Voltaire, Au Secours!
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VOLTAIRE, AU SECOURS! René Pomeau PRESENCE DE VOLTAIRE 1 c 1 ombien est loin de nous ce qu'on a pu appeler < le siècle de Voltaire »! Déjà, lors du bicentenaire de 1789, un sentiment était apparu: celui de l'héritage des valeurs, mais aussi l'évidence que ce monde d'il y a deux siècles n'avait plus guère de ressemblance avec le nôtre. En notre fin du XXe siècle, il ne nous viendrait pas à l'idée d'aller comme Taine chercher, et dénoncer, au XVIIIe siècle les « origines de la France contempo raine ». Tant, en deux cents ans, tout a changé. De (( révolution industrielle », il n'était certes pas question quand François Ma rie Arouet naquit à Paris en 1694. Quand il mourut, quatre-vingt quatre ans plus tard, ladite révolution s'amorçait à peine en Angleterre. Le plus grand bouleversement fut sans doute celui des communications. Pour revenir de Ferney à Paris, en février 1778, Voltaire mit cinq jours, par une voiture rapide, sur de bonnes routes, aux relais de poste bien établis. Aujourd'hui, l'avion relie Genève Cointrin à Orly en une heure. Voltaire, qui a tant parlé de la Chine, aurait bien dû la visiter : ce que fait très facilement de nos jours 11 REVUE DES DEUX MONDES AVRIL 1994 VOLTAIRE, AU SECOURS! Présence de Voltaire quiconque entreprend de traiter ce qui est, plus que jamais,un sujet majeur. Le voyage aérien ne demande qu'une douzaine ou une quinzaine d'heures. SiVoltaireétait allé sur place, il aurait sans doute rectifié ses idées empruntées au P. du Halde et aux missionnaires jésuites.Mais il eût falluquitter l'Europe, en coupant tous les contacts pendant des mois, voire des années. Montesquieu, Rousseau, qui ont aussi beaucoup écrit sur la Chine, pas davantage ne furent effleurés par la tentation de se rendre là-bas. Seuls accédaient à cette extrémité du monde les marins, les commerçants, les missionnaires, et quelques aventuriers d'Europe. La facilité des voyages et plus encore la rapidité quasi immédiate des communications ont prodigieusement rétréci notre planète. Nous sommes dans l'heure informés, le plus souvent images à l'appui, de tel massacre en Afrique ou d'un scandale politico-financier au Japon: en ce Japon qui au XVIIIe siècle était hermétiquement clos, de sorte que de toute la littérature française, un seul ouvrage put y pénétrer : le Spectacle de la nature de l'abbé Pluche, et encore en traduction hollan daise (1). L'autorité de Voltaire s'était établie dans une configuration mondiale très différente de la nôtre. L'Europe s'imposait comme l'unique foyer de la civilisation. L'Inde, le monde musulman, et même la Chine, dont Voltaire historien s'était appliqué à valoriser les anciennes cultures, passaient alors pour des mondes attardés, leurs ères de splendeur appartenant à des siècles antérieurs. Voltaire n'avait pas d'abord prêté grande attention à l'émancipation des treize colonies anglaises d'Amérique, devenues récemment les Etats-Unis. C'est seulement lorsqu'il rencontra à Paris Benjamin Franklin, dans les dernières semaines de sa vie, qu'il entrevit l'importance de ce Nouveau Monde. En Europe même, la culture française s'était assuré un rayonnement, encore incontesté. Non seulement la France est à la veille de devenir la grande nation, révolutionnaire et impériale, mais le français s'était diffusé comme la langue usuelle de la communication, remplissant en Europe à peu près la fonction mondiale qui est celle aujourd'hui de l'anglo-américain. Prépondé rance due à la fois au poids démographique du pays (vingt-cinq millions d'habitants, à égalité avec la population russe), et à l'éclat de sa littérature, notamment grâce à Voltaire: on joue partout en Europe ses tragédies, le plus souvent dans la langue originale. Car, 12 VOLTAIRE, AU SECOURS! Présence de Voltaire en ce temps lointain, la culture s'affirmaità dominante littéraire.Tout homme de Il la bonne société» a lu les auteurs à la mode. Il s'applique à écrire lui-même, et pas seulement en bonne prose. Il se pique de savoir composer épîtres, épigrammes, petits vers galants... Lesgrands écrivains ont conquis une autorité qui va bien au-delà de l'agrément littéraire. L'influence du clergé s'étant considérablement affaiblie, un Voltaire, un Rousseau sont tenus pour des maîtres à penser. C'est à eux qu'on demande des règles de vie. De pareils magistères, on le sait assez, ont maintenant disparu, et non pas seulement en France, mais dans dans l'ensemble de notre monde intellectuel du XXe siècle finissant. Il entre une part de nostalgie dans ce qui subsiste de la présence de Voltaire parmi nous. Car Voltaire, dans une situation combien différente, reste pourtant aujourd'hui une référence, connue de tous. Il vit comme écrivain, et plus encore peut-être comme symbole. Il a laissé une œuvre considérable : cent cinquante ou cent soixante tomes dans la nouvelle édition des Œuvres complètes en cours de publication à la Fondation Voltaire d'Oxford. Lui-même savait qu'on ne peut passer à la postérité chargé d'un aussi volumineux bagage. Beaucoup de ses écrits n'intéressent plus désormais que les spécialistes. Ainsi les Eléments de la philosophie de Newton, dont récemment (1992) Robert 1. Walters et Wil liam H. Barber ont procuré une excellente édition, tome 15 des Œuvres complètes. L'ouvrage de Voltaire à sa sortie en 1738 prenait position dans un débat alors très actuel. Il s'agissait de faire accepter, par un exposé très clair, accessible à tous, la physique de Newton, quand une grande partie de l'opinion française restait attachée à l'astronomie cartésienne des « tourbillons », Aujourd'hui, ces Eléments de 1738 appartiennent à l'histoire de la science. De même tout ce que Voltaire a écrit, conforté en cela par Spallanzani, contre la génération spontanée, remise en honneur par Needham, à la suite d'expériences défectueuses. Quant à son refus de l'idée d'évolution, laquelle commence au XVIIIe siècle à se faire jour, il est seulement significatif des résistances que rencontrait la notion d'un devenir universel. Sur la critique biblique, sur maintes questions historiques, il est évident qu'on ne le tiendra plus pour une autorité. Cependant, il arrive que l'on lise encore son Histoire de Charles XII, son Siècle de Louis XIv, plus ou moins dépassés par la recherche. 13 VOLTAIRE, AU SECOURS! Présence de Voltaire Mais c'est au même titre que les ouvrages historiques qui sont le fait d'écrivains, ceux d'un Michelet, d'un Renan... Néanmoins, une œuvre comme la sienne retient l'attention par le fait même qu'elle embrassait en son temps tous les domaines de la connaissance, de même que toutes les formes de la littérature. Imaginons, aujourd'hui, un écrivain philosophe qui traiterait tout à la fois de la relativité généralisée, de la physique des quanta, de la théorie tectonique du globe, de la génétique, de la paléontologie humaine, tous secteurs dont Voltaire s'est occupé, quoique bien loin de nos conceptions modernes; un écrivain qui affirmerait en outre sa maîtrise comme historien, qui s'imposerait comme poète, comme romancier, et dans le domaine du spectacle (aujourd'hui cinéma et télévision, plutôt que théâtre); un auteur qui simultanément entretiendrait une correspondance avec les principaux personnages de son temps, qui soutiendrait d'ardentes campagnes inspirées de ses conceptions philosophiques : un tel surhomme ne peut évidemment exister en notre temps. Etl'universalisme voltairien déjà risquait de tourner à la polygraphie. Cependant, l'ouverture intellectuelle qui, il y a deux siècles, demeurait encore dans l'ordre des possibles (qu'on songe à Goethe), dessine toujours un idéal d'humanisme encyclopédique. Une telle ambition de l'esprit conserve sa valeur. Elle justifie l'entreprise de publier aujourd'hui les Œuvres complètes de Voltaire. Un auteur àdécouvrir Nul pédantisme, faut-ille dire, dans cet encyclopédisme. Jadis, le philosophe avait pratiqué l'exposé méthodique et complet, ainsi dans ses Eléments de la philosophie de Newton: l'ouvrage se présentait comme une vulgarisation sérieuse, sans concession à des fioritures à la manière de Fontenelle. Et auprès de lui veillait Mme du Châtelet, esprit géométrique sans fantaisie. Mais le pétulant Voltaire s'était vite détaché de ces procédures classiques. Attaché par tempérament au détail, il préfère la composition par fragments. Courts opuscules, chapitres brefs et détachables, isolant un fait, une 14 VOLTAIRE, AU SECOURS! Présence de Voltaire question: la méthode s'avère des plus efficaces pour disloquer les ensembles et ruiner les systèmes. Ainsi son Philosophe ignorant (1766) ne sera nullement un traité du scepticisme, mais une succession de cinquante-six (( ignorances », à partir d'un (( premier doute» : (( Qui es-tu? D'où viens-tu? Que fais-tu? Que deviendras tu? » Pour aboutir à un (( commencement de la raison », qui est de renoncer aux certitudes des (( monstres» fanatiques. L'écriture fragmentaire le conduit à privilégier la forme du dictionnaire. Voltaire en viendra à penser (( qu'ilfaudra dorénavant tout mettre en dictionnaires »; malheur aux (( gros livres », (( aux longues dissertations! » Cà Elie Bertrand, 9 janvier 1763). Non que sa philosophie se réduise à n'être qu'« un chaos d'idées claires», selon la formule de Faguet, qui eut son heure de gloire il y a un siècle. Le critique s'était laissé tromper par un mode de présentation. En réalité, les saillies voltairiennes jaillissent d'une pensée structurée. Lelecteur n'a même pas à prendre la peine de reconstituer le puzzle. Voltaire l'a fait lui-même. On trouvera exposée sa philosophie dans quelques synthèses cohérentes, dont l'une est son Catéchisme de l'honnête homme. Catéchisme ennuyeux, à vrai dire. On préfère ces fusées où se donnent libre cours sa verve et sa fantaisie.