LUNDI 20 FÉVRIER 2006• DEUXIEME EDITION N° 7709• WWW. LIBERATION. FR emploi Aux Etats-Unis, les employeurs scrutent les blogs avant d’embaucher cahier central Témoignage «Je n’ai pas mérité Guantanamo»

Mourad Benchellali, Lyonnais d’origine algérienne, raconte son passage dans des camps talibans en en 2001, avant d’être arrêté au , puis détenu et torturé par les Américains à Guantanamo. Page2 , hier. SEBASTIEN EROME.EDITING SEBASTIEN POLITIQUES Grippe aviaire: En Inde, Chirac gêné par la filière s’inquiète l’affaire Mittal-Arcelor P. 15 turin2006 La découverte d’un canard SOCIÉTÉ sauvage contaminé par le Un premier or noir virus H5N1, dans l’Ain, fait «Cerveau des barbares»: le craindre à la filière avicole profil de la bande se dessine P. 18 Shani Davis, seul champion française, qui emploie olympique d’hiver afro- 50000 personnes, une CULTURE américain, gagne le 1000 m en psychose qui entraînerait Yann Arthus-Bertrand passe patinage de vitesse après avoir une baisse drastique de la refusé de participer au relais.

REUTERS Et toute l’actualité des Jeux P.24 à 27 AFP consommation. Page 6 au-dessus de l’Algérie P. 33 :HIKKLD=ZUVWUW:?a@m@l@h@a IMPRIMÉ EN /PRINTED IN FRANCE Antilles, Réunion, Guyane 1,80 ¤, Allemagne 1,80 ¤, Autriche 2,30 ¤, Belgique 1,20 ¤, Cameroun 1200 CFA, Canada $ 3,25, Côte-d’Ivoire 1200 CFA, Danemark 17 Kr, Espagne 1,80 ¤, Etats-Unis 3 $, Finlande 2,40 ¤, Gabon 1200 CFA, Grande-Bretagne 1,20 £, Grèce 1,80 ¤, Irlande 2 ¤, Israël 13 NIS, Italie 1,80 ¤, Luxembourg 1,20 ¤, Maroc 12 Dh, Norvège 22 Kr, Pays-Bas 1,80 ¤, Portugal continental 1,80 ¤, Sénégal 1200 CFA, Suède 22 Kr, Suisse 2,5 F, Tunisie 1,6 DT. LIBERATION 2 événementGUANTANAMO LUNDI 20 FÉVRIER 2006

«Tôt ou Mourad Benchellali, parti en 2001 dans un camp taliban, raconte l’horreur tard, il y aura nécessité de fermer Guan- «DES MOIS DE COUPS tanamo.» Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU, le 16 février « [Kofi Annan] est totalement dans l'erreur. Nous ne devons pas fermer Guan- tanamo.» Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la Défense, le 17 février

ÉTATS-UNIS

La Havane BAH.

MER DES CARAÏBES Guantanamo Bay 200 km (Etats-Unis) Depuis SÉBASTIEN ÉROME. EDITING SÉBASTIEN 2002 Mourad Benchellali, hier. Parti en juin 2001 de Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise, il a été pris au Pakistan par les Américains, puis est passé par plusieurs camps. Environ 700 détenus – le Lyon de notre correspondant «Quelques jours avant de partir, j’ai appris que je serai tion, sauf ceux qui étaient vraiment malades. Il fallait gouvernement américain ourad Benchellali a quitté Vénissieux en avec . C’était le grand frère d’un ami. J’étais pour cela l’autorisation du grand émir qui s’occupait refuse de donner des juin2001. Il avait 19 ans, partait pour l’Af- content. On a pris le TGV jusqu’à , puis un bus du camp. Nizar, grâce à Dieu, a été malade au bout chiffres précis – sont ghanistan. Quatre ans et demi plus tard, il Eurolines pour Londres. On avait le numéro de télé- d’un mois, il a pu partir. passés par Guantanamo vient de rentrer, après quelques enfers phone d’un homme là-bas, on l’a appelé en arrivant, il «J’ai fait ce qu’ils appellent la formation de base. Une depuis l’ouverture de M successifs. Deux mois dans un camp d’en- nous a donné rendez-vous à Finsbury Park (1). Il est soixantaine de jours pendant lesquels on découvre les cette prison spéciale par traînement taliban, une capture au Pakis- venu nous chercher et nous a conduits dans un petit modules de spécialisation qu’on peut choisir après: l’armée américaine le tan pour être livré aux Américains. Et la , à appartement. C’est la seule personne qu’on a vue à topographie, techniques en montagne, explosifs… 11 janvier 2002. Les Kandahar puis Guantanamo. A son retour, la justice Londres. Un Algérien, je pense. Il nous a aidés pour les Les instructeurs venaient de pays différents. Dès le prisonniers, des anciens française l’a placé dix-huit mois en détention, avant billets d’avion et, trois jours après, on partait au Pa- premier cours, on nous a montré comment monter et talibans, des «suspects de le libérer, le mois dernier. La silhouette s’est épais- kistan avec un numéro de téléphone et le nom d’un démonter une Kalachnikov. Puis on a tiré une quin- de terrorisme», sont sie. Mourad porte des cheveux longs, crépus, qu’il re- hôtel à Peshawar. Là, quelqu’un nous a pris en charge zaine de balles, pour connaître les sensations. Après, originaires d’une tient d’une queue-de-cheval. Personne ne le recon- pour nous conduire à Jalalabad, en Afghanistan. A on a appris la topographie, savoir lire une carte, tenir trentaine de pays. naît, et il préfère ça. Il veut tourner la page. une boussole. Ensuite le maniement des Mais d’abord raconter ce qu’il a vu à Guan- «L’arrivée au camp de Kandahar explosifs: on nous montrait toutes les tanamo. Il témoigne longuement, pour Li- sortes qui peuvent exister. Les conditions bération, de la filière utilisée pour re- a été violente. Ils nous ont roués de de vie étaient très difficiles: la chaleur, la Non- joindre l’Afghanistan, de l’entraînement fatigue, la faim. Ils voulaient nous faire res- chez les talibans, des endurées. coups de pieds et de poings, avec sentir des conditions extrêmes, au cas où droit Son récit est précis, car les multiples inter- on irait combattre, en Tchétchénie par Les détenus de rogatoires, dit-il, ont «gravé» les moindres des insultes et des crachats.» exemple. J’ai perdu beaucoup de poids. Guantanamo échappent détails dans sa mémoire. Il est impossible J’avais une diarrhée très forte. aux conventions de de vérifier ses dires mais son témoignage recoupe chaque étape, la personne laissait un autre contact, «Ben Laden est venu une fois pendant qu’on était Genève sur les prisonniers ceux d’autres «pensionnaires» de Guantanamo. avant de nous quitter. C’était facile. On est partis pour dans ce camp. En juillet. Il est arrivé avec son escor- de guerre, selon le «Le départ s’est fait très vite. Quelques semaines Kaboul, puis on nous a conduits dans le camp d’en- te, dans des 4x4 pick-up. Tout le monde dans le camp gouvernement américain, avant, une personne très proche m’a parlé de la possi- traînement de Kandahar, début juillet2001. a commencé à chanter en arabe “Voilà le cheikh, voilà qui les considère comme bilité d’aller en Afghanistan [lire encadré page sui- le cheikh”. Nizar et moi, on comprenait pas l’excita- des «combattants vante]. Elle-même y était allée, elle m’a dit que ce se- «Quand Ben Laden est venu, tion. C’était avant le 11septembre, il ne représentait ennemis». La base, de fait rait une bonne expérience. Je savais pas que c’était on comprenait pas l’excitation» pas ce qu’il représente aujourd’hui. Je n’avais jamais un «no man’s land pour un camp taliban. Il n’était pas question d’ap- «J’ai passé deux mois là-bas, dans le désert. Il y avait entendu parler de lui. On nous a dit: “C’est le cheikh juridique», n’est pas prendre à se battre. L’idée globale, c’était d’aller dans des tentes, une petite mosquée en terre, une petite Ben Laden!” Il est sorti, beaucoup se sont dirigés vers formellement un territoire un pays islamique, où l’on pourrait avoir une vision de clinique. On était plus de 200, de toutes nationalités. lui pour lui serrer là main. Il a fait son discours. J’étais américain et les l’intérieur de l’islam. Je n’avais jamais voyagé. Je vou- J’ai eu l’impression de m’être fait piéger. Nizar et malade, fatigué, je comprenais pas l’arabe, je suis re- prisonniers ne sont pas lais aller à l’aventure, sortir de la routine. Je devais moi, on n’avait pas l’intention d’aller dans un tel tourné à ma tente, j’ai pas écouté le discours. passibles non plus des chercher une formation en septembre2001. Je pen- camp. Mais il y avait une règle claire: une fois entré, «Après ma formation, j’ai retrouvé Nizar et on est re- juridictions américaines. sais quitter Vénissieux pour deux ou trois mois. on pouvait plus ressortir avant la fin de notre forma- partis à Jalalabad. Là, on a appris la mort de Massoud, LIBERATION LUNDI 20 FÉVRIER 2006 3 de sa détention par les Américains à Kandahar puis à Guantanamo.

Par GÉRARD DUPUY Arbitraire ET DE PANIQUE» Mourad Benchellali ne fréquente sans doute guère les œuvres de Voltaire, mais il y a du Candide chez ce gamin qui s’enrôle aux Minguettes et se retrouve à Guantanamo après avoir traversé le fracas du monde sans trop comprendre ce qui lui arrivait. Les sergents recruteurs de l’islamisme n’ont pas de scrupule pour fabriquer les petits soldats d’Allah – leur très sainte cause justifie tout par avance. Le récit de Benchellali montre une nouvelle fois la facilité avec laquelle des adolescents sensibilisés à une vision politique de l’islam peuvent basculer dans le terrorisme organisé. Sa capture a abrégé cette aventure que d’autres ont poursuivie jusqu’à l’assassinat et au suicide. Le deuxième volet de son témoignage est autrement inquiétant. Le compte rendu de son séjour dans les geôles américaines, conforme à tous ceux qui ont déjà été publiés, montre un monde placé hors de toute norme de droit et qui fait de cette extra- territorialité un argument de sa défense

HARAZ GHANBARI. AP (ce devrait pourtant être Une salle d’interrogatoire sur la base de Guantanamo (image visée par l’armée américaine). Benchellali apprendra par la Croix-Rouge qu’il est détenu à Cuba. l’inverse!). Rien n’oblige de prendre au pied de la le 9 septembre sur RFI. On nous a dit que ça allait de- camions, et les phares éclairaient le centre. C’est là lettre les accusations venir dangereux pour nous car des Arabes avaient fait qu’on a été livrés. Les Américains avaient la liste des Un grand frère portées – notamment la ça. On a appris ensuite, juste après, pour le World Tra- noms obtenus à la caserne. Ils nous ont fait monter désacralisation du Coran, de Center. On nous a conseillé d’attendre. Quand les dans de petits avions, nous ont attachés au sol par des formé en Afghanistan qui peut n’être qu’une bombardements ont commencé, on est restés cachés sangles, les mains dans le dos et une cagoule sur la tê- Mourad Benchellali a grandi aux Minguettes, dans rumeur de désinformation. dans une maison. Des fois, on dormait dehors. Puis te. Le vol a duré plus de deux heures. On a atterri à une famille d’origine algérienne installée en France Mais, sur le fond, il faut le l’Alliance du Nord est remontée jusqu’à Jalalabad, les Kandahar, où je suis resté quinze jours, dans un en 1963. La justice s’intéresse beaucoup à son grand croire quand il montre que talibans se sont sauvés et tout le monde est parti en camp. Il y avait 150 personnes à mon arrivée, 800 à frère, Abdelhakim, dit Menad. Lors de son les Etats-Unis dérogent, passant par les montagnes. La marche a duré plus mon départ. arrestation, le 24décembre 2002 à Romainville dans cette politique d’un mois. Deux d’entre nous sont morts de froid. On «Ils enfermaient les arrivants dans un grand hangar, (Seine-Saint-Denis), la DST avait retrouvé une liste d’incarcération arbitraire, a fini par arriver à un village du Pakistan qui s’appelait avec deux seaux pour leurs besoins. L’arrivée a été qu’il aurait écrite, avec les noms et coûts de produits à leurs propres principes – Parachinar, tout près de la frontière. Des habitants violente. Ils nous ont mis des menottes aux poignets chimiques permettant de fabriquer engins explosifs sans que leurs amis s’en nous ont hébergés. On voulait qu’ils nous aident à re- et aux pieds, des cagoules sur la tête, ils nous avaient et gaz toxiques. Menad aurait aussi réalisé des émeuvent beaucoup. Il est joindre Islamabad, pour contacter l’ambassade de déshabillés entièrement et nous ont roués de coups expériences chimiques dans la salle de bains de ses heureux que la Cour de France et qu’elle nous rapatrie. Mais un jour, ils nous de pied et de poing, avec des insultes et des crachats. parents. Formé en Afghanistan, il a séjourné fin 2001 cassation ait contraint la ont donné rendez-vous à la mosquée du village pour Ils nous ont ensuite fait monter les uns sur les autres dans un camp situé dans les gorges du Pankassi, en justice de prendre au parler du voyage. On est entrés, les portes se sont re- et on entendait qu’ils prenaient des photos. Ça a du- Géorgie. En France, il reste incarcéré dans le cadre de sérieux les plaintes pour fermées derrière nous. Ils ont appelé les forces spé- ré deux ou trois jours comme ça. Certains saignaient, l’instruction sur une «filière tchétchène» qui aurait séquestration portées par ciales pakistanaises qui sont venues nous arrêter. criaient. C’était vraiment trois jours de terreur. En- cherché à porter atteinte aux intérêts russes, en des citoyens français contre «A Kandahar, trois jours de terreur» suite, ils nous ont mis des combinaisons bleues et Tchétchénie et peut-être en France. La justice le leurs détenteurs. nous ont emmenés dans des grands enclos grillagés, soupçonne aussi d’avoir facilité le départ de son frère Les accusations contenues «On est passés par trois casernes différentes au Pa- à 60 par cage. et de Nizar Sassi vers un camp taliban, en juin2001. dans ce témoignage en kistan. Ça a duré deux semaines. Dans la troisième, «Les mauvais traitements étaient quotidiens. Ils uri- Mourad, de son côté, était un garçon effacé. Sans nourrissent d’autres des gens sont venus nous voir. Ils se disaient de l’ONU. naient sur des détenus, ils jetaient des corans dans les diplôme, il travaillait à l’époque comme «agent de vie récemment entendues Il y avait un drapeau de l’ONU dans la salle où ils nous seaux où on faisait nos besoins. Il y avait aussi des sociale»pour un office HLM. –notamment en Irak, où les ont interrogés. Ils voulaient connaître nos identités, gens à qui ils rasaient une partie de la tête, ou un seul Leur père, Chellali Benchellali, gérait la salle de Britanniques aussi sont quels étaient nos parcours, quel lien on avait avec Al- sourcil. On avait l’impression qu’ils faisaient ça par prière Abou Bakr, installée au bas de leur tour. Il montrés du doigt (voire les Qaeda. Ils parlaient assez bien le français, mais avec plaisir. Ils nous parlaient souvent du World Trade s’était fait connaître en 1993 en passant quelques policiers français après les un accent américain. Dans l’après-midi, des gardes Center. Ils ramenaient des femmes, militaires, qui se mois dans des geôles croates, lors d’un voyage en attentats de 1995). Le pakistanais nous ont dit que c’était la CIA. On nous a déshabillaient devant nous et touchaient certains Bosnie. Pour une livraison humanitaire, selon lui. danger du terrorisme ne attachés dans des camions, on nous a mis des cagoules détenus. Les gradés voyaient ce qui se passait. Le père a été arrêté le 6janvier 2004, en même doit pas être pris à la légère. et on a fait un voyage de vingt heures, sans boire ni «J’ai été interrogé trois fois à Kandahar. Toujours les temps que la mère. La justice n’a pas grand-chose à Contre cela, il faut répéter manger. Le camion était envahi d’odeurs d’urine. A mêmes questions: “Qu’est-ce que tu as été faire en Af- reprocher à cette dernière. Elle lui a pourtant infligé que le principal succès des l’arrivée, des Américains nous attendaient. ghanistan”, “Qu’est-ce que tu faisais avec les talibans”, seize mois de détention. terroristes serait de nous «Il faisait nuit, l’endroit ressemblait à un aéroport “Est-ce que tu as vu Ben Laden”, “Est-ce que tu sais où Ol. B. (à Lyon) accoutumer à l’exception et militaire. Ils avaient formé un grand cercle avec des il est?” L’interrogateur était assis à une suite page 4 aux passe-droits. LIBERATION 4 GUANTANAMO LUNDI 20 FÉVRIER 2006

suite de la page 3 table, moi accroupi au sol, les poi- des containers dont ils avaient enlevé les parois, pour «Beaucoup de tentatives de suicide, gnets et les pieds attachés ensemble, comme un les remplacer par des grilles. Il y avait une toilette à la Six Français mouton avant l’égorgement. D’autres fois, j’étais at- turque, un lavabo et une plaque en fer qui faisait lit, mais personne n’a réussi» taché les bras en croix à une barre en fer au-dessus de avec un matelas mince dessus. «On nous faisait prendre beaucoup de médicaments. poursuivis ma tête. Les interrogatoires duraient trois ou quatre «Les interrogatoires pouvaient avoir lieu à n’impor- Ils disaient que c’était contre la tuberculose, le téta- Mourad Benchellali et Nizar heures. Ils donnaient beaucoup de coups sur la te quel moment du jour ou de la nuit. En moyenne, nos ou la malaria. C’étaient des petites pilules sans au- Sassi répondront devant la nuque, du tranchant de la main. j’ai eu un à deux interrogatoires par semaine. Ce cune référence. Elles étaient rondes, parfois un peu justice française de leur «La nuit, toutes les demi-heures, ils nous réveillaient n’était jamais les mêmes hommes. Pour y aller, ils épaisses. Ça donnait des maux de tête, des vomisse- périple afghan. Ils sont en pour faire l’appel. Ils nous avaient mis des bracelets nous faisaient courir avec des menottes et des ments. On pensait qu’ils faisaient des expériences car, effet poursuivis, avec quatre avec des numéros. J’avais le 161. Ils nous alignaient chaînes aux pieds. Ça rentrait dans la chair, ça sai- après, des infirmiers nous posaient des questions sur autres ex-détenus de accroupis, puis on retournait dormir quand ils nous gnait. Les interrogatoires pouvaient durer deux les effets. Il y avait aussi des vaccins, on m’en a fait cinq Guantanamo, pour avaient appelés, puis ils nous réveillaient une demi- heures à quinze heures. Ça se passait dans de grandes fois je crois, et des prises de sang. J’avais des nausées, «association de malfaiteurs heure après. Psychologiquement, c’était très dur. Il y pièces, avec des glaces sans tain sur les côtés. On en- des diarrhées, des constipations. Une fois, ils nous ont en lien avec une entreprise avait aussi des détenus qu’ils laissaient debout toute tendait parfois des gens derrière. La salle était très fait une piqûre, ça nous a fait au bras comme un ren- terroriste». Les juges Jean- la nuit. Quand ils piquaient du flement qu’ils sont venus me- Louis Bruguière et Jean- nez, ils les frappaient pour les «A Guantanamo, une équipe intervenait surer avec une règle. François Ricard les redresser. A la fin, les gars «A un moment, on a eu des soupçonnent d’être allés étaient si fatigués qu’ils tom- avec des sortes de tenues antiémeutes livres offerts par la Croix-Rou- suivre une formation en baient par terre et se laissaient ge, puis ils ont été interdits. On Afghanistan pour commettre frapper. J’étais paniqué. Je me et un grand bouclier en plexiglas. Vous aviez nous a laissé que le Coran. des actions terroristes en disais qu’avec ce qu’ils étaient L’ennui nous rendait fous. On Europe. Mourad et Nizar en train de nous faire, ils ne l’impression qu’un bus vous rentrait dedans.» recevait parfois du courrier, contestent cette version. prendraient pas le risque de mais ils le censuraient en Leurs avocats, William nous relâcher. Je me suis dis: “Mourad, jamais ils te éclairée, il y avait une chaise avec un harnais pour le rayant des passages. Parfois, ils laissaient par Bourdon et Jacques Debray, laisseront raconter ça. Il faut que tu te prépares à mou- détenu et des gros climatiseurs derrière nous. Ils exemple que la dernière ligne: “Voilà toutes les nou- dénoncent la procédure, rir.” mettaient parfois le froid à fond. Les questions velles sur la famille.” C’était un vrai supplice. basée selon eux sur des «Au bout d’une semaine et demie, ils m’ont rasé la tê- étaient différentes d’à Kandahar. Ils voulaient tout «Il y a eu beaucoup de tentatives de suicide. Au moins déclarations obtenues par la te et la barbe, m’ont mis une cagoule et je suis repar- savoir de notre vie, de notre parcours. Ils voulaient une par jour juste avant que je parte. A ma connais- DST à Guantanamo. Ces ti en avion. Ils nous ont collé des patchs qui devaient qu’aucune étape ne leur échappe. Ils se présentaient sance, personne n’a réussi. Les gardiens décrochaient interrogatoires, hors champ être des somnifères. On somnolait. L’avion a fait une comme étant du FBI. Ils étaient toujours deux plus très vite ceux qui se pendaient avec leur drap. Ils les légal, ne sont pas mentionnés escale au bout d’une heure, on a changé d’appareil. un interprète. envoyaient au bloc des fous. Il y avait aussi un camp dans le dossier. La chambre Puis le voyage a duré vingt-quatre heures. On ne sa- «Il y avait une autre salle d’interrogatoire, sur la- isolé, où ils mettaient les gens qu’ils pensaient dange- d’instruction de la cour vait pas où on allait. C’est la Croix-Rouge, quelques quelle ils avaient écrit en arabe “L’enfer”. Si on co- reux. Personne ne sait ce qui s’est passé là-bas. La d’appel de Paris a cependant, semaines après, qui m’a appris que j’étais à Cuba. opérait pas, on allait là. C’était une pièce toute noire, Croix-Rouge n’y avait pas accès. J’y pense souvent. le 4 octobre dernier, validé la «Dans une des salles d’interrogatoire, avec au milieu un banc muni de sangles, comme dans «Trois fois, des policiers français sont venus m’in- procédure. les hôpitaux psychiatriques. Aux murs, il y avait des terroger. Les premières fois, ils étaient huit. Deux po- De leur côté, Mourad et Nizar l’impression que le cerveau allait se dissoudre» enceintes énormes et au plafond des projecteurs. Ils saient les questions, les autres autour demandaient ont porté plainte pour «A l’arrivée, on a été déshabillés. Ils nous ont mis à attachaient les détenus et mettaient de la musique à des précisions. Ils étaient corrects. Ils savaient ce qui enlèvement et séquestration. plat ventre et nous ont donné des coups de pied. Il y fond, souvent de la techno. Les spots faisaient des se passait à Guantanamo. Ils nous disaient de tenir le Ils visent la détention à avait un homme qui avait un accent arabe, un Liba- flashes de lumière blanche très forte, très rapides. Il coup, qu’ils ne pouvaient rien faire. Deux Américains Guantanamo, où ils n’étaient nais je pense. Il hurlait en arabe. “Qu’est-ce que tu fais paraît que ça donnait l’impression que le cerveau al- assistaient aux interrogatoires. ni prisonniers de guerre, ni là, pourquoi t’es allé en Afghanistan?”Puis on a été lait se dissoudre. Certains y sont restés deux jours. «J’ai appris que j’allais rentrer le jour du départ. Un prisonniers de droit conduits dans une pièce où il y avait un médecin avec «Il y avait aussi une équipe spéciale de cinq gardes, Yéménite m’a dit: “Mourad, tu es français, toi. Tu commun. La justice a refusé une blouse blanche. Il nous a auscultés et a mis un qui intervenait avec des sortes de tenues anti- rentres dans un pays où il y a des droits. Raconte ce qui d’instruire, mais la Cour de gant pour nous mettre un doigt dans l’anus. Ils nous émeutes et un grand bouclier en Plexiglas. Ils arri- se passe ici.” Je n’ai pas de haine, de colère. Seulement cassation lui a donné tort. ont pris en photo nus et nous ont donné des combi- vaient en faisant “Hou hou hou” en rythme, en tapant de l’incompréhension. Je comprends que les Améri- William Bourdon, Jacques naisons rouges. On s’est retrouvés dans le camp pro- des pieds. C’était très impressionnant. Ils entraient cains devaient riposter au 11septembre. Mais ils ont Debray et Claire Chaillou ont visoire d’X-Ray. On était à peu près 350. Il y avait des très vite dans la cellule, le bouclier devant eux. Vous des prisons en Amérique. J’ai peut-être fait une er- obtenu, le 1er juin 2005, gens qui avaient été arrêtés un peu partout dans le aviez l’impression qu’un bus vous rentrait dedans. reur en allant en Afghanistan, mais je n’ai pas mérité l’ouverture d’une monde. Six venaient de Bosnie, deux de Zambie, un Certains gardes se comportaient bien. Je me sou- Guantanamo.»• information judiciaire. Afghan avait été enlevé au Mexique, deux Algériens viens d’un qui m’a apporté un gobelet de café en ca- Recueilli par OLIVIER BERTRAND Deux magistrates instruisent disaient avoir été capturés par la mafia russe en chette, à travers la grille. Certains nous ont dit qu’en (1) A l’époque, la mosquée de Finsbury Park était dirigée depuis leur plainte. Géorgie. On est resté quatre mois avant d’être trans- rentrant aux Etats-Unis, ils raconteraient ce qu’ils par Abou Hamza, condamné à sept ans de prison le Ol.B. (à Lyon) férés dans le camp Delta, avec des cellules faites dans avaient vu. 7 février pour incitation au meurtre et à la haine raciale. Aux Etats-Unis, l’opacité demeure la règle L’administration Bush ne joue pas la transparence sur le camp de Guantanamo. Pour l’ONU comme pour la presse.

New York de notre correspondant contentés des témoignages des L’administration Bush n’ex- américain à la Défense, a indi- le programme d’espionnage dénonçant des «allégations» ous êtes les bienvenus familles, des avocats des déte- plique pas en quoi une visite qué vendredi qu’il n’entendait sur les communications des tout en refusant les conditions à Guantanamo, mais nus et de ceux d’anciens pri- des enquêteurs, avec interdic- pas revenir sur cette opacité. Américains (tenu secret par d’une information libre sur ses vous ne pourrez rien sonniers. Ils estiment que cer- tion de parler aux détenus, les «Il n’y a pas de torture. Il n’y a Bush) et les efforts de l’admi- pratiques à l’intérieur du V voir. C’était, en sub- tains traitements infligés aux aurait aidés dans leur mission. pas d’abus.» Et quand bien nistration pour bloquer une camp. L’article de Newsweek stance, l’invitation du prisonniers s’apparentent à Le camp de Guantanamo est même il y en aurait, l’armée enquête du Congrès sur le dé- avait provoqué une vague de gouvernement américain à des actes de torture. Ils citent bien sûr une exception, par son américaine veille. «Dans la clenchement de la guerre en protestation dans les pays l’équipe d’enquêteurs indé- notamment l’alimentation for- fonctionnement et son exis- mesure où quelqu’un commet Irak. Autant de cas où le Prési- arabes, tout comme aujour- pendants mandatés par la cée des grévistes de la faim, au tence en dehors de tout cadre une faute, il fait l’objet d’un rap- dent demande à son peuple d’hui le rapport de l’ONU. Commission des droits de moyen de tubes en- port et il est puni suivant le code «d’oublier la démocratie, les Celui-ci suscite une condam- l’homme de l’ONU. Qui l’ont foncés dans le nez «Il n’y a pas de torture. Il n’y a pas de justice militaire. Et, mon procédures juridiques et l’équi- nation unanime des Etats- poliment déclinée. Elle était (Libération du 16fé- d’abus.» Dieu, c’est comme ça que ça doit libre des pouvoirs, et de simple- Unis: vendredi, le secrétaire assortie d’une condition inac- vrier). L’adminis- Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense marcher.»Inutile, donc, de fai- ment lui faire confiance». général de l’ONU Kofi Annan ceptable pour eux: l’impossi- tration Bush a eu re appel à des enquêteurs in- «Anomalie». En mai, l’affaire en a repris la principale bilité de parler aux détenus. beau jeu de dénoncer l’absence légal international. Mais aussi dépendants. «Je ne pense pas du coran avait déjà montré les conclusion, appelant Bush à «Nous entamerions les capaci- d’information de première par l’opacité qui l’entoure. Seu- que cela servirait notre but que limites de l’approche améri- fermer le camp de Guantana- tés de recherche des Nations main. Scott McClellan, porte- le la Croix-Rouge internatio- d’avoir une investigation de caine. Newsweek avait révélé mo «aussi vite que possible». unies si nous devions accepter parole de la Maison Blanche, y nale est autorisée à accéder aux plus, la quinzième au lieu de la qu’un gardien de Guantanamo Même Tony Blair s’est bien une invitation que nous refuse- voit des «allégations réchauf- prisonniers et à contrôler leur quatorzième, et de rabâcher avait jeté un coran dans une gardé de défendre son allié. rions de tout autre Etat dans le fées qui ont été faites par des santé physique et mentale, tout ceci. Je pense que ce serait cuvette de toilettes. Sa source Vendredi, le Premier ministre monde», a expliqué l’un des avocats représentant des déte- mais ses conclusions restent dommageable pour le pays.» s’était ensuite rétractée et britannique déclarait: «J’ai rapporteurs, cité par le site nus». Et d’ajouter: «Nous sa- confidentielles. Les visites des Le 12 février, un éditorial du l’hebdomadaire avait retiré toujours dit que c’était une ano- Web de CNN. vons que les détenus d’Al-Qaeda journalistes sont soigneuse- New York Times rapprochait son article. Mais cette affaire malie et qu’il fallait tôt ou tard Tubes. Les cinq auteurs du rap- sont entraînés pour propager de ment encadrées. le manque de transparence soulignait la contradiction de décider quelque chose.»• port publié jeudi se sont fausses allégations.» Donald Rumsfeld, secrétaire entourant Guantanamo avec l’administration américaine, LAURENT MAURIAC