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Séquences La revue de cinéma

Le désespoir amoureux (1946-1982) André Giguère

Numéro 112, avril 1983

URI : https://id.erudit.org/iderudit/50966ac

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Éditeur(s) La revue Séquences Inc.

ISSN 0037-2412 (imprimé) 1923-5100 (numérique)

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Citer cet article Giguère, A. (1983). Le désespoir amoureux : rainer Werner Fassbinder (1946-1982). Séquences, (112), 10–17.

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RAINER WERNER FASSBINDER

(1946-1982)

André Giguère 10 AVRIL 1983

« L'Allemagne n'est pas un modèle mais un cas limite, un cas spécial. Nos problèmes politiques ne sont pas centraux mais excentriques. Le mur ne sépare pas seulement les Allemands d'au­ tres Allemands, il nous sépare aussi de tous les autres peuples. Il entoure notre pensée et notre imagination. Il ne barricade pas seulement une ville, mais aussi notre avenir. Il ne symbolise que nous-mêmes, ce que nous avons encore en commun. La seule chose que nous partagions encore est la séparation. C'est le déchi­ rement (zerrissenheit) qui est notre identité. »

Hans Magnus Enzensberger (i)

(1) L'Allemagne entre autres, cité par Christian Bourgois. dans la revue Esprit, décembre 1979, n° 12, p. 26.

Au sein de la nouvelle génération aux ententes entre la télévision et les relation amoureuse avec son cousin des cinéastes allemands, l'oeuvre de producteurs de film. En 1974, les jeu­ Ardalion (Volker Spengler). Hermann Rainer Werner Fassbinder est assuré­ nes cinéastes de l'Allemagne fédérale veut fuir le régime politique qui sévit ment la plus connue et la plus recon­ obtiennent une reconnaissance inter­ alors en Allemagne, marquée par le nue. L'étendue de son travail occupe nationale. Cette année-là, le plus pro­ saccage des nazis en uniforme et par un champ d'action dont l'espace n'a lifique d'entre eux, Rainer W. Fass­ les murs tapissés des photos d'Hitler pas d'égal en Allemagne ou ailleurs. binder est officiellement reconnu par et de Hindenburg. Personnage com­ Ce qui frappe le plus chez Fass­ la critique du monde entier qui lui plètement en rupture avec son envi­ binder, c'est l'approche existentielle accorde son prix au Festival de Can­ ronnement, Hermann subit une dis­ avec laquelle il regarde le monde. Sa nes pour Tous les autres s'appellent sociation de sa personnalité, refuse mission cinématographique n'a de Ali. d'accepter qu'il ne lui reste plus rien sens que dans la mesure où elle pro­ à conquérir, qu'il a atteint la sécurité voque chez le spectateur une inéluc­ émotive et matérielle, qu'il est rivé à table prise de conscience. À aucun UN MONDE EFFONDRÉ AUX la monotonie, à la répétition des moment le réalisateur de L'Amour est VALEURS ÉCLATÉES mêmes gestes, des mêmes pensées. plus froid que la mort, son premier Prisonnier de sa dualité, il s'appelle long métrage, parle de l'Allemagne; Avant de scruter à la loupe le bien Hermann Hermann, il devient un c'est elle qui parle à travers ses films. comportement des bourreaux et des être sans identité réelle, étouffé et Cette Allemagne qui vit apparaître sur victimes du miracle économique (Le entassé comme les poupées de choco­ ses écrans dans les années cinquante, Mariage de Maria Braun, Lola, une lat qui défilent devant lui sur un cour- au moment du miracle économique, femme allemande, Véronika Voss), voyeur préfigurant les charniers des une orgie de mauvais mélodrames Fassbinder s'intéresse d'abord à l'ago­ camps de la mort. dont les plus connus sont mis en scène nie de la République de Weimar, Par son décor « Art Déco », par par Ernst Marischka et sa série des régime politique à la veille de passer sa mise en scène baroque, par le jeu « Sissi », où les problèmes du passé aux mains des forces hitlériennes. stylisé des acteurs, Fassbinder impose sont escamotés, dégageant un opti­ Despair, inspiré du roman de Vladi­ au spectateur la troublante réalité misme naif et forcé ou un romantisme mir Nabokov, La Méprise, se déroule d'Hermann faite d'artifices et de chi­ de pacotille. Il faudra attendre la fin à Berlin en 1932. Hermann Hermann mères. Hermann cherche une porte de des années soixante et le début des (Dirk Bogarde), un émigré russe, est sortie en s'inventant un double, Félix, années soixante-dix pour assister à marié à Lydia (Andrea Ferreol), une dont il est le seul à croire qu'il lui res­ une relance du cinéma allemand grâce femme un peu sotte qui entretient une semble. Plus tard, arrivé en Suisse, il

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Il n'en possède pas moins son côté fabriqué et théâtral, miroir d'une « imitation de la vie » devenu la vie elle-même. L'Allemagne peinte par Fassbin­ der dans Le Mariage de Maria Braun est le portrait d'un pays qui doit comme son héroïne se rebâtir à par­ tir de zéro. Un pays qui se soumet totalement à l'occupant. La guerre a fait plus d'un million de mutilés et pas moins de veuves. Konrad Adenauer, homme rusé et autoritaire, prend en mains les destinés du pays et proclame que la R.F.A. est la seule et véritable Allemagne, tout en faisant valoir l'idée d'une nécessaire réunification des deux Allemagnes. Fassbinder évo­ que magnifiquement cette volonté d'abondance par des décors qui se « construisent » et s'amplifient avec la progression dramatique. Les per­ sonnages entretiennent des liens affec­ tifs avec leur environnement. Le I I cinéaste favorise les plans de grand ensemble, s'intéresse corps et âme aux déplacements de ses acteurs dans le cadre et à leurs gestes précis, figés, retrouve Muller (Peter Kern), son cabaret interdit aux Berlinois, cette stylisés. assistant qui, ayant choisi Hitler jeune femme, blonde et sensuelle, L'éclatement de la mise en scène comme double, apparaît revêtu de pactise avec l'occupant, s'instruit à ses amorcé par Fassbinder dans Le l'uniforme des S.A., section d'assaut côtés, apprenant la langue et l'amour Mariage de Maria Braun atteint son qui a fait de la mort son propre ins­ afin de posséder les attributs nécessai­ paroxysme dans Lola, une femme trument de puissance. res pour se fabriquer une nouvelle allemande, inspiré de L'Ange bleu de Tout comme l'effondrement de identité. C'est au moyen de la séduc­ Josef Von Sternberg. Les tons pastels Wall Street provoquait une rupture tion la plus grossière qu'elle enjôle un roses et mauves, si chers à Douglas chez Hermann Hermann, l'explosion industriel, Oswald (Ivan Desny) à qui Sirk, le Sirk du sublime Imitation of de la mairie dans la scène d'ouverture elle ne tarde pas de dire: « J'ai passé Life, confèrent au personnage de du Mariage de Maria Braun entraîne la nuit avec vous. Aujourd'hui, je tra­ Lola, jouée par la merveilleuse Bar­ la rupture du couple et oblige Maria vaille pour vous. » Dans le lit, comme bara Sukowa, et de l'industriel von Braun, éblouissante Hanna Schygulla, au travail, tout n'est que commerce, Bohm (Armin Mueller-Stahl), image à réévaluer sa condition présente pour le commerce de la machine humaine de sa propre fatalité, une aura qui à devenir la « Mata Hari du miracle dont nous parle Jean-Luc Godard la fois les séparent et les attachent l'un économique ». C'est dans ces décom­ dans Sauve qui peut (la vie). Le caba­ à l'autre. Comme Willi, dans Lili bres que Maria entreprend sa nouvelle ret dans lequel Maria Braun s'offre en Marleen, et Maria Braun, Lola parti­ vie, sa trajectoire, celle de l'Allema­ spectacle est dépouillé du faste nazi cipe par amour aux escroqueries de la gne de l'après-guerre. Maria Braun qui ornemente l'immense scène du classe dirigeante. Elle ira jusqu'à don­ joue le jeu des vaincus et sa force la théâtre de Lili Marleen et du kitsch ner le nom de Mariechen (petite pousse vers le vainqueur. Dans un flamboyant qui illumine celui de Lola. Maria) à sa fille illégitime.

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Si Lola, une femme allemande blanc de Fassbinder. son esclavage et de son aliénation, son s'inspire du scénario de L'Ange bleu L'humiliation à laquelle est sou­ agressivité grandit. M.R. s'empare et de la texture visuelle des plus beaux mise Véronika Voss par ses trois bour­ alors calmement d'un chandelier, tue films de Sirk, Véronika Voss nous reaux rappelle, par son cynisme, le sa femme et l'amie de celle-ci qui dis­ renvoie directement à Sunset Boule­ personnage de M.R. (Kurt Raab) dans cutaient entre elles sans se soucier de vard de Billy Wilder par son récit et Pourquoi M.R. est-il atteint de folie son existence. Le lendemain, on à Tarnished Angels (Sirk) par ses inté­ meurtrière? prototype parfait de l'ou­ trouve M.R. pendu dans la toilette de rieurs étouffants. L'action du film se vrier qui joue le jeu du miracle éco­ la firme où il est employé. Ce thème situe à en plein miracle éco­ nomique. M.R. a intériorisé les de la folie meurtrière nous renvoie au nomique. Véronika Voss, boulever­ valeurs d'abnégation et les espoirs de crime et au suicide du mari de maman sante Rosel Zech, joue le personnage vivre dans le confort et la sécurité de Kusters dans Maman Kusters s'en va d'une vedette décadente qui nie la petite bourgeoisie. Mais le prix qu'il au ciel où le cinéaste montre comment jusqu'au plus profond d'elle-même doit payer est l'humiliation quoti­ la société actuelle utilise à ses fins un l'outrage de ne pas être reconnue, par dienne au travail, à la maison et jus­ geste désespéré qui devrait la mettre un journaliste sportif, Robert Krohn que dans un magasin de disques où en cause. Les enfants de maman Kus­ (Hilmar Thate), comme étant la l'on se moque de lui. ters et un minable journaliste qui grande star du cinéma qu'elle fut M.R. est incapable de communi­ devraient s'interroger au lendemain jadis. Elle tente l'impossible pour le quer avec autrui. Lorsqu'il fait des du geste fatidique de monsieur Kus­ séduire. Véronika Voss et Robert efforts, à l'occasion d'une fête orga­ ters profitent ignoblement de sa mort Krohn deviennent amants. Après nisée par les employés du bureau où pour atteindre leur propre gloire. avoir fait l'amour, manquant de dro­ il travaille, la tentative s'avère désas­ Si le destin de M.R. ou de celui gue, elle tombe en crise. Robert treuse. Cette difficulté de vivre, il la de monsieur Kusters conduisent au découvre qu'elle est encouragée à la transmet à son fils qui éprouve des meurtre et au suicide, celui de Hans fois par un médecin, un fonctionnaire problèmes d'élocution. Conscient de Epp (Hans Hirshmuller) dans Le au service de la santé et un G.I. Ces derniers la confinent dans un appar­ tement, l'alimentent de morphine, Véronika Voss diminuent ses capacités d'un éventuel retour au cinéma. Comme la pathéti­ que Norma Desmond de Sunset Bou­ levard, c'est en vain que Véronika Voss réussira à affronter à nouveau la cruelle lumière blanche des projec­ teurs, l'oeil indiscret et inquisiteur de la caméra, les terribles exigences du métier de comédienne. La géniale photographie de Xaver Schwarzen- berger, la brutalité du blanc mêlée à la douceur du noir et du gris, les lents mouvements d'appareils opposés aux nombreuses coupes sèches et la ner­ vosité du montage accentuent l'aspect claustrophobique et lyrique de ce film, véritable testament cinématographi­ que de Fassbinder. Véronika Voss, c'est la fin d'une époque, la fin du délire qui donne à rêver et procure les souffrances de la prémonition du vide spirituel. Le dernier film en noir et

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différence, de la position (hégélienne) du gouvernement social-démocrate à l'égard de la bande à Baader, le cinéaste boit sans retenue, se drogue, pleure et rage. Rarement un réali­ sateur-interprète ne s'est révélé avec autant d'émotion et d'audace éclaté, se livrant nu et sans fard devant et derrière la caméra comme le fit Chan­ tai Akerman dans Je, tu, il, elle. Si L'Allemagne en automne est la réaction troublée au suicide ambigu des terroristes, La Troisième Généra- tiopn est la virulente critique du ter­ rorisme. Réalisé en 1979, ce film pré­ sente un groupe de terroristes comme étant une bande de petits bourgeois frustrés qui utilisent la même violence que les agents du pouvoir pour réali­ ser leurs objectifs. Ces terroristes ont comme mot de passe Le Monde com­ me volonté et représentation emprun­ té au livre de Schopenhauer du même Le Marchand des quatre-saisons titre. Schopenhauer affirme que le réel n'est pas rationnel et la volonté est Marchand des quatre-saisons le d'Ulrike Meinhof et d'Andréas Baa­ une force aveugle semblable à ce que pousse jusqu'à l'autodestruction. der, dans la prison de Stammheim en Freud appelle la pulsion. Selon lui, Oppressé et écrasé, Hans s'enferme 1977. nous concevons le monde à travers la dans sa propre violence, se séquestre En réponse aux événements qui représentation, ainsi rangeons-nous en lui-même et se saoule jusqu'à ce entourent la mort de Baader et de les phénomènes d'après l'importance que mort s'en suive. Ce geste déses­ Meinhof, Fassbinder réalise l'un des qu'ils ont pour nous et notre réflexion péré le libère de sa condition aliénante volets de L'Allemagne en automne. devient donc une représentation de la et permet à sa femme et à son amant Le cinéaste joue son propre person­ représentation. d'officialiser leur relation amoureuse. nage en compagnie de celui qui a par­ La misère morale d'une société vivant tagé sa vie pendant plusieurs années, dans l'opulance matérielle qui sera Armin Meier, et de sa mère, Lilo L'AMOUR HUMILIE menacée d'éclatement, la misère de Pempeit, qui interprète des rôles de se­ vivre de Hans et son manque d'amour cond plan dans presque tous ses films. L'humiliation, thème fassbindé- sont les conséquences logiques des sui­ Essentiellement autobiographique et rien par excellence, se présente, depuis tes du miracle économique où, en claustrophobique, cet émouvant court son premier film Der Stadtstreicher 1950, tout se transige, s'échange et se métrage tourné entièrement en inté­ (1965) jusqu'à Querelle (1982), sous monnaye par un appauvrissement du rieur, sans la moindre parcelle d'un la forme du rejet, de l'amour trahi, coeur et de l'esprit. Enfin, la misère rayon de soleil, nous révèle un Fass­ du sado-masochisme. Ses personna­ de Hans c'est aussi un présage à la binder violent, exacerbé, débordé de ges sont presque tous des victimes des révolte étudiante en Allemagne, à la travail qui s'interroge sans répit sur structures sociales et économiques, de formation de la bande à Baader, à la l'avenir politique de son pays, tantôt la xénophobie, de la domination. Ce prise d'otages de Mogadiscio, au avec sa mère, tantôt avec son amant. thème obsessionnel de l'humiliation meurtre du patron des patrons Cari Découragé, meurtri, humilié par atteint sa puissance d'évocation avec Martin Schleyers et au « suicide » Armin, qui s'accommode, dans l'in­ Tous les autres s'appellent Ali, peut-

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être l'un de ses plus beaux films. L'ar­ Kant réapparaît dans Effi Briest qu'il ports de pouvoir. Ils connaissent les tiste qu'est Fassbinder et ses interprè­ réalise entre 1972 et 1974. Effi (Hanna bonnes manières et savent ce qui est tes, El Hedi Ben Salem (Ali) et Bri­ Schygulla) épouse le baron von Inns- beau. Ils se définissent sous le mode gitte Mira (Emmi), nous racontent tetten (Wolfgang Schenck). Mais de l'avoir et de la possession maté­ l'histoire déchirante d'un étranger bientôt la vie conjugale d'Effi devient rielle. Toute leur vie, ils ne seront que devenu, malgré lui, un citoyen de ennuyeuse et presque sans intérêt. Son de vils exploiteurs. Dans Effi Briest, deuxième classe, brutalement rejeté mari, un homme ambitieux et rigide, adapté du roman de Theodor Fon- parce que différent au sein d'un ne lui porte aucune marque d'affec­ tane, Fassbinder accorde au miroir société qui ne pense qu'à se protéger. tion. Aussi Effi sera-t-elle boulever­ une fonction primordiale. Il nous Emmi, une veuve dans la cinquan­ sée par sa rencontre avec le major offre à maintes reprises une double taine, fait la connaissance d'Ali, un Crampas (Ulli Lommel). Quelques image d'Effi, souligne sa déchirante jeune émigré marocain. Malgré la dif­ années plus tard, le baron apprendra ambivalence: ses désirs affectifs et ses férence d'âge, ils s'aiment puis se la liaison entre sa femme et le major. obligations sociales. Les jeux de marient. Les collègues de travail Il provoque celui-ci en duel et le tue. miroirs et fenêtres, (Despair, Lili Mar­ d'Emmi la méprisent et la trouvent Effi, se sentant profondément coupa­ lene, Lola, Petra von Kant), devien­ perverse. Ses enfants en ont honte. Le ble, se laisse mourir quelques mois nent, dans Effi Briest, un projet pri­ couple, rejeté de toutes parts, éclate. plus tard. Des longs plans fixes, des vilégié de la bourgeoisie pour laquelle Plus tard, Emmi retrouvera Ali. intertitres, un commentaire en voix il ne s'agit pas de se définir selon ce Anéanti, il s'écroule. Les médecins hors champ dit par Fassbinder, révè­ que nous sommes, mais par la diagnostiquent un ulcère à l'estomac lent au spectateur jusqu'à quel point manière avec laquelle nous apparais­ causé par une tension psychologique Effi, le baron et le major sont piégés, sons à l'autre, puisque pour les bour­ trop forte. Emmi décide alors de pren­ en plein coeur du romantisme alle­ geois ce qui compte, c'est comment dre soin d'Ali. Comme dans Le Fai­ mand, par leur contexte social, par la l'autre nous voit. seur de chats (1969), Tous les autres bourgeoisie. Le baron von Innstetten Fox et ses amis, l'un des films les s'appellent Ali lève le voile sur les obs­ comme Petra von Kant entretiennent plus connus de Fassbinder, analyse tacles qui s'interposent entre les êtres avec les autres personnages des rap­ encore une fois les rapports d'exploi- qui s'aiment et le monde extérieur, tandis que Les Larmes amères de Tous les autres s'appellent Ali Petra von Kant, sextuor pour voix de femmes, montre la souffrance d'une femme incapable d'aimer et de don­ ner généreusement. Petra von Kant () aime possessive- ment Karin (Hanna Schygulla) et domine sa secrétaire Marlene (Irm Hermann). Karin refuse de se laisser exploiter par Petra et n'hésite pas à la quitter. Désespérée, Petra prend alors conscience de son rôle de domi­ natrice qu'elle a exercé à la fois auprès de Karin et de Marlene. Afin de se racheter, Petra offre à Marlene sa liberté et lui propose de devenir sa partenaire plutôt que sa secrétaire. Trop tard. Marlene fait sa valise et abandonne Petra. L'impuissance amoureuse et ses conséquences amorcée par Fassbinder dans Les Larmes amères de Petra von

15 SÉQUENCES N" 112 tation et de domination auprès de vant des oeufs en plein visage est au plan est marqué au fer rouge par le deux homosexuels de classes sociales comble du bonheur. Tout le film res­ souvenir d'Armin. La première scène différentes. Comme dans Prenez pire la misanthropie, la décadence et est un hommage à Luchino Visconti. garde à la sainte putain, Fassbinder l'horreur. La mise en scène se veut On entend les premières mesures de joue le personnage principal du film: agressive, les décors sont volontaire­ la cinquième symphonie de Malher, Franz Biberkopf (nom du héros de ment laids, les personnages vont et souvenir émouvant de Mort à Venise. Berlin Alexanderplatz, le roman d'Al­ viennent sans arrêt, sans but, sans rai­ Elvira/Erwin, interprétée magistrale­ fred Dôblin, adapté par Fassbinder son apparente et Walter tient un dis­ ment par Volker Spengler, un tran- pour la télévision en 1979-80. Biber­ cours digne d'un nazi obsédé par l'éli­ sexuel habillé en homme, qui refuse kopf signifie tête de castor, c'est-à- mination des faibles. La lumière est sa nouvelle condition, est racolé(e) dire, un animal exploité pour sa four­ crue. Le montage hachuré. Il n'y a par un dragueur. Celui-ci la déshabille rure). La séquence entre Franz et sa plus d'amour possible. Tout n'est que et prononce des mots incompréhensi­ soeur et celle du dîner chez les parents rapport de violence, d'humiliation. bles. Un deuxième dragueur se pointe d'Eugen (Peter Chatel), l'amant de Chaque être marque l'autre de sa et lui demande ce qui se passe. Un Biberkopf, soulignent l'opposition domination. Une robuste « comédie » troisième déclare: « Il dit qu'il n'est irréconciliable entre deux mondes. tragique et désespérante qui s'enfonce pas un homme mais une femme. » L'appartement de la soeur de Franz, en nous comme la lame glacée d'un Les trois tabassent alors Elvira, la dé­ une prostituée alcoolique, est dans un glaive. Printemps 1978. Armin Meir shabillent, ne lui laissant que son slip désordre total et possède tous les élé­ se pend dans l'appartement qu'il par­ et ses bas. Complexe et déconcertant, ments de la prolétarisation, tandis que tage avec Fassbinder. Quelques mois L'Année des treize lunes aborde les la maison des parents d'Eugen respire plus tard, le cinéaste met en scène, problèmes d'identité, de destruction par son organisation quasi maniaque avec toute l'audace qu'on lui connaît, et d'autopunition dans une atmos­ la bourgeoisie la plus criarde. L'a­ L'Année des treize lunes où chaque phère tendue où le désespoir, la soli- mour trahi, l'humiliation, la domina­ tion, les rapports sado-masochistes, ces thèmes, qui sous-tendent Fox et 1 'Année des treize lunes ses amis (1974), éclatent dans Le Rôti de Satan (1976) et L'Année des treize lunes (1978). Par sa forme déroutante et son sujet scabreux, Le Rôti de Satan est un film dur et provocateur. Walter Kranz (Kurt Raab) est un poète révo­ lutionnaire déchu et raté qui se croit l'incarnation de Stephan George, un écrivain allemand qui vécu à Paris dans l'entourage de Verlaine et de Mallarmé. Le contenu nationaliste de son oeuvre piqua vivement la curio­ sité des nazis. Walter vit avec une femme aigrie qu'il ne désire plus et avec son frère fou, collectionneur maniaque de mou­ ches. Ces insectes sont le dernier con­ tact qui lui reste avec le réel. Le Rôti de Satan dévoile plusieurs perversions sado-masochistes: une femme atteint l'orgasme en signant un chèque et en implorant la mort; une homme rece­

16 AVRIL 1983 tude et la mort hantent chaque image. rejet original. Plus tard, en présence Le masochiste est fondamentalement Dès les premières minutes du d'un mystérieux individu qui dira: et par principe un échec. film, Elvira condamnée, réduite au « Je ne veux pas que les choses exis­ néant, marginalisée est en complète tent parce que je me les représente », distortion face aux conventions socia­ en préparant, tel un rituel, sa pendai­ les. Afin de retrouver son identité, son, Elvira sera mise en présence de L'oeuvre de Fassbinder en est une Elvira fouille son passé vécu dans un sa propre destinée. Encore une fois, de représentation: représentation de corps aux attributs masculins et l'image d'Elvira au chevet de cet l'Allemagne de l'après-guerre et repré­ retourne à l'abattoir où elle travaillait inconnu renvoie à Schopenhauer pour sentation des rapports d'humiliation avant son opération. Elle assiste à tou­ lequel le monde est et demeure repré­ entre les individus. Son oeuvre met en tes les étapes du dépeçage des boeufs sentation. Le personnage d'Elvira, parallèle l'échec de la société alle­ et évoque ses souvenirs à sa copine couvert de souffrances intériorisées mande et l'échec de ses personnages Zora, en voix hors champ, alors que par les cinq dernières journées de sa qui se débattent dans un monde dur la caméra effectue un lent travelling vie, correspond en tout point à l'ana­ et sans amour. M.R., Hans, Petra von latéral sur les carcasses ensanglantées lyse sartrienne du masochisme. Pour Kant, Ali, Effi Briest, Franz, Maman où s'entrecroisent la vie et la mort. Sartre, le masochiste est celui qui s'as­ Kusters, Walter, Hermann Hermann, À l'orphelinat, refuge de son sume comme coupable, se reconnaît Maria Braun, Elvira, Willi, Lola, enfance, Elvira fait la rencontre d'une comme un objet. Il est coupable face Véronika Voss sont quelques uns des religieuse (Lilo Pompeit) qui prit soin à lui-même parce qu'il accepte son personnages d'un univers riche et fas­ d'elle jadis. Elvira veut connaître les aliénation et il est coupable face à cinant, l'univers d'un seul homme, raisons qui ont poussé sa mère à l'autre parce qu'il force l'autre à l'ex­ visionnaire génial, mort le 10 juin l'abandonner. Elle est alors confron­ ploiter et donc à être coupable en lui 1982 à l'âge de 36 ans, Rainer Wer­ tée à une terrible évidence: celle de son refusant de lui reconnaître sa liberté. ner Fassbinder.

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A NOTER

L'abondance des critiques de films nous oblige à reporter au prochain numéro

l'article intitulé Une ultime rencontre avec Henry King (1896-1982).

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