Dans la même collection :

Giacomo Agostini : La fureur de vaincre. J.-C. Baudot et J. Séguéla : La terre en rond. Jean et Danielle Bourgeois : Les seigneurs d'Aryana. Pierre Chenal : La dernière tempête. Pierre Clostermann : Le grand cirque. Marc Combe : Otage au Tibesti. Anne-France Dautheville : Une demoiselle sur une moto. Et j'ai suivi le vent. René Desmaison : La montagne à mains nues. 342 heures dans les Grandes Jorasses. Fenouil : Une moto dans l'enfer jaune. Frison-Roche : Carnets sahariens. Jean-Claude Hallé : François Cevert : « La mort dans mon contrat ». Jean-Claude Le Faucheur : Chercheur d'or en France. J.-Y. Le Toumelin : Kurun autour du monde. John MacKinnon : Au pays des grands singes roux. Christian Mollier : Everest 74 : Le rendez-vous du ciel. R. Paragot et L. Bérardini : Vingt ans de cordée. Patrick Pons : Pari sur la chance. Freddy Tondeur : 10 000 heures sous les mers. A. Viant et P. Carpentier : La course du Grand Louis. Jacques Wolgensinger : Raid Afrique. GLASGOW 76 Le défi des « Verts » Du même auteur :

« Prague, l'été des tanks » (Tchou, 1968) (en collaboration). « Guide secret des courses et du tiercé » (Tchou, 1969) (en collaboration avec Richard de Lesparda). « François Cevert. La mort dans mon contrat » (Flamma- rion, 1974). JEAN-CLAUDE HALLÉ

GLASGOW 76 Le défi des « Verts »

Préface de ROGER ROCHER

L'Aventure vécue Flammarion Pour recevoir régulièrement, sans aucun engagement de votre part, l'Actualité Littéraire Flammarion, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse à Flammarion, Service ALF, 26, rue Racine, 75278 Cedex 06. Vous y trouverez présentées toutes les nouveautés mises en vente chez votre libraire : romans, essais, documents, mémoires, biographies, aventures vécues, livres d'art, livres pour la jeunesse, ouvrages d'utilité pratique, livres universitaires...

© Flammarion 1976 Printed in France ISBN : 2-08-065020-3 A Marie-Françoise et au plus vert d'entre les Verts : mon fils Olivier, 9 ans.

Préface

Le 12 mai 1976, l'Association Sportive de Saint-Etienne a disputé à Glasgow la finale de la Coupe d'Europe des clubs champions. C'était son trente-troisième match dans cette compétition et, si le destin n'a pas voulu nous sourire, les Verts ont tout de même écrit là une des plus belles pages de leur histoire, une histoire riche en déceptions, en joies immenses comme en drames. Jouer la Coupe d'Europe est un honneur qui exige de se battre toute une saison avec cœur et détermination pour mériter le titre de champion. Il faut la préparer avec sérieux et rigueur pour faire face aux confrontations. Il faut Vaimer intensément pour lui donner sur le terrain le maximum de soi-même, afin qu'elle vous rende, en contre- partie, ce qu'on attend d'elle. Il faut lui accorder toute son importance pour la dimension sportive qu'elle représente. Il faut qu'elle demeure HUMAINE afin de rester au service exclusif de l'HOMME, pour le SPORT. Il faut lui rendre cet hommage de grandir les clubs en leur permettant de se développer dans l'intérêt du football de la nation. Il faut enfin la respecter pour qu'elle reste, longtemps encore et pour nous tous, comme vous le vivrez à travers le beau livre de Jean-Claude Hallé, la plus belle compétition du monde.

Roger ROCHER, Président de l'Association Sportive de Saint-Etienne. Prologue

Dominique Bathenay raconte : « A hauteur du centre du terrain, j'ai reçu une balle d'Hervé Revelli. Elle m'a légè- rement dépassé, m'entraînant vers la droite. Rummenigge se trouve devant moi : je le crochète à gauche. Il tente tout de même de me tacler et tombe. Balle au pied, j'attaque alors Beckenbauer : je le dribble. Je me trouve à vingt, vingt- deux mètres des buts. Je laisse un peu courir le ballon... je vois qu'il y a de l'espace, suffisamment pour armer ma frappe. Je suis sur mon bon pied, le gauche. Prendre ma chance, vite! Légèrement brossé de l'extérieur, le tir part... « Emporté par mon élan, déséquilibré, je tente tout de même de suivre des yeux la trajectoire du ballon. Elle est légèrement courbe... elle va surprendre Maïer, oui, elle le surprend... il n'esquisse que vaguement un geste... il est battu... »

Le chronomètre de l'arbitre indique la trente-quatrième minute de la finale de la Coupe d'Europe des clubs cham- pions qui oppose l'équipe de l'Association Sportive de Saint- Etienne, moyenne d'âge 25 ans, à celle du Bayern de Munich, tenant du titre, moyenne d'âge 29 ans. Le Bayern, avec ses vedettes, Sepp Maïer, Franz Becken- bauer, Gerd Müller, champions du monde en 1974, a remporté les deux dernières années la compétition euro- péenne la plus convoitée. En vingt et un ans de coupe d'Europe, deux équipes seulement ont fait mieux : le Real de Madrid et l'Ajax d'Amsterdam. Ont fait aussi bien : les Portugais de Ben- fica et l'Inter de Milan. C'est tout. C'est à cette forteresse redoutable qu'en cette soirée du 12 mai 1976, les Marie-Louise de Saint-Etienne donnent l'assaut. Il y avait dix-sept ans qu'aucune équipe française n'avait atteint le stade final d'une quelconque compétition européenne. Les chiffres officiels donnent 30 000 Français présents à Glasgow. La télévision chiffre à 77 % l'indice d'audience de la retransmission. C'est dire que plus d'un Français sur deux, vieillards et nourrissons compris, se trouve ce soir-là de cœur avec les Verts. En Europe, en Afrique, sur les marches avancées de l'Asie, 300 millions de personnes sont devant leurs récepteurs.

A la trente-quatrième minute, sur ce tir de Dominique Bathenay, le destin du match bascule. PREMIÈRE PARTIE

L'ATTENTE

1

Glasgow, 12 mai 1976 - 8 heures du matin

Deux coups frappés à la porte de la chambre ont réveillé Dominique Bathenay. « Entrez! » crie le jeune Stéphanois en se retournant dans son lit. Ce n'est un secret pour per- sonne : Dominique Bathenay n'aime pas se lever tôt. Ils sont quelques-uns dans l'équipe, l'Argentin Oswaldo Piazza ou Alain Merchadier, le défenseur, à dormir allègrement leurs onze ou douze heures chaque jour. C'est peut-être une coïncidence : ce sont les armoires à glace de l'équipe. Merchadier mesure 1,81 m, Piazza, 1,83 m et Bathenay 1,81 m. L'œil à moitié entrouvert, Dominique surveille le bruit du passe-partout dans sa serrure. Beurre, confi- ture et toasts sur un plateau, le serveur écossais fait son entrée. La direction de l'Esso Motor Motel d'Erskine, petite ville située à quinze kilomètres de Glasgow où l'équipe de Saint- Etienne a établi ses quartiers pour la finale de la Coupe d'Europe, a fait placer dans chaque chambre une bouilloire accompagnée de sachets de thé ou de café en poudre. Bathenay branche sa bouilloire, dépose un sachet de thé dans une tasse, commence à beurrer ses tartines. « Bathenay, dit Pierre Garonnaire, le recruteur de Saint- Etienne, c'est la force tranquille. Nous l'avions vu jouer en sélection du Sud-Est et nous lui avions demandé de venir faire un stage chez nous. Il a fait un bon stage, disons solide. Nous l'avons pris sans trop de conviction. Il était doué mais un peu lymphatique. Je pense qu'en lui-même, ce garçon croyait qu'il n'était pas capable de faire un professionnel. Ce métier lui faisait peur. Il part à l'armée, où il n'est pas très bon. Je me souviens d'avoir rencontré Lucien Troupel, entraîneur du Bataillon de Joinville où Dominique faisait son service. Troupel m'avait dit : « Ton Bathenay, il n'a pas l'air de trop savoir ce qu'il veut. Il fume sa cigarette, il est décontracté. En dehors de ça... » « Troupel a tout de même eu une grosse influence sur Bathenay. Il l'a un peu bousculé, lui a dit : « Tente ta chance! Tu es costaud, tu as un bon pied gauche, tu as tout ce qu'il te faut! » « Quand Bathenay est revenu de l'armée, on a senti qu'il avait changé. Plus attentif, plus dur à l'entraînement. Il a fait ses débuts à Nîmes en remplacement de Piazza contre le Danois Jansen. Si vous aviez vu ça! Il a pris Jansen, l'a mis dans sa poche du haut, l'a ressorti par celle du bas, l'a glissé dans celle de droite pour le ressortir à gauche! Il lui a tout fait! Jansen n'a pas vu un ballon de la partie. Bathenay n'a plus quitté l'équipe! » A l'issue des demi-finales de la Coupe d'Europe qui voyaient les « Verts » éliminer en Hollande le PSV d'Ein- dhoven, l'entraîneur hollandais Kees Rijvers déclare : « Si je devais prendre un seul joueur dans l'équipe de Saint- Etienne, je choisirais Bathenay. » Sa dernière tartine avalée, Dominique Bathenay se glisse de nouveau sous ses couvertures. Cinq minutes plus tard, il dort à poings fermés. Le trac des grands jours de finale, Dominique Bathenay ne connaît pas.

Cette photo-là, toute la France l'a vue. Dans une ambiance de folie, les footballeurs de Saint-Etienne malmènent ceux de Kiev, et grignotent le retard pris au match aller : 2 buts à 0 concédés dans la boue de Simferopol. On ne remonte pas un handicap de deux buts contre une équipe comme celle de Dynamo, les spécialistes vous le diront. Pourtant, jetant toutes leurs forces dans la bataille, les Stéphanois réalisent l'impossible et mènent 2 à 0 devant les Soviétiques à la fin du temps réglementaire. Il faut jouer les prolon- gations. Epuisés, les garçons se sont affalés sur la pelouse sans avoir la force de rentrer au vestiaire. Une gorgée d'eau, un rapide massage; ils remontent au combat. Et le miracle se produit : Patrick Revelli slalome à travers la défense russe, centre en retrait sur Dominique Rocheteau qui catapulte la balle au fond des filets. Hystérie sur le stade, délire devant les postes de télévision. Seul au bord du terrain, un homme reste de marbre; aucun trait de son visage de bouge. La pellicule d'un photographe fixe cet instant. Robert Herbin, 37 ans, l'entraîneur de Saint- Etienne, a été surnommé « le sphynx » par ses hommes. Dans la nuit qui précède la finale de la Coupe d'Europe, le « sphynx » a dû prendre deux cachets pour s'endormir.

Avec ses cheveux décoiffés, ses yeux gonflés par le sommeil d'une mauvaise nuit, la plus belle carte de visite en activité du football français ne se trouve pas fringant, fringant dans son miroir. Jean-Michel Larqué, six titres de champion de France, trois coupes, international A deux dizaines de fois et des poussières, capitaine de l'équipe de Saint-Etienne, a mal dormi. Jean-Michel Larqué est un inquiet. C'est à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force, car il ne considère jamais rien comme acquis. Sa faiblesse, parce qu'à treize heures du coup d'envoi de la finale de la Coupe d'Europe une bonne nuit de sommeil n'a jamais handicapé un athlète. Un soupçon de trac au creux de l'estomac, le capitaine des Verts prépare son thé. Depuis l'instant précis de son réveil, Larqué est possédé par le match. La journée qui précède une épreuve de haute compétition paraît toujours interminable aux vingt-deux acteurs comme à leurs principaux dirigeants. Quand cette compétition est la finale de la Coupe d'Eu- rope des clubs champions, elle apparaît comme le jour le plus long des jours les plus longs. Il est des enjeux qu'il est préférable d'ignorer sous peine d'être écrasé. Qu'on imagine : trente-deux pays regrou- pant chacun des milliers de clubs ont délégué leurs meil- leures équipes dans la compétition. A chacune de ces équipes, il a fallu une année complète pour imposer sa supé- riorité aux autres prétendants. A peine les compatriotes matés, il faut se heurter impitoyablement aux vainqueurs d'au-delà les frontières. Deux matches désignent les meilleures équipes et les vainqueurs s'affrontent de nouveau, jusqu'à ce qu'émergent, en fin de course, deux fois onze hommes. Les meilleurs, les plus durs, les plus habiles, ceux qui ont trouvé en eux les plus formidables ressources morales de tout le continent. Deux fois onze hommes pour un bout de planète qui compte sept cents millions d'habitants et quinze millions de licenciés. On ne sait ce qu'il faut admirer le plus, la sélection ou l'épopée. Dieu, quel chemin pour en arriver là! Celui de Jean-Michel Larqué commence à Bizanos, 3 600 habitants, une seule équipe de division d'honneur dans un rayon de cent kilomètres. Il faut une passion bien accrochée au ballon rond pour lui être fidèle au coeur d'Ovalie. Le rugby ici est roi. Sauf chez les Larqué. Jean Larqué est cheminot et, entre deux trains, amoureux du football. Sa passion a entraîné deux de ses frères et trois beaux-frères. Elle n'a pas épargné Jean-Michel qui, dès qu'il est en âge de cogner dans un ballon, est de toutes les fêtes, de tous les déplacements. Quand il faut aller loin, tout le monde s'entasse dans le car de la JAB, le club de Bizanos, et femmes, enfants, amis soutiennent de leurs chants et de leurs cris Jean Larqué, ses frères et ses beaux- frères qui défendent très haut l'honneur de leurs couleurs. A ses temps perdus, le gamin tâte quand même de l'ovale. « Il m'arrivait au collège, raconte-t-il dans Le Football en vert, édité par Calmann-Lévy, de jouer ouvreur ou arrière au cours de matches interclasses. J'y ai même laissé une clavicule. Mais à cette époque les compétitions ne commen- çaient qu'en junior et tout le monde pratiquait les deux sports. Albaladejo, Darrouy, sélectionnés en football, dans les cadets du Sud-Ouest, Cassiède, futur deuxième ligne, Etcheverry, le pilier, ont d'abord été des footballeurs. » Lui, jusqu'à 15 ans, veut être médecin. Son adolescence obliquera vers le professorat d'éducation physique. Car le sport et le football jouent déjà un grand rôle dans sa vie. Il remporte à Paris le concours du jeune footballeur. Après y avoir échoué l'année précédente. Le garçon montre déjà de la constance. « La première fois que j'ai passé le concours du jeune footballeur, raconte-t-il, j'avais l'impression d'être en dessous du niveau des autres. En travaillant, je les ai rejoints. J'ai gagné le concours. En équipe de France junior, des garçons comme , Camerini, Rostagni étaient déjà, dans leur genre, des étoiles. Je me situais objec- tivement en dessous d'eux. Je les ai rattrapés. Le stagiaire de Saint-Etienne contemplait les professionnels avec des yeux ronds. La marge qui me séparait d'eux était immense. Elle a été comblée. » Bachelier à 17 ans, professeur d'éducation physique à 21 ans, Jean-Michel Larqué dit : « Les gens ne savent pas combien je suis entier. »

Jacques Santini, lui aussi, a mal dormi. Couché la veille à 22 heures, il a vainement cherché le sommeil. En désespoir de cause, il a rallumé la lampe de chevet, ouvert un roman d'espionnage — un SAS — et s'est plongé dans la lecture des aventures du prince barbouze Malko Linge. Mais son esprit a du mal à se fixer sur sa lecture; ils se bousculent dans son esprit les Dürnberger, Kapellmann, Beckenbauer que le Stéphanois de Sochaux va devoir affronter. Et, quand au petit matin son ami Gérard Farison vient le réveiller, a le sentiment qu'il n'a dormi qu'une heure ou deux. « Jacquot », comme l'appellent familièrement ses cama- rades, ne sait que depuis la veille qu'il va jouer la finale. Il est le quatrième homme d'un milieu de terrain qui compte trois internationaux A, titulaires à part entière de l'équipe de France : Jean-Michel Larqué, Dominique Bathenay et Christian Synaeghel. C'est dire que, pour chaque poste, la concurrence est rude. Pourtant, cette année, Santini n'a pas chômé. En forme plus avancée que certains de ses camarades — Synaeghel a des ennuis avec ses adducteurs —, il a joué tous les matches de début de saison. Né en 1952 à Fesches-le-Châtel, un petit village des envi- rons de Montbéliard, Jacques Santini déclare : « Comme sept enfants sur dix, j'ai aimé très tôt le football. » Plus tôt que d'autres tout de même : « Jacquot » signe comme pupille sa première licence de joueur. Son père l'aide : lui- même a été un bon joueur amateur de l'équipe de Sochaux, avant de revenir jouer en division d'honneur avec l'équipe première de Fesches. M. Santini père, qui tient un hôtel- restaurant, suit d'un œil ravi les progrès de son fils. « Mon père aura été à la fois mon entraîneur et mon éducateur », dit Jacques Santini. Le garçon, droitier à l'origine, possède une bonne frappe des deux pieds. Surtout il a déjà la taille et la stature qui font merveille en minime, puis en cadet. A 16 ans — il mesure 1,76 m —, il joue régulièrement en division d'honneur avec des garçons qui ont 25 ou 30 ans et qui ne se sentent pas obligés de le ménager. Il est « surclassé » deux fois. Un cadet doué peut jouer en junior, mais il est plus rare qu'un joueur montre aussi tôt les aptitudes phy- siques et techniques pour escamoter totalement un échelon. Santini se trouve un peu dans la situation d'un garçon de 3" très doué à qui on ferait tout de suite passer le bacca- lauréat. On s'aguerrit vite à ce régime. Il joue déjà n° 10, milieu de terrain. Santini, bien sûr, n'échappe pas aux espions de Garonnaire et l'intendant de Saint-Etienne se déplace lui-même lors d'un match de présélection junior pour inviter le Sochalien à venir suivre le stage de Noël 1968 à Saint-Etienne. Après une nouvelle invitation aux vacances de Pâques suivantes, Santini se voit offrir une place dans la pouponnière de Garonnaire. Père et fils sont ravis. Saint- Etienne, champion de France, règne au sommet du football français et Jacquot ne peut rêver de meilleure école. Seule maman Santini n'est guère enthousiaste pour laisser partir si loin le « petit ». Il faut beaucoup de persuasion de la part de Garonnaire, épaulé il faut le dire par les hommes de la maison, pour emporter l'adhésion maternelle. « Je l'ai vu jouer avec les cadets du Nord-Est en lever de rideau du match France Espoirs contre le Luxembourg, raconte Pierre Garonnaire, et dès le premier moment il m'a plu. Certains le trouvaient un peu mollasson. Mais quel footballeur! Il ne perdait jamais la balle : il la passait exactement où il fallait! Quand j'ai découvert ensuite sa mentalité, j'ai pensé qu'il n'y avait aucun risque. Nous l'avons fait venir à Saint-Etienne. » Tout n'est pas rose pourtant dans ses débuts chez les Verts. Le nouveau ne fait pas l'unanimité. On lui reproche notamment d'être un peu lent. C'est vrai qu'avec ses pointes de pieds légèrement rentrantes et ses cuisses d'haltérophile il a toujours eu la démarche pesante. On s'interroge : va-t-on le garder? Garonnaire pourtant met les critiques en garde : « Pour moi, dit-il, il est meilleur que les autres. Laissons-lui le temps de fleurir. » Sept ans plus tard, Garonnaire ne se déjuge pas : « Dans deux ou trois ans, Jacques Santini sera un titulaire à part entière de l'équipe de France. » Pierre Garonnaire « l'intendant » de Saint-Etienne — c'est le titre officiel inscrit sur la porte de son bureau — s'est levé à 7 heures. Ni bonne ni mauvaise nuit. Mais, par expé- rience, il sait que la journée va lui paraître longue : « On pourrait croire qu'il y a, ces jours de Coupe, de multiples problèmes à régler. En fait, il n'en est rien : comme l'orga- nisation est bien rodée, tout a été pratiquement fait. Chacun est conscient de ce qui l'attend, de ce qu'il doit faire, les athlètes comme les dirigeants, et il ne reste plus qu'à attendre. Certains joueurs font la grasse matinée — s'ils le peuvent —, d'autres lisent, discutent entre eux, jouent aux cartes. Nous sommes tous logés à la même enseigne, tenaillés par l'impa- tience de voir arriver l'heure du match. » Son petit déjeuner avalé, Pierre Garonnaire rejoint Robert Herbin dans sa chambre. Les deux hommes se connaissent bien. C'est Garonnaire qui est allé chercher à le jeune Herbin, un junior qui promettait. Il ne fallait d'ailleurs pas être grand clerc pour déceler les qualités d'avenir de l'adolescent : à 17 ans, « Roby » est le capitaine de l'équipe de France junior. Tous les grands clubs de France se le disputent. L'O.G.C. Nice, bien sûr, qui considère peut-être un peu vite que le « rouquin » lui est promis. Le Racing Club de Paris, l'Olympique de Marseille offrent aux parents d'Herbin des sommes sur lesquelles Saint-Etienne n'envisage pas de s'aligner. Jusqu'à Valenciennes qui aurait bien ramené dans le Nord le junior niçois. La négociation qui devait attacher Herbin à Saint-Etienne reste une des plus délicates jamais menée par Pierre Garonnaire. Que peut-on faire contre le carnet de chèques de clubs qui offrent jusqu'à trois fois les crédits ouverts par le comité directeur de l'A.S.S.E.? Pierre Garonnaire dispose tout de même de quelques atouts. Il est prêt à offrir immédiatement un vrai contrat professionnel à « Roby ». Si Herbin père signe, dès le début de la saison suivante le jeune homme touchera un salaire mensuel de 65 000 francs (anciens : nous sommes en 1956). Garonnaire peut également assurer que le garçon jouera très tôt en équipe professionnelle puisque celle-ci va être renforcée, dès l'année suivante, par plusieurs jeunes garçons qui s'apprêtent à remporter le championnat de France amateur. « A Saint-Etienne, explique Garonnaire au père d'Herbin, nous sommes décidés à jouer à fond la carte de la jeunesse. » Celui-ci écoute, tirant sur sa pipe, pèse soigneusement les différentes propositions qui lui sont faites, soucieux d'as- surer à son fils le meilleur avenir. Robert n'assiste jamais à ces conversations. Et puis un jour, après avoir réfléchi pendant deux mois, c'est oui. La famille Herbin a choisi Saint-Etienne. Là où d'autres clubs offraient cinq, six millions, Garonnaire emporte la signature pour deux millions et demi. Il a pris sur lui d'offrir 500 000 francs supplémentaires aux crédits qui lui étaient ouverts. Le président Pierre Faurand, qui gère strictement les finances de l'A.S.S.E., avait dit : « Pas plus de deux millions. » Déjà le sérieux de Saint-Etienne emporte les décisions et, un matin d'été, Garonnaire accueille en gare de Saint- Etienne un grand garçon roux au blouson de laine tricotée, au pantalon de toile sans ceinture, qui tient dans une main une valise de carton bouilli, dans l'autre un roman d'espion- nage de Paul Kenny. Mais, pour avoir dépassé le plafond qui lui était alloué, Garonnaire ramasse de son président une « engueulade » gratinée dont il garde quelque amer- tume : pour un investissement, somme toute modeste, l'A.S.S.E. ne vient-elle pas de réaliser le meilleur placement de son histoire?

De quoi peuvent parler l'entraîneur et l'intendant d'une équipe finaliste d'une grande compétition? De l'adversaire, naturellement. Le Bayern de Munich, c'est peut-être une des équipes que les deux hommes connaissent le mieux. Pour le joueur Herbin, l'équipe allemande évoque un des grands souvenirs de sa carrière. Champion de France 1968-1969, le onze stéphanois doit affronter en septembre 1969, au premier tour de la Coupe d'Europe, un Bayern très sûr de lui qui a remporté le championnat d'Allemagne. Le premier match a lieu à Munich et les Verts désemparés subissent la loi des Beckenbauer, Müller, Maïer... Déjà! L'équipe munichoise domine le match de bout en bout, marque deux buts et ne doit qu'à un excès de confiance — et à un certain degré de malchance : trois tirs sur la barre et les poteaux — de ne pas empocher définitivement sa qualification ce jour-là. « Nous avions vraiment été dominés, ballottés, et en partant du stade nous étions tous effondrés, se rappelle Jacques Didier, l'un des plus farouches supporters de l'A.S.S.E. qui avait fait le déplacement de Munich. Keita avait fait le plus mauvais match de sa vie. Autant ce garçon pouvait être brillant à domicile, autant il était parfois inexistant à l'extérieur. En plus, nous avions eu une veine invraisemblable. Carnus avait passé le match à regarder le ballon frapper la barre ou les poteaux. Nous ne donnions pas cher de nos chances en match retour. » Ce jour-là, Herbin, blessé, ne joue pas. Le capitaine stéphanois, remis, participe au match retour qui se dispute le 1er octobre 1969 à Geoffroy-Guichard. Trente-cinq mille spectateurs garnissent les tribunes. L'A.S.S.E. aligne Carnus dans les buts, Durkovic, Bosquier, Mitoraj et Camerini en défense, Jacquet, Herbin, Samerdjic — remplacé en cours de partie par Jean-Michel Larqué — en milieu de terrain, Hervé Revelli, Salif Keita et « Jojo » Bereta en attaque. Le match ne dure pas depuis deux minutes qu'Herbin, reprenant une balle de la tête, sert Revelli, qui marque. Ton- nerre sur Geoffroy-Guichard. Commence une folle pour- suite. « Les gens étaient debout, les jeunes hurlaient. Pendant une heure trente, ça a été la démence totale, se rappelle un spectateur. Je me souviens de certains de mes voisins qui, derrière nous, n'arrivaient pas à voir le match. Ils criaient quand même. Cette ambiance, c'était une chose incroyable. » A la cinquante-neuvième minute, Hervé Revelli, encore lui, égalise sur l'ensemble des deux matches et à neuf minutes de la fin Keita qualifie les Verts, à l'issue d'une partie fan- tastique disputée dans une ambiance de folie. « Ce match contre Munich marque pour moi les véritables débuts de l'épopée européenne de Saint-Etienne, conclut Jacques Didier. Se « taper » le Bayern ici, après avoir été ridiculisés là-bas, il fallait le faire. Si les joueurs et spectateurs ont cru à la victoire contre Split, s'ils y ont cru contre Kiev, ces retournements insensés de situation, c'est qu'il y avait eu le précédent du Bayern. » Les deux équipes se sont ensuite de nouveau rencontrées l'année dernière, en coupe d'Europe 74-75, et, si le Bayern s'est finalement qualifié, Saint-Etienne, dont c'était la pre- mière grande année dans le grand retour dans la compétition européenne, n'avait pas été ridicule, loin de là. C'est donc la « belle » qui se joue ce soir. Pour ne rien laisser au hasard, Pierre Garonnaire et Robert Herbin sont allés dix jours auparavant assister à la facile victoire des Munichois sur Duisbourg, une équipe plus modeste. De ce match les deux hommes n'ont guère pu tirer d'enseignement sinon sur l'efficacité retrouvée de Gerd Müller, le « bombardier » allemand, auteur de deux buts. Mais trois jours plus tard, c'est un tout autre Bayern, formi- dable de puissance, d'expérience, de roublardise, que Garon- naire voit résister, à Hambourg, à l'équipe locale déchaînée, décidée à assurer sa qualification en Coupe d'Allemagne. Score : 2 à 2, qui laisse Garonnaire rêveur. Contre ce Bayern-là, la finale n'est pas dans la poche. C'est de ce match que les deux hommes parlent dans la chambre de l'Esso Motor Motel. « J'ai vu, explique Garonnaire, un Bayern ambitieux, qui voulait absolument se qualifier pour la finale de la Coupe d'Allemagne, et qui a joué un match plein. L'équipe de Hambourg est solide, très bonne, et jouait devant son public. Soixante-dix mille personnes. Eh bien, les Hambourgeois ont trouvé devant eux un adversaire chevronné, lucide, bien organisé, conscient de sa valeur et de son sens collectif. « La forme affichée par Beckenbauer, et surtout par Mül- ler, m'a impressionné. On a dit un peu rapidement qu'il était en déclin, « le gros », sous prétexte qu'il marquait moins de buts. Or, ce jour-là, il a été serré de très près, en grande partie annihilé, mais il a quand même placé un tir sur le poteau, et il a failli réussir à marquer ou à faire marquer un but ou deux au cours de la partie. Alors, ce n'est pas parce qu'il n'a pas concrétisé ces actions qu'il faut parler de déclin. Ils sont vraiment « costauds » dans tous les compar- L'A.S.S.E. De gauche à droite, en haut : Modeste, Sarramagna, Santini, Rocheteau, P. Revelli, Janvion, Synaeghel, Bathenay ; en bas : Repellini, Piazza, Larqué, Curkovic, Herbin, Dugalic, H. Revelli, Lopez, Farison. Photo Ito Josué.

La télévision française a calculé que 28 millions de téléspectateurs avaient, le 12 mai 1976, suivi la retransmission en direct de la finale de la Coupe d'Europe des clubs champions qui opposait les "Verts" de Saint-Etienne au Bayern de Munich. C'est dire que, nourrissons et vieillards compris, plus d'un Français sur deux a suivi le match. C'est sans précédent. Jean-Claude Hailé, grand reporter à PARIS-MATCH et auteur d'un des grands succès du livre sportif, FRANÇOIS CEVERT, LA MORT DANS MON CONTRAT, a vécu minute par minute, à Saint-Etienne et à Glasgow, les préparatifs et le déroulement de la finale. Il a, dans les'jours qui ont suivi le match, interrogé chacun des joueurs, ainsi que les principaux responsables du club stépha- nois. Il a partagé leurs espoirs, leurs craintes et leurs larmes parfois, après une défaite ressentie comme injuste. De ce document, ONZE, le magazine du football, a écrit: "Ce livre est passionnant de la première à la dernière page. Il est à la dimension de l'exploit des Stéphanois." Voici donc, à travers le récit d'une finale inoubliable, toute l'aventure de l'A.S. Saint-Etienne et l'histoire de l'étonnant défi des Verts:

Photo de couverture: BAYERN - SAINT-ETIENNE - Un tir de Santini. (Photo G. Beutter - "Onze")

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