Civilisations Revue internationale d'anthropologie et de sciences humaines

61-1 | 2012 Au-delà du consensus patrimonial Résistances et usages contestataires du patrimoine

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/civilisations/3096 DOI : 10.4000/civilisations.3096 ISSN : 2032-0442

Éditeur Institut de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles

Édition imprimée Date de publication : 22 décembre 2012 ISBN : 2-87263-038-4 ISSN : 0009-8140

Référence électronique Civilisations, 61-1 | 2012, « Au-delà du consensus patrimonial » [En ligne], mis en ligne le 22 décembre 2015, consulté le 02 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/civilisations/3096 ; DOI: 10.4000/civilisations.3096

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Pour les chercheurs en sciences sociales, l’identification des différentes significations attribuées à l’acte patrimonial et l’analyse des configurations contrastées dans lesquelles les patrimoines sont créés deviennent des questions centrales. La ramification internationale des réseaux, le poids de normes patrimoniales globalisées, la diversification sociale des acteurs et l’éclatement des régimes de légitimité ont incité les auteurs de ce numéro à interroger les usages alternatifs, revendicatifs et contestataires des constructions patrimoniales. Ils montrent, à travers des exemples africains, européens ou asiatiques, que ce qui est souvent présenté comme faisant l’objet d’une transmission consensuelle et nécessaire, est en fait contesté, accommodé et détourné par des groupes qui s’opposent sur la scène politique, culturelle et sociale que constitue l’institution du patrimoine culturel.

NOTE DE LA RÉDACTION

Numéro réalisé avec l'appui du Fnrs

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Dossier coordonné par Cyril Isnart et Anaïs Leblon

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Au-delà du consensus patrimonial Résistances et usages contestataires du patrimoine

Julien Bondaz, Cyril Isnart et Anaïs Leblon

1 Un grand paradigme traverse les études consacrées aux usages sociaux du patrimoine : parler du patrimoine revient à parler non seulement de choses (édifices, monuments, œuvres d’art, biens immatériels, paysages ou animaux), mais également d’une certaine manière de traiter, d’entretenir et de se représenter ces objets que l’on qualifie de patrimoniaux (Tornatore 2010a, 2010b). Plus généralement, cela revient à saisir l’acte de conserver pour transmettre, et dans cette perspective, « ‘patrimoine’ ce n’est pas un nom, c’est un verbe » (Harvey 2001 : 327), les patrimonialisations pouvant alors être considérées comme des pratiques métaculturelles selon l’expression de Barbara Kirshenblatt-Gimblett (2004). L’étude de la « technologie patrimoniale » (De Jong et Rowlands 2007) ou de la « chaîne patrimoniale » (Heinich 2009), qui permettent de transférer un objet ou une pratique de son cadre habituel au monde de la conservation et de l’animation culturelle, donne accès non seulement aux représentations et aux valeurs sociales et collectives qui fondent les pratiques patrimoniales, mais également aux processus matériels qui façonnent et donnent corps et consistance à ces représentations. Plusieurs travaux récents ont contribué à ce chantier. En se cantonnant au contexte français, Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini (2008) montrent, par exemple, comment un masque africain intégrant une collection privée devient sujet de manipulation, de nomination ou de modification. Nathalie Heinich (2009) décrit par quels processus les objets inscrits sur les listes de l’Inventaire général du patrimoine français constituent des supports de négociation entre les valeurs des fonctionnaires et celles véhiculées par les directives administratives. Anne Luxereau (2004) retrace la transformation du statut des girafes, passées de l’état d’animaux bons à chasser à celui de bien commun et de produit touristique, comme c’est le cas des bouquetins dans les Alpes (Mauz 2012). Ces analyses montrent in fine que les patrimonialisations forment des processus complexes de sélection et de requalification, mettant en jeu des valeurs plus ou moins partagées, reconnues et établies au fil du temps. Pour qu’une chose devienne du patrimoine, des opérations juridiques, technologiques et symboliques sont nécessaires, des processus affectifs et cognitifs doivent être mis en place qui ne vont jamais de soi, et le résultat espéré, la

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transmission, demande une mise à jour constante. Même si Nelson Graburn (2000) insiste très justement sur le fait que le patrimoine doit être traité comme les biens qui circulent dans les systèmes de dévolution, il reste que les patrimonialisations impliquent un transfert du bien dans une nouvelle sphère de la société. Elles peuvent être pilotées par une volonté régalienne, mais sont de plus en plus souvent issues d’une volonté qui s’exprime hors des tutelles politiques et administratives. La circulation des biens patrimoniaux entre plusieurs sphères (familiales, bureaucratiques, nationales, internationales) donne lieu à une confrontation de représentations et d’objectifs s’accordant plus ou moins sur la valeur et le sens de l’objet de la transmission. Pour le chercheur en sciences sociales, l’identification des différentes significations attribuées à l’acte patrimonial et l’analyse des configurations contrastées dans lesquelles les patrimoines sont créés deviennent des enjeux centraux. Les projets patrimoniaux retiennent ainsi notre attention en tant que nouvel enjeu de société, dans la mesure où ils investissent des espaces publics qu’ils remodèlent par des recours polysémiques à la mémoire, au passé, aux territoires et aux identités1.

Patrimonialisations subalternes

2 Les productions patrimoniales et culturelles doivent pour cela être comprises en fonction des situations politiques dans lesquelles elles s’inscrivent, dont elles rendent compte et qu’elles déterminent tout à la fois. Dès son invention, le patrimoine a constitué une prérogative de l’État royal, impérial ou républicain. Les liens entre la fondation d’un corpus patrimonial et la naissance des nations, puis des États-nations, sont assez connus en Europe et dans les États issus des décolonisations, tant il est vrai qu’un patrimoine est pensé et construit comme étant lié à la spécificité d’une population et d’un territoire (entre autres, Smith 2006, Poulot 2006). Dans le contexte actuel de la globalisation, les projets patrimoniaux ne sont pourtant plus nécessairement liés au cadre étatique ou au projet national : plusieurs auteurs ont par exemple analysé leur importance dans des contextes diasporiques (Rautenberg 2007 ; Museum International 2007 ; Fourcade et Legrand 2008 ; Roda 2011). Toutefois, c’est bien la combinaison entre patrimoine, identité et territoire comme miroir des enjeux politiques présents qui fait de ces processus mémoriels des objets de luttes et de conflits. Depuis quelques décennies déjà, les collectivités territoriales, les producteurs agricoles, les comités de tourisme, les acteurs des territoires frontaliers, les communautés transnationales et certains médias se transforment en entrepreneurs culturels susceptibles de proposer eux-mêmes des contenus patrimoniaux ou d’en contester les versions officielles.

3 Dans les années 1970, Michel de Certeau analysait d’autres configurations articulant politique et patrimoine (1993 : 125-138). Il décrivait notamment la façon dont des associations, des collectivités territoriales ou des minorités régionales de France s’emparaient de ce qu’il ne nommait pas encore « patrimoine » mais « culture », pour se faire une place sur les échiquiers régionaux, nationaux ou internationaux. Ces tendances ont été confirmées par le constat de prolifération patrimoniale décrite dans les années 1980, et par l’explosion des initiatives citoyennes et associatives qui remettent en cause les critères de la reconnaissance institutionnelle du patrimoine (Veschambres 2008 : 33 et 2010). Les « dominés » et les minorités actuelles accentuent cet usage revendicatif et alternatif du discours patrimonial, dans le cadre de ce que

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Jean-Loup Amselle décrit comme des « retours de l’indigène », qui mobilisent des contre-patrimonialisations et inventent de nouvelles manières de patrimonialiser, pour faire resurgir les symboles des cultures locales (Amselle 2010a, 2010b). 4 Dans le contexte actuel, les institutions internationales de la sauvegarde culturelle, telles que l’ICOMOS et l’UNESCO, tendent également à diffuser et à imposer leurs normes patrimoniales, et à se poser en nouveaux acteurs incontournables. Ceci renforce la nécessité d’étudier l’action du monde associatif, de collectifs ou d’individus dominés, d’analyser leurs interactions avec le régime patrimonial global afin de mettre au jour les manières alternatives de faire et de dire le patrimoine. En effet, lors des mises en valeur des patrimoines locaux, il y a souvent confrontation entre les représentations étatiques de l’héritage culturel, relayées par les agences internationales du patrimoine, et ce que les acteurs jugent nécessaire de transmettre et de protéger. L’intérêt porté aux acteurs marginaux, aux individus qui a priori ne disposent pas du capital culturel et social pour dire le patrimoine, ainsi qu’aux résistances exprimées à l’égard de la « hiérarchie mondiale des valeurs » (Herzfeld 2004), complexifie alors considérablement l’approche des patrimonialisations. 5 Ainsi, la représentation des objets patrimoniaux des minorités se traduit parfois, de l’intérieur de la minorité ou non, par « appropriation » ou par « injonction » (Rautenberg 1998 : 288), comme une compensation ou une reconnaissance politique de groupes, de peuples ou de nations dont l’histoire aurait été injustement oubliée ou effacée, ou qui auraient été victimes des traumas de l’histoire (l’esclavage, la colonisation, les génocides, les guerres) ou de catastrophes naturelles2. La composante réparatrice des projets consacrés aux civilisations et populations du passé précolonial au Brésil (Abreu et Chagas (dir.) 2003 ; Gallois 2006 ; Pelegrini 2008) ou aux esclavages (Ciarcia et Noret 2008 ; Araujo 2012) relève par exemple de la fabrication d’un consensus moral tendant à rendre publique une narration réparatrice des accrocs de l’histoire. De même, l’essor de l’archéologie et de la muséologie collaboratives (Gnecco et Ayala 2011) comme, dans une moindre mesure, celui des écomusées et des musées de société dans le contexte européen, est un signe de l’évolution des patrimonialisations vers une pratique négociée et vers la reconnaissance d’acteurs multiples autour de la valorisation et de la promotion de la culture, ce que le concept de « devoir de mémoire » tend parfois à synthétiser dans le discours politique.

Accommodements, détournements et conflits

6 Robert Baron, l’un des chefs de file du public folklore (qui désigne aux États-Unis une ethnologie mise au service des minorités culturelles), a récemment montré comment les groupes de musique des cultures « autres » critiquent et négocient les modalités de mise en spectacle que leur offre le Simthsonian Folk Festival (2010 : 69, 72), souhaitant ainsi transformer leur performance en une tribune performative digne et efficace pour leur cause. Dans le cas du Simthsonian Folk Festival, la dimension de négociation des conditions de mise en spectacle relève bien plus de l’ordre de l’opposition de différentes façons de pratiquer la patrimonialisation que de l’application simpliste d’une technologie patrimoniale prête à l’emploi et surgie de la boîte à outils de l’institution.

7 Tous les objets ne subissent d’ailleurs pas un tel traitement aussi facilement. Les architectes en charge des sites classés et les urbanistes ont de ces difficultés une longue

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expérience : on constate régulièrement des oppositions et des contournements aux projets de valorisation du patrimoine urbain, comme l’ont par exemple montré Maria Gravari-Barbas et Vincent Veschambres pour les opérations de rénovation et de régénération urbaine des centres villes historiques européens (2003). Les conservateurs de musée le savent également : les processus d’appropriation par un État, via les grands musées nationaux occidentaux, des artefacts non-locaux ne vont pas nécessairement de soi pour les communautés d’origine. Les controverses entre les communautés et les instances muséales sur les restes humains (Gulliford 1996 ; Quickley 2001 ; Jenkins 2011) ou entre la Grèce et le British Museum (Rakic et Chambers 2008), pour ne citer que ces cas bien connus, fournissent de bons exemples des difficultés que le processus de mise en patrimoine peut parfois rencontrer. L’institution muséale et patrimoniale elle-même devient parfois l’objet ou le support des contestations (Museum International 2010)3. 8 Peuvent également apparaître des résistances explicites, qui contestent l’usage patrimonial d’un bien. Daniel Fabre propose par exemple de lire les usages du classement de type Unesco par les groupes locaux comme une démarche spécifique du régime du patrimoine, opérant, renversant et fusionnant plusieurs échelles d’action et plusieurs acteurs de l’arène patrimoniale (2009 : 43-47). Ces processus peuvent s’exprimer contre l’État, contre l’Unesco certes, mais aussi avec l’Unesco contre son voisin ou son bureaucrate. La monographie que Michael Herzfeld (1991) a consacrée il y a plus de vingt ans aux conséquences locales de la conservation patrimoniale du centre de la petite ville de Rethemnos en Crète illustre de manière exemplaire de tels processus. L’auteur y montre comment une politique globale est aménagée, contournée, utilisée et recyclée dans les conflits entre population et bureaucratie, entre voisins ou entre élites dirigeantes et petits commerçants. Son étude décrit également le brouillage, la superposition et la reconstruction des frontières des conflits, avec l’aide, ou plus souvent contre les intérêts de la logique patrimoniale. On peut ainsi penser que la patrimonialisation inclut et déborde largement le cadre d’une anthropologie symbolique des emblèmes collectifs, dans la mesure où « ces objets et lieux patrimoniaux qu’on cherche à construire sont, en fait, des instruments de lutte à l’intérieur d’un champ politico-culturel local profondément clivé » (Palumbo 2010 : 156). La tâche de l’anthropologue revient alors à décrire ce champ, à en identifier les acteurs, à en comprendre les ressorts symboliques, moraux et politiques. 9 Outre l’invention des ancêtres d’un groupe social (fournissant parfois matière à la définition des autochtonies) ou la construction d’une authenticité culturelle, les accommodements et oppositions impliqués par le consensus patrimonial concernent également le monde naturel en général et le monde animal en particulier. Entre autres exemples, les études consacrées par Peter Kloos (1971) et Gérard Collomb (2009) aux résistances opposées à la protection des tortues, l’un au Suriname et l’autre en Guyane, montrent bien que le patrimoine naturel est tout autant concerné que le patrimoine culturel par cette tension entre consensus et conflits, et par ses différentes déclinaisons. Les monuments, les performances, les espaces et les espèces protégés sont susceptibles d’être analysés comme des « sites contestés », pour reprendre une expression de Valeria Siniscalchi (2008 : 54-55). Dès lors, interroger les difficultés que rencontre la mise en place du consensus patrimonial implique de remettre en cause les prétendues spécificités de la nature et de la culture habituellement postulées (et donc la distinction classique entre patrimoine naturel et patrimoine culturel), pour penser ensemble les pratiques patrimoniales plutôt que les catégories d’objets. Autrement dit, cela revient à analyser la rencontre de divers régimes patrimoniaux, à observer la

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construction patrimoniale au croisement des imaginaires de la transmission, des actions de médiation et des rapports de pouvoirs dans lesquels elle prend place. Cela revient également à observer la manière dont les acteurs pratiquent « la perruque » (de Certeau 1990 : 43-49) des constructions patrimoniales. Analysées en tant que processus, les patrimonialisations se révèlent ainsi plus complexes et plus négociées que ce que le monde de l’action culturelle peut en montrer in fine.

Au-delà du consensus

10 Une lecture dualiste des patrimonialisations, entre indigènes authentiques, nature préservée et véritables narrations de l’histoire d’une part, et acteurs institutionnels machiavéliques, logiques hégémoniques et patrimonialisation imposée d’en haut d’autre part, se révèle donc passablement simplificatrice. En particulier, elle ne permet pas de rendre compte des dynamiques d’appropriation ou des recyclages politiques et culturels des logiques patrimoniales, et, comme l’a montré Lila Abu-Lughod (1990) à propos des résistances communautaires au Proche-Orient, elle efface à la fois les différentes hiérarchies sociales ou politiques et les marges de manœuvre individuelles, c’est-à-dire, au final, le jeu des acteurs. Une telle approche se prive ainsi d’analyser la possibilité qu’ont les minorités d’adopter les stratégies et les symboles des dominants pour les retourner en armes de revendication. Décrire ces postures et ces pratiques patrimoniales en les inscrivant dans un continuum de résistances, de réactions et de détournements, allant des contestations de l’usage patrimonial à un recours alternatif au patrimoine, éclaire d’une façon originale les effets sociaux des patrimonialisations.

11 Au final, que se joue-t-il du social dans la patrimonialisation ? La recherche du consensus comme principe démocratique, universel et international ou la création d’« arènes patrimoniales »4 dans lesquelles se (re)négocie la place de certains groupes dans la société ? Pour qui fait l’ethnographie des patrimonialisations, ce qui apparaît à chaque reprise malgré toute la bonne volonté des acteurs du patrimoine, ce sont certes les résistances et les mouvements d’opposition qui émergent et les acteurs qui donnent de la voix, mais ce sont surtout les bricolages, les réemplois et les contournements des conditions sociales, économiques et culturelles que les patrimonialisations induisent. Loin de seulement simplifier les rapports sociaux en créant des communautés imaginées (Anderson 1991) et des symboles partagés, la mise en patrimoine offre de nouvelles frontières pour les conflits et les négociations entre des groupes en perpétuelle redéfinition. 12 Plus généralement, c’est parce que la requalification patrimoniale rencontre un espace de vie, de travail, de transmission de valeurs, un environnement quotidien pour des individus aux statuts sociaux divers qu’elle suscite de nouvelles conditions pour l’expression d’attentes identitaires, économiques ou politiques et déclenche de nouvelles dynamiques institutionnelles. Si les patrimonialisations créent ainsi de nouveaux espaces sociaux de négociations, de conflits, d’accommodements et d’expression collective, les usages contestataires du patrimoine doivent être pensés comme des pratiques pouvant aussi rester discrètes et ne pas éclater au grand jour des manifestations et démonstrations de force médiatiques. S’interroger sur le thème des résistances aux patrimonialisations permet alors d’éclairer à la fois le versant strictement politique des résistances actives aux patrimonialisations et le versant plus discret et plus difficile d’accès de ces résistances passives au consensus moral qui se

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nichent dans les usages des biens patrimonialisés, dans leurs instrumentalisations économiques ou dans les continuités culturelles des productions artistiques et religieuses. Ces formes de résistance ou de détournement, plus ou moins organisées, plus ou moins idéologiques, plus ou moins discrètes, se rapprochent par exemple de la « résistance de routine » théorisée par James Scott (1985) à propos des paysans sans pouvoir, ou bien de la lecture gramscienne ou de martinienne de la culture populaire comme forme alternative à la lutte des classes. De manière générale d’ailleurs, les conclusions de type constructiviste que les études récentes sur le patrimoine mettent en avant, et leur propension à débusquer de la résistance, peuvent être comparées avec ce que l’anthropologie a depuis longtemps compris des processus d’acculturation et des dynamiques des cultures, à travers les concepts de tradition, de mémoire ou de survivance. Comme le fait remarquer David Berliner, « si la culture ou les traditions se transmettent jusqu’à ce jour, cela signifie également qu’elles résistent à des changements sociétaux et à des ruptures historiques, parfois traumatiques » (2010 : 8). Et les anthropologues ont souvent imaginé révéler une mémoire historique des états antérieurs de la société perdurant dans des rites, des formes artistiques ou des représentations contemporaines5. 13 Il est donc nécessaire de rendre compte des logiques propres aux acteurs qui animent les arènes patrimoniales et d’insister sur les interactions, parfois conflictuelles, entre logiques internationales, représentations étatiques du patrimoine et énoncés polysémiques de la transmission. Les contributions ici réunies proposent d’analyser les « dissonances » (Tunbridge et Ashworth 1996) et les « frictions » (Karp, Kratz et Szwaja 2006) qui apparaissant dans le patrimoine. Les auteurs de ce numéro soulignent combien il est nécessaire de s’intéresser à la multiplicité des significations et des implications que recouvre l’usage des objets ou des lieux patrimoniaux. Ils ne proposent pas une vision binaire d’une résistance d’en bas à une institution qui patrimonialise, mais mettent en avant les dynamiques contradictoires et complémentaires des usages et des détournements des objets et des rituels. Ils décrivent une palette d’actions, allant de l’occupation d’un lieu hautement patrimonial à des manières plus discrètes de « faire avec » la patrimonialisation (de Certeau 1990 : 50-68), pour exprimer des représentations divergentes. Ils mettent surtout en avant le fait que les objets patrimonialisés restent des ressources économiques, symboliques, religieuses ou identitaires et sont encore susceptibles de vouloir ou de pouvoir signifier autre chose que ce que leur statut patrimonial implique, comme si on assistait à une résistance multiforme des matériaux patrimonialisés, et comme si les effets de la patrimonialisation dépassaient largement son propre champ. Les contributions de ce numéro tentent donc de repenser les postures possibles, allant du détournement des usages du patrimoine à son utilisation contestataire, en tentant de saisir ce qui se joue là du rapport aux identités collectives, aux enjeux politiques et aux objets. 14 L’article d’Anne Monjaret et de Mélanie Roustan, consacré à l’ancien musée des colonies aujourd’hui devenu le Centre National de l’Histoire de l’Immigration, traite de l’histoire de la contestation du lieu depuis sa création et plus particulièrement de l’occupation du bâtiment par le mouvement social des « travailleurs sans papiers » dans les années 2010-2011. À la fois ethnographie de l’institution muséale et ethnographie des usages politiques et sociaux des symboles d’une histoire coloniale et migratoire difficile à patrimonialiser, cet article pose la question de la gestion problématique du patrimoine de l’immigration dans le contexte politique et social français actuel. Les auteurs présentent une vaste palette de pratiques de détournement des symboles

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patrimoniaux en déclinant les diverses actions menées par les collectifs des travailleurs sans papiers : faire la grève, manifester, occuper, vandaliser apparaissent comme autant de façons d’acter une opposition au monument et à son histoire. Ici, c’est moins l’avenir patrimonial du lieu qui est contesté que le symbole politique et colonial qu’il représente pour les travailleurs sans papiers et pour les syndicats ou les artistes qui ont choisi de le prendre pour cible de leurs revendications. La force de cet article est de montrer comment l’archivage quasi instantané de la production médiatique et artistique sur le mouvement social des travailleurs sans papiers constitue une nouvelle forme de mise en patrimoine qui « digère » la contestation sociale. La patrimonialisation par la documentation journalistique et artistique, mais aussi scientifique, semble ainsi effacer, au fur et à mesure de son énonciation, les formes de contestation des symboles patrimoniaux de l’immigration en France. 15 Le cas décrit par Anne Monjaret et Mélanie Roustan révèle bien la spécificité du contexte national français et de son histoire coloniale et postcoloniale, et des nombreux « conflits de mémoire » qui y naissent (Bonnet 2004). Les choix que font les É tats en matière de politiques culturelles et de célébrations mémorielles servent en effet de ressources ou de prétextes à l’expression de revendications identitaires et sociales. Dans l’article de Marleen De Witte et Birgit Meyer, les usages alternatifs du patrimoine décrits sont également dépendants de l’histoire coloniale et postcoloniale comme du contexte médiatique. Les auteurs relatent le destin opposé de deux mouvements patrimoniaux au Ghana : la politique nationaliste d’État mise en place dans les années 1960, après l’indépendance du pays, le sankofaisme, qui se tourne progressivement vers un panafricanisme porteur de développement touristique, remis en cause par les mouvements protestants qui y voient l’apologie d’un paganisme rampant, et une tendance plus récente des années 2000 de création médiatique et commerciale de nouvelles formes patrimoniales autour de l’« african art/heritage » menée par des entrepreneurs culturels dont l’action est ici relatée. En opposant un « patrimoine d’É tat » à un « patrimoine de marché », cet article met en avant de nouvelles formes de médiatisation du patrimoine comme style ou design construisant des images et des imaginaires renouvelés de l’africanité. Les médias et la production de films offrent de nouveaux moyens d’expression pour développer une patrimonialisation alternative à celle proposée par l’État ghanéen. Le travail d’analyse effectué autour de la production médiatique (TV et films épiques) invite alors à penser les articulations entre esthétique, marché et patrimoine et à placer au cœur de l’analyse le rôle des entrepreneurs culturels agissant dans la sphère médiatique. Mais la pluralité des formes et des contenus de ces patrimoines est également observée dans leur interaction avec les églises évangéliques, pour lesquelles la tradition et le patrimoine, dont le sankofaisme, sont démoniaques. 16 L’idée de mise en marché de l’ethnicité par une patrimonialisation médiatique se retrouve dans la contribution de Martin Saxer. Ce texte analyse les controverses entourant les actions de la Chine pour la protection du patrimoine culturel tibétain alors que celle-ci est accusée de « génocide culturel » par le Dalaï-Lama et son entourage en exil. Malgré leurs oppositions sur la constitution d’un patrimoine tibétain, ces deux tendances ont recours à des arguments communs : préserver la culture tibétaine et informer la communauté internationale sur la réalité de la situation au Tibet. L’ambiguïté du terme culture permet de l’utiliser dans un sens politique, moral et économique aussi bien dans la perspective du pouvoir dominant que dans celle des entrepreneurs tibétains, alors qu’ils s’inscrivent apparemment dans un combat

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politique différent, si ce n’est contradictoire. L’auteur analyse le débat mondial qui entoure la sauvegarde de l’identité culturelle tibétaine, présentée comme menacée de disparition, en utilisant les théories de l’économie morale. Il démontre comment, dans le contexte de la Chine post-Mao et du développement du tourisme dans la région de Lhassa, la tibetaness a acquis une valeur commerciale partagée par tous les acteurs. La politique culturelle de la Chine en faveur de la valorisation d’un certain patrimoine tibétain lui permet d’améliorer son image sur la scène politique internationale. La tibetaness comme l’africanité patrimonialisée dans l’article de Marleen de Witte et Birgit Meyer résultent ainsi des rencontres entre une circulation mondiale de stéréotypes et d’imaginaires identitaires et leurs usages moraux et politiques mais aussi commerciaux. 17 Mélanie Duval, en variant les échelles d’analyse, questionne les appropriations multiples du patrimoine à partir de l’étude d’un site d’art rupestre classé par l’UNESCO en Afrique du Sud. La cérémonie de l’Éland marque le droit d’accès annuel des populations Abatwa à un abri sous roche du parc classé du massif de l’uKhalamba- Drakensberg. Ce rituel, composé d’une séquence privée et d’une séquence publique, a été mis en place par les Abatwa dans le but de renforcer leur positionnement politique face à l’autorité étatique et d’assurer la reconnaissance de leur filiation San. À un niveau plus large, l’instrumentalisation du site d’art rupestre comme œuvre d’un « peuple premier », et en l’occurrence de populations de chasseurs cueilleurs, permettrait aux Abatwa d’obtenir la reconnaissance institutionnelle de leur autochtonie, et donc de revendiquer les droits territoriaux qui vont de pair. Cet usage détourné de l’objet classé passe par une remise en question de la représentation étatique du site, qui en a fait un patrimoine national appropriable par tous dans le contexte post-apartheid. Il est donc ici question d’observer, d’une échelle locale à une échelle nationale, les implications contradictoires et complémentaires des enjeux patrimoniaux et identitaires entourant le classement par l’UNESCO et l’ouverture touristique de ces massifs rocheux. 18 L’article d’Olivier Givre propose également une analyse de la mise en œuvre des politiques culturelles de l’UNESCO en Bulgarie dans un contexte de développement touristique. L’originalité de son article repose dans l’analyse de la patrimonialisation du nestinarstvo – un rituel classé à la Liste des chefs d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité en 2009 – en termes d’« arène patrimoniale ». Sur la scène qu’il décrit s’opposent des responsables du rituel considérés comme nestinari « patrimonialement corrects » à d’autres qui ne le seraient pas, ou moins, et des pratiques rituelles à des pratiques qualifiées de commerciales et dégradées. Il souligne ainsi les rivalités entre municipalités et entre acteurs pour contrôler les ressources nées de la labellisation patrimoniale et du développement du tourisme. Olivier Givre propose dès lors de sortir de la vision mécaniste d’une injonction patrimoniale venue d’en haut et entraînant des résistances pour aborder la patrimonialisation comme processus de production de légitimité, mais aussi de conflits. Ici la patrimonialisation n’est pas rejetée, c’est « la perte de maîtrise qu’elle entraîne sur un domaine et un territoire donnés » qui est contestée. Il apparaît clairement que c’est la transformation du rituel en ressource patrimoniale qui fait ici l’objet de polémique. On comprend alors les débats entourant la définition des autorités légitimes pour mettre en actes et en mots ce rituel, puisque dans ce contexte la mise en scène du patrimoine peut potentiellement être un enjeu de l’exercice du pouvoir et de la reconnaissance locale. Dans ce sens, là encore, c’est moins l’objet patrimonialisé que les ressources

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symboliques, touristiques, territoriales, économiques qu’il représente qui font l’objet des contestations. 19 Plus largement, les contributions d’Olivier Givre et de Mélanie Duval soulèvent la question de la « propriété » du patrimoine classé : à qui appartient le rituel ? Leurs ethnographies décrivent les conflits d’autorité et de légitimité, parce que définir un patrimoine ou une tradition, dire qui peut y participer ou non et comment, cela revient avant tout à définir les frontières de la communauté. 20 Enfin, Julien Bondaz consacre son texte aux effets de la mise en patrimoine d’objets rituels et d’animaux sauvages de la brousse dans des contextes muséographiques d’Afrique de l’Ouest. L’auteur, s’appuyant sur le paradigme de la biographie des objets, analyse les résistances de la statuaire rituelle et des animaux exposés dans les musées nationaux et les zoos ouest-africains, qu’il propose de nommer « marronnage », et qui confère aux choses et aux bêtes exposées une intentionnalité que l’on pourrait qualifier d’anti-patrimoniale ou d’anti-muséale. Même si le contexte de l’étude ethnographique est strictement circonscrit aux lieux de conservation, l’auteur montre comment les négociations entamées pour qu’un artefact devienne ou reste dans le domaine patrimonial impliquent d’abord l’acceptation méthodologique de la survie des fonctions antérieures, notamment religieuses, de ces artefacts et permet ensuite de mettre en lumière l’intrusion du monde social dans les enceintes des musées et des zoos, en particulier à travers le transfert du statut magico-religieux des responsables rituels vers les gardiens et les conservateurs. L’application de la métaphore du marronnage aux objets résistant à leur patrimonialisation par la fuite ou le détournement subvertit le schéma traditionnel de l’analyse des expositions (objets, dispositif, spectateur) pour analyser sociologiquement et anthropologiquement les relations complexes et ambivalentes qui relient les récits sur les choses et les animaux d’une part, et les dispositifs sociaux qui en sont le contexte de conservation d’autre part. L’auteur offre ainsi un contrepoint novateur aux approches fondées sur l’analyse des usages et des contre-usages du patrimoine, en prenant en compte la nature intrinsèquement ambiguë et toujours négociée des objets patrimoniaux. 21 Les champs patrimoniaux alternatifs qui apparaissent dans certaines contributions, comme les mises en scène muséographiques de valeurs contradictoires, forment dans ce numéro un inventaire ethnographique qui, loin d’être exhaustif, n’en témoigne pas moins de la multivocalité morale, politique et économique que peut exprimer et porter le patrimoine. Entre les lignes qui décrivent des revendications et des usages contestataires du patrimoine se dessinent également des formes originales de conflit et de compétition, invitant à redéfinir et à revisiter les limites et la portée de l’action collective ainsi que le jeu des acteurs sociaux. Motivés par des représentations sociales de l’identité culturelle de certains groupes et souvent mis en œuvre grâce aux qualités personnelles de certains individus, les usages directement résistants du patrimoine, ou plus subtilement « perruqués », s’offrent comme un champ anthropologique et sociologique qui dévoile les qualités dynamiques des objets patrimoniaux. Sans épuiser la liste des patrimoines mobilisés aujourd’hui, ni les configurations socio-politiques qui structurent les rapports entre les groupes culturels contemporains, les articles réunis ici tentent pour le moins de contribuer à une description des objets patrimoniaux en contexte, et plus largement à celle de la patrimonialisation comme pratique sociale en tant que telle.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Plusieurs articles de deux récentes publications (Hertz et Chappaz-Wirthner 2012) et (Bendix, Eggert, Peselmann 2012) abordent des questions proches de la problématique développée dans ce numéro de Civilisations. La première traite de la patrimonialisation comme pratique sociale et le

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texte de l’introduction souligne les difficultés que soulève l’analyse du « patrimoine », entre objet à déconstruire et structure cognitive. Le second volume rassemble, sous le thème de « heritage regime », une série de monographies circonstanciées des rapports entre les États et les politiques patrimoniales. 2. Le numéro spécial de Museum international de janvier 2011 (nº 248), intitulé « Haïti. Patrimoine culturel et refondation », est un exemple paroxystique des réflexions sur les enjeux patrimoniaux qui se font jour au lendemain d’une catastrophe naturelle de grande ampleur (en l’occurrence un séisme). 3. On se souvient qu’à l’occasion du projet du musée du quai Branly, le Comité de soutien au musée de l’Homme et au musée des Arts d’Afrique et d’Océanie avait été intitulé « Patrimoine et résistance », jouant sur l’idée du patrimoine comme matière à résistance et sur celle d’une résistance à une nouvelle forme de mise en patrimoine et à de nouveaux critères de sélection. 4. Il s’agit ici d’appliquer au champ du patrimoine la notion d’ « arène politique » empruntée à Jean‑Pierre Olivier de Sardan (1995), signalant au passage le lien souvent esquissé, de manière parfois problématique, entre les patrimonialisations et le développement. Pour un premier usage de cette expression, voir Roth 2003. 5. Sans vouloir ajouter d’autres références à l’inventaire déjà très suggestif de David Berliner, les analyses de la mémoire collective des durkheimiens comme Robert Hertz (1913) ou Maurice Halbwachs (1941) témoignent dans une certaine mesure de la résistance de représentations culturelles du passé qui survivent, en se transformant, aux nouvelles configurations socio- culturelles dans lesquelles elles sont immergées.

AUTEURS

JULIEN BONDAZ est titulaire d’un doctorat en socio-anthropologie depuis 2009. Après un postdoctorat au Musée du quai Branly, il poursuit actuellement ses recherches postdoctorales au Laboratoire d’Anthropologie Sociale (EHESS-CNRS-Collège de France), dans le cadre du Labex TransferS (ENS Paris). Il mène des enquêtes de terrain en Afrique de l’Ouest sur des thématiques concernant l’anthropologie du patrimoine, l’anthropologie de l’art et de la mise en image et l’anthropologie urbaine.[Laboratoire d’Anthropologie Sociale, 52 rue du Cardinal-Lemoine, 75005 Paris, France – [email protected]].

CYRIL ISNART est docteur en anthropologie (Université de Provence) et chargé de recherche à l’Université d’Évora (Portugal). Il travaille sur les usages patrimoniaux et mémoriels de la musique et de la religion en Europe du sud (Portugal, Grèce). Après une thèse sur la fabrication de saints catholiques locaux dans les Alpes méridionales, il s’est consacré à une ethnographie de la patrimonialisation des pratiques religieuses et musicales d’un village sur la frontière franco- italienne. Il a enseigné dans les universités de Provence, Paris 5-René Descartes, Bologne et Évora. [Centro Interdisciplinar de História, Culturas e Sociedades da Universidade de Évora, Palácio do Vimioso, Apartado 94, 7002-554 Évora, Portugal – [email protected]].

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ANAÏS LEBLON

Après un doctorat proposant une anthropologie politique des phénomènes de patrimonialisation au Mali soutenu en 2011 à l’Université Aix-Marseille au sein du Centre d’Études des mondes africains, Anaïs Leblon est depuis mars 2012 post-doctorante du Labex CAP (Création, Arts et Patrimoines) et rattachée au IIAC/Lahic (Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture) où elle a engagé une recherche sur l’appropriation, la réinterprétation et la circulation des stéréotypes culturels peuls en Europe, notamment à partir de l’observation des festivals organisés par l’association Tabital Pulaaku en France et en Belgique. [Chercheure associée Cémaf UMR 8171, Post-doctorante Labex CAP, IIAC-Lahic 11, rue du Séminaire de Conflans, 94220 Charenton-Le-Pont, France –[email protected]].

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Digestion patrimoniale Contestations autour d’un ancien musée des colonies à Paris

Anne Monjaret et Mélanie Roustan

1 Lorsque nous arrivons au Palais de la Porte Dorée le mardi 1er février 2011 vers 18 heures, pour le vernissage de l’exposition Zoom Cieslewicz montée par le Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration à Paris, le bâtiment est entouré de fourgons de police. Dans la nuit froide de cette fin d’hiver parisien, les forces de l’ordre patrouillent autour du musée et sont postées à la grille d’entrée. Elles filtrent les arrivants qui doivent montrer leur carton d’invitation en guise de sésame. Un peu impressionnées par ce déploiement, nous pénétrons à l’intérieur de l’édifice. Là, tout semble paisible et normal. Nous sommes accueillies par les agents d’accueil et de surveillance et les équipes de la conservation, puis grimpons les escaliers pour accéder à l’exposition. L’espace est empli d’une foule dense. Anonymes, représentants du monde des arts, professionnels des musées et journalistes se pressent autour des œuvres de ce graphiste polonais de renom, en attendant la visite officielle de Jacques Toubon, président du Conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI). Lorsque nous saluons le directeur de l’établissement et devant notre étonnement face à la situation, il nous explique, un peu confus, que vendredi 28 janvier matin, la police a bloqué l’accès du bâtiment, empêchant, manu militari, le collectif de « travailleurs grévistes sans-papiers » d’y pénétrer, sur ordre de la Préfecture de Police. Depuis bientôt quatre mois, y était installé un collectif de militants issus pour la plupart d’Afrique de l’Ouest. Ces derniers réclamaient leur régularisation sur le territoire français, via l’occupation d’un lieu symbolique : la CNHI, établie dans un palais destiné initialement au Musée des Colonies.

2 Nous proposons dans cet article1 de décrypter cet événement et sa genèse, à la lumière d’une longue tradition de controverses, de contestations autour de ce palais construit à l’occasion de l’exposition coloniale internationale de 1931. Ainsi nous nous situons entre une ethnographie institutionnelle et une anthropologie des usages sociaux et politiques du lieu. Quelles résistances aux réinterprétations patrimoniales y observe-t- on ? Comment la valorisation patrimoniale se voit-elle utilisée comme levier de revendications ? Au fil des mutations du Palais de la Porte Dorée, emblématique du discours idéologique de la nation française, nous étudions ces multiples tensions et les

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manières dont les objets et rhétoriques du patrimoine sont mobilisés pour articuler le passé et le présent, l’ailleurs et l’ici, l’autre et le même. Nous analysons la capacité du paradigme patrimonial à « digérer » quasi immédiatement ses mouvements de contestations.

Contester la patrimonialisation et ses évolutions

3 Si le Palais de la Porte Dorée a toujours abrité un musée, ses contenus et leur interprétation ont varié : colonies, outre-mer, arts lointains et enfin immigration. Ces évolutions patrimoniales n’ont pas été sans heurts, que leurs enjeux portent sur la requalification des collections ou sur celle du bâtiment. Les contestations révèlent une préoccupation quant aux mutations du musée et au destin de ses équipes, autant qu’une inquiétude sur les usages du Palais et de ses symboles. Pour la période récente, elles prennent la forme de grèves des personnels, à l’époque de la fermeture du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (MNAAO) en 2003, de manifestations de militants extérieurs, de controverses d’intellectuels, voire de démissions, lors de l’installation de la CNHI en 2007.

Illustration 1

Banderoles autour de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. © Mélanie Roustan, janvier 2011.

Faire la grève

4 Les actions de contestation ont toujours fait partie du paysage du MNAAO, comme dans bien des lieux de travail. Toutefois certaines périodes ont été plus intenses que d’autres. En 2001, le projet de « loi sur les musées » provoque un tollé car elle remet en

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cause « le principe de l’inaliénabilité des collections publiques ». Un Mouvement de défense des musées (ou Comité Patrimoine et Résistance) est créé sous l’égide de chercheurs, conservateurs, archéologues, etc., soutenu par l’intersyndicale des musées. Ses revendications dépassent la question de l’avenir des musées pour recouvrir la sphère de la fonction publique, aux prises avec les nouveaux impératifs d’externalisation2. Les musées d’ethnologie sont concernés : « Nous vous demandons en outre d’interdire le déménagement, la dispersion des collections du musée de l’Homme, du MNAAO, du MNATP3 et la destruction des institutions qui les abritent », mentionne l’un des documents diffusés. La demande est catégorique. Mais si les personnels du musée de l’Homme sont fortement mobilisés, apparaissant souvent sur le devant de la scène médiatique (Grognet 2009), ceux du MNAAO semblent plus fatalistes et ne suivent pas le mouvement avec autant de ferveur. Quelques-uns participent toutefois aux actions. L’ensemble du personnel vit difficilement le sort qui lui est réservé, comme tous les travailleurs touchés par la fermeture d’un établissement (Linhart et al. 2004 ; Monjaret 2005). Première hypothèse, en tant qu’agents d’État, ils ont conscience de la sécurité de l’emploi dont ils bénéficient, ce qui les freinerait à se plaindre et, a fortiori, à manifester ouvertement. Dix ans plus tard, le représentant CGT que nous avions alors rencontré, actuellement en poste au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), s’explique mieux l’attitude de ses collègues du MNAAO à l’époque : l’accompagnement pour le reclassement auquel chacun des agents a bénéficié les aurait rendus moins combatifs. La prise en charge individuelle par l’institution du devenir des personnels serait parvenue à un retrait vers la sphère privée qui conduit à délaisser la participation à des luttes collectives4. Passé le choc de l’annonce de la fermeture, le travail reprend et en 2002, le MNAAO nous apparaît socialement ensommeillé. Autre hypothèse, une enquête menée auprès du personnel et commandée par la direction du musée, donna lieu à un bel ouvrage et à une exposition temporaire sur les souvenirs de ceux qui ont travaillé dans l’établissement, intitulés « MAAO Mémoires » (Eidelman et al. 2002). Cela aurait eu pour effet de neutraliser une partie des tensions. Le processus de patrimonialisation « en direct » insiste sur la reconnaissance et demeure tourné vers le passé (Monjaret et al. 2005). Les personnels, qu’ils soient amenés à quitter ou non les lieux, restent soucieux de leur avenir et de celui du bâtiment. Des pronostics se font sur la nature du futur établissement qui y sera hébergé. Mais l’état des débats n’a rien de commun avec l’ébullition intellectuelle suscitée en 2004 par le projet, très controversé, d’y installer la CNHI.

Débattre et démissionner

5 L’implantation de la CNHI au Palais de la Porte Dorée n’est pas allée de soi. Le bâtiment a, depuis son origine, été mis en cause par des minorités militantes. À l’époque de sa construction, son destin se confond avec celui de l’Exposition coloniale internationale de 1931. Édifice construit pour durer, en tant que Musée permanent des Colonies, il prend place à la lisière du bois de Vincennes, à Paris. Pensé comme un « temple » à la gloire des colonies, il fait office de centre d’apparat, au milieu des multiples reproductions d’architectures exotiques mises en scène comme autant de « merveilles » de l’Empire français, animées par des « indigènes » amenés sur place pour l’occasion. Le succès de l’Exposition est considérable. Toutefois, quelques voix se font déjà entendre pour protester contre cet événement : un groupe de surréalistes, mené par André Breton, enjoint les publics à le boycotter, au nom des valeurs morales d’égalité ; s’y

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opposent de même le Parti communiste français et la CGTU5, ainsi que quelques associations, par exemple d’intellectuels sénégalais. Des manifestations sont organisées, des tracts distribués, des centaines d’affichettes collées sur les arbres de Paris… Le mouvement contestataire existe, mais il semble infime comparé aux millions de visiteurs qui se pressent à l’Exposition. Lorsque celle-ci se termine, tous les édifices provisoires sont démontés, et, après quelques années de travaux, rouvrent le Parc zoologique du bois de Vincennes et le Palais des Colonies – ce dernier en tant que Musée des Colonies et de la France extérieure (1933). Il devient rapidement Musée de la France d’Outre-mer (1935), et avec les indépendances, change d’orientation, et se transforme en Musée des arts africains et océaniens (1960) puis en Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (1990). En 2003, il doit fermer ses portes car ses collections rejoignent le Musée du quai Branly en construction. Le bâtiment, vide, cherche preneur. Le débat autour de sa reconversion fait rage au sein du milieu des musées et des instances chargées de la Culture : doit-il être considéré comme un témoin architectural, joyau du style Art Déco, ou comme un témoin historique, archétype de l’idéologie coloniale du début du 20e siècle ? Si sa valeur patrimoniale n’est pas remise en cause, quel doit en être l’axe majeur ? Histoire de l’architecture et des arts mobiliers ou Histoire tout court ?6

6 Il devra finalement accueillir un établissement portant sur l’histoire de l’immigration. L’installation de la future CNHI dans un tel lieu ne paraît pas évidente. L’institution, fruit de l’agrégation progressive d’associations luttant pour la connaissance de l’histoire et la reconnaissance des mémoires de l’immigration en France (Hommes et migrations 2004 ; Diasporas 2005), met presque deux décennies à devenir un projet porté par l’État (El Yazami et Schwartz 2001), destiné à la valorisation d’un « patrimoine des migrants » (Museum International 2007). Elle peine à trouver son implantation. Au-delà du classique débat entre l’architecture contemporaine et le patrimoine bâti, entre la construction ad hoc et la réutilisation de l’existant, la controverse dépasse le champ architectural pour se déplacer vers le politique. La discussion porte d’emblée sur la pertinence d’installer un musée dédié à la mise en patrimoine de l’immigration (en constituant une collection nationale) dans un édifice marqué du sceau de l’idéologie coloniale du siècle passé (Blanc-Chaléard 2006 ; Bancel et Blanchard 2007 ; Cohen 2007 ; Green 2011). La symbolique d’un monument est-elle réversible ? Peut-on ramener le phénomène migratoire à la problématique coloniale ? La « dette » coloniale est-elle soluble dans la légitimation culturelle de l’immigration, via la notion de patrimoine ? La décision d’une implantation dans l’ancien Musée des Colonies, ravive les discussions autour de son destin, que d’aucuns auraient voulu voir se transformer en un lieu de contre-mémoire, un « musée du musée » (Bancel et Blanchard op. cit.). 7 La dimension politique du projet de la CNHI a toujours été explicite. L’idée de « changer le regard de la société française sur l’immigration » fait partie des objectifs donnés par l’État à la mission de préfiguration du projet (Toubon 2004 : 51). Mais lorsque Nicolas Sarkozy arrive au pouvoir en mai 2007, son annonce de la création d’un grand ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire est perçue comme le signe d’un virage à droite de l’État. À quelques mois de l’ouverture de l’établissement, le risque d’amalgame entre ces différents messages contradictoires est jugé trop grand par certains membres de son comité scientifique. Huit d’entre eux démissionnent, sept historiens et un démographe. Parmi eux, Gérard Noiriel, qui était parvenu en 2005, avec la création d’un Comité de

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vigilance face aux usages publics de l’histoire7, à faire abroger un projet de loi prônant l’enseignement du « rôle positif » de la colonisation. Interviewé par le quotidien Libération8, il explique : Ce label associant immigration et identité nationale charrie des représentations négatives. Désormais, tout le monde va prononcer quotidiennement le nom de ce ministère, et ce qui auparavant ne s’entendait que dans la bouche des gens d’extrême droite va être complètement banalisé. 8 Le renouvellement du contexte politique tend à donner une toute autre tonalité à la CNHI, qui se retrouve en porte-à-faux par rapport à son message initial.

Manifester

9 C’est donc dans un contexte politique particulièrement tendu que la CNHI ouvre ses portes au public. Les forces de l’ordre présentes aux grilles de l’établissement constituent un signe des risques de dérapage supposés et permettent de mesurer à quel point la polémique n’est pas retombée. En ce mercredi 10 octobre 2007, l’ouverture de la CNHI ressemble pourtant par son silence officiel à la fermeture du MNAAO. Les membres du gouvernement ne s’y rendent pas ; seul le maire de Paris, Bertrand Delanoë, y assiste. L’inauguration se transforme en non-événement (Bensa, Fassin 2002). « Pas de flonflons pour la Cité de l’immigration », peut-on lire dans la presse (Libération 10/10/2007). Paradoxalement, cette situation cristallise les critiques ayant trait à la CNHI, la rendant visible aux yeux de ceux qui s’y intéressent : « La Cité de l’immigration ouvre sur fond de polémique » (Reuters 10/10/2007) ; « La Cité de l’immigration naît dans la douleur » (Le Figaro 08/10/07).

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Illustration 2

Les « travailleurs grévistes sans-papiers » occupent la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. © Bruno Combes, octobre 2010.

10 Si l’inauguration se fait sans les ministres de tutelle, elle prend pour certains les formes d’une action citoyenne. Devant le Palais de la Porte Dorée, en dehors du périmètre de l’établissement bloqué par la police, des associations (dont la Ligue des droits de l’Homme) et des représentants des historiens démissionnaires ont improvisé leur inauguration sur la chaussée, au su et au vu des passants, des participants et des journalistes couvrant l’affaire. Comme le veut la tradition, un ruban est coupé, puis des discours sont prononcés par différents partenaires qui montent sur le pupitre dressé pour l’occasion. Ils entendent affirmer leur position en matière d’immigration9. « En l’absence d’inauguration officielle, la ligue des droits de l’homme et d’autres associations appellent ce matin à une “inauguration citoyenne de la Cité” » (Libération 10/10/2007). Au non-événement, répond donc un contre-événement.

11 Le sort s’acharne sur la CNHI. Le 30 mars 2009, jour de l’inauguration de la médiathèque Abdelmalek Sayad10, qui fait figure d’inauguration officielle, la cérémonie est perturbée. Prévoyant les affrontements, la ministre de la Culture, Christine Albanel et la ministre de l’Enseignement supérieur, Valerie Pécresse, renoncent à s’y rendre. Les forces de l’ordre quadrillent le secteur et les invités doivent montrer patte blanche pour pénétrer dans les lieux. Les collectifs des sans-papiers présents, sont tenus dehors à l’écart. Pourtant, alors que la visite de la médiathèque s’achève et que les officiels s’apprêtent à donner leur discours, des manifestants réussissent à entrer dans les locaux – et parmi eux, des « étudiants » et des « intermittents du spectacle » – et commencent, d’après les témoignages11, à scander des slogans contre la politique gouvernementale. Ces actions militantes sont suffisamment fortes pour dissuader les deux autres ministres présents de rester : l’un s’éclipse rapidement et quitte la CNHI,

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quand l’autre reste mais s’isole dans une pièce avec des journalistes pour s’expliquer. Cette inauguration, somme toute « gâchée », laisse à ses témoins institutionnels, aujourd’hui encore, un goût amer, l’impression d’une incompréhension. L’événement est en quelque sorte tué par le contre-événement. 12 Lors de ces deux célébrations officielles, événement et contre-événement se répondent. Mais ce constat n’est pas propre aux inaugurations, les manifestations associées à la fermeture d’établissements professionnels combinent généralement l’officiel et l’officieux, l’institutionnel et l’opposition (Monjaret 2008). En dehors des témoignages, il nous reste pour mesurer l’impact de ces deux moments phares, les dossiers de presse compilés par le personnel du service de la médiathèque, soucieux de constituer à chaud un corpus, témoins, mémoires des lieux. Comme toujours, le Palais ne peut se soustraire à son histoire, entre colonie et immigration. Il sert de toile de fond à l’énonciation de convictions, continuellement sujettes à discussion. Il se dresse aussi comme l’étendard des causes sociales, il est brandi pour afficher toutes sortes de revendications.

Utiliser le patrimoine pour contester, revendiquer

13 Certaines contestations ne portent pas sur la destination patrimoniale du Palais mais s’en saisissent pour alerter l’opinion publique, faire passer un message, servir une cause : indépendance des anciennes colonies, régularisation des « travailleurs immigrés sans-papiers ». Sous des formes plus ou moins pacifiques, ces actions utilisent l’efficacité symbolique des lieux pour interroger l’idée contemporaine de la nation française et en discuter les principes. Les édifices sont parfois mis à mal. Une dégradation qui vaut contestation du message qu’ils incarnent. Ils sont alors touchés dans ce qu’ils représentent, littéralement. D’autres fois, ils se retrouvent occupés. Les militants entendent faire un usage instrumental de l’institution. L’occupation n’a pas visée d’appropriation mais de revendication – le terme « occuper » introduisant « une nuance guerrière qui marque bien le caractère conflictuel des usages du bâtiment » (Fabre 2009 : 30). Il arrive que ces actions soient mises en mémoire et en culture simultanément à leur développement – posant la question de l’efficacité politique de la patrimonialisation « en temps réel ».

Vandaliser

14 Des actes terroristes visent à toucher les symboles du colonialisme. En 1983, le monument situé en face du Palais, dédié à la mission Congo-Nil, est l’objet d’un plastiquage. Lors de nos entretiens auprès des personnels du musée, les mémoires se font vagues quant au motif des activistes : « Ils revendiquaient un truc pour les Antilles », « C’était pour l’indépendance des Antilles », « Quelque chose à propos des Caraïbes ». Le guide du Musée daté de 1987 revient sur différents épisodes concernant ce monument : « Ce symbole d’une expédition héroïque a subi bien des avatars ; à peine construit, il s’effondrait, dut être bâché pendant l’Exposition Coloniale puis rebâti grâce à une souscription nationale. En 1983, il fut endommagé par un attentat dirigé contre son message jugé colonialiste. Restauré, il est désormais amputé de son principal acteur, le Commandant Marchand, pulvérisé par l’explosion ».

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15 Si le Palais de la Porte Dorée n’est pas la cible directe de cette action, la déflagration de la bombe ne l’épargne pas : les vitres de façade volent en éclat. Un agent de surveillance, présent au moment des faits, se souvient : « Les vitres du musée en avaient souffert aussi. Mais ce n’était pas le musée qui était visé ». Une autre se remémore ce mois d’août où elle a été appelée en urgence : « C’était en face mais le musée a eu toute la façade abîmée, toutes les vitres soufflées… Heureusement c’était le soir, on avait déjà fermé. (…) Et puis on est resté fermé trois mois ensuite, ça a été réparé vite ». D’autres se rappellent avoir, durant plusieurs jours, ramassé le verre brisé « par grandes pelletées ». 16 Ce n’est ni la première ni la dernière fois que ce monument est visé. Lors de notre enquête en novembre 2001, nous apprenons de la bouche d’un agent : « Le monument à la mémoire du Commandant Marchand (…) vient d’être restauré d’ailleurs. Parce qu’il a été restauré, puis tagué, puis maintenant nettoyé, et puis dans quelques jours il sera de nouveau tagué ». En 2008, « Mayotte n’est pas à vendre, Mayotte est comorienne », pouvait-on y lire. Ce tag est une réponse critique à la consultation engagée auprès des habitants de l’île de Mayotte pour son intégration à la liste des départements français (le vote se fera en faveur de cette départementalisation). 17 Parfois, les militants, ne se satisfaisant plus de l’espace public pour crier leurs mécontentements, choisissent de pénétrer de hauts lieux pour tenter d’être plus persuasifs et d’obtenir gain de cause : le Palais de la Porte Dorée appartient à cette catégorie de bâtiments assaillis, du moins occupés.

Illustration 3

Graffti politique concernant l’île de Mayotte, sur le monument dit « du Commandant Marchand », en face du Palais de la Porte Dorée. © Mélanie Roustan, octobre 2008.

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Occuper

18 Il est ponctuellement investi par des militants. Les témoignages recueillis ne s’accordent pas sur les dates et les profils des occupants (intermittents du spectacle, étudiants en archéologie, militants de l’association Droit Au Logement, travailleurs sans-papiers…), mais tous conviennent qu’il s’agit généralement d’une occupation d’une brève durée, une demi-journée tout au plus. L’occupation des lieux durant quatre mois à l’hiver 2010-2011, par un collectif de « travailleurs grévistes sans-papiers », se présente comme un épisode exceptionnel12.

19 Un précédent revient cependant à l’esprit des personnels rencontrés. Près de 15 jours avant le premier tour des élections présidentielles, le 5 avril 2002 après-midi exactement, alors que Karine Sapora, chorégraphe, prépare son spectacle au sein du MNAAO, des sans-papiers et leurs soutiens, militants associatifs et syndicaux, font irruption dans le hall du musée, s’y cantonnant par respect des œuvres, du public et des personnels, explique-t-on dans un communiqué du syndicat Sud Culture. Les forces de l’ordre, entrées par l’arrière du bâtiment, procèdent à l’expulsion des manifestants qui se rendront ensuite avec Monseigneur Gaillot, connu pour son soutien aux causes sociales, auprès du directeur de campagne de Jacques Chirac pour faire part de leurs revendications. Pour les militants, le choix du Palais n’est pas neutre : « Dans ce lieu hautement symbolique rappelant les profits colossaux de la colonisation, les enfants, les petits-enfants des colonisés d’hier exigent de MM Jospin et Chirac leur régularisation »13. Le collectif Droits devant ! ! reprend dans son tract le titre du Manifeste de 1931 « Ne visitez pas l’exposition coloniale ! », et affiche un mot d’ordre révélateur « Colonisés hier au sud, esclaves aujourd’hui au nord », quand Sud Culture titre son communiqué « Colonisés hier, exploités aujourd’hui », comme pour rappeler avec insistance les méfaits des politiques de la France impérialiste. En 2007, les collectifs de sans-papiers seraient repassés dans les locaux. Puis le 30 mars 2009, lors de l’inauguration de la médiathèque de la CNHI, ils reviennent au Palais. Le MNAAO en 2002 puis la CNHI en 2009 et en 2010 : le bâtiment reste le symbole du couple colonisé/ immigré. que les militants s’approprient. 20 En 2010 donc, le collectif des sans-papiers14, après avoir investi les marches de l’Opéra Bastille, se rend sur les marches du Palais de la Porte Dorée : deux symboles de l’histoire de la France pour clamer haut et fort que l’État ne doit pas oublier son engagement du 18 juin 2010 concernant leur régularisation (Barron et al. 2011 : 282). La CNHI, ce temple dédié aujourd’hui à l’histoire des immigrés, leur histoire, est en quelque sorte leur Palais : « parce que c’est l’immigration », mais aussi parce que c’est « leurs racines ». C’est également de leur point de vue une « antenne du ministère de l’Immigration » où ils peuvent trouver de l’aide afin d’obtenir les titres de séjour qui leur font défaut ou du moins l’octroi d’un récépissé de trois mois avec une autorisation de travail en attente de l’obtention du titre de séjour. « “Conformément à l’accord du 18 juin dernier signé avec le ministère de l’Immigration, nous avons déposé 1800 dossiers pendant l’été. Jusqu’à présent, seulement 58 cas ont été réglés et ont donné lieu à des autorisations de séjour provisoire”, rappelle Sacko Fousseni, 28 ans, l’un des porte- parole du mouvement, qui a le soutien de onze syndicats » (Télérama, Sortir 20/10/2010). Il reste que pour certains observateurs, le choix de ce lieu tend à souligner davantage la figure de l’immigré que celle du travailleur. Ainsi, le 7 octobre 2010, près de trois ans après l’inauguration de la CNHI, comme pour célébrer son anniversaire, 500

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sans-papiers, majoritairement des hommes originaires d’Afrique de l’Ouest, équipés de leurs sacs de couchage, franchissent, soutenus par la CGT et de nombreuses associations, les portes du Palais. Les médias couvrent l’événement peu habituel. La direction de la CNHI obtempère et accepte dans un premier temps le principe de l’occupation, jour et nuit. La « salle des fêtes » (le « forum »), cœur de la cité, et les espaces extérieurs sont investis. Très vite la direction demande aux sans-papiers de s’installer dans une salle latérale, pour ne pas perturber les activités de la Cité et ne pas gêner les visites du public. Puis en décembre, après d’âpres négociations, il est décidé que l’occupation se réduirait à la journée. Des locaux réservés aux activités culturelles et pédagogiques sont mis à disposition des grévistes pour poursuivre l’accompagnement et aider aux démarches administratives. Ces « ateliers » deviennent l’« Ambassade des Travailleurs Sans-Papiers » (communiqué CGT Culture). Le 28 janvier 2011, il est mis fin au mouvement. Un des témoins raconte de façon condensée les étapes spatiales de ces quatre mois d’occupation : Le début de l’occupation de jour dans la salle des fresques, ils ont commencé à avoir les récépissés, c’est là où on a commencé à faire des photos avec l’arrivée des récépissés. Après ils ont été déplacés, la CGT a demandé de quitter la salle pour celle d’à côté, et vu ce qui s’était passé à la Bastille, ils étaient quand même pas très chauds. Ils étaient d’abord déplacés d’une pièce à l’autre et après on leur a demandé de ne pas rester la nuit. Et ils ont été déplacés dans le couloir des ateliers et là ça avait chauffé, je me souviens de ce jour-là, ça avait vraiment chauffé, j’avais l’impression que ça allait dégénérer. 21 Durant cette période d’occupation, c’est dans une ambiance parfois tendue, parfois bon enfant, que s’organise le quotidien des grévistes. Certains d’entre eux sont préposés aux contrôles des allers et venues et assurent la sécurité dans leurs rangs. D’autres le sont au ménage, tentant de minimiser les dégradations, en particulier des sanitaires. D’autres encore le sont à la cuisine. Une petite « caisse » est mise à disposition pour les soutenir, mais la CGT leur fait aussi livrer des provisions et des repas : Oui ils mangeaient par terre, il y a des gens qui venaient avec un fourgon leur apporter à manger le midi et le soir, il y avait des sacs poubelles partout dans le jardin , 22 nous raconte un agent de surveillance. Un petit commerce s’instaure également, À partir de 17h ils venaient et ils restaient jusqu’à 21h, ils ne couchaient plus sur place mais ils faisaient du business. De bouffe essentiellement, il y en a qui vendaient des beignets sucrés, d’autres des œufs durs, d’autres des boissons (...). 23 Les premiers temps, des couchages sont installés dans la salle des fêtes : « Parce que c’est le lieu symbolique ». Un agent de la CNHI raconte : Il m’a montré où sont ses origines dans la grande salle, en me disant sur les fresques « C’est là ! ». C’est pour ça qu’il a dormi dans la salle. (…) Il m’a dit « C’est là qu’il y a des choses qui m’appartiennent », j’ai dit que ça appartenait à tout le monde, il m’a dit « Non, c’est pour ça qu’on ne part pas ». 24 Mais en décembre, l’occupation est limitée à la journée, des lieux sont alors vidés des matelas, déposés en tas sur le trottoir face au bâtiment. La vie se poursuit.

25 Pour passer le temps, les hommes palabrent, allongés sur des paillasses, ils jouent aux cartes, au baby-foot – empruntant ainsi un accessoire de l’exposition « Football et immigration ». Ils visitent le musée (l’exposition permanente leur est rendue gratuite) et ce qu’ils y trouvent entre en résonance avec leurs propres souvenirs : Et il y a un travailleur gréviste qui a dit : « vous voyez ils sont venus chez moi il y a 10 ans dans mon village et ils ont pris cette photo ». Et il se reconnaissait. Et donc

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ils se sont dit ça nous appartient parce que tout ce qui est dans ce bâtiment, ça fait partie de nos vies, 26 nous rapporte le responsable des ressources humaines. Ils vont consulter les fonds de la médiathèque et se plonger dans un retour aux sources visuel. Ils se regroupent autour d’un musicien ou partagent le thé, rituel convivial qui ponctue la journée. Certains prient dans la salle des fêtes, d’autres aux abords du bâtiment.

Illustration 4

Moment de repos dans la grande salle centrale du Palais. © Bruno Combes, novembre 2010.

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Illustration 5

L’occupation de jour comme de nuit s’achève, les matelas sont immédiatement déposés sur le trottoir. © Bruno Combes, décembre 2010.

27 En dehors de ces moments d’entre-soi, des séances d’accueil administratif et des rassemblements plus politiques rappellent les motifs de l’occupation. Les grévistes reçoivent des marques de sympathie de nombreux militants qui, parfois en famille, viennent leur renouveler leur soutien (Droits devant ! ! Ligue des droits de l’homme, Comité de soutien du 12eme arrondissement15, etc.). Des représentantes de Femmes Egalité se seraient relayées de jour comme de nuit. Plus ponctuellement, des personnalités politiques leur rendent visite : Olivier Besancenot, leader du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) ou Cécile Duflot, alors secrétaire nationale des Verts (parti écologiste). Trois des huit historiens démissionnaires sont, de même, venus les saluer16.

28 Le représentant de la CGT veille au bon déroulement des opérations. Avec le leader du groupe des sans-papiers, décrit comme un homme charismatique sachant désamorcer les crises, ils temporisent les tensions. Les personnels de la CNHI ont dû faire face à la situation. Ils s’étonnent d’abord que les contestataires ne soient pas « évacués » par la police, comme à l’accoutumée. Leurs réactions sont diverses. Certains adoptent une position d’évitement, entrant et sortant par les escaliers de secours à l’arrière du bâtiment et travaillant comme si de rien n’était. D’autres, tenus par leur fonction, n’ont pas cette alternative : les membres de la direction assument leurs astreintes, les agents de surveillance en font leur quotidien, restant parfois la nuit, pour les plus haut placés dans la hiérarchie. La direction nous a dit de gérer l’ouverture au public. Donc là, les quêtes, les files d’attentes aux toilettes, les visiteurs qui ne comprennent pas… La misère humaine aussi, les gens qui racontent leur vie… Les agents ont morflé : on n’est pas préparés à ça, on n’a pas le recul. Et puis de fil en aiguille, on s’est retrouvés tout seul, parce que les autres services se sont terrés dans leur bureaux, plus personne ne

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descendait dans le hall d’entrée et on s’est retrouvés tout seul et on a fini par travailler avec eux, 29 explique un agent d’encadrement. Les conditions de travail sont difficiles. Les surveillants retiennent le désordre, le froid : « Ils rentraient et ils sortaient, c’était pénible surtout à cause des portes ouvertes avec le froid, on avait les pieds gelés, c’était la folie ». Ils retiennent aussi le bruit, l’état déplorable des sanitaires, les visiteurs peu conciliants voire racistes, les fermetures sporadiques qui troublent le planning, et surtout la fatigue qui s’installe les mois durant – « ils étaient très affaiblis moralement », confirme un responsable. Toutefois, ils ne se plaignent pas de la situation avec virulence, mesurant le drame social des sans-papiers dont ils n’envient pas le sort, et auquel, parfois, ils comparent leur destin plus heureux. Certains restent en retrait ou expriment quelques critiques, d’autres expliquent que cette expérience les a nourris mémorablement. Plus que de la sympathie, se construisent des relations d’empathie et d’amitié, permises grâce aux échanges journaliers. Cette attitude leur est parfois reprochée par leur hiérarchie qui considère que des agents d’État doivent savoir garder la distance qu’implique leur statut. La direction de la CNHI a dû faire face à une crise plutôt complexe, dont la longueur a fini par la mettre dans l’embarras. Si elle se confronte à un coût humain, le coût financier n’est pas négligeable. Les premiers mois, elle joue la conciliation, informe, via son site internet, le public du contexte, propose la gratuité des visites guidées le week-end. Elle souhaite éviter que son image soit ternie par l’événement ou que la fréquentation baisse. Puis oscillant entre ouverture et fermeture, la situation devient intenable : se profile bientôt l’inauguration de deux expositions attendues : Zoom Cieslewicz dont l’ouverture au public est prévue le 2 février 2011, et Polonia, le 2 mars. Le 28 janvier 2011, au matin, la police accueille les grévistes devant les grilles et leur bloque l’accès de la Cité. « Les forces de l’ordre comme seule réponse ! », s’exclame un communiqué du syndicat CGT Culture. Les associations qui soutiennent le mouvement prennent aussi le relais sur leurs sites internet, pour informer de la situation. Quant aux personnels, certains sont soulagés tandis que d’autres sont révoltés : Après, ça s’est terminé par la décision de la préfecture de police : on encercle le bâtiment. Là, ça a été dur à vivre, parce qu’on était habitués à eux, on se demandait ce qu’ils allaient devenir, on était déjà habitués avec eux. On a été aussi très touchés parce que le soir de l’occupation, un des sans-papiers m’a appelé pour me remercier en me disant “je te remercie, je sais que tu as tout fait pour que ça se passe bien, tu remercieras toute l’équipe, on n’a jamais été reçus comme ça”. Le mec, il était derrière le cordon de police, il avait pas ses papiers. Il vient nous voir de temps en temps, il nous appelle, on reste en contact. (…) Nous ce qui nous tient à cœur, c’est que les sans-papiers nous appellent pour nous remercier mais pas la direction. (...) on aurait dû aller jusqu’au bout de la négociation, on avait entamé ça, c’était pas un processus facile, il fallait se donner un mois de plus, se mettre autour d’une table et dire là on peut vraiment plus, alors trouvez une solution et une sortie honorable. 30 La soudaineté et la brutalité de l’expulsion hantent encore les esprits. Le souvenir de l’expérience est contrasté, « formidable » et « terrible », révoltante et désarmante. Les « travailleurs grévistes sans-papiers » s’en sont allés. Les associations et syndicats s’indignent de la façon dont l’accord a été rompu et demandent la réouverture des lieux. « Les travailleurs Sans-Papiers travaillent ici ! Vivent ici ! Payent des impôts et des taxes ici ! Ils doivent être régularisés immédiatement » : La CGT Culture s’inspire des mots d’ordre de 2008 « On bosse ici, on vit ici, on reste ici ! » pour rédiger son communiqué. Les journalistes et chercheurs commencent à écrire, les photographes se

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plongent dans leurs clichés et les illustrateurs préparent leurs planches. Tous sont animés d’un désir de conserver et transmettre.

Patrimonialiser

31 Le mouvement social suscite une dynamique patrimoniale, qui agit en simultané, voire en anticipation de son action. Elle émane des militants, des organisateurs et des « compagnons de route », artistes et intellectuels, voire de la CNHI.

32 Le syndicat CGT, qui structure le mouvement des « travailleurs grévistes sans‑papiers », dispose d’un photographe officiel, qui couvre les différentes actions de ce collectif depuis plusieurs années. Son travail constitue autant de traces des événements et en cristallise la mémoire. Ce fonds est valorisé par le biais de la publication d’ouvrages à double visée artistique et militante (Rondeau et Esquerre 2009). Lors de l’occupation du Palais une exposition, produite par les militants, est montée dans le hall, avec le soutien de l’institution. Des photographies noir et blanc accompagnées de textes, tirées en grand format, offrent aux regards des visiteurs une galerie de portraits de travailleurs sans-papiers présents sur les lieux. Le choix des supports amovibles, prêts à être accrochés, laisse supposer la possible circulation de l’exposition. Cette forme de communication reprend des codes patrimoniaux identifiables de tous. Elle vise, à travers une forme légitime culturellement (relativement à un tract, par exemple), à informer les publics sur le sens de l’occupation de la CNHI, à les sensibiliser à la cause défendue et s’inscrit dans un dispositif de méthodes douces de conviction des opinions et de recherche de soutiens, éventuellement financiers.

Illustration 6

Détail de l’exposition militante des « travailleurs grévistes sans-papiers », Cité nationale de l’histoire de l’immigration. © Mélanie Roustan, janvier 2011.

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33 Outre les images produites par les organisateurs, un certain nombre de productions sont issues d’artistes ou de scientifiques indépendants. Plusieurs photographes ont couvert l’occupation de la CNHI, par exemple Bruno Combes qui s’est rendu sur les lieux quotidiennement17. Quelques dessinateurs sont également venus croquer l’événement sur le vif, et poser leur œil sensible sur la rencontre pleine de symboles entre ces migrants en demande de reconnaissance administrative et le vénérable bâtiment porteur d’une mémoire collective partiellement refoulée. Certains d’entre eux suivent le mouvement depuis qu’il s’est initié, en 2009. Lionel Brouck, illustrateur pour des quotidiens et dessinateur engagé, a ainsi édité un recueil (2011), qu’il a promu, entre autres, par des expositions de ses planches en librairie ou en mairie d’arrondissement. Les profits réalisés viennent alimenter la caisse du collectif des « travailleurs grévistes sans-papiers ». La démarche est similaire pour la dessinatrice Laura Genz (Diallo et al. 2010).Tous documentent le combat autant qu’ils s’en inspirent. La mise en images, qui se fait parfois mise en ouvrages, apparaît comme la forme de patrimonialisation privilégiée autour de ce mouvement social. Toutefois, la mise en textes n’est pas en reste, émanant largement mais non exclusivement du monde académique (Barron et al. 2011). Des universitaires constituent l’événement en objet d’étude ; bientôt, leurs articles et ouvrages paraîtront dans des éditions scientifiques. Le mouvement est par ailleurs relayé par des blogs, qui allient écrits et images dans des productions à tonalité plus personnelle, militante, artistique ou testimoniale.

34 En outre, le site internet de la CNHI et ses émanations sur les réseaux sociaux produisent un discours sur l’occupation, entre patrimonialisation et communication. Enfin, l’institution collecte la mémoire de l’événement, en même temps qu’elle le vit, suivant en cela les principes de sa mission : son objet de patrimonialisation « officiel » n’est-il pas celui de l’histoire et des cultures de l’immigration ? Elle récupère les affiches et les tracts ; plus tard, elle s’occupera des images produites par différents témoins et acquerra les publications ayant trait au mouvement. Une collection thématique est constituée, s’inscrivant dans la politique scientifique et culturelle de l’établissement. Le département iconographie de la médiathèque et le service de la conservation du musée s’engagent ainsi dans une démarche de rassemblement d’un fonds (plutôt documentaire ou plutôt artistique) autour de l’occupation des lieux par les « travailleurs grévistes sans-papiers ». Lors d’un entretien, un conservateur explique : Nous avons commandé immédiatement un film bien précis, quelques témoignages. Nous avons sollicité beaucoup d’artistes avec lesquels nous travaillons : photographes, illustrateurs… Et nous avons proposé de faire entrer dans les collections six dessins qui montrent l’occupation du bâtiment. (…) Cela fait partie de l’histoire du bâtiment et peut-être un jour, cela servira s’il y a un espace historique au sein des expositions. (…) Notre vocation première n’est pas de rebondir sur l’actualité (…) mais cela nous a semblé essentiel de garder cela comme témoignage patrimonial pour l’avenir. 35 Les événements sont digérés, leurs traces patrimonialisées. Voyant dans le présent l’histoire en train de se faire, l’institution « s’auto-patrimonialise ».

Conclusion

36 La dynamique patrimoniale se fonde sur des régimes d’historicité où le présent passe de plus en plus rapidement (Hartog 2003). Des plus hautes institutions (Heinich 2009) aux

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initiatives individuelles les plus infimes (Rautenberg 2003), des forces sociales les plus traditionalistes aux plus contestataires, toutes tendent à produire – et consommer – le présent comme un temps révolu, à conserver plutôt qu’à détruire ou à renier. Sur le mode de l’accélération, le présent se vit comme un passé à venir, dont il faudra se souvenir. La rhétorique patrimoniale inscrit les choses dans une vision linéaire du temps. Le contemporain se voit redevable de son passé – un passé dont il faut assurer la sauvegarde (conservation). Cette dette nourrit un discours éthique, qui ménage connaissance (histoire), reconnaissance (mémoire) et neutralisation (patrimoine).

37 La force du paradigme patrimonial au sein de nos sociétés apparaît. Il domine les autres lectures possibles du monde, plus engagées, voire plus polémiques – non seulement en les surplombant, mais en les absorbant, presque en les « cannibalisant » (Hainard et al. 2002). Comme le « nouvel esprit du capitalisme », prompt à « incorporer » les mouvements qui tentent de le remettre en cause, y compris la « critique artistique » (Boltanski et Chiapello 1999), la patrimonialisation digère sa propre contestation. Elle s’immisce dans toutes les sphères de l’activité, y compris militante, comme si la légitimité sociale ne pouvait venir que d’une reconnaissance culturelle. Appuyée sur les registres symboliquement dominants des arts, des lettres et des sciences (produire des images, des mots, créer), elle rend les messages plus audibles et leur assure une large diffusion. Mais elle transforme aussi le présent en une page à tourner. Qu’il s’agisse de contester le patrimoine ou de l’utiliser pour contester, la digestion patrimoniale simultanée neutralise les enjeux politiques. En fixant le mouvement social, en l’esthétisant ou en l’intellectualisant, ne stérilise-t-elle pas son action ? 38 Pour les « travailleurs grévistes sans-papiers », la lutte n’est pas terminée, l’avenir reste à écrire. Du côté du Palais de la Porte Dorée, il semble impossible pour l’institution de s’affranchir du stigmate du musée des Colonies et de se démarquer d’une tutelle à un ministère controversé. La pérennité du message incarné par l’édifice dépasse les tentatives de réinterprétation qui en sont faites. Les approches populaires le rappellent à ses fonctions premières, à la fois de glorification des altérités françaises et d’incarnation d’une politique de l’État discriminatoire à leur égard. La digestion patrimoniale est douloureuse, tant elle peine à trouver un sens à son action, un ordre à sa réinterprétation. Car penser les liens entre présent et passé revient à aborder les relations entre l’ici et l’ailleurs de la citoyenneté française : ancrage territorial en extension ou en repli (empire colonial versus fermeture des frontières), figures évolutives de l’étranger et de son intégration à la nation, de l’indigène à l’immigré. Penser ces liens induit une réflexion – et un positionnement – politiques sur les façons d’envisager en France l’autre et le même (principe d’égalité versus concept d’identité).

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MONJARET, Anne, Mélanie ROUSTAN et Jacqueline EIDELMAN, 2005. « Fin du Musée National des Arts d’Afrique et d’Océanie : un patrimoine revisité », Ethnologie française « Fermetures, crises et reprises » 4 : 605-616.

RAUTENBERG, Michel, 2003. La rupture patrimoniale. Paris : À la Croisée.

RONDEAU, Bernard (photographies) et Marion Esquerre (textes), 2009. Des hommes libres. Une histoire de la grève des travailleurs sans-papiers. Paris : Le Cherche Midi.

TOUBON, Jacques, 2004. Mission de préfiguration du centre de ressources et de mémoire de l’immigration. Rapport au premier ministre. Paris : La Documentation française.

NOTES

1. Les résultats présentés ici se fondent sur divers travaux menés depuis la fin des années 1990 au Palais de la Porte Dorée, à Paris : enquêtes de réception auprès des publics, ethnographie de l’institution au début des années 2000 (avec Jacqueline Eidelman), poursuivie en tandem dix ans plus tard dans le cadre d’une recherche subventionnée par le ministère français de la Culture et de la Communication. 2. Notons également que sur le site du comité, les arguments développés sur les nouvelles orientations marchandes du champ culturel – « rêve du commerçant », « Il faut faire directement de Léonard de Vinci un employé de Disneyland » – ne sont finalement pas si éloignés de ceux avancés en 1931 par le groupe d’intellectuels, célèbres surréalistes dont André Breton, qui signa le Manifeste « Ne visitez pas l’exposition Coloniale », s’érigeant contre cette manifestation « Luna Park de Vincennes » et dénonçant les méfaits politiques bourgeois du colonialisme. 3. Musée national des Arts et traditions populaires (MNATP), aujourd’hui Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM). 4. Il reste que le 26 février 2001, l’appel à la grève commune avec le Musée de l’Homme est largement entendu, preuve d’une certaine inquiétude et ce, même si cette contestation n’aura pas d’effets flagrants sur la marche des choses. 5. La Confédération générale du travail unitaire (CGTU) était un syndicat français, proche du Parti communiste français, mais réunissant également des tendances révolutionnaire et libertaire, ayant existé entre 1921 et 1936. 6. À ce titre, il est intéressant d’observer les évolutions de sa fiche de classement à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques (liste officielle des bâtiments et sites protégés au titre de leur valeur historique et patrimoniale par l’État français, et bénéficiant ainsi d’une protection particulière). 7. http://cvuh.blogspot.com/ 8. http://www.liberation.fr/societe/0101103062-nous-ne-pouvons-rester-silencieux 9. Pour des photographies et une vidéo de l’inauguration citoyenne de la CNHI, voir sur le site du collectif12 : [www.collectif12.com/spip.php ?article21] 10. Du nom du sociologue franco-algérien. 11. Voir aussi à ce sujet : « La Police inaugure la Cité de l’immigration », Libération 31/03/2009. 12. Notre ethnographie s’appuie ici sur les témoignages recueillis après-coup auprès des personnels de l’établissement et de quelques participants au mouvement, ainsi que sur l’analyse des médias (presse écrite et internet). 13. Site Droits devant ! ! : [ www.droitsdevant.org/article.php3 ?id_article =64] (consulté 12/10/2009) 14. Les mouvements de sans-papiers trouvent leur genèse en 1973, mais le collectif, tel qu’on le connaît aujourd’hui, prend forme en 2006 (Barron et al. 2011).

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15. Pour plus d’informations sur les formes de son implication dans le cadre de cette occupation, voir le site : [http://collectif12.org/] 16. [ http://immigration.blogs.liberation.fr/coroller/2010/10/pour-sarko-lhistoire-de- limmigration-ne-fait-pas-partie-de-lhistoire-de-france.html] 17. Et dont nous publions ici quelques clichés. Nous tenons à le remercier pour sa confiance.

RÉSUMÉS

Si le Palais de la Porte Dorée, à Paris, a toujours abrité un musée, ses contenus et leur interprétation ont varié : colonies, outre-mer, arts lointains puis immigration. Ces évolutions patrimoniales n’ont pas été sans heurts, que la requalification porte sur les collections ou le bâtiment, construit en 1931 pour l’Exposition coloniale. Certaines contestations visent les destinations patrimoniales de l’édifice : grèves des personnels, pour la fermeture du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (2003) ; manifestations de militants extérieurs, controverses et démissions d’intellectuels, lors de l’installation de la Cité nationale de l’Histoire de l’immigration (2007). D’autres contestations ne prennent plus ce patrimoine pour enjeu mais comme levier pour servir une cause : indépendance d’anciennes colonies ; régularisation d’immigrés « sans-papiers ». L’occupation des lieux par des « travailleurs grévistes sans-papiers » durant l’hiver 2010 est au centre de l’attention, à travers l’analyse de l’originalité d’outils de contestation relevant de la sphère patrimoniale : accompagnement de la lutte par des photographes ou illustrateurs, édition d’ouvrages, montage d’expositions par des militants, collecte en continu par le musée… Est ici interrogée la capacité quasi immédiate de « digestion » des événements présents par le paradigme patrimonial.

The Palais de la Porte Dorée in Paris has always been a museum, but its collections and their interpretation varied trough time : colonies, overseas, remote arts and finally immigration. These patrimonial changes and requalification provoked conflicts focused either on the collections or the building built in 1931 for the colonial exhibition. Contests relates to the patrimonial use of the building : strikes of employees in 2003 when the National Museum of Arts from Africa and Oceania closed ; demonstrations of outside activists ; controversies and resignations of intellectuals in 2007 when the Palais became the National City of the History of Immigration. Other contests use heritage not as an issue but as a lever to defend a cause : the independence of former colonies or the regularisation of illegal immigrants with a particular focus on the sit-in by illegal “worker strikers” during winter 2010. The authors try to grasp the originality of contestation tools belonging to the heritage area - support by photographers and illustrators, publication of books, exhibitions created by activists or permanent collection by the museum – and to tackle the nearly immediate capacity to “digest” of present events via the heritage paradigm.

INDEX

Mots-clés : musée d’ethnologie, colonies, immigration, patrimoine, mouvements sociaux Keywords : museum of ethnology, colonies, immigration, heritage, social movements

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AUTEURS

ANNE MONJARET est directrice de recherche-CNRS au IIAC-LAHIC (EHESS/CNRS/ministère de la Culture et de la Communication) et membre associé au CERLIS (CNRS/Université Paris Descartes), laboratoire dans lequel elle a assuré la coordination du thème Travail et groupes professionnels. Elle est présidente de la Société d’Ethnologie Française (SEF). Elle a été rédactrice en chef de Ethnologie française. Elle enseigne dans plusieurs universités. Ses travaux portent entre autres sur la mémoire et le patrimoine, les cultures professionnelles et féminines. Outre des articles et ouvrages, elle a dirigé deux numéros de la revue Ethnologie française : « Fermetures : crises et reprises » (2005) et « Le Paris des ethnologues, des lieux, des hommes » (2012).[19 rue de la Jonquière, 75017 Paris, France – [email protected]].

MÉLANIE ROUSTAN est docteur en ethnologie et sociologie de l’université Paris Descartes et titulaire d’un MA in Anthropology and Cultural processes de Goldsmiths College, University of London. Elle est chercheur associée au CERLIS (CNRS/Université Paris Descartes). Ses travaux portent sur la culture matérielle, les processus de patrimonialisation, la transformation des musées d’ethnologie et la réception des expositions. Auteur de plusieurs articles et ouvrages, elle enseigne à l’université et co-dirige la collection « Musées-Mondes » (éditions La Documentation française). [9 rue Arthur Groussier, 75010 Paris, France – [email protected]].

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African Heritage Design Entertainment Media and Visual Aesthetics in Ghana1

Marleen de Witte and Birgit Meyer

1 In contemporary Ghana ‘cultural heritage’ is a matter of fierce public debate and contestation, but also, and increasingly so, of entertainment and marketing. Long associated with state efforts to articulate a national culture, cultural heritage is now being mobilized in a multitude of ways and to a number of different ends, including commercial ones.2 Especially since the media liberalisation in the 1990s that opened up the public sphere to a plurality of voices and images, a variety of actors put their designs of ‘culture and tradition’ out in the open to attract people to alternative heritage projects not necessarily linked to the nation. Whereas previously the state provided the hegemonic framework for the articulation of a national cultural heritage, this framework has come to face increasing public contestations from a number of societal groups, especially Pentecostal Christian ones. At the same time Ghanaian commercial media today address (and create) a growing, mainly urban market for ‘African heritage’ as a deliberate cultural style and entertainment.

2 The formation of heritage always involves processes of styling that vest ‘culture and tradition’ with an aesthetic appeal. Distinctive about the recent, market-driven trend towards a revaluation of heritage in the framework of entertainment media is the heavy emphasis placed on visual aesthetics (see also Brosius & Polit 2001 : 8-10 ; Probst 2011). In contemporary Ghana, current representations of heritage – visible in local television and video-movies, but also in fashion, beauty, music and other popular cultural expressions – depart from earlier state projects of national heritage formation in their overtly commercial nature and explicit focus on design and marketing. They are often inspired by globally circulating icons of ‘African culture’ as much as by local traditions. Heritage is thus formed in a plural discursive and aesthetic field, in which state officials, chiefs, ethnic activists, religious leaders and cultural entrepreneurs seek to convince audiences of the appeal of their versions of heritage while disclaiming others. This arena is increasingly constituted by electronic and digital media, and commercial in nature. In this article we examine the articulation between cultural heritage and electronic media in the culturally diverse setting of Ghana, where both of

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us have been doing ethnographic research on transformations in the field of media, culture, and religion.3 3 The politics of cultural heritage thrives on a salient paradox : while heritage refers to tangible and intangible repositories of value that feature as given resources for identity politics, much effort is put into the actual making of heritage. Heritage, as Barbara Kirshenblatt-Gimblett pointed out, ‘is a mode of cultural production in the present that has recourse to the past’ (1998 : 7). Heritage making includes the fashioning of particular items as heritage, politics of ownership and its concomitant dynamics of in- and exclusion, as well as modes of address and performance that facilitate or block recognition and appropriation (Meyer, Roodenburg, and Van de Port 2008). 4 Two aspects of heritage making require special attention. One, the construction of a cultural form as heritage does not necessarily or automatically yield its intellectual and emotional recognition and appropriation on the part of beholders. Especially in culturally and religiously diverse settings, the recognition of heritage on the part of those addressed is an intricate political process that deserves far more attention than it received so far (De Jong and Rowlands 2007). At stake is the capacity of a cultural form that is featured as heritage to capture those addressed by it. This entails not only a process of intellectual recognition, but also a sensational and emotional involvement through which heritage is incorporated as a part of one’s social identity or, as is the case with regard to those contesting from a Pentecostal point of view the Ghanaian state’s formations of heritage, passionately rejected. Interestingly though, the very same people who have difficulties in appropriating the state version, now tend to easily embrace new, market driven cultural forms that symbolize Africanness. The question of how these modes of heritage making differ, and to some extent converge, is central to this article. 5 Second, as a construction subject to dynamic processes of (re)inventing culture within particular social formations, heritage is bound to particular forms of mediation. Heritage and media are therefore not to be understood as separate realms merging in the process of media representation (that is : heritage as given, existing as a pre- mediated essence), but heritage is intrinsically mediated. It does not exist outside particular media forms (museums, monuments, written and illustrated canons, TV programmes, websites et cetera) ; rather these forms produce and frame certain items as heritage. Analyzing modes of reframing heritage in contemporary Ghana, we argue that what is new is not the coming together of heritage and media per se, but the mobilization and expression of heritage in a particular, largely commercialized media field. 6 Thus, this article explores the plurality and dynamics of cultural heritage in Ghana by looking at key players in the historically constituted heritage arena and the contestations between them. Focusing on the intersecting domains of the state, religion, and entertainment media, it discerns several tendencies with regard to the framing of cultural pasts : a (partial) shift of the state project of heritage formation from national identity politics to transnational economics of roots tourism ; a contestation of heritagization by Pentecostal churches that view tradition and heritage as demonic and dangerous ; a revaluation of tradition and heritage as design, put on display in local television and video making. Discussing the examples of the recent ‘epic’ genre of video films and the local commercial television station TV Africa, a station geared towards the promotion of African heritage, this article shows how

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recent, market-driven trends towards a more stylish representation of African heritage depart from earlier state initiatives. Those rejecting the latter quite easily embrace the former which are characterized by an explicit focus on design and visual style. Spotlighting intriguing links between heritage and visual aesthetics, we argue that issues of style, design, and commerce require more attention in research on the dynamics of heritage making.

The Ghanaian state : Sankofaism

7 In post-colonial Ghana, the concept of heritage has historically been cast in the nationalist framework of ‘Sankofaism.’ Since Independence (in 1957) Ghanaian governments faced the problem of how to create a unified nation out of many different ethnic and religious groups. To solve this problem the state developed a cultural policy that sought to revive and propagate Ghana’s diverse cultural heritage, thus recognizing cultural diversity within a national identity that transcends ethnic and religious boundaries.

8 This nationalizing project took shape around the Akan symbol of Sankofa, a bird looking back and walking forward (fig.1). Originally, the symbol, first only existing in a more abstract heart-shaped version, expressed the Twi proverb ‘worefi na wosankɔfa a, yenkyi’ – it is not a taboo to go back and fetch what you have forgotten, meaning ‘one can always undo past mistakes.’ Now, in the framework of post-colonial identity politics, Sankofa, translated as ‘go back and take it,’ came to express the need for cultural heritage in moving ahead as a people. The fact that the bird’s feet are pointed forward is often emphasised to show that not a complete return to the past is aimed at, but a selective picking from long-standing traditions and past experience and wisdom while taking new steps of cultural self-definition to build the future.

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Figure 1

Sankofa symbol on the fence wall of the TV Africa studios, Accra. © Marleen de Witte.

9 Closely connected to Kwame Nkrumah’s ideology of African personality, Sankofa meant modelling a recovery of the ‘authentic’ African selfhood lost in alienation by returning, in a mode of self-retrieval, to the cultural heritage that colonialism taught Africans to forget or reject. This was seen as a precondition for the development of the country. It also meant seizing new institutions of self-definition, such as the modern nation-state, as a path to cultural authenticity. From the 1960s onwards this state-centrist model determined cultural policy for a long time, until the 1990s. It still informs the work of the National Commission on Culture, whose policies, however, have become subject to public contestations. Under the ideology that came to be known as Sankofaism, state cultural policies, especially during the military regime of J. J. Rawlings (1981-1992) tried to facilitate the formation of a national cultural heritage, and restore people’s identification with and pride in it, by supporting the chieftaincy system and the celebration of traditional cultural festivals, preserving heritage sites, adopting national cultural symbols, funding research on Ghanaian traditions in African Studies departments of national universities, teaching about the cultures and traditions of Ghana’s various ethnic groups in school curricula and books, and stimulating media production on Ghana’s ‘rich and colourful heritage.’4

10 Obviously the representation of certain cultural forms as heritage implied selection, polishing, and framing. Within the framework of Sankofaism, the valuable aspects of the diverse cultures of Ghana were to be identified, recovered, and re-presented in the frame of a national heritage style. In practice, this entailed a strong preponderance of Akan culture. In addition to the adoption of Akan adinkra symbols, including Sankofa, as symbols of the Ghanaian nation, Akan chieftaincy provided a particularly rich aesthetic resource for Kwame Nkrumah. He adopted royal insignia that symbolized

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state power in Akan chieftaincy – such as stools, swords, linguist staffs (as well as the office of the linguist or ɔkyeame), and kente cloth – to Africanize and legitimize the authority of the modern nation-state. The emphasis was on chieftaincy’s aesthetic power, which in the framework of the modern nation-state came to be disconnected from its traditional connection to political and spiritual power. The Ghanaian state mobilized the splendor and spectacle of the chieftaincy tradition in representations of the nation so as to persuade the new nation and the outside world of Ghana’s cultural wealth and uniqueness, but severely curtailed the chiefs’ influence in the new political order (Schramm 2004). 11 Sankofaism was a post-colonial project in a quite direct sense of the term, explicitly aimed at undoing the alienation of colonialism and restoring the African self. But while the post-colonial discourse strongly emphasised a rupture with the colonial legacy, the search for African heritage betrays more continuity with the colonial period than is usually assumed. The British administration, in promoting Indirect Rule, hinged on the idea that progress in the Gold Coast could only be realised if it built on African traditions. To achieve this, people had to retain pride in their ‘traditional past’ and the most effective way for the colonial regime to do this, was through its schools (Coe 2006 : 57 ff.). Teaching tradition in colonial schools particularly focussed on drama, dance, and drumming, but also included art.5 In short, the mobilization of heritage in the framework of Sankofaism as a building block for progress already started during the colonial regime and had been stimulated by colonial institutions themselves. After Independence, postcolonial governments and elites appropriated colonial discourses of culture (as a bounded essence, tied to a particular people – Lenz 2006 ; Meyer 2002) while at the same time advancing a particular representation of the colonial past as destructive of African culture. Sankofaism thrived on a paradoxical political strategy that affirmed the African self so as to shake off British domination, yet, in so doing, recurred to colonial constructions of culture and tradition (Woets 2011 : 91). 12 In the making of a national cultural heritage, local cultural traditions were further transformed, objectified and nationalized. As noted, up to the present, state institutions such as the National Commission on Culture work within the framework of Sankofaism. The Commission promotes local cultural festivals in various regions, thereby involving chiefs and related traditional representatives as ‘custodians of culture.’ It also assigns an important role to the arts, especially theatre, dance, and film in retrieving and mediating past cultural forms as heritage. This process, however, also subjected Sankofaism to much negotiation and contestation and generated fierce and occasionally violent public controversies over issues of culture and tradition. Contestation has come from a number of angles. Not only do ethnic groups complain about the ‘Akanisation’ of Ghana, pointing out that those items presented as symbols of the nation are predominantly Akan.6 Also, a great deal of Christians, in particular those close to Pentecostal-Charismatic churches, reject traditional culture on spiritual grounds, while, conversely, custodians of tradition, including chiefs and neo- traditionalist religious groups, object to the reduction of traditional culture and religion to ‘mere’ heritage. If the former claim that the celebration of heritage is dangerous because it revives traditional spirits that are perceived as demonic, the latter fear that lived traditional culture is immobilized as powerless folklore. 13 While the project of heritage formation was thus not uncontested from the beginning, the turn to democratic rule and neo-liberal policy in the nineties, and the

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transformation of the state-controlled public sphere into a liberalised and commercialised arena, has intensified pressure on Sankofaism as a nationalist project. A plurality of voices could now access the media to challenge state cultural politics and articulate alternative formations of identity and belonging (De Witte 2005, 2008 ; Meyer 2004). At the same time the iconography of Sankofa appeared attractive for a wide range of actors and groups, who appropriated and redesigned it for various ideological, cultural, religious, or commercial purposes. Meanwhile, the state shifted focus to promoting Sankofa in the context of black heritage tourism and diasporic investment in Ghana, thus moving, at least partially, from national identity politics to transnational economics (Bruner 2004 ; Hasty 2002). Answering the needs and desires of African-American and Caribbean roots tourists, many of whom have eagerly adopted the symbol of Sankofa, the state offers them a heritage to reclaim and emotionally engage with in the form of the old slave castles in Cape Coast and Elmina and other slave sites, and lavish displays of ‘culture’ at festivals like the biennial Panafest and Emancipation Day (Holsey 2009 ; Schramm 2010).7 At the same time, within Ghana itself this particular promotion of Sankofa in relation to roots tourism by and large has little resonance.8 14 Importantly, the celebration of heritage under the banner of Sankofaism has a performative dimension. Making the past available through particular symbolic markers and performances, ‘heritage’ necessarily is to some extent ‘invented’ and ‘staged.’ A tension exists between Sankofaism as an ideology that makes claims about retrieving the past, on the one hand, and its stylized performance, on the other. This tension indicates an instability inherent in the notion of ‘heritage’ as it is being used in the Ghanaian setting. ‘Heritage’ may be understood as an expression of a true national culture backed by spiritual powers and rooted in the past, or as some kind of folklore. While some people take heritage to be a genuine – either positive or dangerous – substance, others regard it as a (‘mere’) display. The contestations of Sankofaism and negotiations of cultural heritage analysed in this article evolve around this tension.

Pentecostalism : contesting cultural heritage

15 As noted, one of the major challenges to the state’s promotion of cultural heritage came and still comes from Pentecostal churches in Ghana.9 Since the 1990s, the popularity of Pentecostalism and its influence on public and popular culture grew rapidly, as these churches massively made use of the opportunities for public presence offered by the liberalisation and commercialisation of the media (Asamoah-Gyadu 2005a ; De Witte 2003, 2011 ; Gifford 2004 ; Meyer 2004). Pentecostalism’s colonization of the public sphere, together with the state’s increasing acknowledgement of Pentecostalism as wielding a major influence on a great deal of the electorate (certainly in the South), has seriously weakened the appeal of Sankofaism as a national identity project. With democratization, a great deal of elected politicians also present themselves as born- again Pentecostal believers.

16 In the Pentecostal worldview African traditional religion is perceived as the extremely dangerous domain of evil and demonic powers that operate under the auspices of the Devil (Meyer 1999a). Building on the ideas of 19th century missions, the current Pentecostal contestation of heritage mobilizes an alternative imagination of the past that represents indigenous culture and religion as ‘heathendom.’ Pentecostals do so in

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marked contrast to the historical mission churches, that embrace certain elements of Sankofaism and deploy a more positive attitude towards traditional culture. Pentecostal moral practices of ‘making a complete break with the past’ – perceived as spiritually loaded – directly oppose Sankofa ideology of retrieving from and indexing that past. Highly suspicious of the demonic power that state cultural policies are found to be prone to conjure with their positive attitude towards local cultural and religious traditions, Pentecostal churches promote alternative identifications and forms of belonging grounded in being born-again. Championing progress and development, they aim at Christianising, and by the same token exorcizing, the nation.10 17 The Pentecostal crusade against cultural heritage has yielded a number of controversies and clashes, such as that over the pouring of libation at public functions (Van den Bersselaar 2007 : 237 ff. ; Van Dijk 2001). Conceived as the traditional form of prayer, the state incorporated the practice of libation together with the Christian prayer and the Muslim prayer at state functions to represent the ‘three major religious traditions’ in Ghana and express the multi-religious character of the nation (Sarpong 1996). For Pentecostals, and a great deal of Christians at large, however, libation is utterly problematic as it is held to invoke the dangerous presence of evil spirits. Discussions about the cultural-religious practice of pouring libation to the ancestors have a long history in Ghana, but resurfaced again in 2002, when a Pentecostal Government Minister publicly called for the abolishment of libation pouring at state functions. After the Minister’s call, a hot debate followed, in which Pentecostal statements about ‘invoking evil spirits in the nation’ and ‘idolatry changing the country’s destiny’ clashed with arguments about ‘Africanness,’ ‘freedom of worship,’ and ‘national cultural heritage.’ 18 Another example of clashes about heritage is the destruction in 2001 of the public statue of the legendary Asante priest Komfo Anokye (fig. 2), who is famous for allegedly having drawn down the Golden Stool from the heavens to affirm the foundation of the Asante kingdom in 1695. On 30 July 2001 a Pentecostal evangelist demolished the statue in Kumasi with a hammer while wielding a Bible. He claimed that God had appeared to him in a vision and told him to destroy this ‘idol’ (McCaskie 2008).

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Figure 2

Statue of Okomfo Anokye in Kumasi before it was demolished. © Photographer unknown.

19 What Pentecostals contest in these examples is not only the status of traditional religion as equal to Christianity (in the first case) or as part of the nation’s cultural heritage (in the second), but also the invocation of demonic spirits into the public domain. Such contestations are part of a broader Pentecostal emphasis on the potential presence of demonic spirits in objects, images, sounds, and performances that are legitimized and nationalized though the framework of cultural heritage. Whereas Sankofaism seeks to recover the positive values found in African traditions so as to foster national development, Pentecostalism points at the danger of spiritual forces inherent in things associated with African tradition and cultural heritage and fights against their destructive implications. Those in favor of cultural heritage, framed along the lines of Sankofaism, find themselves in a defensive position vis-à-vis the Pentecostal assaults, always ‘talking back’ in terms that have been already set and that hark back to colonial discourses on tradition and culture in the framework of Indirect rule (De Witte 2004, 2008 ; Meyer 2005). The point here is that, from the Pentecostal perspective, ‘heritage’ as deployed by Sankafoism is not taken as a harmless performance, but as a dangerous substance that renders present the past. Of course, what is featured as the past in this perspective is shaped through the Pentecostal imagination. In other words, Pentecostals, too, produce and stage the past, albeit as a bad thing.

20 The public dominance of Pentecostal views nurtures a widespread fear of and animosity towards traditional religion and its places and practitioners. At the same time, however, people are also fascinated by this ‘dangerous evil.’ Popular media feed (and feed on) such popular fears and fascination with sensational stories and images of ‘juju priests’ and their ‘occult’ practices, commercialised via video movies, tabloids, posters,

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and calendars for sale on the streets (De Witte 2005 ; Meyer 2010). Exploiting the mode of the spectacular to the fullest, tabloid front pages scream about the horror in traditional shrines, calendars depict the skulls, coffins and fearsome icons that shrine priests allegedly work with, and video-movies spectacularly show the destructive consequences of engaging in shrine rituals. Though less well-known than the Nollywood phenomenon (Haynes 2000 ; Austen and Saul 2010), the Ghanaian video-film industry operates in roughly the same manner, and has long been characterized by a remarkable closeness to audiences’ preferences for Christian themes, offering spectacular plots and scenes on the basis of the dualism of God and the devil that underpins Pentecostal life worlds (Meyer 1999b). A great deal of movies have echoed people’s negative stance towards heritage, often cast as the realm of the ‘powers of darkness’ from which people are to be delivered. Mirroring the Pentecostal world-view, this stance contrasts remarkably with so-called African Cinema, and in particular Return to the Source films (Diawara 1992 : 142), that seek to retrieve and revive an African heritage from which people had been alienated through colonization and modernization. 21 From the outset, when the video-film industry arose in the mid-1980s to make up for the incapacity of the virtually defunct state film industry to produce ‘Ghanaian films,’ there has been a continuous struggle over video-movies. While intellectuals and those involved in the state film establishment seek to induce a more positive attitude towards heritage, video-filmmakers stress that they need to please the audiences in order to sustain their business. For both sides, mobilizing the past involves processes of styling and display, but they do so with different aims. Typically, following Pentecostal views, in this kind of video-movies heritage is not approached as something to be captured and displayed into film images so as to show good values from the pre-colonial past, but as thriving on invisible powers that are potentially dangerous and very much present. Ironically, then, many video-filmmakers – or at least their imagined audiences – tend to take heritage quite seriously as a living matter of the present which they seek to rebuke and lay at rest as ‘the past,’ whilst from the perspective of Sankofaism it is a matter of the past that needs to be saved from being forgotten. Those opposing heritage from a Pentecostal perspective tend to take it to be more powerful than those who celebrate it as a cultural performance (Coe 2005).

Designing African tradition

22 However, as noted in the Introduction, as elsewhere in Africa since around 2000 there is a trend towards a broader revaluation and new aesthetics of African tradition among young urbanites (Becker 2008 ; Comaroff and Comaroff 2009). Operating as a kind of seismographic devices to discern current moods and imaginations, urban popular culture and media crystallize – and by the same token reinforce – this trend. In what follows we briefly discuss the rise of a new genre of so-called epic movies and the emergence of the private television station TV Africa that is devoted to projecting ‘African values.’

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Epic video films

23 When Meyer started her research on video-movies in the early 1990s, she noted a strong contrast between the movie Heritage Africa (1989) by the famous Ghanaian private film maker Kwaw Ansah – the founder and owner of TV Africa – and the video- movies made by private producers (1999b). Epitomizing the spirit of Sankofaism, Heritage Africa is about a black colonial official’s painful alienation from his past and culture, and his eventual, dramatic reunification with his heritage – symbolized by a sacred heirloom from his family that he had initially given away as an item of tribal art to his colonial master – at the moment of death. The movie advocates a careful and selective retrieval of the past. As Meyer found out through her research, the film was cherished among members of the educated elite that supported the Sankofaist project, but less popular among ordinary film audiences who were not keen to watch movies set in colonial times and preferred melodrama of some sort.11

24 While in Ansah’s movie the heirloom that had been lost by the black official through colonial brainwashing could – and should – be retrieved so as to heal the wounds of colonial alienation, in video-films such items were featured as a major source of trouble and anxiety – indeed : a curse more than just heritage – that had to be gotten rid of, thereby echoing the Pentecostal stance. Many movies attribute mishap befalling people to some secret indigenous powers, represented through heritage items. Shrines of traditional priests are often adorned with figurines and adinkra symbols that would be coded as cherished heritage items in Sankofaist discourse. And even masks, though not featuring in local traditions, are prominent paraphernalia. Right from the outset, video-filmmakers were constantly criticized for their negative representations of heritage by intellectuals and the state film establishment (Jorgensen 2001). They were admonished to make movies that were geared to ‘preserving good cultural values, and presenting a good heritage,’ as the chairman of the National Commission of Culture, the philosopher and anthropologist professor George Hagan, put it in a speech for filmmakers at the occasion of the first anniversary of GAFTA (Ghana Academy of Film and Television Arts) on 31 October 2002 (Meyer 2010). 25 At the time of Hagan’s speech, the new genre of so-called ‘epic’ films – or, as they are usually called by marketers and audiences, ‘history’ or ‘old times’ films – started to emerge. Inspired by similar Nigerian productions, this new genre was introduced to Ghana by Samuel Nyamekye, director of Miracle Films. This is a quite fascinating genre that pictures beautiful, green villages situated in times immemorial, ‘way before people knew Mohammed and Jesus.’ Since in the timeframe of the ‘epic,’ Christianity is not yet an option, Christian viewers can be perfectly happy watching it. Meyer was intrigued to find out that, far from seeking to offer truthful representations of the past, filmmakers use this genre to, as one Nigerian set designer put it, ‘create unexisting traditions.’ There is an emergent visual language of the ‘epic’ that makes chiefs, priests, and commoners easily distinguishable by their dress, behavior, and symbols. This visual language is situated beyond existing ethnic groups and cultural settings, but can be described as ‘pan-African’ in a broad, sweeping sense. Instead of relating to the past in an attempt of retrieval, the epic involves ‘a temporality that is very much of the present,’ adapting tradition to the global age (Comaroff and Comaroff 2009 : 114). As cultural entrepreneurs, filmmakers are very much aware that they imagine – indeed : image – tradition through a distinct visual language. Meyer’s friend, the filmmaker

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Akwetey-Kanyi stressed that, in his epic film Sacred Beads (Aak-kan Films, 2009) he had to create images of tradition and heritage (fig. 3). Though he was quite familiar with local religious practices, in his view it would not be sufficient to simply represent these matters realistically in a film. In order to make the movie pleasurable for viewers, it was important to choose beautiful bright colors, even though in the past people wore plain light cotton cloth. And though traditionally tremendous power is found to be located in a simple pot, film shrines offer more spectacular food for the eyes of the spectators. The colorful visualization of tradition and heritage in the ‘epic’ suggests a new emphasis on visual markers aimed at affording viewers a pleasurable experience. Far from referring to a set of cherished values rooted in the past, tradition here rather is invoked in the framework of a mode of signification designed to speak to viewers’ imaginations (as is also argued by McCall (2007) with regard to ‘Nollywood’s invention of Africa’). In this sense, epic films offer an alternative to the moralizing discursive framework of Christianity versus traditional religion, which prompts people to take sides and identify themselves with one option, but, at the same time, do not disrupt that framework because the ‘epic’ is set in a pre-Christian time. The main appeal of the ‘epic’ lies in its lavish display of markers of African culture that are to please the eyes of the beholders.

Figure 3

VCD cover, Sacred Beads. © Birgit Meyer.

26 Interestingly, however, the genre of the ‘epic’ has not been very successful. Those in favor of a positive representation of heritage disliked the lack of historical accuracy that went along with the creation of ‘new traditions.’ This was clearly not in line with the Sankofaist project of turning back so as to appropriate certain good things from the

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past because of their high moral value. The main emphasis was on a lavish display of nice symbols of Africanness that could be embraced by black people throughout the world (and in fact, the movies themselves travel wide throughout the African diaspora) – and that, as set designers explained, were inspired not by actual research but by coffee table books on African culture. Promoting these movies with slogans like ‘Tradition and Colour at its Best,’ epic movies sought to display nice pictures for the eye, but had no substantial message about the value of tradition as a moral order or even showed this order to be backward and problematic.

27 Though the movies had some popularity, on the whole audiences were and still are more keen to get movies situated in the present, displaying fancy settings in Ghana’s capital Accra, including stylish hotels and restaurants, exuberant mansions, and posh cars. It is in such settings that signs of Africanness are being featured, especially regarding fashion and interior design. A fine example for this trend is Princess Tyra (Venus Films, 2007), a movie about a royal family situated in Accra’s upper class (fig. 4). Eager to ‘introduce new styles of royalty,’ as the producer Abdul Salam put it to Meyer, the movie combines markers of African chieftaincy (clothing, traditional jewelry) with invented rituals, such as the throwing of flowers in from of the princess’ feet, all set in a fancy urban setting of conspicuous consumption. This introduction of ‘new styles of royalty’ resonates with a broader process of re-coding heritage as stylish design, as the emergence of glossies, African fashion-shows and similar features shows.

Figure 4

Video still from Princess Tyra. © Birgit Meyer.

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TV Africa

28 A more successful initiative of restyling African tradition in commercial media is the private television station TV Africa. Founded by filmmaker Kwaw Ansah as a free on air station in 1995, when Ghana’s airwaves were deregulated and private broadcasting was made possible, it started operating from its studios in Accra in 2003, with the slogans ‘TV Africa : Truly African, Proudly Ghanaian’ and ‘projecting African values.’ The station’s mission to ‘uplift and enhance the soul and image of the African, both on the continent and in the diaspora’, strongly echoes the ideology of Sankofaism. As noted above, Kwaw Ansah indeed comes from the Sankofaist intellectual tradition that seeks to decolonize the African mind by shedding of European perversion and retrieving African heritage. With his TV station, Ansah still aims at ‘restoring the confidence of the African’ by ‘turning round to see what has gone wrong and use the goodness in what our ancestors left us.’ And indeed, the symbol of the Sankofa bird is all around at the TV Africa premises : as an art work decorating the gate, in the wood carvings on door panels and furniture, or on wall hangings in stairways and offices. The primary objective of the station is to ‘uplift the image of the African in a world media environment that is generally hostile to the African image.’

29 What makes Ansah’s television project different from his earlier filmmaking practice is the commercial nature of the TV station, and its explicit branding and marketing strategy. The station’s glossy marketing brochure states : This objective [of uplifting the image of the African] has also been achieved by a differentiation strategy, which allows the station to target a particular niche of the market. The brand has been made to look indigenous. This makes those who have an African lifestyle and taste for African products/services the target audience. 30 In an interview, Kwaw Ansah told De Witte that a few years ago it would have been impossible to even think of a commercial TV station that puts African heritage at the forefront, such was the general craving for things Western and the dislike of things African. Today, there appears to be a growing market for things African, especially so among young urban middle classes. While the ideological backbone of TV Africa shows a continuity with earlier Sankofaism, Kwaw Ansah’s conscious choice to assemble a group of young media makers to repackage African heritage in formats that appeal to this new market also points to the new directions he is taking.

31 The ‘mantra’ of ‘projecting African values’ finds expression in a wide variety of home- produced programmes that are ‘geared around African heritage,’ as Nana Banour of the marketing department phrased it. A very successful programme in 2010 was the ‘Omanye Aba’ talent show, that featured a competition between cultural troupes from various ‘indigenous’ Ga communities in the Greater Accra Region that performed aspects of their community’s cultural heritage – e.g. town history, festivals, royal funeral rites, marriage rites, traditional dance, et cetera – in a weekly live show from the TV Africa studio (fig. 5). Other programs explicitly focusing on African heritage in their content include ‘Amazing Child,’ another talent show where children from various parts of Ghana ‘exhibit their impeccable knowledge on culture and heritage in grand style,’ ‘Knowing Africa,’ a game show with high school kids answering questions about African history and culture, ‘African Kitchen,’ that ‘seeks to re-discover the healthy foods that kept our forbears healthy,’ and the ‘African Proverb’ that follows each news broadcast and is selected from all over the continent. As the title ‘Knowing Africa’ makes clear, the educational focus that characterized GTV’s earlier ‘Cultural

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Heritage’ talk show has not disappeared. What is different, however, is its packaging in popular formats that emphasize pleasure and excitement, feature competition, allow for audience participation (e.g. by SMS voting in talent shows), and contain strong stylistic references to global commercial media culture. For programs that are less heritage-oriented in content, including the English language news and current affairs talks shows, the ‘African heritage’ is to be found first of all in the visual styles.

Figure 5

Omanye Aba reality show, TV Africa. © Marleen de Witte.

32 At TV Africa, De Witte talked with set designers Akpezua, Frank Asempah-Kofitse, and Daniel Ofosu about this ‘African style’ and the ‘indigenous looks’ of the sets they make. ‘Colours, symbols, shapes, objects, you blend anything African that is appealing enough. We adopt it and we project it... you try and put them together to get something interesting that will represent our values.’ Like in the case of the epic films, TV Africa’s set designers turn to the ancestral past as a source of inspiration and understand ‘African’ as free of Western influences. Pointing at a black earthenware pot on display at one of the sets, Akpezua explained that ‘In those days people used it to cook, they were using a fire and that will make things black. And those days there was no “silver” [aluminium cooking wear common today]. Now nobody uses the pot for cooking any longer, not even in villages.’ Today the earthenware cooking pot has become a decorative icon of Africanness. ‘If we are building a set and we have a coffee table, I will put the pot on it so that it will make the set look African.’ Other elements used to give the sets the required African look include objects like sculptures, royal stools, bowls ; natural materials like calabash, rattan, and wood (fig. 6) ; different types of cloth, textile art with abstract patterns or adinkra symbols, and predominantly warm colors, with gold being TV Africa’s brand color that appears (as gold, yellow or light orange) in

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all sets, public relations materials and screen graphics. Looking at ‘what our people where doing in the past’ as a source of pleasure refers the designers not only to Ghanaian traditions, but to the whole of the African continent. Kwaw Ansah, being a visual designer himself, as well as a frequent traveller and an ardent collector of African art, has brought heritage objects such as traditional masks and textiles from various African countries. Two Fang masks, for instance, adorn the Viewer’s Choice set and Malian bogolan cloth is used as wall hanging or furniture upholstery. There is natural heritage too : zebra and giraffe motives ; acacia, baobab and coconut trees ; an image of a Serengeti sunset – all globalised and clichéd icons of African nature. Combined with stylish wooden or wrought iron furniture and modern studio equipment, all these elements blend into an iconic ‘African style’ that is clearly recognizable as TV Africa’s. ‘When you see it you know that it is TV Africa. You immediately recognize the style,’ Daniel said. The crux of TV Africa’s design is to establish its brand distinction amidst a variety of stylistic choices that are available to consumers of media products distributed through the market and to bind audiences to this style as consumers.

Figure 6

Ɔbaa Mbo talk show, TV Africa. © Marleen de Witte

33 The station’s dress policy also contributes much to this brand recognizability. All presenters must wear African dress and beads when they appear on TV. TV Africa has a well-stocked dress room with a large variety of kaba-and-slit styles,12 boubous, head ties, men’s shirts, tunics, and togas, all made of colourful African wax print fabrics13 or handcrafted adinkra or kente cloth and updated regularly. There is a large collection of beads and other African style jewellery to match with the dresses. News readers must at least wear an African top and hide their jeans under the table. Floor managers and

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production assistants who may appear on screen during live shows with in-house audiences are required to wear the black TV Africa T-shirt with gold-printed logo and slogan. There is no explicit dress code for studio guests, but most of them, knowing that they are coming on TV Africa will ‘come in their finest African wear.’

34 Most employees De Witte spoke to at TV Africa recognized that compared to a decade ago African styles of dress are becoming more fashionable among young people in the city, including themselves, who are looking for new ways to express an ‘African’ identity. Some saw it an almost natural progress towards modernity : ‘You see, how the world is moving… we have something called ‘modern Ghana.’ That is how it is : we are moving forward, so people think : once I am African I have to use African wear.’ Some noted how African style spreads like fashion : ‘You will see it and you will be happy about it. Then you too, you will go and buy some, and then you too. And even your friend outside : “ah, where did you get this thing from ? African made, it is very nice.” And he too he will be interested to get it. That is how it is.’ Others recognized the impact of former president Kufuor’s (2000-2008) initiative of introducing ‘Friday African wear’ among civil servant and private sector workers, obliging them to wear African dress every Friday (adopting the global ‘Casual Friday’ trend) so as to stimulate national textile production and dress making. TV Africa not only reflects this new trend, but also sees it as its mission to further promote African styles. 35 Promoting African style is not just a matter of ‘bringing out the beauty of African things,’ as TV Africa’s beads designer Lydia Amankwa put it. One also needs to confront a still widespread distrust towards items such as beads, rooted a belief in the presence of spirits in ancestral things – a belief that is, as noted above, reinforced by the dominance of Pentecostalism. Explaining why her beads business faced difficulties in the beginning, Lydia said : For some years, because of the ways our grandparents were using beads for traditional things, for ritual and fetish14 and other things, the younger ones have some funny view of using the local bead. Most of them think that some of the beads contain spirits. You know, those days, when an old woman gave you a gift like this, it’s a spirit, it’s like giving you a witchcraft or something. Many still have that mentality. 36 Such ambivalence or even fear also concerns other ritual items such as clay pots or cowry shells. Appropriating them as cultural elements symbolizing African heritage thus requires disconnecting them from the power of spirits and re-styling them as fashion, downplaying ‘cultural essence’ and highlighting beauty and design. For the young media professionals working at TV Africa, embracing this style can go together with a Pentecostal identity very well. Many of them are Pentecostal Christians, as they eagerly publicize in their Facebook posts, but they have no problem wearing local wrist beads or even welcoming a traditional priestess (‘you know, those who worship the idols,’ one of them explained to De Witte) on the jury board of the ‘Omanye Aba’ show. Apparently, tradition (including traditional religion) sufficiently designed in a media format is tradition ‘made safe.’

37 At TV Africa, Africanness thus becomes a matter of brand distinction, of lifestyle and taste. Although TV Africa’s stylistic emphasis on heritage as its brand mark works to create a niche in the national media market, distinguishing it from other Ghanaian TV stations, it is clearly part of a broader, transnational revitalization of African culture and tradition as a style that connects young urban middle classes across Africa and the African diaspora (Becker 2011 : 539-39 ; Comaroff and Comaroff 2009 ; Ferguson 1999 ;

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Nuttal 2004 ; Shipley 2009 ; Thalén 2011). Part of a global ‘rebirth of Afro-cool,’ as the glossy Canoe magazine founded by Kwaw Ansah’s son Kweku Nkwaye Ansah puts it, this new emphasis on the beauty and power of Africa is a far cry from the political moralism of earlier Sankofaism, and instead dons African authenticity and pride in style and fashion. In the current neo-liberal era, new mediatized forms of heritage address audiences not as national citizens who must not forget their heritage lest they become alienated, but seduce them to buy into attractive identities designed to fit globalized consumer lifestyles that make them feel good and on top of the world as Africans. This is much in line with the argument made by John and Jean Comaroff (2009 : 18, 28) that commodified ‘culture’ circulates easily through the circuits of the global market and at the same time is easily embodied through affective attachment . 38 And yet, the commercial exploitation of African heritage by a station like TV Africa does pose tensions that derive from the coexistence of the various takes on heritage that we have discussed. A criticism levelled at TV Africa by more radical traditionalists is that this is shallow entertainment, devoid of the ‘real power’ of tradition and corrupted by Western-styled commercial formats and the love for money. Also, Kwah Ansah himself is highly critical of Pentecostal churches and their negative attitude towards traditional African culture. Yet, in order to survive as a commercial station, TV Africa cannot do without Pentecostal churches buying airtime and thus carries many Pentecostal broadcasts (De Witte 2011). In a similar vein, Kwaw Ansah dislikes Ghanaian and Nigerian video-movies that depict African tradition as the realm of dangerous powers. This type of movies is very popular, however, and attracts large audiences and thus TV Africa frequently shows them, alongside the epic genre of films described above that is much more to the station’s liking.

Conclusion

39 The key concern in this article has been to describe and analyze the dynamics of heritage making, contestation, and re-styling in Ghana as the country shifted from a state-centrist model of media control and cultural politics towards neoliberal reforms and deregulation. Approaching heritage as a historically constituted arena with various players, we have discerned a remarkable shift from the state to the market in the field of heritage formation and signaled the emergence of new forms of market-driven heritage design, as commercial producers and media entrepreneurs pick up where the state, in its role of guardian of cultural heritage, increasingly retreats. This shift entailed three significant trends with regard to the framing and designing of cultural pasts : from a national/Ghanaian framing to a transnational/Pan-African one (encompassing Ghana), from an emphasis on substantial cultural essence to style and design, and from a Pentecostal rejection of heritage as demonic power to acceptance of and pleasure in heritage as style.

40 Whereas the Sankofaism of the 1960s to 1980s represented a political, counter-colonial expression of an African(ized) modernity, and grounded cultural authenticity in the ancestral past, what we see emerging today is a post-Sankofaism that places African heritage firmly within global neoliberalism and cosmopolitanism and looks for visual attraction as much as moral or political values. What the examples of epic video-films and TV Africa have shown is that cultural heritage becomes an urban style, with its design partly being mediated through global media and globalised imaginations of

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African culture and tradition. This new mode of heritage design deemphasizes cultural essence and substance in favor of visual aesthetics. Moving from, as it were, essence to appearance entails a process of disenchanting culture, through which cultural forms become broadly acceptable, yet risk being critiqued as shallow at the same time. While Pentecostal Christians tend to dismiss claims to cultural essence as a problematic invocation of spiritual power, they start appreciating heritage as design. 41 It might be tempting to interpret the shift from state to market, from essence to appearance, as a shift from an intellectualist emphasis on knowing about cultural heritage to an emotional emphasis on affect and sensory engagement with heritage. Indeed, emphasis on ‘experience’ and ‘sensation’ (in the double sense of the term) is a more general characteristic of contemporary commercialized entertainment. This is also evident in today’s heritage industries where we discern a trend to fashioning heritage in such a way that people are invited to appropriate it on the level of experience. However, in our view it would be mistaken to confine the pivotal importance of modes of addressing the senses and invoking emotions to recent commercially driven modes of heritage making. 42 Although the Ghanaian state’s approach to heritage was indeed characterized by an emphasis on spreading knowledge about national cultural heritage, it was also meant to produce in citizens an emotional attachment to the nation. Therefore, we insist that the formation of heritage always implies an emotional and sensorial dimension that deserves special attention in scholarly analysis. The point is that in Ghanaian heritage dynamics we spot shifts in the mobilization of emotional registers, ranging from pride, to passionate rejection, to pleasure. Instilling pride in the citizens of the nation was the main concern of Sankofaism with its display of ‘pomp and pageantry’ and the celebration of the nation’s ‘rich and colorful heritage.’ Next to teaching citizens about the wealth and moral value of Ghana’s diverse cultural traditions, the state’s concern was to stimulate a feeling of national pride and an emotional attachment to nation. This project, as we showed, was met with passionate rejection on the part of – especially, Pentecostal – Christians, who feared that the celebration of heritage would conjure dangerous spiritual powers. They refuse to participate in such celebrations, and iconoclastic provocations testify to the deep negative emotions involved in the rejection of Sankofaism. Intriguingly, coded in terms of pleasure, the visually appealing display of culture as a lavish spectacle or a sophisticated design strips cultural heritage of its dangerous power and makes feelings of enjoyment possible. While the generation of pride remains important, as is expressed by TV Africa’s slogan ‘Truly African, Proudly Ghanaian,’ it ties in much more with the global discourse and aesthetics of African/Black pride than with national pride. 43 While, for the sake of clarity, we have analyzed these different modes of framing and designing heritage as shifts, we do not take them as bringing about radical historical breaks. Rather, we understand the shifts as layers historically built up one over the other, and hence as co-existing, partly overlapping, and continually invoking each other. In the historically generated discursive and sensational field we have described, ‘heritage’ can thus mobilize the ancestral past in radically different, but interpenetrating ways. Herein lie the dynamics of heritage : given the ever-present possibility of evoking something else than is intended any presentation of cultural forms as heritage contains a fundamental instability.

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WOETS, Rhoda, 2011. What is this ? Framing Ghanaian Art from the Colonial Encounter to the Present. Ph.D. Dissertation, VU University, Amsterdam.

NOTES

1. This article is based upon research and discussions in the framework of the research project ‘Heritage Dynamics : Politics of Authentication and Aesthetics of Persuasion in Brazil, Ghana, South Africa and the Netherlands’ (Meyer, Roodenburg, and Van de Port 2008) which is generously sponsored by the Netherlands Organization for Scientific Research NWO. Birgit Meyer directs the program and Marleen de Witte is engaged as a postdoc researcher. We would like to thank Joël Noret and two anonymous reviewers for stimulating comments that helped us sharpen our points. 2. Sometimes the term ‘heritage’ is used to refer to the mobilization of objects, practices, and knowledge of the past ; sometimes other terms such as ‘tradition,’ ‘culture,’ or ‘ancestral knowledge’ are used. In Ghana, such terms are part of a discursive field in which ‘tradition,’ ‘culture’ and ‘heritage’ are used more or less interchangeably and are imagined as rooted in a past before European contact. 3. Over the past twenty years, Meyer’s work explored local appropriations of missionary Christianity and the appeal of Pentecostalism (Meyer 1998, 1999a), the rise of the Ghanaian video-film industry and the formation of a new public sphere in the era of neo-liberalization (Meyer 1999b, 2004). De Witte’s work has examined the transformation of funeral practices (2001), the use of modern media by Pentecostal and neo-traditionalist groups (2008), and the emergence of new heritage styles in media. In our various research projects, the imagination of tradition as cultural heritage has been a recurrent theme. 4. The Ghana Television (GTV) broadcast ‘Cultural Heritage,’ for example, featured an overtly educational talk show hosting cultural specialists who elaborated on specific topics like ‘traditional religion,’ ‘cultural festivals,’ or ‘libation.’ The program ran from the 1980s to the late 1990s, when GTV considered it ‘no longer relevant.’ ‘By the Fireside’ brought Ananse stories in a rural village scene. Such programming was part of a pedagogical project designed to educate citizens on the value of cultural heritage and prevent them from drifting away from ‘their own’ culture. 5. Rhoda Woets (2011) has described how British art teachers at Achimota school strongly stimulated an engagement with African heritage, motives and aesthetics and a revaluation of

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‘traditional arts and crafts’ among their students, who were often much more interested in European art traditions than in local art traditions and culture. 6. The strong focus on Akan culture is symptomatic of a broader politics of representing Northern Ghana as marginal to the core of the nation. 7. An excellent example of an African-American adaptation of Sankofa symbolism to the longing for an engagement with African roots is Haile Gerima’s feature film Sankofa (1993) that tells the story of an African American model travelling to the slave forts in Ghana, where she gets possessed by the spirits of enslaved Africans lingering on in the dungeons of Cape Coast castle. 8. Holsey shows that next to the predominant deployment of a public silence about slavery on the part of the inhabitants of Cape Coast and Elmina, educated youth start to develop new ways of engaging with slavery. They stress a shared black identity of African and African-Americans that contests global inequalities (2008 : 221-232). 9. Pentecostalism is a highly diverse movement within Protestantism that places special emphasis on a direct and personal experience of the Holy Spirit and on deliverance from evil spirits. Although the origins of classical Pentecostal churches in Ghana can be traced back to 1917, African-founded Pentecostal-charismatic churches have become very popular since the 1990s. They proclaim a message of success and prosperity, attracting not only the young upwardly mobile, but also successful executives, businessmen and politicians. 10. The increasing encroachment of Pentecostalism upon Ghana’s public and political life (Asamoah-Gyadu 2005b) has entered a new phase with the election in 2008 of current president John Atta Mills, a born-again Christian, who expressed the wish to turn Ghana into a ‘prayer camp.’ 11. Many people interviewed by her expressed that the colonial setting did not appeal to them, they found the movie old-fashioned, or as they would put it, “colo.” They much preferred Ansah’s previous movie Love Brewed in an African Pot (1980), which is about a difficult love relation between an ordinary fisherman and an educated girl whose father, who is shown to be alienated from his own culture, strongly opposes their marriage. 12. ‘Kaba and slit’ is the most common Ghanaian style of dress for women. It consists of a skirt, a blouse, and sometimes an additional wrap-around cloth that can also be worn as a turban. They are personally tailored, mostly of African wax or print cloth, and come in a wide variety of designs (see Gott 2010). 13. Widely recognized as typically ‘African,’ wax print cloth is the outcome of a thoroughly globalized history of trade and creative exchange connecting Europe, Africa and the Far East. Its origins trace back to early-nineteenth century Dutch and English textile companies that started to produce factory-made versions of Javanese for West and Central African markets (Gott 2010 : 15-16). Today, African wax print is still produced in Europe, but also in West Africa, and, since recently, China. 14. Originally coined by the Portugese (feitico) as a derogatory term to refer to the religious statues they found in shrines, the term ‘fetish’ is now commonly used by Ghanaians to refer to traditional religious practices, priests, and ritual objects, both negatively and neutrally.

ABSTRACTS

This paper explores the plurality and dynamics of ‘cultural heritage’ formation in Ghana by looking at key players in the historically constituted heritage arena and the contestations

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between them. Focusing on the intersecting domains of the state, religion, and entertainment media, it discerns several tendencies with regard to the framing of cultural pasts : mobilization of ‘heritage’ by the state as part of national identity politics ; contestation of this state project by Pentecostal churches that view ‘heritage’ as demonic and dangerous ; and revaluation of ‘heritage’ as aesthetic style in local television and video making. Recent, market-driven trends towards a more positive representation of ‘African heritage’ depart from earlier state initiatives in their explicit focus on visual style and design, raising new questions about the links between heritage and visual aesthetics and asking for an understanding of cultural heritage that takes into account issues of style, design, and commerce.

Prenant comme point de départ l’arène patrimoniale historiquement constituée au Ghana, et plus particulièrement les acteurs clés de cette arène et les conflits entre eux, les auteurs explorent la pluralité et les dynamiques de la construction du “patrimoine culturel” dans ce pays. Plusieurs domaines – État, religion, media de loisir – et tendances dans la construction du passé culturel se rencontrent : la mobilisation du ‘patrimoine’ par l’État dans le cadre des politiques d’identité nationale, la contestation de ce projet étatique par les Églises pentecôtistes qui considèrent le ‘patrimoine’ comme dangereux et satanique, et la valorisation du ‘patrimoine’ comme style esthétique dans les vidéos présentées par les télévisions locales. Les tendances économiques récentes visant à donner une image plus positive du ‘patrimoine africain’ s’ancrent dans des initiatives publiques antérieures et s’appuient sur la notion de style et de design visuel. Ainsi, ces tendances posent de nouvelles questions sur les liens entre patrimoine et esthétique visuelle, et impliquent une compréhension du patrimoine culturel prenant en compte les questions de style, de design et de commercialisation.

INDEX

Mots-clés: Ghana, construction du patrimoine, Sankofaism, media, esthétique visuelle, style Keywords: Ghana, heritage formation, Sankofaism, media, visual aesthetics, style

AUTHORS

MARLEEN DE WITTE is post-doctorial researcher at the Department of Social and Cultural Anthropology at VU University Amsterdam. She has conducted anthropological research on charismatic Pentecostalism, African Traditional Religion, media, cultural heritage, popular culture, and funerals in Ghana and on ethnic minority media in the Netherlands. She is co-editor of Etnofoor. [Department of Social and Cultural Anthropology, VU University Amsterdam, De Boelelaan 108, 1081 HV Amsterdam, The Netherlands – [email protected]].

BIRGIT MEYER is professor of Religious Studies at the Department of Religious Studies and Theology at Utrecht University. She has conducted anthropological and historical research on missions and local appropriations of Christianity, Pentecostalism, popular culture and video-films in Ghana. She is vice-chair of the International African Institute (London), a member of the Royal Dutch Academy of Arts and Sciences, and one of the editors of Material Religion. In 2010-2011 she was a fellow at the Institute for Advanced Study (Wissenschafstkolleg), Berlin.

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[Department of Religious Studies and Theology, Utrecht University, PO Box 80140 3512 JK Utrecht, The Netherlands – [email protected]].

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The Moral Economy of Cultural Identity Tibet, Cultural Survival, and the Safeguarding of Cultural Heritage

Martin Saxer

Over the centuries, Tibetan culture has remained a spiritual pillar for the Tibetan ethnic group. […] With great enthusiasm and a highly responsible attitude, […] the Chinese government has dedicated a large amount of manpower, materials and funds to the protection and promotion of fine traditional Tibetan culture. Information Office of the State Council of the People’s Republic of China1 Today, we are going through a critical period in time. We are a nation with an ancient culture, which is now facing the threat of extinction. We need your help, the international community’s help, to protect our culture. The Dalai Lama2 1 In March 2008, the Tibetan capital of Lhasa erupted in a brief and sudden unrest. It started when a group of monks from Drepung monastery marched towards the centre of Lhasa on 10 March, the 49th anniversary of the Tibetan uprising in 1959. They were stopped by police outside the city, and around fifty monks were arrested. On 14 March, a small group of monks from the old Ramoche monastery in Lhasa’s busy city centre set out for a protest to demand their release. Again, they were soon stopped by police. This time, however, an angry Tibetan crowd sided with the monks and drove the police back.

2 The episode sparked a rebellious outburst. Over the following hours, Chinese immigrants and their businesses became victims of violent assaults, which left twenty- one people dead. Finally, the People’s Armed Police (PAP) moved in and gained control. The ensuing clamp-down caused an unknown number of Tibetan casualties,3 which

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were never officially acknowledged. The events in Lhasa triggered unrest throughout the Tibetan world. In many places on the Tibetan Plateau, Tibetans took to the streets, displayed the banned Tibetan flag, shouted independence slogans, and demanded the return of the Dalai Lama (cf. Barnett 2008). 3 For a few weeks, the unrest echoed in the global media space. It found its way onto the front pages of news magazines and was extensively covered by the 24-hour news channels. The Western media generally portrayed the riots in Lhasa and the ensuing unrest throughout the Tibetan inhabited areas of the People’s Republic of China (PRC) as an unfortunate but ultimately understandable reaction to ongoing repression by the Chinese state. It was argued that many Tibetans felt that they were being disadvantaged against Han Chinese immigrants. Meanwhile, Chinese television aired over and over again the same footage showing a Tibetan mob attacking Han residents in Lhasa. Chinese bloggers and commentators around the globe criticised the Western coverage for being inaccurate, pro-Tibetan, and ignoring the Chinese victims. 4 Official China was quick to name whom they regarded the obvious culprit : in best party jargon Premier Wen Jiabao made the “Dalai clique” responsible for master-minding the unrest (cf. CNN 2008). On 16 March 2008, the Dalai Lama refuted these claims and said that, whether intentionally or unintentionally, “some kind of cultural genocide” was taking place in Tibet (Eimer and Chamberlain 2008). The Dalai Lama has reiterated the cultural genocide thesis several times since 2008, including in a CNN-IBN interview with Karan Thapar in November 2010.4 5 Although allegations of cultural genocide can be traced back in exile discourse to the early 1960s (Sautman 2003 : 196), they have gained new relevance in the light of the Party State’s latest turn in its Tibet strategy. While earlier positions predominantly highlighted development and progress in order legitimise the Party State’s policies, the Party State has recently begun to emphasise its efforts to promote and protect the “fine traditional Tibetan culture” as heritage. 6 Two government white papers published in 2001 and 2008 illustrate this remarkable shift in official Chinese discourse on Tibet. The 2001 white paper is entitled Tibet’s March Toward Modernization (IOSC 2001) and argues for a “historical inevitability” to modernise Tibet. It underscores the region’s rapid social development and lists Tibet’s modernisation achievements. 7 This line of argument has not lost any of its importance. However, a rhetoric of safeguarding traditional Tibetan culture is now being carefully superimposed onto this erstwhile purely modernist discourse. In September 2008, a white paper entitled Protection and Development of Tibetan Culture was published. It was explicitly meant to “expose the lie of the ‘cultural genocide’ in Tibet fabricated by the 14th Dalai Lama and his cohorts” and to “give the international community a better understanding of the reality of the protection and development of Tibetan culture” (IOSC 2008 : 3). It does so by enumerating China’s efforts to preserve Tibet’s cultural heritage, including the reconstruction of monasteries, the promotion and development of Tibetan medicine, the official guarantee for religious freedom, and the increasing numbers of books, newspapers and TV programmes in Tibetan language.5 8 In other words, the Party State no longer seems to count on the idea that accelerated development is the answer to all woes in Tibet. It has begun to cast its own vision of authentic Tibetan culture against the cultural genocide thesis. As the Party State in taking on the cultural genocide allegations and actively engages in this formerly exile-

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dominated field, cultural identity – as difference, as dissent, or as heritage – has emerged as the predominant arena of the “Tibet question”. 9 I do not intend to substantiate or refute either the Tibetan Government in Exile’s claims or those by the Chinese Party State. My aim is not to discuss whether the cultural genocide thesis is justified or not.6 Instead, I intend to show how the two are entangled. Both the “cultural genocide” thesis and the Party State’s alleged efforts to safeguard Tibetan culture are enmeshed in the larger “ethico-politics” (Rose 1999 : 173, 188-196) surrounding the political spectacle of the Tibet question and the rise of China in the world. Both positions rely on a common discursive strategy : Tibet’s ancient culture has to be safeguarded, and the international community should understand the “reality” of what is going on. 10 Of course, Tibetan activists and the Chinese Communist Party have different visions of what makes Tibetan culture unique and what should be safe-guarded as heritage, and these may differ substantially form anthropological understandings of culture. It is precisely this vagueness of the terms “culture” and “heritage” from which they derive their power : it enables them to accommodate different agendas. 11 In the present case, the notion of cultural heritage serves three distinctive purposes. First, it legitimises political claims on both sides : more development to safeguard Tibetan culture versus less interference to protect its remains. Second, it positions culture as a moral question : the “threat of extinction”, the “spiritual pillar”. And third, cultural heritage produces economic value : it is a crucial aspect in Tibet’s development as a destination for (mainly domestic) mass tourism. 12 How to understand the fusion of the political, the moral, and the economic ? What happens when the political economy of cultural identity (development, tourism, property and benefits) meets with the ethico-politics of cultural survival ? 13 These are the questions I seek to address. I argue that at the conjuncture of “cultural survival” and “safeguarding cultural heritage” a new form of moral economy has emerged – a moral economy of cultural identity.

Moral Economy, revisited

14 The term “moral economy” requires closer examination. Of course, every economy, including the global market economy, is arguably moral in the sense that it is embedded in a certain set of ethics (Booth 1994). Thus, the concept of “moral economy” could also be described as a moralised political economy. However, doing so would not bring any analytical benefit.

15 “Moral economy” draws on a long debate in anthropology and political science. Karl Polanyi showed in his seminal book The Great Transformation (Polanyi 1957) that industrial capitalism and market economy encountered forms of “embedded economies”, which cannot be understood in terms of Homo oeconomicus’ striving to maximise profit. Community and morality have to be taken into account. E. P. Thomson subsequently used the term “moral economy” for his inquiry into the 18th century food riots in Great Britain (Thompson 1971), where exponents of the emerging capitalist society, such as millers and bakers, were accused by the rural poor on moral grounds. The poor couched their grievances against illegitimate capitalist practices in notions based upon widely-held traditional views of obligations and social norms (ibid. : 79).

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16 Finally, James Scott took the concept beyond Europe in his book The Moral Economy of the Peasant : Rebellion and Subsistence in Southeast Asia (1976). He argues that the Burmese and Vietnamese peasantry responded to being incorporated in more implacable state rule and a larger market economy by revivifying moral understandings of minimal subsistence rights. This “subsistence ethic”, when under attack, triggers a “reflex of self-protection” (Scott 2005 : 397). 17 Contemporary Tibet is neither an “embedded economy” nor a peasant society, and the Tibetan unrest in 2008 was not a food riot (although the hike in food prices may have played a role). The moral economy I am suggesting here is different in form and scale from the phenomena described by Polanyi, Thompson and Scott ; yet, it is similar in structure. 18 Thompson describes the moral economy as confrontation in a rapidly transforming market-place. In the context of the early 21st century the increasing pervasiveness of the market economy still creates friction and triggers resistance. In the present case, however, the economic good is not grain or livestock but cultural identity reified or “protected” as heritage. The subsistence crisis is not material but cultural. Yet, as the cultural genocide thesis suggests, this cultural subsistence crises is equally experienced and expressed as a question of survival. What is nearing extinction, according to the Dalai Lama, is “the religion, culture, language and identity, which successive generations of Tibetans have considered more precious than their lives” (Wong 2009). 19 Apart from the difference in goods at stake, there is a difference in space. The site of confrontation is no longer bound to a specific market-place as in Thompson’s case. The unrest in Lhasa not only spread across the Plateau, it also triggered pro- and anti- Tibetan demonstrations around the globe. Following Edelman, one can say that Thompson’s “market-place” as site of confrontation has lost its “place” (Edelman 2005 : 332). Tibetanness is a global good enmeshed in global debates about morality and politics. Confrontations in this global market without place naturally take a different shape. 20 Despite these differences in form and scale, the notion of “moral economy” suggests itself for the present case because it highlights a tension that is similar to the one described in the classical moral economy scholarship : the extension of the market economy and its logic (investment, price, profit) to a domain considered critical for subsistence meets with political resistance couched in moral terms and experienced as moral problem.

Revival of “Culture”

21 In order to understand the making of this new moral economy of cultural identity we first have to look at the context in which Tibetan culture has gained economic value and has become a candidate for the creation of heritage.

22 Today, as we have seen, the Party State portrays itself not only as bringing the comforts of modern life to Tibet but also as the respectful steward and guardian of authentic Tibetan culture (IOSC 2008 : 2). While this may sound cynical to many a Tibetan ear, it hints at the specific historical conjuncture in which Tibetanness has acquired economic value in the People’s Republic. The rise of an economy of Tibetanness has to be seen in relation to the generally positive view of cultural heritage in contemporary China. This,

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of course, has not always been the case. The positive notion of cultural heritage and tradition stands in stark contrast to the hostility against “old traditions” that characterised the Mao era. Ann Anagnost (1997 : 75ff) argues that in the course of the post-Mao reforms the notions of class and class struggle as organising figures of a national imaginary were gradually pushed aside by the notion of wenming, “civilisation” or “civility”. 23 Wenming covers a range of meanings. It can denote Chinese civilisation (zhongguo wenming) as the nation’s glorious past, but also a dreamed-of “modernity” (xiandaihua). The notion of wenming, Anagnost argues, “encapsulates what has been called the ‘Janus- facedness’ of the national imaginary, looking toward the past to face the future” (1997). 24 Whereas revolutionary discourse portrayed the past as something to be overcome at all cost in order to create a better future, the post-Mao reform period has been characterised by a multifaceted reflection on wenming and its relation to wenhua – culture. It was questioned, for example, whether Chinese culture was responsible for the country’s “backward” status in the global community or whether wenhua, on the contrary, was the key to economic success and the new rise of China in the world ; or whether the revival of Confucianism might serve as the basis for an alternative modernity (Dirlik 1995 ; Ong 1996 ; Wei-ming 1996 ; Shue 2006 ; DuBois 2010 : 354ff). 25 The demise of class and the rise of culture and civilisation as guiding notions of political discourse had a direct impact on China’s ethnic minorities. The People’s Republic officially encompasses fifty-six nationalities (minzu) – including the Han majority. This inclusion, Dru Gladney (2004 : 35) remarks, points to the fact that the notion of minzu is intimately connected with the construction of China as a harmonious, orderly, civilised, multi-minzu family. Very often, the fifty-five minorities are presented, or actively present themselves, as “living ancestors” that provide a glimpse into the Han majority’s own past, as living fossils of ancient times (Oakes 1998 : 188 ; Oakes 2000 : 681 ; Scott 2009 : ix). 26 Together with rising household incomes and a burgeoning domestic tourism industry, cultural and “ethnic” destinations have seen an unprecedented boom over the last two decades. The new interest in the past has led to the extensive construction of “old towns” and theme parks throughout the country (Anagnost 1997 : 161-176 ; Oakes 1998 : 42-59 ; Gladney 2004 : 32-48). Tim Oakes speaks in this respect of a veritable manufacturing of minzu culture (Oakes 1998 : 140ff). On the one hand, the preservation of culture provides both the “ideological glue to build a national community” and a means for minorities to participate in this ethico-political project ; on the other hand, the preservation of culture is pursued in the name of economic development and rural poverty alleviation.

Intangible Cultural Heritage and the Market for Tibetanness

27 The use of ethnic identity for commercial purposes is, of course, by no means a uniquely Chinese phenomenon. Over the last two decades, “identity economies” and “ethnicity industries” have emerged around the globe (Comaroff and Comaroff 2009). The fusion of cultural preservation and economic interests, as explicitly put forward in the white paper Preservation and Development of Tibetan Culture (IOSC 2008), is therefore

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not the Party State’s invention. It ties in with UNESCO’s concept of “intangible cultural heritage”, which has become a centrepiece in the organisation’s strategy. Unlike UNESCO’s previous emphasis on identifying and protecting world heritage sites, this new approach extends the UNESCO strategy into the domain of non-material expressions of culture. In 2003, the UNESCO conference in Paris adopted the Convention for the Safeguarding of the Intangible Cultural Heritage (UNESCO 2003) and China was among the first countries to ratify it in 2004. The convention defines intangible cultural heritage as the practices, representations, expressions, knowledge, skills – as well as the instruments, objects, artefacts and cultural spaces associated therewith – that communities, groups and, in some cases, individuals recognize as part of their cultural heritage. (ibid. : Art. 2.1) 28 As the convention’s title suggests, this intangible cultural heritage needs to be safeguarded. Safeguarding includes : measures aimed at ensuring the viability of the intangible cultural heritage, including the identification, documentation, research, preservation, protection, promotion, enhancement, transmission, particularly through formal and non- formal education, as well as the revitalization of the various aspects of such heritage. (ibid. : Art. 2.3) 29 research, and protection but also for promotion, enhancement, and transmission of cultural heritage, falls perfectly in line with the approaches adopted by the PRC to protect as well as promote and develop cultural heritage. It ties in with older modes of protecting tangible cultural heritage, such as the Potala palace or the Jokhang temple in Lhasa, but widens its scope considerably.7 China has set up and is steadily expanding a catalogue of its intangible cultural heritage. In the case of Tibet, committees were established in the TAR and the Tibetan prefectures in other provinces to investigate and identify suitable items for the list. Sixty-one Tibetan “reference works”, including the Gesar Epic, thirty-one eminent people, The fact that the convention not only calls for identification, documentation, and several Tibetan medicines have since been listed (IOSC 2008 : 11).

30 Thus, the notion of safeguarding cultural heritage has reached Tibet in combination with development targets, ethnic tourism, and an ongoing fascination for minzu culture. A case in point in the town and county of Gyalthang (or Zhongdian in Chinese), located in Yunnan province. It was officially renamed Shangri-La in 2001. Awarding the place the official name of James Hilton’s hidden paradise8 promised to promote tourism in the region (Maconi 2007 ; Kolås 2008 : 11ff). The airport nearby and the local Tibetan medicine factory inherited the precious brand. The main road has been substantially improved and now provides easy access for tour groups. 31 Other Tibetan examples of ethnic tourist destinations include the famous “nine villages” – Dzitsa Degu or Jiuzhaigou – in Ngaba prefecture (Sichuan Province) with an estimated three million mostly domestic visitors per year (DIIR 2007 : 205), as well as an increasing number of smaller theme park-style sites throughout Tibet. In Lhasa, the construction of an “intangible cultural heritage park” has recently started. With a planned reception capacity of 800,000 visitors per year and 1000 staff, the park is envisioned to become “the largest scale one-stop comprehensive cultural tourism destination in Lhasa” once is has been completed in 2014 (CTIC 2010). 32 The booming interest in minorities, including their tourism potential, has given rise to a pronounced shift in how Tibet is being conceived in China. The images of barbarian

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customs, feudal cruelty, and a general backwardness that dominated the discourse of Maoist liberation (cf. Heberer 2001) have given way to much more positive images of Tibet as a realm of unspoilt nature and as a “lustrous pearl of Chinese culture” (IOSC 2008 : 2).

Shoton, Inc.

Building the stage for Lhasa’s Shoton festival’s opening ceremony, August 2009. The festival is listed as “intangible cultural heritage” since 2006. © Martin Saxer 2009.

33 An example to illustrate this fusion of preservation and promotion is Shoton (sho ston), the Yoghurt festival in Lhasa. The name Shoton derives from the custom of serving yoghurt to the monks of Drepung monastery coming back from their summer retreat. The festival starts with a spectacular ceremony at Drepung monastery, in which a huge thanka is unrolled. Shoton draws tens of thousands of Tibetans to Drepung and, over the subsequent days, to the Norbulinka (the summer palace) where performances of ache lhamo (Tibetan opera) are shown.9

34 Shoton was listed as intangible cultural heritage in 2006 (CIECC 2006), the same year as the railway link to Lhasa was inaugurated. The festival, which usually falls in August, has become a major tourist event and an important stage on which to promote Tibet. Business promotion events during Shoton 2007 were said to have attracted 7.51 billion yuan of investment for forty-one different projects in the TAR, ranging from tourism to Tibetan medicine, science and traditional crafts (Peng 2007). 35 As a strategy of branding, festival mascots (clearly inspired by the Beijing Olympic mascots) and a logo were designed. The logo depicts a masked Tibetan dancer, a flower- festooned Tibetan girl holding a cup of Yoghurt, and two black yaks with conspicuously red lips. In 2009, the government news agency Xinhua announced that a ritual exchange of mascots between Shoton and the Shanghai World Expo 2010 took place (Xinhua 2009a). Within a few years, Shoton was transformed from just a Tibetan

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festival, tolerated by the authorities but without any strategic relevance, into a branded and protected key event for tourism and business promotion in Tibet.

The thanka ceremony at Drepung monastery during Shoton 2009. © Martin Saxer 2009.

36 This commodification and branding of “cultural heritage” may be seen as just an extension of capitalist commodity fetishisation to the domain of ethnicity. However, Jean and John Comaroff suggest that the commodification and marketisation of ethnic identity tend to yield more complex outcomes. In their book Ethnicity, Inc. (2009), they argue that the market for cultural identity also creates unprecedented opportunities for generating value of various kinds – not only for the well-positioned. Following Chambers (2000), Swain (1990), Geismar (2005), Xie (2003) and others, the Comaroffs contend that any number of minority populations around the globe have “enhanced their autonomy, their political presence, and their material circumstances by adroitly managing their tourist potential – and all that it has come to connote” (Comaroff and Comaroff 2009 : 24). In short, the moniker “Ethnicity, Inc.” can stand for both unfettered exploitation and tactical “ethno-preneuralism” (ibid. : 27) serving local economic and political agendas.

37 The Comaroffs’ thesis raises a set of questions in relation to Tibet : What remains of the “cultural genocide” if and when Tibetans themselves engage as entrepreneurs of their ethnic identity, or when becoming an ethnic tourist dancer trained in Beijing is a career perspective for a Tibetan university graduate ? What, when “cultural survival […] has given way, in many places, to survival through culture”, as the Comaroffs put it (2009) ? 38 Here, two issues intersect. The notion of “cultural survival” emphasises the question : is it authentic ? “Survival through culture”, on the other hand, foregrounds the question : who profits ? Thus, possible outcomes at this intersection fall somewhere between “all fake and others profit” and “authentic and economically beneficial for local stakeholders” – with many shades and combinations in between.

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39 In the case of Tibet, one end of this spectrum is marked, for example, by an exhibition on Tibetan medicine in the Tibetan medical college in Lhasa, which had just closed it doors when I started my field research in September 2007. The exhibition, however, had stirred so much anger that it kept coming up in conversations. Pieced together from several accounts this is approximately what happened : a Chinese entrepreneur had rented a space in the college for an exhibition on Tibetan medicine, tailored to Chinese as well as Western tour groups. The exhibition was actively advertised. Visitors to Lhasa were issued with appropriate leaflets on arrival at the airport ; travel agents received a financial incentive for every person they brought to the premises. Tibetan medicine, in one form or the other, features on standard tour programmes of most travel agencies, and the exhibition attracted a huge number of people. 40 “During summer the college looked like a tourist place”, a former student at the Medical College told me. He used to work as a guide in the exhibition. One day he had a Portuguese tour group : That day, the wife of the Chinese entrepreneur who ran the exhibition was also present. She insisted on doing most of the talking. But as she was not very knowledgeable about Sowa Rigpa [the Tibetan Science of Healing], I sometimes added my thoughts when the things she said were not accurate. Of course, she did not like that at all. At the end of the tour the tourists were always supposed to buy herbs. There was a cabinet with a Tibetan doctor who, in fact, was Chinese and not Tibetan at all. I tried to speak with him in Tibetan but he did not understand. There was an elderly man in my group. He was advised to buy some yartsagunbu10 to tackle his weight problem. But yartsagunbu is not good for overweight people ! So I intervened again. The leader’s wife got very angry and told me to mind my own business. A very unfortunate experience. 41 The exhibition caused widespread anger and a feeling that a Chinese entrepreneur was capitalising on the Tibetan heritage. Students and teachers were utterly upset about the whole affair and launched a complaint to the relevant government office. It was argued that having a fake Tibetan doctor was not helping the cause of Tibetan medicine. Apparently, they were told not to speak about the issue. However, when the entrepreneur’s contract ran out it was not renewed and the exhibition closed.

42 Another case in point is a disenfranchised group of Tibetan nomads on the shores of Qinghai Lake, as recently portrayed in a documentary by the acclaimed Tibetan filmmaker Dorje Tsering Chenaktsang. The nomads live near an ethnic tourist village and the film shows the grim side of theme park culture : Chinese tourists enjoy themselves riding yaks and taking pictures of beautifully dressed Tibetan nomad girls, who earn one yuan per photo. The owners of the site, however, have started charging increasingly high “entrance fees” for the Tibetans “working” inside the fenced area – an area which above all was illegally established on the sacred communal land of the local nomads. When the Tibetans raised their voice against these issues their settlement was raided and their leaders imprisoned. 43 While such examples are abundant, there is also another reality that causes less of a stir. On the other end of the spectrum, stories of Tibetans successfully competing against Chinese businessmen and clearly profiting from the Tibetanness economy can easily be found. They include Tibetan travel agents in Shangri-la, for example, who have seen their businesses take off since the renaming of the town and county triggered infrastructure developments and an increasing influx of tourists, Tibetan hotel owners in Lhasa who directly profit from the new railway that links Mainland

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China to the TAR, or Tibetan shareholders of successful Tibetan medicine companies now producing for a nationwide market. 44 Many of these successful Tibetans are not only clever business people ; they also make active use of the space that the official strategy of cultural preservation has created. Adopting the traditional role of a jindak (sbyin bdag) – a patron or sponsor – in Tibetan society, they support monasteries, build clinics, organise free health camps in remote areas, fund local schools and sponsor local festivals. In short, trying to balance profit with altruism, many successful Tibetans engage in activities with no direct economic gain, simply because such activities are considered to be important for Tibetan culture. Here, economic value is being transformed back into moral and spiritual value. Here, the “ethnicity industry” is understood and practiced as a moral economy in a positive sense – an economy that creates a space for local Tibetan initiatives.

The Moral Economy at Large

45 The problem is, however, that besides being an important aspect of Tibetan self- understanding, the moral and spiritual value of Tibetanness is also intrinsically linked to the global political spectacle (Debord 1970 ; McLagan 2002) that surrounds the political status of Tibet and China’s rise in the world.

46 In an insightful report titled Brand China, Joshua Cooper Ramo (2007) shows that China’s image of herself and other nations’ views of her are increasingly diverging. While Chinese have seen their country rapidly changing and their views account for the resulting ambivalences, in the eyes of the world China is often thought of as simultaneously humiliated and arrogant, while seeking to regain its status as world power at all cost. Ramo argues that “China’s greatest strategic threat today is its national image” and that “for a nation obsessed about territorial sovereignty, China has let its ‘image sovereignty’ slip out of its control” (ibid. : 12f). Image sovereignty, however, is a matter of trust and Ramo notes that “until China becomes a more trusted nation, making her a more understood nation is a difficult task” (ibid. : 17). 47 “Cultural genocide”, the idea that Tibet’s cultural survival is threatened by government-sponsored Chinese encroachment, has become a major stumbling block in this respect. Western politicians meeting Chinese leaders are under constant public vigilance at home whether they show enough courage to admonish the latter for human rights violations. The “cultural subsistence crisis” has taken centre stage on a global scale. The protection of Tibetan cultural heritage is no longer primarily a question of tourism development or the concept of a harmonious family of multi-minzu China ; it is directly tied to the problem of China’s reputation in the world. 48 The 2008 Beijing Olympics were regarded a prime opportunity to mark the dawning of a new era in the PRC’s international relations by showing the world the “real” face of China. With the unrest in Tibet and the Party State’s response to it, showing the “real face” proved to be an uphill battle. One episode during the Games’ opening ceremony highlights the problem particularly well : a choir of fifty-six children, one from each minzu, performed a song together, a display of unity and harmony. Later, the Western media found out that actually all the children were Han Chinese. The responsible official’s reaction in a television interview was simple and reasonable : “It was a show”, he said – a show for which the best performers were selected. The children were cast as actors ; they were playing a role. They were not meant to be representatives of the

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fifty-six nationalities, but a representation of the ideal of multi-ethnic China as a harmonious family. 49 The Western media, however, ignored the show’s nature as performance and used the episode as evidence that China’s charm offensive was nothing but propaganda, and that in reality there was no harmony in China. Tibet, and to a lesser extent Xinjiang, often serve as the focal points of this much larger symbolic and moral struggle between rising China and the West. 50 As Tibetan cultural identity is enmeshed in these larger issues of China’s envisioned new role in the world and the scepticism against it, the moral economy of Tibetanness it is necessarily a moral economy at large.

Resisting Heritage

51 It is this context in which a new form of civil disobedience has emerged in Tibet. It started already before the unrest of March 2008. In 2006, following an appeal by the Dalai Lama to stop wearing the traditional fur-trimmed festive clothes, for which traditionally tiger, leopard, lynx, otter, or fox pelts are used, people throughout Tibet gathered to burn their burn their exquisite fur-trimmed robes. The authorities regarded this as an act of defiance – regardless of the fact that the Dalai Lama’s appeal was very much in conformity with the PRC’s wildlife protection laws already in place. In 2007, people in Yushu were even ordered to wear their fur-trimmed robes for the annual horse-racing festival, which had become a tourist attraction. Not dressing traditionally Tibetan meant being fined up to 3,000 yuan (Environment News Service 2006 ; Macartney 2007).

52 The figure of “resisting culture” became even more pronounced in 2009 during the losar festival. Many Tibetans refused to celebrate losar (lo sar), the Tibetan New Year, as a silent protest against the current situation. This performance of Tibetanness by not celebrating the most important Tibetan festival of the year came to be seen as a threatening act of civil disobedience. Woeser, a Tibetan writer known for her courage and outspokenness, wrote on 24 February 2009 : “Not to celebrate Losar” has been regarded as a serious “separatist” activity, so much so that some Tibetans have been accused of spreading “not to celebrate Losar” rumours and been arrested. (Woeser 2009) 53 Official China blamed the matter on the “Dalai clique” and the Tibetan Youth Congress (TYC). The TYC had labelled 2009 a black year and had issued a call to join the Tibetans in Tibet in not celebrating losar(TYC 2009). Chinese government new agency Xinhua cited a senior Tibetan astrologer to prove the Tibetan Youth Congress wrong. Gongkar Rigzin, a 1957 graduate of the Lhasa Mentsikhang (the institute of Tibetan medicine and astrology) had been responsible for its calendar calculations for over thirty years. He was quoted as saying that the coming year was by no means black but red, which was a sign that it would be “festive and auspicious, but dry”(Xinhua 2009b).

54 In short, while the Tibetans in Tibet refuse to play Tibetan, China’s government news agency cites a Tibetan expert to tell them that they are wrong and that one should not “‘play politics’ with Tibetan culture” (ibid.) – a remarkable development, given the Party’s history in fighting backward superstition. Now, Tibetan astrology is used to create a moral truth about authentic Tibetanness. To make the argument even more

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persuasive, the voice of the market was summoned : It was claimed that Gongkar Rigzin’s calendar sold more than 100,000 copies per year, many of them in Nepal and India. 55 A few months earlier, delivering a lecture at the Indian Institute of Management in Ahmedabad, the Dalai Lama claimed to be a Marxist monk, “because unlike capitalism, Marxism is more ethical” (Express News Service 2008). As one of the examples, not of Marxist ethics, but of ruthless capitalist exploitation, he cited – the People’s Republic of China. Just as the Party State has started criticising and even fining Tibetans for not being authentically Tibetan, the Dalai Lama blames the Chinese leadership for not being authentically communist. 56 In this context, communism is no longer bad (because anti-religious) per se, and Tibetan culture no longer backward. As long as one is an authentic Communist or an authentic Tibetan, both can be good and honourable. As authenticity is a crucial asset in the moral economy of cultural identity, its creation, maintenance, and defence are logical strategies. Thus, both the emphasis on cultural survival (instead of political independence) and the prominence of safeguarding Tibetan cultural heritage in recent Party discourse are outcomes of the emergence of the same moral economy of Tibetanness.

Conclusions

57 In summary, two threads come together to produce what I have described as a new form of moral economy – the moral economy of cultural identity.

58 The first thread represents the fusion of ethnic culture and commerce. In the context of the rising interest for ethnicity and culture in post-Mao China, Tibetanness acquired economic value. The advent of mass tourism with the opening of a railway link to Lhasa in 2006 further fuelled the emergence of a veritable Tibetanness economy. 59 The second thread fuses cultural identity with global politics and morality. In the run- up to the Beijing Olympic Games 2008 China started pushing more actively for a re- definition of its role in the global sphere. This push is reflected in the notion of China’s peaceful rise and the attempt to show a new face to the world. The cultural genocide allegations gained new relevance in this context and the Party State began to emphasise its efforts in protecting Tibetan culture. However, doing so also means agreeing to put the fate of Tibetan cultural identity right at the core of the political debate, which is precisely what the exile notion of “cultural survival” postulates. In other words, paraphrasing Xinhua, the name of the game is now, indeed, “playing politics with Tibetan culture”. 60 What facilitates the entanglement of these two threads is the concept of heritage – or, more precisely : the extension of heritage to the domain of the intangible as put forward in the UNESCO convention on The Safeguarding of the Intangible Cultural Heritage. For the Party State, the concept offers a globally accepted and ethically “certified” answer to both the cultural genocide allegations as well as the problem of combining the protection of “fine traditional Tibetan culture” (IOSC 2008 : 3) with accelerated development. 61 However, as the movement against celebrating certain Tibetan festivals shows, the concept as it is applied in China fails to capture the nuances of morality and the

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fluidness of cultural identity. Precisely because the notion of heritage entangles culture and commerce with politics and morality, and because the Party State has started playing in this field formerly dominated by exile discourse, notions of what is considered morally right and authentically Tibetan simply moved on. Making market rules for a moral economy of intangible goods is not as easy as the notion of heritage led some to believe.

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NOTES

1. (IOSC 2008 : 2f). 2. [http://www.tibetanarts.org/index.html] 3. See [ www.tibetinfonet.net/newsticker/entries] for a comprehensive list of reports, eye- witness accounts, and death toll estimates. 4. Aired on 21 November 2010, 8 p.m. 5. Unlike the Dalai Lama’s statement about cultural genocide, the White Paper largely went unnoticed outside China. A year later, however, the Central Tibetan Administration (the Tibetan Government in Exile) answered with their own White Paper, entitled China’s attempts to wipe out the language and culture of Tibet (DIIR 2009), which controverted the Chinese claims. 6. For a discussion of whether a cultural genocide is really happening see Sautman (2003 ; 2006) as well as Blondeau and Buffetrille’s Authenticating Tibet : answers to China’s 100 questions(2008), especially the responses by Barnett (question 22), Blondeau, Heller and Meyer (questions 68-75). 7. See Shepherd (2006) for the politics that surrounded the cultural protection of the Potala palace in Lhasa. 8. The term Shangri-La was coined by James Hilton in his famous novel Lost Horizon (1933) to denote a hidden paradise somewhere in Tibet. Shangri-La has ever since fuelled mystical images of Tibet and has served as a name for countless hotels and businesses throughout the Himalayas.

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9. For two theories about the origin of Shoton see [www.tibetanarts.org/events_shoton.html]. See Richardson 1993 for a description of the festival and Henrion-Dourcy 2012 for a discussion of ache lhamo. 10. Yartsagunbu (dbyar rtswa dgun ‘bu) or Ophiocordyceps sinensis is a caterpillar fungus famous as a general tonic and said to possess a virility-boosting effect (see Winkler 2005 ; 2008 ; 2010 ; Olsgard 2009 ; Sulek 2009).

ABSTRACTS

This paper takes as its starting point the conflicting claims about the present condition of Tibetan culture. While the Dalai Lama argues that a “cultural genocide” is going on in Tibet, the Chinese Party State emphasises its efforts to safeguard and promote Tibetan cultural heritage. Regardless of the different meanings the notion of “culture” adopts and the different agendas it serves, both sets of claims rely on a remarkably similar rhetoric, which couches cultural heritage not only in political or economic but also in moral terms. Both the “cultural genocide” thesis and the Party State’s alleged efforts to safeguard Tibetan culture are thereby enmeshed in the larger “ethico-politics” surrounding the “Tibet question” and the rise of China in the world. How to understand the fusion of the economic, the political, and the moral ? What happens when the political economy of cultural identity (development, tourism, property and benefits) meets with the ethico-politics of cultural survival ? I argue that a new form of moral economy has emerged at the conjuncture of “cultural survival” and “safeguarding cultural heritage” – a moral economy of cultural identity, similar in structure but different in form and style from the classical cases of moral economies.

Au Tibet, alors que le Dalaï Lama dénonce un « génocide culturel » en cours, le Parti d’État chinois souligne ses efforts de sauvegarde et de promotion du patrimoine culturel tibétain. Partant de ces revendications conflictuelles relatives à la culture tibétaine, l’auteur montre que, au-delà des différentes significations de la notion de culture que ces revendications adoptent et des différents agendas qu’elle sert, ces discours se basent sur une rhétorique similaire mobilisant le patrimoine culturel en termes non seulement politiques et économiques, mais aussi moraux. À la fois la thèse du « génocide culturel » et les efforts supposés du Parti d’État s’inscrivent dans l’éthique politique encadrant la plus large question du Tibet ainsi que celle de la montée en puissance de la Chine dans le monde. Comment comprendre cette fusion de l’économique, du politique et du moral? Qu’arrive-t-il lorsque l’économie politique de l’identité culturelle (développement, tourisme, propriété et bénéfices) rencontre l’éthique politique de la survie du culturel? L’auteur plaide pour une nouvelle forme d’économie morale située au point de rencontre de « la survie du culturel » et de la « sauvegarde du patrimoine culturel », une économie morale de l’identité culturelle partageant la même structure que les cas classiques d’économie morale mais non leur forme et leur style.

INDEX

Mots-clés: Tibet, patrimoine culturel, économie morale, identité, éthique politique Keywords: Tibet, cultural heritage, moral economy, identity, ethico-politics

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AUTHOR

MARTIN SAXER received a PhD in Social and Cultural Anthropology from the University of Oxford in 2010. He is currently a postdoctoral fellow at the Asia Research Institute, National University of Singapore. He has worked on the history and contemporary practice of Tibetan medicine in Russia (Buryatia) and Tibet since 2003 ; he has directed and produced the documentary film “Journeys with Tibetan Medicine” (www.anyma.ch/journeys). The present article is based on his doctoral fieldwork in Tibet between 2007 and 2009. [Asia Research Institute, NUS Bukit Timah Campus, 469A Tower Block #10-01, Bukit Timah Road, Singapore 259770 – [email protected]]

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Enjeux patrimoniaux et identitaires autour des sites d’art rupestre sud- africains Approche multiscalaire à partir de la cérémonie de l’Eland1

Mélanie Duval

1 La cérémonie de l’Eland se déroule une fois par an à Thendele, localité située dans la partie centrale du massif du Drakensberg, à la bordure du Lesotho et de l’Afrique du Sud (cf. figure 1). À proximité immédiate d’un des principaux sites d’art rupestre ouverts au tourisme, l’abri sous-roche de Game Pass, cet événement est organisé par des membres du clan Duma (Ndlovu 2009a). Également dénommés Abatwa2, ces derniers revendiquent une filiation avec les populations san (ou encore bushmen3), reconnues par les archéologues comme étant les auteurs des sites ornés.

2 L’attention porte ici sur les processus dialectiques entre un objet patrimonial (un abri sous-roche orné) et un événement culturel (la cérémonie de l’Eland), en présence de groupes sociaux précédemment discriminés par un système politique ségrégatif. Il s’agit d’analyser dans quelle mesure et selon quelles finalités le patrimoine peut être investi par différents acteurs via la tenue d’un événement culturel, tout en interrogeant des jeux d’échelles et des processus de relecture. La réflexion porte dès lors sur l’analyse des processus d’appropriation patrimoniale où se mêlent des enjeux d’ordre à la fois social, culturel, identitaire, politique et, in fine, territorial. Dans le contexte de l’Afrique du Sud post-Apartheid, où les élites relisent les héritages coloniaux en vue de construire une nation multiraciale (Coombes 2003 ; Nuttall et Coetzee 1998), l’art rupestre tient, en effet, une place particulière puisqu’il est à la fois investi par les autorités nationales comme un objet patrimonial fédérateur (Dupin 2003 ; Smith 2006) et par certains groupes sociaux comme un patrimoine communautaire (Prins 2009 ; Ndlovu 2009a). Les clivages sont néanmoins loin d’être figés et l’histoire complexe des héritages amène des jeux constants de redéfinition. Aussi, les dynamiques observées ne permettent pas d’opposer des acteurs occidentalisés à des autochtones « bafoués », rejoignant en cela des études menées dans des contextes similaires (Fontein 2006).

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3 S’appuyant sur une observation participante et la conduite d’entretiens semi-directifs, la réflexion part de la cérémonie de l’Eland afin d’interroger les dynamiques patrimoniales à l’œuvre. La mise en contexte de l’événement, suivie d’une étude de sa forme et de son contenu, conduisent à développer une analyse multiscalaire des acteurs et des enjeux en présence. Ainsi, à l’échelle du leader portant la manifestation, il s’agit de renforcer son positionnement au sein de la communauté. Pour les Abatwa, les enjeux sont davantage d’ordre patrimonial et identitaire puisqu’il est question de faire reconnaître leurs savoir-faire traditionnels dans le champ patrimonial et de renforcer la cohésion sociale du groupe en jouant sur la dichotomie identité/altérité. Dans le même temps, la cérémonie est investie par des acteurs extérieurs qui cherchent à marquer leur filiation avec les auteurs des sites d’art rupestre, avec, en arrière-plan, la reconnaissance du « statut de peuples premiers ». Au-delà des enjeux patrimoniaux, identitaires, territoriaux et politiques associés aux sites d’art rupestre dans le contexte actuel sud-africain, cette manifestation invite, in fine, à interroger les notions de propriété et d’autorité dans le registre patrimonial.

Figure 1

Localisation du Game Pass et de la localité de Thendele à l’échelle du massif de l’uKhahlamba-Drakensberg. © Mélanie Duval.

Un contexte touristique et patrimonial

4 La cérémonie de l’Eland, qui tire son nom de celui d’une antilope qui occuperait une place importante dans la cosmologie « traditionnelle » des San du Drakensberg, est à mettre en relation avec l’inscription, en 2000, du massif de l’uKhahlamba-Drakensberg

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sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Le massif présente la particularité d’être un agrégat d’espaces protégés, créés au 20e siècle et gérés par les services provinciaux en charge des espaces protégés du KwaZulu-Natal, Ezemvelo KZN Wildlife (EKZNW) (Duval, à paraître). Porté par les services d’EKZNW, le classement par l’UNESCO en tant que bien mixte renvoie aux richesses naturelles et culturelles du massif, qui abrite notamment plus de six cents sites d’art rupestre répertoriés. Identifiés par les archéologues comme étant les œuvres des peuples de chasseurs- cueilleurs san, les plus anciens dateraient de 3 000 ans BP, les peintures les plus récentes montrant l’arrivée des colons dans le massif durant le 19e siècle (Wright et Mazel 2007).

5 L’analyse du processus de labellisation souligne l’importance jouée par les sites d’art rupestre. Lors de la candidature au classement par l’UNESCO, ceux-ci ont en effet été mis en avant de manière à démontrer la valeur universelle exceptionnelle du massif et à démarquer le Drakensberg de biens naturels similaires précédemment inscrits (le parc national de Durmitor, Monténégro, 1980, ou encore le parc national des Great Smoky Mountains, États-Unis d’Amérique, 1983). Bien qu’acteurs des politiques environnementales, les porteurs du projet ont, dès le départ, pris conscience que les critères (vii) et (x) relatifs aux dimensions naturelles du massif ne suffiraient vraisemblablement pas pour obtenir le classement4. En vue de garantir la préservation des sites d’art rupestre, l’inscription à l’UNESCO s’est par ailleurs accompagnée d’une convention avec l’agence provinciale en charge des ressources culturelles, Amafa aKwaZulu-Natali (Amafa), qui se doit de préserver les sites d’art rupestre tandis qu’EKZNW voit ses missions environnementales et d’éco-tourisme se confirmer (Porter 2007). 6 Accompagnant la labellisation, plusieurs actions de (re)valorisation de sites d’art rupestre ouverts au tourisme ont eu lieu (Mazel 2009 ; Ndlovu 2009b), dont celle du site de Game Pass (Laue et al. 2001 ; Smith 2006). L’investissement dont a bénéficié le site sur le plan touristique s’explique, pour partie, par la qualité des peintures et sa notoriété scientifique. D’un point de vue historique, il est le premier site à avoir fait l’objet de reproductions dans des revues internationales (The Scientific American 1915). Il est également qualifié par les scientifiques de « pierre de Rosette », son analyse ayant conduit à affiner la compréhension des peintures rupestres (Lewis-Williams 2003). 7 Inauguré en juin 2002 dans sa nouvelle configuration5, le Rock Art Centre s’organise autour (1) d’un centre d’accueil où un film d’une vingtaine de minutes présente les facettes de l’art rupestre et (2) du site d’art rupestre lui-même où les touristes, accompagnés d’un guide, peuvent voir in situ les peintures (cf. photographie 1). Après une fréquentation touristique atteignant près de 4 000 visiteurs l’année suivant sa réouverture, la fréquentation annuelle a progressivement diminué, jusqu’à se stabiliser entre 900 et 1 000 touristes par an.

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Photographie 1

Visite touristique devant le principal panneau de Game Pass. © Mélanie Duval, avril 2009.

Un site touristique ayant une dimension sacrée

8 La mise en tourisme de Game Pass pose la question de l’articulation du statut touristique et des dimensions spirituelles du lieu. Les sites d’art rupestre occupent une place particulière dans la cosmologie san, en tant que lieux de communication avec les ancêtres et/ou de pratiques de rites initiatiques (Guenther 1999). Pour partie, ces sites relèvent du domaine du living heritage : dans différents contextes, certains continuent en effet à faire l’objet de cérémonies traditionnelles que les acteurs institutionnels cherchent, peu ou prou, à intégrer dans les plans de gestion (Chirikure et Pwiti 2008).

9 En Afrique du Sud, et plus particulièrement dans le Drakensberg, ces pratiques sont restées discrètes, pour ne pas dire secrètes, depuis l’arrivée combinée des Voortrekkers et des Anglais sur le territoire, les San étant associés à de « sauvages barbares » (Skotnes 1996 ; Fritz et al. 2005). Face aux raids décimant leur population, les groupes de chasseurs-cueilleurs se sont mêlés aux communautés zouloues habitant les contreforts du massif, essentiellement par le biais de mariages intercommunautaires (Francis 2009). La tendance à l’acculturation entre les groupes de langue bantoue et les chasseurs-cueilleurs s’est alors accentuée (Wright et Mazel 2007). Les sites d’art rupestre n’en ont pas moins continué à être visités, tant par les San que par les populations zouloues6. 10 Compte tenu du paradigme environnemental de la seconde moitié du 20e siècle et du contexte politique de l’Apartheid (Duval, à paraître), la mise en tourisme de l’abri de Game Pass s’est accompagnée de restrictions concernant son accessibilité. Celles-ci ont commencé dès la création de la réserve naturelle de Kamberg en 1951 et se sont progressivement renforcées dans les années 1970 avec la mise en place de premières

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barrières autour du site orné. Au tournant des années 1990-2000, elles ont été accentuées par le ré-aménagement touristique du site et l’adoption d’une directive d’Amafa rendant obligatoire la présence d’un guide lors de visites de sites d’art rupestre, qu’il s’agisse de visites de touristes ou des membres de la population locale (EKZNW 1998). À l’instar de la majorité des pays africains, et plus généralement post- coloniaux (Ndoro et Pwiti 2001), la norme patrimoniale est ici restée occidentale, la qualité des peintures primant sur les liens que des groupes sociaux peuvent entretenir avec le lieu (Loubser 2001). À l’échelle du site de Game Pass, la gestion combinée des impératifs de protection et de valorisation touristique s’est dès lors accompagnée d’un double processus d’ouverture-fermeture, où l’ouverture au plus grand nombre s’est accompagnée d’une fermeture sur le plan local. 11 De manière conjuguée, ces dynamiques touristiques ainsi que l’attention portée aux sites d’art rupestre dans le cadre de la reconnaissance par l’UNESCO ont conduit les Abatwa à rendre publics les liens entretenus avec l’abri sous-roche, via la revendication d’un droit d’accès7. Tant les travaux de réaménagement touristique, que la mobilisation de fonds nationaux conjugués à l’obtention d’un label international, ou encore la cérémonie d’inauguration en présence d’officiels nationaux et provinciaux ont été perçus par le clan Duma comme une forme de reconnaissance institutionnelle : Pour l’inauguration du centre [en référence au réaménagement du site touristique en 2002], le premier ministre [de la province] était là, ainsi qu’EKZN Wildlife, Amafa, des gens du Rock Art Research Institute, des journalistes. Et ils ont dit que c’était un grand jour pour le pays car le patrimoine des Bushmen était enfin mis à l’honneur. Tout ça, cela nous a mis en confiance, on a eu le sentiment qu’on pouvait dire qu’on était des descendants des bushmen, qu’on pouvait dire qui on est et qui étaient nos ancêtres. Parce qu’avant, c’était tabou, on ne pouvait pas dire que nos ancêtres étaient bushmen, c’était comme une insulte, ça voulait dire que tu étais un moins que rien. On s’est dit que c’était maintenant possible de demander à pouvoir accéder au site de Game Pass, pour pouvoir continuer à faire le rituel des anciens. (entretien R. Duma, membre du clan Duma, 12/12/2009) 12 L’opportunité leur était ainsi donnée de révéler leur filiation san ainsi que leur progressive intégration aux populations bantoues, commencée depuis six générations (Francis 2009). Pour autant, il est difficile de savoir précisément quelle est la réalité et l’ancienneté des relations liant les Abatwa et l’abri de Game Pass (Prins 2009). Les acteurs institutionnels (Amafa, EKZNW) affirment que les Abatwa avaient pour habitude de fréquenter un abri orné situé à proximité de la réserve naturelle, moins spectaculaire au niveau des peintures ; ce serait suite au réaménagement et à la mise en valeur touristique de Game Pass que ce dernier aurait été déclaré fréquenté depuis plusieurs générations. Quant aux Abatwa, ils revendiquent une fréquentation de longue date de Game Pass, argumentant qu’avant la mise en place de la réserve naturelle, ils vivaient en contrebas du site orné qui était régulièrement visité (Ndlovu 2009a). Entre tradition et invention, la cérémonie de l’Eland invite à s’interroger sur la part de l’invention de la tradition (Hobsbawm et Ranger 1993), même si cette notion doit être ici relativisée compte tenu de l’absence de sources et de travaux permettant de contextualiser et d’historiciser finement ces pratiques (Francis 2009 ; Prins 2009).

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Mise en place et déroulement de la cérémonie de l’Eland

13 La « première » cérémonie de l’Eland, tout du moins dans sa forme actuelle, eut lieu en septembre 2002. Elle s’est depuis déroulée selon un rythme annuel avec une exception pour l’année 2009 où des questions électorales n’ont pas permis de débloquer les fonds nécessaires à son organisation8.

14 La cérémonie se déroule sur deux journées : alors que le premier jour « privé » voit se dérouler le rituel des anciens par les Abatwa devant les peintures de Game Pass, le second est un moment public où différents représentants sont invités à prendre la parole et la population de Thendele conviée à partager un repas. La journée « privée » ayant lieu dans l’intimité, notre analyse s’appuie sur le déroulement de la seconde journée. 15 La matinée « publique » est consacrée à la prise de parole de différentes personnalités. Lors du terrain effectué en 2010, sont successivement intervenus le maire de la municipalité Mpofana dont fait partie la communauté de Thendele, le leader des Abatwa, un professeur de génétique conduisant des recherches dans le Drakensberg (Université de Witwatersrand), un chercheur du Rock Art Research Institute (Université de Witwatersrand), un responsable d’Amafa, un représentant du Conseil national des Khoisans, un représentant d’une communauté des Grinquas9, le responsable du département provincial des arts et de la culture, un responsable d’EKZNW, un acteur économique investi dans le commerce de l’artisanat produit par des descendants « san »10. L’assistance se composait pour l’essentiel des habitants de la localité et des proches alentours. Après avoir assisté aux discours d’ouverture, les quelques journalistes présents (journal et télévision provinciaux) sont partis en milieu de matinée (cf. photographie 2). Le tout fut entrecoupé par deux danses effectuées par les enfants et les femmes de Thendele. La matinée s’est terminée par la performance d’un représentant de la communauté san des Khomani11, au cours de laquelle il a allumé un feu de manière traditionnelle. Le déjeuner fut consacré à la dégustation de la viande d’un Eland, préparé par des membres du clan Duma. En 2010, le nombre de participants à la journée publique avoisinait 250 personnes, alors qu’il atteignait 500 personnes en 2008 (entretien R. Duma, 12/12/2009 ; entretien C. Rossouw, Amafa, 20/11/2009).

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Photographie 2

Interview télévisée pour une chaîne provinciale, avec, de gauche à droite : M. Toetie Dow (représentant du Conseil national des Khoisans), M. Khoi Piet ! A’rulkhuisi Barendse (représentant de la communauté san des Khomani) et M. Raymond Trollip (représentant d’une communauté des Grinquas). © Mélanie Duval, 17 Juillet 2010.

Les enjeux d’un événement festif

16 Comment caractériser cette cérémonie : est-ce une fête ? un rituel ? une manifestation culturelle ? Un peu des trois sans doute, à l’instar des fêtes brésiliennes d’origine africaine abordées par Bastide (2000 : 135-148, 157-189). Plus que des aspects de définition, c’est l’association des différents registres qui interroge. On aurait pu imaginer un droit d’accès sans pour autant que celui-ci ne s’accompagne d’un événement festif, comme c’est le cas autour des sites d’art rupestre de Tsodillo Hills (Botswana). Dans le cas de Game Pass, les revendications d’accessibilité des Abatwa d’une part et les exigences de l’agence provinciale Amafa en matière patrimoniale d’autre part, ont abouti à un droit d’accès annuel. L’initiative d’agrémenter cette pratique privée par une journée publique revient aux Abatwa. Pour ces derniers, l’objectif est à la fois de publiciser des pratiques relevant du domaine de l’intime afin d’attiser la curiosité autour de cette première journée, de renforcer leur positionnement par rapport à l’autorité institutionnelle et de célébrer tout à la fois l’obtention de ce droit d’accès et la reconnaissance de leur filiation san par les acteurs provinciaux. Dans le même temps, la publicisation d’un rituel privé, autrement dit, l’inscription de la cérémonie dans l’espace public, donne l’opportunité à des acteurs extérieurs d’investir cet espace. Tant l’analyse de la forme de la cérémonie que celle de son contenu, avec l’examen des prises de paroles effectuées, permettent d’identifier les enjeux et les processus d’appropriation patrimoniale à l’œuvre.

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L’instrumentalisation individuelle d’un événement communautaire

17 L’organisation de cette manifestation doit beaucoup à Richard Duma, porte-parole désigné par le clan Duma. La reconstitution de la généalogie des Abatwa le présente comme étant l’un des descendants de Ngeczu, premier des descendants bushmen à s’être installé dans la communauté Nguni et à avoir adopté le patronyme de Duma (Francis 2009 : 113).

18 Portant plusieurs casquettes, Richard fait partie de nombreuses instances décisionnelles, tel que le comité de liaison entre EKZNW et la population de Thendele, ou encore celui du département des arts et de la culture de la municipalité de Mpofana, ce qui lui assure des liens privilégiés avec les services de l’environnement et d’Amafa. En tant que représentant des Abatwa, il siège également au sein du Rock Art Trust, structure chargée de gérer le Rock Art Centre (cf. infra). À la croisée des échelles micro et macro, cette position le place dans une position de médiateur, voire de courtier en développement (Olivier de Sardan et Bierschenk 1993). 19 Richard est le principal porteur de la cérémonie de l’Eland. En lien avec les autorités provinciales, il travaille à l’obtention des autorisations et fonds nécessaires à l’organisation de l’événement. Il est également chargé de négocier avec EKZNW pour la capture d’un Eland dont la viande sera consommée lors du déjeuner de la seconde journée. La charge symbolique associée à la consommation de cet animal est ici très forte puisqu’il s’agit, ni plus ni moins, que de partager la viande d’un animal « totémique » (Lewis-Williams 1987 ; Descola 2005). 20 Il est également celui qui, par le biais des réseaux locaux, régionaux, provinciaux et nationaux qu’il active, donne une visibilité du clan Duma aux yeux des descendants san et des communautés de langues bantoues vivant sur les contreforts du Drakensberg, des descendants san résidant en Afrique du Sud, et des acteurs institutionnels provinciaux et nationaux. Ainsi, c’est par son intermédiaire que des représentants d’autres communautés sud-africaines de descendants san ont été conviés à prendre la parole en 2010. Sur le plan institutionnel, il est enfin celui qui parvient à mobiliser des représentants institutionnels tels que le responsable du département provincial des arts et de la culture, d’Amafa ou encore d’EKZNW. 21 Richard envisage également la cérémonie comme un moyen de développer son affaire touristique (entretien 12/12/2009). Depuis 2005, il propose en effet aux touristes de découvrir l’histoire des Abatwa dans une prestation touristique « Secret San Tours ». La visite alterne entre les registres culturels des Abatwa (visite d’un abri sous-roche orné) et de la communauté zouloue de Thendele (visite du village et dégustation d’un plat zoulou), Richard mettant en avant la singularité des Abatwa qui, d’après lui, réside dans le maintien de spécificités san au sein d’un environnement zoulou. Pour Richard, la cérémonie de l’Eland fonctionne comme un agitateur/incubateur : elle permet de redynamiser l’histoire des Abatwa tout en marquant la position particulière de ces derniers au sein de la communauté de Thendele, alimentant ainsi des arrières plans identitaires qui viendraient nourrir sa propre activité touristique par des effets retours : La cérémonie, c’est un moyen de faire vivre et de transmettre notre culture parce que nos traditions se perdent de plus en plus, c’est quelque chose de fragile. Il faut les alimenter, comme le feu où il faut mettre des branches pour éviter qu’il ne s’éteigne. Et puis, en même temps, le fait qu’il y ait tout le village [localité de

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Thendele] pour faire la fête, ça montre aussi à nos familles, à nos enfants qu’on peut être fiers de nos origines. Même si on vit comme des zoulous, avec les zoulous, on n’a pas la même histoire et ça, faut le dire et en être fiers. (entretien 12/12/2009) 22 Pour autant, un décalage s’observe ici entre les visées touristiques de Richard et la réalité de ces dernières. À l’inverse d’autres manifestations culturelles activées en tant que ressource touristique (Fournier et al. 2009 : 9-14), la cérémonie de l’Eland reste à la marge des circuits principaux, notamment en raison de l’histoire particulière du tourisme à l’échelle du massif (Duval et Smith 2012). Si, à terme, les enjeux devenaient économiques avec une véritable mise en tourisme de l’événement, l’accent porte aujourd’hui davantage sur les volets patrimoniaux, culturels et identitaires.

La cérémonie de l’Eland : reconnaissance de savoir-faire traditionnels et enjeux communautaires

23 Pour les Abatwa, la cérémonie témoigne, dans un premier temps, de la reconnaissance de leurs capacités de gestion patrimoniale. Alors que la tendance est à l’association des populations locales à la gestion des sites archéologiques mis en tourisme (Chirikure et Pwiti 2008), force est de constater que les modalités de gestion de l’abri de Game Pass n’associent qu’à la marge les descendants san du Drakensberg : si Richard Duma siège au Rock Art Trust, sa participation reste une association de façade, le Trust se réunissant de manière épisodique et fonctionnant davantage comme une chambre d’enregistrement de décisions prises ailleurs par les acteurs institutionnels. Cet écart entre les recommandations internationales et la réalité locale résulte notamment des modalités de classement par l’UNESCO en vigueur lors de l’inscription du Drakensberg. Depuis 2005, l’obligation pour les acteurs porteurs de fournir un plan de gestion en amont du classement (UNESCO 2005) conduit ces derniers à prendre en compte les dimensions immatérielles, sous peine de voir leur dossier rejeté par l’ICOMOS. Tel n’était pas le cas lors du classement du Drakensberg en 2000. L’absence relative de suivi et de contrôle de la part de l’UNESCO une fois le site inscrit explique, pour partie, la teneur de l’actuel plan de gestion, qui aborde peu ces questions (EKZNW 2005). La cérémonie de l’Eland offre ainsi l’opportunité aux Abatwa de faire valoir leur statut d’acteur et de faire reconnaître la légitimité de leurs conceptions patrimoniales, lesquelles mettent davantage l’accent sur l’esprit des lieux, à l’inverse d’une conception occidentale ciblée sur la préservation « de ce que l’on voit » qui reste particulièrement d’actualité dans le domaine des sites d’art rupestre (Ndlovu 2009a). L’intégration des approches patrimoniales des Abatwa reste cependant limitée, en attestent les aménagements timorés autour du chemin d’accès au site orné. En vue d’articuler la fréquentation touristique et les dimensions spirituelles du site, les Abatwa ont demandé en 2005 que des herbes à fonction purificatrice (Cymbopogon excavatus) soient plantées le long du sentier, pour que les touristes, frôlant les végétaux, soient purifiés avant d’accéder aux peintures (Prins 2009). Pour autant, cette purification se fait à l’insu des touristes, qui accèdent au site orné sans avoir aucune information à ce sujet. Communiquer sur les savoir-faire traditionnels a été jugé, par Amafa et EKZNW, comme incompatible avec la fonction touristique du site (R. Duma, entretien du 12/12/2009), montrant ici les limites de l’intégration des savoir-faire traditionnels.

24 Ensuite, sur les plans culturels et identitaires, l’ambivalence entre le caractère privé et public de la cérémonie opère un double processus de différenciation et d’intégration. Alors que la première journée tend à renforcer la cohésion au sein des Abatwa via la

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pratique d’un rituel privé, la seconde renforce leur intégration dans la communauté zouloue de Thendele. Il s’agit de penser le « nous » (descendants san, détenteurs de savoir-faire particuliers en lien avec l’abri sous-roche, organisateurs de cet événement) par rapport aux « autres » (les autres habitants de Thendele qui se trouvent être les invités des premiers). Du fait de l’alternance privé/public, la fonction sociale de la fête se trouve être complexifiée puisqu’il s’agit de créer du lien social à différentes échelles, à la fois au sein des Abatwa et entre ces derniers et la communauté zouloue de Thendele. 25 Pour autant, cette barrière implicite entre le « nous » et les « autres » tend à s’effacer et des processus de relecture s’observent. Pour l’anthropologue Prins (2000, 2009), les rituels visant à communiquer avec les anciens tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui sont davantage le résultat d’une rencontre entre deux cultures plus qu’une reproduction à l’identique de rituels ancestraux pratiqués par les San du Drakensberg. D’autant plus que les traditions san étant pour l’essentiel orales, l’absence de documents de référence rend difficile une analyse en termes d’évolution. Dès lors, si ces deux journées mettent à l’honneur les Abatwa et leur filiation san, elles sont davantage l’expression d’un syncrétisme culturel, entre les traditions orales d’un groupe se revendiquant d’une filiation avec les San du Drakensberg d’une part, et la communauté zouloue de Thendele d’autre part ; les deux formes de filiation n’étant d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre (Francis 2009). 26 L’hybridité culturelle n’est cependant pas du goût de tous les acteurs et les représentants du Conseil national des Khoisans et de la communauté des Grinquas qualifient la manifestation de trop « zouloue », allant même jusqu’à suggérer que les danses effectuées par les femmes et les enfants du village soient remplacées par des danses « traditionnelles », effectuées par des San du Kalahari. 27 La volonté de « sanifier » l’événement a, semble-t-elle, déjà été amorcée avec la performance de Mr. Khoi Piet ! A’rulkhuisi Barendse qui, habillé à la manière des San du Kalahari (cf. photographie 2), est venu montrer les techniques dites « traditionnellement san » d’allumage d’un feu, le tout ponctué de phrases en langage khoisan12, comme pour mieux rappeler aux Abatwa quelles étaient leurs racines. On assiste dès lors à une confusion (créatrice ?) et à un mélange entre les descendants san du Drakensberg, les représentants des Khoisans à l’échelle du pays et l’image archétype et romantique d’un San du Kalahari, avec, en arrière plan, les travaux de Van der Post (1958). 28 Pour les acteurs invités, la volonté d’instrumentaliser cet événement local, et plus encore les sites d’art rupestre, est manifeste. Les sites d’art rupestre étant les œuvres de populations de chasseurs-cueilleurs socialement désignées comme « peuples premiers », la reconnaissance d’une filiation aux auteurs de ces derniers les placerait dans un nouveau registre identitaire. Dépassant l’échelle des Abatwa et de la communauté de Thendele, l’enjeu réside dès lors dans l’appropriation par l’ensemble des descendants san des sites d’art rupestre sud-africains et la reconnaissance d’une propriété patrimoniale légitime, en vue d’obtenir la reconnaissance institutionnelle de leurs particularités culturelles.

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Les sites d’art rupestre et la question des peuples premiers

29 Les sites d’art rupestre font l’objet de processus d’appropriation à différentes échelles, entre d’une part une Afrique du Sud post-Apartheid qui cherche à réinvestir des objets patrimoniaux afin de construire un socle identitaire partagé (Coombes 2003 ; Dupin 2003) et d’autre part, des descendants san en quête de lisibilité identitaire et de reconnaissance institutionnelle. Sur le plan national, l’art rupestre est considéré par les acteurs politiques, mais également par les universitaires, comme « a bridge between the past and the future » (Jeursen 1995 ; Blundell 1998) ainsi que comme un objet neutre dans le contexte multiculturel sud-africain (Lewis-Williams 1995 ; Lewis- Williams et Smith 1998 ; Dupin 2003 ; Smith 2006). Et ce d’autant plus qu’en tant qu’art primitif, l’art rupestre alimente la notion de « Renaissance Africaine », mobilisée par les politiques dans les processus de (re)construction nationale post-Apartheid (Okumu 2002).

30 La redéfinition du blason national témoigne de ces dynamiques, avec, en son centre, deux personnages issus d’une peinture rupestre et l’adoption d’une devise nationale « l’unité dans la diversité » en langage khoisan (Smith et al. 2000 ; Dupin 2003). Sur le terrain, cet investissement symbolique et politique s’est traduit par l’attribution de fonds gouvernementaux pour l’aménagement touristique de sites d’art rupestre (dont Game Pass) et par la construction d’un musée international autour de ces questions, « Origins Centre » à Johannesburg (Laue et al. 2001 ; Duval et Smith 2012). 31 Cet affichage est d’autant plus aisé que les sites d’art rupestre sont a priori relativement neutres sur le plan politique et identitaire, attendu qu’ils renvoient à une population longtemps considérée comme disparue. La classification des races sous l’Apartheid13 et les écrits du 20e siècle sur l’extermination des San ont en effet alimenté pendant plusieurs décennies l’idée de leur extinction en Afrique du Sud (Skotnes 1996 ; Lee 2003 ; Fauvelle-Aymard 2004 ; Prins 2009). L’art rupestre ne pouvant être a priori « revendiqué par personne », il n’en devient que plus facilement le « patrimoine de tous ». 32 Les prises de parole survenues lors de la journée « publique » de la cérémonie de l’Eland invitent néanmoins à déconstruire le discours national puisque le représentant du Conseil national des Khoisans et celui de la communauté des Grinquas n’ont eu de cesse de positionner les descendants san sud-africains comme les seuls dépositaires des sites d’art rupestre. À maintes reprises, des éléments historiques sont venus ponctuer leurs présentations, rappelant l’antériorité de la présence de leurs ancêtres sur le sol sud- africain et les droits qui devraient leur être reconnus de ce fait. L’enjeu s’exprime ici en termes d’autochtonie et il s’agit de passer du statut de communautés locales à celui de communautés (voire de peuples) autochtones, autrement dit d’« indigenous people » (Pityana 1999 ; Johnson 2000 ; ONU 2007). 33 La question des populations indigènes, et plus particulièrement des peuples khoisans, est cependant épineuse dans le contexte sud-africain (Saugestad 1996 ; Sylvain 2002 ; Lee 2003 ; 2006 ; Fritz et al. 2005), où les différentes communautés cherchent à faire prévaloir des droits juridiques et fonciers variés. En ce sens, la cérémonie de l’Eland est considérée par les acteurs invités comme un lieu et un temps à même de donner à voir cette autochtonie, en vue d’alimenter des revendications plus générales liées au statut de peuples premiers et de susciter l’attention de la société civile. Au cours de la journée publique de la cérémonie de l’Eland, plusieurs parallèles ont ainsi été effectués avec les

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San du Kalahari, les uns et les autres évoquant les liens privilégiés entretenus par ces derniers avec des organisations internationales comme le SASI (South African San Institute) ou le WIMSA (Working Group of Indigenous Minorities in Southern Africa). Comme l’a rappelé le représentant du Conseil national des Khoisans, il est temps que les ONG prennent en considération l’ensemble des descendants san à l’échelle du pays et que les fonds récoltés par le SASI et le WIMSA leur profitent également. Outre des questions de lisibilité culturelle et identitaire, cette reconnaissance recouvre également des enjeux socio-économiques14. En effet, les actions conduites par les ONG sont ici perçues comme un moyen d’améliorer des conditions de vie rendues d’autant plus difficiles que, étant donné leur précédente classification en tant que « coloured », les descendants san ne sont pas considérés aujourd’hui comme faisant partie des groupes les plus désavantagés par le système de l’Apartheid. À ce tire, ils ne bénéficient pas des mêmes aides sociales que les populations noires, notamment en matière d’accès à l’emploi (Employment Equity Act, 1998). 34 Via la double volonté de « sanifier » l’événement et de marquer une filiation avec les sites d’art rupestre, il s’agit pour les représentants san de travailler leur légitimité territoriale et politique, quitte à faire fi des caractéristiques culturelles des Abatwa pour lesquels des processus d’acculturation avec la culture zouloue apparaissent de manière trop marquée. La dimension territoriale du patrimoine (Di Méo 1994) apparaît pleinement, l’art rupestre faisant figure de géo-symbole, signataire d’une ancestralité, voire d’une aboriginalité. En être le légataire est perçu par les descendants san sud- africains comme un moyen de faire entendre leurs revendications. Sur ce point, la dimension spirituelle du premier jour de la cérémonie ainsi que la nature archéologique du site orné fonctionnent comme des arguments de poids. Toutes deux réfèrent au double registre des ancêtres et des croyances, permettant d’invoquer à la fois une antériorité, une longévité et une continuité dans les rapports à l’espace (Dory 1995). 35 L’articulation entre ces différents processus d’appropriation patrimoniale n’est pas sans soulever des interrogations, voire de potentiels conflits : ainsi, à propos de la volonté de « sanifier » l’événement, plusieurs membres du clan Duma ont exprimé leur surprise quant à la proposition de faire venir des danseurs san du Kalahari, jugeant que cela n’avait aucun lien avec leur culture marquée par l’acculturation avec les populations zouloues. Ce positionnement fait écho à celui observé suite à l’ouverture en 2003 par EKZNW du centre d’interprétation d’art rupestre de Didima (Ndlovu 2009b ; Mazel 2009), situé dans la partie nord du massif (cf. figure 1). Des groupes san du Kalahari, via l’intermédiaire du WIMSA et du SASI, avaient demandé à être associés à la réalisation de ce projet, en vue de percevoir des dividendes sur le fonctionnement du site touristique et sur la vente de produits dérivés empruntant à la sémiologie san (Chennells 2003). La légitimité de cette demande avait été mise en doute par les Abatwa, qui arguaient que les San du Kalahari n’avaient pas de liens avec les sites d’art rupestre du Drakensberg (Prins 2009)15. 36 La co-existence – ou la mise en concurrence ? – de ces processus d’appropriation patrimoniale est notamment alimentée par les travaux académiques : l’interprétation des peintures du Drakensberg par les archéologues repose pour partie sur des recoupements ethnographiques avec d’autres groupes, situés dans la province du Cap ou encore dans le Kalahari. L’absence de sources écrites pour le Drakensberg a conduit les chercheurs à échafauder de telles passerelles (Lewis-Williams 1981, 2003). Bien

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qu’incontestable, l’apport ethnographique présente des limites : s’il y a certes des similarités entre les croyances des différents groupes san sub-sahariens, qu’en est-il des spécificités culturelles des uns et des autres ? Loin d’être explorée, cette diversité reste minorée (Prins 2009). Dès lors, l’absence de débats publics pourrait laisser entendre que les San du Kalahari seraient de possibles descendants des San du Drakensberg, lesquels auraient migré face aux pressions coloniales et bantoues des 18e et 19e siècles, et ce alors même que les recherches attestent la thèse d’une acculturation avec les populations bantoues des contreforts du Drakensberg (Wright et Mazel 2007). On perçoit ici les dérives auxquelles un discours normatif peut conduire, notamment en matière de dynamiques patrimoniales, amenant des groupes socioculturels aujourd’hui distants physiquement, mais plus encore culturellement à revendiquer un droit sur des sites d’art rupestre au titre d’une filiation lointaine.

Conclusions

37 La cérémonie de l’Eland souligne le caractère multivocal des dynamiques patrimoniales qui prennent place autour des sites d’art rupestre sud-africains : traces laissées par des populations de chasseurs-cueilleurs, les sites ornés font l’objet de processus d’appropriation à différentes échelles spatiales. Le caractère singulier de l’abri sous- roche de Game Pass (site majeur sur le plan des découvertes scientifiques et investi par des acteurs institutionnels via un réaménagement touristique) explique en partie la prégnance des enjeux de réappropriation et de marquage territorial pour les Abatwa. S’il s’agit pour ces derniers de perpétuer leurs rituels, il est également question de faire reconnaître leurs savoir-faire traditionnels en matière de gestion patrimoniale, mais plus encore, d’afficher leur filiation san tout en marquant leur appartenance à la communauté zouloue de Thendele. Au cours de la cérémonie de l’Eland, l’alternance entre une journée privée et une journée publique permet à la fois à ceux-ci de dynamiser et de maintenir un entre-soi, tout en alimentant des processus d’intégration au sein d’une communauté plus large.

38 Dans le même temps, la cérémonie de l’Eland fonctionne comme une arène, investie par différents acteurs en vue de faire reconnaître leurs spécificités socioculturelles. Pour les descendants san sud-africains, l’enjeu est ici de marquer les sites d’art rupestre de leur sceau, ce qui passe par une remise en question d’un affichage national visant à faire des sites d’art rupestre un patrimoine national. De leur point de vue, la reconnaissance d’une filiation avec les auteurs des sites ornés leur ferait gagner en légitimité, dans la perspective de voir leur autochtonie reconnue, à l’instar des dynamiques observées en Australie ou sur le continent américain (Colley 2002 ; Greer et al. 2002 ; Kuper 2003). 39 À la croisée de ces groupes d’acteurs et de dynamiques territoriales multiscalaires, l’enjeu social réside dès lors dans la définition et l’accompagnement d’un équilibre dynamique entre ces différents processus d’appropriation patrimoniale, autrement dit, dans la gestion de potentielles dissonances patrimoniales (Tunbridge et Ashworth 1996). 40 In fine, la cérémonie de l’Eland invite à discuter les notions de propriété et d’autorité patrimoniales qui, dans le champ culturel, font débat (Bories 2011) et d’autant plus pour des sites archéologiques (Kohl 2004) ayant attrait à la culture de peuples indigènes (Brown 2003). À qui appartiennent les sites d’art rupestre du Drakensberg, et plus

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encore le site de Game Pass ? Aux Abatwa, descendants san en voie d’intégration aux populations bantoues ? Aux San répondants aux stéréotypes du Kalahari ? À l’ensemble des descendants san du pays, voire du sud de l’Afrique ? À l’ensemble des sud-africains via un affichage national ? À l’ensemble des citoyens du monde avec le label UNESCO ? 41 Sur ce dernier point, il s’agirait de mesurer les effets du classement UNESCO. En même temps qu’il apporte une reconnaissance internationale, le label confère une valeur universelle qui peut conduire à une forme de dépossession dans la mesure où l’objet patrimonialisé n’appartiendrait pas plus aux uns qu’aux autres (Graham et al. 2000). Si le processus semble limité dans le contexte d’États-nations où les références patrimoniales sont intrinsèquement liées à l’identité nationale (Choay 1992), les effets- retours seraient à analyser dans le cadre de pays marqués par le multiculturalisme.

Remerciements

42 Les conseils de Ndukyakhe Ndlovu, de Francis Prins, de Michael Francis ainsi que ceux de Johanne Pabion-Mouriès et de Lucie Bovet ont permis à ce texte d’évoluer jusqu’à sa version finale. Le matériel de recherche provient pour l’essentiel des enquêtes et entretiens conduits avec les membres du clan Duma, d’Amafa et d’EKZNW. Cet article a enfin bénéficié des conseils des coordonnateurs du numéro et de trois évaluateurs anonymes. Qu’ils en soient tous vivement remerciés. Pour autant, les propos tenus dans cet article n’engagent que leur auteur.

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- Employment Equity Act (N° 55/1998)

NOTES

1. Abri orné de Game Pass, massif du Drakensberg, Afrique du Sud. 2. Le patronyme de « Duma » fait référence au chef Nguni ayant invité, dans les années 1840, les populations de chasseurs-cueilleurs du Drakensberg à venir s’installer dans les localités bantoues situées dans les contreforts du massif (Francis 2009 ; Prins 2009). Le clan Duma se compose d’une dizaine de familles, localisées dans la localité de Thendele et dans le sud du massif. En isiZulu, Abatwa est le mot employé pour désigner les Bushmen ou encore les San (Francis 2009) ; approprié par les membres du clan Duma, il est usité par ces derniers pour marquer leur filiation bushmen alors que le nom de Duma fait office de patronyme. 3. Sur les enjeux associés à ces différentes terminologies, se référer à Lee (2003 : 85), Fauvelle- Aymar (2004), Francis (2009). 4. Entretien M. Porter, principal porteur du projet Unesco, EKZNW, 17/11/2009. 5. Jusqu’à cette date, le site était protégé par des barrières et une porte ; les touristes intéressés pouvaient demander la clef à la réception de la réserve naturelle de Kamberg. Seuls ou accompagnés par un garde, ils allaient admirer les peintures. 6. Aux pratiques des descendants san s’ajoutent celles des médecins traditionnels zoulous, ces derniers visitant les sites d’art rupestre en vue de communiquer avec les esprits de la nature (Hammond-Tooke 1998). 7. À notre connaissance, la fermeture de Game Pass due à la mise en tourisme du site ne s’est pas accompagnée de revendications de la part des populations bantoues. Ces dernières fréquentent, en effet, d’autres sites situés dans la zone de transition du site UNESCO (entretien F. Prins, 19/11/2009). 8. Les modalités de financement évoluent selon les années. En 2009, les services d’Amafa n’ont pas donné suite aux demandes du clan Duma, du fait d’un climat électoral tendu avec les élections nationales et provinciales (entretien R. Duma, 12/12/2009). En 2010, une subvention de R2000 (env. 200 euros) de la part d’Amafa et une seconde de R7000 (env. 700 euros) auprès de l’African Conservation Trust (ONG impliquée dans la préservation des sites d’art rupestre à l’échelle du Drakensberg) ont été obtenues. Ces dernières ont permis de payer la nourriture et les rafraîchissements pour le repas de la seconde journée ainsi que le déplacement des invités extérieurs (cf. infra). 9. Communauté marquée par des mariages intercommunautaires située dans le sud du massif du Drakensberg, en dehors du site inscrit à l’UNESCO. 10. Son activité économique « First People » couvre un très large territoire, allant du Drakensberg au nord du Botswana, en passant par la Namibie et la frontière angolaise. 11. Les Khomani occupent aujourd’hui une partie du désert du Kalahari, à la triple frontière sud- africaine, namibienne et botswanaise.

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12. Langue à clic des peuples de chasseurs-cueilleurs. 13. Les San, classés comme « coloured », se voyaient assimilés dans une catégorie hétérogène regroupant l’ensemble des personnes qui n’étaient ni blanches, ni noires, ce regroupement ayant conduit à une dilution de l’identité san (Fauvelle-Aymard 2004), rendant difficile une mobilisation collective (Fritz et al. 2005). 14. À titre d’exemple, le budget annuel de la SASI est évalué, en 2010, à 4 millions de rand (environ 400 000 euros), en provenance d’organismes publics mais également privés (Neck 2010 : 39). 15. L’affaire s’est finalement conclue par une association des deux parties à la rédaction du cahier des charges, sans pour autant que des retombées économiques ne soient attribuées, lesquelles reviennent à EKZNW, gestionnaire du site.

RÉSUMÉS

La cérémonie de l’Eland interroge les enjeux patrimoniaux et identitaires associés aux sites d’art rupestre dans le contexte sud-africain post-apartheid. Alors qu’une première journée voit se dérouler des pratiques rituelles par les Abatwa (descendants des San, peuple de chasseurs- cueilleurs), la seconde journée rassemble l’ensemble de la communauté locale, mêlant population zouloue et descendants san. Cette seconde journée est, dans le même temps, investie par plusieurs acteurs, lesquels mobilisent la valeur patrimoniale des sites d’art rupestre dans une logique de marquage identitaire et territorial. Au final, entre tradition et invention, privé et public, local et global, cet événement invite à une analyse en termes de processus d’appropriation, lesquels soulignent le caractère multivocal des dynamiques patrimoniales autour des sites d’art rupestre.

Through the Eland ceremony, the author tackles heritage and identity issues related to rock art sites in the post-apartheid South Africa. During the first day of this ceremony, the Abatwa (descendants from the San, a hunter-gatherer population) perform rituals, while the local community, mixing Zoulou population and descendants of the San, meet during the second day. Several actors then use the site and the patrimonial value of rock art sites for identity and territory claims and dynamics. Between tradition and invention, private and public, local and global, the author analyses this event in terms of processes of appropriation, which underline the multivocal aspect of heritage dynamics surrounding rock art sites.

INDEX

Keywords : rock art, heritage, tradition, San/Bushman, South Africa Mots-clés : art rupestre, patrimoine, tradition, San/Bushmen, Afrique du Sud

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AUTEUR

MÉLANIE DUVAL est géographe, chargée de recherche au laboratoire Edytem UMR 5204 CNRS - Université de Savoie et chercheure associée au Rock Art Research Institute (Université de Witwatersrand, Johannesburg). Ses thèmes de recherche portent sur l’analyse du triptyque patrimoine, tourisme et territoire. Depuis 2009, elle travaille en particulier à l’analyse des enjeux associés aux sites d’art rupestre, dans les contextes européens et africains. [Laboratoire Edytem UMR 5204, Université de Savoie, Pôle Montagne, 73 376 Le Bourget du Lac Cedex, France – Rock Art Research Institute, GAES, University of the Witwatersrand, P. Bag 3, P.O. Wits, 2050, South Africa – [email protected]].

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Savoirs et pouvoirs, stratégies et tactiques dans « l’arène patrimoniale » du nestinarstvo (Bulgarie)1

Olivier Givre

1 Parmi les publicités accueillant ces derniers temps le voyageur à l’aéroport international de Sofia, l’une représentait une jeune femme en robe « traditionnelle », portant une icône et marchant sur un tapis de braises : « rencontrez d’anciennes traditions » (opoznaïte stari traditzii) promettait un opérateur de téléphonie mobile. Ce n’est là que l’une des multiples déclinaisons médiatiques de l’imaginaire du nestinarstvo, rituel devenu une véritable image de marque d’une Bulgarie supposée ancrée dans des traditions bigarées et exotiques, jusque dans sa modernité postsocialiste. À l’instar de la culture, le nestinarstvo est devenu une « destination » (Kirshenblatt-Gimblett 1998) dont il convient de faire l’expérience en se rendant au fin fond du pays, dans le village de Bâlgari, où l’« une des plus singulières coutumes bulgares » (Anguelova 1955)s’est maintenue jusqu’à aujourd’hui.

2 Initialement localisé dans la région de (sud-est du pays), où il était pratiqué par des communautés chrétiennes orthodoxes bulgares et grecques, le nestinarstvo met en scène la relation entre les saints Constantin et Hélène et la confrérie des nestinari 2. Le panaïr (fête des saints) comporte un ensemble d’opérations successives, qui se déroulent au konak3 (maison des nestinari et des icônes lors de la fête) et sur différents lieux de culte (églises, chapelles, sources sacrées). La plus spectaculaire, souvent considérée comme le point culminant du rituel4, est une cérémonie nocturne lors de laquelle les officiants dansent sur un cercle de braises, accompagnés par la musique rituelle et munis des icônes des saints et d’objets votifs divers. Les saints « descendraient » sur les nestinari, leur permettant de franchir le feu sans se brûler mais aussi de guérir leurs maux psychologiques ou physiques, voire ceux d’autres personnes qu’ils portent lors de leur passage sur les braises. Bien connu tant des spécialistes que du grand public, ce « complexe rituel » a fait l’objet d’un nombre important d’études scientifiques, mais aussi de multiples productions culturelles5 auxquelles les moyens de diffusion contemporains assurent une visibilité internationale.

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L’arène patrimoniale : légitimités à faire et dire le patrimoine

3 Cet article analyse la constitution du nestinarstvo en « arène patrimoniale » (Roth 2003)6, en accordant une place privilégiée aux négociations et conflits de légitimité qui l’accompagnent. L’inscription du rituel sur la liste représentative du Patrimoine culturel immatériel (PCI) de l’UNESCO en septembre 20097 servira de base à l’examen de certains des enjeux de la « mise en patrimoine » d’un « classique » de la ritualité (et de l’anthropologie) balkanique8. Cette patrimonialisation prend localement de multiples formes et effets, qui impliquent tant les protagonistes directs du rituel que différents acteurs scientifiques, culturels, politiques, économiques, institutionnels engagés dans sa mise en patrimoine et en ressource. Ces parties prenantes porteuses de registres pluriels de discours et de pratiques, entrent en relation et en tension autour de la négociation de ce qui fait (ou pas) valeur dans le nestinarstvo. S’y entreproduisent des questions configurées par le champ scientifique et culturel au sens large, et des questions produites localement, au sein même et à partir des préoccupations, enjeux et rapports entre les différents protagonistes du rituel.

4 La notion d’arène patrimoniale suppose d’envisager les processus patrimoniaux comme des espaces de savoir/pouvoir (Foucault 1990)9, dans lesquels se déploient des stratégies et des tactiques (de Certeau 1980)10 portant sur la légitimité à définir et user d’objets patrimoniaux. Dans le cas du nestinarstvo en Bulgarie, elle prend toute son acuité dans un contexte de repositionnement des « sciences de la culture » et « du peuple » (Boyadzhieva 2001) sur les scènes nationale et internationale ; de recomposition du territoire de Strandzha, frontalier avec la Turquie ; enfin de production d’un bien symbolique en ressource économique, sociale, politique. Son examen ne peut se cantonner au repérage de réactions ou résistances à une patrimonialisation dès lors vue comme une injonction ou une assignation ne correspondant pas à la vision des acteurs locaux. Il suggère d’envisager le patrimoine comme un « objet-frontière » « à la fois suffisamment souple (malléable) pour s’adapter aux besoins locaux et aux contraintes des différentes parties l’employant et suffisamment robuste pour maintenir une identité commune » (Tornatore 2000 : 23). 5 À la vision mécaniste d’une injonction patrimoniale entraînant des résistances, sera ainsi préférée une vision dynamiste abordant la patrimonialisation comme processus de production de légitimité, qui s’avère aussi (voire plus) conflictuel que consensuel. Davantage qu’une distinction tranchée entre patrimonialisation et anti ou contre- patrimonialisation, « patrimonialisants » et « patrimonialisés », il s’agira d’examiner différentes stratégies et tactiques reflétant la multiplicité des scènes sociales de la tradition : spectacularisation de la ritualité, rôle des acteurs scientifiques dans l’attestation de la conformité rituelle, appropriation du rituel par un nombre croissant de protagonistes, labellisation et mise en ressource par des institutions locales, nationales et internationales.

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Les territoires disputés de la « tradition »

La biographie mouvementée d’un « classique » de l’anthropologie balkanique

6 La plasticité contemporaine du rituel, entre patrimonialisation et spectacularisation, ne doit pas occulter l’histoire mouvementée d’une pratique toujours objet d’enjeux scientifiques, culturels et politiques, et vecteur de multiples qualifications et instrumentalisations. À sa constitution dès le 19e siècle en unicum ethnographique et folkloristique, s’ajoute la comparaison avec de multiples pratiques de l’extase mobilisant la danse sur le feu (Arnaoudov 1996). Le statut du nestinarstvo dans la « ritualité populaire » est ambigu : « pratique très ancienne et inconnue ailleurs en Europe, intéressante au plus haut point pour l’historien de la culture et de la religion antique » (ibid. : 381), il témoigne également de la difficulté d’exister d’un « particularisme » rituel, tant du point de vue religieux que culturel11. Les phases de clandestinité et de rejet (notamment par le clergé) alternent avec les périodes d’engouement et de redécouverte.

7 Sa construction scientifique oscille par ailleurs entre exotisme et nationalisme, dans un contexte de lutte pour l’identité nationale et l’appartenance territoriale. Avant et après les guerres balkaniques (1912-1913), Strandzha est secouée par les luttes de libération nationale qui touchent la , opposant la Turquie, la Grèce et la Bulgarie, et entraînent de multiples déplacements de population. À partir de 1913 et la fixation de la frontière entre la Bulgarie et la Turquie, le départ des Grecs de Strandzha pour la Macédoine et la Thrace grecques, a entre autres pour effet de déplacer le rituel dans leurs nouveaux lieux de vie, où ils continuent à le pratiquer d’abord clandestinement, avant qu’il y devienne un élément remarquable de l’orthodoxie « populaire » (Danforth 1989). Laographie grecque et folklore bulgare se disputent le sens du rituel, dont l’authenticité culturelle et la continuité ethnonationale sont recherchées dans les survivances de l’antiquité, conformément aux rhétoriques scientifiques nationales. 8 En Bulgarie, la majorité des études sur le rituel portent sur un village qualifié de « purement bulgare » car exempt de Grecs comme de réfugiés : Bâlgari12 s’impose progressivement comme le village des nestinari. La période communiste (1944-1989) accentue l’isolement du village, situé dans une bande frontalière sous stricte surveillance. La mise sous contrôle du rituel va de son interdiction à sa manipulation et son exploitation : les années 1960 voient l’apparition de nestinari dans les complexes touristiques du littoral de la mer Noire et dans les festivals folkloriques qui fleurissent dans le pays. Notons également le développement d’une perspective matérialiste qui, en désacralisant et psychologisant la pratique, favorise sa conversion en objet idéologiquement conforme13. 9 Si la plupart des auteurs l’appréhendent aujourd’hui comme « l’un des exemples les plus limpides du syncrétisme religieux entre paganisme et christianisme » (Stoïlov 2005 : 27 ; Raïtchevski 2011), deux approches principales semblent se partager la scène heuristique. L’approche ethnohistorique, entre héritage du folklore et mise en contexte historique, culturel voire politique du rituel, insiste sur une double influence « protochrétienne » et « paléobalkanique » (Gueorguieva 2001)14. L’approche antiquisante mobilise quant à elle les théories des survivances : le nestinarstvo relèverait de l’« orphisme thrace » (trakiiski orfizâm), constituant un témoignage majeur du

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substrat « thrace » de populations qualifiées par leur unité culturelle voire génétique. Selon l’hypothèse « thrace », qui jouera un rôle primordial dans les politiques culturelles de la Bulgarie à partir des années 70 (Vâltchinova 2005), le nestinarstvo n’aurait assimilé les influences « exogènes » (byzantine, ottomane puis nationales) que de manière superficielle (Fol et Neïkova 2000).

Un patrimoine « glocal » à l’ère postnationale ?

10 Les mutations postsocialistes voient une revitalisation inédite du nestinarstvo, alors que la Strandzha « intérieure » (la montagne proprement dite), de confins frontaliers militarisés, devient simultanément un territoire en déclin et un espace ouvert à la circulation. Il suffit de se rendre le 2 juin, jour du panaïr, dans le village de Bâlgari, ordinairement calme avec sa centaine d’habitants permanents majoritairement retraités, pour saisir la profusion des acteurs et des initiatives, des déclinaisons médiatiques, touristiques et culturelles du rituel. Sur cette scène polymorphe et en constante transformation, se croisent nestinari amateurs et professionnels, villageois impliqués ou distants, commerçants et politiciens, chercheurs bulgares et étrangers, médias nationaux et internationaux, touristes bulgares et du monde entier, jeunes en quête d’émotions spirituelles et fondateurs de nouveaux mouvements religieux, public qui devient éventuellement acteur en franchissant à son tour les braises après la cérémonie. Le rituel est devenu un emblème et une ressource, autour de la « magie du feu » ou des « gardiens de la connaissance cachée »15 : ces transformations affectent tant l’espace local que les conditions du rituel.

11 Se renouent par ailleurs – ou se nouent tout simplement – des relations entre « communautés » grecque et bulgare également attachées à Strandzha, et dont le rituel constitue une composante à la fois mémorielle et active. La bilocalité est devenue translocalité, avec de fréquents échanges officiels ou officieux entre Grecs et Bulgares originaires de Strandzha16 et de nouvelles pratiques du rituel conduisant à revitaliser des espaces tombés dans l’usure ou l’oubli. À une certaine perte de puissance des qualifications nationales répond l’affirmation localiste de cette « petite patrie » (rodina) où nestinari bulgares et anasténarides grecs seraient « frères ». À tel point que, si le départ des Grecs est présenté comme une dégradation de la force des saints et de la tradition, leur retour après 1989 est parfois assimilé à la revitalisation du rituel17. 12 Le classement par l’UNESCO intervient ainsi dans un contexte de mutation des représentations et des pratiques, de relocalisation et de remise en circulation du nestinarstvo (Givre à paraître). Il n’est pas fortuit de promouvoir en patrimoine universel une pratique rituelle longuement travaillée par les pouvoirs locaux et centraux, à la fois maîtrisée et objet d’enjeux scientifiques et institutionnels, et, qui plus est, témoignant d’un territoire en partage historique avec les voisins que sont la Turquie et, au-delà, la Grèce. L’enjeu semble de confirmer le rôle stabilisateur de la Bulgarie dans les jeux régionaux : l’implication des instances culturelles et scientifiques du pays dans la politique patrimoniale de l’UNESCO18 reflète une volonté de positionner la Bulgarie à l’avant-scène balkanique sinon européenne sur le plan du PCI19.

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Un dispositif patrimonial descendant

13 Les arguments justifiant la décision de classement évoquent « une expression vitale de l’identité de la population locale », « facteur de réunification des Bulgares et des Grecs originaires de Strandzha ». « La candidature est le produit du consentement de la communauté locale du village de Bâlgari », dont les efforts pour assurer la viabilité de l’« élément patrimonial » sont soutenus par les entités gouvernementales nationales et locales. La notice explicitant les qualités patrimoniales du nestinarstvo met l’accent sur sa cohérence, autour de ses caractéristiques formelles : contact avec les saints, états de transe (prihvashtane), prophéties et prédictions, piétinement des braises20. Enfin, « la reconnaissance par l’UNESCO de la valeur culturelle de la danse sur le feu nestinar (…) sera considérée par tous, quoique d’une manière différente, comme une confirmation de la valeur de ce très vieux phénomène culturel »21.

14 Le classement est le résultat d’un processus fort structuré : après la signature de la convention sur le PCI par la Bulgarie en 2006, un concours national biennal est organisé en 2008, lors duquel chacun des 28 oblasti (régions) du pays est sollicité pour désigner des « trésors vivants » (zhivi sâkrovishta)22. Après examen par le conseil national du PCI23, cinq candidatures émergent, parmi lesquelles le nestinarstvo est choisi pour représenter la Bulgarie auprès de l’UNESCO. Ce dispositif pyramidal rend de fait obligatoire l’inscription des candidatures au PCI sur les listes nationales, et tend à associer communauté locale et collectivité territoriale : dans le cas du nestinarstvo, la communauté en question relève à la fois de la « configuration rituelle » et de la « structure administrative »24. 15 Articulé sur des réseaux et des structures politiques, institutionnelles et culturelles bien établis, le nouvel ordre patrimonial témoigne de la prédominance de l’échelle nationale dans les procédures internationales de classement (Bendix 2011). Cette logique descendante25 hérite d’une vision centralisée du rituel, qui perce parfois localement dans les allusions aux « gens de Sofia » imposant une image exogène (et urbaine) de Strandzha. Les prérogatives des différents protagonistes semblent clairement fixées : si l’intervention de l’UNESCO demeure générale et non prescriptive, sa prise en charge administrative, scientifique et culturelle reste du ressort de l’État, tandis que les collectivités locales traduisent les mesures patrimoniales en actions concrètes26. Censées représenter les communautés concernées au premier chef par « leur » patrimoine, elles ont à charge d’en gérer la réalité quotidienne, voire d’en user dans leurs politiques territoriales.

Instrumentalisations d’une notion : le patrimoine culturel immatériel

16 La carte locale du rituel laisse apparaître un investissement massif du territoire nestinar par l’obshtina (municipalité) Tzarévo, forte de sa légitimité institutionnelle et politique, la plupart des villages nestinari se trouvant sur son territoire. Si l’État est « maître d’ouvrage » de l’inscription du rituel au PCI de l’UNESCO, Tzarévo en est « maître d’œuvre », matérialisant sa présence sur le terrain par différents moyens : centre d’information, documents, tables d’interprétation, signalétique. Par l’aménagement d’un territoire touristique et culturel de la tradition, l’environnement et le paysage rituels se voient requalifiés, donnés à voir mais aussi balisés et délimités27. Le nestinarstvo passe de pratique villageoise et intervillageoise, censée jouer un rôle dans

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la protection et la bénédiction des localités considérées, à ressource du territoire, en terme de développement et d’enjeux politiques, y compris par l’investissement financier dans l’organisation du rituel, en partie pris en charge par l’obshtina. La libéralisation du rituel signe le passage d’un ordre, certes contraint mais décrit comme « bénévole », à une ressource disputée dont on souligne la monétarisation28.

17 Cette appropriation locale prend des tours nettement commerciaux avec la création par l’obshtina Tzarévo d’une patente Nestinarstvo, qui garantirait l’authenticité du rituel en labellisant les nestinari, et surtout en réglementant la pratique. Une démarche fort critiquée par les acteurs rituels, dont aucun ne dit avoir été sollicité : pour certains, la volonté d’apposer un sceau de propriété intellectuelle sur le rituel oblige ses protagonistes à passer sous les fourches caudines de la patente, voire à « payer pour leur propre pratique ». D’autres appellent à instaurer des « droits d’auteur », afin que ce brevetage bénéficie en premier lieu aux officiants du rituel. 18 La notion même de nematerialno kulturno nasledstvo (PCI en bulgare) entre très directement dans le paysage institutionnel local, devenant un argument des jeux concurrentiels entre acteurs politiques et institutionnels pour la « maîtrise » culturelle du territoire, parmi lesquels figurent, outre Tzarévo, le Parc national Strandzha et l’obshtina voisine de Malko Târnovo. L’exposition sur le « Patrimoine culturel immatériel de Strandzha » organisée en 2010 par le musée historique de Malko Târnovo constitue autant une réponse à l’inscription par l’UNESCO en revendiquant une approche « endogène » du PCI, et une réaction au monopole de Tzarévo sur le nestinarstvo, partant sur l’image culturelle de Strandzha29. Cette rivalité pour la ressource symbolique mais aussi économique et politique que constitue une tradition reconnue reflète l’espace hyperconcurrentiel qu’est devenu la Bulgarie postsocialiste, dont les biens culturels sont partie intégrante.

Les formes de l’expérience en question

À qui appartient le patrimoine nestinar ?

19 La manière dont s’opère cette patrimonialisation témoigne d’un contexte institutionnel incertain et labile, produit de la mutation des prérogatives et des moyens de la puissance publique, confrontée à l’émergence d’une pluralité d’acteurs. Aux certitudes (relatives) de l’époque socialiste succède une période de crise de l’autorité de l’État, de déploiement de pouvoirs locaux et d’initiatives hétérogènes, allant de nouveaux modes d’organisation collective à des visions marquées au coin de l’ultralibéralisme, le patrimoine relevant parfois de pratiques « prédatrices » (Appadurai 2008). Le vol en 1996 des anciennes icônes des saints Constantin et Hélène de Bâlgari marque le défaut d’une politique de protection organisée et l’émergence d’une pratique spéculative et mercantile (ici criminalisée) des biens culturels et cultuels. Il témoigne aussi du statut polysémique de ces objets souvent privés, dont le soin était laissé à des familles traditionnellement en charge de leur conservation en vue de la seule activité rituelle30.

20 Les objets de la tradition sont élaborés en « sémiophores » (Pomian 1990), qui ne relèvent ni du seul domaine privé, ni du seul domaine public, mais fonctionnent comme des opérateurs de conjonction entre ces domaines, objets-frontières dont il faut cependant décider du statut. La conservation et l’entretien des objets du culte relèvent de logiques variables : si le tâpan (tambour rituel) est censé demeurer toute l’année

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dans le konak dont il ne sort que pour le praznik (fête des saints), les icônes sont soit ramenées à l’église, soit déposées dans les familles qui en ont traditionnellement la possession et la responsabilité. Les gaïdi (cornemuses) appartiennent en revanche aux musiciens, se situant à la lisière entre instrument rituel et outil professionnel. D’autres objets (foulards, châsses en tissu servant à habiller les icônes, encensoir) sont gardés dans le konak, relevant d’un strict usage rituel et manipulés seulement par le vekilin (responsable de l’organisation du rituel), qui les affecte aux différents protagonistes le jour de la fête. 21 Si tous les objets du culte ne suscitent pas l’attention de la puissance publique, s’opère progressivement un passage d’éléments privés à une gestion publique, notamment de la part des collectivités locales auxquelles, par défaut, reviennent l’entretien et la restauration des lieux et objets du culte. À ces acteurs publics, fréquemment en concurrence pour la maîtrise et la gestion de leur territoire, s’ajoutent de multiples acteurs privés, qui s’investissent à titre associatif, personnel ou commercial31. Le soin renouvelé apporté aux éléments matériels du patrimoine32, souvent commodifiés aux fins de l’accueil du public, suggère que c’est tout l’environnement nestinar qui prend progressivement de la valeur, jusqu’à constituer un modèle culturel : posséder des icônes « à poignées » (s drâzhki), c’est-à-dire potentiellement employées par les nestinari, est devenu un signe de distinction.

La tradition entre transmission et recréation

22 Si le patrimoine nestinar s’appuie en partie sur des héritages familiaux attestant de lignées spécialisées au sein desquelles s’opère une transmission33, les trajectoires des acteurs rituels varient fortement, et mobilisent différents types de lien au rituel, allant de l’héritage revendiqué à la construction de positions inédites. Les rapports des nestinari à leur propre pratique sont eux-mêmes variables, selon qu’ils le revendiquent comme une filiation familiale, une élection à caractère mystico-religieux, une composante d’identités culturelles et religieuses plus ou moins « bricolées » avec d’autres. La pratique du nestinarstvo peut ainsi relever simultanément de l’implication personnelle et familiale, de la religion et de la foi, de la quête spirituelle ou de la recherche de prestige symbolique, de la pratique professionnelle et du savoir-faire technique. Ces différentes compétences rituelles, éventuellement concurrentes, sont souvent situées à la lisière entre la vocation religieuse et le métier, pour des « pluriactifs de la tradition » dont la pratique rituelle, informelle ou professionnelle, ne constitue qu’une partie des activités.

23 Cette polyvalence des parcours et des manières contemporaines d’être nestinar, y compris pour ceux dont la pratique remonte à plusieurs générations, traduit de nombreuses ruptures de continuité, à commencer par le fait qu’à Bâlgari même, les nestinari ne sont plus des habitants du village, mais des personnes d’autres villages de Strandzha (ou au-delà) venant ponctuellement performer le rituel. Le maintien, puis le redéploiement de la pratique, passent par la redécouverte périodique, pour ne pas dire la recréation, des conditions rituelles à proprement parler. C’est a fortiori le cas de certains « néo-nestinari » qui, venant de différents horizons et parfois de l’étranger, participent aux conditions contemporaines du rituel sans se revendiquer d’aucun ancrage local, voire se présentent explicitement comme de nouveaux créateurs de tradition. Si leurs motivations sont trop diverses pour être rassemblées en un ensemble

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cohérent, elles présentent des points communs : le nestinarstvo y est généralement l’une des composantes, proprement bulgare voire balkanique34, d’un assemblage d’influences spirituelles et de pratiques proches du new age. 24 Ces positions rituelles multiples, élaborées en réseaux locaux et extralocaux, et converties en ressources économiques, sociales, symboliques, dessinent un tissu social extensif de la tradition, où le nestinarstvo est un point de convergence. Musiciens et ensembles folkloriques, nestinari anciens et nouveaux, autres acteurs directs et indirects du rituel, jusqu’à ses « interprètes » dans les champs médiatique, culturel et scientifique, forment une trame réticulaire qui relie des lieux, des pratiques et des personnes, organisant un territoire de la tradition. Dans ce contexte parfois nébuleux, la reconnaissance patrimoniale renforce l’importance du caractère hérité du nestinarstvo : un nestinar de longue date déclarait ainsi à propos de l’un des nouveaux acteurs du rituel que « toï ne e nasledstven » (« il n’en a pas hérité »).

« Porteurs de patrimoine » et « sujets patrimoniaux »

25 La notice de l’UNESCO établit une liste des personnes et groupes concernés par le rituel, allant de « toute la population du village de Bulgari » aux différents « visiteurs » (régionaux, nationaux, internationaux), en particulier les « descendants des villages grecs de la région de la Strandzha ». Mais ce sont surtout les « participants directs à l’acte rituel », au nombre de neuf, qui sont mis en évidence : le vekilin/epitropos35, deux musiciens36, deux porteurs d’icônes37, deux nestinari, et deux officiantes38. Le fait que le maire-adjoint du village de Bâlgari soit désigné comme vekilin/epitropos, et dès lors comme le représentant officiel de la communauté, est significatif : la position institutionnelle, garante de stabilité et de légitimité, vaudrait-elle position rituelle, bien que dans les faits d’autres villageois occupent régulièrement ces fonctions39 ?

26 Tout en arguant des modes « traditionnels » (familiaux et « communautaires ») de transmission des savoirs et prérogatives, la patrimonialisation suggère une individuation et une institutionnalisation des fonctions rituelles, qui traduit la nécessaire négociation des modes d’implication des acteurs contemporains du rituel. Pour les porteurs d’icônes, jeunes urbains ne revenant au village que le jour du panaïr, comme pour les musiciens professionnels qui exercent aussi leurs talents sur d’autres scènes et en bien d’autres occasions, il s’agit d’endosser temporairement l’habit traditionnel (et patrimonial). L’investissement dans le rituel s’inscrit fréquemment dans des « faire » patrimoniaux pluriels, à l’exemple de l’une des « porteuses » du patrimoine nestinar qui a également constitué une collection ethnographique (etnografska sbirka) dans la maison familiale, qu’elle ouvre aux touristes. 27 Le rôle des « porteurs » (nositeli) de patrimoine est notamment essentiel à la reconnaissance et la transmission de la valeur du nestinarstvo : ainsi, « aujourd’hui, la nestinarka V. I. transmet ses connaissances et son savoir-faire à K. M. de manière spirituelle. Les porteurs d’icône doivent descendre de vieilles lignées nestinar. Les musiciens G. D. et D. D. sont père et fils. Ce sont des musiciens traditionnels de musique nestinar, qui a une tonalité spécifique et est uniquement instrumentale (tambour et cornemuse) ».L’élection des acteurs rituels en « sujets patrimoniaux » traduit le travail de recomposition d’un rituel à la continuité fréquemment brisée, et où la dimension de transmission s’avère d’autant plus cruciale que « depuis des années il n’y a pas de nestinari de ‘descendance nestinare’ » (Fol 2005 : 55). Elle est également prise

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entre la gestion d’héritages jugés encombrants, notamment ceux des acteurs commerciaux et folkloriques du rituel, et la nécessité de produire des nestinari patrimonialement conformes et « authentiques ».

Des nestinari « patrimonialement ou non patrimonialement corrects » ?

28 V. I. (née en 1946), qui danse sur les braises depuis vingt-cinq ans, fait partie de ces « porteurs » reconnus par l’UNESCO. Habitant , un village où le nestinarstvo était pratiqué par les Grecs, elle explique avoir commencé à danser après avoir assisté au rituel et suite à plusieurs signes (notamment des rêves « à message »). Son statut de femme entrée en nestinarstvo à la suite d’une révélation, ainsi qu’un discours aux accents religieux fervents, ont contribué à forger sa réputation rituelle. Est-ce une position « rituellement correcte », relayée par l’image médiatique mais aussi le discours scientifique, qui la désignerait comme la nestinarka « officielle » de Strandzha ? Cela n’empêche pas V. de regretter le peu d’avantages apportés aux nestinari par la reconnaissance de l’UNESCO : lassée des multiples sollicitations dont elle fait l’objet et constatant les appétits suscités par cette reconnaissance internationale, elle en vient à parler de « droits d’auteur (avtorska prava) en tant que porteuse (nositelka) du rituel »40.

29 Aucune mention en revanche dans la notice de l’UNESCO du nestinar M. G. (né en 1954) qui se présente comme héritier d’une tradition familiale, pilier de la pratique locale du rituel, mais aussi « professionnel ». Dans le récit qu’il livre, il revendique son lien avec le village de Bâlgari dont sa grand-mère paternelle était l’une des nestinarki : suite à son décès dans l’incendie de sa maison (qu’elle aurait provoqué en répandant des braises sur le plancher au cours d’une « crise » nestinare), le grand-père et le père de M. quittent le village. C’est à l’âge de 20 ans que ce dernier aurait pour la première fois dansé sur les braises en public, avant de devenir nestinar professionnel, dansant dans les stations balnéaires de la Mer Noire et formant d’autres danseurs sur braises, dont son fils. Après plusieurs années de pratique, ce n’est qu’en 1995 que M. découvre Bâlgari et s’implique dans le rituel : il s’y occupe du feu, participe aux différentes opérations du rituel et joue un rôle de maître de cérémonie dans lequel il valorise ses qualités de performer. Il danse par ailleurs durant la saison estivale dans un complexe touristique, reprenant en hiver son métier de soudeur. 30 Entre filiation et révélation, ces deux parcours dessinent deux registres différents de revendication du patrimoine nestinar, appelant des acceptions distinctes de sa transmission. V. fonde une filiation en forme de parrainage spirituel, en chaperonnant « le plus jeune nestinar de Strandzha », K. M., ce que la notice de l’UNESCO ne manque pas de souligner. M. revendique un héritage familial qui est aussi l’héritage d’un métier, maintenant transmis à son fils I., lequel commence à développer ses propres projets de folk-business. Mais bien que cheville ouvrière et figure du rituel au savoir-faire reconnu, M. serait-il un nestinar non-patrimonialement correct, dont les modalités de pratique et de transmission se voient contestées donc ignorées du « authorized heritage discourse » (Smith 2006)41 ? La sélection de ceux des sujets rituels qui peuvent devenir des sujets patrimoniaux induit un écart entre les compétences rituelles et les qualités patrimoniales : l’entrée dans la « hiérarchie globale de la valeur » n’est pas sans produire des effets d’homogénéisation et de marginalisation culturelle (Herzfeld 2004).

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Expérience rituelle et incorporation patrimoniale

31 Le parcours du second nestinar reconnu par l’UNESCO illustre l’entrecroisement des motivations tant religieuses que personnelles, et l’impact de la spectacularisation de la « valeur », dans la construction d’un sujet et d’une réputation rituels. Originaire de Brodilovo, K. M. (né en 1991) commence à danser sur les braises à l’âge de 15 ans. Outre les liens affectifs avec la nestinarka V., qui n’est autre que sa voisine, K. s’est aussi tourné vers le nestinarstvo pour diverses raisons personnelles et familiales, trouvant refuge dans la religion et vénérant sveti Kostadin, son patron. Chanteur au sein d’un ensemble folklorique bien connu régionalement, il se produit régulièrement lors du spectacle qui a lieu à Bâlgari le 2 juin, avant de participer au rituel. Fort impliqué dans l’espace local de la tradition42, l’adolescent occupe vite le devant de la scène médiatique, prompte à saluer l’émergence d’un jeune nestinar43.

32 Lors du panaïr de 2009, un événement s’est produit : K. a été « pris » (prihvanal) par le saint. Sous le titre « Le plus jeune nestinar de Strandzha tombe en transe et danse 15 minutes sur le feu », le journal communal de Tzarévo rapporte que le garçon, qui n’avait pas mangé de la journée, a été pris de fièvre, puis que sa température a chuté. Plus tôt, alors qu’il répétait avec l’ensemble folklorique, sa voix s’est brusquement éteinte : autant de signes qu’il fallait qu’il danse sur le feu. Au moment de sortir du konak, K. tombe en transe et doit être soutenu par ses proches : en état second, il danse ensuite plus d’un quart d’heure sur les braises avant de tomber d’épuisement. C’est ainsi que K. est un « authentique nestinar », s’ajoutant à la liste des « pris » par le saint, exprimant leurs souffrances intérieures ou extérieures par le rituel. Dans un contexte de requalification du nestinarstvo, les dimensions mystiques et psychologiques44 de l’expérience rituelle, d’états stigmatisants voire marginalisants, prennent une dimension d’incorporation de la valeur patrimoniale, d’autant plus subjective et incarnée qu’elle est immatérielle45.

Nestinari ou ognehodiachti ?

33 La distinction de « l’authentique » et du « faux » prend généralement le tour d’une opposition entre pratique commerciale et pratique rituelle, partant entre « véritables nestinari » (istinski nestinari), danseurs sur le feu officiant en contexte rituel, et « marcheurs sur le feu » (ognehodiachti) professionnels, notamment à des fins touristiques. Cette distinction alimente nombre de controverses sur la pratique contemporaine du rituel, les soupçons pesant tant sur les motifs (commerce, mystification…) que sur les techniques de ces « charlatani » pour abuser le public46 : des « nestinari type Balkanturist »47, qui « dansent pour de l’argent ». Non seulement la simple marche sur le feu ne relève pas d’une expérience spirituelle, mais elle participerait de la disparition des nestinari, désormais réduits à des personnes isolées instrumentalisant ce qui relève davantage d’une « technique ».

34 Ce jugement de valeur gagne en force avec le retour en légitimité, dans les approches scientifiques, de la « foi chrétienne profonde » qui séparerait les vrais nestinari des marcheurs sur le feu « exploitant la gloire du nestinarstvo en le transformant en une attraction touristique amoindrie » (Stoïlov 2005 : 34-35). La différence entre nestinarstvo et ognehodstvo passe ainsi par le caractère rituel ou non rituel de la

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pratique, mais aussi par un partage entre une « authenticité » rapportée à de la probité morale, et des usages touristiques et commerciaux faisant peser le soupçon sur cette authenticité. Cela même alors que la spectacularisation, la commercialisation, la mise en tourisme, non seulement ne constituent pas une nouveauté radicale, mais ont certainement contribué au maintien et au développement du nestinarstvo48. 35 Cette construction de l’« authentique » reflète la pluralisation et la fragmentation d’un « spectre rituel » au sein duquel il devient à la fois crucial et impossible pour les acteurs de distinguer formellement les attributs « traditionnels » des éléments « contemporains », la « mise en valeur » de la « mise en ressource », le capital symbolique du capital économique ou politique. Tous « capitaux » qui semblent « convertibles » (Sansom 2001)49 au gré des logiques et des réseaux, mais aussi des rapports de force : comme nous l’avons vu, pour nombre de nestinari l’activité rituelle participe aussi d’une économie de subsistance, traduisant un statut social et économique généralement modeste50. La mise en ressource touristique, culturelle et institutionnelle du nestinarstvo accroîtrait-elle l’écart entre cette « économie rituelle de subsistance » et un « entreprenariat rituel » ultralibéral en développement ? La patrimonialisation participe en tout cas de ce contexte, l’accession du nestinarstvo à une large visibilité constituant désormais un nouveau facteur de « distinction » culturelle et économique.

« Authenticité perdue » et « vol culturel »

36 « Le 30 septembre 2009, le nestinarstvo a été déclaré patrimoine culturel immatériel mondial et est entré dans la liste représentative de l’UNESCO. Allons-nous continuer à être aussi orgueilleux, pour attendre que d’autres le gardent et le préservent ? Tant que des marcheurs sur le feu dansent dans les tavernes et les restaurants, continuera la compromission du rituel, sa dégradation en attraction touristique médiocre, et l’exploitation de son prestige par des gens qui se déclarent effrontément nestinari. (…) En 1998, dans le village grec d’Aghia Eleni, peuplé de réfugiés des villages de Kosti et Brodilovo, le jour de la saint Konstantin et Elena (21 mai), 15 nestinari dansent sur le feu – descendants des déplacés. En 2008, ils sont deux fois plus à être saisis par le feu. Le nestinarstvo va-t-il quitter sa patrie géographique, et les porteurs du rituel vont-ils cesser de naître dans la montagne de Strandzha ? »51.

37 Ce plaidoyer pour la responsabilité à l’égard de la tradition, publié sur internet en janvier 2010 par la directrice du musée de Malko Târnovo, constitue l’une des réactions les plus significatives à la reconnaissance du nestinarstvo par l’UNESCO. Alors même que la politique en faveur du PCI conduite par la Bulgarie apparaît couronnée de succès52, nombre d’interrogations émergent autour du rituel, entre dénonciation des usages commerciaux de la tradition et danger d’une disparition du rituel « en sa patrie », par comparaison avec sa vitalité en Grèce. L’argument suggère les ambiguïtés de la qualification patrimoniale du rituel, la reconnaissance internationale de sa valeur ayant pour pendant la hantise de sa déterritorialisation, et en particulier de sa « dénationalisation ». Cette position émanant de l’un des acteurs officiels du patrimoine au niveau régional, pointe une forme spécifique de résistance qui, davantage qu’une opposition frontale à la qualification patrimoniale, relève de jeux de concurrence concernant sa légitimité : ce n’est pas la patrimonialisation qui est rejetée

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en soi, mais la perte de maîtrise qu’elle entraîne sur un domaine et un territoire donnés. 38 Cette concurrence entre légitimités patrimoniales se traduit éventuellement en un conflit de compétences entre « savoir expert » et « savoir vernaculaire » : émerge la tentation de revendiquer une approche endogène, bulgare sinon « balkanique » du patrimoine, non dictée par de « grandes puissances ». La patrimonialisation réactive ainsi la hantise du « vol culturel », de la part des dominants, entre voisins, voire au sein même de la « communauté nationale ». Cette hantise a pour corollaire une rhétorique de la perte, reposant sur le sentiment d’une altération irrémédiable de « l’authenticité » du rituel53, mais aussi en contrepoint une rhétorique du secret, opposant à la surcharge spectaculaire des célébrations officielles des dimensions discrètes, sinon cachées, du cycle rituel. Aux yeux des « puristes », la patrimonialisation ne concernerait ainsi que les épisodes rituels les plus banalisés et triviaux, d’autres éléments revêtant une dimension culturelle d’autant plus forte.

Conclusion : réimaginer la communauté ?

39 Tout en le mettant en lumière et en valeur, l’accession du nestinarstvo au rang de Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO ajoute une strate nouvelle aux multiples débats qui entourent depuis longtemps ce rituel. Parmi les questions soulevées par ce nouveau « label », figurent celle des propriétés (qui en énonce les qualités ?) et de la propriété (qui en détient la valeur et l’usage ?) de ce « patrimoine », ainsi que les rapports entre « rituellement correct » et « patrimonialement correct ». Jamais univoque, l’intervention des institutions internationales peut être vue comme une reconnaissance ou une ingérence, en fonction des jeux locaux et nationaux. Dans tous les cas, le tableau est plus complexe que celui d’une patrimonialisation reçue comme démarche exogène, appelant soit une résistance à l’acte patrimonial proprement dit, soit une autre patrimonialisation, endogène celle-là. Les acteurs eux-mêmes occupent des positions changeantes dans l’« arène patrimoniale », se positionnant moins contre le patrimoine en général, que contre telle mobilisation de telle valeur patrimoniale dans tel contexte. En dépassant les oppositions frontales patrimonialisation exogène/ résistance endogène, la notion d’arène éclaire les multiples dynamiques sociales qui font et que fait le patrimoine.

40 Les transformations du rituel, dont sa patrimonialisation et sa mise en ressource, en constituent au final une composante à part entière : loin d’être seulement conçues comme ruptures dans/de la tradition, elles démontrent les multiples capacités de ses acteurs à exister dans un monde mouvant, leurs compétences davantage que leurs résistances au changement. Confrontée aux acteurs individuels et collectifs qui pratiquent le rituel et s’y reconnaissent, mais présentent des parcours de vie et des modes d’implication rituelle fort différents, la reconnaissance du nestinarstvo en tant que PCI interroge la notion de « communauté ». Est-elle constituée des « habitants » vivant là au quotidien, comme si leur territoire était porteur de cette tradition, ou de « porteurs » (nositeli) finalement hétéroclites, détenant chacun une partie de la valeur du rituel et reliés épisodiquement par sa pratique ? Ou n’est-elle pas avant tout la préoccupation des multiples « interprètes » scientifiques et institutionnels du rituel, dont les efforts patrimoniaux, derrière le postulat du maintien de cette communauté, consistent davantage à la réimaginer ?

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NOTES

1. Cet article s’appuie sur une enquête ethnologique réalisée dans le cadre du programme de recherche Balkabas (ANR-08-JCJC-0091-01). 2. En Grèce, le rituel est appelé anasténaria et la confrérie anasténarides. 3. Ce terme turc désigne généralement des bâtiments administratifs ottomans. 4. Bien que pour les spécialistes « son contenu ne s’y limite pas » (Anguelova 1955 : 3). 5. Sites internet, documentations touristiques, revues, films, productions culturelles diverses (expositions, opéras…). 6. « La patrimonialisation crée un espace politique, elle constitue un champ de force où se débat et se construit un agir ensemble à partir des ressources qu’offre le passé. On peut (…) parler d’‘arènes’ pour désigner ces mixtes sociaux. Ce terme permet d’insister sur les tensions qui sont intrinsèques à ces nébuleuses hétérogènes » (Roth 2003 : 16). La notion d’arène évoque « un lieu de confrontations concrètes d’acteurs sociaux en interaction autour d’enjeux communs. Elle relève d’un espace ‘local’ » (Olivier de Sardan 1995 : 179). 7. Sous la dénomination « Nestinarstvo, messages du passé : le panagyr des saints Constantin et Hélène dans le village de Bulgari ». 8. Malheureusement, en retracer la riche histoire, ainsi que la place de ce type de manifestation rituelle dans le champ européen, excéderait mon propos (et le volume de cet article) : de même, me concentrant ici sur la pratique bulgare, seule concernée par la reconnaissance par l’UNESCO, je n’évoquerai la pratique grecque que de manière secondaire.

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9. L’entreproduction des savoirs et des pouvoirs construit des « régimes de vérité » qui participent de « l’acceptabilité d’un système » : comprendre ces « nexus de savoir-pouvoir » suppose de ne jamais « considérer qu’il existe un savoir ou un pouvoir, pire encore le savoir ou le pouvoir qui seraient en eux-mêmes opérants » (Foucault 1990). 10. Pour de Certeau, si les institutions se dotent d’une vision de l’objectif à atteindre et des moyens d’y parvenir, les acteurs concrets élaborent des tactiques consistant à faire avec les contraintes, et relevant de la praxis, du bricolage, de la ruse voire de la résistance (voir aussi Guillaume 1990). 11. Le rituel est fréquemment présenté comme l’affirmation d’une foi chrétienne orthodoxe opposée à l’oppresseur ottoman, mais aussi au clergé institutionnel. 12. Dont le nom même (« les Bulgares »), remplaçant en 1934 l’ancien nom d’Urgari, témoigne de la dimension symbolique de l’autochtonie dans cette région disputée. 13. Le neurologue Charankov fait ainsi du nestinarstvo une manifestation singulière de la pratique universellement répandue du ognehodstvo (marche sur le feu). Sans en nier la dimension religieuse et historique, il l’aborde comme une « capacité humaine naturelle » (Charankov 2001), mettant l’accent sur ses conditions physiques et psychologiques. 14. Le nestinarstvo comporte « une série d’éléments pré-chrétiens. Ce phénomène a sa source dans la culture paléobalkanique, dont les Bulgares et les Grecs sont les héritiers actuels » (Gueorguieva 2001 : 258). 15. Selon les termes de divers livrets et brochures grand public. 16. Ainsi du village de Kosti, intégralement grec jusqu’aux échanges de populations, puis peuplé de réfugiés bulgares de Thrace orientale. 17. « Les Grecs sont venus et avec eux sont revenus les saints » (Gueorguieva 2001 : 252), et la thraçologue Valeria Fol de se demander : « les dieux anciens sont-ils de retour ? » (Fol 2005). 18. Dont la directrice actuelle est bulgare. 19. Dès 2002, en parallèle de l’élaboration de la convention sur le PCI, une grande enquête par questionnaire au sein du réseau du ministère de la Culture (musées, sites historiques, etc.) et des tchitalichta(« maisons de lecture », véritables institutions culturelles locales en Bulgarie) fait émerger une première candidature bulgare : les babi de Bistritza, reconnues en 2005 comme « chef d’œuvre » du PCI de l’humanité. 20. Qui « distingue formellement le nestinarstvo de toute autre forme de marche sur le feu (…) existant dans le reste du monde ». 21. Formulaire de candidature du nestinarstvo auprès du comité intergouvernemental de l’UNESCO pour la sauvegarde du PCI (Abou Dhabi, 28 septembre-2 octobre 2009). http:// www.unesco.org/culture/ich/en/RL/00191. 22. En référence explicite aux « trésors vivants » japonais. 23. Organe expert du ministère de la Culture créé en 2006. 24. Entretien avec M. S. (22 avril 2010), représentante de la Bulgarie pour la convention du PCI de l’UNESCO. 25. UNESCO (comité intergouvernemental de sauvegarde du PCI), autorités nationales (Conseil national pour le PCI, Comité National de Folklore – ministère de la Culture, Institut de Folklore – Académie des Sciences bulgare), autorités régionales (obshtina Tzarévo, musée de Burgas), acteurs locaux « porteurs » du rituel. 26. Création du centre d’information de Bâlgari, amélioration de l’infrastructure du village, création au tchitalichte de Tzarévo d’un poste de fonctionnaire « spécialisé dans les domaines des panagyri et du nestinarstvo », création d’un parcours d’interprétation le long de l’itinéraire des processions. 27. Ainsi d’un panneau du Parc naturel Strandzha signalant le village de Bâlgari comme « réserve ethnographique » où est pratiquée « la tradition païenne préservée du Nestinarstvo ».

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28. « À l’époque du socialisme, on ne payait pas pour s’occuper des icônes, du konak, du feu (…). Avec la démocratie, chacun demande ‘combien tu me donnes ?’. Il faut tout payer : les nestinari, les icônes, la gaïda, l’orchestre » (M.M., maire-adjoint de Bâlgari). 29. Ces deux collectivités présentent des profils contrastés : bénéficiaire de la politique de développement du régime socialiste, Malko Târnovo connaît aujourd’hui un déclin qu’elle peine à enrayer. Profitant de sa position sur le littoral, Tzarévo connaît au contraire un fort développement touristique. 30. En Grèce, les icônes familiales réputées pour leur « authenticité » (provenant de Strandzha) sont mises en évidence comme patrimoine de la communauté anasténaride (Sansom 2001 ; Zafeiris 2008 ; Haland 2008). 31. Respectivement les nastoïatelstva (conseils paroissiaux), dariteli (donateurs), sponsori (sponsors). 32. Konak, icônes, odârtcheta (petits oratoires accueillant les icônes), aïazma (sources rituelles, du grec aghiasmè : eau bénite), etc. 33. Ainsi des icônes, traditionnellement transmises de père en fils, conservées à l’année dans l’église et ressorties lors du rituel. Les registres de la parenté et de l’alliance constituent l’un des socles du système symbolique du nestinarstvo : les saints sont les « grands-parents », les icônes grecques et bulgares sont « frères ». 34. Certains considèrent l’espace strandzhiote lui-même comme porteur d’énergies spirituelles : le thaumaturge bulgare Petâr Dânov incluait Strandzha dans une « ceinture de feu » planétaire (sur l’influence supposée de particularismes magnétiques sur la pratique nestinare, voir Stoïlov 2005). 35. « La personne qui organise la célébration de tout le complexe rituel (…) collecte des fonds auprès de donateurs pour financer le bois nécessaire pour le feu nestinar, les animaux rituels nécessaires pour le kurban, l’entretien du konak et de l’aïazmo, etc. ». 36. Jouant « un répertoire spécifique à la coutume du nestinarstvo ». 37. Ils vont « de l’église aux lieux sacrés (…) et, pour finir, jusqu’aux braises, où l’icône est remise aux nestinari ». 38. Qui s’occupent du konak, habillent les icônes et préparent le kurban (repas sacrificiel). 39. Auparavant distinctes, le vekilin (obligatoirement un homme) étant le chef des nestinari et le pitrope ou la pitropka (homme ou femme) étant en charge du konak, du kurban, de l’aïazmo, etc. 40. Entretien avec V.I., 13 juillet 2010. 41. En raison de sa pratique commerciale revendiquée ? D’un affichage moindre de la dimension religieuse ? 42. Il a récemment fondé l’association des jeunes Thraces de Tzarevo et réalise des travaux d’histoire locale. 43. Tout comme pour les autres nestinari, cette image n’est cependant pas consensuelle et sa visibilité accrue l’expose autant aux louanges qu’aux critiques… 44. Marquées par le conflit entre pratique festive (il est de facto empêché de chanter) et pratique rituelle (à laquelle il se livre dans un état second), et des postures symptomatiques (dormir à l’église, jeûner, souffrir, changer d’état de conscience). 45. « Les personnes ne sont pas seulement des objets de la conservation culturelle, mais également des sujets. Ils ne sont pas seulement des détenteurs et des transmetteurs culturels (…), mais également des agents dans l’entreprise patrimoniale elle-même » (Kirshenblatt-Gimblett 2004 : 59). 46. S’enduire les pieds de produits ignifuges, ménager autour du feu des trous de boue dans lesquels on marche avant de pénétrer sur les braises, etc. 47. Du nom de l’agence Balkanturism, chargée de la politique touristique nationale à la fin de l’époque socialiste.

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48. De manière plus générale, « Le commerce ne rend pas un élément culturel moins ‘culturel’, mais lui ajoute de nouvelles facettes et vient peut-être même modifier de façon dynamique celles qui étaient déjà là » (Bendix 2011 : 101). 49. Sansom aborde les Anasténaria grecques comme réalisant un « travail symbolique » générant différents types de « capitaux », pour lesquels les acteurs entrent en complémentarité et en concurrence. La conversion du capital symbolique en capital économique suscite des conflits concernant le bon usage de la tradition, tout en élargissant son assise : « the fact that the ritual is now a tourist attraction does not mean that it has ceased to be a significant religious celebration. Indeed popularization has introduced additional meanings, widened the ritual’s effects, broadened its appeal and become a significant dynamic in the way Anastenáridhes generate and negotiate identity » (Sansom 2001 : 147) 50. Micho est soudeur de profession et fréquemment sans emploi, Vessa a travaillé à différents endroits (dont le tchitalichte de Brodilovo), Dinko, qui se destinait un temps à être chanteur, souhaite maintenant devenir historien. Sans tomber dans la généralité ou la comparaison abusive, notons par contraste la présence parmi les anasténaridhes grecs de citadins bien insérés socialement et d’autant plus enclins à valoriser le capital symbolique de la tradition qu’ils n’ont nul besoin de le convertir en capital économique (Sansom 2001). 51. http://www.factor-bs.com/news-12859.html 52. Et connaît des développements surprenants : lors d’une rencontre en juillet 2011, les présidents bulgare et turc évoquent un projet de classement de Strandzha comme « patrimoine culturel immatériel transnational », sous l’égide de l’UNESCO. F0 53. « Les innovations de ces dernières années ont mis 28 la danse sur la zharava) au premier plan, modifiant son essence même » (Fol 2005 : 51).

RÉSUMÉS

En explorant la construction de l’« arène patrimoniale » du nestinarstvo en Bulgarie, rituel inscrit en 2009 sur la liste représentative du Patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, l’article se propose d’analyser les multiples tensions et négociations accompagnant un processus de patrimonialisation. L’exemple choisi vise à comprendre les effets locaux de catégories globales telles que le PCI : au-delà d’une vision dualiste (patrimonialisants-patrimonialisés), il met en lumière, par le truchement du patrimoine, des conflits de légitimité rituelle, institutionnelle, culturelle et scientifique, dans le contexte d’une société en profonde transformation. Ces tensions et négociations sont d’abord envisagées dans les termes de « territoires » disputés de la « tradition », notamment à l’échelle locale. L’article aborde ensuite certaines des mutations de l’expérience rituelle dès lors qu’elle est pensée sous l’espèce patrimoniale. À la vision « mécaniste » d’une mise en patrimoine entraînant des résistances, est préférée une vision « dynamiste » abordant la patrimonialisation elle-même comme processus de production de légitimité. La notion d’arène patrimoniale permet d’appréhender les processus patrimoniaux comme des espaces de savoir/pouvoir (Foucault), dans lesquels se déploient des stratégies et des tactiques (de Certeau) portant sur la légitimité à définir et user d’objets patrimoniaux.

By exploring the construction of the « heritage arena » of nestinarstvo in , a ritual inscribed in 2009 on the UNESCO’s representative list of Intangible cultural heritage, this paper proposes to analyse the multiple tensions and negotiations accompanying a heritage process. The

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chosen example aims at understanding the local effects of global categories as the ICH : beyond a dualist vision (« heritagizer-heritagized »), it puts on light, through heritage, conflicts on ritual, institutional, cultural and scientific legitimacy, in the context of a society in deep transformations. These tensions and negotiations are first examined in terms of contested « territories » of the « tradition », especially on the local level. Then the paper explores some of the mutations of the ritual experience, as it is thought in heritage terms. To the « mecanist » vision of a heritage-making implying resistances, is preferred a « dynamist » vision taking the « heritagization » itself as a process of legitimacy production. The notion of heritage arena allows to apprehend the heritage processes as spaces of knowledge/power (Foucault), where are deployed strategies and tactics (de Certeau) about the legitimacy to define and use heritages.

INDEX

Keywords : Intangible cultural heritage, arena, ritual, territory, Bulgaria Mots-clés : patrimoine culturel immatériel, arène, rituel, territoire, Bulgarie

AUTEUR

OLIVIER GIVRE est Enseignant-chercheur à l’Université Lumière-Lyon2/CREA (Centre de Recherches et d’Etudes Anthropologiques). Il conduit actuellement ses recherches en France et dans les Balkans (Bulgarie et Grèce), sur les transformations culturelles et politiques dans l’espace européen, en particulier les rapports entre processus patrimoniaux et enjeux territoriaux. [Université Lumière-Lyon2/CREA, Faculté d’Anthropologie, Sociologie et Science Politique, 5 avenue Pierre Mendès-France, 69676 Bron cedex, France – [email protected]].

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Animaux et objets marrons Résistances à la mise en exposition dans les parcs zoologiques et les musées d’Afrique de l’Ouest

Julien Bondaz

1 En Afrique de l’Ouest, les musées sont généralement peu visités par les populations locales, contrairement aux parcs zoologiques. En guise d’explication de cette faible fréquentation, les professionnels des musées ont souvent recours aux « invocations culturalistes » qui caractérisent certaines « idéologies du développement » (Olivier de Sardan 1995 : 14-15). L’idée selon laquelle les populations locales n’auraient pas la « culture du musée » est ainsi utilisée de manière récurrente – de même que l’idée corollaire selon laquelle « le musée, c’est pour les Blancs ». Lors de mes recherches sur le terrain, un agent du Musée national du Mali m’a par exemple expliqué que « les Maliens en général n’ont pas la culture du musée »1. Au Musée national du Burkina Faso, la même expression est utilisée : « Les autochtones n’ont pas la culture du musée. Ils ne comprennent pas ». Un artiste nigérien travaillant pour le Musée national Boubou Hama, à Niamey, affirmait pour sa part que « le vrai musée africain, c’est le zoo ». Il est vrai que l’exceptionnel succès populaire du Musée national Boubou Hama du Niger s’explique avant tout par la présence d’un parc zoologique dans son enceinte2. Tout se passe donc comme s’il existait une résistance culturelle à la mise en exposition muséale, fondée sur l’opposition entre culture du musée (sous-entendu occidentale) et culture locale (nationale ou africaine). Une telle approche implicitement culturaliste de la question de la fréquentation des musées soulève ainsi de manière frontale celle des résistances aux patrimonialisations. Elle repose sur le postulat selon lequel les résistances au changement traduisent des différences culturelles, voire une dichotomie entre « culture traditionnelle » et « culture moderne », les théories du développement et celles du patrimoine paraissant ainsi relever d’une même « idéologie scientifique » (Olivier de Sardan 2010). Un tel postulat s’explique en partie par la centralité de la question des résistances au changement social dans les approches culturalistes et plus largement par le succès de la notion de résistance en anthropologie, notamment dans les études anglo-saxonnes (Brown 1996).

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2 Une approche anthropologique des résistances aux patrimonialisations ou des controverses patrimoniales doit cependant éviter l’écueil culturaliste, c’est-à-dire l’idée selon laquelle il serait possible d’autonomiser telle ou telle culture et de trouver dans cette autonomie une explication aux actes de résistance. Certes, les faits de résistance relèvent avant tout de stratégies humaines et s’inscrivent donc dans des contextes culturels variés. Les revendications sont souvent locales et mettent en jeu des intérêts privés ou collectifs, traduits en termes politiques. Pour ce qui concerne les musées, la résistance à la mise en exposition de certains objets peut ainsi conduire à des débats concernant l’autorité du discours muséal, à des demandes de restitution d’objets par des groupes sociaux, voire à des actes de vandalisme, entre autres « frictions muséales » (Karp et al. 2006). Au sujet des parcs zoologiques, les critiques mettant en cause la capture et l’exposition d’animaux vivants se traduisent le plus souvent par des demandes de remise en liberté ou de réintroduction. Au musée comme au zoo, collectes et mises en exposition sont donc des actions pouvant être discutées, critiquées ou combattues par des humains, qui deviennent ainsi les porte-paroles des objets et des animaux concernés. Cet article propose cependant d’inverser la perspective, et de poser l’hypothèse que ces derniers pourraient eux-mêmes être considérés comme entrant en résistance contre leur mise en exposition. 3 Une telle idée peut sembler curieuse. On imagine assez facilement comment des animaux pourraient ne pas jouer le jeu que leur impose le dispositif du parc zoologique. Les récits d’évasion qui circulent au sujet de certains animaux présentés dans les zoos d’Afrique de l’Ouest paraissent ainsi mettre en scène des actions de résistance animales. De telles actions sont plus difficiles à concevoir de la part d’objets muséaux. L’anthropologie des sciences et des techniques et la sociologie pragmatique nous fournissent certes quelques cas tout à fait intéressants : lorsqu’un objet technique est produit, on ne peut ainsi jamais savoir s’il va « résister, se comporter comme un véritable agent et en retour modifier les actions en cours » (Callon et Law 1997 : 105). Ces questionnements ne sont cependant guère repris au sujet des objets de patrimoine : ce qui résiste dans les patrimonialisations, ce sont toujours des humains. On propose donc ici l’hypothèse selon laquelle l’attribution de capacités de résistance à des non- humains permet de comprendre certains aspects des résistances ordinaires aux patrimonialisations. Deux types de collection a priori distincts, zoologique et muséale, vont nous servir d’exemples. On verra en effet que les questions de mise en exposition d’animaux sauvages et d’objets rituels soulèvent des problèmes parfois similaires dans le contexte ouest-africain. Au Mali, au Niger et au Burkina Faso, de nombreux récits rapportés par des agents ou des visiteurs semblent ainsi perturber ou introduire du jeu dans l’exposition zoologique ou muséale. Ces récits d’évasions d’animaux au zoo et d’évènements provoqués par des objets au musée posent la question de leur mise en exposition et de leur statut. Ils mettent en scène un moment de leur biographie sociale (Appadurai 1986) que l’on propose de nommer « marronnage ». Les récits obtenus révèlent par ailleurs un processus cognitif commun à l’œuvre dans la mise en exposition, une même attribution d’intentionnalité aux animaux de zoo et aux objets de musée, un même anthropomorphisme. Loin de relever de croyances irrationnelles, ils peuvent être entendus comme des récits qui mettent en débat le consensus patrimonial, invitant à une approche intentionnaliste des objets (au sens large) du patrimoine.

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Évasions dans les parcs zoologiques d’Afrique de l’Ouest

S’échapper d’une catégorie instable

4 On sait que le statut de l’animal de zoo est particulièrement ambigu : il n’est plus tout à fait sauvage et n’est pas tout à fait domestiqué. L’anthropologue Garry Marvin a ainsi récemment proposé de faire de « l’animal de zoo » une catégorie à part entière (Marvin 2008)3. Or, les cas d’évasions de ces animaux au statut ambigu mettent en question un tel effort de catégorisation. Comme l’a montré Jean-Pierre Digard (1985), ils inscrivent ces situations dans le cadre plus général du marronnage. Selon lui, les phénomènes de marronnage zoologique ont « beaucoup à nous apprendre sur les hommes qui les produisent ou qui les laissent se produire, sur leurs rapports à la nature et sur leur vision du monde. La déprise trahit l’homme tout autant que l’emprise » (ibid. : 142). Dans ce contexte général, les récits d’évasion apparaissent alors comme des mises en question du zoo envisagé comme espace de domestication.

5 Dans les discours des visiteurs ou des agents des zoos d’Afrique de l’Ouest, la question du caractère sauvage de l’animal est souvent directement liée à celle de son origine géographique et met en jeu l’opposition entre l’espace urbain et la brousse4. Un soigneur m’expliquait ainsi, au sujet des céphalophes de la ménagerie et du zoo du Parc Urbain Bangr Weoogo à Ouagadougou : Ils sont venus de la brousse et se sont reproduits en ville. Mais comme ils sont d’origine sauvage, on les considère comme sauvages. Mais un animal domestique peut devenir sauvage, s’il s’échappe des mains de l’homme. 6 Pour lui, la domestication d’un animal sauvage n’est pas possible, alors que l’ensauvagement d’un animal domestique peut se produire accidentellement. En ce sens, les récits d’évasion peuvent parfois servir à argumenter le fait que les animaux sauvages exposés ne sont jamais totalement domestiqués. Ainsi, leur fuite s’accompagne parfois de comportements agressifs interprétés comme des indices de sauvagerie retrouvée. Au Musée national du Niger, par exemple, il y a quelques années, une autruche a été tuée par l’élan du Cap qui s’était échappé de son enclos. Mais les évasions d’animaux ont rarement des conséquences aussi dramatiques. Un gardien de nuit du Musée national du Niger m’a raconté s’être endormi une nuit près des cages des lions, lorsqu’un lionceau en est sorti et a attrapé sa main avec ses pattes de devant. Le gardien se souvient s’être alors réveillé en sursaut et avoir ainsi apeuré le lionceau. De même, un éléphant autrefois exposé dans le même musée avait pour sa part semé la panique au petit marché, sans pour autant faire de victime.

7 Les récits d’évasion sont cependant avant tout l’occasion de mettre en avant la relation spécifique qui existe entre un animal et son soigneur. Toujours au Musée national du Niger, une femme se souvient ainsi : Un jour, il y a deux lionceaux qui se sont enfuis du musée, parce qu’à ce moment-là, quand les lionceaux étaient petits, on les laissait se promener dans le musée. Ils sont allés à côté de l’hôtel Gaweye, dans l’herbe haute. Parce que l’endroit était humide, l’herbe était haute. Quand les gens qui passaient sur la route ont vu leurs têtes dans l’herbe, ils ont eu peur. Ils ont appelé les sapeurs pompiers. Les lionceaux étaient encerclés, ils voulaient les tuer. Heureusement, à ce moment-là, [leur soigneur] est arrivé. Les lions l’ont directement suivi. On aurait dit qu’il savait leur parler. Les gens n’en revenaient pas. Les lions l’ont suivi jusqu’au musée.

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8 Un agent rapporte quant à lui un autre récit d’évasion : Avant, les chimpanzés étaient attachés à un arbre. Un jour, [une femelle] a cassé ses liens. Elle est allée sur le parking de l’Hôtel de Ville. Je ne sais pas comment elle a fait, elle est entrée dans les voitures, elle a passé les vitesses ou je ne sais quoi, les voitures avançaient et se cognaient. Puis elle est allée dans le marché, il fallait voir ça. Ça a été un vrai scandale. Le musée a dû aller chercher [son soigneur] qui était en congé ce jour-là. On a prêté [emprunté] la voiture du musée pour aller le chercher à 100 km de Niamey. 9 Dans les deux cas, celui des lionceaux et celui de la femelle chimpanzé, les soigneurs des animaux sont présentés comme ayant un pouvoir sur eux. Dans le premier cas, il apparaît comme leur seul interlocuteur possible (« on aurait dit qu’il savait leur parler ») ; dans le second, il est présenté comme indispensable à la maîtrise du singe, au point que tous les moyens sont mis en œuvre pour aller le chercher. La proximité entre ces soigneurs et ces animaux montrent que des formes de domesticité existent et résistent à l’évasion, et que le statut de l’animal se caractérise d’abord par une inquiétante instabilité5. Les récits d’évasion des animaux ne sont donc pas seulement des manières d’interroger leur sauvagerie ou leur domestication, c’est-à-dire le sens que peut prendre leur muséalisation. Ce sont également des moyens de suggérer les relations privilégiées mais complexes que les soigneurs entretiennent avec eux. Extraits de récits de vie des bêtes, ils parlent avant tout des hommes.

10 On retrouve le même type de récits au parc zoologique de Bamako. On raconte ainsi qu’un lion se serait échappé et continuerait de vivre à côté du zoo, ou qu’un lamantin aurait été tué par un crocodile sorti de son bassin. Récemment, c’est une antilope qui se serait échappée peu après son arrivée au parc et qui aurait réussi à pénétrer jusqu’à l’intérieur du palais présidentiel, situé sur la montagne (Koulouba : « la grande montagne ») qui surplombe le parc zoologique. Entre faits divers et légendes urbaines, ces évasions donnent ainsi à voir le zoo comme un espace potentiellement dangereux, installant la brousse aux portes – voire au cœur – de la ville. Les récits d’évasion bouleversent le principe même du parc zoologique, en mettant à mal la relation à l’animal exposé : l’animal spectaculaire redevient une bête sauvage, refusant en quelque sorte les interactions qui lui sont imposées.

Les récits d’évasion comme signes distinctifs

11 Cependant, dans les récits d’évasion, une autre dimension apparaît centrale et renvoie aux représentations que les populations locales se font des animaux. Il s’agit des relations que les animaux sauvages sont censés entretenir avec des entités invisibles, et notamment des génies de la brousse. L’espace du zoo fonctionne en effet comme un morceau de brousse en pleine ville et sert ainsi d’espace d’« habitation » (Fainzang 1986 : 28) pour des génies de la brousse6. Certains animaux sont réputés être eux- mêmes des génies, bien que, selon plusieurs interlocuteurs, les génies prenant une forme animale sont censés ne pas pouvoir être attrapés. Un agent du Musée national du Niger m’expliquait qu’« un génie transformé en animal ne peut pas être capturé : soit il disparaît, soit il se change en autre chose ». C’est ce statut ambigu, non plus entre animal sauvage et animal domestique, mais entre animal et génie, qui expliquerait alors, selon certains, la fréquente disparition des pythons exposés au Musée national du Niger, échappés de leur cage. Ces évasions sont régulièrement interprétées comme des

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« affaires » de génies, que ce soit sur le mode de la plaisanterie (« c’est sûrement un génie ! ») ou de façon sérieuse. Un agent du musée raconte ainsi : J’ai entendu un autre bruit qui courait dans la ville. On a perdu trois boas [pythons]. On a dit que c’était les génies qui les avaient fait sortir du trou. Les boas même, c’était des génies, c’est pour ça qu’ils sont sortis. 12 Un autre, gardien de nuit, témoigne : De telle heure à telle heure, je ne sais plus quel jour, il paraît qu’il y a un serpent qui sort de l’enclos de l’autruche, qui longe le mur et qui va jusqu’à la grande porte. Un autre gardien dit aussi qu’il l’a vu, et une troisième personne. 13 La circulation des serpents, leurs évasions fréquentes, trouvent ainsi leur explication dans une relation privilégiée de ces reptiles avec les génies. C’est parce qu’ils ne sont pas des animaux sauvages comme les autres qu’ils peuvent échapper à la captivité et à l’emprise humaine, ou, pour le dire autrement, à leur muséalisation.

14 Les associations entre certains animaux et certains génies expliquent en outre que les gardiens et les soigneurs qui s’en occupent soient idéalement dotés de compétences magico-rituelles7. De manière générale, des dispositions variées, dont le recours à des talismans ou à des médicaments traditionnels, sont d’ailleurs prises par les agents des zoos dans le but de se protéger contre le pouvoir attribué aux animaux8. En outre, certaines catégories professionnelles sont réputées posséder des compétences magico- rituelles permettant de dompter certaines espèces animales. C’est par exemple le cas des forgerons, censés pouvoir charmer les serpents. Les relations entre agents et animaux des parcs zoologiques sont donc susceptibles de s’exprimer en termes de pouvoir magico-religieux. Les logiques d’agression et de protection, de violence et de résistance débordent clairement le cadre du patrimoine. Elles sont d’ailleurs révélées dans des récits plus dramatiques. Ainsi, au parc zoologique de Bamako, un python avait été capturé sur place et s’était échappé dès le lendemain. Décrit comme un « python sacré », il est rendu exemplaire par des traits distinctifs de rareté et de longévité, et, selon certains, sa vision est réputée porter malheur. Plusieurs agents du zoo le rendent responsable du décès d’un gardien, tué par un buffle au début des années 2000. L’un d’entre eux me racontait ainsi : Quand les pythons vieillissent, certains ont des cornes qui poussent. D’autres changent de couleur et deviennent dangereux. Ce sont des pythons sacrés. Quand on les voit, ça porte malheur. Il y en a un au zoo. Il ne sort qu’une fois par an. Ce n’est pas facile de le voir : il a des siècles ! Le gardien qui a été tué par le buffle l’a vu avant de mourir. Dans le parc, avant, il y avait des biches. Il a vu le python attraper une biche et l’a fait échapper. Le buffle était effrayé et l’a attaqué. La femelle a essayé de sauver le monsieur. On l’a amené au point G [nom de l’hôpital] mais soixante-douze heures plus tard, il est mort. Il aurait fallu l’envoyer en Europe, mais on n’avait pas les moyens. 15 Dans ce récit, le python est rendu directement responsable du comportement du buffle, et donc de l’accident tragique survenu au gardien. La connexion entre les deux événements (le gardien voit le python et le buffle l’attaque) est posée comme une relation causale et sert à construire une image spécifique du python. La proximité avec les animaux sauvages est donc présentée comme un risque, un danger.

16 À l’inverse, la libération d’un animal du zoo peut parfois être présentée comme largement positive, voire miraculeuse. C’est notamment le cas d’un lion du parc zoologique de Hann, à Dakar, au Sénégal, qui aurait été libéré par Cheick Tidiane Sy, petit-fils du fondateur de la confrérie tijaan. Cheick Tidiane Sy, ambassadeur au Caire,

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avait été emprisonné dans les années 1960 par le pouvoir senghorien pour une affaire de détournement d’argent public. On raconte qu’après être sorti de prison, il serait passé au parc zoologique de Hann et aurait fait échapper un lion qui est ensuite devenu son compagnon (Diouf 1992 : 36)9. Dans ces derniers exemples, de la puissance des animaux au pouvoir des humains, des génies aux marabouts, les récits d’évasion ou de libération des animaux enfermés en vue de leur exposition mettent ainsi en scène le caractère extraordinaire des acteurs en présence. 17 La question de la libération des animaux apparaît dans un dernier récit, particulièrement révélateur, qui concerne un lamantin exposé au parc zoologique de Bamako. Le lien souvent établi entre le lamantin et Faro, le génie du fleuve Niger, explique que sa présence au zoo soit parfois controversée. Ainsi, en 1961, la capture d’un lamantin dans le Niger et son exposition au zoo coïncident avec des inondations et une crue du fleuve particulièrement dangereuse. Les pouvoirs publics furent contraints d’intervenir et de faire libérer l’animal. Lorsqu’il fut remis à l’eau, Diango Cissé note que « tout rentra dans l’ordre » (1970 : 13). Le chef de l’État de l’époque, Modibo Keita, aurait été directement concerné par cette affaire, en tant que descendant du premier empereur du Mandé, dont le lamantin est parfois présenté comme l’animal totem, ou tana (Delafosse 1912 : 121 ; Cissé 1970 : 13). Une telle croyance selon laquelle la capture d’un lamantin entraînerait des catastrophes est toujours d’actualité. Ainsi, en 2005, le président Amadou Toumani Touré, en visite dans le delta du Niger, s’est vu offrir deux lamantins vivants par des pêcheurs et les a fait remettre à l’eau après la cérémonie10. 18 Depuis les problèmes de gestion et de sécurité au sein des parcs zoologiques jusqu’aux implications politiques de la mise en exposition d’animaux sauvages, on voit comment les récits d’évasion mettent en question le statut des animaux de zoo. Leur évasion apparaît comme le signe de leur sauvagerie persistante là où tout est mis en œuvre par les soigneurs et les gardiens pour les domestiquer. La transformation des bêtes en objets de patrimoine s’en trouve ainsi perturbée, sinon remise en cause. On va voir qu’en Afrique de l’Ouest, la transformation de certains objets rituels en objets ethnographiques ou en œuvres d’art susceptibles d’être exposés dans un contexte muséal soulève des problèmes souvent proches.

Mouvements d’objets dans les musées d’Afrique de l’Ouest

Le pouvoir des objets

19 Dans le contexte de l’Afrique de l’Ouest, de nombreux objets rituels sont considérés comme des « objets forts » (Colleyn 2004 et 2009) : ils sont dotés d’un certain pouvoir magico-religieux. C’est le cas notamment des objets habituellement rassemblés sous l’étiquette de « fétiches ». Or, l’existence de tels objets pose clairement un problème muséologique. La plupart des réflexions sur les musées en Afrique de l’Ouest mettent en avant cette difficulté, ainsi que le nécessaire consensus qu’il faut atteindre au sujet de la mise en exposition de ces objets. Yves Robert écrit par exemple qu’« il s’agit pour le conservateur de musée de dépasser le stade du dilemme entre exposer ou ne pas exposer pour obtenir un consensus acceptable dans le respect des communautés locales et des principes humanistes supérieurs d’éducation » (2007 : 27). Poser la question du pouvoir des objets en termes de consensus empêche cependant de saisir ce que fait le pouvoir

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attribué à ces objets à leur mise en exposition, et aux visiteurs du musée. Un étudiant malien notait ainsi dans un rapport de stage consacré au Musée national du Mali qu’« une étude approfondie de l’objet s’avère nécessaire pour ne pas exposer les visiteurs aux multiples dangers que peut provoquer la vue d’un objet sacré »11. Ce n’est donc plus seulement l’objet qui s’expose, ce sont aussi les visiteurs et les agents du musée qui s’exposent à l’objet. Le pouvoir attribué à certains objets rituels soulève ainsi le problème du danger de leur mise en exposition et explique la nécessité de leur faire subir un traitement rituel avant leur entrée dans les collections12. L’un des guides du Musée national du Mali explique par exemple, à propos des objets rituels : Avant de le donner au musée, on le désacralise. Parce qu’il y a trois modes d’acquisition : achat, don, legs. S’il s’agit d’un achat, le vendeur le désacralise, dans les fins fonds, il le désacralise chez lui avant de le vendre au musée. Si c’est [un] don, c’est la même chose ; si c’est [un] legs, c’est la même chose. Dans les trois cas, le propriétaire est obligé de désacraliser l’objet à la base, avant de le remettre au musée. 20 Mais certains objets sont considérés comme trop puissants pour perdre tout leur pouvoir : malgré les rituels de désacralisation effectués lors de la collecte des « objets forts », le pouvoir de certains d’entre eux reste dangereux pour les gardiens de salle ou pour les visiteurs. Un professeur de socio-anthropologie rencontré à l’Institut des Sciences Humaines de Bamako m’expliquait ainsi, au sujet du transfert d’objets rituels dans un musée : « Du sacré au profane, le cap n’est pas facile à passer. Il y a toujours des restes ». Toujours au Mali, à Samako, sur la route de Sibi, un bolitigi (« féticheur ») m’a tenu un discours identique à propos de ses propres boliw (« fétiches ») : « Mes boliw sont tellement puissants qu’ils ne pourront jamais aller au musée. Tout le monde ne peut pas les voir. Ils ont tellement de nyama que je ne pourrai jamais enlever tout le nyama ». Cette idée selon laquelle il reste toujours un certain pouvoir aux objets rituels réputés les plus puissants est largement répandue et apparaît centrale dans les enjeux liés à la constitution d’un patrimoine de collection en Afrique de l’Ouest.

21 Au Musée national du Mali, trois objets en particulier sont censés continuer à exercer un certain pouvoir : un Komokun, un Poro et un boli. L’un des gardiens de la salle des « Chefs d’œuvre d’art rituel » explique par exemple : Si un komotigi [« maître du Komo », c’est-à-dire responsable du culte du Komo] vient et s’adresse au Komokun, la vitrine va exploser. C’est la même chose pour le boli. Si un bolitigi [« maître du boli », habituellement traduit par « féticheur »] vient et parle au boli, le nyama va revenir dans le boli et la vitrine va exploser. 22 On peut d’ailleurs noter que, dans cette manière de dire la puissance contenue de l’objet (son nyama), on voit comment le principe du musée est mis en cause, la destruction de la vitrine pouvant à cet égard paraître symptomatique. Au Musée national du Mali, comme dans d’autres musées d’Afrique de l’Ouest, des récits circulent par ailleurs au sujet de certains objets susceptibles de provoquer la folie, la maladie ou la mort de leurs gardiens. Au Musée national du Niger, des objets utilisés dans le cadre des cultes de possession qui provoquaient l’entrée en transe de certains visiteurs ont été retirés de l’exposition (Bondaz 2009b)13.

23 Dans un tel contexte, plus encore que la vue des objets, le contact des visiteurs avec eux peut s’avérer particulièrement dangereux. Au sein des musées d’Afrique de l’Ouest, l’interdiction de toucher les objets trouve ainsi un nouveau sens. Dans certains cas, en effet, ce n’est pas le souci de la conservation des objets qui motive l’interdit, mais celui

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de la protection des personnes. À Ouagadougou, au Burkina Faso, un agent du Musée de la Musique explique par exemple : Il y a des objets qu’on interdit de toucher. Si un visiteur touche certains objets, il peut tomber malade ou s’évanouir. On ne lui explique pas. On dit qu’il a eu un malaise, mais c’est parce qu’il y a des objets qu’il ne faut pas toucher. 24 Au Musée national du Burkina Faso, de telles remarques sont régulièrement émises par les guides lors des visites, notamment scolaires, et entretiennent ainsi un jeu sur la peur ressentie par les visiteurs à la vue de certains masques exposés. Les touristes sont eux aussi susceptibles d’être pris dans un tel discours. Un agent du musée témoigne ainsi : « Il y avait un guide, quand il y avait des visiteurs blancs, il s’amusait à leur dire que les masques marchaient la nuit : ça faisait peur aux Blancs et ils regardaient les masques avec plus d’attention ». Le contact avec les objets ou le déplacement des masques constituent ainsi des motifs saillants du discours des guides, et entretiennent l’ambiguïté entre la conscience du danger de l’exposition aux objets et le jeu de sidération que cela peut provoquer chez les visiteurs, entre mesure de sécurité et « technologie de l’enchantement » (Gell 1992 ; Wastiau 2008).

Échapper à l’exposition muséale

25 Le pouvoir dont sont dotés certains objets rituels exposés dans un musée se manifeste également, dans les récits, par l’attribution de capacités de mouvement, de déplacement. A Ouagadougou, on raconte par exemple qu’un timbouani (tambour double bwaba) a dû être retiré de l’exposition, que ce soit au Musée de la Musique ou au Musée national : On a eu des problèmes. Des choses bizarres se sont passées. (un agent du Musée de la Musique) Avant, il y avait un tambour qui était exposé, chaque fois il bougeait. Quand on venait, on le trouvait trois mètres plus loin, collé à un autre objet. (un gardien du Musée national) 26 Plusieurs autres objets sont également réputés se déplacer ou faire du bruit. Deux femmes qui travaillent au Musée national évoquent des souvenirs récents : Avant, la nuit, il y avait du bruit dans la salle des masques. On entendait marcher. Je ne sais pas s’ils ont fait quelque chose ou s’ils ont enlevé le masque, mais maintenant, c’est fini. La nuit, dans la salle des masques, ça tourne . 27 Une troisième femme rapporte un souvenir plus lointain ; Quand il y avait une salle d’exposition à l’hôtel Indépendance, il y avait une statuette mossi qui marchait pendant la nuit. Chaque nuit, les policiers en faction devant l’hôtel entendaient du bruit. C’était une statuette qui faisait peur. Même si elle avait été désacralisée, ses effets continuaient. Sa puissance était si grande que ses effets ont mis du temps à partir. 28 Cette statuette de protection familiale (tilembugri) autrefois exposée à l’hôtel Indépendance est en fait toujours présente dans les collections du musée. Elle a récemment été placée à l’entrée du pavillon Jean Rouch, lors de l’exposition « Chefs d’œuvre d’art rituel du Musée National », où elle se serait également, selon un agent, déplacée pendant la nuit : « Quand on la posait là, le lendemain on la retrouvait ici. Il a fallu la ramener à Ouahigouya pour faire des sacrifices. Tous les gardiens de nuit se plaignaient ». La statuette a ensuite été placée dans la réserve, où elle se trouve encore

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aujourd’hui et où elle aurait continué à perturber la vie du musée, comme me l’a rapporté un autre agent du musée : Dans la réserve, il y avait une statuette qu’on avait amenée de Ouahigouya, avec des cauris sur la tête et quelque chose [il fait le geste : autour des hanches]. C’était dur. Vraiment c’était dur. On l’enfermait le soir. Le matin elle était dehors. On l’a ramené à Ouahigouya pour qu’ils diminuent sa puissance. Maintenant ça va, elle est toujours dans la réserve, mais c’est calme. 29 Seul un traitement rituel spécifique (nécessitant un retour dans son contexte rituel d’origine) a donc finalement pu venir à bout de la puissance de la statuette. C’est d’ailleurs l’objet qui a été choisi comme logo du Musée national. L’un des responsables du musée explique ce choix en se référant à la petite taille de la statuette et à sa fonction protectrice : « Le musée est petit mais va grandissant. Le musée est protégé et va s’épanouir en grandissant ». L’histoire d’un tel emblème semble ainsi (implicitement) indiquer les difficultés rencontrées par les conservateurs du musée dans la transformation de certains objets rituels en objets muséaux. Le fait que cet objet soit désormais mis en réserve peut en ce sens paraître révélateur.

30 La question du pouvoir des objets dépasse cependant le cadre national. Toujours au Musée national du Burkina Faso, des objets prêtés par le musée pour des expositions organisées en Europe sont également réputés avoir eu des comportements étranges, presque humains : Il y avait une statue qu’on avait envoyé exposer en France, elle n’arrêtait pas de pleurer. Chaque matin, on la trouvait avec des larmes qui avaient coulé de ses yeux. Le pays lui manquait. Elle était triste là où elle était. Un masque du musée avait été prêté pour une exposition en France. Un matin, on l’a trouvé au musée. Il était revenu seul… [Après un silence] Il a voyagé sans billet. 31 On retrouve ces histoires à propos d’objets volés exposés en Europe, par exemple, au Mali, à propos de masques dogon14 : Dans les années 1970, des voleurs avaient pris un masque dogon caché dans une grotte, dans la falaise. Le masque avait été revendu, et d’intermédiaire en intermédiaire, il était arrivé jusque dans la collection d’un Français ou d’un Belge, je ne sais plus. Mais peu de temps après, le masque est revenu. Un jour, il est revenu tout seul dans la grotte. Il avait fait tout le chemin à l’envers. Et tous les vendeurs, et les voleurs, tous sont morts. Le masque les a tués. 32 Il s’agit ainsi de mettre en récit le danger que constitue la transformation d’objets rituels en patrimoine de collection, à travers l’évocation du décès des intermédiaires. Plus globalement, ce ne sont plus seulement des enjeux locaux qui sont mis en avant, mais bien l’articulation entre les représentations et les savoirs locaux concernant les objets rituels et leur circulation internationale. Depuis la capacité attribuée à certains objets de faire exploser leur vitrine à celle de revenir dans leur musée ou leur contexte d’origine, les récits qui sont transmis au sein des musées d’Afrique de l’Ouest montrent que la mise en exposition des objets rituels a quelque chose à voir avec celle des animaux sauvages. Parmi les uns comme parmi les autres, certains objets rituels et certains animaux sauvages sont dotés d’une capacité à lutter contre leur mise en vitrine ou leur mise en cage, c’est-à-dire à échapper au contexte muséal et au style d’interactions qui est produit par leur mise en exposition.

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Le marronnage des animaux et des objets comme résistance à la mise en exposition

33 Il est désormais temps de s’interroger sur ce qui est en jeu dans ces récits, et qui nous intéresse ici : la question de la transformation difficile et parfois dangereuse de certains animaux sauvages et de certains objets rituels en patrimoine de collection, c’est-à-dire la question de leur requalification en objets de patrimoine. Leur mise en exposition constitue en effet une étape essentielle de leur biographie et il importe de revenir ici sur la proposition faite par Arjun Appadurai (1986), de considérer la vie sociale des objets et de mettre en place une méthode biographique pour l’analyse de la culture matérielle. Une telle méthode se révèle particulièrement heuristique lorsqu’il s’agit d’étudier les patrimonialisations et, en particulier, pour ce qui nous concerne, la muséalisation de certains objets. On pense notamment aux travaux de Thierry Bonnot (2002, 2004) ou aux réflexions de Fabrice Grognet (2005). On pense surtout, pour ce qui concerne le contexte africain, aux analyses de Boris Wastiau (2000, 2004)15. Il me semble que cette méthode biographique mériterait d’être appliquée plus souvent aux animaux. C’est du moins l’une des propositions de cet article. Mais surtout, une telle méthode soulève plusieurs interrogations, en particulier au sujet de l’usage métaphorique des notions de vie et de mort et de la comparaison entre esclave et objet que propose Igor Kopytoff dans l’ouvrage d’Appadurai (Kopytoff 1986). On se souvient que Kopytoff établit un parallèle entre l’esclavage envisagé comme « processus de transformation sociale » (65) et la « biographie économique » des objets comprise comme attribution aux marchandises (commodities) de différents sens, selon des processus constants de reclassification et de requalification. Pour Igor Kopytoff, ce parallèle est valable pour tous les objets, en particulier pour les œuvres d’art (67), et permet de mettre en évidence le fait qu’un objet n’a pas de valeur, de statut ou de signification intrinsèque ou immuable. Un tel rapprochement peut pourtant être critiqué dans la mesure où il pose le problème de la chosification des êtres humains en même temps qu’il propose d’anthropomorphiser les objets (Bondaz 2008).

34 C’est cependant une autre critique qui va nous retenir ici. On peut en effet s’étonner que, lorsque Kopytoff propose de comparer la biographie des choses avec celle des esclaves, il ne mentionne pas le cas du marronnage à ce propos. La comparaison entre la biographie des objets et celle des esclaves relève de l’exercice métaphorique. La métaphore permet en effet « de comprendre quelque chose (et d’en faire l’expérience) en termes de quelque chose d’autre » (Lakoff et Johnson 1985 : 15) et, de ce point de vue, la question du marronnage se révèle tout à fait intéressante. Le marronnage perturbe la linéarité de la biographie de l’esclave. Il constitue en effet un acte de rébellion ou de résistance et l’on ne s’étonnera donc pas si la figure de l’esclave marron a pris toute son importance dans l’anthropologie culturaliste, autour de la question de la résistance culturelle. Comme l’exprime Rafaël Lucas, le marronnage apparaît comme une « résistance à la dynamique de brouillage ontologique que contient l’esclavage » (Lucas 2002). Or, on sait que le terme de « marronnage » appliqué aux esclaves vient de son usage au sujet des animaux16. Il s’agit dans un cas de retourner à la liberté, dans l’autre, comme on l’a vu à propos des animaux évadés de zoos, de retourner à la vie sauvage. Dans certains récits concernant les objets rituels mis en exposition, le même type de processus paraît être à l’œuvre : certains d’entre eux résistent à la mise en

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exposition et on attribue même aux objets réputés les plus puissants des capacités de mouvement ou de fuite. 35 Les récits de marronnage d’objets et d’animaux invitent dès lors à une approche intentionnaliste de ces non-humains (Freedberg 1989 ; Schaeffer 1996 et 2004 ; Gell 1998 ; Descola 2006 et 2009). Ces récits reposent en effet sur un principe commun : l’attribution d’intentions ou, pour le dire autrement, l’anthropomorphisme. La distinction que propose Stewart Guthrie entre l’anthropomorphisme (« l’attribution de caractéristiques humaines à des événements et à des choses qui ne sont pas humains ») et l’animisme (« l’attribution de vie à ce qui est sans vie ») apparaît en effet précieuse (Guthrie 1989 : 39). Tandis que les animaux des zoos sont anthropomorphisés17, pour ce qui concerne les objets de musée, anthropomorphisme et animisme peuvent se rejoindre lorsque certains « objets forts » sont réputés se déplacer la nuit ou voyager par leurs propres moyens. Dans les deux cas, nous avons affaire à des non-humains qui sont définis comme des agents intentionnels. Nous pouvons ainsi poser la question de la résistance en de nouveaux termes. En effet, non seulement les récits de marronnages d’objets et d’animaux reposent sur un principe anthropomorphe, mais les intentions attribuées aux objets et aux animaux apparaissent comme des intentions d’échapper au contexte muséal, et donc de résister à la patrimonialisation. Tout se passe comme si les humains déléguaient aux non-humains une certaine intention de résister à la mise en exposition. 36 En Afrique de l’Ouest, certains animaux sauvages et certains objets rituels, souvent associés à des entités invisibles, se retrouvent dotés de pouvoirs et d’intentions de résister à leur mise en cage ou en vitrine. Animaux et objets marrons démontrent ainsi que, pour penser les patrimonialisations, il ne s’agit pas seulement de prendre en compte le point de vue institutionnel, ni même le point de vue des humains en général, mais également (si l’on peut dire) celui des non-humains. Ces récits invitent ainsi à réfléchir aux manières qu’ont les humains d’attribuer ou de déléguer des intentionnalités aux non-humains au sujet de leur patrimonialisation. Ce faisant, nous évitons l’écueil du culturalisme dans les réflexions concernant les résistances aux patrimonialisations, mais nous n’abandonnons pas pour autant une approche anthropologique de ces patrimonialisations, puisque les manières d’attribuer des intentions aux animaux et aux objets varient en fonction des contextes culturels, comme nous avons pu le voir à propos de l’Afrique de l’Ouest. Nous remplaçons l’explication culturaliste par l’étude des interactions entre humains et non-humains. Les animaux et les objets marrons obligent ainsi à agencer d’une nouvelle manière non seulement les actes de résistance, mais aussi les projets de patrimonialisation et l’étude anthropologique que l’on peut en faire. Appliquer la « méthode biographique » à l’étude des animaux de zoo et des objets de musée peut en effet permettre de mieux comprendre comment ils sont eux aussi les agents (parfois résistants) de leur mise en patrimoine.

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NOTES

1. Les données ethnographiques présentées dans cet article sont issues de recherches menées, pour l’essentiel dans le cadre d’un doctorat en anthropologie, au sein des musées et des parcs zoologiques du Mali (2005-2010), du Niger (2007) et du Burkina Faso (2008). Mon travail consistait alors à observer – chaque fois pendant plusieurs mois – la vie quotidienne et les coulisses de ces institutions, à participer aux différentes missions des agents et à réaliser des entretiens avec eux, ainsi qu’avec des visiteurs et des non-visiteurs (des riverains des musées et des zoos ne les ayant pas visités). Les propos rapportés dans cet article sont (sauf mention contraire) issu de ces divers entretiens. 2. Sur la place des animaux dans ce musée, voir Ibrahim 2012. 3. Sur ce point, voir également Pellegrini 1995. 4. Le mot français « brousse », issu du vocabulaire colonial, est couramment employé en français d’Afrique et peut s’entendre à différents niveaux. Il est notamment susceptible de désigner à la fois l’espace sauvage par opposition à l’espace villageois, et les zones rurales par opposition aux grands centres urbains. Il renvoie à la fois à « l’autre du village » (Malamoud 1976) et à l’autre de la ville. De tels dualismes doivent cependant être relativisés. L’important ici est que, dans son opposition à l’espace habité, la brousse est décrite comme un espace ambigu et effrayant, peuplé de génies à la fois bons et mauvais et d’animaux sauvages potentiellement dangereux. 5. Pour une étude de cette proximité entre soigneurs et animaux au zoo et les problèmes que cela soulève, mais dans un autre contexte, voir Estebanez (2010). La notion de « juste place » développée par Isabelle Mauz au sujet des animaux dans les Alpes françaises (Mauz 2002) rend également bien compte du jeu sur la distance entre les humains et les animaux mis en scène au zoo. 6. Pour plus de détails sur ce point, voir Bondaz 2009a. Il convient de noter que le pouvoir « mystique » des animaux varie en degré selon les espèces et selon les individus au sein d’une même espèce. Les animaux « parfaits » ou « monstrueux » (Sperber 1975) en sont les mieux dotés. Toute une série de critères (la taille, l’âge, des indices physiognomoniques tels que la couleur ou la brillance de la robe ou une originalité morphologique…) entrent par ailleurs en ligne de compte, comme le montrent certains exemples développés plus bas. Certains animaux

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domestiques, notamment le chien et le cheval (notamment parce qu’ils passent de l’espace habité à celui de la brousse), sont également concernés. 7. Par exemple, un responsable du Musée national du Niger insistait sur ce point en ces termes : « La logique veut que tous les animaux soient gardés par des chasseurs ou par les descendants de chasseurs, qui sont dotés d’un pouvoir. Un animal peut s’échapper, mais tu as déjà le pouvoir de le maîtriser, sans agir sur lui ». 8. L’importance des précautions prises peut également s’expliquer, notamment au Mali, par les interdits « totémiques » que certains agents (comme de nombreux visiteurs) continuent de respecter en fonction de traditions familiales. Pour un développement sur ces aspects, voir Bondaz 2010. 9. Cette libération d’un lion du parc zoologique de Hann rejoue une scène importante de la vie du fondateur de la confrérie mouride, Cheick Ahmadou Bamba. On raconte en effet que ce dernier avait réussi à endormir par des prières un lion que les colons français avaient placé dans sa cellule de la prison de Saint-Louis. Les relations entre les deux confréries, tijaan et mouride, sont ici illustrées par la duplication d’un miracle (karamat en wolof) ayant un lion pour sujet central. 10. L’Essor, n° 15507, 8 janvier 2005. 11. Rapport d’étude du milieu, le Musée National de Bamako, Bamako, IPEG, année scolaire 1982-1983 : 11. 12. Les agents des musées concernés parlent souvent de « désacralisation » à ce sujet. Il me semble cependant qu’une telle notion demeure problématique dans le contexte ouest-africain, où la démarcation entre sacré et profane n’est pas toujours opératoire. C’est donc avant tout par commodité que nous reprenons le terme dans la suite de cet article. 13. Dans les musées d’Afrique de l’Ouest, il est habituel de laisser ou de remiser les objets réputés les plus puissants dans les réserves des musées (on en trouvera plus bas un autre exemple). Les personnes qui pénètrent dans les réserves (conservateurs ou gardiens) se voient d’ailleurs souvent attribuer des compétences magico-rituelles ou des moyens de protection spécifiques par leurs collègues. 14. La plupart des récits rapportés dans ce texte sont en effet proches des récits de chasse ou de vol d’objets rituels en contexte ouest-africain : les difficultés, les échecs ou les maladies des chasseurs et des voleurs trouvent une explication dans le pouvoir ordinairement attribué (toujours selon des degrés divers) aux animaux sauvages et aux « objets forts ». De ce point de vue, un parallèle existe entre la chasse ou le vol et la mise en exposition. 15. On peut également mentionner le numéro du Journal des Africanistes consacré à la vie sociale des objets dans les sociétés du Sahara (2006). 16. Voir l’étymologie et l’historique du mot dans Rey 1992. 17. Sur l’anthropomorphisation des animaux de zoo, voir Mullan et Marvin 1999 : chapitre 1. Pour une synthèse des réflexions sur l’anthropomorphisme animal, on peut par exemple se reporter à Renk et Servais 2002 : chapitre 11.

RÉSUMÉS

En Afrique de l’Ouest, exposer des animaux sauvages ou des objets rituels ne va pas de soi. Les parcs zoologiques et les musées constituent des espaces ambigus où le pouvoir des bêtes et des choses peut parfois créer du trouble. Les récits d’évasion des animaux de zoo ou les témoignages concernant le déplacement d’objets rituels sont fréquents. Basé sur des données

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ethnographiques, cet article montre comment animaux et objets sont ainsi parfois dotés de capacités de résistance à leur mise en exposition. On propose alors de parler de marronnage pour décrire cette capacité de résistance, en faisant un retour sur la notion de « vie sociale des objets » et sur l’idée d’anthropomorphisme.

In West Africa, organizing the exhibition of wild animals or ritual objects is far from evident. Zoos and museums are ambiguous places where the power of animals and things can generate some disorder. The narratives concerning the escape of zoo animals or the movement of ritual objects are frequent. Based on ethnographical data, this article shows how animals and objects are sometimes endowed with capacities of resistance against their exhibition. We suggest, then, to speak about marronnage to describe this capacity of resistance, by reexamining the notion of “social life of things” and the idea of anthropomorphism.

INDEX

Keywords : West Africa, museum, zoological garden, exhibition, ritual objects, wild animals, anthropomorphism Mots-clés : Afrique de l’Ouest, musée, parc zoologique, exposition, objets rituels, animaux sauvages, anthropomorphisme

AUTEUR

JULIEN BONDAZ est titulaire d’un doctorat en socio-anthropologie depuis 2009. Après un postdoctorat au Musée du quai Branly, il poursuit actuellement ses recherches postdoctorales au Laboratoire d’Anthropologie Sociale (EHESS-CNRS-Collège de France), dans le cadre du Labex TransferS (ENS Paris). Il mène des enquêtes de terrain en Afrique de l’Ouest sur des thématiques concernant l’anthropologie du patrimoine, l’anthropologie de l’art et de la mise en image et l’anthropologie urbaine. [Laboratoire d’Anthropologie Sociale, 52 rue du Cardinal-Lemoine, 75005 Paris, France – [email protected]].

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En débat : « Ethnologues et passeurs de mémoires » sous la direction de Gaetano Ciarcia, Paris, Montpellier, Karthala, MSH-M, 2011.

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Nouveaux acteurs du patrimoine, nouvelles postures anthropologiques A propos de Ethnologues et passeurs de mémoires

Chiara Bortolotto

1 À l’heure où la participation des acteurs sociaux dans la mise en œuvre des politiques publiques est en train de s‘instituer comme une norme globale, et où le traitement expert du patrimoine doit par conséquent négocier sa place avec de nouveaux acteurs, Ethnologues et passeurs de mémoires offre une outil de réflexion essentiel tant pour les anthropologues que pour les professionnels du patrimoine. Complexe et controversé, ce tournant participatif, par lequel l’Unesco aspire à mettre les communautés au cœur du processus de patrimonialisation, interroge en effet l’ensemble des acteurs du patrimoine. Cet ouvrage, dirigé par Gaetano Ciarcia, revêt cependant un intérêt particulier pour les acteurs institutionnels, désormais appelés à dialoguer directement avec les passeurs de mémoire et à repenser par conséquent les fondements de leur mission, par ailleurs considérée comme éminemment technique. La nouvelle démarche patrimoniale prônée par les instances internationales remet en fait en cause les critères et les acteurs qui président à l’attribution d’une valeur patrimoniale et se revendique explicitement comme un processus d’identification. L’impulsion identitaire et émotionnelle de la mise en patrimoine, fondée sur les valeurs et critères subjectifs de ses acteurs, est bien connue par les ethnologues et les historiens (Fabre 2002 ; Le Goff 1998 ; Poulot 2001). Sans compter que des patrimonialisations profanes, réalisées en parallèle, sinon en conflit avec les institutions patrimoniales et leurs critères, deviennent aujourd’hui une préoccupation concrète des agences culturelles, désormais appelées à les intégrer dans la fabrique autorisée du patrimoine. Or, dans ce processus d’institutionnalisation, les figures de « heritage bearers » sont constamment mobilisées. Une des ambitions déclarées en ouverture de cet ouvrage est celle de présenter une vision réaliste de ces acteurs, bien distincte de celle mise en avant par le discours des instances internationales, vision que Gaetano Ciarcia considère comme une image stéréotypée.

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2 La pluralité des figures et les modalités de passation présentées dans ce volume, tout en permettant de comprendre la complexité de l’agencéité de ces acteurs, ont le mérite de monter leur singularité, souvent effacée dans les documents programmatiques et opérationnels des institutions. Ce volume présente et analyse les traits constitutifs des acteurs aujourd’hui chargés d’un devoir mémoriel, que ce soit dans la rencontre avec l’ethnologue sur le terrain ou dans le cadre de leur vie sociale. Non seulement cette analyse fait écho aux préoccupations qui animent le plus ample débat social, institutionnel et politique, mais elle se place au coeur de la réflexion scientifique contemporaine. Cet ouvrage témoigne en effet de l’intérêt que le thème de la transmission à l’ombre de la problématique patrimoniale représente pour l’ethnologie contemporaine (Berliner 2010 ; Adell et Pourcher 2011). Elle se distingue toutefois par le choix de saisir ce processus à travers les figures des médiateurs qui font la transmission.Le premier mérite de ce travail réside donc dans le choix d’un angle originel pour analyser les phénomènes de transmission et de mise en patrimoine. Nous allons cependant nous attarder sur un autre aspect intéressant de cet ouvrage, lui aussi central pour le débat anthropologique contemporain : la nouvelle relation que l’ethnologue entretient avec ses interlocuteurs face à leur transformation en agents autonomes du patrimoine.

Passeurs de mémoires

3 Le point de départ de cet ouvrage stimulant est le constat, clairement posé par Gaetano Ciarcia, d’une « transformation progressive de la figure du détenteur indigène de connaissances traditionnelles, et donc d’informations ethnographiques potentielles, en concepteur et passeur de matériaux culturels à patrimonialiser ». Cette transformation reste encadrée dans une relation ethnographique lorsque ces passeurs, bien que distincts des interlocuteurs « ordinaires », interagissent avec le chercheur. Dans certains cas, leur « capital discursif » est mis au profit de leurs intérêts particuliers dans une visée explicitement pragmatique, et le chercheur devient un instrument qui leur permet de participer au processus de patrimonialisation. Dans d’autres cas, cette transformation du « détenteur indigène » peut évoluer jusqu’ à une autonomisation de son rôle lorsqu’il intervient à la première personne dans l’arène scientifique ou institutionnelle sans la médiation d’un ethnologue diplômé. Dans les deux cas, nous sommes face à l’émergence d’agents non institutionnels de la mise en patrimoine.

4 Qui sont ces passeurs ? Des « hommes-patrimoine », selon Nicolas Adell, capables non seulement de conserver des savoir-faire mais aussi de les faire évoluer. Ainsi, ce qui est transmis est à la fois des idées, des objets, des expériences et des valeurs. Si les membres de la communauté – dans le cas de l’étude d’Adell, celle des compagnons du tour de France – sont les responsables de la transmission des trois derniers domaines, il y a des passeurs qui ont avec la communauté un rapport d’extériorité et n’interagissent avec elle que dans des circonstances spécifiques : lorsqu’il s’agit de relayer les représentations de la culture communautaire vers l’extérieur, en direction du monde scientifique ou institutionnel. Les chercheurs, historiens ou ethnologues, deviennent alors des passeurs d’idées dont les membres de la communauté se saisissent pour en faire un usage instrumental. Cette « usabilité » des ethnologues peut mener à un véritable basculement des rôles : l’ethnologue est alors sollicité et mobilisé dans leurs propres entreprises patrimoniales par ceux qui ont traditionnellement été ses

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interlocuteurs sur le terrain. Véronique Dassié et Julie Garnier nous présentent plusieurs exemples de cette situation où la figure du chercheur est transformée en personne-ressource, « médiateur d’un projet de reconnaissance », dans les projets liées à la mémoire de l’immigration en France. Ici, la simple présence de l’ethnologue- passeur – plutôt que ses compétences professionnelles réelles – légitime la démarche patrimoniale. Les artifices menant à l’utilisation du chercheur sont exposés également par Nicolas Puig à propos d’une collecte d’objets associés au métier de musicien au Caire. Le chercheur devient ainsi une personne-ressource pour ses interlocuteurs qui, par la simple fréquentation d’un expert étranger, gagnent une aura de légitimité artistique. 5 Si l’intervention de chercheurs diplômés peut aider au passage des intérêts des acteurs sociaux dans des arènes lointaines de leur vie quotidienne, les chercheurs indigènes incarnent une forme différente de passeurs. Philippe Martel nous présente deux figures de dialectologues autodidactes, Gaston Barnier et Jean-Rémy Fortoul, auteurs d’ouvrages sur les dialectes de leurs « pays » respectifs : la Drôme et les Alpes du Sud. Ceux qui étaient les interlocuteurs traditionnels de l’ethnologue ne se contentent plus d’offrir des informations brutes aux chercheurs chargés de les organiser ensuite selon une logique qui leur est propre, en fonction des critères, des codes et d’un langage spécialisé pour produire une connaissance au profit d’une communauté scientifique et dans une visée souvent en décalage avec les intérêts de leurs ‘informateurs’. Ces chercheurs indigènes décident de présenter leur savoirsur une culture qu’ils considèrent leur appartenir sans la médiation d’un professionnel et de s’adresser d’abord à leur communauté. Le travail de ces passeurs nostalgiques, qui figure dans les bibliothèques des habitants locaux, devient un outil de reconnaissance pour ces passeurs et leurs ‘communautés’. Les chercheurs indigènes présentés par Philippe Martel produisent en somme un savoir organique qui parle aux groupes mêmes qui s’identifient dans le dialecte qu’ils étudient (et qu’ils parlent). Cette organicité sociale implique cependant aussi des visées explicites qui mêlent leur engagement à la production de savoir. Des intérêts spécifiques de ces érudits locaux avec lesquels le chercheur extérieur peut ne pas être à l’aise. C’est pour cette raison que lorsque chercheurs diplômés et chercheurs indigènes se rencontrent sur un même terrain, partagent le même sujet et un même but, la production d’un savoir sur celui-ci, leur relation n’est pas toujours facile, comme on le comprend à la lecture du texte de Sylvie Sagnes. Les chercheurs – et ici en l’occurrence les chercheuses – indigènes ne se reconnaissent pas dans le rôle de « personnes-ressources » que l’ethnologue leur attribue, et revendiquent leur égalité avec les professionnels de la recherche, critiquant le travail des ethnologues lorsque, après leur avoir extrait des informations, ceux-ci les réorganisent dans une perspective que ces chercheuses indigènes ne partagent pas. L’« incompétence » de l’ethnologue, dont le travail est considéré comme « désagréable », se couple en somme au décalage qui existe entre priorités de recherche différentes. Cette impasse se fonde sur un obstacle irréductible : le manque d’engagement reproché par les historiennes locales du costume est revendiqué par la chercheuse universitaire comme condition de sa crédibilité professionnelle. 6 La transmission engagée des chercheurs indigènes devient militante lorsque les passeurs sont des leaders politiques. Matteo Aria et Adriano Favole présentent des figures emblématiques de passeurs culturels en Océanie dite « francophone ». Jean- Marie Tjibaou en Nouvelle-Calédonie et Duro Raapoto et Henri Hiro en Polynésie‑Française sont à l’origine de processus de patrimonialisation partagée qui

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composent le présent avec l’héritage de la relation coloniale. Qu’ils se construisent dans une démarche non essentialiste (Tjibaou), ou plus centrée sur la revendication d’une diversité irréductible, dans les deux cas il s’agit de célébrer une identité et de se servir du patrimoine de façon instrumentale. Ce caractère militant est encore plus marqué lorsque les modalités de la passation deviennent des actions collectives. C’est le cas lorsque le phénomène prend des allures associatives. Guillaume Alévêque décrit l’importance de la composante militante, plutôt que strictement de connaissance, des « reconstructions culturelles » organisées par des associations en Polynésie‑Française. Les associations décrites par Véronique Mouliné liées à la mémoire des républicains espagnols refugiés en Languedoc-Roussillon construisent leurs mémoires singulières et sélectives, parfois en conflit avec les historiens, pour affirmer une identité plutôt que pour documenter des événements. 7 Une autre figure de passeur est celle rencontrée par Magali Demanget dans la Sierra Mazateca, au Mexique et par Arnauld Chandivert dans les Pyrénées : les passeurs sont ici les promoteurs culturels indigènes. Des instituteurs bilingues, qui s’investissent dans l’interprétation du secret chamanique faisant le lien entre les touristes en quête d’authenticité et les chamanes mazatèques, ou entre touristes et organisateurs de fêtes pastorales en relation avec les bergers et avec les agences de développement. La mise en spectacle des cultes de possessions birmans, décrite par Bénédicte Brac de la Perrière, offre un autre exemple de transformation patrimoniale dans laquelle le chercheur, une fois incorporé au groupe de ses interlocuteurs, est investi d’un rôle de passeur de leur culture sur la scène internationale. 8 Enfin, comme le propose Jean-Louis Tornatore, les passeurs peuvent être multiples, leur expertise découlant non d’une profession patrimoniale mais de la relation à l’objet à patrimonialiser. Nous sommes alors ici face à une « communauté patrimoniale »1. Terminé le monopole historien basé sur un savoir érudit qui est resitué sous forme pédagogique au peuple, on assiste à une stratification d’expertises qui dialoguent entre elles, chacune avec ses propres visées. L’expertise anthropologique trouve sa place parmi les autres et, dans ce nouveau contexte, l’auteur propose que l’anthropologue abandonne la neutralité axiologique pour s’engager dans le processus qu’il étudie et assumer la portée éthico-politique du « patrimoine-en-action ».

Postures

9 Se revendiquant comme les « témoins, les traductrices et les exégètes » (Ciarcia) de leur communauté d’appartenance, les nouvelles figures d’agents du patrimoine présentées dans ce volume remplacent l’expertise technique et le détachement émotionnel des agents institutionnels du patrimoine (Heinich 2012) par un engagement passionnel. À l’heure où la mise en patrimoine tire sa légitimité de la participation de « porteurs » de patrimoine aux processus de reconnaissance et d’institution du patrimoine, et où l’Unesco demande une institutionnalisation de cette participation dans la fabrique du patrimoine, ce volume présente les effets controversés de cette situation sur les ethnologues ou anthropologues, porteurs d’un savoir et d’une méthodologie scientifique qui étaient jusqu’alors responsables de la validation patrimoniale ou de la production de connaissance.

10 En effet, si les interlocuteurs de l’ethnologue jouent aujourd’hui le rôle qui avait été auparavant réservé au chercheur, quelle est la place alors dévolue à ce dernier ? C’est

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une question que, de façon plus ou moins explicite, se posent la plupart des auteurs. Dans les différentes réponses données par les ethnologues qui tentent de négocier un nouveau rôle dans leur interaction avec ces nouveaux agents du patrimoine, la question de l’engagement est posée comme centrale. La proximité entre le chercheur et les acteurs qu’il rencontre sur son terrain et sa participation dans un projet partagé sont saluées par certains (Tornatore) comme une évolution fondamentale pour la réalisation d’une démocratie culturelle, ou sont au contraire présentées comme une dérive hyper- relativiste et déstabilisatrice de l’identité et de l’objectivité scientifique du chercheur (Sagnes). 11 Si l’ethnologue considère volontiers l’engagement comme un objet d’enquête, il est très mal à l’aise lorsque cet élément se mêle au travail même de recherche (HastrupetElsass 1990). Comme le cas présenté par Sylvie Sagnes le montre, l’engagement des acteurs peut être difficile à épouser pour l’ethnologue. Ces mêmes acteurs constituent sans doute un objet d’étude mais est-il possible, ou même souhaitable, pour l’ethnologue de trouver avec eux des voies de collaboration ? Non seulement il est difficile pour le chercheur de partager un même langage avec ces acteurs mais quels pourraient être les effets d’un tel effort ? Dans le milieu académique, les passeurs d’idées dont parle Nicolas Adell soulèvent la suspicion des collègues. L’imbrication de leur travail avec les objectifs patrimoniaux des acteurs sociaux finirait en fait par légitimer des histoires à soi (Bensa et Fabre 2001) avec ce que Véronique Dassié et Julie Garnier appellent une « onction scientifique ». Est-ce que ces effets font partie des résultats attendus par des chercheurs universitaires ? S’agit-il de comprendre un processus, en l’occurrence celui de la passation du patrimoine, ou d’y participer ? 12 La plupart des auteurs invoquent un passage de la dénonciation critique (invention des traditions) à la compréhension du discours patrimonial des acteurs sociaux. Comment se positionner toutefois vis-à-vis des arguments, des attentes et des intérêts des sujets de la recherche ? L’adoption d’une posture est présentée comme un choix délicat à différents égards. La neutralité est une approche légitime (et légitimante) des sciences sociales qui permet au chercheur de comprendre un objet (Heinich 2002), mais une partie des auteurs de ce volume se demande si la distanciation est la seule façon de pratiquer le métier du chercheur. Véronique Dassié et Julie Garnier parlent d’une proximité « nouvelle » entre chercheur et porteurs de projets patrimoniaux. Dans l’expérience qu’elles présentent, le rôle de l’ethnologue ne tient plus de l’expertise distante, mais de la participation au processus de patrimonialisation comme acteur à part entière. Jean-Louis Tornatore plaide de façon encore plus explicite pour une « posture de proximité » du chercheur qui se doit d’être concerné par les préoccupations des acteurs. 13 Les négociations de ces nouvelles compétences entre les « porteurs de patrimoine » et les scientifiques que ce volume nous permet d’observer, offrent des réponses à une question centrale, bien formulé par Philippe Martel : « Au fond, à qui revient-il de produire du savoir sur le local ? Faut-il considérer que les mieux armés pour ce faire sont des spécialistes venus du dehors, munis des bons diplômes et des ordres de mission signés par leurs administrations, porteurs du regard détaché qui leur permettra de saisir ce qui, pour les indigènes, relève de l’implicite ? » Cette question en suggère une autre, d’ordre plus général : Qu’est-ce que le métier d’anthropologue aujourd’hui ? Si, selon Marc Augé (2006) il y a « encore du pain sur la planche » pour les anthropologues professionnels, les expériences présentées dans ce volume nous

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montrent l’effort qui est demandé pour négocier une nouvelle posture dans ce contexte. Ces efforts font écho à ceux qui sont déployés bien au-delà de l’anthropologie du patrimoine. 14 La réflexion des auteurs sur leur posture face aux passeurs de mémoires a le mérite d’entrer en résonance avec les préoccupations les plus actuelles de la discipline et positionne cette façon de faire l’anthropologie du patrimoine comme un chantier expérimental pour l’anthropologie du contemporain, qui, avec la fin des terrains malinowskiens (Faubion et Marcus 2009), estconfronté à des nouvelles typologies d’interlocuteurs capables de faire des lectures participantes des textes ethnographiques (Jamin 2005, cité par Ciarcia). Depuis que la distance qui le séparait auparavant de ses « informateurs » a été progressivement supprimée et que les natives talk back(Rosaldo 1986), l’anthropologie a cherché des nouvelles postures pour interagir avec les acteurs sur le terrain. Si cette réflexion a été un sujet fondateur du débat postmoderne dès les années 1980, l’idée d’anthropologie collaborative pousse aujourd’hui le paradigme dialogique à ses conséquences extrêmes. La question de la collaboration avec les interlocuteurs sur le terrain à la fois en tant que moyens et objet de la recherche de terrain s’affirme dès lors comme un débat disciplinaire central. 15 L’étude des élites a en effet introduit la nécessité de penser au terrain en termes de « complicité » (Marcus 1997) et a amené le besoin de changer les règles du jeu pour intégrer les perspectives et les interprétations des individus ou groupes étudiés dans la définition même du projet et de la méthodologie de recherche. Dans ces cadres « paraethnographiques » (Holmes et Marcus 2008), les anciens « témoins » ou « informateurs » de l’ethnologue sont appréhendés comme des collaborateurs à part entière de la recherche. Mais ces préoccupations ne concernent pas que les anthropologues qui travaillent sur la bureaucratie, la finance, le droit, ou la production scientifique avec des interlocuteurs qui ont souvent un parcours de vie très proche de celui du chercheur (Rabinow 2011). Elles sont partagées dans un courant anthropologique plus vaste qui s’impose dans les assemblées d’anthropologues et prend une forme de plus en plus définie avec un guide qui en résume les enjeux principaux (Lassiter 2005) et une revue ad hoc qui en accueille le débat méthodologique (Collaborative anthropology). L’objectif déclaré d’une telle anthropologie est celui d’instaurer la collaboration avec les acteurs du terrain à toutes les étapes de la recherche à partir de la définition du projet de recherche, et de la prolonger en particulier dans le processus d’écriture, afin de partager la construction du texte ethnographique et les représentations qu’il véhicule avec les groupes étudiés, et d’intégrer les réactions et points de vue émanant de celui-ci dans le texte principal plutôt que de les confiner dans le gris des échanges épistolaires entre l’ethnologue et ses interlocuteurs (Jamin 2005) ou des postfaces aux éditions successives des travaux commentés par les « informateurs ». Tournant indigène délégitimant et hypocrisie populiste (Gross et Plattner 2002) ou, comme le revendiquent ses tenants, évolution nécessaire de la discipline ? Cette controverse, qui traverse l’anthropologie contemporaine, se reflète dans la mise en débat aujourd’hui d’une catégorie historiquement aussi centrale pour la discipline que celle d’« informateur ». 16 Dans l’anthropologie collaborative américaine, l’usage du terme « informateur » a définitivement laissé la place à ceux de « consultant », de « co-intellectuel », voire de « co-chercheur » (Lassiter 2005), ou d’« epistemic partners » (Marcus 2009). Et en Europe, plusieurs chercheurs ont choisi de l’abandonner au profit d’une représentation plus

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dialogique des échanges de terrain (par ex. Macchiarella 2009). Au même moment toutefois, ces choix, en particulier les expériences d’écriture participative (Hinson 2000), sont considérés comme une stratégie politiquement correcte qui témoigne d’un tournant indigène de la recherche (Martin 2001). La perplexité exprimée par Sylvie Sagnes envers le choix de l’expression « assistantes de recherche » utilisée par une collègue américaine reflète les mêmes préoccupations. Mais à l’exception de cette remarque critique, ce volume ne s’interroge pas sur cette question, qui n’est pas simplement terminologique mais renvoie à l’essence du sujet qu’il analyse. L’usage acritique du terme « informateur », très fréquent dans ce volume, détonne avec son argument principal qui s’attache justement à nous montrer que les passeurs de mémoire ne sont pas simplement des acteurs qui livrent à l’ethnologue des informations sous forme de témoignages. La difficulté de nommer ces nouveaux acteurs dont l’agencéité oblige le chercheur, volens nolens, à un changement de posture reflète le caractère controversé de ce virement participatif non seulement dans la fabrique du patrimoine mais aussi dans la pratique ethnographique.

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NOTES

1. Telle que elle est définie dans la Convention dite de Faro :« personnes qui attachent de la valeur à des aspects spécifiques du patrimoine culturel qu’elles souhaitent, dans le cadre de l’action publique, maintenir et transmettre aux générations futures » (Convention du Conseil de l’Europe sur la valeur du patrimoine culturel pour la société, 2005).

AUTEUR

CHIARA BORTOLOTTO est Marie Curie Fellow au Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains à l’Université libre de Bruxelles. Ses recherches explorent l’émergence de la notion de patrimoine culturel immatériel au sein de l’Unesco et l’articulation entre les principes de sauvegarde établis à l’échelle intergouvernementale et leur mise en œuvre nationale et locale (inventaires et programmes de sauvegarde). Elle a dirigé la publication de Le patrimoine culturel immatériel :

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enjeux d’une nouvelle catégorie, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2011. [Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains (Lamc), Université libre de Bruxelles, CP 124, 1050 Bruxelles, Belgique – [email protected]].

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De l’ambiguïté de la passation

Manon Istasse

1 Il est facile, et trop courant, de critiquer un écrit scientifique pour ce qu’il n’est pas, pour ce qui n’y figure pas pour diverses raisons (choix théoriques et épistémologiques, affinités personnelles, contraintes éditoriales), et ce malgré toutes les précautions prises par l’auteur dans la présentation des limites de son travail et de son texte. Ce fameux « oui, mais » qui, de la défense d’une thèse de doctorat à la rédaction d’un article en passant par les conférences, est prononcé et/ou écrit presque systématiquement. Dès lors, plutôt que de faire remarquer un manque, il semble plus constructif d’ouvrir une porte et de créer un dialogue. Et de faire porter la critique non pas sur ce qui « manque », mais sur comment « ce qui est » a été fait. C’est dans cette optique que je voudrais situer ma discussion de cet ouvrage. En effet, loin d’ouvrir de larges débats théoriques, la collection d’articles réunis par Gaetano Ciarcia s’apparente plutôt à un passage en revue de différentes manières de faire de l’ethnologie de et avec des passeurs.

2 Ainsi, l’ouvrage collectif Ethnologues et passeurs de mémoires fait suite à deux années de séminaire interdisciplinaire et à un colloque international (Passeurs de patrimoine – Ethnographie et histoire des « personnes-ressources ») tenu en octobre 2009. Suite notamment au tournant linguistique des années 1980 et à un débat sur la production de savoir illustré par Geertz (1986) notamment, et dans le cadre d’un mouvement qui ne cesse de s’élargir depuis, la production de savoir local s’est ouverte à de nouveaux acteurs : l’historien, l’érudit local, l’informateur clé, ne sont plus les uniques « personnes-ressources » et productrices ou relais de savoir. Il faut désormais tenir compte d’autres ‘passeurs’. Mais qui sont-ils ? Ils sont, selon Ciarcia (p. 7, souligné par l’auteur), ceux qui authentifient, « sous forme d’héritage, les qualités culturelles d’un passé lointain ou récent » sans en être des professionnels. Ils ont ce statut intermédiaire entre l’expert et le profane, entre l’incarnation du passé et de souvenirs, et la fabrication de savoir et de mémoires. Le passeur est aussi un « miroir du discours ethnologique et des phénomènes d’institution de l’héritage culturel » (p. 9). Ne se réduisant ni au trésor vivant dépositaire de mémoire (Adell) ni à l’informateur privilégié de l’ethnologue qui ne passe et ne produit de savoir que dans sa relation avec le chercheur (Dassié et Garnier), le passeur, n’ayant pas besoin des institutions

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scientifiques pour produire et diffuser ses mémoires et ses savoirs, permet aussi un retour réflexif sur la pratique ethnologique. Le texte de Dassié et Garnier sur l’instrumentalisation du chercheur par les passeurs afin d’atteindre certains objectifs et/ou de légitimer leurs actions, le texte de Chandivert sur l’engagement du chercheur, ou encore celui de Puig concernant la collecte de matériaux, s’inscrivent dans cette tendance réflexive. Le chercheur n’est pas seulement un expert étudiant une situation, mais est engagé dans cette situation et est lui-même une « personne ressource ». 3 C’est l’ambiguïté qui caractérise le passeur que je voudrais retenir ici comme angle pour commenter l’ouvrage. L’ambiguïté se marque tout d’abord au niveau de la terminologie : passeur, mais également personne-ressource, homme-patrimoine, amateur, informateur, hommes-références, entrepreneurs de mémoire, passeurs culturels, spécialistes, sont autant de substantifs désignant ces passeurs dans l’ouvrage. Cette terminologie reflète en effet le fait qu’il est d’abord question d’hommes et non de femmes dans cet ouvrage, même si certains termes peuvent convenir à des femmes. En d’autres termes, le livre se focalise largement sur des hommes, exception faite de l’étude de Sagnes sur les Arlésiennes. Si les différences relatives au lieu, à la génération, à la conception du passé, ou encore à l’objectif politique sont abordées, la problématisation des différences de genre reste largement absente. Ainsi, Dassié et Garnier rendent par exemple compte de leur étude de la mémoire de l’immigration en écrivant au féminin, mais insistent davantage sur l’onction fournie par leur statut d’universitaire dans leur relation aux passeurs. Mon point n’est pas ici de défendre une position féministe, mais d’interroger cette présence essentiellement masculine des passeurs de mémoires : doit-on en déduire que, en anthropologie, la place dévolue aux femmes dans les pratiques de « passations » suit la règle du masculin l’emporte ? Ou reflète-t-elle une visibilité ou un investissement majoritairement masculin du domaine mémoriel et patrimonial ? Une ethnographie des passeurs consacrerait-elle, même involontairement, un retour à une « ethnographie des vieux hommes » interlocuteurs privilégiés de l’anthropologie ? Si les textes réunis témoignent d’une distance prise par rapport à la vieillesse des interlocuteurs (les passeurs sont parfois de jeunes hommes), leur genre perpétue une certaine tradition anthropologique. En effet, si les politiques de promotion culturelle soulignent généralement le rôle des femmes dans la valorisation du patrimoine (je pense notamment aux coopératives et associations féminines qui fleurissent dans divers domaines artisanaux), l’étude du genre féminin dans le domaine patrimonial et mémoriel se cantonne généralement au milieu rural ou aux pays dits du Sud, au rôle de la femme en tant que gardienne perpétuant la tradition dont les hommes se détournent (par exemple, la femme comme pilier de transmission dans le cadre des politiques de l’Unesco), ou encore à la relation juridique et légale entre femmes et patrimoine (par exemple, l’inégalité entre les droits de l’homme et ceux de la femme en tant qu’héritiers ou dans l’accès au patrimoine). Si présence mémorielle des femmes il y a, cette présence semble limitée dans les écrits anthropologiques dès que les aspects politiques (revendication et instrumentalisation) et actif (au delà du gardiennage) sont en jeu. 4 L’ambiguïté relève aussi de la multiplicité : multiplicité des voix, régimes et acteurs dans l’arène mémorielle, multiplicité des approches retenues par les chercheurs (typologie, biographie, réflexivité sur la pratique anthropologique, etc.). Ainsi, certains auteurs présentent une typologie des passeurs. Adell, prenant comme exemple les Compagnons du Tour de France, établit quatre catégories de passeurs (passeurs d’idées, d’objets, d’expériences, de valeurs) sur base de cinq critères relatifs à leur action de

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transmission : moyens, lieu et moment, enjeu, attitude de leur communauté, rapport aux savants. Tornatore, basant sa typologie sur les engagements et attachements autour du haut-fourneau d’Uckange, prend comme critères les ressources mobilisées et les valeurs qui mobilisent pour, en répondant à la question « mais que se passent-ils », définir six types d’expertise : ouvrière, technicienne, politique, historienne- patrimoniale, artiste, et socio-anthropologique. D’autres auteurs, inscrits dans une approche plus biographique, font face à l’ambiguïté en présentant les ruptures constitutives de la position et du rôle de ‘passeur’. Rupture aussi bien spatiale, comme dans le cas des passeurs culturels de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie-Française partis étudier en France avant de devenir les protagonistes d’un réveil des cultures autochtones (Aria et Favole), que rupture temporelle, avec par exemple les nouvelles générations commémorant les républicains espagnols en Languedoc-Roussillon (Moulinié), ou encore rupture sectorielle, lorsque les artistes deviennent des passeurs d’une mémoire qui ne leur est pas propre (Tornatore 2000). La porte des rapports au passé est alors ouverte, et cette nécessaire rupture n’est pas étrangère à cet autre rapport au passé qu’est l’attachement au patrimoine. Comme le souligne Dassié (2006), cette rupture permet une comparaison de ce qui est sien ou passé avec ce qui est autre ou présent, et donc de s’engager en faveur de ce qui est perçu comme menacé de disparition. D’autres auteurs, tels Barbe et Tornatore (2006) ou Heinich (2009) soulignent le rôle des émotions, du choc émotionnel, dans l’engagement d’un individu pour le patrimoine. Selon Heinich (2009), les émotions rapprochent experts et profanes dans leur attachement au patrimoine, mais les experts doivent les objectiver dans leur pratique quotidienne à l’aide de critères et de valeurs autorisés. L’émotion se présente alors comme une alternative à l’expertise dans la fabrique du patrimoine. Aussi, nostalgie (Berliner 2010), sentiment de perte (Dassié 2006) sont autant d’affects intervenant dans le rapport au passé, mais que les auteurs du présent ouvrage mettent entre parenthèse pour se focaliser sur des motivations plus matérielles (ressources), idéologiques (valeurs), ou politiques (instrumentalisation). 5 L’ambiguïté se marque également dans le statut du passeur, statut qui est celui d’intermédiaire. Intermédiaire entre experts et non-experts en premier lieu, posant la question du rapport entre savoirs experts et savoirs locaux, tant en ce qui concerne leur relation que leurs conditions de production et leurs statuts dans la production scientifique. Comme le précise Ciarcia, les passeurs ne sont pas des agents officiels de la patrimonialisation, mais sont des « auteurs de tradition » qui mobilisent des références hétéroclites et possèdent la capacité à se projeter dans les discours des autres et à produire un savoir extraverti (destiné à des observateurs extérieurs). Par exemple, les passeurs de l’Océanie française intègrent non seulement les savoirs anthropologiques qu’ils ont appris lors de leurs études en France, mais aussi un discours religieux et institutionnel (celui des institutions françaises), et des connaissances historiques (Aria et Favole). La question de l’expertise est alors posée, expertise définie par Tornatore comme la « capacité à parler – à parler de et à agir –, à se faire le porte-parole de sa vie en valeur » (p. 82). Cette capacité à ‘parler de’ est rendue légitime non seulement par certains savoirs acquis par des voyages ou formations diverses, mais aussi le fait de vivre dans et d’être originaire d’un lieu donné. Les diverses biographies de passeurs mettent d’ailleurs l’accent sur la capacité d’expertise acquise par les passeurs du fait qu’ils sont des « enfants du pays ». Les passeurs connaissent le lieu dont ils parlent pour y vivre ou y avoir vécu, et agissent et produisent un savoir destiné à la fois aux gens du lieu et aux individus extérieurs (que ce soit dans la présentation d’objets dans un

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musée, les revendications d’indépendance, l’écriture de livres). Il en va ainsi avec certains passeurs, dont l’activisme politique principalement, entraîne leur association avec un lieu et son histoire, à l’instar des Arlésiennes d’Arles, ou de Henri Hiro et Duro Raapoto en Polynésie-Française. 6 N’étant pas des agents officiels de la patrimonialisation, les passeurs n’en ont parfois pas moins la volonté, à l’instar des Compagnons du Tour de France, d’élever leurs valeurs et gestes au rang de patrimoine. Cette volonté ouvre la question de l’institutionnalisation du patrimoine initiée par des non-experts. Heinich (2009) s’est intéressée au travail des experts de l’inventaire du patrimoine culturel français dans la chaîne patrimoniale, à leurs critères et valeurs, et à l’objectivation de leur pratique. L’intérêt de l’ouvrage est alors de présenter cette mise en patrimoine en prenant comme point de départ le côté non-expert. Est ainsi soulevée, mais sans être nommée comme telle, la problématique des systèmes experts. Dans un monde décrit comme certains comme de plus en plus gouverné par des systèmes experts (Giddens 1994), tant au niveau des techniques (Akirch 1991) que dans le monde du travail (Poitou et Chabot 1989) ou de la médecine (Hardey 2004), une focalisation sur les intermédiaires introduit une certaine complexité dans la production et l’utilisation de savoirs, et souligne l’agencéité des acteurs. Les intermédiaires, ou médiateurs, tant humains que non humains, et leur rôle, ou impact, ont de longue date été étudiés en sciences sociales, trouvant des champs privilégiés dans l’étude de la communication (Kaufert 1990) et l’étude du langage (Flahaut 1978). Leurs capacités ont peu à peu été prises en considération (Akrich 1993 ; Latour 1997), jusqu’à en faire des acteurs non négligeables dans ce que Hennion (1993) appelle une sociologie de la médiation ou dans ce courant caractérisé par la pluralité des mondes entre lesquels les acteurs humains et non humains circulent (Dodier 1991). Quittant le domaine des techniques et de l’expertise, la médiation n’est donc plus considérée comme une déformation, mais peut mener à une certaine créativité, comme le montrent Aria et Favole en soulignant que les passeurs culturels océaniens étaient porteurs d’une vision créative de la société, prônant non pas un retour à la tradition afin de défendre une identité, mais mêlant diverses références afin d’en présenter une nouvelle vision. 7 Le statut d’intermédiaire se donne également à voir au niveau de la (ré)appropriation de la culture, posant la question de la tension entre transmission du passé et construction dans le présent. En effet, comme le souligne Ciarcia dans l’introduction, les passeurs se situent entre « l’incarnation des souvenirs » et la « fabrication de savoir », et Tornatore définit l’une de leurs fonctions comme l’institution d’un « passé- présent ». Cette qualité construite de leur pratique relève du regard anthropologique, les passeurs se considérant souvent comme des transmetteurs (Chandivert). La question de la transmission est de fait commune à de nombreux articles. Non seulement la transmission verticale entre générations (formation des apprentis du Tour de France) qu’horizontale entre acteurs de la même génération. Plus qu’à une transmission lisse, c’est aux situations intermédiaires intervenant dans l’apparente linéarité du processus (Choron-Baix 2000), entendu comme processus consistant à « faire passer quelque chose à quelqu’un » (Treps 2000 : 362) que s’intéressent les auteurs. Certains parlent d’invention de tradition (Demanget), de folklorisation de la culture, ou de ritualisation de la culture (Alévêque). Demanget, sans la mentionner comme telle, pose la question de la « staged authenticity » (MacCannell 1989) à destination des touristes, lesquels ont joué un rôle non négligeable dans la perpétuation des pratiques chamaniques au Mexique. Sagnes met en évidence cette

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tension dans la pratique des Arlésiennes, entre le respect de règles de costumes fixées dans des écrits, et la liberté individuelle de démarcation et de personnalisation de son costume, menant à son évolution au fil du temps. Lenclud (1987) avait déjà souligné cette tension entre fixation par écrit et écart par rapport au modèle, mettant l’accent sur l’instrumentalisation dans le présent de traditions présentées comme ancestrales. 8 Cette instrumentalisation politique du passé en tant que ressource pour changer les conditions présentes est une thématique commune à de nombreux articles. Selon Dassié et Garnier (111), « [l]e passeur n’est plus celui qui permet à l’étranger d’accéder au savoir indigène mais un être singulier qui exerce ses fonctions au profit des membres de la communauté à laquelle il appartient ». Son savoir n’est donc plus inscrit dans la chaîne de production de la connaissance scientifique, mais est indépendant de ce genre d’entreprise et, encore une fois, en relation avec le lieu et surtout l’identité d’un groupe humain. Cette qualité de porte-parole d’un groupe pose alors une autre question, celle de la défense identitaire et de l’engagement politique du passeur. De fait, bon nombre de textes de l’ouvrage font la part belle à une lecture politique de la pratique des passeurs. Cette dernière est en effet soit ouvertement politique, comme dans le cas des revendications culturelles en Polynésie-Française décrites par Alévêque, soit l’est indirectement. Par exemple, en mettant en ordre la culture, les passeurs entrent dans des rapports de forces. Ainsi, Demanget décrit les pratiques chamaniques des Indiens mazatèques du Mexique comme un contre-pouvoir, car n’étant pas inscrites dans le même régime de vérité et de légitimation que celui du pouvoir officiel, et créant ainsi un pouvoir subversif. La dimension politique est également soulignée dans les articles présentant l’instrumentalisation du chercheur par les passeurs. Aussi bien Lenclud concernant la tradition (1987) que Babadzan (2001) concernant le patrimoine, avaient mis en évidence l’utilisation du passé comme ressource et son instrumentalisation dans le présent. Ainsi, en se focalisant sur les pratiques, les acteurs et les enjeux de la construction de mémoire dans le présent, les auteurs font la part belle aux rapports entretenus avec le temps, aux rapports politiques entretenus entre les acteurs, mais en oublient parfois les rapports entretenus avec l’environnement matériel. Objets et dispositifs (au sens ou l’entend Hennion) ne sont qu’effleurés. Si Tornatore mentionne le dispositif, c’est dans une acceptation foucaldienne de stratégies et de jeux de pouvoir en lien avec la production de savoir. Les objets sont présents en tant qu’éléments dans les musées (Adell), livres écrits par les passeurs (Martel) ou objet frontières entre acteurs (Tornatore), mais non en tant qu’eux-mêmes dépositaires d’une certaine mémoire et venant de ce fait appuyer, renforcer et diffuser la pratique des passeurs humains. 9 Je n’entends pas prendre une position unique à l’égard de cet ouvrage, qui présente la qualité d’aborder une diversité d’objets d’étude (langues ‘du pays’, migrants, hauts- fourneaux, rites de possession, recueils de musique) pour évoquer les passeurs de patrimoines. Pourtant, et c’est là tout le risque des ouvrages collectifs, j’ai retenu deux réserves dans la manière de procéder. La première porte sur la régulation de la polyphonie : la diversité des sujets abordés, de la terminologie utilisée, des approches développées, peuvent laisser le lecteur avec une impression de manque de cohérence, d’introduction de multiplicité sans tentative d’en faire une complexité à comprendre. Ainsi, et au-delà du patrimoine comme « objet frontière » pour reprendre une expression de Tornatore (2000), s’il est possible de parler du passeur comme notion frontière, et si cette frontière est clairement dessinée par les auteurs de la première partie de l’ouvrage, la définition et la place du passeur se brouillent dans la seconde, et

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les typologies ne sont pas mobilisées. Le lecteur peut être perdu, ou perdant, dans le jeu du ‘qui est qui’. Des questions comme « qui est le passeur » ou « quel type de passeur est ici mis en évidence » restent en suspens après lecture de certains articles. Le second bémol est relatif à la terminologie utilisée pour qualifier le rapport au passé : authenticité, tradition, mémoire, culture, patrimoine, héritage, transmission... sont mobilisés par les auteurs sans en donner de définition, comme s’ils coulaient de source et allaient de soi pour tous, et qu’on pouvait se passer facilement de moments d’explicitation conceptuelle. Or, par souci d’affinage de l’effort entrepris notamment en termes de typologie, et afin de favoriser la comparaison avec d’autres recherches concernant le rapport au passé et au temps, l’ouvrage aurait pu gagner à une meilleure définition de ces termes, ou à tout le moins à leur mise en relation. Une conclusion aurait à cet égard été bienvenue. Enfin, les sujets abordés attestent d’une approche essentiellement masculine de la mémoire et des passeurs. La problématisation de la question du genre fait défaut, là où un ouvrage collectif aurait permis d’aborder le genre féminin dans sa pluralité et sa diversité, un thème encore trop souvent absent dans les études consacrées au patrimoine. 10 Ce faisant, l’ouvrage s’avère néanmoins fidèle à ce qu’il propose dans son introduction, à savoir une ethnographie des passeurs. Les textes rassemblés ne prétendent à aucun grand développement théorique, à aucun rattachement conceptuel majeur, mais plutôt à une description de pratiques et d’acteurs rencontrés au cours d’investigations ethnographiques diverses. Ambiguïté, due à des multiplicités, et médiation, entendue comme intermédiation, sont à mon sens ce qui rassemble ces descriptions. Multiplicité des termes utilisés pour décrire les passeurs, multiplicité des acteurs et situations investigués ainsi que des approches retenues par les auteurs. Médiation dans le statut du passeur en tant qu’intermédiaire entre profanes et experts, en tant qu’intermédiaire dans les chaînes de patrimonialisation et de transmission. Cette double caractéristique est à mon sens de prime importance dans l’approche des passeurs, afin de montrer la complexité des processus dans lesquels ils sont pris. Ne désirant pas le moins du monde critiquer ce que cet ouvrage n’est donc pas, je terminerai en saluant l’effort de rassemblement des textes opérés.

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AUTEUR

MANON ISTASSE est doctorante et aspirante FNRS au Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains à l’Université libre de Bruxelles. Dans sa thèse de doctorat, elle s’intéresse à la frontière patrimoniale et à la qualification d’un objet comme patrimoine - qualification mêlant affects, valeurs, actions et justification - en prenant l’exemple des maisons dans la médina de Fès (Maroc). [Laboratoire d’anthropologie des mondes contemporains (LAMC), Université libre de Bruxelles, Avenue Jeanne, CP 124, 1050 Bruxelles, Belgique – [email protected]].

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Réponse

Gaetano Ciarcia

1 Dans sa lecture, Chiara Bortolotto propose une analyse stimulante qui prolonge et enrichit ce qui se voulait être le propos général de notre projet éditorial. Je lui suis donc reconnaissant d’avoir mis en examen avec acuité la problématique de la relation ethnographique qui, en amont des questions patrimoniale et mémorielle, a joué un rôle matriciel dans la conception de ce travail autour de la figure ou plutôt de diverses figures de passeurs de mémoires aujourd’hui observées et en liaison avec les chercheurs en sciences sociales. Chiara Bortolotto souligne un aspect de ces figures qui me semble être crucial, à savoir le fait qu’il s’agit d’individualités qui doivent être appréhendées dans la singularité de leurs profils et de leurs actions. D’ailleurs, c’est une telle singularité qui constitue le véritable centre de leur rapport à la fois de familiarité et de distanciation avec les entités culturelles qui sont l’objet de leurs connaissances et de leurs actions.

2 J’ai été sensible à sa remarque finale sur l’emploi, selon elle, acritique du mot « informateur » dans un ouvrage consacré en partie au devenir notionnel de ce terme dans l’histoire du discours et des pratiques de l’ethnologie. Bortolotto a raison d’attirer notre attention sur ce sujet, car, même si ce n’est pas une histoire conceptuelle des mots que le livre aspire à intégrer, un questionnement sur leurs usages conjoncturels est nécessaire. Vérification faite, le terme d’« informateur(s) » est employé par la plupart des auteurs de l’ouvrage. À l’exception de mon Introduction où je situe le mot en question au sein d’une analyse critique de type généalogique, dans la grande majorité des autres contributions, il fait l’objet d’une mise en perspective distanciée et réflexive tout en étant utilisé d’une manière très sporadique : Quinze occurrences sur un ensemble de douze textes. Cela dit, la question soulevée par Bortolotto demeure pertinente, car elle interroge une formulation cruciale à l’œuvre dans la définition, au propre et au figuré, des rôles qui fabriquent l’échange ethnographique, et donc aussi les rapports de force internes à son étendue épistémologique et physique. À cet égard, je peux essayer en guise de réponse d’avancer des hypothèses sur les formes de persistance, à l’époque de la « collaborative anthropology », de la référence au mot « informateur » dans des contributions du volume que j’ai dirigé. Bien entendu, ces hypothèses n’engagent que celui qui les esquisse. Les auteurs qui ont participé à la

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réalisation d’Ethnologues et passeurs de mémoires appartiennent à une ou à des générations ayant métabolisé (me semble-t-il) les bienfaits et les leurres d’une science du social aux aspirations qui ont pu être définies comme étant textualistes, interprétatives ou herméneutiques. Leur maniement du terme « informateur » pourrait alors signaler à la fois le constat d’une continuité méthodologique « avisée » avec leurs prédécesseurs mais aussi rendre compte de leur sensibilité analytique à la distribution des rôles propres à la situation d’enquête ou à des scènes ethnographiques. Selon la perspective que notre programme a voulu privilégier, les figures que nous envisageons d’une manière générale comme des figures de passeurs ne sont pas significatives d’un changement définitif ou contemporain des modes discursifs et pratiques utilisés par les divers acteurs des recherches présentées. De ce fait, l’ouvrage pose la question de la variation de ces registres. En ce sens, tout en pouvant être, par exemple, un entrepreneur de mémoires culturelles et d’initiatives patrimoniales, le passeur demeure un informateur dans le double sens véhiculé par la langue anglaise d’informant (source d’information) et informer (praticien de l’information). À son tour, l’ethnologue sur le terrain et « à distance » lorsqu’il est dans son bureau, est susceptible d’occuper d’une manière circonstancielle ou durable, la place et la tribune de celui qui transmet des informations à ses interlocuteurs qui peuvent aussi faire partie de ses lecteurs. Dans mes travaux, j’utilise souvent (mais pas exclusivement) ce terme plus vague d’« interlocuteur » pour évoquer d’une manière implicite la possibilité toujours latente d’une telle rotation de rôles disponibles pour les acteurs des échanges suivis ou ponctuels que j’entretiens au cours de mes recherches avec celles et ceux avec lesquels je communique et j’interagis. Certes, cette formulation ne nous extrait que superficiellement du rapport parfois trop codé avec des informateurs professionnalisés du fait de la pratique d’enquête (la notre, celle de ceux qui nous ont précédés et de ceux qui vont nous suivre). Toutefois, je ne suis pas un adepte d’une représentation dialogique, collaborative ou initiatique de la relation ethnographique qui, dans sa version « primitive », toujours d’actualité, me semble encore être régie par des intentionnalités et des ententes concurrentes visant l’accumulation d’une réserve de données, d’un capital intellectuel, matériel et symbolique mais aussi par une conflictualité latente. En ethnographie, la discussion pouvant être une forme de dispute de renseignements et d’instructions, les passeurs de mémoires dont nous avons tenté de présenter des ethnographies raisonnées sont donc aussi des informateurs. Car si nous partageons (dans tous les sens du terme) avec eux des connaissances, des postures et des expériences, il me semble que nous restons séparés par nos regards éloignés réciproques, par nos docilités « méthodologiques », par les issues de nos projets heuristiques et nos implications respectives, par nos situations et aspirations professionnelles. Le fait que des échanges se révèlent l’expression d’une association conjoncturelle et/ou de rapports pouvant être, selon les cas et les moments, familiers et amicaux ou frictionnels, irréguliers ou de longue durée, ne me semble pas contredire le fait que les exigences de l’objectivation s’opposent de facto à toute mutualisation éminemment collaborative des regards et de l’attention que nous portons à la pragmatique et à la théorie de nos actions ethnographiques respectives. 3 * * *

4 Après avoir annoncé en ouverture de sa recension qu’« il est facile, et trop courant, de critiquer un écrit scientifique pour ce qu’il n’est pas, pour ce qu’il n’y figure pas » et l’avoir répété dans sa conclusion « ne désirant pas le moins du monde critiquer ce que cet ouvrage n’est pas… », Manon Istasse s’emploie à une lecture critique des manques

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de l’ouvrage. En faisant sien ce principe de dénégation qu’elle stigmatise d’emblée, elle produit une alternance contradictoire de remarques. Par exemple, elle considère que « la diversité des sujets abordés, de la terminologie utilisée, des approches développés, peuvent laisser le lecteur avec une impression de manque de cohérence, d’introduction de multiplicité sans tentative d’en faire une complexité à comprendre », tout en reconnaissant que « l’ouvrage s’avère néanmoins fidèle à ce qu’il propose dans son introduction ». Ou encore, après avoir observé que l’ouvrage met entre parenthèses une dimension affective de type nostalgique ou liée à un sentiment de perte – impression qui me semble être tout à fait erronée et ne pas correspondre aux thématiques développées – et privilégie une focalisation « sur des motivations plus matérielles (ressources), idéologique (valeurs), ou politique (instrumentalisation) », elle écrit que « les auteurs font la part belle aux rapports entretenus avec le temps…en oubliant parfois les rapports entretenus avec l’environnement matériel ». Au-delà de cette malencontreuse confusion d’appréciation, d’autres remarques initiales et finales font allusion, en passant, à une certaine inconsistance théorique de l’ouvrage. Si, comme Istasse l’affirme, nous avions simplement voulu « passer en revue » et « réunir » des cas d’études, sans tenter de leur conférer une signification théorique plus large, l’intérêt de notre projet serait effectivement très limité et je ne vois pas la nécessité d’en proposer une publication. De mon côté, je pense que dans son économie discursive l’ouvrage exprime une perspective, qui se veut à la fois idiographique et épistémique. La restitution de l’expérience vécue et descriptive du terrain y est pensée et analysée d’une manière réflexive. En ce sens, une critique s’outillant principalement de notions- clés comme celles d’« expertise » ou de « dispositif », par exemple, risque d’adopter un point de vue réducteur. Si de telles notions sont utilisées par certains des auteurs, elles ne me semblent pas pouvoir être appréhendées et donc susceptibles d’être passées au crible comme des références synthétiques du cadrage spéculatif du texte. À ce propos, les intitulés des deux parties qui le constituent me semblent être suffisamment explicites : en matière de mémoires culturelles afférentes à des situations et à des relations ethnographiques, l’analyse des pratiques et les logiques de la transmission croise celle des politiques et des spectacles de la représentation. D’ailleurs, contrairement à Istasse, je considère que notre ouvrage ne nécessitait pas de Conclusions. Si l’élaboration d’un ouvrage collectif implique l’existence d’une raison générale sur ce qu’un travail au pluriel contiendrait de fécond en vue d’un ressaisissement critique de ses bases et d’une prospection de ses aboutissements, dans notre cas, il s’agissait, à mon sens, moins de viser la réalisation d’un bilan retrospectif que de donner à penser des itinéraires et de situations de recherches. En ce sens, la diversité et l’autonomie méthodologique des cas d’études présentés intégrant la cohérence du projet éditorial ne m’ont pas semblées impliquer un épilogue ou une mise en résonance finale. 5 J’avoue que l’idée de puiser dans un dictionnaire de notions ou de concepts aux significations closes, comme Istasse semble le réclamer à propos de mots que selon elle nous aurions dû définir, tels : « authenticité, tradition, mémoire, culture, héritage, transmission… », ne m’a jamais effleurée, et pour cause. Autour de la thématique du passeur, nous n’avons cherché à atteindre ni une ubiquité conceptuelle, ni à réaliser une exhaustivité argumentative, mais plutôt à contribuer au débat sur des méthodes d’enquête créatrices ou en relation avec des terrains ethnographiques de mise en culture du passé. Une des problématiques que l’ouvrage pose est donc la suivante : comment la pratique ethnographique intègre-t-elle les phénomène de transmission mémorielle et

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d’institution d’héritages culturels et de généalogies morales1 ? Nous nous sommes plus intéressés aux usages variables et multiples que les acteurs sociaux du terrain font de certaines notions qu’à définir leurs prétendues et imaginaires significations premières. En ce sens, dans notre texte, l’analyse des relations entre les chercheurs en sciences sociales et leurs interlocuteurs locaux est connectée à la question mémorielle et donc aussi à celles, qui lui sont inhérentes, et que mystérieusement Istasse ne voit pas, de la nostalgie, de la perte, du rapport aux objets, de l’oubli, du sentiment d’intime étrangeté que certains passeurs entretiennent avec ceux qui sont et sont devenus leurs milieux socioculturels. 6 Une autre question centrale, qui me semble conférer à l’ouvrage sa dimension unitaire et, Cicero pro domo sua, modestement originale, c’est l’attention portée aux processus de privatisation et de mise en scène du savoir que des formes de mise en oralité, de ritualités et d’actions publiques inspirées par la production et la circulation des écrits, les passeurs incarnent, et qu’un certain nombre des textes réunis étudient. Si dans certaines contributions, il est question de rapports ambigus, la figure du passeur est ici moins marquée par le sceau de l’ambiguïté que par des conduites et des discours polyvalents et clivés. Il ne s’agit pas d’envisager, comme Istasse semble le croire, le terme de passeur tel une notion-frontière, car en suivant entre autres Foucault, il m’est aisé de penser que toute réflexion intellectuelle travaille sur des frontières notionnelles, c’est-à-dire sur les limites de nos formations discursives. En ce sens, la figure du passeur ne fait pas ici l’objet ou la tentative d’une découverte, elle ne se situe pas à la fin du temps de l’ethnologie « classique » ou aux confins de la relation ethnographique avec l’informateur, elle personnifie plutôt l’actualisation d’une relation exotique à l’altérité déjà ancienne et toujours performative. Ici, bien entendu, la formule de « relation exotique » doit être comprise dans sa signification quasi physique identifiant, au sein de la transmission du savoir, des rapports de force susceptibles de générer la mise en extériorité spatiale et temporelle de pratiques et d’entités reconnues comme ayant été, étant ou (re)devenant culturelles. 7 Quand Istasse relève que « suite au tournant linguistique des années 1980 et à un débat sur la production de savoir illustré par Geertz (1986) notamment, et dans le cadre d’un mouvement qui ne cesse de s’élargir depuis, la production de savoir local s’est ouverte à de nouveaux acteurs : l’historien, l’érudit local, l’informateur clé, ne sont plus les uniques « personnes-ressources » et productrices ou relais de savoir », elle attribue à la diffusion du débat intellectuel un impact excessif sur les pratiques culturelles observées et « participées » par les chercheurs sur leurs terrains. Notre ouvrage me semble démontrer qu’un tel élargissement de l’espace de production du savoir local est moins l’effet d’idées mûries et discutées dans les milieux académiques que les effets politiques et symboliques d’une longue durée ethnologique et historique impliquant, telles des conditions nécessaire à son existence, d’incessantes réappropriations sociales et politiques de la « culture ». Comme le montre Michel de Certeau, évoqué par plusieurs auteurs du texte, dans la relation entre culture savante et ses usages contextuels (de la part des informateurs et des chercheurs), des rapports antagonistes scandent les divers temps de la recherche. Si un dynamisme (qui peut aussi être produit par des anachronismes, des dissensions, des contournements, des malentendus assumés et pratiqués) structure ce que Walter Benjamin, dans l’Origine du drame baroque allemand, définissait comme le « devenir des origines », en anthropologues-enquêteurs, nous avons tenté de penser ce devenir à l’œuvre, à travers l’examen de notre relation avec les porteurs de ces origines en voie de traditionalisation, c’est-à-dire avec les

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auteurs de récits et d’actions qui sans cesse réactualisent, en tentant de la stabiliser, la portée patrimoniale du passé. Dans ce cadre analytique, il s’agit certes de s’interroger sur des fonctions expertisantes, comme le font pertinemment certains des auteurs du livre, mais aussi sur des pratiques, des volontés et des autorités à l’œuvre dans l’institution politique, théâtrale et mémorielle d’un autrefois pouvant être lointain ou récent, mais qui est surtout présent. 8 Je suis tout à fait d’accord avec Istasse sur le fait d’accorder une importance cruciale à la question du genre. La domination masculine en matière de médiation culturelle intervient dans les relations qui participent de la fabrique sociale de nos terrains. À cet égard, il me semble qu’il faut bien faire la distinction entre l’observation de réalités qui sont marquées par une division sexuée du travail ethnologique et l’intention d’abroger, à l’échelle de la recherche, l’existence d’une telle division dans la réalité observée au nom de la nécessité d’introduire des quotas de sujets d’étude lors et dans la rédaction de nos articles. La pertinence de la question possible : « pourquoi tous ces hommes ? » ne justifie pas l’accusation larvée d’avoir mené un programme « genré » (au masculin) de recherches. 9 Un autre soupçon avancé par Istasse, même si elle le fait toujours sur les modes de la dénégation, est celui de revenir à une anthropologie « vieux jeu » fondée sur des relations ethnographiques avec des personnes âgées. À ce propos, elle écrit : « Une ethnographie des passeurs consacrerait-elle, même involontairement, un retour à une « ethnographie des vieux hommes », interlocuteurs privilégiés de l’anthropologie ? Si les textes réunis témoignent d’une distance prise par rapport à la vieillesse des interlocuteurs (les passeurs sont parfois de jeunes hommes), leur genre perpétue une certaine tradition anthropologique ». Etrange manière de passer de la question de l’âge à celle du genre ! Alors que toute la complexité que nous avons voulu interroger est celle de la stratification des rapports générationnels couplée de la rotation et la dispersion des rôles d’individualités de passeur, « sage », informateur, personne- ressource, guide, interprète, ethnographe, etc., un tel propos ambigu avancé par Istasse est démenti par une lecture attentive du contenu des contributions. À cet égard, je suggère à notre critique de focaliser pour un bref moment son attention sur l’image de couverture du livre. En matière de stratification générationnelle des situations ethnographiques et patrimoniales, elle ne peut certes pas constituer une preuve des perspectives et des contenus développés dans l’ouvrage, mais, faute d’une prise de connaissance appliquée, elle me semble, au moins, être évocatrice et significative de nos intentions.

NOTES

1. Pour les lecteurs de Civilisations, je me permets d’utiliser ces mots sans les définir.

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AUTEUR

GAETANO CIARCIA est professeur d’ethnologie à l’Université Montpellier 3. Il est membre du CERCE (Centre d’études et de recherches comparatives en ethnologie, EA 3532, Université Montpellier 3) et chercheur associé au LAHIC (Laboratoire d’anthropologie et histoire : l’institution de la culture, Paris). Il a mené des enquêtes en pays dogon (Mali), dans le Bénin méridional, en Languedoc-Roussillon et à la Martinique. Dans ses recherches, l’intérêt pour les notions d’exotisme et de fiction dans la formation du discours anthropologique se connecte à l’analyse de l’institution de mémoires collectives « mises en culture ». Dans des espaces publics au sein desquels ces mémoires intègrent les sphères morales de l’action politique et rituelle, il mène également une réflexion sur les effets sociaux d’une « oralité seconde » (Walter Ong) suscitée par la circulation des écritures. [Département d’Ethnologie, Université de Montpellier 3, Route de Mende, 34199 Montpellier Cedex 5, France – [email protected]].

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