ANDRÉ VOGUET Parcours d’un militant communiste (1937-1986) Conversation avec l’historien Claude Willard

André Voguet, parcours d'un militant communiste (1937-1986) Conversation avec l'historien Claude Willard

Bourrée d’anecdotes, de descriptions, de rencontres multiples, cette conver- sation avec André Voguet est passionnante. Préfacé par ses trois fils, ce récit raconte avec vérité, modestie et humour quelques étapes de la vie d’un jeune instituteur, d’un officier durant la “drôle de guerre”, d’un Résistant, d’un cadre du Parti communiste, d’un Elu de Paris. Sans langue de bois, ni fausse prétention. C’est un témoignage plaisant et précieux d’un communiste du XXème siècle, au moment où le Parti communiste fête ses 100 ans ! André Voguet, parcours d’un militant communiste (1937-1986)

Conversation avec l’historien Claude Willard Texte édité et annoté par Élise Voguet

Nous adressons un remerciement particulier à Nicole Babin, Monique Brioudes, Thierry Charret, Jean-Paul Damaggio, Amélie Duhamel et Patrick Maurières qui ont contribué à la publication de cet ouvrage.

1 André Voguet jeune homme 2 André Voguet, parcours d’un militant communiste (1937-1986).

Conversation avec l’historien Claude Willard

André Voguet est né en 1913, à la veille de la première guerre mondiale et de la révolution russe de 1917. Il a, toute sa vie, été pro- fondément marqué par ces deux évènements qui ébranlent le monde. Ses parents habitent en Province. Son père, Gaston, est ouvrier, sa mère, Marie-Jeanne, bonne à tout faire. Gaston perd une jambe à la guerre. Il bénéficie d’un emploi réservé, et se retrouve concierge de lycées à Paris. Cette proximité avec le monde scolaire permet à André d’entamer des études supérieures qu’il abandonne pour soulager financièrement ses parents et devient instituteur. Il rencontre Lucette qui devien- dra sa femme et sera, elle aussi, militante et résistante. En 1937, ils adhèrent tous les deux au Parti communiste. Ils auront trois garçons. Dès lors, la vie personnelle d’André Voguet se confond avec ses convictions politiques. Mobilisé, en I940, comme sous-lieutenant d’aviation, il côtoie des officiers français défaitistes. Puis, c’est la débâcle, la défaite et son retour à Paris. Il entre alors immédiatement dans la Résistance et contribue clandestinement à reconstruire le Par- ti communiste dans le 13e arrondissement. La répression est terrible. De nombreux dirigeants sont déportés, assassinés. Très rapidement, ses camarades lui confient des responsa- bilités. Il devient l’un des responsables du Front national et participe activement à la Résistance dans les milieux enseignants et intellectu- els. A la Libération, il devient permanent du Parti et le reste jusqu’à sa mort en 1986. Il est membre du Comité central, élu au conseil de Paris de 1947 à 1983 et dirigeant du CDLP (Centre de diffusion du livre et de la presse) chargé de la diffusion des publications du Parti commu- niste. À ce CDLP s’était ajouté Le Club des amis du livre progressiste qui avait une activité d’édition importante. Durant toute cette période, il côtoie des personnalités exception- nelles, certaines illustres, d’autres moins connues dont il fait ici des portraits très attachants et émouvants. Sa vie est marquée par son goût de la liberté, de la culture, de la justice sociale et de l’émancipation des peuples. Nulles critiques dans ce récit sur les réactions aux divers événe- ments de notre histoire qui ont jalonné sa vie, qui ont suscité débats et controverses chez les communistes et ailleurs. Mais la conception du Parti qui était la sienne l’a empêché, sans doute, de les exprimer pub- liquement. Cet entretien avec Claude Willard transmet un témoignage de ce que pouvait être un communiste du XXème siècle, il est passion- nant.

Georges, Daniel et Jean-François VOGUET

3 Interview d’André Voguet* (commencée le 27 avril 1984) par Claude Willard**

Claude Willard (CW) : Question rituelle de départ : quelles sont tes origines familiales ?

André Voguet (AV) : Je suis né le 31 mars 1913 à Chaumont dans la Haute-Marne. C’est une ville moyenne sans grande notoriété mais avec beaucoup de souvenirs historiques (elle est notamment située à 20 km de Colombey-les-Deux-Églises – où est enterré de Gaulle – et à moins de 100 km de Domrémy-la-Pucelle – où est née Jeanne d’Arc). Préfecture du département, c’est une ville administrative : peu d’industrie. Cependant, elle fut longtemps le siège d’un important dépôt de chemin de fer qui a été supprimé il y a une vingtaine d’années. J’ai beaucoup de parents qui ont été des cheminots. Mes origines sont populaires, en partie rurales, mes grands-parents paternels étaient des paysans sans terre. La légende familiale veut qu’ils aient envisagé d’émigrer aux États-Unis. Mais ils se sont arrêtés à Chaumont où mon grand-père, à 30 ans passés, s’est engagé comme manœuvre, au dépôt de chemin de fer. Il y est resté toute sa vie. Ma grand-mère était aussi une paysanne. Une particularité : elle était guérisseuse (elle soignait les bêtes), elle lisait dans les cartes, dans les lignes de la main et le marc de café. Elle avait atteint la situation, quasi statutaire à l’époque, de sorcière du village. Ne l’imagine pas pour autant, le moins du monde, démoniaque. C’était une très brave femme, vivante, très rieuse. Son mari qui l’adorait n’élevait jamais la voix, sauf quand il avait bu un petit coup de trop ce qui était assez rare et semblait plutôt amuser ma grand-mère. Le couple avait eu cinq enfants dont le petit dernier était mon père, probablement le chouchou de la famille. Il est le seul à avoir décroché son certificat d’étude. Il est rentré tout de suite en apprentissage et est devenu ouvrier : plombier-couvreur. Mon grand-père maternel que j’ai beaucoup moins connu était un ouvrier très qualifié, ébéniste-modeleur, qui s’était installé à Laferté-

* VOGUET André, Paul, Abel (1913-1986) : instituteur ; militant syndicaliste SNI ; mili- tant communiste – il adhéra au Parti communiste en octobre 1937 ; résistant responsa- ble de la diffusion clandestine de matériel pour les enseignants et les intellectuels ; membre du comité central du Parti communiste (1950-1964) ; conseiller municipal de Paris 13e. arr. (1947-1983). Il se maria avec Lucie Jouanneau (voir Voguet Lucie dite « Lucette » (1912-1960), LE MAITRON, par Jacques Girault) et eut trois garçons : Georges (né en 1940), Daniel (né en 1945) et Jean-François (né en 1949). (LE MAITRON, notice par Jacques Girault et Claude Pennetier https://maitron.fr/spip.php?article177385.) ** WILLARD Claude (1922-2017) : historien du mouvement ouvrier français et du Parti communiste ; syndicaliste SNES et SNESup ; communiste – il adhéra au Parti communiste en 1944 ; résistant d’abord dans l’appareil technique du mouvement des intellectuels dont André Voguet était le responsable. (LE MAITRON, notice par Annie Burger-Roussennac https://maitron.fr/spip.php?article183320). Il a collecté les témoignages de nombreux militants communistes aux responsabilités diverses afin de constituer des archives orales du communisme français. C’est dans le cadre de cette enquête qu’il fit cet interview d’André Voguet.

4 sur-Aube (à 30 km de Chaumont). Là, il avait épousé la fille d’un petit vigneron que le phylloxéra a ruiné. Le couple a eu cinq enfants. Mais à la naissance de la dernière, le grand-père a déserté le foyer et s’est installé à Troyes, laissant femme et enfants dans les difficultés, voire la misère noire. Dès l’âge de 14 ans, les filles ont été « placées » en ville : c’est ainsi que ma mère fut bonne à tout faire dans plusieurs familles bourgeoises. Tour à tour chez un pharmacien de Troyes, puis chez l’inspecteur d’académie de Chaumont, et chez le directeur du quotidien régional Le Petit Champenois. Elle a fait la connaissance de mon père au mariage d’une de ses collègues avec qui elle avait servi toute jeunette comme « fille de salle » (agent hospitalier) à l’hôpital de Chaumont géré par les bonnes sœurs. Ils se sont mariés en 1912.

CV : T’ont-ils marqué idéologiquement ?

AV : Certainement, quoique au début de leur mariage, je ne pense pas que leurs idées politiques aient été bien précises. Beaucoup plus tard, mon père qui contait volontiers, notamment à ses petits-enfants, les souvenirs de sa vie, évoquait parfois un voyage qu’avait fait Louise Michel à Chaumont – elle était née à Vroncourt-la-Côte dans la Haute- Marne. Elle devait être très âgée et mon père très jeune. L’événement l’avait frappé, notamment la manifestation, inhabituelle à Chaumont, pour l’accueil à la gare de Louise Michel. Mais il n’était pas pour autant devenu socialiste ni anarchiste. C’est à l’école des frères qu’il a fait sa scolarité. Il était aussi enfant de chœur – à demi permanent – et servait la messe tous les matins pour une modeste rétribution. Il était sorti de tout cela très anticlérical. Ma mère l’était au moins autant, avec un contenu de révolte contre la gestion patronale que les bonnes sœurs exerçaient à l’hôpital de Chaumont. Il n’y avait donc à peu près aucune référence religieuse à la maison. Cependant, la guerre 14-18 a bouleversé la famille. Mon père n’avait pas terminé son temps légal de service militaire quand elle a éclaté. Il est donc parti séance tenante et tambour battant dès le début, comme soldat d’infanterie : pousse-caillou et chair à canon ! C’était un homme habile de ses mains et de son corps, champion de gymnastique de la Haute-Marne. Héros modeste comme tant d’autres, il n’avait pas un souvenir horrible de cette épreuve dont il se plaisait à raconter des anecdotes qui passionnaient mes garçons. Il l’avait cependant vécue intensément sous tous ses aspects. Dans son corps d’abord. Il a été blessé une première fois en 1915 – ma sœur est le fruit de sa convalescence. Puis plus gravement en mars 1916 : la gangrène. Il a fallu l’amputer d’une jambe, il avait 25 ans ! Cependant, il me semble que ma mère a été moralement beaucoup plus éprouvée. Elle était seule avec un enfant, puis deux. Elle ne se faisait aucune illusion sur le danger que courait mon père. Dans son village, à Laferté-sur-Aube, il est, en moyenne, tombé un

5 soldat par mois pendant la guerre. Il n’y avait pas 500 habitants à Laferté et chaque nouvelle funeste était connue de tous. Ma mère redoutait le pire pour mon père tout au long des jours. Quand la nouvelle de son amputation est arrivée, ma grand-mère se lamentait et poussait des cris pendant que ma mère fondait de bonheur. Cette fois, il était sauvé, il ne pourrait plus repartir. Cependant, de retour à Chaumont, plus question de reprendre son métier de couvreur. Il a travaillé un moment comme tourneur dans une usine d’armement. Mais il était trop faible et s’est mis à cracher le sang. Ma mère, inquiète, l’a décidé à demander un « emploi réservé ». Au début de 1918, ils ont été nommés au lycée Victor-Hugo, rue de Sévigné à Paris, dans le Marais : lui concierge, elle aide-concierge. Tout a changé ! … J’ai alors cinq ans et je les rejoins au début de l’été. Je suis ébloui par le luxe de leur logement, cependant fort modeste. J’admire l’armoire à glace, le parquet ciré, les persiennes métalliques qui filtrent les rais de soleil. Tout est propre et brillant. Ma mère aussi était contente. La situation nouvelle lui apportait la sécurité et la tranquillité qui lui avaient tellement manqué. Ce fut beaucoup plus difficile pour mon père. Son métier lui manquait. Il s’ennuyait. À l’époque, les agents de lycée n’étaient pas des fonctionnaires. Ils étaient souvent traités comme des « gens de maison » par la directrice, l’économe, les professeurs et même les élèves. Mon père le supportait mal. Quand quelqu’un voulait faire venir ma mère et l’appelait par son prénom, Jeanne, mon père interrogeait sans aménité : « Vous voulez parler à madame Voguet ? » À la directrice qui lui suggérait de mettre ses médailles sur son veston et de se tenir ainsi décoré à la porte du lycée, il répondit brutalement : « Madame la directrice, mes médailles, vous pouvez les mettre où je pense ! » La guerre avait orienté ses opinions. Pendant les années 20, il lisait L’Humanité qu’il abandonna par la suite. Il ne comprenait pas la politique du Parti qui lui paraissait déraisonnable et sectaire. Mais il s’intéressait à la politique, lisait L’Œuvre de Gustave Téry1 et m’emmenait assister, dans les préaux d’écoles, à des réunions électorales qui m’intéressaient beaucoup. Tout cela n’a pas été sans conséquences pour moi. Sans être engagés politiquement, mes parents étaient tous deux comme on dit « de gauche » avec un sentiment de classe. Ils ont suivi avec sympathie la lutte antifasciste, n’ont jamais eu la moindre tendresse pour Pétain. Ils ont adhéré au Parti après la Deuxième Guerre mondiale et la cellule communiste de Laferté-sur-Aube porte le nom de mon père.

CW : Tes études ?

AV : Sans histoires. Je fréquente l’école maternelle puis l’école 1 TERY Gustave (1871-1928) est un journaliste français. Il est le fondateur du journal L’Œuvre, journal libéral de gauche (LE MAITRON. Dictionnaire biographique Mouvement ouvrier Mouvement social, notice TÉRY Simone par Nicole Racine, Anne Mathieu, https://maitron.fr/spip.php?article132213).

6 élémentaire de la rue de Turenne, à l’emplacement de l’ancien hôtel de mademoiselle de la Vallière, à deux pas de la place des Vosges. Il y a beaucoup d’enfants juifs dans ma classe, émigrés d’Europe centrale et même de Turquie, parmi lesquels je compte quelques-uns de mes camarades les plus proches. Je suis plutôt bon élève encore qu’assez irrégulier. J’ai mon certificat d’étude en 1925. La même année, je réussis au concours « des bourses d’entretien » qui ouvre la porte des lycées (alors payants). Mais mon père hésite à m’y envoyer : « Passe ton brevet élémentaire, on verra après. » Il y a une classe de préapprentissage dans l’école. J’y perds mon temps pendant un an, mais je réussis le concours d’entrée à l’école primaire supérieure de la rue de Turbigo qui est devenue depuis le lycée Turgot. Là, pas de problème aigu, sinon que je m’y ennuie pas mal. À la fin de la troisième année, je me présente au concours d’entrée de l’Ecole normale d’Instituteur de la Seine. Je ne suis qu’admissible. Mais j’ai mon brevet élémentaire et le brevet de fin d’études primaires supérieures. Je prépare alors le bac première partie, à Turgot, puis philo, au collège Chaptal. J’ai été tenté de poursuivre mes études dans une des classes supérieures qui existaient à Chaptal. Mais mes parents avaient déjà fait beaucoup. Ça suffisait. Je devais gagner ma vie et je suis devenu instituteur.

CW : Lis-tu beaucoup ?

AV : Oui, enfant, je dévore déjà tout ce qui me tombe dans les mains.

CW : Comment devient-on instituteur ?

AV : À l’époque c’était très facile. Il suffisait d’avoir son bac et de demander une place de suppléant éventuel pour remplacer les maîtres absents. On n’exigeait aucune formation particulière. J’ai été, à la vérité, un suppléant quelque peu privilégié. Le proviseur du lycée Montaigne où mes parents avaient été nommés après Victor- Hugo s’intéressait à moi – un fils de concierge bachelier, c’était encore une espèce assez rare ! Il m’avait recommandé à l’inspecteur primaire de la circonscription – il y avait des classes élémentaires payantes dans les lycées en ce temps-là. J’ai eu tout de suite un poste à l’année, à Puteaux, tout près de l’actuelle Défense ; cinquante élèves dans un cours moyen, le bagne ! Pour moi-même et aussi, sans doute, pour les enfants. Mais je m’en tire à peu près. L’année suivante, je suis nommé à Nanterre dans une école pauvre d’un quartier misérable, La Folie, qui s’étend pour partie sur un terrain vague où campe une espèce de bidonville. Je suis chargé du cours préparatoire et je dois donc apprendre à lire, sans formation pédagogique, à une quarantaine d’enfants dont bon nombre appartiennent à des familles d’immigrés, très pauvres, parfois

7 marginales, qui vivent dans les baraques du bidonville. Ce sont par ailleurs des enfants, presque encore des bébés, très gentils, affectueux, craintifs. L’étonnant, pour moi-même en premier lieu, est qu’ils savaient à peu près tous lire à la fin de l’année ! Je passe la même année l’examen écrit, puis l’inspection spéciale du certificat d’aptitudes pédagogiques et je suis nommé stagiaire, puis bientôt instituteur titulaire. Durant cette période, je m’étais inscrit à la faculté de droit du Panthéon, et j’avais réussi les examens des deux premières années de licence ; je suis donc bachelier en droit. En octobre 1934, je suis nommé à Vanves et chargé du cours élémentaire 2e année. Du bagne, je passe au paradis ! Les enfants sont adorables : on s’aime !… Je me dis que ça ne va pas durer. Eh bien ça dure ! J’ai sans doute acquis (sur le dos des gosses) les éléments techniques élémentaires du métier : la pose de la voix, la patience, le dosage raisonnable des efforts demandés. Du coup je ne prends pas mes inscriptions pour la 3e année de licence. Le métier me plait. Je suis titulaire… Surtout, je commence à me passionner pour la lutte politique qui m’intéresse beaucoup plus que le droit.

CW : Comment viens-tu à la politique ?

AV : Comme pour beaucoup d’autres de ma génération, la date de février 1934 a été déterminante. Le soir du 9 février, le fils d’un agent du lycée vient me chercher pour manifester à l’appel du Parti communiste. J’ai réservé ma soirée pour travailler mon droit et je ne le suis pas. Les nouvelles de la nuit (six morts !) me donnent des remords et je me rends à la manifestation du 12 février place de la Nation2. Je suis stupéfait au spectacle d’une foule immense parcourue par un puissant courant unitaire. Je me lance dans le courant, participe à des réunions, des défilés, des manifestations. J’appuie l’unité syndicale des instituteurs, le pacte d’unité d’action puis le Front populaire. J’approuve chaleureusement l’action du Parti communiste, les appels de à l’union du peuple de France… Cependant, je ne suis pas encore communiste. Un de mes plus proches amis me parle de la franc-maçonnerie et nous entrons tous deux, sans plus ample information, un peu par curiosité, à la Grande Loge de France. Je ne suis pas transporté par ce que j’y trouve. La cérémonie d’initiation me paraît un peu ridicule : les discussions dans la loge assez formelles.

2 Le 6 février 1934 a lieu une émeute fasciste à laquelle les gauches, alors divisées, vont riposter de manière unitaire. Le 9 février, le Parti communiste appelle à la mobilisation. La manifestation est violemment réprimée et est présentée par la suite comme une « journée rouge », souvenir de la Commune. La journée du 12 est considérée comme la matrice d’un antifascisme unitaire des gauches (Archives du communisme, ANR Paprika, Vincent Chambarlhac, « Le 9 février 1934, journée rouge, journée sans lendemain ? » https://anrpaprika.hypotheses.org/1679)

8 L’un des « frères » qui est un militant socialiste cherche à m’attirer vers son parti. Il m’invite à dîner avec Jean-Baptiste Séverac, un des dirigeants du PS. C’est un homme vieilli qui me paraît assez pontifiant et très antisoviétique. Or l’URSS, c’était pour moi, à l’époque, la révolution triomphante face à la social-démocratie traître à ses engagements : Le Cuirassé Potemkine, Tchapaïev3, Makarenko4 ! … Je m’accroche assez sévèrement avec lui et je crois que je lui fais de la peine. Mais mon chemin est déjà tracé… Dans mon école, à Vanves, je suis catalogué comme sympathisant communiste. Le fils d’un de mes collègues, membre des JC5, me demande, bien que je ne sois pas communiste, de venir faire une conférence aux JC de son lycée sur le Staline de Barbusse6. Mais à cette réunion, descente de dirigeants de la JC et de la section du Parti qui cherchent à m’embarrasser. « Qu’est-ce que je pense des 21 conditions ? »7 Je n’en ai jamais entendu parler… Je ne prends pas cet épisode au tragique. Ensuite c’est le service militaire. Mobilisé à Metz en octobre 1936, je me porte volontaire pour être élève officier de réserve. Admis à l’examen probatoire, je pars au camp d’Avord où se trouve un centre de formation et j’en sors pour être démobilisé en octobre 1937 comme sous-lieutenant (breveté observateur militaire en avions). Au cours de cette année-là, les événements politiques se sont accélérés, avec notamment la non-intervention en Espagne qui laisse le champ libre à l’intervention de Hitler et Mussolini. Il m’apparaît que le Front populaire est menacé et, plus que jamais, le Parti communiste me semble s’affirmer comme le plus ardent partisan de l’unité de lutte contre le fascisme. Ma décision est prise. J’envoie ma démission au vénérable de la loge maçonnique et j’adhère au Parti communiste. Dans le même temps, je suis nommé instituteur dans le 13e arrondissement de Paris, rue Vulpian. Je ne connaissais pas du tout le 13e. J’y habite encore aujourd’hui et j’en ai été l’élu à l’Hôtel-de-Ville de Paris pendant trente-six ans (de 1947 à 1983).

3 Le Cuirassé Potemkine et Tchapaïev : deux films soviétiques très populaires, le premier sur la révolte des marins à Odessa en 1905, le second sur un épisode de la guerre civile russe qui raconte les combats de l’Armée rouge contre les Blancs. 4 A.S. Makarenko (m. 1939) : Pédagogue soviétique qui a fondé des maisons coopératives ou « colonies » pour les bezprizorni « enfants abandonnés, vagabonds ». Il raconte son expérience au sein de la colonie Gorki dans un roman intitulé Le Poème pédagogique paru en 1935. 5 Jeunesses communistes. 6 Henri Barbusse, Staline, un monde nouveau vu à travers un homme, Flammarion, 1936. 7 Il s’agit des 21 conditions à l’adhésion au Kominterm, l’Internationale communiste fondée par Lénine, qui doit contrôler et subordonner à son autorité tous les partis communistes européens. Lors de son XVIIème Congrès à Tours en décembre 1920, la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) se divise entre une tendance majoritaire emmenée par Marcel Cachin et Louis-Oscar Frossard, qui crée le SFIC, futur Parti communiste, et une minoritaire, représentée par Léon Blum, qui refuse les 21 conditions et maintient le socialisme au sein d’une SFIO largement amputée.

9 CW : Peux-tu évoquer ce 13e à l’époque du Front populaire ?

AV : C’est essentiellement un arrondissement populaire avec une forte proportion d’ouvriers. De grandes usines métallurgiques, Panhard, Delahaye, Gnome-et-Rhône, l’AOIP [Association des ouvriers en instruments de précision], la raffinerie de sucre Say, beaucoup d’ateliers et de petites et moyennes entreprises. Tout cela a presque entièrement disparu maintenant. Le Front populaire change l’atmosphère dans les usines, donne plus de force aux travailleurs, à leur organisation syndicale (la CGT réunifiée), au Parti communiste. Il y a en 35-36 un afflux d’adhésions au Parti qui rend possible la création d’une section pour l’arrondissement à la place de l’ancien « rayon » qui comprenait les 13e et 5e arrondissements. La Barricade, le journal local du Parti fondé par Pierre Sémard en 1932 devient début 37, La Vie du 13e. L’arrondissement a trois élus communistes : André Marty, député8, Lucien Monjauvis9 et René Le Gall10, conseillers municipaux de Paris et conseillers généraux de la Seine. Cependant, la structure de l’arrondissement change peu. Certes on y trouve déjà, comme maintenant, de grandes avenues et deux lignes de métro. Mais la modernisation urbaine n’a pas atteint tous les quartiers, loin s’en faut. Il y a encore beaucoup d’îlots insalubres (à la Glacière, rue Nationale…) où règne la tuberculose. Le quartier de la Gare, le plus pauvre, n’a pas un aspect très gai. Beaucoup de maisons vétustes – on y trouve la cité Jeanne d’Arc, siège le 1er mai 1934 d’une émeute locale avec des barricades dressées rue Nationale qui firent face toute la nuit à des forces de police considérables et très agressives. Dans cette circonscription, André Marty est élu député au premier tour des élections législatives de 1936 avec 60 % des suffrages. C’est le coin le plus ouvrier de l’arrondissement, avec beaucoup de travailleurs du bâtiment, des terrassiers. On pourrait croire, à le parcourir, vivre dans certains îlots du début du siècle. Il y persiste une vie locale très active, originale, comme dans un grand village très populaire coupé du reste de la capitale.

CW : Quand et comment adhères-tu au Parti communiste ?

8 MARTY André (1886-1956) élu au comité central (1925) puis au bureau politique (1931) du Parti communiste ; député (1924-1955) (LE MAITRON, notice MARTY André, Pierre par Jean Maitron, Claude Pennetier, https://maitron.fr/spip. php?article24200) 9 MONJAUVIS Lucien dit « Montgeau » (1904-1986), député du 13e arr. de Paris (1932-1936) (LE MAITRON, notice MONJAUVIS Lucien par Claude Pennetier https:// maitron.fr/spip.php?article122751). 10 LE GALL René (1899-1942). Conseiller municipal communiste de Paris (13e arr.) élu en 1935. Arrêté en novembre 1939 alors qu’il dirigeait un centre clandestin d’impression du Parti communiste, il est déchu de son mandat municipal en janvier 1940. Il est fusillé comme otage le 7 mars 1942. (LE MAITRON, notice LE GALL René par Claude Pennetier https://maitron.fr/spip.php?article76208).

10 AV : En octobre 1937. Fort simplement. J’ai un ami, nommé Pokorski qui est communiste et lui aussi instituteur rue Vulpian. Je lui remets mon adhésion et très vite je suis affecté dans une cellule locale du quartier Croulebarbe.

CW : Peux-tu évoquer les militants que tu côtoies dans le 13e ?

AV : D’abord la belle figure de René Le Gall. Ce Breton venu travailler dans le bâtiment à Paris, a, dans son visage assez massif de très beaux yeux au regard intense. Il a une grande expérience syndicale, au syndicat CGTU puis CGT du bâtiment11 ; c’est un homme aux multiples qualités : courageux, travailleur, scrupuleux, à la fois réfléchi et passionné, alliant conscience de classe et compréhension politique, cherchant sans cesse à se cultiver – sur son bureau une grammaire élémentaire qu’il consulte fréquemment. Élu conseiller municipal du quartier Croulebarbe, il est porté à la vice- présidence du Conseil général de la Seine. Ce militant exemplaire, toujours à la tâche, assume en outre de graves difficultés personnelles (une femme malade nerveusement). Arrêté au début de l’année 40, René Le Gall fut livré aux Allemands par Pétain. Emprisonné à Clairvaux, près de Laferté-sur-Aube où habitent mes parents, j’ai de ses nouvelles par des gardiens de prison que je connais. L’un d’entre eux avec qui je suis un peu cousin, Fernand Cavillat, lui fait passer du tabac. On évoque des plans d’évasion… Dans la dernière lettre qu’il m’a fait parvenir quinze jours avant son exécution, la tristesse de son destin qui lui paraît inévitable, pèse lourdement. Mais il s’affirme prêt à l’assumer sans la moindre tentation de reniement. J’ai su qu’il a affronté la mort avec un grand courage. J’ai beaucoup moins connu à l’époque, les deux autres élus. André Marty qui n’est pas souvent dans le 13e, partage alors son temps entre l’Espagne et Moscou. Je le vois cependant à la commémoration organisée dans le 13e pour le cent-cinquantième anniversaire de 1789. À cette époque, je ne fréquente guère non plus Lucien Monjauvis, conseiller municipal du quartier de la Gare. J’ai aussi connu quelques intellectuels : Henri Mougin12, philosophe très savant et poète émouvant, charmant garçon par ailleurs, d’une grande courtoisie. Il est mort trop tôt, peu d’années après la guerre. Le compositeur Louis Durey13, l’aîné du groupe des Six et secrétaire

11 La Confédération générale du travail unitaire est une organisation syndicale née en 1922 de la scission des éléments anarcho-syndicalistes de la CGT. Elle est réunifiée à la CGT en 1936. 12 MOUGIN Henri Pseudonyme : BARTOLI Jacques (1912-1946). Philosophe, membre du Parti communiste. (LE MAITRON, notice MOUGIN Henri par Nicole Racine https:// maitron.fr/spip.php?article123320). 13 DUREY Louis (1888-1979). Musicien, compositeur, militant communiste. Il fut l’aîné, mais le moins connu, du groupe des Six (Arthur Honegger, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Georges Auric et Germaine Tailleferre), rassemblés autour de Jean Cocteau. Il adhéra au Parti communiste en 1936 et la même année à la Fédération musicale populaire dont il fut un des dirigeants dès 1937, le secrétaire en 1953 et qu’il présida, de 1956 à sa mort en 1979 (LE MAITRON, notice DUREY Louis, Edmond

11 général de la Fédération musicale populaire, Marcel Cornu14 qui réside toujours rue Croulebarbe, Vladimir Frołow15, un chercheur scientifique que je devais retrouver pendant la guerre et quelques instituteurs parmi lesquels Jean Ferrandi16 qui fut tué pendant la Libération de Paris, Pierre Morlet17, … Je dois noter d’ailleurs que le mouvement intellectuel antifasciste, très fort à l’époque, a tenu une place importante pour moi. Je ne rate pas une séance du Congrès des écrivains à la Mutualité et j’admire de loin Aragon dont Les Beaux Quartiers me passionnent, André Malraux, Jean Guehenno, etc. Naturellement j’ai lu Le Feu de Henri Barbusse, dévoré Jean-Christophe de Romain Rolland. Je suis un lecteur fidèle de l’hebdomadaire Vendredi18, de la revue Commune et je m’abonne séance tenante à la revue La Pensée qui n’aura qu’un seul numéro en 1939.

CW : C’est aussi le moment où tu te maries ?

AV : En 1938. Ma femme19 est elle aussi institutrice, mais c’est une institutrice authentique ; sortie de l’Ecole Normale du boulevard des Batignolles ! par Claude Pennetier https://maitron.fr/spip.php?article23495). La musique du groupe des Six représente une réaction contre le wagnérisme et l’impressionnisme debussyste. 14 CORNU Marcel (1909-2001). Professeur agrégé, militant et journaliste communiste, syndicaliste (SPES : syndicat des personnels de l’enseignement secondaire, SNES). (LE MAITRON, notice CORNU Marcel, Georges, Louis par Alain Dalançon https://maitron. fr/spip.php?article20668). 15 FROLOW Vladimir (1890-1973). Né à Saint-Pétersbourg et naturalisé français en 1928. Ingénieur hydrologue, chercheur en hydrologie à la faculté des sciences de Paris, militant communiste, résistant. Il fit partie du groupe de L’Université libre et milita au Front national universitaire. (LE MAITRON notice FROLOW Vladimir par Michel Pinault https://maitron.fr/spip.php?article50531.) 16 FERRANDI Jean-Dominique (1904-1944). Instituteur, syndicaliste, militant communiste et résistant. Au début de l’année 1944, il demanda son affectation aux Francs-tireurs et partisans français. Chargé de l’instruction de l’encadrement des FTPF, il fit partie du Comité parisien de Libération. Lieutenant d’État-major de la commission générale, transport et ravitaillement, affecté dans le quartier des Halles (bataillon Bara), il devint un des responsables du ravitaillement de Paris. Pour préparer l’insurrection dont il fut le responsable dans le quartier, il organisa des milices patriotiques. Blessé sur une barricade, le 25 août, il décéda le lendemain à l’Hôtel-Dieu. (LE MAITRON, notice FERRANDI Jean-Dominique par Jacques Girault https://maitron.fr/spip.php?article50022). 17 MORLET Pierre Célestin, dit « Magloire » (1913-2001). Instituteur, militant syndicaliste (SNI – Syndicat national des instituteurs), militant communiste. (LE MAITRON, notice MORLET Pierre par Jacques Girault, https://maitron.fr/spip. php?article146364). 18 « Le Front populaire fut soutenu par de nombreux hebdomadaires de gauche, notamment Marianne d’Emmanuel Berl, mais Vendredi qui parut de 1935 à 1938, sous la triple direction d’André Chamson, Jean Guéhenno et Andrée Viollis, reste un cas unique dans l’histoire de l’édition car il naquit avec et pour cette période politique » Micheline Cellier-Gelly, « André Chamson et Vendredi, l’hebdomadaire du Front populaire », Revues modernistes, revues engagées, Rennes, PUR, 2011, p. 95. 19 JOUANNEAU VOGUET Lucette (1912-1960). Institutrice à Paris ; militante du SNI ; militante communiste ; résistante (LE MAITRON, notice VOGUET Lucie (dite “Lucette“) [née JOUANNEAU Lucie] par Jacques Girault, https://maitron.fr/spip. php?article180677).

12 Son père, ouvrier agricole du Loiret, trouve après son service militaire du travail à Paris comme conducteur de fiacre à la Compagnie des chemins de fer de Paris-Lyon-Marseille. Sa mère, déjà assez âgée, petite et toute ridée avec de beaux yeux clairs, est une femme intelligente, anticléricale elle aussi, patriote et républicaine comme on devait l’être au temps de la Commune de Paris. Elle soutint notre action sans réserve pendant la guerre et il m’est arrivé de lui donner des missions de liaison qu’elle accomplit avec beaucoup de sang froid. Sans profession, elle avait un peu le sentiment d’avoir gâché sa vie et elle conduisit fermement sa fille vers un métier qualifié. J’ai connu celle-ci aux sports d’hiver lors d’un séjour organisé par Le Manuel général des instituteurs et institutrices. Nous sommes un peu de la même famille : chez elle comme chez moi, pas de religion et le sentiment de dignité s’allie à une défiance vigilante à l’encontre des pouvoirs constitués ainsi qu’au refus de l’inégalité sociale. Nous nous lançons à fond dans l’action antifasciste et elle adhère au Parti à la même époque que moi.

CW : Quelle est alors ton activité militante ?

AV : Le Gall qui suit de très près les problèmes de « son » quartier ne tarde pas à me mettre la main dessus. Outre mes tâches à la cellule, je suis bombardé « responsable du quartier Croulebarbe ». Ce qui me vaut une histoire à la conférence de section où la Fédération de Paris est représentée par Gaston Auguet20. La direction fédérale est en effet hostile à la création d’une structure de responsables de quartiers qui ne sont pas élus et peuvent faire écran entre la fédération, les sections et les cellules. Je débarque donc tout enfariné à la conférence de section où je dois intervenir au nom du quartier. Au dernier moment, Le Gall me demande d’intervenir au nom de ma cellule. Je me fais engueuler par Auguet qui n’est pas dupe. Je n’en fais pas un drame : j’ai décelé – un peu tardivement – le différend Auguet-Le Gall, réglé sur mon dos, et je donne vite raison à Auguet. À l’initiative de René Le Gall, nous créons le patronage laïque de Croulebarbe. Président : Le Gall ; vice-présidents, deux avocats : Charles Lederman21 et Léon Goldenberg22 (connu aujourd’hui sous son 20 AUGUET Gaston (1904-1986). Membre du comité central du Parti communiste (1937-1959) ; conseiller municipal de Paris (1935-1940 et 1945-1947). (LE MAITRON, notice AUGUET Gaston, Marcel par Claude Pennetier https://maitron.fr/spip. php?article10471). 21 LEDERMAN Charles (1913-1998). Avocat, conseiller général de la Seine, conseiller municipal de Maisons-Alfort (1983-1998), sénateur du Val-de-Marne (1977-1995). (LE MAITRON, notice LEDERMAN Charles, Jehoszna par Frédérick Genevée https:// maitron.fr/spip.php?article75050). 22 HAMON Léon [né GOLDENBERG Léon] (1908-1993). Avocat au Barreau de Paris, professeur à l’Université de Paris I, engagé dans la Résistance, conseiller municipal de Paris puis de Malakoff, conseiller général de la Seine, conseiller de la République (1946-48) puis sénateur (1948-58) de la Seine, député de l’Essonne (1968-69), secrétaire d’Etat (1969-72). (LE MAITRON, notice HAMON Léo par Jean Maitron https://maitron.fr/spip.php?article24671).

13 pseudonyme de résistance, Léo Hamon). Je suis moi-même secrétaire avec Pokorski23 et tout repose sur nos épaules : un travail lourd. Plus de repos le jeudi ni le dimanche matin. Nous trimbalons dans les bois ou pour des visites « culturelles » une centaine d’enfants. Une fois, nous visitons les établissements Byrrh24 ; un buffet nous est offert, d’où les gamins sortent éméchés. Heureusement, une bonne marche à travers le bois de Vincennes permet de dissiper les vapeurs d’alcool. Je milite au syndicat, notamment dans le groupe des jeunes de la section de la Seine du SNI [Syndicat national des instituteurs], groupe animé par de jeunes instituteurs et institutrices communistes (parmi lesquels Jean et Geneviève Roulon25, Jean Grador26). Ils organisent des conférences et des sorties à la campagne. Je suis par ailleurs membre du bureau de la sous-section du SNI du 13e arrondissement. Je vois des dirigeants du SNI saboter la grève du 30 novembre 193827. L’un des dirigeants de la section de la Seine, Roger Hagnauer, incite les instituteurs qui le rencontrent au siège de la section départementale, dans la soirée du 29 novembre, à ne pas faire grève le lendemain. C’est un munichois28 notoire et, depuis 1937, sous la bannière du pacifisme, déferle dans le SNI une forte lame

23 POKORSKI. Instituteur, responsable de l’éducation à la section communiste du 13e arr., syndicaliste CGT. (LE MAITRON, notice POKORSKI https://maitron.fr/spip. php?article126796). 24 Producteur d’un vin aromatisé avec des plantes et tonifié avec des écorces de quinquina. Cet apéritif fut commercialisé comme un « Vin tonique et hygiénique au quinquina ». 25 ROULON Geneviève [née TRIOREAU] (1914-2013). Institutrice puis professeur de collège d’enseignement général (CEG) à Paris, militante syndicaliste et militante communiste. En 1940, elle participa à la rédaction du Manifeste du comité central du Parti communiste aux instituteurs de France, diffusé au début de 1941 et fut chargée de la diffusion chez les enseignants de publications clandestines et syndicales (L’Université libre, L’École laïque, La Pensée libre). (LE MAITRON, notice ROULON Geneviève par Jacques Girault https://maitron.fr/spip.php?article158387). ROULON Jean (1910-1979). Instituteur, militant syndicaliste, militant communiste. Il se maria uniquement civilement avec Geneviève Trioreau. Il participa également à la rédaction du Manifeste des instituteurs et collabora à L’Université libre et à L’École laïque. (LE MAITRON notice ROULON Jean par Jacques Girault https://maitron.fr/spip. php?article129833). 26 GRADOR Jean (1907-2001). Instituteur, militant syndicaliste, militant communiste dans la Seine. (LE MAITRON, notice GRADOR Jean, Raymond par Jacques Girault https://maitron.fr/spip.php?article49911). 27 Edouard Daladier prend des mesures d’« assouplissement » des 40 heures qui, selon le patronat, entraveraient la reprise économique. Des grèves défensives se multiplient. En novembre sont publiés des décrets-lois qui constituent un changement radical d’orientation de la politique économique et financière (limitation des dépenses dans les services publics, majorations des impôts de consommation, emprunts pour favoriser les investissements dans le secteur privé…). Un mouvement de grève avec occupation d’usines éclate. La grève générale est votée à la CGT. La grève du 30 novembre est bien suivie mais la répression est violente (peines sévères de prison retraits de mandats de dirigeants CGT, sanctions, mises à pieds…). Guy Bourdet, « La grève du 30 novembre 1938 », Le Mouvement social, 55 (1966). 28 Le terme de « munichois » désigne les partisans des accords de Munich du 29- 30 septembre 1938 au cours desquels l’Angleterre, la France et l’Italie acceptent la cession à l’Allemagne du territoire des Sudètes (Sudetenland) exigée par Hitler. Voir Michel Winock, « L’esprit de Munich », Le XXe siècle idéologique et politique, 2013.

14 anticommuniste. Le climat y est tendu. Au dernier congrès du SNI, les 18-20 juillet 1939, à Montrouge (auquel j’ai assisté sans être délégué), les antimunichois ont grand-peine à s’exprimer. J’ai aussi à cette époque donné un petit coup de main à l’ITE (Internationale des travailleurs de l’enseignement) où j’ai fait la connaissance de mon ami Georges Fournial29 que nous appelions Georges Le Beau, tandis que Georges Cogniot30 était Georges Legros. Le Beau et Legros étaient alors les deux patrons indiscutés des instituteurs communistes.

CW : Tes souvenirs sur Munich ?

AV : L’opinion publique est sans nul doute munichoise. Et pendant quelque temps, le Parti est très isolé. Je suis dans l’autobus quand la nouvelle parvient et un mouvement de joie secoue tous les passagers. Il ne fait pas bon s’y opposer. Mais l’inquiétude sur les conséquences de Munich ne tarde pas à peser. Dans le 13e, très ouvrier il est vrai, aucune attitude agressive à notre égard, ni chez les instituteurs, ni dans la population. Le Gall est partout et je l’accompagne souvent. Un soir, comme nous collons des affiches, cinq fascistes nous menacent. Le Gall avec une vigueur tranquille, les engueule et ils finissent par s’en aller.

CW: Comment reçois-tu le pacte germano-soviétique31 ?

AV : Je suis en vacances, avec ma femme, chez mes parents, à Laferté- sur-Aube. Sur le coup, je n’y crois pas. Je vais voir Florimond Bonte32, en vacances dans un village proche. Mais il est déjà retourné à Paris

29 FOURNIAL Georges (1905-1994). Instituteur puis journaliste, militant syndicaliste du SNI, titulaire au comité exécutif de l’ITE, puis au secrétariat, aux côtés du secrétaire général . (LE MAITRON, notice FOURNIAL Georges, Marius, Pierre par Jacques Girault, Claude Pennetier https://maitron.fr/spip.php?article50411). 30 COGNIOT Georges (1901-1978). Dirigeant de l’ITE, représentant du PCF auprès du Komintern, membre du comité central du Parti communiste (1936-1964), député (1936-1958). (LE MAITRON, notice COGNIOT Georges, Auguste, Alexandre. Pseudonyme : KAEMPFER par Jean Maitron https://maitron.fr/spip.php?article20270). 31 Le pacte germano-soviétique est le traité de non-agression conclu entre l’Allemagne et l’Union soviétique. Il est signé le 23 août 1939. Cette signature ébranle le PC : la direction suit les directives de Moscou et soutient les propositions de paix de Moscou et Berlin, dénonçant une guerre impérialiste. Cet appui au pacte germano-soviétique entraîne l’interdiction de la presse communiste et la dissolution du Parti par le gouvernement d’Edouard Daladier. 32 BONTE Florimond (1890-1977). Instituteur puis publiciste, il est l’un des fondateurs du Parti communiste dans le Nord, membre du comité central (1926- 1961) et député de la Seine (1936-1940). Resté fidèle à son parti lors de la signature, Fl. Bonte fut exclu de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale le 29 août 1939, déchu de son mandat puis incarcéré et condamné à cinq ans de prison pour avoir appelé le Parlement à délibérer d’urgence car la France devait « se trouver incessamment en présence de propositions de paix » dues aux initiatives diplomatiques de l’URSS. (LE MAITRON, notice BONTE Florimond, Paul, Denis, Louis, Joseph par Yves Le Maner, complété par Claude Pennetier https://maitron.fr/spip. php?article17244).

15 en voiture. L’événement est confirmé. Nous rentrons à Paris le même jour, Clara Bonte et nous. Pendant tout le trajet, Clara Bonte explique aux voyageurs médusés que les Soviétiques veulent la paix, qu’ils ont raison de se protéger et que les gouvernements occidentaux de France et d’Angleterre, par leur duplicité, sont responsables. Même attitude de René Le Gall dans le 13e, qui parcourt le quartier en discutant sur un ton calme, grave et convaincu avec tout le monde. Comme au moment de Munich et pire encore, nous sommes isolés. Mais les gens nous respectent. Je n’ai le souvenir que d’une rapide et cinglante discussion, carrefour des Gobelins, avec Goldenberg (Léo Hamon). Quelques jours avant que je ne sois mobilisé, nous nous réunissons un soir dans notre local de la rue de Julienne. Une dizaine de présents. Aucune jérémiade, nulle plainte. Mais l’atmosphère est tendue, l’anxiété domine, avec l’idée que la guerre est là. Parmi nous, un communiste tunisien qui, déjà rompu à la clandestinité, nous dit qu’il faut prendre des mesures de précaution, cacher notre ronéo, etc. Quant à moi, je vais partir comme observateur-bombardier, cible à abattre pour un gouvernement que je ne porte pas dans mon cœur et je supporte mal que ceux-là mêmes qui ont trahi l’Espagne et la Tchécoslovaquie puissent se permettre de donner des leçons de morale à l’URSS et aux communistes français !

CW : Que fais-tu pendant la drôle de guerre ?

AV : Je suis affecté près de Pau. J’ai fait mon apprentissage d’observateur sur d’assez vieux coucous, les Potez 25, et je dois me familiariser avec les avions modernes. Malheureusement, de tels avions ne sont jamais apparus sur la base pendant tout le temps où j’y séjourne. Je vis au milieu d’officiers de carrière ou de réserve. Presque tous, à l’exception de trois instituteurs socialistes ou socialisants, sont des bourgeois généralement conservateurs ! Mais les jeunes sont surtout passionnés d’aviation, à l’affût des occasions de vol. La politique ne paraît pas les intéresser et ils restent indifférents aux quelques provocations qu’il m’arrive de leur lancer. Je me rattrape avec les trois instituteurs auxquels je n’épargne pas les critiques de leur parti. Ils m’écoutent ; ils n’ont pas très bonne conscience. Je suis plus jeune qu’eux ; ils me maternent un peu, me protègent. Fin février, ma femme qui est en congé de maternité, vient me rejoindre. Elle accouche début mars33. Accouchement difficile auquel j’assiste et qui me laisse presque aussi pantelant qu’elle. Trois semaines plus tard je suis envoyé au dépôt à Châteauroux dans l’attente de partir au front. En fait, il n’en est pas question. On ne sait visiblement pas quoi faire de moi et je suis affecté au bureau des effectifs. L’état d’impréparation est encore plus visible qu’à Pau. Des travaux importants sont prévus sur la base de Châteauroux. Des officiers expliquent qu’ils vont durer deux ou trois ans. Qu’on sera prêt

33 Le 23 mars 1940, naissance de Georges, André VOGUET.

16 au bon moment quand la guerre qui ne peut pas manquer d’éclater entre l’URSS et l’Allemagne aura épuisé les antagonistes… Un beau matin des avions apparaissent dans le ciel : des Allemands ! Tout le camp les contemple, le nez en l’air. Ils font un premier passage et entament le deuxième tranquillement comme on apprend dans les écoles ; des petits points se détachent et grossissent : des bombes ! Les avions allemands s’en repartent sans être le moins du monde inquiétés : il n’y a pas de DCA34 sur le camp ! … En mai, je suis chargé de conduire à Marseille une compagnie de l’air qui doit embarquer pour Alger. Les Allemands ont attaqué, ils avancent rapidement, l’atmosphère est vraiment tendue. À Marseille sur le port, un capitaine m’annonce une « nouvelle » stupéfiante. « L’URSS a déclaré la guerre à l’Allemagne ». Il est tout excité et réjoui… Je suis pressé de repartir avec l’intention de faire un détour pour voir ma femme et mon fils qui sont évacués avec les enfants de l’école, dans la Nièvre. Mais en sortant de la gare de Nevers, je tombe dans l’exode. Je comprends tout de suite qu’il est inutile d’insister et je reprends immédiatement le train qui part vers le Sud. Un désordre invraisemblable, une pagaille inouïe. Au départ le train est arrêté trois fois par le signal d’alarme qui hurle dans la gare archi bondée. Des voyageurs entrent dans le wagon. Ils ont passé la nuit sur les caisses de poissons pourris et dégagent une odeur insupportable. Après un voyage assez mouvementé de plusieurs jours, j’arrive enfin à Toulouse. Je me présente devant le commandant de la place. Il me salue : « Enfin, un officier » ! Mes papiers sont en règle. Il m’indique où trouver mon corps, à Louey, dans les Hautes-Pyrénées, le pays de Jacques Duclos35 ! Puis il me demande de faire un tour sur le terrain d’aviation près du poste de garde en précisant ses directives : « Les Italiens n’ont pas encore signé la paix ; s’ils apparaissent, l’ordre est de ne point tirer sur eux. Mais attention aux civils ! Les communistes préparent l’insurrection, donc interdire l’accès aux civils et tirer sur ceux qui tentent d’approcher. » Ainsi chapitré, je quitte rapidement la place pour n’y plus revenir ! Je me rends au domicile de Georges Fournial. J’apprends qu’il est prisonnier. Mais j’y trouve sa femme Marcelle et le père de celle-ci. Ils m’hébergent quelques jours. Par Marcelle, je tente de reprendre contact avec le Parti. Elle me conduit à la gare près d’un cheminot d’âge déjà mûr. Il me tient à peu près ce beau langage : « On s’est trompé avec les fascistes, leur action a un contenu social. Il faut collaborer avec eux. »

34 Défense contre l’aviation. 35 DUCLOS Jacques (1896-1975). L’un des trois principaux dirigeants du Parti communiste français durant près de cinquante ans en compagnie de Maurice Thorez et Benoît Frachon. Il entre au comité central en 1926 pour y rester toute sa vie. Elu au comité exécutif de l’Internationale communiste en 1935, il devint un des principaux responsables du mouvement communiste international. Il fut à plusieurs reprises député de la Seine, sénateur de la Seine de 1959 à 1975 et candidat à l’élection présidentielle de juin 1969. (LE MAITRON notice DUCLOS Jacques par Stéphane Courtois et Jean Maitron https://maitron.fr/spip.php?article23160.)

17 Je tombe littéralement des nues et je passe vraiment une mauvaise nuit. Mais je refuse de croire à cette histoire. Je retrouve enfin mon corps. Il y a au moins une trentaine d’officiers, dont plusieurs officiers supérieurs. Certains sont avec leur femme. Ils occupent de belles maisons et ne semblent pas très préoccupés du destin de la France ni de leur avenir propre. Ils organisent des réjouissances, des méchouis, se font préparer de bons repas. Pourtant, le colonel qui commande le corps ne fait pas chorus. C’est un homme âgé, à l’air réfléchi, très sérieux, portant beau encore. En plein repas du mess des officiers, devant toute la bande réunie, il déclare à haute voix : « Il est évident que Pétain est un traître. » Sa déclaration jette un froid mais personne ne bronche ! Fin juillet, je fais un tour à Toulouse et là, j’ai en main l’appel du 10 juillet36 signé par Maurice Thorez et , « le peuple de France ne sera jamais un peuple d’esclaves ». Je suis complètement rassuré quant à la portée des déclarations de mon cheminot… Démobilisé vers le 10 août, j’arrive à Paris le 14. À l’arrivée sur la ligne de démarcation, je prends contact avec la réalité de l’occupation allemande ; ce sont des « fridolins » en uniforme, très nombreux, sur les quais de la gare, qui assurent le contrôle. Dès le lendemain, je rencontre dans la rue, par hasard, un militant communiste que je connais : Robert Lavandrier qui, tout frétillant, m’annonce que le Parti a recommencé à fonctionner dans le 13e sous la responsabilité de Louis Chaput37. L’après-midi, je vais faire un tour dans Paris. Au Luxembourg, des militaires allemands offrent un concert aux Parisiens. Les promeneurs, très nombreux – il fait un temps superbe – s’écartent généralement du kiosque à musique, sauf un quarteron qui applaudit frénétiquement. Avenue des Champs-Élysées, catastrophe ! L’invasion sans fard. L’avenue est truffée d’uniformes verts, ceux bien sanglés des officiers, mais aussi beaucoup de soldats. Je rencontre Juliette Harzelec38, une 36 L’Appel, signé courant juillet 1940, est un tract intitulé « Peuple de France » signé par Maurice Thorez et Jacques Duclos, dirigeants du PCF, alors en clandestinité. Au lendemain du vote de l’Assemblée nationale attribuant les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, et de l’institution du régime de Vichy, ce plaidoyer pour un gouvernement de paix définit le projet politique du Parti pour la France : c’est dans le peuple que se trouvent les forces de rénovation et de libération. « La France ne deviendra pas une sorte de pays colonisé (...) La France veut vivre libre et indépendante (...) Jamais un grand peuple comme le nôtre ne sera un peuple d’esclaves (...) il n’y a de paix que dans l’indépendance des peuples... » Ce texte constitua un soutien psychologique important pour les milliers de militants alors plongés dans la clandestinité et est considéré par l’historiographie officielle comme l’acte fondateur de la résistance communiste. André Moine « Un appel historique à l’union : 10 juillet 1940 », Les Cahiers d’histoire de l’, n°10, 1974. 37 CHAPUT Louis (1912- ??). Militant communiste du 13e. Lorsque L’Humanité fut saisie en août 1939, il se chargea de cacher les listes d’adhérents ainsi que les archives. Revenu de mobilisation fin juin 1940, il fut contacté pour réorganiser le Parti dans le 13e arr. Il fut arrêté, déporté à Auschwitz et libéré le 4 mai 1945. (LE MAITRON, notice CHAPUT Louis, Pierre par Claude Pennetier https://maitron.fr/spip. php?article19438). 38 HARZELEC Juliette (1903-1992). Institutrice puis professeure, militante

18 ancienne dirigeante de la section de la Seine du SNI à qui je dis que j’arrive là pour la première fois. Elle comprend mon émotion mais tente de la tempérer : « vous savez ce sont des soldats, et comme tous les soldats, ils aimeraient mieux être chez eux. » D’accord, mais moi aussi, j’aimerais mieux qu’ils soient chez eux et le plus tôt possible ! J’ai tort d’être sec avec Juliette Harzelec. Elle sera de ces anciens dirigeants du SNI qui rallieront la Résistance. Avec Bonnissel, lui aussi dirigeant de la section départementale, elle rejoindra plus tard Georges Lapierre39, le directeur de L’École libératrice qui mourra en déportation dans les camps hitlériens. Mais j’ai trop de rancœur contre les munichois anticommunistes pour déjà la surmonter. Après un saut dans la Nièvre pour rejoindre ma femme et mon fils – et mes parents, mes beaux-parents, ma sœur, toute la famille réfugiée là- bas –, je vais rencontrer Louis Chaput. Pour lui, les choses sont simples : « Nous remettrons le Parti en marche. »

CW: As-tu alors eu connaissance de la demande de reparution légale de L’Humanité ?

AV : Absolument pas. Chaput m’explique que nous devons travailler dans les conditions d’une semi-légalité. Je reste sceptique. Une telle situation ne peut pas, à mon avis, durer. Dans ces conditions, notre devoir est de lutter contre la propagande officielle, de redonner confiance et de s’efforcer de former des comités populaires pour la défense des revendications des gens, pour le ravitaillement par exemple. En septembre, Louis convoque une mini réunion pour mettre en place un « triangle de direction » du quartier Croulebarbe : Robert Lavandrier, moi-même et un camarade que j’ai perdu de vue et dont j’ai oublié le nom. Je lui demande aussi de m’obtenir un rendez-vous avec un responsable syndical pour le travail au SNI qui a été dissous par Pétain. Nous travaillons à mettre en place des groupes de trois. J’en ai bientôt plusieurs à mon actif. Un avec moi-même et Eugène Vitiello40,un camarade qui vient de l’arsenal de Bizerte ; un autre avec deux camarades femmes, madame Foehn, veuve de guerre et Dédée Guesdon ; un autre avec une femme encore, Simone Lecoq ; un quatrième aussi avec Marthe Masson41. Et on commence à fonctionner : inscriptions, syndicaliste, membre du conseil syndical et du bureau du SNI de 1935 à l’armistice. Après la dissolution du SNI, en octobre 1940, elle participa à la création d’une organisation syndicale clandestine qui apporta une aide active aux instituteurs révoqués ou menacés. (LE MAITRON, notice HARZELEC Juliette, Joséphine, Paule. par Jean Maitron, Jacques Girault https://maitron.fr/spip.php?article74015). 39 LAPIERRE Georges (1886-mort en déportation à Dachau en février 1945). Instituteur, dirigeant du SNI et fondateur de L’École libératrice. Entré dans le mouvement de résistance « Libération-Nord » il fut arrêté par la Gestapo en 1943. (LE MAITRON, notice LAPIERRE Georges, Anatole [SNI] par Jacques Girault, Claude Pennetier, Guy Putfin https://maitron.fr/spip.php?article115895). 40 VITIELLO Eugène (Né en 1906 à Bizerte, Tunisie-1985). Tourneur sur métaux, militant communiste, résistant, déporté à Buchenwald. (LE MAITRON, notice VITIELLO, Eugène par Daniel Grason https://maitron.fr/spip.php?article167139). 41 BLANC Marthe [née GRANDJEAN Marthe, épouse BLANC, puis MASSON] (1899- 1978). Employée, militante communiste du 13e arr. de Paris, veuve de guerre, arrêtée

19 affichettes, distributions de tracts, papillons… Je dois dire que j’ai peu de refus dans mes démarches pour engager des camarades du Parti. Certains s’excusent. Ils sont d’accord avec le Parti, mais ils ont peur… Par contre, des sympathisants, comme par exemple un nommé Nicodex, agent de surveillance dans une banque, acceptent de travailler avec nous. A la mi-octobre, premier accroc : je vois, à l’entrée de l’école, arriver le grand-père Foehn en pleurs. On a arrêté sa bru la veille avec des affichettes du Parti, ainsi que Dédée Guesdon et son petit-fils Nono Foehn qui est aussi un élève de ma classe et qui était de « la sortie ». Diable ! Nono connait très bien mes activités et mes rapports avec sa mère. Mais il ne dit rien et revient à l’école quelques jours plus tard où je le félicite chaleureusement d’avoir si bien joué à l’idiot (il s’est contenté de pleurer devant les policiers). Sa mère et Dédée Guesdon sont condamnées à quatre mois de prison ferme. Quelques jours après l’agression contre l’URSS, elles seront arrêtées de nouveau et resteront enfermées jusqu’à la Libération dans un camp en France – avec Nono qui restera avec sa mère jusqu’à ses 16 ans révolus. Il rejoindra ensuite les FFI42 de Bretagne. Il vit toujours, sa mère aussi et il habite encore avenue d’Italie, sa mère à Ivry. Il est ouvrier électricien au Collège de France et atteint maintenant la soixantaine. Dédée Guesdon est morte il y a quelques années. Cet accident a causé quelques perturbations dans l’activité de nos groupes de trois qui commence à intéresser la police. Nicodex est inquiété, ainsi que Simone Lecoq ; Marthe Masson est arrêtée. Cependant, avec Vitiello, on reste fidèle au poste. Il est d’une audace surprenante. Il grimpe le long des piliers du métro aérien pour peindre des inscriptions au minium. À nous deux, on tient les murs du quartier Croulebarbe où nos traces ont subsisté assez longtemps après l’occupation… On est plusieurs fois pourchassés par la police, mais on court très vite. Vitiello sera plus tard arrêté et déporté, il est revenu et vit toujours, en retraite, en province. Un beau jour, fin septembre ou début octobre, j’ai rendez-vous avec Eugène Hénaff43, un des principaux responsables de l’Union des syndicats de la Seine. En voilà un encore qui n’est vraiment pas découragé ! La lutte est son domaine, évidemment. Il y est à l’aise comme un poisson dans l’eau. Il n’a pas de mots assez durs contre les munichois qui travaillaient avant la guerre pour la scission de la CGT mais il est plein de confiance dans l’avenir. en avril 1941, elle fut déportée en Allemagne en avril 1944 et libérée en avril 1945 par la Croix Rouge à la frontière germano-suisse. Elle se remaria en 1952 avec Charles Masson. (LE MAITRON, notice BLANC Marthe par Claude Pennetier https:// maitron.fr/spip.php?article16843). 42 Forces françaises de l’intérieur : au printemps 1944 les principaux groupements militaires de la Résistance s’unissent au sein des FFI. 43 HENAFF Eugène (1904-1966). Ouvrier cimentier puis permanent syndical, secrétaire de l’Union des syndicats CGT de la région parisienne, membre du comité central du Parti communiste (1936-1964) (LE MAITRON, notice HENAFF Eugène, François, Marie par Jean Maitron, Claude Pennetier https://maitron.fr/spip. php?article50233).

20 Il me cite des exemples d’actions en banlieue conduites par des comités populaires et me demande instamment de reprendre le travail parmi les instituteurs pour « reconstituer le Syndicat national ». Je commence à rechercher des instituteurs communistes que j’ai connus avant la guerre. Ils sont difficiles à trouver. Certains sont prisonniers (Fournial, Grador), d’autres pas encore rentrés suite à l’évacuation de leurs élèves. Enfin, je retrouve les Roulon (Jean et Geneviève). Je ne peux pas tomber mieux. Intelligent, sérieux, courageux, réfléchi, le couple dirigera l’action en direction des instituteurs de la région parisienne durant toute l’occupation… À quelque temps de là, Jean Roulon m’informe avoir repris contact avec Jeanne Ethève44, une vétérante de l’action des instituteurs communistes. Que celle-ci est en rapport avec Danielle Casanova45. En conséquence, je dois rompre les liens avec Hénaff, la liaison avec la direction étant assurée par Jeanne Ethève et Danielle. En novembre 1940, une réunion est convoquée chez une militante membre du SNI, madame Dietrich, 3, rue Léon Dierx à Paris 15e46. Y participeront Jean et Geneviève Roulon, Jeanne Ethève, Madeleine Marzin47, moi-même et ma femme Lucette Voguet. On nous demande de rédiger les bases d’un appel aux instituteurs et institutrices de France48. Le travail, transmis à la direction, est amélioré, rédigé à nouveau et publié au début de l’année 1941 sous la signature du Parti communiste français. On peut le relire à présent. J’estime qu’il nous fait honneur. On ne peut nier le contenu national, antinazi et patriotique de cet appel (texte publié dans les Cahiers d’Histoire de l’IREM, 14, p.177). 44 ETHEVE Jeanne (1890-1981). Institutrice dans la Creuse puis dans la Seine, syndicaliste de la Fédération unitaire de l’enseignement (FUE) puis du SNI, militante communiste. Mise à la retraite d’office en 1941, elle milita clandestinement et entra dans la Résistance. Elle participa à la constitution d’un Front national universitaire. (LE MAITRON, notice ETHEVE Jeanne, Raymonde par Jean Maitron, Claude Pennetier https://maitron.fr/spip.php?article24030). 45 CASANOVA Danielle (1909-morte en déportation à Auschwitz en 1943). Chirurgienne-dentiste, militante communiste, organisatrice des comités féminins dans la région parisienne et la zone occupée. Elle fut arrêtée le 15 février 1942 et déportée en janvier 1943. Le Parti communiste français honora sa mémoire en faisant d’elle une héroïne nationale célébrée le jour de la fête de Jeanne d’Arc. (LE MAITRON, notice CASANOVA Danielle [née PERINI Vincentella] par Claude Pennetier https:// maitron.fr/spip.php?article18873.) 46 DIETRICH Eugénie (1878-1961). Institutrice, militante communiste, résistante. Emmenée dans les locaux de la préfecture de police, une femme policière la fouilla. Elle portait entre autre sur elle une carte d’acheteur au nom de Madeleine Marzin, domiciliée au 3 rue Dierx. Elle hébergea Madeleine Marzin de juin 1937 au mois d’octobre 1941. Arrêtée en 1942, elle fut internée jusqu’au 22 août 1944. (LE MAITRON, notice DIETRICH Eugénie [divorcée VERON] par Daniel Grason https:// maitron.fr/spip.php?article200935.) 47 MARZIN Madeleine (1908-1998). Institutrice, militante syndicaliste, militante communiste résistante, conseillère et députée de Paris. (LE MAITRON, notice MARZIN Madeleine, Marie par Jacques Girault, Daniel Grason, Jean Maitron https://maitron.fr/ spip.php?article120797.) 48 Le manifeste du comité central du Parti communiste aux instituteurs de France.

21 Pendant le reste de l’année scolaire, je partage donc mon activité, d’une part sur le quartier, d’autre part en direction des instituteurs49 (diffusion de L’Université libre (UL). Puis de L’École laïque50 pour laquelle je participe à la rédaction des deux premiers numéros). L’appel est tiré à 15 000 exemplaires. Il est diffusé avec les moyens du bord (par la poste, de la main à la main…). Notre groupe de diffuseurs animé par Jeanne Ethève et Jean Roulon est restreint. Peu à peu, nous créons des groupes de trois et notre cercle s’élargit. Nous devons lutter – difficilement – contre le trouble, le désarroi qui accablent toute la population, y compris le corps des instituteurs. Les perspectives immédiates apparaissent alors bien bouchées. L’engagement pour le combat, c’est encore beaucoup demander. Un exemple : dans mon école, un instituteur sincèrement de gauche, naturiste et pacifiste, la crème des hommes, avec qui j’entretiens d’excellents rapports, déchire démonstrativement, devant moi et d’autres collègues, un tract que je lui ai envoyé par la poste. Je le lui reproche amèrement. Le même adhèrera au Parti, avant même la Libération.

CW: L’agression hitlérienne contre l’URSS le 22 juin 194151, change-t-elle les rapports de force ?

AV : À l’échelle internationale sans doute, mais en France le changement fut loin d’être immédiat. Pour nous communistes, et pour beaucoup d’autres, ce fut comme un coup de tonnerre qui charriait beaucoup d’illusions. Je suis convaincu, et avec moi nombre de camarades, qu’Hitler va prendre la pâtée rapidement… Je participe, le 14 juillet 1941, à une manifestation publique rue du Commerce. C’est une rue fort animée, avec beaucoup de magasins et à l’époque des marchandes des quatre saisons avec leurs petites voitures bourrées de légumes et de fruits. On a l’ordre d’attendre avec des tracts dans les poches, et voici qu’arrivent bientôt trois ou quatre gars, portant, roulés sur l’épaule, des drapeaux tricolores qu’ils déroulent tranquillement. Et toujours aussi tranquillement, ils avancent le long de la rue en criant : « À bas Hitler », « Vive l’URSS », « Vive la France » et en chantant la Marseillaise. Je m’aperçois que je ne suis pas le seul à attendre et nous voilà bientôt plusieurs dizaines qui défilons en chantant et en jetant des tracts à la volée. La population n’est pas hostile, au contraire, certains chantent 49 Roger Martin, Les Instituteurs de l’entre-deux guerres : idéologie et action syndicale, Presses Universitaires de Lyon, 1982, p. 320. 50 Deux publications politiques et syndicales clandestines. 51 Malgré le pacte de non-agression conclu en août 1939 entre Hitler et Staline, le Führer attaque l’URSS lors d’une opération secrète surnommée « Barbarossa ». L’URSS reçoit l’appui du Premier ministre britannique Winston Churchill qui estime que la défaite de l’Allemagne doit primer sur toute autre considération. Ils signent leur alliance le 16 juillet. Dès la mi-août la résistance soviétique se durcit mais néanmoins fin septembre les forces allemandes avaient atteint les portes de Leningrad et début décembre les environs de Moscou. L’Union Soviétique lance alors une contre- offensive majeure.

22 avec nous et applaudissent ! La police arrive. On a vite fait de se carapater. Le lendemain, manifestation analogue mais moins réussie boulevard Blanqui, le long du marché, entre les stations Corvisart et Glacière. Il faut dire qu’à l’occasion, je ne respecte guère les consignes de sécurité : cette manifestation se déroule à moins de dix minutes à pied de mon école, rue Vulpian.

C W : Tu es donc toujours légal ?

AV : Oui, et pour un long moment encore, jusqu’en mars 1943. À l’école, je suis connu comme communiste. Quelque temps avant la guerre, j’ai présidé, dans le préau, une réunion publique avec René Le Gall et Charles Michels52. J’ai le sentiment d’être protégé par mes collègues, le directeur et les parents d’élèves. Cependant, en septembre 1941, deux flics en civil qui me paraissent chargés d’une vérification d’ensemble sur le quartier perquisitionnent chez moi. Ils ne trouvent rien par chance ! J’ai par ailleurs reçu l’ordre du Parti de rompre avec l’organisation du 13e pour être affecté à un autre secteur. Nous déménageons dans le 12e, boulevard de Reuilly, mais je garde un an encore ma classe rue Vulpian où je prépare les élèves au certificat d’étude.

CW : Quelles sont tes nouvelles tâches ?

AV: Je suis chargé début septembre 1941 d’organiser un service de diffusion du matériel de propagande clandestin L’Université libre, L’École laïque, Le Médecin français en direction des intellectuels. Pierre Maucherat53 m’en informe. C’est l’époque où les murs de Paris commencent à se couvrir d’affiches annonçant les fusillades d’otages, de distributeurs de tracts… Ce nouveau travail n’est donc pas sans danger et je l’aborde avec une certaine appréhension. Mais je n’ai guère le temps de m’y arrêter car, conduit par Maucherat chez Madeleine Marzin, elle me remet immédiatement deux énormes paquets de tracts que, faute de planque, je dois emporter en métro chez moi. Ensuite, la mise en place de « cet appareil de diffusion » se fait sous la direction 52 MICHELS Charles (1903-fusillé comme otage le 22 octobre 1941). Ouvrier, secrétaire CGTU puis CGT de la Fédération des cuirs et peaux, député communiste de Paris 15e de 1936 à 1940. Arrêté en octobre 1940 alors qu’il s’apprêtait à passer dans la clandestinité, il fut désigné comme otage et fusillé avec 26 autres internés, presque tous communistes. (Notice MICHELS Charles par Annie Pennetier https://maitron.fr/spip. php?article122225.) 53 MAUCHERAT Pierre (1910-1947). Instituteur, résistant, militant communiste. Il entra dans la clandestinité à partir de 1941. Il participa au lancement de L’Université libre et fut l’un des fondateurs de La Pensée libre. Il s’occupait de l’organisation des imprimeries clandestines et de la diffusion des textes. Il fut au cœur de la création des organes clandestins de presse dans les milieux intellectuels. (LE MAITRON notice MAUCHERAT Pierre, Auguste par Jacques Girault https://maitron.fr/spip. php?article138880.)

23 personnelle de Jacques Solomon54.

CW: Quelle impression te fait Jacques Solomon ?

AV : Je le rencontre régulièrement pendant les mois d’octobre et novembre 1941. Les rapports qu’il établit avec moi sont d’emblée très différents de ceux que j’ai jusqu’alors avec les camarades que je rencontre depuis un an, comme lui-même, dans des rendez-vous analogues. Autant que je me souvienne, il me parle assez peu du travail dont nous sommes chargés. Il s’informe des progrès réalisés et passe rapidement à autre chose… à la politique. Il m’interroge : qu’est-ce que je pense de De Gaulle, de la situation militaire, que disent les gens ? Il écoute tranquillement comme s’il avait tout son temps pour moi, puis se lance dans des explications détaillées, un peu comme s’il me faisait un cours. J’ai l’impression que je l’intéresse plus que mon travail… J’ai dit que j’avais gardé des contacts, en dépit des consignes, sur le plan local, notamment avec le camarade Vitiello dont j’ai rapporté l’audace mais qui n’a un jugement politique qu’assez approximatif (comme le mien d’ailleurs). Il passait son temps à écouter la radio et s’enthousiasmait pour la « soviétisation de la Chine » que je ne sais quel poste lui avait rapportée. J’avais transmis « l’information » à d’autres camarades du « secteur intellectuels » qui l’avaient donnée à Fernet (le nom de guerre de Jacques Solomon). J’ai droit au rendez-vous suivant à des explications encore plus longues et plus appuyées que d’habitude. Pas de reproches ni d’appréciations péjoratives, mais des considérations détaillées sur notre tactique de large rassemblement national pour la libération de la France, sur le caractère patriotique de notre action. J’en rougis mais je ne suis pas prêt d’oublier cette leçon. Comme le temps passe, Fernet commence à s’inquiéter car le « matériel » ne part pas. On a sorti un numéro de l’UL en octobre 1941 mais je n’ai pas fait grand-chose pour sa diffusion. Volontairement. Je suis persuadé que je n’arriverai jamais à écouler toute cette production tant que je n’aurai pas un appareil bien organisé. Il me faut un dépôt, des diffuseurs sérieux et sûrs, des listes d’adresses, des enveloppes, (on envoie les UL par la poste) et je ne veux pas retarder cette mise en place que je vois proche.

54 SOLOMON Jacques (1908-fusillé comme otage le 23 mai 1942 au Mont-Valérien). Physicien, membre du Parti communiste (1934-1942). Epoux d’Hélène LANGEVIN. En septembre-octobre 1940 en contact avec Politzer qui avait la liaison avec la direction clandestine du Parti, Jacques Solomon chercha à toucher et à organiser les universitaires. Il s’attacha à nouer des contacts dans les milieux enseignants. Son action rassembla essentiellement des intellectuels communistes ou communisants. Il entra dans la clandestinité sous le pseudonyme de Jacques Pinel. Il fut l’un des principaux rédacteurs des premiers numéros de L’Université libre. Arrêté en mars 1942 avec le docteur Bauer, il fut fusillé comme otage le 23 mai 1942 au Mont-Valérien, le même jour que Georges Politzer et Jean-Claude Bauer. (LE MAITRON notice SOLOMON Jacques par Nicole Racine https://maitron.fr/spip.php?article131412.). D’après le récit d’André Voguet son nom de guerre était « Fernet ».

24 Fernet attend ; il s’inquiète sûrement, mais il ne dit rien. Cependant, il m’annonce du matériel préparant les commémorations du 11 Novembre et souligne son importance : nous sommes prêts. On répartit tout cela en quarante-huit heures et, avec une douzaine de camarades, tout part à temps. Je rapporte la bonne nouvelle à Fernet au rendez-vous suivant. Il enregistre mais ne dit rien… Par contre, un peu plus tard, la vérification étant faite, il n’en finit plus de m’interroger. Il veut connaître tous les détails de l’organisation. Où je dépose le matériel ? Quels sont les camarades qui diffusent ? Comment on s’y est pris pour répartir les tracts en si peu de temps ? Qu’est-ce que j’ai dit aux camarades ? etc. Il ne veut rien oublier et finalement me demande un rapport détaillé sur cette affaire, rapport que je fais consciencieusement. Quinze jours plus tard, il m’annonce qu’il est chargé de me transmettre les félicitations des camarades de la direction pour mon travail et aussi pour mon rapport. En même temps, il me dit qu’on va cesser de se voir et que j’aurai dorénavant la liaison avec un autre camarade. Il s’agit du docteur Bauer55 avec qui je travaillerai jusqu’à Noël 1941. C’est sous sa direction que nous étendons l’appareil de diffusion à tout le matériel illégal édité pour les différentes disciplines d’intellectuels, matériel qui devient de plus en plus divers et abondant. Mais, tu sais, je n’ai pas souvenir du seul Jacques Solomon. J’ai gardé mémoire (pour citer Aragon) et tendresse pour la plupart des camarades avec qui j’ai travaillé à l’époque. C’est sans doute une attitude courante chez tous les anciens combattants. Mais nous étions des combattants volontaires d’une cause qui nous apparaissait pure et sans faille. On nous avait calomniés, persécutés, pour mieux trahir la France et la liberté. Tous les partis politiques s’étaient ainsi déshonorés, sauf le nôtre. Et nous étions seuls, en tant que parti à continuer la lutte, malgré les difficultés. Ces sentiments qui nous étaient communs donnaient à nos rapports une qualité particulière. D’ailleurs, à mon avis, ces camarades étaient dans l’ensemble des gens de qualité. Tels notamment mes amis instituteurs, modestes en général, mais instruits, cultivés, dotés de dons divers : Jean Roulon par exemple, était un modèle d’ordre, de sérieux, plein de capacités variées : maçon, menuisier, électricien – il a pour une large part construit lui-même sa maison de l’île de Ré – mais aussi sculpteur, graveur, artiste peintre. Fernand Leriche56 qui est maintenant maire adjoint honoraire d’Ivry, 55 BAUER Jean-Claude (1910-fusillé comme otage le 23 mai 1942 au Mont-Valérien). Médecin généraliste à Saint-Ouen, militant communiste et résistant. A partir d’octobre 1940, il se consacra à la formation des comités d’intellectuels voulus par la direction des intellectuels communistes (Georges Politzer, Danielle Casanova). Il participa au lancement de la revue clandestine La Pensée libre et assura la rédaction et l’édition du Médecin français clandestin. Arrêté en mars 1942 au cours d’un rendez-vous avec Jacques Solomon il fut interné et fusillé comme « juif communiste » le 23 mai 1942 avec Georges Politzer et Jacques Solomon. (LE MAITRON notice BAUER Jean-Claude [Pseudonyme dans la Résistance : Clément] par Daniel Virieux https://maitron.fr/spip. php?article15940). 56 LERICHE Fernand (1914- ??). Instituteur, militant syndicaliste, militant

25 était enthousiaste et affectueux, ami de Jean-Richard Bloch, poète à ses heures et écrivain. Roland Diquelou, à la sensibilité vibrante qui devint FTP57 à Paris, avait de grandes qualités de journaliste (il fut correspondant de guerre et grand reporteur à L’Humanité). Simone et Charles Garcia et beaucoup d’autres comme madame Audibert, qui n’était pas communiste – elle avait déjà eu maille à partir avec la police vingt ans plus tôt pour son action contre la guerre impérialiste – qui diffusa notre matériel dès le début et fut arrêtée et déportée avec Camille Ringard58. Je n’en finirais pas de les citer tous… Mais je ne peux pas ne pas évoquer Francis Cohen59 que j’ai rencontré pour la première fois au début 1941 et que je ne devais plus quitter jusqu’à la Libération. Il avait participé à la préparation de la manifestation des étudiants le 11 novembre 194060, place de l’Étoile et par la suite, il fut tour à tour diffuseur de matériel de propagande intellectuel, puis responsable de L’Université libre, puis notre « cadre intellectuel » chargé de veiller à la sécurité et à l’affectation des militants… J’ai peu connu le docteur Bauer, mais il m’a laissé un souvenir émouvant. Jeune encore mais déjà un peu obèse et précocement chauve, c’était un personnage vivant, vite emporté. Il s’était mis dans la tête de faire de moi un « responsable » qui devait sortir « les mains dans les poches », sans paquet d’aucune sorte, et il me le répétait à chaque rendez-vous. Mais quand on a des tracts à écouler, c’est évidemment plus facile à dire qu’à faire. Et quand je le lui ai rappelé, il s’est mis en colère en tapant du pied sur le trottoir. Ça m’amusait. Il s’en est aperçu du coin de l’œil et ça l’a fait éclater de rire et on a ri ensemble de bon cœur ; un bon communiste, conseiller municipal de Montrouge puis d’Ivry-sur-Seine, adjoint au maire d’Ivry (1965-1977) et désigné en mars 1983 maire adjoint honoraire. Il collaborait à la rédaction de L’École laïque. (LE MAITRON notice LERICHE Fernand par Jacques Girault https://maitron.fr/spip.php?article24509). 57 Francs-tireurs et partisans (FTP) : mouvement de résistance intérieure française créé au printemps 1942 par la direction du Parti communiste. 58 RINGARD Camille (1893-1978). Institutrice, résistante. Elle fut arrêtée le 11 mars 1942, accusée d’être la responsable de l’organisation clandestine de la propagande communiste dans le 5e arrondissement de Paris et déportée. (LE MAITRON notice RINGARD Camille [née ANDRE, Elodie, Amélia dite Camille] par Jacques Girault https://maitron.fr/spip.php?article160266). 59 COHEN Francis (1914-2000). Biologiste, militant communiste, militant de l’Union fédérale des étudiants (UFE), journaliste à L’Humanité. Fils de Marcel Cohen, linguiste de réputation internationale et militant communiste. Lors du congrès constitutif de l’Union des étudiants communistes (UEC) en 1939, il fut élu membre du bureau national. Dès la fin 1940, il devint le « politique » du triangle de direction de l’UEC clandestine et fut un des organisateurs des manifestations des 8 et 11 novembre. Il fut ensuite affecté à l’équipe de L’Université libre (alors dirigée par André Voguet). (LE MAITRON notice COHEN Francis par Claude Willard https://maitron.fr/spip. php?article20273.) 60 « Le 11 novembre 1940, dans Paris occupé, des milliers d’étudiants et de lycéens manifestèrent place de l’Etoile, au prix de centaines d’arrestations et de la fermeture de l’université. Première forme publique et collective d’hostilité à l’occupant, l’événement fut ensuite célébré comme la première manifestation de la Résistance nationale. » voir Alain Monchablon, « La manifestation à l’Etoile du 11 novembre 1940. Histoire et mémoires », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2011/2 (n°110), pp. 67-81.

26 moment. C’est lui qui nous a annoncé à la terrasse d’un café, avenue de l’Opéra, au docteur Casanova et à moi-même, la mort de Gabriel Péri, et je vois encore les yeux de notre camarade médecin, une belle jeune femme, s’emplir subitement de grosses larmes… J’ai rencontré le docteur Bauer pour la dernière fois la veille de Noël 1941. Il s’apprêtait à réveillonner. Mon fils avait la grippe. Il a rédigé pour lui une ordonnance puis on s’est séparés. Il était entendu que je n’aurais plus de contacts avec lui mais avec Pierre Maucherat. La situation militaire est alors meilleure. Hitler a été arrêté dans sa marche vers Moscou. « Bon courage, me dit-il en partant ; l’armée rouge sera à Berlin au printemps. » Comme Solomon, Politzer61, Decour62, Bauer sera lui aussi fusillé en mai 1942 !

CW : Comment concilies-tu tes activités avec ton métier d’enseignant ?

AV : L’école se termine à 16 heures. Mes rendez-vous ont lieu après, ou le jeudi ou le dimanche matin pour repêchage des rendez-vous manqués. Quand un « diffuseur » n’est pas au rendez-vous, je dois remporter le matériel au dépôt – c’est à la Sorbonne, au laboratoire de géographie physique où travaille Wladimir Frolow63, un chercheur que j’ai connu dans le 13e, avant-guerre. Les trajets se font en métro, en évitant les correspondances et les stations très fréquentées où les rafles de police sont fréquentes. C’était une vie fatigante, d’autant qu’on était mal nourris et que je devais souvent m’imposer de longues marches. Ajoute à cela l’inquiétude constante, je me voyais difficilement échapper éternellement à l’arrestation. J’ai pu tenir sans grand mal, notamment pendant le dur hiver 41-42, grâce à mes parents qui s’étaient retirés à Laferté-sur-Aube et amélioraient sérieusement notre ravitaillement et grâce surtout à ma femme Lucette, qui restait très calme tout en restant très lucide et très à cheval sur les règles de sécurité.

CW : En mars 1942, arrestation de Solomon et de Politzer…

AV : Oui, avec d’autres : Jacques Decour, Bauer, Danielle Casanova,

61 POLITZER Georges (1903-fusillé comme otage le 23 mai 1942 au Mont-Valérien). Professeur agrégé de philosophie, membre du PC depuis 1929. Il fut avec J. Solomon et J. Decour, à l’origine de la résistance universitaire et intellectuelle communiste en lançant, dès l’automne 1940 le périodique clandestin L’Université libre. Le premier numéro, daté de novembre 1940, sortit en même temps que l’appel du Parti « aux intellectuels du Parti ». (LE MAITRON notice POLITZER Georges par Nicole Racine https://maitron.fr/spip.php?article88367.) 62 DECOUR Jacques (1910-fusillé comme otage le 30 mai 1942 au Mont-Valérien). Professeur d’allemand, écrivain, traducteur, militant communiste. Dès octobre 1940, il se voua à l’organisation de la résistance intellectuelle. Avec Georges Politzer et Jacques Solomon, il fonda dans la clandestinité L’Université libre, la Pensée libre et les Lettres françaises. 63 Voir note 15 supra.

27 Hélène Langevin64… Après une courte période d’incertitude, je suis convoqué par un « cadre » qui m’annonce « tu vas remplacer Jacques Solomon, pour la responsabilité politique de tout l’enseignement ». Je suis vraiment surpris et perplexe : pour qu’on s’adresse ainsi à moi pour une telle responsabilité, il faut vraiment qu’on soit faible en militants expérimentés. À partir de ce moment, je ne m’occupe plus de la diffusion ; je suis chargé de la liaison entre la direction du Front national et les organisations des différents degrés de l’enseignement primaire, secondaire, supérieur.

CW : Avec qui travailles-tu ?

AV : Du côté du Front national, je vois quelquefois Pierre Villon65 mais habituellement je rencontre Pierre Maucherat qui assure la liaison entre Villon et les différents secteurs « intellectuels » ; pour les différents secteurs de l’enseignement : le Front national des instituteurs a un triangle de direction composé de Jean Roulon, Fernand Leriche dont j’ai déjà parlé et Marcel Merville66, un jeune instituteur tout juste sorti de l’École Normale de la Seine ; L’École laïque, le journal clandestin dont les premiers numéros ont été rédigés dès le début de l’année 1941, est l’organe du FN des instituteurs. Jean Roulon le rédige à peu près seul pour ce qui concerne la plupart des éditos. Son titre correspond bien au sentiment des instituteurs profondément attachés à une laïcité que Pétain s’est efforcé de détruire dès le début de son arrivée au pouvoir. L’École laïque joue un rôle important pour le rassemblement des instituteurs contre le pétainisme et vers la Résistance et aussi pour la 64 LANGEVIN Hélène (1909-1995). Militante communiste, résistante, députée communiste de Paris (1945-1946). Epouse de Jacques Solomon. A l’automne 1940, elle entra dans l’action clandestine. Elle participa activement à la diffusion de L’Université libre et joua un rôle d’agent de liaison. Elle appartint au Front national dès sa création. Arrêtée et déportée à Auschwitz le 24 janvier 1942. A son retour en 1945, elle fut élue députée communiste de Paris à l’Assemblée constituante. (LE MAITRON notice LANGEVIN Hélène, Henriette [épouse SOLOMON, puis PARREAUX] par Nicole Racine https://maitron.fr/spip.php?article89645.) 65 VILLON Pierre (1901-1981). Architecte, dirigeant communiste. A partir de 1938 il coordonna les maisons d’édition et de diffusion du PCF, en particulier les Editions sociales internationales. Il assura la rédaction et la publication de L’Humanité dans la clandestinité jusqu’en juin 1940. Il remplaça Politzer après son arrestation, à la tête des comités d’intellectuels du Front national. Il participa au printemps 1943 à la création du Comité national de la Résistance (CNR) puis à la fusion des FTP avec les autres groupes militaires de la Résistance dans les FFI. (LE MAITRON notice VILLON Pierre [GINSBURGER Roger, Salomon dit] par Claude Pennetier https://maitron.fr/ spip.php?article76100.) 66 MERVILLE Marcel (1920-2004). Instituteur dans la Seine, militant syndicaliste du SNI, militant communiste. En 1942, membre du triangle de direction du Front national des instituteurs avec Jean Roulon et Fernand Leriche, il fut détaché pour diriger un centre de repli pour les enfants de Bagnolet à Coulons (Loiret) où il appartint à un maquis. A partir de 1942, en contact avec des instituteurs résistants, avec d’anciens dirigeants du SNI et de la Fédération générale de l’enseignement, il participa à la reconstitution clandestine du syndicat et appartint à son comité directeur. Il fit partie du comité de direction de L’École laïque. (LE MAITRON notice MERVILLE Marcel, Albert par Jacques Girault https://maitron.fr/spip. php?article143440.)

28 reconstitution du SNI unitaire. Elle ne cesse de défendre non seulement les intérêts moraux des instituteurs contre les Belin, Emery67, Zoretti68 et autres, mais aussi leurs intérêts matériels. Il n’est pour ainsi dire pas de numéro qui ne souligne la nécessité de relever les traitements, qui ne prenne la défense des conditions de travail des maîtres et des enfants. Pour le secondaire et le supérieur, nous travaillons en proche collaboration avec Francis Cohen notamment pour la confection de L’Université libre, le glorieux périodique illégal qui paraît depuis novembre 1940 et que l’arrestation de ses fondateurs n’interrompra pas. Je suis en contact avec de nombreux militants de l’enseignement secondaire : Jacques Pastor69 qui passera plus tard à l’état-major des FTP ; Yvette Neefs70, agrégée d’histoire naturelle, encore très belle et élégante, à l’esprit précis ; le père Husson, un homme âgé déjà, tout barbu, vêtu d’un grand manteau qui le couvre jusqu’aux chevilles, germaniste, une belle figure de vieux syndicaliste de l’enseignement, communiste convaincu, profondément attaché aux valeurs humanistes traditionnelles ; André Adler71, professeur de mathématiques dans les 67 EMERY Léon (1898-1981). Professeur à l’Ecole Normale de Lyon, publiciste, syndicaliste CGT, militant pacifiste. Sous l’Occupation, il s’engagea dans les milieux actifs de la collaboration. Il fut arrêté en septembre 1944. Dans des lettres, il s’affirmait « de plus en plus germanophile et plus convaincu que jamais que seule la tutelle de l’Allemagne peut sauver la France et l’Europe ». Il fut révoqué sans pension en 1945, puis rétabli dans ses droits en 1951. (LE MAITRON notice EMERY Léon [EMERY Paul, Léon] par Maurice Moissonnier https://maitron.fr/spip. php?article24314.) 68 ZORETTI Ludovic (1880-1948). Professeur, créateur et secrétaire de la Fédération CGT de l’Enseignement, militant socialiste. Convaincu de la victoire définitive de l’Allemagne, il adhéra au Rassemblement national populaire de Marcel Déat au sein duquel il fut chargé des problèmes d’éducation et de formation professionnelle. A la Libération, il fut condamné à la peine de mort par contumace et révoqué sans pension le 26 juin 1944. Incarcéré jusqu’en mai 1947, il mourut au début de l’année suivante. (LE MAITRON notice ZORETTI Ludovic par Justinien Raymond https://maitron.fr/ spip.php?article89648.) 69 PASTOR Jacques (1903-1969). Professeur agrégé de sciences naturelles, militant syndicaliste, résistant, militant communiste. Il participa à la rédaction de L’Université libre et distribua tracts et revues clandestines. Il participa à la création du Comité de résistance de l’enseignement secondaire puis fut désigné membre de la direction de l’enseignement secondaire du Front national universitaire (FNU). En 1943, il rejoint les FTP et le FFI. Il assura, en août 1945, comme lieutenant-colonel FFI, la direction des opérations dans le département Seine-et-Oise Sud et participa à la libération de Versailles. (LE MAITRON notice PASTOR Jacques [PASTOR Louis, Alexandre, Jacques] Pseudonymes : DUVAL, LEROUX et FERRAND dans la clandestinité par Alain Dalançon https://maitron.fr/spip.php?article125075.) 70 NEEFS Yvette (1908-1989). Elle ne fait pas l’objet d’une notice dans LE MAITRON mais est évoquée dans celle de son compagnon Georges Teissier avec lequel elle lança une revue scientifique internationale, les Cahiers de biologie marine. (LE MAITRON notice TEISSIER Georges [TEISSIER Paul, Georges] par Vinko Markov https://maitron. fr/spip.php?article179674.) 71 ADLER André (1907-2004). Professeur agrégé de mathématiques, résistant, militant communiste, militant syndicaliste du SNES, militant associatif. Dans la clandestinité à partir de 1941, il participait à la rédaction de La Pensée libre et de L’Université libre. Arrêté en mars 1943, pour propagande étrangère il obtint un non-lieu et fut libéré en mars 1944. Il fut responsable du Front national universitaire du lycée Condorcet et responsable de la presse dans le comité directeur de l’Union française universitaire.

29 classes supérieures du lycée Condorcet ; Thérèse Gauthier, professeure elle aussi, d’une grande modestie et discrétion mais d’un sérieux et d’une régularité exemplaires dans le travail… Plus tard, j’ai eu le contact avec Henri Lablénie72 dont l’ardeur et l’impatience ont contribué à secouer le train-train des liaisons clandestines, Bonin un syndicaliste expérimenté, Conquerré, Jacqueline Marchand73, etc. Pour l’enseignement supérieur, René Zazzo74 jouera un rôle essentiel pour le développement du Front national universitaire qui va beaucoup se développer et devenir vraiment représentatif. Sans exagération, on peut penser que cette action commence à porter ses fruits, à avoir un rayonnement certain très tôt. Dès le mois de mai 1941, plusieurs numéros de l’UL interpellent Déat75 : « Monsieur Déat, qui vous paie ? » Finalement, Déat consacre un édito de son journal L’Œuvre à répondre à L’Université libre. Quel succès ! Le placard du

(LE MAITRON notice ADLER [dit BRESSE] André, Henri, Léon par Alain Dalançon https://maitron.fr/spip.php?article90159.) 72 LABLÉNIE Henri (1907-1993). Professeur agrégé de lettres, résistant, président du FNU puis de l’Union française universitaire, militant communiste. Immédiatement anti-pétainiste, il pensait qu’il fallait faire vivre une résistance intérieure. Il lança Notre Droit, publication s’adressant à la jeunesse et se présentant sous la forme d’un recueil de maximes anti-allemandes et anti-vichystes. Distribué dans les lycées parisiens, son premier numéro contribua beaucoup à la mobilisation pour la manifestation des lycéens du 11 novembre 1944 à l’Etoile. Il participa à la rédaction d’articles pour L’Université libre. (LE MAITRON notice LABLÉNIE Henri, Edmond, Gilbert (DOLMONT Max) par Alain Dalançon, Pierre Petremann https://maitron.fr/ spip.php?article136208.) 73 MARCHAND Jacqueline (1910-1985). Professeure agrégée de lettres, militante anti-fasciste, syndicaliste, résistante. A partir de 1940, elle participa à des actions clandestines de diffusion, restant en contact avec des membres du Comité de résistance universitaire et de L’Université libre. A la Libération, elle rejoint le Front national universitaire, puis l’Union française universitaire. Elle participa à la création du SNES. (LE MAITRON notice MARCHAND Jacqueline, Lise par Alain Dalançon, Laurent Frajerman https://maitron.fr/spip.php?article140388.) 74 ZAZZO René (1910-1995). Spécialiste de la psychologie de l’enfant, il prit en 1941 la direction du laboratoire de psychologie de l’hôpital Henri-Rousselle. Il soutint la résistance intellectuelle contre l’occupation allemande et le régime de Vichy. Sous le pseudonyme de Borine, il fut secrétaire général du Front national universitaire et rédigea des articles pour L’Université libre. Proche d’Henri Wallon, il s’inscrit en 1948 dans le projet de réforme de l’éducation proposé par le plan Langevin-Wallon et joua un rôle fondateur dans la création des premiers centres de psychologie scolaire. (LE MAITRON notice ZAZZO René par Serge Netchine https://maitron.fr/spip. php?article212461.) 75 DÉAT Marcel (1894-1955). Professeur de philosophie, député, fondateur du Parti socialiste de France en 1933, favorable à la collaboration avec l’Allemagne pendant l’Occupation, il vota les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Il fit de L’Œuvre le journal de la collaboration et fonda en février 1941 le Rassemblement national populaire (RNP). En mars 1944, il devint ministre du Travail et de la Solidarité nationale mais refusa de se rendre à Vichy. En août 1944, il s’enfuit de Paris et rencontra Hitler. Le RNP tint son dernier congrès à Berlin en janvier 1945. Condamné à mort par contumace, à l’indignité nationale à vie et à la confiscation de tous ses biens, il trouva refuge avec sa femme dans un couvent à Turin où il mourut en 1955. (LE MAITRON notice DÉAT Marcel par Alain Bergounioux https://maitron.fr/spip. php?article21640.)

suite page 40 30 André Voguet dans les années 70.

31 En 1934, André Voguet est instituteur (sa classe compte 46 élèves).

32 33 1936, lors de son service militaire. Il sera démobilisé en 1937 en qualité de sous-lieutenant 34 En vacances dans le sud de la France avec Lucette. Ils se marieront en 1938.

André Voguet, alors directeur du CDLP en compagnie de Maurice Thorez lors d’une vente de livres marxistes.

35 En 1954, en tant que membre du comité central du PCF, il est en RDA avec et .

36 37 André Voguet fut conseiller municipal de Paris de 1947 à 1983. Ici, il assiste à une réception en l’honneur de Charlie Chaplin.

38 39 numéro 21 de juin 1941 de L’Université libre est ainsi rédigé : « Le coup a porté. monsieur Déat fulmine mais ne répond pas. Monsieur Déat qui vous paie ? » Cependant, l’année 1942 reste une période difficile. Le deuxième front tarde. Hitler continue à avancer en direction de la mer Noire. En juillet 42, au jury d’examen du certificat d’étude, je rencontre des collègues profondément pessimistes et découragés. Ils continuent de penser qu’Hitler est invincible ; que le moral de ses troupes est capable de triompher de la supériorité matérielle des démocraties. Mais l’atmosphère se modifie radicalement avec Stalingrad. Quelques jours après l’annonce de la victoire de l’Union soviétique, je voyage dans le métro quand un officier monte. Les lazzis fusent, tout le wagon bondé rigole en regardant l’officier qui se trouble et descend rapidement. C’est avec le débarquement américain en Afrique du Nord que le rapport de force change rapidement en faveur de la Résistance. A la même période, je dois quitter mon domicile. Les « chutes » (arrestations) se multiplient autour de moi. Husson, Adler, l’architecte Lurçat76 « tombent » en peu de temps, de même qu’un jeune normalien que j’ai rencontré peu avant ; puis Maucherat le lendemain d’un rendez- vous que j’ai eu avec lui ! On peut se demander si la police ne m’a pas repéré et si, inconsciemment, je ne la conduis pas à mes rendez-vous. « Ne rentre pas chez toi », me recommande Francis Cohen. Je vais donc coucher dans une planque que me prête la directrice de l’école maternelle du groupe Vulpian, madame de Peretti, dans un pavillon situé à Choisy-le-Roi. J’y reste un moment. Mais il s’agit d’une fausse alerte. Les arrestations ne dépendaient pas de moi. Cependant, quand je rencontre Pierre Villon au repêchage que nous avons tous les deux, il m’annonce que je vais remplacer Pierre Maucherat. Je dois désormais assurer les liaisons entre lui-même, Pierre Villon, et les responsables des divers secteurs intellectuels. Je ne reprends donc pas ma classe mais je vais dire la vérité à mon directeur qui est un brave homme et qui me conseille de demander un congé pour convenance personnelle. À la Libération, je serai réintégré dans le 13e sans même l’avoir demandé et je toucherai dix-huit mois d’arriérés de salaire (que je verserai intégralement au Parti !). J’ai eu l’occasion de connaître, dans mes nouvelles fonctions, d’autres militants remarquables, notamment Joë Nordmann77, responsable du 76 LURÇAT André (1894-1970). Architecte et urbaniste. Invité à Moscou en 1934, il se vit commander un immeuble par les ingénieurs du métro de Moscou. Il resta à Moscou jusqu’en 37. De retour en France, il fut nommé professeur à l’Ecole des arts décoratifs. Pendant la guerre, il s’engagea dans la Résistance aux côtés des communistes. Arrêté en mars 1943, il se vit surtout reprocher son activé en URSS. Il fut libéré en mars 1944. (LE MAITRON notice LURÇAT André, Émile, Lucien par Jean- Louis Cohen https://maitron.fr/spip.php?article24492.) 77 NORDMANN Joë (1910-2005). Avocat communiste. Il retrouve le contact avec le PC en mars 1941 par l’intermédiaire du docteur Bauer qui lui assigne la tâche de fonder le Front national des juristes. Il rédige le premier numéro du Palais libre fin 1941 qui ne sortira qu’en mars 1943. Pour élargir la résistance judiciaire, il constitua

40 Front national des juristes et du journal clandestin Le Palais libre ; Claude Morgan78 pour les écrivains et Les Lettres françaises ; René Blech79, un écrivain qui s’occupait du cinéma, du théâtre… Quelques jours avant son arrestation, Pierre Maucherat m’avait mis en rapport avec Paul Delanoue80. Il était chargé de se consacrer à la reconstitution illégale du Syndicat national des instituteurs (SNI), dissout dès le début de l’occupation nazie. Nous devions rester en contact tous deux pour maintenir une liaison entre son travail et le Front national universitaire. Plus tard, j’apprendrai que c’était un militant syndical déjà expérimenté et que c’est à l’initiative de Georges Cogniot que le Parti l’avait fait sortir d’une usine où il avait trouvé du travail – après avoir été sanctionné par Vichy – pour se consacrer à l’action clandestine. Je l’ai donc rencontré régulièrement jusqu’à la Libération et il me tenait au courant du développement de son travail. Il s’agissait d’une tâche complexe. Elle demandait certes du courage car il parcourait la France occupée, multipliait des contacts parfois incertains ; mais elle exigeait aussi beaucoup de tact et d’habileté. Je pense qu’il a réussi au mieux. Il a établi de nombreux liens, non seulement avec des militants communistes, mais aussi avec des syndicalistes d’opinions diverses, notamment d’obédience socialiste, tel Senèze81, le premier secrétaire général du SNI reconstitué avec lequel il entretenait des rapports confiants. le Comité national judiciaire et fut l’un des premiers occupants du ministère de la Justice le 19 août 1944. (LE MAITRON notice NORDMANN Joë par Claude Willard https://maitron.fr/spip.php?article124148.) 78 MORGAN Claude (1898-1980). Militant communiste, résistant affecté au mouvement de résistance des intellectuels, il lança le premier numéro des Lettres françaises en septembre 1943. Il dirigea cette revue dans laquelle Eluard, Sartre et Mauriac publièrent jusqu’en 1950. (LE MAITRON notice MORGAN Claude, pseudonyme de LECOMTE par Jeannine Verdès-Leroux https://maitron.fr/spip. php?article123152.) 79 BLECH René (1900-1953). Communiste. Auteur de plusieurs romans et poète. Secrétaire de rédaction de Commune, revue de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires ; secrétaire de la Maison de la Culture qui regroupait plusieurs associations culturelles hostiles à la collaboration ; fondateur de l’Ecran français, organe clandestin des comités du cinéma. (LE MAITRON notice BLECH René, pseudonyme FOSSANE Jean et BONHOMME Jacques par Nicole Racine https:// maitron.fr/spip.php?article16897.) 80 DELANOUE Paul (1908-1983). Instituteur, militant syndicaliste, militant communiste. A partir de 1943, il s’est consacré à la reconstitution du mouvement syndical clandestin dans l’enseignement à partir des militants qui avaient manifesté leur hostilité aux accords de Munich et de ceux qui s’étaient engagés dans une activité résistante. Il fut rédacteur en chef de L’École libératrice et participa à la rédaction de L’École laïque et de L’Université libre. Il lança, en septembre 1944, un appel à constituer un Syndicat national des instituteurs dans chaque département. Le bureau politique du PC lui confia le poste de secrétaire pour les instituteurs des régions parisiennes. (LE MAITRON notice DELANOUE Paul, Louis, Adrien par Jacques Girault https://maitron.fr/spip.php?article21937.) 81 SENÈZE Jean-Auguste (1885-1967). Instituteur, militant syndicaliste du SNI, militant socialiste. Il participa à la recréation du syndicat des instituteurs dans la clandestinité. En juin 1944, il visita d’anciennes sections départementales pour reconstituer le SNI dont il fut le premier secrétaire général à la Libération. (LE MAITRON notice SENÈZE Jean-Auguste par Jacques Girault https://maitron.fr/spip. php?article130988.) 41 Il s’efforçait inlassablement, souvent avec succès, de mettre sur pied des directions illégales locales et unitaires du Syndicat national des instituteurs. À mon avis, la reconstitution unitaire du SNI, sous l’occupation, lui doit beaucoup. Cependant, dès cette époque, les choses commencèrent à évoluer à grand train : des réunions s’organisaient publiquement dans les locaux mêmes des lycées ; des militants des sections reconstituées du SNI étaient reçus en tant que tels par les instituteurs dans les écoles primaires. Dans l’enseignement, nous disposions d’un appui quasi unanime pour aider les réfractaires du STO. Le Front national universitaire réunissait une pléiade d’éminentes personnalités avec notamment Monseigneur Chevrot qui y représentait la faculté catholique de Paris. Nos moyens matériels s’étaient aussi améliorés. Deux types, Prieur et Robin, avaient installé un atelier clandestin et imprimaient soigneusement nos journaux qui purent ainsi augmenter leur tirage et leur rayonnement. L’effort général s’exerçait vers la préparation de l’insurrection. Le laboratoire Joliot-Curie82 au Collège de France, en liaison avec le laboratoire municipal du professeur Moureu, devint un centre de production de cocktails-Molotov. Roland Diquelou fut nommé responsable militaire pour les intellectuels ; il impulse le développement de milices patriotiques dans les lycées, le recrutement aux FTPF. On peut lire à ce sujet l’ouvrage de Paul Delanoue, Les Enseignants. La lutte syndicale du Front populaire à la Libération, paru aux Editions Sociales en 1973. Les syndicats se structuraient solidement et se préparaient à agir, en liaison avec le Comité de la Libération et l’état-major des FFI. Dans le corps médical, les organisations de résistance réunifiées avec les professeurs Debré et Charpentier, avaient des bases dans tous les hôpitaux de Paris et dans beaucoup de cliniques. C’est ainsi que fut mis en place, au cours des journées de l’insurrection de Paris, un service de santé et de secours aux blessés particulièrement actif et efficace. Les ingénieurs et cadres jouèrent aussi, avec leurs organisations et en liaison avec les syndicats CGT un rôle important pour le sabotage industriel et la désorganisation des transports pendant la bataille de France. Incontestablement, les intellectuels ont tenu leur place dans la préparation de l’insurrection de Paris83 et au cours même de l’action.

82 JOLIOT-CURIE Frédéric (1900-1958). Physicien, prix Nobel de Chimie en 1935, professeur au Collège de France, directeur du CNRS. Après l’arrestation de Paul Langevin, il prit la tête de la protestation universitaire contre l’incarcération du savant. Après des négociations avec les autorités allemandes, il avait décidé que son laboratoire au Collège de France resterait ouvert. Mais Frédéric Joliot-Curie figurait dans le Comité du Front national universitaire fondé à l’appel du PC clandestin. En 1943-44, il mit sur pied un embryon d’organisation clandestine en collaboration avec le laboratoire de la préfecture de police. Durant l’insurrection de Paris, le laboratoire de Joliot au Collège de France se spécialisa dans la préparation d’explosifs. (LE MAITRON notice JOLIOT-CURIE Frédéric par Nicole Racine https://maitron.fr/spip. php?article88120.) 83 19-25 aout 1944 : à l’appel du Comité parisien de la Libération, insurrection

42 C’est ainsi que Paul Delanoue, à la tête des syndicats d’enseignants, occupa le ministère de l’Education nationale pour y installer Henri Wallon84 et que Joë Nordmann avec les organisations de résistance du Palais de Justice, occupa, de son côté, le ministère de la Justice pour y installer Marcel Willard85.

CW : Quel a été ton rôle personnel pendant l’insurrection de Paris ?

AV: Comme je te l’ai expliqué, les organisations officielles de la Résistance, le Conseil national de la Résistance, le Comité parisien de la Libération, l’Union des Syndicats, l’état-major militaire des FFI ont pris les choses en main. Je n’étais moi-même qu’un rouage du Front national. J’ai continué à assurer les liaisons habituelles, veillé à maintenir l’orientation offensive que Villon ne cessait de me rappeler avec énergie. Pour le reste, je n’ai pas eu de rôle personnel particulier. Je n’ai été informé de l’occupation du ministère que lorsque Wallon y était installé et je suis allé me présenter à lui. Son directeur de cabinet était René Maublanc qui, depuis de longs mois déjà, dirigeait L’Université libre. Il me laissa le soin de publier le n°100, dernier numéro clandestin ou premier numéro légal (comme tu voudras) du glorieux journal de Politzer, Solomon et Decour.

CW : Tu ne reprends pas ta classe à la rentrée scolaire ?

AV : Je n’ai pas envisagé de reprendre le travail d’instituteur malgré que j’aie eu une conscience assez aiguë de mon inexpérience politique. Dans les jours qui ont suivi la Libération de Paris, le Front national des instituteurs a convoqué une assemblée des instituteurs à la Mutualité. Malgré l’absence des moyens de communication et d’information, la grande salle était archi-bourrée. J’étais à la tribune avec Pierre Villon et d’autres camarades… « Tu vas prendre la parole », me dit Pierre Villon. Quelle idée ! Impossible… J’aurais certainement été plus à l’aise s’il conduite par les FTP et les FFI qui aboutit à la Libération. Le 25 aout la garnison allemande capitule devant le général Leclerc et le colonel Rol-Tanguy. 84 WALLON Henri (1879-1962). Professeur au Collège de France à la chaire de psychologie et d’éducation de l’enfance. Il prit part à la résistance universitaire et aida Decour, Solomon et Politzer à créer L’Université libre. Il fit partie du Front national universitaire. Désigné pour occuper le poste de secrétaire général provisoire au ministère de l’Education nationale, il prit possession de son poste en aout 1944 après que les représentants du FNU, du SNI et du Syndicat de l’Enseignement eurent occupé le ministère. Membre de la Commission ministérielle pour la réforme de l’enseignement créée sous la présidence de Paul Langevin. Après la mort de Langevin il lui succéda à la Présidence et acheva le Projet connu sous le nom de rapport Langevin-Wallon. Ce rapport préconisait la prolongation de la scolarité jusqu’à 18 ans. (LE MAITRON notice WALLON Henri, Paul, Hyacinthe par Nicole Racine https://maitron.fr/spip.php?article135174.) 85 WILLARD Marcel (1889-1956). Avocat communiste. Au Printemps 1944 il rentre à Paris et avec l’aide de magistrats et d’autres avocats communistes dont Joë Nordmann, il occupe le ministère de la Justice et devient le premier Secrétaire général à la Justice. (LE MAITRON notice WILLARD Marcel, Jean, Elie par Michel Dreyfus https://maitron.fr/spip.php?article73797.)

43 m’avait ordonné de jeter une grenade sur un poste allemand. Mais là, je me suis complètement dégonflé ! Je suis resté affecté à la direction du travail intellectuel pour le Parti, sans bien savoir ce que cela pouvait bien signifier dans les circonstances nouvelles. On m’a affecté un bureau au 120 rue Lafayette qui avait été occupé par la milice et qui était plein de punaises…

CW : Comment as-tu vécu la dissolution des milices patriotiques ?

AV : Ça ne m’a pas posé de problèmes particuliers. En fait, je n’avais pas eu de liaisons bien étroites avec ces milices. Dans le secondaire, celles qui avaient eu une existence réelle cessèrent d’agir dès la Libération. J’ai partagé le bureau qui m’avait été affecté rue Lafayette avec deux militants responsables des milices patriotiques. Je n’ai pas le sentiment qu’ils aient eu à Paris des problèmes très difficiles à résoudre. J’ai assisté, en janvier 1945, à une réunion du comité central du Parti largement ouverte à des responsables issus comme moi-même de la lutte clandestine. On y discutait notamment de la dissolution des milices patriotiques et je revois encore le jeune camarade René Lamps86 (actuel maire d’Amiens), tout juvénile d’aspect, avec ses joues rouges et ses épais cheveux tout noirs, justifier la dissolution des milices patriotiques au nom d’une conception politique de masse opposée à l’action armée de commandos. Maurice Thorez souligna l’importance et la justesse de cette intervention. Il fit de même d’une intervention du camarade Jean Cristofol87, alors maire de Marseille, qui s’élevait contre l’étroitesse de certains communistes opposés au renouvellement du vieux maire d’une commune des Bouches-du-Rhône, sous le prétexte qu’étant déjà âgé, il n’avait pas été un combattant illégal actif. Je crois que c’est aussi à cette réunion que je fus frappé par une remarque de Maurice Thorez s’élevant contre l’idée assez communément répandue alors dans nos rangs selon laquelle le PS était fini. Maurice Thorez expliquait alors, si j’ai bonne mémoire, que le réformisme naissait, pour ainsi dire, spontanément de l’exploitation capitaliste et qu’il nous faudrait compter avec lui encore longtemps ! Une question particulière : l’adhésion d’un grand nombre d’intellectuels posait le problème de leur organisation dans le Parti. Les affecter dans leurs cellules locales où ils risquaient de ne pas trouver de réponses à leurs préoccupations particulières ? D’où la tentation de les grouper dans des organisations spéciales et naquit alors l’idée de la création des amicales d’intellectuels communistes… Certaines ont été créées dans des fédérations de province et, dans la capitale, se forme l’amicale communiste de l’enseignement supérieur à Paris. Mais ces organisations 86 LAMPS René (1915-2007). Instituteur puis professeur d’enseignement général, résistant et militant communiste dans la Somme. Il avait adhéré au Parti en 1943 et reçut rapidement des responsabilités importantes dans le Parti clandestin. Il représenta le Parti au Comité départemental de Libération dès sa création en mars 1944. Il fut maire d’Amiens de 1971 à 1989. (LE MAITRON notice LAMPS René, Georges, Albert par J.-P. Besse et J. Cahon https://maitron.fr/spip.php?article73369.) 87 CRISTOFOL Jean (1901-1957). Sous-brigadier des Douanes ; syndicaliste et

44 avaient l’inconvénient de créer une rupture entre eux et le reste des adhérents. Le congrès de 1945 refusa donc cette forme d’organisation et l’on s’est orienté vers la formation de cellules d’établissements (écoles, lycées, facultés, palais de Justice…) rattachées aux sections et participant à leur activité. Mais cette forme d’organisation ne réglait pas nécessairement tous les problèmes, notamment des professions sans base fixe d’activités (comédiens, cinéastes…). Puis je fus désigné comme administrateur de l’Encyclopédie de la renaissance française dont l’idée magnifique avait été lancée par Roger Garaudy88 avec l’éloquence exceptionnelle qui le caractérisait alors. Il s’agissait, en reprenant pour l’épanouir l’expérience de Diderot, de pousser de l’avant dans tous les domaines le rayonnement moderne de la science et de la culture. Idée enthousiasmante mais qui sans doute dépassait nos moyens et ne s’adaptait pas, à mon avis, au rythme impétueux des progrès scientifiques modernes. Enfin, on s’installa dans de beaux bureaux quai Anatole France et attendîmes les événements qui ne se précipitèrent pas. Je ne veux pas calomnier Roger Garaudy qui avait, je crois, autant de force et d’impétuosité spirituelles que d’inconstance… Et l’entreprise parut bientôt cesser de l’intéresser. Henri Moulin s’y attela un moment avec beaucoup de patience. On réalisa quelques publications, notamment une histoire de France du XIXe siècle que Jean Bruhat89 rédigea et qui ne manquait pas d’intérêt. Cependant, nos bureaux devinrent de plus en plus déserts, nos finances de plus en plus insuffisantes. Je les renflouai comme je pus et m’en fus dépeindre la situation à Léon Mauvais90 qui nous fit convoquer Garaudy et moi-même par le secrétariat du Parti. militant communiste ; président du Comité régional de Libération pour la région du Sud-Est ; il fut maire de Marseille (1946-47) et député des Bouches-du-Rhône jusqu’en 1957. (LE MAITRON notice CRISTOFOL Jean par Antoine Olivesi https:// maitron.fr/spip.php?article21118.) 88 GARAUDY Roger (1913-2012). Professeur de philosophie. Mobilisé en 1939 il est envoyé à Albi et participe à la reconstitution clandestine du Parti communiste interdit. Arrêté en septembre 1940 il est déporté dans un camp en Algérie. Libéré en février 43, il vécut un an à Alger avant de rentrer en France en octobre 44. Il fut alors permanent du Parti jusqu’en 1962, député puis sénateur. Docteur en philosophie, il fut directeur du Centre d’études et de recherches marxistes (CERM). (LE MAITRON notice GARAUDY Roger, Jean, Charles par Michel Dreyfus https://maitron.fr/spip. php?article50436.) 89 BRUHAT Jean (1905-1983). Normalien (ULM), historien, militant communiste. Mobilisé en 1939, fait prisonnier en juin 1940 pour faits de propagande révolutionnaire, libéré en mars 1943. A la Libération, il fut chargé d’organiser la Commission d’éducation ouvrière de la CGT et contrôla le Centre d’éducation ouvrière du PC. (LE MAITRON notice BRUHAT Jean par Jean Maitron et Claude Pennetier https://maitron.fr/spip.php?article18060.) 90 MAUVAIS Léon (1902-1980). Membre du comité central du Parti (1929-1972), syndicaliste, député, conseiller municipal de Paris. Démobilisé en 1940 il fut arrêté avec d’autres communistes et emprisonné jusqu’à son évasion en juin 1941. Il fut alors désigné comme un des responsables politiques de la zone sud. En novembre 1944 il regagna Paris et fut nommé responsable à l’organisation du PC. (LE MAITRON notice MAUVAIS Léon, Auguste par René Gaudy https://maitron.fr/spip. php?article24900.)

45 Roger reconnut sans hésitation la faillite de l’entreprise et l’Encyclopédie de la renaissance française fut enterrée sans fleurs ni couronnes ! C’est alors qu’il fut décidé de réanimer la commission des intellectuels auprès du comité central et je fus désigné comme le militant permanent de cette commission dont le responsable fut Joanny Berlioz91. Cependant Joanny était âgé, fatigué, déjà accablé de tâches (il était notamment maire d’Épinay-sur-Seine). Il se contenta de rédiger une circulaire assez formelle aux directions fédérales et je ne le vis presque plus… Je ressentais vivement cette inexistence de direction qui tranchait avec la période de clandestinité et qui me paraissait ne pas répondre aux problèmes nouveaux de l’après-guerre. Au début de l’année 1947, une nouvelle réunion fut convoquée par le secrétariat du comité central avec notamment Aragon, Eluard et l’équipe dirigeante du journal Action. La discussion prend bientôt un caractère serré, tendu même au point qu’Aragon menace de claquer la porte et se fait rappeler à l’ordre par Maurice. Celui-ci, en conclusion, regrette la faiblesse de la direction de ce secteur et déclare prendre simplement acte d’une situation qui méritait plus ample réflexion. Quelque temps après cette réunion, je suis informé que Laurent Casanova92 a été désigné pour diriger la section des intellectuels. Je prends rapidement contact avec lui et travaille sous sa direction pendant plusieurs années de 1947 à 1953. La section des intellectuels prend corps et vie. Laurent travaille en étroite et amicale collaboration avec Aragon et rien ne peut me faire plus plaisir. J’étais à l’époque – je crois que je le demeure encore – un partisan inconditionnel d’Aragon. Il avait été pour moi, pendant la guerre, celui qui donne à la réalité quotidienne son contenu historique. Mais je n’admirais pas seulement le poète de la Résistance, j’aimais ses romans, l’ensemble de ses écrits. Chaque semaine, sous la présidence auguste de Laurent Casanova se réunit un petit collectif qui comprend notamment Victor Leduc (permanent à la Section des intellectuels plus particulièrement chargé des problèmes idéologiques), Annie Besse, aujourd’hui Annie Kriegel93

91 BERLIOZ Joanny (1892-1965). Professeur de langues vivantes, journaliste, militant communiste. Il fut membre du comité central de 1925 à 1959, maire d’Epinay-sur- Seine, député, sénateur. Déporté en Algérie il fut libéré en février 1943 et fut délégué de la « Résistance métropolitaine » à l’Assemblée consultative provisoire d’Alger. A son retour en France il remplit les fonctions de rédacteur en chef de la revue Démocratie nouvelle. (LE MAITRON notice BERLIOZ Joanny par Jean Maitron https:// maitron.fr/spip.php?article16371.) 92 CASANOVA Laurent (1906-1972). Député communiste de Seine-et-Marne de 1944 à 1958, membre du comité central et du bureau politique jusqu’en 1961 année de son exclusion. Epoux de Danielle Casanova c’est elle qui l’encouragea à s’inscrire au Parti dès 1929. Il fut après la guerre chargé des relations avec les intellectuels. Sa brochure, Le Parti communiste, les Intellectuels et la Nation fixa les règles de pensée et d’action des intellectuels communistes. (LE MAITRON, notice CASANOVA Laurent par Claude Pennetier https://maitron.fr/spip.php?article18875.) 93 KRIEGEL Annie [née Becker Annie, Juliette, épouse Besse puis Kriegel] (1926- 1995). Résistante, militante aux Jeunesses communistes, permanente à la Fédération de la Seine, universitaire. (LE MAITRON, notice KRIEGEL Annie par Pascal Cauchy https://maitron.fr/spip.php?article137077).

46 (responsable des intellectuels pour la fédération de la Seine du Parti), Jean Kanapa (La Nouvelle Critique), Pierre Daix (Les Lettres françaises) et moi-même. Les meilleurs cadres intellectuels ont été décimés par la guerre, d’autres plus ou moins discrédités pour leur « attentisme ». Laurent Casanova lui-même, malgré d’éminentes qualités, a des lacunes théoriques et culturelles ; les jeunes manquent d’expérience et demeurent marqués par les méthodes de la clandestinité. Pour ce qui me concerne, je suis plus particulièrement les problèmes de l’enseignement. En 1946 ou 1947, je suis invité avec Paul Delanoue à une réunion du bureau politique (BP) consacrée au travail parmi les enseignants. Nous exposons les difficultés croissantes auxquelles nous nous heurtons ; l’anticommunisme qui reprend vigueur parmi les instituteurs. Et j’entends Gaston Monmousseau94 qui s’exclame « Nous ferons bien la révolution sans eux ! » Sa remarque me surprend, d’autant qu’elle me semble avoir un certain écho auprès d’une partie du BP. Je proteste et Maurice Thorez me donne raison. J’avais été désigné par le ministre René Capitant95 comme membre de la Commission ministérielle de l’enseignement que présidait Paul Langevin96. Ce fut là une circonstance importante de ma vie militante. Cette désignation n’était pas fondée sur mon expérience pédagogique qui était faible et encore moins sur mes connaissances des sciences de l’éducation qui étaient à peu près nulles et mon apport aux travaux de la commission fut faible. Mais j’y pris une conscience aiguë de l’importance des problèmes de l’école. Les réunions de la commission se tenaient dans la salle du conseil d’administration de l’Ecole supérieure de physique et chimie de la rue Vauquelin. C’est là que Paul Langevin avait été arrêté le 30 octobre 1940 et les épreuves subies par le prestigieux savant rehaussaient le rayonnement de sa personnalité auquel on ne pouvait pas échapper. Le plan de réforme de l’enseignement dit « plan Langevin-Wallon »97 qui 94 MONMOUSSEAU Gaston (1883-1960). Adhérent du Parti communiste en 1925, réélu membre du bureau politique en 1945 et secrétaire de la CGT, directeur de La Vie ouvrière. (LE MAITRON, notice MONMOUSSEAU Gaston, Léon, René. Pseudonyme : BRECOT Jean par Georges Ribeill https://maitron.fr/spip.php?article6826.) 95 CAPITANT René (1901-1970). Gaulliste de gauche, député et ministre de l’Education nationale de 1944 à 1946. 96 LANGEVIN Paul (1872-1946). Physicien, professeur au Collège de France. Père d’Hélène Langevin, épouse de Jacques Solomon. Il adhère au Parti communiste en 1944. Elu conseiller municipal en avril 1945. Comme il s’intéressait aux problèmes pédagogiques et se montrait soucieux de promouvoir une éducation nouvelle, il accepta de présider la Commission ministérielle pour la réforme de l’enseignement, connue sous le nom de commission Langevin-Wallon. (LE MAITRON notice LANGEVIN Paul par Nicole Racine https://maitron.fr/spip.php?article89644.) 97 Le plan Langevin-Wallon a pour mot d’ordre la « démocratisation de l’enseignement ». Il prévoit un enseignement gratuit, laïque et obligatoire jusqu’à l’âge de 18 ans avec un corps professoral unique de la maternelle à l’université. Il définit un tronc commun pour les élèves de 11 à 15 ans « le collège unique » et les conditions idéales d’enseignement (25 élèves par classe, respect des rythmes biologiques des enfants, création d’un corps de psychologues scolaires…). Remis en juin 1947 après l’exclusion des ministres communistes il n’a jamais été appliqué mais n’a pas cessé d’alimenter les réflexions sur le système éducatif.

47 fut remis au ministre Marcel-Edmond Naegelen par une délégation dont je faisais partie en septembre 1947 a été souvent cité depuis, souvent invoqué, et bien souvent trahi. Mais les principes qui le fondent et qu’exprime Paul Langevin au cours de la première réunion de la commission restent la haute expression d’une volonté humaniste qui s’impose encore aujourd’hui. J’ai aussi participé à la création de L’École et la Nation, la revue du Parti créée en 1951. Le projet d’un tel organe était ancien ; il avait été exprimé déjà en 1939. Georges Cogniot y était très attaché. Au cours des années 1945 et 1946, il était intervenu plusieurs fois avec insistance auprès de moi pour que je favorise sa parution. J’en étais bien incapable, mais j’avais cependant travaillé à la publication de deux bulletins édités par le comité central en direction de l’enseignement primaire. La décision de sa parution émanait de la direction du Parti mais elle fut très largement et librement discutée par les principaux intéressés, notamment les dirigeants syndicaux. Elle recueillit un accord unanime et on peut bien dire que sa création prit un caractère collectif. L’un des problèmes discutés au cours de réunions auxquelles je participais fut le suivant : la revue serait-elle un organe officiel du Parti ou garderait-elle une certaine indépendance ? Je m’en étais entretenu avec Laurent Casanova et la réponse fut catégorique : ce serait un organe du Parti. Il devait donc s’interdire d’intervenir dans la vie syndicale. Le titre a été aussi l’objet d’une longue discussion. J’avoue être fier que ma proposition L’École et la Nation ait été retenue. C’était une proposition personnelle (je ne l’avais soumise à personne) et je continue à penser que ce titre convenait : l’école ne vaut pas pour elle-même mais pour la Nation et les besoins de son peuple.

CW: A ce moment-là, tu es revenu dans « ton » 13e ?

AV : Nous avions réintégré au cours même des journées de la Libération de Paris un petit logement qu’un ami ingénieur nous avait procuré rue Nationale, à l’emplacement de l’ancienne cité Jeanne d’Arc : un logement de deux pièces, sans salle de bain, que nous avons occupé avec nos trois garçons jusqu’en 1955. C’était petit et malcommode. J’étais conseiller municipal depuis 1947 et on considérait alors qu’il n’était pas convenable qu’un élu, fut-il mal-logé, demande un logement HLM pour sa famille ! … Je militais dans ce quartier de la Gare qui n’avait pas encore beaucoup changé. Le Parti avait conservé une grande influence. Nous partagions la vie de la population : nous en faisions partie. Il y avait encore un lavoir public rue Nationale que ma femme fréquentait. Elle était institutrice dans le coin, connue de toutes les ménagères… Un bistrot, tenu par un camarade nommé Ascouet, était un centre politique permanent. La cellule locale s’y réunissait : elle n’avait qu’une activité politique limitée mais des liens très denses avec le quartier. Le secrétaire était un vieux militant syndical du bâtiment qui connaissait tout le monde. Quand la

48 cellule avait décidé d’organiser une manifestation par exemple contre la guerre du Vietnam, on l’en informait et quelques jours après, tout le quartier était averti. Je me rappelle précisément d’une de ces manifestations. On était une vingtaine à s’époumoner « Paix au Vietnam » depuis dix minutes quand plusieurs cars de police ont bloqué la rue. Les flics étaient particulièrement agressifs. Ils s’emparent de moi et me jettent dans un car. Puis ils s’en vont et me laissent. Donc je descends du car et je recommence à crier. Cette fois, ils se fâchent et commencent à me tabasser. Grave erreur ! Tout le monde se met à hurler, les étalages des marchands de quatre saisons volent en l’air, une atmosphère d’émeute s’installe. Les flics s’enfuient illico, abandonnant la place. Ils me conduisent au commissariat où je suis immédiatement libéré avec des excuses ! On gardera cette influence pendant longtemps encore, jusqu’à ce que la « rénovation » du quartier le transforme complètement. Je suis d’abord secrétaire de la cellule de la rue Jeanne d’Arc, puis membre du comité de section de la Gare. Sur proposition de Marty, je suis propulsé au bureau de section et je deviens rédacteur en chef du journal hebdomadaire La Vie du XIIIe. Le journal était très strictement contrôlé par André Marty. Sa fabrication était une véritable corvée de chaque semaine pour moi ! Le mardi, je commençais à rassembler et à rédiger les articles, puis je fabriquais une maquette détaillée que je devais soumettre à Marty au début de l’après-midi du jeudi. Très souvent Marty mettait tout en pièces sans explication. À l’entrée de son bureau, on pouvait lire une petite affichette : « Soyez bref et précis » ce qui mettait le visiteur à l’aise ! Il fallait refaire l’ensemble dare-dare car l’impression avait lieu dans la soirée. Heureusement qu’André Marty avait un secrétaire en or, avec qui j’avais d’excellents rapports. Il s’appelait Jacques Kahn98. C’était le fils du dirigeant de la Ligue des droits de l’Homme. Il avait été déporté. Intelligent, très cultivé, véritable bourreau de travail, il mettait sans réserve ses dons et son énergie au service du Parti. Marty l’exploitait sans vergogne. Jacques Kahn rédigeait ses articles, ses livres… Quand Marty avait mis ma maquette en miettes, Jacques s’attelait calmement au travail et remettait tout en ordre en cinq-sept. S’il n’avait pas été là, je ne m’en serais jamais sorti ! … Devenu, par la suite, rédacteur au journal L’Humanité, Jacques Kahn est mort précocement d’un cancer ; ses derniers instants ont toujours été illuminés par son idéal de communiste !

CW : Quels sont les effets de la guerre froide et de la création du Kominform 98 KAHN Jacques (1913-1973). Licencié en Droit, militant communiste, résistant. Il s’engagea dans les FTP en 1942 à Montpellier. Devenu lieutenant FFI, il fut arrêté en décembre 1942. D’abord emprisonné, il fut déporté à Dachau le 8 juin 1944 d’où il revint le 17 mai 1945. Il fut secrétaire politique d’André Marty de 1946 à 1952 et rédacteur à L’Humanité (chef de rubrique économique). (LE MAITRON notice KAHN Jacques par Jean Maitron https://maitron.fr/spip.php?article114737.)

49 (avec le rapport de Jdanov)99 sur la section des intellectuels ?

AV : Sans doute une volonté de dirigisme que le Congrès de Strasbourg en juin 47100 traduit très clairement. Maurice Thorez invite les intellectuels à se placer sur les positions de la classe ouvrière et Laurent Casanova explique que la source des valeurs réside dans le mouvement même des masses. Il fait pleurer tout le Congrès en lisant les lettres de Maurice Lacazette (un militant ouvrier fusillé par les nazis) à sa femme101. Pour moi cette orientation ne pose pas de problème. Elle répond à la volonté de rupture de l’alliance antinazie exprimée par Winston Churchill, le plan Marshall, l’expulsion des ministres communistes du gouvernement102. Le temps n’est pas très éloigné où l’ambassadeur des Etats-Unis en France pouvait déclarer cyniquement « la guerre contre l’URSS est inévitable, le plus tôt sera le mieux ». Donc cette orientation de notre Parti me paraît juste. D’autant que l’activité des communistes continue de présenter une ouverture qui reste grande et dont Laurent Casanova se fait l’avocat en soulignant l’importance des alliés de la classe ouvrière. Les manifestations culturelles de la Maison de la pensée française – qu’animent Elsa Triolet et Louis Aragon avec l’aide précieuse de l’avocate maître Solange Morin-Bouvier Ajam que j’avais connue pendant la guerre – conservent un rayonnement important. Les Lettres françaises garderont longtemps une large audience vraiment méritée. La Nouvelle Critique de l’époque peut prêter maintenant à des appréciations négatives mais elle a eu le mérite d’intervenir, de façon combative, dans les domaines les plus divers ; c’est une création à l’initiative de Casanova. C’est lui qui choisit Jean Kanapa comme rédacteur en chef. Entre les deux hommes, tous deux d’exception, une estime réciproque, une grande affection. Laurent Casanova mène par ailleurs une intense activité pour la défense de la paix. Il prend une part décisive à la préparation du rassemblement d’intellectuels à Wroclaw dont sortira le Mouvement mondial de la paix103. Cependant les positions dogmatiques s’affirmaient déjà qui se sont aggravées avec le soutien sans réserve aux interventions soviétiques

99 Kominform, Bureau d’information des partis communistes créé en septembre 1947. Dès sa première réunion il se dote d’un document politique, le rapport Jdanov, qui trace la nouvelle tactique révolutionnaire du mouvement communiste. 100 XIe Congrès du PCF, Strasbourg 25-28 juin 1947, sous le secrétariat général de Maurice Thorez, Jacques Duclos, André Marty et Léon Mauvais. 101 Maurice Lacazette (fusillé le 25 août 1943), Lettres de fusillés, J. Duclos, Ed. Sociales, Paris, 1970, p. 91-101. 102 Mai 1947, expulsion des ministres communistes du gouvernement Ramadier au motif d’une solidarité trop voyante avec les revendications des ouvriers de Renault en grève depuis la fin du mois d’avril. 103 25-28 août 1948, Congrès mondial des intellectuels pour la paix à Wroclaw en Pologne. Conseil mondial de la paix : organisation internationale de lutte pour la paix, le désarmement et la promotion des droits fondamentaux contre toute forme d’impérialisme.

50 telles le discours de Jdanov sur la philosophie et l’affaire Lyssenko104.

CW : Revenons à ton activité militante locale. Tu es élu conseiller municipal de Paris et conseiller général de la Seine en 1947.

AV : Aux élections municipales d’octobre 1947, je suis présenté comme candidat, en 4e position (après Auguste Lemasson, Robert Francotte et Albert Boisseau) sur la liste présentée par le PCF pour les 13e et 14e arrondissements. André Marty – il me l’a confié lui- même – aurait préféré que ce soit son secrétaire parlementaire Fréchard (cet ouvrier vosgien avait connu et aidé Marty quand celui-ci était interné à Clairvaux. Un homme d’un dévouement entier au Parti. Il avait été déporté). Je suis finalement élu au plus fort reste. Je ne m’y attendais guère et je ne m’intéressais pas aux résultats. Ce sont Aragon et Laurent Casanova qui viennent dans mon bureau, m’apprendre, en me félicitant, mon élection. En cette année 1947, je suis aussi élu au comité de la fédération de la Seine du PCF. Une fédération de dimensions un peu monstrueuses : elle s’étend sur Paris et sa banlieue (quatre-vingt communes !). Trois membres du BP [bureau politique] (Raymond Guyot105, Jeannette Vermeersch106, Marcel Servin107) et plusieurs membres du CC [comité central] siègent au comité fédéral. Le RPF108 détient la majorité absolue au conseil municipal et son président est le propre frère du général de Gaulle. Quelques jours après les élections, les RPF décident de tenir une assemblée publique dans le 13e ! Au comité de section, Marty déclare « nous ne pouvons tolérer que les fascistes viennent ainsi nous narguer. Mobilisons tous nos gars et vidons l’assemblée. André Voguet conduira la contre-manifestation ». Ce type d’action ne me paraissait pas très convaincante. Je m’y oppose 104 Lyssenko est à l’origine d’une théorie génétique qu’il promeut pendant la période stalinienne en URSS où elle accède en 1948 au rang de théorie officielle exclusive. Les théories scientifiques opposées sont formellement interdites et des centaines de chercheurs sont limogés, emprisonnés, voire condamnés à mort en tant qu’ennemis de l’Etat. Le lyssenkisme s’intègre dans l’offensive de reprise en main idéologique des intellectuels entamée en 1938 en URSS, relancée en 1947 et étendue en Occident après 1948. Le Parti communiste français devient alors lyssenkiste ce qui provoque le départ de beaucoup de biologistes. 105 GUYOT Raymond (1903-1986). Elu au comité central du PCF de 1928 à 1985, au bureau politique de 1945 à 1972 et nommé 1er secrétaire de la Fédération de la Seine, la plus puissante fédération du Parti, de 1946 à 1953. (LE MAITRON notice GUYOT Raymond, Germain par Marc Giovaninetti https://maitron.fr/spip.php?article76700.) 106 VERMEERSCH Jeannette (1910-2001). Ouvrière du textile, membre du comité central du PCF et du bureau politique après la Seconde Guerre mondiale, députée de 1945 à 1958 puis sénatrice de la Seine de 1959 à 1968. (LE MAITRON notice VERMEERSCH Jeannette épouse THOREZ par Serge Wolikow https://maitron.fr/spip. php?article74721.) 107 SERVIN Marcel (1918-1968). Cheminot, chef de cabinet de Maurice Thorez, membre du comité central, député de Haute-Saône de 1946 à 1951. (LE MAITRON notice SERVIN Marcel, Albert par Claude Pennetier https://maitron.fr/spip. php?article8664.) 108 Le Rassemblement du peuple français est un parti politique fondé par Charles de Gaulle en avril 1947.

51 et la manifestation n’a pas lieu – Henri Gourdeaux, vieux militant, conseiller municipal, avec qui je suis lié d’amitié et que je consulte à ce sujet, est de mon avis et m’encourage. J’ai gardé le souvenir très fort de la conférence fédérale de la Seine de février 1949. Plusieurs commissions sont prévues qui se réunissent le soir du premier jour de la conférence. Tout le « gratin » de la fédération (Raymond Guyot, et la plupart des membres du CC) siègent à la commission « entreprises ». Je fais partie de la commission « de la paix » qui est présidée par Joinville. À notre grande surprise, arrivent Maurice Thorez et qui sont salués par le président. Mais Maurice explique que sa présence est normale étant donné le caractère primordial du problème de la paix. Il participe à la discussion et développe avec vigueur l’idée que la paix est la question décisive de l’heure, idée qu’il reprendra le lendemain dans son discours de clôture devant la séance plénière de la conférence. Ce petit épisode me surprend. Manifestement, Raymond Guyot, pourtant premier secrétaire de la fédération et membre du BP, n’a pas été informé des intentions de Maurice Thorez ni de l’orientation politique que celui- ci voulait impulser dans la conférence !

CW : Tu es élu au CC lors du XIIe Congrès (Gennevilliers, 26 avril 1950).

AV : Je ne m’attendais pas du tout à cette élection. Je n’étais même pas délégué au congrès, mais simplement invité en tant que collaborateur du CC. J’étais donc simple spectateur, fort intéressé certes, mais très détendu. Une première surprise quand je m’entendis désigné comme membre de la commission politique du congrès, et voilà que Casa, juste avant la réunion de cette commission, me dit « s’il n’y a pas d’opposition, tu vas être élu au CC ». Cette nouvelle provoqua en moi des sentiments contradictoires où dominait l’inquiétude. Pendant longtemps, j’ai pensé que c’était là une responsabilité au-dessus de mes moyens. A cette commission politique sont éliminés plusieurs membres du CC, non sans psychodrame. Plusieurs, notamment Bossus109, Chaindron, Havez, digèrent fort mal leur éviction. Il est vrai que les raisons évoquées pour leur retrait ne me paraissaient pas évidentes. Je plaidai la cause d’Eugène Prenant110. Mais j’étais isolé et finalement j’ai voté 109 BOSSUS Raymond (1903-1981). Syndicaliste et militant communiste. Membre du comité central dès 1945, il en est exclu à l’issue du congrès de Gennevilliers (juin 1950). Il fit partie du secrétariat de la fédération de Paris jusqu’en 1955. (LE MAITRON notice BOSSUS Raymond, Marcel. Pseudonyme Lévêque par Jean Maitron et Claude Pennetier https://maitron.fr/spip.php?article17348.) 110 PRENANT Eugène (1893-1983). Professeur d’histologie et d’anatomie comparée à la Sorbonne, militant communiste, militant syndicaliste. Résistant déporté. Il fut invité à intégrer le comité central du PCF en 1945. Lors de l’affaire Lyssenko, il fut pris en tenaille entre ses engagements politiques et ses compétences scientifiques. Il refusa de défendre les thèses de Lyssenko qu’il avait comparé à un charlatan. Il choisit de ne plus s’exprimer publiquement mais son silence fut insuffisant aux yeux de la direction du Parti qui le punit d’une exclusion du comité central au congrès de Gennevilliers en avril 1950. (LE MAITRON notice PRENANT Eugène, Marcel par Yann Kindo https://maitron.fr/spip.php?article159092.)

52 comme tout le monde son éviction du CC. Le lendemain, Laurent s’est inquiété de ce que je n’avais pas l’air de me réjouir de mon élection. Je lui expliquai que je redoutais d’être au-dessous de ce qu’on attendait de moi et il me confia alors que ma candidature avait été proposée par Maurice Thorez lui-même !

CW : Tu restes à la « section des intellectuels ? »

AV : Oui, mais avec la maladie de Maurice Thorez, commence une période difficile. Auguste Lecœur111, alors secrétaire du Parti, intervient brutalement dans les problèmes esthétiques. Au nom de la défense du réalisme socialiste, il tend à opposer André Fougeron112 et Picasso, prend Léon Moussinac113 à partie. Ces interventions exaspèrent Laurent Casanova. Le prix de la Paix est décerné à Picasso tandis que Louis Daquin114 est également honoré. Mais Laurent hésite à prendre une décision quelconque pour célébrer Picasso à Paris. Je prends l’initiative de faire organiser une manifestation solennelle à la Mutualité en l’honneur des deux lauréats. Elle remporte un grand succès. Le lendemain, Casa vient me remercier de mon intervention. Il le fait en termes touchants où transparaît son embarras devant une situation qu’il ne maîtrise plus. Je lui en sais gré car ce fut pour moi aussi, une période vraiment pénible.

CW : Le 28 mai 1952, tu participes à la fameuse manifestation contre Ridgway ?

AV : Les ouvriers en ont assez de se faire matraquer. Et ils préparent 111 LECŒUR Auguste (1911-1992). Mineur puis métallurgiste. Militant communiste et syndicaliste. Membre du comité central puis du bureau politique. Il fut évincé en 1955 après plusieurs années de déclin du PCF, dans une période de luttes internes à la direction du Parti. Il rédigea un véritable pamphlet L’Autocritique attendue, violent plaidoyer contre les méthodes staliniennes de la direction du PCF. (LE MAITRON notice LECŒUR Auguste par Yves Le Maner https://maitron.fr/spip.php?article50069.) 112 FOUGERON André (1913-1998). Artiste peintre. Il adhère au PCF en 1939. Il milita dans la Résistance. Son atelier fut transformé en imprimerie clandestine où des revues comme L’Université libre ou Les Lettres françaises virent le jour. En 1943, il fut nommé secrétaire général du Front national des arts clandestins. Il fut ensuite l’un des artistes favoris du Parti communiste qui le reconnut comme l’un des « leaders du nouveau réalisme ». (LE MAITRON notice André, Alfred par Michel Dreyfus https:// maitron.fr/spip.php?article50275.) 113 MOUSSINAC Léon, (1890-1964). Ecrivain, journaliste, historien et théoricien du cinéma. Militant fidèle à la ligne du Parti. Il composa de nombreuses chansons pour le Mouvement de la paix. Membre puis président du comité directeur du Comité national des écrivains. (LE MAITRON notice MOUSSINAC Léon, Pierre, Guillaume, dit PEYRALBE Jean, MIGENNES Pierre, D’AYME Jacques par Nicole Racine https:// maitron.fr/spip.php?article123457.) 114 DAQUIN Louis (1908-1980). Cinéaste, écrivain, syndicaliste et militant communiste. En 1945, Daquin devint le secrétaire général du Syndicat des techniciens du film (CGT). Il fut pendant près de dix ans le cinéaste quasi officiel du Parti communiste et réalisa notamment La Bataille de la vie (1949) sur le Mouvement de la paix. (LE MAITRON notice DAQUIN Louis par Laurent Marie https://maitron.fr/spip. php?article21430.)

53 une riposte vigoureuse, avec des pancartes acérées. Le Parti, pour le moins, laisse faire. Je suis place de l’Odéon. Les flics et nous, sommes rangés comme pour une bataille du Moyen-âge. La police finit par céder. Nous descendons la rue Bonaparte jusqu’au quai. Je tente en vain d’obtenir la dissolution du cortège. Nous parvenons rue de la Banque. Là, des provocateurs ou de petits malins jugent bon d’attaquer le commissariat situé en face d’une caserne de CRS. Cela sonne la fin de notre manifestation. A L’Humanité, je retrouve la plupart des dirigeants du Parti, et je vois partir Jacques Duclos avec une certaine appréhension, car je pense que la police doit être furieuse. On sait qu’il fut arrêté place de la République en rentrant chez lui, impliqué dans le fameux complot dit « des pigeons » et maintenu en prison pendant plusieurs mois115.

CW : Comment réagis-tu à l’affaire Marty-Tillon116 ?

AV : Je distinguerai deux aspects : l’homme Marty (je connais fort peu Tillon) et le procès qui lui est intenté. Je pense que l’homme était quelque peu caractériel, pénétré de l’importance de son personnage, avec des méthodes très particulières, tout à fait indifférentes à la vie des organisations du Parti. Il tenait ses permanences de député chaque dimanche à la mairie du 13e et, à leur issue, il convoquait les secrétaires des deux sections de l’arrondissement pour fixer le programme de la semaine ; sans aucun souci de l’avis de la direction fédérale. Son secrétaire parlementaire avait ses entrées partout et lui relatait fidèlement ce qu’il voyait ou croyait voir. En tant que membre du comité fédéral, j’étais, en principe chargé de la coordination entre les deux sections du 13e, la section de la Gare et la section Maison-Blanche ; c’est-à-dire que je faisais le tampon entre la fédération et Marty. J’ai fini par me lasser de ce rôle et par ne plus assister aux « réunions de coordination » du dimanche matin. Marty était resté attaché à sa formation plus ou moins anarcho- syndicaliste et à ses conceptions blanquistes. J’ai déjà évoqué sa volonté de prendre d’assaut une réunion RPF. Autre épisode : nous avions, dans

115 28 mai 1952 le Parti communiste appelle à manifester contre la venue à Paris du général américain Matthew Ridgway accusé d’avoir utilisé des armes bactériologiques en Corée. La manifestation est violemment réprimée, il y a des morts et des dirigeants communistes sont emprisonnés. Jacques Duclos, secrétaire général du PCF par intérim en l’absence de Maurice Thorez est arrêté puis inculpé pour atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat. Des pigeons avaient été trouvés dans sa voiture et érigés comme preuve de la trahison de Duclos envers la République (ces soi-disant pigeons voyageurs n’étaient en fait que les proies d’une partie de chasse et destinés à être mangés). Duclos n’est libéré que le 1er juillet. 116 En septembre 1952, alors que Thorez, malade, était à Moscou, André Marty est mis en cause avec devant le BP auquel ils appartenaient tous les deux. Dans le contexte des procès internes, on leur reproche une longue opposition à la ligne du Parti. L’affaire se transforme en une véritable campagne de dénonciation politique. Marty et Tillon sont rayés des rangs du comité central et Marty est exclu du Parti en décembre.

54 le 13e, un Mouvement de la paix assez large et très actif. Yves Farge vient y faire le compte-rendu d’un congrès mondial de la Paix. Marty intervient en exaltant l’œuvre du Mouvement de la paix. Mais peu après son départ, le secrétaire de section Bernard Jourd’hui117, téléguidé, j’en suis persuadé, par Marty, prend la parole pour critiquer le Mouvement de la paix, qui « oblitère le péril fasciste en France ». Je proteste publiquement, déclarant que ceci ne correspond absolument pas à la politique définie par le CC. Et je rédige une note à la Direction du Parti, racontant l’incident et suggérant qu’André Marty joue double jeu. Je m’attends à un tremblement de terre. Mais c’est le calme plat : je n’ai jamais plus entendu reparler de ma note ! On a souvent blâmé – et à juste titre – sa brutalité à l’égard de militants. Quand un camarade exprime une opinion qu’il ne partage pas, André Marty le descend en flammes brutalement et accumule ainsi une foule de rancœurs. Ce n’est pourtant pas non plus un monstre sans cœur. Je me souviens qu’il est venu me chercher chez moi un dimanche matin pour m’emmener jusqu’à la Centrale de Melun où était enfermé Henri Martin118. On a fait le tour de la prison en voiture. Puis il est descendu et nous sommes restés là une demi-heure, Marty silencieux, les yeux fixés sur les murs de la prison. Puis nous sommes rentrés, toujours en silence, sans voir Henri Martin. Mon opinion est que Marty n’avait pas l’étoffe d’un dirigeant du Parti. Sans doute son passé impose-t-il le respect mais il est vraiment devenu insupportable. L’attitude de Maurice Thorez à son égard me paraît significative. Il ne supporte pas, de loin, toutes ses foucades, mais il incite au calme, à la patience, au respect de sa figure historique. A mon avis, la maladie de Maurice Thorez n’est pas étrangère à la façon dont l’affaire est menée. En dépit de tous ses défauts, André Marty n’était évidemment pas un flic comme il en a été accusé par Auguste Lecœur. Dans le 13e l’atmosphère est tendue. A la conférence de section, je suis mis en position difficile par des camarades qui me reprochent, comme membre du CC, d’avoir été trop tolérant avec Marty. Personne ne le défend, mais l’affaire laisse des plaies. Plusieurs camarades, qui votent l’exclusion de Marty, ne sont pas en fait convaincus. Certains voient là un règlement de compte. 117 JOURD’HUI Bernard (1925-1979). Résistant, militant parisien (13e arr.) du PCF et de la CGT. Premier secrétaire de la Fédération de Paris du PCF de 1957 à 1962. Membre du CC de 1956 à 1967. Député de la Seine de 1956 à 1958. (LE MAITRON notice JOURD’HUI Bernard, André par Marc Giovaninetti https://maitron.fr/spip. php?article137512.) 118 MARTIN Henri (1927-2015). Résistant, communiste. Engagé dans la Marine nationale comme mécanicien, il arriva à Saïgon en décembre 1945. Il juge que la France mène en Indochine une « sale guerre » et prend part à une active propagande. Affecté à l’Arsenal de Toulon en 1948, il entreprit une campagne contre la guerre du Vietnam et participa à une tentative de sabotage. Il fut incarcéré et, dès la mi- juillet 1950, une puissante campagne pour sa libération fut lancée par le Parti. Les intellectuels se mobilisèrent pour la cause de ce jeune marin. (LE MAITRON, notice MARTIN Henri, Ursin, Clément par Claude Willard https://maitron.fr/spip. php?article120560).

55 CW: Au début de 1953, tu quittes la section des intellectuels ?

AV: La commission des intellectuels est dissoute. A sa place est créée une « section idéologique », que dirige François Billoux avec Victor Joannes, Fernand Dupuy, Victor Michaut, moi-même… Laurent Casanova, bien que membre, n’y met presque jamais les pieds. Je suis personnellement vite las de ces discussions interminables sur les diverses questions idéologiques. Je suis donc heureux d’être affecté au secrétariat de la fédération de Paris qui est affaibli par le passage d’André Souquière119 dans la clandestinité. Là on me charge de la double responsabilité du travail municipal et du travail parmi les commerçants. C’en est fini des intellectuels. Quelques semaines plus tard, Staline meurt, et c’est l’affaire de son portrait par Picasso paru dans Les Lettres Françaises 120.

CW : Tu interviens au CC des 16-17 juin 1953, à Issy-les-Moulineaux, sur les élections municipales et cantonales d’avril-mai dans la Seine. Tu soulignes le succès du PCF à ces élections, mais tu t’attaches surtout aux progrès du Front unique, aux démarches auprès des sections socialistes de la banlieue pour l’élection de maires*. A deux reprises, note le compte-rendu, tu es interrompu par Jeannette Vermeersch.

* A Thiais seulement ces démarches aboutissent. Ailleurs, des rencontres ont lieu (par exemple à Montrouge où, finalement, les socialistes permettent l’élection d’un maire RPF en maintenant leur candidat.

AV : J’avais suivi de très près ces élections. Je rédige le rapport au nom de la fédération, avec l’accord complet de Raymond Guyot. Je mets l’accent sur notre politique unitaire. Je souligne qu’il faut tenir compte des forces réelles (souvent sous-estimées) de la SFIO [Section française de l’Internationale ouvrière] dans la Seine et soutenir les efforts déployés par les communistes en direction des socialistes. A quoi Jeannette riposte : « Ce n’est pas le Front unique ». Sans doute, mais je n’étais pas allé si loin. Je suis appuyé par Guyot et Duclos. 119 SOUQUIERE André (1908-1999). Militant communiste, résistant, déporté. Secrétaire de la fédération de la Seine de 1949 à 1953, puis secrétaire national du Mouvement de la paix. Il dirigea une des principales colonnes de la manifestation anti-Ridgway à la suite de laquelle il dut plonger pendant un an dans une semi- clandestinité. (LE MAITRON notice SOUQUIERE André, Jean, Louis par Marc Giovaninetti et Claude Willard. https://maitron.fr/spip.php?article131559.) 120 A la mort de Staline en mars 1953, Aragon demande à Picasso de faire un dessin pour Les Lettres françaises. Picasso réalise un portrait stylisé de Staline jeune à partir d’une photo de 1903. Il est publié entre deux articles d’hommages. Le scandale est immédiat et le secrétariat central du PCF publie un communiqué en première page de L’Humanité désapprouvant cette publication. Aragon doit faire une autocritique. André Breton commente peu après l’événement « Chacun sait que l’œuvre de Picasso de ses origines à ce jour est la négation effrénée du prétendu réalisme socialiste. Le scandale du “portrait” n’a d’autre intérêt que de faire éclater à tous les yeux l’incompatibilité de l’art avec les consignes de la brigade policière qui a la prétention de régir. ».

56 CW: Nouvelle intervention au CC du 22 octobre 1953 à Drancy, dont j’ai aussi le texte. Après avoir souligné l’importance des grèves d’août 1953121, tu traites du problème des instructeurs politiques prônés par Auguste Lecœur.

AV : Je reflète le plus fidèlement possible une discussion qui s’est instaurée au comité fédéral. Autant Lecœur me semble soulever des problèmes réels touchant aux différents degrés de militantisme, autant je m’élève contre les instructeurs politiques, qui affaiblissent le rôle des cellules et introduisent une discrimination parmi les militants. Mon intervention ne soulève nulle vague, mais j’entends quelqu’un dire : « André Voguet a parlé au nom de la direction du Parti. » Ce qui est totalement faux. Un souvenir d’une des dernières conférences fédérales de la Seine, que suit, pour le BP, Jaques Duclos. A la commission politique, Raymond Guyot critique vivement à propos de certaines pratiques utilisées dans la métallurgie, consistant à faire débrayer des usines pour un oui pour un non, avec des méthodes plus que discutables. Je pense que ces critiques ne sont pas fondées à l’égard de Georges Marchais mais je suis frappé par la pugnacité de ce dernier que je connais fort mal et qui se défend comme un beau diable. Jacques Duclos me confie : « On ne peut tout de même pas se priver d’un tel gars ! » Après le retour de Maurice Thorez et l’éviction de Lecœur, Laurent Casanova reprend la direction du travail parmi les intellectuels. Et j’en suis responsable au niveau fédéral. Au moment où la fédération de la Seine est décentralisée. Je suis élu au secrétariat de la nouvelle fédération de Paris.

CW: Peux-tu évoquer la personnalité de son premier secrétaire, Raymond Guyot ?

AV : C’est incontestablement un dirigeant de valeur doué d’une grande énergie et d’une puissance de travail hors du commun. Absolument increvable, il passe au Palais Bourbon de nombreuses nuits et il arrive le matin à la Fédération, rasé de près et frais, pour y rester jusqu’à la nuit tombée. Courageux (il l’a démontré pendant la guerre) ; attaché à ses idées qu’il défend opiniâtrement, assez autoritaire comme pas mal de dirigeants mais cependant aimable, fraternel dans ses rapports avec les camarades, 121 Du 4 au 25 aout 1953, la France connaît l’un des plus importants conflits sociaux de son histoire avec à son apogée près de 4 millions de grévistes. Tout commence avec le plan de rigueur que prépare le gouvernement de centre droit présidé par Joseph Laniel. Ajouté à une batterie de mesures classiques, le projet d’un recul de l’âge de la retraite des agents des services publics met le feu aux poudres et déclenche une explosion sociale. L’appel commun à la grève est signé le 6 août par les syndicats CGT, CFTC, FO et CGC d’EDF-GDF. Si ces grèves se concluent par un succès du mouvement syndical, le mouvement n’a guère marqué la mémoire collective. Voir Michel Pigenet, « Les grèves d’aout 1953 », Histoire des mouvements sociaux en France, 2014, p. 438-445.

57 souriant, l’esprit clair, peut-être au prix d’un certain schématisme. Il a une petite faiblesse amusante : avec d’assez jolis traits, il est coquet. Il vous arrive de le croiser dans l’ascenseur ou l’escalier et il vous questionne avec beaucoup d’intérêt : « Tu as vu mon chapeau neuf, comment le trouves-tu ? »

CW: Quand et pourquoi quittes-tu le secrétariat fédéral ?

AV : A la fin de 1955. Je pense que cette décision me concernant s’intégrait dans des préoccupations d’ensemble pour l’installation de directions solides dans chacune des nouvelles fédérations récemment créées. Dans ce grand travail de décentralisation, les directions, primitivement, présentaient certainement un caractère provisoire et, autant que je me souvienne, elles ont été remaniées à peu près partout. Je ne suis pas le seul à quitter la fédération vers cette époque. Raymond Guyot lui-même prit la tête de la section de politique étrangère du CC ; Souquière part au Mouvement de la paix, cependant que Bernard Jourd’hui, un ouvrier du 13e que je connaissais bien, devient premier secrétaire de la fédération. Quand François Billoux me propose de prendre la direction du CDLP (Centre de diffusion du livre et de la presse), j’accepte avec plaisir.

CW : Tu es toujours conseiller municipal de Paris et conseiller général.

AV : Oui, bien sûr, un bail de trente-six ans ! J’y ai toujours fait mon travail sérieusement quoiqu’assez occupé par ailleurs. Je tiens régulièrement mes permanences, j’assiste aux séances et j’interviens assez souvent. A l’époque, il n’y avait pas de maire de Paris : la ville était sous la tutelle directe du gouvernement et c’était le préfet de Paris qui était en fait le maire. Les pouvoirs des élus communistes étaient donc très limités. Cependant, pendant de longues années, le groupe communiste, quoique très minoritaire, était important et nous n’étions pas dépourvus de moyens. Les assemblées fonctionnaient à l’image du parlement. On pouvait poser des questions écrites au préfet, qui étaient publiées au BMO [Bulletin municipal officiel] et l’interpeller par des questions orales lors des sessions, qui pouvaient donner lieu à de grands débats également publiés au BMO. Par ailleurs, nos liens avec la population nous suggèrent constamment des sujets d’interventions et leur donnent une force non négligeable. A l’époque dans le 13e, Georges Fournial est secrétaire de la Caisse des écoles qu’il gère avec beaucoup d’autorité ; la sous-section du SNI est dirigée par un communiste ; la Fédération du logement dispose d’une puissante organisation avec beaucoup d’amicales de locataires et les communistes sont actifs dans nombre d’associations de parents d’élèves… Avec ma camarade Andrée Delbos, un modèle de conscience professionnelle, d’ordre et de dévouement, nous nous considérions

58 comme des délégués syndicaux et nous défendions les intérêts de la population avec le plus de vigueur possible. Même pendant la guerre froide, nous n’avons jamais été isolés en tant que Parti dans l’arrondissement. Nous avons maintenu notamment des liens avec des chrétiens, catholiques ou protestants, notamment le pasteur Rognon et sa femme, animateurs du Mouvement de la paix. J’ai eu souvent le plaisir de rencontrer le père Choquet (curé doyen du 13e à l’époque) pour lutter par exemple contre des expulsions où l’on retrouvait aussi le père Lacan, un jésuite extrêmement sympathique que j’ai vu pour la dernière fois à l’hôpital d’Ivry. Il devait se faire opérer le lendemain et, ayant appris que j’étais aussi hospitalisé, il était venu gentiment me rendre visite dans ma chambre, souriant, très détendu et fort amical cependant que l’opération qu’il devait subir et à l’issue de laquelle il mourut était grave et d’issue incertaine. Je ne pense pas que toute notre activité durant cette longue période ait été inutile. Elle a contribué à animer des luttes importantes, elle a remporté des succès. Par exemple, nous avons incontestablement contribué de façon efficace à la sauvegarde de la Cité fleurie122. Nous sommes intervenus avec vigueur dans toutes les opérations de rénovation de l’arrondissement et, si nous n’avons pas pu empêcher les méfaits du gouvernement Pompidou dans « l’opération Italie »123, nous en avons limité les dégâts, imposé une importante proportion de logements sociaux dans l’îlot des Deux moulins, dans celui de la Glacière ou l’îlot Lahire. On ne finira pas de citer les traces positives de nos interventions qui subsistent encore à peu près dans toutes les écoles, collèges ou lycées de l’arrondissement, dans tous les groupes de logements sociaux, les foyers de personnes âgées, les crèches, les hôpitaux. Par ailleurs, j’ai pu rencontrer à l’hôtel-de-ville des camarades attachants. Au conseil général d’abord où siégeaient des éminences locales, des maires de communes de banlieue disposant d’une grande autorité, de beaucoup d’expérience et de connaissances et que le préfet écoutait avec attention tels Georges Marrane, Raymond Barbet, Fernand Lefort, André Kérautret… Au conseil municipal de Paris, j’ai aussi travaillé avec Raymond Bossus, Madeleine Marzin, Maria Doriath, Suzanne Diquelou, Henri Gourdeaux, Albert Ouzoulias… puis Henri Meillat, Christiane Schwartzbard, Liliane Brozille, Madeleine Kagan et beaucoup d’autres camarades, intelligents, compétents, travailleurs, modestes et dévoués.

CW : Te souviens-tu du CC qui suit le retour de la délégation du PCF au XXe Congrès du PCUS [Parti communiste de l’Union soviétique] ?

122 Ensemble d’ateliers construit entre 1878 et 1888. La Cité a accueilli depuis sa création de nombreux artistes de renom comme Gauguin et Modigliani. 123 L’opération Italie 13 est une vaste opération d’urbanisme engagée à Paris pour transformer en profondeur certains quartiers du 13e arrondissement autour de l’avenue d’Italie. C’est de cette époque que datent les nombreuses tours du sud de l’arrondissement notamment l’emblématique quartier des Olympiades.

59 AV : Evidemment, je m’en souviens ; notamment de l’émotion profonde qui bouleverse nombre de camarades, surtout d’anciens militaires tel Raoul Calas, un parfait honnête homme qui a consacré toute sa vie au Parti. D’où une tendance à refuser les dénonciations de Khrouchtchev124, du moins à les trouver exagérées, d’autant qu’il a attendu la mort de Staline pour les exprimer (on ne mesure pas le degré de la terreur du régime de Staline). Maurice Thorez, manifestement, est ulcéré. Il déclare que la délégation du Parti français n’a pas été invitée à la séance tenue à huis-clos pour entendre le fameux rapport « secret » de Khrouchtchev qui a été remis à la délégation française dans des conditions telles qu’il n’a pu être sérieusement étudié. Il est clair que Maurice désapprouve ce rapport et la façon dont les corrections sont opérées en URSS. Il n’est pas le seul. Aragon me confie qu’il se demande si le XXe Congrès n’est pas le Thermidor de la Révolution d’octobre. Ainsi, sous des prétextes de forme, même importants (comme certains détails invraisemblables du rapport Khrouchtchev), nous loupons le coche. Mais je n’en ai eu la certitude que longtemps après. Lorsque, à l’automne 1956, L’Humanité et le siège du CC sont attaqués125, Raymond Guyot me place à la tête d’une contre-manifestation sur les grands boulevards envahis par une horde parmi laquelle nous pénétrons avec une poignée de militants en hurlant « le fascisme ne passera pas ». La horde est sidérée et hésite pendant un court moment, puis elle nous repousse sans douceur. Je suis blessé au poignet, envahi de sang qui teinte bientôt tout mon imperméable ; je suis transporté à la clinique où l’on me pose quelques agrafes. Je porte encore une cicatrice.

CV : En 1958, la lutte contre le coup d’Etat du 13 mai126 et ses suites ?

124 Le 25 janvier 1956, au moment où le XXème Congrès du Parti communiste va s’achever à Moscou, Khrouchtchev prononce en présence des seuls députés de l’URSS un long rapport dans lequel il dénonce les crimes commis par Staline et appelle à abolir à tout jamais le culte de la personnalité. En France Thorez ne prend pas du tout en compte la dénonciation des crimes, ni la mise en cause du fonctionnement du Parti. La direction du Parti se lance dans une sorte de sauvetage de la personne de Staline. Voir entretien de Serge Wolikow par Lucien Degoy « Rapport Khrouchtchev, l’histoire d’une occasion manquée » https://www.humanite.fr/node/345328. 125 En novembre 1956, dans le contexte tendu des révélations Khrouchtchev, de l’intervention soviétique en Hongrie et de la crise du Canal de Suez, le siège de L’Humanité et du comité central du PCF est attaqué par des manifestants anticommunistes. Devant l’inertie complaisante de la police déployée en nombre, le bâtiment est défendu par le personnel du journal et des militants du PCF. Ces attaques font trois morts. 126 Le coup d’État du 13 mai 1958 ou « putsch d’Alger » avait pour but le maintien de l’Algérie française. Dans un contexte de vacance prolongée du gouvernement (depuis 28 jours) le Groupe des Sept, partisan de l’Algérie française, organise à Alger, un coup d’État militaire en assiégeant le gouvernement général, siège de l’autorité française en Algérie. Il nomme un Comité de salut public présidé par le général Massu et en appelle au Général de Gaulle. René Coty, le président de la République, se résout le 1er juin à faire appel à lui et De Gaulle forme un gouvernement de rassemblement et s’attelle à la rédaction d’un nouvelle Constitution approuvée par référendum le 28 septembre. Le 21 décembre, Charles de Gaulle est élu président de la République, le premier de la Ve République.

60 AV : Je représente le Parti dans un comité de lutte contre le fascisme, comité large avec Pierre Mendès-France. Le travail n’y est pas facile, encore que les personnalités que j’y rencontre sont fort sympathiques, notamment Claude Lanzmann qui représente Sartre et un officier de carrière nommé si j’ai bonne mémoire Fournier ainsi qu’un ancien normalien d’Ulm nommé Barrat. Non sans hésitation, le comité prend position contre le projet gaullien soumis au référendum et nous menons campagne. Je mesure dans un meeting que je fais avec Lanzmann dans le Loiret, le fossé qui nous coupe de l’assistance cependant assez nombreuse et non hostile, apparemment imperméable à nos discours. Le Parti, qui se croit à la veille de l’illégalité, met en place un appareil clandestin. Je suis convoqué par André Servin qui me sollicite pour assurer la parution illégale de L’Humanité. André Vieuguet me montre « ma planque » dans une HLM près de la place de la République. Finalement, je suis désigné pour diriger illégalement la fédération de Seine-Sud. C’est à ce moment que j’apprends que ma femme, atteinte d’un cancer, est condamnée.

CW : Tu as longtemps travaillé avec Laurent Casanova. Comment « encaisses-tu » l’affaire Servin-Casanova127 ?

AV : J’aime et j’admire beaucoup la riche personnalité de Laurent Casanova. Les divergences entre Casanova-Servin et le reste du BP sur la nature du gaullisme, le XXe Congrès du PCUS, les rapports avec nos alliés potentiels sont connues. D’ailleurs, Laurent, malade, à qui je rends visite, me les explicite. Quand commence contre eux le tir de barrage, ni Servin, ni Casanova ne parlent. Tous deux gardent une grande dignité et, dans l’intérêt du Parti, votent ce qu’on leur soumet. Personnellement, je me sens fort gêné et troublé. Je n’approuve pas leur attitude, mais à part une courte remarque que je fais à la commission politique, je me tais moi aussi.

CW : Revenons au CDLP que tu diriges de 1955 à 1966.

AV: Le CDLP était une entreprise importante avec une centaine de salariés parmi lesquels une équipe de direction compétente et dévouée. Son champ essentiel d’activité était la librairie en gros, notamment en direction des municipalités et des comités d’entreprise. Cette activité m’a beaucoup intéressé. J’aime beaucoup les livres, je 127 Avec Laurent Casanova, Servin manifesta de 1958 à 1960 une volonté de changement dans le domaine économique et social (remettant de fait en cause la thèse de Thorez de la paupérisation absolue) et dans celui de la politique extérieure (affirmant des contradictions entre le gaullisme et les Etats-Unis). Violemment condamné lors de la session du comité central de janvier 1961 il accepte d’écrire une autocritique et il est écarté du comité central avec Laurent Casanova lors du Congrès de Saint-Denis au mois de mai. Cette affaire Servin-Casanova témoigne de la volonté de Maurice Thorez de réaffirmer son autorité à la direction du Parti malgré ses problèmes de santé. (LE MAITRON notice SERVIN Marcel, Albert par Claude Pennetier https://maitron.fr/spip.php?article8664.)

61 te l’ai déjà dit. Le commerce du livre me plaisait. Et j’ai livré avec conviction la lutte idéologique dont la diffusion du livre – qui n’est pas dominée, c’est le moins qu’on puisse dire par des communistes – est le terrain. Nous soutenions nos éditions (les Editeurs français réunis, Les Editions sociales, La Farandole…) par divers moyens dont nous nous sommes efforcés d’améliorer le rendement. C’est ainsi que nous avons pris l’initiative d’organiser d’importantes manifestations, telles les ventes du livre marxiste dont les premières ont eu lieu dans l’ancien Vel-d’hiv, tant à Paris qu’en Province. Nous avions aussi une activité d’éditeur. Le CDLP animait alors un club de lecture, le Club des amis du livre progressiste, avec sa collection Messidor dont le nom a été conservé par l’actuelle maison d’édition dirigée par Claude Compeyron. Mon activité au CDLP m’a donné l’occasion de maintenir mes liens avec Aragon et Elsa Triolet. Nous soutenions matériellement les ventes du Comité national des écrivains et plus particulièrement la Bataille du livre qu’animait Elsa Triolet128. Cette entreprise tendait à développer le goût de la lecture parmi les couches populaires par des manifestations diverses (ventes, signatures, conférences, etc.) qui débouchaient sur la création de petites bibliothèques faciles à installer et à alimenter sur la base de listes de livres soigneusement établies par Elsa elle-même avec comme critère essentiel la qualité littéraire des livres choisis (essentiellement des romans). Je consultais souvent Louis pour les éditions du Club. C’est sur ses suggestions qu’est paru notamment le livre de Pablo Neruda, la Centaine d’amour avec une traduction de l’hispaniste André Bonhomme et du poète Jean Marcenac et une très belle présentation du décorateur Alexandre Chem. C’est aussi Louis qui nous suggéra d’éditer le classique italien très mal connu en France : Promessi Sposi (les Fiancés) d’Alexandre Manzoni avec une traduction scrupuleusement soignée d’Armand Monjo. Pendant mon séjour au CDLP, l’entreprise n’a pas eu de problèmes financiers aigus ; nous avons au contraire très régulièrement remboursé au Parti le paiement de brochures dont le retard s’était accumulé les années précédentes. Nous avons cependant, dans la dernière période, ressenti les préludes de difficultés qui se sont accentuées par la suite dans le commerce du livre. Mais notre système souffrait d’une contradiction essentielle : la séparation entre les maisons d’éditions, les revues et la maison de diffusion. Il nous arrivait de recevoir, sans le moindre préavis, des livres à diffuser. 128 En 1950, Elsa Triolet impulse « la Bataille du livre » dont l’objectif est de faire prendre conscience à un large public de la nécessité de lire. Le 19 mars à Marseille, la première bataille est lancée. Les écrivains sillonnent les routes pour aller devant les usines, sur les marchés, les places de villages, dans les facultés… afin de vendre des livres et de convaincre les ouvriers, les paysans, le « peuple » de la nécessité de lire mais pas n’importe quoi. Cette bataille est suivie de plusieurs autres (entre 1950 et 1952) que livrent les écrivains communistes dans le pays. Elles s’inscrivent dans un ensemble d’action « pour la paix ». Voir Marc Lazar, « Les “Batailles du livre” du Parti communiste français (1950-1952) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1986, n°10, p. 37-49.

62 J’avais souligné cette contradiction auprès de François Billoux, mais nous ne l’avons pas à l’époque surmontée.

CW : En 1964, tu n’es pas réélu au CC. Pourquoi ? Est-ce en liaison avec l’affaire Servin-Casanova ?

AV : Après la mort de ma femme en 1960, je traverse une passe difficile dont j’ai du mal à sortir. Je reste surchargé de travail et j’ai le sentiment d’être débordé par mes tâches. Par exemple, j’avais été chargé d’intervenir au nom du Parti dans une conférence convoquée par le bâtonnier René-William Thorp pour le rassemblement des partis de gauche et je n’ai pas pu le faire. Une conférence nationale précédant le congrès décide de renouveler profondément le CC qui n’a pas subi de changements depuis de longues années. J’écris à Maurice Thorez qu’à mon avis, cette décision ne devrait pas être appliquée mécaniquement. Quelques jours avant le Congrès, Jacques Duclos me convoque et m’annonce « nous n’avons pas l’intention de te représenter. – A-t- on quelque chose à me reprocher ? – Evidemment non, André ! » Et Jacques me parle d’autre chose… Fatigué, démoralisé, je consens. Mais cela me pèse sur l’estomac. Il ne m’intéresse plus guère de diriger le CDLP. J’envisage de reprendre mon métier d’instituteur et, avec l’accord de Gaston Plissonnier que j’ai consulté, je demande à régulariser ma situation administrative. Elle l’est ; mais je suis représenté par le 13e aux élections municipales de 1965 : tête de la liste d’union de la gauche avec Claude Bourdet et le socialiste Pierre Giraud. Je quitte le CDLP quelques mois plus tard, couvert d’éloges par François Billoux et par mon successeur Christian Echard, au cours d’une réunion au CDLP. De 1966 à 1971, je retourne à la commission des intellectuels du CC que dirigent alors, sous la responsabilité d’Henri Krazucki, puis de Roland Leroy, Jacques Chambaz et Pierre Juquin. Mais je ne m’y sens pas très à l’aise, en partie désadapté. Pourtant, je participe activement à la préparation du rassemblement des intellectuels pour la paix au Vietnam qui se tient avec un très grand succès Porte de Versailles. En 1971, la direction fédérale de Paris me demande de faire partie du bureau du groupe communiste au conseil municipal. J’accepte d’emblée. Dès lors, je consacre l’essentiel de mon activité à mes fonctions d’élu municipal. Le travail n’est pas simple, surtout à partir de 1977 où Jacques Chirac devient maire de Paris. Le groupe communiste est alors présidé par Henri Fiszbin jusqu’à ses prises de position qui conduiront à son expulsion du Parti.

CW: Comme membre du CC, tu suis plusieurs fédérations.

AV : Oui, je me suis pas mal promené à travers la France. J’ai commencé en 1950 par la Drôme pour terminer en 1964 dans le département des

63 Vosges. C’est là une activité qui m’intéresse particulièrement. Parisien, je découvre la diversité française en même temps que la richesse des liens populaires de notre Parti, même dans les régions où son influence est faible. Je participe aussi à plusieurs délégations à l’étranger : en avril 1954 avec Waldeck Rochet et Pierre Villon, au congrès du Parti socialiste unifié en RDA, en mai 1957, avec Giovanni au congrès du Parti israélien. J’ai aussi représenté le Parti au congrès national du Parti danois. En 1983, j’ai 70 ans, ma santé n’est pas aussi assurée. Je demande donc de ne pas être représenté aux élections municipales. Depuis, je suis en retraite mais je continue à donner un coup de main au groupe communiste à l’hôtel-de-ville et à suivre l’activité du Parti dans le 13e.

64 André Voguet, parcours d’un militant communiste (1937-1986) Conversation avec l’historien Claude Willard Ouvrage édité et annoté par Élise Voguet Photos : Archives Voguet Janvier 2021 ISBN : 978 2 37451 054 5