cent cinquantième anniversaire de Sa naissance « Emile Bernard (1868-1941) » ce peintre de génie, ce « copaing » de et de Paul Gauguin

n 2018, nous célébrons Emile Bernard qui a fortement la prairie* (ou Le Pardon) dont Jean-Jacques Luthi et Armand marqué Saint Briac et que Saint Briac a profondément inspiré. Israël, les auteurs du catalogue raisonné d’Emile Bernard, disent : A la recherche de sa propre voie, il a trouvé à Saint Briac « Emile Bernard avait peint ses Bretonnes dans la prairie (1888) Eces fulgurances artistiques qui fondèrent le « synthétisme » et d’après une série de croquis qu’il avait tracés au cours de ses allaient donner naissance à l’art randonnées. Il avait commencé son moderne. tableau à Saint Briac et l’avait terminé Le 14 août 1888, Paul Gauguin à Pont Aven en août 1888 ». écrit depuis Pont Aven au Dès que Gauguin vit cette toile, il grand peintre Claude Emile l’échangea à Emile Bernard contre une généralement appelé Emile autre de sa main. Et son « copaing » Schuffenecker : « Le petit Bernard Van Gogh (pour reprendre l’expression est ici et a rapporté de Saint Briac d’Emile Bernard), subjugué lui aussi, des choses intéressantes. En voilà en fit une copie qui est la fameuse un qui ne doute de rien ». aquarelle Bretonnes (voir page 6 ci- Et dans sa confession au grand après). peintre Maurice Denis, Paul Cet hommage à Emile Bernard est Gauguin indique en juin 1899 : l’occasion de revenir sur les années qu’il « tout le monde sait que j’ai passa ici entre 1886 et 1891. réellement volé mon maître En juin 1887 il écrivait de Saint Briac Emile Bernard… Ne croyez pas à ses parents : « je suis toujours le que les trente et quelques toiles héros, le met-en-train, je leur fais que je lui avais données et qu’il a chanter des chansons que j’improvise vendues à Vollard soient à moi ; et cela a un succès bœuf… mes elles sont un épouvantable jours s’écoulent dans une heureuse plagiat de Bernard ». félicité. Je chante, je ris, je travaille Le 10 septembre 1888, dans plein d’espoir. J’ai vingt ans. Des vers, une lettre à ses parents, Emile des poésies en masse s’échappent écrit lui-même à propos de ma plume inhabile, ma chambre Emile BERNARD Autoportrait 1890 huile 55,4 x 46 de son ami Paul Gauguin : ©Musée des Beaux-Arts de Brest Métrople en est pleine. J’ai des toiles en train « Il est très étonné et ne veut pas croire que c’est venu de moi dans tous les coins, des projets plein mon cerveau. Il fait si beau ». tout seul, cette chose-là. J’en suis d’autant plus fier que je suis intérieurement sûr de l’avoir fait absolument de moi ». Emile Vincent DENBY WILKES Bernard commentait ainsi son tableau iconique Bretonnes dans Maire de Saint Briac

*Ce tableau vient d’être classé Trésor national par le ministère de la culture. cent cinquantième anniversaire de Sa naissance : « Emile Bernard (1868-1941) »

n juin 1887, Emile Bernard est revenu à Saint-Briac, dans la réalisée à Saint-Briac en 1887, intitulée La conversation, qui pourrait EMILE BERNARD A SAINT-BRIAC même maison, après avoir beaucoup travaillé entre les deux être le projet du décor peint de la porte de l’auberge de madame Renée Mabin, qui travaille sur Emile Bernard depuis des années, revient sur ces années exceptionnelles qui marquèrent l’histoire de l’art. séjours. Il s’est lié d’amitié Lemasson. Le jeune critique Albert Eavec chez le père orsqu’il arrive à Saint-Briac, le 24 avril 1888, Emile Bernard du peintre naturaliste où il s’est lié d’amitié Aurier, en vacances à Saint-Enogat avec a vingt ans. Début juillet, il commence une fresque murale, avec , Henri de Toulouse-Lautrec et Paul Tampier. Tanguy, marchand de couleurs, où il sa mère et sa sœur, a le regard attiré par l’Adoration des bergers, sur les murs de la chambre du premier Ceux-ci lui ont fait découvrir l’Impressionnisme qui était une a remarqué des toiles de Cézanne. ces verres colorés et fait la connaissance Létage de l’auberge Lemasson, près de l’église. Emile Bernard a en remise en cause de l’enseignement de l’atelier : il en est renvoyé Le jeune artiste a été influencé par d’Emile Bernard4. Celui-ci rentre en effet été accueilli à chacun de ses séjours à Saint-Briac par la famille pour insubordination. Mais en définitive, il a suivi les conseils de les estampes japonaises possédées octobre à Asnières, après un passage par Lemasson qui le loge dans une autre son maître Cormon qui engageait par le peintre hollandais, leurs aplats Pont-Aven que Gauguin a quitté pour maison, située rue de la Croix des ses élèves à réaliser un voyage en de couleurs, leur absence d’ombres Panama et la Martinique. Marins (Honolulu). Il décore les deux Bretagne où lui-même retrouvait à et de perspective. Il a aussi compris Le 23 avril 1888, le jeune peintre quitte maisons. Des fragments de fresque Concarneau les peintres Deyrolle et qu’il ne souhaitait pas représenter le par le train, bien décidé cette fois ont pu être vus par Michel-Ange Guillou. Emile Bernard a donc quitté réel, mais un monde d’idées. C’est à travailler en solitaire à une grande sans doute la raison de sa décision Bernard-Fort, venu sur les traces la maison de ses parents à Asnières, œuvre dans ce lieu qu’il aime. La d’abandonner le Divisionnisme, de son père en 1960, qui a décollé pris le train jusqu’à Dreux pour gagner Bretagne lui a permis de découvrir la foi cette représentation des objets par avec difficultés les papiers peints à pied d’abord Cancale et Saint- simple des paysans qui s’exprime dans 1 une multitude de points colorés qui la recouvraient . La fresque Malo, puis Saint-Briac. L’aubergiste leurs cathédrales gothiques. Le 16 mai, pratiquée par Signac, un ami de aujourd’hui n’est plus visible. Mais de la Rue Pavée, madame Lemasson, il écrit à ses parents qu’il a commencé Van Gogh. Au lendemain d’une la correspondance d’Emile Bernard l’a accueilli maternellement et lui une toile de grandes dimensions, La visite à l’atelier de Signac, le 12 permet de lever un coin du voile a procuré une petite maison avec 5 mars, c’est la rupture avec cette Procession . Dès son premier séjour à qui recouvre cette œuvre, créée un jardin où poussent un cerisier et Saint-Briac, il s’est enthousiasmé pour dans la solitude bretonne, après le des rosiers, située près de la mer, technique en vogue dans le post- le spectacle de la procession de la Fête- travail partagé avec Vincent Van puisque de la fenêtre à l’arrière, on impressionnisme. Il a alors inventé, Dieu qu’il décrit à sa famille sous forme Gogh à Asnières fin 1887 et avant la peut voir « la petite baie et tout le avec son ami Anquetin, frappé par les de tableaux6. Il rêve déjà de peindre collaboration avec Gauguin à Pont- Emile BERNARD Les faneuses dans un pré 1887 huile 35,5 x 43,5 site environnant.2 ». Il peint alors la jeux de lumière à travers les verres Collection particulière ces groupes de personnages colorés Aven à la fin de l’été. Les lettres à ses vue qu’il a de la fenêtre sur rue, Rue de couleurs de la maison paternelle, qui font resurgir en lui les émotions parents permettent en effet de suivre le périple d’Emile Bernard en de village à Saint-Briac, un peu à la manière des impressionnistes. ce que le critique Edouard Dujardin a Bretagne, de comprendre la genèse de la fresque et son histoire, de Il aime l’intimité du village qui ressemble à un cloître, « les grosses appelé le Cloisonnisme : une peinture religieuses qui, dans son enfance lilloise, reconstituer l’atelier de l’artiste. Les lettres de Van Gogh, publiées maisons roses et les moulins lointains aux bras crucifiés », les petits où des aplats de couleurs vives sont naissaient des chants, des lumières Emile BERNARD La conversation 1887 vitrail fait à Saint Briac aquarelle 22,3 x 16 7 par Emile Bernard, montrent en écho la progression de l’œuvre et triangles blancs des coiffes des femmes3. La bonté des paysans entourés de cernes sombres, à la ©Musée des Beaux-Arts de Brest Métrople et des processions . Mais le tableau le point de vue de Vincent Van Gogh. L’Adoration des bergers se confrontés aux périls marins, les fêtes religieuses en pleine nature, manière des vitraux. Emile Bernard progresse difficilement : ses démêlés révèle importante pour le peintre en cette année décisive qui voit la l’ont retenu plus longtemps que prévu. Il a poursuivi son voyage, est donc prêt pour la mise en application de ses idées qui se fait avec les modèles vivants ralentissent le travail, tandis que le curé naissance du Synthétisme à Pont-Aven. toujours à pied, admiré les cathédrales de Tréguier et de Quimper, non seulement sur toile, mais sur l’auberge elle-même. Le musée refuse de figurer sur le tableau de cet étrange paroissien qui, fasciné Le jeune homme a découvert le village en 1886. Né à Lille en 1868, et fait la connaissance à Pont-Aven, d’un Gauguin distant, grâce au de Brest possède une aquarelle sur papier, esquisse de vitrail par la foi de ses ouailles, n’y adhère pas encore8. il a très tôt décidé de peindre et s’est inscrit en 1884 à l’atelier peintre Schuffenecker, qu’il a rencontré par hasard à Concarneau. 4 Conversation encore intitulée Un verre à la campagne et datée de 1888. La lettre 5 Lettre du 4 juillet à ses parents, id., p.82. 1 La venue d’Emile Bernard dans chacune des deux maisons a été attestée par les familles briacines qui les occupent, ainsi que la localisation de la fresque au premier étage de la rue pavée du 17 janvier 1888 de Bernard à Albert Aurier suppose pourtant une rencontre avant 6 Lettre du 29 juin, Le pays de Dinan, p. 128. devenue rue Emile Bernard. l’été 1888. Emile Bernard l’a peut-être revu à Saint- Briac en 1888, puisqu’il dit lui avoir 7 Lettre du 3 novembre 1891 à Schuffenecker, Pont-Aven, PUR, Rennes,1986, p.167. 2 Lettre de Madeleine Bernard à ses parents, p. 26, Le Pays de Dinan, 1986. montré ses fresques et les lettres de Vincent Van Gogh. Emile Bernard, Les lettres d’un 8 Lettre du 4 juin 1888 à son père, Les lettres d’un artiste, p. 78. 3 Lettre à , 6 juillet 1891, Les lettres d’un artiste, Les presses du réel, Paris, 2012, p. 154. artiste, op cit., p.72. cent cinquantième anniversaire de Sa naissance : « Emile Bernard (1868-1941) »

17 orsqu’il commence, le 2 juillet, l’Adoration des bergers, il Paris. La fresque de Saint-Briac constitue donc un point de départ. ’idée de décor mural, fréquente à l’époque, vient sans doute on voit l’adoration des pasteurs et des rois », écrit-il plus tard. Il a tiré les leçons de ces difficultés. Il a décidé de procéder A son arrivée à Saint-Briac, le jeune peintre est heureux de trouver malgré tout de Pont-Aven. La pension Gloanec y est tapissée sait d’emblée que l’œuvre sur un tel support risque de disparaître différemment en réalisant un travail décoratif à l’intérieur, une lettre de Vincent Van Gogh. D’, celui-ci poursuit ses de toiles et Bernard y placera lui-même La Moisson. Les artistes quand il quittera les lieux, et souhaite donc la photographier. Il réa- Lont pris l’habitude de peindre sur les portes et les murs des lieux où lise aussi un dessin au crayon et à l’encre de Chine qui dispose deux Let en représentant des personnages grâce à son imagination et à échanges avec Bernard avec qui il a travaillé à Asnières avant son sa mémoire. Il va donc peindre directement sur les murs de son départ. Van Gogh suit avec attention le progrès de l’œuvre du jeune ils vivent, comme la maison de Marie Henry au Pouldu, entièrement groupes de personnages simplifiés devant trois colonnes et un pay- 18 logement. Il vient d’ailleurs de décorer l’appartement des Van homme, qu’il peut comprendre assez facilement, parce que les recouverte en 1891 par Gauguin et ses amis. Mais l’origine du projet sage à peine suggéré . Il adresse un autre dessin au nombre de fi- 19 Gogh avant le départ de Vincent pour Arles en février, en fixant des deux peintres se transmettent, non seulement des idées, mais des est le désir de l’aubergiste de Saint-Briac de repeindre son intérieur. gures plus réduit, mais au paysage plus précis, à son ami Van Gogh . toiles et des estampes « croquis de leurs toiles Bernard se propose, En fait, c’est toute la japonaises, pour que en train ». Ils ont en effet en promettant de pièce qu’il décore : son frère Théo le décidé de « dessiner ne pas dépenser plus « L’Adoration est sur le croie encore présent. comme on écrit, avec qu’un peintre en mur de droite, en en- Puisqu’il ne cherche la même facilité que bâtiment. Il achète trant dans la chambre, plus à représenter un le feraient un Hokusai dans le bourg voisin latéralement à la spectacle réel mais ou un Outamaro11. » A du jaune, du rouge, fenêtre, puis sur la qu’il veut exprimer la travers les missives de du bleu et du blanc, cheminée à gauche, vie spirituelle, Emile Vincent Van Gogh, on et peint les murs à La Circoncision » 14 Bernard décide de voit Emile Bernard lire l’huile . Sa chambre dont il reste aussi choisir un sujet religieux, l’évangile de Saint-Luc n’échappe pas à la une esquisse dessi- un épisode de la vie et, pour s’immerger rénovation. Elle est née, et enfin, entre du Christ appartenant dans la spiritualité située au premier les fenêtres, l’Evangile 20 à l’iconographie médiévale qui lui étage de sa maison, ouvert . Comme les traditionnelle. semble exprimer celle alors que les deux fenêtres sont peintes 21 C’est le début de ce qu’il des Bretons du XIXe années précédentes, de vitraux et que les appelle plus tard son Emile BERNARD l’Adoration des bergers peint grandeur nature à St Briac en 1888 sur le mur de ma chambre siècle, se plonger dans il occupait le rez-de- Reconstitution de la fresque l’Adoration des bergers d’après les indications données par Emile Bernard colonnes de la fresque long 5 met - haut 2 met, dessin 21 x 39 collection particulière (réalisée par Philippe Chatelier) « épopée de fresques9 ». l’étude des primitifs chaussée sombre et semblent soutenir le Son décor briacin est suivi d’abord par l’installation en 1889 dans italiens et allemands. Van Gogh comprend la nouveauté des en terre battue et dormait dans un lit-clos en bois sculpté, sous de plafond, l’ensemble doit ressembler à une chapelle. Peut-être re- sa chambre d’Asnières d’étranges toiles religieuses de grandes recherches de son jeune ami et trouve sa décoration « bien drôle12 ». vieilles poutres aux couleurs dorées par le temps, entouré de vieux crée-t-il l’atmosphère de la chambre qu’il occupait à Lille chez sa 15 dimensions, Le Christ décloué de la croix et Le Christ au Jardin des Mais il désapprouve son intérêt pour les sujets religieux et lui papiers peints à fleurs . Mais il ne se contente pas de rafraîchir les grand-mère, « sombre, étroite, profonde, un peu comme une cha- 22 oliviers10. Il réalise par la suite des fresques dans des chapelles, conseille plutôt d’étudier l’art du portrait des Hollandais. Il s’essaie lieux. pelle des Jésuites où il allait entendre la messe. ». Ce retour à la à Samos, puis en Egypte, puis dans la cathédrale du Caire. A son cependant à quelques tableaux religieux qu’il détruit et songe à Il commence une fresque de grandes dimensions, de 4 mètres sur religion de l’enfance convient à sa quête de primitivisme. La fresque retour en , il décore la chapelle du vieux fort de Villeneuve- orner les murs de sa petite maison jaune d’une demi-douzaine de 2 mètres, l’Adoration des bergers, qui comporte une vingtaine de de Saint-Briac est donc un premier pas vers une conversion au ca- 16 lès-Avignon en 1915, puis l’église de Saint-Malo-du-Pilly en Ille-et- tableaux de tournesols aux couleurs éclatantes13. figures grandeur nature, peintes directement sur le mur . « Le sujet tholicisme née de ses périples bretons, au hasard des cathédrales et 23 Vilaine, en 1933, à la demande du curé de Saint-Louis-en-l’Isle à général est une rangée de colonnes en pergola à travers desquelles des fêtes religieuses .

14 Lettre à Huysmans, 15 février 1899, Les lettres d’un artiste, op. cit., p.551. , . 9 Lettre à sa mère, 1895-96, catalogue de l’exposition Emile Bernard, 12 Lettre de Van Gogh, id., III. 15 Lettre à Andries Bonger, 6 juillet 1891, id., p.154. 20 Lettre à madame Duchateau, 3août 1930, Les lettres d’un artiste, op. cit., p.81. Musée de l’Orangerie, sept 2014- janvier 2015, Musée d’Orsay, p.20 13 Lettre de Van Gogh, id., 19, p. 139. 16 Lettre du 4 juillet à ses parents, id., p.82. 21 Lettre à ses parents, 2 août 1889, id., p. 91, note 1. 10 Id., p.15. 17 Lettre à madame Duchateau, 3 avril 1930, id., p.81. 22 Lettre à Schuffenecker, 3 novembre 1891, Pont-Aven, PUR de Rennes, 1986, p.166. 11 Lettres de Van Gogh à Emile Bernard, préface d’Emile Bernard, p. 14, édition Ambroise 18 L’Adoration des bergers, dessin 1888, collection particulière. 23 Id., p.167. Vollard, Gallica, BNF, 1911. 19 L’Adoration des bergers, mine de plomb, plume et encre de Chine 22/27,5 cm, cent cinquantième anniversaire de Sa naissance : « Emile Bernard (1868-1941) »

ais au printemps 1888, le sujet religieux, une scène où sa sœur Madeleine, chaperonnée par leur mère Héloïse, vient ’année suivante, Emile Bernard revient à Saint-Briac et Le 6 juillet 1891, Emile Bernard est de retour avec sa sœur traditionnelle de la peinture depuis des siècles, mène le rejoindre, devenant la muse de Gauguin et de ses amis. Com- retrouve un décor miraculeusement préservé25, ce qui favorise Madeleine, après une absence d’un an : il était à Lille, comme vers une exploration picturale. Emile Bernard se dégage mence alors une intense collaboration entre Bernard et Gauguin. son inspiration. Il reprend le thème de l’adoration des bergers, apprenti créateur de textile, pour pouvoir épouser une jeune fille Mdes modèles qui l’ont gêné dans La Procession, pour se fier à son C’est leur première vraie rencontre que Van Gogh a préparée et à Lcette fois pour un tableau de petites dimensions. Dans un paysage d’Asnières, Charlotte Brisse, mais il a renoncé à son projet. Madame imagination. Il s’agit pour lui de situer des groupes de figures dans laquelle il s’associe dans ses lettres. Bernard ose désormais, en une orange et vert qui rappelle la campagne de Pont-Aven, il allonge Lemasson qui a cédé son auberge, le reçoit par amitié dans la même l’espace, de simplifier sorte de manifeste d’une l’enfant Jésus sur le chemin maison. Mais cette fois, leurs lignes, d’aplatir modernité radicale qui devant deux bergers très tout est désespérément le paysage en le impressionne Gauguin, déformés. Van Gogh qui blanc, rideaux, lit, serviette, structurant par les disposer sans perspec- a reçu une reproduction cuvette et pot à eau. verticales des colonnes. tive des groupes de Bre- photographique du tableau, L’odeur des fleurs des Les adorateurs sont des tonnes cernées de noir, déteste ces « grosses champs dont il faisait des bergers prosternés ou aux visages simplifiés grenouilles cléricales bouquets est remplacée des personnages étirés et aux coiffes blanches, agenouillées26», réduites à par celle de la peinture, une comme dans la sculpture dans un espace abstrait deux masses. Ces formes huile lointaine, comme celle gothique, au dessin que seule la couleur roses rappellent les meules de la fresque disparue29. En « fantaisiste au possible ». verte permet d’identi- de certains tableaux. 1899, Emile Bernard, dans Il crée donc dans le sens fier à une prairie : c’est Emile Bernard cherche une lettre à Huysmans, de ses découvertes de Le Pardon, (Bretonnes à exprimer par la forme raconte « une anecdote 1887 à Asnières : le cerne dans la prairie verte). l’idée d’une présence du amusante et vraie » qui noir des vitraux peints Dans l’élan créateur, les Christ dans la nature, d’une explique la disparition des sur les fenêtres est à la échanges entre Bernard correspondance entre le œuvres. Un médecin de base du Cloisonnisme. et Gauguin débouchent monde et l’univers spirituel, Dinard, républicain et franc- La chambre- atelier est alors sur le Synthétisme, ici en élargissant les bergers maçon, appelé au chevet une sorte de laboratoire. aplats colorés cernés de dont l’un est aplati sur le de la femme du nouveau Emile Bernard sait qu’il sombre pour exprimer sol dans l’immensité de tenancier de l’auberge, prête Moisson au bord de la mer - RF1982-52 - Bernard Emile (1868-1941) - Localisation : Paris, musée d’Orsay expérimente en grand l’idée. La quête religieuse sa foi. Il existe aussi une Photo (C) RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski à avorter, rend les peintures Bretonnes d’après un tableau d’Emile Bernard - CAL-F-005777-0000 - Van Gogh Vincent (1853-1890) format, puisque le Localisation : Italie, Milan, galerie d’Art moderne de Bernard lui permet gravure sur bois aquarellée religieuses responsables de support de l’œuvre rend Photo (C) Archives Alinari, Florence, Dist. RMN-Grand Palais / Mauro Magliani des audaces picturales sur le même thème27, dont la matrice est au musée de Pont-Aven. l’avortement et exige de reblanchir les murs, au nom de la science CAL - Alinari Archives, Florence» celle-ci éminemment qui poussent Gauguin à Le bois élargit les cernes, durcit les visages primitifs, accentue le et du progrès. Ainsi, Bernard n’a pu voir les fresques apparemment périssable. Mais il est parvenu à éviter de représenter ce qui est, à la des fulgurances comme le superbe tableau Vision après le sermon caractère anguleux des silhouettes. Le format impose la réduction cachées derrière les meubles dans l’auberge elle-même30. Mais en recherche « de l’éternelle vérité cachée sous la forme changeante (La lutte de Jacob avec l’ange) aux larges coiffes sur fond rouge. du nombre des personnages. La gravure tient de l’image d’Epinal, 1930 encore, il espère que les fresques sont toujours là, sous l’enduit des objets, des êtres, des mondes et des dieux24». Gauguin, conscient de l’importance des découvertes de Bernard, ornement fréquent des intérieurs bretons paysans. Elle a sans doute et le papier peint. Lorsque son amie madame Duchateau séjourne Le premier août, il quitte Saint-Briac, tandis que se termine son apporte le tableau Le Pardon pour le monter à Van Gogh à Arles. été précédée de l’esquisse au crayon et à l’aquarelle, dessinée au en Bretagne et qu’elle souhaite voir ses œuvres de jeunesse, il lui amourette avec Marie Lemasson, la fille de l’aubergiste. Le résul- Celui-ci partage l’admiration de Gauguin, au point d’en faire une dos d’une zincographie des Bretonneries.28 suggère d’aller à Saint-Briac pour tenter de les retrouver31. tat de son effort solitaire se traduit le mois suivant à Pont-Aven, copie.

25 Lettre de Bernard à sa mère, note 1, après le 2 août 1889. Les lettres d’un artiste, op.cit., p.91. 29 Lettres à Andries Bonger, Les lettres d’un artiste, op. cit., p. 153. 26 Lettre de Van Gogh à Bernard, 26 novembre 1889, vangoghletters, n° 822. 30 Lettre à Huysmans, id., p.551. 27 Bibliothèque de l’INHA, collections Jacques Doucet, EM BERNARD 34. 31 Lettre à madame Duchateau, id., p. 484. 28 Emile Bernard’s Adoration of the Shepherds : New light on Bernard Chronology. 24 Lettres de Van Gogh à Bernard, édition Ambroise Vollard, 1911, Gallica, BNF, préface, p. 49. Jacquelyn Bass and Richard S. Field, The Art Bulletin, vol 6, june 1984, p.321. cent cinquantième anniversaire de Sa naissance : « Emile Bernard (1868-1941) »

a disparition de la fresque signe la fin d’une période la correspondance de Vincent Van Gogh. Bernard en gardait le enthousiasmante de création à Saint-Briac. La perte de souvenir d’un moment fort, celui de la naissance d’une première L’Adoration des bergers n’est pas la seule en cause. Emile œuvre de grande dimension d’inspiration religieuse, fruit d’une LBernard a durement ressenti quête intérieure. Elle a été la mort de son ami Van Gogh créée à un moment clé, celui malgré leurs divergences de vues de la collaboration entre Paul dès 1889. D’autre part, sa rupture Gauguin et Emile Bernard, en avec Gauguin n’est pas due à lien avec Vincent Van Gogh. Les l’éloignement de ce dernier sous autoportraits demandés par Van les Tropiques. Les efforts d’Emile Gogh à ses amis illustrent bien Bernard pour faire connaître ses l’intensité de leurs échanges amis ont pour résultat un article esthétiques en cette année d’Albert Aurier sur Van Gogh32, 1888, et rendent à Emile Bernard puis un deuxième article qui toute son importance dans la fait de Gauguin le chef de file naissance de l’art moderne. Cet du Symbolisme en peinture33, accord dure peu, dans le heurt oubliant injustement Emile des personnalités qui se termine Bernard, l’élément le plus jeune, par le suicide de Van Gogh, et la mais non le moins actif du trio. rupture avec Gauguin, d’un Emile Bernard en ressent une grande Bernard qui s’est senti dépossédé rancœur, reproche à Gauguin de Emile BERNARD Bord de mer en Bretagne 1888 huile 70,3 x 91 ©Musée des Beaux-Arts de Brest Métrople de ses idées. Mais en peignant lui avoir volé ses idées et revient un ensemble décoratif inspiré progressivement au classicisme. Certes, il séjourne à Pont-Aven en par la Nativité, Emile Bernard a découvert à Saint-Briac sa propre 1892, avec Maria, une jeune couturière, mais c’est pour s’éloigner voie, dans toute son ambivalence, entre recherche de modernité et à son tour, à Rome, Samos, puis en Egypte où il épouse la jeune amour des maîtres du passé. Hanenah Saati. A son retour en France, il ne revient en Bretagne que pour retrouver les émotions de son passé. En septembre 1908, Renée Mabin est finistérienne. Elle a fait des études il prend le train pour Rennes, Dol, Saint-Malo, Saint-Briac, Dinan, de Lettres à Brest, puis à Paris (à la Sorbonne) où elle Plancoët, Quimperlé et Pont-Aven. En août 1939, il assiste à la a aussi suivi les cours de l’Ecole du Louvre et découvert pose d’une plaque commémorant la fondation de l’école de Pont- l’Avant-garde de l’Art (à l’ARC, Musée d’Art moderne de Aven sur la maison Gloanec et il y reste jusqu’en 1940. Malgré les la ville de Paris). Elle est coauteur d’une monographie nouvelles orientations de sa peinture, les influences anciennes et l’auteur d’une thèse sur Yves Tanguy, peintre surréaliste. Elle a ressurgissent dans ses lettres, lorsqu’il compare les nobles lignes écrit sur le Surréalisme, en particulier pour les musées de Quimper des costumes bretons à celles des japonaises d’Edo34. (Yves Tanguy, Jean Degottex, Yves Elléouët) et de Brest (Jean-Claude L’Adoration des bergers, fresque aujourd’hui invisible, resurgit Silbermann, Charles Estienne et les peintres d’Argenton). Elle s’est avec une grande précision dans les écrits d’Emile Bernard à ses aussi intéressée à l’Ecole de Pont-Aven (Saint-Pol-Roux et Gauguin, proches, rédigés au moment même de sa création, confirmés par Saint-Pol-Roux et les peintres de Camaret). Elle vit désormais à Dinard.

32Mercure de France, janvier 1890. 33 Id., mars 1991. 34 Lettre du 30 août 1939 à madame Duchateau, Les lettres d’un artiste, p.924.