Mots. Les langages du politique

110 | 2016 Le geste, emblème politique The , political symbol

Denis Barbet (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/mots/22179 DOI : 10.4000/mots.22179 ISSN : 1960-6001

Éditeur ENS Éditions

Édition imprimée Date de publication : 9 mai 2016 ISBN : 978-2-84788-793-8 ISSN : 0243-6450

Référence électronique Denis Barbet (dir.), Mots. Les langages du politique, 110 | 2016, « Le geste, emblème politique » [En ligne], mis en ligne le 09 mai 2019, consulté le 23 septembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/mots/22179 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mots.22179

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Élément non discursif de langage, d’expression et de communication, le geste peut être défini comme un « mouvement du corps […] visant à exprimer quelque chose » (Le Petit Robert). Le geste politique visé dans ce dossier n’est pas celui des études sur la « gestuelle » des personnalités politiques ni celui, coverbal, qui accompagne le discours ou encore celui qui se substitue au message verbal dans une interaction, dit « emblématique » ou « quasi-linguistique » parce qu’il est compréhensible sans la parole. Ce sont plutôt les gestes « militants » eux-mêmes, leurs usages, leurs variations, leurs interprétations et les commentaires qu’ils suscitent, qui font l’objet de ce dossier, et non les actes individuels, éphémères, isolés, de tel acteur politique, quand bien même ces derniers ont pu devenir « symboliques ». La gestualité qui retient ici notre attention s’apparente davantage à ce que les auteurs de l’ouvrage Des gestes en histoire. Formes et significations des gestualités médicale, guerrière et politique (Ambroise-Rendu, D’Almeida et Edelman, 2006, p. 11) appellent des « gestiques » : « ces gestes considérés comme moyens délibérés et organisés d’expression, sorte de langage possédant sa grammaire propre ». Conscients, intentionnels, conventionnels, démonstratifs, appris, revendiqués, repris, ritualisés, effectués individuellement ou collectivement, dans une mise en scène ou une forme de théâtralité, ces gestes et postures permettent une expression politique, marquent une identité ou affirment une appartenance à un groupe ou à une communauté. Servant d’emblème, ils constituent des signes visibles, ostentatoires de ralliement, d’engagement ou de reconnaissance, disent une cause, expriment une allégeance, appellent à la mobilisation ou servent à résister ou à protester. A non-discursive element of language, expression and communication, the gesture can be defined as a “movement of the body… aiming to express something” (Le Petit Robert). The type of political gesture examined in this dossier is neither one of political figures in studies on “non-verbal communication”, nor a coverbal gesture accompanying a speech, or even one which replaces a verbal message in an interaction; referred to as “symbolic” or “quasi-linguistic” because it is intelligible without speech. Instead which are themselves “activist” – in their usage, their variations, their interpretations and the remarks they elicit – are the object of this dossier, as opposed to individual movements, fleeting, isolated, of particular political actors; even if the latter gestures have taken on a “symbolic” signification. According to the authors of the work Des gestes en histoire. Formes et significations des gestualités médicale, guerrière et politique (Ambroise-Rendu, D’Almeida and Edelman, 2006, p. 11), the types of non-verbal communication which most attract our attention here are those which they refer to as “gestiques”:“those gestures considered as a deliberate and organised means of expression, a type of language possessing its own grammar”. Conscious, intentional, conventional, demonstrative, learnt, demanded, revived, ritualised, performed individually or collectively, directed or in a form of theatricality, these gestures and postures enable political expression, define an identity or affirm an affiliation to a group or community. Serving as symbols, they constituent visible, ostentatious signs: rallying, engaging or recognising, conveying a cause, expressing an allegiance, calling for mobilisation, resisting or protesting.

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SOMMAIRE

Du geste emblème politique en général et du V en particulier Denis Barbet

Entre espace urbain et espace numérique. La mobilisation immobile des Sentinelles contre le mariage homosexuel Elisa Raschini

Le geste auguste de la République Aude Dontenwille-Gerbaud

Brandir un crayon, geste-emblème des rassemblements post-attentats de janvier 2015 Maëlle Bazin

La « ». Valeurs symboliques et rhétoriques d’une insulte gestuelle Sara Amadori

Symbolique et portée politiques du geste de Rabia en Égypte Belkacem Benzenine

Varia

Le rôle des syndicats de médecins dans la production des idées en matière de politique de conventionnement. Une étude lexicométrique (1971-2008) Philippe Abecassis et Jean-Paul Domin

La question de la graphie pour la langue kabyle Chérif Sini

L’adjectif berlusconien dans la presse française. Une illustration de l’emploi métaphorique d’un dérivé du nom propre en discours Paola Paissa

Entretien

« Observer et décrire comment s’échangent les raisons, c’est la première tâche de l’analyste du discours » Marc Angenot et Claire Oger

Compte rendu de lecture

ALDUY Cécile, WAHNICH Stéphane, 2015, Marine Le Pen prise aux mots Paris, Le Seuil, 311 pages Émilie Née

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Du geste emblème politique en général et du V en particulier Political symbolic gesture in general, and the in particular A propósito del gesto político emblemático en general y del V en particular

Denis Barbet

1 Élément non discursif de langage, d’expression et de communication, le geste est défini par le Trésor de la Langue Française (TLFi) comme un « mouvement extérieur du corps (ou de l’une de ses parties), perçu comme exprimant une manière d’être ou de faire (de quelqu’un) »1. Le substrat kinésique de ces traits définitoires ne saurait être négligé, bien que le « mouvement » n’apparaisse pas essentiel dans le cadre du présent dossier : affublé ou non d’une dynamique physique ou d’une « cinématique » (Koechlin, 1991, p. 208), le geste étudié ici se livre le plus souvent dans son immédiateté, comme l’aspect terminal ou l’aboutissement de la séquence corporelle dont il résulte ; il peut en outre être figé, pris « dans le marbre » de la statuaire2 par exemple, ou également dans l’« instantané » des représentations photographiques et picturales.

2 Les gestes auxquels nous3 nous intéresserons sont en fait dotés d’une signification et d’une portée politiques, ce qui n’exclut pas leur polysémie. Ils peuvent simultanément avoir du sens dans plusieurs domaines, par exemple religieux4 (Schmitt, 1990 ; Le Goff, 2008), sportif, militaire, artistique, etc., dans des contextes culturels différents ou dans des groupes sociaux spécifiques. Ils disent ou traduisent par exemple l’appartenance à un camp, l’intégration dans une communauté (Cohen, 1985, p. 12) ou l’affirmation d’un « particularisme comportemental »5 partisan (D’Almeida, 2007, p. 470). Ils constituent des « marqueurs » de ralliement ou de protestation. En sciences du langage comme dans la vie courante, le geste est d’abord un signe, qui fait sens : on peut « faire un geste » comme « on fait un discours » et comme « on fait un signe »6. Les auteurs de l’ouvrage Des gestes en histoire… remarquent que « le geste doit être regardé et analysé pour ce qu’il est : un signe, et un signe volontiers démonstratif, voire didactique » (Ambroise-Rendu, D’Almeida, Edelman, 2006, p. 11). Au signifiant corporel est à la fois opposé et lié un signifié politique, le geste permettant un usage du corps ou d’une partie du corps (dans ce dossier, les segments de la main et du bras)7, afin de délivrer

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un message. Le geste qui porte ce dernier peut être multiforme, on le verra en analysant le cas du V. Celui-ci désigne tout à la fois, de manière plus ou moins univoque, un symbole (de la victoire notamment) et une lettre, le chiffre romain et le deux, un salut, un graffiti, un son, une chanson, un timbre, un « Twix » ou un jeu… de mains.

3 D’autres entrées dictionnairiques évoquent aussi plus largement « un comportement, une conduite, un acte, un signe, une attitude » (Koechlin, 1991, p. 208), ces éléments dérivant du sens latin de gestus. Notre champ d’investigation inclut la notion de posture, comme une « position volontaire ou non, qui se remarque soit par ce qu’elle a d’inhabituel ou de peu naturel, de particulier à une personne ou à un groupe, soit par la volonté de l’exprimer avec insistance »8. Geste et signe convergent sémantiquement vers la notion d’emblème, prise ici dans une acception sociologique et symbolique, comme « figure, attribut destinés à représenter une autorité, un métier, un parti »9. Nous parlerons ainsi de « geste-emblème » dans le sens où, constituant un « élément signifiant toujours plus valorisé dans les sociétés modernes, comme s’il portait une vérité plus pure que la parole » (Ambroise-Rendu et al., p. 7), il représente une chose abstraite, ici un « parti » politique. Comme l’écrit Giorgio Agamben, « Le geste symbolise la volonté d’assumer et de supporter un ensemble de valeurs, une certaine vision du monde » (2002, p. 63). Mais s’il exprime « quelque chose », de quelle nature est ce signifié ? Quelle « cause », y compris dans le sens politique du terme, sert-il et quelles sont les intentions de ses auteurs10 ? Cette dimension sémiotique peut être précisée par les exemples que fournit le TLFi, pour qui la complémentation « désigne le sentiment ou la réaction » de l’auteur du geste : un « geste de colère / de dédain / de révolte ». Un geste de « quelque chose » doté d’un sens. Dans notre cas, un geste de communion, d’engagement, de défi ou encore de résistance idéologique et partisane…

4 Ce dossier n’a pas pour autant vocation à s’appuyer sur les acquis de la sociolinguistique interactionniste : les échanges étudiés ne se déroulent pas en face-à- face11. Se trouvent ainsi écartés de notre perspective certains « gestes » néanmoins intéressants des personnalités politiques12, quand bien même ils ont pu être « forts » et médiatisés. On pense ainsi à « la main dans la main » de François Mitterrand et d’Helmut Kohl à Verdun en 1984, à la gifle de François Bayrou à un enfant lui faisant les poches pendant la campagne présidentielle de 2007 ou aux bras d’honneur de Gérard Longuet et de Noël Mamère en 201213. Il s’agit là pour nous de réactions idiosyncrasiques correspondant à des mouvements corporels émergents14, spontanés, singuliers et éphémères de personnes, sans intention de reproductibilité. En distinguant personnel et individuel – bien qu’un geste emblème, à l’instar du poing levé, puisse se « prêter à la manifestation collective comme à la pose individuelle » (Vergnon, 2005, p. 1) –, nous ne visons donc pas l’acte isolé, pour retenir plutôt les gestes ritualisés, destinés à être repris, imités ou à même de mobiliser durablement des collectifs. Ils sont bien sûr réalisés à dessein. Le choix a été fait de ne pas étendre la lecture au « geste coverbal »15. Nos collègues spécialistes de gestuelle l’auront compris, l’option retenue diffère des perspectives des Gesture Studies16, de la psycholinguistique ou de la Langue des signes17. Ces disciplines scientifiques retiennent d’ailleurs un tout autre sens du syntagme « geste emblème », appelé encore « quasi-linguistique »18.

5 La gestualité qui nous préoccupe s’apparente plutôt à ce que les auteurs de l’ouvrage Des gestes en histoire (Ambroise-Rendu et al., 2006, p. 11 et 15) appellent la « gestique », entendue comme « la mise en scène de la gestualité politique ». Ils pointent ainsi « ces

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gestes considérés comme moyens délibérés et organisés d’expression, sorte de langage possédant sa grammaire propre ». Ce sont des gestes « militants », concertés, codifiés mais aussi « mis en mots », ce qui inclut la glose qu’ils suscitent. Relèvent de cette « gestique », outre le poing levé et le signe V, parmi les exemples classiques, le bras tendu fasciste et le salut nazi (Burrin, 1986), le serment (Duccini, 2006). Mais encore les trois doigts levés des Thaïlandais en mai 201419, l’index dressé rituellement par les musulmans pour accompagner la profession de foi (Shahâda) et souligner l’unicité d’Allah20 (Carénini, 1991, p. 126) ou le Poing et la Rose des socialistes (Cépède, 1991). Sans compter, bien sûr, les autres cas traités dans le dossier.

Le geste V, un emblème politique exemplaire

6 Pour exposer notre problématique, nous prendrons l’exemple apparemment simple, familier et univoque du V formé par l’index et le médius écartés, paume en pronation (dirigée vers le destinataire). Seront déclinés pour des raisons purement analytiques, les différents aspects étant inextricablement liés, les origines, les acteurs et contextes d’emploi, puis les significations et polémiques, les formes et variantes, enfin la diffusion de ce geste.

Winston Churchill arborant le signe V (5 juin 1943 à la sortie du 10 Downing Street). Source : Wikipedia.

Origines

7 Il en va des gestes emblèmes comme des mots et des expressions lexicales : la quête de leur origine absolue se révèle souvent vaine et aléatoire. De toute façon, les premières occurrences gestuelles sont nécessairement émergentes, donc hors de notre propos,

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avant d’être éventuellement reproduites et popularisées. Si la genèse du geste V ne semble guère faire de mystère, elle reste pourtant discutée. Morris (1978, p. 54) évoque sans plus de précision une provenance « régionale » du geste, qui aurait pris avec Churchill une « signification presque universelle en moins de quarante ans ». Cette attribution est liée à la notoriété du personnage et à son positionnement au-devant de la scène politico-médiatique21 durant la seconde guerre mondiale. Pour Koechlin (1991, p. 201), ce fameux geste de Churchill « n’est autre que [celui] dévoyé du salut louveteau du scoutisme » inauguré au tournant du siècle en Afrique du Sud, pendant la guerre des Boers. Étudiant les gestes de victoire chez les dirigeants socialistes, Cépède (2006, p. 197) y voit enfin un « signe gaulliste ».

8 Somme toute, peu d’exégètes reviennent sur le rôle pionnier, de l’ancien ministre de la Justice belge Victor de Laveleye, réfugié en 1941 à Londres, devenu speaker de la BBC, qui lance alors une « campagne des V » à l’adresse de ses compatriotes afin de résister à l’occupant nazi. Choix du V, première lettre des mots Victoire en wallon, Vrijheid en flamand et Victory en Anglais. « Il faut, indique l’animateur radio le 14 janvier, que tous les patriotes de Belgique […] multiplient ce signe partout ». Depuis lors, précise un site belge insistant sur cette origine22, « le V est l’apanage des Alliés. C’est le signe des soldats […] dans toutes les villes délivrées », imités par les foules libérées. Le geste du V reste ainsi reconnu, le plus fréquemment, comme le symbole de la victoire. Remarquons qu’il était pourtant primitivement celui de la résistance aux forces d’occupation.

Acteurs, usages et contextes d’emploi

9 Geste emblématique, le V est réalisé par des acteurs différents, dans des domaines multiples et des circonstances variées. Commençons par des cas d’usage politique. Leur fréquence ne vaut pas consensus des acteurs et il serait illusoire de l’interpréter comme une preuve de transcendance des clivages partisans : le V de Churchill n’est pas la même posture que celle, outrageante parce qu’inversée, d’autres Britanniques. De même, les rédacteurs de l’article du site Wikipédia23 ont beau indiquer que « pour la France, Charles de Gaulle fait le signe dans ses discours à partir de 1942 »24, ils omettent de préciser que sa position est brachiale et ses poings fermés – nous y reviendrons. Le V reste en tout cas le geste des militants du camp victorieux. Il est aussi celui des femmes irakiennes sortant des bureaux de vote après les premières élections libres en 2005, l’accession au suffrage constituant déjà pour elles une victoire. Elles entrent alors dans une communauté citoyenne. Tout comme, mutatis mutandis, le militant polonais qui montre en 1979 un V, s’identifiant ainsi « aux masses populaires du syndicat “Solidarité” dont il clame la victoire contre le parti oppresseur ». Cette utilisation du V l’inscrit dans la « symbolique sociale […] comme moyen d’échange de valeurs, comme système de rapport d’alliances entre individus qui, en attribuant un même sens aux mêmes choses, se constituent en communauté » (Rivière, 1988, p. 220).

10 Mais le geste connote la victoire dans d’autres domaines, et d’abord le domaine sportif. On pense évidemment au V des vainqueurs25. Les « deux doigts en V » sont aussi intégrés dans le code de salut des motards qui se croisent sur la route. Ils proviendraient de l’imitation du « mythique » champion Barry Sheene qui effectuait fièrement ce geste dans les années soixante-dix, après chaque course gagnée. Ce rite motocycliste est dans la plupart des cas fort éloigné sémantiquement de la référence

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primaire. Un site orienté vers la sécurité des pilotes « codifie » le geste en conseillant à ceux qui pourraient être grisés par la vitesse, de le pratiquer « de la main gauche sur le côté et vers le bas » pour prévenir la prise au vent et la chute fatale26. Sans doute plus inspiré par la version victorieuse du V, le domaine militaire est bien sûr concerné, comme le montrent des combattants nationalistes érythréens (Koechlin, 1991, p. 102). Dans le champ artistique, musical en l’espèce, Bono, chanteur du groupe de rock irlandais U2, fait ostensiblement le V, appelant son public à le reprendre, avant d’entonner « In the Name of Love », comme lors du concert du 6 décembre 2015 à Paris, après les attentats islamistes du 13 novembre27. La motivation est cette fois politisée, la vedette mettant simultanément en mots, dans sa présentation du morceau, la réponse à la violence aveugle par l’universalité de la paix. La communion identitaire que le geste tisse avec le public est alors liée, sans besoin d’explicitation, à la connaissance par ce dernier des fondations historique et idéologique du groupe, i.e. son opposition pacifiste au conflit politico-religieux irlandais. Ce sens peut aussi être conforté par celui qu’accordent au geste des générations plus anciennement socialisées, dans la contemporanéité idéologique du « Peace and Love » (le V comme incarnation de la paix et/ou de l’amour). À ce titre, on retiendra que Jimi Hendrix multiplie lui aussi les V, dans ses poses photographiques, après son acquittement à Toronto dans le procès pour détention de stupéfiants en 1969 (Lawrence, 2005, p. 203). Bien entendu, le geste de l’idole américaine s’inscrit dans cette époque où la culture hippie promeut la non- violence, en réaction à la guerre au Vietnam. Mais la part martiale de ce message pacifique ne saurait être négligée dans son cas, quand on connaît l’expérience « militaire » passée du guitariste et son immense réputation, non seulement instrumentale, mais surtout chez les GIs. La récurrence pluri-sémiotique des V peut également correspondre aux valeurs de la « libération » – contre les menaces de la Justice canadienne –, mais aussi au sens plus banal du « succès ». Cette dernière version se rencontre par ailleurs dans la gestuelle emblématique « ordinaire », au sens de « quotidienne » : dans l’univers scientifique par exemple, c’est le cas d’un astronome célébrant par un V des deux mains une réussite valant une victoire, l’extraction de poussières stellaires par la sonde spatiale Stardust28. Et quand la matière quotidienne prend une forme plus liquide, ce sont par exemple « deux bières » que les Allemands commandent par ce geste dans une taverne…

11 Pour clore cette liste évidemment incomplète des acteurs et des mobiles potentiels, on trouve sur le Web des sites et des blogs s’interrogeant sur « les raisons » des signes digitaux29 : s’agissant du V, une multitude d’hypothèses sont alors proposées, entremêlant les influences les plus hétéroclites, depuis les origines historiques classiques jusqu’aux explications plus « modernes ». Ces dernières proviennent en particulier de la publicité, ce qui témoigne de son pouvoir mimétique : le geste, repris par les jeunes consommateurs qui s’y identifient, est censé émaner, entre autres « réclames » mentionnées, d’un message des années quatre-vingt pour une marque de barres chocolatées, en représentant deux qui décrivent un V, avec le slogan : « Deux doigts coupe-faim ». Ce qui donne par antonomase un nom de baptême au geste (« un Twix »)30, consistant à présenter ses doigts en ciseaux. D’autres interprétations plus générales sont fournies, comme la symbolisation de l’appartenance à la communauté bisexuelle, voire lesbienne… par médiation sémantique de la liberté amoureuse quelque peu mythifiée des années hippies probablement.

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Interprétations et polémiques

12 Les développements précédents l’ont laissé entendre, le geste emblème véhicule, selon les intérêts des acteurs et les contextes d’emploi, des significations multiples, voire contradictoires. « Dans le processus de communication, le geste suppose sans cesse des interprétations et, partant, possède une dimension collective » (Ambroise-Rendu et al., 2006, p. 12). Le V étant doté d’un fort potentiel significatif, comment ces interprétations, plus ou moins « autorisées », varient-elles dans le temps et l’espace ? Et quels types de polémiques ou de controverses peuvent-elles générer ?

13 La temporalité constitue une variable décisive pour l’approche sémiotique des gestes. Une simple discussion avec des personnes d’âges différents emporte la conviction. La survivance d’une interprétation d’un geste dépend à l’évidence de sa transmission intergénérationnelle. Un nouveau sens donné par les plus jeunes, éloignés des référents initiaux, peut rester opaque aux plus âgés. Dans cette dimension temporelle, des glissements sémantiques sont susceptibles de s’opérer, pour une même posture investie de représentations différentes, comme le montre la symbolisation du signe V, passée de la résistance à la « victoire contre le nazisme » puis à celle « de toutes sortes de causes ». Desmond Morris précise qu’on « ne peut craindre de confusion à son propos » (1978, p. 200). Cette universalité mérite toutefois d’être nuancée, si l’on en juge par les migrations gestuelles mais aussi par les conflits d’appropriation du signe. Par exemple, alors que de Laveleye suggère aux Belges d’adopter le V fédérateur contre l’occupant, cherchant simultanément à exprimer l’unité et la solidarité des Wallons et des Flamands, et plus largement celles de toute l’Europe avec la Belgique, on sait moins que les nazis ont tenté de le récupérer à leur profit pour enrayer la contagion. En le plagiant, Goebbels tente en vain d’en faire « l’initiale du vieux cri de victoire : Viktoria, signe de ralliement de la lutte des peuples d’Europe contre le bolchevisme »31. De même, le consensus sémantique international sur ce geste se heurte à la spécificité des conjonctures : les individus appartenant à différentes générations insistent ainsi sur la version tantôt pacifique, tantôt amoureuse du V dans les années soixante. Mais les prétendues universalité et univocité du geste rencontrent aussi l’obstacle des particularités culturelles : ses lieux d’apprentissage et de réalisation32 sont déterminants. Koechlin remarque pertinemment que les soldats érythréens arborant le signe V après un succès militaire ont été formés en Europe, dans un cadre occidental (1991, p. 202). Ensuite, la fréquence des V digitaux sur les photographies féminines au Japon, en particulier, ne peut pour les mêmes raisons culturelles être comprise par des Occidentaux s’ils s’en tiennent à leur codage usuel33. Dans le même ordre d’idée, lorsque trois nouveaux ministres du parti nationaliste flamand, la N-VA (Nouvelle Alliance flamande), prêtent serment au Roi en levant deux doigts en V, pour l’installation du nouveau gouvernement Michel le 10 octobre 2014, c’est l’incongruité et la légitimité d’un tel geste au Palais Royal de Bruxelles34 qui provoquent des controverses, au-delà de sa portée iconoclaste.

14 Les polémiques peuvent autant porter, on l’a vu, sur les référentiels des gestes que sur leur interprétation. Parmi les débats, on retiendra ceux qui sont liés à la réussite de la campagne des V en France : les médias collaborationnistes Radio Paris et Le Petit Parisien protestent en mars 1941 contre ces « graffitis imbéciles qui font d’innocentes victimes », tandis que Maurras dénigre de « puériles inscriptions à la craie »35. La

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répression policière et nazie (amendes et peines de prison sanctionnent cet outrage gestuel)36 prendra le relais.

15 La lutte politique se mène aussi parfois par « gestes (et lettres) interposés »37. Ce que montre l’exemple de l’élection opposant aux Philippines, en février 1986, le président sortant Ferdinand Marcos à Corazón Aquino. Le dictateur s’autoproclame vainqueur du scrutin, mais ce résultat est contesté par la candidate de l’opposition qui l’emportera finalement. Marcos doit s’enfuir sous la pression du peuple, d’une partie de l’armée et de la communauté internationale. Mais alors que ses supporters affichent le V « de la victoire », ceux de sa concurrente (voir les figures dans Koechlin, 1991, p. 203) doivent répliquer par un autre geste. Ce qu’ils font en usant du signe « Laban » (« combat » en philippin), formé par un L effectué avec le pouce et l’index ouverts38. Ce geste est adopté non seulement parce que le V est « déjà pris », pour reprendre l’expression de Morris (1979), mais aussi parce que sa charge politico-symbolique est puissante. Il s’agit en effet de l’acronyme de la coalition partisane conduite lors des élections de 1978 par le mari de la future présidente, le sénateur Benigno « Ninoy » Aquino, assassiné trois ans plus tôt. Le geste Laban s’est répandu lors de ses funérailles et est ainsi réapproprié par sa veuve, avant d’être hérité par leur fils Benigno Aquino (III), pour le lancement de sa candidature présidentielle en 2010. Mais malgré les apparences en 1986, ce signe L peut aussi être vu dans un sens victorieux : la main légèrement inclinée le transforme en effet en V ; ensuite, les militants pré-impriment sur leur paume la formule We Won (Koechlin, 1991, p. 203) ; il arrive enfin que Cory Aquino utilise les deux mains faisant le L, mais les bras sont tendus et levés vers le ciel en forme de V39.

16 Le geste connaît donc des variantes qui en modifient ou sont susceptibles d’en altérer ou d’en nuancer le sens (Carénini, 1991, p. 140). Le V peut aussi être marqué par une autre posture : on l’a vu, de Gaulle tend les deux bras en conservant les poings fermés40. Cette modalité purement brachiale, que nous proposons de verbaliser par « brandir le V » (forme hybride entre le V et le poing fermement levé), nous semble traduire l’évitement de la redondance gestuelle – les bras décrivant déjà le V – ou encore, loin de la période de la Libération en tout cas, le rejet de la seule position digitale, symboliquement investie par la référence anglaise et son alliée américaine. On notera également que cette position particulière est adoptée par les Le Pen41. La mise en scène et la théâtralité du geste sont patentes dans les deux cas : pour le général, photographies et affiches ajoutent en incrustation le V tricolore42 du « Vive de Gaulle » de la Résistance ou celui de la Ve République en 1958. Son geste s’inscrit à cette date esthétiquement dans le décor, reproduisant la configuration monumentale (Véronis, 2010) de la place où il prononce son discours de présentation de la Constitution. Les V sont en revanche pratiqués différemment par d’autres responsables politiques. Parmi eux, Jacques Chirac tend souvent à le tripler (un V brachial et deux autres digitaux)43, cette même posture pouvant être retenue par Lionel Jospin après un premier tour encourageant en 199544. Quant au candidat François Hollande, il adopte systématiquement en 2012, à la tribune de ses meetings, un V brachial, doigts écartés, en pronation45. Tout aussi remarquable, même si le personnage est connu pour sa retenue gestuelle : François Mitterrand, en 1981, n’apparaît pas du tout dans cette posture victorieuse, ayant toutefois la force assez tranquille pour lever le bras en tendant l’emblématique rose, ce qui restera la photographie de la victoire des

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socialistes. Ce geste sera d’ailleurs « intronisé » pendant la très symbolique cérémonie au Panthéon le 21 mai 198146.

17 Les variantes gestuelles, souvent génératrices de confusion ou de malentendu, sont très éclairantes : on notera par exemple que dans le monde anglo-saxon, particulièrement en Angleterre, le V effectué paume vers l’avant ou en supination (Carénini, 1991, p. 131) revêt un caractère éminemment insultant (le « fuck-off »)47. Cette version, parfois considérée comme une corruption volontaire du geste de Churchill, alors qu’elle est attestée dès 1913, constitue plus plausiblement une « simplification ou version modifiée » d’une posture obscène usitée dans le monde arabe et moyen-oriental où elle symbolise la copulation (Morris, 1978, p. 201). On retiendra pour finir que « le V » peut aussi être identifié à des jeux, comme dans le cas des « oreilles d’âne » utilisées pour moquer quelqu’un sur un cliché, ou des « ciseaux » dans le ludique Shifumi48.

18 Lorsqu’ils sont vecteurs d’une plus forte charge émotionnelle (Braud, 1996), les gestes traduisent l’incorporation d’une discipline et portent les traces d’une mise en scène codifiée49. L’exemple des louveteaux français est à ce titre significatif : les deux doigts en V des jeunes scouts, vus ici comme les oreilles d’un autre animal, le loup aux aguets, font référence à des articles de la « loi de la meute » et confirment les consignes hiérarchiques de l’organisation : « Le louveteau écoute le vieux loup »50. De même, les jeunes internautes qui s’interrogent sur la signification du V insistent sur le « bon geste », remarquant eux aussi que la paume a un sens, dans toutes les acceptions du mot. Le posteur Gattaca note par exemple le 3 mai 2015 : « La paume de la main tournée vers l’intérieur, c’est un bon fuck off. »51 La codification touche aussi un autre type de V, assimilable à une combinatoire gestuelle52 effectuée par de jeunes Japonaises – et plus largement Est-asiates – souriantes et soucieuses d’amincir leurs traits et leur nez sur leurs selfies grossissants, en interposant un V devant leur visage. Un site leur enjoint par exemple : « On inclinera les doigts vers la face (et inversement) en penchant la tête en avant pour l’affiner […] N’oubliez pas d’accompagner votre pose du célèbre chee-zu ! »53 Enfin, les sites populaires destinés aux voyageurs regorgent de consignes du type : « Un signe victorieux mal réalisé, en présentant le dos de la main à votre adversaire fera de vous un vainqueur insultant doublé d’un malotru »54…

19 Il faut enfin tenir compte, pour la réussite du geste, de son aspect pratique, de sa facilité et de sa rapidité d’exécution, comme dans le cas suivant : en 1941, le speaker de la BBC conseille à ses compatriotes, « pour réduire le risque de se faire prendre par la police allemande, [de dessiner] une lettre unique plus rapide que trois » : le signe V remplace alors le sigle RAF que les jeunes Belges graffitaient jusque-là sur les murs et palissades55.

Diffusion

20 Ces supports matériels de la propagande belge, qui recourt alors au moyen décisif qu’est à l’époque la radio pour transmettre les messages, se sont ouverts aux utilisations des partisans de l’Occupation, investissant les carrosseries des voitures et camions allemands, lorsque la campagne de récupération nazie a tenté de fausser ce V en le noyant dans une masse indifférenciée. Mais la duplication militante ayant emprunté d’autres voies, ce brouillage délibéré ne suffit pas à enrayer la diffusion du geste résistant. D’autant moins que celui-ci s’est matérialisé différemment, dans des sons par exemple : le « V sonore », en alphabet morse (De Blois, Harris, 2008), est lancé

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le 27 juin 1941. Son rythme est celui de l’introduction de la Ve Symphonie de Beethoven et servira d’indicatif aux émissions à destination des pays européens occupés. Une chanson des V est également proposée, sur le même air : « Il ne faut pas / Désespérer / On les aura / Il ne faut pas / Vous arrêter / De résister / N’oubliez pas / La lettre V / Écrivez-la / Chantonnez-la / VVVV / Sur les murs et / Sur les pavés / Faites des V. »56

21 Dernier moyen, dans cet inventaire du moins, de diffusion hostile aux nazis, à l’étranger, un timbre postal norvégien est édité en août 1941, surchargé par la lettre V. L’usage philatélique constitue un vecteur particulièrement efficace et sécurisé de propagation. Plusieurs autres cas éclairent les effets de l’apparition de moyens de diffusion de masse sur le geste emblème : le Laban contestataire philippin ayant perdu de sa vigueur politique auprès des plus jeunes générations du fait de séries télévisées ou de films popularisant le geste du , plutôt offensant mais trivialement concurrent, des journalistes de la chaîne de télévision GMA-News se satisfont que l’actualité – la candidature du fils Aquino – permette enfin de rétablir le sens glorieusement historique57 de cet « insigne », dont la transmission familiale est par ailleurs remarquable. De la même manière, l’implantation dans la conscience japonaise de l’usage photographique souriant du geste V est assurée par un support manga, devenu série TV et film : Sain wa V ! (« Le V est notre signe ! ») Une publicité Konica impliquant un chanteur à succès vient en renfort pour parachever l’ancrage de ce sens du signe V dans l’imaginaire nippon58. Nous l’avons déjà signalé à propos de la télévision ou de la publicité, l’imitation constitue une variable décisive dans le processus de diffusion. Dans une société de masse où l’audience est « planétarisée », les sources ou les relais d’inspiration et de reproduction gestuelle sont ainsi plus fréquemment que les politiques des vedettes mythifiées du monde sportif, médiatique ou artistique, dont l’exposition favorise la réplique imitative. Le recours aux thèses de « la mémétique »59 (Jouxtel, 2005) s’avère précieux pour l’étude de ces comportements transmis d’un individu à l’autre : diffusé par Internet, chaque geste emblème politique peut ainsi être appréhendé comme un « mimème » provenant d’une source originelle, copié puis dupliqué en masse. Comme le note D’Almeida, « l’évolution des supports médiatiques a donné au geste une importance croissante dans la production de sens politique » (2006, p. 156). Cela étant, « la mimétique n’explique pas tout, sinon les mêmes comportements se reproduiraient de toute éternité » (D’Almeida, 2007, p. 471). Alors que le développement de la presse illustrée et du reportage photographique dans les années vingt-trente a contribué à populariser un geste comme le poing levé (Vergnon, 2005), le progrès technologique, associé à l’amplification des mass media, a depuis démultiplié la transmission iconique. Ainsi, les propagandistes thaïlandais défient la junte et le coup d’État militaire du 22 mai 2014 pour soutenir l’ex-Première ministre destituée en empruntant leur signe – trois doigts centraux levés – au soulèvement populaire fictif d’une saga internationale à succès, qui lui fournit d’ailleurs un nom : « le salut de The Hunger Games ». L’apparition du Web 2.0 accentue le processus avec les réseaux sociaux, les forums de discussion ou les sites de partage de documents en ligne. Par exemple, le Thaïlandais Manik Sethisuwan, conciliant réalité de terrain et rébellion fictionnelle, poste le 1er juin 2014 sur Twitter : « Chers #HungerGames. Nous avons fait nôtre votre signe. Notre lutte n’est pas une fiction »60. Dernière innovation technique, relayée par une diffusion exponentielle sur Internet, le « selfie » permet de « signer son geste », à l’instar des jeunes djihadistes levant l’index ou, cas bien différent, des électeurs tunisiens de 2014 exhibant par des selfies leurs doigts en V, l’index encré pour attester leur civisme61. La pratique consistant à s’exhiber en montrant un geste politiquement

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marqué permet d’infiltrer les réseaux sociaux et, employée à des fins de prosélytisme, de mettre en scène l’adhésion à une cause, par une posture alors supposée dire plus que des mots : La propagande a aussi ses modes… Celle-ci est favorisée par l’usage que cette dernière fait des réseaux sociaux : un signe des doigts permet de « politiser » facilement un selfie, par exemple. Et ces signes de ralliement deviennent parfois viraux.62

22 Bien que cette motivation d’ordre propagandiste reste à l’évidence minoritaire chez les utilisateurs de selfies, elle tend à progresser. Les récepteurs se font à leurs tours émetteurs afin de répandre le geste, en se vouant à la cause défendue, selon le principe du buzz marketing. Cela revient au… mème, avec la mode consistant chez les « selfistes » à multiplier leurs messages d’identité, comme celui du cœur réalisé des deux mains, qu’a curieusement breveté Google63. Mais les obstacles intrinsèques aux nouveaux supports de diffusion gestuelle contrarient parfois la portée du message, ce qu’a montré le fiasco du mouvement « le changement, c’est maintenant », lancé par les communicants de François Hollande en 2012. Ce déplacement des avant-bras, les mains à plat se croisant alternativement à l’horizontale devant la poitrine, a en effet été ridiculisé sur le Web, en restant pratiquement à l’état « émergent », faute de reprise par les destinataires64. Plus abouties, les différentes techniques de transmission évoquées supra ont pu être expérimentées dans plusieurs des gestes emblèmes présentés dans la seconde partie.

Pour une polémologie gestuelle

23 L’examen du seul V, geste en définitive plutôt positif et consensuel, ne permet pas de saisir parfaitement les dimensions polysémique et polémologique de l’objet, esquissées jusque-là. Les autres gestes emblèmes évoqués maintenant, dans une optique comparative, devraient permettre d’avancer sur cette voie, mieux, d’ouvrir des pistes de recherche.

24 Partons empiriquement de celui tendant les trois doigts centraux vers le haut. Il s’agit, nous l’avons vu, du geste dit « de Hunger Games » thaïlandais, mais il connaît beaucoup d’autres applications, sans variation morphologique significative. Or, il se trouve que cette posture « rappelle » singulièrement le salut à trois doigts des scouts, mais aussi le signe national des politiques ou sportifs serbes, les « trois Shalits »65 des Palestiniens du Hamas et le logo du parti social-national d’extrême droite Svoboda qui, certes, reprend le trident héraldique de l’Ukraine, mais ressuscite simultanément un emblème de la 2e division SS Das Reich66, en le renversant seulement. Ce type de télescopage gestuel s’observe aussi entre le poing levé du logo de l’Étoile de David, insigne du parti sioniste Kach désormais dissout, et celui des manifestants des récentes révolutions arabes, par exemple. On le rencontre enfin dans la plus ancienne série des amalgames à risque, entre des gestes emblèmes ressemblants comme les saluts dits « romain », « olympique » ou « de Joinville », ceux des scouts et des fascistes.

25 Comment des acteurs aux objectifs et programmes opposés peuvent-ils gérer de tels chocs identitaires ? L’ignorance de la symbolique adverse semble devoir être écartée, à l’heure de la mondialisation de l’information pour les cas les plus récents, ou des « médias chauds » pour les plus anciens. Plusieurs modes de résolution de ces conflits concurrentiels sont alors envisageables. Soit par la force – le choc frontal faisant d’un

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geste l’enjeu d’une guerre visant à écraser l’autre en le dépouillant de ses emblèmes –, soit par une « négociation » pouvant prendre différentes formes. La « polémologie gestuelle » se traduit souvent par des disputes sur la paternité des signes, que les acteurs s’approprient en revendiquant une antériorité (« notre geste existait avant »). S’agissant des saluts dans l’entre-deux-guerres, les protagonistes cherchent en outre à se disculper et leurs défenseurs à couvrir des choix jugés douteux ou ambigus, en partant à la recherche d’un ancêtre commun. Il s’agit en l’occurrence du « salut romain », au travers de références à l’âge d’or de la « romanité » par les extrêmes droites fascisantes et maurrassienne (Valenti, 2006). L’existence même de ce geste est pourtant contestée par l’historien américain Martin M. Winkler (2009, p. 2), qui a clairement établi que le salut du bras levé tel qu’il est pratiqué dans les régimes fasciste et nazi est une construction sociale bien postérieure à la Rome antique, véhiculée par la peinture (Le serment des Horaces de Jacques-Louis David, en 1785) puis, au 20 e siècle, le théâtre et le cinéma. Ce qui n’empêche pas l’un des leaders historiques de l’extrême droite collaborationniste, Pierre Sidos, de poursuivre en 2011 son « œuvre française » révisionniste en puisant dans l’Antiquité l’origine du bras levé, ce qui permet de le « dépolitiser » en dédouanant des utilisateurs plus qu’ambigus : Du légionnaire de Rome au barde celtique, de l’athlète olympique au chevalier médiéval, du fédéré du Champ de Mars au soldat vers le drapeau, du témoin devant le tribunal au sportif sur le stade, le bras droit levé paume de la main visible fut et demeure le geste rituel de l’humanité authentique […] La main droite ouverte dressée vers le ciel, reflétant spirituellement l’image du soleil vers la terre, n’est pas un monopole national ou partisan, mais une part du patrimoine indivis de la civilisation. Pour les Français, le fait est que sous des formes variées, le salut à la romaine ou olympique a été utilisé de la monarchie du roi Saint-Louis à l’État national du maréchal Pétain […].67

26 En apologiste de la lutte idéologique des gestes, il ajoute que la main ouverte a toujours été un signe universel de paix et d’amitié, lui opposant les « tenants de la main fermée et de la main cachée, [du] poing haineusement tendu des marxistes de toutes obédiences ».

27 Plusieurs expériences historiques apportent des éléments de réponse sur la gestion des conflits gestuels, bien qu’elles n’épuisent pas tous les possibles. Du fait de certaines ressemblances, le salut scout dit « brandi »68 et celui des sportifs de l’armée (le geste du bataillon « de Joinville »), qui inspire le salut « olympique », ont dû « composer » avec l’émergence d’autres « concurrents fâcheux »… Le maintien de cette confusion avec le salut fasciste devenu nazi (Burrin, 1986), toujours soupçonné d’être repris par d’autres acteurs ou de les influencer, est interprété par quelques observateurs de l’époque comme une preuve de connivence avec l’idéologie bannie. À tel point que le Père Jacques Sevin, fondateur et commissaire général des Scouts de France (catholiques), doit dès 1923 publier une « rectification » : Il paraît que ce geste a fait sensation. Tous les journaux sans exception depuis La Croix jusqu’à Bonsoir ont signalé avec des commentaires plus ou moins heureux ce salut que tous ont étiqueté salut fasciste ! Qui fut bien surpris ? Les Scouts de France […] Il y a 3 ans que les Scouts de France ont adopté ce salut […] Si ce salut fait en brandissant les bâtons évoque un souvenir historique c’est celui des gladiateurs passant au pied de la loge de César Auguste […] À ce moment-là, il n’était pas question de fascisme ni de fasciste, et si quelqu’un a copié l’autre, c’est plutôt le fascisme qui a emprunté le salut des Scouts [sic].69

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28 Quoi qu’il en soit, ce heurt symbolique se solde à partir des années trente par un graduel renoncement au salut brandi, au gré des obédiences, dans la pratique du scoutisme. Confronté à des risques d’amalgame rendus plus pressants par la poussée des dictatures, qui font du salut prétendument « romain » leur symbole de reconnaissance, il tombe plus précisément en désuétude, sans décision formelle du Bureau international du Scoutisme. La situation est en tout point analogue, quoique décalée dans le temps, s’agissant du salut « olympique » et de son inspirateur dit « de Joinville ». Ritualisé par Pierre de Coubertin pour les Jeux d’Anvers en 1920, timbrifié pour Paris en 1924, le « bras levé » déclenche en 1936, lors des J. O. de Berlin, une guerre gestuelle qui préfigure le conflit militaire. Les faits sont connus70 : lors de la cérémonie d’ouverture le 1er août, quelques délégations étrangères, dont la française, défilent en levant le bras en direction de la loge officielle où trône le dictateur. Ce geste est-il pris par les spectateurs en liesse pour « un signe d’allégeance à l’osmose réussie de ces deux saluts »71 (« olympique » et « allemand ») ? Ou plutôt ressenti comme une manifestation de soutien à l’Allemagne nazie ? Même si cette réaction au comportement des athlètes – « du Front populaire… » – repose sur un malentendu (le « salut de Joinville » est à l’époque usuel dans ces cérémonies de ce type), le geste, du seul fait du contexte, traduit toute l’ambiguïté d’une telle présence française. Il est manifestement vu puis exploité comme le salut hitlérien par le Führer, dont le régime a tout intérêt à entretenir la confusion gestuelle. Il faudra attendre la fin de la guerre pour que ce salut connaisse le même sort que celui brandi par les scouts. Sans décision formelle non plus : enregistrant en 1946 la demande, par correspondance, d’un représentant belge qu’il « soit changé afin d’éviter toute confusion avec d’autres saluts de triste mémoire »72, le Comité international olympique promet sans plus « d’étudier la question ». Ce sont les pratiques qui auront peu à peu raison de lui.

29 Cette inconséquence, liée aux ambiguïtés des autorités olympiques à l’époque, contribue à expliquer la persistance des controverses interprétatives que portent encore aujourd’hui de nombreuses traces sur le Net. Pour n’en retenir qu’une, la rédactrice d’un blog de défense de la communauté juive voit en 2012 dans le choix français de 1936 « un salut hitlérien spontané des athlètes […] pliés à la mode du salut nazi ». Elle dénonce tout à la fois la lâcheté française, ce « fervent admirateur du dictateur allemand » qu’est de Coubertin et les médias tricolores « continuant de prétendre que ce salut nazi n’en était pas un ». Elle s’attire une réponse rétablissant « la vérité » : « Avant d’écrire un article assimilant un geste de salut à l’idéologie nazie, il est nécessaire de se documenter. Le salut n’a rien à voir avec le nazisme mais représente le fameux “salut du bataillon de Joinville” propre aux J. O. et créé bien avant l’avènement d’Hitler au pouvoir »73.

30 Les mêmes types d’arguments, portant sur des raisons identitaires ou temporelles, se retrouvent dans d’autres controverses, qu’elles se rapportent à la Thaïlande, à la Belgique ou à l’Égypte. Les emblèmes étudiés dans ce dossier par des auteurs de nationalités et de disciplines variées, qui traitent de gestes plaidant diverses causes, à des époques et sous des latitudes différentes, permettent de prolonger l’exploration de ces pistes de recherche. L’historienne Aude Gerbaud-Dontenville analyse une combinatoire gestuelle – bras levé, index pointé – figée par la représentation statuaire des fondateurs de la Troisième République. Elle montre en particulier que ce geste déictique marque l’horizon d’attente républicain corporellement pointé par les grands hommes, à l’instar du « geste auguste » du semeur hugolien. C’est à un autre geste

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« manipulateur » – où le bras tient un objet également chargé de sens – que la sémiologue Maëlle Bazin consacre son étude : le crayon brandi début 2015 par les manifestants français, en solidarité avec les victimes de Charlie Hebdo. L’auteure distingue avec justesse les façons de tenir le crayon, le poing serré rattachant le geste à la tradition revendicatrice. La traductologue italienne Sara Amadori se penche sur le très controversé geste d’insulte antisémite, obscène et viral appelé la « quenelle », lancée par l’humoriste Dieudonné. Elle analyse en particulier la mise en circulation de ce « geste discursif » dans la presse française et sur Youtube, mais aussi les significations qui lui sont attribuées comme les discours qui l’accompagnent. Originale dans le propos, dans la mesure où elle aboutit à une inertie, la posture corporelle « debout-immobile » des « Sentinelles », issues de la Manif pour Tous en 2013, retient l’attention de la linguiste Elsa Raschini : geste contestataire, lu comme la « mise en volume » d’une signification, à partir d’une série d’énoncés tirés des réseaux sociaux et de la presse nationale, cette posture fait l’objet d’une véritable mise en scène de la protestation. Enfin, le politiste algérien Belkacem Benzenine examine le geste de Rabia – ou « des quatre doigts » –, réalisé en signe de ralliement aux Frères musulmans et de résistance aux nouvelles autorités politiques en Égypte. La signification et la portée politiques de ce geste, repris dans un logo, conduisent l’auteur à souligner les différents enjeux interprétatifs et communicationnels qu’il représente.

31 Le journaliste Pascal Riché est fondé à constater dans un article de 2014, à propos des « signes formés avec les doigts », qu’ils ne constituent pas une nouveauté. En revanche, l’ensemble des gestes emblèmes évoqués dans ce dossier ne peuvent que démentir la suite du propos, pour ne rien dire de la normativité de la formule conclusive : « Depuis quelques mois la politique s’en est emparée : ces signes quittent leur neutralité pour revêtir des significations politiques, pas toujours des plus sympathiques. »74

32 Chacun connaît la ficelle rhétorique parfois teintée de fatuité, utilisée par les auteurs prétendant aborder les premiers un « terrain académique vierge de recherches »… Nonobstant, le constat s’impose, et l’extrême rareté dans cette présentation des références à la science politique – sinon à l’histoire et à l’anthropologie (Adell, Chevalier, 2016) – en témoigne, la politologie et plus largement les différentes disciplines travaillant sur les « langages » du politique ont encore devant elles bien des champs à explorer sur les emblèmes gestuels, tels que nous les concevons du moins. Que le présent dossier ne soit qu’un premier geste dans cette direction.

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NOTES

1. TLFi : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe? 11;s=685210245;r=1;nat=;sol=0;, consulté le 7 mars 2015 (désormais « c… »). 2. Voir Gerbaud-Dontenville dans ce dossier. 3. Mon collègue initialement associé à ce dossier, Hugues Constantin de Chanay, n’a malheureusement pas été en mesure d’y participer et ne tient pas à voir son nom y figurer. Il me pardonnera de le remercier malgré tout par cette dédicace. 4. « Le christianisme a été qualifié de “religion du geste”, mais on pourrait le dire d’un très grand nombre de religions » (Candau, dans Candau et al., 2012, p. 16). 5. L’auteur entend par là des « manières d’être propres à chaque cité partisane ». 6. Ambroise-Rendu et al. dans ce dossier. 7. La tête et les mimiques ne sont pas traitées ici. Voir sur ce point Guaïtella, 1995 ; notons que « la main prime dans la plupart des gestes » (Carénini, 1991, p. 79). 8. TLFi. 9. Le Petit Robert, p. 623. 10. La verbalisation de ces « actes corporels de langage », pour les mettre en mots, est loin d’être anodine, indépendamment du segment corporel concerné. Ex : lever les deux doigts diffère sur un plan axiologique de brandir le poing (voir Bazin dans ce dossier). 11. Au sens de Cosnier (2005, p. 115). 12. Prétendant révéler les ressorts personnels de la communication non verbale, la synergologie s’exclut d’elle-même de l’analyse académique. Pour une critique de cette « pseudoscience » : Lardellier, 2008, p. 197.

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13. Voir Rémi Duchemin ; vidéos : http://www.europe1.fr/politique/ces-politiques- aux-gestes-inelegants-1296239, c. 7 mars 2013. 14. Le sens accordé ici à cette notion peut différer de celui adopté en mimogestuelle : les « gestes » politiques précités sont considérés comme « émergents » parce qu’ils n’ont pas fait école dans ce domaine. Comme un autre geste « fétiche » d’origine cette fois extrapolitique, celui réalisé par le champion jamaïcain Usain Bolt (voir http:// tempsreel.nouvelobs.com/les-internets/20150119.OBS0302/usain-bolt-note-les-bebes- qui-reproduisent-sa-celebre-pose.html). Cette pose dite « de l’éclair » entrerait en revanche pleinement dans notre problématique, en tant qu’emblème ayant essaimé dans la société, s’il avait investi la sphère politique… 15. Voir, dans Mots. Les langages du politique : Calbris, 2001. 16. Voir les travaux pionniers d’Adam Kendon et de David Mc Neill. 17. Sont exclues du propos les formes de langage manuel distinctif (« Stacking » et Hand Signs américains). 18. Le terme emblème (Emblems) employé en cooccurrence avec geste est dû à David Efron (1972). Nous ne le prenons pas dans ce sens. Se substituant au message verbal dans une interaction et compréhensible sans la parole, cette autre sorte de « geste emblème » est la marque d’une culture donnée (ex : le geste « mon œil » effectué à l’aide de l’index tirant vers le bas de la paupière inférieure). Tel n’est pas notre objet donc, même si nous partageons pour les gestes retenus les principes d’autonomie relative et de variation culturelle (Mauss, [1936] 2010). 19. Voir notamment http://www.francetvinfo.fr/monde/asie/crise-en-thailande/ thailande-la-junte-veut-interdire-le-salut-de-the-hunger-games-devenu-symbole-de- la-revolte_613435.html, c. 6 juin 2014. 20. Il a été abondamment employé en 2014 par les sympathisants de l’« État islamique ». Voir http://www.liberation.fr/monde/2014/08/13/pourquoi-les- jihadistes-levent-ils-l-index-vers-le-ciel_1079820, c. 16 septembre 2014. 21. Nelson Mandela voit pour la même raison son nom et sa photographie toujours associés au poing levé. Voir http://www.slate.fr/story/80975/symbole-poing-leve, c. 2 mars 2014. 22. http://www.freebelgians.be/articles/, c. 20 novembre 2014. 23. https://fr.wikipedia.org/wiki/Signe_V, c. 27 septembre 2013. 24. Voir par exemple la photographie du Monde Illustré, 12 mai 1945, no 4307, p. 1. 25. Voir http://www.lavoixdunord.fr/region/valenciennes-200-photos-sur-des- victoires-sportives-ia27b36956n2953952. Les sportifs peuvent aussi utiliser le poing levé, comme les athlètes noirs américains victorieux aux Jeux Olympiques de Mexico en 1968, substituant la protestation du Black Power à la victoire : http://www.lejdd.fr/ Sport/Quand-Jeux-olympiques-riment-avec-gestes-politiques-653932. 26. http://moto-securite.fr/code-signes/, c. 25 avril 2013 ; entretien avec Vincent Vial, 31 décembre 2015. 27. Concert retransmis par Canal +, 22 décembre 2015. 28. http://www.nasa.gov/mission_pages/stardust/multimedia/jsc2006e01005.html, c. 3 juillet 2015. 29. https://lociol.wordpress.com/2013/06/06/que-veut-dire-ce-signe-avec-les-doigts- sur-les-photos/, c. 2 mars 2014.

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30. http://lebonson.org/2015/03/22/twix-et-mystification-le-mystere-freeman/. 31. http://www.freebelgians.be/articles/. 32. Faire une « quenelle » devant le Mémorial juif dénote la provocation antisémite (voir Amadori dans ce dossier). 33. Au V plutôt victorieux ou pacifique s’ajoute une symbolisation du sourire, dont les origines renvoient à l’attitude de la très populaire patineuse artistique Janet Lynn aux Jeux d’hiver de Sapporo en 1972 : partant favorite pour la médaille d’or, elle chute et n’obtient que le bronze, sans renoncer à son V souriant : http://time.com/2980357/ asia-photos-peace-sign-v-janet-lynn-konica-jun-inoue/, c. 15 octobre 2015. 34. C’est le V de Vlaanderen (Flandre) et de Verandering (changement) : http:// www.rtbf.be/info/monde/detail_les-symboles-politiques-avec-les-doigts-que- representent-ils?id=8376348. 35. Cités par http://www.freebelgians.be/articles/ 36. Voir Benzenine dans ce dossier. 37. Pour le lever de poing en riposte au bras tendu (Burrin, 1986). 38. Voir les images de Google (commande : & ). 39. Par exemple http://www.philstar.com/headlines/492072/cory-aquino-1933-2009, c. 25 avril 2014. 40. Voir la photographie légendée « De Gaulle, celui qui crut toujours en la victoire », dans le Monde illustré, 12 mai 1945, no 4307, p. 1. 41. Le fondateur du FN avait coutume d’utiliser cette position, dans le spectacle de son entrée en scène de meeting ou après ses conquêtes électorales (voir l’excellent reportage, sur le plan lexicologique et iconographique : « Le Pen dans le texte », Envoyé spécial, 20 février 1997, pour la « pompeuse » mise en scène ; L’Express du 11 novembre 1996, p. 24, pour les européennes de 1989 ; Le Progrès du 22 avril 2002, p. 1, pour la présidentielle). Quant à sa fille, elle est caricaturée avec cette posture, après les dernières régionales « triomphales » : voir Kiro, le Canard enchaîné du 16 décembre 2015. 42. Photographie sur le site : http://images-02.delcampe-static.net/img_large/ auction/000/076/810/711_001.jpg, c. 15 décembre 2015. 43. Meeting du RPR en 1976, https://lesanneeschirac.wordpress.com/tag/chirac/page/ 5/. 44. Voir par exemple Le Progrès du 24 avril 1995, p. 4. 45. http://www.lexpress.fr/actualite/politique/elections/le-meeting-de-hollande-au- bourget_1625880.html, c. 15 décembre 2015. 46. Voir Le Progrès du 9 janvier 1996, p. 3, et Lyon-Matin du 11 mai 1981, p. 1. On notera que sur 71 pages d’images Google à la commande « Mitterrand + geste + V », aucune ne représente l’élu posant ainsi. Cette éviction est confirmée en 1988, le président saluant simplement sa réélection par une main levée en pronation (voir Le Progrès du 9 mai 1988, p. 1). Ses partisans ne se privent pas pour autant de manifester leur joie par un V ou un poing tendu (voir le Supplément aux dossiers et documents du Monde, mai 1988, p. 75). 47. C’est bien sûr sous cette forme obscène qu’il est attesté chez Rabelais en 1552 (Koechlin, 1991, p. 202), contrairement à ce qu’indique le site Wikipédia. Sur la

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« disputation » gestuelle entre Panurge et Thaumaste et le sémantisme équivoque des gestes non accompagnés de mots, voir Frelick, 1995, p. 88-89. De même, la « légende urbaine » datant ce geste de la Guerre de Cent ans (les prétendus deux doigts non coupés aux archers anglais qui les exhibent outrageusement aux Français à Azincourt) n’a aucune valeur explicative quant à l’origine d’ensemble du V. 48. Voir http://www.pierrefeuilleciseaux.fr, c. 29 décembre 2015. 49. Voir Raschini dans ce dossier. 50. https://fr.scoutwiki.org/Salut_louveteau, c. 29 mai 2014. 51. https://lociol.wordpress.com/2013/06/06/que-veut-dire-ce-signe-avec-les-doigts- sur-les-photos/. 52. La portée rituelle de la gestique est accentuée par les combinaisons inter- gestuelles, comme dans le cas du salut nazi, lorsqu’il est associé au claquement militaire des talons, ou par la multicanalité de la communication (Cosnier, 2005, p. 115) : adjonction vocale de l’interjection « Heil Hitler ». Il en va de même pour le bras levé fasciste, combiné au slogan du PPF « En avant, Jacques Doriot », ou le poing levé, avec le chant de L’Internationale ou le cri « Rotfront ! » (Burrin, 1986, p. 8). On ne saurait négliger dans le cotexte d’un geste manuel les éléments d’« appui », en l’occurrence ceux sur lesquels le segment corporel repose, physiquement et axiologiquement. Il s’agit le plus souvent de « l’autre main », qui vient alors renforcer la signification posturale de la première (exemple de la prestation de serment par la « main sur la Bible », ou le Coran…). 53. Qui traduit la consigne photographique occidentale « cheeze ». Voir l’analyse de Laura Miller, professeure d’Études japonaises, sur http://time.com/2980357/asia- photos-peace-sign-v-janet-lynn-konica-jun-inoue/, c. 31 mars 2015. L’analogie peut être faite avec les « duck face » postés sur les réseaux sociaux. 54. http://www.topito.com/top-gestes-insultants-etranger, c. 3 mars 2015. 55. http://www.freebelgians.be/articles/. 56. Ibid. 57. Voir http://www.gmanetwork.com/news/story/170323/news/nation/l-sign- recovers-from-its-loser-status, c. 25 avril 2014. 58. Voir http://www.slate.fr/story/90655/signe-v-victoire-japon-asie-photos, c. 15 octobre 2014. 59. Dans la lignée de la mimèsis d’Aristote (1990), de Gabriel Tarde (1993 [1890]) et de René Girard (2008). 60. Cité par http://www.francetvinfo.fr/monde/asie/crise-en-thailande/thailande-la- junte-veut-interdire-le-salut-de-the-hunger-games-devenu-symbole-de-la- revolte_613435.html. 61. http://www.liberation.fr/monde/2014/08/13/pourquoi-les-jihadistes-levent-ils-l- index-vers-le-ciel_1079820 ; pour la Tunisie, voir http://www.lemonde.fr/tunisie/ article/2014/10/26/vote-en-tunisie-les-gens-ont-appris-a-connaitre-les- partis_4512608_1466522.html, c. 11 janvier 2016. 62. http://rue89.nouvelobs.com/2014/10/11/politisation-doigts-jeux-mains-jeux- vilains-255409, c. 4 janvier 2015. 63. http://www.numerama.com/magazine/27268-google-depose-un-brevet-coeur- avec-les-mains-qui-concernera-glass.html, c. 2 janvier 2016. Précisons que si

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l’exposition du revers de la main dénote généralement un message négatif à l’adresse du destinataire, cette « loi » rencontre celle des contraintes mécaniques : que le lecteur tente de réaliser « un cœur » des deux mains pour s’en convaincre… 64. Ce mouvement était censé, ce que prévoyait une très ambitieuse charte graphique, reproduire l’encadrement (par surlignage et soulignement) du « FR » sur les affiches du candidat, et symboliser l’égalité. Lancé par un clip où des vedettes médiatiques et partisanes le reproduisent (voir : http://www.chartsinfrance.net/actualite/ news-78028.html, c. 2 mars 2013), il a fait la risée du Web, pour des raisons analogues au lipdub de l’UMP quatre ans plus tôt : pour nous, c’est surtout la mise en mouvement, au sens de « gesticulation mimismologique significative » (Jousse, 1978, p. 32), qui a déclenché cette moquerie (« une campagne à mourir de rire ») ; voir aussi la réaction dépitée de Serge Moati, qui évoque l’écart générationnel et politique séparant cette gesticulation partisane de la tradition du poing levé : http://www.dailymotion.com/ video/xo0eqx_ps-le-geste-de-trop_news, c. 7 septembre 2015. 65. http://rue89.nouvelobs.com/2014/10/11/politisation-doigts-jeux-mains-jeux- vilains-255409. 66. Ibid. 67. « Le salut à la romaine ou olympique », texte intégral : http://pierresidos.fr/ 2014/04/11/le-salut-a-la-romaine-ou-olympique/, c. 4 juin 2013. 68. Terme générique, variable selon les associations, mais aboutissant à la même position : « bras droit tendu vers le haut à 45 degrés ». Voir la photographie des Éclaireuses « au drapeau », dans les années trente : http://www.eeudf.org/centenaire/ local/cache-vignettes/L170xH102/1930_Eclaireuses_Salut_au_dapeau-8820b.jpg, c. 3 avril 2015 ; le « salut aux couleurs » est généralisé par Pétain en 1941 (Valenti, 2006). 69. « Scoutisme et fascisme… Rectification » (Le Chef, no 16-17, juin-juillet 1923 : http:// riaumont.eu/spip.php?article83), c. 3 avril 2015. Il s’agit là du « Salut au bâton ». 70. Voir le document vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=EjQbcLi2XJ4, c. 3 septembre 2015. 71. http://www.historia.fr/mensuel/803/salut-olympique-et-salut- nazi-24-10-2013-109301, c. 3 septembre 2015. 72. Extraits du procès-verbal de la séance de la Commission exécutive du CIO, 3 septembre 1946, p. 13 : http://library.la84.org/OlympicInformationCenter/ RevueOlympique/1946/BDCF1/BDCF1h.pdf, c. 3 septembre 2015. 73. http://dafina.net/gazette/article/vous-avez-le-salut-de-joinville-par-marine- journo, c. 4 septembre 2015. 74. http://rue89.nouvelobs.com/2014/10/11/politisation-doigts-jeux-mains-jeux- vilains-255409.

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AUTEUR

DENIS BARBET Laboratoire Triangle (UMR 5206 du CNRS)

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Entre espace urbain et espace numérique. La mobilisation immobile des Sentinelles contre le mariage homosexuel Between urban space and digital space. The motionless mobilisation of the Sentinelles against same-sex marriage Entre el espacio urbano y el espacio numérico. La mobilización inmóvil de las Sentinelles contra el matrimonio homosexual

Elisa Raschini

1 Cet article s’interroge sur la signification d’un geste qui, par son absence de mouvement, ne semble pas en être un : se tenir debout, immobile. Telle est l’action choisie par les Sentinelles pour se mobiliser en France depuis le 24 juin 2013. À compter de ce jour, par le biais des réseaux sociaux sur l’Internet, une mobilisation issue du collectif de la Manif pour tous (désormais LMPT) contre la loi ouvrant le mariage aux couples homosexuels s’est créée, dont la performance veut que chacun reste debout, immobile, en silence, espacé des autres, sans signe distinctif, devant des lieux symboliques de pouvoir (Place Vendôme à Paris, par exemple. Voir figure 1 ci-après).

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Figure 1. Des Sentinelles devant le ministère de la Justice à Paris.

© Elisa Raschini.

2 Se caractérisant par son immobilité, cette posture ne semble pas respecter le critère perceptif le plus saillant de la définition lexicographique du geste, « mouvement du corps », selon Le Petit Robert. Or, le critère cinétique, tout en étant pertinent, ne suffit pas, à lui seul, à définir la catégorie du geste. Il suffit en effet d’affirmer, avec l’ethnologue Bernard Kœchlin, que la posture est un geste « à cinématique nulle » (Kœchlin, 1991, p. 163) pour montrer le caractère aussi intuitif que fuyant de la notion de geste. B. Kœchlin nous offre aussi, grâce à sa notion de gestuelle, la possibilité de dépasser le seul critère cinétique : « par son pouvoir de matérialisation, par une mise en espace, ou une mise en volume », la gestuelle fonctionne comme « un passage obligé de tout processus de concrétisation d’un concept, dans toute transmission du sens, dans toute pratique ou technique issue d’une chaîne opératoire préfigurée » (Kœchlin, 1991, p. 170).

3 Le geste – y compris la posture – est ici pensé comme la « mise en volume » d’une signification. Nous nous interrogerons ainsi sur la signification de ce geste qu’est la posture des Sentinelles, telle qu’elle émerge du rapport entre « mise en volume » et dimension discursive. « Si quelque chose se passe, il ne suffit pas en effet de le décrire, mais il y a lieu de s’interroger sur ce que cela implique pour les acteurs ou les témoins de l’événement » (Londei et al., 2013, p. 13). Si la posture debout, « à l’origine de la plupart de nos gestes » (Carénini, 1991, p. 75), peut être considérée comme universelle et, en un sens, pré-culturelle, ce qui doit alors être questionné, lorsqu’on s’interroge sur sa signification, est moins sa description que le rapport entre ce qui est montré sur la place et ce qui est dit en discours : l’articulation entre mise en scène et mise en mots.

4 Nous aborderons cette question sous l’angle sémantico-discursif en tentant de mettre en lumière, par une démarche analytique et heuristique, des cheminements de sens

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entre les différentes productions langagières au niveau lexical, syntaxique, énonciatif, mémoriel. Nous tenterons de reconstituer certains de ces trajets, en diachronie et en synchronie, pour contribuer à la compréhension de la « vaste narration » – selon l’expression de Jacques Guilhaumou (2006, p. 121) – qui concerne, crée et déploie en discours un objet en tant qu’événement discursif : en l’occurrence, celui de la mise en scène des Sentinelles.

5 Nous étudierons le discours des Sentinelles ou de ceux qui, en parlant d’elles, se réclament des mêmes positionnements idéologiques. Les Sentinelles utilisent des tweets, elles publient des posts depuis leur page Facebook et des textes sur des sites internet. Alors que les tweets sont plutôt mobilisés pour le témoignage et le commentaire synchronique et collectif des faits, les posts sont plutôt choisis pour la diffusion d’informations, de manifestes idéologiques et de chartes régulatrices. Différentes quant au caractère plus ou moins horizontal et participatif des échanges, ces productions langagières sont réunies par leur lien constitutif à la dimension numérique et technologique dans laquelle elles se réalisent. Leur technodiscursivité (voir Paveau, 2013a) n’affecte pas seulement le langage (notamment par la présence de l’hypertextualité des technomots et des liens cliquables) : elle affecte aussi, d’un autre point de vue, la modalité dont les plus récents mouvements sociaux envisagent et organisent leur propre action (voir Castells, 2012). La technodiscursivité permet en effet à chaque individu non seulement de prendre connaissance des faits, mais aussi de prendre la parole, en adhérant et en contribuant ainsi de manière plus autonome et plus réfléchie aux revendications du groupe. Nous nous intéresserons ici non aux caractéristiques spécifiques du technodiscours des Sentinelles (qui mériterait une étude à part entière), mais à cet « espace hybride » d’action (Castells, 2012, p. 11), à la fois technologique, culturel, idéologique et matériel, qui se déploie entre l’espace urbain et l’espace numérique et dans lequel se construit la signification de la posture des Sentinelles.

6 Nous mobiliserons aussi partiellement le discours de la presse quotidienne nationale française en nous demandant comment la signification de la posture des Sentinelles, élaborée dans la relation entre discours et mise en scène, est ailleurs saisie, représentée, transformée.

7 Dans un premier temps, nous étudierons les caractères spécifiques, dits et montrés, de la mise en scène des Sentinelles par rapport à celle des Veilleurs, le groupe avec lequel les Sentinelles reconnaissent un lien de filiation idéologique, ainsi que par rapport à celle du standing man d’Istanbul en 2013, dont la modalité les a directement inspirées.

8 La complexité de la posture des Sentinelles nous amènera à prendre séparément en compte ses différents aspects – la station verticale et immobile, l’espacement, le silence et l’absence de tout signe distinctif. Il s’agit cependant d’une nécessité déterminée par la démarche d’analyse : en réalité, la signification de cette posture découle évidemment de l’articulation entre ses diverses caractéristiques.

9 Dans un deuxième temps, nous reviendrons sur ces caractéristiques pour analyser les fonctions dont cette posture se trouve investie lorsqu’elle est montrée sur la place et dite en discours.

10 Le corpus se compose de tweets, de posts sur le réseau social Facebook, d’extraits de sites internet, publiés par les Sentinelles ou par des énonciateurs sympathisants. La vaste profusion des technoproductions langagières sur ce sujet – en particulier sur Twitter et Facebook –, qui plus est sur une période de plus de deux ans, nous impose

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cependant, pour commencer, de soumettre le corpus contextuel de référence à des critères sélectifs bien définis.

11 Le premier est événementiel : seules ont été retenues les productions langagières produites à l’occasion et aux alentours de dates clés. En particulier, ont été examinés les tweets et les posts produits le jour même de la première manifestation des Sentinelles (24 juin 2013), ou les jours ayant immédiatement suivi, ou encore à l’occasion du premier et du deuxième anniversaire de cette manifestation. De même, les dates situées aux alentours du 1er septembre 2013 ont été prises en considération, lorsque les Sentinelles ont acquis leur nom en abandonnant leur ancienne désignation de Veilleur(s) debout.

12 L’autre critère est thématique : seuls ont été retenus les tweets, posts et documents numériques portant sur la mise en scène des Sentinelles.

13 Ces technoproductions langagières sont plurisémiotiques (Paveau, 2013a) : c’est pourquoi, tout en présentant ces productions en dehors de leur environnement numérique complet (en raison notamment de la difficulté de tout reproduire par capture d’écran), nous avons jugé nécessaire, lors de l’analyse du corpus d’étude, de signaler la présence d’images accompagnant certaines de ces productions langagières ainsi que de garder, pour les tweets, la saillance des liens hypertextuels et des hashtags par les caractères gras (mais il manque notamment les avatars). Observons enfin que la présence des hashtags permet la constitution de sous-corpus-tweets thématiques dont la cohérence découle de l’activité métalinguistique et technodiscursive des twitteurs eux-mêmes (Zappavigna, 2012) : en choisissant d’employer un hashtag (#sentinelles, par exemple), ceux-ci signalent leur « affiliation diffuse » à une communauté ayant des intérêts communs (voir aussi Paveau, 2013a).

14 Les mêmes critères ont été adoptés pour le corpus de presse (rappelons que, dans notre étude, ce dernier fonctionne comme un sous-corpus contrastif par rapport au corpus « Sentinelles »). Dans ce cas, en puisant dans la base de données Europresse, nous avons retenu les articles publiés par quatre quotidiens nationaux (Le Monde, Libération, Le Figaro, La Croix) au sujet de la posture des Sentinelles depuis le 24 juin 2013 et au cours des mois de juin et juillet 2013 (ainsi qu’à l’occasion des anniversaires, les 24 juin 2014 et 2015) et aux alentours du 1er septembre 2013.

15 Le corpus d’étude puise dans ce corpus de référence pour proposer l’analyse de certaines de ces productions langagières, organisées en fonction des cheminements de sens dégagés.

La mise en scène des Sentinelles

16 Les Sentinelles s’inscrivent dans la mouvance des groupes de contestation nés de LMPT, tels que le Printemps français ou d’autres groupes dont la reconnaissance passe par des signes vestimentaires comme l’écharpe blanche des Mères Veilleuses ou, en polémique avec les Femen, les vestes blanches des Antigones, le torse nu et le masque blanc des Hommen.

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Des Veilleurs aux Sentinelles

17 Les Sentinelles se sont d’abord appelées « Veilleurs debout » : par cette désignation, une filiation était revendiquée avec les Veilleurs, groupe issu de LMPT et organisé par de jeunes animateurs cultivés et fortement marqués par le catholicisme (Tartakowsky, 2014, p. 189). Le tout premier Veilleur debout est lui-même un Veilleur.

18 Les Veilleurs commencent à manifester le soir du 16 avril 2013 par solidarité avec des militants interpellés lors d’une manifestation contre le projet de loi du gouvernement socialiste autorisant le mariage des couples homosexuels. Plus généralement, ils manifestent en faveur d’un programme d’« écologie humaine » qui récuse l’individualisme et le dérèglement de la modernité (Tartakowsky, 2014).

19 Tout en s’inspirant des principes et des modes de la non-violence qu’ils revendiquent souvent, notamment par référence à Gandhi, les Veilleurs et les Veilleurs debout n’occupent pourtant pas l’espace de la même manière. Alors que les Veilleurs sont assis par terre, les Veilleurs debout choisissent la station immobile et debout ; les Veilleurs restent ensemble, les uns à côté des autres, tandis que les Veilleurs debout préconisent l’espacement des manifestants ; enfin, les Veilleurs lisent, chantent et exposent des textes sur des banderoles (sans hésiter à s’approprier des auteurs traditionnellement de gauche comme Gramsci), alors que les Veilleurs debout s’imposent le silence et l’absence de tout signe distinctif.

20 Les Veilleurs debout naissent à la suite de l’arrestation de Nicolas Bernard-Buss, jeune Veilleur incarcéré le 19 juin 2013 lors d’une manifestation contre le mariage homosexuel. Par solidarité, l’un de ses camarades, médiatisé sous le nom de Jean- Baptiste, manifeste debout devant le ministère de la Justice le 24 juin 2013. L’appropriation de l’espace public en tant que lieu du faire politique passe alors non seulement par la présence de Jean-Baptiste sur la place Vendôme, mais surtout par le rassemblement de voix autour de lui qui se lèvent et circulent à travers les réseaux sociaux et qui participent à la mise en discours de la posture du premier Veilleur debout. Les premiers tweets sont diffusés le jour même, par exemple : Pierre-Yves @PYves_P 24 juin 2013 Il résiste, immobile, dvt le ministère de la justice. N’hésitez pas à le rejoindre & à prendre le relai ! #onlacherien berdoeuves 24 juin 2013@ نBeabeяtن Venez soutenir le manifestant immobile. Ministère de la justice. @Les_Veilleurs #onlr #PourLesMômes #veilleurs

21 Une photographie du jeune manifestant accompagne ces deux tweets : vu de dos, les mains dans les poches, son sac à dos posé entre ses jambes, il fait face au ministère de la Justice. Tel un badge, une petite pancarte écrite à la main et appuyée à ses pieds, derrière lui, porte l’inscription : « veilleurs ». Commence ainsi une forme de manifestation qui ne sera toutefois plus celle des Veilleurs.

22 Très peu de temps après, la présence de Jean-Baptiste devient un événement discursif officialisé par la création du hashtag #veilleurdebout : le choix de la désignation est déterminé par la posture. Par son pouvoir mimétique, cette désignation fonctionne dès lors comme une catégorisation fondée sur une procédure de reconnaissance perceptive (Conein, 2005). On retrouve, dans les tout premiers tweets du 24 juin, des messages qui, en même temps qu’ils prescrivent d’employer cette nouvelle désignation pour

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catégoriser et supporter l’individu solitaire posté devant le ministère de la Justice, préconisent aussi la formation, sur place, d’un groupe autour de lui : ن @Beabeяtberdoeuves 24 juin 2013ن Utilisez le mot #veilleurdebout pour @jbrristou et tous ceux qui prendront la suite. Lazarus @EsperanceParis 24 juin 2013 #veilleurdebout est hashtag pour soutenir @jbrristou debout depuis 4 h devant Min de justice. Qui peut prendre relais tt de suite ? #Veilleurs

23 L’isolement de Jean-Baptiste ne dure pas longtemps : alors que sa photo et l’annonce de sa présence sur la place Vendôme commencent à circuler dans les réseaux sociaux, d’autres militants le rejoignent. Un deuxième hashtag est alors créé, au pluriel cette fois : #veilleursdebout. Jean-Baptiste lui-même s’en sert aussitôt dans plusieurs tweets rédigés ce jour-là, dont celui-ci : JB Tourris @jbrristou 24 juin 2013 #veilleursdebout veille depuis 5 h devant ministère de la justice, qui ferme maintenant ses portes. #resitance#ONLR. On reprend bientôt.

24 Le verbe au singulier, veille, se combine au sujet pluriel Veilleursdebout. Chacun peut désormais être reconnu comme « veilleurs debout », comme représentant d’un groupe dont l’existence est consacrée au niveau discursif par l’acte de désignation, ainsi que par l’affiliation via le hashtag, avant même qu’elle ne soit confirmée par le nombre des manifestants et la durée de leur présence sur la place. Ce processus correspond à ce que dit M. Castells (2012) à propos de la fonction constructive des espaces virtuels de communication permettant la production du sens autour des mouvements sociaux avant même que ceux-ci n’occupent concrètement l’espace public.

25 Nicolas Bernard-Buss est libéré le 9 juillet 2013. Mais les Veilleurs debout ne cessent pas leur mobilisation : ils demandent désormais l’abrogation de la « loi Taubira » (loi no 2013-404 du 17 mai 2013) ouvrant le mariage aux couples de personnes du même sexe, tout en s’opposant notamment à la procréation médicalement assistée (PMA) pour les couples homosexuels, à la gestation pour autrui (GPA) pour tous, à l’évocation des questions de genre dans l’éducation publique, à l’euthanasie.

26 Peu de temps après leur première apparition, les Veilleurs debout changent de nom. De nombreux tweets le signalent, dont notamment celui-ci, qui présente de nouveau la combinaison entre les hashtags nominaux de l’apposition et de l’attribut du sujet, d’une part, et le sujet et le verbe au singulier, de l’autre : Vladimir @vladimir651418 31 ago 2013 La veillée étant terminée, #Veilleurs je deviens #Sentinelles place Vendôme

27 Alors que les tweets relaient l’information du changement de nom, la page Facebook est investie d’une fonction explicative, rapide et exhaustive à la fois, quant aux raisons de ce changement. On y apprend que c’est sous l’influence d’autres groupes étrangers – en particulier les Sentinelle in piedi en Italie et les Centinelas de pie en Espagne (à leur tour inspirées par les Veilleurs debout) – que le mot sentinelle (qui était déjà, depuis juin 2013, le nom d’un compte Twitter ayant comme avatar l’image du premier Veilleur debout sur la place Vendôme) est adopté le 31 août 2013, lors de l’allocution prononcée à l’issue de la « marche » des Veilleurs. Ce changement permet à la fois d’affirmer une sensibilité culturelle (et de chercher une visibilité médiatique) transnationale tout en marquant une différence par rapport aux Veilleurs :

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POURQUOI « Les Sentinelles » ? – par solidarité avec l’Italie et l’Espagne qui partagent le même combat (Sentinelle in piedi, Centinelas de pie) – pour éviter la confusion entre Veilleurs et Veilleurs Debout, et laisser aux Veilleurs leur spécificité et le rayonnement qu’ils méritent. […] QUEL CHANGEMENT ? > Veiller debout est un mode d’action libre et spontané. Il n’appartient à personne. Tous ceux qui veulent veiller debout le font pour les raisons qui leur appartiennent. 1

28 Pour les Sentinelles, il ne s’agit pas de faire bloc (tous ensemble, assis, coude à coude), mais d’affirmer un mode d’action plus individuel, quoique concerté, hérité des Veilleurs debout : Le veilleur debout ne porte pas de signe distinctif et ne fait pas de récupération, il comprend que chaque action est spontanée et que chacun est libre.2

29 La revendication du caractère singulier et autonome de la manifestation, et surtout l’absence de signes distinctifs, tout en marquant une différence par rapport aux Veilleurs, semblent fonctionner comme la réalisation concrète du « processus d’individuation » qui, selon Danielle Tartakowsky (2014, p. 196-197), caractérise les manifestations de droite : chaque manifestant intervient selon sa propre conscience, sans se réclamer d’une tradition, d’une histoire sociale ou politique commune. Cette « an-historicité assumée », ce refus « d’introduire le temps de l’histoire, propre à contrevenir à celui de la nature », serait, selon D. Tartakowsky, l’expression de la défense d’un ordre social considéré comme naturel et immuable (et qui serait représenté, par exemple, par « l’épanouissement de l’enfant au sein de sa famille biologique »)3.

30 Mais le changement de nom instaure aussi un rapport plus complexe entre les Sentinelles et les Veilleurs debout, entre continuité du mode d’action et effets désignatifs de transformation.

31 Bien que la désignation sentinelle n’affirme plus de manière transparente le caractère de la station debout, celui-ci demeure un trait distinctif qui accuse la continuité entre les deux mouvements. Les Sentinelles ne cessent de se revendiquer de cette posture, par exemple à l’occasion de leur deuxième anniversaire : #2ansDEBOUT ! Les # Sentinelles fêtent leur 2 ans de mobilisation le mercredi 24 juin 2015 place Vendôme, dès 19 h 30. Merci de vous inscrire sur l’événement facebook et/ou de le PARTAGER au maximum ! # ONLR .4

32 Le hashtag #2ansDebout transforme l’anniversaire des Sentinelles en événement discursif tout en confirmant que leur reconnaissance se fonde sur la mise en scène de la station debout. Le hashtag #ONLR (on ne lâche rien) est, quant à lui, un slogan sous forme de sigle largement utilisé par toute LMPT qui, dans sa version non standard – on lâche rien – était d’abord celui du candidat du Front de gauche Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle de 2012. Là encore, on assiste à un processus d’appropriation par la droite des symboles de la gauche (rappelons aussi la citation de Gramsci faite par les Veilleurs) ou, selon D. Tartakowsky, au caractère désormais interchangeable de ces symboles dans un processus d’estompage progressif des différences formelles entre manifestations de droite et de gauche (2014, p. 194).

33 En ce qui concerne les effets désignatifs de transformation, on constate que le mot sentinelle semble inscrire le groupe dans une dimension plus conflictuelle. Alors que,

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pour Veilleurs debout, la mémoire du discours évangélique (la veillée de Jésus dans Mathieu 26, 40-41 : « Demeurez ici et veillez avec moi. […] Veillez et priez afin de ne pas tomber au pouvoir de la tentation ») semblait susciter la représentation d’un groupe caractérisé par une attitude de recueillement attentif, la nouvelle désignation sentinelle contribue, au niveau lexical aussi bien qu’interdiscursif, à une représentation plus belliqueuse (quoique toujours non violente) de l’action de ce groupe. Elle semble porter la mémoire du discours vétéro-testamentaire – « Fils d’homme, je t’établis guetteur pour la maison d’Israël […] » (Ézéchiel 3, 17)5 – et renvoyer, par sa propre signification lexicographique (le soldat « chargé de faire le guet » et de « protéger un lieu public », selon Le Petit Robert), à une fonction de défense dans une situation de conflit. Cette représentation peut également surgir du discours lui-même des Sentinelles, lorsqu’elles recourent au répertoire lexical de la guerre (défendre, donner l’alerte, sauver la Cité) pour définir leur fonction : Les Sentinelles se dressent pour défendre l’Homme et la civilisation.6 Les Sentinelles sont des guetteurs, résolus à donner l’alerte pour sauver la Cité [...].7

34 Une représentation militaire est d’ailleurs déjà entretenue par la pratique des Veilleurs debout (et perpétuée par les Sentinelles, en mode Veilleur debout selon leur manifeste « Attitude ») par la disposition spatiale choisie et prescrite : Sentinelles ne forment pas de groupe compact mais font en sorte d’être espacées les unes des autres de quelques mètres.8

35 Déterminée par le souci de contourner la loi réprimant les attroupements non autorisés, une sorte d’organisation proxémique et de chorégraphie statique se crée ainsi, qui n’est pas sans rappeler la disposition collective des soldats à la parade : la posture debout du soldat acquiert toute sa signification, comme l’observe Georges Vigarello, lorsque chaque corps, chaque posture, sont placés en relation avec les corps et la posture debout des autres soldats. Se dessine ainsi un schéma corporel qui n’est pas celui de la masse amorphe mais de l’orthogonalité : l’incorporation visible et ostentatoire de la rectitude morale se fait par « l’acquisition renforcée de principes d’ordre rigoureux et collectifs » (Vigarello, 2004, p. 56).

36 Enfin, tant pour les Veilleurs debout que pour les Sentinelles, la mise en scène repose sur le silence observé dans des lieux typiquement politiques et constitutivement liés à la parole. Ce choix inscrit les Veilleurs debout et les Sentinelles dans une forme de manifestation désormais bien connue : la Silent Parade des Afro-Américains à New York en 1917 ou, comme le rappellent Denis Barbet et Jean-Paul Honoré (2013), le silence de la Marche du Sel de Gandhi en 1930 ou celui des « cercles de silence » des frères franciscains de Toulouse depuis 2007 contre les conditions de vie des étrangers placés en centre de rétention. Mais le silence de ces « cercles » se laisse généralement occuper par du discours écrit et affiché (pancartes explicatives, tracts, banderoles), alors que le silence des Veilleurs debout / Sentinelles se donne, en général, comme exclusif : il s’associe en effet à l’absence de tout signe distinctif (y compris linguistique). Ce silence n’échappe pourtant pas au régime du dire. Proclamé comme tel, il est constamment parlé ailleurs, dans et par le discours que les Veilleurs debout / Sentinelles produisent à son propos9. Bien qu’occasionnellement, il est parfois même interrompu au cours même de la mise en scène : par exemple, par la pancarte « veilleurs » du premier manifestant, par des artefacts langagiers comme la paire de chaussures d’un Veilleur debout portant le sigle ONLR photographié et relayé par plusieurs tweets le 1er juillet 2013, ou encore comme la chanson diffusée dans une vidéo sur la mobilisation des Veilleurs debout le matin du 29 juin 2013, lorsque certains manifestants ont entonné la Strasbourgeoise,

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chant militaire d’une petite fille de Strasbourg revendiquant fièrement son identité française face à l’ennemi allemand lors de la guerre franco-prussienne de 187010.

Le Duranadam et les hommes debout

37 Station debout et immobile, espacement, absence de signe distinctif et silence sont donc préconisés et prescrits dans le discours des Sentinelles. Cette performance n’est cependant pas une forme inédite d’action, mais s’inspire de celle du standing man (ou duranadam) de la place Taksim à Istanbul. Le 17 juin 2013, le chorégraphe et artiste Erdem Gündüz est resté debout pendant plusieurs heures, en silence, devant le Centre culturel Atatürk de la place Taksim à Istanbul, pour manifester contre le projet gouvernemental de reconstruction d’une ancienne caserne à la place du Parc Gezi et pour exprimer son indignation après la répression tragique du 31 mai 2013. D’abord inobservé, il est ensuite remarqué et photographié : sa photographie (vu de dos, les mains dans les poches, son sac à dos posé entre ses jambes : c’est bien l’image qui a inspiré la posture du premier Veilleur debout) est très vite relayée par les réseaux sociaux – avec la création du hashtag #duranadam – selon un processus qui, tout en faisant du duranadam une icône de la résistance non violente contre les exactions du gouvernement turc, le transforme en événement iconographique, discursif et politique. La filiation entre le duranadam et les Veilleurs debout est vite signalée, notamment sur Twitter. Voici un exemple : Pierre LazaЯ

38 Le processus discursif d’acclimatation du duranadam au contexte français passe ici par la référence au veilleur debout désigné par le mot duranadam et qualifié par son identité nationale (français) ou, ailleurs, par le recours à la traduction française du mot duranadam pour qualifier les Sentinelles, comme dans ce communiqué de presse posté un an après, le 24 juin 2014 : Ces courageux « hommes debout » continueront à se mobiliser malgré les tentatives d’intimidation de la Préfecture de Police.11

39 Sans entrer dans l’analyse historique de la contestation turque autour du parc Gezi, soulignons que la similitude de performance entre le duranadam et les Veilleurs debout ne doit pas faire oublier l’opposition entre une manifestation dénonçant la violence répressive d’un pouvoir réactionnaire – le gouvernement turc, comme le souligne Zeynep Gambetti (2014), n’hésitait d’ailleurs pas à mobiliser massivement dans son discours la représentation de la famille traditionnelle comme socle de l’ordre social et comme rempart contre une jeunesse turque en détresse – et une manifestation qui, dénonçant certes un État socialiste jugé répressif, s’oppose à un changement social perçu comme menaçant l’ordre et les valeurs sociales traditionnelles.

40 Par ailleurs, la mémoire sémantique resurgit parfois pour relier la posture du Veilleur debout à celle du tankman, l’homme inconnu qui a fait face, debout, aux chars de la place Tian’anmen le 5 juin 1989. L’emploi d’un mot-événement toponymique (Moirand, 2007) comme « Tian’anmen » ou l’utilisation de la célèbre photo de cet homme devant les chars dans certains tweets permettent alors d’inscrire les Veilleurs debout dans la tradition des manifestants héroïques debout : Guido.dC @Menfain 25 juin 2013 Souvenez vous de l’homme de Tian’anment, il n’avait que ses deux jambes et son courage

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La mise en scène des Sentinelles dans la presse

41 En s’inspirant du duranadam, les Veilleurs inscrivent leur posture debout sur la place Vendôme dans les « moyens d’action qui ont déjà leur histoire » (Tilly, 1984, p. 103) : ils mobilisent ainsi le répertoire des militantismes non violents ainsi que de ceux qui, récusant le conflit ouvert, visent « à convertir un public à la justesse de la cause défendue […] sans jamais être agressifs », comme l’explique Lilian Mathieu (2011, p. 47). Ces mouvements cherchent traditionnellement la plus large visibilité médiatique en recourant à des formes de « théâtralisation » comme les happenings et les performances.

42 Or, la presse nationale française peine à parler des Veilleurs debout : les articles consacrés à leur première mobilisation sont tardifs et aucun journal ne traite ni de l’adoption du nom Sentinelles, ni des rassemblements d’anniversaire. Les Sentinelles elles-mêmes entretiennent un rapport conflictuel avec la presse : rappelons, sans pouvoir l’analyser comme elle le mériterait, la critique faite par les Sentinelles de la « désinformation médiatique » dont elles s’estiment les victimes. Dans un post publié sur Facebook le 25 juin 2014, elles s’en prennent à un article paru le même jour (« Debout et immobile : la nouvelle forme de contestation en vogue ») dans Le Figaro, qui est pourtant le journal le plus sensible à leurs revendications. Ce post souligne, correcteur jaune à la main, les nombreuses inexactitudes qui émaillent l’article, notamment celle qui consiste à ne jamais nommer les Sentinelles et à ne parler que des « veilleurs »12.

43 Au cours des mois de juin et juillet 2013 – alors que les tweets et les posts sur Facebook se multiplient à leur sujet –, la presse la plus critique à l’endroit de LMPT ne leur consacre aucun article ni aucune description spécifique (deux articles sont cependant publiés au sujet de la constellation de groupes issus de LMPT, sans aucune description des Veilleurs debout, dans l’édition du 17 juillet 2013 du Monde).

44 La presse plus sensible aux positions catholiques ne consacre que quelques lignes à la posture des Sentinelles. Parmi les articles de La Croix sur les manifestants issus de LMPT (24 juin 2013, 5, 6, 9, 10, 12, 18 juillet 2013), deux seulement décrivent brièvement la posture des Veilleurs debout. L’un des deux (9 juillet 2013) souligne seulement l’alignement des manifestants ; l’autre (même édition) sollicite une représentation non prototypique de cette manifestation en recourant aux formes de la négation portant sur certains aspects (voix, banderoles) typiquement associés au répertoire d’une manifestation : Postés à quelques mètres les uns des autres, ne se parlant pas entre eux, n’arborant pas de signes distinctifs, ils posent davantage de difficultés aux policiers que les autres manifestants.13

45 Le Figaro – qui est d’ailleurs le seul journal soulignant l’héritage du duranadam chez les Veilleurs debout (2 juillet 2013) – est aussi celui qui parle le plus des Veilleurs debout (2, 4, 9, 10, 12, 13, 23, 24, 27 juillet 2013) en décrivant (quoique rarement) leur posture : Ils ne scandent aucun slogan, ne déploient aucune banderole, n’arborent aucun signe de ralliement. Ils n’ont l’air de rien comme cela, impassibles, les mains dans les poches, une cigarette aux lèvres ou un livre sous le bras. […] Ils ne manifestent pas ; ils « veillent » tout simplement. Debout.14

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46 Ici encore, les négations abondent pour décrire la posture des Veilleurs. La marche, les cris et les slogans typiques des manifestations sont remplacés par l’immobilité et le silence : ces éléments se donnent d’abord en tant qu’absence signifiante (Poyatos, 2002, p. 305). La négation porte enfin sur l’action elle-même (ils ne manifestent pas) et précède une rectification – ils « veillent » – : si les guillemets signalent le dire d’autrui, c’est le journaliste lui-même qui souligne par la suite l’évidence de la signification de cette action (tout simplement) ainsi que sa modalité, présentée comme déroutante : debout est en effet placé après le point final, en position isolée, marquée, sollicitant au niveau prédiscursif une opposition avec les modalités plus traditionnelles d’une manifestation (défilés ou sit-in).

47 Quelques jours plus tard, un autre article se borne à évoquer la pose des Veilleurs debout : Mardi soir, alors que la trentaine de « veilleurs debout » place Vendôme apprenait la libération de Nicolas, la quasi-totalité d’entre eux, après un soupir de soulagement, reprenait immédiatement la pose.15

48 La pose, comme une sorte de caractère prototypique des Veilleurs debout, leur est ainsi désormais associée : l’évidence dispense de la description. La pose a ses formes qu’il n’est plus utile de rappeler ; la pose a aussi sa fonction, sa signification : comme l’affirme le titre même de l’article, il s’agit d’un faire face.

La polémique des Sentinelles

49 Le conflit qu’engagent les Sentinelles contre le gouvernement et le « mariage pour tous » s’exprime aussi bien dans leur discours que dans la pose elle-même : exhibée devant les lieux symboliques du pouvoir, celle-ci se charge d’une fonction polémique (quoique physiquement non violente) au sens que Ruth Amossy donne à cette notion (2014, p. 51) : « antagonisme des opinions », « opposition de discours » autour d’une question d’actualité impliquant des enjeux de société. Cette pose met en scène, montre la dichotomie, « dans un face-à-face où elles [les parties] campent sur des positions inconciliables » (Amossy, 2014, p. 57). La fonction polémique de cette posture est souvent dite en discours (ici, par exemple, par la mobilisation d’un paradigme d’opposition : désaccord, défi) : La Sentinelle exprime spontanément son opinion ou son désaccord politique par sa posture, statique et pacifique […].16 Les Sentinelles se tiennent debout, immobiles, espacées les unes des autres, sans slogan ni signe distinctif face à des lieux symboliques, tel un défi au pouvoir en place.17

50 La posture est aussi, pour les Sentinelles, un acte de résistance non violente contre les décisions gouvernementales qu’elles stigmatisent : destruction, dénaturation, atteinte, endoctrinement signifient, dans leur argumentation, la décomposition violente de l’ordre « naturel » : Nous témoignons à notre façon de notre Résistance inébranlable face aux tentatives de destruction de la Famille Père/Mère/Enfant – socle de notre civilisation – par la dénaturation du Mariage, l’atteinte à la dignité humaine (euthanasie, marchandisation du corps avec la PMA ou la GPA, manipulation de l’embryon humain…) ou encore l’endoctrinement des enfants à l’idéologie du Genre dès la petite enfance.18

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51 Souvenons-nous de la nouvelle « Deux amis » de Maupassant. Comme l’observait Algirdas Julien Greimas à propos des deux pêcheurs qui restent debout et immobiles face à l’officier prussien qui les interroge, la posture debout n’est pas anodine : « La station “debout” […] prend des allures d’un faire somatique signifiant, d’un “faire face” […] ni l’“immobilité” ni la station “debout” ne sont ici des attitudes corporelles “naturelles” » (Greimas, 1976, p. 212). La posture debout est donc polémique : c’est un faire face – faire face à l’ennemi prussien, aux tanks de Tian’anmen, à la répression du parc Gezi, à la menace représentée par ce que les Sentinelles considèrent comme le symbole des abus du pouvoir, le ministère de l’Injustice, selon leur propre expression.

La vertu du silence

52 Le silence qui caractérise la station debout dans « Deux amis » est un silence qui montre le choix de ne pas dire et supporte le poids d’une parole consciemment retenue. Le silence des Sentinelles, en revanche, est un silence qui, toujours pointé par leur discours, vise à montrer qu’il est à l’œuvre en tant qu’absence proclamée de parole. Dans le tweet suivant, par exemple, c’est en particulier un hashtag adjectival qui se charge de dire ce silence caractéristique : Les Sentinelles @Sentinelles_fr 18 juillet 2013 En #resitancepacifique le #veilleurdebout reste #silencieux parle pas chante pas joue pas avec crs. Son silence est sa force irrépressible.

53 « L’éloquence n’est pas seulement affaire de mots mais aussi affaire de silences qui en disent long » (Le Breton, 1997, p. 79) : le silence des Sentinelles est censé dire beaucoup, mais il semble ne pas se suffire à lui-même puisqu’il est constamment signalé, invoqué, expliqué par leur propre discours (l’existence et le nom du site « pourkoijeveille », géré par des Veilleurs et des Veilleurs debout, suffisent d’ailleurs sans doute à montrer l’urgence explicative du discours, notamment à propos du silence). Nombreux sont les moments où les Sentinelles s’efforcent d’éclairer les différents sens de leur silence, dont par exemple : […] nous nous indignons contre l’injustice et les mensonges de nos dirigeants, en les toisant pacifiquement devant des lieux symboliques et des institutions de l’État.19

54 Le sentiment d’indignation dont les Sentinelles peuvent charger leur silence semble confirmer ce qu’observe M. Castells (2012) à propos des mouvements sociaux : ceux-ci, tels Occupy Wall Street ou les indignados d’Espagne, naissent sous l’impulsion d’une expérience émotionnelle individuelle qui cherche à être partagée. Mais le silence dont il est question ici ne se donne pourtant pas sous la forme de la spontanéité : explicitement dit20 et clairement affiché en discours, il passe, selon une opposition encore soulignée par Christian Plantin (2011), du niveau émotionnel au niveau émotif, réfléchi, stratégique. Pour les Sentinelles, ce niveau se déploie à la fois en discours et dans la rue. Au lieu de crier leur indignation, elles se taisent en la disant en discours : Parce qu’un long silence vaut parfois mieux qu’un grand discours, nous nous relayons, debout face à des lieux de pouvoirs […].21

55 Ce silence ne cède pas à l’émotion représentée par le stéréotype sémiologique des cris, ni n’affiche d’ailleurs un état an-émotionnel, mais cherche à se montrer vertueux et persuasif par sa contenance émotive. La vertu discursive (Paveau, 2013b) qui consiste à faire preuve de tempérance au niveau langagier, longuement entretenue par la

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tradition rhétorique et maintenue au niveau prédiscursif, se trouve dans le silence qui met en scène la résistance indignée aussi bien que dans les mots qui le manifestent.

Entre mise en volume et mise en mots

56 En distinguant le geste de l’agir et du faire (selon une opposition proposée par Giorgio Agamben), les éditeurs de l’ouvrage Des gestes en histoire considèrent que « le geste ne peut se réduire ni à une manière de produire, ni à une manière d’agir, mais doit être envisagé en tant qu’il symbolise la volonté d’assumer et de supporter un ensemble de valeurs, une certaine vision du monde » (Ambroise-Rendu et al., 2006, p. 13). En ce sens, par les différentes fonctions dont elle se charge, toutes dites et imbriquées les unes dans les autres dans cette mise en scène complexe (polémique du corps qui fait face, résistance de la station debout, autonomie des manifestants qui n’affichent aucun signe distinctif, indignation, notamment, du silence), la posture des Sentinelles peut être considérée comme un geste de vigilance et d’opposition vis-à-vis de ce qu’elles considèrent comme les dérives de la modernité (dont le mariage des couples homosexuels).

57 Ce geste, comme nous avons essayé de le montrer, n’est pas l’épiphénomène corporel d’un discours qui interviendrait pour l’éclairer, mais correspond plutôt à une « mise en volume » des corps qui se combine constitutivement à une « mise en discours » des manifestants numériques.

58 En cela, la modalité par laquelle les Sentinelles échangent, s’organisent et se mobilisent rejoint celle, analysée par M. Castells (2012), des plus récents mouvements contestataires (Occupy Wall Street, les indignados, le Printemps arabe), au-delà des traditionnelles oppositions droite-gauche. Le « processus d’individuation » par lequel chacun intervient de manière singulière, autonome, ne caractérise finalement pas seulement les manifestations de droite (qui peuvent pourtant certes se distinguer par leur « an-historicité » idéologique), mais semble commun à tous les mouvements sociaux récents, lorsque ce processus est contrecarré par l’affiliation des individus à des réseaux culturels communs (Farro, 2014, p. 23). Se créent ainsi des espaces hybrides d’action et de production de sens dont l’architecture est, aujourd’hui, celle de l’espace urbain mais aussi celle, numérique, technodiscursive, des sites et surtout des réseaux sociaux sur l’Internet. Consolidés par des revendications idéologiques (politiques et religieuses) encore pugnaces, ces espaces ont contribué à la visibilité, à la structuration, à la signification des premières performances des Veilleurs debout (malgré une presse parfois inattentive) et ne cessent, pour le moment, de cimenter la continuité de cette mobilisation.

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NOTES

1. https://fr-fr.facebook.com/lessentinelles/posts/607808715932555, 31 août 2013. Tous les liens internet ont été vérifiés le 10 novembre 2015. 2. http://pourkoijeveille.net/pour-comprendre/ce-que-nous-sommes-aujourdhui/ charte-des-veilleurs-debout. 3. http://pourkoijeveille.net/pour-comprendre/ce-que-nous-sommes-aujourdhui/ manifeste-des-sentinelles. http://fr-fr.facebook.com/lessentinelles . 5. La Bible, traduction œcuménique, 1988, Paris, Société biblique française et Cerf. 6. http://pourkoijeveille.net/pour-comprendre/ce-que-nous-sommes-aujourdhui/ manifeste-des-sentinelles/. 7. http://www.lejdv.fr/annonce-creation-les-sentinelles. 8. http://pourkoijeveille.net/attitude-de-la-sentinelle-en-mode-veilleur-debout/. 9. Nous y reviendrons dans le paragraphe « La vertu du silence ». 10. https://www.youtube.com/watch?v=AGry2qqhjio. 11. https://www.facebook.com/events/1430623770536319/permalink/ 1437726099826086/. 12. https://www.facebook.com/lessentinelles/photos/a. 608244232555670.1073741835.603529186360508/773051509408274/?type=3&theater. 13. La Croix, « Militants et policiers s’opposent sur le bien-fondé des interpellations », 9 juillet 2013. 14. Le Figaro, « Mariage gay : les anti réinventent la contestation », 2 juillet 2013. 15. Le Figaro, « Les “veilleurs” restent debout “face aux autres injustices” », 10 juillet 2013. 16. http://pourkoijeveille.net/attitude-de-la-sentinelle-en-mode-veilleur-debout/. 17. Les Sentinelles Officiel, https://www.facebook.com/events/1430623770536319/ (communiqué de presse) 18. https://www.facebook.com/events/1430623770536319/. 19. Les Sentinelles : https://www.facebook.com/events/1430623770536319/ (page Facebook officielle). 20. Pour une étude sur l’émotion dite et l’émotion montrée, voir Jacquin, Micheli, 2013. 21. Les Sentinelles, page Facebook officielle (citée supra).

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RÉSUMÉS

Cet article traite de la mise en scène posturale des Sentinelles, mouvement issu en 2013 de la Manif pour tous contre la loi sur le mariage homosexuel en France. Dans une perspective de sémantique discursive, il cherche à dégager la signification de cette posture en prenant en compte le rapport entre la modalité d’occupation de la rue et la modalité technodiscursive de mise en mots de cette posture.

This article addresses the postural self-staging of the Sentinelles (“the sentinels”), a movement that emerged in 2013 from the Manif pour tous (“Demonstration-for-all”) which opposed same-sex marriage in France. Using a discursive semantic approach, the article attempts to determine the signification of this self-staging by examining the link between the way urban spaces are occupied and the way techno-discourses talk about that.

Este artículo trata de la puesta en escena de la postura de los Sentinelles, movimiento nacido en el 2013 de la Manif pour tous contra la ley relativa al matrimonio homosexual en Francia. Dentro de una perspectiva semántica discursiva, trata de determinar la significación de esta postura tomando en cuenta la relación entre la modalidad de ocupar la calle y la modalidad tecnodiscursiva de la puesta en palabras de esta misma postura.

INDEX

Mots-clés : posture, mouvements sociaux, techno-discours, sémantique discursive, Sentinelles Palabras claves : postura, movimientos sociales, tecno-discurso, semántica discursiva Keywords : posture, social movements, techno-discourse, discourse semantics, Sentinelles

AUTEUR

ELISA RASCHINI ENS Paris, ECLA

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Le geste auguste de la République The majestic gesture of the Republic El gesto augusto de la República

Aude Dontenwille-Gerbaud

1 Maurice Agulhon évoque, à propos de la période de fondation de la République, une véritable lutte de symboles dans l’espace public (Agulhon, 1988, p. 108). Durant le Second Empire, l’Église catholique a multiplié les sanctuaires ou les Vierges en majesté (comme au Puy-en-Velay où le monument dû à Jean-Marie Bonnassieux atteint 16 m de haut, plus de 22 m avec le piédestal). L’espace est donc à laïciser. Cette lutte symbolique n’est pas complètement nouvelle, elle date des années 1830, mais elle s’amplifie grandement. Au sein de ce que d’aucuns nommeront « statuomanie », un geste récurrent retient notre attention : le bras levé horizontalement, index pointé vers l’horizon.

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Figure 1. Monument Danton, 1891, par Auguste Paris. Carrefour de l’Odéon, Paris 6e.

© Aude Dontenwille-Gerbaud.

2 Il ne faut certes pas négliger le conservatisme général de la statuaire publique et particulièrement du monument commémoratif à la fin du 19e siècle : un même type, un modèle, une allure générale et surtout la volonté de réalisme. Pour autant, nous formulons l’hypothèse que ce geste n’est pas de l’ordre de la gestuelle des personnages, mais bien d’une volonté identitaire politique, geste démonstratif et revendiqué, très largement repris, y compris dans les caricatures, véritable mise en scène du projet républicain. Cette théâtralité est aussi celle de l’espace dans lequel s’effectue ce geste. Comme l’analyse Antoine Prost, un monument ne peut se réduire à sa statuaire, il forme un tout (Prost, 1984, p. 200). Il devient, au fil du temps, lieu de mémoire, ces lieux « simples et ambigus, naturels et artificiels, immédiatement offerts à l’expérience la plus sensible et, en même temps, relevant de l’élaboration la plus abstraite » (Nora, 1984, p. XXXIV). Anne-Claude Ambroise-Rendu interroge ce qu’est le geste en politique : Dans une définition rapide, posons qu’il est un moment suspendu, un mouvement interrompu, reconnu pour lui-même, préparé, ou qui fait irruption par inadvertance (hasard ?), séparé de ce qui le précède, et de ce qui lui succède. Peu importe la durée, c’est une fraction de temps qui se distingue du mouvement continu, qui s’isole et se charge de sens. (dans Ambroise-Rendu et al., 2006, p. 194)

3 Le geste de la statue, au sein d’un monument s’inscrivant lui-même dans l’espace urbain, les éléments linguistiques qui parfois l’accompagnent, les paroles prononcées lors des inaugurations de ces monuments, les commentaires qu’en fait la presse forment un vaste discours que nous proposons d’analyser comme partie intégrante de l’événement fondateur de la Troisième République. Dans une perspective d’analyse du discours, cette diversité d’actes langagiers peut s’interroger à l’aune du concept développé par Jacques Guilhaumou (2006), qui reprend les catégories introduites par

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Reinhart Koselleck d’espace d’expérience et d’horizon d’attente (traduit en 1990). Ce vaste discours tisse en effet un lien indéfectible entre l’expérience révolutionnaire et l’horizon d’une République sociale Une et Indivise pour un peuple de citoyens libres. Plusieurs trajets thématiques, imbriqués les uns dans les autres, traversent ces « événements », interrogeant la guerre et la paix, le désordre et l’ordre, l’obscurantisme et les lumières de la science, la ou les questions sociales. La présence de cette statuaire dans l’espace public, acte de transmission, réalise un possible de cet horizon d’attente par ses inaugurations, commémorations, commentaires : se montrer homme régénéré donc libre, digne du suffrage universel, tout en héritant du bouillonnement des actes fondateurs de la Révolution. Interroger cet événement discursif, constitué tout à la fois d’un geste et d’une parole, nécessite de préciser les pistes méthodologiques qui permettent d’analyser cet acte de langage. Nous nous référerons aux principes énoncés par François Rastier à propos de la sémiotique des cultures (Rastier, 2009, p. IX) : l’objet de la sémiotique n’est pas fait de signes mais de performances complexes qui constituent le milieu humain, le monde où nous vivons. Toute pratique sociale met en jeu des performances sémiotiques multiples (Rastier, 1996, p. 241) La sémiologie interprétative développée par François Rastier peut ainsi rendre compte de la polysémie de monuments porteurs de valeurs tout autant éthiques qu’esthétiques. D’un point de vue méthodologique, la caractérisation des signes dépend donc des parcours interprétatifs. La seule « description » d’un monument n’a de sens que située dans la démarche herméneutique du chercheur. Nous mobiliserons également le concept d’interdiscours. Marie-Anne Paveau nous met en garde à propos de l’instabilité chronique de cette notion, souvent considérée comme analogie de l’intertextualité (Paveau, 2010, p. 7). C’est bien ici l’interdiscours comme espace de conflits et de contradiction – concept hérité du matérialisme historique et de la psychanalyse lacanienne –, que souhaite interroger l’historienne. En décrivant le geste du bras et de l’index tendus de la statuaire républicaine, nous nous efforcerons de montrer comment, au fur et à mesure de notre analyse, nous nous situons dans une forme de convergence métadiscursive.

4 Une telle analyse ne peut se mener que dans une dimension contrastive et comparative. Nous aurons donc à préciser la spécificité de ce geste du bras par rapport à celui de la statuaire – et plus généralement de l’iconographie –, d’autres périodes historiques (sculptures antiques, Renaissance, moderne, iconographies religieuses, monarchistes, bonapartistes…). Notre corpus sera ainsi constitué d’une dizaine de monuments, dont certains n’existent plus aujourd’hui et qu’une recherche par cartes postales permet de mettre au jour. Il sera complété par un corpus d’œuvres picturales, quelques caricatures, des discours tenus lors des inaugurations et des articles de presse. La période couverte s’étend largement de la Révolution française à 1914. Enfin, nous étudierons plus précisément l’un de ces monuments, celui à la gloire de Léon Gambetta érigé en 1888 place du Carrousel à Paris. Cette étude ne se veut nullement exhaustive et il ne s’agit ici que d’explorer et d’étayer une hypothèse. Une analyse plus systématique de la statuaire républicaine serait seule en mesure d’en administrer la preuve, au sens historien du terme.

Polysémie d’un geste qui s’inscrit dans l’histoire

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Figure 2. Monument Gambetta, 1888, par Jean-Paul Aubé, sculpteur, et Louis-Charles Boileau, architecte.

Carte postale, L. J. & Cie édit., Angoulême-Paris.

La statuaire l’a saisi et traduit après sa mort dans le geste que l’imagination lui attribue et qui est devenue classique. Mais si elle l’a traduit dans la statue de la place du Carrousel, on peut dire qu’elle l’a trahi, en lui donnant un geste théâtral, forcé, ampoulé, faux, absolument contraire à sa pensée et à son mot […]. De l’œuvre et de l’homme, il ne reste plus aujourd’hui qu’un geste…, malheureusement pour lui, malheureusement pour nous. (Hacks, 1892, p. 94)

5 Ainsi s’exprime Charles Hacks, auteur d’un ouvrage, en 1892, dit de « sémiologie » et intitulé Le geste. Cet essayiste, ancien médecin et aventurier, s’inscrit dans le courant antiparlementaire qui se développe à l’époque du scandale de Panama. Pour lui, le geste s’oppose à l’acte, la mimique à l’action (Deloye, 1992, p. 129). Par ailleurs, Ch. Hacks se veut fondateur d’une science nouvelle, la sémiologie du geste, « objet mal défini pour une science sans nom », selon Anne-Marie Drouin (1992). Le geste du monument Gambetta – ce dernier représenté le bras droit tendu et un index pointé – apparaît au publiciste emblématique des dérives de la Troisième République. À l’inverse, dans une monographie dédiée au monument, l’architecte décrit ce même geste comme la représentation symbolique du combat victorieux de la République (Boileau, 1886).

Le geste de l’orateur

6 Ce geste renvoie de façon classique au geste antique de la declamatio. Dès Cicéron et Quintilien, ce geste se veut le signe d’une pensée ou d’une volonté qui s’impose (Cicéron, 1966-1985 ; Quintilien, 1975-1980). En cette toute première approche, le geste ici décrit n’aurait rien de particulièrement emblématique de la Troisième République. Il ne ferait que s’inscrire dans une longue tradition rhétorique que la sculpture a elle- même contribué à codifier. Le geste du monument Gambetta (1888) se retrouve dans la statuaire de Danton (1891). Il était déjà présent dans une sculpture plus ancienne, celle de Mirabeau par François Truphème (1870) que l’on peut toujours observer dans la salle des « pas perdus » du Tribunal d’Aix-en-Provence.

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Figure 3. Mirabeau, 1870, par François Truphème. Palais de Justice d’Aix-en-Provence.

© Aude Dontenwille-Gerbaud.

7 Il n’est plus possible, en revanche, d’analyser comme geste d’orateur celui du Monument aux Enfants de l’Eure-et-Loir (Burollet, 1989, p. 95) ou celui du Monument aux Enfants du Rhône.

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Figure 4. Monument aux Enfants du Rhône, 1887, par Étienne Pagny.

© Aude Dontenwille-Gerbaud.

Le geste guerrier

8 Ce même geste, bras tendu (mais ici bras gauche), index levé, est celui d’allégories qui renvoient cette fois davantage au geste antique d’ad locutio des empereurs romains. Il s’agit là d’un signe guerrier, celui des harangues militaires, et non plus d’un geste d’assemblée. De ce point de vue, le geste de la statuaire permet de considérer également Danton et Gambetta comme chefs de guerre. S’inscrivant dans l’événement discursif où la presse joue tout son rôle, un commentaire du journaliste de La République française (journal fondé par L. Gambetta), le jour de l’inauguration du monument Danton, en souligne la dimension guerrière : Il aura fallu près d’un siècle pour qu’un hommage public soit enfin rendu à l’un des plus grands citoyens que notre pays ait produit, à l’un de ceux dont les titres à la reconnaissance nationale sont éclatants entre tous. Qui donc, en effet, a plus fait que Danton pour préserver la France de l’invasion et sauver la Révolution ? On peut le dire : sans son initiative hardie, sans son énergie indomptable, sans son action toute puissante, sans son génie politique, le roi, la cour, tous les hommes de l’ancien régime, livraient la France à l’étranger, et la Révolution qui a fait le monde moderne, la Révolution était vaincue. Nous sommes en 1792. Les partis étaient tranchés : d’un côté les patriotes, de l’autre ceux qui trahissaient la France. Cependant l’Assemblée législative tergiversait. Mais le peuple de Paris, Danton à sa tête, sent bien que tout est perdu si l’on n’agit pas sur le champ. Il n’hésite pas et le 10 août, « il enlève à l’invasion la citadelle des Tuileries » et renverse le roi, complice de l’étranger. (La République française, 1891)

9 La signification guerrière l’emporte alors sur la représentation de l’orateur. Le geste rappelle celui d’Auguste, sculpté en l’an 14 (Augustus - Prima Porta ; Rome, musée du

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Vatican, copie d’un bronze daté de 20 avant J.-C.). Et l’espace lui-même fait sens. Le geste de Danton s’oriente à l’Est, vers ces horizons d’où sont venues les troupes étrangères. À Lyon, le geste se déploie également vers l’Est, les provinces perdues à la suite d’une guerre pour laquelle sont morts les « enfants du Rhône ».

10 L’autre bras, toutefois, est à prendre en considération. Gambetta pose son bras gauche sur l’épaule d’un officier. La force du geste du bras droit ne peut se lire sans la force puisée par le bras gauche dans l’engagement au service de la Défense nationale. Celui de Danton s’appuie sur le pupitre de l’Assemblée. La force du geste guerrier se lit/se lie avec celle du geste de l’orateur. Peut-on l’interpréter comme une spécificité emblématique du geste républicain ? Les représentations de Napoléon permettent d’en proposer l’hypothèse. Ce geste, en effet, se retrouve dans le tableau du peintre David, Bonaparte franchissant le col du Grand Saint Bernard, daté de 1800 (Musée national du Château de Malmaison). Le peintre se met alors au service d’un discours officiel, à la gloire du Premier Consul, sauveur de la Révolution française. C’est bien la République qui a voulu la guerre d’Italie. Une fois l’Empire proclamé en 1802, le peintre « officiel » David ne représentera plus l’Empereur bras tendu et index pointé. Alors même que Napoléon 1er s’inscrit dans la lignée des Empereurs romains, le geste d’ ad locutio disparaît au profit d’une représentation « en majesté ». Le geste du bras ne peut-il s’inscrire que dans l’histoire des temps agités de la conquête républicaine ? Nous le retrouvons, en tout cas, dans une iconographie célèbre de la période révolutionnaire, celle de la danse de la Carmagnole (Eau forte anonyme, 1792, Musée Carnavalet, Paris). Un sans-culotte désigne de son index, bras tendu, l’ennemi vaincu, geste tout aussi guerrier que politique puisque c’est dès lors du côté du « peuple », d’en bas, que s’effectue ce geste (Garrigues, 1988, p. 36).

Le geste de quel pouvoir ?

11 Ce geste, en effet, n’existe pas seulement en lui-même mais par celui qui s’en empare. La statuaire républicaine se différencie alors clairement de celle de l’Ancien Régime par la mise en scène de « grands hommes ». Il est aussi à mettre en relation avec l’évolution des publics. Jusqu’au 18e siècle, l’iconographie en général, la statuaire en particulier, s’appuie sur une tradition cultivée, la culture humaniste. Elle se simplifie sous la Révolution pour s’adapter au nouveau public visé. Bernard Richard analyse comment nombre de conventions se modifient avec le temps, comment un nouvel usage d’un symbole donné par les acteurs politiques suggère une nouvelle perception (Richard, 2012, p. 18). Il insiste sur la vogue de la statuaire en lieu public : chaque année, l’ Almanach Hachette, très lu et s’efforçant à l’exhaustivité, publie la liste des nouveaux monuments qui « décorent la France » (ibid., p. 341). Le contre-pied de cette vogue s’exprime par la grande tradition de dénigrement de cette statuaire, laquelle ne concerne pas seulement l’opposition conservatrice et d’extrême gauche. L’avant-garde artistique (Rodin, Maillol…) ridiculise ouvertement ce type d’expression (Agulhon, 2004, p. 18). Avant 1882 et la fondation de la Société des artistes français, le monopole revient au Salon et à l’art dit « officiel » (Genet-Delacroix, 1985, p. 116). Il faut attendre 1903 pour voir se dégager la notion de « propriété intellectuelle » et donc de liberté créatrice. Malgré les attaques très vives contre l’autorité considérable de l’École des Beaux-Arts et de l’Académie de France à Rome, hostiles à tout courant nouveau (Pingeot, 1986a, p. 28), les artistes désireux d’évoquer le monde contemporain ne peuvent guère se le permettre que par des formes symboliques ou allégoriques se

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mêlant au réalisme de la composition. Que peut représenter ce geste du bras tendu et de l’index pointé, entre nécessité de s’inscrire dans un « art officiel » et recherche d’une certaine originalité et autonomie créatrice ?

12 Prenons l’exemple de la fresque de la galerie Saint-Louis de la Cour de Cassation à Paris (Roze, 1990, p. 39). Le Saint-Louis peint par Luc Olivier Merson en 1877 est représenté rendant la justice à son retour de terre sainte, bras droit tendu presque horizontalement. On pourrait y voir une référence classique aux représentations médiévales et Renaissance présentes dans les vitraux : basilique Saint-Denis, abbaye de la Trinité de Fécamp, chapelle du château de Champigny-sur-Veude par exemple, ou encore celles des miniatures : Vie et miracles de Saint-Louis par Guillaume de Saint- Pathus, Heures de Jeanne d’Évreux ou de Jeanne de Navarre (Teisseyre, 1977, p. 409-414). Toutefois, ce geste est classiquement dirigé vers le bas ou vers le haut et non horizontalement ; le plus souvent, ce sont index et majeur groupés qui sont pointés. Vers le bas, le geste symbolise la justice royale rendue pour les sujets. Vers le haut, le geste symbolise la justice royale d’essence divine. Or, Luc Olivier Merson, qui répond à de nombreuses commandes publiques depuis son Premier Prix de Rome en 1869 (on lui doit, au Sacré-Cœur de Paris, la fresque recouvrant l’abside, mais également des fresques à la Sorbonne, à l’Hôtel de Ville, à l’Opéra-Comique…) choisit, en 1877, le geste du bras droit tendu horizontalement, index pointé. Émile Zola avait salué dès 1875 les « compositions énigmatiques » du jeune Merson, qui réussissait toujours à faire entendre dans ses décors officiels une note bizarre, une couleur qui étonne (Stévenin, Ribemont, 2009). La sémiotique des cultures permet ici d’analyser cette complexité. Selon le contexte, le même signe fonctionne comme un indice, index, symbole, etc. (Rastier, 2008, p. 6) La culture est ici celle des magistrats de la Cour suprême, qui se veulent héritiers des Parlements d’Ancien Régime. Dans la galerie de la Cour de Cassation, institution créée par la Révolution elle-même (décret des 27 novembre et 1er décembre 1790), les magistrats peuvent contempler un geste évoquant, certes, la justice d’Ancien Régime, mais celui-ci est réinterprété pour une nouvelle identité républicaine.

L’horizon d’attente républicain

13 Au musée Carnavalet à Paris, une gravure anonyme du 18e siècle place en regard une allégorie de la Liberté (ou une représentation symbolique de la Constituante de 1790) et le Pape. Ce dernier, sur un trône, souffle des « bulles » (Pariset, 1989, p. 225). La Liberté, assise sur la Constitution, en surplomb du Pape, portant fleurs de lis et couronne, tend son bras droit et pointe de l’index les bulles. Elle tient du bras gauche les faisceaux surmontés du bonnet phrygien et s’adosse à la Déclaration des Droits de l’Homme. L’index semble vouloir crever les bulles. Le pouvoir de l’Église est alors défié par ce geste de revendication révolutionnaire. Nous pouvons mettre en regard de cette gravure du 18e siècle d’autres bras tendus et index pointés qui défient le pouvoir de l’Église. La statue de Lavoisier (œuvre aujourd’hui disparue de Louis-Ernest Barrias inaugurée en 1900), qui se trouvait à Paris derrière la Madeleine, face à la rue Tronchet dans le 8e arrondissement, tend le bras droit et pointe l’index dans l’alignement du geste du bras gauche qui s’appuie, lui, sur une table où reposent des instruments de mesure. Que pointe l’index, si ce n’est le progrès scientifique ? On retrouve ce même geste dans le monument en hommage à François Arago à Perpignan, où le geste du personnage, bras droit tendu et index pointé, poursuit l’axe initié par le globe situé à l’arrière.

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Figure 5. Monument François Arago, 1879, par le sculpteur Antonin Mercier. Socle de Paul Pujol, architecte (Carte postale ND Phot).

14 Est célébré ici tout autant le savant astronome et mathématicien que l’homme politique de 1848. Mais c’est aussi l’orateur et le pédagogue, capable de donner un cours d’astronomie à un public populaire. L’index pointe l’horizon d’attente d’une République fondée sur la science et porteuse de progrès. En ce sens, le geste répond aux gestes identitaires de nature religieuse. Dans les Annonciations médiévales, l’ange dirige son bras droit et son index tendu, la parole divine se déployant dans ce geste performatif. Jean Arrouye l’analyse pour une Annonciation anonyme de 1340 du musée Granet d’Aix-en-Provence (Arrouye, 1998, p. 25-39). Et comment ne pas penser à la Chapelle Sixtine et au double geste représenté par Michel-Ange ? L’index d’Adam (bras gauche) pointe le doigt de Dieu (bras droit), geste toutefois ambivalent. Comme le montre Daniel Arasse, l’index pointé jalonne l’œuvre du peintre et sculpteur et fonctionne comme un signe à insérer dans une série (Arasse, 1981, p. 19). Se référant à Julia Kristeva, D. Arasse évoque la gestualité comme une pratique, comme l’élaboration d’un message. Il part de la signification conventionnelle du geste pour mettre au jour l’obscurcissement relatif de cette signification. Contrairement aux représentations de Giotto, les index d’Adam et de Dieu par Michel-Ange ne se touchent pas, ils sont infiniment séparés, ce qui peut se lire comme une fêlure, celle de la séparation. Le geste de François Arago (bras droit), geste de scientifique qui n’a plus besoin de Dieu, semble reprendre des codes sculpturaux qui s’inscrivent bien évidemment dans l’histoire de l’esthétique, tout en en détournant le sens. Il est dès lors possible de faire dialoguer deux époques et deux esthétiques pour en conclure que ce geste du bras tendu et de l’index pointé prend une dimension tout à la fois philosophique et politique. Le triomphe des héros culturels représente les idéaux des Lumières et les valeurs de l’Éducation (Hargrove, 1986, p. 256). La lecture classique, considérant la statuomanie

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républicaine comme un ensemble de représentations naïves, simple forme de propagande du nouveau régime, doit être dépassée si l’on veut restituer à ce projet d’occupation de l’espace des années 1870-1914 toute sa dimension de projet politique au sein d’un événement discursif.

15 En 1796, l’Abbé Grégoire l’exprimait ainsi devant le Corps législatif lors de la séance du 11 Pluviôse (an IV) : Le législateur qui méconnaîtrait l’importance du langage des signes, serait au- dessous de sa mission ; il ne doit laisser échapper aucune occasion de s’emparer des sens, pour réveiller des idées républicaines. Bientôt l’âme se pénètre des objets reproduits constamment sous les yeux ; et ce composé, cet ensemble de principes, de faits, d’emblèmes qui retracent sans cesse au citoyen et ses droits et ses devoirs, forment, pour ainsi dire, le moule républicain qui lui donne un caractère national et l’attitude de l’homme libre. (31 janvier 1796)

16 Nous référant tant à François Rastier (qui refuse de voir fondée la théorie des signes et du sens sur la communication) qu’à Maurice Agulhon (et son projet d’histoire où ethnologie et politique se mêlent), nous pouvons conclure provisoirement : le geste identitaire de cette statuaire publique s’inscrit dans un vaste acte de langage, celui des monuments, celui des statues dans le monument, celui des répliques de statue qui ornent progressivement les salons bourgeois, les images qui se diffusent largement sous différents formats, les discours d’inauguration, le travail de l’École qui reproduit ces images dans les manuels scolaires.

17 Nous pouvons préciser notre analyse à l’aide d’un exemple, celui du monument à la gloire de Léon Gambetta (figure 2, supra), inauguré à Paris, place du Carrousel, en 1888.

Un geste polysémique inscrit dans un espace

Le monument Gambetta

18 Léon Gambetta décède en janvier 1882. Deux ans plus tard, un comité présidé par Eugène Spuller lance un concours pour la réalisation d’un monument à la gloire du tribun. L’interdiscours, au sens d’espace de conflits idéologiques, oppose ici le discours républicain au discours religieux, en fort développement durant le Second Empire et l’Ordre Moral. Il est courant de qualifier les monuments républicains « d’autel de la Patrie », de « cathédrale laïque » et d’insister sur l’importance financière des projets. Le journal créé par Léon Gambetta, La République française, rappelle régulièrement en première page du journal, l’appel à souscription publique. Le crédit est relativement important pour l’époque, l’emplacement du monument est choisi par l’artiste (avant d’être accepté ou non par le conseil municipal), la dimension et le sujet sont libres. Quatre-vingt-deux projets sont exposés à l’École des Beaux-Arts. La République française annonce la composition du jury et invite à la visite de l’exposition. C’est le journal L’Illustration qui fera paraître, le 21 juin 1884, les reproductions des six projets retenus1. Jean-Paul Aubé et Louis-Charles Boileau l’emportent sur d’autres artistes renommés, entre autres Falguière et Dalou. Dans le projet qui emporte les suffrages du jury, c’est finalement la place du Carrousel qui est retenue. Ce monument va ainsi se localiser dans l’espace laissé vide par l’incendie des Tuileries lors de la Commune de Paris, face à l’Arc de Triomphe, tournant le dos à la Cour Napoléon du Louvre. « Le site connote la statue au moins autant que la statue connote le site » (Hargrove, 1986, p. 261). L’interdiscours est aussi celui de la tension entre deux horizons d’attente républicains

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différents, celui de la République opportuniste et celui de la République sociale. Alors même que la Commune est objet de tabou dans le discours de Gambetta (Dontenwille- Gerbaud, 2015), choisir de meubler ainsi le « vide » des Tuileries confère à ce monument une valeur symbolique que tout Parisien ne peut ignorer. Sur l’Arc de Triomphe, une autre statue emblématique du projet républicain est pointée par le geste de Léon Gambetta : La Marseillaise de Rude (1833). Comme l’analyse Isabelle Rouge- Ducos, La Marseillaise de Rude est voulue comme un monument dans le monument, une image largement diffusée sur de multiples supports, notamment dans les manuels scolaires (Rouge-Ducos, 2008, p. 347). Le geste de Gambetta s’inscrit d’abord dans cet espace, permettant ainsi une véritable lecture de l’histoire : derrière lui, les symboles de l’Ancien Régime et de l’Empire, dans la direction, au bout du doigt pointé, l’hommage à la Révolution française.

Un monument « bavard »…

19 Si l’on considère, avec la sémiologie interprétative, que l’activité symbolique est liée à l’imaginaire du corps, si l’on admet que le mouvement est lui-même un fait social de nature historique, ne peut-on considérer ce geste du bras tendu, index pointé, comme un stéréotype discursif (Ducard, 2010, p. 7) ? Nous aurions là un processus de stabilisation sémiotique aboutissant à une forme de schématisme, de figement : Léon Gambetta, en tant qu’homme, disparaîtrait dans son geste emblématique. Pour reprendre les catégories proposées par François Rastier et Simon Bouquet (2002, p. 243), qui distingue trois zones – dites anthropiques –, de l’entour humain (zone identitaire, zone proximale et zone distale), le geste incarnerait le « Nous » républicain de l’année 1888, le « Vous » du vécu historique entre Révolution et installation de la Troisième République, et enfin, le « Il » de l’horizon d’attente. À la frontière de ces zones, la sculpture fonctionnerait au niveau sémiotique comme objet transitionnel, et le geste comme œuvre codifiée. Le processus, en tout cas, pose la question du rapport entre les différents éléments visuels et les éléments linguistiques du monument. Méthodologiquement, c’est au sein de ce parcours interprétatif que nous utiliserons la description du monument pour caractériser le geste de Léon Gambetta. Partons de la description du haut-relief central proposée par Anne Pingeot : La diagonale qui donnait son mouvement au groupe passait par le bras de l’orateur qui désignait de son index le drapeau. Gambetta levait la tête pour regarder le Génie de la Patrie, mais c’était lui que fixaient les trois hommes : à droite un officier à demi allongé, son épée brisée, se retenait au fût d’un canon. Gambetta posait la main sur son épaule. À gauche, un marin, un genou en terre, allait saisir un sabre abandonné. Au fond, un simple citoyen en chemise s’était redressé. Il avait saisi un chassepot et s’élançait en se tournant une dernière fois vers l’orateur qui dirigeait ses pas. Le Génie de la Patrie (un jeune homme), survole la composition. (Pingeot, Brese-Bautier, 1986, vol. II, p. 14)

20 Le bras tendu et l’index pointé représentent donc bien tout à la fois le geste de l’orateur – que l’on retrouve à l’envi dans les caricatures – que celui du guerrier, puisque Léon Gambetta restera dans l’histoire comme l’homme de la Défense nationale après la proclamation de la République, en pleine guerre contre la Prusse, le 4 septembre 1870. Mais c’est également le geste du député d’Alsace, qui ne cessera de pleurer les provinces perdues. Le groupe de personnages représentés, et l’expression même de Gambetta, amènent l’officier à terre à regarder vers l’horizon, celui de la marche, soulignée par la jambe droite de Gambetta qui indique le mouvement. Sur la face

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centrale de la pyramide, juste au-dessus du haut-relief, quelques lignes datées de septembre 1870 sont inscrites : « Français, élevez vos âmes et vos résolutions à la hauteur des périls qui fondent sur la patrie. Il dépend encore de nous de montrer à l’univers ce qu’est un grand peuple qui ne veut pas périr ». Sous le bras droit tendu, toutefois, le personnage qui se redresse n’est ni l’officier ni le marin, mais un simple citoyen. Sa tête est exactement dans le même axe que l’index de Gambetta et la hampe du drapeau, symbolisant ensemble le projet républicain. Ce bras tendu, l’index pointé sont donc d’abord geste politique, celui qui, dès 1869 et le programme de Belleville porté par le leader, annonce la République. Ce geste dirigé vers l’avenir doit se lire dans l’acte de langage que forment tous les grands moments oratoires du tribun, représentation visuelle de « petites phrases » elles-mêmes largement commentées par la presse. Ces formes brèves d’énoncé détachable coproduites par les médias et les politiques (Krieg-Planque, 2011, p. 29) font partie du même événement discursif que le geste de la statuaire. Nous en retiendrons deux, devenues célèbres : – à Grenoble, le 26 septembre 1872 : « Oui ! je pressens, je sens, j’annonce la venue et la présence, dans la politique, d’une couche sociale nouvelle… » (Gambetta, 1881, III, p. 100) ; – à Paris, le 15 février 1876 : « Qu’on dise nettement par où il faut commencer, par où il faut continuer et qu’on ne sache jamais par où on doit finir, car le progrès ne s’achève pas, il est indéfini » (Gambetta, 1881, V, p. 150).

21 Le geste de la statuaire pointe l’avènement des couches sociales nouvelles, le progrès infini… Le geste du bras en est le « marqueur ». Il désigne aussi la voie à prendre, dans un geste performatif sans ambiguïté : il est de la responsabilité collective, de celle de tout citoyen, de se faire messager de la République. Le geste devient une ferme invitation à partir faire son devoir. Le haut-relief des personnages repose sur un socle. Au revers, le cartouche central indique : Le 5 janvier 1883, le lendemain des funérailles de Gambetta, ses amis politiques et personnels ont pris l’initiative d’ouvrir une souscription pour élever un monument en son honneur. 19 journaux républicains de Paris et 150 autres de province ont prêté leur publicité. 280 000 citoyens français ont souscrit individuellement, d’autres en plus grand nombre ont pris part aux collectes faites en France et dans les colonies françaises. Le Comité a reçu des souscriptions de toutes les colonies de Français en terre étrangère et des dons individuels de beaucoup d’étrangers.

22 Le geste du bras tendu et de l’index pointé emporte avec lui ce large espace d’une République devenue puissance coloniale et même puissance mondiale puisque des « étrangers » ont eux-mêmes contribué, désignant ainsi la valeur universelle du message. De fait, tout en haut de la pyramide, la Démocratie, sous la forme d’une femme nue coiffée d’un bonnet phrygien, assise sur un lion ailé, tient la foudre et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Si l’on prête attention aux inscriptions, Démocratie est inscrit en gros caractères majuscules, suivie d’un simple « F » comme pour indiquer que la France est porteuse d’un événement qui dépasse largement ses frontières et son histoire propre. Sur les trois autres cartouches, l’on trouve les titres de quelques discours de Léon Gambetta considérés comme emblématiques par le sculpteur. Ce sont là des choix importants qui veulent donner à « lire » le geste lui-même : la Liberté est associée au plaidoyer devenu mythique de Gambetta, jeune avocat de 1868 qui devient dès lors le porte-parole de l’opposition républicaine ; la Fraternité est associée au discours de Grenoble de 1872, le « célèbre » discours sur « les couches sociales nouvelles » ; l’Égalité est associée au discours

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parlementaire de 1882 sur l’amnistie des communards. Le lien entre textes et sculpture produit, à l’évidence, un effet de signification voulu par le sculpteur et son commanditaire.

Entre geste de la statue et geste des vivants

23 La cérémonie d’inauguration du 14 juillet 1888, largement décrite dans la presse quotidienne nationale, participe de l’acte de langage. Le Petit Parisien, La République française, y consacrent leur Une en retranscrivant in extenso les discours d’Eugène Spuller, l’ami de Léon Gambetta et président du Comité organisateur, ceux de Charles Floquet et Charles de Freycinet. Floquet retient l’origine sociale de Gambetta : « Sorti du peuple, il restera l’honneur du peuple dont il portait en lui les généreux instincts et les grands élans. » Le discours redouble ainsi le geste du bras tendu, insistant sur celui des couches sociales nouvelles, celles de l’avenir. Toutefois, le message tend à se brouiller. Charles Floquet, en effet, s’est battu en duel la veille contre le général Boulanger. La presse, Le Figaro notamment, s’intéresse particulièrement à ce duel en première page du quotidien, éclipsant quelque peu les paroles prononcées par le président du Conseil lors de l’inauguration du monument Gambetta. Un an plus tard, le 14 juillet 1889, le journal satirique La Bombe représentera le général Boulanger en Une, bras tendu et index pointé dans une iconographie intitulée « La prise de la Bastille », réalisée par Paul de Sémant. L’interdiscours matérialise ici un espace de conflits idéologiques multiples entre une République opportuniste triomphante, d’une part, et une double opposition, d’autre part, celle traditionnelle qui refuse encore de considérer l’héritage révolutionnaire et celle, nouvelle, incarnée par l’antiparlementarisme de Boulanger. Le Figaro se montre très critique à propos de la cérémonie d’inauguration du monument. Il ironise en effet en page deux à propos du discours prononcé par E. Spuller : « Il a eu des panégyristes en effet pour le mettre sur le pied de Louis XI, Henri IV, du grand Richelieu, du plus grand Danton (sic) », pour en faire un dieu puisque son « monument est un autel, l’autel de la Patrie » (Le Figaro, 14 juillet 1888, p. 2). Le discours d’E. Spuller insiste en fait surtout sur l’avenir, proposant ainsi aux bataillons scolaires qui écoutent le discours à la gloire du grand homme une forme d’exégèse du geste représenté : Oh ! oui, nous le savons bien, nous en sommes heureux, il est là, maintenant et pour toujours, debout, frémissant, éloquent, dans toute l’activité de son ardent patriotisme, obéissant aux inspirations du génie de la France dont il a été tant de fois la voix vibrante, le regard tourné vers l’avenir rayonnant de cette jeune démocratie républicaine. (Spuller, 1888, p. 2)

24 Le geste du bras tendu et de l’index pointé est ici souligné par le regard. Plus loin dans son discours, le député évoque la « direction » imprimée à la France, les « indications » laissées à la France de l’avenir, la « voie » où tous sont engagés. Que ce soit pour les milliers de spectateurs de l’inauguration ou les lecteurs de la presse, le geste fait sens en cette année 1888. Mais qu’en reste-t-il quelques années plus tard ? Qui va encore prendre le temps de « lire » ce monument considéré comme trop « bavard » et critiqué par nombre d’artistes et d’acteurs des pouvoirs publics ? Nous ne le saurons jamais. Toutefois, Paul Veyne, analysant la statuaire romaine, a déjà répondu en partie à cette question (Veyne, 1990, p. 7-26). L’historien interroge en effet le fait paradoxal des grands monuments : les détails ne sont guère visibles et de toute façon, difficilement compréhensibles pour l’homme de la rue. Il s’interroge par exemple sur les textes

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gravés en spirale, tout au long de la colonne Trajane, parfaitement illisibles. Il conclut que ces monuments ne sont pas faits pour être lus, que leur valeur est plus expressive qu’informative, que le décor semble ignorer le spectateur dans l’objectif de l’impressionner. Une image agit même si elle n’est pas comprise, ni même regardée… Le vécu quotidien agit par imprégnation silencieuse, conclut-il. On peut analyser ainsi le monument Gambetta et le geste du bras, comme emblématiques du projet républicain. Peu importe l’aspect « bavard » du monument. Il n’est là que pour occuper l’espace et montrer un horizon.

25 Pour conclure, le geste du bras tendu et de l’index pointé, celui d’Arago, Danton, Gambetta, Lavoisier, Mirabeau… s’inscrit bien dans une forme de théâtralité au service d’une expression politique. Le geste ne peut se réduire à une simple « gestuelle », il fait signe au sein d’un vaste discours de ralliement dans les années 1870-1914. Ce choix symbolique s’adresse clairement, durant les années 1870-1879, aux représentants de la réaction conservatrice, à l’Église catholique et ses monuments majestueux. Néanmoins, ce geste vise également une autre forme d’opposition, celle des mouvements socialistes qui commencent à se structurer contre le pouvoir opportuniste, à partir des années 1880. Baudelaire, évoquant les statues des places publiques parisiennes, témoigne de leur puissance : « Fussiez-vous le plus insouciant des hommes, le plus malheureux ou le plus vil, mendiant ou banquier, le fantôme de pierre s’empare de vous pendant quelques minutes » (Baudelaire, 1859). L’État de Vichy l’aura bien compris puisque « l’effort de guerre » consistant à utiliser les bronzes prélevés sur les monuments portera d’abord sur les monuments républicains. Pour autant, ce geste perd sens au fil du temps, ce qui pose in fine la question de l’identité collective. Vincent Descombes invite à la prudence avec cette notion (2013, p. 177) et pose philosophiquement la question de la possibilité d’un « nous » historique. Les années passant, le monument Gambetta, par exemple, finira par être démonté en 1954, et les 800 tonnes de pierre entreposées dans les caves du musée d’Art Moderne. À partir de 1965, seul le « bloc Gambetta » sera conservé et le reste envoyé à la décharge. En 1982, pour le centenaire de Gambetta, ce groupe sera installé derrière la mairie du 20e arrondissement de Paris, dans le square Édouard Vaillant, où il achève de se détériorer. L’index pointé perd peu à peu ses phalanges ! Une maquette donnant la composition d’ensemble se trouve au musée d’Orsay depuis 1980. Les touristes y jettent-ils seulement un regard ?

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NOTES

1. Voir également Hommage à Léon Gambetta, 1982, ministère de la Culture, Délégation aux célébrations nationales, p. 143-144.

RÉSUMÉS

De 1870 à 1914, une véritable conquête de l’espace public par les Républicains explique ce que l’on nomme parfois « statuomanie ». Un geste est récurrent, celui du bras tendu, index pointé. Nous formulons ici l’hypothèse que ce geste a vocation identitaire et se veut le marqueur de l’horizon d’attente issu de la Révolution, lequel se déploie dans l’événement discursif fondateur de la Troisième République.

From 1870 to 1914, a real conquest of the public space by Republicans explains what is sometimes called “statuomanie”. A gesture seems recurrent: the arm extended with pointed. We formulate the hypothesis that this gesture has an identity vocation. It is a marker of the horizon of expectation, born of the Revolution. It participates in the discursive event founder of the Third Republic.

Desde 1870 hasta 1914, una verdadera conquista por los Republicanos del espacio público se a, a veces, designado como la “statuomanie” (estatuomanía). Un gesto vuelve a menudo, el del brazo tendido, con dedo índice apuntando a lo lejos. Expresamos aquí la hipótesis que este gesto contiene una vocación identitaria y designa el horizonte de las esperas nacidas de la Revolución que se desarrolla en el hecho discursivo fundador de la Tercera República.

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INDEX

Mots-clés : Troisième République, statuaire, événement discursif, sémiologie interprétative Keywords : Third Republic, statuary, discursive event, interpretative semiology Palabras claves : Tercera República, estatuaria, hecho discursivo, semiología interpretativa

AUTEUR

AUDE DONTENWILLE-GERBAUD UPEC/CEDITEC

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Brandir un crayon, geste-emblème des rassemblements post-attentats de janvier 2015 Brandishing a pencil, emblem-gesture of the rallies after the January 2015 attacks Esgrimir un lápiz, un gesto emblemático de las concentraciones post-atentados de enero del 2015

Maëlle Bazin

1 Mercredi 7 janvier 2015, le soir des attentats à Charlie Hebdo, des centaines de personnes se réunissent dans les villes et villages de France. À Paris, la place de la République est noire de monde. Au sein de cette foule endeuillée, nombreux sont ceux qui, le bras levé au-dessus de la tête, brandissent un crayon. Ce geste simple relève, dans sa forme collective, d’un mouvement de deuil et de protestation à la suite de la série d’attaques terroristes islamistes intervenues dans la capitale française. Cet article interroge la circulation, les pratiques et les représentations d’une gestuelle de solidarité qui condense à la fois un hommage aux victimes, une défense de la liberté d’expression et une lutte contre le terrorisme.

2 Si les mobilisations collectives qui ont suivi les attentats ont été désignées sous les termes de marches – notamment pour celles du dimanche 11 janvier –, les journalistes ont dans le même temps identifié les participants à des manifestants1. Les marches en tant que démonstrations collectives s’appuient sur une scénographie manifestante composée d’un arsenal de signes : drapeaux, banderoles et autres supports de messages, slogans criés, chants, silences, mais également de gestes politiques dont le crayon brandi. Dans un chapitre intitulé « Quand faire c’est dire », Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky parlent, à propos de la manifestation, d’« un langage qui s’inscrit dans une dramaturgie », « une expression en acte d’une opinion politique » (2013, p. 167). Les participants aux rassemblements post-attentats mobilisent ainsi plusieurs modes d’expression : l’écriture, la parole et des gestuelles particulières. Nous reprendrons l’hypothèse soulevée par Emmanuel Soutrenon selon laquelle « ce n’est pas tout à fait la

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même chose de manifester avec son corps qu’avec du papier (pamphlets, tracts, pétitions…), et que le médium choisi pour exprimer sa manifestation n’est pas sans effet sur celle-ci, sur sa structuration, voir sur les effets qu’elle produit » (1998, p. 38). Ce travail s’inscrit dans une approche transdisciplinaire empruntant aux champs de la linguistique, de la sémiotique, de la sociologie des mouvements sociaux et de l’analyse de discours pour nourrir une réflexion sur une forme de réponse collective à un événement tragique dans l’espace public. Quels sont les enjeux à la fois symboliques et politiques de la gestuelle du crayon brandi ? Et comment cet ensemble geste-objet a-t-il été représenté, identifié, nommé, légitimé par les acteurs en présence ?

3 Avant d’interroger la nature du geste et ses significations, nous partirons de l’objet brandi sans qui cette gestuelle de monstration n’aurait pas de raison d’être. Qu’ils soient de production industrielle ou artisanale, les crayons, outils de la contestation, symbolisent la liberté d’expression. Le crayon avait déjà été mis en scène comme défenseur des droits des journalistes par le biais des travaux de Cartonning for Peace, notamment. Avec la volonté de joindre le geste à l’objet, nous comparerons les pratiques effectives lors des marches et leurs diverses représentations. Arborer ou brandir : la manière de tenir le crayon influe sur sa signification. Nous interrogerons également l’apparente spontanéité du crayon brandi et ses enjeux, variables selon le contexte de réalisation. Nous mettrons enfin en relief le processus de désignation et de légitimation de cette gestuelle à travers une analyse de la photographie de Stéphane Mahé, Le crayon guidant le peuple, en tant qu’image ancrée dans un imaginaire collectif et présentant une double référentialité, indicielle et iconique.

Le crayon : outil de la contestation

Du crayon manufacturé au crayon augmenté

4 Crayons et stylos, ces deux outils d’expression se sont côtoyés dans les rassemblements post-attentats. Malgré leur diversité de formes et d’usages, l’un plutôt pour le dessin, l’autre plutôt pour l’écriture, on constate la prédominance du crayon (du dessinateur) dans les représentations des événements et dans les commentaires qui y sont associés.

5 À la maison, à l’école, au travail, le crayon fait partie de notre vie quotidienne. Au sein des mobilisations de janvier, on peut en identifier trois types, non pas employés dans leur fonction utilitaire mais symbolique. Premièrement, les crayons usuels, de ceux que l’on glisse facilement dans une poche, un sac ou un agenda. Crayons que les manifestants portaient probablement déjà sur eux en venant à la marche (élément qui peut expliquer le succès de ce geste), et qui, une fois l’émotion retombée, ont repris leur place initiale ou ont été déposés au pied de mémoriaux improvisés2 sans que leurs propriétaires puissent se remémorer lequel du « Bic » ou du crayon à papier a été brandi. Puis il y a les crayons estampillés « Charlie », spécifiquement créés dans l’urgence par des industriels. Divers sites en ligne en proposent à la vente et reversent – parfois, pas toujours – une partie des recettes à Charlie Hebdo ou à des associations de défense des journalistes, notamment l’un d’eux qui offre pour moins de deux euros la perspective « de changer le monde ». À la fois action de solidarité et objet de souvenir, ils reprennent les codes graphiques du slogan « Je suis Charlie », baguette de bois noire et écriture blanche. Ces objets s’inscrivent dans le régime des goodies, autrement dit du gadget publicitaire siglé au nom de l’entreprise. Charlie devient une marque. Enfin, la

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troisième catégorie ne relève pas d’une production industrielle mais artisanale. Certains manifestants ont bricolé en carton ou dans d’autres matériaux rudimentaires des crayons géants, des versions augmentées faites maison. De taille variable, allant de quelques centimètres de diamètre, facilement préhensibles, à plusieurs mètres, comme celui acheminé par la foule place de la Nation – visible notamment sur la photographie de Martin Argyroglo3 – ces objets n’ont aucune fonction d’écriture, seule la portée symbolique subsiste. Faits de tubes, de manches à balai et d’objets de récupération divers, ils sont souvent peints de slogans comme « liberté » ou « Charlie ». Ces objets- instruments relèvent de ce que Gavin Grindon désigne sous la formule « objets désobéissants ». En 2014, il a travaillé avec Catherine Flood pour le Victoria and Albert Museum de Londres sur la première exposition traitant du rôle des objets dans les mouvements contestataires mondiaux4. Les objets désobéissants existent depuis que les luttes sociales existent. Ils sont des moyens, pour les protestataires, de se faire entendre. Outils de la contestation, ils démontrent un investissement particulier des participants. « Ils sont fonctionnels, créatifs et s’inscrivent dans l’ère de la consommation. C’est un design populaire assez brut, avec des objets réalisés sur le moment, dans l’action, par des non-professionnels, avec les moyens du bord »5.

6 Outre ces objets produits par les manifestants, certaines communes introduisent des éléments matériels symboliques dans l’espace public, prolongeant l’élan des marches républicaines. Les initiatives abondent, comme pour la ville vosgienne d’Épinal qui a taillé le sapin de Noël de la place principale en forme de crayon. Intervention de la tronçonneuse qui opère un glissement symbolique d’une décoration de tradition chrétienne à la liberté d’expression. Graffitée par les passants, photographiée et multidiffusée sur le Web, cette représentation, haute de cinq mètres, de l’outil des dessinateurs, vient enrichir l’iconographie prolifique du crayon comme symbole de la « libre communication des pensées et des opinions »6.

Symbole de la liberté d’expression

7 Contrairement à la marche des crayons rouges de janvier 2014, au cours de laquelle deux cents journalistes et activistes malaisiens ont brandi des crayons cassés en deux pour symboliser la violence du gouvernement contre les médias7, lors des rassemblements post-attentats, les crayons sont bel et bien entiers. Il s’agit non pas de dénoncer un système de censure mais de défendre une profession et une valeur républicaine tout en rendant hommage aux dessinateurs assassinés. De nombreux dessins de presse ont illustré l’attentat contre les membres de Charlie Hebdo par un crayon brisé, mais ce, pour mieux rebondir sur l’idée d’une continuité de l’activité (journalistique) et de la lutte (pour la liberté d’expression) : le crayon surpassant sa cassure est alors représenté démultiplié ou poursuivant son tracé8. Le crayon comme outil du dessinateur et le stylo comme instrument du journaliste9 représentent les moyens d’une expression libre, condition nécessaire à l’établissement et au fonctionnement de la démocratie. Certains journalistes ont même brandi leur carte de presse pour souligner leur présence et afficher leur détermination. « C’est avec un crayon qu’on dessine, mais aussi qu’on écrit des lettres, des mots, et en particulier notre langue française avec laquelle tant d’écrivains et d’intellectuels ont formulé des idées et des textes », relève Jérôme Clément, président de la fondation Alliance française10. La figure de l’intellectuel est valorisée comme contributeur actif à l’épanouissement de la société. De Voltaire à Alfred Jarry, en passant par Charles

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Baudelaire, plusieurs grands auteurs sont d’ailleurs cités dans les rassemblements. Ces messages font l’éloge de la culture française et des personnes ayant œuvré en sa faveur par leur plume. « [Liberté], j’écris ton nom », le refrain du poème de Paul Éluard, recopié sur les pancartes et graffité sur les murs des villes, s’inscrit alors comme vers performatif.

8 Mais le crayon, c’est aussi le rappel d’une pratique enfantine commune à tous, car « avant même de parler correctement et longtemps avant de savoir écrire, tous, nous avons eu un crayon en main et gribouillé des dessins » (Stibbe, 2015). Barbouillages, griffonnages, beaucoup de dessins d’enfants étaient affichés dans les mobilisations. Généralement cantonnées au mur de la classe ou fièrement aimantées sur la porte du réfrigérateur familial, ces expressions naïves trouvent une valorisation particulière dans les rassemblements ; et ces contributions participent, dans un sens, à une perception positive du dessinateur de presse.

9 Enfin, le crayon est l’instrument de la signature par lequel les endeuillés viennent écrire leurs messages de condoléances dans les nombreux livres d’or laissés à disposition du public. Il condense d’autant plus la charge affective lorsqu’il devient un objet de deuil. On observe une accumulation de crayons et de stylos dans les lieux de recueillement éphémères comme la place de la République, le siège du journal satirique ou les parvis des mairies et Hôtels de Ville en province. Au milieu des amas de bougies allumées ou consumées, de fleurs, de dessins, de messages, ils jonchent le sol, tels des offrandes donnant à ces espaces un caractère d’autel (Doss, 2008). L’amoncellement crée ici une force particulière. On remarque aussi, avec ces mêmes crayons, la formation de mots (« Liberté », « Charlie ») ou de symboles (Peace and love) au pied des mémoriaux officieux. Forme d’écriture monumentale à travers laquelle les manifestants réalisent une mise en abyme de la liberté d’expression.

10 Décorant des pancartes, accrochés sur les vêtements ou dans les cheveux des participants, les crayons sont très présents dans les rassemblements de janvier. Tels des insignes, ils servent de signes distinctifs, commémorant un événement et représentant l’appartenance à un groupe. Si la symbolique est invariablement celle de la liberté d’expression, la valeur de l’acte diffère quand celui-ci est pris dans une rhétorique de monstration particulière : la main levée ou le poing levé.

Joindre le geste à l’objet

11 Contrairement aux marches du 11 janvier qui étaient annoncées et planifiées, lors des premiers rassemblements, le mercredi 7, jour de l’attentat à Charlie Hebdo, les participants disposaient de peu de signalétique, à savoir drapeaux, pancartes ou autres objets de fabrication personnelle11. Sans point de départ identifiable, la gestuelle du crayon brandi semble émaner du collectif. Elle relève d’une forme de spontanéité par la rapidité de la réponse donnée à un événement soudain, inattendu et tragique. Ce caractère impulsif a été maintes fois souligné par les médias. Orpheline, cette gestuelle apparaît comme d’autant plus légitime. Elle serait une forme de démonstration physique d’une France unie, entrant en communion par l’adoption de comportements similaires. Mais bien que non soumise à prescription ou encadrement par une autorité ou une organisation, cette pratique ne doit pas être considérée comme relevant du naturel ou de l’instinct de groupe. Si elle se situe hors rituel au sens d’une pratique définie, intégrée et systématique, elle s’inscrit dans un imaginaire collectif commun de

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la protestation. De plus, cette gestuelle ne peut être détachée de son contexte de réalisation, porteur d’une certaine culture républicaine investissant des symboles (le drapeau tricolore), des chants (La Marseillaise) et d’autres gestuelles comme le V de la victoire.

Arborer ou brandir ?

12 Frédéric Cépède définit le geste politique comme un moment suspendu, un mouvement interrompu, reconnu pour lui-même, préparé, ou qui fait irruption par inadvertance (hasard ?), séparé de ce qui le précède, et de qui lui succède. Peu importe la durée, c’est une fraction de temps qui se distingue du mouvement continu, qui s’isole et se charge de sens. (2006, p. 194)

13 Mouvement conscient et acte décomposé, le geste politique crée une rupture dans le quotidien. C’est un geste inhabituel qui s’inscrit dans un mode de communication particulier. Cependant, même codifié, il varie plus ou moins puisque chaque manifestant se l’approprie de manière personnelle avec son propre corps (ibid.). On constate tout de même une forme de permanence dans les pratiques lors des rassemblements post-attentats : le crayon est tenu entre le pouce et l’index, le reste des doigts refermés vers la paume de la main. Le bras quant à lui est levé, le coude plus ou moins plié, le niveau de fatigue jouant également dans la posture. Le crayon est pointé vers le ciel, puissant et triomphant. Ce n’est pas un mouvement bref. La pose, sans que l’on puisse déterminer de durée moyenne, est maintenue sur un temps long (de quelques minutes à plusieurs heures). Le geste s’accompagne parfois d’un mouvement de bras marquant le rythme des slogans scandés par la foule. Ce geste fait écho à une stratégie de captation de l’attention et de prise de parole : le doigt levé. À l’école, les élèves doivent pointer le doigt vers le haut pour s’adresser au professeur ou à la classe. Il rappelle également le processus du vote (à main levée). Au même titre que le drapeau tricolore, le crayon est arboré avec fierté par certains participants. En outre, on observe dans les rues de la capitale de nombreux graffitis au pochoir de ce geste dans les semaines et mois suivant les attentats (figure 1). Accompagnés ou non du slogan « Je suis Charlie », ils sont autant de marquages de l’espace public qui inscrivent dans la durée cette représentation des mobilisations pour la liberté d’expression.

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Figure 1. Pochoir de rue, avenue de l’Observatoire, Paris, 2015.

© Maëlle Bazin.

14 On relève cependant, dans certaines représentations de ce geste (pancartes des participants aux rassemblements, graffitis et dessins de presse)12, une variante plus connotée (figures 2 et 3). Le poing replié, les doigts entourant fermement le crayon, le pouce verrouillant le tout, cette position renvoie à une tradition protestataire particulière. Brandir le poing, c’est s’inscrire volontairement ou inconsciemment dans la filiation d’un rituel politique. « Rite simple, élémentaire, qui redouble dans sa forme collective celui du mouvement spontané de menace, de colère ou de liesse, il ne nécessite aucun support « technique » et se prête à la manifestation collective comme à la pose individuelle » (Vergnon, 2005, p. 78). Cette posture apparaît plus combative que lorsque le crayon est simplement tenu à la verticale. Si l’on entend par le verbe brandir le fait de « lever dans la main une arme, un objet d’un geste menaçant », on retrouve effectivement des mises en scène de cette rhétorique guerrière opposant le crayon pacifiste du dessinateur à la kalachnikov belliciste du terroriste. La gestuelle du poing dressé ou poing levé, selon les acceptions, s’est constituée en Europe en réponse au symbole fasciste du bras tendu. Le lever de poing apparaît dans les années vingt au sein de l’organisation paramilitaire du parti communiste de la République de Weimar, en Allemagne, et marque significativement le paysage politique français à partir de 1933 (Burrin, 1986, p. 11). Si le Parti communiste a été le vecteur principal de diffusion, ce geste devient rapidement le signe d’appartenance de toute la gauche : « […] il put servir de signe de ralliement aux antifascistes de tous bords et devenir successivement l’emblème de la coalition ouvrière entre juin 1934 et mai 1935, puis celui du Front populaire tout entier » (ibid., p. 12). La diffusion du poing levé est fulgurante dans les années trente-quarante avec des contextes d’utilisation relativement divers : salut, serment ou hommage funèbre. Le geste a évolué d’un « rituel soldatique » à un « rite de

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masse », notamment par son adoption en dehors des cercles militants, comme l’attestent de nombreuses photographies et actualités filmiques de l’époque. Le poing levé a traversé les décennies jusqu’à nos jours comme classique du répertoire de la contestation et de la revendication, symbole des luttes d’émancipation. Fortement associé à la scène de l’Europe des années 1930, qui lui a donné naissance, le lever du poing s’est pérennisé à travers des contextes et des espaces fort différents, bien que toujours liés aux valeurs d’origine, des manifestants de mai 1968 et des Black Panthers américains des années 1960 aux affiches « antifascistes » des « pays de l’est » des années 1960 et 1970 ou aux récentes manifestations « anti-mondialisation ». (Vergnon, 2005, p. 78)

15 Ce geste a connu des réappropriations diverses au cours du 20e siècle, diluant progressivement sa charge politique pour s’inscrire comme symbole de courage, de fierté, de liberté et de victoire à l’image du poing levé de Nelson Mandela. Le lever de poing a également été repris par les mouvements protestataires contemporains comme Occupy Wall Street et les révolutions arabes.

Figure 2. Affiche dessinée par Dugudus (Régis Léger) pour les rassemblements du 11 janvier 2015 (papier, 42 x 29,5 cm).

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Figure 3. Pancarte, archives municipales de Saint-Étienne.

16 Régis Léger, alias Dugudus, graphiste illustrateur français, a réalisé en réaction aux attentats une affiche (figure 2) sur laquelle se détache un poing fermé sur un crayon, paume visible avec l’inscription « Nous sommes Charlie 7.01.15 »13. L’affiche, imprimée par Expressions2, a été distribuée à 20 000 exemplaires aux participants des rassemblements du dimanche 11 janvier à Paris. Régis Léger évoque l’impératif de produire « un message évident, identifiable et réappropriable par tout le monde »14 compte tenu de la nature de cette affiche-pancarte. Le graphiste justifie le choix du poing et de la couleur rouge en référence à mai 1968 et aux engagements politiques de certains membres de l’équipe du journal satirique. Il ne parle cependant pas d’affiche politique mais d’affiche « historique », l’objectif étant de marquer l’événement et de créer une sorte d’« objet de souvenir » pour les manifestants. Dans cette volonté d’avoir un message clair et « sans équivoque », il fait délibérément le choix d’une représentation graphique largement usitée. Il constate à ce sujet un figement du vocabulaire visuel militant et politique sur certains codes en place depuis plusieurs années, voire décennies. Au même titre que la colombe représente la paix, le poing levé est le symbole usuel de la révolte et de la solidarité. Au regard des productions graphiques des rassemblements, il semblerait que professionnels et profanes puisent dans une sorte de catalogue imaginaire de symboles (Bazin, 2016). Cette perception dépolitisée du geste du poing levé, à laquelle s’ajoute un jeu sur les symboliques, est particulièrement parlante lorsqu’on observe la performance menée par Jben, artiste français ayant réalisé un land art d’un poing brandissant un crayon sur une plage de la côte Atlantique (figure 4 infra). Il affirme s’être « inspiré d’une image trouvée sur Google »15. En hommage aux victimes des attentats, il a invité les habitants de la région à venir se rassembler autour de son œuvre16. Avant l’événement, il fournit une description de son projet et adresse des directives au public sur sa page Facebook : Le dessin sera contenu dans un cercle. Le cercle marquera l’unité du rassemblement. Nous pourrons notamment faire un cercle humain autour du

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dessin. Pourquoi pas se tenir la main pour une image plus forte encore. Je vous invite aussi à emmener un crayon pour le symbole et pour ceux qui le veulent une affiche « Je suis Charlie ». L’idée est de brandir ces symboles pour la photo.17

17 En identifiant, verbalisant et incitant le public à brandir un crayon, il contribue à fixer cette gestuelle comme emblème des marches. On observe cependant un écart entre la représentation du poing serré et les pratiques effectives des participants qui tiennent du bout des doigts leurs crayons.

Figure 4. Dessin sur le sable réalisé par l’artiste Jben le 11 janvier 2015 sur une plage de la côte Atlantique ().

Exportation du geste

18 À l’image de certaines gestuelles protestataires récentes (le salut à trois doigts des opposants thaïlandais inspiré de la trilogie Hunger Games, ou des mains levées des manifestants à Ferguson, pour ne citer que ces deux exemples récents), la gestuelle du crayon brandi caractérise une mobilisation particulière, repérable dans le temps et géographiquement. La gestuelle condense en partie l’événement 18. Et à l’instar des rassemblements de sympathie à New York, reprenant le parapluie comme attribut symbolique des opposants au gouvernement chinois, on observe des gestuelles du crayon levé en dehors du territoire national dans les dizaines de mobilisations organisées à l’étranger (Berlin, Bruxelles, Madrid, Londres, Vienne, San Francisco, etc.)19. Cependant, la valeur et l’impact du crayon brandi diffèrent selon qu’il est adopté par une personne seule ou un collectif, un anonyme ou une personnalité politique, dans le cadre strict des rassemblements ou dans d’autres contextes20. Lors du discours sur l’état de l’Union de Barack Obama, le 20 janvier 2015, une quarantaine de membres du Congrès américain ont levé des crayons jaunes en hommage aux victimes des attentats21. Menée à l’initiative de Gwen Moore, cette opération illustre le passage d’une expression citoyenne à une action de communication politique. Dans un article intitulé « L’affirmation du geste dans le langage politique au 20e siècle », Fabrice D’Almeida retrace l’évolution de la société politique sur quatre périodes passant « d’une conception du langage fortement marquée par le sens textuel à une autre, plus récente, qui voit le geste comme une production de sens déterminante et le comportement

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comme la clé fondamentale d’expression d’une position politique » (2006, p. 156). Il met un exergue l’importance croissante du corps dans la communication politique dans nos sociétés modernes. En brandissant ainsi un crayon lors de l’allocution présidentielle, Gwen Moore affiche son soutien aux Français et marque sa position dans l’échiquier politique. Sans avoir recours au discours verbal, la politicienne adresse un signal fort devant une audience de près de trente-trois millions de spectateurs. Les organisateurs, conscients de la portée médiatique de l’action, ont travaillé la mise en scène, évacuant dans le même temps toute forme de spontanéité. Cette initiative doit être également replacée dans le contexte des controverses sur l’absence du gouvernement américain dans les rangs de la marche du dimanche, à laquelle participaient de nombreuses personnalités étrangères. À une expression collective de défense de la liberté d’expression s’ajoute ainsi une démarche que l’on pourrait qualifier de diplomatique.

Le crayon guidant le peuple

19 Paris, place de la Nation, des participants à la marche se massent sur le monument de Jules Dalou. Un jeune homme brandit un crayon, le drapeau tricolore se déploie au vent. Stéphane Mahé, photographe pour l’agence Reuters, immortalise la scène en contre-plongée. En quelques heures, quelques jours, l’image fait le tour du monde. Les internautes la rebaptisent Le crayon guidant le peuple (référence, bien sûr, au tableau d’Eugène Delacroix)22. On retrouve dans cette composition tous les ingrédients symboliques de cette journée : les référents républicains (le drapeau français, la statue Le Triomphe de la République), l’emblématique crayon, les affichettes « Je suis Charlie » et les manifestants nombreux, entassés. Perché sur le monument, l’homme au crayon domine la foule qui, on le sait, envahissait la place et les rues environnantes.

20 Dans un ouvrage publié en 2009, Clément Chéroux mobilise un terme médical, la diplopie, trouble fonctionnel de la vision qui se traduit par la perception de deux images pour un seul objet, pour définir la réitération photographique dans le traitement médiatique du 11 septembre 2001. L’auteur relève deux formes de répétition, la mise en boucle et la dimension historique de déjà-vu, qui entrent en résonance avec celles identifiées par André Gunthert pour Le crayon guidant le peuple, à savoir récurrence et référence (2015).

21 Récurrence, d’abord, car une deuxième image du photographe indépendant Martin Argyroglo a été renommée sous un titre identique (photographie qui a d’ailleurs fait la Une de L’Obs). Même lieu, même scène, même manifestant au crayon fidèle au poste, seule la luminosité change, le cliché étant réalisé plus tardivement dans la soirée. Deux images pour un seul objet23. Récurrence encore, car la photographie de Stéphane Mahé a fait le buzz sur les réseaux sociaux dès le dimanche soir et elle a été publiée en première page de nombreux médias internationaux le lendemain (The Times, El Periodico , La Stampa, La Repubblica, La Libre Belgique, The Daily Telegraph, et d’autres)24.

22 Itération, donc, mais aussi référence. Les deux clichés ont été comparés au tableau de Delacroix et, dans certains cas, au Radeau de la Méduse de Théodore Géricault 25, sans intention avouée de la part des photographes. Deux référents picturaux qui font partie de notre imagerie collective alimentée par les manuels d’histoire ainsi que les innombrables reprises, détournements publicitaires et artistiques. Un tissu référentiel commun aux internautes français qui parlent alors de « Delacroix revisité » ou de « version moderne de ». Le cliché de Stéphane Mahé a également été exposé sur la

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façade du Centre Pompidou26. L’apposition de la parole institutionnelle d’un musée national d’art moderne légitime alors le référent artistique. « Cette image, très picturale, qui rappelle quelques icônes républicaines de l’histoire de l’art, m’a paru vivante, vibrante », déclare Alain Seban, président du Centre27. « Elle dépasse tous les messages et illustre l’élan magnifique dont nous avons été à la fois les acteurs et les témoins ». Cependant, si l’on compare attentivement la photographie et le tableau, les éléments communs tangibles se limitent au drapeau déployé, au geste de brandir un objet, à l’attroupement et au cadrage. La liberté est un homme, la foule n’est pas armée, le contexte et l’époque sont radicalement différents. « La Liberté guidant le peuple fonctionne alors comme une matrice ou un prototype (alors que le tableau dépeint un épisode des Trois Glorieuses de 1830, il est souvent pris pour une représentation de la grande Révolution de 1789), qui fait hériter l’image destinataire de son pouvoir évocateur, à la manière d’une relique » (Gunthert, 2015). Au-delà des quelques similitudes dans la composition, c’est cette valeur événementielle qui permet le rapprochement. Le crayon guidant le peuple s’inscrit alors dans une généalogie de l’imagerie des mobilisations républicaines avec pour référent originel l’œuvre de Delacroix, nous plongeant ainsi dans une forme de paramnésie collective. Ainsi le commentaire médiatique repose-t-il sur des indices déclencheurs de souvenirs, souvenirs de dires, de savoirs, d’événements et de représentations tels qu’ils sont reconstruits dans la mémoire de ceux qui le produisent et de ceux qui y sont exposés. (Moirand, 2007)

23 Dans un article au titre révélateur (« Manifestations pour Charlie Hebdo : à chaque moment historique son Delacroix ? »28), une journaliste de Slate.fr donne quelques exemples de mises en scènes similaires. Des élections présidentielles aux manifestations étudiantes, la statue de Jules Dalou a été maintes fois immortalisée par les journalistes pour prendre sur le vif les protestataires en action (la place de la Nation étant un point de ralliement stratégique et historique des mouvements contestataires parisiens). Si certains lieux sont omniprésents dans les couvertures médiatiques, on relève aussi une permanence dans les gestes des manifestants. On ne peut que s’interroger sur l’effet de la multiplication, dans la presse, d’images de groupes ou de foules levant le poing (ou tendant le bras…) dans la contagion des symboles. Pour le reporter en tout cas, comme pour le journaliste qui commente ses images, le choix de telles prises de vues marque bien la volonté de privilégier ces scènes, qu’il contribue nolens volens à rendre emblématiques. Pour le lecteur, de telles images peuvent fonctionner comme des invitations mimétiques à la pose : lever le poing face à l’objectif braqué du Leica ouvre la possibilité de se retrouver sur une photographie publiée ou dans le film d’actualités… (Vergnon, 2005)

24 Les choix éditoriaux sont alors moins orientés vers la valeur informative de l’image que par sa capacité à condenser un événement. La reconnaissance iconique des deux photographies Le crayon guidant le peuple et l’apposition d’un nouveau titre par les internautes fixent visuellement et verbalement le geste du crayon brandi comme emblème (Calabrese-Steimberg, 2003). On constate aussi une tentative de mythification dans le traitement journalistique avec une héroïsation de la figure de Charles Bousquet, l’homme au crayon. Reçu à la radio, interviewé par la presse, invité pour le déploiement de la bâche au Centre Pompidou, il est portraituré par les journalistes comme un jeune homme engagé, combatif et surtout courageux – resté en poste sur la statue pendant plusieurs heures. Il incarne l’« esprit du 11 janvier » et le manifestant « modèle » des marches républicaines. Certains commentateurs ont même tenté un rapprochement hasardeux entre son prénom Charles et Charlie. Cependant la

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mythification échoue, faute d’« exemplarité sublimée » (Boyer, 2008), dans le sens où la personnalité de l’individu ne s’impose pas sur l’événement. Elle est d’ailleurs contestée par le manifestant lui-même : « Moi je suis peut-être un symbole, mais pas un héros »29. En outre, le processus de figement représentationnel connaît son apogée lorsque les internautes prédisent l’inscription dans les manuels scolaires de la photographie Le crayon guidant le peuple. À l’instar d’une membre de Twitter dont le message, comprenant l’image de Martin Argyroglo accompagnée du commentaire : « Cette photo, je la vois bien dans les livres d’histoire », a été partagé plus de huit mille fois. On trouve également d’autres énoncés similaires : « Ne cherchez plus, on a la photo qui sera dans tous les livres d’Histoire-Géo l’année prochaine », « Cette photo a de grandes chances d’être la couverture du prochain livre d’histoire de nos élèves. #MarcheRepublicaine »30.

25 Les deux éléments emblématiques des rassemblements post-attentats, jugés historiques par le nombre de participants, sont le slogan « Je suis Charlie » et le crayon brandi. À propos du slogan, André Gunthert parle de « polysémie proportionnelle à sa diffusion » (2015), avec une phase de consensus et une diffusion extrêmement rapide suivie de nombreuses controverses, de mouvements anti et de récupérations politiques diverses. Quant à la gestuelle du crayon, elle semble a priori beaucoup plus consensuelle, stable et linéaire dans le processus d’appropriation mais aussi plus située et limitée dans le temps et dans l’espace. Introduisant l’ouvrage Des Gestes en histoire, les auteurs soulignent l’investissement tardif des historiens dans la recherche sur le geste et un élargissement progressif du champ d’investigation à partir des années quatre-vingt-dix (2006, p. 9). Dans une démarche de documentation, plusieurs archives municipales françaises (Rennes, Toulouse et Saint-Étienne)31 ont récupéré, restauré et classé plusieurs centaines de messages, pancartes mais aussi crayons manufacturés et bricolés. Ces « crayons de la paix » constituent les traces d’un événement et racontent à leur manière ces mobilisations et hommages.

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NOTES

1. M. Pigenet et D. Tartakowsky relèvent un glissement sémantique entre « manifestation » et « marche » à partir des années quatre-vingt, où les termes sont utilisés de façon interchangeable (2003, p. 91). 2. Les archives municipales de Rennes ont récolté plusieurs centaines d’outils d’écriture en tout genre (crayons à papier, stylos à bille, marqueurs, effaceurs, feutres, pinceaux, craies) lors de la collecte des messages et objets déposés place de la mairie. 3. « Nation », janvier 2015, M. Argyroglo ( http://www.martin-argyroglo.com/ 198129/7239950/perso/marche-du-11-janvier). 4. Exposition Disobedient Objects, Victoria and Albert Museum, Londres, 26 juillet 2014 au 1er février 2015. 5. C. Maliszewski, 2014, « Gavin Gindron : “L’objet désobéissant aide les protestataires à se faire entendre” », lemonde.fr. 6. Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948. 7. Cette manifestation fait suite à une décision ministérielle de suspendre le magazine d’information The Heat en représailles, selon les protestataires, contre la publication d’un article sur les habitudes de dépenses du Premier ministre et de sa femme. 8. Voir, entre autres, le dessin de Lucille Clerc que plusieurs journalistes ont attribué par erreur à Banksy : yesterday représenté par un crayon entier, today par un crayon brisé et tomorow avec deux crayons issus de la cassure ( http://lucilleclerc.com/ lucilleclerc-07-01-15.html). 9. Si, dans la réalité des pratiques, les outils numériques ont complété voir supplanté les outils classiques d’écriture, le crayon et le stylo restent des représentations symboliques de ces métiers. 10. Allocution de Jérôme Clément lors du 36 e colloque de la Fondation Alliance française le lundi 26 janvier 2015. 11. À noter que le slogan « Je suis Charlie » était déjà présent. 12. Loïc Sécheresse et Manko, pour ne citer qu’eux. 13. Un exemplaire de cette affiche a été récolté par le collectif des Balayeuses Archivistiques LGBT, qui a fait un dépôt d’une cinquantaine de documents au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) de Marseille. 14. Entretien téléphonique réalisé le 10 novembre 2015. 15. Entretien téléphonique réalisé le 28 mai 2015. 16. Plus de 3 000 personnes sont venues pour l’événement, un chiffre bien au-dessus des espérances de l’artiste. 17. Événement : « Beach art et mobilisation pour la liberté d’expression », page Facebook de Jben beach art. Vidéo de la minute de silence : https://www.youtube.com/ watch?v=7n6MwNs0X6o.

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18. Si le crayon fait clairement référence à l’attentat de Charlie Hebdo, celui-ci ne représente a priori pas les autres victimes, notamment celles de l’Hyper Cacher. 19. « “Charlie Hebdo” : plus de 100 000 personnes rassemblées mercredi soir en France », 7 janvier 2015, liberation.fr. 20. Si certains maires ou personnalités politiques locales ont eu recours à ce geste, il n’a pas été repris par les membres du gouvernement français lors de la marche républicaine ou des diverses allocutions. 21. L’ovation s’est faite au moment où le président des États-Unis a fait allusion aux attentats de Paris. 22. Le journal Le Monde a publié le 10 janvier 2015 un dessin de Plantu détournant également La Liberté guidant le peuple de Delacroix en remplaçant les armes par des crayons. 23. D’autres images sensiblement identiques ont circulé, mais ce sont celles de Stéphane Mahé et Martin Argyroglo qui ont été les plus médiatisées. 24. Si la presse quotidienne française nationale et régionale a fait le choix de mettre en Unes des images de foule au lendemain de la marche (à l’exception du journal Le Monde) pour insister sur cette participation historique, on peut comprendre que les médias internationaux aient privilégié des photographies cristallisant davantage les symboles du 11 janvier. La présence du drapeau français permettant notamment de situer géographiquement l’événement. 25. On trouve des similitudes dans la composition, l’agglutinement de corps sur un espace réduit et dans la faible luminosité. « La statue comme mât, le gros crayon comme proue : on croirait bien voir, en effet, un bateau voguer sur la place de la Nation » : C. Bonnet, « “Charlie Hebdo” : “Le crayon guidant le peuple”, décryptage d’une photo culte », 13 janvier 2015, tempsreel.nouvelobs.com. 26. En hommage aux marches républicaines du 11 janvier 2015, une bâche de treize mètres sur huit a été déployée le 17 janvier sur la façade du Centre Pompidou, et ce pendant plusieurs semaines. 27. « 11 janvier 2015 : unis. Le Centre Pompidou rend hommage à la mobilisation nationale du 11 janvier 2015 », communiqué de presse, 16 janvier 2015. 28. F. Arlandis, 13 janvier 2015, slate.fr. 29. C. Bouanchaud, « “Le crayon qui guide la liberté” : les coulisses d’une photo historique », 13 janvier 2015, europe1.fr. 30. M. Dehlinger, « L’histoire du “crayon guidant le peuple”, la photo symbole de la marche républicaine », 12 janvier 2015, francetvinfo.fr. 31. Voir Archivsites !, rubrique « Carnet de bord », no 113, 2015, p. 16-21.

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RÉSUMÉS

Cet article interroge la circulation, les pratiques et les représentations d’une gestuelle de solidarité qui condense à la fois un hommage aux victimes des attentats de janvier 2015, une défense de la liberté d’expression et une lutte contre le terrorisme. Le bras levé au-dessus de la tête, la main brandissant un crayon : ce geste simple relève dans sa forme collective d’un mouvement de deuil et de communion dans les rassemblements post-attentats.

The purpose of this paper is to question the circulation, the practices and the representations of the body language of solidarity that incorporate the tributes to the victims of the January 2015 attacks in Paris, the defence of freedom of speech as well as the fight against terrorism. The simple gesture of the raised hand holding a pencil above a head reveals, in its collective form, the spontaneous mourning and community spirit witnessed in the unity rallies.

Este artículo cuestiona la práctica, la circulación y las representaciones de un ademán de solidaridad que condensa tanto un homenaje a las víctimas de los atentados en enero del 2015, como una defensa de la libertad de expresión y una lucha contra el terrorismo. El brazo levantado por encima de la cabeza y la empuñando un lápiz constituye el signo, en sus forma colectiva, de un movimiento espontáneo de duelo y de comunión en las Marchas Republicanas.

INDEX

Palabras claves : lápiz, símbolo, gesto, Marchas Republicanas, libertad de expresión Mots-clés : crayon, symbole, geste, marches républicaines, liberté d’expression Keywords : pencil, symbol, gesture, unity rallies, freedom of expression

AUTEUR

MAËLLE BAZIN CARISM (Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias)

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La « quenelle ». Valeurs symboliques et rhétoriques d’une insulte gestuelle The « quenelle ». Symbolic and rhetoric values of a gestural insult La « quenelle ». Valores simbólicos y retóricos de un insulto gestual

Sara Amadori

1 La « quenelle » est un geste créé par l’humoriste Dieudonné, qui consiste à placer une main ouverte sur son bras opposé tout en allongeant ce dernier vers le sol.

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Figure 1. Le geste de la « quenelle ». « Quenelle épaulée » signée M. C. Ganti (geste visant Dominique Strauss-Kahn devant l’hôtel Sofitel de New York).

Wikimedia Commons.

2 Définie par son inventeur comme un geste anti-système, la « quenelle » est considérée par bien d’autres comme un geste antisémite, voire comme une nouvelle forme de salut nazi. Sa circulation a été à l’origine d’une véritable polémique publique en France. Pour en étudier la signification ainsi que les valeurs symboliques et rhétoriques, nous croiserons dans cette étude deux types de sources, sachant que « [d]es textes de tous ordres sont nécessaires pour interpréter un geste et en rendre la connotation, la noblesse ou la vulgarité » (Ambroise-Rendu et al., 2006, p. 16). Étant donné sa double nature, de mot et de geste, nous commencerons par reconstruire la diffusion du mot quenelle dans la presse française. Cela nous permettra d’examiner la mise en circulation de cette formule polémique (Krieg-Planque, 2003, 2009), d’en retracer brièvement l’histoire, et notamment de dégager les significations principales attribuées à ce geste par plusieurs de ses interprètes.

3 Nous focaliserons ensuite notre attention sur un deuxième type de source : des vidéos téléchargées de « iamdieudo », la chaîne Youtube de Dieudonné, désormais fermée. Notre approche s’inscrira dans le cadre de l’analyse du discours et de l’argumentation rhétorique. Nous montrerons que les stéréotypes judéophobes et les théories du complot constituent les fondements du contre-discours polémique de l’humoriste, et qu’ils agissent synergiquement pour lui permettre de projeter un ethos du pamphlétaire et du satiriste (Angenot, 1982).

4 Dans ce cadre, nous montrerons que la quenelle acquiert la valeur symbolique d’une insulte gestuelle « post-antisémite » (Taguieff, 2008, p. 62). Elle se révèle être un acte de condamnation idéologique, exprimant une volonté à la fois de dérision et de domination d’une altérité culturelle perçue comme menaçante. En exploitant les

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notions élaborées par la rhétorique des mouvements sociaux, nous focaliserons également notre attention sur le pouvoir de ralliement de cette insulte gestuelle, qui est désormais devenue l’emblème d’une lutte politique partagée contre un ennemi commun.

5 La reprise de ce geste de la part de ses fans, que Dieudonné cite dans ses vidéos, constituera le dernier point de notre analyse. Nous évaluerons, dans le cadre théorique des études sur la « circulation des discours » (Rosier, 2008, p. 132), la fonction que la quenelle, en tant que geste-discours en circulation, acquiert dans son entreprise de persuasion. En effet, il est souhaitable à nos yeux de considérer ce geste comme une forme de « matérialité discursive » qui est « incarnée dans des pratiques » et qui « se comprend […] comme de la discursivité en circulation, située dans le monde des techniques et distribuée dans l’environnement socioculturel » (Paveau, Rosier, 2010, en ligne).

Étude d’une nébuleuse sémantique dans un corpus de presse

Histoire du geste et choix du corpus

6 Le caractère sémantique flou du mot quenelle résulte de ses différentes significations, qui se sont progressivement accumulées dans les discours circulant dans la presse française. En nous servant de la base de données Factiva, nous avons étudié les formes de l’inscription discursive, le caractère polémique et la valeur de référent social de ce terme. Après avoir restreint notre enquête à la langue française et à une période choisie (2003-2014), la base de données nous a restitué 7 625 articles et dépêches d’agence contenant au moins une occurrence de quenelle (consultation du 11 mars 2015). Les résultats étaient ainsi distribués :

2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

81 214 141 217 220 225 251 353 384 431 1232 2778

7 L’histogramme suivant en offre une synthèse :

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8 L’histoire récente du geste justifie le choix de limiter notre corpus de presse à cette période. La première quenelle de Dieudonné, n’ayant plus rien à voir avec le plat de la cuisine lyonnaise (le mot est emprunté à l’allemand Knödel, et indique un « aliment en forme de boulette »)1, a été « glissée »2 en 2005 dans le spectacle 1905. L’humoriste parle d’un dauphin qui « se fout de la gueule des hommes […]. Le dauphin, sa nageoire, il va nous la foutre jusque-là »3. En disant cela, l’acteur réalise le geste. Celui-ci n’a encore aucune connotation antisémite explicite, même si Dieudonné, quelques minutes plus tôt, avait déclaré : « la Terre promise […], [j]e ne peux pas la louper. À la télévision, on ne voit que ça » (ibid.). Une telle affirmation, qui pourrait être considérée comme antisioniste, cache une nuance antisémite, que d’autres prises de position publiques de l’humoriste pouvaient faire soupçonner.

9 Le 1er décembre 2003, Dieudonné s’était exhibé sur le plateau de l’émission On ne peut pas plaire à tout le monde. Habillé en juif orthodoxe et jouant le rôle d’un extrémiste sioniste, il avait terminé son sketch par le cri « IsraHeil ! », associé à son bras levé. L’intention de l’humoriste était de délégitimer la politique d’Israël en se servant des « enchaînements d’amalgames polémiques […] “Juifs = sionistes = racistes = nazis” » (Taguieff, 2008, p. 368). Or, il est possible de considérer ce geste comme une « proto- quenelle », présentant les germes de sa signification future. La quenelle faite par Dieudonné aux côtés d’Alain Soral sur l’affiche de la liste antisioniste, lors des élections européennes de 2009, a confirmé la connotation politique du geste.

10 Les deux pics de fréquence relatifs à 2013-2014 dans notre histogramme montrent que la quenelle ne commence à circuler de façon virale dans l’espace public qu’en 2013, n’étant connue avant que par les fans de Dieudonné. C’est ainsi à partir de cette date que nous pouvons affirmer qu’elle accède au rang de « formule » au sens de Patrick Charaudeau (2005, p. 75-76) et d’Alice Krieg-Planque (2003). En effet, l’« affaire de la quenelle » a explosé en 2013, à la suite de quelques événements sociopolitiques qui ont fait scandale, à l’instar de la diffusion du geste sur le plateau du Petit Journal4 ou d’autres transmissions télévisées comme Pékin express, Top chef, Secret Story. Dans le milieu sportif, les quenelles de Tony Parker, Yannick Noah, Teddy Riner, Mamadou Sakho,

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Mathieu Deplagne, Nicolas Anelka ont également fait beaucoup parler. À leur insu, des politiciens comme Manuel Valls ou François Hollande ont été photographiés aux côtés de jeunes « quenellistes ».

11 On a assisté, en outre, à la tendance, beaucoup plus préoccupante, à « glisser des quenelles » face à des lieux hautement symboliques pour la communauté juive : c’est le cas de la quenelle faite par Alain Soral au Mémorial de la Shoah ou de celle d’un jeune à Auschwitz (voir, pour un répertoire de ces quenelles, Robin, 2014, p. 191-192). De telles photos de quenelles, circulant sur le Web, montrent d’une façon nette que, comme le souligne le politologue Jean-Yves Camus, « les lieux où [les gens] font [le geste], les circonstances dans lesquelles ils le font ne sont pas innocentes. C’est par le contexte qu’on juge le contenu du geste »5. Lucie Desjardins lui fait écho, en soulignant que « la lecture des mouvements du corps suppose […] la prise en compte d’un contexte particulier » (1999, p. 26). Ainsi la quenelle pourrait-elle être classée parmi les gestes « auto-signifiants », à savoir les « gestes volontaires qui se comprennent en dehors de tout contexte verbal […] [et] sont propres à une culture déterminée » (Battesti, 2001, en ligne). En effet, la quenelle acquiert sa portée symbolique en raison du fait qu’elle est exécutée non seulement dans des contextes neutres, mais aussi dans des lieux surdéterminés d’un point de vue historique et culturel, ou par des hommes qui incarnent de façon non ambiguë une certaine position politique et idéologique. Le choix de la part des adeptes de la « Dieudosphère » de répéter le geste dans des contextes ouvertement liés à l’histoire de l’antisémitisme en Europe fait donc de la quenelle un acte rituel (Abélès, 1989), qui confirme leur appartenance politique et leur adhésion à un système de valeurs particulier.

12 Il s’agit, dans ce cadre, d’un geste de « dé-mémoire » (Robin, 2004), en rupture avec un certain horizon mémoriel et historique. Comme le suggère Régine Robin, le passé est ainsi « disponible pour toutes sortes de lectures, toutes sortes d’interprétations. […] les stratégies […] de détournement, de contournements, d’oublis volontaires […] sont légion » (ibid., p. 44). La quenelle exprime de ce point de vue une volonté de reniement, d’effacement de certains faits historiques par le pouvoir de la dérision. Elle est un « salut nazi inversé » dans la mesure où elle se veut aussi une reprise détournée et cachée du salut hitlérien.

13 Plusieurs documents proposés par la base de données Factiva, dont l’article du 1er janvier 2014 paru sur Lepoint.fr, intitulé « Quand le Dr Folamour tentait de masquer son salut nazi », font remonter l’origine du geste de Dieudonné au film éponyme de 1964 de Stanley Kubrick. Le Dr Folamour, un scientifique à l’accent germanique, est consulté pour éviter un bombardement nucléaire en pleine guerre froide, et il réprime tout au long de son discours ses pulsions nazies par une pression sur son bras droit, qui a tendance à faire le salut hitlérien. Il ne peut d’ailleurs s’empêcher de répondre « Ja wohl, mein Führer ! » à une question du président des États-Unis.

14 Que Dieudonné en soit conscient ou pas, la valeur antisémite est inscrite dans la quenelle, et le fait de répéter le geste dans certains contextes ne fait que confirmer cette valeur et la rendre plus insultante. « Les gestes peuvent être […] insultants, ou très insultants, selon la situation ou le contexte culturel », confirme Conley (2010, p. 24) [notre traduction]. Début janvier 2014, les pouvoirs publics n’ont pu éviter de prendre position face à ce geste, ainsi que face aux propos insultants que l’humoriste diffusait par ses spectacles et sur le Web. Avec le soutien de François Hollande, le Premier ministre a transmis une circulaire aux préfets demandant l’interdiction des spectacles

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de Dieudonné, au nom du respect de l’ordre public et de la dignité humaine. C’est à ce moment-là que la tension a atteint son paroxysme. Le simple fait qu’une polémique se déclenche, comme le constate d’ailleurs Dominique Maingueneau, « présuppose pragmatiquement qu’il y a une crise dans la communauté concernée, que les valeurs qui la fondent sont menacées » (2008, p. 114).

Une formule indéfinissable

15 Notre analyse qualitative des résultats obtenus par Factiva nous a non seulement aidée à reconstruire l’histoire récente de la quenelle, mais elle nous a également permis d’étudier les formes de la mise en circulation et de l’inscription discursive de cette formule polémique. Le « registre de problématisation » qu’A. Krieg-Planque (2003, p. 334) appelle « la formule et ses enjeux dans la signification » a notamment attiré notre attention.

16 À partir de 2013, quenelle est appréhendé par les locuteurs comme un mot qui pose problème, dont il faut définir la signification. Nous avons relevé deux phénomènes métadiscursifs remarquables. Le premier exprime le besoin des locuteurs de donner un sens à la formule, comme en témoigne le titre suivant : « La “quenelle”, c’est quoi ? » (Le Matin, 6 décembre 2013). En outre, le mot est souvent vedettisé par son statut d’autonyme, comme dans ce petit dictionnaire des termes les plus médiatisés de 2013, rédigé par Le Nouvel Observateur. Voici dans (a) la définition proposée : (a) [I]l n’est plus question ici d’alimentation, mais bien d’un geste qui a marqué l’année 2013. Inventée par Dieudonné lors de ses spectacles, la « quenelle » consiste à tendre le bras vers le bas et à couper l’épaule par l’autre main. Apparemment considérée par le principal intéressé comme une blague potache, une version du bras d’honneur envoyé au système, la quenelle semble mal passer du côté de ses détracteurs qui y voient un signe antisémite (une relecture du salut nazi).6

17 Le trait constant de toute tentative de définition de la quenelle reste son ambiguïté. Tout effort de la part des locuteurs pour fixer le sens du mot se traduit par un inévitable éparpillement du sens. Que le but explicite soit la définition du mot (a) ou bien que le locuteur ne s’arrête qu’un instant pour définir la formule par une brève pause métalinguistique (b), le résultat reste inchangé : (b) Sous le regard des forces de l’ordre qui encadraient la place pour éviter tout débordement, les manifestants ont multiplié les gestes de la quenelle (geste « anti- système » pour certains, antisémite pour d’autres) et appelé à la « liberté d’expression ».7

18 Le deuxième phénomène métadiscursif relevé dans notre corpus, dont la fréquence est très élevée, est l’utilisation des guillemets de modalisation autonymique, comme dans le titre « Valls aussi piégé par la “quenelle” » (Lejdd.fr, 31 décembre 2013). Ces guillemets, en effet, ainsi que l’explique Jacqueline Authier-Revuz, « [ne] [sont] pas une marque renvoyant, de façon ambiguë, à un ensemble fini de valeurs […], mais un signe non ambigu, à valeur générale – celle d’une pure opacification –, associé en discours à un ensemble non fini d’interprétations » (1995, p. 136-137).

Dichotomisation du sens

19 Une telle ambiguïté est la conséquence du statut de référent social de la formule, qui oblige les commentateurs à lutter pour en imposer une interprétation (Krieg-Planque,

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2009, p. 99). En examinant les définitions données par Dieudonné, nous avons relevé la connotation anti-système/révolutionnaire attribuée au geste : la quenelle est donc, pour son inventeur, un « symbole d’insoumission au système »8 ; une « formule magique […] [qui] appartient à la révolution qui arrive »9 ; un « acte d’émancipation populaire »10. Dieudonné ne dissimule pas sa signification antisioniste, indissociable pour lui de la valeur anti-système, en affirmant : « [l]’idée de glisser ma petite quenelle dans le fond du fion du sionisme est un projet qui me reste très cher »11. La valeur injurieuse, dérisoire et la connotation sexuelle du geste sont également indissociables : la quenelle est pour le polémiste « une sorte de bras d’honneur au système avec une dimension, heu… dans le cul […]. »12. L’entourage de Dieudonné, et notamment ses avocats, insistent sur la signification anti-système et nient toute connotation antijuive13. De même, ses fans confirment sa valeur anti-système et révolutionnaire, ainsi que sa nature injurieuse et dérisoire, mais nient en revanche sa portée raciste et antisémite14.

20 Pour ses détracteurs, la quenelle est un geste antisémite. Ainsi, pour Manuel Valls, elle est un « geste de haine, geste antisémite, geste nazi inversé »15. De même, pour le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), Roger Cukierman, « c’est le salut nazi à la mode de Dieudonné »16. Pour le président de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), Alain Jakubowicz, la valeur antisémite est indissociable de la connotation sexuelle : il qualifie le geste de « salut nazi inversé signifiant la sodomisation des victimes de la Shoah »17. SOS Racisme, par le biais de son avocat, Me Klugman, insiste sur le caractère injurieux de ce geste antisémite18. Associée à sa nature outrageante et obscène, la connotation antijuive reste également hors de doute pour les autorités israéliennes19, ainsi que pour l’Union des étudiants juifs de France (UEJF)20. La Fédération anglaise s’est prononcée de la sorte dans un rapport concernant le geste controversé d’Anelka : la quenelle est “liée à l’antisémitisme”, mais elle est également “considérée comme un simple geste d’insulte ainsi qu’un running gag” »21.

Valeurs d’une insulte gestuelle dans les vidéos Youtube de Dieudonné

Des vidéos pamphlétaires

21 S’il y a une véritable nébuleuse sémantique qui entoure le mot quenelle dans les médias traditionnels, Dieudonné ne cesse de répéter dans ses vidéos Youtube qu’il s’agit d’un geste anti-système. Une telle simplification est emblématique : comme P. Charaudeau l’explique, « [p]lus une formule est concise et en même temps chargée sémantiquement, globalisant ainsi une ou plusieurs idées en les essentialisant et en les rendant floues, plus elle aura de force d’attirance » (2005, p. 76). Notre corpus est constitué de quelques-unes des vidéos les plus visionnées publiées par le polémiste sur « iamdieudo », sa chaîne Youtube désormais fermée. Voici les titres des vidéos, que nous avons téléchargées avant la fermeture du site, mais qui sont paradoxalement encore visibles sur les sites indiqués en note22 :

22 Le niveau d’audience de ces vidéos, quand elles étaient encore disponibles sur « iamdieudo », était similaire à celui d’une chaîne de télévision ou de radio (Robin, 2014, p. 168), et incite à parler de ces documents comme de véritables « viral videos »

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(Burgess, 2008). L’« hypergenre » (Maingueneau, 2014, p. 136-138) duquel ils relèvent est le « videoblogging » (Burgess, Green, 2009, p. 94). Par cette activité, l’humoriste a créé une nouvelle forme de tribune politique virtuelle, qui est devenue un puissant moyen de fidélisation et de mobilisation. La quenelle y acquiert une valeur symbolique et rhétorique spécifique, en tant que synthèse visuelle d’un nouveau type de discours de propagande (Angenot, 1997) à visée révolutionnaire.

23 Le choix de Youtube, et plus généralement du Web, est stratégique. En effet, les discours de Dieudonné adressent une âpre critique à l’élite politique jugée oligarchique et décadente, tout comme aux médias traditionnels qu’elle contrôle. En revanche, l’Internet est présenté comme la seule voie par laquelle la liberté d’expression et la justice pourront triompher. Ainsi, c’est précisément sur la Toile que Dieudonné lutte pour la mise en place d’une démocratie véritable, qui puisse remplacer « cette vieille prostituée de démocratie on peut le dire comme ça parce qu’aujourd’hui on n’y croit plus » (minute 1.40-1.45 de la vidéo 3 de notre corpus – les transcriptions dans cette étude sont toujours les nôtres). En effet, la France a été, à ses yeux, infectée par le « complot américano-sioniste » : dans la même vidéo, à partir de la minute 2.03, il affirme, en parlant de la visite de François Hollande en Israël : « Vous avez vu notre monarque socialiste se prosterner devant ses maîtres oh merde fragile timide comme ça il était là on aurait dit un jeune adolescent offert en mariage à son vieil oncle pédophile… dégueulasse ! » C’est en tant que défenseur des exclus et des victimes de cette « démocratie malade » qu’il prend la parole : « Alors j’ai envie de m’adresser évidemment à l’arrière-garde de la République que nous sommes, à toute la merdasse […] moi je suis pour résister hein » (extrait de la vidéo 5 à partir de la minute 6.55).

24 L’appel à la révolution, qui se nourrit des logiques du ressentiment (Angenot, 2010) et de la dénonciation d’un prétendu racisme anti-goy, est un autre trait récurrent de ses discours. La chansonnette jouée avec sa femme dans la vidéo 4 (à partir de la minute 8.04) est un véritable hymne révolutionnaire, dont voici quelques vers : « Le vent du changement, révolution naturelle, / Il est là, je le sens, […] c’est le vent du combat / Pour l’émancipation des populations nègres, / Et des jaunes et des blancs pour l’humanité. »

25 Nous n’avons proposé ici que quelques-unes des affirmations du polémiste qui nous permettent d’affirmer que la « scénographie » (Maingueneau, 2014, p. 129) choisie par Dieudonné est celle du discours pamphlétaire. En effet, comme Marc Angenot le confirme, les traits caractéristiques de l’ethos du pamphlétaire sont : [l]’image paradoxale que le pamphlétaire se donne de son mandat, la vision crépusculaire du monde qui lui est axiomatique, la coexistence établie entre persuasion et « violence verbale », la liaison entre vérité-liberté-solitude, le fait que le pamphlet se présente comme un discours opposé à celui de l’Autorité et du Pouvoir tout en reproduisant de façon terroriste leurs traits […]. (1982, p. 337)

26 Dans le contre-discours de Dieudonné, qui puise dans le vocabulaire d’écrivains tels que Rebatet ou Céline (Briganti et al., 2011, p. 38), les adjectifs « anti-système » et « antisioniste/antisémite » finissent par coïncider. L’amalgame, caractéristique du genre pamphlétaire (Angenot, 1982, p. 126) ainsi que de la pensée conspiratoire (idem, 2010, p. 41), est d’ailleurs l’arme rhétorique principale utilisée par le polémiste. Le recours à l’amalgame confirme la validité de ce que M. Angenot appelle la « règle de l’ennemi unique » (ibid.). Cet « ennemi unique » est un système soi-disant dominé par les juifs et contre lequel il faut donc se révolter. La quenelle se veut ainsi un symbole de ce que Pierre-André Taguieff appelle « la nouvelle judéophobie à visage antisioniste

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[qui] signe l’entrée dans un nouvel âge des passions antijuives, qu’on peut qualifier de “post-antisémite” » (Taguieff, 2008, p. 62).

Un geste « post-antisémite »

27 Une analyse attentive des vidéos de notre corpus nous a permis d’y relever la présence des stéréotypes antisémites les plus fréquents, qui contribuent à la formulation des six mythes fondateurs de la judéophobie selon P.-A. Taguieff (2008, p. 247-248) : 1° la haine du genre humain […] ; 2° le crime rituel (impliquant une cruauté de groupe comme trait culturel invariant) ; 3° le déicide (ou les Juifs, « meurtriers du Christ » et fils du diable) ; 4° la perfidie, l’usure et la spéculation financière […] ; 5° le complot, du local au mondial, motivé par la volonté de nuire et ordonné à l’objectif de la domination du monde ; 6° le racisme.

28 Écouter les deux premières minutes de la vidéo 1 sera suffisant pour constater la haute fréquence de ces stéréotypes dans le discours du polémiste. Les juifs y sont diabolisés et présentés comme les meurtriers du Christ, comme avares et strictement liés au monde de la spéculation financière et des banques. Leur faute suprême est d’être les responsables d’un complot visant à dominer le monde, auquel la France aurait consenti à participer. C’est évidemment à eux que la quenelle qu’il « glisse » à la minute 0.35 est adressée.

29 Dans le cadre d’un discours polémique qui n’hésite pas à recourir au registre de la violence verbale (Amossy, 2014, p. 175-205), cette quenelle se définit donc comme une véritable insulte associant la dimension gestuelle à la dimension verbale. Dans les vidéos de notre corpus, la violence des attaques du polémiste atteint souvent son paroxysme, aboutissant à l’insulte en tant que forme de « violence cristallisée » (Moïse et al., 2008, en ligne).

30 Tout comme l’insulte dans sa forme verbale, la quenelle exprime une « visée de domination » (Moïse, Romain, 2010 [2011], p. 114) : elle acquiert « une force émotionnelle, voire pulsionnelle, et vit l’autre dans la volonté de le rabaisser et de le nier », en le réduisant à des traits essentialisés (Moïse et al., 2008, en ligne). Ce geste résume et cristallise des représentations stéréotypées qui « pose[nt] l’autre dans des formes […] réductrices […], sont à la fois sociales et interculturelles et reposent inéluctablement sur la représentation identitaire de l’autre opposée au même » (ibid.). Bref, la quenelle, comme l’illustre cet extrait de la vidéo 1, a la fonction d’exclure toute possibilité d’un débat rationnel avec cette altérité, et d’exprimer la suprématie du « quenelliste » sur l’Autre, que le premier se donne le droit de disqualifier face à son auditoire.

Un geste de ralliement

31 La communauté virtuelle de l’humoriste s’est montrée capable, comme le constatent Vincent et Barbeau, de « multipli[er] la possibilité de propagation de l’insulte, parfois jusqu’à sa naturalisation dans l’espace public » (cités par Amossy, 2014, p. 180). À en croire Dieudonné, il existe un « mouvement de la quenelle » (vidéo 3 à partir de la minute 0.08). Si le fait de définir comme « mouvement » l’ensemble de ceux qui font des quenelles est sans doute excessif, il est certain que ce geste est devenu pour beaucoup un symbole de ralliement à l’idéologie de Dieudonné, et un signe d’appartenance à sa communauté. La pratique fréquente, chez les « quenellistes », de se prendre en photo

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pour ensuite faire circuler ces documents sur la Toile est désormais devenue une mode virale.

32 Le cadre de la rhétorique des mouvements sociaux nous semble approprié pour étudier la valeur symbolique et rhétorique de ce geste. La quenelle, en tant qu’insulte gestuelle, doit être considérée comme un moyen de polarisation et comme une « pratique discursive liée aux procédés de construction identitaire et de renforcement de la solidarité » au sein d’un groupe (Orkibi, 2012, en ligne). En effet, elle permet d’identifier et d’attaquer un ennemi commun diabolisé, contre lequel une action de lutte collective est nécessaire et urgente. Selon Eithan Orkibi, « à travers l’insulte, le mouvement se donne à voir comme une force dotée d’une mission : il se doit de réparer les torts perpétrés au détriment de la société ».

33 De ce point de vue, l’obscénité du geste est significative. En effet, le geste obscène est la seule réponse possible à un système « pervers » dont on ne partage plus les valeurs. Son but symbolique est de renverser les rapports de pouvoir. Il est associé à « la reprise du contrôle de l’espace public par “le peuple” », selon E. Orkibi, qui insiste sur ce point : « l’obscénité est un choix rhétorique qui symbolise le fait que […] le temps du “débat” est révolu. L’usage du mot “obscène” marque une rupture avec le decorum discursif imposé par l’élite, et le rejet de son mode de raisonnement » (ibid.).

34 La connotation dérisoire de l’insulte gestuelle est indissociable de sa valeur diabolisante et de son obscénité. La ridiculisation est une arme rhétorique puissante et difficilement réfutable. Elle alimente la cohésion du groupe, et la certitude que l’on peut s’affirmer au détriment de l’Autre. « La pratique de la ridiculisation », explique encore E. Orkibi, « procure ainsi un espace discursif où celui qui tourne l’autre en dérision se présente comme supérieur à lui sur le plan épistémologique et moral. C’est dans ces espaces que la hiérarchie du monde “réel”, où la cible occupe une position d’autorité et de pouvoir, est renversée au profit des “simples citoyens” ».

35 La vidéo 1 (minute 12.10) nous offre un exemple intéressant à ce propos. Il s’agit d’une « quenelle glissée » à François Hollande par une « quenelliste », dont le visage est caché par un ananas. Dieudonné présente ce document par l’affirmation suivante, qui explicite sa volonté dérisoire : « Ceux qui se font piéger par la quenelle, regarde, c’est François Hollande. Oui, lui il s’est fait piéger par la jeune femme. » L’insulte gestuelle dans cette image est également un argument ad hominem visuel. Si l’insulte doit être considérée comme un argument contre la personne (Amossy, 2014, p. 179-180), la « quenelle glissée » au président confirme, tout en le renforçant, le discrédit que Dieudonné jette sur son adversaire politique, représentant ici le « système sioniste ».

36 La présence de l’ananas fait allusion à la chanson « Shoananas » jouée par l’humoriste sur la mélodie de « Chaud Cacao » d’Annie Cordy. Ce fruit résume donc sa volonté de faire non seulement du « système sioniste », mais également du martyre de la Shoah, un objet de dérision et de condamnation. Ainsi, l’insulte gestuelle se veut également un acte de dénonciation du « Shoah-business », à savoir de l’instrumentalisation que, selon Dieudonné, les juifs feraient de la Shoah pour légitimer leur cause « impérialiste ».

37 La citation de la photo d’une « quenelliste » dans cette vidéo consolide, en outre, la cohésion du groupe et l’impression de lutter contre un ennemi commun. La volonté symbolique de rabaisser l’Autre et le désir de le dominer sont, en effet, présentés comme partagés par les membres de la communauté virtuelle de Dieudonné. L’utilisation du geste de la part de son inventeur et de ses fans confirme ainsi que

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« l’“effet injure” ou l’“effet dérision” dépendent largement du contexte, de l’intention que l’on peut prêter ou non à l’auteur, de la réaction de la personne cible, de l’attitude des auditeurs et de leur appartenance ou non au monde social ou idéologique de l’auteur » (Bonnafous, 2001, p. 57).

Un geste-discours en circulation

38 La pratique de l’humoriste d’insérer dans ses vidéos ce que nous aimerions appeler des « citations numériques » des quenelles de ses fans acquiert une fonction persuasive qu’il est intéressant d’examiner. Nous relevons dans notre corpus des photos de gens ordinaires (hommes, femmes, jeunes, étudiants, voire enfants), de sportifs plus ou moins célèbres, de pompiers, médecins, gendarmes ou militaires en uniforme effectuant des quenelles dans les contextes les plus disparates. Les vidéos 1 (à partir de la minute 10.45) et 2 (à partir de la minute 7.41) offrent deux exemples de ces longues séquences de quenelles.

39 Ces images attentivement sélectionnées par Dieudonné visent d’abord à prouver l’innocence et le caractère non antisémite du geste. En effet, dans des contextes neutres, la quenelle n’est qu’une variante du bras d’honneur, elle se veut un geste anti- système, anti-politique et anti-social, s’insérant dans une longue tradition, et dépourvu d’une connotation raciste. Le fait que les gens s’amusent à se faire prendre en photo faisant cette insulte gestuelle à caractère obscène, et qu’ils consentent à faire circuler ces images sur le Web, témoigne par ailleurs du changement profond de ce qu’Elias appelle la « civilisation des mœurs » (1973). Les codes de comportement et les règles de décence ont beaucoup évolué, en déterminant une remarquable « progression du seuil de la pudeur » (1973, p. 297). La Toile rend de telles pratiques tout à fait légitimes, en s’offrant comme un exutoire pour les passions les plus irrationnelles, que les discours du polémiste essaient par ailleurs d’éveiller. Comme le confirme Elias, « [i]l faut […] une propagande puissamment orchestrée pour éveiller dans l’individu et légitimer en quelque sorte les instincts les plus refoulés, les manifestations pulsionnelles proscrites dans la société civilisée » (1973, p. 293-294).

40 Les photos de ces quenelles choisies par Dieudonné témoignent également du soutien d’une partie de la population dont jouit l’humoriste. Elles peuvent être considérées comme des preuves extra-techniques (Amossy, 2011, p. 32), à savoir un type de preuve qui n’a pas besoin d’être démontré, et qui agit directement au niveau du pathos. De tels arguments visuels ont donc un pouvoir de persuasion considérable. « La rhétorique visuelle », explique Georges Roque, « peut être en même temps émotionnelle et rationnelle, en essayant de persuader le spectateur par les voies à la fois du pathos et d’un argument pragmatique » (2008, p. 185) [notre traduction].

41 La reprise de ces photos permet enfin au polémiste de présenter la quenelle comme la synthèse gestuelle et verbale d’un discours en circulation. Sa répétition confirme la vérité de l’ensemble de représentations qui lui sont associées. Comme Andrea Landvogt et Kathrin Sartingen (2010, en ligne) le confirment, « [d]ans la mesure où le discours circulant est privé de son contexte énonciatif, il n’est plus attribuable à un sujet précis qui en assumerait la responsabilité […]. Une telle remise en circulation affirmative sert à confirmer un système épistémique existant ». Il ne faut pas oublier non plus que la multiplication de photos de gens qui font une quenelle, dont l’identité reste inconnue

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dans la plupart des cas, a tendance à produire un effet d’objectivité, d’adhésion consensuelle et motivée. Selon Juan Manuel Lòpez Muñoz et al. (2010, en ligne), si un discours circule, il est par conséquent vraisemblablement connu et partagé par tous les membres d’[un]e communauté. […] C’est le discours d’un savoir partagé qui s’énonce à travers [l]a parole [du locuteur], comme si le fait d’être partagé constituait la preuve de sa vérité. […] Grâce au brouillage résultant de la multiplication des sources imprécises, l’effet de persuasion est dominant. Le locuteur utilise le consensus d’une collectivité pour écraser par anticipation toute tentative de contestation.

42 Les « citations numériques » des photos des quenelles dans les vidéos de Dieudonné ont, d’un point de vue énonciatif, le rôle d’une « surénonciation » (Rabatel, 2004, en ligne). La « modestie énonciative » (Rosier, 2008, p. 43) dont le polémiste fait preuve a une visée stratégique de persuasion, car elle valorise le locuteur citant. En fait, ces citations des quenelles qui parsèment ses discours peuvent être considérées comme des « auto- citations » parce qu’elles ne font que démultiplier la répétition du geste dont Dieudonné est l’inventeur. Autrement dit, « [l]e locuteur se retranche derrière une armée d’énonciateurs cloniques obtenue par une multiplication à l’infini (une « puissance ») de lui-même. […]. Au moyen de cette surénonciation, l’effet visé est la séduction par l’auto-affirmation, par une démonstration de force et d’autorité » (Lòpez Muñoz, 2006, en ligne). Il est donc souhaitable de parler d’une « autophonie répétitive » caractérisant les discours sur Youtube de Dieudonné, qui a la fonction de confirmer la stabilité de ses positions idéologiques et, par conséquent, d’augmenter sa crédibilité.

43 Si les discours publics des hommes politiques et, plus généralement, la communication dans les médias traditionnels, se sont de plus en plus assagis (Bonnafous, 2001, p. 53-54), l’Internet et, dans le cas de la présente étude, Youtube, favorisent la création de nouvelles formes de tribune politique, dans lesquelles la violence verbale et gestuelle joue un rôle de premier rang. La quenelle, en tant que mot et en tant que geste, s’offre comme un cas exemplaire de la spectacularisation et de la théâtralisation de la communication politique actuelle. Dans nos sociétés contemporaines, la vue occupe désormais une place de premier rang par rapport aux autres sens (Elias, 1973, p. 295) : la portée symbolique des gestes acquiert par conséquent une importance capitale, précisément parce qu’ils se présentent comme le produit le plus naturel, transitif et immédiat de notre culture hypermédiatique.

44 Ainsi la quenelle a-t-elle la capacité de faire pénétrer le chercheur « au plus profond du fonctionnement d’une société » (Schmitt, 1990, p. 20). En tant que geste synthétisant un discours s’inscrivant dans la tradition pamphlétaire et complotiste, la quenelle contribue à déterminer « un effet de blocage ou de distorsion de la capacité critique » (Angenot, 1982, p. 337). Il nous semble licite, donc, de parler, en faisant écho à Jean- Claude Schmitt, d’une véritable « déraison du geste » caractérisant désormais nos sociétés contemporaines. L’ethos du pamphlétaire assumé par Dieudonné est, en effet, un puissant « ethos d’identification », qui fait que « le citoyen, au travers d’un processus d’identification irrationnel, fond son identité dans celle de l’homme politique » (Charaudeau, 2005, p. 105). C’est dans ce cadre que la mode virale de « glisser des quenelles », pour ensuite les diffuser sur l’Internet, s’inscrit. En tant que geste de ralliement, elle devient l’emblème de la lutte d’une communauté qui tend à s’identifier aveuglément avec son chef et son guide spirituel. L’ennemi commun doit être abattu symboliquement par cette insulte gestuelle, qui doit sa force et sa diffusion étonnante à ce que L. Rosier appelle un « effet Cyrano », à savoir la théâtralisation de

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l’insulte par la présence du « tiers-écoutant » (2012, en ligne). La diffusion virale de la quenelle est la énième confirmation du fait que ce « tiers-écoutant », la communauté des internautes, a tendance à se laisser séduire par des discours démagogiques et par des formes de violence symbolique assez élémentaires. Sous l’influence puissante de l’humoriste, cette communauté est devenue facilement victime de la fascination des mythes judéophobes.

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NOTES

1. Voir dans TLFi au mot « quenelle ». 2. Cette expression est utilisée par Dieudonné pour se référer à l’acte d’effectuer le geste. L’humoriste crée intentionnellement un véritable jargon connu et partagé par ceux qui le suivent et le soutiennent, ayant le pouvoir de rallier les membres de sa communauté (qu’il appelle la « Dieudosphère »). Les « quenellistes » (ou « quenelleurs ») sont par exemple ceux qui diffusent le geste en le reprenant. Le « bal des quenelles » est une cérémonie annuelle au cours de laquelle l’humoriste récompense les meilleurs performeurs. 3. C. Bouanchaud, « Comment est née la quenelle de Dieudonné ? », http:// www.europe1.fr/france/comment-est-nee-la-quenelle-de-dieudonne-1758619, 31 décembre 2013. 4. À cette occasion-là, un membre du public a effectué seize quenelles devant les caméras. L’animateur Yann Barthès s’est publiquement excusé pour cette diffusion illicite du geste sur une chaîne de télévision nationale. 5. À partir de la minute 3.52 de la vidéoconférence « Quand l’humour ne fait plus rire… », disponible en ligne (http://www.akadem.org/sommaire/themes/politique/ antisemitisme/mythes-judeophobes/quand-l-humour-ne-fait-plus- rire-17-12-2013-56016_137.php). 6. U. Michel, « “Quenelle”, “twerk”, “éclisse”… Les 10 mots que vous avez (re)découverts en 2013 », Le Nouvel Observateur, 3 janvier 2014. 7. C. G., « Les pro-quenelles manifestent », 20 Minutes, 27 janvier 2014. 8. D. Doucet, « Yann Barthès a fait une quenelle en 2012 à l’insu de son plein gré », http://www.lesinrocks.com/2013/11/20/actualite/yann-barthes- quenelle-2012-11446520/, 20 novembre 2013. 9. P. Perrotto, « Nancy : un pompier poste sur le site de Dieudonné une photo choquante », L’Est républicain, 17 décembre 2013. 10. M. Goar, « Dieudonné : aux origines de la quenelle », 20 Minutes, 30 décembre 2013. 11. « Des fans aux origines variées, fédérés autour de la quenelle », La République du Centre, 11 janvier 2014. 12. É. Bécu, « Quenelle : la recette à succès de Dieudonné », L’Est républicain, 4 janvier 2014. 13. A. R., « Cinéma : la “quenelle” du “Docteur Folamour” ressort en salles », http:// www.leparisien.fr/cinema/actualite-cinema/cinema-la-quenelle-du-docteur-folamour- ressort-en-salles-14-01-2014-3492819.php, 14 janvier 2014. 14. P. Destrade, « La quenelle ? Un geste révolutionnaire, contestataire », Le Journal du Centre, 9 janvier 2014. 15. « Valls avertit les soutiens de Dieudonné », La Dépêche du Midi, 1er janvier 2014.

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RÉSUMÉS

L’objet de cette étude est la diffusion virale de la « quenelle », en tant que mot et en tant que geste, dans la presse française et sur le Web. L’analyse concernant la circulation de cette formule polémique a mis en évidence qu’une véritable nébuleuse sémantique entoure cet objet. L’étude de la circulation du geste sur la chaîne Youtube de Dieudonné permet de définir les valeurs symboliques et rhétoriques de la quenelle, une insulte gestuelle ayant une fonction de ralliement et d’incitation à la lutte contre un ennemi commun (le système sioniste / les juifs).

This research aims to study the viral diffusion of Dieudonné’s quenelle, both as a word and as a gesture, in the French press and on the Web. The analysis of the circulation of this polemical formula shows that a semantic vagueness characterizes it. Taking into consideration the diffusion of the gesture on Dieudonné’s Youtube channel, we have been able to define the symbolic and rhetorical values of the quenelle, a gestural insult that is a rallying sign and expresses a will to join the fight against a common enemy (the Zionist system / the Jews).

El presente trabajo se centra en la extensa difusión de la denominada quenelle, sea como palabra o sea como gesto, tanto en la prensa francesa como en las redes. Nuestro análisis de esta expresión polémica hace hincapié en la dificultad semántica respecto a su definición. Gracias a la observación del gesto en el canal Youtube del humorista Dieudonné, se ha podido definir su valor simbólico y su alcance retórico, a saber una ofensa que expresa participación y apoyo en contra de un enemigo común (el sistema sionista / los judíos).

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INDEX

Mots-clés : formule polémique, ethos du pamphlétaire, insulte gestuelle, signe de ralliement Palabras claves : expresión polémica, ethos del panfletista, gesto de ofensa, símbolo de apoyo Keywords : polemical formula, ethos of the pamphleteer, gestural insult, rallying sign

AUTEUR

SARA AMADORI Université de Bologne

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Symbolique et portée politiques du geste de Rabia en Égypte The gesture Rabia in Egypt. Symbolic values and political impact Simbólica y dimensión política del gesto de Rabia en Egipto

Belkacem Benzenine

1 L’un des signes qui ont le plus marqué la période « post-printemps arabe » est celui des quatre doigts de la main, utilisé par les Frères musulmans d’Égypte après la décision du gouvernement de mettre fin à leurs rassemblements sur les places publiques Nahda et Rabia Adawiyya en août 2013. Ces quatre doigts levés symbolisent en effet, d’un côté, la résistance et le défi des Frères musulmans, et de l’autre, la « martyrisation » de ceux des leurs tombés lors des affrontements avec les forces de l’ordre. Ce geste, repris dans le logo ci-dessous, occupe une place importante dans l’espace public, non seulement en Égypte mais aussi dans d’autres pays arabes et musulmans.

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Logo reproduisant le « geste de Rabia »

Source : Wikimedia Commons.

2 Les quatre doigts de Rabia1, qui renvoient au nom d’une place du Caire, représentent, depuis les événements de 2013, l’un des gestes politiques les plus controversés dans le monde arabe et musulman. Sur les réseaux sociaux, R4bia est un signe abondamment commenté par les internautes. On le trouve dans les domaines sportif et artistique ; il est utilisé dans presque tous les « événements » politiques ; il est porteur de plusieurs expressions politiques, mais selon les Frères musulmans, qui se le sont approprié, il renvoie à leurs principes et à leurs idéaux.

3 Nous nous proposons d’apporter un éclairage sur les divers sens accordés à ce geste et à ses usages en Égypte, dans quelques autres pays arabes et en Turquie, où il a essaimé. En quoi ce signe est-il caractéristique de l’opposition islamiste ? Dans le contexte du « printemps arabe », quelle est sa portée politique et idéologique ? Comment s’inscrit-il dans le conflit entre les Frères musulmans et les autorités égyptiennes ? Notre attention se portera également sur les campagnes menées par les médias et les acteurs politiques égyptiens contre ce geste, pour montrer comment, autour de lui, s’affrontent les islamistes et leurs opposants. Au-delà de la conjoncture d’émergence du geste, nous nous intéresserons particulièrement à sa portée politique et sociale pour tenter de comprendre en quoi il traduit les visées des Frères musulmans, l’un des mouvements politiques les plus influents dans le monde arabe.

4 Notre étude repose sur un corpus ouvert constitué de photographies, d’articles de presse, de messages sur les réseaux sociaux et de différents écrits attachés à cette période décisive de l’histoire de l’Égypte post-printemps arabe2. Après avoir rappelé l’importance des lieux de mobilisation, en 2011 comme en 2013, nous envisagerons la

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diffusion du geste puis les différents sens qui ont pu lui être attribués, pour finir par sa transformation en enjeu symbolique dans le conflit politique en Égypte.

Les précédents : Maydan Tahrir comme symbole de protestation politique

5 Les événements déclenchés dans plusieurs pays arabes à partir de la fin de 2010 ne cessent d’attirer l’attention des chercheurs sur leurs dimensions politiques, sociales, culturelles et économiques. Ces événements sont marqués, comme c’est le cas de plusieurs révoltes et révolutions, par des rapports conflictuels entre le peuple et l’État. Ils concernent également des lieux et espaces emblématiques qui constituent une référence, voire forgent leur identité même. Maydan3 Tahrir, au Caire, fut ainsi et demeure l’une des places publiques les plus « politiques » dans les pays arabes. Tahrir, qui signifie « libération », a fini par symboliser une volonté de changement, d’émancipation, d’unité des citoyens, et à certains égards le courage et le défi du peuple ou de certaines catégories du peuple dans l’expression de leurs revendications politiques et sociales. « Le Maydan » est devenu aussi en peu de temps « l’espace public » de rassemblement, beaucoup d’Égyptiens étant convaincus que tout se joue sur cette place transformée en dix-huit jours seulement en épicentre symbolique et physique de la révolution égyptienne (El Chazli, 2012 ; Rushdy, 2011).

6 Les slogans scandés y exprimaient, dès le 25 janvier 2011, la volonté de chasser le pouvoir autoritaire incarné par le président Moubarak, sa famille et l’oligarchie qui le soutenait. Bien que ce but ait été atteint, les Égyptiens n’ont pas fait tomber le régime. En effet, si la « révolution » du 25 janvier a engendré un discours de changement et de liberté, elle a été « relativement neutre » à certains égards, au moins dans ses débuts, puisqu’elle ne dégageait pas d’orientation idéologique claire. Les manifestants, tout en représentant différentes tendances, n’étaient alors regroupés sous aucune bannière politique et ne montraient pas de signes partisans distinctifs très marqués. Comme si seul « le Maydan », qui concrétisait les symboles et les gestes du changement révolutionnaire, remplissait un vide que ni les islamistes, ni les forces politiques et religieuses, ni Moubarak et son régime n’étaient capables de combler. Les slogans de la révolution étaient pleins de colère et d’amertume, mais en même temps d’émotion et d’espoir. Le mot d’ordre « Irhal » (« Dégage ! »)4 résumait à lui seul « la volonté du Maydan », consacrée volonté populaire. L’autorité et la « légalité » portées par le lieu ont été traduites et renforcées par plusieurs épisodes : c’est en ce lieu, en effet, que le pouvoir égyptien est allé le 3 février 2011 chercher les jeunes pour dialoguer avec le nouveau vice-président Omar Suleiman. C’est là que les chefs militaires, dont le maréchal Tantawi, dirigeant du Conseil suprême des forces armées en février 2011, sont venus assurer le peuple de la neutralité de l’institution militaire. C’est là encore qu’Essam Charaf, désigné au poste de Premier ministre, s’est présenté devant les manifestants, le 4 mars 2011, pour prêter serment, considérant qu’il tirait sa légitimité du peuple.

7 Les manifestants de Maydan Tahrir exprimaient les aspirations d’une incoercible révolution, joignant les gestes à la parole : les mains levées vers le ciel, sur la tête, en mouvement, ils témoignaient de la volonté du peuple de chasser Moubarak du pouvoir. Serrant les poings l’un sur l’autre en signe d’unité, ils scandaient : « Le peuple et l’armée forment une seule main ». Significativement, la gestualité de la révolution de

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2011, au commencement du moins, affichait le défi et appelait à l’union. Les poings fermés et levés des mains droites et les signes des deux doigts en V pour souligner respectivement le combat et la victoire symbolisaient une action collective inédite pour les mouvements de protestation politique dans les pays arabes. Des mains ouvertes étaient exhibées, sur les doigts desquelles étaient écrits des slogans comme « dégage », « liberté », « dignité ». Elles étaient aussi levées, portant les drapeaux d’Égypte, signe fort de patriotisme, ou bien elles brandissaient des cartouches vides utilisées par les forces de l’ordre contre les manifestants, afin de protester contre la violence. Toutefois, aucun geste particulier ne traduisait alors des tendances politiques et idéologiques. Même si une orientation « de gauche » tendait à rayonner, cela ne tenait qu’à la nature sociale des revendications (emploi, justice sociale, dignité, égalité, etc.).

8 Comment qualifier alors les événements plus récents, ceux qui ont secoué le Caire entre juin et août 2013, concentrés sur les deux grandes places Nahda et Rabia Adawiyya ? Émeute, insurrection, rébellion, révolte, sédition ou soulèvement ? C’est cette fois la destitution du président Mohamed Morsi que réclament les manifestants, et les événements de Rabia Adawiyya et de Nahda vont ouvrir une autre ère politique, marquée par la fin du « règne » des Frères musulmans et leur entrée en guerre contre le nouveau pouvoir mis en place par le général Abdel Fattah al-Sissi.

Rabia : au commencement était le lieu

9 Les confrontations entre les anti et les pro-Morsi débutent le 30 juin 2013, jour anniversaire de son arrivée au pouvoir, après que celui-ci a pris des décisions jugées non constitutionnelles et contraires à l’esprit de la « révolution de janvier ». Les grands rassemblements organisés par l’opposition, représentée par différentes tendances, marquent la vie politique de l’Égypte post-printemps arabe. Les opposants se regroupent massivement à Maydan Tahrir. Cette place est de nouveau le symbole de la protestation politique. Le mouvement Tamarrud (« rébellion »), soutenu par certaines forces politiques de la gauche et des libéraux, mène une campagne acharnée visant la destitution du président. Alors que ce groupement envisage d’organiser un rassemblement massif le 30 juin 2013, exigeant l’organisation d’une élection présidentielle anticipée, les soutiens de Morsi commencent à développer un slogan de « sauvegarde de la légitimité » (shari‘iyya). Tamarrud, mené par de jeunes dirigeants, est considéré comme l’expression d’un clivage générationnel (Barbary, Adib Doss, 2014, p. 157). Ses membres espèrent réaliser une nouvelle « vague de la révolution égyptienne », tout en jouant un rôle important sur le plan international, pour donner à leur action une légitimité populaire (Alianak, 2014, p. 93 et s.)

10 L’institution militaire, incarnée par le ministre de la Défense et chef des forces armées, le général Sissi, soutenu par des leaders religieux – représentant al-Azhar et l’Église copte – et politiques de différentes tendances, y compris le parti salafiste Nour, annonce la fin de pouvoir du président Morsi, le gel provisoire de la Constitution et l’organisation de l’élection présidentielle. Les militaires et l’appareil judiciaire apparaissent alors comme les vainqueurs (Arjomand, 2015, p. 38). Pour la première fois dans le monde arabe post-révolutions de 2010-2011, un président élu est destitué et la Constitution gelée (Messiha, Teulon, 2013, p. 139).

11 Les places Nahda et Rabia Adawiyya deviennent dès lors les bastions de la résistance des Frères musulmans (représentant leur confrérie historique, son aile politique, le

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parti Liberté et Justice et leurs alliés islamistes). Les manifestants y affichent leur attachement à la légitimité présidentielle et leur volonté de poursuivre la mobilisation jusqu’au retour du président déchu. La première place, qui tire son nom de la statue qui l’orne, Nahdat Masr (« Renaissance de l’Égypte »), est située dans le quartier historique de Gizeh, non loin des représentations diplomatiques et de l’université du Caire. La seconde place, plus grande, est la plus emblématique : Rabia Adawiyya est le siège des rassemblements les plus importants des Frères musulmans. C’est là qu’ils organisent leurs démonstrations de force et que se retrouvent généralement leurs chefs. Cette place est stratégique, certes, parce qu’elle permet de contrôler l’accès à plusieurs grandes rues du Caire, mais cette raison n’est pas la seule à justifier le choix de la localisation : elle abrite en effet une grande mosquée éponyme. Construite en 1993, c’est l’une des plus célèbres de la ville. Une association, « Rabia Adawiyya pour le développement et l’entraide sociale », y mène une très présente action de bienfaisance, contrôlant les annexes de la mosquée : hôpital, centre de dialyse, salle de réception dans les occasions funèbres, centres d’informatique, d’études en développement humain et d’études islamiques5. La mosquée devient un lieu de logistique et la place sert d’abord d’espace de démonstration de force et de point d’appui au mouvement de protestation des islamistes, avant de devenir le refuge des chefs des Frères musulmans recherchés par la justice.

12 Mais outre ces caractéristiques stratégiques et religieuses, la place que les islamistes ont retenue pour se regrouper et soutenir le président Morsi porte un nom évocateur : « Rabia Adawiyya » n’est pas seulement un toponyme mais constitue, dans l’histoire islamique, un symbole de patience et d’adoration divine. Née à Bassora en 717, Rabia est la quatrième fille de sa très modeste famille. « Sainte par excellence de l’hagiographie sunnite », selon Massignon (1987, p. 6), son personnage, souvent mythifié, célébré par un film égyptien (Rabi‘a al-‘Adawiyya, 1963, Niazi Mustafa) et de nombreux travaux académiques, est une allégorie de l’idée d’épreuve et de persévérance pour l’amour de Dieu. Certes, les Frères musulmans, qui n’avaient pas imaginé la tournure des événements, n’avaient pas vu d’emblée, dans le nom du Maydan Rabia, l’attribut de la souffrance : c’est surtout durant les affrontements avec les forces de l’ordre, précédés d’une forte campagne médiatique menée contre l’organisation islamiste, qu’ils ont commencé à effectuer un rapprochement entre le nom de Rabia Adawiyya et la souffrance « pour l’amour de Dieu ». On remarquera que l’idée de souffrance est utilisée dans ce contexte à mauvais escient par les Frères musulmans quand ils font référence à la vie de la « mystique ». En effet, on ne retrouve pas dans ses biographies (Smith, 2010 ; Benghal, 2000) ce qui ferait d’elle une martyre de la vérité. Néanmoins, il semble que la référence à la souffrance soit mise en avant pour renvoyer au mystique islamique dans certains cas, comme la maladie, parce qu’elle est « conçue comme une grâce [que le mystique musulman] accueille comme une douleur qui lui est envoyée pour éprouver sa foi » (Carcenac, 2013). Aussi, comme c’est le cas dans la tradition musulmane, la souffrance pourrait être présentée, puisqu’il est question de Rabia Adawiyya, comme étant une « volonté du Seigneur » et par suite « une bénédiction » (Annestay, 2009, p. 86). Force est de constater ainsi le paradoxe qui consiste à adopter un symbole gestuel identique à celui du soufisme, alors que dans la littérature des Frères musulmans, le soufisme est une forme de religiosité qui est sinon rejetée, du moins considérée comme opposée à leur idéologie6.

13 L’évacuation des places Rabia et Nahda, exigée par le gouvernement, laisse des centaines de morts et de blessés. Pour les Frères musulmans, cette issue tragique

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représente un acte patriotique et un « empressement vers Dieu » (Massignon, 1987, p. 6). Sur la place, citations coraniques et chants religieux résonnent en un mélodieux concert qui sera utilisé par les animateurs des rassemblements pour attirer la sympathie des musulmans du monde entier. Les paroles de la sainte sont chantées, des vidéos diffusées largement sur les réseaux sociaux. Certaines chaînes satellitaires, dont Al-Jazeera, retransmettent en direct les événements de la place Rabia. C’est à la fin des rassemblements, qui vont durer du 28 juin au 14 août 2013, que certains sympathisants du président Morsi commencent à afficher le fameux geste devant les caméras pour souligner leur présence sur les lieux. Il reste difficile d’indiquer avec certitude quand et où ce geste fut utilisé pour la première fois, même si l’on trouve sur les réseaux sociaux, cité comme pionnier sans que cela puisse être attesté, le nom d’un jeune handicapé sympathisant des Frères musulmans, décédé lors des émeutes. Si l’on note la présence de ce geste à la fin des événements de la place Rabia, c’est plutôt sa large diffusion comme symbole – non pas des Frères musulmans, mais du refus de la destitution du président Morsi (et donc du déni de légitimité du nouveau pouvoir) – qui donne à la période suivante une impulsion décisive.

14 Présente depuis la fin des années vingt dans la vie politique, sociale et religieuse égyptienne, l’association des Frères musulmans n’avait connu qu’un logo, dont seules les couleurs avaient légèrement évolué avec le temps, outre quelques modifications graphiques. Ce logo, un cercle renfermant deux sabres entrecroisés surmontés d’un Coran ainsi qu’un mot unique, « Préparez »7 , accompagné parfois du slogan de l’organisation, « l’Islam est la solution »8, résume une partie de l’idéologie du groupe, qui vise à fonder un État islamique reposant sur les principes coraniques. Or, à Maydan Rabia, le logo des Frères n’est guère affiché. On y voit plutôt des portraits du président déchu et le drapeau de l’Égypte, ainsi que des banderoles reflétant les revendications des manifestants. Souhaitant montrer qu’il s’agit d’une affaire qui ne les concerne pas seuls, la confrérie préfère organiser les rassemblements au nom d’un « Front national de défense de la légitimité » qui regroupe les principales forces islamiques opposées à la destitution de Morsi. Elle peut ainsi jouer sur ses réseaux clientélaires, qui l’ont aidée à récolter des voix à l’occasion des différents scrutins (Aclimandos, 2011).

15 Les manifestations des Frères musulmans rassemblés pour soutenir Morsi à l’été 2013 auront en tout cas donné une symbolique gestuelle à l’action et à la protestation islamistes. Les événements des deux Maydan (Rabia et Nahda) ont en ce sens été instrumentalisés par la confrérie afin de se présenter comme défenseur de la légitimité et, ipso facto, le « souffre-douleur » d’un « coup d’État » renversant un président « démocratiquement » élu. Relevons toutefois le conflit entre les notions de « légalité » (shari‘iyya) et de « légitimité » (mashru‘iyya). Car si, pour les partisans de Morsi, il est surtout question de respecter la loi – et donc la légalité découlant de son élection démocratique –, leurs opposants invoquent l’illégitimité de son pouvoir : à leurs yeux, Morsi a trahi l’esprit de la révolution et enfreint la Constitution en soumettant son interprétation à l’idéologie des Frères.

16 Dans l’histoire du monde musulman, peu de gestes ont produit autant de polémiques que celui de Rabia. Sans doute, en premier lieu, parce que ce dernier a connu une diffusion inattendue.

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La diffusion du geste de protestation islamiste

17 Très rapidement après les violentes confrontations entre les Frères musulmans et les forces de l’ordre, le geste est affiché de manière systématique dans les manifestations organisées en Égypte, puis dans d’autres pays comme la Turquie, la Tunisie et la Jordanie, pour dénoncer la répression et afficher en même temps un soutien à l’ancien président. Ainsi, lever les quatre doigts de la main prend une signification de plus en plus politique, symbolisant la poursuite du combat de la confrérie. Et le geste va perdurer malgré la tension accrue de la situation politique.

18 Dans ce contexte, un nom célèbre est lié au geste de Rabia, celui de Recep Tayyip Erdogan, le président turc. Exprimant plus que sa solidarité avec les Frères musulmans, avec qui il partage certains idéaux, Erdogan, en levant ses quatre doigts en l’air trois jours après l’intervention des forces de l’ordre à Maydan Rabia, donne au geste sa dimension internationale. Car pour lui, intervenant lors d’une réunion du Parti de la justice et du développement (AKP), ce geste n’est pas seulement « un symbole de la cause juste du peuple égyptien, il est devenu une façon de dire non à l’injustice dans le monde entier ». En dressant ses doigts devant les cadres de son organisation et les journalistes, Erdogan annonce qu’il importe de s’opposer aux coups d’État et de soutenir les justes causes de l’humanité9. Il est ainsi le premier chef politique étranger à faire du geste de Rabia le symbole de la lutte pour la justice et pour le respect de la volonté populaire. Et il répète son geste à l’envi, ostensiblement, accordant aux Frères musulmans un soutien fort. Rabia prend alors un sens spécifique, renvoyant au respect de la légitimité et aux pratiques démocratiques. Avec Erdogan, le geste est aussi utilisé pour dire « stop ». La manière dont les Frères musulmans le réalisent est d’ailleurs souvent celle d’un geste d’arrêt.

19 Connus par leur capacité de mobilisation et d’organisation, due à plus de huit décennies d’action politique, la plupart du temps dans la clandestinité, les Frères musulmans ont saisi cette opportunité pour donner au geste une extension internationale, au-delà du lieu du massacre. Il est désormais utilisé pour afficher sa solidarité avec leur cause. Pour ce faire, leurs adeptes vont reproduire le signe en l’affichant sur les murs, les banderoles, les étiquettes et les autocollants.

20 À l’occasion du procès du président Morsi et des chefs des Frères musulmans en novembre 2013, le geste de Rabia est montré avec une exaltation mêlée d’opiniâtreté. Souriant et sacrifiant au nouveau geste ritualisé devant les caméras, les prisonniers affichent leur attachement au lieu symbolique de Maydan Rabia tout en rappelant qu’ils sont des victimes politiques d’un régime « oppresseur ». Lors de plusieurs manifestations sportives, des joueurs égyptiens profitent de la couverture médiatique pour arborer le geste. Souvent effectué en direct, et dans des compétitions internationales organisées en Égypte comme ailleurs, cet acte est considéré comme une provocation et une subversion par les autorités égyptiennes – nous y reviendrons.

21 Avec le temps, les positions se radicalisent dans les deux camps, « signe d’une suspension de l’autolimitation, l’une des propriétés des conjonctures fluides » (Boutaleb, 2014, p. 482). La crise s’étend, sa dimension internationale s’accentue et le geste de Rabia tend à provoquer des réactions de plus en plus vives. Il est montré non seulement à l’occasion de manifestations en Égypte, mais aussi en Tunisie, où les partisans du mouvement al-Nahda affichent ainsi leur soutien aux Frères musulmans10. De façon imprévue et surprenante, il est également utilisé plusieurs fois à l’occasion du

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pèlerinage de 2013 à La Mecque, dont les images sont diffusées en direct et vues par des millions de téléspectateurs, qui suivent cet événement religieux des plus importants pour l’islam. On voit, sur le mont Arafat, des pèlerins utiliser des parapluies ornés des quatre doigts. Sur les réseaux sociaux, certains diffusent des selfies montrant le geste, ou portant de petites pancartes qui rappellent les événements de Maydan Rabia. De tels comportements, bien que limités, ont été planifiés, les Frères ayant lancé des appels aux pèlerins du monde entier afin qu’ils saisissent l’occasion de ce grand rassemblement religieux pour défendre leur « cause » en faisant le fameux geste. Cela malgré les avertissements des autorités saoudiennes, hostiles à la politisation du pèlerinage. Les milieux médiatiques et politiques ont d’ailleurs acueilli le geste avec colère, en Arabie Saoudite comme en Égypte.

22 Mais la campagne la plus vive et ardente pour défendre le geste de Rabia et le promouvoir, notamment sur la scène internationale, est celle menée sur Internet. Un site web, r4bia.com, est créé fin 2013 afin de soutenir « les principes de Rabia », avec pour slogan : « Nous n’oublions pas ». Ce site, consacré à la propagande et à la défense de la position des Frères musulmans, victimisés, présente le geste comme un symbole de la liberté. Sur certains autres sites, des t-shirts et des casquettes où il figure sont mis en vente. Une plate-forme internationale du nom de « Rabia » déclare même le 14 août 2014 « journée mondiale Rabia » pour commémorer les événements de l’année précédente11. C’est surtout grâce aux réseaux sociaux que le geste gagne en popularité. Sur Twitter et Facebook en particulier, les internautes se mobilisent pour en faire un signe d’appartenance idéologique et politique. Certains, parmi eux, l’adoptent comme image personnelle, d’autres publient leurs selfies en faisant le geste. L’action politique et la sécurité étant devenues difficiles et précaires en Égypte pour les Frères musulmans, ceux-ci ouvrent fin 2013 une chaîne de télévision à Istanbul, qu’ils baptisent Rabia et dotent d’un logo de couleur jaune représentant les quatre doigts.

23 Mais que peut signifier le geste pour ceux qui le font ? Examinons d’abord une première série d’interprétations données au geste et au logo qui le reprend.

Une pluralité de lectures du geste

24 Lever les quatre doigts pouvait d’abord apparaître, à l’origine, comme une manière d’afficher une distinction gestuelle par rapport aux manifestants rassemblés place Tahrir pour réclamer le départ de Morsi, qui utilisaient les deux doigts en signe de victoire. Ces deux doigts en V représentant un signe universel, utilisé en particulier aux États-Unis, ne pouvaient évidemment convenir aux Frères musulmans qui, en outre, passaient de la victoire (ils contrôlaient presque toutes les institutions importantes du pays : présidence, gouvernement, parlement) à la sortie du pouvoir. Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les quatre doigts ont pu être considérés parfois comme signifiant une double victoire (il s’agirait, selon certaines lectures12, d’un double signe de V : la première victoire contre le régime de Moubarak, la seconde, celle des Frères musulmans à l’occasion des élections législatives et présidentielle, ainsi qu’au référendum constitutionnel). D’autres interprètes estiment que le geste de Rabia est principalement porteur d’un message adressé à la nation arabe, puisqu’il ne peut être appréhendé que par rapport à la langue arabe et au contexte propre aux Arabes (journal Al-Ghad). Pour d’autres encore, les quatre doigts font essentiellement référence à la durée du mandat du président Morsi, constitutionnellement élu pour quatre ans.

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Rabia, qui renvoie, nous l’avons vu, au chiffre quatre en arabe, peut aussi correspondre au fait que Morsi est le quatrième président d’Égypte (après Nasser, Sadate et Moubarak13).

25 Les commentaires se succèdent surtout chez les Frères musulmans pour conférer au geste une interprétation religieuse crédible et séductrice. Sont alors évoqués les quatre mois sacrés (hurum) durant lesquels la paix doit être respectée, les quatre premiers califes de l’islam, les quatre imams (dans la tradition sunnite du droit islamique), pour expliquer que l’usage de ce geste n’est pas anodin et qu’il puise dans l’imaginaire islamique commun14 sa force symbolique. Pour donner au signe et au geste leur dimension internationale et attirer la sympathie et la solidarité des musulmans partout dans le monde, plusieurs acceptions sont proposées. Les Frères musulmans font de leur nouveau signe de ralliement une référence aux valeurs de liberté et de paix. Par Rabia, ils renvoient non seulement au « massacre du Maydan Rabia » et à la destitution de Morsi, mais aussi aux thèmes qui constituent leur idéologie, comme la fin du sionisme et du capitalisme, la libération de la Palestine, les « martyrs » et la solidarité musulmane.

26 La distinction des différentes composantes du logo permet également de mettre en évidence le travail de symbolisation mené par les partisans de la cause soutenue. Très rapidement, ce geste de mémoire et de défi a été doté d’un symbole pictographique représentant les quatre doigts de la main droite15 (voir le logo en introduction). Simple et expressive, facile à reconnaître et à saisir, la figure prend une forme unique et colorée. Pour trouver toute sa place dans les champs politique et médiatique, elle est dessinée avec la position finale des doigts en noir sur fond jaune. Elle apparaît sous cette forme presque officielle sur de grandes banderoles à l’occasion de la première manifestation organisée à l’étranger pour soutenir le président Morsi et les victimes des violences de Maydan Rabia.

27 De la Turquie, qui se positionne comme premier pays de soutien aux Frères musulmans, on apprend que le signe a été dessiné par deux jeunes designers turcs. Dans une interview largement reprise par les médias égyptiens et arabes, Saliha Eren et Cihat Döleş déclarent être à l’origine du dessin. Tous deux travaillent pour le compte du site d’information Haber Seyret, la première comme journaliste et le second comme designer. Le geste est officiellement diffusé sur ce site avec un encadré noir et une graphie latine, R4BIA16, qui apparaît en jaune sur le fond noir de la jonction de la paume et du poignet. Le geste prend forme de sigle. Il est diffusé sur le site personnel de Cihat Döleş17. Les deux jeunes Turcs donnent au geste sa valeur idéographique, très symbolique, qui acquiert plus de visibilité et d’intensité avec l’amplification de la mobilisation pour s’opposer au « coup d’État contre Morsi ». Ils s’expliquent en particulier sur le choix des couleurs : d’après eux, le geste est tout d’abord « un cri contre le massacre qui a eu lieu à Maydan Rabia ». Pour Saliha Eren, la couleur jaune proviendrait d’une image qu’elle a observée quelques années plus tôt : « Le soleil brillait sur le dôme du Rocher (Jérusalem). Je voyais cette image à chaque fois que les musulmans se rebellent contre la cruauté qu’ils exercent sur eux-mêmes ou sur les autres. » Selon la même interprétation du document et de ses couleurs, le noir renvoie au rassemblement même de Rabia, où une femme habillée en noir priait en levant ses mains ouvertes au milieu de la place. Cela m’a fait penser à la sainte Kaaba que nous sacralisons, parce qu’elle représente pour nous [musulmans] la direction de la prière (kibla) qui est notre chemin à chaque fois que nous sommes

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égarés dans le monde, la Kaaba est notre boussole… (haberseyret.com, version arabe)

28 Le signe est ainsi fortement teinté de sacralité religieuse, référé à deux lieux très vénérés chez les musulmans : la Kaaba, elle-même considérée dans l’imaginaire islamique comme « la maison de Dieu », est pour eux un lieu chargé de symboles. Petit édifice bâti, selon les historiens musulmans, par le prophète Abraham, elle est symbole de l’islam, de l’unité des croyants, de la genèse même de la religion musulmane et de deux obligations religieuses : la prière et le pèlerinage. Elle « représente le centre lui- même… elle est le symbole de toute position centrale dans l’islam… » (Austin et al., 1977, p. 66). La pierre dite « noire » constitue un élément de la Kaaba, collée sur l’un de ses murs. La Kaaba est couverte de brocart noir orné de caractères coraniques en or. Le rapport établi avec la Kaaba pour dessiner des doigts symbolisant la résistance et un « massacre » semble étrange. La journaliste turque cherche en réalité à islamiser le geste et à appeler à l’unité des musulmans pour faire face à l’« injustice » frappant les Frères. Quant au jaune, il renverrait aussi à un autre lieu hautement symbolique et sacré chez les musulmans : la mosquée de Jérusalem, qui constitue dans la tradition religieuse la première orientation de la prière. Le conflit arabo-israélien a fait de cette grande mosquée un lieu de conflit qui suscite une forte sympathie chez la communauté musulmane pratiquante. Comme la Kaaba, cette mosquée est souvent présente dans des tableaux qui décorent les maisons et les bureaux privés et publics.

29 Dans la tradition arabe et islamique, le jaune… associé à l’or, au soleil, au feu est essentiellement la couleur de l’ambiguïté. Il est pâleur et richesse, luminosité et ternissure, profusion matérielle et pauvreté spirituelle. La symbolique du jaune dans la culture arabe rejoint ainsi celle de la culture occidentale dont Roger Bastide a analysé les subtils mécanismes tous orientés vers l’idée de trahison. La palette islamique admet bien le jaune, mais c’est avec beaucoup de circonspection et beaucoup de sentiments mêlés. (Bouhdiba, 1980, p. 69)

30 L’idée de « sentiments mêlés » semble trouver toute son actualité si l’on se réfère à l’évolution tragique des événements de Maydan Rabia. Toutefois, le choix du jaune, lié à la trahison, paraît équivoque, d’autant plus que les Frères musulmans présentent le geste de Rabia comme un symbole de fidélité au président Morsi. Peut-être veulent-ils ainsi marquer une nouvelle période politique donnant à leur « révolution » une couleur propre et dire aussi qu’ils sont eux-mêmes victimes d’une trahison18 ?

31 L’explication du choix chromatique par Saliha Eren est largement dominée par une connotation religieuse « affective », qui puise dans l’imaginaire islamique et s’inscrit dans la temporalité du conflit arabo-israélien. Le geste de Rabia devient par excellence, sinon un signe d’appartenance aux Frères musulmans, du moins de sympathie avec eux, cette fois au nom de l’islam et de ses lieux saints.

32 Cependant, pour les Frères musulmans, le signe peut aussi renvoyer à une lecture différente. En effet, selon leur organe de presse Al-Hurriyya wal-’Adâla (La Liberté et la Justice), « la couleur jaune suscite l’activité dans l’appareil neurologique puisqu’il renforce les cellules du cerveau ouvrant l’appétit pour la vie d’une manière générale, elle est réjouissante aux regards ». Référence est faite ici à une citation coranique rappelant un dialogue entre Moise et les Juifs sur la vache à sacrifier, de couleur jaune19. En s’appuyant sur de prétendues connaissances savantes (M. Amir Saleh20, dont la notoriété ne repose en réalité que sur la médecine naturelle et traditionnelle), les Frères musulmans ne tentent-ils pas de justifier le choix du jaune par l’autorité de la

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« science », en conciliant ainsi des impératifs de communication et des prétentions religieuses ? Il n’est pas exclu non plus que les couleurs aient été plus ou moins inspirées par le logo d’Amnesty International, où le jaune et le noir font référence à une liberté qui brille par son éclat, d’autant que les Frères musulmans tentent de faire de leur lutte une affaire de liberté précisément, de droits de l’Homme et de dignité.

33 Quant à la main, elle possède dans l’imaginaire islamique une forte charge symbolique, renvoyant au don, à la prière et à l’invocation. Comme l’écrit M. Chebel, « la main s’émeut, refuse, exprime la crainte, le regret, ou l’avarice » : […] la main droite est positive, la main gauche est néfaste21. Il est dit dans le Coran : « celui qui recevra son livre [des comptes dans lequel se trouvent transcrites toutes les actions commises ici-bas] de la main gauche dira : malheur à moi… » LXI 25. En revanche, celui qui recevra son livre dans la main droite sera jugé avec mansuétude. La main est souvent mise en corrélation avec la souveraineté divine. (Chebel, 1993, p. 256)

34 Les quatre doigts de la main droite levée sont pour les Frères musulmans synonymes de serment donné et de foi.

35 On se doute que la diffusion du geste de Rabia, ainsi interprété, ne pouvait laisser sans réaction les autorités égyptiennes. Cela a donné lieu à des batailles de références qui ont fait de ce geste un véritable enjeu politique et médiatique.

La bataille des interprétations et la riposte politique et médiatique

36 La propagation large et rapide du geste de Rabia est bien sûr de nature à effrayer les médias publics et privés proches du nouveau régime, qui y voient le symbole du refus de la nouvelle autorité et l’emblème d’une révolte islamiste. Il est certain que pour les Frères musulmans et les sympathisants de Morsi, il correspond à un défi adressé au nouveau régime, mais aussi à la résistance des islamistes réclamant un retour à la légitimité. La confrérie répondant22 à une riposte très offensive menée par le gouvernement et les médias égyptiens qui lui est favorable, le geste de Rabia se transforme en véritable enjeu symbolique dans la confrontation politique. Né d’un rassemblement pour défendre la légitimité du président déchu à la suite d’affrontements sanglants, il prend alors tout son sens politique (Khalifan, 2015 ; Cole, 2014 ; Sabea, 2014).

37 Le nouveau régime du général Sissi mène de son côté une campagne de stigmatisation contre le geste de Rabia. Les médias qui le soutiennent s’engagent dans cette campagne d’une manière agressive pour délégitimer le geste. Celui-ci est montré comme un emblème de discorde, de rébellion et de division de la société égyptienne, qu’on cherche à présenter unie au côté de son dirigeant. Les Frères musulmans sont même accusés d’adopter le geste en référence à un symbole à quatre doigts de la littérature maçonnique, invraisemblable interprétation23 amplement reprise sur les réseaux sociaux pour dénigrer les opposants et bannir leur gestuelle. Certains médias inventent même des similitudes gestuelles pour diffamer les Frères musulmans : le Moulin rouge est ainsi évoqué sur les réseaux sociaux pour prétendre que le signe est emprunté à une affiche du célèbre cabaret parisien. Cette information est bien sûr démentie par les Frères musulmans, qui la prennent pour une calomnie. Une dernière version, belliciste, est suggérée par certains medias quant au signe de R4bia tel qu’il est adopté sur les

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réseaux sociaux et dans certains écrits journalistiques : R = Ready ; 4 = for (four) ; B = Brotherhood, I = Independent, A = Army24. Mais la création de cette armée présumée des terroristes n’a jamais été attestée…

38 Force est de constater qu’une propagande intensive et généralisée est menée, des deux côtés, autour d’un geste devenu plus que jamais significatif d’un conflit politique, indissociable d’une nouvelle époque dans la vie politique égyptienne, marquée par la volonté du pouvoir de mettre fin à l’existence de l’association des Frères musulmans.

39 Face à l’ampleur prise par « le mouvement de Rabia » sur les réseaux sociaux, le gouvernement s’est décidé à agir. Le ministre de l’Intérieur annonce ainsi, fin 2013, l’application de l’article 86 du code pénal qui stipule que « toute personne appartenant à ou soutenant ou diffusant les idées d’une organisation terroriste sera punie par la loi ». L’association des Frères musulmans étant considérée comme organisation terroriste, lui apporter son soutien, même par un geste ou un signe lui faisant référence, devient un « acte terroriste ». Selon un porte-parole du ministère de l’Intérieur, la loi sera appliquée à toute personne qui « porte, met ou imprime le symbole de Rabia sur les réseaux sociaux ». La peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison, l’auteur d’un tel geste prend un risque certain. Très vite les internautes, d’Égypte notamment, retirent ceux de leurs portraits avec le geste de Rabia pour éviter de lourdes condamnations. Des sanctions, enfin, sont prises contre les sportifs auteurs du geste : des athlètes égyptiens sont ainsi déclarés interdits de Jeux olympiques, d’autres radiés définitivement des compétitions sportives. Dans les médias égyptiens et sur les réseaux sociaux, le geste de Rabia, appelé aussi le salut de Rabia, selon certains organes de presse25, devient cible d’ironie et de sarcasme, utilisé par les soutiens du président Sissi contre les Frères musulmans. Des photos circulent avec le geste de Rabia tenant un pistolet, ou représentant quatre doigts coupés avec du sang qui coule, pour accuser les Frères de violence et de terrorisme, ou bien encore transformant l’image en doigt d’honneur.

40 Le geste reste toutefois utilisé pour provoquer le pouvoir en place. À l’occasion de manifestations organisées de nuit, les graffitis représentant le geste et les slogans hostiles au régime recouvrent les murs de plusieurs villes égyptiennes, notamment Le Caire. Le nombre de blogs, de pages Facebook et Twitter portant le geste témoigne de la persistance des Frères musulmans et de leurs sympathisants à en faire un acte d’engagement et de combat. Hors des frontières, en juin 2015, une jeune étudiante défie encore le président Sissi, en visite en Allemagne, en lui adressant ce geste et en criant : « À bas le pouvoir militaire » lors d’un point de presse26.

41 L’analyse des origines, des interprétations du geste de Rabia et de ses usages dans la vie politique et médiatique en Égypte permet de prendre conscience de l’évolution de la situation dans ce pays après les événements qui ont suivi la chute du régime de Moubarak, la destitution de Morsi, puis l’arrivée au pouvoir du président Sissi.

42 Ce geste est devenu synonyme d’appartenance politique et idéologique, et de fait, il porte la marque d’une division profonde de la société entre deux parties : d’un côté, les partisans des Frères musulmans qui se présentent comme les défenseurs de la légitimité ; de l’autre, ceux qui contestent leur vision politico-religieuse du monde et les décisions qu’ils ont impulsées. Enjeu symbolique d’un affrontement violent entre les deux camps, il est l’expression d’un mouvement de protestation inédit dans l’histoire du mouvement islamiste dans les pays arabes. Geste de mémoire, de défi et de résistance, investi de multiples significations religieuses et culturelles, il est devenu la

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marque emblématique du ralliement à une protestation politique dénonçant le refus du régime égyptien de mener à bien la démocratisation du pays. Sur l’autre bord, il est jugé suffisamment subversif par les autorités pour être réprimé et suffisamment menaçant par nombre de journalistes et d’internautes favorables au pouvoir pour être disqualifié. Les luttes symboliques qui se déroulent autour du geste soulignent en tout cas sa portée politique, dans cette période complexe du post-printemps arabe.

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NOTES

1. Souvent écrit en caractères latins : R4BIA ( rabia signifiant « quatre mains » ou « quatrième » en arabe). 2. Nous avons recueilli de nombreuses photographies du geste de Rabia effectué lors des manifestations organisées en Égypte et dans d’autres pays ; les articles relatifs aux événements et à ce geste émanent de la presse arabe et sont parus dès le début des manifestations des Frères musulmans. Nous avons également examiné d’autres textes provenant de la communication de la confrérie, des partis politiques et du gouvernement égyptien. 3. Maydan signifie « place » en arabe. 4. Sur le slogan d’origine tunisienne : Azouzi, 2013. 5. Cette association a été mise sous contrôle du gouvernement égyptien, comme tous les biens appartenant à l’association des Frères musulmans.

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6. Et ce même si Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans, considérait son mouvement comme étant « salafiste, une réalité soufie ». Notons aussi que le régime égyptien, sous le règne de Nasser notamment, utilisait les confréries soufies contre les Frères musulmans pour les isoler de la vie politique et sociale. Voir à ce sujet Luizard, 1990. 7. Premier mot d’un verset coranique : « Préparez, pour lutter contre eux [les infidèles], tout ce que vous trouverez de force et de cavaleries » (Coran, 8, 60). Hassan al-Banna lui-même définit son association comme étant religion, État, nation et sabre. Voir Mitchell, 1963, p. 233. 8. Les Frères musulmans se sont toujours présentés comme « la seule force de l’opposition » et « la seule réponse au système » (Carré, Michaud, 1983). 9. Comme le montrent plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Voir également https://www.youtube.com/watch?v=6Qm07BKldc8 (dernière consultation des sites mentionnés dans cet article : 20 janvier 2016). 10. Plus récemment, le président tunisien Moncef Marzouki n’a pas hésité à faire le geste de Rabia lors d’une rencontre organisée le 6 mai 2015 par les Frères musulmans à Paris, ce qui a été interprété comme « un signe de ralliement et de soutien inconditionnel à la cause de la confrérie ». Voir : http://blogs.mediapart.fr/blog/salah- horchani/100515/la-photo-du-jour-ca-y-est-moncef-marzouki-introduit-la-main-de- rabaa-comme-signe-du-salut-collec. 11. Voir http://www.dailysabah.com/mideast/2014/07/09/rabia-platform-declares- august-14-world-rabia-day. 12. Voir par exemple http://www.theatlantic.com/international/archive/2013/09/ what-this-hand-gesture-means-for-egypts-future/279730/ et http://arabi21.com/ story/741955/ethttp://arabi21.com/story/741955/. 13. En réalité, il est le cinquième président puisque après la révolution du 23 juillet 1952, Mohamed Naguib est rapidement écarté par Nasser. Son bref passage au pouvoir explique sans doute qu’il ne soit pas souvent cité parmi les présidents égyptiens. 14. Nous empruntons à Mohamed Arkoun l’expression d’« imaginaire islamique commun » par laquelle il désigne « l’ensemble des croyances données à percevoir, à penser, à vivre comme vraies et qui n’admettent aucune intervention de la raison critique indépendante : celle-ci devient source d’hérésie, de dévoiement, si elle n’accepte pas d’être exclusivement la servante de l’imaginaire » (Arkoun, 1986, p. 13). 15. Les documents observés montrent que c’est le plus souvent la main droite qui est levée pour faire le geste de Rabia. La main gauche peut l’être aussi, comme l’attestent certaines photographies, mais plutôt lorsque les deux mains sont utilisées. 16. Le chiffre quatre correspond à la lettre A selon le dictionnaire anglophone des mots populaires Urban Dictionnary diffusé en ligne : http://www.urbandictionary.com/. 17. http://cihatdoles.com/tr/wp-content/uploads/r4bia.jpg. 18. Dans les manifestations des Frères musulmans, on voit parfois des manifestants faire le geste de Rabia tout en brandissant des photos de Sissi lors de sa désignation comme ministre de la Défense, prêtant serment devant le président Morsi, cela pour souligner la trahison et la prévarication.

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19. Selon Jacques Berque (1995), il s’agit d’une « scène mi-satirique » qui « fait ressortir les résistances des mauvais croyants, qui font jouer l’argutie, voire l’ironie, pour échapper au commandement de Dieu ». 20. Voir http://www.amir-saleh.com. L’auteur considère que l’écriture noire sur fond jaune est stimulante pour la mémoire et les capacités intellectuelles, chez les étudiants notamment, et qu’elle exerce en outre un impact positif sur le tempérament et le comportement des individus... 21. C’est le cas aussi dans la religion chrétienne (Feuillet, 2004, p. 71). 22. Un « Mouvement des jeunes contre le coup d’État » est créé pour soutenir la protestation des Frères musulmans. Usant d’un logo jaune montrant un jeune debout avec les deux mains levées, cette organisation adopte le même geste de Rabia dans ses manifestations de solidarité avec les victimes des affrontements. Un groupement analogue pour les étudiants est également constitué après les émeutes de Rabia, portant le même logo. 23. Il n’existe aucun geste franc-maçon comparable. 24. Voir : http://religionresearch.org/closer/2013/09/01/r4bia-the-symbolic- construction-of-protest/, consulté le 2 décembre 2015. 25. Voir par exemple : « The “Rabaa Salute” in 100 days: Politicians, athletes flash iconic hand-sign » (http://aa.com.tr/en/politics/the-rabaa-salute-in-100-days- politicians-athletes-flash-iconic-hand-sign-timeline/202500) et « Four-finger as Turks back Egypt protesters » (http://www.reuters.com/article/2013/08/19/us-egypt- turkey-idUSBRE97I0PI20130819). 26. http://www.alaraby.co.uk/english/news/2015/6/5/celebrity-cheerleaders-and- young-student-tarnish-sisi-visit.

RÉSUMÉS

Le geste de Rabia ou « des quatre doigts » représente la résistance et le défi que les Frères musulmans opposent aux nouvelles autorités égyptiennes depuis le début des événements sanglants de 2013 au Caire. Investi de multiples significations culturelles et religieuses, il est devenu une enjeu des luttes politiques dans le contexte du post-printemps arabe.

The gesture Rabia or “brandishing four fingers” stands for the resistance and the challenge the Muslim brothers have been offering to the new Egyptian authorities ever since the bloody events that took place in Cairo in 2013. Loaded with multiple cultural and religious meanings, it has become a major stake against the background of post-Arab spring political struggles.

El gesto de Rabia o “lo cuatro dedos” representa la resistencia y el desafío que los Hermanos musulmanes oponen a las nuevas autoridades egipcias desde el principio de los acontecimientos sangrientos del 2013 en el Cairo. Cargado de varias significaciones culturales y religiosas, se convirtió, en el contexto del periodo posterior a la primavera árabe, en un reto dentro de las luchas políticas.

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INDEX

Palabras claves : gesto, Rabia, Egipto, Hermanos musulmanes, post-primavera árabe Keywords : gesture, Rabia, Egypt, Muslim Brothers, post-Arab spring Mots-clés : geste, Rabia, Égypte, Frères musulmans, post-printemps arabe

AUTEUR

BELKACEM BENZENINE CRASC, Oran

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Varia

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Le rôle des syndicats de médecins dans la production des idées en matière de politique de conventionnement. Une étude lexicométrique (1971-2008) The role of doctors unions in the production of ideas on conventional device. A lexicometric research (1971-2008) La función de los sindicatos de médicos en la producción de ideas en relación con las políticas de convención. Un estudio lexicométrico (1971-2008)

Philippe Abecassis et Jean-Paul Domin

« Il n’y a pas de style plus long et plus vide que celui des médecins ! Quels bavards ! » Gustave Flaubert, Lettre à Jules Duplan, 15 décembre 1867

1 La médecine ambulatoire est, depuis les années soixante, encadrée par un dispositif conventionnel promulgué par décret et signé par les pouvoirs publics, les organisations syndicales représentatives et les caisses d’assurance-maladie. L’objectif est d’attirer les professionnels dans un cadre juridique prévoyant des tarifs opposables afin d’offrir un niveau optimal de remboursement aux assurés sociaux. La politique conventionnelle tente donc de concilier des objectifs contradictoires : le maintien d’une prise en charge collective de la santé qui respecte les règles libérales de la médecine ambulatoire. Le décret dit Bacon du 12 mai 1960 est, à ce propos, extrêmement important, dans la mesure où il consacre un grand tournant de la médecine libérale en permettant à chaque assuré social de se faire rembourser les frais médicaux (Hatzfeld, 1963). Cette socialisation de la santé a été accélérée par le passage de conventions départementales à la signature d’une première convention nationale en 1971 (Arliaud, Robelet, 2000).

2 Issues d’une longue procédure de négociation entre les syndicats de médecins et l’Union nationale des caisses d’assurance maladie (UNCAM), les conventions médicales

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constituent un produit collectif où chaque mot est savamment choisi, pesé et discuté. Elles reflètent à ce titre un discours consensuel au sein de la profession, en ce sens qu’elles sont corédigées avec la profession médicale. Il faut à cet égard envisager la convention comme porteuse d’un principe supérieur commun au sens de la sociologie pragmatique, en d’autres termes un moyen de « contenir les désaccords dans l’admissible en évitant qu’ils ne dégénèrent en mettant en cause le principe d’accord, c’est-à-dire la définition des états de la grandeur et donc les fondements de la cité » (Boltanski, Thévenot, 1991, p. 100). La convention signée s’inscrit par ailleurs dans le cadre plus large d’une politique de santé qui prend appui sur un référentiel, c’est-à-dire un « ensemble de prescriptions qui donne du sens à un programme politique en définissant des critères de choix et des modes de désignation des objectifs » (Muller, 2003, p. 63).

3 Dans ses travaux sur l’émergence du tournant néo-libéral, Bruno Jobert (1994a) s’interroge sur les liens entre le changement des matrices cognitives et le jeu des acteurs et montre ainsi comment s’impose, dans les années quatre-vingt, une nouvelle vision de l’action publique centrée sur le marché (Boussaguet, 2014). Bruno Jobert montre que le référentiel se forge au sein de plusieurs instances qu’il qualifie de fora, qui sont définis comme « des scènes plus ou moins institutionnalisées, régies par des règles et dynamiques spécifiques au sein desquels des acteurs ont des débats touchant de près ou de loin à la politique publique que l’on étudie » (Fouilleux, 2000, p. 278). Le forum est un lieu producteur de normes.

4 La production des idées s’opère d’abord au sein d’un forum scientifique. Dans les années quatre-vingt, ce forum est marqué par une contestation radicale de l’approche keynésienne par la théorie néo-classique. La production des idées s’élabore également au sein du forum de la rhétorique politique sous la forme de programmes et de discours électoraux. Ces fora permettent, comme le pense Ève Fouilleux (ibid., p. 279), de « rendre intelligibles l’hétérogénéité des idées existantes autour d’une politique publique et la pluralité des systèmes de représentation et d’action dans lesquelles ces idées s’inscrivent ». La traduction des idées est enfin réalisée au sein du forum des communautés de politiques publiques. C’est au sein de ce forum que les idées sont institutionnalisées au travers d’une politique publique.

5 Ève Fouilleux prolonge cette réflexion en définissant le forum professionnel, qui peut être un lieu de production des idées où des groupes s’affrontent sur différents modèles. Dans le cas de la politique de conventionnement médical, le forum professionnel doit permettre aux différentes organisations syndicales de médecins d’agencer leurs idées et de produire en permanence des représentations sur la politique économique de santé. En revanche, le forum de la rhétorique politique n’est mobilisé que lorsque les négociations entre les caisses, les syndicats de médecins et les pouvoirs publics commencent. L’objectif de ce travail est d’appréhender la manière par laquelle les syndicats de médecins vont produire des idées en matière de politique de conventionnement au sein du forum professionnel. Cette production s’inscrit dans un paysage médico-syndical tumultueux dont elle se nourrit.

6 Nous organiserons notre propos en trois temps. Dans un premier temps, nous verrons que le paysage médico-syndical reste morcelé en raison du rôle syndical de négociation de la convention. Nous présentons ensuite le corpus issu du Quotidien du médecin1, la méthodologie et ses principaux résultats avant d’en tirer une interprétation quant au

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positionnement des syndicats vis-à-vis de leur base, d’une part, et des conventions médicales d’autre part.

Les syndicats de médecins, acteurs incontournables du forum professionnel

7 Les organisations syndicales de praticiens sont devenues des acteurs incontournables de la politique de santé, notamment parce qu’elles interviennent sur le forum professionnel. Elles se sont construites depuis les années soixante-dix autour de la défense des intérêts de la profession. L’analyse de leur discours est essentielle pour qui veut comprendre l’agencement des conventions médicales.

Les syndicats de médecins et la défense des intérêts de la profession

8 Les premiers syndicats de médecins se sont construits à la fin du 19e siècle avec un objectif : la défense des intérêts de la profession en réaction au développement du mutuellisme et au vote des premières lois sociales (Damamme, 1991). En juillet 1884, l’Union des syndicats médicaux français (USMF) est officiellement constituée. Mais en 1885, la Cour de cassation lui refuse la reconnaissance légale, arguant que la loi du 21 mars 1884 dite Waldeck-Rousseau institue le syndicalisme pour la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles alors que les intérêts des médecins sont d’une autre nature. Les syndicats médicaux seront finalement autorisés par la loi Chevandier du 30 novembre 1892, qui précise dans son article 13 : « Les médecins ont le droit de former des syndicats pour la défense de leurs intérêts » (Hassenteufel, 2008, p. 22).

9 Dès lors, l’histoire syndicale est marquée par des scissions et une concurrence accrue fondée sur la défense des intérêts et le respect du libéralisme. La Confédération des syndicats médicaux français (CSMF) est née en décembre 1928 de la réunification de l’USMF et de la Fédération nationale des syndicats de médecins de France (Hassenteufel, 1997). Elle est à l’origine une organisation de combat construite dans l’opposition aux lois sur les assurances sociales de 1928-1930 et la défense des principes de la médecine libérale, notamment l’entente directe et la liberté tarifaire. Mais l’organisation évolue, dans les années soixante, vers une attitude de coopération avec les pouvoirs publics jusqu’à devenir le partenaire primordial du système conventionnel (Arliaud, Robelet, 2000).

10 Le paysage syndical est loin d’être figé ; il évolue dès les années soixante, où une première scission a lieu. Le décret signé par le ministre du Travail, Paul Bacon, le 12 mai 1960, prévoit la possibilité d’adhésion individuelle à la convention dans les départements non conventionnés. La CSMF décide alors de signer, avec la Fédération nationale des organismes de Sécurité sociale (FNOSS), un protocole d’accord qui ne fait pas l’unanimité au sein de la confédération. Une minorité, composée principalement de spécialistes hostiles au principe du conventionnement, fait scission pour créer en 1961 l’Union syndicale des médecins de France, qui deviendra la Fédération des médecins de France (FMF) en 1967. Cette nouvelle centrale syndicale se positionne de façon plus conservatrice que la CSMF, mais ses effectifs ne dépasseront jamais la moitié de ceux de

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cette dernière (Vergez, 1996). Pourtant, les deux conventions de 1976 et de 1980 seront uniquement signées par la FMF.

11 Une nouvelle organisation naît en 1981, le Syndicat de la médecine libérale (SML), qui s’appuie essentiellement sur des spécialistes du secteur à honoraires libres dit secteur 2 et qui se pose comme un concurrent de la FMF. Ses effectifs passent de 2 600 en 1983 à 4 200 en 1992. Il prône un ultralibéralisme et s’inscrit dans la défense des principes fondateurs de la médecine libérale, notamment la liberté tarifaire. La Charte fondatrice du SML précise : « La solution la plus simple et la plus efficace pour ralentir l’augmentation des dépenses de santé passera par la libéralisation authentique de l’exercice médical […]. Aux prestataires de définir leurs honoraires, aux patients de choisir leurs prestataires » (Hassenteufel, 1997, p. 257). Le SML milite essentiellement pour le maintien d’avantages fiscaux et sociaux pour les médecins de secteur 2 (Arliaud, Robelet, 2000).

Schéma 1. Origine et panorama des grands syndicats médicaux français

12 MG France, le dernier des grands syndicats, est le fruit d’un triple mouvement interne et externe à la CSMF (Hassenteufel, 2010). Le premier se construit dans le milieu des années quatre-vingt en réaction au tournant libéral de la CSMF. En effet, en décembre 1981, Jacques Monier quitte la présidence de la confédération et laisse la place à Jacques Beaupère qui, pour lutter contre la concurrence de la FMF et du SML, est favorable à l’adoption d’un programme d’action plus libéral. Cette évolution va accélérer la structuration d’une opposition interne au sein de la confédération. Celle-ci s’agrège au sein du « comité vigilance et action » qui regroupe des praticiens de la Fédération nationale des omnipraticiens de France (FNOF), bientôt Union nationale des omnipraticiens de France (UNOF), et des médecins issus du Syndicat national de la médecine de groupe (SNMG). À l’extérieur de la CSMF, deux mouvements vont

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accélérer la création de MG France. D’une part, le Mouvement d’action des généralistes (MAG), qui entend incarner un projet généraliste en dehors de la CSMF, et d’autre part le Syndicat de la médecine générale (SMG), créé en 1975, qui prône un rejet de la médecine libérale et propose une transformation radicale du système de santé. Son programme repose sur la remise en cause du paiement à l’acte et la création d’unités sanitaires de base permettant l’essor d’une médecine gratuite libérée du profit et de l’industrie pharmaceutique, où les médecins seraient rémunérés à la capitation ou au salariat (Hassenteufel, 2010).

Pourquoi analyser le discours des principaux syndicats médicaux ?

13 Les organisations syndicales de médecins ont, comme toutes les organisations de ce type, un rôle de médiation. Elles portent d’abord un discours de revendication de la profession qui s’intéresse à la régulation des relations avec les pouvoirs publics et l’assurance-maladie2. Ensuite, elles négocient les conventions avec l’État et l’assurance- maladie. Les organisations syndicales interviennent donc sur deux fora distincts. D’une part, sur le forum professionnel où elles produisent des idées sur l’orientation de la politique de conventionnement. D’autre part, sur le forum des communautés de politique publique, où elles négocient avec l’UNCAM les tarifs et les modalités d’organisation de la médecine ambulatoire.

14 Le principe de revendication, devenu au 16e siècle « l’action de réclamer une chose qui nous appartient et qui est dans les mains d’un autre » (Bernard-Steindecker, 1993, p. 49), a porté le développement des premiers syndicats au 19e siècle3. Il s’agissait de défendre les intérêts économiques de la profession et le monopole des soins. Ce dernier point ayant été réglé par la suppression de la profession d’officier de santé en 1892, le syndicalisme médical s’est concentré au début du 20e siècle sur la thématique de l’identité libérale, qui reste toujours d’actualité. Mais cette thématique s’est considérablement enrichie. Un premier travail d’analyse du discours, portant sur un corpus contraint, composé des conventions médicales et de leurs avenants entre 1971 et 2005, a en effet permis de montrer que, dans les textes conventionnels4, le discours médical est triple : il se compose d’un volet libéral traditionnel, d’un volet libéral renouvelé et d’un volet marchand (Abecassis, Domin, 2009).

15 Le premier reprend les thèmes porteurs de la profession (liberté du praticien, autonomie du jugement, indépendance, etc.). Il est qualifié de traditionnel dans le sens où il favorise la cohésion de la profession depuis le 19e siècle. Le discours libéral renouvelé apparaît vers le milieu des années quatre-vingt et prend appui essentiellement sur des revendications propres aux généralistes. Il défend une autre interprétation de l’éthique médicale, non associée à la médecine libérale, valorisant des formes collectives d’exercice et une réforme des modes de rémunération. Le discours marchand a pendant longtemps servi de fondement au combat de la profession contre la socialisation de la médecine. Ce discours est plus difficile à détecter car il ne repose pas sur les honoraires, qui constituent la rémunération de l’exercice libéral, mais plutôt sur les dépassements d’honoraires, qui traduisent le choix d’une médecine de qualité. Le discours marchand se manifeste plus spécifiquement par l’appel à multiplier les honoraires techniques rémunérant des tâches particulières autrefois gratuites.

16 Les syndicats médicaux sont également des acteurs majeurs dans la définition de la politique de santé en ville, notamment par l’intermédiaire du dispositif conventionnel

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qui laisse aux syndicats médicaux représentatifs et à l’assurance-maladie le soin de définir le tarif conventionnel, les modalités d’organisation de la médecine de ville et la régulation des dépenses (Bras, 2008). Le dispositif conventionnel renforce le poids des représentants du corps médical dans la mesure où l’État et l’assurance-maladie doivent trouver au moins un partenaire pour signer la convention et éviter de facto l’échec des négociations. La dépendance des pouvoirs publics face aux syndicats est telle que les conventions ont été, pendant plus de vingt ans, plus axées sur les droits des praticiens que sur ceux des patients (Abecassis, Batifoulier, Bilon, Gannon, Martin, 2005 ; Régereau, 2005).

17 De 1971 au début des années quatre-vingt-dix, la majorité des représentants à la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), composée de Force ouvrière et du Conseil national du patronat français, a considéré la CSMF comme un interlocuteur incontournable. Depuis 1990, la concurrence entre les différents syndicats de médecin et la faiblesse de leur cohésion interne constitue le problème majeur de la négociation conventionnelle (Hassenteufel, Pierru, 2003). Il est souvent risqué pour un syndicat de signer une convention jugée défavorable à leurs intérêts par les médecins. Les mécontents peuvent en effet faire défection et se tourner vers un syndicat estimé plus radical (Jobert, 1994b).

18 Dans cette situation, l’échange avec les représentants de l’assurance-maladie devient de plus en plus difficile et se traduit par une radicalisation du syndicat. Ainsi les négociations conventionnelles entre 1990 et 2004 ont-elles été marquées par des revirements de majorité dans une situation de concurrence accrue entre organisations syndicales (Hassenteufel, Palier, 2005).

19 Le paysage syndical reste donc assez fragmenté. En 2005, trois syndicats étaient représentatifs chez les généralistes (la CSMF, MG France et le SML) et quatre chez les spécialistes (CSMF, FMF, SML et Alliance), soient cinq organisations au total. En 2006, lors des élections aux Unions régionales de médecins libéraux (URML), les voix des praticiens se sont réparties entre sept organisations : les cinq précédemment citées, Espace généraliste, né d’une scission de MG France, et l’Union collégiale des chirurgiens et médecins spécialistes français (UCCMSF), elle-même issue d’une scission d’Alliance (Bras, 2008).

Le corpus du Quotidien du Médecin et l’analyse textuelle

20 Le corpus mobilisé est composé de textes de responsables syndicaux et de lecteurs publiés dans le Quotidien du Médecin, que nous avons analysés via un logiciel d’analyse textuelle et dont nous présentons les principaux résultats.

La constitution du corpus

21 L’hypothèse développée dans ce travail est que la mise en évidence de la concurrence et des jeux de pouvoir passe en partie par l’étude lexicométrique5 d’un corpus contenant un discours moins contraint que celui des conventions médicales. Ce corpus a été constitué par la compilation de 468 articles publiés dans le Quotidien du Médecin (QdM) de 1971 à 20086. Ce journal fondé en 1971 par Marie-Claude et Philippe Tesson a pour

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objectif de suivre l’actualité professionnelle et médicale. Il s’agit, à l’époque, d’une innovation concurrentielle et culturelle dans un paysage où la presse médicale est essentiellement académique. La rédaction décide de donner la parole à tous les acteurs afin de créer une confluence. Derrière cette liberté d’expression se joue évidemment l’unité du corps médical, au-delà des oppositions entre les généralistes et les spécialistes, les secteurs tarifaires et les différentes appartenances syndicales.

22 Tous les articles de la rubrique spécifique du QdM dite carte blanche, dans laquelle s’expriment les représentants des syndicats de praticiens ou de partis politiques, ont été retenus ; ils représentent les deux tiers environ des textes du corpus. Le dernier tiers est composé d’interviews accordées par les leaders des syndicats au QdM, mais également du courrier des lecteurs (CdL). Le corpus couvre une grande partie des syndicats représentatifs : la CSMF, la FMF, le SML et MG France. D’autres structures sont présentes, mais moins fréquentes. On trouve ainsi certains textes publiés par l’UNOF et par l’Union nationale des médecins spécialistes confédérés (UMESPE), qui sont respectivement les syndicats généralistes et spécialistes de la CSMF, ainsi que la FNOF. Le SMG est aussi présent même si, malgré la reconnaissance officielle de sa représentativité, il n’a jamais trouvé, dans la médecine libérale, un terrain favorable au développement de ses idées. De façon marginale, le corpus comprend également des textes de l’Union syndicale des médecins libéraux (USML) qui était affiliée à la Confédération des travailleurs intellectuels (Vergez, 1996) ; de l’Union nationale pour l’avenir de la médecine (UNAM) dirigée par Bernard-Claude Savy (assez marqué à droite) ; de Santé et socialisme, une association dirigée par Jean-Martin Cohen-Solal. Un dernier texte est signé par Pascal Buchet, responsable du Club Convaincre-Santé qui est assez proche du parti socialiste. Le courrier des lecteurs (CdL) comprend des textes écrits par des médecins syndiqués ou non, qui s’expriment à titre personnel et non pas comme représentants de leurs syndicats. Certains locuteurs apparaissent de façon marginale comme l’UDF ou le RPR. Il s’agit dans ce cas-là de la position de groupes politiques sur l’organisation du système de soins.

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Tableau 1. Composition du corpus (en nombre de textes)

La méthode d’analyse textuelle

23 Le corpus a été étudié par le logiciel Iramuteq (Interface de R pour les analyses multidimensionnelles de textes et de questionnaires), basé sur la méthode Alceste mise au point par Max Reinert. L’hypothèse de départ de cette méthode consiste à considérer que le texte à étudier n’est pas un objet à décrire, mais un discours possible. Alceste a pour fonction d’évaluer l’hétérogénéité des phrases à partir d’une classification hiérarchique descendante. Cette méthode diffère d’une simple analyse de contenu et propose de faire apparaître les proximités des phrases (ou unités de contexte élémentaires – UCE) par la mesure d’un degré de dissimilarité minimal. Il y a proximité quand deux UCE partagent un nombre minimal d’occurrences. Il s’agit, selon son créateur, « de regrouper tous les mots ayant de fortes chances d’être liés sémantiquement, en les réduisant à leur racine commune » (Reinert, 1986, p. 475).

24 La méthode étudie les cooccurrences des mots pleins7. La cooccurrence porte entre les mots pleins coproduits au cours d’un même acte d’énonciation. L’hypothèse portée par Reinert (2007) est que l’association d’un mot plein à un discours est une marque du discours. Les mots sont classés indépendamment de leur sens. Une suite de mots révèle donc une association d’idées qui se construit dans le discours. L’articulation du contenu lexical (mots signifiants) avec la construction syntaxique du discours permet de distinguer les classes lexicales. La classification aboutit finalement à isoler plusieurs classes de langage que Reinert (1993, p. 12) appelle des mondes lexicaux. Ceux-ci « renvoient à des espaces de référence associés à un grand nombre d’énoncés. Autrement dit, ils superposent dans un même lieu différents moments de l’activité du

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sujet, différents points de vue. Ce lieu agit donc comme un attracteur pour cette activité. Un sujet l’habite d’une certaine manière ».

25 L’intérêt principal de cet outil est de considérer le discours comme un acte et c’est pour cette raison que la mise en évidence par la méthode Alceste des mondes lexicaux est une étape dans l’exploration des mondes sociaux (Didry, 1998). La méthodologie présente cependant certaines limites. Elle regroupe des formes sous leur racine de façon parfois approximative, et crée de facto des variations sémantiques, elle découpe les UCE de façon discutable et abandonne une partie importante de l’information (Brugidou, 2000).

Un discours scindé en quatre grandes classes

26 Appliquée à notre corpus, la méthode Alceste aboutit à une bonne représentation générale du nuage des mots pleins : 99,88 % de l’inertie du nuage est en effet expliquée par les trois premiers axes factoriels (respectivement 45,49 %, 28,74 % et 25,65 % pour les facteurs 1, 2 et 3). Le premier axe ordonne le discours en fonction de son statut vis- à-vis des règles spécifiques à la profession. Il peut être interprété comme une opposition entre le vocabulaire relatif à la production des règles (en positif) et celui relatif à l’appropriation des règles par les acteurs (en négatif). L’axe 2 oppose la terminologie pragmatique (en positif) à la terminologie idéologique et/ou politique (en négatif). L’axe 3 est l’axe de la gestion des coûts. Le côté positif de cet axe rassemble le discours sur le (du) médecin-entrepreneur, confronté à la gestion quotidienne de son cabinet. Il représente la problématique des coûts individuels et de leur gestion. Le côté négatif rassemble le discours se rapportant aux problèmes de gestion collective des coûts de la santé : la maîtrise des dépenses, la contrainte budgétaire.

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Graphique 1. Représentation des classes d’UCE dans l’espace factoriel

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27 Quatre classes émergent de la classification et peuvent être positionnées dans l’espace formé par les trois axes factoriels. Les classes 1 et 4 d’une part, 2 et 3 d’autre part, forment deux groupes assez éloignés l’un de l’autre. Schématiquement, la discrimination entre les deux groupes est opérée par l’axe 1. Au sein des groupes, la proximité est plus forte entre les classes 2 et 3, discriminées par l’axe 3, que celle observée entre les classes 1 et 4, séparées par l’axe 2. Ainsi, si les classes 1 et 4 rassemblent toutes deux le vocabulaire de la construction des règles, la première regroupe les éléments revendicatifs idéologiques et/ou politiques.

28 La classe 1 représente 35,36 % du nuage de mots et regroupe des mots propres à ce que nous appelons le discours médico-militant. Celui-ci oppose la défense d’une médecine libérale à une médecine dite de caisse (ou socialisée). Le principal locuteur est la CSMF. À l’opposé, le registre de la classe 4 rassemble un discours médico-pragmatique autour des artefacts des règles, tels que les documents qui les établissent (convention médicale, texte, accord, etc.) et les actions qu’ils impliquent (signature, réunion, etc.). Ce discours, qui est essentiellement porté par la FMF, représente 22,7 % du nuage de mots.

29 Les classes 2 et 3 regroupent les discours relatifs à l’appropriation des règles. Le clivage entre ces deux classes s’observe le long de l’axe 3. Le long de cet axe, la classe 2 contient un discours médico-responsable reposant sur la gestion collective des coûts. Il porte notamment sur la maîtrise des dépenses, la coordination des soins et représente 20,04 % du nuage de mots. L’UMESPE, l’UNOF et Convaincre-santé sont ses principaux locuteurs. Enfin, la classe 3 (21,89 % du nuage de mots) contient quant à elle un discours médico-entrepreneurial évoluant dans un environnement fortement contraint sur les tarifs (honoraires médicaux, secteur 1, secteur 2, cotisations, etc.). Les contributeurs du courrier des lecteurs figurent parmi les principaux locuteurs.

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Évolution du discours syndical et production concurrentielle des idées

30 Le corpus étudié permet de mesurer l’évolution de la production des idées sur la période. Un tel rapprochement, possible grâce à la datation des différents textes, permet d’identifier chronologiquement les thématiques débattues et, ce faisant, d’appréhender la concurrence entre syndicats à travers les spécificités discursives de chacun d’entre eux.

L’évolution du discours syndical : la circularité de la production d’idées

31 Si le discours est différent selon l’appartenance syndicale, il varie également dans le temps. Les années quatre-vingt-dix constituent un moment de retournement du discours syndical. Cette spécificité repose sur les deux conventions de 1990 et 1993. La première bloque l’accès au secteur 2 pour les généralistes. La seconde met en place une maîtrise médicalisée des dépenses de santé, reposant sur les références médicales opposables, et fixe des objectifs annuels d’évolution des dépenses. Si le discours médico-responsable est sous-représenté avant 1993, il est significativement surreprésenté, de 1993 à 2000. À l’inverse, le discours médico-entrepreneurial est surreprésenté avant 1990, puis sous-représenté par la suite, particulièrement de 1990 et 1995. La fin de la période voit émerger un argumentaire différent et semble revenir sur des préoccupations plus anciennes (1975-1980). Les discours médico-responsable et médico-entrepreneurial marquent le pas et le registre devient plus idéologique, plus revendicatif sur les modalités de construction des règles (discours médico-idéologique), particulièrement en 2004 et 2007.

32 Le discours semble donc suivre une évolution circulaire. Le début de période (1971-1990), est caractérisé par le discours médico-entrepreneurial et par l’absence de discours médico-militant. Mais progressivement, les conditions d’exercice évoluent et, à la fin des années quatre-vingt, les quatre discours sont à peu près équitablement répartis. Au cours de cette période, les conventions sont signées par l’une ou l’autre des deux organisations syndicales que sont la FMF ou la CSMF. Cette dernière, face à la nécessité de mettre en place un dispositif de soins ambulatoires accessible à tous les citoyens tout en faisant respecter les principes fondamentaux de la médecine libérale, résiste encore, du moins jusqu’en 1985, à ses dissensions internes (Abecassis, Domin, 2009).

33 Le discours syndical évolue, au début des années quatre-vingt-dix, vers un registre revendicatif de défense de la liberté d’exercice (discours médico-entrepreneurial) et attise la dispute interne sur les moyens d’action (discours médico-militant). Les dissensions internes donnent du poids aux jeunes organisations syndicales (MG France, SML…), et consacrent la perte de pouvoir des syndicats historiques. Cependant, si, au cours de cette période, le discours reste focalisé sur la maîtrise médicalisée (discours médico-responsable), il commence à se structurer autour des nouvelles formes d’exercice de la médecine. MG France martèle ainsi ses propositions sur les nouveaux modes d’exercice et de rémunération, qui se traduiront, en 1997, par la mise en place des filières de soins et l’option médecin-référent.

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34 Progressivement, à partir de 2004, le discours médico-militant prend de l’ampleur, comme si la convention de 2005 avait catalysé un processus de remise en cause de l’organisation de la règle elle-même. L’exemple du Contrat d’amélioration des pratiques individuelles (CAPI) est tout à fait significatif de cette logique. Mis en place à partir de 2009, le CAPI est un contrat de santé publique incitant le praticien à atteindre des objectifs en matière de suivi des maladies chroniques et de prévention. En contrepartie de la réalisation de ces objectifs, une prime de sept euros par patient et par an est prévue. Cette politique annoncerait les contractualisations hors convention et surtout les mouvements de refus de la convention (médecins pigeons8, refus du paiement à la performance, refus de l’avenant no 8, etc.).

Une production spécifique d’idées

35 L’un des faits marquants de ces mouvements est qu’ils échappent totalement aux organisations syndicales9 ou les prennent à rebours, comme dans le cas du CAPI que les médecins ont massivement signé alors que l’Ordre et les syndicats s’y opposaient. L’ampleur du décalage observé dans l’analyse textuelle entre le discours des locuteurs institutionnels et celui du courrier des lecteurs (CdL) montre que le déficit de représentativité n’est pas récent. Ainsi, le discours médico-entrepreneurial est une caractéristique quasi exclusive du courrier des lecteurs. Ceci s’observe par la position singulière de la classe 3, qui porte ce discours. Celle-ci s’oppose en effet aux classes 1 et 4 le long de l’axe 1 et à la classe 2 le long de l’axe 3 (voir graphique 1). Par ailleurs, si le CdL ne représente que 7,9 % des textes étudiés, il porte sur 21,89 % du nuage de mots : il n’est donc pas négligeable.

36 Aucun des grands syndicats ne porte de discours proche de celui du CdL (voir annexe). Leur positionnement n’est cependant pas homogène vis-à-vis de ce discours. Santé- liberté et, dans une moindre mesure, le Centre national des professions libérales de santé (CNPS)10 et l’Union confédérée des médecins spécialistes (UCMS) 11, sont plus proches de ce discours que les autres locuteurs. Parmi les grands syndicats, la FMF porte bien un discours distinctif, mais relevant de la classe 4 (discours médico- pragmatique). MG France et le SML ne portent pas de discours significatif. Enfin, la CSMF se caractérise par une sous-représentation du discours de la classe 3.

37 L’une des raisons pouvant expliquer que les grands syndicats semblent éloignés de leur base, est qu’ils sont présents de façon plus ou moins marquée dans tous les mondes lexicaux balayés par le corpus avec, pour chacun, une spécialité discursive. Ainsi, la CSMF est un peu plus présente dans le discours médico-idéologique. Il faut y voir vraisemblablement le poids de cette centrale dans le paysage du syndicalisme médical et son rôle historique d’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. La FMF et le SML sont, quant à eux, plus centrés sur la construction pragmatique de la règle (discours médico-pragmatique). Enfin, MG France, qui s’est singularisé par sa volonté de rénover les pratiques, se préoccupe plus particulièrement de gestion collective et de politique de santé (discours médico-responsable).

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Graphique 2. Profils discursifs des locuteurs

38 Les spécificités syndicales dans la production des idées peuvent être interprétées comme un positionnement concurrentiel. Sous cette hypothèse, l’étude permet de lire l’espace des axes factoriels comme une cartographie syndicale (voir graphique 1). Le SMG et le Conseil national de l’Ordre des médecins (CNOM), par exemple, sont assez proches du discours médico-idéologique. Le premier s’est très tôt inscrit dans une logique idéologique de refus du paiement à l’acte alors que le second a pour rôle de produire la norme, notamment par l’intermédiaire du Code de déontologie (Jaunait, 2005). Le positionnement de l’UNOF et de MG France est assez proche. Si les discours de ces deux syndicats ne font pas totalement écho aux préoccupations des médecins, telles qu’exprimées dans le courrier des lecteurs, tous deux cherchent à s’en rapprocher par une démarche pragmatique. Cette proximité n’est pas étonnante pour l’UNOF dans la mesure où un certain nombre de ses militants sont passés avec armes et bagages dans le camp de MG France à sa création (Hassenteufel, 2010).

39 Cependant, la différenciation opérée entre les grands syndicats apparaît faible au regard de celle de certains locuteurs, quelquefois éphémères, dont le discours est spécifique d’un seul registre. C’est le cas principalement de l’UMESPE, de l’UNOF et de Convaincre-santé. Tous trois sont caractérisés par un discours médico-responsable. L’UMESPE est en effet favorable à la maîtrise médicalisée et s’oppose au discours de MG France, l’association Convaincre-Santé ne joue quant à elle aucun rôle dans la négociation conventionnelle mais, portée par des militants socialistes proches du Premier ministre Michel Rocard, reste favorable à la maîtrise médicalisée prônée par René Teulade (ministre des Affaires sociales de 1992 à 1993). Santé-Liberté et l’UCMS sont aussi des syndicats spécialisés qui se démarquent par un positionnement idéologique (fortement marqué pour le second) sur l’appropriation des règles, avec un discours médico-entrepreneurial (fortement marqué pour Santé-Liberté). Cette spécialisation explique leur proximité avec le courrier des lecteurs.

40 Cette étude enrichit la compréhension du paysage syndical des médecins et les jeux de pouvoirs et de concurrence autour de la production des idées. Si des imperfections liées

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à la nature même du corpus, issu de la presse, sont inévitables, l’étude montre en particulier, en distinguant quatre mondes lexicaux distincts, que les grands syndicats restent assez éloignés des préoccupations de leur base, mais construisent une idéologie revendicatrice propre, spécifique à chaque organisation, leur permettant a priori d’affirmer leur pouvoir de négociation. Cette spécialisation a cependant pu devenir contreproductive lorsque l’idéologie trop marquée a généré des oppositions internes fortes, menant à des scissions.

41 La concurrence qui en découle, attisée par l’apparition de formations éphémères très spécialisées, peut expliquer l’évolution du contenu sémantique des discours, qui se focalisent progressivement, souvent en s’y opposant, sur une thématique plus ou moins imposée par les pouvoirs publics et la caisse : celle de la gestion collective des coûts. Ce faisant, les grands syndicats sont doublement perdants. Par la diminution du pouvoir de négociation de chaque formation et par la perte de représentativité face à une base qui, plus intéressée par la gestion quotidienne de leur cabinet, s’affranchit progressivement en développant des actions autonomes. Ainsi, les idées émanent plutôt de la base, comme le montre l’émergence du mouvement des médecins pigeons, et le discours s’adresse dorénavant directement au législateur, en passant de moins en moins fréquemment par les syndicats.

42 Cette étude s’est limitée à l’analyse de la production des idées au sein du forum professionnel. Les mondes lexicaux mis en évidence sont la trace des idées et de leurs énonciateurs. La force de persuasion de ces idées ne peut, quant à elle, être évaluée qu’au travers de leur transcription au sein du forum des communautés de politique publique et de leur influence sur la politique de conventionnement.

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ANNEXES

Caractéristiques des classes d’UCE

À l’exception des titres des classes, qui sont des interprétations des auteurs, toutes les données du tableau sont issues des calculs Iramuteq.

(a) En % du nombre total d’UCE ; (b) c² > 50 ; (c) le nombre d’occurrences est entre parenthèses ; (d) les mots caractérisant la classe apparaissent en italique dans la phrase. Entre parenthèses est indiqué le nombre d’occurrences de chaque mot dans la classe puis dans le corpus complet ; (e) le signe + indique que le mot apparaît sous plusieurs formes dans le texte (un verbe peut apparaître conjugué, par exemple) ; seule la forme la plus significative est indiquée ici (le verbe à l’infinitif, par exemple) ; (f) les années les plus représentatives sont celles dont le chi2, entre parenthèses, est supérieur à 15.

Classe 1 : discours médico-militant (construction des règles) [Poids (a) : 35,36 %]

Mots les plus représentatifs de la classe (b) (e) : syndicat+, politique+, défendre+, corps, savoir+, faire+, gouvernement+, vouloir+, chose+, avenir+, MG France+, attitude, croire+, discours+, force+ Mots exclusifs de la classe (c) (e) : démagogie+ (25), stérile+ (18), lutter+ (13), catégoriel+ (13), divergence+ (10), idéologique+ (9), réalisme+ (8), mentalité+ (8), corporatiste+ (8), concession+ (8) Locuteurs principaux (f) : CSMF (20,73) Années les plus proches (f) : 1980 (17,9), 2003 (23,23), 2007 (17,88) Phrases type (d) (e) :

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– « MG France (130/209) soutient toutes les actions (101/170) qui seront décidées par les départements. C’est à l’ensemble (96/184) des confrères (98/158) de se mobiliser (20/34) pour créer (42/93) un rapport de force (77/114) dans une période où a fortiori les hommes politiques (264/411) vont vouloir (286/577) discuter avec nous. » – « Nous agissons (69/167) seuls dans cet ultime combat (41/54) et je puis déjà vous dire (277/508) que le gouvernement fera (747/1584) prochainement une déclaration (27/49) officielle annonçant qu’il veut (286/577) maintenir le principe de la médecine libérale (102/169) en France et qu’il est opposé à une médecine de caisse (22/44). »

Classe 2 : discours médico-responsable (maîtrise des dépenses) [Poids (a) : 20,04 %]

Mots les plus représentatifs de la classe (b) (e) : dépense+, soin+, santé+, maîtrise, optimisation+, évaluation+, système de soins, population+, patient+, prévention, qualité, coordination, pratique, parcours, qualité des soins, économie+, coordination des soins, médecin de famille, usage, progrès Mots exclusifs de la classe (c) (e) : pivot (12), informatique (9), diagnostique+ (9), complémentarité (8), décélération+ (8) Locuteurs principaux (f) : UMESPE (135,13), UNOF (119,98), Convaincre-santé (29,97), MG France (22,64) Années les plus proches (f) : 1993 (271,41), 1994 (35,01), 1998 (27,99), 2004 (15,01) Phrase type (d) (e) : – « Partout dans le monde les dépenses (346/474) de santé (297/545) croissent plus vite que le PIB (9/10) et il ne suffit pas de fixer un ONDAM (14/22) à un niveau (54/196) inférieur à la demande de soins (312/473) pour que les comptes soient équilibrés. » – « Enfin la coordination (46/57) du système de soins (107/188) est devenue un élément (31/67) essentiel du bon usage (37/47) des soins (312/473) et de la maîtrise (165/307) des dépenses (346/474) de santé (297/545). » – « Le président de la caisse nationale d’assurance maladie engage (51/162) les médecins à participer à la maîtrise (165/307) des dépenses (346/474) de santé (297/545) mais sans leur donner les moyens (83/194) en contrepartie d’être honorés correctement (7/14) par les patients (159/353). » Classe 3 : discours médico-entrepreneurial (médecin-entrepreneur) [Poids (a) : 21,89 %] Mots les plus représentatifs de la classe (b) (e) : honoraires médicaux+, tarif+, secteur 1, secteur 2, secteur tarifaire+, médecin+, nombre, social+, avantage+, malade+, acte+, exercer+, tiers, dépassement+, remboursement+, liberté+, cotisation+, cotisations sociales+, praticiens, fisc+, augmenter+, payant+, paiement+, médecine, installation+, prescription+, clientèle+, couverture, niveau+, montant+, recette+, possibilité+, charge+, situation+, sécurité sociale, libre+, conventionné+, frais, choix, jeune+, payer+, optionnel+ Mots exclusifs de la classe (c) (e) : fiscal (29), attractif (13), plafond (13), décent (11), combler (9), inégalité (8), salariat (8), dégrader (8)

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Locuteurs principaux (f) : Courrier des lecteurs (97,04), Santé-Liberté (33,39) Années les plus proches (f) : 1974 (38,15), 1975 (27,05), 1980 (26,66), 1985 (16,27), 1989 (36,28) Phrase type (d) (e) : – « Le différentiel s’est creusé (5/10) pour aboutir à un fossé dans l’attente d’honoraires médicaux (220/310) décents (11/11) assortis d’un espace (16/33) de liberté (121/234). Il faut que tous les médecins (709/2081) puissent opter (8/14) pour le secteur 2 (174/298). » – « La perte des avantages sociaux (152/292) et fiscaux (29/29) rendra bientôt (9/22) impossible l’exercice (85/216) d’une médecine (153/368) de qualité (64/198) où le rapport médecin (709/2081) malade conservera (25/45) un caractère (18/31) personnel et humain (15/21). Soyons lucides ! »

Classe 4 : discours médico-pragmatique (modalités pratiques de la régulation de la profession) [Poids (a) : 22,7 %]

Mots les plus représentatifs de la classe (b) (e) : convention+ médicale+, texte+, signer+, FMF, docteur+, président+, assemblée+ générale+, avenant+, SML, accord+, signature+, élection+, publier+, réunion+, loi+, national+, signataire+, commission+, CSMF, article+, conseil+ d’État+, instance+, régional+, confédéral+, participer+, échéance+, CNAM, départemental+, secrétaire+, représentativité+. Mots exclusifs de la classe (c) (e) : décembre (56), secrétaire (22), reconduction (9), journal officiel (9), assises de la médecine générale (9), départementale (8) Locuteurs principaux (f) : FMF (27,41) Années les plus proches (f) : 1975 (16,36) Phrase type (d) (e) : – « N’oublions (21/70) pas que l’avenant (124/175) no 14, traduction conventionnelle (218/485) de l’accord signé (173/258) au mois (117/215) de juillet (47/58) entre MG France (64/209), le SML (217/406), Alliance et les caisses d’assurance maladie (162/591) ne se limite pas à la valorisation de l’astreinte (5/9). » – « Pas de convention médicale (538/1033) bâclée au moment où une nouvelle (95/177) discussion réunit (31/45) les parties signataires (77/116) de l’ex-convention médicale (538/1033) de 1971. La FMF réaffirme sa conviction qu’une prolongation (6/6) transitoire du système conventionnel de six mois (117/215) doit être organisée (5/9). »

NOTES

1. Les auteurs remercient Madame Catherine Combeau pour leur avoir donné un accès aux archives du Quotidien du Médecin, ainsi que les étudiants de L3 de sciences sanitaires et sociales et de L3 d’administration économique et sociale de l’Université de Reims Champagne-Ardenne pour leur aide à l’élaboration du corpus. Les auteurs remercient par ailleurs les relecteurs de la revue pour leurs critiques constructives et, par convention, restent seuls responsables des erreurs et imperfections de ce texte.

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2. De 1971 à 2004, l’assurance-maladie est représentée par les différentes caisses puis, depuis cette date, par l’Union nationale des caisses d’assurance-maladie. 3. À l’origine, le syndicat n’est pas destiné à devenir un instrument revendicatif, mais le législateur, en 1884, va contribuer à orienter le syndicat vers une mission de revendication au détriment de l’organisation de services, en lui conférant le monopole de la défense professionnelle au lieu de privilégier d’autres formes comme les mutuelles ou les coopératives (Barbet, 1991). 4. Les textes conventionnels étant signés par une partie au moins des syndicats, on considérera, en première approche, que ces textes reflètent le discours syndical et, à travers eux, celui de la profession, même si cette dernière, comme on le verra plus loin, est très divisée. 5. L’analyse lexicométrique du discours syndical et politique a pendant longtemps été privilégiée en sociologie politique (Béroud, Lefèvre, 2010 ; Wagner, 2008). Le discours médical a également été analysé dans les colonnes de cette revue (Haiun, 2003). 6. 129 textes inexploitables ont dû être retirés du corpus initial. 7. Les mots pleins sont les mots portant un sens (noms, verbes, etc.). Les autres mots (articles, pronoms, etc.) sont traités en variables supplémentaires, qui n’interviennent pas dans la détermination des classes. 8. Le mouvement des médecins pigeons s’est structuré de façon informelle autour de la défense de la liberté tarifaire pour les médecins de secteur 2. 9. L’éloignement des syndicats avec la base, autrement appelé « crise de la médiation syndicale », ne se limite pas au seul secteur médical. Sur cette question, le lecteur pourra se reporter à Mouriaux, 2013. 10. Deux grands syndicats de médecins (CSMF, SML) sont adhérents au CNPS. 11. L’UCMS représentait les spécialistes au sein de la CSMF ; elle est devenue l’UMESPE.

RÉSUMÉS

La médecine ambulatoire est encadrée par un dispositif conventionnel négocié entre syndicats de médecins représentatifs et pouvoirs publics. L’élaboration de ces conventions, les jeux de pouvoir, le degré effectif de représentativité sont assez mal connus. L’objet de ce travail est d’éclairer cette phase au moyen d’une analyse de textes publiés par des représentants syndicaux et des lecteurs du Quotidien du Médecin sur des thématiques conventionnelles. Il montre que les grands syndicats, dont le discours est éloigné de celui de leur base, sont impliqués dans une concurrence idéologique croissante menant à une perte progressive de leur pouvoir de négociation. Une telle évolution laisse place à des textes conventionnels dictés par les seuls pouvoirs publics et qui cristallisent un mécontentement et des actions desquels les syndicats sont exclus.

Outpatient medicine is framed by a conventional device negotiated by representatives unions and government. The development of these agreements, power games, and degree of representativeness is poorly known. The purpose of this work is to clarify this phase with a

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textual analysis of union representatives and readers of a medical newspaper named Le Quotidien du médecin. It shows that the unions discourse is far from general practitioners discourse. The major unions are involved in a growing ideological competition leading to a progressive loss of their bargaining power. This lead to conventional agreements dictated by the government. This situation crystallizes discontent and actions from which major unions are excluded.

La medecina ambulatoria esta enmarcada por un dispositivo de convenios negociado entre los sindicatos de médicos representativos y las autoridades públicas. La elaboración de estos convenios, los juegos de poder, el nivel de representatividad real son bastante mal conocidos. El objeto de este trabajo es el de determinar esta fase gracias a un análisis de textos publicados por representantes sindicales y lectores del Quotidien du Médecin relacionados a temáticas convencionales. Demuestra que los grandes sindicatos, cuyo discurso se alejó del de sus bases, estan implicados en una concurrencia ideológica creciente que lleva a una pérdida progresiva de su poder de negociación. Una tal evolución da lugar a convenios dictados solo por las autoridades públicas que cristalizan un descontento y acciones de los cuales los sindicatos están excluídos.

INDEX

Mots-clés : médecine ambulatoire, conventionnement, représentativité, pouvoir de négociation, pouvoirs publics, syndicat de médecins Palabras claves : medecina ambulatoria, sindicatos de médicos, dispositivo de convenios, representatividad, poder de negociación, autoridades públicas Keywords : outpatient medicine, doctors unions, conventional agreements, representativeness, bargaining power, government

AUTEURS

PHILIPPE ABECASSIS CEPN-CNRS (UMR 7234), Université Paris 13 Sorbonne Paris Cité

JEAN-PAUL DOMIN REGARDS (EA 6292), Université de Reims Champagne-Ardenne

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La question de la graphie pour la langue kabyle The question of the alphabet for Kabyle language El tema de la grafía para la lengua cabileña

Chérif Sini

1 Le kabyle est la forme de la langue berbère actuellement parlée en Kabylie, au centre nord-est de l’Algérie. De tradition essentiellement orale, il connait, depuis les années soixante-dix, l’accélération de son passage à l’écrit, accompagnant sa redynamisation sociolinguistique en réaction à la politique d’unification linguistique et culturelle du jeune État-nation algérien. Cependant, il se heurte, au niveau institutionnel, à l’épreuve du choix de sa graphie, tifinagh1, arabe ou latine. L’examen des arguments pour ou contre chacune des trois possibilités donne à voir le rapport complexe entre la langue et l’écriture en général. Il fait ressortir le poids des conditions socio-historiques et sociopolitiques dans l’émergence de la graphie latine dans l’édition et l’enseignement kabyles, dans l’hésitation à adopter l’alphabet tifinagh et dans le rejet idéologique de la graphie arabe. Il permet ainsi d’analyser les retombées directes du conflit sur la gestion institutionnelle des langues en Algérie et de souligner l’urgence de la démocratisation de cette gestion : compte tenu des mutations sociolinguistiques que connaissent les langues berbères en général, leur survie est menacée à moins de passer par l’écriture et tout ce qu’elle implique comme usage institutionnel et étatique de la langue : école, université, académie, édition, etc.

Le berbère, une langue en voie de disparition ?

2 En effet, marginalisée depuis la période protohistorique au profit successivement du punique, du grec, du latin, de l’arabe, du français, la langue berbère apparait partout et tout au long de son histoire dans une situation dominée. Exclue de la gestion écrite de la vie des cités même au temps des rois, princes et dynasties berbères (Massinissa, Micipsa, Juba, Almoravides, Almohades…) et confinée à l’usage domestique et rural, elle n’a pas servi de vecteur d’expression d’une culture savante écrite importante, alors

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même que l’histoire de la Berbérie retient de grandes figures comme Fronton, Tertullien, saint Augustin, saint Optat, Arnaud, Apulée, saint Cyprien, Lactance, Ibn Tumert, Al Wartilani, Al Warglani, Al Mazudi, etc. Ces auteurs ont écrit dans la langue de ceux qui les ont dominés, parfois pour leur ressembler, souvent pour les combattre, comme c’est le cas notamment des écrivains du 20e siècle : Jean-El-Mouhoub Amrouche, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, pour n’en citer que quelques-uns. La politique d’arabisation, menée au lendemain des indépendances des pays du Maghreb, vise explicitement l’élimination de leur langue maternelle. De ce fait, le nombre des berbérophones, en lui-même, constitue l’un des enjeux de cette politique conçue et présentée comme le parachèvement d’un processus socioculturel historique. C’est pourquoi les indications relatives aux langues dans les recensements de population de ces pays ne sont pas rendues publiques. Bien qu’approximative, l’évaluation numérique qu’en donne Salem Chaker (1999, p. 11 ; 2004a, p. 4045), en s’appuyant sur les sources du 20e siècle et en concordance avec les estimations que Jacques Lanfry (1986, p. 45) et Lionel Galand (1989, p. 338) fournissent, atteste du poids démographique « encombrant » des berbérophones. Ces derniers constituent 35 à 40 % de la population marocaine et 20 à 25 % d’Algériens dont les deux tiers sont kabylophones, soit un minimum de 5,92 millions de locuteurs de la langue qui nous intéresse ici, sur une population globale de 39,5 millions d’habitants au 1er janvier 20152.

3 En dehors de l’usage ludique, épistolaire et symbolique de l’écriture tifinagh chez les Touareg (Aghali-Zakara, Drouin, 1997 ; Chaker, 2004a, b), les Berbères n’ont pas connu les effets que l’écriture, cet ensemble de signes visuels servant à noter les sons fonctionnels d’une langue (Février, 1995), a produits ailleurs (Goody, 1986, p. 91) sur les procédés de communication et de pensée et sur les modes d’organisation sociale, politique et économique. La conservation de la mémoire et de la conscience collectives est si peu assurée par l’écriture que les repères culturels et ethniques étaient, jusqu’au siècle passé, situés partout. Même la marginalisation historique du berbère (Camps, 1980), son éparpillement et sa variation géographique sont, en partie, liés à l’absence d’écriture. La pénétration plus ou moins massive de cet « outil de l’intellect » (Goody, 1996) dans les sociétés berbères est concomitante à l’enseignement de l’arabe et du français par les États nouvellement indépendants. Elle a pour corollaire celle des cultures arabe et française. De ce fait, elle valorise les procédés de pensée de ces cultures auprès des écoliers kabyles, touareg, chleuhs, rifains, etc., et prédisposent ces derniers à abandonner leur langue qui, en dehors de sa fonction identitaire, ne leur procure pas la réussite sociale et la promotion professionnelle auxquelles l’arabe et le français leur donnent accès. Au contraire, elle rappelle à ceux qui ont réussi socialement et professionnellement leurs difficultés initiales et les stigmatisations dont ils étaient auparavant l’objet. La tendance à l’abandonner ressort particulièrement en contexte citadin et/ou frontalier de contact entre les langues mais transparait aussi ailleurs, dans ce qui s’apparente à une espèce de rupture dans la chaine de transmission intergénérationnelle de ses éléments culturels : contes, dictons, proverbes, devinettes, berceuses, chants, prénoms... Ce processus est d’autant plus rapide que le berbère est dépourvu d’écriture.

4 Compte tenu de ces conditions, associées au long processus d’arabisation in vivo d’une grande partie de l’actuel Maghreb depuis le Moyen-Âge, l’extinction de la berbérophonie paraissait, au milieu du 20e siècle, irrésistible. En effet, écrit Hildebert

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Isnard (1966, p. 46), « un processus inéluctable fait régresser chaque jour la réalité berbère […]. L’indépendance nationale acquise, une résistance berbère ne saurait livrer que d’inutiles combats d’arrière-garde contre l’achèvement de l’intégration par l’arabisation ».

Le kabyle : les facteurs d’une singularisation

5 Pourtant, au début du 20e siècle, un fait nouveau apparait en Kabylie : des berbérophones revendiquent explicitement leur langue et militent pour en faire un instrument de communication moderne. La revalorisation de leur langue et culture suivra un lent processus de maturation avant de connaitre une formulation politique dans la revendication d’un droit constitutionnel à cette langue. Elle s’accélère brutalement durant les années soixante-dix et devient, depuis, un mouvement populaire porteur d’un projet de société tourné vers la modernité et diamétralement opposé à celui que prône la politique d’arabisation systématique de cette période de l’histoire de l’Algérie indépendante.

6 La concentration de cette revendication sur la région kabyle tient à la combinaison de plusieurs facteurs parmi lesquels on pourrait citer : – la prise de conscience, chez les premiers lettrés kabyles en français, de la spécificité de la langue et de la culture berbères (Ouerdane, 1990, p. 21-29) ; – l’importance de l’émigration kabyle (en France) dont on connait le rôle dans le mouvement anticolonial et indépendantiste algérien ; – la densité en population de la région kabyle et la suprématie numérique des kabylophones par rapport aux autres groupes berbérophones d’Algérie réunis ; – la proximité géographique de la Kabylie de la ville d’Alger, capitale politique et administrative de l’État algérien.

7 Cette concentration se traduit dans les faits suivants : – la crise antiberbère opposait, en 1948-1949, essentiellement des militants nationalistes kabyles à la direction nationale du PPA/MTLD3, dont sera issu le FLN4 (Harbi, 1992) ; – la rébellion de 1963-1964 contre la mise en place du régime du parti unique lors de l’indépendance de l’Algérie en 1962, s’est limitée à la région kabyle ; – la contestation berbère du printemps 1980 était portée par les Kabyles (Ait Larbi, 2011) ; – la grève du cartable, durant l’année scolaire et universitaire de 1994-1995, pour la reconnaissance constitutionnelle de la berbérité n’a touché que cette région et l’enseignement facultatif du berbère, décidé pour mettre fin à ce boycott dans 16 départements où évoluent des berbérophones5, ne sera réellement effectif que dans la région kabyle6 (Kahlouche, 2000, p. 165) : bien avant l’ouverture démocratique d’octobre 1988, un tissu associatif clandestin y enseignait déjà l’écriture et la lecture au moyen de la graphie latine adaptée au kabyle, objet de description, de standardisation et vecteur d’une production littéraire de plus en plus imposante (Chaker, 2004a, b) ; – les émeutes meurtrières du printemps 2001 se sont limitées à cette région ; – tous les tests électoraux postérieurs à l’ouverture démocratique d’octobre 1988 distinguent la région kabyle du reste du pays.

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8 Cette singularisation a inspiré, au début de ce 21e siècle, un projet politique d’autonomie régionale. Depuis quelques années, les dirigeants de celui-ci exigent le droit politique à l’autodétermination kabyle7. Cette exigence semble s’accroître à mesure que les autorités du pays tardent à promouvoir le berbère au statut de langue officielle au même titre que l’arabe et à lui donner les moyens juridiques, institutionnels et financiers nécessaires à son aménagement et à sa promotion dans les deux sens, horizontal et vertical. Associée, d’une part, à l’amendement constitutionnel d’avril 20028, décidé par le président Abdelaziz Bouteflika dans la foulée des émeutes de Kabylie, et d’autre part, aux révoltes populaires en Tunisie, en Égypte, en Lybie, etc., cette exigence est sans doute pour beaucoup dans l’adhésion de l’ensemble de la classe politique visible en Algérie à l’idée de l’officialisation de cette langue, y compris la mouvance islamiste et les appareils politiques au pouvoir qui lui étaient traditionnellement hostiles. En effet, jusqu’au début de ce 21e siècle, seules les organisations politiques dont la base sociologique est essentiellement kabyle, le Front des Forces socialistes (FFS) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), inscrivaient dans leur programme la promotion du berbère au statut de langue nationale et officielle au même titre que l’arabe9.

9 Cependant, en conditionnant cette éventuelle promotion, discrètement pour les partis au pouvoir et explicitement pour les partis islamistes, à l’adoption de l’écriture arabe, cette adhésion apparait aux yeux des défenseurs kabyles du berbère comme une instrumentalisation de la question du choix de l’écriture. Ils y voient non pas le souci d’engager un débat en faveur d’une promotion sociale et politique de cette langue, mais la volonté de mener un chantage visant à perpétuer ce différend et à en faire un écueil à toute promotion juridico-politique, alors que pour eux, cette question devrait être réglée par l’usage actuel. Dans le même ordre d’idées, l’apparition relativement massive de l’écriture tifinagh sur les enseignes et autres devantures d’établissements publics, particulièrement après les émeutes de Kabylie au printemps 200110, est perçue comme une manœuvre qui, en mobilisant les référents identitaires et affectifs de cette écriture, l’oppose aux écrivains et enseignants kabyles, tous utilisateurs de la graphie latine. Cette suspicion est nourrie par le fait que les autorités publiques, qui tolèrent l’usage de la graphie latine dans l’enseignement scolaire et universitaire publics du berbère, dans l’édition, dans les médias, etc., ne montrent aucune diligence à entériner ce choix. Pourquoi ? Que reproche-t-on à l’adoption de cette graphie ? Quels arguments formulent ses défenseurs ? Pourquoi ces derniers refusent-ils l’adoption de la graphie arabe ? Pourquoi n’adoptent-ils pas les tifinagh qui, au moins durant les années soixante-dix, constituaient le symbole de la berbérité, si bien que des citoyens de Kabylie ont été emprisonnés au motif qu’ils en portaient sur eux l’alphabet pour le diffuser discrètement ?

La graphie latine : les raisons d’une adoption

10 Écrivains, universitaires, enseignants, étudiants et élèves kabyles, utilisateurs actuels de la graphie latine, se considèrent héritiers de ce choix (Sini, 2007). En y adhérant, ils assument sans ambigüité les implications didactiques, politiques et idéologiques qui le motivent. Il s’agirait, d’une part, d’éviter les confusions qui découleraient de l’écriture du kabyle avec la graphie arabe en raison d’un univers scolaire arabisé, et, d’autre part, de marquer leur adhésion à la sphère de civilisation euro-occidentale, dont l’expansion

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planétaire s’accompagne de celle des outils de la grammatisation contemporaine que sont l’espagnol, le français ou l’anglais (Auroux, 1994) : il y a là l’idée d’une universalité de cette graphie qui serait transférable au kabyle, comme si un texte kabyle écrit dans cette graphie gagnait la possibilité d’être lu et compris par un francophone, un anglophone, un hispanisant, du fait de l’identité des graphies.

11 On voit cependant mal en quoi l’universalité supposée de la graphie latine faciliterait l’apprentissage du kabyle, dont il est à peine besoin de rappeler le statut de langue en danger de disparition, qui n’intéresse que ses défenseurs. En outre, la similitude des composants de l’alphabet latin n’implique pas celle des sons fonctionnels qu’ils sont chargés de rendre selon les règles orthographiques spécifiques des langues. Par ailleurs, l’argument de l’universalité de la graphie latine entre en contradiction avec la fonction identitaire qui, seule, permet encore au kabyle de survivre, et semble à cet égard peu cohérent avec le rejet de la graphie arabe au motif justement que son adoption ne garantirait pas une distanciation identitaire suffisante du kabyle vis-à-vis de l’arabe. Il faut ajouter à ces remarques que l’aspect supposé pratique et facile de l’utilisation scripturaire et surtout électronique de cette graphie ne relève pas d’une qualité intrinsèque à cette graphie mais tient à l’effort consenti par les utilisateurs.

12 L’histoire des formes et des normes des langues montre néanmoins que l’usage s’accommode peu des reconstructions et abstractions des observateurs avertis, et qu’il a des effets, rarement recherchés, sur les pratiques langagières en général. Cet aspect historique, c’est-à-dire concret et vérifiable, de la grammatisation en domaine kabyle constitue en revanche un argument difficilement discutable : l’accumulation de productions écrites en kabyle au moyen de la graphie latine, et notamment les manuels et supports pour l’enseignement du kabyle, les exemples et suggestions pour la création littéraire et artistique directement composés en kabyle, traduits et adaptés au kabyle pour servir la constitution du savoir sur le kabyle en kabyle, rendent difficile sa remise en cause, et ce d’autant plus que la production écrite en kabyle dans les graphies tifinagh et arabe est insignifiante.

13 En fin de compte, l’argument de la scientificité de la graphie latine, qui est utilisée dans les départements universitaires de Tizi-Ouzou, de Bejaïa et de Bouira, par l’Inalco (Paris) mais aussi dans les travaux de Mouloud Mammeri (Sini, 2011, p. 611), auxquels font écho des linguistes berbérisants de renom à l’instar de Salem Chaker, Ramdane Achab, Kamel Nait Zerrad, Amina Mettouchi, etc., explicite plus qu’il ne justifie l’adoption de cette graphie, sinon en permettant de regarder de plus près les possibilités d’adaptation des deux autres graphies tifinagh et arabe. Celles-ci, du moins théoriquement, sont aussi envisageables, pour peu qu’on dissocie la graphie arabe de la sacralité qui rend sa réforme problématique (Meynet, 1971) et qu’on accepte de profondes modifications formelles compromettant l’authenticité originelle de la graphie tifinagh, en substituant aux nombreux caractères, constitués de cercles, de points et de barres susceptibles de produire des confusions, d’autres plus propices à la fonction distinctive et communicative de l’écriture alphabétique. Dans le cas de l’arabe, l’exigence est à la fois idéologique et politique, ce qui empêche sa réforme et, par ricochet, en fait une graphie techniquement inadéquate aux particularités linguistiques kabyles. Pour les tifinagh, l’exigence est plus technique mais elle revêt des implications symboliques qui en découragent l’adoption, et ce en dépit de la voie officielle dans laquelle le berbère est engagé au Maroc, particulièrement depuis qu’il a été promu au statut de langue officielle, en vertu de la révision constitutionnelle de 2011.

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14 Pour quelle raison alors l’adoption de la graphie latine par les utilisateurs du kabyle n’est-elle pas entérinée au niveau institutionnel ? On lui reprochait son caractère français, contraire aux objectifs de la politique d’arabisation. Mais avec la redynamisation politique que connait le français en Algérie depuis l’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika à la magistrature suprême de l’État, cet argument apparait fragile et sans effet. Faire percevoir le français derrière cette écriture constituait, en réalité, la justification d’une attitude de principe hostile à la vitalité du berbère qui, en tant qu’élément anthropologique et culturel, perturbait les fondements d’un projet de mystification revendiquant une ethnicité exclusive : l’arabité. Le réglage idéologique du sens de l’ethnonyme de ce nom dans les productions discursives en accord avec la ligne idéologique au pouvoir rimait, en effet, avec une conception passéiste et rétrograde de l’arabité. Naturellement, l’arabe, en tant que langue et civilisation, n’a rien à voir avec ce positionnement et les implications qui en étaient déduites. Il est victime du fait que c’est en son nom qu’on a entrepris ce qu’il convient d’appeler un acte politique intentionnellement « linguicide », qui a au moins renforcé pour ne pas dire suscité le rejet de la graphie arabe par les kabylophones.

15 Il faut néanmoins revenir sur cet argument selon lequel l’adoption de la graphie latine pourrait servir d’instrument d’occidentalisation du kabyle et du berbère en général.

16 Comme les langues, les écritures sont en effet porteuses de cadres de perception liés à l’histoire sociale et matérielle de leur constitution et à l’usage qu’on en fait selon les données technologiques des époques et les aspirations des utilisateurs. En réalité, ce sont ces derniers qui décident ce qu’en faire, comme le montre la révolution kamélienne à la fin de l’empire Ottoman. En substituant à l’écriture arabe une graphie d’inspiration latine, Atatürk a procédé en même temps à la laïcisation de la gestion politique de la société ottomane en fondant la République turque. La réforme de l’écriture a participé à ce processus de modernisation du turc qui consistait, par exemple, à emprunter des éléments néologiques de langues européennes plutôt que de l’arabe ou du persan. Le transfert à la langue turque de la modernité que représentait à cette époque le français, impliquait alors en effet l’abandon des éléments de cette langue issus de l’arabe et jugés incompatibles avec la visée moderniste dans laquelle était engagée la gestion politique de la société turque dans sa globalité.

17 Les implications sur le kabyle de l’adoption de la graphie latine sont de cet ordre avec, en plus, la proximité interculturelle qu’offre actuellement la mondialisation des moyens aussi bien de la communication que de la constitution des savoirs, ainsi que des procédés de pensée et de gestion de la connaissance. À ce sujet, on ne peut pas ne pas constater déjà l’impact qu’a produit, sur les utilisateurs kabyles de cette graphie, l’idée d’une occidentalisation du berbère, dans laquelle les adversaires de la berbérité voyaient, en réalité, les germes de la contestation politique. Cela se vérifie, d’une part, dans la démarcation du type d’écriture adopté, et qui est de tendance phonologique plutôt qu’orthographique et étymologique comme en français, ou phonétique comme en espagnol, etc. D’autre part, cette démarcation est visible dans le choix de la néologie lexicale et terminologique (Sini, 2009 ; Achab, 2014) plutôt que de l’emprunt pour rendre en kabyle les concepts et autres idées ou réalités que la forme du kabyle traditionnel n’exprime pas en raison de la marginalisation historique que nous avons rappelée plus haut. Cependant, il est difficile d’admettre, avec le recul, que les adversaires de l’adoption de la graphie latine avaient réellement le souci de préserver le berbère de cette francisation/occidentalisation. C’est le regard kabyle tourné vers le

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mode de vie occidental et donc en rupture avec le leur, aussi bien dans le rapport à la religion, le statut social de la femme, etc., déjà ancré dans les traditions orales locales, qu’ils cherchaient à réorienter selon les modalités répressives de la pensée unique, que la politique d’arabisation, associée au socialisme à la soviétique, était chargée de concrétiser.

Les tifinagh ou les motifs d’une hésitation

18 Perçu comme un des repères d’histoire et d’identification berbères, l’alphabet tifinagh est actuellement très peu utilisé dans l’édition et l’enseignement kabyles, même si ce sont les militants kabyles de l’Académie berbère de Paris (1967-1978) qui l’ont remis à l’honneur alors qu’il était sorti de l’usage depuis le Haut Moyen Âge ! Symbole de la berbérité dans le milieu kabyle des années soixante/quatre-vingt et, à ce titre, strictement interdit par les autorités politiques algériennes de l’époque, cet alphabet était utilisé dans l’édition et l’enseignement à titre exceptionnel mais il avait des effets subversifs sur l’idéologie de l’ordre linguistique mis en place. Discrètement concurrencé par l’alphabet latin, durant les décennies soixante-dix/quatre-vingt, puis, entièrement supplanté par ce même alphabet à partir des années quatre-vingt-dix, aussi bien dans l’édition que dans l’enseignement associatif, il conservera néanmoins son attrait affectif parmi les jeunes générations kabyles pour qui la berbérité suppose les tifinagh, comme si cette graphie faisait partie intégrante du berbère alors que nous sommes là en présence de deux moyens de communications à la fois distincts et interdépendants, comme l’atteste l’histoire de l’écriture (Février, 1995). Cette équation est si évidente pour cette jeunesse que, lors de l’introduction expérimentale du berbère dans le système éducatif algérien durant l’année scolaire 1995-1996, beaucoup d’enseignants de berbère en Kabylie11 rapportaient l’étonnement et la déception des élèves de ne pas voir cette graphie au tableau et l’hésitation de la majorité d’entre eux à adhérer à l’option latine de leurs enseignants (Sini, 1997, 2007). Admiratifs devant cette attitude vis-à-vis des tifinagh, ces enseignants avouaient des difficultés liées à cette question du choix graphique durant ces premières années de l’enseignement public du kabyle, à chaque début d’année, avec de nouveaux élèves pour qui « le berbère c’est tifinagh » (Sini, 2007, p. 345). Si bien que ces enseignants se devaient de formuler avec beaucoup de prudence les raisons pour lesquelles ils n’utilisaient pas « l’alphabet des ancêtres » (Sini, 2007, p. 332) et se seraient entendus pour dispenser aussi des cours d’alphabétisation en tifinagh, avec un non-dit, celui des limites de cette écriture. Celles- ci tiennent à l’aspect multiforme de cette graphie12, à ses imprécisions techniques, aux risques de confusion entre ses innombrables caractères constitués de points, de barres, de cercles avec ou sans point à l’intérieur, au manque cruel de produits culturels écrits avec cette graphie, etc.

19 Tout en regrettant de ne pas avoir reçu de formation dans cette graphie, ces enseignants de français, d’anglais, d’arabe, etc., reconvertis ad hoc en enseignants de berbère, se retrouvent ainsi au centre d’un débat biaisé. Cette introduction du berbère à l’école semblait en effet constituer une subtilité politique en devenir : l’assimilation intentionnelle de la graphie latine au français, voire à la francophilie, devait décourager l’assiduité au cours de berbère, d’autant plus que celui-ci était facultatif et programmé en fin de journée, et surtout en année d’examen national… Le lien entre la graphie tifinagh et le berbère était donc incompatible avec cette manœuvre qui

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permettait à ses auteurs, fondamentalement hostiles à la berbérité, de reprendre ce qu’ils avaient été amenés à céder pour gagner l’adhésion de la région kabyle au combat contre la violence de la décennie 1990-2000, qui menaçait d’effondrement total les structures de l’État. Le débat était en outre discrètement orienté non pas entre les deux alphabets, latin et tifinagh, en concurrence dans cet espace de mobilisation sociopolitique et éditorial pour le berbère, mais entre l’alphabet latin et l’arabe. Selon cette manœuvre, le premier devait représenter la langue et la culture de l’ancien colonisateur et ennemi de la religion musulmane, le second la langue de la souveraineté nationale et surtout du Coran…

20 L’évolution des rapports de forces politiques en faveur du berbère à la suite de cet épisode de l’histoire de la promotion du berbère en Algérie et au Maroc, a cependant fait échec à cette volonté de limiter le débat entre les graphies latine et arabe, faisant basculer les partisans de la graphie arabe dans le camp de ceux des tifinagh, d’autant plus que ce choix était déjà en 2003 celui des autorités du Royaume chérifien, d’accord avec les autorités algériennes sur le principe d’ostracisme à l’égard du berbère. C’est ce qui explique aussi l’apparition, plus ou moins massive, de cette graphie dans les enseignes et devantures d’établissements étatiques en Kabylie au lendemain de la promotion du berbère au statut de « langue également nationale » en avril 2002, qui a coïncidé avec les prémisses de l’adoption de cet alphabet par l’Institut royal de la culture amazighe au Maroc (Ircam). Curieusement, cette apparition se limite à la région kabyle et ne concerne pas les régions touarègues, berceau originel des tifinagh, où cette graphie pourrait pourtant servir le marquage de ce territoire… Cette mesure semble ainsi rappeler que la promotion juridique du berbère doit s’accompagner de l’adoption de la graphie tifinagh. Le doute plane donc sur les véritables motivations de ce choix à la fois discret et surprenant quand on se rappelle l’attitude des pouvoirs publics des années soixante-dix vis-à-vis de cette écriture. Ce qui fait dire à des écrivains kabyles en kabyle (Sini, 2007) que l’exploitation des éléments identitaires liés aux tifinagh vise à discréditer aux yeux des populations les auteurs en berbère qui, eux, utilisent les caractères latins. On comprend dès lors pourquoi la graphie tifinagh paraisse désormais suspecte à ces derniers après avoir été le repère visible de la berbérité, suspicion qui rend la légitimation de cette graphie plus difficile : elle est perçue comme étant orientée contre la graphie latine, c’est-à-dire contre les auteurs kabyles, tous utilisateurs de cette graphie, et dont le capital de confiance et de notoriété est à la hauteur des aspirations kabyles à demeurer kabyles et à expliciter la kabylité dans l’ensemble juridique national pour en faire un projet moderne, sur le modèle démocratique en vigueur dans l’espace euro-occidental actuel.

La graphie arabe ou les causes du rejet

21 La flexibilité des formes des lettres arabes, en position initiale, médiane ou finale, exige un apprentissage supplémentaire et rappelle quelque peu l’effort à fournir pour maitriser la cursive en écriture d’inspiration latine. Des créations de caractères et/ou des modifications internes sont ainsi nécessaires pour adapter l’arabe au kabyle. Pour les textes manuscrits, cela implique une surcharge de la ligne d’écriture et une certaine lenteur dans l’exécution, particulièrement quand il s’agit d’indiquer la vocalisation. La saisie informatique nécessite quant à elle un clavier spécial pour ne pas insérer des équivalents spécifiques à partir des caractères spéciaux qu’offre l’ordinateur, comme

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cela se fait encore avec la graphie latine, ce qui demande une certaine gymnastique et du temps alors même que la révolution numérique en cours exige de la rapidité. L’exemple des sons tendus, comme en langue arabe, est parlant : on les transcrit au moyen de la shadda arabe, le chiffre 3 couché sur le dos auquel il convient de rajouter en suscrit et en souscrit le signe de vocalisation pour rendre respectivement /a/, /u/ et /i/.

22 Du point de vue matériel donc, la graphie arabe, à l’instar de l’écriture tifinagh et de l’alphabet latin, est aussi adaptable au kabyle pour peu qu’il y ait suffisamment de volonté pour entreprendre cet exercice plus ou moins résolu avec la graphie latine. Cela exige évidemment un engagement collectif et individuel pour combler à la fois le déficit intellectuel en la matière, mais aussi et surtout pour réparer le préjudice identitaire, culturel et linguistique commis à l’encontre de la berbérité au nom de la généralisation de l’emploi de la langue arabe. C’est donc également un exercice étatique que les décideurs politiques doivent réussir dans le cadre de la réconciliation avec la Patrie dans son authenticité et sa diversité et dans la perspective de leur abstraction en une nation politique unie.

23 En définitive, les arguments formulés pour ou contre l’adoption de la graphie arabe sont aussi discutables que ceux qui concernent les alphabets latin et tifinagh. C’est le cas, par exemple, des ressemblances structurales entre le kabyle et l’arabe du fait de leur appartenance au groupe de langues chamito-sémitiques. Les défenseurs du kabyle cherchent justement à rétablir les distances entre les deux langues pour atténuer la menace qui pèse sur le kabyle de se voir assimilé à l’arabe du fait de l’hégémonie sociopolitique de ce dernier. Les éléments culturels de la graphie arabe pourraient, en effet, avoir des incidences sur les modes d’équipement du kabyle, comme on peut déjà le constater en Turquie ottomane, au Pakistan ou en Afghanistan. Ces effets sont à peu près l’équivalent de ceux des premières étapes de la grammatisation, avant que la langue écrite au moyen des caractères latins n’acquiert son autonomie vis-à-vis des langues qui servent sa description, son outillage et son équipement intellectuels. Cette promiscuité culturelle est d’autant plus incompatible avec l’orientation idéologique des défenseurs kabyles du berbère qu’elle est actuellement associée à la restriction des droits des citoyens en matière de culte et d’interprétation du monde physique et spirituel. Ces libertés individuelles et collectives auxquelles aspirent ces locuteurs s’accommoderaient-elles de la sacralisation de la graphie arabe, alors même que la réforme de la langue arabe est difficilement envisageable dans le contexte politique mondial actuel ?

24 Dans la mesure où ce n’est pas de la langue arabe dont il s’agit mais bien de la graphie arabe, son adaptation au kabyle serait envisageable si les partisans de cette graphie étaient animés des mêmes intentions politiques que les défenseurs du kabyle, utilisateurs du latin. Mais leur proximité avec la politique linguistique et la politique tout court du pays la rend d’autant plus difficile que la grammatisation du kabyle s’est développée, jusqu’à la fin du siècle dernier, en dehors des circuits et des institutions de l’État et surtout en opposition frontale avec l’arabisation. Le défi à relever pour rétablir cette confiance rompue au nom de l’unification et de l’homogénéisation culturelle est donc immense.

25 À l’heure actuelle, les différentes améliorations que l’usage a apportées à l’adoption de la graphie latine, depuis plus d’un siècle d’activité de grammatisation, font de celle-ci l’écriture actuelle du kabyle. Sans ancrage réel dans l’enseignement ni dans l’édition en

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kabyle, l’alphabet tifinagh est loin de concurrencer cette option. Mais derrière le conflit sur la graphie à adopter pour écrire le kabyle se profile, en fait, celui que soulève la gestion des langues en Algérie. La politique d’unification culturelle et linguistique a généré un malaise identitaire que les berbérophones de Kabylie expriment, ici, par le rejet de la graphie arabe. Celle-ci symbolise pour eux une politique qui, en raison de son fondement idéologique, ne pouvait pas tolérer la diversité linguistique et encore moins encourager la production en kabyle, y compris dans la graphie arabe. L’ouverture récente de cette politique aux autres langues réussira-t-elle à convaincre les défenseurs kabyles du berbère de la réalité de la démocratisation de la gestion de ces langues ?

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NOTES

1. Vieil alphabet berbère encore en usage chez les Touareg. Les militants kabyles de l’Académie berbère de Paris (1966-1978) l’ont adapté aux spécificités phonétiques du kabyle sans pour autant réussir à en faire le support de produits écrits remarquables. 2. Selon l’Office national des statistiques : chiffres rapportés dans le quotidien d’information El Watan du 29 mars 2015. 3. Parti du peuple algérien rebaptisé en 1946 Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques : principale organisation politique nationaliste avant le déclenchement de la révolution algérienne par les indépendantistes du FLN. 4. Front de libération nationale. Issue de l’aile radicale du mouvement nationaliste algérien, cette organisation politique, dotée d’une organisation miliaire (l’Armée de libération nationale), conduira le pays à l’indépendance et une partie de ses membres l’imposera comme parti-État à la manière des républiques socialistes prosoviétiques jusqu’en octobre 1988. 5. Il est difficile de ne pas y voir l’intention de déposséder politiquement les défenseurs kabyles du berbère de l’exclusivité de cette question. En atteste le slogan « Le berbère est le patrimoine de tous les Algériens » des discours présidentiels et ministériels lors de la création du Haut-Commissariat à l’amazighité (la berbérité), qui apparait comme le début de la constitutionnalisation du berbère en Algérie.

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6. Selon A. Guedjiba (2014, p. 139), l’enseignement public du berbère dans le Chaouia a gagné du terrain depuis la révision constitutionnelle de 2002. 7. Ce mouvement politique est sociologiquement difficile à évaluer, pour la même raison que le nombre de berbérophones. 8. Introduction, dans la Loi fondamentale du pays, de l’article 3bis portant promulgation du berbère « langue également nationale ». 9. La présence de cette revendication dans les discours du Parti des travailleurs, dirigé par une arabophone, est en rapport avec l’entourage majoritairement kabyle de la direction nationale de cette organisation. 10. Au début des années quatre-vingt-dix, une version des tifinagh apparait dans la signalétique urbaine à Tizi-Ouzou et à Bejaïa. Après les émeutes de 2001, cet usage connait une relative généralisation aux enseignes de banques, d’écoles, d’universités, d’hôpitaux et d’entreprises publiques. Il ne concerne en revanche que quelques établissements privés, des commerces, généralement. 11. Abdenaceur Guedjiba (2014) rapporte les mêmes réactions dans le Chaouia, au sud du Constantinois. 12. Plusieurs alphabets : les tifinagh traditionnels, les néo-tifinagh et le lybico-tifinagh de S. Chaker (1994).

RÉSUMÉS

L’émergence de la graphie latine comme écriture du kabyle résulte du long processus de grammatisation dans le domaine berbère, entamé durant la période coloniale et investi par des lettrés et des militants culturels kabyles pour amener la politique d’arabisation à composer avec une culture kabyle valorisée par l’écrit. En dehors de l’historicité de cette adoption, les arguments d’universalité, de scientificité, d’adaptabilité et de technicité de cette graphie sont aussi discutables que celui qui lui est opposé : le risque d’occidentaliser cette langue. Autochtone, l’alphabet tifinagh est d’usage symbolique. Son apparition plus ou moins massive sur les enseignes et les devantures d’établissements publics en Kabylie, au lendemain de la promotion du berbère au statut de langue nationale en avril 2002, est associée à une instrumentalisation politique de la ligne idéologique au pouvoir visant à discréditer les producteurs en kabyle, tous utilisateurs de la graphie latine. La graphie arabe est quant à elle rejetée en raison de son lien avec la politique d’arabisation.

The emergence of the Latin alphabet in Kabyle language writing is a consequence of the long process dealing with grammatization in the field of Berber during the colonial period and practised by the native authors to push the arabization policy to do with a Kabylian self esteem written culture owing to its own production. Apart from the historicity of Latin alphabet option, the arguments that defend its universal dimension, its scientific character or its adaptability and technicity, remain as contestable as the one to which it is opposed: we mean the risk of the occidental influence on this language. Since it is considered as a native alphabet, the use of Tifinagh characters is rather symbolic. Tifinagh is widely expanded on the notice boards of public institutions in Kabylian spaces just after the Berber has been promoted to the status of

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national language on April 2002. This event was associated to the language instrumentalisation which tends to discredit Kabylian producers who use latin alphabet. Whereas the Arabic alphabet is rejected as far as it is linked to arabization policy.

La emergencia de la grafía latina como modo de escritura del cabileño resulta de un largo proceso de garmatización del espacio berbere, empezado durante el período colonial y propugnado por des letrados y militantes culturales cabilas para obligar a la política de arabización a negociar con una culture cabileña valorada por el escrito. Fuera de la historicidad de esta adopción, los argumentos de la universalidad, de la cientificidad, de la adaptabilidad y de la tecnicidad de esta grafía son tan discutibles como el que les está opuesto: el riesgo de occidentalizar esta lengua. Autóctono, el alfabeto tifinagh es de un resurso simbólico. Su aparición más o menos masiva sobre los carteles y los frentes de los estalecimientos públicos en Cabilia, despues de la promoción del berbere al estatuto de lengua nacionale en abril del 2002, está asociada a una instrumentalización política de la linea ideológica del poder que trata de desprestigiar los productores en cabileño, todos utilizadores de la grafía latina. La grafía árabe, en lo que la concierne, está rechazada por su relación con la política de arabización.

INDEX

Mots-clés : kabyle, graphie latine, graphie tifinagh, graphie arabe Palabras claves : cabileño, grafía latina, grafía tifinagh, grafía árabe Keywords : Kabyle language, Latin alphabet, Tifinagh alphabet, Arabic alphabet

AUTEUR

CHÉRIF SINI Université Mouloud Mammeri, Tizi-Ouzou

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L’adjectif berlusconien dans la presse française. Une illustration de l’emploi métaphorique d’un dérivé du nom propre en discours The adjective Berlusconien in the French press. An example of the metaphorical use of an adjective derived from a proper noun El adjectivo berlusconien en la prensa francesa. Una ilustración del empleo metafórico de un derivado del nombre propio en el discurso

Paola Paissa

1 Les formations dérivées du nom propre d’hommes politiques font l’objet d’une grande productivité dans le langage médiatique, donnant lieu à des néologismes variés et souvent éphémères (ex. : raffarinade, juppéiser, mégrétiser, etc.). Dans cet ensemble hétéroclite et mouvant, les adjectifs déonomastiques suffixés en -ien, comme lepenien, sarkozyen, sont tout particulièrement fréquents. Utilisés en principe en tant qu’adjectifs relationnels, c’est-à-dire susceptibles de remplacer le complément du nom (ex. : une mesure sarkozyenne → une mesure de Sarkozy), ou comme qualificatifs, éventuellement à « emploi partisan », ces adjectifs peuvent connaître, bien que plus rarement, un usage figural1. Cet emploi se vérifie lorsque ces unités ne réfèrent plus au porteur habituel du nom propre dont elles dérivent, s’appliquant, en revanche, à un référent autre, sur lequel elles transfèrent un certain nombre de propriétés que la doxa interdiscursive associe normalement au nom propre dont ces dérivés sont issus. L’exemple ci-dessous, concernant l’adjectif poutinien, illustre bien ce dispositif : 1. Les détracteurs du Premier ministre [Erdogan] lui reprochent un exercice « poutinien » du pouvoir. (Le Nouvel Observateur, 7 juin 2013)

2 Dans cet énoncé, assez trivial dans la communication médiatique, plusieurs mécanismes langagiers d’ordre différent sont mis en œuvre. Sur le plan énonciatif, cette assertion, exprimant le point de vue (Rabatel, 2005) des « détracteurs » d’Erdogan, fonctionne sur un mode allusif (Moirand, 2007), accordant une marge interprétative

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très vaste au destinataire, convié à une coopération tout particulièrement active. Sur le plan logico-argumentatif, la proposition aboutit à un amalgame discursif reposant sur une relation analogique (Koren, 2012) grâce à laquelle on transpose sur Erdogan (ou, plus précisément, sur son « exercice du pouvoir ») un faisceau de traits sémantiques sous lesquels une certaine communauté de locuteurs catégorise le nom propre Poutine.

3 Suivant une hypothèse que nous nous proposons d’approfondir ailleurs sur le plan théorique, la qualification réalisée par l’adjectif déonomastique a ainsi partie liée avec le phénomène qu’une vaste bibliographie définit comme l’« emploi métaphorique » du nom propre2 (Jonasson, 1991 ; Gary-Prieur, 1994 ; Kleiber, 1995), emploi dont relève, par exemple, l’énoncé suivant : 2. Viktor Orbàn, le petit Poutine de Budapest. (L’Express, 21 février 2015)

4 En effet, le déonomastique adjectival de l’exemple 1 (poutinien) véhicule le même ensemble de valeurs sémantiques et paradigmatiques que celles qui sont discursivement attachées au nom propre Poutine, ensemble que l’adjectif transfère sur un autre référent (Erdogan). Autrement dit, en 1, on interprète poutinien au travers du nom propre Poutine, qui circule dans l’interdiscours en tant que parangon, ou « meilleur représentant », du chef autoritaire, despotique, machiste, nationaliste, manipulateur des lois, etc., comme l’illustre efficacement l’exemple 2, où ces valeurs sont reportées, par un vecteur métaphorique, sur Viktor Orbàn. En relation à cette matrice figurale, que nous supposons être commune au nom propre et à son dérivé, nous parlerons ici d’« emploi métaphorique » de l’adjectif déonomastique. Ce type d’emploi a été jusqu’ici fort peu étudié, à notre connaissance, pour ce qui concerne les formations construites morphologiquement à partir du nom propre, notamment dans la perspective sémantico-discursive qui est la nôtre3.

5 Dans ce qui suit, nous nous proposons donc de déceler et décrire l’emploi métaphorique de l’adjectif berlusconien, que nous avons choisi en tant qu’angle d’observation du comportement discursif des dérivés adjectivaux du nom propre. Nous appuyant sur un corpus de presse française, notre objectif est de rendre compte de certains effets de généralisation et d’équivalence trompeuse, caractéristiques du discours de presse, que permet et favorise le dispositif rhétorique formant l’objet de notre étude. Cependant, avant d’entamer notre analyse, quelques précisions s’imposent concernant la terminologie à laquelle nous aurons recours, ainsi que la nature et la constitution de notre corpus.

Précisions terminologiques et critères constitutifs du corpus

6 Conformément à l’hypothèse d’une parenté des statuts de l’emploi métaphorique du nom propre et de l’adjectif dérivé de celui-ci, nous emprunterons, dans notre analyse, un certain nombre de termes opératoires à la bibliographie, très vaste et issue de différentes approches, concernant l’usage du nom propre en discours. Notamment, nous puisons dans Jonasson (1994), Gary-Prieur (1994), Siblot-Leroy (2000), les termes référent originel pour indiquer le référent attitré du nom propre (Poutine, pour revenir à l’exemple 1) ; ceux de référent discursif pour désigner, en revanche, le référent-cible, c’est-à-dire l’entité à laquelle l’adjectif se rapporte par voie figurale (Erdogan, en l’occurrence) ; et le terme contenu pour nommer la portion de traits sémantiques

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constituant le noyau d’« exemplarité » ou de « notoriété » du nom propre. Le contenu est donc une construction collective, à l’évidence essentielle pour rendre possible l’emploi métaphorique, à la fois du nom propre et de son dérivé. Suivant l’acception de Gary-Prieur4, il s’agit d’une entité intrinsèquement instable : issu d’un processus de sélection et de réduction, variable selon les sujets, les cultures, les époques, le contenu est soumis à une pression discursive particulièrement forte, les emplois figuraux fonctionnant toujours, comme on l’a souligné pour l’exemple 1, dans le cadre de l’allusion et, partant, de la co-énonciation5 maximale.

7 Pour construire le corpus des occurrences de berlusconien, nous avons consulté la base de données Factiva à partir de janvier 2010, ainsi que les archives électroniques de L’Express, L’Expansion, Libération, Le Nouvel Observateur, Le Point, Le soir.be, sans limitation de date. Dans l’ensemble pléthorique d’occurrences répondant à notre requête, nous avons été obligée de procéder à une sélection manuelle : les emplois relationnels de l’adjectif (ex : le gouvernement berlusconien → le gouvernement de Berlusconi), de loin les plus nombreux, ont été systématiquement écartés, ainsi que les qualificatifs (responsables d’une qualification endogène et non figurale, généralement paraphrasable au moyen d’une glose comparative : ex. un spread berlusconien → un spread comme celui de l’époque berlusconienne).

8 À l’issue de ce travail de tri, nous n’avons retenu qu’une centaine d’occurrences d’emplois métaphoriques de l’adjectif dérivé, parmi lesquelles : 3. Le leader Joschka Fischer est fragilisé et il sera confronté en 2002 à une campagne électorale de type berlusconien, menée par un adversaire plus rude que prévu, le conservateur bavarois Edmund Stoiber. (L’Expansion, 21 juin 2001) 4. [Le discours de Toulon de Nicolas Sarkozy] était une farce, une gesticulation berlusconienne. (Le Nouvel Observateur, 12 janvier 2009)

9 À l’instar de l’exemple 1, et à l’opposé des emplois que nous avons exclus de notre corpus, la qualification réalisée par berlusconien dans les énoncés 3 et 4 est de nature exogène (référent originel ≠ référent discursif), un transfert figural se vérifiant entre le référent originel (Berlusconi, nom propre base du dérivé) et le référent discursif (représenté respectivement par Joschka Fisher dans l’exemple 3 et par Nicolas Sarkozy dans l’exemple 4). Le contenu du référent originel se rapportant au référent discursif comporte une liste indéfinie de possibilités attributives, le co-énonciateur émettant une série d’hypothèses puisées dans le noyau de notoriété du nom propre-source et orientées par le point de vue de l’énonciateur. Il apparaît, en effet, bien difficile de saisir toute la portée de la référenciation (Apothéloz, Reichler-Béguélin, 1995) qu’opère une expression telle qu’« une campagne électorale de type berlusconien », celle-ci pouvant être une campagne dépensière, basée sur une propagande menteuse, sur la manipulation des médias, etc. De manière encore plus évidente, il est pratiquement impossible de clore la liste des qualificatifs correspondant à « une gesticulation berlusconienne » : s’agit-il d’une gesticulation farcesque, tapageuse, clinquante, baratineuse, trompeuse, mystificatrice, etc. ? Outre la plasticité intrinsèque du contenu, les adjectifs utilisés dans les exemples 3 et 4, tout comme le nom propre en emploi métaphorique (exemple 2), mobilisent des cadres prédiscursifs propres et spécifiques à une collectivité (Paveau, 2006), qui peuvent se révéler plus ou moins contraignants, dans leur interaction avec le point de vue de l’énonciateur et l’interprétation du destinataire. Le caractère relatif et évolutif de leur fonctionnement, typiquement lié à une « praxis » langagière (Siblot, 1987, 1998), est largement confirmé dans une optique contrastive : l’utilisation de l’adjectif berlusconiano dans un corpus de presse italien

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n’amènerait pas du tout aux conclusions découlant de l’observation d’un corpus de presse français. À cet égard, bien que la comparaison interculturelle ne soit pas l’objet de notre étude, il est significatif de constater que l’emploi métaphorique (à la fois du nom propre Berlusconi et de son dérivé berlusconiano) est beaucoup plus rare en Italie qu’en France, la position différente assumée, dans les deux pays, par l’« objet mondain » Berlusconi déterminant à l’évidence des différences importantes dans la circulation de l’« objet discursif »6.

Analyse du corpus : les emplois métaphoriques de l’adjectif berlusconien

10 Le discours de la presse française de ces dernières années porte de nombreuses traces d’opérations comparatives fondées sur l’objet discursif Berlusconi. Ces traces ont en général une fonction dépréciative, pouvant se présenter sous des formes diverses, qui vont des textes argumentés, posant l’analogie de façon explicite, jusqu’aux simples suggestions confiées à des déformations du signifiant, telles que l’amalgame Silvinique Berluskhan, ou les composés sarko-berlusconiens, déclinés sur le moule du « sarkoberlusconisme » (Musso, 2008). Dans ce cadre, un procédé fort commun est représenté par la mention directe du nom propre Berlusconi, réalisant des usages discursifs divers, depuis l’« emploi exemplaire »7 de l’exemple 5 jusqu’à l’emploi métaphorique de l’exemple 6, issu du même dispositif figural que l’énoncé 2 concernant l’objet discursif Poutine : 5. Mais il [Alexandros, un jeune Grec interviewé] se dit désormais « déçu » et « tenté dans une certaine mesure » par l’émergence d’une nouvelle personnalité, déconnectée des deux grands partis, « un Berlusconi à la grecque ». (Libération, 9 décembre 2010) 6. À Sarkozy, on ne demande pas de comptes […] : la brume s’épaissit un peu plus autour du Berlusconi hexagonal, jusqu’à lui faire l’aura d’un visionnaire... (Libération, 20 février 2007)

11 Suivant notre hypothèse, l’emploi métaphorique de l’adjectif berlusconien dépend de la circulation médiatique du nom propre dont il est issu et notamment de la configuration changeante de son contenu, ou noyau de notoriété. Au point de vue sémantico- énonciatif, le qualificatif berlusconien partage donc le statut flottant de l’insinuation, du clin d’œil ironique qui préside à la généralité de ces phénomènes de court-circuit dénominatif. Toutefois, le plan syntaxique sur lequel s’actualise la qualification mérite une analyse préalable, la prise en compte de ce niveau étant fondamentale pour saisir les enjeux du travail de négociation du sens auquel ce déonomastique nous convie. En effet, en tant qu’adjectif, les fonctions sémantiques qu’accomplit berlusconien sont déterminées par la position que cet élément occupe à l’intérieur du syntagme nominal d’appartenance, ainsi qu’au rôle que celui-ci joue dans l’entourage discursif. Malgré la difficulté à isoler les effets relatifs aux différents paliers, qui fonctionnent de façon cumulative, nous avons choisi, pour des raisons de clarté, de distinguer le niveau du co- texte immédiat et le niveau du co-texte élargi, ou du contexte général8, essayant d’articuler des critères prioritairement syntaxiques et énonciatifs dans les deux sections qui suivent.

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Le co-texte immédiat

Position adjectivale et fonction syntaxique

12 La position privilégiée de la qualification figurale berlusconien est celle de l’épithète postposée à un nom, comme cela se vérifie dans l’exemple 4 (une gesticulation berlusconienne) ou dans l’exemple 7 ci-dessous. Cet énoncé, dans lequel le nom auquel l’adjectif se réfère (dorénavant appelé nom recteur) est celui de la formation politique grecque « Aube dorée », montre le degré d’audace que peuvent atteindre les assimilations pivotant sur l’adjectif métaphorique : 7. L’Aube Dorée berlusconienne promet deux choses : une guerre pathétique contre l’Allemagne et une bataille autarcique contre l’euro. (L’Express, 27 juin 2012)

13 En effet, dans l’exemple 7, la qualification berlusconienne fait l’objet d’une présupposition discursive (Biglari, Bonhomme, à paraître), c’est-à-dire d’un élément allégué comme allant de soi, que l’énonciateur ne se donne pas la peine de justifier, une analogie explicite entre le parti néo-nazi grec et le berlusconisme italien étant bien plus difficilement proposable et soutenable.

14 En revanche, l’adjectif métaphorique peut parfois donner lieu à une véritable prédication assertive, l’épithète post-nominale berlusconien apparaissant dans un syntagme nominal attributif. Les occurrences de ce genre, moins fréquentes dans notre corpus, relèvent de préférence du discours rapporté (ou, pour mieux dire, représenté), comme on le voit dans l’exemple 8 : 8. Daniel Cohn-Bendit dénonce : « Le style de Sarkozy c’est un style très berlusconien. Cette histoire, par exemple, de mettre sur son facebook sa rencontre avec “Carla chouchou mama” tu vois moi j’ai fait ceci, j’ai vu le Premier irakien, ah c’est génial lui dit Carla », se moque-t-il. (Le Point, 24 mai 2009)

15 Par rapport à l’exemple 7, l’énoncé 8 met en scène une prédication explicite. C’est sans doute à cause de cela que ce type de tournure figure de façon privilégiée dans des discours rapportés, la prise en charge énonciative ne revenant pas ainsi au journaliste, ou énonciateur premier, qui se borne à référer les propos assertés par un énonciateur second (Daniel Cohn-Bendit, en l’occurrence).

16 En outre, l’exemple 8 illustre une autre caractéristique de l’emploi métaphorique du déonomastique adjectival : sa compatibilité avec un opérateur de gradualisation (très, assez, etc.). La qualification gradualisée, qu’attestent par exemple les énoncés suivants, est fort fréquente : 9. Il (Moïse Katumbi) est flamboyant […], c’est un vrai acteur ayant une générosité à la Mobutu. C’est un richissime homme d’affaires juif italien élu démocratiquement, donc hyperpopulaire. Homme d’affaires un peu berlusconien. (Le Soir.be, 1er avril 2009) 10. Nicolas Sarkozy affiche une irrépressible fringale de pouvoir […]. Monarque absolu […] cloué au pilori pour l’exhibition de ses tumultes sentimentaux, ostracisé pour son style trop berlusconien […] (Libération, 20 février 2008)

17 L’opérateur de gradualisation assume la fonction de modaliser l’amalgame, car il est susceptible d’atténuer sa hardiesse (exemple 9) ou de l’intensifier, contribuant à rendre plausibles les vives critiques formulées (exemple 10). La modalisation suggère ainsi l’existence d’une échelle dans la proximité avec le parangon catégoriel.

18 Par rapport à l’emploi postposé, la position antéposée de l’épithète berlusconien se révèle rarissime dans notre corpus. Dans les quelques cas où cette disposition est

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attestée, l’expression définie qui en résulte acquiert une claire valeur de présupposition d’existence (voir Paissa, à paraître), conférant à la qualification métaphorique la force d’une vérité indiscutable, voire d’un authentique « effet d’évidence » (Guilbert, 2007). Effectivement, la qualification berlusconien précédant le nom recteur est présentée, dans un énoncé tel que l’exemple 11 ci-dessous, comme une propriété inhérente à son référent, jouissant de la « naturalité artificielle »9 d’une sorte d’« épithète de nature » : 11. […] Pas plus que les Français n’ont été invités à débattre du sort d’un patrimoine qui leur appartient et dont le berlusconien Sarkozy croit disposer à sa guise. (Le Nouvel Observateur, 14 décembre 2009)

19 La construction attributive (N + être + adjectif), illustrée par l’exemple 12, est également peu fréquente : 12. C’est inquiétant cette tentative de mise au pas, c’est Berlusconien, c’est anti- démocratique, c’est profondément choquant. (Le Nouvel Observateur, 13 novembre 2009)

20 Ce commentaire, publié dans un blog du Nouvel Observateur, concerne la prise de position du député UMP Éric Raoult envers la lauréate du prix Goncourt 2009, Marie Ndiaye, qui avait exprimé des jugements critiques contre Nicolas Sarkozy. À propos de cet exemple, il convient aussi de remarquer qu’il s’agit de la seule occurrence de notre corpus où Berlusconien est écrit avec la majuscule, vestige du lien qui se maintient parfois entre l’adjectif déonomastique et le nom propre dont il est issu.

21 En règle générale, la préférence accordée à la construction épithétique, par rapport à la construction attributive de l’adjectif dérivé du nom propre en emploi métaphorique, représente une confirmation du fonctionnement allusif de ce dispositif rhétorique. En effet, sa finalité principale est de permettre une caractérisation suggestive, sémantiquement vague et tendanciellement implicite, susceptible de réaliser des rapprochements hasardeux, comme dans les exemples 7, 9, 11, 12, peu ou prou modalisés, voire atténués, comme dans les exemples 8, 9, 10.

Le rôle du nom recteur

22 La valeur et l’orientation axiologique du syntagme nominal à épithète berlusconien dépendent fondamentalement du nom recteur et du rapport que celui-ci entretient avec le référent discursif. En ce sens, deux cas de figure différents peuvent se présenter : soit le nom recteur coïncide directement avec le référent discursif de la qualification métaphorique (c’est ce qui se passe dans l’exemple 7 pour « Aube dorée » et dans 11 pour « Sarkozy »), soit il ne coïncide pas avec le référent discursif. Dans ce cas, l’adjectif renvoie au référent discursif de façon décalée, à cause de l’interposition d’un autre substantif en tant que tête du syntagme nominal (il en est ainsi pour « gesticulation » dans l’exemple 4, pour « style » dans les exemples 8 et 10). Cette tête nominale peut alors être sémantiquement et axiologiquement neutre ou, à l’inverse, être marquée. Dans le premier cas, le nom est constitué par un item au sémantisme faible, n’ayant qu’une fonction de support adjectival et ne présentant aucune marque axiologique. C’est ce qui se vérifie justement pour « style » et pour tout un micro- paradigme d’unités lexicales peu informatives, comme « modèle », « allant », « profil », « côté », etc. Dans le deuxième cas, le nom est sémantiquement et axiologiquement marqué : la visée argumentative et le trait dysphorique de la qualification adjectivale se doublent alors de l’orientation péjorative du nom employé, comme le montre l’exemple 13 :

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13. Au-delà de ces objectifs conjoncturels, les facteurs enfonçant le débat politique français dans les marais berlusconiens ne manquent pas. (Libération, 7 janvier 2010)

23 La portée axiologique négative que véhicule l’adjectif berlusconien est en effet redoublée, dans cet exemple-ci, par la nature, à son tour figurale et négativement chargée, du substantif « marais ». Appartiennent à ce paradigme plusieurs combinaisons, à forte portée dépréciative, telles que « dérive berlusconienne » (ex. 14), « fort relent berlusconien » (ex. 17), « cancer berlusconien » (ex. 22). Le cadre énonciatif de ces dénominations à degré péjoratif élevé est généralement celui du discours « représenté », la responsabilité de l’appréciation négative revenant ainsi entièrement à un énonciateur second, dont on rapporte les propos (respectivement les Verts et le PS, dans l’ex. 14) : 14. Les Verts ont fait plus contemporain, situant Sarkozy « entre dérive berlusconienne et népotisme à la Poutine », tandis que le PS évoque une « reprise en main » de la télévision publique. (Libération, 27 juin 2008)

24 En outre, le nom recteur suivi de l’adjectif berlusconien peut parfois occuper la position prédicative et donner lieu ainsi à une véritable recatégorisation du référent discursif, comme cela arrive pour « superhéros », sorte de dénomination résomptive des appositions nominales se référant à Poutine dans l’exemple ci-dessous. Dans ce cas de figure, l’adjectif et le nom recatégorisant se renforcent mutuellement, réalisant une prédication complexe, à la forte portée ironique et polémique : 15. Il [Poutine] est archéologue, chasseur de tigres, plongeur, motard, pilote de formule 1, crooner... En d’autres termes, il est un « superhéros berlusconien », écrit Thomas Gomart. (Les Échos, 5 janvier 2012)

25 Ce mécanisme de recatégorisation nominale et de redoublement analogique peut aboutir à des dénominations particulièrement insultantes : que l’on considère, par exemple, le cas de la double caractérisation métaphorique que François Bayrou réserve à Nicolas Sarkozy, lors de la présidentielle de 2007, de « petit Duce berlusconien » (Le Soir.be, 27 avril 2002). Dans cette expression figurale complexe, le substantif « petit Duce » (comportant, en plus, la modalisation ironique « petit », comme dans l’exemple 2), opère déjà un renvoi à l’un des pires souvenirs de l’histoire italienne du XXe siècle, auquel s’ajoute la qualification berlusconien.

26 Pour terminer cette partie consacrée au co-texte immédiat, on peut encore souligner un certain penchant de l’adjectif métaphorique à figurer dans des co-textes énumératifs. L’objectif de la qualification adjectivale négative est accentué, dans ces cas-là, par l’effet d’accumulation. Dans l’exemple 16, dont le référent discursif est représenté par Nicolas Sarkozy, outre l’adjectif berlusconien, d’autres dérivés de noms propres, utilisés également en emploi métaphorique (bonapartiste, thatchérien, blairiste, bushiste), s’entassent en cascade : 16. Libéral certes, mais tendance bonapartiste. De droite, oui, mais ascendant bling- bling. Thatchérien et blairiste, berlusconien et bushiste. (Libération, 22 décembre 2007)

27 L’énumération, qu’on peut voir à l’œuvre aussi dans l’exemple 12, assemble pêle-mêle une suite d’étiquettes fort hétéroclites au point de vue politique, ce qui en dit long sur le degré d’approximation avec lequel ces qualifications métaphoriques sont exploitées dans le discours de presse.

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Le co-texte élargi et le contexte général

28 Compte tenu des configurations sémantico-syntaxiques et énonciatives qui sont déterminées par le co-texte immédiat, on peut se pencher maintenant sur le cadre plus large de la qualification métaphorique et précisément sur les interactions que le couple référent originel / référent discursif établit avec le co-texte élargi et le contexte général, ainsi que sur la nature sémantique de l’élément déclencheur de l’analogie et de la cible argumentative.

L’interaction référent originel-référent discursif et le co-texte élargi : présence/ absence de la motivation de l’analogie

29 La sélection des propriétés formant le contenu d’un adjectif métaphorique, susceptible d’être transféré par voie analogique à un référent discursif est, comme nous l’avons vu, le produit d’une opération de réduction dépendant du degré de notoriété acquis par le référent originel sur la scène médiatique. Malgré le caractère stéréotypé de la représentation collective dérivant de cette réduction, nous avons constaté qu’il n’est pas toujours aisé d’identifier les propriétés formant le contenu, puisqu’elles se présentent en faisceau et que leur portée polyphonique s’atteste à des degrés variables (la liste des calculs interprétatifs demeurant ouverte, comme nous l’avons vu ci-dessus pour les exemples 3 et 4).

30 À cet égard, le co-texte élargi peut présenter des éléments susceptibles d’aiguiller l’interprétation, dans la mesure où ils proposent une justification de la qualification métaphorique. Dans les deux exemples ci-dessous, la motivation co-textuelle de l’analogie est explicitée par les segments que nous avons soulignés (en italiques) : 17. Le porte-parole du PCF, Olivier Dartignolles, a fustigé une « présidence totalement décomplexée au fort relent berlusconien » qui « se fixe comme objectif […] d’anesthésier l’opinion publique en contrôlant les grands moyens d’information ». (L’Expansion, 22 mai 2007) 18. Pim Fortuyn a en lui quelque chose d’un Bruno Mégret. Ne rêve-t-il pas d’un front des droites dressé contre l’establishment ? Il est assez proche de Haider […]. Il y a enfin dans sa dynamique un allant berlusconien, un goût du toc et du brillant. (Le soir.be, 8 mars 2002)

31 L’exemple 17 se réfère une fois de plus à Nicolas Sarkozy : le jugement dépréciatif redoublé (voir ci-dessus, « Le rôle du nom recteur »), issu de l’association du qualificatif berlusconien appliqué à un nom recteur déjà péjoratif (relent), revient au porte-parole du PCF, dont l’énonciateur premier choisit de rapporter également l’argument motivant l’amalgame proposé (l’« objectif d’anesthésier l’opinion publique » par le contrôle des « grands moyens d’information » représentant, selon le point de vue de l’instance énonciative seconde, une visée commune à Nicolas Sarkozy et à Silvio Berlusconi). L’exemple 18 présente, quant à lui, une description de Pim Fortuyn. La responsabilité de l’opinion exprimée est, cette fois-ci, entièrement endossée par le journaliste, Pascal Martin : après avoir mobilisé, pour définir l’homme politique néerlandais, des références à Bruno Mégret et à Haider, le rédacteur de l’article souligne l’« allant berlusconien » de Pim Fortuyn, le motivant par son « goût du toc et du brillant ».

32 Dans d’autres cas, la qualification métaphorique n’entraîne la présence d’aucun élément explicite déterminant l’analogie. À ce propos, nous avons pu constater que l’élément justificatif s’avère plus implicite lorsque le locuteur peut compter sur un

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savoir largement partagé, comme le montre l’exemple 19, où il est question d’une comparaison entre Carla Bruni Sarkozy et Marie-Antoinette. Dans cet énoncé, le qualificatif berlusconien peut bien se passer d’explications, tant le prédiscours et l’interdiscours sur les frasques sentimentales de Silvio Berlusconi sont universellement connus : 19. L’« Autrichienne » et l’Italienne ; deux femmes jeunes, jolies et « décoratives » ; […] un mariage pour cimenter l’alliance des Bourbons et des Habsbourg là, des Sarkozy et du storytelling berlusconien ici. (L’Express, 26 mars 2012)

33 Bien qu’une correspondance entre Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy, pour ce qui est des rapports avec l’autre sexe, soit assez discutable (d’un côté il y a un lien conjugal et, de l’autre, une virilité affichée tous azimuts), on comprend aisément ce que le journaliste entend indiquer par l’expression « un storytelling berlusconien », les vicissitudes du couple présidentiel français ayant été entourées, de 2008 à 2012, d’un ensemble de rumeurs médiatiques comparables à celui accompagnant la chaotique vie amoureuse de Silvio Berlusconi.

34 L’observation du co-texte élargi confirme, en règle générale, l’existence d’une solidarité entre l’ampleur de l’interdiscours et des savoirs partagés et la présence/absence de motivations affichées pour soutenir l’analogie, l’ouverture à la co-énonciation s’avérant variable selon l’articulation de ces éléments. Cependant, les situations ne manquent pas où le co-texte n’offre guère d’éléments justifiant la qualification métaphorique, le potentiel interprétatif s’élargissant alors au maximum.

La nature du référent discursif : ethos personnel, événement, contexte général

35 Comme on peut le constater dans plusieurs exemples cités jusqu’ici, l’analogie que suppose l’adjectif métaphorique peut toucher soit l’ethos du référent discursif (le style, l’ allant, le storytelling, etc.), soit un événement précis, soit encore un ensemble hétérogène, relevant du cadre sociopolitique général. Si c’est l’ethos du personnage qui est le plus fréquemment concerné par la caractérisation métaphorique berlusconien, comme le montrent de nombreux exemples (ex. 8, 9, 10, 15, 18, 19, etc.), le contenu de l’adjectif peut présenter aussi un enracinement événementiel. Par exemple, toute la question de l’expulsion des Roms de la part du « clan sarkozyen » en 2010 a été à l’origine d’une surenchère de comparaisons avec la ligne politique berlusconienne : 20. À cet héritage (des valeurs de la Révolution de 1789), le clan sarkozyen préfère- t-il le modèle berlusconien en cours de l’autre côté des Alpes, où les Roms sont traqués et pourchassés, livrés en pâture aux nostalgiques du fascisme et aux agités de la Padanie ? (L’Humanité, 30 juillet 2010)

36 En outre, la nature du référent discursif peut relever de différentes catégories. Dans la plupart des cas, il s’agit d’un autre personnage appartenant à l’actualité médiatique (comme nous l’avons vu, la cible première, dans la presse française, est constituée par Nicolas Sarkozy, mais nous avons repéré également Vladimir Poutine, Moïse Katumbi, Pim Fortuyn, Victor Orbàn, et même le très jeune prince Harry). Cependant, le transfert analogique peut aussi déborder du cadre strict de la personne et s’élargir à un cadre situationnel plus complexe, à l’instar de l’exemple 13 ci-dessus, concernant le débat politique français, menacé de s’enliser dans les « marais berlusconiens ». De cette manière, le « berlusconisme » et la « berlusconisation »10 se posent comme des catégories politiques à vocation universelle. Là aussi, l’élément déclencheur de l’analogie peut être de nature événementielle, comme dans l’exemple 21 ci-dessous, qui

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remonte à 1989 et concerne le refus d’une réglementation des chaînes de télévision. Grâce au qualificatif berlusconien, ce déni compare l’attitude de l’ACT au régime télévisuel italien, marqué depuis les années quatre-vingt par le privilège dont bénéficient les entreprises de communication appartenant au « Cavaliere » : 21. La guerre des chaînes bat son plein en France. […] L’ACT (Association des télévisions commerciales européennes) est passée à l’acte en déclarant un « non » berlusconien aux quotas et réglementations européennes contraignantes. ( Le soir.be, 16 octobre 1989)

37 Cette qualification élargie à la globalité d’une position ou d’une perspective politique apparaît volontiers dans des syntagmes nominaux définis, doués par là d’une indiscutable présupposition d’existence. La qualification qu’effectue l’adjectif métaphorique berlusconien prend facilement, dans les occurrences de ce type, une allure de prophétie sinistre et apodictique, comme le montrent les exemples 22 et 23 : 22. Au moment où notre pays va devoir se doter d’un arsenal législatif adapté aux nouvelles technologies, il faut méditer sur le « cancer » berlusconien. (Le Point, 17 juin 1995) 23. Prenons garde : si l’Italie reste bien notre laboratoire, le rêve berlusconien deviendra bientôt le cauchemar des Européens. (L’Expansion, 1 juin 2006)

38 Ces énoncés illustrent une opération de qualification dans laquelle la référence à Silvio Berlusconi, comme on l’a vu plus haut, se double de la connotation péjorative de la tête nominale du syntagme nominal. Dans l’exemple 22, le système des télécommunications italien constitue le « cancer » berlusconien sur lequel les autres pays, et notamment la France, ont intérêt à « méditer », l’orientation axiologique négative de la métaphore « cancer » étant à peine modalisée par des guillemets de distanciation, formant « îlot textuel » (Authier-Revuz, 1996). Dans l’exemple 23, le « rêve berlusconien » renvoie au thème général de l’article, traitant de l’aspect le plus inquiétant du « phénomène Berlusconi », c’est-à-dire la concentration, dans une grande démocratie européenne, du pouvoir médiatique et politique sous la même houlette : c’est en ce sens que le « rêve » d’emprise politique sur l’information pourrait devenir « le cauchemar des Européens ». Or, si la visée de la qualification figurale, portant dans ces deux exemples sur la collusion berlusconienne entre pouvoir médiatique et politique, apparaît suffisamment claire, les circonstances situationnelles de l’opération de référenciation qu’effectuent les syntagmes nominaux demeurent assez floues, permettant des calculs interprétatifs importants. En effet, au vague des substantifs métaphoriques, auxquels l’adjectif berlusconien se réfère (« cancer », « rêve »), s’ajoute l’imprécision des déictiques, ainsi que l’estompage du cadre temporel, la perspective d’un temps indéfini caractérisant les deux énoncés (dans 22, une époque s’ouvre où « il faut méditer » ; dans 23, le moment arrivera où le « rêve » « deviendra » un « cauchemar »).

39 Enfin, dans d’autres occurrences, l’assignation figurale de la qualité berlusconien peut s’agrandir ultérieurement, intéressant un contexte de plus en plus large et indéterminé : celui-ci peut aller, grâce à l’abstraction du nom recteur, jusqu’à l’évocation d’une entité moralement et politiquement menaçante, représentée par « l’éternel berlusconien qui concerne l’Italie et le monde entier » (Courrier international, 1 juin 2011). La portée contextuelle d’un énoncé de ce type est évidemment fort vaste : l’ouverture à la co-énonciation y atteint donc le degré le plus élevé.

40 Suivant l’hypothèse d’une affinité de fonctionnement entre l’emploi métaphorique du nom propre et de l’adjectif dérivé de celui-ci, nous avons décrit le comportement sémantico-discursif du qualificatif berlusconien, dans des dispositions co-textuelles et

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contextuelles diverses. L’observation du corpus confirme notre hypothèse de départ : un qualificatif comme berlusconien assume dans le discours la même fonction résomptive, allusive et ironique que joue l’emploi métaphorique du nom propre (Leroy, 2005b). En conclusion de notre analyse, nous pouvons ajouter que les amalgames issus de l’adjectif dérivé du nom propre semblent jouir d’une liberté et d’une facilité de circulation encore plus fortes que celles dont jouit le nom propre dans son emploi métaphorique. Alors que celui-ci est généralement soumis au « principe de la continuité ontologique » (Gary-Prieur, 1994, 2009 ; Leroy, 2005b), imposant des restrictions catégorielles (un nom propre de personne ne se réfère en principe, par voie figurale, qu’à une autre personne, un nom propre d’évènement s’applique en général à un autre évènement, et ainsi de suite), la qualification adjectivale, comme nous l’avons vu, peut s’étendre à des référents dont les contours sont à leur tour figuraux et imprécis (le marais, le climat, l’éternel, etc.). Déjà floue et ambigüe en elle-même, la caractérisation s’appuyant sur l’adjectif métaphorique s’avère donc particulièrement malléable car, jouant sur l’entourage phrastique et discursif, elle peut encore sensiblement élargir son flou catégoriel et sa capacité de référenciation. En conséquence de cette plasticité, le déonomastique adjectival présente des possibilités d’actualisation discursive encore plus amples que le nom propre. En même temps, il apparaît moins aisément réfutable : par rapport à la mention directe du nom propre, l’adjectif déonomastique fait figure de mot beaucoup plus routinier et anodin, à cause sans doute de sa nature de mot dérivé, lui conférant un statut d’unité lexicale plus motivée et moins arbitraire. À juste titre, Marie-Noëlle Gary-Prieur (1994, p. 91) remarquait que « ton gaullien » présente un lien avec le référent originel sensiblement plus relâché que « ton de de Gaulle ». Or, c’est justement par son éloignement plus grand du référent originel que le dérivé adjectival est plus couramment reçu et, par conséquent, moins facilement désavoué.

41 Tout en expliquant la grande productivité néologique des dérivés du nom propre et leur présence massive dans la communication médiatique, ces observations ouvrent la voie à des considérations portant sur les enjeux véritables de ce genre d’opérations discursives.

42 Sémantiquement vague et foncièrement dialogique, le dérivé du nom propre en emploi métaphorique sollicite l’adhésion du co-énonciateur à un tour de force discursif, à une opération de placage fondée sur une analogie qu’on assène, dans la plupart des cas, comme un facteur allant de soi, jouissant d’une présupposition d’existence incontestable, alors qu’il est de nature évidemment idéologique (Reboul, 1980). En effet, le vecteur analogique qu’on mobilise dépend de l’interaction d’éléments relatifs et contingents, comme l’orientation axiologique du point de vue présidant à l’énonciation et le contenu, la « notoriété » du nom propre, variable selon la configuration de la doxa interdiscursive à un moment donné. Le phénomène observé s’inscrit donc dans un questionnement plus général, touchant au véritable rôle que joue l’analogie dans le discours médiatique. Effectivement, dans cette pratique langagière, la fonction du relai de type analogique est souvent moins de révéler des ressemblances factuelles et démontrables que de créer, suggérer, voire prescrire des assimilations abusives, dont le caractère provisoire et éphémère n’estompe pas le fâcheux pouvoir de conditionnement, voire d’aveuglement des esprits. Par sa facilité, le mécanisme de l’équivalence simplificatrice et trompeuse prend ainsi volontiers la place de l’argumentation explicite, qui demande un travail beaucoup plus laborieux et patient, mais aussi plus respectueux des positionnements, des opinions et des perspectives

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différents. Des procédés extrêmement schématiques et réducteurs, tels que les emplois figuraux du nom propre et de ses dérivés, s’imposent donc aisément, bien qu’ils ne représentent, en définitive, que des tours fallacieux du langage, des forçages discursifs, destinés à servir les besoins d’immédiateté du langage médiatique. Par ailleurs, ces amalgames dénominatifs constituent, à notre avis, l’un des indices de la dérive vers la personnalisation et la spectacularisation du débat politique : faute de contenus et d’arguments originaux, celui-ci a souvent recours à la caricature verbale, alors que la dramatique complexité du monde exigerait, à l’inverse, plus de lucidité et une plus grande capacité à effectuer des distinguos subtils. Le statut à la fois paralogique, fallacieux et idéologique de ce genre de raccourcis expressifs ne va donc pas sans poser un problème d’éthique langagière, aussi bien aux professionnels de la communication qu’aux chercheurs en sciences du langage11.

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NOTES

1. Pour l’alternance des valeurs relationnelles et qualificatives d’un adjectif dérivé du nom propre, voir Bartning et Noailly, 1993. L’analyse conduite sur bolivariano dans Samouth, 2010, se fonde entièrement sur cette alternance. Par ailleurs, le suffixe adjectival -ien se charge de plusieurs fonctions, remplaçant, dans certains cas, le suffixe -iste dans l’indication de l’appartenance politique, ou « emploi partisan » (Lignon, 2002). Ces études ne prennent jamais en compte, en revanche, l’usage figural qui nous occupe ici. 2. Cet emploi est également décrit sous l’étiquette d’« antonomase » du nom propre (Flaux, 1991, 2000 ; Leroy, 2000, 2004, 2005b). Sans entrer dans des questions terminologiques subtiles (voir Kleiber, 1994), nous préférons utiliser ici la dénomination d’« emploi métaphorique » du nom propre, à la fois plus consensuelle et plus facilement transférable à l’adjectif déonomastique. 3. En effet, ces formations sont généralement envisagées du point de vue morphologique. Par ailleurs, le nom propre en général n’a été jusqu’à présent que partiellement abordé dans une perspective discursive (voir Lecolle, Paveau, Reboul- Touré, 2009). 4. Suivant Gary-Prieur (1994, p. 51), le contenu est « l’ensemble des propriétés attribuées au référent initial dans un univers de croyance ». Gary-Prieur préfère parler d’« interprétation métaphorique » plus que d’« emploi », ce qui ne nous empêche pas de puiser à sa terminologie. 5. Dans cet article, le terme « co-énonciation » n’est pas utilisé suivant l’acception de Rabatel (2005), mais indique plus largement l’opération de co-construction du sens qu’opère le destinataire, auquel nous réservons l’appellation, usuelle depuis Culioli, de co-énonciateur. 6. Sur la différence entre « objet mondain » et « objet discursif », nous renvoyons à Mondada, Dubois, 1995. 7. Pour une hypothèse de continuité entre un type d’emploi et l’autre, voir Leroy, 2005a. 8. Ces termes sont utilisés ici de la même manière que dans Bonhomme, 2005. Sur la relation des figures du discours et de leur contexte, voir Gaudin-Bordes, Salvan, 2015. 9. C’est nous qui proposons cet oxymore, pour indiquer l’effet de « naturalité » imposé par le point de vue discursif. 10. Voir Paissa, Druetta, 2013 pour quelques considérations sur d’autres dérivés du nom propre Berlusconi. 11. Voir Koren, 2008, 2012.

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RÉSUMÉS

L’article décrit l’emploi métaphorique de l’adjectif dérivé du nom propre à partir du cas de berlusconien, observé dans un corpus de presse français. L’analyse du co-texte discursif immédiat, du co-texte élargi ainsi que du contexte interdiscursif de ce qualificatif montre son aptitude à donner lieu à des équivalences et à des amalgames trompeurs, servant les besoins d’immédiateté du langage médiatique. Le comportement sémantico-discursif de l’adjectif déonomastique, utilisé en emploi métaphorique, apparaît finalement plus malléable et plus libre que l’emploi métaphorique du nom propre, phénomène au sujet duquel la bibliographie est bien plus vaste.

Relying on a corpus of French newspapers, this paper sets out to depict the metaphorical usage of an adjective derived from a proper noun: Berlusconien. The analysis of the immediate discursive context, the wider co-text as well as the inter-discursive context of such an adjective shows to what extent it is most likely to give rise to a number of equivalences and misleading muddled assertions serving the immediacy of media rhetoric. After all, the semantic-discursive behaviour of the deonomastic adjective, used metaphorically, seems more malleable and more casual than the metaphorical use of the proper noun, a phenomenon whose bibliography happens to be much larger.

Este artículo describe el empleo metafórico del adjetivo derivado del nombre propio basándose sobre el caso de la palabra berlusconien, observado en un corpus de prensa francesa. El análisis del co-text discursivo inmediato, del co-texto ampleado como el del contexto interdiscursivo de este calificativo muestra su aptitud a dar espacio a equivalencias y amalgamas engañosos, al servicio de la inmediatez del language mediático. El comportamiento samántico-discursivo del adjectivo deonomástico, utilizado metaforicamente, aparece finalemente más maleable y más libre que el empleo metafórico del nombre propio, fenómeno a propósito del cual la bibliografía es mucho más amplia.

INDEX

Mots-clés : nom propre, adjectif déonomastique, métaphore, amalgame Palabras claves : nombre propio, adjectivo deonomástico, metáfora, amalgama Keywords : Proper noun, deonomastic adjective, metaphor, muddled assertions

AUTEUR

PAOLA PAISSA Université de Turin

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Entretien

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« Observer et décrire comment s’échangent les raisons, c’est la première tâche de l’analyste du discours » The main task of discourse analysts is to observe and describe the many ways “reasons” are being exchanged in society Observar y describir como se intercambian las razones, es la primera de las tareas del analista del discurso

Marc Angenot et Claire Oger

NOTE DE L'AUTEUR

Entretien avec Marc Angenot, professeur émérite à l’Université McGill à Montréal. Réalisé et transcrit par Claire Oger.

Mots. Les langages du politique : La revue Mots. Les langages du politique a récemment consacré un numéro aux « discours d’autorité »1. Vous avez publié en 2013 un ouvrage intitulé Rhétorique de la confiance et de l’autorité2. Pouvez-vous présenter le projet général de cet ouvrage et commenter le rapprochement que vous opérez entre « confiance » et « autorité » dans le titre ? Marc Angenot : Toute recherche, toute réflexion, part d’une question absolument élémentaire. Ici, cette question est la suivante : quiconque travaille en rhétorique se rend compte très rapidement que la majeure partie des argumentations porte non pas sur le monde mais sur la crédibilité d’une source qui parle du monde, que ce soit « je l’ai lu dans Le Figaro », « … dans le Coran » ou « … chez Michel Foucault ». La plupart du temps, les humains essaient de légitimer ou d’illégitimer la crédibilité d’une source. Cela se rattache à la fois à une très large question qu’on peut identifier quasiment à la dynamique de la pensée occidentale : de Socrate à nos jours, elle a

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valorisé le doute, et l’injonction à connaître par soi-même. J’ai placé sur la porte de mon bureau à l’Université la maxime que Kant assignait aux Lumières : « Sapere aude », ose savoir par tes propres moyens, ne te fie pas à des sources sacrées, ni à des autorités… L’ennui, c’est que ce n’est pas comme ça que les choses se passent dans la vie. L’observation montre que la plupart du temps, les choses que nous croyons savoir, nous ne les savons pas de première main, et il ne s’agit pas pour nous d’être normatifs mais bien d’observer le monde : rien n’est plus grandiose que la maïeutique de Socrate ou la pensée de Kant, mais si je vous demande quelle est la préfecture de l’Ariège ou combien il y a de planètes (et cela a été pour les hommes une question très importante, même si elle n’est pas très utile dans la vie quotidienne), vous n’en avez pas une connaissance personnelle et directe. Presque tout ce que nous savons, ou ce dont nous débattons, nous le savons de seconde main. C’est ce que la rhétorique appelle l’argument d’autorité, mais il est abordé de manière très confuse dans les traités de rhétorique, pour de bonnes raisons d’ailleurs : c’est un argument très compliqué, qui va de l’argument dogmatique – à partir d’une source qu’il est interdit de mettre en doute – jusqu’à l’argument de présomption de crédibilité – fondé sur le fait que la source que j’exploite est généralement fiable. Puisque cette source est généralement fiable, je fais un raisonnement par inférence et j’en déduis qu’il n’y a pas de raison que, cette fois-ci encore, elle ne dise la vérité. Par exemple, si je suis un fidèle lecteur du Monde, je fais confiance à ce journal, et je me dis que ce que dit Le Monde aujourd’hui sur Gaza est sans doute exact. Bien entendu, je peux me tromper, mais je n’en fais pas moins ce type de raisonnement très souvent. J’ai donc voulu poser cette très vaste question, que les traités de rhétorique ne voient pas vraiment, considérant que la rhétorique s’intéresse aux argumentations pour/ contre, sans toujours prendre en compte le fait que les raisonnements reposent si souvent sur des autorités, de toutes sortes. En effet le livre part d’un constat classique de la lexicologie : « autorité » a deux sens principaux. Le premier renvoie au pouvoir de se faire obéir ; cela rappelle l’échange, dans Les Misérables, entre Madame Thénardier et Cosette : « Pourquoi ? », dit la petite Cosette, et la vieille Thénardier répond : « Parce que ». Ce qui veut dire : « Je n’ai pas de raison à donner ». Or, ce qui intéresse la rhétorique, ce sont les gens qui ont des raisons à donner, c’est-à-dire l’autorité envisagée comme crédibilité. Donc, j’ai écrit un très gros livre, qui est à la fois historique et technique, sur les formes de la confiance, parce que justement c’est un problème sociologique, existentiel, ontologique et métaphysique, qu’on peut formuler de la manière suivante : la rhétorique n’a d’intérêt que parce que dans la vie en société, je suis forcé de me mettre en situation de confiance. Pour prendre un exemple trivial, je dois faire confiance à mon médecin parce que si je ne le crois pas compétent et désireux de soigner, je dois en changer et que le prochain ne sera pas forcément meilleur… Même chose pour mon garagiste et ainsi de suite : la plupart des relations humaines que j’ai sont basées sur la confiance, et la confiance est par excellence quelque chose qui s’argumente, que ce soit la confiance réciproque entre amants, amis, collègues… ou la confiance accordée à une source. Et cette question très importante me paraît contournée aussi bien par les traités classiques que par les travaux contemporains des sociologues et des psychosociologues.

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Mots. Les langages du politique : Comment situer cette approche par rapport à vos recherches antérieures ? Car à travers le raisonnement par autorité, vous abordez des questions comme le dogmatisme ou l’intimidation, qui rejoignent directement ou indirectement vos travaux sur l’argumentation politique ou l’idéologie. Les neuf-dixièmes de ce que, depuis vingt-cinq siècles, les traités de rhétorique appellent des « sophismes » sont des dispositifs – en effet pas très satisfaisants sur le plan humain ni sur le plan éthique – de deux sortes. Soit ce sont de simples raccourcis de raisonnement, qui ne sont d’ailleurs pas irrationnels ; si je dis à un copain : « Comment peux-tu t’intéresser à la philosophie de Heidegger ? C’est la philosophie d’un nazi », c’est un sophisme qui opère un grossier raccourci de raisonnement – et cela signifie sans doute que je n’ai pas lu Sein und Zeit –, mais cette suspicion par intimidation que je viens d’introduire, je peux considérer qu’elle n’est pas dépourvue de fondement. Autre catégorie, les arguments ad baculum ou ad populum – ils ont tous des noms rébarbatifs ! – sont des sophismes à la fois par abus (« Si tout le monde le pense, je peux le penser… ») mais aussi toujours par intimidation (il y a un certain glissement entre l’argument censé rationnel et l’intimidation : « Chiche ! tu ne vas pas oser objecter »). En effet, une partie de mon travail sur la rhétorique porte sur ces glissements, qui sont courants dans la vie de tous les jours, et cela nous renvoie à la question de l’idéologie, car quand j’avais vingt ans, j’avais tout de même plus de chances de trouver des sophismes par intimidation du côté de mes copains staliniens que du côté des simples démocrates libéraux : on était dans un monde où, justement, régnait un sophisme bien connu, qui prenait la forme : « Camarade, si tu continues à dire ça, tu vas te faire applaudir par Le Figaro ! ». C’est un odieux sophisme si on y réfléchit, puisque le fait de se faire applaudir par une source que je n’apprécie pas ne veut en principe rien dire. Cela ne prouve rien, mais c’est exactement dans ce genre d’argumentation ordinaire qu’on rencontre ces magmas de raisonnement qui m’intéressent : on y trouve de l’autorité, de la défiance, des sophismes par intimidation, des sophismes par dévaluation indirecte, etc. Ce sont des objets privilégiés pour moi parce que je suis quelqu’un qui se place face au monde empirique, pour regarder ce qui se dit effectivement, et surtout pas pour être normatif comme la rhétorique à l’âge classique. Un travail sur l’argumentation peut tracer des frontières là où il y a des zones grises considérables : l’internet fonctionne presque entièrement sur l’intimidation et si vous allez aujourd’hui sur des sites sionistes ou pro-palestiniens, vous aurez de part et d’autre un festival de rhétorique intimidatrice. Mais avant de vous demander où il y a problème, si vous avez un esprit sociologique, analytique, descriptif, il s’agit d’abord de vous demander pourquoi ça marche, comment ça marche. Ensuite, bien sûr, vous pouvez formuler un jugement là-dessus, in petto, pour ainsi dire en note de bas de page, et trouver que c’est insupportable, que cela ne devrait pas être, que les humains devraient être plus rationnels, avoir des rapports plus honnêtes les uns avec les autres… mais ce n’est pas votre travail d’analyste.

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Mots. Les langages du politique : Vous suggérez dans l’ouvrage que les sociétés contemporaines seraient caractérisées à la fois par un excès de crédulité et un excès de suspicion. J’ai dit en effet que nos sociétés étaient marquées par ce double mouvement de crédulité et de suspicion, et ce n’est peut-être pas très original : j’ai d’ailleurs cité pas mal d’auteurs à cet égard, à commencer par Hannah Arendt. C’est une idée qui est peu exploitée mais qui est présente dans l’ouvrage, car les sociétés fonctionnent sur des régimes de confiance qui varient historiquement. Quand nous voyons, avec le recul qui est le nôtre, comment Thomas d’Aquin essaie d’allier des vérités révélées avec Aristote, cela nous paraît péniblement irrationnel. Mais notre société actuelle fonctionne à la fois dans la jobardise, parce que tout va trop vite pour que l’internaute puisse gérer les informations calmement, et elle fonctionne aussi, c’est tout à fait frappant, avec une méfiance accentuée vis-à-vis des autorités légitimes. Les choses ont changé sur ce point et il est vrai qu’à dix-huit ans, je croyais ce que disaient mes maîtres (comme Chaïm Perleman, qui était professeur de philosophie du droit et venait de publier son Traité)3 et je n’ai pris mes distances que progressivement ou plus tard avec eux… Mais aujourd’hui, notre société est très crédule sur des sources considérées comme fiables : par exemple, nous avons fait un colloque sur les théories de la conspiration, autour des travaux de Pierre-André Taguieff, avec Ruth Amossy, Emmanuelle Danblon, le groupe de Bruxelles4. Ce colloque mettait en évidence le fait que les explications conspiratoires marchent beaucoup mieux que les autres, elles n’ont pas besoin de montrer leur credentials, alors que les explications plus rassises et pondérées ont tendance à être rejetées comme émanant d’une autorité institutionnelle. Je pense que c’est un changement très important que les sociologues devront étudier davantage à l’avenir.

Mots. Les langages du politique : Vous venez de citer Perelman ; c’est un des auteurs qui reviennent très souvent dans votre ouvrage, davantage peut-être que dans les précédents ? Oui, je me suis remis à la lecture de Perelman, que j’avais délaissée pendant des années… Nous avons organisé un colloque en 2012 pour le centenaire de sa naissance5, à Trois-Rivières, où nous avons tenté de rassembler tous les Perelmaniens. J’ai fait à cette occasion un petit livre sur lui6 et essayé de me demander, avec cinquante ans de recul, de quoi il était question dans son œuvre. J’ai relu non seulement son Traité, écrit avec Lucie Olbrechts-Tyteca, et que j’ai évoqué il y a un instant, mais aussi ses grands travaux de philosophie du droit qui portent essentiellement sur le raisonnable. Car c’était sa question principale. Perelman est un philosophe du droit qui voit que le droit se situe à l’opposé de la Théorie pure du droit de Kelsen, qui en fait quelque chose d’entièrement déductif. En fait, le droit ne cesse de dire que l’accusé doit être jugé dans des délais « raisonnables », que vis-à-vis des convictions religieuses, les institutions doivent faire preuve d’accommodements « raisonnables », que dès que le droit rencontre le sociologique, il doit, comme disait le droit québécois ou français, intégrer le comportement du « bon père de famille » : si vous êtes locataire, vous devez agir « en bon père de famille », c’est-à-dire que vous ne pouvez pas détruire les murs pour passer les plats entre la cuisine et la salle à manger ! Comme le droit voit que les humains peuvent être extraordinairement déraisonnables, il ne cesse d’invoquer, à travers différentes formules, le moment où le juge doit faire un raisonnement, non pas logique mais dans lequel il y a du pour et du contre, un raisonnement où la déduction est enthymématique.

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J’ai compris sur le tard que Perelman a saisi quelque chose d’essentiel, en partant de la philosophie du droit, et qu’il s’est intéressé à des choses sur lesquelles personne ne travaillait à l’époque. Il est le premier à avoir travaillé sur les raisonnements dans un éditorial journalistique, dans un meeting politique, au lieu de se demander comment fonctionnaient des raisonnements purement déductifs : « si tous les A sont B, et si tous les B sont C, alors… ». Mots. Les langages du politique : Vous citez sur ce point d’autres auteurs, comme Raymond Boudon. Lui aussi semble davantage mobilisé ? Ah non, Boudon était déjà là dans mes autres livres ! Pour une raison simple : je suis éclectique, et les sociologues se sont rarement intéressés aux raisonnements ; Boudon est un des rares qui ait abordé l’idéologie ou l’origine des idées reçues en observant le fonctionnement des discours… C’est le seul à mon sens qui ait fait, à partir de Weber, une théorie sociologique des raisons ordinaires. Il a très bien montré les conditions sociologiques des faux raisonnements, sans aborder ces Raisonnements en termes de scélératesse, sans pointer seulement les fautes de raisonnement, autrement dit en vrai sociologue. Tandis que des sociologues comme Bourdieu ont tendance à ne jamais écouter ce que les gens racontent… Bon, je caricature un peu, mais pour Bourdieu, c’est votre « habitus » qui parle (du côté freudien, c’est votre inconscient). Autrement dit, ce qui caractérise une partie de la sociologie à partir de Durkheim, c’est que le sociologue est quelqu’un qui arrive, face à vos conduites, avec son explication, et considère que la vôtre est de la « fausse conscience », comme disaient les marxistes. Boudon est le seul qui se dit : « Avant de juger les gens que j’ai sous les yeux, demandons-nous comment ils pourraient justifier eux-mêmes, avec leurs mots, leurs catégories, la manière dont ils pensent. ». J’ai rencontré cela constamment chez les historiens des idées, anglais, américains, allemands, mais très peu chez les Français, parce que les historiens français ont tendance à arriver avec leur explication. On trouve d’ailleurs un exemple de cette attitude chez Weber lui-même. Il se pose une question très simple : pourquoi à la fin de l’Empire romain, sous Constantin, les fonctionnaires et les officiers militaires de l’Empire se rallient-ils au christianisme, alors que les paysans restent païens et polythéistes ? Voici son explication : les officiers militaires ou civils de l’empire ont l’habitude de concevoir une société hiérarchisée, avec l’empereur au sommet, puis ses ministres, ses délégués, etc. Autrement dit, leur expérience sociale correspond assez bien à une vision monothéiste, alors que pour les paysans, il fait chaud, il fait froid, il y a la pluie, des inondations, un monde plein de facteurs très divers, et ils restent donc polythéistes ! L’ennui, c’est que cette explication n’aurait pu venir à l’esprit d’aucun homme de l’Antiquité, que c’est une explication de 1920, autrement dit quelque chose qui est intelligible pour les lecteurs de Weber, mais qui aurait paru extrêmement bizarre aux Anciens. Or c’est un point essentiel dans mon travail en rhétorique et en histoire des idées : demandons-nous d’abord comment raisonnaient les gens que nous étudions. Prenez Jean Bodin, éminent penseur de la Renaissance : quand vous le lisez, c’est très intéressant, c’est admirable ; tout à coup, vous tournez une page… et voilà qu’il croit aux sorcières ! Et il croit aux sorcières avec le même matériau, les mêmes outils mentaux qui font cependant qu’à la page précédente il disait des choses que je comprenais.

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À ce moment, ou bien je projette sur la croyance aux sorcières l’idée qu’il a un petit moment de délire, ou bien je dois essayer de comprendre pourquoi cette combinaison est possible dans son ensemble. Or, essayer de comprendre pourquoi, c’est pour moi l’essentiel : c’est trouver les raisons par lesquelles cette pensée est cohérente, et ces raisons ne sont pas logiques, ce sont des raisons historiques, des raisons d’époque. Je cite le cas du retraité soviétique qui regrette Brejnev : il me paraît à moi tout à fait irrationnel, mais en réalité, sous Brejnev, il défilait le 1er mai avec toutes ses décorations, il avait une pension, tout un tas de bonnes raisons pour regretter cette époque. Il faut essayer de restituer son raisonnement et considérer qu’on ne doit abandonner cette voie que dans les cas désespérés, comme disait Davidson. Bien sûr, le retraité soviétique est dans la dénégation de ce qu’il a dû quand même lire sur les abus du régime, sur les hôpitaux psychiatriques, et il doit être convaincu que ce n’est pas vrai, mais il a ses raisons. Nous parlons ici de raisons liées à des intérêts personnels ; il n’est pas question de logique formelle, ce sont davantage, à proprement parler, des « motifs » que des « raisons », mais nous devons les restituer.

Mots. Les langages du politique : La démarche que vous venez de décrire, celle des sociologues qui s’attachent moins aux raisons des locuteurs qu’à des explications en surplomb, correspond-elle à ce que vous appelez dans l’ouvrage le « holisme » ? Oui, ce que j’ai appelé « holisme » renvoie aussi à une expérience de vie dans ma jeunesse, car je ne rencontrais pas uniquement des gens comme Perelman ! Je rencontrais des holistes lacano-freudiens, des holistes marxo-structuralistes… et ils avaient tous ce trait commun de dire : « Je sais bien pourquoi tu dis ça, camarade, tu le dis en tant que petit-bourgeois, ou Français, ou homme, ou femme... Tu ne peux pas t’empêcher de penser comme ça compte tenu de ta position. Donc moi, je vais penser à ta place. » C’est impressionnant comme manière de raisonner ! Quant à moi, je ne pose pas que les raisons données par les humains sont de bonnes raisons : Boudon explique par exemple pourquoi le père de famille hindou veut faire le plus d’enfants possible, alors que le représentant d’une ONG de Delhi vient lui apporter consciencieusement des contraceptifs : le père de famille écoute poliment, mais ensuite il va jeter les contraceptifs à la poubelle. Pourquoi ? Pour de très bonnes raisons : il fait un calcul d’expérience ; il va faire dix enfants, il aura cinq filles qu’il faudra doter, cinq garçons, dont deux survivront, et qui sont sa seule chance d’avoir une vieillesse convenable. Donc il a raison de faire dix enfants : ce n’est pas un calcul grandiose, mais c’est quelque chose qu’il faut d’abord écouter, par devoir de probité en quelque sorte. Après cela, vous pouvez tout à fait invoquer la démographie de l’Inde, etc., mais si vous le faites, c’est justement parce que vous venez de Delhi…

Mots. Les langages du politique : Comment articuler le fait que chacun tient ces raisonnements ordinaires plus ou moins valides et plus ou moins structurés pour mener sa vie à l’échelle individuelle, et la réflexion que l’on peut mener par ailleurs sur l’idéologie, les appartenances collectives, les schémas de pensée partagés ? Pour répondre, je peux revenir sur mon traité de 2008, Dialogue de sourds7, qui partait d’une idée très différente : les traités de rhétorique passent leur temps à dire que la rhétorique est l’art de persuader par le discours… mais j’ai rarement vu des gens qui se persuadaient par le discours ! Et pour revenir à ma jeunesse à Bruxelles, si vous mettiez un stalinien et un étudiant libéral ensemble, ils avaient fort peu de chances de se persuader par le discours ! En dehors du fait que les humains sont têtus, constat trivial qui ne nous mène pas très loin, je me suis demandé si les démarches persuasives qui sont disponibles dans

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un état de société ne constituent pas des arsenaux relativement fermés et très variables. Les choix politiques des uns et des autres les enferment d’une façon qui renvoie à mon idée de confiance, et qu’on peut appeler la connivence. J’ai fait un travail qui s’intitule « Rupture avec le capitalisme »8 et qui se demande pourquoi aucun historien américain n’a compris comment la gauche française, entre 1972 et 1981, avait pu faire confiance au programme commun. En fait, ils ne comprennent pas parce qu’ils prennent ce discours littéralement : ils sont convaincus que Mitterrand – qui n’était pas d’une spontanéité absolue ! – adhère réellement à ce que vous pouvez réécouter sur Youtube : « Réforme ou Révolution ? J’aurais tendance à dire : Révolution ». Devant un énoncé comme celui-là, un historien américain est comme une vache qui aurait trouvé une montre ! Et on voyait une salle de petits- bourgeois français délégués du PS (je ne parle même pas du PCF…), qui applaudissent à la Révolution. Un Français sait très bien que tout ça ne se passe pas dans le même monde que celui où il a une voiture et un appartement… mais un historien étranger, et en particulier un historien américain, lit ça littéralement. Or une bonne partie de la rhétorique passe par la connivence et non par la persuasion. C’est la même chose quand François Mitterrand dit que la Suède n’est pas allée assez loin dans le socialisme parce qu’elle n’a pas rompu avec le capitalisme et qu’il reconnaît au passage que l’URSS n’est pas assez démocratique – aimable concession ! Avec le recul du temps ou avec celui que donne l’éloignement géographique, nous nous trouvons devant un vrai problème d’analyse de discours pour expliquer la contradiction : et pourtant, sur le moment, ça passe ! Et c’est à ce moment-là, comme le montre le livre de Christofferson sur les intellectuels contre la gauche9, que les BHL, Glucksmann, etc., se mettent à évoquer le goulag, le totalitarisme, et déstabilisent la stratégie d’Union de la gauche : ce sont des histoires françaises, mais qui permettent au théoricien de comprendre comment des groupes d’humains s’enferment dans des arsenaux de raisonnement.

Mots. Les langages du politique : Il y a donc, d’un côté, des raisonnements particuliers que vous avez évoqués, et par ailleurs, les individus se servent de ces argumentaires préétablis et stéréotypés comme de ressources qui fondent la connivence ? Oui, il y a deux choses, qui justifient notre travail de chercheur. Sur des milliers de pages de texte étalées sur un quart de siècle ou un demi-siècle, le grand apport de l’analyse de discours et de la rhétorique, c’est de parvenir à réduire cette immense production à l’éternel retour d’un nombre fini de schémas et de raisonnements de base. J’ai fait un livre sur les « rhétoriques de l’antisocialisme »10, où je prends tous les arguments contre le socialisme avant 1917, depuis les saint-simoniens et les fouriéristes jusqu’à la Deuxième Internationale, en passant par les réactionnaires, les économistes libéraux, etc. En un siècle, ils ont inventé en tout et pour tout six arguments, qu’ils ont répétés, qu’ils ont pensé réinventer, mais qui sont toujours les mêmes : notre travail en analyse de discours, en rhétorique, en argumentation, qui sont des disciplines contiguës et qui doivent être alliées, c’est de décrire une « formation discursive » (au sens de ce petit bouquin mal fichu de Foucault qu’était l’Archéologie du savoir !) : il ne s’agit pas de prendre l’objet dans sa cohérence apparente ni de prendre un immense corpus comme une science dans son ensemble, il s’agit de voir qu’il y a un nombre

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fini de schémas argumentatifs, avec des règles combinatoires non moins finies. Les adversaires du socialisme ont donc inventé quelques arguments seulement dont un est encore très compréhensible aujourd’hui et qu’on peut résumer ainsi : « L’État que vous voulez, ce sera le goulag ». Sous des formes diverses, tous les économistes bourgeois ont répété cela, et les anarchistes aussi. C’est d’ailleurs un argument qui m’intéresse particulièrement, car une partie très importante de la rhétorique politique est fondée sur l’argument par prophétie, par prédiction. Prenez tous les débats sur Hollande ou sur Valls aujourd’hui : ce sont des arguments qui ne s’intéressent pas à ce qui se passe aujourd’hui, mais à l’état supposé de la France dans deux ans : va-t-elle s’en sortir ? Va-t-on inverser la courbe du chômage ?11 Mais les deux points essentiels pour l’analyste du discours sont le nombre fini des schémas argumentatifs et l’enfermement dans des arsenaux de raisonnement.

Mots. Les langages du politique : Dans la mécanique idéologique que vous étudiez, le plus important n’est donc pas pour vous la fausse conscience ni l’aveuglement, mais cet enfermement dans un monde fermé d’arguments ? Oui, tous ces mots intéressants intuitivement, « fausse conscience », « aliénation », sont des étiquettes porteuses de jugement et ne permettent pas de décrire les mécanismes argumentatifs. Au contraire, l’enfermement dans des logiques le permet : par exemple, ce qu’on appelle positivisme dans l’état des sciences vers 1890 (et qui n’a rien à voir avec Comte) renvoie à une formule de Poincaré, je crois, selon laquelle d’un jugement à l’indicatif on ne peut tirer des jugements à l’impératif : c’est alors ce qui caractérise la science et indigne d’ailleurs les esprits militants, qui aimeraient tirer de la science des jugements impératifs. Voilà une coupure qu’on voit naître tout à fait nettement en 1848 avec la ligne de Bastiat et Jean-Baptiste Say, économistes qui essaient de discuter avec ceux qu’on appelait les « démoc-socs » et les républicains : ils n’y arrivent pas parce que l’économie est déjà cette science qui se consacre à la richesse des nations et n’essaie pas de trouver un remède au malheur des pauvres. Alors que des noms oubliés aujourd’hui, comme Sismondi, pensent au contraire que la science économique va devoir trouver une solution à la misère humaine. Là se produit une coupure et ce sont les coupures qui m’intéressent, parce que Bastiat et Say sont dès lors enfermés dans une certaine conception de la science, tandis que les saint-simoniens et les fouriéristes appellent une science qui passerait de l’indicatif à l’impératif. Qu’est-ce qui doit nous intéresser ? Ce sont les phénomènes de longue durée, quasi- insurmontables, fondés sur deux logiques en effet incompatibles, et dont on ne peut pas vraiment dire que l’une est absolument supérieure à l’autre, sauf à avoir une approche normative, à laquelle je me refuse.

Mots. Les langages du politique : Pourriez-vous justement préciser comment vous vous situez par rapport aux approches normatives ? Car vous avez tout de même un ton très critique vis-à- vis de certains raisonnements ou arguments que vous condamnez ouvertement… Je reconnais qu’il s’agit là d’une contradiction, mais elle est en quelque sorte féconde. Pourquoi ? En effet, l’ancienne rhétorique est essentiellement normative et sa grande activité est de trouver une frontière entre sophismes et bons raisonnements. Or cette frontière n’est pas nette et nous nous trouvons le plus souvent dans une zone grise. Donc je maintiens que la rhétorique normative est stérile, mais d’un autre côté, il est vrai qu’il est quasiment impossible de se poser vis-à-vis d’un argument, à moins

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d’avoir un tempérament totalement relativiste, sans en évaluer la légitimité, la pertinence. Donc j’accepte cette contradiction car elle est au cœur de mon travail. Prenez Perelman : il a vécu caché en Belgique dans les années quarante et il a vu passer le nazisme. Mais il n’a jamais touché aux raisonnements idéologiques, tellement, sans doute, ces raisonnements le dégoûtaient. Et c’est une possibilité pour un chercheur que de ne pas mettre « les mains dans le cambouis ». Il préférait les raisonnements juridiques, probablement car ils sont moins nauséabonds (ils ne sont pas très forts sur le plan humain, pas toujours très subtils, mais ils ne sont pas nauséabonds…). Tandis que Boudon a fait une sociologie de l’argumentation et est allé voir les raisonnements. Mais, lui qui passe pour un libéral, il a écrit un petit livre pour comprendre pourquoi les intellectuels français n’aiment pas le libéralisme12. Et là, il observe les raisonnements, mais n’est plus tout à fait serein, et il essaie de montrer en quoi ils ont tort !

Mots. Les langages du politique : Vous faites donc une distinction entre condamnation politique et condamnation logique ? Oui, car pour des raisons méthodologiques et heuristiques, vous devez avoir une attitude impartiale. Elle peut vous venir assez spontanément : si vous êtes face à Jean Bodin avec ses sorcières, c’est facile de ne pas protester, car ce n’est pas la peine, et vous essayez plutôt de comprendre le raisonnement de l’époque. Peut-être pense-t-il, comme le juge Hale de la High Court en Angleterre, qu’« il faut bien qu’il y ait des sorcières puisqu’il y a des lois contre elles ». Or, ce raisonnement, même s’il est du 17e siècle, est encore le nôtre aujourd’hui : il est inconcevable qu’il y ait des lois contre quelque chose de totalement chimérique. Bien sûr, à l’époque, certains peuvent commencer à être beaucoup plus sceptiques, mais pour cela il faut s’appeler Michel de Montaigne. Donc mon problème est de me demander comment des gens, qui n’étaient pas plus bêtes que moi, ont raisonné, comment on raisonne dans l’Humanité des années cinquante par exemple. Car j’ai beaucoup travaillé sur le discours politique et il me semble que deux attitudes sont possibles : ou je prends une attitude liée au recul du temps, et je sais que l’URSS n’est pas vraiment le paradis des travailleurs, que les buts du plan quinquennal n’ont pas vraiment été atteints et les droits de l’homme ne sont pas vraiment respectés… Ou bien je veux essayer de comprendre comment on a pu raisonner avec des critères d’acceptabilité de l’information qui sont ceux d’un milieu donné, d’une sodalité – j’emprunte le mot de sodalité à Maxime Rodinson. Nous ne sommes pas là pour dire aux gens du passé : « Tu raisonnes comme une cruche » ! Mais prenons les procès de Moscou en 1937-1938. Je peux très bien voir comment la presse communiste démontre que Boukharine est une crapule au service de l’Intelligence Service… Or à la même époque, les oppositionnels, syndicalistes révolutionnaires, trotskistes, qui appartiennent au même milieu, qui travaillent sur les mêmes informations, disent que ces procès sont truqués d’un bout à l’autre. Là, en effet, on peut très bien avoir une approche plus normative pour comparer des gens qui étaient très proches les uns des autres, car avec le recul du temps, on sait tout de même que c’étaient plutôt les trotskistes qui avaient raison ! Donc pour moi, le problème de l’objectivité se pose avant tout en termes méthodologiques, c’est une exigence méthodologique pour observer les raisonnements.

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Mots. Les langages du politique : …qui ne vous empêche pas de dire à certains qu’ils « raisonnent comme des cruches », comme lorsque vous écrivez que Judith Butler « récite des sourates de Foucault » ! Butler est un très bon exemple. Son Gender trouble13 est fondé, d’une part, sur une position de doute intégral (non seulement « on ne naît pas femme, on le devient », mais tout est entièrement fait de jugements imposés par la société sur des phénomènes qui n’ont aucun fondement naturel ou biologique), mais d’autre part, tout le premier chapitre est composé de « Foucault would say that… », « Irigaray said that… » ; autrement dit, elle est à la fois dans le doute absolu sur la réalité du monde empirique, et en même temps, dans les séquences d’argumentation par autorité, tout à fait dogmatique. Et je lui dis : « Judith, ça ne tient pas, pas seulement parce que le gender serait une pure construction, mais tu ne peux être totalement pyrrhonienne et sceptique d’un côté, et totalement dogmatique dans tes sources. » Mais les gens qui suivent Judith Butler trouvent sa démarche tout à fait rationnelle. Je suis d’accord que ce sont là des jugements, mais on me pardonnera si on veut. Pour moi, c’est une question essentiellement heuristique : il y a de très bonnes raisons, quand on analyse un raisonnement, de ne pas arriver avec ses propres convictions, mais à moment donné, on a aussi le droit de dire : « ça suffit ! ». Surtout avec nos contemporains.

Mots. Les langages du politique : Dernier point, quelles relations peut-on établir entre le raisonnement par autorité tel que vous l’analysez, en termes de crédibilité des sources, et la doxa ? Ah oui, là, c’est le moment de sortir Aristote ! Voici mon point de départ : si vous recherchez doxa sur Google, vous vous retrouvez avec 50 000 occurrences toutes récentes et vous n’auriez jamais obtenu ce résultat il y a vingt ans. Beaucoup de mots de l’ancienne rhétorique sont passés dans le langage courant ; par exemple, si je parle de la « doxa néolibérale », c’est tout à fait limpide aujourd’hui, tout le monde comprend même des mots comme « topos » ou « oxymore ». Pourquoi tous les mots d’Aristote sont-ils ainsi revenus ? Sans doute parce que les grands systèmes dogmatiques, totalitaires, ayant disparu, nous sommes dans un système médiatique où il y a, certes, beaucoup de bavardage, en tout cas beaucoup d’opinion publique. Mais surtout parce qu’Aristote a compris il y a vingt-cinq siècles quelque chose d’essentiel, qui est ce que, plus tard, les néoplatoniciens qui se sont emparés de son œuvre ont classé dans l’Organon : d’une part, il existe des raisonnements classés dans les Analytiques qui sont de type syllogistique. Seulement Aristote constate que ce sont des raisonnements qui n’ont pas beaucoup d’usages dans la pratique ordinaire de la vie, car j’y fais généralement des raisonnements qui n’ont pas un caractère apodictique : si un étudiant me demande s’il doit accepter un job à Toronto, je fais uniquement un raisonnement doxique, parce que je ne vois pas comment je pourrais établir une démonstration sur ce sujet. Cela rappelle la question « Dois-je me marier ? » dans Rabelais : pour y répondre, Pantagruel va consulter les autorités dogmatiques, qui lui donnent des réponses de plus en plus contradictoires… ou les philosophes, dans le Mariage forcé de Molière, qui ont une position tout à fait analytique mais strictement inapplicable.

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Et ce que nous avons vu revenir il y a vingt ans, ce n’est pas seulement le mot doxa, c’est une expérience collective qui caractérise notre société dans sa singularité : nous vivons dans une société de négociation de la différence, dans laquelle chacun essaie de s’expliquer avec des gens qui ne sont pas d’accord avec lui… sans penser qu’il peut faire appel à un dieu qui va descendre sur un nuage pour lui donner raison : nous ne sommes plus dans des dispositifs dogmatiques. Et le plus grand livre d’Aristote, celui qui peut nous servir vingt-cinq siècles plus tard, c’est la Topique, série de schémas qu’un groupe humain peut utiliser plus souvent qu’un autre. Par exemple, si je vous dis : « Il n’est pas étonnant que les humains aient beaucoup de peine à croire la vérité, eux qui croient si facilement des mensonges », c’est une affirmation qui n’est pas « vraie » au sens où elle n’est pas démontrable, mais elle n’est pas totalement absurde parce qu’elle est fondée sur un lieu commun qui oppose des contraires. Cela répond à un schéma irréductible de la doxa. Or nous sommes dans une société où nous produisons en permanence des jugements doxiques : c’est ce que je fais pour savoir ce que je dois penser de la politique de Manuel Valls ou de n’importe quelle décision politique…

Mots. Les langages du politique : Est-ce que cela signifie que du fait du déclin des idéologies, on assisterait au retour de ce qu’Aristote appelait des « lieux communs » au détriment des « lieux spécifiques » ? En effet, car désormais, tout ce qui a été décrit par les sociologues comme la « sphère publique », l’Öffentlichkeit de Habermas, a pris une importance considérable, tandis que s’effaçait le privilège positiviste des secteurs spécialisés, où règnent des savoirs ésotériques, qui fonctionnent à l’intérieur d’une communauté (même si leur réfutation, sur le mode poppérien, peut emprunter à la rhétorique…). Donc, d’une part, il existe en effet des lieux fondés sur des disciplines qui ont un coût d’acquisition considérable et qui sont liés à des communautés qui se comprennent (et l’étude de ces lieux est l’affaire des historiens des sciences et des épistémologues), et d’autre part, on observe une reprise en charge de la sphère publique et cela, c’est notre objet à nous, lexicologues, analystes de discours, sociologues, historiens de la culture… qui avons des instruments d’analyse différents, mais qui, tous, nous intéressons aux lieux communs. Encore une fois, la première question à se poser avant de porter un jugement, c’est de se demander comment ça marche. C’est tout le problème de l’argument d’autorité : avant de se dire « ce n’est pas bien », « il faut penser par soi-même », « il faut douter de tout »…, notre première tâche en tant que chercheurs intéressés par les humanités ou analystes du discours, c’est d’observer le monde, de voir comment s’échangent des raisons, des raisons bonnes ou moins bonnes, leurs mécanismes et leur combinatoire. Et en effet, à côté de ces gros dispositifs qu’étaient les idéologies et qui aujourd’hui ne s’expriment plus qu’aux extrêmes, on trouve un « marais » considérable, dans lequel la sphère publique fonctionne à la doxa. Avant de dire si nous sommes d’accord ou pas, il nous faut avant tout décrire les raisonnements. L’opération de description est première, elle est aussi primordiale.

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NOTES

1. Discours d’autorité. Des discours sans éclat(s) ?, dossier coordonné par M. Monte et C. Oger, Mots. Les langages du politique, no 107, mars 2015. 2. M. Angenot, Rhétorique de la confiance et de l’autorité, Discours social, vol. 44, Montréal, Université McGill, 2013, http://marcangenot.com/wp-content/uploads/2013/05/ argument-dautorité.pdf (consulté le 17 décembre 2015, de même que les autres textes en ligne mentionnés dans cet article). 3. C. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation [1958], Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2008. 4. Journée d’étude autour de Pierre-André Taguieff, organisée le 19 mai 2009 par les équipes du GRAL (Groupe de recherche en rhétorique et en argumentation linguistique) et du CIERL (Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité) de l’Université Libre de Bruxelles, dans le cadre du séminaire en rhétorique sur les « Théories du complot et leur puissance persuasive ». 5. Journées d’études « Perelman aujourd’hui », organisées conjointement par la chaire James McGill d’études du discours social (Université McGill, Montréal) et la chaire de recherche du Canada en rhétorique (Université du Quebeć à Trois-Rivières), 18-19 octobre 2012. 6. M. Angenot, 2012, Le rationnel et le raisonnable. Sur un distinguo de Chaïm Perelman, Discours social, vol. 42 (http://marcangenot.com/w p-content/uploads/ 2012/07/rationnel-et-raisonnable-titres.pdf). 7. M. Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Fayard / Mille et une nuits, 2008. 8. Angenot Marc, 2010, « Rupture avec le capitalisme ». Le discours socialiste français, 1971-1981 : contexte historique, croyance et décroyance, Notes pour le colloque « Amnésies françaises », Lille III, mai 2010, Discours social, Cahier hors-série (http:// marcangenot.com/wp-content/uploads/2011/12/Rupture_avec_le_capitalisme.pdf) 9. M. S. Christofferson, 2014, Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France, 1968-1981, Marseille, Agone, trad. de l’anglais par A. Merlot [titre original : French intellectuals against the Left. The Antitotalitarian Moment of 1970s, Oxford, New York, Berghahn Books, 2004. 10. M. Angenot, 2004, Rhétorique de l’anti-socialisme. Essai d’histoire discursive, 1830-1917, Presses Université Laval. 11. Note de la rédaction : cet entretien a été réalisé en juillet 2014. 12. R. Boudon, Pourquoi les intellectuels n’aiment pas le libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2004. 13. J. Butler, 2005, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, trad. C. Kraus [titre original : Gender Trouble, Feminism and the Subversion of Identity, Londres, Routledge, 1999].

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AUTEURS

MARC ANGENOT Université McGill, Montréal

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Compte rendu de lecture

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ALDUY Cécile, WAHNICH Stéphane, 2015, Marine Le Pen prise aux mots Paris, Le Seuil, 311 pages

Émilie Née

RÉFÉRENCE

ALDUY Cécile, WAHNICH Stéphane, 2015, Marine Le Pen prise aux mots, Paris, Le Seuil, 311 pages

1 Alors que le discours politique est l’objet privilégié, l’objet « noble », presque naturel de l’analyse de discours française (du côté de la lexicologie comme de la rhétorique), peu de chercheurs se sont penchés sur les discours des dirigeants du Front national1. Et pourtant, comme l’indique Cécile Alduy en ouverture de Marine Le Pen prise aux mots, l’histoire du Front national « c’est aussi, fondamentalement, une histoire de mots » (p. 14). Ce paradoxe s’explique si l’on considère le discours frontiste, dans le champ du discours politique, comme un objet dont l’étude est périlleuse, parce qu’il interpelle et provoque la subjectivité du chercheur et qu’il l’oblige par là à se positionner par rapport aux questions de neutralité et d’engagement scientifique2. Le choix d’un tel objet peut d’ailleurs s’apparenter à un geste militant. L’écueil en s’attaquant à l’analyse du discours frontiste est alors de glisser de l’analyse dépassionnée au commentaire politique chargé d’affect3. Si un tel discours peut être considéré comme un objet scientifique sensible et piégé, il n’en demeure pas moins un objet que l’analyse de discours se doit d’étudier4.

2 C’est ainsi avec intérêt qu’on avait pu lire l’ouvrage Le Pen, les mots. Analyse de discours d’extrême droite, paru en 1997 (M. Souchard, S. Wahnich, I. Cuminal et V. Wathier) qui, de manière accessible, rigoureuse tout en étant engagée, passait au crible le discours de Jean-Marie Le Pen. Le citoyen en quête d’outils pour comprendre les ressorts et le succès du discours frontiste se réjouira aujourd’hui de l’existence de l’ouvrage de Cécile Alduy et Stéphane Wahnich, qui propose une abordable et éclairante analyse des discours de l’actuelle présidente du Front national. Le chercheur accoutumé aux

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précautions méthodologiques et aux analyses toujours précises lui réservera un accueil peut-être plus mesuré.

3 Il y a évidemment une parenté entre ces deux monographies – au-delà d’une parenté auctoriale, S. Wahnich ayant participé aux deux ouvrages. C. Alduy et S. Wahnich reprennent la méthodologie présentée dans Le Pen, les mots, en proposant une analyse sur corpus (« plus de 500 textes » [p. 27] de Jean-Marie Le Pen et Marine Le Pen réunis, allant de 1987 à 2013 inclus) et une analyse de discours outillée5. Malgré cette tentative d’objectivation des discours, Marine Le Pen prise aux mots se donne à lire à son tour comme un essai grand public plutôt que comme un ouvrage scientifique6, ce qui tient aux objectifs affichés ou perceptibles des deux auteurs : il s’agit tout autant de déconstruire le discours frontiste que de le miner et de donner au citoyen des clefs pour s’en désolidariser ou pour le contrer. La parenté entre les deux ouvrages s’arrête là. L’intention militante des deux auteurs peut ici s’incarner dans des formulations évaluatives ou axiologiques parfois proches du commentaire journalistique, lesquelles s’entremêlent aux analyses sans qu’on y prenne toujours garde7. On ressent aussi à la lecture de ce nouvel opus un sentiment d’urgence, qui s’accompagne par moments d’approximations ou d’inexactitudes, la première victime étant justement la méthode convoquée par les auteurs, l’analyse de discours outillée. On regrette par exemple l’utilisation sans grande prudence de la notion de « corpus de référence » (p. 25), le positionnement de l’analyste de discours comme décodeur d’un « sens caché » (ibid.) ou encore la dénomination « logiciel de lexicologie » pour « logiciel de lexicométrie (ou de statistique textuelle) » (p. 276).

4 Malgré ces défauts et maladresses, Marine Le Pen prise aux mots n’en demeure pas moins une monographie intéressante dont on relèvera dans ce compte rendu les principaux apports pour l’analyse du discours politique.

5 Les deux auteurs prennent comme point de départ le constat de nombreux commentateurs politiques, « la stratégie de “dédiabolisation” engagée par la nouvelle présidente du Front national depuis 2001 » (p. 15), pour interroger précisément l’évolution (ou non) du discours frontiste et de ses stratégies : « Est-ce pour autant que le sens et le contenu de l’offre politique du Front national ont changé ? Au-delà du toilettage lexical, le discours de la fille est-il si différent de celui du père ? Et doit-on parler d’aggiornamento idéologique ou de changements purement cosmétiques ? » (ibid.). Trois chapitres répondent à cette problématique, qui correspondent à autant d’éclairages sur le discours de l’actuelle dirigeante du parti d’extrême droite. C’est d’abord une plongée dans les « mots » de Marine Le Pen que proposent les auteurs. Une analyse sémiologique vient ensuite éclairer le lecteur sur la conception du monde qui préside à ce discours. La dernière partie de l’ouvrage met ces analyses en regard de la réception favorable du discours frontiste tel qu’il est énoncé par la nouvelle dirigeante.

Lexicologie politique

6 Le premier chapitre de cet ouvrage (« Les mots »), rédigé par C. Alduy, est celui sans doute qui intéressera le plus les lecteurs de la revue Mots. Les langages du politique, en particulier les spécialistes de lexicologie politique et d’analyse de discours outillée. Une comparaison des thématiques politiques de Marine Le Pen et de Jean-Marie Le Pen est d’abord effectuée, qui prend pour observable le lexique nominal – lequel peut renvoyer à des concepts politiques – et son environnement cotextuel. Cette comparaison permet

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de mettre au jour plusieurs stratégies discursives de Marine Le Pen réunies sous l’expression « offensive sémantique » (p. 90)

7 Les inventaires distributionnels permettent d’abord à C. Alduy de faire voir plusieurs évolutions qui se manifestent soit par la réorientation de thèmes présents dans le discours frontiste, soit par l’introduction de nouveaux thèmes. On retiendra des analyses un investissement bien plus important de la thématique économique par Marine Le Pen – « le tropisme économique » (p. 34) –, qui est en partie lié au contexte économique qui marque les années 2010. En parlant d’économie, le discours de Marine Le Pen se pare d’un vocabulaire traditionnellement de gauche – et l’accapare. Dans le même temps, l’analyse des mots de Marine Le Pen révèle un « virage étatique » qui passe par l’emploi « resémantisé » du terme politique État, lequel concurrence ou se confond avec le terme nation : Marine Le Pen « change par là même la structure et la valence du discours frontiste sur l’État pour faire de ce dernier le pilier central et unifié de son projet de redressement économique, social et national. » (p. 43).

8 Pour autant, les réseaux lexicaux qui se dessinent autour du vocabulaire de Marine Le Pen (calcul des cooccurrences)1 semblent indiquer une permanence du discours frontiste sur certains thèmes privilégiés (le nationalisme, l’identité nationale et l’immigration). Ce qui est nouveau, c’est en fait la manière dont s’énonce ce discours – C. Alduy montre que la présidente du Front national tient un double discours – et la conception du monde auquel il est adossé. Les analyses de l’emploi du terme immigration sont à ce titre éclairantes. D’un côté, on retrouve dans le discours de Marine Le Pen des associations présentes dans celui de Jean-Marie Le Pen comme « l’équation “immigration = chômage = insécurité” » (p. 78). Dans le même temps, le discours sur l’immigration de Marine Le Pen est édulcoré, allégé des images violentes chères à la rhétorique Jean-Marie Le Pen – « immigration-invasion » (p. 80) par exemple – ainsi que des aspects racialisés que l’on retrouve ailleurs dans le corpus frontiste. Enfin, la prise en compte d’une variable générique (discours, interviews, etc.) permet à C. Alduy de faire voir que le cotexte d’immigration dans les discours de l’actuelle dirigeante du Front national change selon les destinataires : « tandis que les discours destinés à “la base” reproduisent les lieux communs polémiques du père, Marine Le Pen s’efforce de déplacer la discussion vers un terrain strictement économique lors des interviews dans les médias nationaux » (p. 83). Enfin, la lecture des énoncés de Marine Le Pen fait voir que dans la conception du monde qui s’en dégage, le thème de l’immigration n’occupe pas tout à fait la même place : « De cause originelle de tous les maux qu’elle était chez le père, l’immigration est devenue chez Marine Le Pen l’instrument d’une autre puissance maléfique, le “mondialisme”, qu’elle tire du côté de l’anticapitalisme. » (p. 89)

9 Ce que révèle alors l’analyse du discours politique de Marine Le Pen, c’est le déploiement de stratégies sémantiques, énonciatives et rhétoriques visant à renouveler la forme du discours frontiste et à en faire oublier le fond. Ce fond est néanmoins toujours présent, ce sur quoi les deux auteurs insistent tout au long de l’ouvrage. Le discours de Marine Le Pen met notamment en œuvre un « piratage lexical et conceptuel » efficace, qui se manifeste par l’emprunt à d’autres formations politiques de mots et de concepts (état, laïcité ou mondialisme, par exemple) et par leur resémantisation. Une autre caractéristique saillante de ce discours c’est l’euphémisation, qui opère au moyen de plusieurs procédés langagiers – par exemple,

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l’atténuation voire le gommage du lexique évaluatif ou affectif et de la violence typiques des discours de Jean-Marie Le Pen.

10 Lissé, ses contours et ses formes renouvelés, le discours frontiste tend par ces procédés à se normaliser. Et C. Alduy de soulever un paradoxe : « l’extrémisme se cache à présent sous les traits de l’euphémisme » (p. 117).

Un récit intelligible et cohérent pour comprendre un monde devenu complexe

11 Le deuxième chapitre, écrit à nouveau par C. Alduy, fait entrer un peu plus le lecteur dans les formes et structures du discours frontiste. « Sémiologie et mythologie » interviennent comme « outils propres à décrypter les récits implicites qui structurent la Weltanschauung lepéniste et son style propre […] » (p. 121). C. Alduy paraît plus à l’aise dans la présentation de cette exégèse dont on retiendra pour l’essentiel la capacité du discours frontiste « à offrir un modèle d’intelligibilité du monde » (p. 120) à partir d’une accumulation et d’une diversité d’actualités et de données – politiques, sociales, économiques. L’offre de ce discours, c’est en fait « un ensemble d’archétypes narratifs [les “mythèmes”] et de figures légendaires à forte valeur symbolique » permettant d’articuler « en un récit cohérent les fragments épars d’un monde contemporain dont les clés nous échappent [en les reliant] à un passé collectif structurant » (p. 120). Ces « mythèmes transhistoriques » (p. 122) réunissent tout à la fois l’Âge d’or regretté et l’apocalypse redoutée, les mythes politiques du Peuple, du Chef, de l’Unité ou encore du Complot, puis les mythes bibliques et religieux du Diable, du Prophète et de la Croisade. Le récit construit par le discours de Marine Le Pen tire sa force de la permanence de ces mythèmes qu’il articule, de leur caractère universel – ils ne sont pas le produit de l’extrême-droite – et de la simplification d’un monde complexe qu’il propose. De surcroît, « quelle que soit leur valeur de véridicité, ces récits créent une “communauté imaginaire” (autre nom de la nation selon Benedict Anderson) où le langage offre un capital identitaire compensatoire là où l’action politique n’offre que peu d’espoir » (p. 123).

Les raisons d’une réception favorable du discours frontiste

12 Ce peu d’espoir offert par les autres discours politiques semble participer justement au succès de celui de Marine Le Pen. S. Wahnich, dans un dernier chapitre, livre un certain nombre d’éléments permettant d’expliquer la dynamique actuelle du Front national et la réception favorable des discours qu’il énonce. Selon l’auteur, le succès de ce courant tient à la fois à « la situation économique et sociale, [au] manque de réponses appropriées des autres partis politiques aux demandes de l’électorat, mais aussi [au] discours des médias et [à] l’émergence d’un courant frontiste » (p. 188). Ainsi que l’indique l’auteur, « le vote du Front national semble être d’abord l’expression d’une fragilisation sociale » (p. 189). Ce phénomène semble interagir avec une logique géographique : plus on s’éloigne des centres-villes, plus le sentiment de déclassement s’accroît, « plus on a tendance à accorder sa voix au parti de Marine Le Pen » (p. 191). Ce vote est aussi favorisé par l’absence de discours explicatifs de la part des autres

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partis politiques, en particulier sur le sujet de l’immigration, et par les discours proposés par ces mêmes partis, qui écornent une certaine conception du politique et des valeurs républicaines. On lira notamment avec intérêt l’analyse qui est proposée du discours de Jean-Luc Mélenchon puis de la banalisation de la violence en politique. Enfin, la contribution de S. Wahnich insiste, à partir de données chiffrées (nombre d’occurrences dans les archives de l’INA), sur la place accrue que les médias télévisés et radiophoniques accordent au discours de Marine Le Pen et montre que la présence médiatique de la présidente du Front national tend, comme son discours, à se normaliser. Ainsi, commente l’auteur, « force est de reconnaître que Marine Le Pen est particulièrement bien accueillie dans les médias […] » (p. 231).

13 Si les pistes de réflexion de S. Wahnich sont intéressantes, on regrettera dans ces dernières pages l’absence d’une enquête sociologique approfondie auprès de l’électorat du Front national1. Plusieurs des analyses proposées se confondent aussi avec la synthèse de travaux existants ou avec les points de vue de l’auteur et, de fait, dessinent à grands traits des dynamiques dont on aura pu lire ailleurs des descriptions plus fines et abouties2.

14 Malgré ces quelques réserves, nous conseillons la lecture de l’ouvrage Marine Le Pen prise aux mots : parce qu’il comporte des analyses utiles au lecteur, constituant par là une bonne entrée en matière dans le discours contemporain du Front national, mais aussi parce qu’il ouvre plusieurs pistes intéressantes pour l’analyse du discours frontiste et, plus largement, l’analyse du discours politique – parmi elles, l’euphémisation, le piratage lexical et la resémantisation de concepts politiques, le polymorphisme d’un discours qui semble s’adapter à tout type de destinataires et de lieux d’énonciation. Gageons aussi que cette nouvelle étude nous invite, analystes de discours, à regarder de plus près, avec l’œil du scientifique, le discours du Front national.

NOTES

1. Plusieurs études ont en revanche porté sur la presse d’extrême droite (voir par exemple les travaux déjà anciens de J.-P. Honoré : « La hiérarchie des sentiments. Description et mise en scène du Français et de l’immigré dans le discours du Front national », Mots, no 12, p. 129-157 et « Jean-Marie Le Pen et le Front national (description et interprétation d’une idéologie identitaire) », Les Temps Modernes, no 465, p. 1843-1871). 2. Ces questions complexes de neutralité et d’engagement du chercheur en analyse du discours ont été abordées récemment de manière tout à fait intéressante dans le numéro 11 – Analyses du discours et engagement du chercheur de la revue électronique Argumentation et Analyse du Discours (R. Koren éd., 2013 [en ligne], http://aad.revues.org/1515). 3. La sociologie politique a d’ailleurs déjà posé quelques jalons (voir par exemple J. Le Bohec, « Introduction », Sociologie du phénomène Le Pen, Paris, La Découverte, 2005, p. 6-7) sur les difficultés que pose un tel objet de recherche.

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4. S. Bonnafous et P. Taguieff soulignaient déjà, en 1986, l’urgence et la difficulté d’un tel travail de recherche (« Avant-propos », Mots, no 12, Numéro spécial. Droite, nouvelle droite, extrême droite. Discours et idéologie en France et en Italie, p. 5-6). 5. Les auteurs utilisent deux outils, le logiciel de statistique textuelle Hyperbase, créé en 1989 par Étienne Brunet (laboratoire Bases, Corpus, Langage, UMR 7320, Université de Nice-Sophia Antipolis) et le logiciel de dépouillement terminologique et d’analyse morpho-syntaxique Termino, développé au Centre d’analyse de textes par ordinateur par Sophie David et Pierre Plante (1990, Université du Québec, Montréal). 6. Nous pensons à titre de comparaison à l’étude très fouillée et astucieuse de D. Mayaffre sur les discours de Nicolas Sarkozy : Mesure et démesure du discours. 2007-2012, Paris, Presses de Sciences Po, 2011. 7. Par exemple : « Avec une désinvolture surprenante [nous soulignons], Marine Le Pen ne reproche qu’une erreur de communication… » (p. 16), ou encore « Marine Le Pen entretient en effet sciemment [nous soulignons] la confusion… » (p. 44). 1. Méthode aujourd’hui éprouvée en statistique textuelle, le calcul des cooccurrences permet de travailler sur des récurrences cotextuelles et, par là, sur la dimension syntagmatique et associative du discours. Sur le calcul et les principes de cette méthode, voir P. Lafon, « Analyse lexicométrique et recherche des cooccurrences », Mots, no 3, 1981, p. 95-148. 1. Une enquête à partir d’entretiens auprès des électeurs frontistes a permis, par exemple, à J. Blondel et B. Lacroix de montrer « l’étonnante diversité des façons [pour les électeurs en question] de justifier le vote en faveur du FN » […], « la complexité des raisons qui conduisent des gens différents à recourir, dans une conjoncture particulière, à une même marque électorale » (« Pourquoi votent-ils Front national ? », N. Mayer, P. Perrineau éd., Le Front national à découvert, Paris, Presses de la FNSP, 1989, p. 150-170, p. 151). Nous remercions Denis Barbet pour cette référence toujours d’actualité. 2. Voir par exemple le récit sociologique de D. Eribon, Retour à Reims, Paris, Flammarion, III, 2009, p. 126-160 et, plus récemment, l’ouvrage de C. Braconnier, N. Mayer, Les inaudibles. Sociologie politique des précaires, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.

AUTEURS

ÉMILIE NÉE Céditec – UPEC

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