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Histoire Québec

Michel Sarrazin et le « quinquina du » Gilles Barbeau

L’Histoire des sciences Volume 21, numéro 3, 2016

URI : https://id.erudit.org/iderudit/80943ac

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Éditeur(s) Les Éditions Histoire Québec La Fédération Histoire Québec

ISSN 1201-4710 (imprimé) 1923-2101 (numérique)

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Citer cet article Barbeau, G. (2016). Michel Sarrazin et le « quinquina du Canada ». Histoire Québec, 21(3), 23–25.

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Gilles Barbeau a obtenu son baccalauréat en pharmacie de l’École de pharmacie de l’Université Laval en 1968. En 1971, il obtenait un doctorat en pharmacie de la Faculté de pharmacie de l’Université de Bordeaux (). Professeur depuis 1971 à l’Université Laval, il devient professeur titulaire en 1986 à l’École de pharmacie de cette même université, où il sera plus tard nommé directeur du certifi cat en gérontologie à la Faculté des sciences sociales (1994-95). Il devient doyen de la Faculté de pharmacie le 22 mai 1997. Ses travaux de recherche ont porté sur les effets indésirables des médicaments chez les personnes âgées. En 2004, l’Université Laval lui confère le titre de professeur émérite. Il a été membre fondateur de l’Association québécoise de gérontologie en 1978 et président de l’Association des doyens en pharmacie du Canada en 1995­96. En 2012, il fonde avec deux collègues la Société québécoise d’histoire de la pharmacie. Auteur ou coauteur de plusieurs ouvrages en pharmacie, il a reçu de nombreuses distinctions, dont le prix Louis­Hébert de l’Ordre des pharmaciens du Québec en 1998, le Prix de la pharmacie francophone décerné par l’Académie de pharmacie (France) en 2003 et le Prix d’excellence en enseignement de l’Université Laval en 2011.

Michel Sarrazin (1659-1734) est Le quinquina est un arbre originaire nièce de Louis XIV, le prince de un médecin. C’est le premier véri- d’Amérique du Sud, précisément du Condé, La Rochefoucauld et d’autres. table médecin diplômé de la Pérou et de l’Équateur. Il pousse en Nouvelle-France. Arrivé ici comme altitude et porte des infl orescences Mais voilà, le quinquina est rare. Il est chirurgien de navire en 1685, il roses à rouges, parfois blanches selon diffi cile de s’en procurer, notamment décide de retour ner en France pour l’espèce. S’il fut « découvert » au parce que le commerce est sous con- y faire des études de médecine avant 17e siècle dans la région de Loja, au trôle espagnol. Malgré les nombreux de revenir à Québec en 1697. Il pra- Pérou (à l’époque), par les Jésuites, ce envois de plants et de graines, il ne tiquera son art à l’Hôtel-Dieu de n’est qu’en 1738 que l’Académie des réussit pas à s’acclimater en Europe. Québec et à l’Hôpital Général. Il sera sciences de en publie la première Les prix s’envolent, le commerce au nommé « médecin du roi » en 1699. description, faite par l’explorateur noir est fl orissant. On cherche à le Le docteur Sarrazin est aussi connu Charles Marie de la Condamine, aidé remplacer par des plantes médicina- pour l’ablation d’une tumeur au sein de son collègue botaniste Antoine les faciles à trouver. C’est d’ailleurs de Marie Barbier de l’Assomption en de Jussieu. en cherchant un substitut au quin- 1700, une religieuse de la congréga- quina que l’on découvrira la salicine tion Notre-Dame de Montréal. Selon Le quinquina ou « cinchona », genre dans l’écorce de saule (Salix Alba). Dionne, ce serait la première mastec- nommé par Linné, appartient à la tomie homologuée en Amérique1. famille des rubiacées (café). On en En 1738, date de l’envoi du premier reconnaît aujourd’hui 22 espèces. dessin du quinquina en France, Or, quel est le lien entre le quinquina Certaines, riches en quinine, sont Sarrazin est décédé depuis quatre et Michel Sarrazin? C’est une mention cultivées en Afrique, aux Indes et à ans. Comment avait-il connu cette faite par Gauthier qui a piqué notre Java. Depuis la découverte des pro- plante? Pourquoi s’y était-il intéressé? curiosité. En effet, dans un ouvrage priétés de l’écorce de la plante en Lui, un scientifi que accompli, dont la bien documenté sur Michel Sarrazin 2, 1633 jusqu’au milieu du 19e siècle, bibliothèque comportait un nombre l’auteur rapporte, dans une lettre celle-ci a fait l’objet d’un commerce important de livres de science, com- écrite à une date malheureusement lucratif, étant la première plante véri- ment avait-il pu croire que l’on pou- inconnue (peut-être à un correspon- tablement effi cace pour faire baisser vait trouver une plante qui en prin- dant français du ), la fi èvre. cipe ne poussait qu’en Amérique du que Sarrazin propose de monter une Sud et qu’on n’arrivait pas encore à expédition pour aller dans la région En effet, dès sa découverte au 17 e siè- acclimater en Europe? des Grands Lacs à la recherche de cle, l’écorce de quinquina s’impose minerais et de plantes rares, dont le comme un traitement effi cace des Est-ce l’appât du gain, puisque l’on fameux « kinkina ». fi èvres et particulièrement des sait que l’écorce de l’arbre péruvien fi èvres intermittentes (palu disme). est très recherchée en France depuis Cet intérêt pour une plante qu’aucun L’écorce de l’arbre péruvien obtient la guérison de personnages de la cour Européen n’a encore jamais vue est ses lettres de noblesse lorsqu’elle et qu’elle coûte très cher en raison du étonnant, voire surprenant. guérit Charles II d’Angleterre des monopole espagnol? Est-ce la pres- fi èvres, de même que le dauphin sion exercée sur lui par les autorités de France, Marie-Louise d’Orléans, françaises (ses deux correspondants

HISTOIRE QUÉBEC VOLUME 21 NUMÉRO 3 - PAGE 23 Intérêt pour la botanique Dans une lettre du 15 juillet 1705 et rapportée par Arthur Vallée4, il est demandé au gouverneur de la Nou velle France, Vaudreuil, de donner à Sarrazin tous les secours dont il aura besoin pour récolter des plantes. Sarrazin enverra d’ailleurs pendant une dizaine d’années des plantes d’ici au Jardin des plantes à Paris. Il correspondra entre autres avec Louis Pitton de Tournefort, un botaniste français éminent, membre de l’Académie des sciences. Ce dernier donnera à une plante carnivore des tourbières le nom de Sarracena, en hommage au médecin de la colonie.

Michel Sarrazin a une collection importante de livres médicaux, 45 livres selon le rapport de l’archi- viste de la Province de Québec 19445, dont plusieurs sur la botanique. Mais il a surtout un ouvrage qu’il conserve précieusement dans sa bibliothèque : La médecine pratique, écrit par Thomas Sydenham (1624-1689), célèbre méde cin anglais. Dans ce livre, Sydenham décrit des façons de guérir les fi èvres intermittentes (malaria). Après avoir signalé l’ineffi cacité des méthodes de l’époque basées sur la Michel Sarrazin recevant une plante (sarracénie) d’un Amérindien, d’après J.C. Jefferys : théorie des humeurs qui demande http://issuu.com/aoallen/docs/picture_gallery_of_canadian_history_v1. des saignées, purgations, sudations, etc., il écrira : « J’ai mis toute ma ressource dans le quinquina »6. de l’Académie des sciences, Réaumur spécimens pour alimenter l’herbier et Piton de Tournefort) pour sans cesse du Jardin des plantes de Paris, et bien Ce remède, importé d’Amérique du obtenir de nouvelles espèces de plan- sûr, trouver des plantes nouvelles qui Sud, est très cher et hormis les gens tes médicinales? Ou bien est-ce par ont un intérêt commercial ou médical aisés, peu de personnes peuvent se le complet dévouement à la cause de ses et les envoyer aux autorités royales procurer. À plusieurs reprises, Michel malades de Québec ou de Montréal françaises pour analyse et collections. Sarrazin fut exposé à différents types qui meurent souvent de fi èvres? Ou, ce Lorsque Sarrazin revient au Canada de fi èvre (jaune, maligne) dont on ne sont des informations qu’il reçevait de en 1697, avec le titre de médecin du connaissait pas toujours l’étiologie. ses propres correspondants au pays. roi, on note dans les arrêts du Conseil Le traité sur les fi èvres de Sydenham Examinons quelques hypothèses. de Québec 1694-1702, cité par l’abbé l’encourage peut-être à rechercher ce Lafl amme3 : « Et comme il y a lieu médicament dont le médecin anglais Le commerce avec la capitale d’apprendre que le Sr. de Sarrazin avait tant dit de bien. On sait que les membres du corps a eu d’autres venues en revenant médical français, lorsqu’ils arrivent au Canada que celles de traiter Le besoin d’aventure en Amérique, ont des recomman- seulement les malades, s’appliquant Sarrazin veut sans cesse découvrir, dations très précises, si ce n’est des beaucoup aux dissections des ani- affi rmant lui-même qu’il n’aime obligations concernant la fl ore locale. maux rares qui sont en ce pays, ou à pas les plantes connues. Il désire Ils doivent faire l’étude des plantes la recherche de plantes inconnues… » entreprendre des expéditions et en vue de leur commercialisation, les autorités semblent disposées découvrir de nouvelles espèces ou à les fi nancer, même si elles sont

PAGE 24 - HISTOIRE QUÉBEC VOLUME 21 NUMÉRO 3 coûteuses. Son objectif est d’en faire dans son analyse de onze inventaires une dans la région des Grands Lacs de chirurgiens de ce siècle, dans pour y découvrir des animaux mythi- lesquels on retrouve cette plante ques et étonnamment, une plante, le fréquemment utilisée9. quinquina, qu’il écrit « kinkina ». Mais pourquoi la région des Grands Lacs? Conclusion Michel Sarrazin aurait-il rencontré le L’intérêt qu’il aurait eu pour le peintre Michel de Saillant (Dessail- quinquina, une plante médicinale lant dit Richeterre) lorsqu’il fi t des exceptionnelle, montre l’étendue des tableaux à l’Hotel-Dieu? On sait qu’il connaissances de Sarrazin en méde- s’est rendu dans la région des Grands cine et en botanique. Sa bibliothèque Lacs et en aurait parlé à Sarrazin7. en témoigne. Cependant, il n’a pas fait cette expédition et n’a pas fait Le besoin d’argent la découverte d’une plante curieuse Michel Sarrazin considère qu’il n’est dans la région des Grands Lacs. C’est pas assez payé comme médecin du roi son nom qu’il a donné à l’oreille de et cherche à diversifi er ses revenus. cochon (Sarracenia Purpurea) et la pre- On fi nira par lui octroyer une somme mière chirurgie d’un cancer du sein de 500 livres pour « des recherches en Amérique qui l’ont rendu célèbre. Écorce de quinquina rouge – Musée de curieuses » qu’il entreprendra en matière médicale de la Faculté de dehors de sa pratique de la méde- pharmacie de Paris. Photo prise cine. Le quinquina serait l’objet d’une Notes par Gilles Barbeau. de ces recherches curieuses. Michel Sarrazin y voit peut-être l’occasion de 1 Dionne, Louis. Michel Sarrazin de l’Étang, Septentrion, Québec 2008, 56 p. faire une bonne affaire. Il se rappelle 2 Gauthier, Jean-Richard. Michel Sarrazin, un médecin du Roi en Nouvelle­France, en effet ce fameux ginseng à cinq Septentrion, Québec 2007, p. 81. folioles (Panax Quinquefolius) qu’il aurait reconnu en premier en 1704 et 3 M. l’Abbé Lafl amme.Michel Sarrazin : Matériaux pour servir à l’histoire de la science en expédié au Jardin des plan tes. Mais Canada, Mémoires et comptes rendus de la société royale du Canada pour l’année c’est à la suite d’une observation du 1887, tome V, Dawson Frères, libraires-éditeurs Montréal 1888. père jésuite Lafi teau que la plante 4 Vallée, Arthur. Un biologiste canadien— Michel Sarrazin, 1659–1735 (Québec, 1927). fut commercialisée sur une grande échelle et expédiée en Chine à prix 5 http://www.banq.qc.ca/collections/collection_numerique/journaux-revues/ recherche/?keyword=sarrazin&ajouterHistorique=oui. Consulté le 4 novembre d’or. Il aurait raté sa chance et le quin- 2015. quina serait une façon de se racheter fi nancièrement et scientifi quement. 6 Sydenham, Thomas. La médecine pratique, Exemplaire consulté à : http://www.biu- sante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?31748 L’utilisation du quinquina 7 Tard, Louis Martin. Michel Sarrazin, le premier scientifi que du Canada, p. 145, XYZ ed. à l’Hôtel-Dieu et Louis-Martin Tard, 211 p., Montréal 1996 L’écorce de quinquina est très sou- vent utilisée à l’Hôtel-Dieu de Québec 8 Simon, Lorène. Intérêt pharmaceutique des lettres adressées à l’apothicaire dieppois Féret et Sarrazin en a probablement donné par les religieuses de l’Hôtel­Dieu de Québec, Thèse pour le diplôme d’état de docteur en pharmacie, 2014, 221 p. à ses malades en infusion ou dans du vin. Simon fait référence à la cor- 9 Lessard, R. Pratique et praticiens en contexte colonial : le corps médical canadien au 17e et respondance échangée entre sœur 18e siècle. Marie-André Duplessis et Geneviève de l’Enfant- Jésus dans laquelle on retrouve des demandes de kina à l’apothicaire Féret de Dieppe8. On sait que l’importation du quinquina en provenance d’Amérique du Sud passe par Cadix et de là à Dieppe, où se trouve l’apothicaire Féret.

Ce quinquina fait aussi partie de l’inventaire du corps médical français du 18e siècle. Lessard le montre bien

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