse de la démographie (Fresh Talent Initiative), en accord avec le ministère britannique de l’intérieur20. Il ne peut inclure les demandeurs d’asile dans ce dispositif, malgré les pressions répétées et unanimes du Parlement écossais21. L’exécutif en est réduit à maximiser les opportunités22. Il a mis en place un programme, First Bridges, qui permet aux demandeurs d’asile d’effectuer des stages de 3 mois, dont ils pourront se prévaloir s’ils obtiennent le statut de réfugié23. Il a financé l’embauche de demandeurs d’asile en tant que bénévoles par le bureau de conseils juridiques, administratifs et financiers (Citizens’ Advice Bureau) de Maryhill, une première au plan britannique, étendue depuis à Parkhead et Pollok24. Il soutient le recrutement de réfugiés dans les professions médicales et enseignantes, ce qui implique leur identification, mais aussi leur formation complémentaire en anglais et dans leur spécialité25. Il s’agit de les encourager, et de faire face aux pénuries de personnel en Écosse, tout en s’adaptant à la diversité croissante des usagers. Le SRC embauche également des demandeurs d’asile comme béné-voles et des réfugiés comme permanents, ce qui lui permet aussi d’avoir une meilleure connaissance de leur situation.

19 Le logement constitue le deuxième secteur, auquel l’exécutif a consacré 4 millions. Il a agi par l’intermédiaire des collectivités locales, et par des organismes qu’il finance, son agence chargée du logement, Communities Scotland, et les ONG, SRC, ainsi que Positive Action in Housing, gérée par des minorités ethniques, pour dénoncer les discriminations. SRC aide aussi les demandeurs d’asile ayant obtenu le statut de réfugiés, car ils perdent alors leur logement à l’issue du premier mois26.

20 En matière de santé, l’exécutif a favorisé le recensement des besoins des demandeurs d’asile et des ressources des personnels, ce qui doit déboucher sur un plan d’action en 2006. Il encourage la formation des personnels en contact avec des demandeurs d’asile.

21 En outre, il a engagé des discussions avec les représentants des juristes écossais (Law Society of Scotland, Scottish Legal Aid Board) pour améliorer la formation de ceux qui travaillent avec des demandeurs d’asile. Il a accéléré dès juillet 2002 le remboursement de leurs frais spécifiques, comme la traduction.

22 En septembre 2002, et en mars 2003, l’exécutif a mené une campagne contre le racisme, intitulée One Scotland, Many Cultures,en partenariat avec les ONG. Cette campagne visait les médias en général, les jeunes (sports, stages), mais aussi chaque ministère, invité à améliorer ses pratiques. L’exécutif estime qu’elle a permis une prise de conscience de l’existence de racisme27. Au Parlement, Paul Martin, député de Glasgow Springburn, où se trouve Sighthill, organisa un débat destiné à réhabiliter l’image de ce quartier, en soulignant les efforts accomplis28.

23 Le racisme persiste néanmoins. En 2004, Save the Children nota la hausse d’incidents à caractère raciste à Glasgow, d’après les élèves et la police29. Oxfam rapporta un sondage écossais de MORI selon lequel plus de 80 % des personnes interrogées estimaient qu’il fallait protéger les personnes persécutées, mais seules 11 % pensaient que les demandeurs d’asile étaient bienvenus30. Lors de la campagne électorale britannique de mai 2005, caractérisée par une nouvelle escalade verbale à l’encontre

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des demandeurs d’asile, le SRC mena une enquête à Dundee qui ne comptait que 3 demandeurs pris en charge par le NASS ; le droit d’asile était pourtant perçu comme le principal enjeu31. Ces deux organismes imputèrent ces résultats à une grande confusion entre les immigrés politiques et les immigrés économiques, alors que de nombreux travailleurs saisonniers se trouvaient autour de Dundee.

24 Le Parlement dispose d’une commission pour l’égalité des chances, dont un des membres, spécialisé dans les questions de racisme, présente régulièrement des rapports32. Cette commission a rédigé, et fait adopter en session plénière, un amendement qui étend l’interdiction de la circoncision féminine aux demandeurs d’asile installés en Écosse33. Le Parlement a instauré la fonction de défenseur des enfants en 2003 pour vérifier l’application de la Convention de l’ONU sur les droits de l’enfant de 198934. Kathleen Marshall, juriste nommée en 2004, fit d’emblée savoir qu’elle s’intéresserait au sort de tous les enfants sur le sol écossais, car seules les compétences étaient réservées aux institutions britanniques, pas les enfants35.

25 En outre, des députés de tous les partis ont constitué, avec les ONG, un groupe pluripartite d’observation des demandeurs d’asile, qui se réunit trois ou quatre fois par an pour faire le point sur l’évolution des politiques britannique et écossaise, et sur des cas particuliers. Ils sont critiques à l’égard des décisions britanniques et font connaître leur opinion par écrit. Un autre groupe pluripartite sur les droits de l’homme incita l’exécutif à déposer un projet de loi sur la création d’un commissaire chargé de ces questions, en discussion au début de l’année 200636.

26 Les manifestations culturelles et artistiques constituent des lieux de rencontre. Ainsi, chaque année, en juin, le SRC organise une semaine des réfugiés, essentiellement à Glasgow. En 2005, elle comptait 75 attractions, musique, théâtre, sport, carnaval. Dans ce cadre, une pièce de théâtre (The Washing Lines of Wishes) et un livret d’information furent mis au point pour les écoles ; une bourse de travail pour les réfugiés fut créée37.

27 En ce qui concerne les médias, une étude effectuée en 200238 montre que les journaux de qualité sont désormais plutôt hostiles à la politique britannique ; début 2006, le Herald attribua son prix du jeune Écossais de l’année à un Kurde irakien 39. Cependant, les articles sur les demandeurs d’asile dans la presse écossaise font généralement référence à leur nombre et à leur coût. En conséquence, la municipalité de Glasgow informe davantage les journalistes, notamment par ses propres journaux. Le SRC s’est doté d’un bureau de presse qui publie un guide à l’attention des journalistes. Il organise des formations aux médias pour les demandeurs d’asile, et les aide à se regrouper en organismes locaux (11 en 2005) puis nationaux, ce qui leur permet de s’exprimer eux-mêmes de plus en plus fréquemment40.

28 Cependant, les collectivités locales autres que celles de Glasgow sont peu disposées à accueillir des demandeurs d’asile. En 2004, seules celles d’Édimbourg, Fife et West Dunbartonshire étaient en négociation avec le NASS41. Si Édimbourg souhaitait les héberger dans de grands ensembles, comme Glasgow, les dirigeants de Fife préféraient un accueil temporaire, avant une dispersion plus large dans la collectivité. De plus, en janvier 2006, aucune collectivité écossaise n’avait répondu à l’appel du gouvernement pour accueillir des réfugiés42.

29 Reste également la question des enfants arrivés seuls en Écosse. Le SRC estime qu’ils sont plus de 100 à Glasgow, logés dans des logements temporaires pour SDF, qu’il juge inadaptés ; l’organisme souhaiterait qu’ils bénéficient d’un tuteur43.

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Le sort des demandeurs d’asile déboutés

30 Depuis 2003, la principale controverse concerne les demandeurs d’asile déboutés. À l’origine, le fait d’avoir une famille était considéré comme limitant les risques de fuite, c’est pourquoi le centre de Dungavel comptait peu d’enfants. Or en 2003, les enfants représentaient le cinquième des détenus, 79 y séjournaient depuis plus de 2 semaines44, 36 depuis plus de 6 semaines. Les conditions de vie étaient strictes : les repas avaient lieu à heure fixe, les mères devant demander du lait pour leur nourrisson en dehors de ces horaires, les enfants ne pouvaient sortir pour jouer à leur guise45. En août 2003, le sort de la famille Ay, détenue plus d’un an, puis déportée, attira l’attention.

31 Les Églises catholique et presbytérienne exprimèrent leur indignation. La défenseure des enfants, Kathleen Marshall, qui ne disposait d’aucun pouvoir auprès des ministres britanniques, fit pourtant connaître son inquiétude au ministre de l’immigration, Des Browne, de surcroît député écossais à la Chambre des Communes46.

32 En septembre 2003, la question fut débattue au Parlement écossais, à l’initiative du SNP (Scottish National Party). Tous les députés s’accordèrent sur la nécessité d’améliorer les conditions de rétention. Les élus du SNP et du SSP appelèrent à mettre un terme à ces pratiques, en décentralisant la question aux institutions écossaises47. Les députés de la majorité travailliste et libérale-démocrate48, évoquèrent un rapport d’inspection critiquant le manque de contacts des enfants détenus, mais ils soulignèrent leur dialogue avec le gouvernement britannique pour améliorer cette situation. Ils rappelèrent que l’interdiction de la détention des enfants entraînerait la séparation des familles, ajoutant que le centre constituait un progrès par rapport à la détention dans les prisons ordinaires pratiquée autrefois. Les Conservateurs s’abstinrent ; ils estimaient que les parents étaient responsables de ces rétentions et prétendaient régler la question par un traitement rapide des dossiers49.

33 S’agissant de l’hébergement des demandeurs d’asile déboutés, Rosie Kane, élue SSP, versa une caution lui permettant d’accueillir chez elle, une mère, Percy Ikolo, et son enfant, qui étaient retenus à Dungavel, sans parvenir à empêcher leur expulsion50. Le député travailliste à la Chambre des Communes Michael Connarty élabora, avec des ONG et l’Église d’Écosse, un projet d’hébergement alternatif au centre de rétention, pour les demandeurs déboutés en première instance, pendant la durée de leur appel ; ce projet serait à l’essai pour un an, avec un financement du ministère britannique de l’intérieur51. En 2004, ce dernier refusa, mais il promit de limiter à un mois la rétention des enfants, soumise à autorisation spéciale, et à un bilan de santé après trois semaines52. En 2005, le gouvernement britannique décida de ne plus laisser les familles plus de 72 heures à Dungavel, mais de les transporter au centre de Yarl’s Wood en Angleterre, ce qui lui permit d’affirmer qu’il n’y avait plus d’enfants détenus en Écosse, mais pose le problème de leur éloignement de leurs amis sur le sol écossais53. En 2004, le gouvernement annonça par ailleurs son intention de mener un projet expérimental de bracelet électronique, incluant 70 demandeurs d’asile en Écosse, pour limiter la nécessité de centres de rétention, projet jugé peu enthousiasmant par l’exécutif54.

34 En ce qui concerne l’éducation, les élus au Parlement écossais s’indignèrent en 2003 des conditions de cet enseignement derrière les barreaux, se fondant sur un rapport d’inspection55. Mais si, pour la coalition au pouvoir, sortir les enfants du centre pendant

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les heures de classe et les activités extra scolaires aurait été acceptable, Nationalistes et Socialistes souhaitaient appliquer la loi écossaise de 2000 qui prévoyait la généralisation de l’enseignement dans des écoles ordinaires et dans la communauté locale56. Ce clivage se retrouva en 2004 au sein de la commission des pétitions, lors de l’examen de la pétition des syndicats invitant à l’application de la loi de 200057. En outre, un élu travailliste de Glasgow à la Chambre des Communes, Tom Harris, se préoccupa de l’éducation des enfants en rétention58, dénonçant principalement la durée de la rétention. En conséquence, début 2004, le ministère britannique s’engagea à améliorer les pratiques. En 2005, Save the Children reconnut que l’enseignement était correctement assuré à Dungavel, mais s’inquiéta de la motivationdes élèves et de leur développement ; elle évoqua également les enfants isolés auxquels les trafiquants conseillaient de mentir sur leur âge, ce qui les privait d’enseignement59.

35 Dans un rapport adressé au Parlement britannique en 2005, le SRC souligna d’autres carences de l’administration britannique : la capacité des fonctionnaires à s’occuper d’enfants n’était pas examinée selon les termes de la loi écossaise de 2003, tandis que les inspections du centre étaient peu nombreuses, la dernière datant de 200360.

36 En 2005, le débat se déplaça vers les conditions d’interpellation des familles. La presse rapporta des interventions musclées, au cours desquelles des policiers s’introduisaient dès l’aube chez des familles de demandeurs d’asile, plaçaient des menottes aux parents sous les yeux de leurs enfants, avant de les transférer à Dungavel. Certaines familles étaient ensuite déportées vers leur pays d’origine, alors que leurs enfants commençaient à s’intégrer à la vie écossaise. Quelques cas retinrent l’attention : les Murselaj en mars, les Vucaj en septembre. La défenseure des enfants évoqua des « familles terrorisées » et invita l’exécutif à exercer des pressions sur le gouvernement britannique61. Des élèves du collège de Drumchapel dans lequel les enfants étaient scolarisés furent reçues par le Premier ministre écossais Jack McConnell en septembre pour défendre leurs camarades. Le Herald leur attribua son prix récompensant l’action politique la plus imaginative et la plus efficace de l’année62.

37 En septembre 2005, la question fut abordée au Parlement à l’initiative des Verts63. Cette fois, les députés de la majorité (et les Conservateurs) dénoncèrent les méthodes employées en Écosse par les services britanniques de l’immigration, inadaptées et en contradiction avec le droit international de l’enfant. Ils invitèrent ces derniers à associer au préalable à leurs actions les services écossais. Nationalistes et Socialistes choisirent l’abstention, exigeant un traitement conforme aux lois écossaises. Fort de cette motion, Jack McConnell indiqua qu’il négocierait un protocole avec Tom McNulty, ministre de l’immigration du gouvernement britannique. Dès lors, l’opposition multiplia les questions sur ces discussions confidentielles. L’exécutif se déclarait confiant, tant les deux ministres ayant pris position contre la politique britannique, Malcolm Chisholm, travailliste, ministre des communautés, et Robert Brown, libéral- démocrate, ministre délégué à l’éducation, que le vice Premier ministre libéral- démocrate Nicol Stephen64.

38 Cependant, lors d’une visite en Écosse en novembre, Tom McNulty écarta tout protocole, qui ne pourrait être conclu qu’entre égaux. L’opposition, Conservateurs inclus, dénonça alors le manque d’influence de l’exécutif lors de ces « descentes à l’aube » : les Nationalistes et les Socialistes demandèrent l’obtention de réels pouvoirs65. Ces derniers manifestèrent à plusieurs reprises devant les bureaux du NASS à Glasgow66.

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39 À la fin du mois de mars 2006, Tom McNulty annonça des réformes conformes à la volonté de Jack McConnell ; elles ne constitueront pas un protocole séparé mais une expérience qui pourra être étendue67. L’Écosse disposera de ses propres services indépendants d’inspection et de traitement des plaintes. Une réelle direction régionale de l’immigration sera créée. Les interpellations à l’aube impliqueront davantage des fonctionnaires des services d’immigration dûment habilités à travailler avec des enfants, plutôt que des policiers. Un professionnel écossais (des services sociaux, de santé, ou d’éducation) suivra chaque dossier. Le ministre n’excluait plus de prendre en compte la situation scolaire des enfants lors des décisions d’expulsion.

40 Les besoins des enfants de demandeurs d’asile qui ont constitué des racines et préparent des examens constituent désormais une revendication d’élus de tous partis, travaillistes68. En avril 2006, ils obtinrent gain de cause pour permettre à une étudiante albanaise à l’université de Strathclyde de terminer ses études69.

41 Cependant, l’opinion publique est plus réticente que ses représentants, jugeant que la gestion des demandeurs d’asile demeure trop laxiste70. C’est probablement une des raisons pour lesquelles les élus travaillistes à la Chambre des Communes interviennent peu auprès du gouvernement71, voire condamnent les excès des élus socialistes et nationalistes au Parlement écossais72. Un ancien député et ministre travailliste à Westminster s’interrogea sur les manipulations des médias au moyen d’enfants par des immigrés économiques comme les Vucaj, qui furent renvoyés en Albanie, où ils seraient pauvres mais ne subiraient pas de persécution, contrairement à ce que rapportait le documentaire du réalisateur écossais qui les avait suivis73.

NOTES

Les dirigeants écossais ont pris conscience que leur société n’était pas épargnée par la xénophobie et le racisme. Ils se trouvent confrontés à une situation délicate, devant gérer la vie quotidienne d’être humains résidant sur leur sol sans pouvoir déployer toutes les mesures qu’ils jugent utiles. La décentralisation trouve là ses limites politiques. Leur attitude a évolué ; alors que jusqu’en 2005, seuls les élus se situant à gauche – socialistes, nationalistes et quelques travaillistes – soutenaient les demandeurs d’asile, il est devenu politiquement correct sur tout l’échiquier politique de prendre fait et cause pour ces derniers, pour des raisons humanitaires et politiques, et dans un souci de défense de l’autonomie écossaise. Jack McConnell était très discret sur la question, même si l’exécutif menait des actions destinées à faciliter la vie des demandeurs d’asile. En 2005, il dut prendre la tête de ce mouvement plus politique, également sous la pression des médias. 1. Leyla Charlaff, Kushtrim Ibrani, Michelle Lowe, Ruth Marsden, Laura Turney, Refugees and Asylum-seekers in Scotland : A Skills and Aspiration Audit, Édimbourg, Scottish Executive, 2004, 76 p. 2. Rapport de la commission de la justice sociale du Parlement écossais, 8-02-01, paragraphe 6. 3. Idem, pétition n° 242, des Églises, du SRC et d’Amnesty International. 4. Iain Gray, ministre délégué à l’aide sociale, Scottish Parliament, Official Report, 9-02-00, col. 909.

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5. Robina Qureishi, audition par la commission des affaires européennes et extérieures du Parlement écossais, 7-06-05, col. 1345. 6. Aileen Barclay, Alison Bowes, Iain Ferguson, Duncan Sim, Maggi Valenti, Asylum-seekers in Scotland, Édimbourg, Scottish Executive, 2003, chapitre 2. 7. Ils ont le statut de réfugié, voire, pour ceux qui ne remplissent pas les critères de la Convention de l’ONU de 1951, une protection humanitaire ou une autorisation de séjour, à la discrétion du gouvernement et temporaire. 8. Selon une enquête BES effectuée en 2000, les Écossais étaient moins nombreux que les Anglais à préconiser l’expulsion de la plupart des demandeurs d’asile (37 % contre 51 %) ou à attribuer aux immigrés la hausse de la criminalité (27 % contre 41 %). Citée par Michael Keating, The Government of Scotland, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2005, p. 33. 9. Le Sun, le Daily Mail, le , selon Tommy Sheridan, Scottish Socialist Party (SSP), Scottish Parliament, Official Report, 30-09-01, col. 2780. 10. Voir l’étude de l’ONG Oxfam en mars et avril 2000, à partir de 6 journaux écossais, citée par Elinor Kelly, « Asylum-seekers and Politics in Scotland », Scottish Affairs, hiver 2002, n° 38, p. 6. 11. Hausse de 27 % sur un an dans la région de Strathclyde. Rapport à Race Reporter, Equal Opportunity Committee, Scottish Parliament, 2-02-01, SP 606. 12. Idem, pp. 27-37. 13. Standards in Scotland’s Schools, etc Act 2000, asp. 6. Rapport My Mum is Now my Best Friend, Édimbourg, Save the children, 2004, chapitre 2. 14. Jackie Baillie, ministre de la justice sociale, Scottish Parliament, Official Report, 31-10-01, col. 3468. 15. Ces chiffres sont obtenus en transposant la consommation des 20 % de Britanniques les plus pauvres. Fraser of Allander Institute, The Impact of Asylum-seekers on the Glasgow Economy, Glasgow, COSLA, mai 2005, p. 13. 16. Aileen Bailey et al, op. cit., 3.2. 17. Scottish Refugee Integration Forum (SRIF), Progress Report, Édimbourg, Scottish Executive, 2005, p. 1. 18. Jackie Baillie, ministre de la justice sociale, Scottish Parliament, Official Report, 20-09-01, col. 2787. 19. L. Charlaff et al, op. cit., 2.5. 20. Ce programme a débuté en 2005, Scottish Parliament, 13-09-05, documents. The Scotsman, 20-02-03. 21. Voir le vote à l’initiative de la commission des affaires européennes et extérieures, Scottish Parliament, Official Report, 16-03-06, col. 24159. 22. George Lyon, ministre délégué aux finances, Scottish Parliament, Official Report, 16-03-06, col. 24175. 23. SRIF 2005, op. cit., p. 11. 24. Groupe pluripartite sur les réfugiés du Parlement écossais, 25-09-05. 25. The Herald, 7-11-05, p. 8. Le service de santé de Glasgow a nommé un responsable de ce dossier. 26. European and External Committee, 13-09-05, op. cit. 27. SRIF 2005, op. cit., p. 2. 28. Scottish Parliament, Official Report, 20-09-01, col. 2769, 2776. Mike Watson, député de Glasgow Cathcart, qui comprend Castlemilk, défendit également sa localité. 29. Rapport 2004, op. cit., chapitre 5. 30. SRIF 2005, op. cit., p. 5. 31. Simon Hodgson, European and External Affairs Committee, Scottish Parliament, 21-06-05, col. 1387. 32. Rapport du Race reporter, Equal Opportunity Committee, n° 3, 2002.

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33. Scottish Parliament, Official Report, 26-05-05, col. 17327, Hugh Henry, ministre délégué à la justice, lors de l’adoption du Prohibition of Female Genital Mutilation (Scotland) Act 2005, asp. 8. La portée du texte est donc plus étendue qu’en Angleterre. 34. The Commissioner for Children and Young People Act 2003, asp. 17. Le gouvernement conservateur britannique avait négocié des réserves à cette convention en matière de politique d’immigration. 35. Heaven Crawley, Trine Lester, No Place for a Child, Édimbourg, Save the children, 2005, p. 69. 36. Il était présenté en première lecture par Robert Brown, ancien membre du groupe devenu ministre, Scottish Parliament Official Report, 3-05-06, col. 25143. 37. Scottish Refugee Council, Annual Report, 2004, 2005. 38. Aileen Barclay et al, op. cit., chapitre 7. 39. Brzoom Kadirglam, juriste, aide les autres demandeurs d’asile dans leurs démarches administratives. The Herald, 28-02-06, supplément, pp.1-2. 40. Le SRC recense 53 interventions et 2 documentaires en 2005. 41. Aileen Barclay et al, op. cit., chapitre 6. 42. The Scotsman, 28-01-06. 43. The Herald, 31-03-06, p. 2. La ville récuse ces accusations. 44. Scottish Parliament, Official Report, 11-09-03, col. 1583, John Swinney, leader du SNP. 45. Scottish Parliament, Official Report, 11-09-03, col. 1625, Sandra White, SNP, rendait compte de sa visite. 46. Audience du groupe pluripartite sur les réfugiés du Parlement écossais, 17-09-04 ; The Herald, 14-09-04, p. 2. 47. Scottish Parliament, Official Report, 11-09-03, col. 1584, John Swinney, leader du SNP, col. 1626, Rosemary Byrne, SSP. 48. Scottish Parliament, Official Report, 11-09-03, col. 1591, Robert Brown, liberal-démocrate, col. 1598, Margaret Curran, ministre des communautés, col. 1623, Jackie Baillie. 49. Scottish Parliament, Official Report, 11-09-03, col. 1588, Annabel Goldie, 31-10-01, col. 3478, James Douglas-Hamilton. Phil Gallie rappela que la famille Ay était arrivée illégalement d’Allemagne, où elle fut renvoyée (idem, col. 1584). 50. Leur situation était très complexe. Il s’agit d’une Camerounaise qui débarqua en Irlande où elle accoucha, en demandant l’asile puis un titre de résidence. Elle fut arrêtée par les Britanniques alors qu’elle revenait d’un séjour en Écosse, puis fut menacée d’expulsion vers l’Ouganda. Elle fut finalement renvoyée vers l’Irlande, son premier lieu d’arrivée en Europe. The Herald, 5-09-03, p. 6, 22-01-04, p. 5. 51. Réunion du groupe pluripartite sur les réfugiés du Parlement écossais, 12-11-03. 52. The Herald, 22-03-04, p. 6, H. Crawley et al, op. cit., p. 66. 53. Scottish Parliament, Official Report, 22-09-05, col. 19378, Robert Brown, ministre délégué à l’éducation. Le gouvernement ne publie pas de statistiques sur le nombre d’enfants détenus, estimé à 2 000 par le Refugee Council, The Herald, 28-03-06, p. 6. 54. The Scotsman, 8-07-04. 55. Scottish Parliament, Official Report, 11-09-03, col. 1623, Jackie Baillie, travailliste, col. 1591, Robert Brown, libéral-démocrate. 56. Loi déjà citée. Scottish Parliament, Official Report, col. 1587, John Swinney, col. 1604, Linda Fabiani (SNP), 1613, Donald Gorrie (Libéral-démocrate), 1626, Rosemary Byrne (SSP). 57. Public Petitions Committee, 3-03-04, col. 621-622. Pétition n° 671, STUC. 58. The Herald, 12-09-03, p. 1. 59. H. Crawley et al, op. cit., pp. 16-62. 60. Rapport à la commission des affaires intérieures de la Chambre des Communes, 2-12-05. Le Parlement écossais a voté une loi qui permet à l’exécutif d’établir une liste de personnes inadaptées au travail avec des enfants en raison de leurs condamnations passées, Protection of Children (Scotland) Act 2003, asp. 5.

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61. The Herald, 22-09-05, p. 1, Sunday Herald, 25-09-05. Ces 225 interventions ont affecté 35 enfants entre avril et octobre 2005. 62. Elles apportèrent également leur soutien aux Biélorusses Gorbachova, The Herald, 7-12-05, p. 1. 63. Scottish Parliament, Official Report, 22-09-05, col. 19373, Robert Brown, ministre libéral- démocrate, col. 19376, Christine Grahame, élue SNP. 64. Scottish Parliament, Official Report, 22-09-05, col. 19375(Brown manifesta devant Dungavel et fut membre du groupe pluripartite sur les droits de l’homme), col. 19390 (Chisholm s’opposa aux bons et s’émut de l’existence de Dungavel),27-10-05, col. 20096 (Stephen évoqua les principes de dignité, respect et équité). 65. Scottish Parliament, Official Report, 24-11-05, col. 21129, Bill Aitken, Conservateur, col. 21134, Margo McDonald, indépendante, ex-SNP. 66. Par exemple les députés Tommy Sheridan (SSP), Sandra White (SNP), The Herald, 3-11-05, p. 12. Le premier, traduit devant les tribunaux, fut acquitté mais promit de continuer, The Scotsman, 1-04-06. 67. The Herald, 27-03-06, p. 1. Le Secrétaire d’État à l’Écosse servit de médiateur car le ministère de l’intérieur était réticent. Akash Paun, Devolution and the Centre, Londres, Constitution unit, 2006, 3.3. 68. Question de Bill Butler, Scottish Parliament, Official Report, 30-03-06, col. 24586. 69. Les dirigeants de cet établissement, qui prenait en charge les droits d’inscription, firent également pression, The Herald, 19-04-06, p. 1, 20-04-06, p. 1. 70. Scottish Parliament, Official Report, 22-09-05, col. 19382, Elaine Murray, travailliste. 71. The Herald, 24-01-06, p. 14. 72. Tom Harris, The Herald, 3-11-05, p. 12. 73. Brian Wilson, The Scotsman, 27-11-05. Ce documentaire est commenté dans le Herald, 19-10-05, p. 8.

AUTEUR

EDWIGE CAMP-PIETRAIN Université de Valenciennes

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« It’s a Dutch invention, but we started it in Scotland1 » The Strange Case of Scottish Football

Bill Findlay

The intimate connection between sport, leisure and national identity has been recognised and stressed by commentators and historians alike for some considerable time. As early as the 1830s Joseph Strutt, in his groundbreaking study of popular recreation, stressed the fact that: In order to form a just estimation of the character of any particular people, it is absolutely necessary to investigate the sports and pastimes most generally prevalent among them2.

1 Participatory sports, and football arguably more than any other, seem to confirm this precept and, over the years, have given rise to a variety of “insights” and clichés about national identity traits which can be drawn from them, some of which even lay claim to “universal” meaning. One such popular if non-attributable conviction among British football pundits is that: In soccer, more than in any other sport, the way you play is the way you are. Different soccer styles did not occur by accident… the Renaissance happened in Italy, and the Industrial Revolution in England – and when either country plays soccer, that’s the way it tends to look.

2 Certainly the influence football is believed to exert over the popular mind is well beyond the realms of the leisure activity. Surrogate symbols of nationalism and, to the popular mind, prowess are often seen as an indicator of national status. English socialist thinkers in the latter part of the nineteenth century certainly did believe that the hold the game had taken on the working class was far greater than that of a mere recreation or pause in the life cycle of the nation. In 1902, during the Boer War, the Bristol Christian socialist paper, Commonwealth expressed its despair at the negative influence the sport was having on the nation’s youth: War rages, great social changes are toward, disasters intervene, there are discussions on bread and education, but the adult male population of England and Scotland is watching its football matches. The sight is a portent, a hundred thousand young adult males, all in black roundhats, small moustaches and short

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pipes, gazing with painful intensity at the twenty-two combatants they have hired to compete before them. So long as the Saturday afternoon is preserved, and the sixpence for the match secure, England need never fear revolution3.

3 But what then of Scotland? What lessons, if any, can the study of the social history of Scottish football hold for us about the nature of Scottish society, given the tempestuous relationship which “recreation” has had with canons of Presbyterian austerity?4 What popular images of Scottish culture is the “beautiful game” supposed to carry?

4 When we turn to the history books and the annals of international sporting excellence, Scotland figures in a prominent position and is indeed intimately associated with a variety of activities. To most aficionados, Scotland, and in particular St. Andrews, is the “home of golf”, the place of its birth, where the sport has been played since the early part of the 15th century and where the sport’s governing body is located5. Sporting Scots have distinguished themselves at the highest levels in a wide variety of other fields such as athletics, baseball, boxing, curling, cycling, snooker, swimming, and, of course, F1 motor racing with Jim Clark et Jackie Stewart6.

5 Football, however, is not one of them. On the international scene, Scottish football has always appeared a colourful but rather insignificant figure with occasional flashes of genius amid a sea of mediocre, indeed sometimes quite embarrassing, results. Scotland has never won, or even come remotely close to winning a World Cup. Only on one occasion has a Scottish club won Europe’s highest trophy and never the FIFA Club World Cup. Indeed, if FIFA International rankings are anything to go by, one would be forgiven for thinking that football was a minor recreational activity to the Scots and not one that they were particularly good at or interested in, as it figures in 86th position alongside Albania, and only a short distance above countries such as Togo, Uzbekistan and Iceland7. This lowly position might of course be attributed to the fact that Scotland is a small country with limited manpower resources, yet other similarly small European nations occupy much higher ranks in this classification: Denmark8, for instance, lies in 14th place and Sweden9 in 13th. Indeed, in the British Isles, the Republic of Ireland10 is to be found in 12th place while Wales, with a population of fewer than 3 million inhabitants lies in 68th position, although Scottish football supporters have on two occasions won the (coveted?) FIFA Fair Play Trophy11.

6 Nor has Scotland produced individuals of exceptional ability who have shone on the world stage. A few players, like and , did reach legendary status during their playing careers in English club football but none has ever won the sport’s highest accolade, the FIFA World Player Award. Ironically, perhaps, Scottish football’s greatest achievements have been created off rather than on the pitch. Scotland, it can be said, has produced its own brand of football manager of exceptional ability. In the 1950s, for instance, transformed Manchester United from a relatively ordinary league club into a team of legend, “The Busby Babes”, and set it on its way to becoming the most financially successful club in the world. In the following decade, reached the same levels of greatness with Liverpool FC, taking the club from the shadow of its local rivals, the “millionaires” of Everton FC, and transforming it into one of the giants of European football. Arguably even more remarkable is the career of Alex Fergusson, who in the late 1970s transformed the lowly Aberdeen FC into dominant force in Scottish football, with the team going on to defeat Real Madrid in 1983 to win the European Cup Winners’ Cup. Ferguson has since confirmed his place in the annals of world football by managing Manchester United for

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over two decades and leading them to domination both in Europe and in England. Yet no doubt the greatest achievement of them all is that of , manager of Celtic in the 1960s. Stein not only dominated Scottish football, but was also the first manager to win the European Cup with a British team, when his “” defeated Inter Milan in Lisbon in May 1967 and reinstated the values of all-out attacking football12. These impressive achievements were no doubt made all the more so by the fact that none of these managers were renowned footballers in their own right, their skills lying elsewhere.

7 On the basis of these facts and other similar statistical evidence, it would be tempting to draw conclusions about the role football plays in Scottish life and how it affects the Scottish sense of identity. Football is undoubtedly much more than a mere “game” played between two competing sets of players on the field of play. Arguably it has always remained a participatory sport for those who watch as well, whether in an official capacity or merely as “punters”. In fact, football occupies a special place inside Scottish culture, and in the eyes of most observers it today constitutes a “national obsession”, a “lovely incurable disease”, as it has done for a very long time13.

8 As far back as the early 15th century, in fact, the Scottish nation seems to have been fascinated with what was called this “most reprehensible obsession”. On the very day of his coronation at Scone, King James I introduced tough legislation to counter what he believed was the threat to national security that the game represented. Hence it was decreed: That na man play at the fute-ball, under the paine of fiftie schillings, to be raised to the Lord of the Land, als often as he be tainted or to the Schireffe of the land of his ministers, gif the Lordes will not punish sic trespassoures.

9 Five days later, on 26th May 1424 the Scottish Parliament took the issue a stage further by banning the playing of football altogether, and in subsequent years other Acts were passed to combat the spread of this and other “useless” sports which were believed to be damaging Scotland’s ability to make war or protect itself14.

10 However, by all indications, these laws had little impact on the fascination the game held over the Scottish people and football matches became prominent features of popular recreation in the following centuries. By the mid 16th century, for instance, football tournaments had become regular annual occurrences in many places15 and served a variety of social purposes well beyond their recreational dimension, from matrimonial fairs to occasions for a social protest and riot and even a convenient pretext for assassination16. “Ba games” were held – and still are – in places as far apart as Kirkwall and Jedburgh to celebrate the start of the new year. During the summer months likewise, football played a prominent part in popular festivities such as “Reivers Week” at Duns in the Borders. But the biggest day of the year for folk football was undoubtedly Shrove Tuesday. By all accounts the Shrove Tuesday matches, such as those between the married and single men at Scone, drew enormous crowds from far and near, particularly young men and women looking for a partner: When the pancakes are sated, Come to the ring and you’ll be mated, There this ball will be upcast, May this game be better than the last17.

11 Even genteel society seems to have been caught up in the frenzy of “fiba feever” which seems gradually to have gripped the nation, despite the injunctions of the law and

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pressures of social decorum. James I, for instance, who deemed football too rough a game and “meeter for laming than making able”, repeatedly admonished his son Henry who was a keen footballer, but to no avail. Noble and wealthy families were known to organise challenge matches with rival estates where victory on the playing field was synonymous with immense pride and social status. Sir Walter Scott, for instance, himself a football fanatic even dedicated a poem “Lifting the banner of the House of Buccleuch” to one such match organised on 4th December 181518. Indeed, by the early decades of the nineteenth century, popular enthusiasm for the game had reached such a degree that a new approach to the social “problem” it constituted was adopted and repression gradually gave way to regulation.

12 In England in 1848 the first steps towards imposing some form of social control over this “game for ruffians” and the “dictatorship of the street” which it seemed to aspire to, were successfully introduced with the codification of the sport. By 1867, this process had advanced to the extent that a Football Association could be set up in London with central responsibility for regulation of play both on and off the field. Indeed, far from stifling popular enthusiasm, this new bureaucratic approach seemed to stimulate demand as clubs sprang up throughout the country both north and south of the border. Scotland’s first football club, Queen’s Park, was set up in 1867 in response to this initiative and was immediately affiliated to the English FA. In the context of the times, however, such solutions could only remain exceptional as demand for a specifically Scottish structure for the game became more and more pressing. Yet the Scottish project, when it finally came into being in 1873, was no simple copy of the English blueprint, for instead of one federation, Scotland created two. The Scottish Football Union19 was set up on 3rd March of that year, followed ten days later by the creation of the Scottish Football Association. Initially the Association was organised with seven clubs (as well as a hesitant Kilmarnock) and it was decided to hold an annual competition called the Scottish Cup20. However, the announcement of the organisation created a massive demand for membership as clubs sprang up both in town and countryside throughout the land. By 1878 the SFA had become completely transformed with no fewer than 133 clubs making up 11 provincial associations, including one in Nova Scotia.

13 Perhaps not surprising, given this popular clamour, football rapidly became identified with the nation’s destiny, as part of its distinctive identity. The press of the period contains numerous articles defending the idea that even if the original model was English the game itself was somehow “genetically” Scottish. Scottish tactics were, not surprisingly, reminiscent of the nation’s belligerent past: all-out attack was the order of the day, in a style not unlike the “battle charge” of old21. And, as the statistics show, this approach was remarkably successful, for Scotland dominated “world” football during these early years, the national side remaining undefeated during the first five years of its existence (1873-1878). Indeed, in 1888 the lowly Dumbarton club of Renton even claimed the first ever “World Cup” for Scotland22. In turn, this period of phenomenal success generated intense debate inside the Scottish Football Association as to the nation’s “missionary” duty towards the rest of the world and in particular the United States, Canada and Australia23.

14 How seriously such schemes were pursued in fact is debatable, but their very existence unquestionably translates a national mindset, particularly among the male population. For all the new regulations and bureaucracy, the sport still remained the “people’s

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game” and was seen as a powerful expression of cultural identity, both real and imagined: Scotland identified itself internationally through the sport, the Scottish people reaffirmed who they were socially through affiliation with the values, or supposed values, of their chosen football clubs. Hence we see that many of the clubs created at the beginning of the new football era came into existence as expressions of social emphasis or distinction. They were first and foremost “clubs”. Many, particularly in rural areas, were purely local initiatives comprised of youths from local communities and constituted a focal point and rallying call for the young people of the community they sprang from. Renton FC, for instance, was formed reputedly after an exhibition match provided by Queen’s Park in Dumbarton24. For others, the club was the simply “natural” recreational extension of the work environment, as in Forfar25. Third Lanark, created in 187226 carried the banner of patriotism having been founded by volunteer reserves in the South of Glasgow. Queen’s Park, on the other hand, came into being as a social centre and club for gentlemen, a place where people of a similar social background could indulge their passion for football27.In their diversity they mirror the aspirations and assumptions of the society they sprang from and their times, but behind this diversity they collectively stated a common belief that sport – and football in particular – was a moral force for good among the youth of Scotland and a potential solution to many of the chronic social problems facing modern society.

15 It is ironic therefore that these very aspirations were to be the cause of a new twist to the evolution of Scottish football which was to blight its future development up to the present day: Religion. Moral and social “improvement” through healthy recreation was, as can still be seen28, at the heart of many of these initiatives, but it was not limited to any specific religious body. In the mid 1870s however, the Roman Catholic Church authorities also turned to this form of leisure activity29 as a means of self-help for the large numbers of its followers, many of Irish origin, in the poorer quarters of the cities. In 1875, the Edinburgh Hibernians30 were founded to give the Church’s Catholic Young Men’s Society some meaningful pastime and the large Irish population a focal point. The initiative proved so successful that it was later copied elsewhere in Scotland, as in the East-end of Glasgow in 1888 with the creation of Celtic FC, and in Dundee in 1909 when the Dundee Hibernian were set up31. For an immigrant community which was seen and saw itself as outside the national framework of Scottish society, this assertion of its own values and symbols was, no doubt natural, but it was to prove a catalyst which unleashed the socio-religious tensions which had taken deep root inside the industrial centres of Scotland. In the ensuing years, these tensions were to see the religious polarisation of football clubs in several of Scotland’s cities where large Irish Catholic populations were located: Dundee, Edinburgh, but above all Glasgow.

16 In Glasgow in particular this polarisation gradually focussed on and fed off the rivalry between two of the city’s most successful clubs, Rangers and Celtic. Rangers, created in 1873 by a group of football enthusiasts, seems initially to have had no particular religious or even distinctly “Scottish” connotation attached to it32. Celtic, on the other hand, originated in the east of the city and was established in 1887 by a Marist Brother from Ireland, , as a means of giving healthy amusement to young Roman Catholics and generating finance in aid of the Church’s dinners scheme for poor children33. With the arrival of this new club, the dominant position the Govan club, Rangers, had established over Scottish football came under threat34. The rivalry between these two clubs, however, soon spread far beyond the playing field and

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gradually came to encapsulate many of the deep divisions inside Scottish society by giving popular expression to the “subterranean” strands of working class culture. As Celtic became the symbol of the Roman Catholic Irish immigrant, the underdog, Rangers took on the mantle of Protestantism, Unionism, Scottishness35 and the Establishment. In the context of the period, with the gradual professionalisation of the sport and its transformation into a commercial concern, this polarisation was of immense value, for it provided both clubs with a “faithful” and deeply committed support base and allowed them, collectively to become the football giants of the Scottish game, under the nick-name, “The Old Firm36”. In sporting terms their domination of Scottish football is indisputable: during the 43 years between 1904-1947, with one exception, the Scottish championship was won by one or other of these clubs; since 1890 they have taken 87 of the 105 championships. Financially too the “” stand head and shoulders above the rest of Scotland. The joint efforts of both clubs, for instance, resulted in the professionalisation of the sport in 189337. In the following years they were at the forefront of commercial innovations which generated enormous annual profits38. Celtic, for instance, were the first to break with the tradition of the period when, in 1894, they bought Celtic Park with a capacity of 50,000 spectators, a move which allowed them to generate profits of more than £5,000 profit per annum39. In 1899, Rangers followed suit buying Ibrox Park with an initial capacity of 50,000 places, which was to rise to some 120,000 by 193940. Quite clearly the dynamics of success both on and off the field were self-generating and, through the intensity of the rivalry between the two clubs, mutually beneficial41. Indeed, one might even wonder whether these two giants really have their place at all inside the world of Scottish football, when the massive imbalance they have always represented is taken into account.

17 The question is particularly pertinent because the “Old Firm” have also been largely responsible for perpetuating the “ugly” side to the “beautiful” game in Scotland by fuelling a climate of sectarian hatred42 associated with their corporate identities. Celtic, until very recently, flew the Irish tricolour at Parkhead and tolerated supporters chanting Irish Republican songs43. The Protestant-Unionist identity which has been cultivated inside Rangers can likewise be traced back to the early years and the high- profile linking of the club with freemasonry, the Orange Order and anti-Irish, anti- Catholic and pro-Union sentiments through one of its first patrons, John Ure Primrose44.The depth of such early orientations can be measured by the fact that until 1989 Rangers refused to employ a Roman Catholic or anyone who married into this religion45.As with Celtic, the clubs’ supporters continue to chant sectarian songs and exchange violent and provocative insults. They also antagonise their rivals by proclaiming support for Protestant paramilitary groups in Northern Ireland.

18 Such verbal abuse, however, is only the tip of the problem. From as early as 1909 to the present day, violence has been an endemic feature of their encounters46, with only rare moments of peace or mutual cooperation47. What is intriguing, however, about this sustained climate of hatred and violence is that the explosive cocktail of football, capitalist profit and supposedly threatened ethno-religious identity it feeds on seems to perpetuate itself from generation to generation with apparent impunity and despite almost universal condemnation, despite also the changing reality of sport and leisure activity inside the national community. What is equally intriguing is its ability to insinuate itself into all aspects of an otherwise multicultural society where respect for otherness is generally considered “normal”. Artur Boruc, for instance, Celtic’s Polish

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goalkeeper, was cautioned by Strathclyde Police and the Crown Prosecution Service in August 2006 for blessing himself before the start of a football match, which was apparently interpreted as a provocative gesture destined to incite riot48. In October 1995 a young Catholic was stabbed to death in Glasgow simply for wearing a Celtic scarf on the day of the derby match. While this tragic event is, unfortunately, not uncommon nor indeed limited to one side of the divide, the twist this murder was later to take is indicative of the hidden ramifications of the Old Firm conflict, since it was later claimed as a “political crime” by Protestant paramilitaries in Northern Ireland49. Even international relations can become tangled up in its complexities as when the visit of Irish Taoiseach Berty Ahern’s visit to Scotland in 2001 had to be cancelled amid fears for his safety, the trip coinciding with an “Old Firm” match50.

19 Not for the first time the researcher into Scotland’s past is struck by the sensation that there is something profoundly historical and yet somehow “out of time” which lies at the core of football’s role in Scottish popular culture, something intangible yet, at the same time, firmly anchored to the day-to-day realities of a society where violence has always occupied a prominent position51. On the world map of football, Scotland occupies and has always occupied a relatively modest place in the hierarchy of excellence, yet this fact has never even remotely undermined the hold the game exerts over the nation. Whether expressed through the hate-fuelled brutality of the “Old Firm” confrontation or the contagious all-embracing revelry of the “Tartan Army52”, Scottish football supporters’ own version of a travelling circus, the game appears to be the chosen “vehicle” for the expression of emotions and feelings of identity which defy linguistic formulation: for some “a metaphor for their pride”, for others “a metaphor for their desperation”, as Hugh McIlvanney once suggested53. No doubt Bill Shankly was speaking for the people of Scotland when he once famously quipped, “Some people think football is a matter of life and death … I can assure them it is much more serious than that54”. What is surprising, however, is that despite the long history of the Scottish game, it is only as the media spotlight has recently been insistently focused on it that the type of football culture the Scots want to be identified with has become a key part of the public debate, as the “whistleblowers” have challenged the “sleep-walking” and “cringing” attitudes of old55. The challenge is a massive one, made all the more so by the fact that the “cure”, to be successful, must never destroy the hard competitive edge which lies at the heart of football’s popular appeal.

NOTES

1. Quote from Scotland manager, , which is representative of Scottish “football speak”. 2. Joseph Strutt, The Sports and Pastimes of the People of England, London, Thomas Tegg, 1838, p. xvii. See also Tony Mason, Sport in Britain. A Social History, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 5.

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3. Commonwealth, 1902, p.146. Cited in John H. S. Kent, “The Role of Religion in the Cultural Structure of the later Victorian City”. Transactions of the Royal Historical Society, 5th Ser., n° 23, 1973, p. 153-173. 4. K.O. Morgan, for instance, noted once that this hostile attitude towards sport in general permeated all levels of Scottish society and has even influenced the historian’s perception of the past: “Though Keir Hardie’s son signed professional forms for Sunderland, the fervent anti-sport hostility of Bruce Glasier seems more typical of the attitude to sport of the traditional labour historian – serious-minded, more concerned with work than leisure, uncertain in the face of the unstructured, the informal and the spontaneous, more at home with Black Friday than Sheffield Wednesday”. Times Literary Supplement, 1st February 1981, p. 157. See Steven J. Overman, The Influence of the Protestant Ethnic on Sport and Recreation, Aldershot, Avebury, 1997, p. 5ff on the historical links between religious values and physical culture. 5. The Royal and Ancient Club, founded by 22 noblemen, professors and landowners, in 1754 has become the foremost golf club in the world, and now governs the rules of golf everywhere except in the USA. See Charles McGrath, David McCormick and John Garrity (eds.), The Ultimate Golf Book- A History and a Celebration of the World’s Greatest Game, London, Houghton Mifflin, 2002, pp. 12-16. 6. The website of the Scottish Sports Hall of Fame at is dedicated to celebrating Scotland’s rich diversity of sporting excellence. 7. See for April 2006. These positions obviously fluctuate from month to month. 8. The population of Denmark at present is 5,413,392 while the 2001 Census found that Scotland has 5,062,011 inhabitants. 9. The Swedish population is 8,986,400. 10. The official estimate for 2003 puts the population at 3,978,900. 11. The award was “won” by supporters of Dundee United FC in 1987 and again by Celtic supporters in 2003. 12. This remarkable achievement was built on a team of young Scottish footballers, all of whom were born within a 25-mile radius of Celtic Park. Its significance lies in the fact that it marked the success of attacking football over the Italian “cattenacio” system, perfected by Helenio Herrera in Spain and Italy. 13. , It’s only a game, BBC Television, 1985. 14. Acts of parliament were passed in 1457 and again in 1491 against such pastimes as “fute-ball, golfe or other sik unproffitable sportis” and in an attempt to encourage more useful ones like archery and arts of combat. See Malcolm Campbell, The Scottish Golf Book, London, Sports Publishing LLC, 1999, p. 15, p. 221. 15. See Quentin Cooper and Paul Sullivan, Maypoles, Martyrs and Mayhem: 366 Days of British Customs, Myths and Eccentricities, London, Bloomsbury, 1994, who note that some 50 or so local traditions of “community football” have been recorded for the whole of the United Kingdom although only six survive today. 16. One commentator, the Puritan pamphleteer Philip Stubbs, described it as a “bloody and murthering practice, rather than a fellowly sport or pastime”. See P. A. Ditchfield, Old English Sports, Pastimes and Customs, London, Methuen & Co., 1891, pp. 20-21. 17. According to Ditchfield, “The Scots were famous formerly, as they now are, for prowess in the game, and the account of the Shrove Tuesday match between the married and single men at Scone, in Perthshire, reads very like a description of a modern Rugby contest. At Inverness the women also played, the married against the unmarried, when the former were always victorious”. P.A. Ditchfield, idem, p. 21. 18. The banner was displayed on 4th December 1815 at a football match when Sir Walter Scott captained the “Sutors o’ Selkirk” against an Ettrick side. Scott certainly took his football seriously as the account notes shows: “The ancient banner of the Buccleuch family, a curious and

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venerable relique, emblazoned with armorial bearings, and with the word Bellendaine, the ancient warcry of the clan of Scott, was displayed, as on former occasions when the chief took the field in person, whether for the purpose of war or sport. The banner was delivered by Lady Ann Scott to Master Walter Scott, younger of Abbotsford, who attended suitably mounted and armed, and, riding over the field, displayed it to the sound of the warpipes, and amid the acclamations of the assembled spectators, who could not be fewer than 2000 in number”. J. G. Lockhart, The Life of Scott, Edinburgh, 1902, Vol.3, p. 395. 19. After 1924 the name was changed to the Scottish Rugby Union. 20. The is therefore the second oldest in the world. 21. One critic in 1882 fumed at the tendency to play with only 8 attacking outfield players “to keep the goalkeeper in chat”. See The Scottish Athletic Journal, 24th November 1882. 22. Football’s first World Championship trophy can be seen in the Scottish Football Museum at . The trophy was won by Renton when, after winning the Scottish Cup they were challenged to a match by the English FA Cup winners West Bromwich Albion, to determine who were the “Champions of the United Kingdom and the World”. Renton won by 4 goals to 1. 23. See John Rafferty; One Hundred Years of Scottish Football.London, Pan, 1973, pp. 20-21. 24. See . 25. Forfar Athletic evolved from a variety of smaller clubs all centred around the jute factories of the town. See . 26. Third Lanark FC was created from the 3rd Regiment of the Lanarkshire Rifle Volunteers in 1872. The official link to the British army was later severed but the club continued to be known as the “Warriors” and the “Redcoats”. It was declared bankrupt and dissolved in 1967. 27. Formed by members of the YMCA, it attracted support mainly from the city’s lower middle- class and white collar professions. It became the bastion of the “amateur” game in Scotland. See . 28. In the social context of the period, the image of football was soon transformed and the game became rapidly “endowed” with a variety of social “missions”, particularly that of healthy exercise against the dangers of idleness after the arrival of Saturday half-holiday, and against the “demon drink” which in 1853 was responsible for some 55,000 arrests in Glasgow alone. 29. At the same time it should be noted that the choice of football over the more Irish sports promoted vigorously at the time by the Gaelic Athletic Association, the choice of “Celtic” over more Irish names and the rejection of the strict sectarian approach adopted in Edinburgh should be understood as significant gestures by the immigrant community of its ultimate desire to communicate and integrate with the native Scots. See Alan Bairner, “Football and the idea of Scotland”, in Grant Jarvie and Graham Walker, Scottish Sport and the Making of a Nation. Ninety Minute Patriots?, Leicester, Leicester University Press, 1994, p.17. G. Finn, “Racism, religion and social prejudice: Irish catholic clubs, soccer and Scottish society II - social identity and conspiracy theories”, International Journal of the History of Sport, 1991, vol. 8, n° 3, p. 370-397. 30. The Hibernian Football Club, the brain child of Canon Edward Hannan and Michael Whelahan, was launched on August 23rd 1875 at St Patrick’s Church in the Cowgate district of Edinburgh. Its original purpose was to give the Catholic Young Men’s Society attached to the church some meaningful pastime, and the large Irish population a focal point. Originally only members of the Church could play and the Canon demanded proof of attendance at Sunday Mass prior to selection for the following Saturday. Strips were white shirts with green knicker- bockers, with the slogan “Erin Go Bragh” embroidered on the breast. 31. The club later changed its name to Dundee United, again, no doubt a significant symbol of social integration. 32. The name of the club came apparently from an admiration of an English rugby club. See Graham Walker, “‘There’s not a team like the Glasgow Rangers’. Football andreligious identity in

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Scotland” in Graham Walker and Tom Gallagher (eds.), Sermons and Battle Hymns Protestant Popular Culture in Modern Scotland, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1990, pp. 137-159. 33. See Tom Campbell and Pat Woods, The Glory and the Dream. The History of Celtic FC, 1887-1987, London, Grafton Books, 1987, p. 17. See also the article by John Brown, “Blether with Brown”. Dundee Evening Telegraph and Post, 29th March 2004. 34. Celtic won their first league title in 1893 and went on under their first manager, , to win 30 major trophies in the following 43 years. 35. Ibrox park, the club’s home ground since 1892, is situated near the Govan shipyards, a stronghold of hard-line Protestantism with strong links to Belfast which have been traced back to the establishment of Belfast’s Harland and Wolff Shipbuilding Company on the Clyde in 1912. See William Murray, The Old Firm. Sectarianism, Sport and Society in Scotland, Edinburgh, John Donald, 1984, pp. 84-85 and G. Walker, op. cit., pp. 140-141. 36. The origins of the term lies shrouded in mystery but it has been suggested that it was coined after references in the local press after the first games between the two teams that both sets of players “got on so well that you would believe that they were Old Firm Friends”. Another suggestion is that the both clubs, for all their distinctive characteristics, constituted a collective enterprise. 37. Celtic became a private company in 1897 and Rangers in 1899. 38. Celtic Park, for instance, was the first to install electric lighting from 1893 to allow night- time spectacles. These were not only limited to football matches. Other sports such as athletics and cycling were also venued there, such as the World Cycling Championships in 1897. 39. T. Campbell and P. Woods, op. cit., p. 46ff. The first international match between England v Scotland staged at Parkhead generated some £2,650 profit. By 1900 the stadium was extended to accommodate 60,000 supporters. Today, Celtic Park has a capacity of some 60,832, making it the second largest club stadium in the United Kingdom. 40. The only serious “rival” to these two giants was, surprisingly perhaps, Queen’s Park whose continued amateur and “middle-class” status allowed it to propose its ground, Hampden, as the “neutral” national stadium of Scotland. By 1920 Hampden’s capacity was a staggering 183,000. J. Rafferty, op. cit., p. 46. 41. Beneficial also to the Scottish economy, according to a report published in 2005 which found that the “Old Firm” collectively generates almost £120m a year in income and creates thousands of jobs for Scotland. See “Old Firm on the ball for economy”, BBC News, 29th June 2005, news.bbc.co.uk/1/hi/scotland/4635535.stm. 42. The use of the term “sectarianism” has been hotly disputed in this context. See the introduction to the 2000 edition of Murray’s work. It has been recently officially defined as “malice and ill-will towards a member or members of a church or religious group, which includes a group of persons defined by reference to their membership of or adherence to a church or religious group or their support for the culture and traditions arising from that church or religious group or participation in activities associated with that church or religious tradition”. See also Steve Bruce, Tony Glendinning, Iain Rosie and Michael Paterson, Sectarianism in Scotland, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004, p. 123ff, Donald Gorrie MSP’s pioneering work on this problem, and the report produced by NFO Social Research for Glasgow City Council, “ – Final Report”, Glasgow, 2003, 65 p. 43. Joseph M. Bradley, “We shall not be Moved! Mere Sport, Mere Songs?” in Adam Brown (ed.), Fanatics! Power. Identity and fandom in football. London, Routledge, 1998, p. 216ff. 44. Joseph M. Bradley, Ethnicity: The Irish in Scotland: Football, Politics and Identity, Caledonian papers in the Social Sciences, Social and Public policy, n° 1, Glasgow, Caledonian University, 1994, pp. 3-4.

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45. Maurice (Mo) Johnston was the first Roman Catholic to join Rangers in 1989, after having played for Celtic during the 1984-1987 period. He and his family received death threats from both sets of “supporters”. 46. Ironically, perhaps, the first recorded riot, after the 1909 Scottish Cup Final, was sparked by a belief among both sets of fans that the two clubs had a concerted policy to play for draws as a money spinner. J. Rafferty, op. cit., p. 113. 47. Scottish society has been able to breach the sectarian divide, usually on spectacularly tragic occasions such as the two disasters at Ibrox stadium in 1902 when 25 spectators were killed and again in 1971 when 66 supporters lost their lives. 48. The Sunday Herald, 26th August 2006. 49. The randomness of this particular murder so shocked Glasgow that a charity and pressure group was set up by Cara Henderson, a friend of the victim. “Nil By Mouth”, as it is called, has since been active in the fight against sectarianism in Glasgow: see www.nilbymouth.org/ main.shtml. See also Sara O’Loan and David McMenemy, “The Extent of Sectarianism Online”, Project Report produced for Nil by Mouth, Glasgow, University of Strathclyde, April 2005, 177 p. 50. The Irish Prime Minister was invited to Scotland to unveil a memorial to the Irish immigrants who fled to Scotland during the great potato famine of 1845-51, but the visit had to be postponed by some four months after fears for his safety amid claims that his visit would unleash civil disorder. While the incident was denigrated by some commentators as merely a “Storm in a Taoiseach” others pointed out that General Pinochet was able to visit Britain safely at the same time. See Tom Brown, “How Bertie Missed the Football”, The New Statesman, 19th February 2001. 51. According to a recent report produced by the United Nations’ Crime Research Institute, Scottish society is the most violent in the developed world. See Katrina Tweedie, “Scotland tops list of world’s most violent countries”, The Times, 19th September 2005. 52. Joseph M. Bradley, “The Patriot Game: Football’s Famous Tartan Army”, International Review for the Sociology of Sport, 2002, Vol. 37, n° 2, pp. 177-197. 53. Hugh McIlvanney, McIlvanney on Football, Edinburgh, Mainstream, 1994, 283 p. 54. Sunday Times, 4 th October 1981. 55. In September 2006, for instance, the head of the Roman Catholic Church in Scotland called for the release of detailed statistics regarding sectarian hate crimes in Scotland, which the authorities seemed reluctant to divulge since the previous statistics, made public in 2004, had shown the unimagined extent of the problem: between June 2003 and February 2004, 262 sectarian attacks had taken place while, over the previous decade, 18 murders had been identified inside this category. “Cardinal requests sectarian crime details”, The Scotsman, 27th September 2006. See Peter Lynch, “The Scottish Parliament and Sectarianism: Exploring the Unexplored, Documenting the Undocumented, Informing the Uniformed” in T. Devine, op. cit., p. 231ff.

AUTHOR

BILL FINDLAY Université de Tours

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L’étrange et le miroir dans The Fanatic de James Robertson1

Jean Berton

Le héros du roman, Andrew Carlin, n’est pas le fanatique du titre. Historien de formation qui n’a pas terminé sa thèse, Andrew Carlin est un trentenaire au chômage qui se voit proposer un emploi de fantôme pour les groupes de touristes qui font des visites guidées du vieil Édimbourg. Andrew Carlin doit jouer, tous les soirs, le fantôme du Major Weir, un Covenantaire exalté et dépravé du XVIIe siècle. Le Major Weir n’est cependant pas le fanatique du titre car il s’agit d’un de ses amis et protégés,James Mitchel. Cette brève exposition introductive vise à montrer le modèle premier du jeu de reflets en opération dans ce roman.

1 L’étrange est dans la perception des jeux de reflets : James Mitchel est dans son rôle de fanatique qui a attenté à la vie de l’évêque de Saint-Andrews et l’horreur de son exécution, et de la torture dont il a fait l’objet, est dénuée d’étrangeté. De même, l’hypocrisie de la vie de son ami et protecteur, le Major Weir, le dispute à l’étrangeté, puisque ce presbytérien fondamentaliste investi de charges militaires politiques et religieuses est un pervers qui viole les veuves et pratique l’inceste. L’étrange se rassemble sur Andrew Carlin, cet homme jeune qui revêt tous les soirs un déguisement qui le fait ressembler au Major Weir dans la semi-obscurité. L’aspect physique d’Andrew, sa maigreur et son visage blême, font qu’il est perçu comme étrange. Dès qu’il endosse le déguisement censé le faire ressembler au Major Weir, et pendant la durée de son emploi de « fantôme », Andrew Carlin éprouve un certain malaise comme si Weir était en lui. Cet apprenti-historien se met alors à faire quelques recherches sur le personnage qu’il joue tous les soirs mais auquel il ne s’identifie jamais. Le malaise persistant ne se transforme pas en schizophrénie, car Andrew Carlin garde toujours la distanciation critique acquise dans sa formation de chercheur.

2 Le miroir d’Andrew Carlin est un objet central dans le récit. Au début du récit nous apprenons que Carlin a trois miroirs dans son appartement : un dans la salle de bains pour se regarder, un sur une armoire à glace pour s’habiller, et un troisième posé sur le manteau de la cheminée de la pièce centrale de l’appartement. Une fois cités, les deux miroirs fonctionnels ne sont plus mentionnés. Reste le troisième dont on apprend qu’il

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est le seul objet, avec les deux chandeliers qui l’encadrent, qu’il a conservé de l’héritage de sa mère, collectionneuse compulsive. Il n’est pas indifférent de noter que ce miroir ancien déniché dans une brocante a un défaut (p. 22) : il est voilé – « with a buckle in it ». Cela suffit à justifier toutes les perceptions étranges que le héros reçoit de ce miroir. Mis à part ce défaut structurel, ce miroir ne sert pas à se regarder mais à se parler. Sur les onze occurrences de ce miroir dans le récit, la seule fois où Carlin s’y regarde, il n’est pas dans un état proche de la normalité : « When he stumbled back to the flat, hours later, and looked at himself, haggard, bubbly, wretched, the mirror was silent ».

3 Dans ce roman, il n’y a pas de traversée du miroir, donc pas de basculement dans un quelconque pays des merveilles ; il n’en demeure pas moins que le miroir sert à cristalliser l’étrange. Bien que voilé, c’est un miroir franc et honnête qui, comble de l’ironie, renvoie une image de la vérité et de la connaissance de soi, illustrant ainsi la théorie de Sénèque ; il est comme celui qui dit à la belle-mère de Blanche Neige qu’elle n’est pas la plus belle. Ce miroir contraint le héros à se voir tel qu’il est et à s’interroger sur son présent et son passé2. On est en droit de se demander si tout se passe bien d’un même côté du miroir, à savoir, la réalité quotidienne du héros et sa découverte des Covenantaires – en particulier de Weir et de Mitchel, dont il prétend avoir découvert la biographie soit dans les livres et documents de la bibliothèque, soit dans sa docu- imagination, soit encore dans son délire grippal. On ne saurait affirmer que le Major Weir et James Mitchel sont de l’autre côté du miroir à la seule raison qu’ils sont morts depuis plus de trois cents ans.

4 Réflexion faite, il est certain que le miroir est un élément central autour duquel s’articule l’ensemble du roman, The Fanatic, surtout parce que la surface voilée de ce miroir ne renvoie pas une image neutre et conforme, mais suscite l’étrange ou l’excentrique qui implique plus concrètement la notion de décalage.

Miroir et narration

Le miroir est agent de progression par décalage. Si le rôle du miroir est de créer une image qui soit un double, peut-être anamorphique si le miroir voilé est déformant, où est ce double d’Andrew Carlin ? Il n’est pas le double de lui-même puisqu’il ne se regarde pas et ne se voit pas : on ne peut donc se référer au double de Robert Wringhim & M’Gill dans Les Confessions de Hogg. Est-il le double du Major Weir, lui « the weird- looking guy » (p. 254) ? Même si son déguisement sommaire le fait ressembler dans la pénombre au Major Weir, Carlin ne s’identifie jamais à lui ; en revanche son intérêt va grandissant pour le fanatique James Mitchel, associé inséparable du Major Weir, bien que la paire Mitchel & Weir ne soit en rien comparable au tandem Jekyll & Hyde. Ainsi perçoit-on que la dialectique qui s’instaure entre Carlin et Weir dévie vers Mitchel et que se développe de la sorte un mouvement de progression. C’est pour cela que je considère qu’ici le miroir est un pivot structurel de la narration.

5 Les périodes historiques se réfléchissent et s’interpénètrent. En parallèle avec la paire Carlin & Weir déviant sur Mitchel, dans ce récit historique du dix-septième siècle, on glisse du Prévôt Lauder vers son gendre Lauderdale dont les carnets fournissent la biographie de Mitchel. Il importe peu ici que la réalité de ces carnets soit sujette à caution, car il reste que la paire Lauder & Lauderdale mène aussi à Mitchel.

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6 Le roman est construit sur un va-et-vient du XXe siècle au XVIIe siècle. Tout d’abord, les chapitres sont alternés, puis on trouve des chapitres doubles que l’on pourrait classer en trois catégories de temps mises en miroir : a) le présent ou le contemporain (p. 76) : « Edinburgh, April 1997/October 1987 » ; b) le passé (p. 92) : « Bass Rock, April 1677/Edinburgh, December 1666 » et c) le présent et le passé (p. 256) : « Edinburgh, 1 May 1997/January 1678 ». Ce qui est remarquable dans cette mise en miroir du présent et du passé, c’est que ces deux périodes – respectivement 1678 et les deux ou trois décennies précédentes, et 1997 et les deux décennies précédentes – se situent l’une avant la perte du Parlement d’Écosse, l’autre avant son recouvrement. L’une et l’autre périodes ont connu une agitation politique et sociale certaine, ce choix de l’auteur est celui d’éviter le cliché de la parenthèse et de créer par ces mondes parallèles entre le présent et le passé un effet de diptyque chargé de symbolisme. Parmi les interprétations possibles, on peut préférer celle de la volonté d’assumer le passé pour mieux vivre le présent malgré les difficultés de chacune des deux périodes.

7 La biographie prend la fonction de miroir. Andrew Carlin, le fantôme professionnel du Major Weir à temps partiel, par sa curiosité d’historien, fait renaître cette période historique particulière à l’Écosse qui est la montée en puissance des Covenantaires à partir de 1638 et leur déclin avant 1707 : le Major Weir et le fanatique James Mitchel en sont faits les figures de proue. Tout au long du récit, Andrew Carlin découvre leur vie et s’en ressent affecté. À la fin du récit, le lecteur apprend que le manuscrit de Lauderdale que consulte Carlin à la bibliothèque n’a jamais existé, pas plus que le bibliothécaire qui l’a recommandé. Ce document inexistant n’en demeure pas moins vraisemblable, comme en témoignent tous les autres documents d’histoire disponibles en bibliothèque. Cette biographie du fanatique et de ses associés n’est en fait qu’un faux reflet livré au regard du héros dans un miroir voilé orienté vers le passé. De même, au regard du touriste avide des fantômes du passé édimbourgeois Andrew Carlin reflète l’image évanescente du terrifiant Major Weir3, dont rien ne peut démontrer qu’il n’a pas pu exister.

8 Une mise en miroir d’une scène paradiégétique peut servir de mise en abyme. Il s’agit d’un double épisode a priori sans rapport avec le récit des Covenantaires, (p. 76-91) : le suicide du voleur de livres et la mort de la mère. L’épisode du jeune voleur de livres que parvient à confondre Andrew Carlin quand il était employé dans une librairie d’Édimbourg n’est pertinent que pour sa conclusion : le jeune homme qui volait pour pouvoir acheter sa drogue se suicide avant l’arrivée de la police ; en se supprimant il fait légalement disparaître et sa faute et la cause de sa faute. Carlin est bouleversé des conséquences imprévues de sa dénonciation à tel point qu’il démissionne de son emploi. Alors qu’il traverse une période de dépression, il reçoit l’annonce de la mort de sa mère qu’il avait oublié de contacter comme il avait l’habitude de le faire régulièrement.

9 La proximité temporelle du suicide du voleur et de la mort naturelle de la mère est soulignée par la juxtaposition narrative qui suggère un lien de cause à effet. Les deux événements se présentent comme une mise en miroirs contigus propre à développer un sentiment de culpabilité chez le héros. La mort paisible de la mère met en relief la violence du suicide du jeune voleur qui avait conscience d’avoir fait un choix de vie qui mène à une impasse. À part l’intérêt narratif de l’épisode concernant la fragilité psychologique du héros, cette anecdote n’est autre qu’un reflet manifeste de la situation dans laquelle se trouvait le fanatique James Mitchel, quelque trois siècles

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auparavant, alors qu’il était torturé avant d’être exécuté puisqu’il ne voulait pas abjurer son choix de croyance.

10 L’emploi de deux langues affines (sœurs ou cousines) crée un effet de mise en miroir. À l’anglais standard du narrateur s’oppose la langue écossaise des personnages, sans que l’on puisse déclarer l’une exogène et l’autre endogène, sauf à vouloir déclencher une polémique. Le reflet engendré est intéressant puisque à l’anglais du narrateur se distinguent d’une part l’écossais du XXe que pratique Carlin et l’écossais du XVIIe siècle que parlent Mitchel, Lauderdale, etc. En effet, une caractéristique majeure de ce roman est l’emploi de la langue écossaise par la plupart des personnages, alors que le narrateur fait usage de l’anglais standard – peut-être pour les mêmes raisons qui ont poussé Walter Scott, dans ses romans historiques écossais, à faire s’exprimer ses narrateurs en anglais et en écossais ses personnages indigènes. L’emploi de l’écossais va de soi pour les personnages contemporains du fanatique, car leur langue est une imitation de celle de l’époque que ne renierait pas Walter Scott. Et parmi les personnages contemporains du héros, Andrew Carlin, vivant à la fin du XXe siècle, nous trouvons une variété d’idiolectes correspondant à la réalité linguistique d’Édimbourg en 1997.

11 On note, cependant, que Carlin s’exprime exclusivement en écossais vernaculaire alors qu’il est un des personnages les plus instruits. Par opposition, le personnage de Jackie, qui a presque le même âge que lui, ne fait pas usage d’une langue aussi « marquée » dont l’excuse est aisée à formuler. On en déduit d’abord que Carlin, l’historien, est un passeur linguistique entre le XVIIe siècle et le XXe siècle, ensuite qu’il y a une mise en miroir délibérée de l’élément linguistique qui est une marque nationale écossaise. Il est manifeste que l’emploi de la langue anglaise est symbolique de la période de la perte de la souveraineté écossaise entre l’acte d’union de 1707 et le référendum de septembre 1997.

12 La mise en miroir de la sexualité, comme effet de décalage, est un hommage implicite à Vélasquez. Dans The Fanatic, la sexualité est un élément qui relève du genre gothique pour ce qui concerne la période du XVIIe siècle alors que la frustration de Carlin et les interrogations de Jackie, dans la période du XXe siècle, engendrent une réflexion sur le désir. Jackie éprouve quelque attirance physique pour Hugh et une répugnance certaine pour Andrew ; en revanche, tandis que son désir envers Hugh décroît au fil des semaines, elle ressent un intérêt trouble de plus en plus fort pour Andrew. On pourrait aller jusqu’à dire que le personnage de Jackie expose les hésitations, les refoulements, les interrogations d’une femme moderne et libérée. Cette situation triangulaire peu originale, Jackie-Hugh-Andrew, est mise en relief par un effet de miroir sur une autre situation triangulaire : Andrew Carlin, du temps où il était étudiant, éprouvait une forte attirance – jamais assouvie – pour sa logeuse ; mais c’est sa fille adolescente qui vient, une nuit d’été, le rejoindre dans son lit. Parce qu’il la rejette sans ménagement, (p. 226), il est mis à la porte.

13 Parallèlement, dans le récit du XVIIe siècle, le narrateur nous donne à voir, comme dans un jeu d’opposition, la sexualité des deux amis, le pervers Major Weir et le fanatique Mitchel. Celle de Weir est d’autant plus effrayante pour sa pratique du viol et de l’inceste, que celle de Mitchel est conforme à la norme sociale : il ne pratique que la sexualité conjugale. Entre Weir et Mitchel, le miroir est voilé, mais il nous donne aussi à voir le point de vue des femmes. La sœur du Major Weir, Jean, est une victime d’inceste résignée ; ce quasi-consentement la fait passer pour sorcière et permet d’assurer la

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dimension gothique du récit. Par contraste, l’épouse de Mitchel venue rendre une dernière fois visite à son mari prisonnier sur l’île de Bass Rock, consent à se donner à lui (p. 157) par charité plus que par désir ; et la récompense de sa générosité est d’être violée (p. 159) par le chef des gardes avant que ne revienne le bac qui doit ramener la visiteuse à Berwick. Le miroir se place entre Elizabeth Mitchell et Jean Weir. Elles sont étrangères l’une à l’autre, mais elles reflètent séparément l’une les épouses légitimes accomplissant leur devoir, l’autre toutes les femmes victimes.

14 Le miroir fait office de mise en abyme du présent dans le passé : d’une part Jackie s’interroge sur la réalité de son désir pour Hugh et de son étrange attirance pour Carlin (il n’est pas pertinent ici de s’interroger sur l’effet d’un désir refoulé pour Carlin) d’autre part, Elizabeth est consciente de la mort de tout désir pour son Covenantaire d’époux, James Mitchel. Le lecteur a connaissance des pensées de ces personnages féminins – Jackie, Elizabeth et Jean – par les reflets indiscrets que lui montre le narrateur. De plus, on s’aperçoit qu’à nouveau, dans ce thème de la sexualité, se trouve la structure en décalage, ou en reflet, énoncée plus haut : 1) Carlin convoite sa logeuse, mais c’est sa fille qu’il trouve dans son lit ; 2) Jackie convoite Hugh, mais ressent une fascination pour Andrew ; 3) le Major Weir convoite les veuves de son district, mais doit souvent « se contenter » de sa sœur ; 4) Elizabeth se donne à son mari par compassion et se fait violer par le chef des gardes. La sexualité des personnages est l’objet d’ironie, si l’on s’en tient à la narratologie, ou de déflexion, si l’on se réfère à l’esthétique des images détournées.

Miroir et intertextualité

Le miroir n’imite pas, il ne crée pas, mais il reproduit mécaniquement en inversant l’image qui n’en reste pas moins reconnaissable. Ainsi, le roman de James Robertson, pour satisfaire à la nécessité tacite de références, donne à déceler une reproduction du récit du célèbre Deacon Brodie mis en abyme dans le roman de Stevenson, Dr Jekyll et M. Hyde. En effet, le Major Weir, homme d’ordre présumé respectable et respecté le jour, devient monstre dépravé et corrompu la nuit4.

15 De plus, à la manière du miroir dans le miroir qui reflète une image à perte de vue, on voit que les récits parallèles du Deacon Brodie et du docteur Jekyll sont comme pris en sandwich par le récit du Major Weir et celui de Carlin, chômeur le jour qui rejoue le fantôme de Weir tous les soirs. S’il fallait accorder quelque intérêt à la chronologie dans la fiction, on s’apercevrait que de temps à autre resurgit ce personnage ambivalent parce qu’il est accompagné de son double anamorphique, comme tout un chacun est accompagné de son ombre. Et cela amplifie l’effet d’intertextualité dans le genre du gothique, car le personnage d’Andrew Carlin, lui aussi affligé d’un visage étrange et d’un corps squelettique, est un grotesque5.

16 L’intertextualité est un jeu6 dans The Fanatic : l’auteur s’autorise à le révéler dans la scène du quiz où Carlin joue avec son miroir. À la question que le miroir est censé formuler, « In which of Sir Walter Scott’s novels does ‘a great ill-favoured jackanape’ called Major Weir – » il répond sans réfléchir : « Redgauntlet. » (p. 165). Au fait intertextuel s’ajoute l’effet intertextuel, comme on le perçoit dans le récit du bibliothécaire fantôme et de son dossier fantôme avec qui Andrew Carlin pense avoir eu affaire ; on le ressent aussi dans le fait que la mère du héros était une collectionneuse compulsive, un peu comme Walter Scott. Au-delà de la réflexion que l’on peut mener

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sur l’apocryphe, le vraisemblable et l’historique, on pense à la dépouille du personnage de Robert Wringhim et à son autobiographie prétendument découvertes à la fin du roman de James Hogg, Les Confessions d’un pêcheur justifié.

17 Par le reflet de l’histoire dans le présent, l’intertextualité cède le pas à l’hypertextualité. Parce que The Fanatic met en abyme le passé dans le présent peut-on mettre en avant l’évolution du genre du roman historique initié par Scott vers un sous- genre que l’on pourrait appeler « semi-historique » ? S’il faut énoncer une justification, on peut mettre en avant le fait qu’Andrew, en tant qu’historien non confirmé, a une certaine compétence à défaut d’une compétence certaine, et qu’il est dépendant de l’effet du miroir voilé.

Miroir et développement de soi

Le miroir parlant, qui représente l’essentiel de l’héritage que le héros a reçu de sa mère, entretient une relation conflictuelle avec le personnage de Carlin : le miroir ne cesse de houspiller Carlin comme le ferait son père ou sa mère, et son discours est celui du bon sens. Lorsque, enfin, Carlin dans un accès de colère s’apprête à détruire7 le miroir, on ne peut s’empêcher de penser que le héros s’émancipe de son autorité morale comme, si dans ce miroir voilé, Andrew Carlin reconnaissait l’autorité de sa mère. Dès la fin du récit, on constate qu’Andrew Carlin va mieux, et qu’il se reprend comme après une longue période de léthargie.

18 Pour cette raison, le miroir est aussi un agent de l’évolution psychologique du héros dont on pourrait dire qu’il franchit ce stade du miroir qu’a décrit Lacan. Le personnage de Carlin n’est plus un enfant qui entre 6 et 18 mois « reconnaît son image dans le miroir comme telle8 », mais on ressent que progressivement il traverse une période d’articulation de la structure du sujet. On peut interpréter le mouvement de destruction du miroir comme l’arrivée au terme de ce processus où Andrew Carlin ne peut que se reconnaître avec ses faiblesses. Le geste spontané, bien qu’interrompu, du héros illustre l’opinion de Françoise Dolto, selon laquelle « [l’image scopique] distortionne dans la mesure où [elle] ne montre qu’une seule face du sujet, quand en vérité l’enfant se sent tout entier dans son être […]9 » : Andrew ne veut plus être grondé comme un enfant par son miroir, comme si celui-ci était sa mère, de même qu’il ne supporte plus d’être pris pour le Major Weir dans les venelles d’Édimbourg.

19 Il serait erroné de chercher à démontrer que l’auteur s’est contenté d’illustrer le stade du miroir. En effet, les jeux de miroir qui créent un mélange de réel et d’illusion nous entraînent vers un dévoiement qui peut s’analyser en nous référant au schéma optique que Lacan développait en 195310. Avec son expérience du bouquet renversé menée avec un miroir convexe, il démontre « l’intrication étroite du monde réel et du monde imaginaire ». Avec son expérience résumée dans le schéma aux deux miroirs, Lacan montre qu’une image spéculaire (celle d’un vase à l’envers) peut compléter, et rendre plus plausible, une image directe11 (celle d’un bouquet de fleurs à l’endroit) dans l’image virtuelle d’un bouquet de fleurs dans un vase visible dans un miroir.

20 Dans The Fanatic, par l’emploi d’un miroir voilé qui joue un rôle important dans l’évolution du personnage principal, Robertson montre à son lecteur la force que peut avoir l’image virtuelle d’un Covenantaire historiquement plausible. James Mitchel, dit le fanatique, ne paraît exister que par la monographie vraisemblable mais fantomatique, donc factice, de Lauderdale et par la référence complémentaire à un

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personnage d’un roman de Scott. Ce personnage de Mitchel complète celui du Major Weir, parce qu’il le renforce en le doublant de manière virtuelle : si Mitchel et Weir n’ont jamais existé, leur image existe… de la même façon que, dans l’expérience de Lacan citée plus haut, le vase complète l’image du bouquet : en effet, un bouquet qui se tiendrait debout sans le support d’un vase est hautement improbable…

Miroir et mise en abyme

Le miroir est un « outil de création esthétique » qui se manifeste par les reflets, les visions, les angles de vue, le regard de soi et sur soi qu’il offre. Pour Sabine Melchior- Bonnet, le reflet « déréalise le spectacle, et, à travers lui, le désir s’autorise à s’exprimer parce qu’il ne craint plus la sanction du réel. Il fait surgir une vérité délestée du poids de la sanction du réel12 ».

21 Dans cette partie, je procède à un essai d’analyse comparée de l’usage du miroir dans la peinture et dans ce roman :

22 1. Dans un miroir plat, le sujet se voit de face, mais, comme l’écrit Soko Phay-Vakalis13 : « le miroir est falsificateur, car il renvoie l’envers de toute chose placée devant lui ». On sait que Carlin se regarde dans le miroir de sa salle de bains. Dans le miroir de la salle de séjour, Carlin peut se voir, mais il ne se regarde pas, il ne s’intéresse pas à son image. Puisque ce miroir-là est voilé, on peut se demander s’il se voit ou s’il refuse de se reconnaître dans ce portrait anamorphique de lui-même. Le narrateur et le lecteur le voient et directement de dos et indirectement de face, mais de face son image est inversée et décalée.

23 Techniquement, il faut deux miroirs pour rétablir l’image de la réalité : ainsi, l’image inversée est à nouveau inversée. Cependant, le reflet du reflet n’équivaut pas à la réalité pour autant.

24 2. Dans un miroir imparfait, convexe ou concave, le sujet se voit déformé, c’est-à-dire plus grand ou plus gros ou plus petit que la réalité. Cette déformation peut être amplifiée jusqu’à l’anamorphose qui le rend méconnaissable. Au début du récit (p. 22) le lecteur comprend que Carlin ne peut recevoir du miroir voilé qu’une image anamorphique. La notion d’irréel est énoncée dès la première scène du miroir où Andrew Carlin est présenté ainsi : « He inhabited his days like a man in a dream, or like a man in other people’s dreams. » Cependant, il n’y aura pas de traversée du miroir parce que le miroir est personnifié (p. 22) : « It was like a mirror that hadn’t had the courage to go the whole bit and join a travelling show, where it could turn those who looked in it into fully-fledged grotesques. » Le narrateur poursuit au paragraphe suivant : « This was the mirror Carlin talked with, mostly. » Quoi qu’il en soit, Andrew Carlin, tout au long du récit a l’impression d’être à côté de la réalité et ce n’est qu’à la fin du récit que Carlin prétend sortir de maladie (p. 257) « I had the flu. Or somethin ».

25 3. Lorsqu’il n’est pas en face du miroir le sujet ne se voit pas mais voit quelqu’un ou quelque chose d’autre. Si le sujet-personnage observe le spectateur-lecteur, l’usage de l’ironie paraît inéluctable. Quand il dialogue avec son miroir, Carlin se place face à celui-ci, on peut alors parler d’effet réflexif ; mais lorsqu’il y a un décalage, une forme d’humour, on peut parler d’effet déflexif. Et le personnage de Carlin, en qualité d’historien, sait voir des images du passé qui surgissent par un phénomène de déflexion – tout comme les images dites en 3D. Ses prétendus travaux de recherche sur le Major Weir et sur James Mitchel sont une illustration de la posture de l’historien qui doit

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interpréter des images reçues du passé qui, dans le présent, ne peuvent être que déformées.

26 4. Le décalage du reflet produit un effet de révélateur de fantasme. Diego Vélasquez a produit « La Vénus au miroir » (1630-35) : le personnage est sur un lit, il est nu, il est vu de dos ; sa hanche droite est au centre de l’image et elle est placée sous le miroir dans lequel on ne voit que le reflet de la figure de Vénus

27 Dans le roman de Robertson, la sexualité est abordée, mais pas sous la forme de l’érotisme. Vénus est remplacée par Jackie partagée entre l’attirance pour Hugh et l’attraction pour Andrew. Dans le jeu de déflexion, le personnage d’Andrew Carlin tient la première place. Parce qu’il a le physique de l’emploi selon son employeur, son image se superpose à celle de Weir. Qui plus est, Carlin se qualifie consciemment (p. 254) de « weird-looking guy » ; auparavant, (p. 36) il a déjà interrogé le miroir, « Would you say I was weird ? », qui lui répond « Fuck aye, I would certainly say you was weird ».

28 Le jeu de superposition catoptrique peut être complexe, il dépend de l’angle de vue, de l’angle de projection et des contrastes d’ombre et de lumière. Par exemple, voyageant dans un train moderne lorsque les conditions de lumière sont idéales, sur la surface d’une cloison de verre de l’autre travée, on voit parfois par transparence et de manière oblique le déroulement du paysage qui défile derrière une fenêtre située derrière cette cloison de verre ; par reflet et se superposant, on voit aussi ce même paysage décalé d’une vingtaine de mètres qui se déroule à l’envers sur cette même cloison de verre. Et en surimpression apparaît un autre reflet qui est celui du paysage qui se déroule de l’autre côté du train ; ces trois paysages différents se projettent par des angles différents sur un même écran. La fiction permet cette triple projection : dans le roman à la page 52, sur le présent de Carlin le narrateur projette le passé de Carlin dans des scènes de retour en arrière qui visent à renforcer le présent. À cela s’ajoute le passé antérieur des Covenantaires étudiés par Carlin, qui, rappelons-le, s’affuble régulièrement du déguisement d’un de ces Covenantaires, le Major Weir.

29 Un autre effet de superposition est celui que Magritte crée dans son tableau surréaliste intitulé « La reproduction interdite » qui montre un personnage vu de dos faisant face à un miroir, mais le miroir duplique le personnage vu de dos. Un livre posé devant le miroir prouve, dans le reflet inversé du titre, que ce miroir fonctionne normalement. En comparaison, on pourrait dire que la superposition du visage d’Andrew Carlin sur celui supposé de Weir est le reflet de ce que montre ce tableau de Magritte. Cela pose la question de la réalité et de la reproduction de son image.

30 5. Le miroir convexe peut refléter le sujet présenté dans le tableau et un décor qui peut être extérieur à l’image. Mais cela peut s’inverser : dans un décor construit peut surgir un sujet qui lui est extérieur. Dans le roman de Robertson, le personnage de Hugh Hardie (l’organisateur de visites nocturnes d’Édimbourg qui a employé Carlin) aimerait tant retrouver Andrew Carlin pour récupérer le déguisement prêté. Il croit parfois l’apercevoir déguisé en Major Weir au détour d’une rue (p. 296). L’attente suscite ce phénomène de projection d’une image virtuelle.

31 6. Dans le tableau de Jan Van Eyck (1434) intitulé « Giovanni Arnolfini et son épouse » les deux sujets regardent le peintre et le spectateur qui s’y substitue. Derrière eux, le miroir convexe les reflète de dos très naturellement et aussi deux autres personnages de face, dont l’un est le peintre.

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32 La présence de l’artiste reconnaissable dans ce miroir est à la fois la signature de l’auteur du tableau et une autoreprésentation qui correspond dans la fiction à une forme d’autobiographie partielle. À n’en pas douter, dans le roman de Robertson, quelques aspects de l’existence de Carlin sont le reflet de l’autobiographie de l’auteur, qui était un historien formé à Édimbourg. Dans le contexte de l’autobiographie, même en dehors de tout pacte convenu entre l’auteur et le lecteur, tel que le décrit P. Lejeune dans Le Pacte autobiographique, le tandem auteur/narrateur paraît relever de la notion du double. Mais dans le roman de Robertson, qui ne revendique pas de pacte autobiographique, prévaut une mise en abyme, car dans la biographie du héros, Andrew Carlin, s’incruste la biographie de Mitchel – je fais ici référence à la biographie résumée de Mitchel que fait Carlin à Jackie (p. 258). Cependant, l’auteur veille à détruire la réalité de la biographie que Lauderdale aurait faite de Mitchel, le héros vivant au XVIIe siècle ; cela, par rétroaction, induit la destruction de la biographie du héros du XXe siècle, Carlin, et force à nier les quelques traces autobiographiques de l’auteur perceptibles dans le roman.

33 7. Le miroir brisé est un élément fréquemment rencontré en littérature. Par effet d’ironie, le miroir n’est pas brisé dans The Fanatic, même si le lecteur n’en est informé qu’indirectement bien plus tard dans le récit. Le miroir brisé a pour fonction de montrer une image fragmentée dont les éléments sont en décalage les uns par rapport aux autres : on trouve un exemple – devenu un classique – du miroir qui se brise, à la page 10, dans cet épisode des aventures de Tintin, L’Affaire Tournesol, publié en 1956 : la bande dessinée se situe à mi-chemin entre l’écrit et le visuel, et participe des deux. La première vignette montre dans le miroir le reflet du Capitaine Haddock qui rentre dans sa salle de bains en s’étirant ; il y a la tablette avec trois objets avec leur reflet naturellement inversé. Le spectateur est alors censé considérer le reflet de Haddock comme étant conforme à la réalité, il recrée l’image du vrai Haddock spontanément. Les trois images suivantes montrent le personnage de dos : il est devant sa glace et son reflet est vu de biais ; c’est conforme à la réalité, sauf que, à la deuxième image, le spectateur/lecteur est en face du miroir, il voit au centre du miroir le reflet du côté gauche du personnage qui est légèrement sur la droite, mais le spectateur ne se voit pas alors même qu’il est à la place de l’artiste – la situation est analogue à celle de Carlin devant son miroir. Toutes les images représentant le personnage et son reflet correspondent à la réalité technique de l’expérience quant aux angles de vue. La fiction est perceptible dans le fait de l’absence de l’image de l’artiste ou du lecteur, (qu’il est d’ailleurs impossible de représenter parce qu’inconnu de l’auteur) dans la deuxième image qui est la seule où l’artiste se positionne en face du miroir, comme l’atteste le parallélisme des côtés du miroir.

34 À l’image 4, la glace commence à se fendre. À l’image 5 la première fente parcourt la glace de haut en bas et traverse le reflet du visage : les deux parties du visage sont légèrement décalées. À l’image 7 toute la glace se fend à la manière d’un puzzle : les reflets du visage, de la main tenant la brosse à dents et du flacon sont décalés, provoquant ainsi un effet humoristique. À l’image 8 le miroir tombe en morceaux. À l’image 9, la dernière, le personnage terrifié s’enfuit. Je ne retiens ici que l’effacement délibéré de l’artiste-auteur à l’image 2 et la fragmentation de l’image reflet aux images 6 et 7. Ce miroir brisé est une métaphore de la fragmentation du récit. Picasso, en déconstruisant l’image figurative de la réalité, passe de la représentation en deux dimensions à la représentation en 3D et donne à voir à la fois la complexité de la réalité

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et la multiplicité des points de vue. Le roman de James Robertson présente une structure déconstruite. Le rôle du lecteur est de reconstruire les différentes biographies pour en apprécier l’enchâssement.

35 À titre d’exemple, on peut reconstruire, avec les éléments éparpillés dans la chambre en désordre de Carlin, ce tableau caractéristique du XVIIe siècle qui s’appelle une vanité et qui doit comporter certains éléments. À la page 163, Carlin s’approche de son miroir, allume les deux chandeliers et le narrateur souligne le reflet de la lumière sur son visage et décrit une atmosphère de dépression extrême. On se rappelle avoir lu à la page 24 que Carlin aime l’obscurité, la lumière des chandelles et les ombres. Dans la pièce, il y a des livres, élément indispensable à la vanité. Le crâne, dans sa double image des morts et des vivants, symbolise la mort et le passage du temps. Le crâne se voit dans le reflet du visage du héros, car le narrateur a décrit la lividité spectrale du visage émacié de Carlin, d’où l’importance redoublée du miroir. Parmi les références artistiques concernant ce dernier point, on trouve ce détail de la vanité dans le tableau de Lucas Furtenagel : « Les époux Burgkmaier » de 1529. Madame Burgkmaier est au centre de l’image, elle est tournée vers la gauche, derrière elle (à droite) se tient son mari ; les deux personnages regardent le spectateur avec une profonde tristesse. La femme tient devant elle un miroir convexe (à gauche) dans lequel se reflètent leurs deux visages sous l’aspect de crânes.

36 En considérant que le miroir vide (en cela conforme à la tendance du XXe siècle) de Carlin est sa conscience rationnelle indestructible, on peut dire du héros ce que Jean Starobinsky, dans La Mélancolie au miroir, disait de Baudelaire : […] devenir miroir, c’est se réduire à n’être que surface réfléchissante14 : la conscience muée en miroir éprouve la réflexion sur le mode passif. Elle ne peut que subir, pour en renvoyer le reflet, les formes et les créatures qui se sont placées en regard, […] Le Je-miroir figure un aspect extrême de la mélancolie : il ne s’appartient pas, il est pure dépossession. Baudelaire n’a pas été le seul à exprimer le désespoir de la passivité réfléchissante.

37 S’il faut considérer le personnage de Carlin comme étant le vrai miroir parlant de sa salle de séjour, l’objet n’étant après tout qu’une présence imaginée, il est inévitable que son visage, voire son aspect physique complet, reflète le désespoir de ses héros, en l’occurrence Weir, Mitchel et leurs contemporains consternés.

38 Le roman The Fanatic illustre la théorie sénéquienne15, évoquée par Jonsson16, selon laquelle le miroir a deux fonctions différentes : le miroir est d’abord un instrument de vision indirecte, qui permet à l’homme de voir ce qu’il ne peut pas observer directement ; le miroir est ensuite un instrument de la connaissance de soi, permettant à l’homme de voir qui il est et, partant de là, ce qu’il doit faire. En effet, d’abord le romancier procède par vision détournée à l’aide d’un miroir voilé : le titre annonce un fanatique alors que le reflet (ou l’image inversée) est celui d’un anti-héros fanatique ; ensuite, les reflets biographiques dans le miroir que perçoit le héros lui permettent d’accéder à la connaissance de soi.

39 Jonsson présente sa théorie de la naissance du genre littéraire (p. 158-159) à partir du Miroir de saint Augustin et du concept du livre-miroir jusqu’au XIIe siècle où le titre inclut le mot miroir suivi d’un complément, tel que le Miroir des vierges qui serait « le point de départ de la tradition des ‘miroirs’ médiévaux […] » (p. 171). Prolongeant ce genre littéraire, le roman de Robertson, dont le thème est les fanatiques presbytériens de la période covenantaire, nous en offre une possibilité d’évolution où le terme de

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miroir deviendrait implicite : ainsi The Fanatic pourrait-il s’entendre comme « Le Miroir du fanatique17 ».

40 Le regard de Sénèque est de nature philosophique. Quelque vingt siècles plus tard, il n’est pas incongru de surajouter un regard esthétique qui nous autorise à nous demander si le miroir sert d’instrument d’écriture ironique, indirecte ou excentrique, en quelque sorte étrange. Et je me réfère ici à ce qu’écrit Sabine Melchior-Bonnet dans son Histoire du miroir : « L’homme s’adosse au reflet pour édifier sa vérité. Le miroir libère un espace de jeu entre le visible et l’invisible, entre le rêve et le réel grâce auquel le sujet prend sa mesure en se projetant dans des images et des fictions dont il maîtrise le dévoilement. » (p. 183). Pour l’adapter à la fiction et en référence au roman de Robertson, je compléterais volontiers la citation en ajoutant que l’espace de jeu se trouve aussi dans les reflets fugaces entre le présent et le passé.

NOTES

1. James Robertson, The Fanatic, Londres, Fourth Estate, 2001 (2000). Toutes les références au texte renvoient à cette édition. 2. J.K. Rowling, dans le premier roman de la série, Harry Potter and the Philosopher’s Stone, Londres, Bloomsbury, 2000 (1997), introduit le miroir dans le chapitre 12 « The Mirror of Erised ». Si ce genre de scène est inévitable dans un roman fantastique, on constate qu’il n’y a pas de traversée du miroir ici non plus. Le personnage Dumbledore donne d’abord à Harry, le jeune orphelin, une réplique convenue, p. 231 : « It shows us nothing more or less than the deepest, most desperate desire of our heart. », puis, afin de donner plus de force au genre fantastique, il détruit toute attente qui relèverait du merveilleux : « However, this mirror will give us neither knowledge or truth. » Le roman de Robertson est ancré dans le présent réaliste tout en flirtant avec le gothique dans sa dimension historique non fantastique. 3. L’horreur que fait naître la biographie du Major Weir se résume dans l’accusation de sorcellerie, mot fourre-tout qui permet d’englober des pratiques sexuelles déviantes réelles ou supposées. Ce personnage postérieur à la vision gémellaire de l’Écosse et de l’Angleterre du roi Jacques VI & I (discours devant le Parlement du 31 mars 1607) est antérieur à l’existence du célèbre Deacon Brodie — et R. L. Stevenson n’ignorait pas l’histoire de Thomas Weir lorsqu’il composa Dr Jekyll & Mr Hyde. Dans un article, intitulé « Thomas Weir, archétype écossais de l’inceste », à paraître aux PUSE pour le groupe de recherche EsTRADes (laboratoire du CIEREC, Université Jean Monnet de Saint-Étienne), j’étudie la dramatisation de l’inceste qui fonde la valeur archétypale du héro noir. 4. La biographie de Thomas Weir a inspiré un romancier de la période Kailyard, K.L. Montgomery, qui a mis en scène une victime du sorcier, la belle Crystal, que son preux mari, Gordon sauve de la potence in extremis : le roman s’intitule Major Weir, Londres, T. Fisher Unwin, 1904. 5. On lit à la page 22 « a mirror that […] could turn those who looked in it into fully-fledged grotesques. » 6. Le roman de Robertson offre d’autres possibilités d’intertextualité. Les scènes du roman qui se déroulent à la prison sur le rocher de Bass rock sont mises en parallèle et en relation avec d’autres scènes situées à Édimbourg. Le lieu même de Bass Rock provoque un effet miroir

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intertextuel, car on ne peut s’empêcher de penser au récit fantastique de Tod Lapraik, dans le roman Catriona de R.L. Stevenson. 7. Mais le lecteur, qui complète mentalement le geste de Carlin, ne comprendra que plus tard que ce dernier n’a pas accompli le geste fatal et qu’il a reposé le chandelier sur la cheminée. 8. Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique (communication du 17 juillet 1949) » dans Écrits, Paris, Seuil, 1966. 9. Françoise Dolto & J-D Nasio, L’Enfant du miroir, Paris, Rivages, 1987, p. 75. 10. Le Schéma optique est présenté en 1953 dans le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975. 11. L’expression « image réelle » que l’on serait tenté d’écrire serait un oxymore. 12. Sabine Melchior-Bonnet, Histoire du miroir, Paris, Hachette Littératures, 1994, p. 230. 13. Soko Phay-Vakalis, Le Miroir dans l’art, de Manet à Richter, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 167. 14. Jean Starobinski, La Mélancolie au miroir, Paris, Julliard, 1989, p. 35. 15. Cette théorie est exposée dans les Questions Naturelles, Livre I, ch. 17. 16. Einar Mar Jonsson, Le Miroir, naissance d’un genre littéraire, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 35. 17. Dans un jeu purement spéculatif des correspondances entre l’art de la peinture et l’art de l’écriture où la fiction s’observe comme un miroir devant lequel l’auteur se dévoile en toute impunité et avec une impudeur qui prend le lecteur pour complice, peut-on avancer que les miroirs voilés offrent une possibilité quasi infinie de tropes ? Le miroir convexe spéculaire correspondrait à la métaphore ; le miroir concave inversant serait à l’image de l’oxymore ; les miroirs « en ligne », à la Magritte, représenteraient les rimes… Mais ce serait l’objet d’une autre étude.

AUTEUR

JEAN BERTON Université de Saint-Étienne

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« Jean-Claude Van Damme and Mother Superior » La transgression chez Iain Banks et Irvine Welsh

Marie-Odile Pittin-Hédon

La littérature écossaise contemporaine se voit souvent associée à la notion de franchissement : des frontières de l’Écosse, pour remettre en question la notion d’étranger et son étrangeté particulière, mais aussi des frontières stylistiques séparant le « littéraire » du « non littéraire », des frontières génériques, avec le postmoderne et le gothique, ou encore de celles de la provocation. Iain Banks et Irvine Welsh sont, de ce point de vue, deux figures emblématiques du renouveau littéraire écossais de la fin du XXesiècle : le premier, pour son association avec le gothique contemporain et son réexamen de la notion d’étrange, de la longue tradition de ce pays, en particulier l’héritage de Hogg et de Stevenson, le second, pour sa mise en œuvre d’un réalisme urbain, « the view from the scheme » selon le critique Duncan Petrie1, tout aussi lié à des questions de normes, de tradition littéraire, et à leur transgression. Les deux romans respectivement publiés en 2001 et 2002, Glue et Dead Air2 opèrent sur le mode de la subversion, thématique, générique et politique, tout en présentant une sorte de typologie de l’étranger. En effet, Glue en particulier illustre cette déclaration d’Irvine Welsh en 1994 à propos de son blockbuster Trainspotting, « It’s generational and geographical3 », et propose une réflexion sur la formation et la destruction simultanée d’une identité paradoxalement à la fois statique car enfermée dans une définition externe, imposée, et instable. C’est donc à une fabrication identitaire comme résistance à la destruction et nécessaire destruction à la fois que se livre ce roman, illustré en contrepoint par celui de Banks.

« Scum » : La fabrication identitaire comme destruction

Chez les deux auteurs, l’identité semble procéder du refus : refus d’être assimilés à leurs pères (« Whae gies a fuck aboot that cunt » (G, p. 46) se demande Terry Lawson), et de coopérer avec le discours dominant, deux récusations symbolisées dans Dead Air

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par le pseudonyme choisi par le protagoniste, Ken Nott, l’escamotage de son patronyme, McNutt, et par ses prises de positions sulfureuses sur les sujets les plus divers. La polarisation du discours dominant comme émanant d’un narrateur masculin se voit également mise à mal dans les deux romans, écornant au passage le mythe du « Hard Man ». Ken Nott, le « shock Jock » ostensiblement focalisateur et héros du roman, occupe en effet par sa profession d’animateur radio une position marginale, celle d’observateur, de commentateur. Il n’a d’ailleurs d’existence fictionnelle que par sa fonction de métadiscours puisque l’intrigue est répétitive et plutôt mécanique. Quant à Irvine Welsh, il propose dans Glue, qu’il définit comme « very much character based rather than plot based4 », un retour sur un archétype du modèle masculin dans la lignée du genre qu’il a lancé avec Trainspotting, la « Lad Lit » dont on connaît le succès sur la scène littéraire britannique avec les romans de Nick Hornby ou John King5. Ce modèle, pour caricatural qu’il soit, semble dans ce roman perdre de son impénétrable uniformité. C’est en effet sur le mode subversif que Welsh revient sur ses terres fictionnelles, en associant par exemple le personnage le plus agressivement obsédé sexuellement, Terry Lawson, à un traitement suggestif d’une possible homosexualité, et en renversant les codes de la « séduction » dans les cités, lorsqu’une de ses maîtresses usurpe son langage et son rôle dominateur [« She grabs a hud at ma rid-raw baws in the back ay the motor. – You are one dirty fuckin slag, son, she tells me. » (G, p. 212)], ou enfin en proposant un renversement de cette attitude par l’inclusion – rare il est vrai – de chapitres focalisés par des femmes, tel celui au titre sans équivoque ni fausse pudeur, « Cocks oot fir the Lassies6 ».

1 Dans une destruction du mythe du macho impitoyable, qui passe par l’inversion des clichés, les personnages de Glue se trouvent, ainsi que l’indique Ken Nott de Dead Air dans ce qu’il pense être son ultime diatribe, « contextualisés » : All the things I’ll never get to say. All the rants I’ll never get to rant. There was one shaping up about context, about blindness, about selectivity, about racism and our intense suckerhood when it came to reacting to images and symbols, and our blank, glazed inability to accept and comprehend reality in the form of statistics. (DA, p. 402)

2 La réalité statistique, pour être plus qu’une image ou un symbole, se doit d’être placée dans une vision de type historique. Glue, contrairement à l’aspect intensément a- temporel de Trainspotting ou des recueils de nouvelles, constitue unesorte de fresque historique, qui, comme l’indiquent les titres des premiers chapitres de chaque partie « Windows ’70 », « Windows ’80 », « Windows ’90 » et « Windows ’00 », et leur renvoi à une décennie, ouvre une fenêtre sur l’époque. Le critique Aaron Kelly voit ainsi dans ce roman : A critical and evaluative engagement both socially and historically with the by now familiar terrain of his work. This novel therefore offers an overarching timeline for tracing the social malaise into which many of Welsh’s other characters often find themselves thrown in media res without historical or cultural templates for comprehending their experience7.

3 À cet effet, Glue restaure une chronologie permettant de répondre avec plus de concessions à son lecteur à la nécessité, reconnue par Welsh à propos de son premier roman, de comprendre : I began the book as a way of trying to figure out the puzzles of drug dependency and the explosion of HIV in Edinburgh8.

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4 Plus généralement, le roman s’inscrit dans une volonté affichée par son auteur de sortir du cadre étroit de Trainspotting, The Acid House ou Filth, en particulier de leur pessimisme noir et sans espoir ; il affiche une détermination à proposer « a more upbeat, happier book after Filth9 ». La juxtaposition des narrations consacrées à Carl, Terry, Andy/Gally et Billy avec celles de leurs pères témoigne de l’application de ces critères, même si l’évocation dans ce roman d’une littérature ouvrière (workerist fiction), d’une littérature du chômage (unemployment fiction), et leur juxtaposition avec une narration plus coutumière à Welsh, relève en l’occurrence de l’oxymore insolite, qu’un titre de partie de Trainspotting, « Jean Claude Van Damme and Mother Superior », fige dès 1993. L’explosion des modèles socio-économiques et la non-compatibilité des schémas de référence appliqués à la nouvelle génération sont d’ailleurs formulées par Duncan Ewart, le père : Duncan had heard all this before. LSD and cannabis were supposed to be destroying the world back in the sixties, yet here they all were. But LSD hadn’t shut down factories and mines and shipyards. It hadn’t destroyed communities. Drug abuse seemed like one of the symptoms of a disease, rather than the illness itself. (G, p. 155)

5 Le recours à la voix standard dans cet extrait exploite le crédit de rationalité qui lui est traditionnellement attribué, et contourne la stigmatisation habituelle de la transcription phonétique, conférant ainsi à la violence de l’histoire un poids de « réalité statistique ».

6 Iain Banks, dans ses romans gothiques contemporains, a recours à la violence surgissant du passé pour contaminer le présent10. Dans le cas de Dead Air, l’attentat du 11 septembre 2001, violence terroriste à la fois contemporaine, immédiate et sans âge tient lieu de point de départ du roman, de chaos originel, même si elle ne reçoit pas dans ce roman un traitement gothique ; les personnages « sitting in the ruins of [an] abandoned party » (DA, p. 33) évoquent cette métaphore d’une inévitable remise à zéro des compteurs de l’histoire11. Glue est pour sa part une reconstruction, une narration à l’envers qui tente de remonter vers la source du chaos et de la violence sociale et économique, et de ses répercussions tragiques sur la vie des personnages. Le roman contient en effet dans ses dernières pages la violence ultime, le suicide d’Andrew Galloway. Il est donc une tentative de mise en perspective, de remontée aux sources plurivocales d’un tel désespoir identitaire qui conduit vers le néant, en partant de l’utopie socialiste, avec la description de l’espoir suscité par les politiques de slum clearances à Glasgow à la fin des années 1960 : The sun rose up from behind the concrete of the block of flats opposite, beaming straight into their faces. […] It was they windaes, they were huge, and they sucked in the sun, he thought, as he put the table down and looked out at the scheme below him. Davie felt like a newly crowned emperor surveying his fiefdom. The new buildings were impressive all right. […] He remembered the chilly, dark tenement in Gorgie ; covered with soot and grime for generations when the city had earned its ‘Auld Reekie’nickname. […] All that had gone, and about time too. This was the way to live ! (G, p. 3) ou encore ayant pour point de départ le puéril, le dérisoire, comme avec cette lamentation pré-pubère d’Andrew : Ah’ll nivir stey oan at school. Ah’ll nivir get a joab. Ah’ll nivir get a ride. Thi’ll pit ays away. (G, p. 107)

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7 L’ironie de la dernière phrase, le personnage faisant simplement référence à une probable arrestation suite à une bagarre, montre, comme dans les diatribes les plus enfiévrées de Ken Nott, l’inéluctabilité de l’histoire qui vient illustrer celle de l’Histoire, car, dans une distorsion tragique du darwinisme social, c’est à une destruction littérale que le « wee Gally » est voué. La polysémie est également mise à contribution dans Dead Air, lorsque Ken littéralise l’expression « to give someone a taste of their own medicine » et combat un négationniste en l’agressant physiquement au cours d’un débat télévisé, à seule fin de pouvoir nier l’existence de ce pugilat. À l’ironie se substitue ici la capacité performative du langage, qui peut constituer plus que représenter. Création et destruction identitaire font alors cause commune dans un processus d’écriture dominé par la transgression : le roman propose une version de l’identité comme parodie, des codes langagiers, génériques, des genres historiquement présents dans la littérature écossaise depuis le début du siècle en particulier, voire à l’occasion comme autoparodie.

Parodie, pastiche : le discours au-dessus du néant

Dead Air se livre d’emblée comme une autoparodie, ou une parodie de Complicity (1993), en proposant une version édulcorée de ce dernier : le héros est en butte non à un, mais deux, complots pour attenter à sa vie, lesquels tournent court ; il présente une bien pâle version du « fearful self12 » John Merrial, le gangster omnipotent, étant paradoxalement presque totalement gommé du roman ; enfin la figure du double gothique se voit transformé en un alter ego bonhomme et protecteur, dans la figure du producteur de Ken Nott, Phil Ashley. L’habitude de Banks d’intégrer plusieurs genres dans nombre de ses romans13 se trouve grossièrement imitée, par l’insertion d’une intrigue relevant du thriller à un récit de type pamphlétaire, au demeurant sans véritable circulation entre les deux aspects14.

8 Glue s’adonne également à un certain degré d’autoparodie, en pastichant Trainspotting dans un chapitre intitulé « Nightmare on Elm Row » qui plonge Andrew dans un monde de drogue, de filles aux cheveux sales, de blessé perdant son sang dans l’indifférence générale, et de virus du SIDA. La référence par son titre au célèbre film d’horreur de Wes Craven mettant en scène un monstre, Freddy Krueger, échappé d’une comptine pour décimer une population d’adolescents en les agressant dans leurs rêves15, parodie, comme il est habituel chez Welsh, la notion littéraire de référence intertextuelle en choisissant délibérément un intertexte populaire, sans pour autant perdre de vue sa valeur métaphorique, en particulier pour un lectorat qui serait davantage habitué aux films de genres de grosse consommation qu’aux œuvres de la littérature classique. En outre, eu égard à la première partie du roman mettant en scène les parents et les années 1970 et 1980, à sa mise en avant de valeurs ouvertement prolétariennes, masculines et urbaines, le roman se livre également à un pastiche de ses prédécesseurs, la littérature du monde ouvrier industriel des années 1920 et 1930, connue collectivement sous l’étiquette « Clydesideism ». L’anglais standard pour la narration et le dialecte réservé au dialogues, les sujets abordés (le camouflet infligé au directeur de production un peu trop zélé de l’usine, qui, sans l’intervention du représentant de personnel Duncan Ewart, empêcherait un ouvrier d’assister à l’accouchement de sa femme), le langage « assaini » et l’expurgation délibérée de la narration de tout aspect

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non « convenable » place le pastiche dans une position de contraste saisissant avec le ton et le langage qui sont la marque de fabrique de l’auteur. Par exemple : – Sh… sugar, Davie cursed. He never swore in front of women. Certain talk was awright for the pub, but no in front of a woman. (G, p. 4)

9 Les premiers chapitres de chaque partie suggèrent ainsi une ouverture sur des genres littéraires surannés et impropres à rendre compte de la situation sociale et économique contemporaine, ainsi que le confirme l’aveu d’impuissance et d’incompréhension de Duncan Ewart dans la décennie 1990 : The world now had a greater superficial wealth than the one they grew up in. Yet something had been lost. It seemed to them a crueller, harsher place, devoid of values. (G, p. 155)

10 Ce dernier vient renforcer le verdict du fils, Carl, sur l’inapplicabilité des valeurs, des « dix commandements » de son père : Ma auld man’s advice : find a nice lassie n treat her right. Like aw ma auld man’s advice, ehs ten commandments, it husnae really done ays that much good. (G, p. 118)

11 Par une sorte de glissement, représenté par la juxtaposition à but parodique de pastiches et d’autopastiches, le roman souligne l’inefficacité des narrations du passé comme instruments proprement subversifs. La réflexion adopte alors un tour plus conceptuel, Welsh semblant orienter son lecteur vers la valeur narrative et symbolique de tels modèles et, comme pour le suicide de Gally, il invite son lecteur à une réflexion à rebours : quel type de narration peut rendre compte de la rupture, la transgression au cœur même de la modernité ? Dans Dead Air, la précision avec laquelle Nott lui-même semble vouloir définir son rôle comme étroitement médiatique, ainsi que la concentration du roman sur le style pamphlétaire optent pour un traitement délibérément discursif et polémique. Dans Glue, la question passe par une interprétation métaphorique de la topographie des housing schemes : Ah see the toon change ; the shoaps become the posh toon hooses, then it’s the tenements, then its nowt for ages, then the dual carriageway n the lights ay the scheme. (G, p. 100)

12 Cette description adopte une dimension diachronique et symbolique : l’étendue quasiment désertique (« nowt for ages ») entre le monde des tenements du passé et celui des housing schemes, n’a pu véritablement trouver un mode narratif pour en rendre compte. Alors la partie de la narration consacrée au désert australien adopte une véritable portée stratégique : comme l’indique l’alternance dans la dernière partie entre les titres « Edinburgh, Scotland » et « Blue Moutains, New South Wales, Australia » agrémentés de sous-titres dérisoires car inopérants dans leur insistance sur une chronologie minutieuse de l’absence (« 3.37 pm », « Wednesday, 9.14 am »), la nécessaire appropriation du « désert », nouvelle frontière dans l’esprit de Carl Ewart le DJ, passe par une appropriation de l’espace désertique du point de départ, du « nowt inbetween ». C’est le sens de la tension entre deux localités géographiques, deux personnages (père et fils, Carl et Terry) et deux discours sur la maîtrise et l’appropriation. Pour Carl : Celeste from Brighton. Reedy from Rotherham. Thousands of English, Irish and, yes, Scots, wherever I go. All sound heids and aw. California, Thailand, Sydney, New York. Not just hanging out, not just havin it, not just even living it. They’re fucking well running the show ; legal or illegal, corporate or crustie, all that wasted

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entrepreneurial talent, free as fuck, accent not a consideration, showing the locals how to do it. (G, p. 321)

13 Terry Lawson se livre quant à lui à un constat étrangement proche de celui que Carl produit de l’autre bout du monde, dans un épisode où il prend d’assaut le système d’aide sociale par une utilisation rusée de sa propre prétendue infériorité, et renverse le schéma dicté par son statut social. Le commentaire bravache qui consacre l’instant de triomphe de Terry sur un système répressif et stigmatisant, « So keep the auld civil tongue in yir heid, cause yir up against an international man ay the world here. » (G, p. 197), renvoie le lecteur à un renversement d’autres valeurs sûres, celui du nationalisme écossais. Le passage du nationalisme à une sorte de vision globale – celle d’un « international man of the world », littéralement – dépasse en effet le discours postcolonial. La division statique entre le pouvoir colonisateur et l’Écosse colonisée est convoquée grâce aux nombreuses références au thatchérisme et à ses effets sur l’Écosse, et simultanément invalidée par une destruction de la dualité manichéenne à laquelle elle est associée. Comme le fait remarquer Peter Childs, San Francisco ou Amsterdam – on pourrait ajouter Blue Mountain, Australia – ces « places of possible freedom away from the binary of a colonizing England and colonized Scotland16 » remplacent la polarité figée des romans des années 1970 et 1980. Carl Ewart, des confins de sa « nouvelle frontière » qui est celle de Birrell, de Lawson ou de Gally et son « nowt in-between », décrit un monde où les marges (littéralement les marginaux), ont su manipuler le discours dominant pour renverser la narration de l’histoire, en premier lieu de leur histoire : « They’re fucking well running the show ».

14 Dead Air associe ce véritable renversement de la modernité à l’intrusion physique, métaleptique, d’un narrateur non identifié (intrusion malheureusement non poursuivie dans un schéma continu et intégré, ce qui s’explique probablement par la rapidité record avec laquelle Banks a écrit ce livre) qui propose comme point de départ du roman (à la troisième page) une collision entre espace et temps imposé par l’Histoire/ histoire : All of which actually happened not far from here (here where we’re starting ; here where we’re picking up our story precisely because it was like the start and the end of something, a time when everyone knew exactly where they were), all of it probably within sight, if not a stone’s throw, of this raised here. Maybe ; there’s no going back to check because the place where we’re starting’s not there anymore. (DA, p. 3)

15 Cette ouverture pourrait se lire comme un commentaire sur la volonté de Glue de fictionnaliser cet « ici et maintenant » symboliquement désertique, cette nécessaire table rase, destruction des références desquelles semblent repartir toutes les narrations. Dead Air n’est autre qu’une série de commentaires incendiaires, une politique verbale de la terre brûlée, cadrée par un « proto-rant » établissant la ligne de partage entre la destruction et la nécessaire résistance à la disparition. Les attentats du 11 septembre n’ont en effet d’autre fonction dans le roman que de signaler cette violence destructrice et la désertification à laquelle ils laissent place, le « Dead Air » du titre. Ce silence involontaire de radio, ou « blanc », qui a son équivalent dans le « noir antenne » de télévision, déclenché aussi par Ken Nott dans la scène de la confrontation avec le révisionniste, trouve un écho dans les deux moniteurs aveugles du centre de surveillance dans lequel travaille Davie Galloway à sa sortie de prison, lesquels voisinent avec des moniteurs qui fonctionnent, et montrent une version convenue de la pauvreté et la déchéance ordinaires dans les cités en périphérie d’Édimbourg. Pour ce

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personnage qui synthétise la contraction du passé et du présent au-dessus du vide en raison de sa longue absence de la narration due à une peine de prison, la fenêtre sur le monde17 (ici Windows’00) présente un télescopage de deux images, l’une connue mais dont l’enregistrement, la prise en compte par l’histoire, n’est plus jugée pertinente18, l’autre une absence, ou attente, d’image et donc de récit. Ainsi que l’explique Ken Nott à la jeune Nikki, le blanc est devenu le mode d’expression d’une culture, d’une époque, un véritable langage : Dead Air, there ; silence. […] Nowadays, well, nobody’s much bothered about leaving pauses anymore, but these guys have made it into a feature. Repeat until funny, as they’d say themselves. Genius. (DA, p. 46)

16 L’absence d’articulation même du procédé, l’emphase sur ce qu’il n’est pas renvoie au recours à de simples sons bruts, des onomatopées comme possible mode de transmission du sens dans Glue. En effet, la destruction de la vie de Sandra Lawson, abandonnée par son mari est ponctuée d’une série de « BANGs », celui du retour à la vie de Carl après une tentative de suicide en Australie prend la forme de « SssssssssssHHHOOOOOMMMMMmmmmms » et autres « wwwhhhhhooOOSSssshhhhhs » : Au désert géographique, à la transgression de l’espace-temps, répond donc la réduction de la communication verbale à quelques interjections et onomatopées, un emprunt au vide, une sorte d’évocation d’une régression du langage qui s’accompagne d’une modification stratégique du rôle de ce dernier.

La subversion linguistique : « subalternity » et « scurrility »

Le langage, véritable marque de fabrique de la fiction de Welsh, s’apparente à ce que le critique Willy Maley nomme le discours minoritaire (« minority discourse »), le définissant comme : The product of damage – damage more or less systematically inflicted on cultures produced as minorities by the dominant culture19.

17 Glue, par sa structure chronologique qui tente de reconstruire l’origine de l’oppression, par ses références constantes aux politiques des gouvernements britanniques successifs (d’Edward Heath à Margaret Thatcher, sans oublier le contemporain Tony Blair), et par sa dénonciation de l’hégémonie américaine dans une tirade incendiaire faisant de la Grande Bretagne une vulgaire colonie américaine (G, p. 413), se conforme au modèle de « hate speech » expression modelée par la critique Judith Butler, qui selon elle, « constitutes the subject in a subordinate position20 ». Comme dans Trainspotting, la haine, le discours que les critiques Dermot Cavanagh et Tim Kirk définissent comme celui de l’obscénité (« scurrility »), est souvent auto-infligée, tant en tant que communauté : Fuck Glesgay wi its European City ay Culture shite, thir’s a loat mair culture oan Alec’s plates, aw piled intae the sink, covered in green mould and black slime. (G, p. 204) que dirigé vers l’individu soi-même : Back inside, wi time tae think. Time tae hate. The one ah hated most, though […], it wis me : me, the stupid, weak mug. (G, p. 180-181)

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18 L’impuissance, la haine de soi, repose sur un concept que Willy Maley emprunte à la critique postcoloniale, celui de « subalternity » : Subalternity is the name I borrow for the space out of any serious touch with the logic of capitalism or socialism21.

19 Glue, comme Porno, s’écarte des romans précédents car il procède à une domination, une sorte de consommation des symboles et de la logique capitaliste, prenant ainsi ses distances avec le concept de « subalternity », même si la transformation s’accompagne, chez Carl, le DJ en vogue soupçonné d’être millionnaire, et chez le boxeur devenu homme d’affaire Billy Business Birrell d’une culpabilité teintée d’ambiguïté. La fin du récit, qui opère une synthèse malaisée, un rapprochement presque involontaire des valeurs socialistes de Duncan et de l’orientation médiatique, capitaliste et consumériste de la société contemporaine, montre un dépassement de l’obscénité, dans un discours qui s’écarte du « hate speech » sans le renier ni l’occulter totalement. Certes, les valeurs du socialisme sont spécialement convoquées pour être parodiées, certes, la dernière partie du roman intitulée « A festival atmosphere », suggère la consommation de la cité par les touristes sous forme d’images22, pourtant Welsh s’écarte de la caricature dans Glue en traitant le monde de la drogue, de la violence absolue et aveugle de Trainspotting ou Filth comme une marge du texte. En témoignent le simple affleurement de l’intrigue de Trainspotting dans le chapitre pastiche, le fort discret retour du personnage de Spud, ou encore l’insoutenable scène de torture du chien qui semble isolée, mise en quarantaine par une narration qui, précisément, ne cherche plus tant une esthétique du choc et de la provocation que la mise en évidence d’un nouveau territoire, d’une récupération hardie du concept de désert, même si l’occupation des lieux se fait sur une mode qui tient davantage de la transe et de l’expérience communautaire mâtinée de références aux films à gros budget hollywoodiens tels Mad Max, et même si la trajectoire des personnages restés à « Edinburgh, Scotland », et le long retour de Carl à la fin du livre pour assister à l’agonie de son père, résistent à la notion d’effacement total des repères d’infériorité. Maley, fondant son analyse sur la reconnaissance de la révolution langagière chez Welsh ainsi que sur la révulsion réelle de ce dernier à l’injustice oppose la simple subversion de l’écriture à ce qu’il nomme « a literature of abuse » : Welsh’s writing arguably offers a more subtle challenge to the state and the status quo than is provided by a traditional literature of subversion. Welsh’s writing forms part of an emerging literature of abuse. Where an earlier culture would have blamed the victims and tried to teach them a new language, the new generation of writers are exploring, on their own terms, and in their own voices, the violence and values of subaltern states. True subversion transforms both form and content23.

20 Welsh choisit alors un personnage éloigné des clichés de son écriture – un diplômé universitaire complexé et petit frère du boxer Billy Birrell – pour formuler une intuition qui lui permettra de boucler la boucle de la véritable subversion, le recours à une hybridité sans tabous, qui peut se permettre d’englober le langage conceptuel de l’institution, en dépit de son décalage avec le populaire et la culture de la musique et de la vidéo : Rab was angry. […] He’d picked up a load of jargon from the Media and Communication Studies Course he had enrolled on at the local FE college and he was tending to use it more and more in everyday conversation. He knew that it irritated and alienated his mates. It was just showboating, as he could express the same concepts adequately enough in words that were common currency. Then he

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thought, fuck it, am ah no allowed tae have new words ? It seems such a self- defeating cultural constraint. (G, p. 357-358)

21 D’ailleurs, les liens entre les sociolectes, dont Banks offre un raccourci comique avec l’expression « We fuck wif your language » (DA, p. 95), se voient resserrés dans Glue grâce à un des dix commandements du père de Carl Ewart : « Buy a new record every week » (G, p. 23). Le DJ au pseudonyme N-SIGN (qui grâce au jeu de mot avec son homophone « ensign » devient au passage littéralement le porte-drapeau de cette nouvelle pragmatique), l’héritier ainsi que l’antithèse de la culture et du discours incarnés par son père, peut alors emprunter, « sampler » une forme d’expression pour exprimer la nécessaire synthèse d’un discours qui ne tomberait plus dans le piège de l’obscénité et de son corollaire d’infériorité, pour se donner les moyens d’être enfin un langage per se. Le roman serait alors bien davantage qu’un simple juron, un soubresaut d’une narration vouée à l’échec, bref, ce que Ken Nott, par un autre détournement symptomatique, celui d’un terme d’analyse financière, désigne comme un « dead cat bounce ». Il reste donc que la libération spatiale, temporelle, psychologique, historique pour finalement devenir politique et langagière repose sur un espoir fragile, une vision qui peut avoir des allures d’hallucinations (de drogués ?). Pourtant, les trajectoires diverses, celle de Terry Lawson, enfermé dans un type littéraire, linguistique et social24, celle, tragique, d’Andy mort pour n’avoir pas pu remplir la fonction symbolique de « man of the hoose », car enfermé dans une narration de la répétition des modèles soulignés par Trainspotting, et toutes les autres créent dans une ultime ironie l’espace nécessaire à une appropriation du désert. Carl, revenant sur un des événements centraux du roman se rend compte que « me, Billy, Terry and I suppose Gally became the fours corners ay the globe after that night. » (G, p. 416) Cette formule qui décrit l’explosion de l’amitié permet paradoxalement, comme le suggère l’abus de langage – l’attribution de coins à une sphère –, l’ouverture du territoire à construire. En revanche, les élucubrations de Ken Nott, « the professional contrarian » ne suffisent pas à créer un discours. Ce dernier est irrémédiablement rattrapé par le discours capitaliste et consumériste dont, probablement par manque d’ambition pour ce livre de la part d’Iain Banks, il ne s’est jamais véritablement dégagé, ainsi que le lui assène une de ses conquêtes : You’re just Sir Jamie’s little performing monkey, but you think you’re some sort of cool radical type, isn’t that right, Ken ? […] You’re part of the system, too. You help make it work. » (DA, p. 272)

22 C’est finalement la capacité de Carl, Billy, Terry, et Gally à faire exister l’espace vierge entre les « quatre coins du monde », un espace où les notions d’appartenance et d’étranger ne signifient plus, et à y intégrer in extremis si nécessaire, cette réappropriation d’un discours du passé qui permet d’échapper à l’impasse. C’est bien cette entreprise chaotique, malaisée, contradictoire, de sape et de construction simultanée, cette exploration devant faire abstraction du schéma conformité/ dissemblance qui, dans une contradiction ultime de l’électrocardiogramme plat de Duncan Ewart, permet à [Carl/N-Sign/the ensign] d’échapper à la mort et au néant, de créer son propre désert : All ah’m aware of is the bass throbbing away, that pulse of life, the steady boom- boom-boom of the beat. I’m alive. (G, p. 320)

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« Realism fucking realism »

« Jean Claude Van Damme and mother superior » : Dead Air et Glue tentent cette synthèse impossible. Le premier, Dead Air de manière superficielle et mécanique par juxtaposition et d’engagement politique tirant vers l’humanitaire, le second, par l’occupation d’un terrain difficile parce qu’inexploré, dangereux. Avec Glue, Welsh dépasse en effet la subversion, prend le risque d’une narration qui revient en arrière, qui, à la manière des romans de Kelman s’attaque aux présupposés qui régissent notre utilisation du langage et qui invalide la vision hégémonique d’un ordre culturel sur lequel le réalisme social est fondé. Cette exploration est réalisée sur le mode hyperréaliste, ainsi que le rappelle Alan Freeman : The authenticity sought leads to hyper-realism ; and hyper-realism inevitably reflects back to the medium of language, highlighting realism as just one way of seeing reality. We are led into the street – realism, fucking realism, and drawn to the word – realism fucking realism, as Scottish speech confronts and communes with the silence beyond25.

23 Dead Air et Glue apparaissent finalement comme deux romans complémentaires, tout deux se situant dans le territoire du discours : le premier soupçonne le silence et le vide d’être la prochaine frontière, le territoire à conquérir, un territoire dangereux car – peut-être – illusoire, voire même une éventuelle fausse route. Le second, venant après une exploration de discours extrêmes et ultimement voués à l’échec semble, en empruntant le trajet de la culture contemporaine, en passe d’annexer le silence. « A welcome alternative to filth and violence » (G, p. 356) ?

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NOTES

1. Duncan Petrie, Contemporary Scottish Fiction: Film, Television and the Novel, Edimbourg, Edinburgh UP, 2004, p. 89. 2. Irvine Welsh, Glue, Londres : Jonathan Cape, 2001 et Iain Banks, Dead Air, Londres, Abacus, 2002. 3. Robert A. Morace, Irvine Welsh’s Trainspotting: A Reader’s Guide, Londres – New York, Continuum, 2001, p. 23. 4. Christopher Kemp, « Irvine Welsh » cité par Aaron Kelly, Irvine Welsh, Manchester and New York, Manchester University Press, 2005, p. 176. 5. Voir Kelly, op. cit., p. 184-186, pour son analyse de la relation entre masculinité et violence, en particulier à travers le phénomène des « football casuals », dans Glue. 6. On retrouve cette volonté dans la partie focalisée par la chanteuse américaine Kathryn Joiner, qui propose un point de vue à la fois extérieur et féminin. 7. Kelly, op. cit., p. 177. 8. Morace, op. cit., p. 10. 9. Kelly, p. 175. 10. Voir Cairns Craig : « In Banks’s novels, the violence of the past is always waiting, in one form or another, to return to us. » Iain Bank’s Complicity: A Reader’s Guide, New York, Londres, The Continuum International Publishing Group, 2002, p. 13. 11. Cette intention est confirmée par l’auteur dans plusieurs interviews, voir par exemple : ou 12. Voir Cairns Craig, op. cit., p. 32-34.

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13. Voir la description de l’explosion générique chez Banks proposée par Cairns Craig, op. cit., p. 24, Voir par exemple la description de Canal Dreams comme « the elements of a realistic novel of social analysis » qui sont combinés avec la forme du thriller, The Wasp Factory (« a narrative of adolescent life » que complète « a Gothic novel of violence and horror »), ou encore Walking on Glass (« a novel of contemporary manners and morals […] juxtaposed with a science fiction narrative »). 14. Contrairement aux romans précédents de Banks, qui se livrent à une véritable intégration de la diversité générique. 15. Le titre exact du film est Nightmare on Elm Street, 1984. 16. Peter Childs, Contemporary British Novelists: British Fiction since 1970, Houndmills – New York, Palgrave Macmillan, 2005, p. 243. 17. La narration indique en effet que « the monitors were his windows to the world » Glue, p. 294. 18. L’image des moniteurs qui fonctionnent n’est pas enregistrée par la compagnie de surveillance. 19. David Lloyd et Abdul Jan Mohammed cités par Willy Maley dans « Subversion and Squirrility in Irvine Wesh’s shorter fiction », in Cavanagh, Dermot, Kirk, Tim, (eds.), Subversion and Scurrility: Popular Discourse in Europe from 1500 to the Present, Aldershot – Burlington, Ashgate, 2000, p. 190. 20. Butler, Judith, Excitable Speech: A Politics of the Performative,Londres – New York, Routledge, 1997, p. 18. 21. Gayati Spivak, cité par Maley, op. cit., p. 194. 22. Un thème initié par Trainspotting. Voir Ruth Helyer sur le renversement du phénomène, la consommation de la mode, la ville la drogue par Renton et ses acolytes : « “It was a madhouse of assorted bric-à-brac:” Urban Intensification in Irvine Welsh’s Trainspotting », in Laplace, Philippe, Tabuteau, Eric (eds.), Cities on the Margin, on the Margin of Cities: Representations of Urban Space in Contemporary Irish and British Fiction, Besançon : Presses universitaires Franc-Comtoises, 2003, p. 228. 23. Maley, op. cit., p. 202. 24. Enfermement dont il rend lui-même compte : « You needed a scapegoat, and in this age, the guy left behind in the scheme fitted the bill. » 25. Freeman, Alan, « Realism Fucking Realism: The Word on the Street – Kelman, Kennedy and Welsh », Cencrastus 57, été 1997, p. 7.

AUTEUR

MARIE-ODILE PITTIN-HÉDON Université d’Avignon

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