QUAND PIERRE MAUROY RÉSISTAIT AVEC RIGUEUR AU « NÉOLIBÉRALISME » (1981-1984) Mathieu Fulla Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po Presses de Sciences Po | « Vingtième Siècle. Revue d'histoire »

2018/2 N° 138 | pages 49 à 63

ISSN 0294-1759 ISBN 9782724635751 Article disponible en ligne à l'adresse : ------https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2018-2-page-49.htm ------

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Quand Pierre Mauroy résistait avec rigueur au « néolibéralisme » (1981‑1984) Mathieu Fulla Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po

Mathieu Fulla se propose ici d’interroger précoce et résolue, des élites socialistes aux l’existence du « tournant de 1983 » à charmes du néolibéralisme. Le souci constant partir d’un poste d’observation privilégié : des dirigeants et conseillers des cabinets minis- Matignon. S’appuyant sur la figure de tériels d’inscrire leur action en opposition à la Pierre Mauroy, sa trajectoire, ses idées et « révolution thatchérienne » ne serait-il que son cercle de conseillers, il éclaire le soutien figure de rhétorique ? François Mitterrand précoce du Premier ministre à la politique endosserait-il les habits de Ronald Reagan en de rigueur, en soulignant son opposition à mars 1983 2, tandis que Pierre Mauroy, à l’ins- toute forme de néolibéralisme. Grâce à une tar de Monsieur Jourdain, ferait du néolibéra- chronologie fine de la mise en œuvre de lisme sans le savoir, lui qui ne cesse de clamer cette politique, l’article met aussi au jour les son attachement à la social-démocratie ? évolutions du rapport de force entre, d’une Apporter des éléments de réponse à ces ques- part, Matignon et, d’autre part, l’Élysée et tions implique de s’interroger sur ce concept le ministère de l’Économie et des Finances, éminemment plastique et saturé d’idéologies alors dirigé par . qu’est le néolibéralisme 3. Les travaux récents renoncent à en donner une définition précise, À la fin du mois de décembre 1982, la journa- préférant traquer ses différents avatars dans liste Michèle Cotta transcrit dans ses cahiers l’action publique. « Ensemble amorphe et le récit d’un conseil interministériel qu’elle malléable d’idées » plus qu’« idéologie struc- tient de Jérôme Clément, conseiller tech- turée », le néolibéralisme économique repose nique au cabinet de Pierre Mauroy. À l’is- depuis les années 1980 sur la croyance dans le sue de la communication de Jacques Delors, marché comme système le plus efficace d’allo- François Mitterrand se serait tourné vers son cation des ressources et dans un État dont le Premier ministre pour lui asséner, sarcastique : rôle serait limité à l’organisation de ce « mar- « J’espère que vous n’êtes pas d’accord avec le ché (prétendument) libre et concurrentiel » 4. ministre des Finances. Sinon, j’appelle directe- ment […] Margaret Thatcher à Matignon 1 ! » (2) Catherine Nay, Les Sept Mitterrand, , Grasset, Par-delà le caractère plaisant de l’anecdote, 1987. (3) Pour une présentation critique de la littérature ainsi l’apostrophe du chef de l’État soulève la ques- que de la chronologie détaillée conduisant aux décisions du tion, importante, de la supposée conversion, 25 mars 1983, nous nous permettons de renvoyer à l’introduc- tion de Florence Descamps et Laure Quennouëlle-Corre. (4) Amandine Crespy et Pauline Ravinet, « Les avatars du (1) Michèle Cotta, Mitterrand, carnets de route, Paris, Fayard, néolibéralisme dans la fabrique des politiques européennes », 2011, p. 516. Gouvernement et action publique, 2, 2014, p. 9-29, p. 14-15.

VINGTIÈME SIÈCLE. REVUE D’HISTOIRE, 138, AVRIL-JUIN 2018, p. 49-63 49 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po MATHIEU FULLA

À l’aune de cette approche, il apparaît diffi- du néolibéralisme français, François Denord cile de considérer la politique économique estime quant à lui que le ralliement d’une majo- conduite entre mai 1981 et juillet 1984 par le rité des élites socialistes au marché ne devient gouvernement Mauroy comme une forme de effectif qu’en 1984 et refuse, dans ses der- néolibéralisme à la française. niers écrits, de considérer mars 1983 comme 4

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po De nombreux travaux de sociologie et de une rupture néolibérale . Des études socio- science politique ont longtemps défendu cette historiques centrées sur certaines politiques thèse contestable et contestée par les histo- publiques de la période accréditent cette thèse. riens. Référence incontournable de la littéra- Philippe Bezes souligne ainsi la marginalité de ture sociologique et politiste, l’article pionnier la doctrine néolibérale dans la réforme admi- de Bruno Jobert et Bruno Théret considère nistrative pilotée par le gouvernement Mauroy, que le choix fait par François Mitterrand de d’où émergent les trois lois de décentralisation maintenir la France dans le Système monétaire et les six lois relatives à la fonction publique. Se européen (SME) suivie, le 25 mars 1983, par gardant d’appréhender les années 1980 comme l’annonce d’un nouveau plan de rigueur consti- un bloc, il montre également que l’institution- tue un « tournant radical » des politiques nalisation dans l’État « des instruments et des publiques socialistes dans un sens néolibéral et idées inspirées du new public management », l’un monétariste 1. Le point commun des travaux des principaux avatars du néolibéralisme bri- s’inscrivant peu ou prou dans cette filiation est tannique et états-unien de la période, s’opère d’analyser les décisions prises par le pouvoir sous les gouvernements Fabius et Chirac, non exécutif en mars 1983 comme un virage à cent sous Pierre Mauroy 5. Le sociologue Benjamin quatre-vingts degrés de la politique écono- Lemoine dresse un constat analogue dans son mique socialiste après deux ans de « néokeyné- travail sur la dette publique française, rappe- sianisme » ayant « lamentablement échoué » 2. lant que sa mise en marché quasi généralisée Des travaux sociologiques et politistes se produit sous Pierre Bérégovoy, ministre des récents proposent une approche plus nuan- Finances du gouvernement Fabius, non sous cée des événements. Sans remettre en cause Jacques Delors 6. l’idée d’un tournant néolibéral initié par le Les historiens quant à eux font un pas supplé- gouvernement Mauroy, ils rappellent la per- mentaire dans la réfutation de la thèse du « tour- sistance d’un État « postdirigiste » et le main- nant néolibéral » de 1983 en ne recourant pas tien de « barrières protectrices » publiques derrière lesquelles le capitalisme français s’est Neo-Liberalism », in Vivien A. Schmidt et Mark Thatcher abrité pour effectuer sa mue néolibérale au (dir.), Resilient Liberalism in Europe’s Political Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 346-373, 3 cours de la décennie 1980 . Dans son histoire p. 365 ; Ben Clift, « French Corporate Governance in the New Global Economy : Mechanisms of Change and Hybridisation within Models of Capitalism », Political Studies, 55 (3), 2007, (1) Bruno Jobert et Bruno Théret, « France : la consécra- p. 546-567, p. 550. tion républicaine du néolibéralisme », in Bruno Jobert (dir.), (4) François Denord, Néo-libéralisme version française, Paris, Le Tournant néolibéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994, Demopolis, 2007, p. 301 ; id., « 1983 : la rigueur des temps », p. 21-85, p. 23. in Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France, Paris, (2) Marion Fourcade-Gourinchas et Sarah L. Babb, « The Éd. du Seuil, 2017, p. 722-725. Rebirth of the Liberal Creed : Paths to Neoliberalism in (5) Philippe Bezes, Réinventer l’État : les réformes de l’admi- Four Countries », American Journal of Sociology, 108 (3), 2002, nistration française (1962-2008), Paris, PUF, 2009, p. 205-253, p. 533-579, p. 564. p. 253. (3) Elisabetta Gualmini et Vivien A. Schmidt, « State (6) Benjamin Lemoine, L’Ordre de la dette : enquête sur Transformation in Italy and France : Technocratic versus les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Political Leadership on the Road from Non-Liberalism to Découverte, 2016, p. 108-117.

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– de même d’ailleurs que Benjamin Lemoine – une réflexion sur la manière dont l’exercice au concept dans leurs travaux 1. L’importance du pouvoir met à l’épreuve la culture keyné- des prérogatives de l’État industriel et ban- sienne et mendésiste du Premier ministre et de quier dans la régulation du capitalisme fran- son entourage, provoquant le recul, mais non çais que renforcent encore les nationalisations la disparition, du projet de social-démocratie à

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po de février 1982, la décision d’instaurer en juin la française que le locataire de Matignon appe- de la même année le blocage des prix et des lait de ses vœux. salaires (mesure dirigiste s’il en est) et même le plan du 25 mars 1983 présentent des compo- Un « keynésiano-mendésiste » santes étatistes trop fortes pour s’insérer dans à Matignon la définition minimale du néolibéralisme pré- Pierre Mauroy n’attend pas d’être nommé à cédemment évoquée. La résistance au para- digme néolibéral anglo-saxon n’est en outre pas Matignon pour saisir l’importance d’une ges- le propre de la France. Sans nier l’importance tion économique rigoureuse. Bon connaisseur du processus de libéralisation économique et de l’histoire de son parti, le Premier ministre financière qui s’amorce dans les années 1970, garde en tête les délicats problèmes monétaires Mark Mazower insiste sur la « résilience de et financiers auxquels se sont heurtés le Cartel l’État » dans Europe de l’Ouest des années des gauches (1924), le Front populaire (1936) 1980 et rappelle que dans la gestion des rela- et le Front républicain (1956). Sa trajectoire de tions du travail, de l’État social et des priva- la Section française de l’Internationale ouvrière tisations, la Grande-Bretagne de Margaret (SFIO) au Parti socialiste (PS) révèle un res- Thatcher est l’exception, non la norme 2. ponsable soucieux d’inscrire le progrès social Cet article entend apporter sa pierre à cette dans une rigueur économique d’inspiration approche historienne du « tournant de la mendésiste, y compris au cours de la décennie rigueur », en soulignant le caractère néolibéral 1970 où, derrière une adhésion publique à la extrêmement discret, pour ne pas dire introu- stratégie mitterrandienne d’union de la gauche vable, de la politique économique du gouver- et de rupture avec le capitalisme, son entourage nement Mauroy. En prenant Matignon comme (et parfois lui-même) expriment de (discrètes) point d’observation, un lieu de décision jusqu’ici mises en garde à l’égard des excès volontaristes peu étudié dans le domaine de la politique éco- et protectionnistes des proches de François nomique contrairement à ­l’Élysée 3, il propose Mitterrand et de Jean-Pierre Chevènement.

(1) Sans prétention à l’exhaustivité, voir Serge Berstein, Pour un socialisme attentif aux contraintes Pierre Milza et Jean-Louis Bianco (dir.), François Mitterrand : économiques les années du changement 1981-1984, Paris, Perrin, 2001, p. 333‑505 ; Antony Burlaud, « Les socialistes et la rigueur Les principaux conseillers de Pierre Mauroy (1981-1983) », mémoire de master 2 en science politique, Université Paris-I, 2011 ; Vincent Duchaussoy, La Banque à Matignon partagent avec leur chef de file de France et l’État : de Giscard à Mitterrand. Enjeux de pouvoir un long passé militant au sein de la SFIO ou résurgence du mur d’argent ?, Paris, L’Harmattan, 2011 ; Matthieu Tracol, « La rigueur et les réformes : histoire des politiques du travail et de l’emploi du gouvernement Mauroy Mitterrand…, op. cit., p. 333-343, p. 340 ; M. Tracol, « La (1981-1984) », thèse pour le doctorat en histoire, Université rigueur et les réformes… », op. cit., p. 525 ; Xavier Magnon, Paris-I, 2015. « L’organisation particulière du secrétariat général de l’Élysée (2) Mark Mazower, Le Continent des ténèbres : une histoire de et du cabinet du Premier ministre », in Jean-Michel Eymeri- l’Europe au xxe siècle, Bruxelles, Complexe, 2005, p. 341-344. Douzans, Xavier Bioy et Stéphane Mouton (dir.), Le Règne des (3) Michel Margairaz, « L’ajustement périlleux entre entourages : cabinets et conseillers de l’exécutif, Paris, Presses de relance, réforme et rigueur », in S. Berstein et al. (dir.), François Sciences Po, 2015, p. 359-388, p. 363.

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puis du PS d’Épinay. Les cadres bancaires la mise en œuvre d’un plan démocratique éla- du Crédit Lyonnais Jean Deflassieux et Jean boré par les forces vives de la nation. Peyrelevade, de même qu’Henri Guillaume, Si l’atmosphère contestataire des « années ingénieur-économiste­ passé par la Direction 1968 » puis son ralliement à François de la prévision et l’INSEE avant de rejoindre Mitterrand poussent Pierre Mauroy à mettre

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po ­l’Université, sont tous membres du Centre son keynésianisme en sourdine, ses experts d’étude et de promotion (CEDEP) créé par restent fidèles, tout au long de la décennie Pierre Mauroy en 1966, la même année que 1970, aux principes édictés dans « Socialisme le Centre d’études, de recherches et d’édu- et Réalités ». cation socialiste (CERES) de Jean-Pierre Chevènement 1. Ces deux organisations rivales Des mauroyistes sceptiques quant aux vertus ambitionnent de rénover la doctrine de la SFIO du Programme commun molletiste jugée sclérosée. Face au CERES qui Du congrès d’Épinay de juin 1971 aux élec- souhaite revivifier le marxisme des socialistes tions législatives de mars 1978, la solidarité français par l’introduction de la théorie com- publique de Pierre Mauroy à la stratégie de muniste du capitalisme monopoliste d’État François Mitterrand est sans faille. Comme (CME) et de théoriciens oubliés tels que le premier secrétaire du PS, il estime que ­l’austro-marxiste Otto Bauer, le CEDEP se l’« union froide » avec le Parti communiste fait l’apôtre d’une approche économique key- français (PCF) constitue la condition néces- nésienne et mendésiste qu’il partage avec les saire à la conquête du pouvoir 3. Dans le huis marges de la gauche non communiste. clos des réunions partisanes, cependant, celui Son manifeste au titre révélateur, « Socia­ qui est devenu le numéro deux du Parti après lisme et Réalités », tranche avec les professions le congrès d’Épinay fait entendre ses réticences de foi marxistes dominantes dans la SFIO. Le à l’égard des volets économiques les plus radi- document reconnaît l’apport décisif de la pen- caux du programme « Changer la vie » de sée de Keynes à la compréhension du capita- mars 1972, largement inspirés des réflexions lisme contemporain et à la formulation d’un du CERES 4. projet social-démocrate conciliant efficacité Ces réserves sur le programme n’altèrent économique, justice sociale et liberté indivi- en rien la solidité de l’axe Mitterrand-Mauroy. duelle 2. Les mauroyistes du CEDEP refusent Les deux hommes se concertent sur tous les de considérer la nationalisation comme l’alpha grands problèmes de la vie partisane, de la pré- et l’oméga d’une politique économique socia- paration des scrutins nationaux à l’actualisation liste et plaident, à l’instar du Parti socialiste du Programme commun en passant par l’ou- unifié (PSU), de la Confédération française verture du PS aux marges du socialisme fran- démocratique du travail (CFDT) et du Club çais. Mais la défaite électorale de mars 1978 Jean-Moulin, pour une appropriation « sélec- dégrade la relation entre les deux hommes. tive et partielle » des moyens de production et Si la mémoire socialiste retient générale- ment la rivalité entre François Mitterrand et (1) Jacques Fleury, Cité Malesherbes : journal d’un jeune mili- tant socialiste, 1959-1973, Paris, Bruno Leprince, 1999, p. 151 ; Office universitaire de recherche socialiste (OURS), fonds (3) Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Les Socialistes Sylvain Hercberg, 67APO 1, compte rendu de la réunion inau- français et le pouvoir : l’ambition et le remords, Paris, Fayard, gurale du CERES, 7 juin 1966. 2005, 2007, p. 258-280. (2) OURS, fonds , AGM 25, dossier 2, CEDEP, (4) OURS, Pierre Mauroy, comité directeur du PS, « Socialisme et réalités », mars 1966, p. 1-2. 19 décembre 1971, p. 5.

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Michel Rocard, les passes d’armes entre le pre- régler le problème du leadership sur le parti. mier secrétaire et son numéro deux jusqu’au Elle révèle aussi la sensibilité économique congrès de Metz d’avril 1979 sont fréquentes des mauroyistes en définitive très proche de et violentes. Pierre Mauroy vit mal la décision celle des rocardiens, l’enthousiasme auto- de François Mitterrand de prendre en main gestionnaire en moins. Quelques mois avant

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po le système de financement du Parti qu’il avait le congrès, Pierre Mauroy et lui-même organisé en développant les sociétés signent une contribution commune réclamant d’étude Urba-Conseil et Urba-Technique 1. Le notamment une plus grande « rigueur écono- maire de Lille s’irrite également des manœuvres mique » et prévenant des effets pervers d’une du premier secrétaire et de ses fidèles pour iso- relance keynésienne trop poussée en écono- ler les rocardiens dont il avait facilité l’entrée mie ouverte. Tançant la ligne étatiste défendue dans le Parti en organisant, à l’automne 1974, par le CERES et des mitterrandistes comme les Assises du socialisme 2. (avec qui Pierre Mauroy entretient À la fin du mois de juin 1978, Pierre Mauroy une solide inimitié), le document insiste sur la confie à Michèle Cotta ne plus pouvoir travail- nécessaire progressivité de la rupture socialiste ler avec François Mitterrand : avec le capitalisme, surtout si la France sou- haite tenir ses engagements européens 5. Parce qu’il me propose un accord et qu’il le L’union Mauroy-Rocard ne résiste cepen- dénonce aussitôt. Parce qu’il me traite bien, mais dant pas à la divergence de stratégie politique exige que j’abandonne tous mes copains ; et une fois que je les aurai abandonnés, il me liquidera entre les deux hommes. Alors que le député du de la même façon. J’ai trop vu cela avec Guy souhaite la synthèse avec les mitterran- Mollet, je ne le revivrai pas avec lui 3 ! distes, son allié confesse son ambition présiden- tielle lors de l’émission « Cartes sur table » du Ce courroux, jamais complètement assumé 15 janvier 1979 6. Pierre Mauroy se désolidarise devant le leader du PS, le pousse au rapproche- de son camarade et présente sa propre motion au ment avec Michel Rocard qu’il connaît depuis congrès 7. Battus par les mitterrandistes à Metz, le début des années 1950, époque où les deux mauroyistes et rocardiens sont relégués dans la hommes, respectivement secrétaire général minorité, tandis que le CERES fait son retour des Jeunesses socialistes et des Étudiants socia- au secrétariat national. Toutefois, si la guerre listes, partageaient des bureaux voisins Cité entre les partisans de François Mitterrand et de Malesherbes 4. Michel Rocard reste ouverte, Pierre Mauroy À la veille du congrès de Metz, la question entame une démarche de réconciliation avec économique est un prétexte commode pour le premier secrétaire. La paix est scellée en novembre 1980 lors d’un déjeuner parisien où (1) Franz-Olivier Giesbert, Le Président, Paris, Éd. du Seuil, le premier secrétaire propose au maire de Lille 1990, p. 50. (2) En juin 1978, trente mitterrandistes signent un texte d’être son Premier ministre en cas de succès à condamnant la ligne rocardienne et plaident pour un retour l’élection présidentielle. Le soutien de Pierre aux fondamentaux d’Épinay. Voir « Contribution pour le ren- forcement du Parti socialiste et la victoire du socialisme en France », La Nouvelle Revue socialiste, 32, juin 1978, p. 6-13. (5) « Unité, clarté, synthèse », contribution présentée par Sur les Assises, voir François Kraus, Les Assises du socialisme ou Pierre Mauroy et Michel Rocard en vue du congrès de Metz, l’échec d’une tentative de rénovation d’un parti, « Les notes de la Le Poing et la Rose, 78, janvier 1979, p. 40-46, p. 44. Fondation Jean-Jaurès, 31 », juillet 2002, p. 6-159. (6) Thierry Pfister, « L’affrontement entre socialistes se (3) M. Cotta, Mitterrand…, op. cit., p. 329. prolongera jusqu’au mois d’avril », Le Monde, 17 janvier 1979. (4) Pierre Mauroy, Mémoires : “vous mettrez du bleu au ciel”, (7) « M. Mauroy met en garde M. Rocard », Le Monde, Paris, Plon, 2003, p. 46. 17 janvier 1979.

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Mauroy à François Mitterrand (donc à la ligne Robert Lion, renforce les prérogatives du anticapitaliste de Metz) n’est cependant pas directeur de cabinet adjoint, , synonyme de reniement de sa culture keyné- et de son ami Henri Guillaume, conseil- siano-mendésiste, toujours dominante chez ses ler technique influent, originaire du Nord experts économiques. comme son patron 3. À l’exception de Jean

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po Peyrelevade et d’Henri Guillaume, quoique Matignon dans la fabrique de la politique ce dernier ait beaucoup fréquenté les foyers économique d’expertise économique de l’État, comme le confirme son passage par le Plan juste avant de Dès son installation à Matignon, Pierre rejoindre Matignon, l’équipe économique de Mauroy place l’action de son gouvernement Pierre Mauroy est composée d’énarques hauts sous le signe de la rigueur et de l’imagination 1. fonctionnaires du ministère des Finances. Le La thématique de la rigueur est donc présente conseiller économique Daniel Lebègue venu dès le début du septennat, quoique largement de la direction du Trésor, le chargé de mis- occultée par la nécessité d’accorder au peuple sion Jean-Philippe Saint-Geours, administra- de gauche la « part du rêve » (Jacques Delors), teur civil à la direction générale des Impôts sous la forme d’une hausse du pouvoir d’achat et son homologue du Budget, l’inspecteur des des classes populaires et d’une amélioration Finances Hervé Hannoun apparaissent ainsi des conditions de travail dans l’entreprise 2. au cœur de la fabrique de la politique écono- Attentive au risque de dérapage inflationniste mique 4. Des économistes d’État, comme le et à l’équilibre de la balance des paiements, chargé de mission François Monier, polytech- la politique de relance mise en œuvre par nicien et administrateur civil à l’INSEE, com- Matignon s’inspire bien davantage de la contri- plètent cette petite équipe. bution Mauroy-Rocard de janvier 1979 que de En ce début de septennat, les enjeux écono- la ligne anticapitaliste triomphante de Metz. miques sont cruciaux pour un pouvoir socia- L’importance accordé par Pierre Mauroy à liste désirant tout à la fois « changer la vie », la rigueur s’explique à la fois par la culture renouer avec le plein-emploi et faire la preuve ­« keynésiano-­mendésiste » de son cabinet et de sa stature gouvernementale après vingt- par la conscience, dès son entrée en fonction, trois années d’opposition. La question de la de l’inefficacité de la relance par la consom­ dévaluation du franc, l’ampleur de la relance mation populaire sur la baisse du chômage, éri- par la consommation populaire et les modalités gée en priorité par le candidat Mitterrand. des nationalisations bancaires et industrielles sont les principaux problèmes de l’heure. Sur La relance dans la rigueur de l’été 1981 ces trois questions, Pierre Mauroy se situe, Au pouvoir, les principaux conseillers éco- contrairement à son cabinet, sur la même ligne nomiques du Premier ministre sont toujours que François Mitterrand et la majorité des les experts du CEDEP. La relation difficile conseillers du secrétariat général de l’Élysée qu’entretient Pierre Mauroy avec son premier dirigé par Pierre Bérégovoy. directeur de cabinet, l’inspecteur des Finances

(3) Entretien de l’auteur avec Robert Lion, Paris, 27 février (1) Pierre Mauroy, discours de politique générale à 2009 ; P. Mauroy, Mémoires…, op. cit., p. 214-215. ­l’Assemblée nationale, 8 juillet 1981, en ligne. (4) Jusqu’en décembre 1981, Hervé Hannoun est un chargé (2) M. Tracol, « La rigueur et les réformes… », op. cit., de mission officieux du cabinet, date où il intègre l’organi- p. 14. gramme officiel.

54 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po QUAND PIERRE MAUROY RÉSISTAIT AVEC RIGUEUR AU « NÉOLIBÉRALISME »

La justification principale apportée au main- Mauroy le mettent en garde contre les dangers tien de la parité du franc est formulée par le d’une relance trop poussée. Le 29 mai 1981, chef de l’État : la dévaluation serait politique- en plein accord avec Jean Peyrelevade, Henri ment néfaste car elle donnerait prise aux accu- Guillaume rédige une note dont la conclusion sations de la droite d’une gauche incapable est sans appel : si la hausse des bas salaires et

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po de gérer les finances de la nation lorsqu’elle des prestations sociales répondent « à une exi- accède aux responsabilités. Or, François gence de solidarité nationale, elles ne contri- Mitterrand compte tirer profit des institu- buent pas à l’autre priorité du gouverne- tions de la Cinquième République pour ins- ment : la lutte contre le chômage » 3. De plus, crire durablement la gauche au pouvoir. Pierre ajoute le conseiller, « ces mesures vont provo- Mauroy partage cette analyse pour des raisons quer un accroissement important et cumula- politiques et techniques. La sortie temporaire tif du déficit de notre balance des paiements du SME induite par la dévaluation constitue- courant dans les deux années qui viennent, rait un mauvais signal adressé aux partenaires ce qui risque de menacer la stabilité du franc de la Communauté économique européenne et d’accroître notre endettement extérieur ». (CEE). La baisse du franc apparaît en outre À l’instar de François Mitterrand et de Jacques incompatible avec la politique de relance pro- Delors, Pierre Mauroy est donc averti dès le mise, toute dévaluation visant à stimuler les mois de mai 1981 des risques induits par la exportations devant s’accompagner d’un plan « part du rêve ». L’optimisme reste toutefois de rigueur pour contenir la demande interne 1. de mise, nourri par les prévisions convergentes Enfin, l’engagement solennel de défendre la des experts français et internationaux qui monnaie pris par Pierre Mauroy auprès du annoncent une reprise de la croissance mon- gouverneur de la Banque de France Renaud diale en 1982. de La Genière doit aussi s’interpréter comme En ces premiers mois du septennat où la une volonté de Matignon de ne pas se mettre politique économique est principalement pilo- à dos la haute fonction publique et la banque tée par l’Élysée, le Premier ministre ne laisse centrale, dont la loyauté dans la préparation et donc transparaître aucun état d’âme (contrai- l’exécution des réformes est cruciale 2. rement à certains membres de son cabinet Des principes similaires jouent dans la phase comme Robert Lion), ni sur le bien-fondé de la d’élaboration de la politique de relance. Sa relance, ni sur celui des nationalisations indus- mise en œuvre résolue s’explique par des consi- trielles et bancaires. Dans le débat intragou- dérants politiques, le peuple de gauche n’ayant vernemental de l’été 1981, il se range, contre pas voté pour la désinflation compétitive et son ministre des Finances et Michel Rocard, l’équilibre externe ; sa modération se justifie du côté des partisans de la nationalisation de par l’information économique dont disposent la totalité du capital des maisons mères (natio- François Mitterrand et son Premier ministre. nalisation dite « à 100 % ») afin de marquer sa Sceptiques quant à la pertinence du Programme volonté de rupture avec l’héritage de Raymond commun, les conseillers économiques de Pierre Barre. Ce choix politique s’accompagne une

(1) Jean Peyrelevade, « Fallait-il dévaluer en mai 1981 ? », (3) Fondation Jean-Jaurès (FJJ), fonds Pierre Mauroy, Revue politique et parlementaire, 916-917, mai-juin 1985, 1FP1_195, Henri Guillaume, « Note à l’attention du Premier p. 128‑131, p. 129-130. ministre : incidences des mesures immédiates sur l’économie (2) Thierry Pfister, À Matignon au temps de l’union de la française », 29 mai 1981, p. 2. Propos soulignés par l’auteur gauche, Paris, Hachette, 1985, p. 246-247. de la note.

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fois encore d’un argumentaire technique déve- Toutefois, à l’aube de l’année 1982, l’infléchis- loppé par l’un de ses proches, Jean Le Garrec, sement du cap de la politique macroécono- secrétaire d’État en charge de la question. Ce mique auquel François Mitterrand hésite à se dernier pointe les nombreux problèmes juri- résigner, offre au Premier ministre une oppor- diques qu’entraîneraient des nationalisations tunité de reprendre la main dont il parvient à

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po par simple prises de participation majoritaires se saisir. dans le capital des maisons mères (nationali- sation dite à 51 %) 1. Il souligne également la Reprendre la main sur la politique économique nécessité pour l’État de dynamiser des firmes en promouvant la rigueur sous-capitalisées afin que l’appareil de produc- « En matière de politique économique et tion national puisse répondre au surplus de sociale, 1982 fut une année d’incertitudes et demande généré par la relance. En cette année d’entre-deux », constate Matthieu Tracol 3. S’il 1981, la convergence avec François Mitterrand souhaite poursuivre les réformes promises par sur les objectifs de la politique économique le candidat Mitterrand, Pierre Mauroy com- est complète. Les seules frictions avec l’Ély- mence à relayer auprès du chef de l’État les sée portent, sans grande surprise, sur les nomi- inquiétudes exprimées par son cabinet et les nations au sommet de l’État, privilège exci- services de Jacques Delors au sujet de la dété- tant les passions de ceux qui le détiennent. Les rioration des grands équilibres économiques. archives de Pierre Mauroy mettent crûment Alors que l’éprouvante bataille des nationali- en lumière la circulation continue, entre l’Ély- sations touche à sa fin, Matignon est beaucoup sée, Matignon et le ministère des Finances, de plus décidé que la présidence de la République la liste inlassablement corrigée des candidats à infléchir le cap de la politique économique 4. pressentis à la présidence des entreprises et des Les tiraillements internes du secrétariat géné- banques nationalisées 2. ral de l’Élysée entre partisans de la poursuite de Par-delà ces tensions inhérentes au jeu poli- la relance (Pierre Bérégovoy, Jacques Fournier, tique, la manière dont le Premier ministre Alain Boublil, Jacques Attali) et tenants de la prend ses décisions permet une nouvelle fois rigueur alors minoritaires (Christian Sautter, de réfuter la thèse d’une gauche de gouver- François Stasse), lui offrent une marge de jeu. nement impulsant en toute inconscience une Entre mars et avril, les pressions se conjuguent relance keynésienne et des réformes de struc- (offensive patronale réussie pour obtenir le pla- ture à contre-courant de ses partenaires occi- fonnement des cotisations sociales des entre- dentaux. Derrière les grandes prophéties prises, spéculations répétées contre le franc) volontaristes destinées à mobiliser les parle- pour pousser le gouvernement à proposer le mentaires, le PS et le « peuple de gauche », se renversement du rapport de force entre relance trouvent des décideurs résolus à ne pas sacrifier et rigueur au profit du second terme de l’alter- la rigueur à la réforme. Dans cette configura- native. tion, Matignon apparaît comme le fidèle exé- Le plan du 12 juin accompagnant la deu- cutant d’une politique se décidant à l’Élysée. xième dévaluation du septennat (les attaques

(1) Michel Margairaz, « Les nationalisations : la fin d’une culture politique ? », in Serge Berstein et al. (dir.), François (3) M. Tracol, « La rigueur et les réformes… », op. cit., Mitterrand…, op. cit., p. 344-384. p. 527. (2) FJJ, fonds Pierre Mauroy, 1FP1_209, 1FP1_242 et (4) FJJ, fonds Pierre Mauroy, 1FP1_175, lettre de François 1FP1_450. Mitterrand à Pierre Mauroy, 3 mars 1982, p. 1.

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répétées contre le franc au cours de l’été 1981 de Pierre Mauroy trouve un écho non seule- ayant contraint à une première dévaluation ment rue de Rivoli mais aussi au ministère du en octobre) est clairement frappé du sceau de Budget de ainsi qu’à l’Élysée. À Matignon. Alors que le sommet du G7 organisé la faveur du remaniement ministériel de juin, le à Versailles bat son plein, une lettre de Pierre rapport de force interne s’inverse au profit des

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po Mauroy datée du 5 juin, alors que le sommet du partisans de la rigueur à la suite de la nomina- G7 organisé à Versailles bat son plein, synthé- tion de Jean-Louis Bianco à la tête du secré- tise les réflexions menées par Jean Peyrelevade taire général puis, à l’automne, de la conseil- et Henri Guillaume depuis le début de l’année lère Élisabeth Guigou, transfuge du cabinet 1982. Si le gouvernement continue de faire Delors. Ces experts élyséens tournent désor- de la lutte contre le chômage l’objectif cardi- mais en ridicule tous les plaidoyers favorables nal de sa politique économique, il doit le lier à la sortie du SME, qu’ils proviennent de l’ex- sans équivoque à la désinflation. Refusant d’en- térieur (le ­président-directeur général de visager une sortie même temporaire du SME, Schlumberger Jean Riboud, ami de longue date qui conduirait « à une régression sensible de du chef de l’État) ou de l’intérieur du secréta- la construction européenne », Matignon pré- riat (le conseiller industriel Alain Boublil en conise une dévaluation de l’ordre de 10 % du fait l’expérience) 2. Un travail de sape du même franc par rapport au mark. Cette dernière s’ac- type s’opère en parallèle à Matignon où, dès compagnerait d’un plan de rigueur budgétaire l’automne 1982, Jean Peyrelevade se livre à une fondé sur un déficit public annuel ne dépassant critique féroce des notes de Jean Riboud 3. pas 3 % du PIB, la réforme du financement de Tard venu à la rigueur, François Mitterrand l’UNEDIC et de la Sécurité sociale et, mesure parvient toutefois à imprimer sa marque à la phare du dispositif, une politique anti-infla- marge en jouant sur le calendrier et la com- tionniste dirigiste prenant la forme d’un blo- munication du plan : d’abord en exigeant que cage temporaire des prix et des revenus pour la rigueur soit annoncée après le sommet de une durée de six mois 1. Versailles ; ensuite en ajoutant un mois sup- Initialement sceptique, François Mitterrand plémentaire au blocage de trois mois finale- se résigne à suivre les recommandations de son ment proposé par Pierre Mauroy en conseil Premier ministre. À Versailles, le chef de l’État interministériel le 13 juin ; enfin en présentant ne parvient pas à convaincre ses partenaires de l’inflexion de politique économique comme la nécessité de mettre fin à la guerre des mon- la résultante d’une stratégie pensée de longue naies et de procéder à une relance concertée date où, après avoir stimulé la consommation, de la consommation. Dans ce contexte d’aus- « l’État ne place plus l’argent dans la relance et térité généralisée, la France ne dispose pas la consommation, mais dans l’équipement du d’une puissance de feu suffisante pour pour- pays et la modernisation des entreprises 4 ». suivre une politique à contre-courant. Le flé- chissement du chef de l’État s’explique éga-

lement par la montée en puissance d’une (2) Archives nationales (AN), fonds François Mitterrand coalition de ministres et de conseillers écono- président de la République, 5AG4 2137, François Stasse, miques favorables à la rigueur. L’inquiétude annotations manuscrites d’une « Note de réflexion person- nelle » d’Alain Boublil, 3 décembre 1982, p. 1 (4 p.). (3) FJJ, fonds Pierre Mauroy, 1FP1_447, Jean Peyrelevade, « Note pour le Premier ministre », 13 septembre 1982, 5 p. (1) Pierre Mauroy, lettre à François Mitterrand, 5 juin (4) Pierre Favier et Michel Martin-Rolland, La Décennie 1982, p. 5-11 (11 p.), FJJ, fonds Pierre Mauroy, 1FP1_175. Mitterrand, Paris, Éd. du Seuil, 1990, 1995, t. I, p. 509.

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Ces ajustements mitterrandiens ne changent La marginalisation économique rien à la philosophie « postdirigiste » de ce de Matignon plan Matignon qui apparaît fort éloignée des La sortie du blocage, effective le 1er novembre préceptes du néolibéralisme thatchérien. La 1982, qui s’accompagne de la désindexation politique de blocage, comme Pierre Mauroy des salaires et des prix, est un succès politique

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po le rappelle lui-même dans ses mémoires, pour le Premier ministre. Elle ne suscite de évoque bien davantage les politiques anti-­ remous ni au PS, où développe inflationnistes d’État préconisées par Pierre « une pédagogie de la rigueur 5 » qui cana- Mendès France et André Philip à la Libération lise les voix discordantes, ni au PCF (« tout que la dérégulation débridée ou le retrait de n’est pas possible tout de suite » déclare même l’intervention directe de l’État dans l’écono- le ministre de la Fonction publique Anicet mie. Elle s’accompagne en outre d’un lourd Le Pors à Libération), ni même dans l’électo- programme d’investissements, « à contre-­ rat, où la popularité de François Mitterrand et chronologie de la rigueur », visant à recapitali- de Pierre Mauroy baisse mais demeure à des ser les industries nationalisées 1. Elle témoigne niveaux acceptables (respectivement 54 % et également de la fin de la croyance en l’illusion 46 % d’opinions favorables) 6. de l’efficacité d’une politique keynésienne en Si Pierre Mauroy apparaît toujours déter- économie ouverte, et de la volonté d’ouvrir une miné à appliquer la rigueur, annonçant une troisième voie (« un étroit défilé », selon l’ex- période d’austérité de dix-huit mois 7, il perd pression de Pierre Mauroy 2) entre Margaret progressivement la main sur les modalités Thatcher et Harold Wilson, Premier ministre d’élaboration de cette dernière en raison d’un de la Grande-Bretagne en 1964-1970 et en affaiblissement politique résultant de la dégra- 1974-1976 3. À Matignon, comme à ­l’Élysée, dation de sa relation avec François Mitterrand. à Rivoli et dans la haute administration, le Pour le Premier ministre, ces quelques mois de modèle économique et industriel de réfé- l’hiver 1982-1983 furent les plus difficiles de rence est la République fédérale d’Allemagne son mandat 8. (RFA), non la Grande-Bretagne. Enfin, à l’ins- tar de toute politique publique d’envergure, le Les mauroyistes dessaisis du pilotage de la rigueur plan de rigueur de juin 1982 s’inscrit dans un En cette fin d’année 1982, Matignon n’a plus calendrier très politique. Réunie en séminaire le monopole, ni même la propriété partagée en juillet, la direction du PS rappelle à Pierre avec le ministère des Finances, de la défense Mauroy que la date pivot vers laquelle tous les de la rigueur. Dès décembre 1982, Laurent regards sont tournés reste l’échéance électorale Fabius est informé par ses conseillers des 4 de mars 1983 . menaces pesant sur le franc 9. Si hésitation du

(5) Éric Melchior, Le PS, du projet au pouvoir, Paris, Éd. de (1) M. Margairaz, « Les nationalisations… », in S. Berstein l’Atelier, 1993, p. 296. et al. (dir.), François Mitterrand…, op. cit., p. 344-384, p. 365. (6) « Anicet Le Pors, ministre de la Fonction publique : (2) FJJ, fonds Pierre Mauroy, 1FP1_313, « Résumé des “Tout n’est pas possible tout de suite” », Libération, 11-12 sep- conclusions » adressé à Pierre Mauroy, Séminaire de Maisons- tembre 1982 ; « Gouvernement : pourquoi ça va mieux », Le Laffitte, 16 juillet 1982, p. 1. Nouvel Observateur, 4 septembre 1982. (3) M. Margairaz, « L’ajustement périlleux… », in (7) « L’entrée dans le tunnel », Le Point, 18 octobre 1982. S. Berstein et al. (dir.), François Mitterrand…, op. cit., p. 340. (8) P. Mauroy, Mémoires…, op. cit., p. 245. (4) FJJ, fonds Pierre Mauroy, 1FP1_313, PS, « Résumé des (9) AN, fonds François Mitterrand président de la conclusions » adressé à Pierre Mauroy, séminaire de Maisons- République, 5AG4 2137, Patrick Ponsolle, « Note au Laffitte, 16 juillet 1982, p. 1. ministre », 15 décembre 1982, p. 1-3.

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secrétaire d’État au Budget il y eut, celle-ci fut plus fameux), il insiste en janvier 1983 sur la de nature politique et non technique, donnant nécessité pour la gauche française d’acquérir le caractère d’une reconstitution a posteriori une « légitimité de gestion » et de conduire au récit d’une conversion tardive à la rigueur, une politique qui, tout en rejetant les « mesures à la suite d’un entretien avec le directeur du de déflation sauvage » préconisée par le libéra- 1

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po Trésor Michel Camdessus . Le ralliement du lisme, doit accepter l’idée que l’état de grâce de Budget et de l’Élysée aux positions de la rue de 1981 est terminé 5. Ni Margaret Thatcher, ni Rivoli et de Matignon ne fait pas les affaires du Harold Wilson, en somme, et aucune conver- Premier ministre, progressivement dessaisi de sion néolibérale à l’horizon, même tacite. l’élaboration de la feuille de route. Cette dyna- Le maintien de Pierre Mauroy à Matignon mique défavorable à Matignon s’explique prin- après les élections municipales est un choix cipalement par les sombres prévisions électo- par défaut. Il s’explique par les scores élec- rales qui affaiblissent Pierre Mauroy : « Une toraux du PS meilleurs que prévus, par l’in- partie de notre électorat risque de rester à la capacité des partisans de la sortie du SME maison en mars prochain », s’inquiète Marcel (Pierre Bérégovoy, Jean Riboud, Jean-Pierre Debarge, secrétaire national du PS et maire du Chevènement) à proposer une alternative éco- Pré-Saint-Gervais dans le journal Le Monde 2. nomique jugée viable par François Mitterrand Dès la fin de l’année 1982, le Premier ministre et par les prétentions excessives de Jacques n’aurait selon la presse plus qu’une seule pré- Delors, candidat naturel à la poursuite de la occupation : tomber à gauche afin de préparer politique de rigueur, qui souhaitait conserver le au mieux sa candidature à la direction du PS 3. portefeuille des Finances en plus de Matignon. Matignon occupe par conséquent une place Ces péripéties passées, Pierre Mauroy et son périphérique dans le dispositif d’élaboration cabinet endossent le plan Delors, dont ils du plan de rigueur du 25 mars 1983, préparé sont convaincus du bien-fondé politique et par les services de Jacques Delors en concer- ­technique. tation étroite avec les conseillers de l’Élysée. À l’exception d’une brève incartade à la mi- Les convictions social-démocrates de Mauroy mars 1983 pour essayer de sauver son poste à l’épreuve de l’austérité (il déclare à François Mitterrand être prêt à conduire l’« autre politique » si ce dernier le Quelques jours après sa reconduction, le lui demande 4), Pierre Mauroy ne dévie pas Premier ministre assume devant les députés pour autant de son plaidoyer pour une poli- socialistes l’orientation économique définie par tique mêlant rigueur, concertation et jus- l’Élysée et par la rue de Rivoli. Il incite les élus tice sociale. Devant un parterre de Premiers à mettre l’accent sur la modernisation indus- ministres socialistes et sociaux-démocrates de trielle et concède que la rigueur s’est impo- l’Internationale socialiste (Bruno Kreisky, Olof sée car le gouvernement « n’a pas pu inverser Palme, Felipe Gonzales pour ne citer que les la tendance 6 ». Quelques semaines plus tard,

(1) Parmi de multiples récits dramatisés de cet épisode, voir (5) FJJ, fonds Lionel Jospin premier secrétaire du PS, Philippe Bauchard, La Guerre des deux roses : du rêve à la réalité, 2PS 16, Pierre Mauroy, discours lors de la rencontre des Paris, Grasset, 1986, p. 144-145. « acteurs du changement (20-23 janvier 1983) », 23 janvier (2) « M. Marcel Debarge (PS) : une partie de notre électo- 1983, 18 p. rat risque de rester à la maison en mars prochain », Le Monde, (6) FJJ, fonds Lionel Jospin premier secrétaire du PS, 8 décembre 1982. 2PS 454, Lionel Jospin, notes manuscrites de l’intervention (3) M. Cotta, Mitterrand…, op. cit., p. 516. de Pierre Mauroy devant le groupe parlementaire socialiste de (4) Ibid., p. 528. l’Assemblée nationale, 31 mars 1983, p. 1.

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l’inspecteur des Finances , direc- le franchissement du seuil symbolique des teur adjoint du cabinet Delors, rejoint Pierre deux millions de sans-emploi 6. Ces résultats Mauroy à Matignon avec les mêmes fonc- décevants sur le front du chômage participent tions 1. L’axe Mauroy-Delors retrouve sa soli- à la dégradation de la relation entre François dité du deuxième semestre 1982 mise à mal Mitterrand et son Premier ministre, éloignant

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po par les tensions du début d’année 1983 autour ce dernier du cœur de la fabrication de la poli- du poste de Premier ministre. S’il en regrette tique économique. Emblématique apparaît en parfois les excès, Pierre Mauroy arbitre géné- ce sens sa non-association à la décision du chef ralement en faveur des propositions d’écono- de l’État d’annoncer, le 15 septembre 1983 mies budgétaires de son ministre (en les atté- en direct sur TF1, la baisse de 1 % des pré- nuant quelque peu) dans la préparation de lèvements obligatoires (impôts et cotisations la loi de finances de 1984 2. Sur les ondes de sociales) dans le budget de 1985 7. Marginalisé RTL, appelant au retour du primat de la poli- au plan économique, le Premier ministre tique sur l’économie, il justifie la poursuite de s’efforce de reprendre la main sur d’autres cette « cure d’assainissement » tout au long de chantiers de politique publique, comme la l’année 1984 comme préalable à une troisième réforme scolaire ou l’évolution de la presse. phase du septennat, celle « de la reprise de la En novembre, il dépose ainsi à l’Assemblée croissance, [de] la moisson des réformes et [de] nationale un projet sur la concentration, la la justice sociale » 3. transparence financière et le pluralisme des Le consentement du Premier ministre à entreprises de presse visant principalement, la rigueur n’est en effet pas synonyme d’une mais non exclusivement, l’empire de Robert adhésion enthousiaste à ses conséquences Hersant 8. socioéconomiques. Dans un article publié dans La détermination de Pierre Mauroy à lut- Le Monde, en septembre 1983, il réaffirme son ter contre le chômage et à maintenir une poli- engagement en faveur de la justice sociale et tique d’orientation « social-démocrate », réaf- loue la politique socialiste de l’emploi « sans firmée vigoureusement en janvier 1984, n’est doute la plus efficace des pays industriali- cependant pas simple clause de style ou volonté sés 4 ». Cette stratégie de défense ne convainc de tomber à gauche. Elle s’explique principale- pas l’opinion 5. Les fermetures d’usines et les ment par sa socialisation politique. Depuis les plans sociaux justifiés au nom de l’impératif années 1960, Pierre Mauroy est l’un des prin- de la modernisation industrielle, tel celui tou- cipaux dirigeants de l’une des rares fédérations chant les usines Talbot de Poissy, ne contri- social-démocrates du Parti socialiste, celle du buent guère à redorer son image, de même Nord 9, porteuse d’un socialisme « populaire que la nouvelle flambée de chômage frappant la France à la fin de l’année 1983, qui entraîne (6) Nicolas Hatzfeld et Jean-Louis Loubet, « Les conflits Talbot, du printemps syndical au tournant de la rigueur (1) FJJ, fonds Mauroy, 1FP1_193, lettre de Jacques Delors (1982‑1984) », Vingtième Siècle : revue d’histoire, 84, 2004, à Pierre Mauroy, 27 avril 1983. p. 151-160, p. 157-158. (2) FJJ, fonds Mauroy, 1FP1_175, voir les notes adressées (7) T. Pfister, À Matignon…, op. cit., p. 289. par le Premier ministre au président de la République. (8) Patrick et Philippe Chastenet, Citizen Hersant : de Pétain (3) « Mauroy : place à la politique », Libération, 24 juin à Mitterrand histoire d’un empereur de la presse, Paris, Éd. du 1983. Seuil, 1998, p. 359-385. (4) Pierre Mauroy, « Réussir », Le Monde, 2 septembre (9) Laurent Olivier, « Un exemple de social-démocratie 1983. dans le socialisme français : la fédération du Nord de 1944 à (5) « La cote de popularité de M. Mitterrand et de 1958 », thèse pour le doctorat en science politique, Université M. Mauroy est en baisse », Le Monde, 14 septembre 1983. Lille-III, 1992.

60 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po QUAND PIERRE MAUROY RÉSISTAIT AVEC RIGUEUR AU « NÉOLIBÉRALISME »

et gestionnaire 1 » qui, « de Bracke à Augustin convainquent pas l’opinion. Seuls 27 % des Laurent en passant par Roger Salengro rap- Français sondés par l’IFOP se déclarent satis- pelait à tous les heures à la fois tragiques et faits de l’action du Premier ministre 5. En glorieuses du combat ouvrier 2 ». Par-delà les décembre 1983, sa popularité baisse d’un point envolées lyriques du Premier ministre dans supplémentaire alors que celle de François

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po les médias, les notes de ses conseillers sociaux Mitterrand remonte par la grâce de sa poli- (Bernard Bruhnes, René Cessieux) ou de Pascal tique étrangère 6. Lamy au début de l’année 1984 reflètent cette En ce début d’année 1984 où les analyses volonté, contrariée par les candidats à sa suc- du président et du Premier ministre ne cessent cession, d’une politique de dialogue social de diverger, Pierre Mauroy est maintenu à pour amortir les conséquences douloureuses Matignon non parce qu’il est jugé le mieux à de la mutation du système productif. Dans même d’approfondir la politique d’austérité, une note préparatoire à une réunion intermi- mais parce qu’il renvoie l’image d’un gouver- nistérielle avec l’Élysée et les ministères du nement attaché à l’équilibre entre réforme et Travail, de l’Industrie et de l’Emploi, Pascal rigueur. En pratique, cependant, l’extension Lamy préconise la concertation, la négociation des prérogatives de Laurent Fabius au minis- et la décentralisation pour traiter la contradic- tère de l’Industrie dès le printemps rappelle tion de plus en plus forte « entre la moderni- que, pour François Mitterrand, le change- sation des secteurs d’avenir et le soutien d’ac- ment de Premier ministre doit advenir à court tivités en déclin 3 ». Cependant, le refus de terme. principe des mauroyistes de recourir à la bru- Les doutes croissants de Pierre Mauroy et talité de l’État pour accélérer la « modernisa- de ses conseillers sociaux à l’égard de la poli- tion industrielle » ne s’accompagne pas de pro- tique menée contrastent avec l’état d’esprit de positions précises, Pascal Lamy appelant de ses conseillers économiques qui, sans céder aux manière assez floue le Premier ministre à étu- sirènes du thatchérisme, expriment leur plein dier « l’articulation dans les périmètres (bas- accord avec l’approfondissement de l’austé- sins d’emplois) des différents acteurs (entre- rité. Sentant probablement le Premier ministre prises, syndicats, collectivités locales, État) ébranlé, Henri Guillaume s’efforce de rédiger [car c]’est probablement là que réside la nou- une note dénuée d’ambiguïté au début du mois veauté, et nos plus grands espoirs de dépasse- de février 1984 : ment des contradictions actuelles [sic] » 4. Les subtilités déployées par Matignon pour La politique économique que vous avez enga- atténuer les conséquences de la rigueur ne gée en juin 1982 est à un tournant important. Au moment où elle commence à porter ses fruits, des voix s’élèvent pour changer de cap ou, plus grave, (1) Alain Bergounioux, « François Mitterrand et Pierre certaines propositions ministérielles visent, sans Mauroy : faire gagner la gauche (1971-1981) », in Pierre l’exprimer clairement, à en modifier profon- Mauroy et François Mitterrand : une longue histoire, 1965-2013, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2017, https://jean-jaures.org/ dément l’orientation. Céder à cette tentation nos-productions/pierre-mauroy-et-francois-mitterrand-une- réduirait à néant l’effort demandé aux Français longue-histoire-1965-2013. et en particulier aux forces sociales et politiques (2) Anne-Laure Ollivier, « L’alliance incertaine : Pierre Mauroy et François Mitterrand face à la rénovation de la gauche (1965-1971) », in Pierre Mauroy et François Mitterrand…, op. cit. (5) « La cote de popularité de M. Mitterrand et de (3) FJJ, fonds Pierre Mauroy, 1FP1_203, Pascal Lamy, M. Mauroy est en baisse », Le Monde, 14 septembre 1983. « Note pour le Premier ministre », 11 janvier 1984, p. 1. (6) « Mitterrand remonte et Mauroy descend encore », Le (4) Ibid., p. 3. Quotidien de Paris, 2 décembre 1983.

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qui nous soutiennent. Ce serait une erreur poli- remporter la bataille de l’emploi, et la rapidité tique et économique décisive pour l’avenir de la avec laquelle sont concoctés les différents plans gauche 1. structurant la politique d’« austérité à visage humain 4 » ne sont cependant pas synonymes En une formule thatchérienne, François de conversion néolibérale et de reniement de Monier assène un mois plus tard qu’il n’y a

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po la culture mendésiste et keynésienne originelle. tout simplement « aucune alternative de poli- Contrairement au cas du Labour Party où, dans tique économique » à la lutte contre l’inflation la seconde moitié des années 1970, certains et au rééquilibrage de la balance des paiements, experts influents comme Peter Jay s’efforcent, tout en reconnaissant que le problème de cette sans grand succès néanmoins, de convertir la politique réside dans son effet nul dans la lutte direction du Parti au monétarisme de Milton 2 contre le chômage . La divergence d’ana- Friedman, cette doctrine n’est pas en odeur de lyse entre le Premier ministre et ses « écono- sainteté dans le PS d’Épinay, pour des raisons mistes » est sensible, reflétant le rôle de frein politiques (le choix de l’union avec les com- et de modération joué par le responsable poli- munistes), mais aussi culturelles 5. Or, ce sont tique dans l’application des mesures d’austérité bien ces experts économiques du PS, marqués les plus dures suggérées par les seconds. par le mendésisme et/ou l’approche dévelop- Contrairement à Léon Blum et à Guy pée par la branche parisienne de la théorie de Mollet, Pierre Mauroy ne tombe pas sur une la Régulation, qui peuplent alors majoritaire- question économique ou financière. La déci- ment les cabinets de l’Élysée, de Matignon, de sion de François Mitterrand de retirer la loi la rue de Rivoli et du ministère de l’Industrie. Savary l’amène à rédiger sa lettre de démis- En matière de politique économique et 3 sion . Son départ provoque celui des ministres sociale, le gouvernement Mauroy, une fois la communistes et le recul de la culture social- relance, les lois sociales et les grandes réformes démocrate à la française au cœur du pouvoir de structure accomplies, se retrouve dans l’obli- socialiste. gation de conduire une politique hybride et à courte vue pour enrayer la spéculation contre Dès leur entrée en fonction, les experts de le franc et le déficit croissant de la balance des Matignon, comme ceux de la rue de Rivoli paiements. Cependant, le renversement pro- et une grande partie de leurs homologues de gressif des priorités, du plein-emploi vers la l’Élysée, étaient prêts, idéologiquement et désinflation, l’équilibre externe et la défense techniquement, à appliquer une politique où du franc, au nom des contraintes exercées par la modernisation et la restructuration du tissu l’insertion de la France dans une économie industriel primeraient sur les réformes sociales mondialisée et de l’impératif d’approfondis- de court terme. Leur scepticisme à l’égard de sement de la construction communautaire ne la relance et du programme commun pour se traduit pas par la mise en œuvre d’un néo- libéralisme à l’anglo-saxonne. Lorsque Pierre

(1) FJJ, fonds Pierre Mauroy, 1FP1_193, Henri Guillaume, note à Pierre Mauroy, 3 février 1984, p. 1. (4) Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes : histoire du court (2) FJJ, fonds Pierre Mauroy, 1FP1_195, François Monier, xxe siècle, Paris, André Versaille, 2008, p. 537. « Perspectives économiques pour 1986 », 19 mars 1984. (5) Kevin Hickson, The IMF Crisis of 1976 and British (3) Sur ce sujet, voir Ismaïl Ferhat, « Socialistes et ensei- Politics, Londres, New York, Tauris Academic Studies, 2005 ; gnants : le Parti socialiste et la Fédération de l’éducation Mathieu Fulla, Les Socialistes français et l’économie (1944-1981) : nationale de 1971 à 1992 », thèse pour le doctorat en histoire, une histoire économique du politique, Paris, Presses de Sciences Sciences Po Paris, 2013. Po, 2016, p. 306-307.

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Mauroy quitte Matignon, le poids de l’État dans les politiques suivies par les gouverne- industriel et banquier dans l’économie est cen- ments Fabius (la politique du « franc fort » tral, notamment en matière d’investissements, de Pierre Bérégovoy conservant une grande tandis que l’État social accompagne la désin- « part de mystère 1 ») et Chirac que dans celles dustrialisation et amortit les conséquences du menées par Pierre Mauroy.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lille 194.254.129.28 29/03/2019 08h20. © Presses Sciences Po chômage. Après les décisions de mars 1983, les archives de Pierre Mauroy soulignent le rôle Mathieu Fulla, Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP), 75006, de modérateur joué par le Premier ministre Paris, France. et ses conseillers sociaux dans l’exécution des mesures d’austérité préconisées par la rue de Rivoli. Les ambitions social-démocrates du maire de Lille s’estompent à l’épreuve du pou- Mathieu Fulla est PRAG à Sciences Po et chercheur per- voir mais ne disparaissent pas. Si entrée de la manent au Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP). Ses France dans une forme de néolibéralisme éco- recherches portent sur l’histoire économique et politique des e nomique il y eut (quoique ce concept reste, il gauches ouest-européennes au 20 siècle. Il prépare actuelle- ment, avec Marc Lazar, la publication d’un ouvrage collectif faut y insister, éminemment discutable et plas- intitulé Socialism, Socialists and the State in Western Europe tique), celle-ci est bien davantage à chercher (Palgrave, à paraître en 2018). ([email protected])

(1) Laure Quennouëlle-Corre, La Place financière de Paris au xx e siècle : des ambitions contrariées, Paris, CHEFF, 2015, p. 378.

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