Claude Gillot

Scène de la Comédie-Italienne

Un nouveau point de contact avec Watteau

Catalogue Lilas Sharifzadeh

Galerie Hubert Duchemin 8, rue de Louvois | 75002 Paris www.hubertduchemin.com N’eût-il donné ni ses ornements ni ses “illustrations, n’eût-il pas renouvelé la peinture de genre, il lui suffirait d’avoir inventé le thème de la comédie italienne pour mériter une place de premier rang parmi les pères de notre art du xviiie siècle. Emile Dacier1 ”

1. E. Dacier, « Gillot 1673 à 1722 » in L. Dimier, Les peintres français du xviiie siècle, t. I, Bruxelles-Paris, 1928, p. 200 ’histoire n’a longtemps retenu de une commande importante pour illustrer Claude Gillot que son rôle présumé les Odes d’Houdard de la Motte. dans la formation d’un condisciple D’après les biographes contemporains, Lplus illustre, Jean- Watteau effectue un court passage dans (1684-1721), dont la gloire a littéralement son atelier, qui modifie profondément éclipsé l’art de ce maître singulier de la fin son art3. Le moment précis de sa du règne de Louis XIV et de la Régence. rencontre avec Gillot ne nous est Vignettiste très apprécié des cercles privés malheureusement pas connu mais de la bourgeoisie financière parisienne, les spécialistes s’accordent aujourd’hui Gillot est le créateur d’un nouveau genre pour le situer entre 1704 et 17094. pictural « moderne » – les scènes de la Martin Eidelberg a en effet démontré Comédie-Italienne – fort éloigné de l’art qu’un groupe de dessins de jeunesse officiel de Versailles et intimement lié à de Watteau, conservés à Darmstadt, l’évolution du théâtre contemporain. reproduit des prototypes gillotesques5. Ce sont essentiellement les nombreux Un autre lien de collaboration a dessins et gravures parvenus jusqu’à récemment été établi par Jennifer nous qui nous renseignent sur son art, Tonkovich entre Gillot et le décorateur son style gracile et ses liens avec le théâtre italien, tandis que son œuvre peint et sa vie même ne nous sont connus que par bribes.

2. J. Tonkovich, Claude Gillot and the Theater, with Claude Gillot est né à Langres en 1673 a catalogue of drawings (thèse de doctorat inédite, dans une famille de peintres et brodeurs. Rutgers, The State University of New Jersey, 2002), Aucun document ne nous éclaire sur sa vol. 1, p. 30 5 formation dans sa ville natale ni sur la 3. E. Gersaint, Catalogue raisonné des diverses Curiosités du Cabinet de feu M. Quentin de date exacte de son installation à Paris. Lorangère, Paris, 1744 ; Antoine-Joseph Dezallier Il y arrive cependant avant 1795 puisque d’Argenville, « Abrégé de la vie d’Antoine Watteau », des registres de compte du xviiie siècle Abrégé de la vie des plus fameux peintres, t. II, Paris, 1745 ; Comte de Caylus, La Vie d’Antoine Watteau relatent sa présence dans l’atelier de peintre de figures et de paysages, sujets galants et Jean-Baptiste Corneille (1649-1695)2. modernes, Paris, 1748. Les années qui suivent la mort de son 4. J. Tonkovich, 2002, vol. 1, p. 8 maître ne sont malheureusement pas 5. M. Eidelberg, « Watteau and Gillot : A Point documentées mais on suppose que of Contact », The Burlington Magazine, CXV, 841, avril 1973, pp. 232-239 ; « Watteau and Gillot : Gillot crée son propre atelier entre An Additional Point of Contact », The Burlington 1695 et 1707, date à laquelle il reçoit Magazine, CXVI, 858, sept. 1974, pp. 538-539 Claude Gillot, Scène de la Comédie- Italienne, huile sur papier marouflé sur panneau, 33 x 42 cm Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

Audran, dont l’atelier contenait des douze vignettes gravées par Scotin dessins, des calques et des copies du en 1711 pour les opéras d’Amadis Claude Gillot : un peintre rare Langrois6. Cette relation pourrait et de Thésée par Lully. Le théâtre expliquer le passage de Watteau de français aurait aussi fourni à l’artiste l’atelier de Gillot à celui d’Audran, quelques sujets de composition confirmant ainsi les écrits de l’abbé dont il ne nous reste cependant rien9 ; Laurent-Josse Leclerc (1677-1736) nous savons seulement qu’un tableau selon lequel « Gillot, qui était un ami a figuré à la vente Prousteau en 1769, fort généreux, le produisit chez M. avec cette mention : « Une scène Audran».7 du cinquième acte de Bajazet. Ce tableau de cinq figures est du Parallèlement à cette activité de créateur meilleur style de Gillot. H., 21 p. L., d’ornements pour des intérieurs privés 25 P. ». En réalité, la majeure partie réalisés en collaboration avec Audran, des sujets théâtraux de Claude Gillot Mariette rapporte que Gillot travaille se compose de figures et de scènes également pour l’Opéra, à la conception de la Comédie-Italienne. Malgré

des costumes et des décors : « il eut l’expulsion des Comédiens-Italiens Ill.1 Claude Gillot, pendant un temps la conduite de la capitale entre 1697 et 1718, Le Christ dans des décorations des machines et habits l’activité théâtrale parisienne demeure le temps qu’il va de l’Opéra ». Nous n’avons cependant très forte et l’on continue d’y produire être attaché à la croix, huile aucune précision, ni sur l’époque à des pièces inspirées de l’esprit de sur toile, laquelle il y travaille, ni sur les ouvrages la Commedia dell’arte dans les foires 180 x 212 cm, qu’il y entreprend. Comme le précise Saint-Germain et Saint-Laurent, église Notre- 8 Dame-de- Populus , nous n’en connaissons que ses que Gillot a dû fréquenter assidûment. l’Assomption, Noailles (Corrèze)

i l’on en croit son œuvre connu et beaucoup plus difficile à appréhender, en les commentaires des biographes raison de sa rareté même et des problèmes 8 dès le xviiie siècle, Gillot était d’attribution qu’il soulève. En 1999, 9 Ssurtout un dessinateur et un graveur. le musée de Langres a proposé une C’est pourtant comme peintre qu’il est première reconstitution d’ensemble agréé à l’Académie en 1710 et finalement de l’œuvre de Gillot mais le catalogue reçu, en 1715, avec un tableau d’histoire, de ses peintures reste encore à établir. Le Christ dans le temps qu’il va être Si l’on suit les propositions des 6. Jennifer Tonkovich, « New Light on Drawings attaché à la Croix (ill.1). Contrairement commissaires de Langres et celles de by Claude Gillot and his Circle in Stockholm », 10 Master Drawings, vol. XLVII, n° 2, 2009, pp. 159-173 à son importante production dessinée Jennifer Tonkovich , neuf toiles peuvent 7. Cité par J. Tonkovich, 2009, p. 172 et gravée, désormais bien connue grâce être attribuées à Claude Gillot : 8. B. Populus, Claude Gillot (1673-1722), catalogue aux études remarquables de Martin de l’œuvre gravé, Paris, 1930, p. 37 sq. Eidelberg et, plus récemment, de Jennifer 9. B. Populus, ibid. Tonkovich, son œuvre peint demeure 10. J. Tonkovich, 2002, vol. 1, pp. 124-125 Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

Ill. 2 Claude Gillot, Les deux carrosses, Ill. 3 Claude Gillot, Arlequin soldat gourmand, huile sur toile, 127 x 140 cm, Paris, musée du huile sur toile, 100 x 139 cm, Paris, musée du Louvre

Le Christ dans le temps qu’il va être Le triomphe de Bacchus, Paris, collection attaché à la croix, Noailles, église particulière Notre-Dame-de-l’Assomption (ill. 1) Le cheval de Troie, Langres, musée d’Art Les deux carrosses, Paris, et d’Histoire 10 11 musée du Louvre (ill. 2) Ill.4 Claude Gillot, Et, avec quelques réserves, Le Martyre Arlequin empereur Arlequin soldat gourmand, Paris, de saint André, Langres, musée d’Art dans la lune, musée du Louvre (ill. 3) huile sur toile, et d’Histoire. 65 x 82 cm, Nantes, Arlequin Empereur dans la lune, musée des Beaux- arts Nantes, musée des Beaux-arts11 (ill. 4) 11. Le tableau est entré comme Watteau au musée de Nantes en 1810. J.Tonkovich (2002, vol. 1, p. 135 Scène de comédiens italiens et 139) rappelle que certains spécialistes y voient un tableau de Watteau d’après un dessin de Gillot connu (L’enlèvement d’Hélène), New York, par la gravure ou une œuvre de collaboration entre collection particulière les deux artistes. À la suite de l’exposition Watteau de 1984, M. Eidelberg et M. Grasselli attribuent Scène de la Comédie-Italienne, Alger, pleinement la toile à Gillot tandis que le catalogue musée des Beaux-arts (ill. 12) d’exposition maintient son attribution à Watteau. Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

De cette courte liste, dominée par les ce manque de cohérence mais ont proposé scènes de comédie, un seul tableau de voir dans ces deux tableaux non pas est clairement documenté ; il s’agit du des toiles achevées après la mort de morceau de réception de l’artiste (ill. 1). Gillot mais des œuvres de collaboration L’inventaire après décès de l’atelier exécutées de son vivant avec l’aide de ses de Gillot mentionne également cinq élèves14. tableaux inachevés à sujet théâtral. En l’état actuel de nos connaissances, il est Nous rejoignons ces auteurs pour difficile de savoir s’il faut ajouter ces souligner la raideur et la facture inégale cinq compositions au petit groupe des des deux peintures du Louvre qui tableaux connus ou s’il faut, comme le s’opposent nettement à la vivacité du suggèrent certains auteurs, les identifier pinceau de l’artiste dans son seul tableau avec quelques-unes des toiles parvenues documenté – son morceau de réception jusqu’à nous. Claude Huygue12 propose – qui est du reste parfaitement cohérent ainsi de voir dans l’Arlequin soldat avec le style de Gillot dans ses dessins gourmand, acheté par le Louvre en 1943, et ses compositions gravées. Il suffit de l’un des grands tableaux inachevés à sujet comparer le tableau de Noailles avec les théâtral, terminé selon cet auteur par dessins préparatoires à la plume et à la une autre main. L’exécution inégale de la gouache, conservés à Langres (Ill. 5), scène des Deux carrosses du Louvre avait pour constater la parfaite correspondance conduit Dacier et Vuaflart13 à émettre la stylistique entre cette peinture, même hypothèse : « Ce tableau peut être d’attribution certaine, et son œuvre compris dans les cinq tableaux inachevés graphique. On y retrouve tous les traits Ill. 5 Claude Gillot, Le Christ près d’être attaché à la Croix, plume et gouache sur figurant lors de son inventaire après caractéristiques de la manière de Gillot : papier, 16,4 x 21,8 cm, signé en bas à gauche décès, et terminés postérieurement. » son canon court aux petites têtes et aux « Gillot », Langres, musée d’art et d’histoire D’autres spécialistes ont également relevé extrémités menues, son pinceau fluide (détail) et rapide, son rendu sinueux des drapés, son éclairage théâtral, ses mises en pages scénographiques, ses tonalités rompues de peut-être d’expliquer la technique – L’Arlequin soldat gourmand, auquel 12. R. Huygue, « Le Tombeau de Maître André par blanc et la lumière argentée qui baigne ses employée. Il en va tout autrement des correspond un autre dessin conservé au Claude Gillot », Bulletin des Musées, mai 1946, p. 7, compositions. autres tableaux attribués à Gillot mais Louvre 12 cité par J. Tonkovich, 2002, vol. 1, p. 133 non documentés. Comme le remarque – L’Arlequin Empereur dans la lune de 13 13. E. Dacier, J. Hérold et A. Vuaflart, Jean de Il est intéressant de noter que les dessins Jennifer Tonkovich15, seuls trois d’entre Nantes, dont l’attribution à Gillot ne Jullienne et les graveurs de Watteau au XVIIIe siècle, vol. 1, Paris, 1929, p. 13 ; E. Dacier, 1928, p. 182, préparatoires que nous connaissons pour eux peuvent être mis en relation avec des fait pas l’unanimité mais pour lequel il cités par J. Tonkovich, 2002, vol. 1, p. 128 le seul tableau documenté de Claude dessins connus de l’artiste : existe un dessin perdu de l’artiste, connu 14. P. Jamot, « Gillot and Watteau », The Burlington Gillot sont des œuvres en couleur, à la – La scène des deux carrosses, pour par la gravure de Gabriel Huquier pour Magazine, XLIII, 1923, p. 135, propose de voir plume et à la gouache. Il s’agit là d’un laquelle le Louvre possède un dessin mis le Théâtre italien (Scène du Fermier de Watteau comme la seconde main des Deux carrosses fait rare dans son œuvre sur papier, au carreau et gravé par Gabriel Huquier Donfront tiré d’Arlequin, Empereur dans et de l’Arlequin Empereur dans la lune ; Mathey, « Lancret, élève de Gillot, et la “Querelle des dominé par les dessins monochromes en en sens inverse (ill. 6) la lune). Carosses” », Gazette des Beaux-Arts, 45, 1955, p. 177, camaïeu de sanguine et, plus rarement, plaide pour une possible intervention de Lancret en lavis gris. La destination de ces feuilles Ces feuilles sont de rapides croquis à la dans les Deux carrosses ; J. Tonkovich, 2002, p. 128 : « It seems more likely that the painting was a joint – modelli pour un grand tableau dont il plume et au lavis de sanguine, parfois mis product between Gillot and his studio assistants. » assure lui-même l’exécution – permet 15. J. Tonkovich, 2002, vol. 1, pp. 124-125 au carreau. Pour ces trois compositions, Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

Contrairement aux grands tableaux au dos du panneau. Cette mention, que nous venons d’évoquer, notre dont l’écriture s’apparente à celle du composition présente une facture xixe siècle, reprend probablement totalement harmonieuse avec les créations une annotation qui figurait au dos documentées de Claude Gillot. Elle du papier avant son marouflage. constitue ainsi une pièce maîtresse Elle correspond peut-être aussi au dans l’établissement de son œuvre peint passage de ce tableau dans une en enrichissant son corpus de la première vente ancienne que nous n’avons huile sur papier connue de l’artiste. malheureusement pas pu identifier. Tout en élargissant la palette des Grand amateur de Gillot, Quentin techniques employées, elle révèle la de Lorangère possédait ainsi dix formidable inventivité de ce peintre- peintures du maître qui figurent dans scénographe et confirme la parfaite le catalogue de sa vente posthume établi cohérence entre ses œuvres dessiné et par Gersaint16. L’auteur ne nous fournit peint, dont son morceau de réception cependant aucune précision qui nous fournissait jusqu’alors l’unique autorise à reconnaître notre tableau témoignage. parmi ceux-ci. L’examen systématique des catalogues de ventes anciennes Totalement inédite, cette œuvre a refait pourrait permettre peut-être de retracer surface chez un antiquaire parisien la provenance de cette œuvre dont en 2010. Bien qu’elle ne fût pas signée, l’analyse stylistique et iconographique l’identité de son auteur avait été confirme cependant l’exactitude de Ill. 6 Claude Gillot, Foire de Saint-Germain : préservée des ravages du temps par l’inscription portée au dos et la pleine Arlequin et Scaramouche assis dans une vinaigrette, une inscription ancienne apposée attribution à Claude Gillot. plume et encre grise, lavis de sanguine, rehauts de blanc et mise au carreau à la pierre noire, 160 x 217 mm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques

on ne possède aucun dessin à la gouache. Comme nous l’avons rappelé, l’attribution 14 pleine et entière à Gillot de ces trois 15 tableaux d’exécution inégale a toujours fait l’objet de débats. L’absence de modello en couleur, comparable aux gouaches préparatoires réalisées pour son morceau de réception, nous semble accréditer l’hypothèse d’un travail de collaboration : Gillot invente une composition qu’il fixe par un dessin avant d’en confier l’exécution peinte, totale ou partielle, 16. E. Gersaint, Catalogue raisonné des diverses à un ou plusieurs élèves (Watteau, curiosités de feu M. Quentin de Lorangère, Paris, 1744 : Lancret,…). « N° 105, 10 sujets peints à l’huile par le même Gillot » Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

Une mise en scène théâtrale

ar son sujet et sa composition, qui forme un angle droit avec un second la rampe qui nous sépare du plateau C’est exactement ce qu’on observe notre huile sur papier s’inscrit mur, au centre duquel est aménagée une fermé sur lequel les comédiens jouent dans notre tableau où les personnages pleinement dans l’œuvre de Gillot, ouverture surmontée d’un arc en plein une action qui se déroulent sous nos sont placés en frise, de face ou de trois Pcréateur, en peinture, de thèmes qui cintre. Cette scène d’intérieur est éclairée yeux mais indépendamment de nous. quarts, de façon à être tous visibles étaient jusqu’alors cantonnés à la gravure : par une lumière artificielle dont la source Comme au théâtre, la disposition des du spectateur, sur un arrière-plan les scènes tirées du théâtre et de la n’est pas visible mais semble située figures sur la scène permet également au monochrome qui ne représente pas littérature contemporaine. Autour d’une au-dessus de la grande table. Elle nimbe peintre de hiérarchiser ses personnages. une architecture réelle mais l’image grande table, vue en légère plongée et la partie centrale de la pièce d’un halo On distingue en effet trois groupes d’une architecture, autrement dit dressée parallèlement au plan de la feuille, argenté, laissant dans l’ombre l’arrière- d’importance décroissante, répartis en un décor qui ferme la scène dont le le peintre a habilement disposé plan, les côtés et le bord inférieur de la trois plans parallèles, du plus proche au plancher apparaît au premier plan. un nombre important de personnages feuille, qui constitue la frontière avec plus éloigné de la surface picturale. Cette Quant aux personnages qui participent de façon à ce qu’ils soient tous visibles l’espace du spectateur. hiérarchisation spatiale est complétée par à cette scène de banquet, ils constituent et tournés vers le spectateur, comme la distribution chromatique et lumineuse une étrange société qui frappe par son sur une scène de théâtre. Les uns sont Ce cadre clos, organisé en plans parallèles, qui varie en fonction de la grandeur des caractère hétéroclite : les femmes sont attablés et semblent converser en buvant ; dans lequel se déroule l’action, constitue rôles. Les protagonistes, placés au premier en robe de bal faites d’étoffes précieuses, les autres se tiennent debout derrière un la reprise, en peinture, d’un procédé plan, sont traités en couleur et exposés certains hommes sont vêtus en habit troisième groupe constitué d’une femme scénographique : celui du quatrième en pleine lumière ; les personnages de jour occidental et d’autres en robe jouant de la guitare, d’une autre femme mur, écran imaginaire qui, au théâtre, secondaires sont moins fortement éclairés de chambre et bonnet de nuit, tandis tenant un hochet et d’une enfant agitant sépare les acteurs des spectateurs réunis et rendus dans un camaïeu de gris clair ; qu’un personnage habillé à la turque une sorte de tambourin, tandis que des dans le parterre. Ce concept dramatique les figurants, laissés dans l’ombre, sont se tient debout au milieu de cette laquais sont en train de desservir le repas. de mur virtuel devant lequel nous nous peints dans une palette plus sombre et une assemblée bigarrée dont les animaux Tous les personnages interrompent trouvons en observant cette composition, matière plus transparente. de compagnie ne sont pas moins divers. leur action pour écouter le morceau de a été défini par Diderot, en 1758, dans Ce décor feint et cet aréopage des plus musique entamé par le groupe de droite son Discours sur la poésie dramatique : Comme le souligne François Moureau hétérogènes sont typiques de l’univers 16 vers lequel ils tournent leur regard. « Imaginez sur le bord du théâtre un dans le catalogue de l’exposition du théâtral de Claude Gillot. 17 grand mur qui vous sépare du parterre ; musée de Langres, les scènes de comédie 17 Le premier plan, qui sépare le spectateur jouez comme si la toile ne se levait pas » . de Claude Gillot sont de « véritables des banqueteurs, est laissé vide, ou plutôt L’espace pictural mis en page par instantanés de théâtre », où l’artiste a occupé par le plancher sur lequel évoluent l’artiste se confond ici littéralement « représenté les acteurs en action, mais avec l’espace théâtral : le bord inférieur aussi les décors, les “fermes” et les toiles les protagonistes. Il est également animé, de cette huile sur papier représente peintes, voire le plancher du théâtre ». aux deux extrémités, par des animaux domestiques ou exotiques : un lévrier à gauche, un singe et deux autres petits chiens à droite. L’arrière-plan est clos 18. F. Moureau in Claude Gillot, Comédies, sabbats et autres sujets bizarres, catalogue par un décor architectural composé d’un 17. D. Diderot, Discours sur la poésie dramatique, d’exposition, Paris-Langres, 1999, mur aveugle parallèle au plan de la feuille, chap. 11, « De l’intérêt ». pp. 77 sq. Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

Un sujet inspiré de la Comédie-Italienne

ar sa composition, par le nombre la fin du xviie siècle que le comédien et important de personnages, leur dramaturge italien Evaristo Gherardi bigarrure, la présence d’animaux publie, en français, un recueil de six Pet de musiciens – parmi lesquels on peut volumes parus entre 1694 et 1700. reconnaître Colombine à la guitare –, Celui-ci regroupe, a posteriori, une notre tableau s’apparente aux scènes cinquantaine de pièces créées entre de la Comédie-Italienne que Gillot a 1680 et 1690 : le Théâtre italien ou abondamment illustrée. À l’instar du Recueil de toutes les scènes françaises Tombeau de maître André (ill. 7) ou qui ont été jouées sur le théâtre italien de l’Arlequin femme grosse (ill. 8), le de l’Hôtel de Bourgogne. Les pièces sont « regardant » se retrouve exactement dans généralement organisées en trois actes, la position du spectateur qui assiste à une précédés d’un prologue, et sont ponctuées représentation théâtrale. de musique et de chant, de numéros de danse, d’acrobaties et d’intermèdes Comme le révèle le catalogue des dessins comiques, les lazzi, sans rapport avec de l’artiste établi par Jennifer Tonkovich l’intrigue. On compte généralement Ill. 7 Claude Gillot, Scène de la Comédie-Italienne, à la fin de sa thèse, peu de compositions une dizaine de personnages principaux, Le Tombeau de maître André, plume et encre grise, lavis de sanguine sur papier, 159 x 215 mm, Paris, musée du Louvre, département des théâtrales de Gillot ont finalement été auxquels s’ajoutent leurs comparses. Arts graphiques clairement identifiées. Il en est ainsi de Ce ne sont pas des individualités notre tableau, dont le sujet exact nous complexes mais des caractères stéréotypés échappe encore. Cette difficulté tient reconnaissables à leurs costumes en fait à la nature même du théâtre et accessoires (, Arlequin, qu’interprète Gillot. Scaramouche, Colombine…). Ill. 8 Claude La Commedia dell’arte, introduite en Gillot, Scène de la 18 France au xvie siècle à la demande de Les Comédiens-Italiens jouaient en plein Comédie-Italienne, 19 Catherine de Médicis, est d’abord appelée air, sur des tréteaux installés dans les Arlequin femme « comédie à l’impromptu » ou « comédie foires Saint-Germain et Saint-Laurent grosse, plume et encre d’histrions ». Elle consiste en effet en une avant de gagner, en 1680, l’Hôtel de grise, lavis de improvisation d’acteurs à partir d’un Bourgogne, ancienne résidence des ducs sanguine sur papier, schéma prédéfini – le sogetto ou canevas de Bourgogne, reconvertie en premier 160 x 220 mm, Paris, musée – où le jeu corporel compte bien plus que théâtre régulier de Paris. du Louvre, le texte dit dans une langue – l’italien – Il offrait à la nouvelle classe émergente département des incompréhensible pour les spectateurs de la bourgeoisie financière parisienne Arts graphiques français de l’époque. un contrepoint plein de liberté et de Au départ, ces scenarii ne sont pas écrits fantaisie à l’art dramatique français mais transmis oralement. Ce n’est qu’à grandiloquent qu’on donnait à Versailles Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

à la fin du xviie siècle. Cette liberté de qui se jouait alors sur les tréteaux, sans ton fut néanmoins sanctionnée puisque compter que le Langrois a pu lui-même Reprise de motifs récurrents les Comédiens-Italiens furent chassés appliquer la méthode de la Commedia de France en 1697 pour avoir raillé dell’arte en improvisant une scène Madame de Maintenon dans une pièce à partir d’un canevas existant, combinant intitulée La fausse prude. Cet exil forcé des actions différentes, supprimant, et la fermeture de l’Hôtel de Bourgogne modifiant ou ajoutant des personnages Ill. 9 Claude Gillot, Scène jusqu’au début de la Régence n’ont et des accessoires à sa guise, comme de la Comédie-Italienne, cependant pas empêché le développement dans le Tombeau de maître André (Ill. 7). Jupiter curieux impertinent, de ce genre qui continua de se diffuser plume et encre grise, lavis de sanguine sur papier, dans les foires parisiennes par la reprise Le sujet de ce dessin fut identifié par 168 x 215 mm, Paris, musée de canevas anciens all’ improviso Dacier comme la septième et dernière du Louvre, département adaptés en français et par des mises en scène du Tombeau de maître André, farce des Arts graphiques scène nouvelles tirées du Théâtre italien en un acte jouée pour la première fois d’Evaristo Gherardi. en 1695 et retranscrite en 1700 dans le recueil du Théâtre italien19. Gillot choisit Gillot a certainement fréquenté l’Hôtel de représenter l’ouverture de la scène, de Bourgogne entre 1691 et 1697 puis c’est-à-dire le moment où les personnages les foires parisiennes, qui marquèrent font leur entrée, accompagnés d’un air durablement son imagination. de musique. Si l’on compare ce dessin l’instar du théâtre italien, l’art notre tableau (ill. 11) – qui représente Ses scènes de comédie ne sont donc au texte de Gherardi, on s’aperçoit que de Gillot se caractérise par la peu-être Colombine –, qui apparaît pas des illustrations du texte ultérieur l’idée générale est bien la même mais répétition, d’une œuvre à l’autre, presqu’à l’identique dans un dessin de Gherardi mais l’évocation des que les deux scènes ne se superposent Àde figures ou de personnages stéréotypés. conservé au Louvre et tiré du Jupiter, représentations théâtrales elles-mêmes, pas exactement. Comme le souligne J. Il en est ainsi de la jeune guitariste de Curieux impertinent (ill. 9 et 10). dont il prolongeait ainsi le souvenir pour Tonkovich20, dans la scène décrite par les amateurs parisiens. Partant, il est Gillot, le cabaretier tient un verre et non impossible de faire correspondre chaque une bouteille comme dans le texte de tableau ou dessin à sujet théâtral de Gillot Gherardi, dont le violoniste et le guitariste avec le texte écrit de Gherardi, qui ne ont également été remplacés par des représente qu’une infime partie de ce trompettistes.

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19. Le Tombeau de maître André, Comédie-Française de l’ancien Théâtre Italien, en un acte, en prose entremêlée de scènes en vers français et de scènes italiennes à l’impromptu, par Brugière de Barante et Louis Biancolelli dit Dominique, fut représenté pour la première fois à l’ancienne Comédie-Italienne le samedi 29 janvier 1695, et remis au nouveau Théâtre Italien le mercredi 8 juin 1718. Cf. Gherardi 1700, vol. 5, pp. 509-12 Ill. 10 Claude Gillot, Jupiter curieux Ill. 11 Claude Gillot, Scène de la Comédie- 20. J. Tonkovich, 2002, vol. 1, p. 250 impertinent, détail Italienne, détail Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

Celle-ci ne constitue d’ailleurs pas le seul le même type de décor que dans notre point commun entre ce dessin et notre tableau. Le fond du plateau est fermé peinture. On y retrouve en effet la même par une architecture feinte représentant combinaison de théâtre et de musique et l’intérieur d’un cabaret rempli de tonneaux la même atmosphère nocturne. On peut et clos par un buffet surmonté des mêmes encore relever dans notre tableau une plats de service et des mêmes guirlandes autre figure type de l’œuvre de Gillot. végétales que dans notre composition. Il s’agit du Turc, vêtu de soie et coiffé La même ouverture couronnée par un d’un turban à bijou (ill. 13), qui apparaît arc en plein cintre est aménagée à droite aussi dans un autre tableau attribué à du plateau. Le caractère feint de ce décor, Claude Gillot et conservé au musée des souligné dans notre huile sur papier par Beaux-arts d’Alger (ill. 12). un traitement en camaïeu de gris-vert L’homme en robe de chambre et bonnet sombre, est indiqué dans le dessin du de nuit qui nous fait face au centre de la Louvre par un changement de médium : scène (ill. 15) évoque enfin le cabaretier l’arrière-plan et les personnages du Tombeau de maître André (ill. 14). secondaires sont rendus au lavis de sanguine seul tandis que les personnages L’examen de ce dessin du Louvre permet principaux sont soulignés à la plume également d’observer, à l’arrière-plan, et à l’encre grise. Ill. 12 Claude Gillot, Scène de la Comédie-Italienne, Ill.13 Claude Gillot, huile sur toile, 43 x 53 cm, Alger, musée des Beaux-arts Scène de la Comédie- Italienne, détail

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Ill. 14 Claude Gillot, Scène de la Comédie-Italienne, Ill. 15 Claude Gillot, Scène de Ill. 16 Claude Gillot, Un singe couronné discourant devant une assemblée Le Tombeau de maître André, détail la Comédie-Italienne, détail d’animaux, lavis de sanguine et rehauts de gouache sur papier, 76 x 97 mm, musée du Louvre, département des Arts graphiques Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

Ill. 17 Claude Gillot, Les singes matelots, lavis de sanguine Ill. 18 Claude Gillot, Scène de la Comédie-Italienne, et rehauts de gouache sur papier, 75 x 95 mm, Paris, détail musée du Louvre, département des Arts graphiques

Un dernier motif récurrent permet de sont conservées à la Kunstbibliothek de renforcer encore l’attribution de notre Berlin et les autres au Nationalmuseum dessin à Claude Gillot. Il s’agit de la nature de Stockholm, ont récemment été publiées morte au singe qui anime le premier par J. Tonkovich21. Force est de constater Ill. 19 Claude Gillot, Composition décorative plan de la composition. Cet animal, la proximité iconographique et stylistique aux deux singes, plume, représenté dans une activité humaine, entre notre groupe (ill. 18) et les encre et lavis gris, constitue en effet une figure récurrente Compositions décoratives aux deux singes 159 x 210 mm, Stockholm, 24 25 dans l’œuvre du Langrois. On le retrouve de Stockholm (ill. 19) et de Berlin (ill. 20). Nationalmuseum ainsi, en compagnie de nombreuses autres Le petit animal qui gesticule devant bêtes sauvages ou domestiques, dans une nature morte semblable de fleurs les illustrations piquantes réalisées par et de fruits y présente en effet le même l’artiste pour les Fables nouvelles de La air espiègle, la même silhouette gracile Motte (ill. 16 et 17). et la même attitude anthropomorphe que dans notre tableau. Ce petit singe facétieux apparaît Ill. 20 Claude Gillot, également dans la série de dessins Composition décorative d’ornement exécutés pour la commande aux deux singes, lavis de sanguine, d’un décor privé réalisé en collaboration 159 x 210 mm, avec Audran. Ces feuilles, dont certaines 21. J. Tonkovich, 2009, pp. 159-173. Berlin, Kunstbibliothek Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

« Gillot a excellé par l’abondance de qui animent notre composition (ill. 23) Un style menu et grouillant génie qui règne dans ses compositions : avec les têtes figées, presque caricaturales, il a presque toujours donné dans la des dessins de Gillot (ill. 22 et 24). partie comique et théâtrale ; ce qui Les visages y sont semblables à des rend la collection intéressante et masques blancs, sur lesquels des orifices amusante : la plume est fine, spirituelle sombres de formes triangulaires auraient mais il est trop maniéré dans les été aménagés pour représenter les yeux, e sujet de notre tableau, qui mentons pointus et aux minuscules extrémités de ses figures »22. le nez et la bouche, tandis que les plis s’apparente à une scène de la extrémités, représente une véritable marque des vêtements sont systématiquement Comédie-Italienne, sa composition, de fabrique, présente dans toutes les œuvres Le dessin des visages constitue un autre rendus par des rehauts de blanc ou Lqui adapte à la peinture les principes connues de Gillot d’attribution certaine. trait caractéristique de la manière du une nuance claire du ton local, créant de la mise en scène théâtrale, les Qu’on songe à son morceau de réception Langrois. Il suffit pour s’en convaincre de un effet nacré et chatoyant qui n’est pas personnages et les motifs stéréotypés qui (ill. 1), au Tombeau de maître André (ill. 7), comparer les petits minois triangulaires sans évoquer Watteau. l’animent représentent autant d’éléments au Jupiter curieux impertinent (ill. 9) ou à caractéristiques de l’œuvre de Claude cette autre scène, stylistiquement si proche Gillot. Il en va tout autant du style menu de notre composition (ill. 21). Ill. 22 Claude Gillot, et grouillant de cette feuille qui constitue On y observe en effet ces mêmes pieds Le chameau, sanguine, pour ainsi dire la signature de l’artiste. Le et ces mains amenuisés à l’extrême, lavis de sanguine, rehauts canon des personnages, aux proportions idiosyncrasie qui frappait déjà les de blanc, lavis gris, lavis vert, courtes, aux petites têtes rondes, aux contemporains de Gillot comme Gersaint : rehauts de gouache, 76 x 97 mm, musée du Louvre, département des Arts graphiques

Ill. 23 Claude Gillot, Scène de la Comédie-Italienne, détail

Ill. 24 Claude Gillot, Le chameau, détail

26 27

Ill. 21 Claude Gillot, Scène de la Comédie-Italienne, plume, encre noire et lavis de 22. E. Gersaint, Catalogue raisonné des diverses sanguine, 157 x 215 mm, musée du Louvre, département des Arts graphiques curiosités de feu M. Quentin de Lorangère, Paris, 1744. Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

Un nouveau point de contact entre Gillot et Watteau

ar le charme qu’il dégage, l’élégance confusion de ses premières productions Ill. 25 Antoine Watteau, des figures, la fluidité du pinceau avec celles du Langrois et donnant lieu à Groupe de comédiens parodiant le départ et le coloris argenté, notre tableau d’inextricables problèmes d’attribution. d’une troupe de soldats, Prappelle immanquablement l’art de sanguine, Watteau. Au-delà de cette affinité En 1973, Martin Eidelberg avait tenté 139 x 214 mm, de clarifier la situation en établissant un Darmstadt, Hessisches immédiatement perceptible, cette œuvre Landesmuseum inédite recèle les preuves directes de premier point de contact entre les deux 25 l’influence exercée par Gillot sur son artistes . Revenant au seul matériau cadet valenciennois. La date précise et disponible, les œuvres elles-mêmes, la nature exacte de la relation entre les il proposa de reconnaître dans un deux artistes contemporains – maître et ensemble de sanguines, conservées au élève ou compagnons d’atelier – ne sont Hessisches Landesmuseum de Darmstadt pas précisément documentées. Les seules et autrefois attribuées à Gillot, des copies sources écrites dont nous disposions sont par Watteau de prototypes gillotesques 26 les témoignages indirects, partiaux et (ill. 25-27). parfois contradictoires des protecteurs et La théorie de Martin Eidelberg est fort premiers biographes de Watteau. Ainsi, Ill. 26 Antoine Watteau, séduisante et elle eût achevé de nous Sept acteurs et un gnome alors que l’abbé Laurent-Josse Leclerc convaincre si les hypothétiques originaux musicien ; au-dessus, évoque, dans le Dictionnaire de Moreri23, étude de mains croisées de Gillot étaient parvenus jusqu’à nous et un simple compagnonnage d’atelier, et fragment d’arabesque, nous avaient permis une confrontation sanguine, 168 x 221 mm, Gersaint voit en Gillot « le seul maître directe avec les sanguines justement Darmstadt, Hessisches que l’on puisse véritablement donner attribuées à Watteau et situées au début Landesmuseum à Watteau, si le peu de temps qu’il a demeuré chez lui peut lui avoir acquis 24 28 la qualité de son disciple » . 29 Et l’auteur d’ajouter que c’est le Langrois 23. L. Moreri, Le Grand Dictionnaire historique, ou le Mélange curieux de l’histoire sacrée et qui donna à Watteau « un certain goût profane…, vol. 5, Paris, 1725 pour le grotesque et le comique, et aussi 24. E. Gersaint, Op. cit. pour les sujets modernes ». En dehors 25. M. Eidelberg, 1973, pp. 232-239, et 1974, pp. de ces récits dont l’objectivité est le 538-539. Par la suite, l’auteur modifie quelque peu moindre des soucis, on ne conserve aucun son analyse in « Watteau in the Atelier of Gillot », Ill. 27 Antoine Watteau, document écrit qui permette de mesurer Actes du colloque Antoine Watteau, 1684-1721, Huit études de comédiens le peintre, son temps et sa légende, Paris, 1984, avec deux chiens et un âne, précisément la dette du Valenciennois à Paris-Genève, 1987, pp. 45-57. sanguine,146 x 220 mm, l’égard de Gillot. La méconnaissance du 26. Cf. P. Rosenberg et L.-A. Prat, Antoine Watteau annotation à la plume en début de la carrière de Watteau brouille (1684-1721), catalogue raisonné des dessins, vol.1, bas à gauche (« gillot »), Darmstadt, Hessisches encore l’écheveau, entraînant parfois la n° 112 à 114, Paris, 1996. Seule M. Grasselli, 1987, retient l’attribution de ces feuilles à Gillot. Landesmuseum Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

de sa carrière, période durant laquelle il aurait fréquenté l’atelier du Langrois. Malheureusement, le prétendu original des Sept acteurs et un gnome musicien (ill. 26) n’est en fait qu’une faible copie du dessin de Watteau27, et la série de dix-neuf figures théâtrales isolées (ill. 28) en rapport avec certains des personnages présents dans ces sanguines ne peut raisonnablement être attribuée à Claude Gillot lui-même dont elles possèdent certes l’esprit mais non la manière28. Il s’agit plus vraisemblablement, pensons-nous, d’œuvres de l’atelier d’après des modèles du maître. Dans la mesure où les sanguines de Darmstadt ne sont pas directement reliées

Ill. 28 Atelier de Claude Gillot, Comédienne essuyant ses larmes, sanguine, localisation actuelle inconnue (repr. in M. Eidelberg, 1987, comme « Claude Gillot ou atelier ») Ill. 29 Pour garder l’honneur d’une belle, Charles-Nicolas Cochin, d’après Watteau, Valenciennes, musée des Beaux-arts

27. Comme l’admet M. Eidelberg lui-même, sont probablement pas de la même main mais plus à des prototypes connus de la main de en 1987, revenant sur sa première attribution vraisemblablement l’œuvre de différents assistants l’artiste, on ne peut plus parler de citation Allégorie de l’Hiver) du musée Carnavalet, à Gillot, en 1973. (hormis Watteau) travaillant à partir de prototypes au sens strict du terme. Les premiers ou connus par la gravure, comme 28. En 1973 et 1974, M. Eidelberg revient sur gillotesques. points de contact établis par Martin Pour garder l’honneur d’une belle.30 l’attribution d’une série de dix-neuf dessins de 29. M. Eidelberg, 1974, démontre l’existence d’un Eidelberg et les preuves tangibles de personnages de la Comédie-Italienne à la sanguine. nouveau point de contact en rapprochant un dessin Notre peinture permet de confirmer ce Attribués à Gillot avant 1957, ces dessins (les huit de attribué à Watteau et conservé au musée des Beaux- cette relation légendaire semblent donc pressentiment en apportant la preuve la série connus à l’époque) furent donnés à Watteau arts de Valenciennes (Trois études d’un acteur en se réduire comme peau de chagrin à d’emprunts directs de Watteau à Gillot. par Parker et Mathey. Nous suivons Eidelberg costume de médecin, sanguine, 130 x 176 mm), mesure que progresse notre connaissance Plusieurs figures présentes dans notre 1973, qui rejette l’attribution à Watteau, mais nous de deux feuilles inédites de Gillot trouvées en 1974 30 29 31 ne sommes pas d’accord pour rendre cette suite à par l’auteur dans la collection de Mrs. Augustus de l’art de Gillot . On comprend dès composition ont en effet été reprises de Gillot, dont nous reconnaissons certes l’esprit mais Mils à New York. Cette découverte suscita un débat lors l’importance de cette huile sur papier manière quasi littérale par Watteau. Notre pas la main, bien plus libre et sûre. Eidelberg, 1987, entre Eidelberg, 1987, et Grasselli, 1987, sur l’ordre inédite, dont l’apparition fournit Colombine à la guitare (ill. 31) apparaît nuance finalement son hypothèse en proposant d’influence entre ces deux dessins, question qui nous d’attribuer cette série à Gillot ou un membre de son paraît difficile à trancher même si le personnage de un témoignage direct et irréfutable ainsi dans la gravure de Pour garder atelier, à l’exclusion de Watteau : droite sur le dessin de Valenciennes semble exécuté de l’influence exercée par le Langrois l’honneur d’une belle (ill. 29). « Since all these nineteen drawings are more similar d’un trait moins spontané que son équivalent isolé. sur son cadet. in style to Gillot than Watteau, since some are Il n’en reste pas moins que nous ne voyons pas ce perhaps inferior in quality to Gillot, and since […] qui permettrait d’attribuer définitivement la feuille 30. Selon Eidelberg, 1987, p. 56, l’influence de they are iconographically bound to Gillot, it seems de Valenciennes à Antoine Watteau, si ce n’est le Martin Eidelberg avait fort pertinemment Gillot s’est surtout exercée durant la période to me more reasonable to presume that they were rapprochement avec un tableau, Arlequin empereur souligné que l’influence de Gillot était d’apprentissage de Watteau. M. Grasselli, 1984, executed by Gillot and/or an anonymous assistant, dans la lune (Nantes, musée des Beaux-arts), perceptible dans certains tableaux de p. 73, D.13, estime au contraire que cette influence but not by Watteau », cf. pp. 48-49. Nous irions plus dont l’attribution à Watteau ne paraît pas tenable s’est toujours fait sentir dans les dessins de loin : le manque de cohérence dans l’exécution de et que nous rendrions, comme M. Eidelberg et jeunesse de Watteau, parvenus jusqu’à composition de Watteau, jusqu’à la fin de sa vie ces dix-neuf dessins nous invitent à penser qu’ils ne J. Tonkovich, à Gillot seul. nous, comme Le Bal d’enfants (ou (cf. le Naufrage, cat D. 123). Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

L’original de la composition, récemment On observe également, dans ce tableau scène, simplement animé par une étrange On constate dans cette scène la même réapparu, nous permet de voir que cet de la jeunesse de Watteau, le même nature morte animalière, où un chat disposition théâtrale, héritée de Gillot emprunt ne se limite pas à la pose de la principe de composition que dans endormi a pris la place de notre singe et caractéristique des premières œuvres jeune guitariste, dont les jambes sont notre huile sur papier de Gillot. (ill. 32). de Watteau, mais la comparaison repliées de la même manière et dont le Les personnages sont disposés selon Cette mise en page scénographique, de cette toile avec notre tableau révèle même petit pied gracile pointe à peine les mêmes plans, parallèles à la surface qui constitue chez Gillot un véritable encore un autre emprunt littéral hors de la jupe (ill. 30). Watteau va jusqu’à picturale, et vus en légère plongée ; système de composition, se retrouve au Langrois. On retrouve en effet, adopter les détails de la toilette l’arrière-plan est clos par un décor encore dans une autre œuvre du début au premier plan du Bal d’enfants, de Colombine : de la couleur rose de d’architecture et de végétation feintes ; de la carrière de Watteau. Il s’agit, comme notre nature morte au singe sa robe à col carré, à ses manches garnies une ouverture réelle est aménagée nous l’annoncions plus haut, du anthropomorphe (ill. 35), dont de dentelles, en passant par le ruban bleu à droite tandis que le premier plan vide Bal d’enfants (ou Allégorie de l’Hiver) les guirlandes de fleurs et de fruits de sa coiffure dite à la Fontanges. laisse apparaître le plancher nu de la du musée Carnavalet (ill. 33). ont simplement été remplacées par

Ill. 30 Antoine Watteau, Pour garder l’honneur d’une belle, lIl. 31 Claude Gillot, Scène 32 détail, huile sur panneau, 19 x 26,5 cm, Bâle, collection particulière de la Comédie-Italienne, détail 33

Ill. 33 Antoine Watteau, Bal d’enfants ou Allégorie de l’Hiver, huile sur toile, 49 x 61 cm, Paris, musée Carnavalet

Ill. 32 Antoine Watteau, Pour garder l’honneur d’une belle, détail Gillot | Scène de la Comédie-Italienne Un nouveau point de contact avec Watteau

des instruments de musique et des transparente, des visages moins crispés, masques de comédie (ill. 34). des expressions mieux définies et plus La découverte de notre tableau permet individualisées que les masques du donc de mesurer, pour la première fois Langrois. Contrairement à Gillot, qu’on en peinture, la dette de Watteau à l’égard peut qualifier de peintre-scénographe, de Gillot. Celle-ci s’exprime à la fois dans Watteau s’éloigne rapidement de ces compositions, calquées sur des mises l’illustration littérale de pièces de théâtre. en scène théâtrales, et dans des citations Ses sujets s’apparentent davantage à directes de motifs inventés par Gillot, des visions poétiques, dans lesquelles auquel Watteau emprunte également il supprime toute distinction entre les tonalités rompues et la palette l’espace dramatique et le monde réel argentée. Le rendu moiré des étoffes en ouvrant la scène sur un paysage et la construction des volumes par de fantaisie, où évoluent pêle-mêle les clairs révèlent en effet une parenté la jeunesse parisienne contemporaine stylistique insoupçonnée entre les deux et les personnages de la Comédie- artistes. L’élève se distingue cependant Italienne, sans aucune référence à une du maître par une touche plus fluide et pièce précise ni même existante.

Ill. 34 Antoine Watteau, Bal d’enfants ou Allégorie de l’Hiver, détail, huile sur toile, 49 x 61 cm, Paris, musée Carnavalet

34 35

Ill. 35 Claude Gillot, Scène de la Comédie-Italienne, détail Un nouveau point de contact avec Watteau

are témoignage de l’œuvre peint que du texte imprimé de Gherardi. de Claude Gillot, notre tableau Comme l’explique fort bien révèle toute l’originalité d’un H. Dieckmann, « Gillot ne transcrit Rartiste auquel ses contemporains pas un texte, il recrée le jeu, et quand reconnaissaient une liberté et une vivacité il dévie du texte, il n’est pas inexact, d’esprit admirables. Par son trait rapide il invente. […] L’imagination artistique et grouillant, Gillot parvient à saisir et l’observation exacte se sont alliées toute la verve de la Commedia dell’arte dans le génie de Gillot »31. et à traduire l’improvisation théâtrale Cette œuvre inédite permet enfin elle-même. Ce qui intéresse l’artiste, de mieux mesurer l’impact du passage ce n’est pas, comme Callot, le geste de Watteau dans l’atelier de Gillot. individuel d’un personnage isolé mais Le maître de Langres lui donne au contraire le jeu d’ensemble de non seulement le goût des sujets plusieurs acteurs, la coordination des théâtraux, dont le Valenciennois mouvements, la composition d’une proposera une interprétation moins scène dans un espace limité et clos. agitée et plus poétique, mais il influence Contrairement à ce que pouvaient aussi directement son art. laisser penser les toiles du Louvre qui Si l’on devinait déjà l’empreinte lui sont attribuées, Gillot ne décrit de Gillot dans les premiers tableaux donc pas seulement les scènes de lazzi de Watteau, la preuve est désormais ou d’arlequinades. Dans notre tableau, faite de la réalité de cette dette qui ne comme dans ses dessins et gravures, se borne pas aux seuls schémas il s’attache à représenter les scènes qui de composition, mais s’étend aux se rapportent directement à l’intrigue, personnages et aux animaux qui en partant plus vraisemblablement peuplent ses toiles, à sa palette et 37 des improvisations théâtrales elles-mêmes à certains traits de son style.

Lilas Sharifzadeh

31. H. Dieckmann, « Claude Gillot, interprète de la Commedia dell’arte, in Cahiers de l’Association Internationale des études françaises, 1963, vol 15, pp. 208-209 Bibliographie sélective

A. Vallabrègue, Un maître The Burlington Magazine, Catalogue d’exposition Langres, fantaisiste du xviiie siècle, CXV, 841, avril 1973, musée d’Art et d’Histoire, Claude Gillot, 1673-1722. pp. 232-239 3 juillet- 27 septembre 1999. La vie et l’œuvre ; les rapports Paris-Langres, 1999 M. Eidelberg, « Watteau and avec Watteau, la Comédie- Gillot : An Additional Point J. Tonkovich, Claude Gillot Italienne, etc. Paris, 1883 of Contact », The Burlington and the Theater with a catalogue P. Jamot, « Gillot and Watteau », Magazine, CXVI, 858, of drawings, 2 vol. The Burlington Magazine, sept. 1974, pp.538-539 (thèse de doctorat inédite, XLIII, 1923, pp. 130-136 Rutgers, The State University M. Morgan Grasselli et of New Jersey, 2002) E. Dacier, « Les scènes et P. Rosenberg, Watteau figures théâtrales de Claude (1684-1721). Catalogue J. Tonkovich, « A New Album Gillot », Revue de l’Art, XLV, d’exposition Washington 1984, of Theater Drawings by Claude janvier 1924 Paris 1984-1985, Berlin 1985. Gillot », Master Drawings, XLIV, Paris 1984 n° 4, 2006, p. 464-486 E. Dacier, J. Hérold et A. Vuaflart, P. Rosenberg, Vies anciennes D. Cordellier, P. Rosenberg et les graveurs de Watteau de Watteau, Paris, 1984 et P. Marker, Dessins français au xviiie siècle, vol. 1, du Musées de Darmstadt, Paris, 1929 M. Eidelberg, « Watteau in xvie, xviie et xviiie siècles, the Atelier of Gillot ». Montreuil, 2007 B. Populus, Claude Gillot Actes du colloque Antoine (1673-1722), catalogue de Watteau, 1684-1721, le peintre, Jennifer Tonkovich, « New l’œuvre gravé, Paris, 1930 son temps et sa légende, Paris, Light on Drawings by Claude R. Huygue, « Le Tombeau 1984. Paris-Genève, 1987, Gillot and his Circle in de Maître André par pp. 45-57 Stockholm », Master Drawings, Claude Gillot », Bulletin des XLVII, n° 2, 2009, pp. 159-173 M. Morgan Grasselli, Musées, mai 1946, pp. 5-8 The Drawings of Antoine J. Mathey, « Lancret, élève Watteau, Stylistic Development 38 de Gillot, et la “Querelle and Problems of Chronology, des Carosses” », Gazette 2 vol. (thèse de doctorat inédite, des Beaux-Arts, XLV, Cambridge, Harvard University, mars 1955, pp. 175-178 1987) H. Dieckmann, Claude P. Rosenberg, L.-A. Prat, Gillot, interprète de la Antoine Watteau (1684-1721), Commedia dell’arte, catalogue raisonné des dessins, in Cahiers de l’Association 3 vol., Paris, 1996 Internationale des études P. Choné, F. Moureau, françaises, 1963, vol. 15, P. Quettier, E. Varnier, pp. 201-224 Claude Gillot, 1673-1722, M. Eidelberg, « Watteau and Comédies, sabbats et autres Gillot : A Point of Contact », sujets bizarres.