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Siméon-Denis Poisson Les mathématiques au service de la science Illustration de couverture : En 1804, Poisson était professeur suppléant à l’École polytechnique Il fut nommé professeur deux ans plus tard © Collections École polytechnique-Palaiseau

Illustration ci-contre : Portrait d’après nature de Siméon-Denis Poisson par Antoine Maurin Lithographie de François-Séraphin Delpech, vers 1820 © Collections École polytechnique-Palaiseau

Histoire des Mathématiques et des Sciences physiques

Siméon-Denis Poisson Les mathématiques au service de la science

Yvette Kosmann-Schwarzbach éditrice Ce logo a pour objet d’alerter le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir de l’écrit, tout particulièrement dans le domaine univer- sitaire, le développement massif du « photocopillage ». Cette pratique qui s’est généralisée, notamment dans les établissements d’enseignement, provoque une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. Nous rappelons donc que la production et la vente sans autorisation, ainsi que le recel, sont passibles de poursuites. Les demandes d’autorisation de photocopier doivent être adressées à l’éditeur ou au Centre français d’exploitation du droit de copie : 20, rue des Grands-Augustins , 75006 . Tél. : 01 44 07 47 70.

© Éditions de l’École polytechnique - Juin 2013 91128 Palaiseau Cedex Préface

Ce livre est un hybride. Treize des dix-neuf chapitres répartis en sept parties reproduisent les articles de Siméon-Denis Poisson en son temps, livre édité par Michel Métivier, Pierre Costabel, et Pierre Dugac, publié en 1981 par l’École polytechnique, Palaiseau (), à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Poisson, qui y fut élève avant d’y enseigner. Cet ouvrage, diversement dactylographié, eut une diffusion très limitée et, trente ans plus tard, il nous a paru souhaitable qu’une nouvelle édition en soit entreprise. À notre avis, son contenu, qui n’avait rien perdu de sa valeur, méritait une plus grande diffusion, tout en exigeant des compléments importants pour indiquer des prolongements récents de l’œuvre de Poisson et pour traiter certains sujets de manière plus approfondie. Nous avons reproduit en tête de ce nouveau livre la préface de Paul Germain et la postface de Jean Dieudonné. La Partie I par Pierre Costabel, Ernest Coumet et Bernard Bru, les trois premiers chapitres de la Partie II par Robin Rider, A.P. Youschkevitch, et S.S. Demidov, le deuxième chapitre de la Partie III par Louis L. Bucciarelli et le troisième par David H. Arnold, la Partie IV par Paul Brouzeng, André Chappert, et R.W. Home, et la Partie V par Bernard Bru et Oscar Sheynin ont fait partie de l’édition de 1981. La liste des travaux de Poisson avec les remarques de Pierre Dugac, qui figuraient dans l’édition de 1981, constituent la nouvelle Partie VII. La plupart de ces textes, dont plusieurs auteurs sont aujourd’hui décédés et regrettés, sont inchangés à quelques corrections éditoriales près. Cependant, certains ont été révisés par leur auteur, leurs références ont été mises aux normes de l’ouvrage, et trois chapitres, originellement écrits en anglais, ont été traduits en français pour cette édition.

Il fallait aussi que cet ouvrage fût mis à jour par des contributions plus récentes. L’introduction, un chapitre par moi-même dans la Partie II, les trois chapitres écrits par Franco Magri, Alain Albouy, et Patrick Iglesias-Zemmour pour la Partie III, et les deux chapitres de la Partie VI, écrits l’un par moi-même et l’autre par Catherine Meusburger et Winston Fairbairn, sont originaux.

De nouvelles avancées sur Poisson et sur la science aux XIXe et XXe siècles pourront-elles prendre appui sur les recherches anciennes et récentes que contient ce livre ? Nous l’espérons. Paris et Palaiseau, mai 2013 Yvette Kosmann-Schwarzbach Table des matières

Préface de l’édition de 1981, Paul GERMAIN vii

Postface de l’édition de 1981, Jean DIEUDONNÉ xi

Introduction, Yvette KOSMANN-SCHWARZBACH 1 Remarquessurlabibliographie ...... 15 Remerciements ...... 17

I SIMÉON-DENIS POISSON EN SON TEMPS 19

Siméon-Denis Poisson, aspect de l’homme et de son œuvre, Pierre COSTABEL 21

Poisson élève à l’École polytechnique, Ernest COUMET 41 Deuxattestations...... 41 «L’affairedubinômedeNewton» ...... 45 «Sociétéd’enseignement» ...... 51

Poisson et l’instruction publique, Bernard BRU 63 Les écoles de la Révolution et l’Université impériale ...... 64 LacarrièredePoisson ...... 66 Nominations ...... 69 Programmesdescollèges...... 72 Programmesdesfacultés...... 73

II LES MATHÉMATIQUES DE POISSON 77

Poisson et l’algèbre à l’aube du XIXe siècle, Robin E. RIDER 79

i ii TABLE DES MATIÈRES

L’élimination au XVIIIe siècle...... 80 EuleretBézout...... 81 L’argumentdePoisson...... 82 Algèbre et enseignement à l’École polytechnique ...... 85

S.-D. Poisson et la théorie de l’intégration, Adolph P. YOUSCHKEVITCH 89 Aperçuhistorique...... 89 NewtonetLeibniz ...... 90 Euler : intégrales particulières et intégrales déterminées ...... 93 L’intégraledéfinie...... 96 Le Traité deLacroix...... 98 Difficultés pour les fonctions discontinues ...... 99 L’apportdePoisson ...... 102 NouvelleconceptiondeCauchy ...... 107 CauchyvuparLebesgue...... 110

Des parenthèses de Poisson aux algèbres de Lie, Sergei S. DEMIDOV 113 LesparenthèsesdePoisson ...... 113 JacobietlethéorèmedePoisson ...... 114 Parenthèses de Poisson et équations aux dérivées partielles...... 116 Précurseurs des transformations infinitésimales de Lie ...... 118 LestravauxdeLie ...... 121 AlgèbresdeLie...... 124 LeformalismedesparenthèsesdePoisson ...... 126

La géométrie de Poisson, création du XXe siècle, Yvette KOSMANN-SCHWARZBACH 129 Aperçudegéométriedifférentielle...... 130 Lagrange,Poisson,Hamilton, Liouville ...... 132 Géométrie projective, groupe symplectique et géométrie symplectique . . . 133 LieetKlein ...... 134 Du « groupe complexe » aux espaces linéaires symplectiques ...... 136 LagéométriesymplectiquedeCarlSiegel ...... 137 Lagéométriesymplectiquedesvariétés...... 138 Ehresmann : variétés presque symplectiques ...... 138 Ehresmann:variétéssymplectiques...... 140 LecolloquedeStrasbourgde1953 ...... 141 LecolloquedeRomede1973 ...... 143 Géométriesymplectiqueetmécanique ...... 145 GéométriedePoisson ...... 147 TABLE DES MATIÈRES iii

Denombreuxprécurseurs ...... 149 Mécanique quantique et crochets de Poisson généralisés ...... 150 Encoredesprécurseurs...... 155 Lesorbitescoadjointes ...... 158 D’autres approches encore dans les années 1970 ...... 160 LestravauxdeLichnerowicz...... 161 Petite histoire d’une importante formule ...... 165 D’immensesdéveloppements...... 168

III POISSON ET LA MÉCANIQUE 173

La dynamique des corps solides de d’Alembert à Poisson, Franco MAGRI 175 Lemouvementdel’axedelaterre ...... 175 Unnouveauprincipededynamique...... 176 Lalibrationdelalune ...... 182 Leséquationsded’Alembert ...... 185 Leséquationsd’Euler ...... 189 LasynthèsedeLagrange...... 195 LasynthèsedePoisson...... 201

Poisson et la mécanique des surfaces élastiques, Louis L. BUCCIARELLI 207 Lesmémoiresde1812etde1823 ...... 207 Leproblèmedelaplaque ...... 208 Versunethéoriedel’élasticité...... 212 Conclusion ...... 215

Après Laplace : la mécanique moléculaire de Poisson, David H. ARNOLD 217 Premièresannées ...... 217 La physique selon Laplace : le programme laplacien ...... 219 L’évolution de la pensée de Poisson sur les mathématiques de la mécanique moléculaire ...... 220 L’inquiétude sur les intégrales définies, contexte d’une controverse . . . . . 221 LamécaniquephysiquedePoisson ...... 226 Quelquesconclusions...... 227

Histoire des équations de la mécanique analytique : repères chronologiques et difficultés, Alain ALBOUY 229 Lamécaniquedesforces ...... 229 La relation fondamentale de la dynamique avant les Principia ..... 231 iv TABLE DES MATIÈRES

Hésitations. Des idées « venoient à la traverse » ...... 242 Leprincipedelalisted’équations...... 245 Principeded’Alembert ...... 254 Lamécaniqueconservative...... 256 Principevariationnel ...... 257 Forcesdérivantd’unpotentiel ...... 262 LaRévolution,Poissonetleréveildulion ...... 270

Lagrange et Poisson, sur la variation des constantes, Patrick IGLESIAS-ZEMMOUR 281 ParenthèsesdeLagrange...... 282 ParenthèsesdePoisson...... 287 Parenthèsesoucrochets? ...... 289

IV POISSON PHYSICIEN 293

Poisson et la capillarité d’après un manuscrit de Duhem, « Leçons sur les théories de la capillarité », Paul BROUZENG 295 L’histoire des théories dans l’énergétique de Duhem ...... 295 La place de l’histoire dans l’œuvre scientifique ...... 296 Lesoppositionsd’écoles ...... 297 LathéoriedePoissonselonDuhem ...... 298 Mécanique analytique et mécanique physique ...... 300 Capillarité et thermodynamique générale...... 301

Poisson et les problèmes de l’optique, la controverse avec Fresnel, André CHAPPERT 303 Poissonopticien?...... 304 LadémarchedeFresnel ...... 306 Lacontroversede1823...... 306 Leproblèmedeladiffraction ...... 310 Leproblèmedelaréfraction...... 311 Opposition de deux conceptions scientifiques ...... 312 ÉvolutiondesconceptionsdePoisson...... 313

Électricité et magnétisme : principes physiques et théorie mathématique, Roderick W. HOME 315 Sur l’usage des mathématiques en physique ...... 316 Nécessitédeloisquantitatives...... 317 L’expérience de van Musschenbroek sur le magnétisme ...... 318 Loidelaforceélectrique...... 321 TABLE DES MATIÈRES v

Tentativesdequantification ...... 322 Chargeetpotentiel...... 324 LesarticlesdePoisson ...... 325 Versdessciencesquantitatives ...... 328

V L’ŒUVRE DE POISSON EN PROBABILITÉS ET EN STATISTIQUE 331

Poisson et le calcul des probabilités, Bernard BRU 333 Lejeudetrenteetquarante...... 333 Laplace,Fourier,Poisson ...... 335 ThéorèmedeLaplaceetthéoriedeserreurs ...... 340 Statistiques des naissances et théorie de l’inférence poissonnienne ...... 343 Loi des grands nombres et probabilité des jugements ...... 350

Poisson et la statistique, Oscar SHEYNIN 357 Statistique...... 357 Théoriedeserreurs...... 361 Statistiquejudiciaire ...... 362 Physiquestatistique ...... 363 Statistiquemédicale ...... 364

VI LES CROCHETS DE POISSON APRÈS POISSON 367

Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique, Yvette KOSMANN-SCHWARZBACH 369 Les « expressions » de Poisson : de Lagrange à Hamilton...... 370 Quand et comment Jacobi a-t-il démontré l’« identité de Jacobi»?. . . . . 375 Lesannées1850:lethéorèmedeLiouville ...... 382 Transmission:deJacobiàLie ...... 386 SophusLie:lesgroupesdefonctions ...... 388 Équationsdifférentiellesetgéométrie ...... 394 Au XXe siècle...... 396

Crochets de Poisson, théories de jauge et quantification, Winston FAIRBAIRN et Catherine MEUSBURGER 403 Théorieclassiqueetquantification ...... 403 Systèmes hamiltoniens avec contraintes ...... 404 Quantification...... 411 LerôledescrochetsdePoisson ...... 415 vi TABLE DES MATIÈRES

VII ÉLÉMENTS POUR UNE ÉTUDE SUR SIMÉON-DENIS POISSON 417

Sur les travaux de Poisson, Pierre DUGAC 419

Abréviations utilisées 421

Liste des travaux de Siméon-Denis Poisson, établie par Pierre DUGAC 423

Remarques sur la liste des travaux de Siméon-Denis Poisson, Pierre DUGAC 437

TABLE DES ILLUSTRATIONS 469

BIBLIOGRAPHIE 471

INDEX 513

LISTE DES CONTRIBUTEURS 523 Préface de l’édition de 1981

Paul GERMAIN

Il m’est très agréable d’avoir à présenter l’ouvrage consacré à Siméon-Denis Poisson à l’occasion du deuxième centenaire de sa naissance. Dès que j’eus connais- sance des intentions de ceux qui prirent l’heureuse initiative de mener à bien ce projet, j’ai immédiatement manifesté tout l’intérêt que j’y attachais personnellement et c’est sans doute pourquoi il m’est demandé aujourd’hui d’indiquer très brièvement pour- quoi une telle publication me paraît particulièrement opportune.

L’histoire des sciences, cette discipline trop souvent méconnue dans notre pays, nous permet de porter un regard sur l’émergence et l’élaboration des connaissances scientifiques avec un certain recul et d’affiner notre jugement sur les progrès des sciences et les conditions réelles dans lesquelles ils peuvent être acquis. Elle offre à ceux qui s’intéressent à l’aventure scientifique une moisson de faits d’expérience propres à enrichir et à contrôler leurs réflexions. À cet égard, l’étude de la vie et de l’œuvre d’un savant représente l’une des modalités privilégiées par laquelle l’histoire des sciences peut remplir sa mission.

S’il est évident que l’exemple des « géants » de la Science, de ceux dont l’œuvre n’a cessé de susciter l’admiration en raison du génie créateur qu’elle manifeste, retient au premier chef l’attention, il apparaît que le cas des savants qui, tout en marquant leur époque, ont été l’objet de contestations ou qui se sont aventurés dans des voies qui ne se sont pas toujours révélées les plus fructueuses, est sans doute en définitive aussi instructif. La vision selon laquelle il est possible de rendre compte des progrès des sciences en ne retenant que les contributions décisives d’un petit nombre de sa- vants de tout premier plan est trop systématique, et en définitive fallacieuse. Elle pourrait même s’avérer néfaste, si on voulait en tirer une « politique » de la science. Un chercheur doit certes avoir du talent ; mais ce talent peut s’exercer de diverses manières. Une œuvre peut être utile, même si certaines de ses composantes s’avèrent ne pas répondre à toutes les attentes de son auteur.

Siméon-Denis Poisson fut un jeune polytechnicien particulièrement brillant qui attira immédiatement l’attention de ses maîtres. Ses premiers succès furent accueillis

vii viii Paul Germain avec faveur si bien qu’il eut le privilège d’être élu à l’Académie des Sciences, quand il venait tout juste de dépasser la trentaine. Il travailla avec acharnement, rédigea de nombreux articles et ouvrages, se dévoua complètement à sa tâche et notamment à sa mission d’enseignement. Son nom reste encore présent aujourd’hui en mécanique analytique, en théorie des probabilités, dans la théorie des champs attractifs, dans la théorie de l’élasticité ; preuve de l’empreinte qu’il a laissée sur ces grandes théories de la physique mathématique. Mais il s’est trouvé engagé dans plusieurs controverses, par exemple avec Laplace sur la capillarité, avec Fourier sur la théorie de la chaleur, avec Fresnel sur la diffraction, et avec Navier sur l’élasticité ; en général, les points de vue défendus par Poisson ne sont pas ceux qui devaient être retenus.

C’est ce qui explique les jugements parfois sévères dont il a été l’objet et qui sont très objectivement rapportés dans divers chapitres de l’ouvrage. L’article du Dictionnaire Larousse du XIXe siècle consacré à Poisson dont Pierre Costabel a extrait quelques citations significatives montre l’ampleur des critiques formulées à l’égard de Poisson une trentaine d’années après sa mort. Certes, l’auteur de cette notice était-il porté à de tels jugements, en partie fondés, mais souvent aussi excessifs, en raison du caractère quelque peu opportuniste des positions politiques prises par Poisson. « La carrière politique de Poisson », écrit ce chroniqueur à la fin de son article, « dénote encore moins d’intelligence véritable ; il commence par tomber dans les exagérations des écoles socialistes de Jean-François Clouet et de Saint-Simon ; il excite les élèves de l’École polytechnique contre l’Empire et applaudit à sa chute. Il devient alors royaliste et reçoit plus souvent que ne le voudrait le calcul des probabilités les fonctions de juré dans les principaux procès politiques ».

Moins influencés aujourd’hui par les polémiques auxquelles Poisson a pu donner prise, face aux remous d’une histoire assez mouvante qui restaient encore sensibles il y a une centaine d’années, il est possible d’analyser les points forts et les points faibles de son œuvre scientifique avec plus de sérénité ; c’est ce que font les différentes contributions, fort intéressantes et très documentées, rassemblées dans cet ouvrage. Celui-ci pourra inspirer à chaque lecteur des réflexions qui peuvent garder aujour- d’hui un certain intérêt. En voici quelques-unes que je me permets de proposer parmi beaucoup d’autres possibles.

Poisson n’a-t-il pas été un peu victime des trop grandes espérances qu’ont mises en lui les savants prestigieux qui furent ses maîtres à l’École polytechnique, très im- pressionnés par ses remarquables succès scolaires? Les éloges dont il fut l’objet ne l’ont-ils pas porté à donner trop d’importance à ce qui les motivait, c’est-à-dire à l’art du calcul et des transformations algébriques ? Il vaut peut-être mieux laisser le jeune chercheur s’attaquer à des questions de fond où des concepts nouveaux doivent être élaborés plutôt que de l’encourager très vite au vu d’une grande habilité technique.

Poisson avait l’ambition de faire une grande œuvre en physique mathématique. Or il n’était guère doué pour le travail expérimental. Lui a-t-on rendu service en Préface de l’édition de 1981 ix le dispensant à l’École des enseignements expérimentaux, en raison de ses brillantes performances en mathématiques ? Un physicien mathématicien peut être un médiocre expérimentateur ; encore faut-il, surtout s’il veut s’adonner à des recherches ayant un caractère appliqué, qu’il acquière d’une manière ou d’une autre, et sans doute par le contact avec le laboratoire et avec les problèmes pratiques, un sens physique sans lequel il risque de ne pas orienter ses recherches dans les voies les plus prometteuses.

Je me demande enfin, après avoir lu certains chapitres de ce volume, si l’une des raisons des échecs de Poisson ne tient pas au fait que, très attaché à la théorie molécu- laire, il n’a pas su réaliser que la physique macroscopique, champ de ses investigations, devait se développer néanmoins sur un modèle continu : un tel modèle en effet de- mande la prise en considération de concepts mathématiques appropriés qui n’ont pas directement une interprétation claire et rigoureuse au niveau moléculaire, mais qui trouvent en définitive leur justification par leur aptitude à rendre compte et à prévoir des résultats globaux de l’expérience. Sans doute l’ambition de Poisson d’analyser en priorité les phénomènes à petite échelle pour en déduire rigoureusement le com- portement macroscopique était-elle fondée ; mais elle était prématurée. La physique fine des milieux condensés et la mécanique des milieux continus n’étaient pas encore de son temps suffisamment élaborées pour que sa visée puisse aboutir. Aujourd’hui encore, le dialogue entre ces deux disciplines est à peine engagé ; on peut simplement escompter que les premières réponses aux questions que se posait Poisson, avec un acharnement émouvant, seront données dans les années qui viennent. Je serais enclin à tirer de ses mésaventures la conclusion qu’une des qualités essentielles du chercheur est de bien sentir le sens des évolutions scientifiques pour porter en priorité ses efforts sur les situations physiques qu’il saura modéliser convenablement pour pouvoir les traiter avec succès, compte tenu de l’état des connaissances assez sûres déjà acquises. L’aventure scientifique, dans laquelle Poisson s’est lancé avec passion, ne va pas sans risque. Bien des voies doivent être explorées qui se révèlent souvent être des im- passes avant de dégager celles qui conduisent à des belvédères insoupçonnés d’où l’on découvre des perspectives jusqu’alors ignorées. L’œuvre imposante de Poisson, qui peut être créditée de nombreux apports qui justifient pleinement le juste et raison- nable hommage qui lui est rendu dans cet ouvrage, nous rappelle les dures exigences du travail scientifique où le succès n’est pas toujours garanti, quels que soient le ta- lent mis en œuvre et les efforts consentis. Elle nous invite, nous les hommes de science d’aujourd’hui, à l’humilité et à la patience, mais aussi à la perspicacité.

Je forme le vœu que ce volume trouve de nombreux lecteurs ; en méditant sur la vie et l’œuvre de Siméon-Denis Poisson, puissent-il se rendre compte que l’édifica- tion jamais achevée de ce magnifique édifice qu’est la Science est l’œuvre collective d’hommes qui, en dépit de leurs limites, lui ont consacré et lui consacrent le meilleur de leurs capacités, et que ces hommes méritent estime et reconnaissance. Postface de l’édition de 1981

Jean DIEUDONNÉ

La postérité est souvent injuste à l’égard des savants qui n’ont pas occupé le pre- mier rang parmi les novateurs de leur temps ; on ne donne pas à leurs idées originales le relief qu’elles mériteraient lorsqu’elles sont éclipsées par les grandes découvertes de leurs contemporains. C’est le sort que connaissent, parmi les mathématiciens, d’Alem- bert au XVIIIe siècle et Poisson 80 ans plus tard : le premier a souffert du voisinage d’Euler et de Lagrange, et le de celui de Gauss et de Cauchy. Le parallèle entre ces deux hommes pourrait d’ailleurs se poursuivre, en rappelant leur prédilec- tion commune pour les applications des mathématiques, leurs nombreuses activités extra-scientifiques et jusqu’aux fréquentes polémiques qui ont jalonné leur carrière.

Paradoxalement, ce ne sont cependant pas les nombreux travaux de Poisson en physique mathématique qui nous paraissent aujourd’hui les plus intéressants : trop souvent il a eu la malchance de mettre ses talents d’analyste au service de concep- tions physiques discutables ou erronées. Par contre, après plus d’un siècle d’énormes progrès en mathématiques pures, il est juste de souligner l’influence durable qu’y ont exercée quelques-unes de ses idées originales. Sans doute, comme le souligne un peu cruellement son disciple et protégé Cournot, « il n’a pas eu le rare bonheur de rencon- trer une de ces conceptions tout à fait neuves et saillantes qui fixent à perpétuité dans l’histoire des sciences le nom de l’inventeur » (p. 25)1. Sans doute aussi est-il resté à l’écart du renouvellement de l’algèbre, de la théorie des nombres et de la géométrie qui se manifestait déjà de son vivant. Mais le jugement de Cournot doit être révisé au moins en ce qui concerne le calcul des probabilités, où l’œuvre de Poisson, longtemps négligée, a été remise à notre époque à la place éminente qui lui revient (p. 37 et p. 338).

1Les références renvoient aux pages de ce volume.

xi xii Jean Dieudonné

En analyse harmonique, il a eu le mérite de formuler de façon générale un des théorèmes fondamentaux, ce qu’on appelle maintenant la « formule de Poisson », relation entre une fonction et sa transformée de Fourier que nous écrivons2

Σn Zf(n)=Σn Z f(n) (1) ∈ ∈ F qui est devenue une pierre angulaire des applications de l’analyse harmonique en théorie des groupes et théorie des nombres et a connu des extensions insoupçonnées à une époque récente.

Comme le rappelle S. Demidov (p. 113), l’introduction de « parenthèses de Pois- son » en théorie des équations aux dérivées partielles a inspiré les travaux de Jacobi et de Hamilton, ainsi que la théorie des groupes de Lie. Ce sont aussi les travaux de Poisson sur la théorie de la chaleur, autant que ceux de Fourier, qui ont certainement motivé Sturm et Liouville dans leur théorie spectrale des équations différentielles du second ordre ; et A. Youschkevitch attire avec juste raison l’attention (p. 103) sur le fait que les difficultés rencontrées par Poisson, dans sa tentative de définir l’intégrale d’une fonction analytique lorsque la variable prend des valeurs complexes, ont proba- blement amené Cauchy à réfléchir plus profondément à cette question et à baser sa théorie des fonctions d’une variable complexe sur l’idée d’intégrale curviligne dans le plan complexe3.

Toutefois, le domaine où l’influence de Poisson a été la plus sensible et la plus durable est la théorie du potentiel newtonien qu’il a véritablement inaugurée : d’une part en montrant comment l’équation ∆v =0, pour le potentiel d’un corps attractif à l’extérieur de ce corps, doit être remplacée par ∆v +4πρ =0 aux points intérieurs au corps ; d’autre part, en donnant pour la première fois par la « formule de Poisson »

1 r2 ρ2 V (M)= − V (P ) dσ (avec r = MP,ρ = OM) (2) 4π ar3 ZZΣ la solution de ce qu’on appellera plus tard le « problème de Dirichlet » pour une boule de centre O, de rayon a et de frontière Σ, sous une forme complètement explicitée. On a trop tendance, depuis quelques années, à mettre au premier plan les travaux de Gauss de 1830–1840 sur le potentiel, en raison de l’impulsion qu’y ont trouvée les spécialistes modernes de cette théorie. Cela revient à négliger injustement le fait que les premiers pas décisifs dans la théorie générale du potentiel sont l’œuvre de George Green dans son mémoire de 1828. Or, Green cite expressément Poisson (p. 35) et on reconnaît sans peine cette influence, non seulement dans sa conception de la « fonction de Green » et son utilisation, généralisation directe de (2), mais aussi dans la façon

2Gauss connaissait des cas particuliers de cette formule, mais n’a jamais rien publié à ce sujet. 3On sait que Gauss, là aussi, était arrivé dès 1811 aux mêmes conceptions, mais il ne s’en est ouvert que dans une lettre à Bessel, publiée seulement après sa mort. Postface de l’édition de 1981 xiii dont il démontre ce résultat, calquée sur la démonstration donnée par Poisson de l’équation ∆v +4πρ = 0 en isolant dans le corps attractif une portion « infiniment petite » entourant un point. Il ne faut pas oublier non plus que, même dans la dernière portion du XIXe siècle, c’est directement sur les résultats de Poisson que reposent les inégalités de Harnack, le procédé alterné de Schwarz et le balayage de Poincaré.

Il était donc tout à fait justifié, pour le second centenaire de la naissance de Poisson, d’attirer l’attention des historiens des sciences sur ce savant trop méconnu, et il est à espérer qu’une édition moderne de ses principaux travaux leur fournira la possibilité de le mieux étudier et apprécier. François Arago (1786–1853) Portrait par S.M. Cornu, 1840 In : A. Rebière, Les savants modernes, leur vie et leurs travaux, Paris, Librairie Nony et Cie, 1899 Introduction

Yvette KOSMANN-SCHWARZBACH

Il est bien des manières d’employer nos mathématiques à une meilleure intelligence du concret

André Lichnerowicz1

Qui n’a entendu parler de la « loi de Poisson » en théorie des probabilités ? Quel étudiant en mathématiques n’a jamais étudié la « formule sommatoire de Poisson » ? L’« équation de Poisson » est un terme familier en théorie de l’électricité, le « rapport de Poisson » est important en élasticité, l’« intégrale de Poisson » est essentielle en théorie du potentiel, les « crochets de Poisson » ont eu une fortune immense en mécanique classique et quantique, et c’est d’après eux qu’ont été nommées les « algèbres de Poisson » et la « géométrie de Poisson », et même la « tache de Poisson » est bien connue en optique. On trouve aussi en analyse le « noyau de Poisson » et, en mécanique, le « théorème de Poisson » et les « termes de Poisson ». Nombreux sont les mathématiciens et les physiciens dont la spécialité emprunte à Poisson un concept ou un résultat et, même si l’attribution d’une découverte à un savant ou à un autre prête le plus souvent à discussion, il reste que Siméon-Denis Poisson (1781–1840) nous a laissé un legs scientifique considérable. Auteur de très nombreux mémoires et notes de mathématiques pures sur des sujets très divers, il mit aussi les mathématiques au service de la science en général : la mécanique céleste, les sciences physiques, par ses travaux sur l’électricité, le magnétisme, la capillarité, l’élasticité, la chaleur, les fluides, l’optique, et les sciences sociales, telle l’étude statistique des populations. Enfin, il joua un grand rôle dans la vie scientifique de son temps, en particulier mais pas seulement à l’École polytechnique, où il avait été admis premier en 1798, étant peu après nommé répétiteur, puis professeur, et au Bureau des à partir de 1808, à la Faculté des Sciences de Paris où il fut nommé professeur de mécanique rationnelle en 1809, à l’Académie des Sciences, où il fut élu en 1812 dans la section de

1Géométrie et physique, dans Geometry and Physics, Proceedings of the International Meeting on Geometry and Physics (Florence, 1982), M. Modugno, éd., Bologne, Pitagora, 1983, p. 1.

1 2 Yvette Kosmann-Schwarzbach physique et qu’il présida pendant les années 1826 et 1839, et dans l’établissement des programmes d’enseignement, comme le montre Bernard Bru dans son article « Poisson et l’instruction publique ».

Éloges grandiloquents et jugements sévères

Poisson reçut après sa mort les plus grands éloges, d’abord dans les discours pro- noncés lors de ses funérailles le 30 avril 1840, par Victor Cousin, alors ministre de l’instruction publique, qui, le qualifiant de « premier géomètre de l’Europe », déclara : M. Poisson appartenait à cette grande école de mathématiciens, qui re- connaît pour chefs dans les temps modernes Galilée et Newton [...]. M. Poisson est le disciple direct et l’héritier de Laplace. Son nom demeu- rera attaché à une foule d’écrits où les problèmes les plus difficiles de la physique mathématique sont abordés avec la méthode la plus rigoureuse2, et par François Arago, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences pour les sciences mathématiques depuis 1830, en termes également grandiloquents et pré- monitoires : Le génie ne meurt pas ainsi; il se survit dans ses œuvres; les découvertes dont il a enrichi la science doivent porter son nom jusqu’à nos derniers neveux3. À la mort de Poisson, le comte Guillaume Libri, lui-même membre de l’Académie des Sciences, dans un article non signé, « Lettre à un Américain sur l’état des sciences en France », pleure « la perte grande et prématurée [de l’]une des plus éclatantes lumières » de l’Institut et de l’Université, alors que « sa haute raison et son génie pénétraient [ses amis] d’admiration et de respect » et que les sciences « n’avaient nulle part de plus ardent promoteur ni de plus digne représentant »4.

Dix ans plus tard, le 16 décembre 1850, Arago lut un éloge de Poisson à l’Académie des Sciences. Il écrivait au début de la partie scientifique de cette biographie, qui fut la source de divers portraits ultérieurs : Les recherches de Poisson embrassent toutes les branches des mathé- matiques pures et appliquées. Et il énonçait en conclusion : Je n’ai jusqu’ici analysé qu’une minime partie des Mémoires de Poisson. On se demandera sans doute comment, durant une vie si courte et consa-

2Discours prononcé aux funérailles de M. Poisson, par le ministre de l’Instruction publique, au nom du Conseil royal, le 30 avril 1840, Œuvres de Victor Cousin, t. 4, Bruxelles, Hauman et Cie, 1854, p. 22. 3Le mot « neveux » est pris dans son sens dérivé du latin, « petits-enfants », d’où le sens aujour- d’hui vieilli de « descendants ». 4Revue des deux mondes, 4e série, 23 (1840), p. 410. Introduction 3

crée en grande partie au professorat, notre confrère était parvenu à atta- quer et à résoudre tant de problèmes. Je répondrai que c’est par la réunion de trois qualités : le génie, l’amour du travail et l’érudition mathématique5. Mais tous les jugements ne furent pas aussi favorables, ni pour la personne ni pour l’œuvre de Poisson, dont l’originalité fut souvent contestée de son vivant et après. Ceux de Jacques Frédéric Saigey, parus du vivant de Poisson en 1836, puis, après sa mort en 1840, se veulent objectifs mais sont sévères6. Poisson fut âprement critiqué dès 1835 par Auguste Comte qui, voyant en lui un ennemi du positivisme, émettait de très vives critiques à l’encontre de ses travaux sur l’acoustique, la physique en général et le calcul des probabilités7. Vers la fin du siècle, vinrent les critiques extrêmement sévères de Maximilien Marie qui annonce dans son Histoire des sciences mathématiques et physiques, Poisson n’a pas tenu, à beaucoup près, les promesses de sa jeunesse. [...] Quand il avait à choisir, entre deux idées contraires, celle à laquelle il ferait l’honneur d’y appliquer son analyse, il se trompait généralement8. Poisson fut vilipendé dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, principalement pour ses idées politiques, dans un article dont l’auteur l’ac- cuse avec une mauvaise foi évidente de n’avoir eu pour idées « que celles des autres »9.

Le XXe siècle fut plus généreux. En 1927, Gaston Bachelard, examinant le travail de Poisson dans son livre sur la propagation des ondes, prenait véritablement sa défense contre Comte, car la méthode de Poisson « prend le phénomène dans une richesse plus grande [que celle de Comte] en l’abordant cependant avec des notions réduites au minimum »10. Pour une opinion exprimée avec le recul de plus d’un siècle, ouvrons le livre de réflexions historiques, The Role of Mathematics in the Rise of Science, du grand mathématicien Salomon Bochner, composé en 1966, peu avant sa retraite de l’Université de Princeton. Il y trace en quelques lignes un portrait élogieux de Poisson, puis tente d’expliquer pourquoi sa réputation n’est pas à la hauteur de ses mérites :

5Cet éloge fut publié dans les Œuvres complètes de François Arago, Notices biographiques, t. 2, Paris, Gide et J. Baudry, Leipzig, T.O. Weigel, 1854. Il est suivi du « Catalogue des travaux laissés par Poisson, rédigé par lui-même » et du « Discours prononcé aux funérailles de Poisson ». Voir les citations p. 604, 655 et 693. Le discours d’Arago, suivi du discours de Victor Cousin, fut édité par l’Institut royal de France sous le titre Funérailles de M. Poisson, Paris, F. Didot frères, s.d. 6[Saigey, J.F.], « M. Poisson », Revue scientifique et industrielle, 1 (1840), p. 233-241, et 2 (1840), p. 131-141. Cette nécrologie est suivie d’une liste des principaux ouvrages de Poisson classés par sujet. 7Philosophie première, Cours de philosophie positive : leçons 1 à 45, présentation et notes par Michel Serres, François Dagognet, Allal Sinaceur, Paris, Hermann, 1975. Voir, par exemple, p. 520 : « Les physiciens [...] ont trop souvent compté sur le secours de l’analyse mathématique, si fréquem- ment inefficace ». 8Histoire des sciences mathématiques et physique, Paris, Gauthier-Villars, t. 11, 1887, p. 176. Les jugements extrêmes de Marie sur Poisson, p. 174–179, sont suivis, p. 179–191, d’une liste des principaux ouvrages de Poisson, tirée de celle imprimée dans les œuvres d’Arago. 9Voir, infra, la citation par Costabel, p. 24. 10L’intuition et la construction de Poisson, dans Étude sur l’évolution d’un problème de physique. La propagation thermique dans les solides, Paris, Vrin, 1927, p. 88. 4 Yvette Kosmann-Schwarzbach

French mathematician, worked most successfully in virtually all parts of mathematics and . He was probably the greatest French mathematician in the 19th century. Et il poursuit : But two circumstances conspire against this being generally conceived of. First, he lacked a certain firmness of assertion and conceptualization. Thus, while he incontestably was the creator of magneto- and electrostat- ics, yet he did not set down the physico-mathematical conception of a potential [...]. And secondly, there is no edition of his complete works to impress us with the volume and magnitude of his achievements11. Ailleurs, Bochner assigne à Poisson, au même titre qu’à Laplace et Gauss, le rôle du mathématicien qui assura la transition qui mène de l’analyse de Lagrange à celle de Cauchy, avec la définition rigoureuse des limites et de la continuité, et il déplore à nou- veau que Poisson soit le seul des mathématiciens français importants dont les œuvres complètes n’ont jamais été éditées et duquel aucune bonne biographie scientifique ne fut écrite12.

Il est vrai que de son vivant Poisson se trouva impliqué dans des polémiques acerbes avec plusieurs savants, parmi lesquels Joseph Fourier – polémique évoquée plus loin par Pierre Costabel13 –, Augustin Fresnel – ce dont rend compte André Chappert dans son texte, « Poisson et les problèmes de l’optique, la controverse avec Fresnel » –, Sophie Germain et Claude-Louis Navier – polémiques qu’évoquent plus loin Louis Bucciarelli et David H. Arnold –, ainsi qu’avec . Ces échanges étaient parfois d’une vigueur étonnante, comme le montrent plusieurs textes des Annales de chimie et de physique de 1828 qui reflètent la polémique de Poisson avec Navier. Dans sa « Réponse à une Note de M. Navier dans le dernier cahier de ce Journal », Poisson se défend de l’accusation d’avoir omis de citer Navier, car, s’il est vrai qu’il était au courant du travail de celui-ci, il le jugeait inexact : « C’est pour cela que [...] j’avais cru qu’il suffisait d’avoir indiqué verbalement à l’auteur la contradiction que ses formules présentent »14. L’ironie de la riposte de Navier est dévastatrice lorsqu’il écrit, parlant de Poisson, « Je demanderai, de plus, s’il suffit, pour être dispensé de citer les travaux des autres, de croire qu’il s’y trouve quelque inexactitude. [...] Quant à son nouveau principe sur les citations, il n’est point encore admis, et l’inventeur n’a point à craindre qu’on en revendique la découverte »15. On trouve aussi dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences de 1838 de brefs mais savoureux échanges entre Poisson et Poinsot. Poisson, répondant à des objections précédentes, défend sa méthode de décomposition d’un ellipsoïde en couches minces « qui trouve

11The Role of Mathematics in the Rise of Science, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1966, p. 356–357. 12Mathematical reflections, American Mathematical Monthly, 81 (Octobre 1974), p. 837. 13Voir infra, p. 31. 14Annales de chimie et de physique, 38 (1828), p. 440. 15Remarques sur l’article de M. Poisson, inséré dans le cahier d’août, Annales de chimie et de physique, 39 (1828), p. 151. Introduction 5 une application immédiate dans la théorie de l’électricité » contre celle de Legendre « qui n’aurait pu le conduire [...] presque à aucune conclusion après d’aussi longs calculs ». Il conteste aussi la priorité sur ce sujet d’Olinde Rodrigues et il ajoute que celui-ci, dans sa thèse soutenue en 1815, a rapporté la démonstration « que M. Gauss avait donnée en 1813 ». Suit une réplique de Poinsot, suivie d’un second échange acrimonieux. Le débat continue la semaine suivante, et Poinsot déclare : « J’espère que lui-même [Poisson] se rendra à l’évidence sans que j’aie besoin de lui signaler les erreurs sur lesquelles il a fondé sa prétendue réfutation de l’opinion que j’avais émise au sujet du travail de M. Rodrigues »16. Nous avons cité deux exemples seulement, mais débats de priorité et accusations réciproques étaient nombreux.

On a reproché à Poisson d’avoir soutenu l’hypothèse corpusculaire contre l’hypo- thèse ondulatoire en optique. Or, en tant que membre de la commission appelée en 1817 à juger les soumissions, dont celle de Fresnel, au « grand prix » de l’Académie pour 1819 pour une étude sur la diffraction de la lumière, Poisson suggéra une expé- rience qui devait démontrer que la conséquence mathématique des formules avancées par Fresnel était contraire à l’intuition, et devait infirmer la thèse de celui-ci. Le ré- sultat du calcul de Poisson fut alors vérifié expérimentalement, mettant en évidence ce qui avait paru absurde – l’apparition d’une tache lumineuse au centre de l’ombre d’un disque éclairé par une source située sur son axe. Ce phénomène fut appelé la « tache de Poisson ». L’historien des sciences, Maurice Crosland, suggère que l’idée de Poisson favorisa en fait Fresnel, tenant de la théorie ondulatoire, qui gagna le prix : The commission appointed to judge the prize contained partisans of both the corpuscular and wave theories and one of its members, Poisson, even suggested a further experiment to Fresnel which turned out in [Fresnel’s] favour and in support of the wave theory17. On a, avec raison, reproché à Poisson de ne pas avoir reconnu le génie de Galois. Mais l’histoire est complexe : un premier mémoire de Galois, encore étudiant en 1829, fut soumis à Cauchy pour présentation à l’Académie des Sciences. Cauchy ne le jugea pas digne d’un rapport. Son deuxième mémoire échut à Fourier qui mourut peu après, et le mémoire fut perdu. Quand, en janvier 1831, Poisson et Sylvestre- François Lacroix signent un rapport sur le troisième mémoire soumis par Galois, ils le jugent sévèrement, estimant qu’une partie en est inintelligible et le reste semblable à un travail publié par Abel : Ses raisonnements ne sont ni assez clairs ni assez développés pour que nous ayons pu juger de leur exactitude, et nous ne serions pas en état d’en donner une idée dans son rapport. Pourtant ils concluent :

16Comptes rendus de l’Académie des Sciences, 7 (1838), 2e semestre, p. 1–3 et 23–24. 17Maurice Crosland, Science Under Control : the French Academy of Sciences, 1795–1914, Cam- bridge, MA, New York, Port Chester, Cambridge University Press, 1992, p. 273. Voir aussi les articles de Robert Fox (1974) et de John Worrall (1989), cités par Crosland. 6 Yvette Kosmann-Schwarzbach

L’auteur annonce que la proposition qui fait l’objet spécial de son Mémoire est une partie d’une théorie générale susceptible de beaucoup d’autres applications [...]. On peut donc attendre que l’auteur ait publié en entier son travail pour se former une opinion définitive18. Un jugement prudent sur des mathématiques très novatrices, qui n’était ni l’appré- ciation d’un travail original et profond qu’un mathématicien du calibre de Poisson aurait dû reconnaître, ni un rejet catégorique.

Poisson a été beaucoup critiqué, mais il a eu des défenseurs, par exemple, Augustin Cournot qui exprime dès 1859, dans ses Souvenirs, sa reconnaissance et aussi son admiration modérée pour le grand savant qui avait favorisé sa carrière : L’analyse de M. Poisson vise plus à la clarté qu’à l’élégance ; personne n’a montré plus d’abondance, de souplesse, de ressource dans les hauts calculs19. Il eut de son vivant un rôle de première importance, et tant d’aspects de son œuvre eurent une postérité considérable qu’il faut lui reconnaître le statut de figure majeure des mathématiques du XIXe siècle20. La statue que lui a élevée sa ville natale, Pi- thiviers, a disparu comme bien d’autres monuments en bronze, mais la place Denis Poisson y existe toujours. Tout comme dans le cas de Lagrange, Monge, Laplace, Le- gendre, Fourier, Navier, Arago, Fresnel, Poncelet, Cauchy, Liouville, et de beaucoup de personnages qui n’ont rien apporté à la science de leur époque, une rue de Paris porte son nom. Poisson est assurément beaucoup plus qu’une gloire locale.

Considérations sur la « formule de Poisson »

Jean Dieudonné, dans la postface qu’il écrivit pour le livre de 1981, que nous avons reproduite dans les pages précédentes, attribue à Poisson le mérite d’avoir formulé « ce qu’on appelle maintenant la ‘formule de Poisson’ ». Or, comme c’est souvent le cas, la postérité a attribué à un auteur à la fois plus et moins que son apport véritable. Cet aspect de l’héritage de Poisson n’apparaissant pas dans les autres textes de ce livre, nous essayons de préciser ici l’origine de cette formule dans ses travaux.

On trouve en 1999 dans le livre de John Conway et N.J.A. Sloane, Sphere

18Institut, Fonds Joseph Bertrand, MS 2031 f. 71 (4 juillet 1831). Procès-verbaux des séances de l’Académie des Sciences, t. 9, 1828–1931, séance du 4 juillet 1831, p. 660–661. Cité par Caroline Ehrhardt dans Évariste Galois. La fabrication d’une icône mathématique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, p. 132. Voir aussi Crosland, op. cit., p. 344. 19Œuvres complètes d’Augustin Cournot, t. XI, Écrits de jeunesse et pièces diverses, Paris, Vrin, 2010, Bernard Bru et Thierry Martin, éds., vol. 1, p. 958. 20De nombreuses informations et des hypothèses sur la « sous-évaluation des travaux mathéma- tiques de Poisson » se trouvent dans les notes de Bru et Martin du tome XI des Œuvres de Cournot, en particulier, celles sur « Coup d’œil sur la marche actuelle des sciences mathématiques » (vol. 2, p. 533–543, voir notes 82, 91 et 95). Introduction 7

Packings, Lattices and Groups, au paragraphe 4.1, qui traite des fonctions theta de Jacobi, le passage suivant : These functions are related by a labyrinth of identities [...]. One may regard [them] as consequences of the general version of the Poisson summation formula, which states that the sum of a function over a linear space is equal to the Fourier transform of the sum of the function over the dual space21. C’est une expression pour désigner la « formule sommatoire de Poisson » telle que l’a rappelée Dieudonné, n= n= ∞ ∞ f(n)= f(n), F n= n= X−∞ X−∞ 2πixξ où f est la transformée de Fourier de f, définie par f(ξ)= ∞ e− f(x)dx. Comment,F par quel chemin, la référence à Poisson est-elleF parvenue−∞ chez Conway R et Sloane à la fin du XXe siècle, et quelle formule Poisson a-t-il démontrée ? Pour remonter dans le temps, nous suivrons, parmi les références que donnent Conway et Sloane22, celle à la page 475 de la 4e édition du grand classique de Whittaker et Watson, A Course of Modern Analysis23. Ils définissent les quatre fonctions theta 2 n= n n 2niz π de Jacobi (p. 465), dont θ4(z, q) = n=∞ ( 1) q e et θ3(z, q) = θ4(z + 2 , q), −∞ − πiτ fonctions notées aussi, respectivement, θ4(z τ) et θ3(z τ), où q =e , et ils énoncent la formule, P | | 2 1 z z 1 θ (z τ) = ( iτ)− 2 e πiτ θ ( ), 3 | − 3 τ |− τ et trois formules analogues. Whittaker et Watson précisent que ces quatre formules sont dues à Jacobi, qui les publia en 1828 dans le Journal de Crelle24, mais que Poisson avait obtenu la formule pour l’une des transformations, et que les autres s’en déduisent facilement. En effet, ils citent la page 592 du mémoire de Poisson paru dans les Mémoires de l’Académie royale des Sciences25, un an avant l’article de Jacobi, qui

21Sphere Packings, Lattices and Groups, 3e édition, New York, Springer, 1999, p. 103–104. Je remercie Kirill Mackenzie de m’avoir signalé cette référence moderne et Alain Guichardet qui m’a incitée à remonter à sa source. 22Ils citent le livre de R. Bellmann, A Brief Introduction to Theta Functions, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1961, ceux de Dym et Mc Kean, d’Igusa, et de Loomis, ainsi que le cours d’arithmétique de Jean-Pierre Serre. 23E.T. Whittaker et G.N. Watson, A Course of Modern Analysis. An Introduction to the Ge- neral Theory of Infinite Processes and of Analytic Functions ; With an Account of the Principal Transcendental Functions, 4e édition, Cambridge, Cambridge University Press,1927. 24Suite des notices sur les fonctions elliptiques, Journal für die reine und angewandte Mathematik, 3 (1828), p. 403–404 ; Gesammelte Werke, vol. 1, p. 264–265. En fait, les résultats de Jacobi se trouvent dans les Fundamenta nova theoriæ functionum ellipticarum, publié à Koenigsberg en 1829 et réimprimé dans les Gesammelte Werke, suivi de plusieurs notes et de cette courte « Suite des notices » publiées un an plus tôt dans le Journal de Crelle. 25Mémoire sur le calcul numérique des intégrales définies, lu à l’Académie des Sciences le 11 décembre 1826, Mémoires de l’Académie royale des Sciences, 6 (1823) 1827, p. 571–604. 8 Yvette Kosmann-Schwarzbach contient la formule,

i= i= 2 2 2 ∞ (a+ iπ ) ∞ i ω √π e− ω = ω e− cos(2iaω), i= i= X−∞ X−∞ √π suivie du cas particulier où a = 2 et ω = √π,

i= i= ∞ 1 2 ∞ 2 ε( 2 +i) = ( 1)iεi , − i= i= X−∞ X−∞ π où ε =e− , avec le commentaire, « équation entre les deux transcendantes e et π qui mérite d’être remarquée ». De plus, Whittaker et Watson indiquent que Poisson avait déjà énoncé « la formule dans le cas particulier où z =0 » en 1823, à la page 420 du Journal de l’École polytechnique26. On y lit la formule suivante,

2 2 2 ∞ 4kπ n √π √π ∞ n π +2π e− = + e− 4k . √ √ n=1 2 k k n=1 X X Comment sont liées ces formules d’aspect si différent ? Nous pouvons récrire la formule publiée par Poisson dans le Journal de l’École polytechnique, en groupant les termes dans une somme de n = à , sous la forme −∞ ∞ n= n= 2 2 2 ∞ 4kπ n 1 ∞ n e− = e− 4k . √ n= 4πk n= X−∞ X−∞ 2 2 2 π ξ αx π α Or, la transformée de Fourier de f(x)=e− étant f(ξ) = α e− , cette for- n= n= F mule démontre donc que n=∞ f(n)= n=∞ f(n), pour la fonction fk définie 2 2 −∞ −∞ F p par f (x)=e 4kπ x . Quant à la formule des Mémoires de l’Académie des Sciences, k − P P elle s’écrit : n= 2 n= ∞ π aω 2 ∞ 2 2 2 ( +n) ω n ω e− ω π = cos(2naω)e− . √π n= n= X−∞ X−∞ C’est donc le cas particulier de la formule plus générale,

n= n= ∞ ∞ f(α + n)= e2iπnα f(n), F n= n= X−∞ X−∞ 2 2 π x ω2 aω pour la fonction paire f(x)=e− et la constante α = π . La formule remarquable 1 2 2 n= π( 2 +n) n= n πn énoncée par Poisson, n=∞ e− = n=∞ ( 1) e− , en est donc le cas 2−∞ −∞ − particulier où f(x)=e πx et α = 1 . P− 2 P 26Suite du mémoire sur les intégrales définies et sur la sommation des séries. Sommation des quantités périodiques, Journal de l’École polytechnique, 19e cahier, 12 (1823), p. 404–509. Introduction 9

Quel est le lien entre ces formules et les identités satisfaites par les fonctions 2 n= iπn τ theta ? Puisque θ3(0 τ) = n=∞ e , on obtient la formule de transformation | −∞ de la fonction θ3 comme l’ont énoncée Whittaker et Watson, dans le cas particulier où z = 0, en posant 4kπ =P iτ dans la formule de Poisson du Journal de l’École polytechnique. Nous avons ainsi− retrouvé la chaîne de transmission qui remonte de Conway et Sloane à la « formule de Poisson » telle qu’elle fut démontrée par lui en 1823, alors qu’il travaillait à préciser le reste dans la formule de sommation d’Euler que Maclaurin avait aussi obtenue.

Bochner, avant de rappeler, comme Dieudonné, la formule sommatoire de Poisson, écrit : « S.D. Poisson, and others before him, gave a formula which combines the Fou- rier series with the Fourier integrals »27. D’autres avant lui ? La référence à Poisson n’est pas l’ultime maillon de cette chaîne en ordre chronologique inverse28. Bochner souligne l’importance fondamentale de ce résultat en théorie analytique des nombres, dans la démonstration de 1837 par Dirichlet de la loi de réciprocité quadratique et jusque dans les travaux de Erich Hecke au XXe siècle. Quant au géomètre Marcel Ber- ger, lorsqu’il résume en quelque 300 pages Cinq siècles de mathématiques en France, il présente une partie de l’œuvre de Poisson en analyse et en théorie des probabilités, et il en indique des applications récentes29. Il insiste sur le devenir moderne de la formule sommatoire de Poisson en théorie des réseaux, dans la théorie des codes correcteurs d’erreurs et sur l’importance de ses généralisations en géométrie riemannienne. Les extensions en théorie des représentations des groupes de Lie sont également fondamen- tales. Des couches successives de généralisations ont transformé les équations écrites par Poisson en 1823 en des théorèmes généraux, énoncés en termes de transformations de Fourier sur les groupes et bien éloignés des formules démontrées par Poisson. Et Berger, comme Dieudonné, cite aussi comme contribution essentielle de Poisson aux mathématiques l’autre « formule de Poisson » qui permet de calculer la valeur d’une fonction harmonique dans un disque à l’aide de ses valeurs sur le cercle frontière par intégration du « noyau de Poisson »30. Ici encore, des généralisations successives en ont fait un outil indispensable de l’analyse.

Postérité ou continuation ?

L’influence de Poisson fut importante en Angleterre et en Allemagne. Les traités de William Whewell sur la mécanique (1819) et la dynamique (1823) s’inspiraient de très près de son Traité de mécanique de 1811. La deuxième édition de ce Traité,

27Bochner, The Role of Mathematics, p. 291–292. 28Bellmann, par exemple, écrit (p. 8) : « les formules sommatoires remontent à Euler, [Giovanni] Plana et Abel ». 29Paris, Ministère des Affaires étrangères, Association pour la diffusion de la pensée française, 2005, p. 114–115. 30Mémoire sur la manière d’exprimer les fonctions par des séries de quantités périodiques, et sur l’usage de cette transformation dans la résolution de différents problèmes, Journal de l’École polytechnique, 18e cahier, 11 (1820), p. 417–489. 10 Yvette Kosmann-Schwarzbach publiée en 1833, fut traduite en allemand en 1835 et en anglais, « elucidated with explanatory notes », en 1842; ses Recherches sur la probabilité des jugements de 1837 furent publiées en allemand « mit den nöthigen Zusätzen versehen » en 1841, et plusieurs de ses articles furent publiés dans l’original ou en traduction dans des journaux anglais et allemands. En Allemagne, Gustav Fechner publia en 1832 un rapport sur la physique mathématique qui était dominé par l’examen des œuvres de Poisson, de Cauchy et de Laplace, tandis qu’en Angleterre, les travaux de Poisson sur l’électricité et le magnétisme furent l’inspiration principale pour le mémoire de George Green, An Essay on the Application of to the Theories of Electricity and Magnetism, publié en 1828 mais connu après 1845, qui eut à son tour une grande influence en Angleterre et en Allemagne31.

Poisson est mort laissant un mémoire inachevé32, auquel les éditeurs des Mémoires de l’Académie ont ajouté une note formulant avec emphase le souhait que « puissent [...] les dernières paroles de science qui sont sorties de sa bouche [...] inspirer un achèvement de son œuvre digne du commencement ». En fait, l’œuvre de Poisson fut non seulement utilisée dans de nombreux domaines, elle fut aussi complétée par plusieurs savants qui se présentent en continuateurs, se référant explicitement à une partie ou une autre de son œuvre. Ainsi, concernant un point étudié dans la seconde édition du Traité de mécanique, Liouville publie des « Développements sur un chapitre de la mécanique de Poisson », dix-huit ans après la mort de celui-ci, tout en précisant qu’il s’agit d’une « Note écrite peu de temps après la mort de Poisson [...] développant une idée dont Poisson [lui] avait parlé plusieurs fois »33. Or il s’agit de l’« extension au cas d’un système quelconque de points matériels où le principe des aires ait lieu » d’un résultat démontré par Poisson « pour le seul cas d’un système de forme invariable », et Liouville ajoute, pour bien montrer le lien étroit qui le rattache à Poisson, « Je n’aurai pour ainsi dire qu’à commenter un chapitre de sa Mécanique ».

En mécanique céleste, on trouve Frédéric Maurice, auteur en 1844 d’un « Mémoire sur la variation des constantes arbitraires, comme l’ont établie, dans sa généralité, les mémoires de Lagrange du 22 août 1808 et du 13 mars 1809, et celui de Poisson du 16 octobre suivant », lu à l’Académie des Sciences le 3 juin 184434, qui semble une lecture commentée de ces mémoires avec des explications nouvelles, et aussi Spiru Haret qui soutint en 1878 une thèse en Sorbonne, « Sur l’invariabilité des grands axes des orbites planétaires »35, dans laquelle, à la suite de Liouville, Puiseux et Tisserand,

31Ces précisions sont données par Dugac dans ses « Remarques sur la liste des travaux de Siméon- Denis Poisson », infra, par Crosland, op. cit., p. 35–36, et par Bru et Martin dans le t. XI, vol. 2, des Œuvres de Cournot, note 82, p. 534. 32Mémoire sur l’équilibre et le mouvement des corps cristallisés, Mémoires de l’Académie des Sciences, 18 (1842), p. 3–152. 33Journal de mathématiques pures et appliquées, 2e série, 3 (1858), p. 1–25 ; publié aussi dans les Additions à la connaissance des temps pour 1859, p. 1–22. 34Mémoires de l’Académie des Sciences, 19 (1845), p. 553–638. 35Paris, Gauthier-Villars, 1878. Voir Florin Diacu et Philip Holmes, Celestial Encounters : The Origins of Chaos and Stability, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1996, p. 144. Introduction 11 il poussa à l’ordre 3 les développements à l’ordre 2 qu’avait effectués Poisson en 1837 dans ses « Remarques sur l’invariabilité des grands axes des orbites »36 pour étudier la stabilité du système solaire, remarques qui faisaient suite aux travaux de Lagrange et de Laplace et à son propre mémoire « Sur les inégalités séculaires des moyens mouvements des planètes », publié dans le Journal de l’École polytechnique en 180937. Et lorsque Poincaré développe pour l’étude du problème des trois corps ses méthodes qualitatives, il intitule le chapitre 26 de ses Méthodes nouvelles de la mécanique céleste, « Stabilité à la Poisson »38.

Omettant plus d’un siècle de références diverses, nous mentionnerons seulement une passionnante conférence que donna Tadashi Tokieda en février 2012 à la Biblio- thèque nationale de France, « Science à partir d’une feuille de papier », une « science en germe [dont] l’exploration tourne autour de la notion de ‘rapport de Poisson’ ». On trouve en effet ce qui fut appelé « rapport de Poisson », ou « coefficient de Poisson », dans son « Mémoire sur l’équilibre et le mouvement des corps élastiques » de 1829. Il y cite le travail expérimental de « M. Cagniart-Latour [qui] avait déjà remarqué l’augmentation de volume qui accompagne l’allongement d’un fil de laiton », et le compare ensuite aux expériences de Félix Savart39. Mais Tokieda nous montre que l’histoire des sciences est parfois surprenante : C’est dans un mémoire de 1829 qu’est enfouie la recherche de Poisson sur son rapport. Il ne le définit pas, et lui attribue une propriété qui est fausse. Ce mémoire sera l’un des plus féconds dans la théorie de l’élasticité. Or Chappert nous apprend « que Poisson s’est, parfois, cru autorisé à introduire des hypothèses, que le physicien ne peut pas recevoir, telle l’idée d’un fluide ‘qui aurait, en différents sens, des degrés différents d’élasticité’, hypothèse avancée dans le mé- moire présenté à l’Académie le 24 mars 1823 »40. On peut donc trouver l’origine de l’idée d’élasticités longitudinale et latérale différentes chez Poisson dès 1823. Comme l’a montré Tokieda à son public de lycéens intéressés par les sciences, un vaste champ d’applications très concrètes s’ouvre avec la notion nouvelle de matériaux à coefficient de Poisson négatif qui, contrairement aux matériaux ordinaires, se dilatent latérale- ment quand ils sont étirés verticalement. C’est depuis 1987, et surtout depuis 2005, à la suite des travaux de Rod Lakes et d’autres physiciens, qu’apparaît tout un flori- lège de nouvelles expressions, « Poisson causal mechanisms, Poisson chirality, Poisson

36Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Paris, 4 (1837), p. 475–486. 3715e cahier, 8 (1809), p. 1–56. 38Paris, Gauthier-Villars, vol. 3, 1899, p. 140–174. 39Lu le 14 avril 1828, Mémoires de l’Académie des Sciences, 8 (1829), p. 357–570 et 623–627 ; extrait, Annales de chimie et de physique, 37 (1828), p. 337–355. À la p. 349, il s’agit du physicien, baron Charles Cagniard de la Tour. 40Chappert, dans ce volume, p. 313, note 35. Il s’agit d’un mémoire sur la propagation du mouve- ment dans les fluides élastiques qui a été fondu dans un autre, « Sur le mouvement de deux fluides élastiques superposés », publié dans les Mémoires de l’Académie des Sciences, 10 (1831), p. 317–404 ; un extrait en a été publié, Extrait d’un Mémoire sur la propagation du mouvement dans les fluides élastiques, Annales de chimie et de physique, 22 (1823), p. 250–269 (voir p. 256). Cet extrait est réimprimé dans le tome II des Œuvres complètes d’A. Fresnel, voir p. 196. 12 Yvette Kosmann-Schwarzbach structural hierarchy, Poisson end effects », et des applications aux éponges, matériaux d’absorption de chocs, filtres à air, biomatériaux et fermetures adhésives (« Poisson fasteners »). Nous en concluons qu’on a déjà beaucoup prêté à Poisson durant les 150 ans qui ont suivi sa mort, et que cette générosité continue aujourd’hui.

Quant à l’héritage de Poisson dans l’enseignement des sciences mathématiques et physiques, il est perceptible jusqu’à nos jours dans l’histoire de l’Université de Paris. C’est en 1834 que Poisson demanda la création d’une chaire de calcul des probabilités ou d’une chaire de physique mathématique. Il obtint alors que fût créée une chaire de « calcul des probabilités », qui ne devint la chaire de « calcul des probabilités et physique mathématique » qu’à partir de 1850, dix ans après sa mort. Cette chaire fut d’abord occupée par Libri, tandis que Poisson lui-même en assura le cours effectif pendant l’année 1836–1837. Elle fut occupée ensuite par une succession de mathéma- ticiens distingués, dont Gabriel Lamé de 1851 à 1870. C’est en 1886 qu’Henri Poincaré y fut nommé, succédant à Joseph Bertrand, dont Gaston Darboux avait été l’assis- tant41. En 1896, Joseph Boussinesq lui succéda, et elle fut ensuite occupée par Émile Borel, Maurice Fréchet, Georges Darmois, et Robert Fortet. Lorsque les chaires furent supprimées en 1970 après le renouveau de mai 1968 qui eut pour conséquence la dis- parition des anciennes structures de l’Université, facultés et chaires, l’enseignement et la recherche en probabilités continuèrent au sein d’un « Laboratoire de probabilités » qui fut créé dans la nouvelle Université Paris VI. Ce laboratoire, issu de la réforme voulue par Poisson, est devenu en 1998 le « Laboratoire de probabilités et modèles aléatoires », commun aux deux universités scientifiques, Paris VI, devenue en 1974 l’Université Pierre et Marie Curie, et Paris VII, qui prit en 1994 le nom de Denis Diderot, devenant l’Université Paris-Diderot. Or, Poisson, sans avoir donné son nom à une université tout entière bien que ses intérêts en mathématiques et en physique eussent été quasi-universels, a eu l’honneur de le donner à la « Fédération Denis Pois- son » qui réunit les équipes de recherche du CNRS en mathématiques et en physique théorique de deux universités de la vallée de la Loire, l’Université François Rabelais de Tours et celle d’Orléans.

On sait que Poisson considérait les traités qu’il rédigea et publia dans les dix dernières années de sa vie comme les chapitres d’une vaste somme de physique ma- thématique. Il mourut avant de réaliser ce projet ambitieux, mais le concept même de physique mathématique était créé, et l’enseignement de la chaire de la Sorbonne dont il avait voulu la création en a été le vecteur. Lorsque Bachelard écrit un chapitre sur la contribution de Poisson au problème de la propagation de la chaleur, il conclut par un jugement général sur l’importance et l’efficacité de la « géométrisation » :

Il semble donc que convergent en cette méthode [de Poisson] toute la pru- dence d’une connaissance nettement phénoménologique et toute la force

41Voir Michel Atten, La nomination de H. Poincaré à la chaire de physique mathématique et calcul des probabilités de la Sorbonne, Cahiers du séminaire d’histoire des mathématiques, 9 (1988), p. 221–230. Introduction 13

de géométrisation sans laquelle la science serait impuissante à s’organiser et à s’éclaircir42.

Si nous traduisons « science » par « physique » et « géométrisation » par « mathéma- tisation », de même que pendant la première moitié du XIXe siècle tout mathématicien était appelé du nom de « géomètre », cette phrase peut nous permettre de préciser le rôle de la physique mathématique : elle « organise » et « éclaircit » la science expé- rimentale. Dans la physique mathématique qui a émergé comme branche des sciences mathématiques et physiques durant les premières décennies du XIXe siècle, l’apport de Poisson fut décisif, tant pour son développement que pour sa diffusion.

Poisson était un calculateur génial avec un sens inné de la formule. Il fut le pas- seur de l’analyse du XVIIIe siècle vers celle des XIXe et XXe siècles, vers Dirichlet, puis Riemann, comme il fut, en mécanique, un passeur d’Euler, de d’Alembert et de Lagrange vers Hamilton et Jacobi, et comme il développa, le premier, le fond mathé- matique de la théorie analytique des probabilités de Laplace et le fit passer à Fourier, Cauchy, Dirichlet, et ainsi, ensuite, à l’école de Saint-Pétersbourg43.

Ce livre

Nous avons opté pour une juxtaposition de textes nouveaux avec l’ensemble des chapitres écrits il y a plus de trente ans pour l’ouvrage, Siméon-Denis Poisson et la science de son temps. Lorsque nous avons entrepris ce nouveau livre, les trois édi- teurs du livre de 1981, Michel Métivier (1931–1988), Pierre Costabel (1912–1989) et Pierre Dugac (1926–2000), étaient, hélas, décédés. C’est à titre posthume que nous re-publions les contributions de Costabel et de Dugac, ainsi que celles de Paul Ger- main (1920–2009), de Jean Dieudonné (1906–1992), d’Ernest Coumet (1933–2003), de A.P. Youschkevitch (1906–1993), et de Paul Brouzeng (1938–2012).

Costabel, dans « Siméon-Denis Poisson, aspect de l’homme et de son œuvre », présente une étude d’ensemble de la vie et de l’œuvre scientifique de Poisson, portant des jugements équilibrés sur la justesse et l’importance de ses travaux. Parmi les textes écrits pour l’édition de 1981, celui d’Ernest Coumet nous conte « l’affaire du binôme de Newton », ou comment le jeune citoyen Poisson, élève à l’École polytechnique, proposa quelque changement à la démonstration qu’avait donnée le grand Lagrange, anecdote dont nous reproduisons les documents d’archives, et celui de Bernard Bru décrit l’œuvre de Poisson dans l’administration de l’enseignement. Ces trois textes forment la Partie I. Les textes de Robin E. Rider, A.P. Youschkevitch et S.S. Demidov, qui examinent plusieurs aspects de l’œuvre de Poisson en algèbre et en analyse, sont présentés dans la Partie II, tandis que les textes de Louis L. Bucciarelli, David H. Arnold, Paul Brouzeng, André Chappert et R.W. Home, qui étudient l’œuvre très

42Bachelard, op. cit., p. 88. Cette conclusion est citée par Dugac, infra, p. 464. 43Je remercie Bernard Bru de ses indications à ces sujets. 14 Yvette Kosmann-Schwarzbach diverse de Poisson en physique mathématique, sont répartis entre les Parties III et IV sur la mécanique et sur la physique. La contribution de Bernard Bru sur « Poisson et le calcul des probabilités » et celle d’Oscar Sheynin sur « Poisson et la statistique », très liées, forment la Partie V. La Partie VI est composée de deux nouveaux textes. La dernière partie du livre (Partie VII) contient la liste chronologique des travaux de Poisson établie par Dugac, qui rassemble publications originales et publications d’extraits par Poisson lui-même, suivie des « Remarques » de Dugac qui précisent pour chaque publication, le cas échéant, sa date de lecture à l’Académie des Sciences et les travaux antérieurs cités par Poisson, reproduisent des commentaires de Poisson ou de ses contemporains, et donnent des références de sources postérieures qui la discutent. Ce que montre le travail de bibliographie effectué par Dugac est que, si Poisson n’a pas voyagé, il était au fait des publications de toute l’Europe.

Pour les nouveaux textes, nous avons sollicité et obtenu la collaboration de plu- sieurs collègues que nous avons plaisir à remercier chaleureusement. Le dernier cha- pitre de la Partie II est un mémoire où nous esquissons l’histoire de la géométrie symplectique et de la géométrie de Poisson. Dans la Partie III, les textes écrits par Franco Magri, Alain Albouy et Patrick Iglesias-Zemmour sont des contributions à l’histoire des équations de la dynamique. La Partie VI comprend notre contribution et celle de Catherine Meusburger et Winston Fairbairn à l’étude de l’histoire des crochets de Poisson en mathématiques et en physique théorique.

Malgré une grande variété de points de vue, correspondant à une grande disparité de sujets, et à des compétences très diverses qui couvrent tout un spectre, des ma- thématiques pures à l’histoire des sciences – géométrie, mécanique céleste, mécanique classique, mécanique quantique, théorie des probabilités, statistique, histoire de l’ana- lyse, de la mécanique, et de la physique –, il est clair que ces études n’épuisent pas le contenu des travaux de Poisson ni la description de leur influence. Nous pouvons reprendre à notre compte la phrase d’Arago dans son discours du 30 avril 1840 : Je m’arrête, quoique j’aie à peine effleuré le texte riche, brillant, varié, que les travaux de Poisson offriront à ses biographes44. Ce livre n’est qu’un préambule. Plus de trente ans après Siméon-Denis Poisson et la science de son temps et au-delà des contributions nouvelles au présent volume, il reste à écrire la biographie scientifique de Poisson qu’Arago avait rêvée et à rassembler les volumes d’œuvres dont Bochner, puis Dieudonné avaient déploré l’absence.

L’été, il faisait après dîner quelques courtes promenades dans la grande avenue qui joint le Palais du Luxembourg à l’Observatoire, écrit Arago, donnant une touche humaine au portrait qu’il trace du savant académicien Poisson45. À quoi réfléchissait alors cet infatigable travailleur ?

44Op. cit, Appendice, p. 696. 45Op. cit, p. 661. Introduction 15

Remarques sur la bibliographie

De très nombreux livres et articles devraient être mentionnés pour compléter, surtout par des ouvrages plus récents, la courte bibliographie établie en 1980 par Costabel pour le Dictionary of Scientific Biography et la liste des ouvrages cités dans le corps du livre. Nous donnons ici de brèves indications sur cette littérature très vaste : quelques livres et articles qui sont eux-mêmes riches de références.

De courtes analyses de l’œuvre de Poisson figurent dans les histoires des mathé- matiques et les encyclopédies. Par exemple, W.W. Rouse Ball lui consacre trois pages dans A Short Account of the History of Mathematics (1888), qui fut traduit en fran- çais en 1907 sous le titre Histoire des mathématiques. Felix Klein, dans le premier volume de ses Vorlesungen über die Entwicklung der Mathematik im 19. Jahrhundert (1926), nomme Poisson, Fourier et Cauchy et examine leurs ouvrages très brièvement. Il écrit : « Poisson fut productif dans tous les domaines qu’il toucha » et il ajoute que ses œuvres ne sont pas faciles à lire à cause de sa prolixité. (Les biographies écrites par Arago, dont celles de Poisson et de Fourier, avaient été traduites en allemand en 1854.) On trouve une analyse de l’œuvre de Poisson en physique dans A History of the Theories of Aether and Electricity de Whittaker, dans les éditons de 1910 et de 1951, et en mécanique dans l’Histoire de la mécanique de René Dugas (1950). Mais son œuvre mathématique ne semble pas avoir été beaucoup étudiée dans l’ori- ginal avant une époque récente. Beaucoup d’informations sur Poisson sont éparses dans des ouvrages sur ses maîtres, Lagrange et Laplace, en particulier dans les livres sur Laplace de C.C. Gillispie (1997) et de Roger Hahn (2004), et sur les savants qui furent ses contemporains : on pourra consulter l’édition de la Théorie de la chaleur de Fourier par Ivor Grattan-Guinness (1972), les biographies de Liouville par Jesper Lützen (1990), de Cauchy par Bruno Belhoste (1991), de Fourier par Jean Dhombres et Jean-Bernard Robert (1998), d’Arago par James Lequeux (2008), et les Œuvres de Cournot (t. XI, op. cit., 2010). Les ouvrages sur les mathématiques en France au XIXe siècle, sur l’Académie des Sciences et sur la Société d’Arcueil, salon dont Poisson fut membre, seront utiles pour situer l’œuvre de Poisson dans son contexte (Grattan-Guinness, 1990, Crosland, 1967 et op. cit., 1992).

Sur la distribution de Poisson, on trouve, outre l’article ancien de Paul Mansion en 1902 dans les Annales de la Société scientifique de Bruxelles, le livre de Frank A. Haight (1967) et l’article de Stephen Stigler dans Biometrika (1982, réédité en 1999). De plus, on trouve un chapitre sur Poisson dans les livres sur l’histoire des probabilités et de la statistique, dans celui d’Isaac Todhunter (1865) comme dans ceux de Stigler (1986), Andrew Dale (1991), et Anders Hald (1998).

Sur les problèmes de l’enseignement secondaire et le rôle de Poisson ont paru des livres de Bruno Belhoste en 1995 et de Nicole Hulin en 2007. 16 Yvette Kosmann-Schwarzbach

Plusieurs auteurs des divers chapitres de l’édition de 1981 ont eux-mêmes publié des travaux faisant suite à leurs articles. Nous citerons celui de R.W. Home, « Poisson’s memoirs on electricity : Academic politics and a new style in physics », dans le British Journal of the History of Science en 1983, et ceux de David H. Arnold parus la même année dans les volumes 28 et 29 de l’Archive for History of Exact Sciences, ainsi que le livre d’André Chappert, L’Édification au XIXe siècle d’une science du phénomène lumineux (2004). Oscar Sheynin est l’auteur de nombreux articles en russe ou en anglais, dont « A.A. Markov’s work on probability », paru dans l’Archive for History of Exact Sciences en 1989, et de traductions en russe d’ouvrages concernant les probabilités et la statistique, dont celle en cours d’achèvement des Recherches sur la probabilité des jugements de Poisson. Bernard Bru a publié de nombreux articles et participé à l’édition des œuvres de Cournot ; sa contribution à l’ouvrage de 1981 a été traduite en anglais en 2005 pour le Journal électronique d’histoire des probabilités et de la statistique/Electronic Journal for History of Probability and Statistics ; en 2006, un numéro spécial, « Contribution à l’histoire des probabilités », de la revue Mathématiques et sciences humaines lui a été dédié. S.S. Demidov a publié de très nombreux travaux sur l’histoire des mathématiques, tant en Russie que dans les autres pays d’Europe, et a participé à l’hommage rendu à A.P. Youschkevitch dans Historia mathematica en 1995.

***

Dans ce livre, les références sont en général données en note de bas de page. Dans la partie VII, les nombres entre crochets droits sont les numéros de la bibliographie générale placée en fin de volume. Celle-ci regroupe les ouvrages cités dans les divers chapitres du livre et dans l’introduction, ainsi que des références complètes pour les éléments de bibliographie complémentaire brièvement indiqués ci-dessus.

Les abréviations utilisées dans la liste des travaux de Poisson établie par Dugac, qui se trouve p. 423, et dans les « Remarques » qui la suivent, sont explicitées à la page 421. Les nombres en caractères gras renvoient à la liste des travaux de Poisson.

*** VI

LES CROCHETS DE POISSON APRÈS POISSON S.-D. Poisson Traité de mécanique, 2e édition, Paris, Bachelier, 1833, p. 233–234 Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique

Yvette KOSMANN-SCHWARZBACH

Nous esquissons l’histoire des crochets de Poisson depuis Lagrange et Poisson, dans la mécanique de Hamilton et la théorie des équations aux dérivées partielles de Jacobi, puis les travaux de Lie, jusqu’aux débuts des développements modernes en mécanique classique et quantique.

C’est dans un mémoire publié en 1809, dans le volume 8 du 15e cahier du Jour- nal de l’École polytechnique, que Siméon-Denis Poisson écrivit les expressions qui portent aujourd’hui le nom de « crochets de Poisson »1. Elles furent longtemps ap- pelées simplement des « expressions », puis des « parenthèses de Poisson », mais, depuis plus d’un siècle, elles sont généralement appelées « crochets de Poisson » et sont aujourd’hui notées avec des accolades2 telles que f,g pour deux fonctions f et g. Les crochets de Poisson permirent d’écrire la formulation{ } nouvelle de la dyna- mique donnée par Cauchy, puis par Hamilton, sous une forme à la fois commode et éclairante. Ils furent essentiels dans les travaux de Jacobi sur la résolution des équa- tions aux dérivées partielles, puis dans ceux que Sophus Lie mena à la suite de Jacobi,

1S.-D. Poisson, Mémoire sur la variation des constantes arbitraires dans les questions de méca- nique, lu à l’Institut de France le 16 octobre 1809, Journal de l’École polytechnique, 15e cahier, 8 (1809), p. 266–344. Un autre mémoire de Poisson, Mémoire sur les inégalités séculaires des moyens mouvements des planètes, qui avait été lu à l’Institut le 20 juin 1808, a paru dans le même volume du Journal de l’École polytechnique, p. 1–56. 2Dans le présent texte, nous emploierons le plus souvent, mais pas toujours lorsque nous citons des sources, cette notation moderne.

369 370 Yvette Kosmann-Schwarzbach qui le conduisirent à la création de sa théorie des groupes continus. Leur importance fut renouvelée avec le développement de la mécanique quantique qui en constitue une version non commutative. Enfin, les « variétés de Poisson » et les « algèbres de Poisson » des géomètres et des algébristes du XXe siècle en sont les descendants3.

Avant de donner lieu à ces développements spectaculaires, et bien que Poisson lui-même fût devenu fort célèbre, sa contribution de 1809 à la solution d’un problème de mécanique céleste demeura relativement obscure. Ce fut Jacobi (1804–1851) qui la redécouvrit grâce à Alexander von Humboldt. Il vit dans le mémoire de 1809 une propriété de grande importance que Poisson y avait montrée sans en donner un énoncé explicite. Jacobi écrivit aussitôt une lettre au président de l’Académie des Sciences de Paris, qui fut publiée dans les Comptes rendus de 1840, dans laquelle, tout en déplorant que Poisson n’ait pas été capable d’apercevoir la portée du résultat qu’il avait démontré, il s’exclamait au sujet de ce qui fut dès lors appelé, suivant les auteurs, le « théorème de Poisson » ou le « théorème de Poisson–Jacobi » :

Le théorème dont je parle me semble être le plus important de la méca- nique et de cette partie du calcul intégral qui s’attache à l’intégration d’un système d’équations différentielles ordinaires. [...] Ce théorème vraiment prodigieux, et jusqu’ici sans exemple, est resté en même temps découvert et caché4.

Ce théorème, implicite dans les nos 7 et 8 du mémoire de Poisson, permet, pour les systèmes mécaniques considérés par lui-même puis par Jacobi, deux intégrales pre- mières étant connues, d’en déduire une troisième (qui peut cependant être nulle ou fonction des précédentes). L’enthousiasme de Jacobi sera souligné et quelque peu tem- péré par Joseph Bertrand (1822–1900) dans un mémoire de 1852, dont nous parlerons ci-après. Nous verrons que le théorème de Poisson devint une conséquence immédiate de l’identité que démontra plus tard Jacobi, et l’on peut supposer que c’est en étu- diant la propriété démontrée par Poisson que Jacobi fut amené à la découverte de l’identité qui porte son nom5.

3Voir, en particulier, notre article, La géométrie de Poisson, création du XXe siècle, dans ce volume. 4C.G.J. Jacobi, Sur un théorème de Poisson, Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Paris, 11 (1840), p. 529–530 ; Gesammelte Werke, vol. 4, p. 145–146. Cette lettre parut aussi dans le Journal de Liouville, Journal de mathématiques pures et appliquées, 5 (1840), p. 350–351, suivie d’une longue « Note de l’Éditeur » où Joseph Liouville (1809–1882) expose une généralisation des résultats annoncés en 1838 par Jacobi dans les tomes 3 et 5 des Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Paris et dans le Journal de mathématiques pures et appliquées, et de ceux de Poisson dans son mémoire de 1837, cité infra, note 49. Sur la lettre de Jacobi, voir aussi les articles de Sergei Demidov, Des parenthèses de Poisson aux algèbres de Lie, et d’Alain Albouy, Histoire des équations de la mécanique analytique : repères chronologiques et difficultés, dans ce volume. 5Voir, infra, p. 376. Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 371

Les « expressions » de Poisson : de Lagrange à Hamilton

Il y eut deux types de quantités introduites d’abord par Lagrange dans ses mé- moires lus à l’Institut les 22 août 1808 et 13 mars 1809, publiés tous deux dans les Mémoires de la première classe de l’Institut de France de l’année 18086, notées par lui (a,b) et [a,b], puis considérées par Poisson, dans son mémoire lu le 16 octobre 1809, qui nota (a,b) ce que Lagrange avait écrit [a,b], à la suite de quoi Lagrange lut un nouveau mémoire le 19 février 18107 dans lequel il conserva ses propres notations, mais les inversa finalement, adoptant, dans la deuxième édition de la Mécanique ana- lytique publiée à Paris en 1811, celles de Poisson8. Poisson lui-même revient en 1816 sur les questions qu’il avait traitées dans son mémoire de 1809 quand il publie un long mémoire portant le même titre dans le tome premier des Mémoires de l’Académie des Sciences9. Il y fait référence (p. 10) à la deuxième édition de la Mécanique analytique de Lagrange et (p. 14) au grand mémoire de 1815 d’Augustin Cauchy (1789–1857) sur la théorie des ondes10, et il y développe le calcul des crochets et des parenthèses définis dans le mémoire de Lagrange lu à l’Institut en août 1808, puis dans son propre mémoire de 1809, qu’il avait lu à l’Institut un an plus tard. Alors qu’il annonce (p. 2) : « On remplace un nombre d’équations différentielles secondes, égal à celui des variables indépendantes, par un nombre double d’équations du premier ordre », on s’attendrait à ce qu’il écrive les équations dites de Hamilton, qui sont justement les équations du premier ordre qui sont équivalentes aux équations du second ordre de Newton, mais il ne les écrit pas. Plus tard, dans la deuxième édition de son Traité de mécanique (1833)11 Poisson ferait référence à Lagrange, puis indiquerait l’apport de ses mémoires de 1809 et 1816 – une démonstration « directe et générale » des pro- priétés des constantes du mouvement –, et citerait son propre mémoire sur la théorie

6Lagrange, Mémoire sur la théorie des variations des éléments des planètes et en particulier des variations des grands axes de leurs orbites, Œuvres, vol. 6, Paris, Gauthier-Villars, 1877, p. 713–768 ; Mémoire sur la théorie générale de la variation des constantes arbitraires dans tous les problèmes de la mécanique, ibid., p. 771–805. 7Second mémoire sur la théorie de la variation des constantes arbitraires dans les problèmes de mécanique, dans lequel on simplifie l’application des formules générales à ces problèmes, Mémoires de la première classe de l’Institut de France, année 1809 ; Œuvres, vol. 6, p. 809–816. 8Voir Charles-Michel Marle, The inception of symplectic geometry : the works of Lagrange and Poisson during the years 1808–1810, Letters in Mathematical Physics, 90 (2009), p. 3–21, et l’article de Patrick Iglesias-Zemmour, Lagrange et Poisson, sur la variation des constantes, dans ce volume, ainsi que les références que contiennent ces articles. Alors que le terme « crochet de Poisson » et la notation par des accolades sont devenus les plus fréquents, le terme synonyme de « parenthèse de Poisson » et la notation (f,g) ont été longtemps employés. 9Mémoire sur la variation des constantes arbitraires, dans les questions de mécanique, Mémoires de l’Académie des Sciences, 2e série, 1 (1816), 1818, p. 1–70. 10Théorie de la propagation des ondes à la surface d’un fluide pesant d’une profondeur indéfi- nie, prix d’analyse mathématique en 1815, imprimé en 1827 dans les Mémoires de l’Académie des Sciences ; Œuvres complètes, série 1, t. 1, p. 4–318. 11T. 2, p. 399. Voir illustration supra, p. 368. 372 Yvette Kosmann-Schwarzbach des ondes12, mais il ne reproduit pas sa formule de 1809 définissant le « crochet de Poisson » de deux fonctions, et ne l’utilise pas plus dans cette édition du Traité de mécanique qu’il ne l’avait utilisée en 1811 dans la première édition.

Cauchy avait écrit les équations « de Hamilton » dès 1831, donc avant la publi- cation des articles de Hamilton de 1834 et 1835 dans les Philosophical Transactions, dans un texte lithographié dont les quatre premières pages ont été publiées dans le Journal de Liouville en 183713. Cauchy y fait usage tant des crochets de Lagrange que des parenthèses de Poisson, dA dB dA dB dA dB dA dB (A, B)= + + ... , dx du − du dx dy dv − dv dy sans les nommer et sans citer à ce propos ni Lagrange ni Poisson, et il montre par un calcul, qui est en fait une multiplication de matrices, que celles-ci sont les inverses de ceux-là. C’est aussi ce que fera Bertrand dans ce même Journal de Liouville14, dans un mémoire où il cite d’abord le mémoire de Poisson de 1809, évoque la re-découverte du théorème de Poisson par Jacobi, et démontre les limitations de ce théorème. Il attribue dT à Poisson le changement de variables, pi = dq0 , H = T U, qui permet effectivement, i − dans le cas où les forces dérivent d’un potentiel (T est l’énergie cinétique, U la fonction de forces, c’est-à-dire, l’opposé du potentiel), de passer des équations du second ordre de Newton à des équations du premier ordre. Bertrand résumera sa thèse un an plus tard dans une de ses notes à son édition de la Mécanique analytique de Lagrange15.

Chez Hamilton (1805–1865), le concept de forme symplectique est implicite dans son étude des rayons lumineux en optique géométrique16 : la loi de transmission consiste à imposer que la transformation de l’état antérieur à l’état postérieur soit une « transformation canonique », c’est-à-dire, une transformation qui laisse

12Mémoire sur la théorie des ondes, Mémoires de l’Académie des Sciences, 2e série, 1 (1816), 1818, p. 71–186. Sur ce mémoire et la rivalité entre Poisson et Cauchy, voir Amy Dahan-Dalmedico, La propagation des ondes en eau profonde et ses développements mathématiques (Poisson, Cauchy, 1815–1825), dans The History of Modern Mathematics, vol. 2, David Rowe et John McCleary, éds., Boston, MA, Academic Press, 1989, p. 129–168. 13Cauchy, Note sur la variation des constantes arbitraires dans les problèmes de mécanique, Journal de mathématiques pures et appliquées, 2 (1837), p. 405–412 ; Œuvres complètes, série 2, t. 2, p. 18– 23. Pour l’histoire des diverses publications du texte de Cauchy, voir ses Œuvres complètes, série 2, t. 15, p. 262. Pour l’histoire des équations de la dynamique, on pourra consulter les articles de Franco Magri, La mécanique des corps solides de d’Alembert à Poisson, et d’Alain Albouy, dans ce volume. Ce dernier y analyse la contribution de Cauchy et signale aussi que des équations de même forme avaient déjà été écrites par Lagrange. 14Joseph Bertrand, Mémoire sur l’intégration des équations différentielles de la mécanique, Journal de mathématiques pures et appliquées, 17 (1852), p. 393–436. 15Note VII du tome premier de la 3e édition (1853) de la Mécanique analytique. 16William Rowan Hamilton, Theory of systems of rays, Transactions of the Royal Irish Academy, 15 (1828), p. 69–174 ; The Mathematical Papers of , t. 1, p. 1–106. Pour un exposé de la méthode de Hamilton et sa traduction en termes de géométrie symplectique, voir Victor Guillemin et Shlomo Sternberg, Symplectic Techniques in Physics, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, chapitre 1, section 4. William Rowan Hamilton (1805–1865) Gravure par C. Grey, vers 1840

In : The Mathematical Papers of William Rowan Hamilton Cambridge, Cambridge University Press, vol. 2, 1940 W.R. Hamilton « Second essay on a general method in dynamics » Philosophical Transactions of the Royal Society of London, Part I for 1835 In : Mathematical Papers, vol. 2, p. 201 Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 375 invariante la 2-forme symplectique de l’espace des phases. Dans son premier article sur la dynamique17, Hamilton note T l’énergie cinétique et U la fonction de forces, et il écrit la relation T = U + H, c’est-à-dire, H = T U, où U est le potentiel et H l’énergie totale ou « hamiltonien »18. Il introduit− l’intégrale− de la force vive, V = 2T dt, « called often ‘the action’ ». Dans son deuxième article19, Hamilton cite Lagrange et Poisson dès l’introduction, puis à nouveau au § 14. Il y montre20 que les R quantités, 3n ∂κ ∂κ ∂κ ∂κ a = i s i s , is ∂η ∂π − ∂π ∂η r=1 Å r r r r ã X ne dépendent pas du temps, et ajoute que ce résultat généralise celui de Lagrange [dans le mémoire lu à l’Institut en 1809 et publié dans les Mémoires de 1808] et celui de Poisson [de 1809], car sa démonstration ne suppose pas que les termes dus à la perturbation dépendent seulement des positions des corps. Plus loin, il introduit à nouveau les crochets de Poisson, sans les nommer, comme abréviation commode21 : « If we put, for abridgement,

∂κ ∂λ ∂κ ∂λ ∂κ ∂λ ∂κ ∂λ ∂κ ∂λ ∂κ ∂λ κ, λ = + + , { } ∂ξ ∂x0 − ∂x0 ∂ξ ∂η ∂y0 − ∂y0 ∂η ∂ζ ∂z0 − ∂z0 ∂ζ and form the other symbols κ, µ , λ, κ , etc., [...] ». Grâce à cette notation, Hamilton 22 { } { } a pu écrire , pour une fonction H2 des variables λ,µ,ν,τ,ω, dκ ∂H ∂H ∂H ∂H ∂H m = κ, λ 2 + κ, µ 2 + κ, ν 2 + κ, τ 2 + κ,ω 2 . dt { } ∂λ { } ∂µ { } ∂ν { } ∂τ { } ∂ω

On voit que cette équation équivaut à la formule

dκ m = κ, H , dt { 2} qui exprime que l’évolution dans le temps d’une quantité, ici κ, est déterminée par 1 son crochet de Poisson avec le « hamiltonien », ici H = m H2, ce qui est la formu- lation moderne. Le deuxième « essay » de Hamilton est donc le fondement de tous les développements contemporains de la physique mathématique où apparaissent les « structures de Poisson »23.

17On a general method in dynamics, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, Part II for 1834, p. 247–308 ; Mathematical Papers, t. 2, p. 103–161. 18Il a été souligné par plusieurs auteurs que le choix de la lettre H est dû à Lagrange et fut très probablement fait en l’honneur de . 19Second essay on a general method in dynamics, Philosophical Transactions, Part I for 1835, p. 95–144 ; Mathematical Papers, t. 2, p. 162–211. 20Formule C1 p. 176. 21Formule P2, p. 201. 22Formule O2, p. 201. 23Voir, par exemple, Alan Weinstein, Poisson structures and Lie algebras, dans Élie Cartan et les mathématiques d’aujourd’hui (Lyon, 1984), Astérisque (1985), numéro hors série, p. 421–434. 376 Yvette Kosmann-Schwarzbach

Quand et comment Jacobi a-t-il démontré l’« identité de Jacobi » ?

On sait que Jacobi fut fortement influencé par les travaux de Hamilton. Si, dans un premier article sur les équations aux dérivées partielles, paru dans le Journal de Crelle en 182724, il expose la méthode de Pfaff de 1814, c’est dans une nouvelle étude25, datée de décembre 1836 et donc composée peu après les publications de Hamilton, que Jacobi énonce les équations de la dynamique telles que celui-ci les avait écrites.

La méthode d’intégration exposée dans ces deux articles n’avait pas recours aux crochets de Poisson, mais, dans sa « Nova methodus »26, probablement écrite entre 1837 et 184027, qui sera cependant publiée seulement en 1862, plus de dix ans après sa mort, Jacobi introduit les crochets de Poisson pour développer sa nouvelle mé- thode d’intégration des équations aux dérivées partielles, et il écrit le crochet de deux 28 fonctions, Hi et Hk, sous la forme ∂H ∂H ∂H ∂H ∂H ∂H ∂H ∂H ∂H ∂H ∂H ∂H i k + i k + . . . + i k i k i k . . . i k , ∂p1 ∂q1 ∂p2 ∂q2 ∂pm ∂qm − ∂q1 ∂p1 − ∂q2 ∂p2 − − ∂qm ∂pm sans toutefois lui donner de nom (il emploie le terme expressio), ni introduire de notation spéciale. Lorsqu’il considère les opérateurs différentiels linéaires du premier ordre les plus généraux de la forme, ∂f ∂f ∂f A[f]= A1 + A2 + ... + An , ∂x1 ∂x2 ∂xn

24Jacobi, Über die Integration der partiellen Differentialgleichungen erster Ordnung, Journal für die reine und angewandte Mathematik, 2 (1827), p. 317–329 ; Gesammelte Werke, vol. 4, p. 3–15. 25Über die Reduction der Integration der partiellen Differentialgleichungen erster Ordnung zwischen irgend einer Zahl Variabeln auf die Integration eines einzigen Systemes gewöhnlicher Differentialgleichungen, Journal für die reine und angewandte Mathematik, 17 (1837), p. 97–162 ; Gesammelte Werke, vol. 4, p. 59–127 ; traduction, Sur la réduction de l’intégration des équations dif- férentielles partielles du premier ordre entre un nombre quelconque de variables à l’intégration d’un seul système d’équations différentielles ordinaires, Journal de mathématiques pures et appliquées, 3 (1838), p. 60–96 et 161–201. Dans les Werke, ce long article est suivi, p. 131–136, de la « Note sur l’intégration des équations différentielles de la dynamique » (Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Paris, 4 (1837), 2e semestre, p. 61–67) qui résume en français certains de ses résultats. 26Nova Methodus, æquationes differentiales partiales primi ordinis inter numerum variabilium quemcunque propositas integrandi, Journal für die reine und angewandte Mathematik, 60 (1862), p. 1–181 ; Gesammelte Werke, vol. 5, p. 1–189. Voir une analyse des travaux de Jacobi par Thomas Hawkins dans son article, Jacobi and the birth of Lie’s theory of groups, Archive for History of Exact Sciences, 42 (1991), p. 187–298. 27Alfred Clebsch (1833–1872) date ce texte de 1838 dans une note à la page 291 de son édition en 1866 des Vorlesungen über Dynamik et d’autres manuscrits de Jacobi. Voir aussi l’édition de 1884, Gesammelte Werke, Supplementband, p. 291. Dans son livre, cité infra, note 59, Imschenetsky écrit (p. 159) que « la publication du Traité complet de Jacobi avait été annoncée dès l’année 1840 ». Nous reprenons l’hypothèse de Lie dans une note historique au bas de la première page de son article des Mathematische Annalen de 1874 qui sera cité infra, note 77. 28Journal de Crelle, p. 19 ; Werke, p. 22. Carl Gustav Jacob Jacobi (1804–1851)

Phototypie par J. Albert, Munich In : Gesammelte Werke, vol. 1, Berlin, G. Reimer, 1881 C.G.J. Jacobi « Nova methodus... », vers 1838 Nous avons encadré le « gravissimum theorema »

In : Journal für die reine und angewandte Mathematik, vol. 60, 1862, p. 42 Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 379 il définit le commutateur, C[f], de deux opérateurs, A[f] et B[f], par

AB[f] BA[f]= C]f]. − Il observe que le commutateur29 de deux tels opérateurs est, non du deuxième ordre, 30 mais du premier, et donne pour les coefficients Ci de C la formule explicite suivante

∂Bi ∂Bi ∂Bi ∂Ai ∂Ai ∂Ai Ci = A1 + A2 + . . . + An B1 B2 . . . Bn . ∂x1 ∂x2 ∂xn − ∂x1 − ∂x2 − − ∂xn Il a donc défini ce qui sera appelé plus tard le « crochet de Lie » de deux champs de vecteurs, qui est lui-même un champ de vecteurs, vu ici comme un opérateur sur les fonctions. Il introduit alors la notation [f, ϕ] pour le crochet de Poisson de deux fonctions31, mais nous transcrivons ses formules avec des accolades, en nota- tion moderne32. Il considère en particulier des opérateurs différentiels de la forme, A[f]= f, ϕ et B[f]= f, ψ , et remarque que, dans ce cas, AB[f]= f, ψ , ϕ et BA[f]={ f,} ϕ , ψ . Puis,{ calculant} les composantes33 de [A, B]= C, Jacobi{{ } montre} que {{ } } ∂ ϕ, ψ ∂f ∂ ϕ, ψ ∂f C[f]= { } + { } , Å− ∂pi ∂qi ∂qi ∂pi ã X donc C[f]= ϕ, ψ ,f , d’où l’identité, dite de Jacobi, {{ } } f, ψ , ϕ f, ϕ , ψ = ϕ, ψ ,f , {{ } }−{{ } } {{ } } ou, sous une forme plus familière,

ϕ, ψ ,f + ψ,f , ϕ + f, ϕ , ψ =0, {{ } } {{ } } {{ } } formule qui figure dans l’énoncé de son Théorème. Il souligne l’importance de ce théorème en le faisant suivre de la phrase : « Quod est gravissimum Theorema »34. Dans ce texte, Jacobi cite le mémoire de Poisson de 180935, et encore une fois, une page plus loin, lorsqu’il écrit et démontre ce qu’il appelle la « forme hamiltonienne » des équations différentielles de la dynamique, où il indique que le changement de variable de (qi, qi0) à (qi,pi) est bien dû à Poisson. Si l’on écrit, comme Hamilton, les équations de la dynamique à l’aide des crochets de Poisson avec le hamiltonien H, l’hypothèse du théorème de Poisson–Jacobi s’écrit H,f =0 et H,g =0. L’identité de Jacobi { } { } 29De tels commutateurs avaient déjà été considérés par Arthur Cayley en 1854. Voir l’article de Demidov dans ce volume. 30Journal de Crelle, p. 36 ; Werke, p. 40. 31Journal de Crelle, p. 41 ; Werke, p. 45. 32Ci-après, l’opérateur A est, en langage moderne, le champ hamiltonien associé au hamiltonien ϕ, noté en général Xϕ ou Hϕ. Lorsque Jacobi calcule C[f], il démontre que le crochet de Lie des champs hamiltoniens Hϕ et Hψ est égal au champ hamiltonien associé au hamiltonien {ϕ, ψ}. 33Jacobi écrit C[f] = (C0 ∂f + C1 ∂f ) et montre que C0 = − ∂{ϕ,ψ} et C1 = ∂{ϕ,ψ} , d’où i i ∂qi i ∂pi i ∂pi i ∂qi la formule ci-après. 34Journal de Crelle, p.P 42 ; Werke, p. 46. 35Journal de Crelle, p. 65 ; Werke, p. 70. 380 Yvette Kosmann-Schwarzbach entraîne alors immédiatement H, f,g =0, ce qui signifie que le crochet de Poisson des deux intégrales premières, {f et{g, des}} équations de la dynamique est une intégrale première.

Dans les Vorlesungen über Dynamik, « Leçons sur la dynamique », données par Jacobi en 1842–43, éditées et publiées par Clebsch en 186636, les crochets de Poisson apparaissent dans la 31e leçon et jouent un rôle important dans les suivantes. À la 34e leçon Jacobi introduit une notation pour les crochets de Poisson (des parenthèses, et non des crochets carrés comme dans sa « Nova methodus ») et il évalue le commutateur de deux opérateurs hamiltoniens agissant sur une même fonction, ce qui, nous l’avons vu, donne aussitôt l’identité dite « de Jacobi ». Il déduit du résultat précédent que le crochet de Poisson de deux intégrales premières est une intégrale première, et conte comment il découvrit ce théorème avant de s’apercevoir qu’il figurait dans un mémoire de Poisson mais avait été « oublié pendant 30 ans parce qu’on n’appréciait pas son sens véritable et qu’il avait été employé seulement comme un lemme dans un problème entièrement différent [de celui de l’intégration des équations différentielles] ». Dans cette leçon et les deux suivantes, qui sont les dernières avant le Supplément (Anhang) rédigé par Clebsch, il donne l’application de cette propriété à l’intégration des équations différentielles, en particulier celles de la mécanique, à la théorie de la variation des constantes, et à la théorie des perturbations des orbites planétaires.

L’« identité de Jacobi » a donc bien été démontrée par Jacobi. Mais, comme Demi- dov l’a remarqué37, la démonstration qu’en a donnée William F. Donkin (1814–1869) a été publiée en 185438, soit avant la publication posthume de celles de Jacobi. Donkin ouvre le très riche article qui contient cette démonstration par l’affirmation : « The analytical theory of Dynamics, as it exists at present, is due mainly to the labours of Lagrange, Poisson, Sir W.R. Hamilton and Jacobi ; whose researches on this subject present a series of discoveries hardly paralleled, for their elegance and importance, in any other branch of mathematics » ; il cite aussi dans son préambule le mémoire de Bertrand paru deux ans plus tôt, et, en post-scriptum à son article, un texte du Professeur Brioschi récemment publié qu’il n’avait pas encore eu le temps d’exami- ner. Donkin fait grand usage des déterminants jacobiens, des parenthèses de Lagrange et des crochets de Poisson, et il présente, entre autres résultats, une dérivation des

36Cette édition des Vorlesungen über Dynamik est composée en outre d’autres manuscrits de Jacobi qui contiennent les formules de perturbation (Störungsformln) de Lagrange et de Poisson (p. 418), les équations de Hamilton, le théorème de Poisson et ses conséquences. (Ces textes ont été édités dans le volume 5 des Werke.) La seconde édition des Vorlesungen über Dynamik constitue le Supplément aux sept volumes des Werke. Il en existe une traduction anglaise par K. Balagangadharan, Jacobi’s Lectures on Dynamics : Second Edition, Biswarup Banerjee, éd., New Delhi, Hindustan Book Agency, 2009. Voir aussi l’introduction, le texte et les notes de Carl Gustav Jacob Jacobi, Vorlesungen über analytische Mechanik. Berlin 1847/48, Helmut Pulte, éd., Braunschweig/Wiesbaden, Vieweg, 1996. 37Voir l’article de Demidov dans ce volume. 38On a class of differential equations, including those which occur in dynamical problems, Part I, Philosophical Transactions of the Royal Society of London, 144 (1854), p. 71–113. En 1854, Donkin était Savilian professor of astronomy à l’Université d’Oxford. Il est l’auteur d’un important traité d’acoustique théorique, paru en 1870 et encore ré-édité. Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 381

équations de Hamilton valable sans hypothèse d’homogénéité de l’énergie cinétique39 par rapport aux vitesses et une démonstration de l’identité,

p, q , r + q, r ,p + r, p , q =0, {{ } } {{ } } {{ } } par un court raisonnement40.

En effet, Francesco Brioschi (1824–1897), dans deux articles parus en 1853 dans le Journal de Tortolini41, traite un sujet voisin de ceux de Jacobi et de Donkin, et surtout de Bertrand. Dans le premier, il rappelle le théorème de Poisson tel que Jacobi l’a mis en lumière et compare les méthodes de Hamilton et de Bertrand pour l’obtention des constantes du mouvement d’un point matériel en mouvement sur un plan. Dans le second, Brioschi rappelle le résultat d’une Note de Bertrand, publiée dans les Comptes rendus de 1852, concernant des expressions généralisant les crochets de Poisson sous forme de déterminant à 4 colonnes et montre que l’on peut continuer avec des déterminants à 6 colonnes ou plus.

Parmi les autres travaux qui suivirent ceux de Jacobi, dans lesquels les crochets de Poisson jouaient un grand rôle pour la résolution des équations aux dérivées partielles, on trouve deux mémoires de J.A. Weiler (1827–1911)42. Si le premier43 ne fait pas intervenir les crochets de Poisson, dans le second44 Weiler écrit (p. 270) qu’il va faire usage des abréviations telles que (ψϕ) pour les quantités qui interviennent de manière essentielle dans la suite. Il y démontre à grand renfort de crochets de Poisson comment abaisser le nombre d’équations différentielles équivalentes à une équation aux dérivées

39Donkin (p. 89) écrit T pour l’énergie cinétique mais la désigne encore par vis viva. Il ajoute une note qui permet d’identifier les auteurs de la nouvelle définition qui doit remplacer l’ancienne définition de la « force vive » : « I here adopt, what I hope will be universally adopted, the suggestion of Coriolis and Professor Helmholtz, that the definition of vis viva should be half the sum of products of by squares of velocities ». En 1940, les éditeurs des Mathematical Papers of William Rowan Hamilton insèrent une note (t. 2, p. 106) au sujet de l’emploi du terme vis viva : « The term vis viva was first used by Leibniz. The term energy was introduced by Thomas Young (Natural Philosophy, lecture VIII) and the term work by Coriolis ». La première édition de A Course of Lectures on Natural Philosophy and the Mechanical Arts de Young parut à Londres en 1807 ; 2e édition, Londres, Taylor and Walton, 1845. La leçon VIII, « On collisions », est dans le volume 1. L’ouvrage de Coriolis où il définit le « travail » date de 1829. 40Voir le théorème du § 21, formule (30). Donkin écrit que, parmi les termes provenant du premier et 2 2 du troisième terme du membre de gauche, on trouve les 6 termes ± ∂ p ∂q ∂r , ± ∂ p ∂q ∂r , ∂xi∂yj ∂xj ∂yi ∂xi∂xj ∂yi ∂yj 2 ± ∂ p ∂q ∂r , qui se détruisent deux à deux, et de même pour les autres termes. ∂yi∂yj ∂xi ∂xj 41Sulla variazione delle costanti arbitrarie nei problemi della dinamica, Annali di Scienze matematiche e fisiche, 4 (1853), p. 298–311, et Intorno ad un teorema di meccanica analitica, ibid., p. 395–400 ; Opere matematiche, Milan, Ulrico Hoepli, 1900, t. 1, p. 73–82 et 83–85. 42Weiler fut Lehrer an der höhere Bürgerschule de Mannheim. Sur ses travaux, voir l’article de Hawkins cité, supra, note 26. 43Integration der partiellen Differentialgleichungen erster und zweiter Ordnung, Archiv der Mathematik und Physik, 33 (1859), p. 171–329. 44Integration der partiellen Differentialgleichungen erster Ordnung mit n + 1 Veränderlichen, Zeitschrift für Mathematik und Physik, 8 (1863), p. 264–292. 382 Yvette Kosmann-Schwarzbach partielles. Mais dans cet article, il ne mentionne pas d’identité faisant intervenir trois fonctions et leurs crochets de Poisson deux à deux. On y cherche en vain l’identité de Jacobi sous un aspect ou un autre.

Les démonstrations de Jacobi, restées inédites jusqu’en 1862, mais ayant en fait précédé celle de Donkin, le nom attribué à l’« identité de Jacobi » nous semble justifié.

Les années 1850 : le théorème de Liouville

La théorie de l’intégration des équations différentielles apparaît comme centrale dans les préoccupations des mathématiciens du XIXe siècle. Après la mort de Jacobi en 1851, l’étape suivante dans le développement de l’utilisation des crochets de Poisson fut parcourue, encore dans cette théorie, par Liouville et par Edmond Bour (1832– 1866)45.

Brillant polytechnicien, Bour fut, à l’âge de 23 ans, l’auteur d’un mémoire « Sur l’intégration des équations différentielles de la mécanique analytique », qui fut publié par l’Institut de France46, après avoir fait l’objet d’un rapport élogieux de Liouville. Bour, qui avait suivi le cours de Bertrand au Collège de France, avait publié une Note aux Comptes rendus en 1855, et un extrait de son mémoire fut publié la même année dans le Journal de Liouville47. Le rapport de Liouville sur le mémoire de Bour fut publié dans les Comptes rendus de 1855 et réimprimé dans son Journal48. Dans ce rapport, Liouville fait référence à Poisson, citant son mémoire de 1809, dès la deuxième phrase, puis à Jacobi, citant sa lettre publiée en 1840, et à un article de Poisson de 183749 dans lequel celui-ci avait annoncé « des réflexions [..] suggérées par la lecture » du premier mémoire de Hamilton et avait déterminé des intégrales premières à partir d’intégrales premières connues, mais sans introduire de crochets de Poisson ni de notion explicite d’involutivité.

45Sur Liouville, ainsi que sur Jacobi et sur Bour, voir le livre très complet de Jesper Lützen, Joseph Liouville 1809–1882 : Master of Pure and Applied Mathematics, New York, Springer-Verlag, 1990. Sur Bour, voir aussi l’article de Hawkins cité, supra, note 26. 46Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des Sciences de l’Institut de France, 14 (1856), p. 792–812. 47Journal de mathématiques pures et appliquées, 20 (1855), p. 185–208. Bour publia encore sur l’intégration des équations différentielles en 1862 quatre Notes aux Comptes rendus et un article au Journal de l’École polytechnique. 48Rapport sur un mémoire de M. Bour, concernant l’intégration des équations différentielles de la mécanique analytique, Journal de mathématiques pures et appliquées, 20 (1855), p. 135–136. 49Remarques sur l’intégration des équations différentielles de la dynamique, Journal de mathéma- tiques pures et appliquées, 2 (1837), p. 317–336. Joseph Liouville (1809–1882)

Photographie par E. Restout c Académie des Sciences-Institut de France

J. Liouville « Sur l’intégration des équations différentielles de la dynamique » Journal de mathématiques pures et appliquées, vol. 20 (1855), p. 137 Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 385

Liouville fit suivre ce rapport de sa propre Note de deux pages, « Sur l’intégra- tion des équations différentielles de la dynamique », qui contient le « théorème de Liouville »50. Il y montre que, étant donné un système ayant la forme des équations différentielles de Hamilton, si l’on a « trouvé la moitié des intégrales de ce système » et que celles-ci sont en involution, c’est-à-dire telles que les crochets de Poisson deux à deux de ces intégrales soient nuls, alors on obtient, en intégrant une forme différentielle exacte, « le système complet des intégrales » du système d’équations différentielles. Liouville n’emploie pas le terme d’involution et ne donne pas le nom de Poisson aux parenthèses qu’il définit, les appelant des « quantités ». Il insiste fort sur sa priorité dans la découverte de son théorème, soulignant que cette Note est la reproduction textuelle de sa Note parue au procès-verbal du Bureau des Longitudes du 29 juin 1853 (la date figure trois fois sur la première page de sa Note et figurait une fois dans le rapport sur Bour), et il termine sa Note en rappelant qu’il a « donné de longs développements sur toutes ces questions dans [ses] leçons au Collège de France » en 185351. De plus, dans une note de bas de page dans le rapport sur Bour, Liouville faisait référence à la thèse de 1854 de « M. Adrien Lafon [qui] a inséré [son] théorème en [le] citant », et au mémoire de Donkin qui « n’est daté que du 23 février 1854 » et dont « l’estimable auteur ne paraît avoir eu aucune connaissance des résultats qu[’il] avait obtenus avant lui ».

On trouve un très utile résumé des développements de la mécanique analytique, de Lagrange et Laplace à Bour et Liouville, dans le rapport détaillé écrit par Cayley en 1857 sur les contributions jusqu’à cette date à l’étude des systèmes dynamiques52. Poisson y figure en bonne place. Cayley souligne que Poisson n’avait que 27 ans lors- qu’il présenta à l’Institut le 20 juillet [sic pour juin] 1808 son mémoire sur les moyens mouvements des planètes, que ce mémoire est important, en soi et historiquement, car il a attiré l’attention de Lagrange sur un sujet qu’il avait perdu de vue presque complètement, et il rappelle ce qu’Arago a raconté – qu’à la mort de Lagrange, on trouva dans ses papiers « une copie du mémoire de Poisson écrite toute entière de la main de l’incomparable géomètre »53. Cayley ajoute que ce mémoire de Poisson est cité par Laplace dans son mémoire présenté au Bureau des Longitudes le 17 août 180854, et qu’il en a probablement été la motivation. En effet, Laplace écrit que les nouvelles expressions qu’il obtient pour les variations des éléments des planètes « ont de plus l’avantage de mettre en évidence le beau théorème auquel M. Poisson est

50En géométrie symplectique, la propriété d’invariance de la forme volume définie par une forme symplectique sous l’action du flot d’un champ de vecteurs hamiltonien est également appelée « théo- rème de Liouville ». 51Sur les cours de Liouville au Collège de France, voir Bruno Belhoste et Jesper Lützen, Joseph Liouville et le Collège de France, Revue d’histoire des sciences, 37 (1984), p. 255–304. 52Report on the recent progress of theoretical dynamics, Report of the British Association for the Advancement of Science (1857), p. 1–42 ; The Collected Mathematical Papers of Arthur Cayley, vol. 3, 1890, p. 156–204. 53François Arago, « Poisson », Œuvres complètes, Notices biographiques, t. 2, p. 655. 54Ce mémoire fut publié en appendice de l’édition de 1808 de la Mécanique céleste. Voir Œuvres, vol. 3, p. 353–381. Le 17 août était le jour même où Lagrange présenta au Bureau des Longitudes son mémoire suscité par la lecture de Poisson, qu’il lut à l’Institut cinq jours plus tard. 386 Yvette Kosmann-Schwarzbach parvenu sur l’invariabilité des moyens mouvements, en ayant égard au carré des masses perturbatrices ». Ce « beau théorème » n’est pas encore celui au sujet duquel Jacobi s’est exclamé, qui ne sera publié que dans le mémoire suivant de Poisson, mais on voit dans ces lignes de Cayley comment Poisson prit place dans l’histoire de la mécanique céleste de son temps. Outre les auteurs que nous citons, Cayley fait référence à deux articles de Mikhail V. Ostrogradsky de 1848 et 1850, à un article de Jacques Binet et un autre de Charles-François Sturm, ainsi qu’à d’autres auteurs moins célèbres, Frédéric Maurice qui prononça un discours aux funérailles de Laplace en 1827, auteur d’un « Mémoire sur la variation des constantes arbitraires comme l’ont établie dans sa généralité les mémoires de Lagrange et celui de Poisson », publié dans les Mémoires de l’Académie de 184555, Adolphe Desboves, qui soutint sa thèse à Paris en 1848, et Émile Brassinne, professeur aux Écoles d’artillerie. Dans le deuxième rapport de Cayley en 186256, la formule du crochet de Poisson apparaît (p. 552) au cours de son analyse des travaux de Jacobi, Bertrand et Bour, mais il ne cite plus la Note de Liou- ville. Cayley signale la priorité de Cauchy sur Hamilton et il indique que le mémoire de 1850 d’Ostrogradsky contenait la transformation des équations lagrangiennes en équations hamiltoniennes pour un problème variationnel quelconque.

Le théorème énoncé par Liouville prit sa forme actuelle, grâce aux travaux d’Henri Mineur (1899–1954) dans les années 193057, puis, en termes de mouvements quasi- périodiques sur des tores, dans ceux de Vladimir Arnold (1937–2010)58, une centaine d’années après la Note de Liouville, et il est alors devenu le « théorème d’Arnold– Liouville ». Ainsi, Arnold, auteur d’importants articles et livres sur la mécanique, les équations différentielles, la théorie des singularités, la théorie des perturbations, l’hydrodynamique et bien d’autres sujets, partage désormais la gloire que Liouville avait réclamée pour lui seul.

Transmission : de Jacobi à Lie

Il convient de décrire aussi quelques chaînons de la transmission des autres tra- vaux de Jacobi sur les équations aux dérivées partielles, après leur publication à titre

55F. Maurice (1775–1851), élu académicien libre en 1816, était professeur à Genève. Une corres- pondance de Maurice, qui avait paru dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences en 1842, fut très vivement contestée par Liouville. (Je remercie Pierre Crépel pour cette information.) 56Report on the progress of the solution of certain special problems of dynamics, Report of the British Association for the Advancement of Science (1862), p. 184–252 ; Collected Mathematical Papers, vol. 4, 1891, p. 513–593. 57Voir, par exemple, Réduction des systèmes mécaniques à n degrés de liberté admettant n inté- grales premières uniformes en involution aux systèmes à variables séparées, Journal de mathématiques pures et appliquées, 9e série, 15 (1936), p. 385–389. 58A theorem of Liouville concerning integrable problems of dynamics (en russe), Sibirskii Mate- matitcheskii Journal, 4 (1963), p. 471–474 ; American Mathematical Society Translations, 61 (1967), p. 292–296 ; Collected Works, vol. 1, Berlin, Heidelberg, 2009, p. 418–422. Voir aussi Méthodes ma- thématiques de la mécanique classique (en russe), Moscou, Nauka, 1974 ; traduction française par D. Embarek, Moscou, Mir, 1976. Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 387 posthume en 1862, et, à travers ceux-ci, de la transmission du formalisme des crochets de Poisson.

En 1869 et 1872, deux ouvrages, l’un par Vasily Grigorevitch Imschenetsky (1832– 1892)59, professeur à l’Université impériale de Kazan60, et l’autre par Joseph Grain- dorge (1843–1889)61, membre de la Société royale des Sciences de Liège, ont contribué à diffuser les résultats de Jacobi. Imschenetsky introduit (p. 49) les crochets de Pois- son de deux fonctions φ et ψ des variables x1,... ,xn,p1,... ,pn, qu’il désigne par la notation (φ, ψ), mais il ne leur donne pas le nom de parenthèses et ne mentionne pas Poisson à ce sujet. Il met en évidence l’antisymétrie de ces parenthèses et remarque les formules, (xi,pi)=1, (xi, xk)=0, (pi,pk)=0, et, plus généralement,

∂ψ ∂ψ (xi, ψ)= , (pi, ψ)= , ∂pi −∂xi ce qui implique les relations const., ψ =0, qu’il écrit aussi, et (xi,pj )=0 si i = j, qu’il n’écrit pas. Il compare{ cette « forme} alternée » avec les crochets de Lagrange,6 [F,f], puis démontre (p. 55) l’identité de Jacobi qui constitue « le principe fondamen- tal de la nouvelle méthode de Jacobi ». Plus loin (p. 155), il revient sur l’identité de Jacobi et en cite verbatim, entre guillemets, la courte démonstration de Donkin. L’in- troduction du chapitre VII annonce le théorème de Poisson, fait référence (p. 159), non seulement à Hamilton et Jacobi, mais aussi à Liouville, Donkin, Bertrand et Bour. Suit le théorème de Liouville concernant les systèmes hamiltoniens possédant suffisamment d’intégrales premières en involution (p. 161). C’est à la page 181 qu’Im- schenetsky cite et démontre le « théorème de Poisson ». Il considère deux intégrales des équations de Hamilton (qu’il appelle « système canonique »), φ et ψ, et il énonce : « L’expression m=n ∂φ ∂ψ ∂φ ∂ψ , ou (φ, ψ), ∂x ∂p − ∂p ∂x m=1 Å m m m m ã X 59V.G. Imschenetsky, Sur l’intégration des équations aux dérivées partielles du premier ordre, traduit du russe par J. Houël, Paris, Gauthier-Villars ; Greifswald, C.A. Koch, 1869. Ce livre contient en deuxième partie, Étude sur les méthodes d’intégration des équations aux dérivées partielles du second ordre de deux variables, indépendantes, ibid., s.d., également traduit du russe par Houël. La première partie a paru la même année, sous une forme identique, dans le Journal de Grünert, Archiv der Mathematik und Physik, 50 (1869), p. 278–474. La deuxième partie, qui ne semble pas contenir de mention de Poisson, est citée comme ayant paru dans les Mémoires de l’Université de Kazan, 1868, à la p. xi du mémoire de Graindorge, cité infra. 60Lorsque Imschenetsky figure dans la « Liste des collaborateurs du Bulletin pendant les trois premières années [1871–1874] » dans le volume 6 (1874) du Bulletin des Sciences mathématiques et astronomiques, il est devenu « professeur à l’Université de Kharkof ». Lie « professeur à l’Université de Christiania [Oslo] » figure aussi dans cette liste. 61Joseph Graindorge, Mémoire sur l’intégration des équations aux dérivées partielles des deux premiers ordres, Liège, Émile Decq ; Paris, Gauthier-Villars ; Bruxelles, F. Hayez, 1872 (extrait des Mémoires de la Société royale des Sciences de Liège, 2e série, t. V). 388 Yvette Kosmann-Schwarzbach

égalée à une constante arbitraire, est aussi une intégrale de ces équations ». Il obtient ce résultat comme conséquence de l’identité démontrée par Jacobi.

Quant à Graindorge, il écrit qu’une équation qu’il vient d’obtenir, exprimant que deux fonctions Fi et Fk sont en involution, peut s’écrire, d’après « la notation de Pois- 62 son », sous la « forme symbolique », (Fi, Fk)=0 (p. 32). Il énonce et démontre alors le « théorème fondamental de Jacobi » : on considère deux « équations primordiales linéaires simultanées », c’est-à-dire deux champs de vecteurs A et B qui commutent. Si A(f)=0 et B(f) =0, alors A(B(f))=0. On a donc trouvé, à partir d’une solution f de l’équation définie6 par A, une nouvelle solution B(f). Graindorge montre que, au cours de sa démonstration, il a obtenu « une formule très remarquable [i.e., l’identité de Jacobi pour les crochets de Poisson], que M. Donkin a démontrée directement » et donne les références à la démonstration de Donkin et à celle d’Imschenetsky. Dans un ouvrage postérieur63, Graindorge emploie également « les notations nouvelles intro- duites par Poisson, et par M. Donkin » (p. 120) sous forme de déterminant jacobien, et démontre à nouveau l’identité de Jacobi. Il démontre alors (p. 125) le théorème de Liouville : pour un système hamiltonien à n variables de position, l’existence de n intégrales en involution implique que « le problème de l’intégration des équations de Hamilton sera résolu ».

Sophus Lie (1842–1899) ne semble pas avoir lu les livres de Graindorge, mais on sait qu’il fut fortement influencé par l’ouvrage d’Imschenetsky64 et très inspiré par la seconde méthode de Jacobi qui lui était parvenue par le compte rendu que contenait ce texte. C’est ce qui devait le conduire à l’introduction des « groupes de fonctions » sur lesquels nous donnons maintenant quelques indications.

Sophus Lie : les groupes de fonctions

La préhistoire de la géométrie de Poisson commence en fait avec Lie65. D’une part, il interpréta géométriquement comme transformations infinitésimales les opérateurs différentiels linéaires du premier ordre qui avaient été considérés par Sylvester et Cayley, et, surtout, par Jacobi, et il en fit un usage systématique dans sa théorie des groupes continus de transformations, jetant les bases de ce qui sera appelé la théorie des « algèbres de Lie ». De l’autre, il considéra aussi les crochets de Poisson qu’il appelle simplement des « expressions » (Ausdrücke) et il introduisit les groupes de fonctions qui préfigurent les notions générales de variétés et d’algèbres « de Poisson ».

62Graindorge renvoie à la page 35 de la « Nova methodus » et à la page 257 des Vorlesungen über Dynamik. 63J. Graindorge, Intégration des équations de la mécanique, Liège, Desoer ; Bruxelles, Hayez, 1889. 64Voir Demidov, dans ce volume, et Hawkins, Emergence of the Theory of Lie Groups. An Essay in the History of Mathematics 1869–1926, New York, Springer, 2000, p. 37, 43 et 65. 65Sur l’œuvre de Lie et en particulier sur l’origine de sa théorie des groupes continus dans les travaux de Galois et de Jacobi, voir Hawkins, ibid., chapitres 1-3. Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 389

Dans un article de 187466, Lie définit à la fois le crochet de deux transformations infinitésimales – qui sera appelé « crochet de Lie » –, et un crochet sur les fonctions – qui est le crochet de Poisson –, donné par l’« expression »,

∂Hi ∂Hk ∂Hi ∂Hk + ∂Hi ∂Hk ∂Hi ∂Hk + . . . + ∂Hi ∂Hk ∂Hi ∂Hk ∂x1 ∂p1 − ∂p1 ∂x1 ∂x2 ∂p2 − ∂p2 ∂x2 ∂xn ∂pn − ∂pn ∂xn Ä ä Ä ä Ä ä pour des fonctions Hi et Hk des variables x1, x2,... ,xn,p1,p2,... ,pn, sans attribuer de notation ni de nom, ni à l’une ni à l’autre « expression ». Le crochet de Lie apparaît constamment dans son œuvre67, et le crochet de Pois- son très souvent aussi68. Dans le manuscrit non daté « Über das Pfaffsche Problem », publié dans ses œuvres69, Lie cite le théorème « de Poisson–Jacobi » et utilise la relation d’involution Hi, Hk =0 de deux fonctions, qu’il écrit [Hi Hk]=0, et appelle la relation « de Jacobi-Clebsch{ } ».

Dans le volume 1 de la Theorie der Transformationsgruppen, publié en 1888 avec la collaboration de Friedrich Engel, Lie cite d’abord Galois, Jordan, Klein, Poincaré, Picard, et d’autres encore (p. iii), puis il écrit à la page v, Il en résulte que le crochet de Poisson [des symboles de deux transforma- tions de contact infinitésimales] peut directement s’interpréter comme le symbole d’une transformation de contact infinitésimale70. Lie dit ici que le crochet (de Lie) de deux transformations de contact infinitésimales sera encore une transformation de contact infinitésimale, propriété équivalente au fait que les transformations de contact forment un groupe continu, et que le hamiltonien de contact du crochet (de Lie) de deux transformations de contact infinitésimales est le crochet (de Poisson) de leurs hamiltoniens de contact, résultat valable lorsque ceux- ci ne contiennent pas la variable dépendante, z. Puis, à la page vi, Lie annonce qu’il va caractériser un groupe continu fini par l’emploi du crochet des transformations infinitésimales71. Ce crochet, qu’il attribue à tort à Poisson, est donc le crochet de Lie

66Über Gruppen von Transformationen, Göttinger Nachrichten, 22 (1874), p. 529–544 ; Gesam- melte Abhandlungen, vol. 5, p. 1–8. 67Voir par exemple, Untersuchungen über Transformationsgruppen. II, Archiv for Mathematik, 10 (1886), p. 353–413 ; Gesammelte Abhandlungen, vol. 5, p. 507–552 (p. 529). 68Voir par exemple, Untersuchungen über Transformationsgruppen. I, Archiv for Mathematik, 10 (1886), p. 74–112 et 113–128 ; Gesammelte Abhandlungen, vol. 5, p. 453–497 (p. 460). 69Vol. 7, p. 107–111. 70« Es beruht dies darauf, dass der Poissonsche Klammerausdruck sich geradezu als das Symbol einer infinitesimalen Berührungstransformation deuten lässt ». Une transformation de contact agit non sur une courbe mais sur la courbe et sa droite tangente en chaque point, ou sur une surface et son espace tangent en chaque point. Les transformations de contact infinitésimales – qui engendrent les groupes à un paramètre de transformations de contact – sont définies par des fonctions des variables x1,... ,xn,z,p1,... ,pn, qu’il appelle « fonctions caractéristiques » (en termes modernes, « hamiltoniens de contact »). Dans l’avant-propos des éditeurs, Engel et Poul Heegard, du volume 6 des œuvres de Lie, paru en 1927, le crochet (de Lie) de deux transformations infinitésimales est appelé « crochet de Poisson–Jacobi » (Poisson–Jacobische Klammerausdruck) et il est précisé qu’il a la même signification (Bedeutung) pour des transformations de contact (Berührungstransformationen) que pour des transformations ponctuelles (Punkttransformationen). 71« [...] durch Benutzung des Klammersymbols die infinitesimalen transformationen ». 390 Yvette Kosmann-Schwarzbach des transformations infinitésimales et non le crochet de Poisson des fonctions72. Mais il est bien clair que ces deux notions sont liées puisque, en termes modernes, si deux transformations infinitésimales sont les champs hamiltoniens associés à des fonctions f et g, alors, comme l’a montré Jacobi, leur crochet de Lie est le champ hamiltonien associé au crochet de Poisson de ces deux fonctions.

Lie introduisit dès 1872 ce qu’il appellera un peu plus tard les « groupes de fonc- tions » (Funktionengruppen) qui sont, en termes modernes, les algèbres de Poisson des fonctions sur un espace cartésien muni d’un bivecteur de Poisson. Lorsque l’on sait que Lie employait le terme « groupe » pour « groupe infinitésimal », ce que nous appelons algèbre de Lie, et que les « algèbres de Poisson » sont une classe par- ticulière d’algèbres de Lie, souvent composées de fonctions, on comprend mieux sa terminologie. Une première définition se trouve dans une très courte communication à la société scientifique de Christiania du 20 décembre 187273. Dans les œuvres de Lie, cet article d’une page est suivi d’une note de dix lignes du 31 janvier 1873 qui étend le résultat de réduction qui y est énoncé au cas d’une équation aux dérivées partielles contenant explicitement la variable dépendante, ainsi que du résumé par l’auteur qui avait paru dans le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik pour 187274, et de la référence du résumé en français, « Sur la théorie des transformations tangentielles », paru dans le volume 6 du Bulletin des Sciences mathématiques et astronomiques de 1874 (p. 256). Le début de ce résumé est la traduction du début de l’article : « Soient f1,... ,fr des fonctions données de x1,... ,xn,p1,... ,pn, et supposons qu’il soit toujours possible d’exprimer (fi,fk) en fonction des f ». L’au- teur appelle f1,... ,fr un « groupe fermé » parce que les f définissent un système d’équations aux dérivées partielles « fermé au sens de Clebsch ». Ce résumé contient la définition de deux tels groupes « en relation de réciprocité complète » (dans le texte, conjugierte geschlossene Gruppen), et se termine par :

Il y a un certain nombre m de fonctions F de f1,... ,fr qui donnent

(f1, F )=0,... , (fr, F )=0.

Les deux nombres r et m sont les seules propriétés du groupe f qui subsistent sans altération dans une transformation tangentielle [i.e., de contact] quelconque. Là-dessus se fondent d’importantes théories d’inté- gration.

72Remarquons que, dans la traduction française (1976) du livre classique de mécanique de Vladimir Arnold, le crochet des champs de vecteurs est appelé « crochet de Poisson », comme dans le texte de Lie que nous citons, et que, par conséquent, le crochet des fonctions est appelé de la même façon que celui des champs de vecteurs. Dans ses études de la géométrie des équations différentielles à partir de 1970, Alexandre M. Vinogradov nomme « crochet de Jacobi » le crochet des champs de vecteurs généralisés tangents à un fibré de jets d’ordre infini. 73Zur Invariantentheorie der Berührungstransformationen, Forhandlinger i Videnskabs-selskabet i Christiania (1872) 1873, p. 133–135 ; Gesammelte Abhandlungen, vol. 3, p. 29–31. Voir aussi p. 636 et seq. les notes rédigées par Engel pour ce volume publié en 1921. 74Vol. 4 (1875), p. 162. Sophus Lie « Zur Theorie der Transformationsgruppen », publié en 1888 à Christiania (Oslo) Nous avons encadré la condition (2) qui est impliquée par l’identité de Jacobi

In : Gesammelte Abhandlungen, vol. 5, p. 554 392 Yvette Kosmann-Schwarzbach

On voit ici apparaître la notion de rang d’une structure de Poisson. Dans le deuxième volume de son livre Theorie der Transformationsgruppen, au chapitre 8, §47, Lie cite cette communication et une autre de mars 1873. Celle-ci, datée du 21 mars, est un long article en deux parties75. Dans la première partie, Lie définit et nomme le « groupe polaire » d’un groupe (un groupe et son groupe polaire forment des « groupes réciproques », correspondant à la notion moderne de paire duale) et les fonctions distinguées (Ausgezeichneten Funktionen), c’est-à-dire les fonctions qui sont en involution avec toutes les fonctions du groupe, appelées aujourd’hui fonctions de Casimir76, il étudie les formes canoniques des groupes de fonctions, les « propriétés invariantes » des groupes et les systèmes en involution, puis il applique ces résultats à la résolution des équations aux dérivées partielles.

Les notions introduites par Lie dans ces communications de la fin de 1872 et du début de 1873 sont reprises et développées dans son grand article publié en 1874 dans les Mathematische Annalen77. Il remarque dans une note (p. 251) qu’il obtient une preuve du théorème de Poisson–Jacobi, mais on ne trouve pas explicitement dans cet article la condition non linéaire ( ) ci-dessous qui fera plus tard partie de la reformu- lation de la définition des groupes∗ de fonctions. Il expose aussi des compléments au théorème de Poisson–Jacobi montrant que la généralisation due à Hermann Laurent (1841–1908) peut être obtenue par une application répétée du théorème de Poisson. 78 En 1888 , Lie introduit les composantes wij d’un tenseur contravariant d’ordre 2, antisymétrique qui doit satisfaire la condition79,

∂w ∂w ∂w ik w + kj w + ji w =0. ( ) ∂ϕ aj ∂ϕ ai ∂ϕ ak ∗ a Å a a a ã X Il définit ensuite les crochets de Poisson des fonctions, pour lesquels il utilise ici la notation [ , ], par la formule suivante80,

∂F ∂Φ [F, Φ] = w . ∂ϕ ∂ϕ ik i i k X Xk Il démontre alors un résultat essentiel : la condition ( ) imposée aux coefficients ∗ wij entraîne que l’identité de Jacobi soit satisfaite par les crochets ainsi généralisés.

75Über partielle Differentialgleichungen erster Ordnung, et Partielle Differentialgleichungen erster Ordnung, in denen die unbekannte Funktion explizite vorkommt, Forhandlinger i Videnskabs- selskabet i Christiania (1873) 1874, p. 16–51 et 52–85 ; Gesammelte Abhandlungen, vol. 3, p. 32–63 et 64–95. 76Du nom du physicien néerlandais Hendrik Casimir (1909–2000). 77Begründung einer Invariantentheorie der Berührungstransformationen, Mathematische Annalen, 8, 1e partie (1874), p. 215–303, article daté du 5 juillet 1874 ; Gesammelte Abhandlungen, vol. 4, p. 1–96. 78Zur Theorie der Transformationsgruppen, Forhandlinger i Videnskabs-selskabet i Christiania, 13 (1888) ; Gesammelte Abhandlungen, vol. 5, p. 553–557. 79C’est l’équation (2) dans Gesammelte Abhandlungen, vol. 5, p. 554, reproduite page précédente. 80Lie écrit : « benutzen wir das Symbol [...] ». Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 393

Il a donc défini une « structure de Poisson » sur un espace cartésien de dimension finie quelconque, c’est-à-dire, la version en coordonnées locales d’une structure de Poisson sur une variété. Il étend ensuite le théorème de Poisson–Jacobi au cas des crochets de Poisson généralisés qu’il a définis. C’est dans le deuxième volume de la Theorie der Transformationsgruppen81 que Lie consacre un chapitre à l’exposé du théorème de Poisson, de l’identité de Jacobi et de la méthode d’intégration de Jacobi, puis développe la théorie des groupes de fonctions dans la Partie II (chapitres 8 à 13), intitulée « Théorie des invariants des transformations de contact ». Il traite des fonctions distinguées et des formes canoniques pour les groupes de fonctions. Au chapitre 13, il introduit les deux conditions sur les coefficients qui servent à définir les crochets de Poisson généralisés, i.e., l’antisymétrie et l’équation non linéaire ( ) ci-dessus82, et démontre que l’identité de Jacobi est alors satisfaite par les expressions∗ qu’il définit et note ΦΨ . | | Remarquons que l’on trouve dans le livre de Lützen83 une analyse de manuscrits inachevés de Liouville, datant probablement de 1856, soit au moins 16 ans avant les premières publications de Lie sur les groupes de fonctions. Ces textes sont peut-être la préparation pour le cours au Collège de France sur les « méthodes d’analyse dont on peut faire usage dans les problèmes de mécanique céleste » qu’il enseignera en 1857– 1858. L’un de ces manuscrits contient une généralisation des crochets de Lagrange et de Poisson qui annonce celle de Lie. En effet, Liouville y introduit des crochets généralisant ceux de Lagrange, [ak,al], et ceux de Poisson, (ak,al), par les formules suivantes84 : ∂x ∂x ∂x ∂x [a ,a ]= C (x ,... ,x ) i j i j , k l ij 1 n ∂a ∂a − ∂a ∂a i

81Leipzig, Teubner, 1890. 82Dans ce chapitre 13, Die Zusammensetzung einer Funktionsgruppe (La structure d’un groupe de fonctions), ces deux conditions sont les équations (2) et (3), p. 234. Voir aussi la formule (15), p. 237. 83Op. cit. en note 45, chapitre 16, § 49 et seq. Voir aussi l’article de Belhoste et Lützen, op. cit. en note 51. 84 Nous écrivons Cij et Gij alors que Liouville emploie la notation assez peu claire, C(xi,xj ), G(xi,xj ). 394 Yvette Kosmann-Schwarzbach

la condition non linéaire, portant sur les coefficients Gij et leurs dérivées, traduisant le fait que les Cij définissent une forme fermée, et il n’évoque pas l’identité de Jacobi. La formulation de la condition non linéaire ( ) sera l’apport de Lie. Cependant Liouville montre ensuite que son théorème de 1855∗ est encore valable dans ce cas plus général.

Lie ne semble pas avoir été influencé par Liouville. Au contraire, Poisson et Jacobi sont les prédécesseurs dont il reconnaît très explicitement le rôle. Il déclare en 1880 que le théorème de Poisson–Jacobi et la célèbre identité de Jacobi sont intimement liés à sa théorie de la composition des transformations infinitésimales, et il insiste, en note, « On trouve parfois l’idée que la célèbre identité de Jacobi est seulement de valeur secondaire. Je voudrais remarquer ici que cette identité constitue le fonde- ment analytique de ma théorie des transformations »85. En définissant et étudiant les groupes de fonctions, Lie a grandement généralisé les parenthèses du mémoire de Poisson de 1809. En particulier, la structure algébrique appelée plus tard « algèbre de Poisson » a pu être identifiée comme structure d’algèbre de Lie satisfaisant, outre la propriété d’antisymétrie et l’identité de Jacobi, la règle de Leibniz. Cette fraction de l’œuvre de Lie est le fondement d’un grand pan des mathématiques et de la physique contemporaines. Cependant, la diffusion au XIXe siècle des résultats de Lie sur les groupes de fonctions semble avoir été assez restreinte. En France, ces résultats furent exposés par Édouard Goursat (1858–1936) en 1891, dans ses Leçons sur l’intégration des équations aux dérivées partielles du premier ordre86. Il consacre la moitié de ses Leçons aux théories de Jacobi, de Mayer et de Lie. À cette fin il définit les crochets de Poisson, démontre l’identité de Jacobi (pour laquelle il cite Donkin et Jacobi), puis démontre « une importante propriété connue sous le nom de théorème de Poisson » (p. 133). Il cite l’ouvrage d’Imschenetsky et démontre le « théorème [qui] porte souvent le nom de Liouville ». Dans le dernier chapitre (chapitre XII, « Groupes de fonctions. Méthode générale d’intégration », devenu chapitre XI dans la 2e édition), Goursat expose les résultats du deuxième chapitre de l’article de Lie de 187487, sur les groupes de fonctions et leur application à l’intégration des équations. En particulier, il définit le groupe polaire et les fonctions distinguées d’un groupe de fonctions, et il expose les compléments au théorème de Poisson–Jacobi que Lie avait donnés. Mais on ne trouve pas dans son livre la condition non linéaire ( ) qu’avait écrite Lie en 1888 et qui ne réapparaîtra dans les publications de physique∗ mathématique et de géométrie que dans la deuxième moitié du XXe siècle.

85« Insbesondere steht das sogenannte Poisson–Jacobische Theorem, wie auch die bekannte Jacobische Identität, in genaustem Zusammenhange mit der Theorie der Zusammensetzung infinitesimaler Transformationen ». En note, « Man trifft jetzt zuweilen die Auffassung : die berühmte Jacobische Identität habe nur einen untergeordneten Wert. Hierzu möchte ich bemerken, daß diese Identität die analytische Grundlage meiner Transformationstheorie bildet », Theorie der Transforma- tionsgruppen I, Mathematische Annalen, 16 (1880), §20, n◦ 67 ; Gesammelte Abhandlungen, vol. 6, p. 93. Ce passage est traduit en anglais par Michael Ackerman dans Sophus Lie’s 1880 Transforma- tion Paper, comments by Robert Hermann, Brookline, MA, Math Sci Press, 1975, p. 380–381. 86Paris, Hermann, 1891 ; 2e édition, 1921. 87Cité ci-dessus en note 77. Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 395

Équations différentielles et géométrie

La fin du XIXe siècle et le début du XXe ont vu encore de très grands dévelop- pements de la théorie des équations aux dérivées partielles. Lie n’était pas le seul mathématicien à utiliser les crochets de Poisson dans les années 1870 pour analyser ces équations. Par exemple, lorsque Adolph Mayer (1839–1908) traite de l’intégration d’équations aux dérivées partielles simultanées dans un mémoire de 1871, il introduit les crochets de Poisson dès la première page. De même lorsqu’il publie en 1880, dans le tome 8 des Mathematische Annalen, où paraissait l’article de Lie sur les invariants des transformations de contact, cité ci-dessus, un article sur une généralisation de la méthode d’intégration de Lie, il utilise aussi, dès la seconde page, le « symbole bien connu » (bekannt Zeichen), (F, Φ), du crochet de Poisson88.

Dans son traité sur les équations différentielles publié en 188589, qui reste un des classiques du sujet, Andrew R. Forsyth (1858–1942) expose la théorie de Jacobi de résolution des équations aux dérivées partielles, ce qui l’amène à introduire une notation (des parenthèses) pour les crochets de Poisson (mais pas de nom), et à énoncer et démontrer « an important Lemma » : l’identité de Jacobi, pour laquelle il ne mentionne pas d’attribution ni de référence90. Dans l’édition de 1914, il renvoie pour plus de détails aux travaux de Jacobi, au traité d’Imschenetsky, qu’il qualifie de « very valuable memoir », à celui de Graindorge, à un traité de Mansion (1844– 1919)91 et aux Leçons sur l’intégration des équations aux dérivées partielles de 1891 de Goursat, ainsi qu’au volume 5 de sa propre Theory of Differential Equations de 1906.

Certains travaux qui présentent un aspect géométrique eurent une grande postérité au XXe siècle. L’article de 1882 de Gaston Darboux (1842–1917)92 est particulière- ment important car un des résultats qu’il y démontre est fondamental dans la théorie des variétés symplectiques. Il y introduit, non seulement les crochets de Poisson, mais des expressions les généralisant qui sont des combinaisons linéaires de produits de crochets de Poisson et qui satisfont une identité, dont celle de Jacobi est un cas par- ticulier93. Darboux montre que, localement, toute 2-forme fermée et non dégénérée s’exprime comme la 2-forme i dpi dqi de l’espace des phases de la mécanique. Ce théorème figure dans tous les traités∧ de géométrie symplectique et dans nombre de P 88Adolph Mayer, Über eine Erweiterung der Lie’schen Integrationsmethode, Mathematische Annalen, 8 (1874), p. 313–318. 89A Treatise on Differential Equations, Macmillan, 1885 ; 3e édition, 1903 ; 4e édition, 1914. 90Op. cit., § 214, p. 331 ; 3e édition, p. 391 ; 4e édition, p. 437. 91Paul Mansion, mathématicien belge, est l’auteur d’un mémoire sur les équations aux dérivées partielles qui fut couronné par l’Académie royale des Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles en 1873. 92Sur le problème de Pfaff, Bulletin des Sciences mathématiques, 2e série, 6 (1882), 1e partie, p. 14–36 et 49–68. 93Ces expressions avaient été considérées par Bertrand et par Brioschi (voir ci-dessus, p. 381). Cette identité avait été démontrée par Mayer dans un article des Mathematische Annalen de 1876 (p. 370) qui présente une simplification de la méthode de Jacobi. 396 Yvette Kosmann-Schwarzbach livres de mécanique, ceux d’Abraham et Marsden (1967 et 1978), d’Arnold (1974 et 1976), et de Libermann et Marle (1987), parmi d’autres. Shlomo Sternberg fut l’un des premiers à démontrer le théorème de Darboux dans le cadre de la théorie des variétés, dans son livre de géométrie différentielle94.

Quand Henri Poincaré en 1890 étudie les invariants intégraux pour le problème des trois corps95, il retrouve le « théorème de Poisson » en examinant les solutions de la linéarisation des équations de Hamilton. Il annonce au chapitre 1 du premier volume des Méthodes nouvelles de la mécanique céleste (p. 14), après avoir énoncé le premier théorème de Jacobi : « Un autre théorème dont nous aurons à faire usage est celui de Poisson ». Il caractérise les intégrales Fi des équations de Hamilton de hamiltonien F par la condition [F, Fi]=0, et dit : « Poisson a démontré que l’expression [F1, F2] est également une intégrale des équations [précédentes] ». Dans le dernier quart du XIXe siècle, alors que progressaient, par des apports d’une théorie à l’autre, de grands domaines des mathématiques – analyse des équations aux dérivées partielles, géomé- trie des surfaces, calcul tensoriel issu de la théorie des invariants, théorie des formes différentielles, mécanique théorique –, le rôle des crochets de Poisson se confirme et s’étend.

Au XXe siècle

Après 1900, les expressions qu’avait introduites Poisson en 1809 pour faciliter la solution d’un problème de mécanique céleste sont devenues une composante essentielle de la mécanique hamiltonienne et, ensuite, de la géométrie symplectique qui en est, au moins partiellement, un développement.

Le traité sur la dynamique de 1904 de Edmund Taylor Whittaker (1873–1956)96, qui eut de très nombreuses éditions, représente l’état de la théorie analytique de la mé- canique au début du siècle. Il y introduit d’abord les crochets de Lagrange (Lagrange- brackets, notés par des crochets droits), puis les crochets de Poisson (Poisson-brackets, notés par des parenthèses, p. 288), et il montre, par un calcul de déterminant, la re- lation qui les lie. Il définit ensuite (p. 310) les groupes de fonctions (function groups) tels que Lie les avait introduits en 1874 dans le tome 8 des Mathematische Annalen, et démontre le théorème de Poisson et celui de Liouville. En 1917, dans la deuxième édition de son traité, il change légèrement sa terminologie, appelant les crochets de

94Sternberg, Lectures on Differential Geometry, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1964 (d’après un cours à Harvard University en 1960–1961) ; 2e édition, New York, Chelsea, 1983. Sa démonstration par récurrence sur la dimension de la variété généralise la preuve originale. 95Sur le problème des trois corps et les équations de la dynamique, Acta mathematica, 13 (1890), p. 1–271 (p. 49). 96A Treatise on the Analytical Dynamics of Particles and Rigid Bodies : With an Introduction to the Problem of Three Bodies, Cambridge, At the University Press, 1904. Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 397

Lagrange, Lagrange’s bracket-expressions, et les crochets de Poisson, Poisson’s bracket-expressions, mais les groupes de fonctions y figurent toujours.

La théorie de Lie fut exposée par Constantin Carathéodory (1873–1950) dans un livre, publié en 1935, sur le calcul des variations et les équations aux dérivées par- tielles, qui ne sera publié en traduction anglaise qu’en 196597. Il y définit les crochets de Lagrange et, suivant la méthode de Jacobi, montre leur emploi dans l’intégra- tion des équations aux dérivées partielles du premier ordre, en particulier l’équation de Hamilton-Jacobi, et dans l’étude des transformations canoniques, puis il définit les crochets de Poisson98. Dans les deux cas, il donne en référence les articles ori- ginaux. Au début du chapitre 9, Carathéodory définit, suivant Lie99, les « groupes de fonctions », c’est-à-dire les variétés de Poisson, en coordonnées locales. Il note aij les composantes du tenseur antisymétrique définissant un tel groupe de fonctions et sa formule (148.4) est alors la condition déjà donnée par Lie (formule ( ) ci-dessus) ∗ pour que les aij soient les composantes d’un bivecteur de Poisson. Il démontre que cette condition entraîne l’identité de Jacobi pour les crochets de Poisson associés, définis comme bi-dérivations. Il montre encore que si des fonctions hi engendrent un « sous-groupe », c’est-à-dire une sous-algèbre de Poisson, le système d’équations différentielles linéaires associées est complet, c’est-à-dire, les champs de vecteurs ha- miltoniens associés engendrent une sous-algèbre de Lie de l’algèbre de Lie des champs de vecteurs. Dans ce chapitre encore, Carathéodory définit le rang d’une structure de Poisson et montre l’existence de coordonnées qui réduisent une structure de Poisson de rang donné en dimension donnée à une forme canonique.

Aurel Wintner (1903–1958), dans son livre de 1941 sur la mécanique céleste100, qui eut une grande influence sur le développement du formalisme géométrique, non seulement en mécanique céleste mais en mécanique plus généralement, définit briève- ment dans les premiers chapitres les crochets de Poisson et de Lagrange – les appelant simplement brackets –, présente une version essentiellement moderne du formalisme lagrangien, puis du formalisme hamiltonien de la mécanique, et donne un aperçu de la théorie de Lie des groupes de fonctions. Quant à l’attribution des premiers progrès dans le passage des équations de Lagrange à celles de Hamilton, Wintner exprime son opinion dans une note historique : « The introduction of the momenta instead of the velocities occurs in the [earlier] writings of Lagrange and Poisson, so that the name

97C. Carathéodory, Variationsrechnung und partielle Differentialgleichungen erster Ordnung, Berlin, Teubner, 1935 ; traduction anglaise par R.B. Dean, Calculus of Variations and Partial Dif- ferential Equations of the First Order, 2 vol., New York, Holden-, 1965 et 1967 ; 2e édition en un volume, New York, Chelsea, 1982. 98La recension en anglais pour Mathematical Reviews de l’édition de 1965 de la traduction anglaise du livre de Carathéodory est due à Richard Courant. Il cite, parmi les notions élémentaires que comprend le début du livre, « the techniques of ‘Poisson’s brackets’ and similar symbols » (les guillemets sont dans le texte). 99Carathéodory précise qu’il se réfère en particulier aux pages 554 à 557 de l’article de Lie, Zur Theorie der Transformationsgruppen, cité, supra, note 78. 100Aurel Wintner, The Analytical Foundations of , Princeton, Princeton Uni- versity Press, 1941. 398 Yvette Kosmann-Schwarzbach

‘Hamiltonian equations’ is not justified ». En effet, on sait101 que Poisson dans son mémoire de 1809 et Lagrange en 1810 en étaient proches, et que Cauchy a devancé Hamilton.

Que peut-on dire du devenir des trois concepts fondamentaux, groupes de fonc- tions, crochets de Lagrange et crochets de Poisson, exposés avec plus ou moins de détails dans les livres de Whittaker, de Carathéodory et de Wintner? Il est vrai que les groupes de fonctions figurent brièvement dans le traité de mécanique de Georg Hamel (1877–1954)102, mais ils sont absents du livre de mécanique de Herbert Gold- stein103. Ils ont été presque oubliés des géomètres jusqu’à leur redécouverte à la fin du XXe siècle, d’abord par Robert Hermann qui cite et interprète Lie en 1977104, puis, comme proches ancêtres des algèbres de fonctions sur les variétés de Poisson, par Weinstein et par Peter Olver indépendamment dans les années 1980105. Le fait que les textes de Lie, l’ouvrage original de Carathéodory qui les étudie en détails, et celui de Hamel aient été publiés en allemand explique en partie, mais en partie seulement, pourquoi les groupes de fonctions n’ont pas été connus, ni a fortiori cités, par les géomètres qui développaient la géométrie symplectique à partir de 1950. Bien que l’ouvrage de Whittaker qui reproduisait les résultats de Lie ait été réédité de nombreuses fois, il ne semble pas avoir influencé, lui non plus, les géomètres de la deuxième moitié du XXe siècle.

Les groupes de fonctions n’avaient cependant pas disparu de la conscience des analystes. En 1936, Georges Cerf (1888–1979) écrit au début de l’article106 qui ouvre le « Volume jubilaire » offert à l’analyste Goursat : « La théorie des groupes de fonctions exposée en français pour la première fois par M. Goursat [en note, Leçons sur les équations aux dérivées partielles du premier ordre, 1891] constitue un chapitre de l’étude des propriétés d’invariance du groupe des transformations de contact ». Rappelons que Goursat avait en effet exposé dans le dernier chapitre de ses Leçons, les résultats de Lie sur les groupes de fonctions et leur application à l’intégration des équations. Cerf souligne aussitôt la place des problèmes de résolution des équations aux dérivées partielles dans les motivations de Lie : « C’est le problème de l’utilisation pour l’intégration d’un système d’équations aux dérivées partielles du premier ordre d’intégrales premières connues qui a conduit Lie à cette théorie ». Ainsi à la fin

101Voir l’article d’Albouy, dans ce volume. 102Theoretische Mechanik, Berlin, Springer-Verlag, 1949. Les groupes de fonctions sont définis page 297. 103Classical Mechanics, Reading, MA, Addison-Wesley, 1950 ; 2e édition, 1980. 104Toda Lattices, Cosymplectic Manifolds, Bäcklund Transformations and Kinks, Part A, Interdis- ciplinary Mathematics, vol. 15, Brooklyn, Math Sci Press, 1977, p. 42–43. 105Voir Weinstein, Sophus Lie and symplectic geometry, Expositiones mathematicae, 1 (1983), p. 95– 96, et les notes historiques dans Olver, Applications of Lie Groups to Differential Equations, New York, Springer, 1986 ; 2e édition, 1993. 106Sur des transformations d’équations aux dérivées partielles du second ordre à n variables indé- pendantes obtenues par une propriété d’invariance du groupe des transformations de contact, Journal de mathématiques pures et appliquées, 9e série, 15 (1936), p. 1–10. C’est dans ce même « Volume jubilaire » que parut l’article de Mineur cité supra en note 57. Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 399 des années trente, les crochets de Poisson et leurs généralisations dans la théorie des groupes de fonctions restaient un outil de la théorie des équations aux dérivées partielles, qui avait subi la forte influence de Lie, tandis que leur importance en géométrie et en physique n’était pas encore aussi apparente, en dépit des travaux de Poincaré, Cartan et Dirac.

Les crochets de Lagrange sont restés utiles dans la théorie des perturbations en mécanique céleste, et figurent tant dans le manuel de mécanique de Hamel (p. 294) que dans celui de Goldstein de 1950, mais, lorsque celui-ci les définit dans la deuxième édition en 1980, il ajoute qu’ils sont « maintenant surtout d’intérêt historique »107. Sans doute est-ce parce que, contrairement aux crochets de Poisson, les crochets de Lagrange ne donnent pas à l’espace des fonctions considérées une structure d’algèbre de Lie.

Quant aux crochets de Poisson, ils ont pris, au contraire, une importance immense, en mécanique classique et dans tous ses développements. Dès la première édition de son livre en 1950, Goldstein annonce : « Of greater usefulness are the so-called Poisson brackets », et il écrit les équations du mouvement en termes de crochets de Poisson, comme dans Hamilton. (Les matrices symplectiques et les algèbres de Lie ne seront introduits que dans la deuxième édition en 1980.) Les crochets de Poisson sont uti- lisés systématiquement dans la formulation hamiltonienne de la dynamique, et leur importance s’est accrue dans nombre d’autres domaines, en particulier dans les théo- ries quantiques qui peuvent être considérées comme une déformation du formalisme hamiltonien des théories classiques.

À partir des années vingt, dans la nouvelle mécanique quantique, l’espace des phases devait être remplacé par un espace de Hilbert, et les observables classiques par des opérateurs auto-adjoints sur cet espace. Le guide essentiel dans le proces- sus de quantification d’un système était : au crochet de Poisson de deux observables 2π classiques correspond le commutateur multiplié par ih des opérateurs qui leur sont associés, où h est la constante de Planck. L’importance fondamentale du formalisme hamiltonien et des crochets de Poisson dans le problème de la quantification est particulièrement claire dans les travaux de Dirac (1902–1984). Si, vers la fin des an- nées vingt, le formalisme hamiltonien était bien connu des physiciens, les crochets de Poisson ne l’étaient pas encore, comme le montre l’anecdote que conte Dirac :

I didn’t know much about Poisson brackets at that . Did I tell you how I first came to think of the Poisson brackets ? [...] I used to take long walks on Sundays and get away from the work altogether, and at the end of those walks I would perhaps go on with my work a bit in a refreshed state of mind. And after one of these Sunday walks it occurred to me

107Goldstein, op. cit., 2e édition, p. 401. En 1978, Abraham et Marsden disent que les crochets de Lagrange sont « encore importants en mécanique céleste », Foundations of Mechanics, Reading, M.A., Benjamin/Cummings, 1978, p. 196. 400 Yvette Kosmann-Schwarzbach

that the commutator might be the analogue of the Poisson bracket, but I didn’t know very well what a Poisson bracket was then. I had just read a bit about it and forgotten most of what I had read, and I wanted to check up on this idea, but I couldn’t do it because I didn’t have any book at home which gave Poisson brackets and all the libraries were closed. So I just had to wait impatiently until Monday morning when the libraries were open to go and check up on what Poisson brackets really were. Then I found that they did fit, but I had one impatient night of waiting108.

Dans ses Principles of Quantum Mechanics109, Dirac fonde sa méthode de quantifi- cation sur la notion de crochet de Poisson. Il écrit que la mécanique classique doit être un cas limite de la mécanique quantique et que, par conséquent, on doit s’at- tendre à ce que « des concepts importants en mécanique classique correspondent à des concepts importants en mécanique quantique »110. Un des plus importants de ces concepts est le crochet de Poisson (qu’il note avec des crochets droits et abrège en P.B., pour Poisson bracket) dont il établit la liste des propriétés : antisymé- trie, identité de Jacobi et propriété de bi-dérivation, appelée aujourd’hui règle de Leibniz111. Il montre alors qu’il faut définir le « crochet de Poisson quantique », [u, v], de deux observables, u et v, par la formule uv vu = i~[u, v], et que, pour que la − ~ h théorie s’accorde à l’expérience, il faut que la constante universelle soit égale à 2π . Dirac remarque que la notion de « crochet de Poisson » en mécanique quantique est « une notion purement algébrique », définie par les mêmes propriétés que celles dont les crochets jouissent en mécanique classique. On trouve donc ici la notion abs- traite d’algèbre de Poisson. En 1964, dans la rédaction de ses conférences à la Belfer Graduate School de Yeshiva University112, Dirac traite de la quantification des sys- tèmes avec contraintes. Il écrit tout d’abord les équations de Hamilton pour un sys- tème avec contraintes en introduisant le formalisme « commode » (convenient) des cro- chets de Poisson et conclut : « The equations of motion are thus all written concisely in the Poisson bracket formalism », puis il généralise la notion de crochet de Poisson aux expressions contenant des contraintes afin de traiter le problème de la quantification.

108Interview de P.A.M. Dirac par Thomas S. Kuhn et Eugene P. Wigner, 1er avril 1962, Niels Bohr Library & Archives, American Institute of Physics, College Park, MD, USA, http ://www.aip.org/history. 109Paul A.M. Dirac, Principles of Quantum Mechanics, Oxford, Oxford University Press, 1930. Le mot anglais bracket (« crochet »), utilisé par Dirac tant pour les Poisson brackets que pour les expressions de la forme < ψ|A|ψ0 >, où A est un opérateur auto-adjoint sur l’espace de Hilbert, et ψ et ψ0 sont des vecteurs de cet espace, a donné lieu chez lui à un jeu de mots scientifique devenu une terminologie universellement adoptée : dans l’expression < ψ|A|ψ0 >, < ψ| est le « bra » et |ψ0 > est le « ket ». 110Ibid., 4e édition, 1958, p. 84. 111Ce nom a été adopté par analogie avec la règle de dérivation d’un produit de fonctions, qui a bien été publiée par Leibniz (mais était connue plus tôt de Newton). 112Lectures on Quantum Mechanics, New York, Yeshiva University, 1964. Les crochets de Poisson, de la mécanique céleste à la mécanique quantique 401

Le développement des théories quantiques depuis Dirac a fait des crochets de Poisson un des outils majeurs de la physique moderne113.

Si l’une des principales préoccupations des mathématiciens du XIXe siècle a été le problème de la résolution des équations aux dérivées partielles, et si la notion d’involutivité, donc de crochet de Poisson, y a joué un grand rôle, au XXe siècle la mécanique hamiltonienne formulée en termes de crochets de Poisson a donné naissance à des théories géométriques et algébriques autonomes et, avec la théorie des groupes et des algèbres de Lie, à des développements en physique mathématique qui auraient étonné, abasourdi tous les prédécesseurs dont nous avons esquissé les contributions. Nous avons montré ailleurs dans ce volume que la théorie de la géométrie symplectique, puis celle de la géométrie de Poisson qui la généralise, ont aussi des origines hors de la formulation de la mécanique, mais le rôle des crochets de Poisson y est central.

Lie avait reconnu la place de Poisson dans la création de la nouvelle science de phy- sique mathématique : « De nouvelles sciences indépendantes se sont formées, telle la physique mathématique par les travaux de Laplace, Ampère, Fourier, Fresnel, Green, Gauss, Cauchy, Poisson et Lejeune-Dirichlet »114. Beaucoup plus tard, en 1963, le physicien A.S. Wightman écrit dans l’avant-propos au livre de George W. Mackey, Mathematical Foundations of Quantum Mechanics : « La physique mathématique est définie comme la révélation des structures mathématiques essentielles des théories physiques »115. Entre autres apports à la science de son temps, Poisson révéla le rôle des crochets que Lagrange avait introduits. Ensuite, ont été révélées au cours des deux siècles qui ont suivi, d’abord les applications à l’analyse, puis les structures géomé- triques et algébriques qui découlaient de l’existence des autres crochets que Poisson avait mis en évidence. Vu l’importance de ces structures dans les mathématiques et la physique contemporaines, cela seul suffirait à sa renommée.

[Je remercie vivement Alain Albouy pour des conversations fructueuses et pour ses remarques sur une version préliminaire de ce texte, Kirill Mackenzie, qui m’a fait part de plusieurs commentaires, et Alan Weinstein pour de très utiles messages électroniques.]

113Sur Dirac, les théories de jauge et la quantification, voir, par exemple, l’article de Winston Fairbairn et Catherine Meusburger, Crochets de Poisson, théories de jauge et quantification, dans ce volume. 114« Ja es bildeten sich neue selbständige Wissenschaften, wie die mathematische Physik in den Händen von Laplace, [...] », Geometrie der Berührungstransformationen, Leipzig, Teubner, 1896, extrait de l’introduction (p. iv), cité en traduction anglaise par Michael Ackerman à la page xi de Sophus Lie’s 1880 Transformation Group Paper, cité supra, en note 85. 115« Mathematical physics is herewith defined as the pursuit of significant mathematical structure in physical theory ».