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Antoine Watteau Inconnu Et Trahi

Antoine Watteau Inconnu Et Trahi

INCONNU ET TRAHI

out le monde sait que Jean-Antoine Watteau naquit à Valen- T ciennes le 10 octobre 1684, qu'il était malade — probable• ment tuberculeux — et qu'après un voyage en Angleterre, en 1719- 20, il mourut à Nogent-sur-Marne le 18 juillet 1721 (1). C'est à peu près tout ce que nous pouvons tenir pour certain. Mort inconnu, l'un des plus grands découvreurs de l'art occi• dental est resté méconnu, malgré les textes, trop souvent fantai• sistes ou contradictoires, de centaines d'historiens et de critiques d'art qui, depuis le Père Orlandi (1719), s'intéressèrent à son œuvre plus qu'à sa personne. Après plusieurs années de recherches dans les instituts et col• lections publiques et privées d'une dizaine de pays, nous pouvons conclure que les deux tiers des œuvres qui lui sont attribuées sont apocryphes. Certes, le cas n'est pas unique dans l'histoire de l'art. Des mil• liers d'œuvres données au Tintoret, à Paul Véronèse, à Rubens, à Vélasquez, à Francesco Guardi, à Corot et à tant d'autres, sont des toiles d'atelier ou des pastiches décents. Horst Gerson a pu récemment enlever à Rembrandt deux cents toiles, parmi lesquelles beaucoup, en effet, nous semblent abusives.

(1) Gravement malade, Antoine Watteau avait reçu, dans des conditions mal connues, l'hospitalité de Philippe Lefebvre, intendant des Menus et Trésorier de la Maison royale. Le marquis de Perreuse dans sa Notice histo• rique de Nogent-sur-Marne (1854), Virgile Josz dans son Antoine Watteau, Arsène Houssaye et quelques autres pensaient que la maison de l'Intendant Lefebvre était située rue Charles VII, au n° 14 ou 16. Emile Brisson, maire de Nogent, prouva que cette maison se trouvait au n° 76 de la Grande Rue. Après Watteau, Condorcet en 1775, et Chopin en 1831, y vécurent. Le document daté du 9 février 1909, se trouve aux Archives de la Seine. 282 ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI

Mais on attribue encore à Watteau un grand nombre de dessins et de tableaux parfois caricaturaux, qui discréditent ou défigurent son œuvre. Il n'est donc pas surprenant que sa place parmi les premiers maîtres soit encore discutée. C'est contre quoi nous ne saurions protester avec trop de force. Voici un premier exemple. On attribue à Watteau une quarantaine de dessins de Fontaines, que l'on peut voir au National Muséum de . Us sont de Gilles-Marie Oppenordt. Le conservateur de ce beau musée, le Dr Cari Nordenfalk, en convient volontiers, à présent. Si Oppe• nordt ne peut être comparé à Watteau, c'est cependant un très bel artiste, qu'il est injuste de dépouiller des Fontaines, gravées d'ailleurs par Gabriel Huquier d'après Oppenordt, et de son vivant. Cette fausse attribution — comme tant d'autres — est sans doute fondée sur certains détails n'ayant rien à voir avec le dessin pro• prement dit. Un autre spécialiste des dessins wattesques, le Dr. Martin Ei- delberg, nous écrivait récemment : « Malheureusement, la qualité n'est pas toujours un facteur déterminant lorsqu'il s'agit des œuvres de jeunesse de Watteau, bien que j'estime que son style n'ait pas été aussi élastique qu'on voudrait nous le faire croire. » En fait, Martin Eidelberg est d'accord avec nous pour mettre en doute l'attribution à Watteau de certains dessins, grâce auxquels on prétend authentifier des tableaux comme les Petits Comédiens du musée Carnavalet, probable satire gillotesque contre le cardinal Dubois et la Tencin. D'autres critiques, considérant des tableaux « de même épo• que », tiennent le maître de pour « inégal ». Cette inégalité n'apparaît que si l'on accepte comme étant de Watteau les copies et les pastiches qui lui sont attribués par ignorance, ou pour des raisons commerciales.

Le mystérieux Watteau La chronologie des originaux du maître, et surtout le classe• ment des œuvres d'atelier, présentent, il est vrai, de sérieuses difficultés. Tout serait plus facile si l'historien d'art ne se trouvait continuellement en présence de dessins et de « répliques » authen• tifiés par des fables, si Jullienne, le prétendu « fidèle amy », n'avait fait commerce de toiles, achevées ou non, si, surtout, la vie de cet artiste incomparable n'était aussi mystérieuse. Ce que nous en savons grâce à YAbecedario pittorico du Père ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI 283

Orlandi, à quelques lettres de Crozat, à la Notice nécrologique publiée par Antoine de La Roque dans le Mercure de en 1721, à l'Abrégé de sa vie par (1736), aux Notes de Gersaint et de Mariette (1744), grâce enfin à l'étrange Eloge de Caylus, prononcé devant l'Académie en 1748, est extrêmement som• maire, parfois inexact. La façon de vivre d'un artiste peut être négligée par ses con• temporains pour diverses raisons. Ou bien sa vie privée est déplo• rable, ou bien elle ne présente guère d'intérêt. Les historiens ont accepté cette dernière hypothèse à propos de Watteau. Cependant la lecture attentive des textes anciens, ceux de Gersaint et de Caylus en particulier, ainsi qu'un certain nombre d'observations, nous permettent d'en proposer une troisième. Watteau était absolument désintéressé : tous les témoignages concordent sur ce point. Il est donc peu probable qu'il se soit rendu à Londres pour y faire fortune en vendant ses tableaux. Il est plus invraisemblable encore de supposer qu'il ne fit ce voyage que pour consulter à Londres le Dr. et se soigner. Il est vrai que Mead était alors le premier médecin d'Angleterre, qu'il avait étudié en Hollande et en Italie, qu'il avait commencé de collectionner œuvres d'art et livres. Mais les tableaux qu'il passe pour avoir commandés à Watteau, le Dernier Vaudeville et un Amour paisible gravé par Baron, par exemple, sont rien moins que convaincants. La collection du docteur étant fameuse certains eurent intérêt à accréditer la fable de Mead « médecin et mécène » de Watteau. En fait, le voyage de celui-ci à Londres coïncide curieusement avec l'avènement comme Grand Maître de la Franc-Maçonnerie de Rite écossais de lord Montagu, fils de l'ancien ambassadeur d'Angleterre à . L'ambassadeur avait été l'authentique mé• cène de , qu'il avait emmené à Londres en 1690 et 1692. Devenu directeur de l'Académie en 1699, La Fosse passe pour y avoir accueilli Watteau, qui travailla avec lui chez Crozat. Or, certaines inscriptions déchiffrées par Jeannette Saint- Paulien ( 1 ) semblent prouver que Watteau, Spoëde, Hénin, , entre autres, faisaient partie d'une association secrète. Il s'agissait probablement d'une loge opérative, respectant certaines traditions de la vieille corporation de Saint-Luc : ces ateliers

(1) L'examen attentif des œuvres de Watteau réserve de grande surprise. D'éminents spécialistes affirment par exemple que Watteau n'a signé aucune de ses œuvres. Il suffit de regarder le Pèlerinage pour Cythère pour se convaincre du contraire. 284 ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI n'avaient pas complètement disparu, comme certains le croient, au début du xvnp siècle. On oublie aussi que, dès le début du siècle, des Français s'affi• lièrent aux Loges du vieux Rite d'York, d'obédience ultra-catholique et dont Jacques II Stuart, qui fit retraite à la Trappe de Rancé, était le Grand Maître. La cause de la restauration des Stuart sur le trône d'Angleterre fut soutenue en France, jusqu'à ce que le Régent et Dubois eussent renversé les alliances, par la Banque Crozat. Quant à la Papauté, c'est seulement en 1738 qu'elle con• damna la Franc-Maçonnerie, sous Clément XI. Ce dont nous sommes sûrs, c'est que Watteau était un homme très secret, changeant sans cesse de domicile « afin de dépister les fâcheux », ou pour d'autres raisons, peut-être politiques. De 1713 à 1717, il a pu faire le tour de l'Europe sans que nous en sachions rien. D'autres problèmes concernant ses disciples et compagnons sont à peine évoqués. Us n'ont pas été résolus. Son premier maître parisien, (1673-1722), les Fla• mands Spoëde et Vleughels, Lajoue, Lancret, Pater, Boucher — avant son séjour en Italie —, le jeune Etienne Jeaurat lui-même, ont pu collaborer avec lui, ou tirer parti d'esquisses, d'ébauches, de dessins, de gravures dont il était l'auteur. Jean-Jacques Spoëde naquit à Anvers, probablement en 1680, et mourut à Paris le 26 novembre 1757. Professeur à l'Académie de Saint-Luc, puis recteur de cette compagnie, il exposait en 1725 en compagnie d'Oudry et de J.-F. de Troy. Sa dernière exposition date de 1753. Durant plus de cinquante ans, il peignit des cen• taines de tableaux, sujets pseudo mythologiques, animaux, scènes militaires et de la Commedia dell' Arte, etc. Il connut sans doute Watteau avant que ce dernier n'entrât chez Gillot, et il ne nous semble pas douteux qu'il ait peint à la manière du maître pour le marchand Tramblin, spécialisé, avec Derais et quelques autres, dans la fabrication et le commerce de toiles du « genre Watot ». Où sont les toiles de Spoëde ? Où sont ses dessins ? C'est sans beaucoup d'enthousiasme que les catalogueurs ont répondu à ces questions. On ne comprendrait pas qu'ils aient oublié de se la poser.

Découverte de deux chefs-d'œuvre de Watteau Nous avons retrouvé deux œuvres disparues de Watteau, l'une sur bois, que nous avons intitulée Don Juan, l'autre sur toile, le Vielleur, toutes deux appartenant à une collection privée. Elles sont d'une grande importance artistique et historique. ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI 285

Le premier représente le peintre-comédien Raguenet et peut- être Mlle de Châteauneuf, nièce de la fameuse Duclos des Comédiens Français, dans une scène de Don Juan et le Festin de pierre, de Letellier. Cette pièce en vaudevilles, triomphalement représentée à la Foire Saint-Germain en 1713, fut reprise par la suite avec succès. On voit une autre scène du Festin de pierre à Londres, à la Collection Wallace. Cette ébauche de Watteau, tardivement re• peinte, peut-être par Fragonard, est très faussement intitulée Ar• lequin conteur de fleurette, ou, d'après la gravure de Thomassin : Voulez-vous triompher des belles... ? Ni le graveur, ni les experts, ni les historiens d'art ne se sont aperçus qu'il s'agissait d'une autre scène de Don Juan. Devant le mausolée du Commandeur, la statue du comte de Ulloa a été transformée en buste d'une informe divi• nité mythologique. Nous avons intitulé ce tableau les Confidences d'Arlequin, valet de don Juan. Ajoutons que les Confidences d'Arlequin et le don Juan réap• parus sont sur bois. L'extraordinaire Vielleur a sans doute été peint en Angleterre sept ans plus tard. Bien que Don Juan ait été grossièrement ra• vaudé — comme le sont, malheureusement, la plupart des œuvres wattesques — il n'y a pas d'inégalité entre les deux compositions. Simplement, les problèmes posés, et résolus, sont différents. Sans l'Isle de Cythère, Don Juan, la Leçon d'amour de Stockholm, les Deux Cousines, nous n'aurions ni le Pèlerinage pour Cythère, ni le Vielleur, ni Gilles, ni l'Enseigne de Gersaint. Les historiens d'art oublient trop que Gersaint était un mar• chand, qui s'entendait parfaitement avec Jean de Jullienne. Dans le Catalogue de feu Quentin de Lorangère, cependant, Gersaint rapporte que Watteau avait une très haute idée de son art. « Quelquefois, écrit-il, je l'ai vu effacer totalement des tableaux inachevés qui lui déplaisaient, croyant y apercevoir des défauts, malgré le prix honnête que je lui en offrais, et même je lui en arrachois des mains, contre son gré, ce qui le mortifia beaucoup. » En cette occasion, je crois Gersaint véridique. Mais entre le jugement de l'artiste et celui du marchand, il faut respecter celui de l'artiste et libérer Watteau d'œuvres que Jullienne, Gersaint, d'autres encore, ont prétendu, ou prétendent lui imposer. Don Juan et le Vielleur ont échappé à Jullienne, comme le Concert de Charlottenbourg, la Leçon de chant de Madrid, Gilles et quelques autres chefs-d'œuvre du maître qui, heureusement, ne furent pas gravés, ce qui gêna agioteurs, faussaires et tous ceux qu'un autre enfant de Valenciennes, Eisen, montre à Carnavalet sur son Hommage des brocanteurs au Bon Larron par les rape- tassiers de tableaux. 286 ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI

Entièrement reconsidéré, l'art de Watteau le place sur le même rang que les plus grands, Giorgione, Le Lorrain et Vélasquez. Et si Turner lui rendit un éclatant hommage en copiant les Plaisirs du bal, son seul disciple n'est pas le pauvre Pater, comme on le dit, mais bien le Renoir du Moulin, de la Balançoire, de Jeanne Samary. « Au fond de la Fête d'amour, disait Renoir, il y a un paysage épatant... »

Une œuvre d'initié pour initiés On connaît une soixantaine d'imitateurs ou de satellites du créateur de l'Ecole française du xviiF siècle, ce qui explique d'abord les énormes difficultés que durent surmonter les historiens, cri• tiques d'art et catalogueurs qui, depuis P. Hédouin et les Goncourt, tentèrent d'inventorier les dessins et tableaux originaux du maître. Il apparaît d'ailleurs que l'on a imité un genre. Watteau est inimitable, autant que peuvent l'être Léonard et Vélasquez, car ses personnages et ses paysages ont une disposition d'âme com• mune. Il dessine et peint par rapport à une certaine conception sentimentale extraordinairement charmante, élevée, qu'il faut com• prendre. Ses dessins, ses tableaux sont des symboles, des œuvres d'initié pour initiés, et c'est aussi pourquoi Mozart nous paraît si proche de lui. Watteau vivait encore lorsque l'abbé Dubois publia ses Ré• flexions originales sur la poésie et la peinture. Il y donne cette défi• nition du pastiche : « On appelle communément pastiches les tableaux que fait un peintre imposteur en imitant la main, la manière de composer et le coloris d'un autre peintre, sous le nom duquel il veut produire sont œuvre. » Aujourd'hui, pastiche signifie simplement imitation. Acceptons, dans cette étude, le sévère jugement d'un contemporain que Wat• teau connut sans doute : pour le chargé de mission du Régent, le pasticheur n'est pas un suiveur, un imitateur ou un disciple, mais un contrefacteur et un faussaire. Lorsque le jeune Watteau reproduisait les tableaux de Gérard Dow, il ne se souciait pas de l'utilisation commerciale que l'on pouvait faire de ses copies. Déjà, on trouvait sans doute sur ces petites toiles autre chose que la minutie réaliste et le fini de celui qui avait travaillé avec Rembrandt. Il n'empêche qu'on a pu vendre, à la Foire Saint-Germain ou ailleurs, des imitations de Watteau pour des Dow et que le jeune Antoine a retenu du maître de Leyde la finesse du modelé ; en sorte que l'Aventurière n'existerait ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI 287

probablement pas telle qu'on la voit au musée de Troyes en com• pagnie de l'Enchanteur si Watteau n'avait pas copié la Vieille à lunettes, qui apparaît aussi sur un autre petit tableau de Dow, la Lecture de la Bible, que possédait Louis XIV. Il est cependant difficile de dire que Watteau pasticha Dow ; plus tard, il ne pasticha pas davantage Claude Simpol, Bernard Picart ou son maître Gillot. Que de fables sur les prétendues que• relles Gillot-Watteau ! S'ils se séparèrent ce n'est point, comme on le dit, parce que l'élève imitait le maître, mais justement parce qu'il ne l'imitait pas. Entre le disciple, le pasticheur (comparable au plagiaire des Lettres), le faussaire et le copiste qui, lui, se borne à reproduire le plus fidèlement possible une œuvre connue, les frontières ne sont pas nettement établies. Elles sont parfois définitivement brouillées par les erreurs d'attribution. Jetons un rapide coup d'œil sur les satellites du maître.

Pater et Lancret Tout le monde sait que J.-B. Pater (1695-1736) et (1690-1743) ont peint à la manière du maître. Sont-ils des pasti• cheurs au sens où l'entendait l'abbé Dubois ? Il se peut que Watteau, à la fin, ait revu Pater à Nogent ; peut- être donna-t-il des conseils à son compatriote. Mais affirmer que Pater fut le seul « disciple » de Watteau n'est pas défendable. Il reste qu'à partir de 1722, Pater modifia entièrement sa ma• nière de peindre et essaya d'imiter vraiment le style de Watteau. Il est probable que Gersaint et Jullienne lui demandèrent de ter• miner certaines esquisses ; peut-être travailla-t-il à Finis Ludovici, le tableau de gauche de l'Enseigne. Vers 1730, Pater fit de surpre• nants progrès. Le Colin-Maillard d'Amsterdam, la Toilette et la Réunion d'acteurs de la Comédie italienne du sont pim• pants, froufroutants. Ces toiles étaient négociées comme des Pater, et non comme des œuvres de Watteau. Ce n'est qu'à partir de 1737, après la mort de Pater, que cer• taines de ses œuvres furent attribuées à Watteau. Le médiocre portrait qu'il fit de son père (Musée de Valenciennes) est aujour• d'hui encore donné au maître. Au musée de Cleveland (Ohio) existe un tableau inachevé de Pater, intitulé Minuet in a pavilion, pro• venant, dit-on, de la collection du comte de Rothenburg, rabatteur de Frédéric II à Paris. Il a d'abord été attribué à Pesne, puis offert à Watteau, et daté de 1719-20 ! Jullienne fut beaucoup plus généreux avec Pater qu'avec « son 288 ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI ami » Watteau, et c'est Pater qui fit des « répliques » du Conteur, des Plaisirs du bal. Six de ses Fêtes champêtres, qu'on voyait au Petit-Trianon en 1838 furent abusivement attribuées au maître, de même que le Bain rustique et le Plaisir de l'été de la collection d'Arenberg. C'est à mon avis Pater qui travailla sur une rapide esquisse de Watteau : la Récréation italienne de -Charlot- tenbourg. C'est encore d'après Pater (qui réunit sur une petite copie les deux parties, peintes séparément, de l'Enseigne de Gersaint) qu'Ave• line put graver ce chef-d'œuvre, en 1732, onze ans après la mort de Watteau... Lancret a peint environ sept cents compositions à la manière du maître. Pater avait conscience de ses limites et se plaçait rai• sonnablement au-dessous de Watteau. Il n'en était pas de même pour Lancret qui, durant vingt ans, fut persuadé que le seul peintre de « fêtes galantes », c'était lui. Il avait travaillé chez Gillot. et rien n'est plus difficile que de reconnaître du génie à un ancien condisciple. Il est attristant de voir exposée comme Watteau, aux Offices de Florence, une très modeste toile de Lancret : le Joueur de flûte (n° 990). Le champ de conscience de Lancret est aussi étroit que celui du laborieux Pater ; il n'a rien compris à l'élaboration des œuvres du maître, aux personnages à répétition de sa Comédie sentimen• tale — qui placèrent Balzac sur le chemin de sa Comédie hu• maine —, ni au contenu spirituel et symbolique de ses composi• tions. Toutes les œuvres de Watteau sont profondément diffé• rentes, bien qu'on y retrouve des personnages en apparence iden• tiques. Comparées à celles du maître, les œuvres de Lancret, et celles de Pater, sont vides : ils montrent des pantins ou des automates. Pater comprenait un peu Watteau sans pouvoir l'imiter ; Lancret était certain de faire mieux. Ce fut cependant Pater qui, à force de travail, attrapa une manière wattesque de peindre soies et reflets et réussit certains accords faciles, soutenus par un ver• millon caractéristique. Il n'empêche qu'aux yeux des acheteurs, la masse des œuvres de Lancret et de Pater masqua fâcheusement les quelque soixante chefs-d'œuvre de Watteau circulant en 1735. Du point de vue com• mercial, les imitations de Pater et de Lancret constituaient des réussites. A partir de 1730, on imita donc Watteau à travers Lan• cret et Pater, sans prendre la peine de se reporter aux modèles, du reste de plus en plus rares. Il en est résulté une altération, une dégradation, puis une véritable déliquescence de l'art wattes• que dans le dessin, la peinture et naturellement l'estampe. Entre ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI 289

Norblin de la Gourdaine, J.-B. Huet, Nollekens, Dietrich, Lafren- sen, Jeaurat et Watteau, il y a Pater, et surtout Lancret. Ces deux suiveurs ont essayé de prendre à Watteau ses person• nages principaux en leurs attitudes caractéristiques, ses paysages, sa touche et son coloris. Us n'existeraient pas si leur aîné n'avait existé. La plupart de leurs œuvres sont des imitations, parfois des copies. Il ne leur manque pour être des pastiches que d'avoir été offertes sous le nom de Watteau : c'est ce que l'on ne manqua pas de faire après la mort de ces satellites.

De Lajoue à Liotard Le cas de Jacques de Lajoue (1687-1761) doit être considéré à part. Je crois qu'il fut un ami, et probablement un collaborateur de Watteau dans des œuvres perdues. Il saisit et interpréta ce que l'art wattesque pouvait offrir d'insolite. C'est un satellite, inter• prète d'un aspect particulier de l'art du maître, qui inspirera plus tard Hubert Robert, des Vénitiens comme Ricci, et certains Ca• prices de Canaletto et de Guardi. Jean-François De Troy (1679-1752) fit du Watteau académique, douceâtre et grand format. Ses mannequins, comme ceux d'Antoine Pesne, sont bien nourris et somptueusement vêtus. Il ne regardait pas à la couleur. C'est lui qui succéda à Vleughels à la direction de l'Académie de France à . Il y tomba amoureux et, renvoyé en France, mourut de chagrin. Oudry lui-même ne dédaigna pas d'emprunter quelques per• sonnages de la Comédie italienne — qu'il représenta ahuris, ou sarcastiques — à Lancret, à Lajoue, à Watteau. Après quoi, il re• tourna à sa ménagerie, tout en faisant du Greuze à ses moments perdus. Bonaventure de Bar (1700-1729) et Antoine Quillard (1701-1733) semblent avoir compris une petite partie des problèmes que Wat• teau sut résoudre. Le premier mourut à vingt-neuf ans sans avoir pu donner toute sa mesure. On connaît de lui des imitations sur divers formats, et je pense qu'il peignit la Noce d'Arenberg et le Départ de garnison, véritables pastiches. Comme Bonaventure de Bar, Pierre-Antoine Quillard manqua deux fois le Prix de Rome. Battu en 1723 par Boucher, l'année suivante par le médiocre Carie Van Loo — autre suiveur —, il devint peintre de cour au Portugal. Il n'est nullement prouvé qu'il ait voulu peindre des faux. Cependant, ses Fiançailles et ses Fêtes de village firent illusion au point que le Louvre acheta deux

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« Watteau » peints par lui. Ces deux tableaux, qui sont dans les réserves du musée, ne sont pas des pastiches mais des scènes joli• ment peintes « à la manière de », dans le style mouvementé, bril• lant et flou qui fit plus tard la fortune de Fragonard. L'œuvre des• siné de Quillard, artiste qui fait grand honneur à l'Ecole française, est pratiquement inexploré. C'est le paysage wattesque qui influença J.-B. Pillement (1728- 1808), autre Portugais d'adoption, qui visita aussi l'Angleterre et l'Autriche et devint peintre de Marie-Antoinette. La mise en place des personnages de Pillement dans ses jardins doit également beaucoup à la manière du maître. Jérôme-François Chantereau (1710-1757) peignit aussi des fêtes galantes « dans le goût Wato ». L'aventureux et batailleur François Octavien (1695-1736), chanteur dans la troupe d'Alard (1), n'est qu'un mauvais pasticheur, utilisant l'automatisme de Lancret et un bleu lunaire du plus curieux effet, pris à Watteau. On confond encore parfois les dessins de Lemoyne et ceux de Watteau. François Lemoyne se suicida en 1737, après avoir été convaincu de plagiat, dit-on. Ce n'est pas prouvé. Boucher et Na- toire furent ses élèves. Excellent dessinateur, comme son maître, Natoire était bon copiste et Crozat semble avoir utilisé ses talents. Un collaborateur de J.-F. De Troy, Alexis-Simon Belle (1674-1734), qui travailla en Pologne et en Angleterre, le peintre-comédien Char les-Antoine Coypel (1694-1752), le très éclectique genevois Jean-Etienne Liotard (1702-1790), grand voyageur lui aussi et por• traitiste en vogue, Carie Van Loo (1705-1765), sans parler d'artistes de l'école anglaise comme Richard Wilson (1714-1782), étaient tous capables de dessiner et de peindre « dans le genre Watteau ». Je crois que la Lecture à la chandelle (Richmond ; coll. sir Frederick Cook), attribuée à Watteau, n'est ni de Santerre ni de Raoux comme on le dit parfois, mais probablement d'un tardif pasticheur de profession, Louis Jean Jacques Durameau (1733- 1797), élève de J.-B. Pierre.

(1) Raguenet et Mlle de Châteauneuf, protagonistes de Don Juan, venaient eux-mêmes de chez Alard, inventeur des pièces « à la muette ». En effet, les Comédiens français, forts de leurs privilèges, avaient fait interdire aux comédiens de foire l'usage de la parole et, depuis Lully, la musique continue n'était tolérée qu'à l'Opéra. Ce n'est qu'en 1713 que les émules de ces comédiens italiens, chassés par la prude Maintenon, purent chanter des vaudevilles sur les 53 airs connus des chansonniers du Pont-Neuf. Avec Don Juan, une pièce de Lesage, Arlequin, roi de Serendid eut alors un énorme succès. Nous avons de bonnes raisons de penser que Watteau était fort ami de l'auteur de Turcaret. ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI 291

Boucher et les imitateurs initiés François Boucher naquit des dessins aux trois crayons d'An• toine Watteau. A son retour d'Italie, il se spécialisa dans un genre qu'il exploita jusqu'en 1770 : il dévêtit, en les arrondissant, cer• taines figures wattesques. Il s'était familiarisé avec les personna• ges du maître en les gravant, en les dessinant aussi, et en consi• dérant les paysages. Donnée à Watteau, la Chasse aux oiseaux, que grava Caylus, pourrait être attribuée à Boucher ; de même d'autres compositions du genre Bacchanale d'enfants, et des arabesques. Parmi les élèves de Boucher, les satellites sont nombreux, à commencer par son gendre P.-A. Baudouin (1723-1769) qui fabriqua du « Watteau » plus grivois que Pater lui-même. Citons encore un protégé du comte de Caylus, Jacques Charlier, qui fit carrière en brodant sur les thèmes wattesques des Amusements de Cythère, du Triomphe de Cérès et surtout du Sommeil dangereux, œuvres dont il ne nous reste que les gravures et quelques pauvres imita• tions. C'est un suiveur de Boucher (peut-être Fragonard) qui peignit la Comédienne qu'on vit en 1964 à Bordeaux à l'exposition la Femme et l'Artiste. Cette toile est attribuée à Watteau, on se demande pourquoi. Fragonard a étudié l'œuvre du maître avec peut-être plus d'at• tention encore que Pater et Boucher. Il s'est fortifié au sein des parcs du grand précurseur et y a ouvert des fenêtres à travers les arbres. Dans les flaques de lumière ainsi obtenues, il a esquissé, avec une virtuosité qui doit beaucoup à des astuces de métier, non pas des personnages, mais des silhouettes et des attitudes. Il est né en 1732 : Quillard mourut l'année suivante. Fragonard doit bien plus à Watteau, et aussi à un Quillard encore trop mé• connu, qu'à Boucher. De Watteau, François-Hubert Drouais a voulu retenir les en• fants, et Jacques-André Portail — qui n'était pas seulement fleu• riste — les attitudes, qu'il reproduisit sans doute autrement qu'à la sanguine. Après Pater et Lancret, les imitateurs furent eux-mêmes imités, et Baudouin fut bientôt dépassé dans le genre galant par d'autres élèves de son beau-père, J.-B. Leprince (1734-1781), Gabriel de Saint- Aubin, Moreau, l'aîné, tandis que Boucher inspirait J-.B.-M. Pierre, Hugues Taraval (1729-1785) et Juliard (1715-1790). Les galantes bergeries de Soldini ressemblent à celles de Leprince, toujours dans le genre wattesque ; cependant que Saint-Aubin imite Fra- 292 ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI gonard et que J.-F. Schall (1752-1825) pastiche quelque peu Saint- Aubin. N'oublions pas le beau-frère de Jeaurat, Leclerc des Go- belins (1734-1785), besogneux fonctionnaire du genre.

Les imitateurs à l'étranger A partir de 1730, le « genre Watteau » s'étendit à toute l'Europe, influençant aussi bien l'architecture, la musique, la littérature que l'art de vivre. Les personnages de Watteau et de Marivaux sont les mêmes. Les premiers imitateurs se révélèrent en Angleterre avec H. Leichner et Nollekens ; Cornélius Troost (1697-1750) fit du « Vato » flamand et Jean-Henri II Keller du « Vato » hollandais. Au cœur de l'Europe sévirent bientôt le Polonais Chodowiecki, spécialiste des réunions mondaines, illustrateur de Lessing et défenseur de la famille Calas, un disciple de Pesne, ce Georg- Wenceslas von Knobelsdorff dont les paysages ressemblent à celui de la Cascade de l'Ermitage, enfin l'infatigable Dietrich (1712-1774) ou Dietricy. En 1817, le Catalogue explicatif de la Galerie Royale de Dresde signalait de K.W.E. Dietrich : « N° 573 : Pastorale dans le genre Watteau. Un berger à genoux couronné de fleurs par sa bergère... » « N° 574 : Pendant du précédent, travaillé dans le même genre. » « N°" 659, 660, 735 : Pastorales... » Les premiers Vénitiens qui virent des œuvres de Watteau, à Paris et à Londres, sont Sebastiano et Marco Ricci. Au musée de Trévise on admire le beau pastel que fit d'An• toine Watteau peu de mois avant qu'il mourût. Il est surprenant que nul n'ait observé l'influence exercée par le maître sur (1702-1788), Florentin, et Véni• tien d'adoption. Un autre Vénitien, Giuseppe Zaïs (1709-1784) doit être considéré comme un suiveur de Watteau. Par la suite, les védutistes adapteront l'élégance et le sens du mouvement profes• sionnel wattesques à leurs vues de Venise. Ainsi naîtront certains personnages de Canaletto (1697-1768), le couple qui avance au premier plan du Bassin de Saint-Marc, par exemple. Sur la Piazzeta verso la Torre dell' Orologio (1729), on voit un patricien en toge rouge dans une attitude qui rappelle celle de l'Indifférent. L'exa• men des collections publiques et privées vénitiennes nous montre combien, à partir de 1720, les peintres de Venise doivent aux pro• cédés wattesques. ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI 293

Watteau inventait ses paysages, ses Jardins d'Armide ou de Vénus. Les védutistes, qui n'avaient besoin de rien inventer, tirè• rent parti du somptueux décor vénitien grâce à la caméra oscura, chambre optique à la mode au milieu du xvine siècle. Ces grands viseurs renvoyaient l'image obtenue à travers un jeu de lentilles sur un miroir réflecteur. Il suffisait de calquer l'image, grâce à un papier transparent, sur le miroir même. Un spécimen de ces caméras ayant appartenu à Canaletto est conservé à Venise au musée Correr. La caméra lucida permettait de voir en même temps le paysage cadré et le papier sur lequel on le reproduisait. La chambre obscure donnait une perspective rigoureuse et quelque peu mécanique, facilement reconnaissable sur les compo• sitions de Canaletto, de Zaïs et de Guardi. Jamais Watteau n'em• ploya de tels procédés. Par contre, ceux qui prétendent que Pietro Longhi (1702-1785) fut inspiré par Watteau, confondent fâcheusement ce dernier avec Hogarth et Cornélius Troost. Chez le Suédois Alexandre Roslin (1718-1793), l'influence wat- tesque est heureusement sensible. Le sourire tendre et malicieux de Madame Roslin voilée de bleu de nuit, sa main qui ferme un éventail, font de cette toile un charmant chef-d'œuvre. A Berlin, Antoine Pesne (1683-1757), protégé de Frédéric le Grand, peignit et fit peindre dans le genre du maître, ce qui donna des résultats étonnants. Ce petit-neveu de Charles de La Fosse eut à Berlin une trentaine d'élèves. Grand voyageur, il était fort ami de Jullienne, de J.-F. De Troy, de Mariette, de Pater, de Vleughels. C'était un sous-Mengs. On voit à la Newhouse Gallery, à New York, une Danse dans un parc, par Antoine Pesno (sic), vraiment effrayante. Les sujets galants dont il orna l'antichambre de Frédéric, et ses Cythères ne sont pas mal non plus. Il utilisa un moment un attirail prusso-vénitien. Mais surtout, il eut un « disciple » : .

Les fabriques de faux Mercier — comme Dietrich — a la vocation du pastiche. Né à Berlin en 1689, mort à Londres en 1760, il apprend son métier chez Pesne, voyage en France, devient copiste en Italie, se marie à Hanovre et gagne la faveur du prince de Galles, Frédéric, fils de George II d'Angleterre, qui attache ce Huguenot à sa Maison. Il aurait rencontré Watteau en France et en Angleterre. Ce qui est certain, c'est qu'il a pu voir des tableaux, connus et inconnus, 294 ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI du maître, Don Juan notamment, qu'il pasticha sans vergogne et d'une façon désastreuse. Combien y a-t-il de Mercier ? Il est impossible de se faire une idée de sa manière. Les tableaux de styles différents qui lui sont attribués ne sont jamais bons. Cependant, l'Escamoteur du Lou• vre, attribué à Watteau par La Caze, est passable. Son Officier anglais, acheté 30 000 francs à Seligmann en juin 1937, on ne sait pourquoi, est plus que médiocre. Son Jeune dégustateur ne vaut pas mieux. Ses « portraits » mondains sont d'un ridicule achevé. Mais son Concert, transposition du Bel Age de Watteau gravé par Moyreau et disparu, révèle un tout autre artiste. Les innom• brables pastiches wattesques attribués à Mercier, parfois gravés par lui, semblent prouver qu'il dirigeait une officine de faux ayant plusieurs collaborateurs à son service — peut-être, parmi eux, Pierre Angélis et Baron —, et qui utilisait dessins, gravures et copies d'esquisses. Des tableaux comme , la Troupe italienne en vacances, le Danseur aux castagnettes, la Toilette in• time, gravés par Mercier avec la mention Watteau pinxit, sont des contrefaçons éclatantes, que l'on peut comparer, dans un autre genre, à de célèbres pastiches élaborés, comme Jupiter et Antiope du Louvre, les Bergers, de Charlottenbourg, et le Dernier vaude• ville, toujours donnés au maître par la critique. Plus tard, l'offi• cine Mercier fabriquera du Lancret et du Chardin. Mercier est évidemment un imposteur, qui prend soin, lui aussi, d'apporter par la gravure la preuve qu'il était « amy » de Wat• teau : il se montre en compagnie du maître sous les pommiers de Chelsea. De 1720 à 1750, des centaines de tableaux du « genre Vatot » furent fabriquées dans des officines dirigées à Paris par les Desrais, Tramblin et compagnie, avec la collaboration d'un des premiers compagnons du maître, J.-J. Spoëde, du graveur Moyreau, et des « peintres-experts » de l'Académie de Saint-Luc, Gautrot et autres Gilles de Mortain. N'oublions ni Gilles Thévenot, tâcheron de l'usine Tramblin, quai de Gesvres, ni ce J.-B. Renden que conseil• lait Pater et qui, lui aussi, faisait du « Vatot ». Du moins les marchands d'alors avaient-ils le plus souvent la franchise de dire à leur clientèle qu'ils fournissaient du « genre Vatot ». Pourtant, des œuvres certainement sorties de ces usines sont de nos jours attribuées au maître par experts et critiques d'art. On les exhibe même avec éclat. Le Berger content, longtemps exposé au Louvre comme un Watteau, sort de ces officines. Il est maintenant attribué à Fragonard, ce qui est une autre erreur, et une autre injure à l'art. Les œuvres consternantes données à Watteau sont innombra- ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI 295 bles. Je ne citerai que la Mascarade nocturne du musée de Prague, le Rêve de l'artiste, canular de Schall ou de Saint-Aubin, la Toi• lette de la collection Wallace, le Plaisir pastoral de Chantilly, la diseuse d'aventure de l'ancienne collection Michel-Lévy, le Singe sculpteur du musée d'Orléans, le Dénicheur de moineaux du musée d'Edimbourg, le Rendez-vous, Vertumne et Pomone et la Rêveuse d'une collection privée, l'Occupation selon l'âge de l'ancienne col• lection Rothschild, les Agréments de l'été, le Lorgneur, la Contre• danse, etc..

pastiches Le Catalogue des œuvres wattesques doit être entièrement revu. Antoine n'est « inégal » que si l'on accepte à la fois la Rêveuse et l'Indifférent, la Contredanse et les Fêtes vénitiennes, l'Indiscret et les Plaisirs du bal. Ce n'est pas possible. Pourquoi le Louvre présente-t-il toujours Jupiter et Antiope comme une toile du maître, alors que nul ne peut ignorer que le prétendu « Jupiter » est d'une fabrication postérieure à la mort de Watteau, et que le dessin dit préparatoire du personnage est lui-même suspect ? Jetons un coup d'œil sur le beau dessin de Watteau qu'on voit au Petit-Palais à Paris et nous comprendrons qu'il est impossible que la Marmotte du musée de l'Ermitage soit du maître : l'attri• bution n'a cependant été discutée par personne. J'ai vu exposées à Paris trois autres œuvres du même musée très faussement at• tribuées : l'effrayant, le déconcertant Repos pendant la fuite en Egypte n'est de personne ; le Paysage à la cascade est une compo• sition truquée, sur laquelle on rajouta, en 1883, deux personnages « wattesques » ; le Retour du bal ( ?) est probablement de Mercier, ainsi que la Boudeuse dont je n'ai examiné, il est vrai, que des reproductions. L'horrible Escamoteur du même Mercier, donné à Watteau par le Dr La Caze et offert au Louvre, avait été gravé par Ravenet : Mercier pinxit. Le tableau fut cependant exposé sous le numéro 622 A et glorifié comme Watteau, jusqu'au moment où E. de Goncourt découvrit la gravure. A la fin de 1968 s'ouvrit à Londres la fameuse exposition France in the eighteenth century. Watteau s'y trouva représenté par sept ou huit pauvres pastiches et deux copies très douteuses d'œuvres flamandes. Les Agréments de l'été, de l'ancienne collection Wildenstein, ne sauraient en aucun cas être attribués au maître : c'est un très grossier pastiche dans la première manière de Pater ; la Danse qui 296 ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI se trouve au Staatliche Muséum de Berlin est peut-être de F.-H. Drouais (1727-1775), certainement pas de Watteau. La hideur de l'Indiscret du musée Boymans de Rotterdam en fait un Desrais-Tramblin authentique, tandis que le Repos gracieux (sic) de l'Ashmolean Muséum d'Oxford est franchement ridicule. L'académique Apothéose de Jacques F d'après Rubens est une très modeste copie de l'atelier de La Fosse ; rien ne permet de donner à Wateau la pitoyable Pollonoise (repeinte par Liphart) du musée de Varsovie, ou l'Homme jouant de la vielle de Birmin• gham. La Revanche des paysans, copie du tableau de Van der Meiren attribuée à Watteau, nous paraît bien faible, et l'Alliance de la musique et de la comédie, œuvre très controversée, bien mé• diocre. L'Escarpolette d'Helsinki, tirée d'une arabesque, et qui complétait le lot, n'est pas plus convaincante. Il est désolant de voir un artiste de la taille de Watteau ainsi représenté dans des expositions internationales, sans que nul ait jamais élevé la moindre protestation. Je lis, en date du 15 mars 1731, dans l'inventaire après décès du chanoine Morel, conseiller honoraire au Parlement, habitant rue du Cloître-Notre-Dame : « Huit dessus de porte d'après Watteau, et 46 tableaux, sans nom d'auteur, estimés de 2 à 15 livres. » Aujourd'hui, ces huit dessus de porte, habilement ravaudés ou non, feraient peut-être la gloire d'une collection célèbre. On a fabriqué du « Watteau » d'après des gravures jusqu'à la fin du siècle dernier. Ainsi en témoigne Paul Eudel en 1894 dans les Contrefaçons dévoilées. Le marquis de Latour du Pin ayant acheté 200 000 francs trois fameuses toiles attribuées au maître, fit un procès et se vit rembourser 170 000 francs ! A la même épo• que, trois autres « Watteau » estimés 500 000 francs par les « ex• perts », furent qualifiées d'« horribles copies » après contre- expertise. De telles escroqueries ne sont plus guère possibles au• jourd'hui : les faux tardifs sont en principe éliminés. Les rayons X couche par couche, les sondages aux infra-rouges, les grossisse• ments et photos prises à la lumière rasante, l'examen chimique des pigments colorés, sont révélateurs. Reste l'aspect de l'œuvre : il parle de lui-même à tous ceux qui, ayant le sentiment des arts, savent combien Watteau est inimitable. Mais ne sont pas éliminés les tableaux faussement attribués qui ornent les galeries publiques et privées, et que l'on parvient à exposer comme des Watteau parfaitement authentiques. La plu• part de ces œuvres n'ont jamais fait l'objet d'un examen sérieux et complet. Le maître n'a pas peint un seul pouce carré des célè• bres Bergers que l'on voit à Berlin. Il en existe une copie d'école ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI 297 anglaise chez Wildenstein, donnée, elle aussi, à Watteau ! Pourquoi pas ? Ces Bergers n'apparurent au château de Berlin qu'en 1876 et furent triomphalement exposés à Paris en 1900 et en 1937, à Wies• baden en 1947 et en 1951, au milieu de concerts de louanges. La toile est un pastiche d'une qualité fort grossière : nous y voyons des personnages wattesques copiés par un habile dessinateur, qui n'a pas su les grouper, et encore moins les peindre. Pastiche très tardif, du reste, et d'un ton verdâtre inconnu du maître. A Berlin en 1969, nous avons demandé une radio de cette toile. Il nous fut répondu que le château de Charlottenbourg ne dispo• sait malheureusement pas d'une installation capable de nous don• ner satisfaction ! Trop souvent on a voulu authentifier un tableau d'aspect wat- tesque en ayant recours à l'Œuvre gravé du maître, publié par Jullienne. De là viennent de très graves erreurs d'attribution, car non seulement Jullienne n'a pas fait graver toutes les œuvres de Watteau, mais ses graveurs ont reproduit des copies ou des pastiches avec la mention Watteau pinxit. Le Départ pour les Isles qui représente « un enlèvement de filles », aujourd'hui perdu, est unanimement attribué à Watteau d'après la gravure de Dupin. La composition du Départ est si maladroite qu'on est obligé de dater l'œuvre de 1702 ou 1704. C'est impossible. En effet, Crozat ne s'intéressa à la Louisiane qu'à partir de 1712-13. Le premier établissement français date de 1716-17, au moment où la Compagnie du Mississipi servit de base aux spéculations de Law. C'est à partir de 1719-20 que l'on multiplia les rafles parmi celles que l'on appelait « des femmes du monde ». On lira à ce sujet le Journal d'un bourgeois de Paris (1718-1763) de J.-F. Barbier. En 1719-20, Watteau peignait le Viel• leur, que nous avons découvert, Gilles, l'Enseigne de Gersaint, immenses chefs-d'œuvre, et c'est bien mal le connaître que de penser qu'il a jamais mis en scène des filles de la rue. On le con• fond ici avec Jeaurat.

Le genre Watteau et la galanterie du XVIIIe A la fin du xviir siècle, la confusion fut portée à son comble par l'apparition des Watteau de Lille, Louis-Joseph, neveu du maître, et François-Joseph, fils du premier, spécialiste des fêtes pseudo-mondaines. Le maître de Valenciennes avait été reçu à l'Académie royale en 1717 comme « peintre de fêtes galantes ». On ne manqua pas 298 ANTOINE WATTEAU INCONNU ET TRAHI de faire du Watteau galant. Il en résulta une véritable trahison de l'esprit de la Comédie sentimentale. Sacrifiant à une mode, la plupart des satellites donnèrent au « genre Watteau » un sens polisson, voire grivois. A la Réunion dans un parc, à l'Amour tranquille et à la Fête d'amour succédèrent la Belle complaisante de Lancret, la Jarretière de J.-F. De Troy, les Baigneuses épiées de Pater, les Toilettes de Vénus de Boucher, la Chemise enlevée, les Deux Amies, la Résistance inutile de Fragonard, Au moins, soyez discret, de Saint-Aubin, te Carquois épuisé de Launay, et d'innom• brables gravures comme l'Amour sans gêne, Vous avez la clef, mais il a trouvé la serrure, les Amans surpris par le garde-chasse, la Soubrette complaisante, Où aller ? chez moi ! etc. Entre le Pèlerinage pour Cythère (ce n'est pas un embarque• ment, comme on le dit, mais bien un pèlerinage) et la Cruche cassée de Greuze ou l'Epouse indiscrète de Baudouin il y a une différence de nature. Pas un seul des contemporains de Watteau qui nous ont laissé sur lui des témoignages, n'a compris le sens profond de son œuvre : ni Jullienne, ni Mariette, ni Crozat, ni Gersaint le mar• chand, ni Caylus dont le discours de 1748 est d'un cuistre. On ne vit pas que le maître avait pris soin de nous repré• senter une véritable théologie de l'amour. Par sa pureté, sa déli• catesse et sa puissance, l'amour profane s'élève chez lui jusqu'à la divinité. On fit de Watteau l'illustrateur des mœurs de la Régence, alors qu'il est celui du Tristan de Gottfried de Strasbourg. Il savait que la société, telle qu'elle était conçue, allait périr, et qu'elle ne disposait plus, pour renaître, que de l'amour courtois et de la beauté. Découvrant, accordant et fixant les mystères d'un paysage et d'un cœur, il a peint le lumineux couchant d'une civili• sation unique. Mais, comme dans Le Lorrain, les rayons de ce couchant sont aussi ceux de l'aurore d'un éternel bonheur. Il n'a pas seulement fait retentir des accords perdus depuis Giorgione. Il a obstinément paré les personnages à répétition de sa magni• fique Comédie sentimentale de sonorités somptueuses et, don• nant à la peinture des perspectives et des significations nouvelles, il s'est élevé, comme tous les grands génies, au-dessus de son art. Ses obsèques passèrent inaperçues. A Nogent, sous la Révolu• tion, son tombeau a sans doute été profané. Espérons qu'en 1971 le 250e anniversaire de la disparition de ce prince de l'esprit sera célébré de façon convenable. SAINT-PAULIEN