LE LAI DE L'ombre Piiy-En-V«|«Y U Imprimerie Pejrriller, R.Nchon Et Gamoti
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co^^ HANDBOUND AT THE UNIVERSITY OF / TORONTO PRESS ^If^ J^ SOCIETE 0B8 ANCIENS TEXTES FRANÇAIS \ LE LAI DE L'OMBRE Piiy-en-V«|«y U _ Imprimerie Pejrriller, R.nchon et Gamoti. 'v^s LE LAI DE L'OMBRE JEAN RENART PUBLIE PAK Joseph BEDIER cv-»-^^ ^<fq^^ PARIS LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET C- RUE JACOB, 56 M DCCCCXIII V y I Publication proposée à la Société le 22 novembre 191 1. Approuvée par le Conseil dans sa séance du 17 mai 1912, sur le rapport d'une Commission composée de MM. P. Meyer, M. Roques et A. Thomas. Commissaire responsable : M. P. Meykr. PO \^13 A MONSIEUR Ernest LAVISSE DE L ACADEMIE FRANÇAISE HOMMAGE DE VIVE GRATITUDE Joseph BEDIER INTRODUCTION I. — Analyse du poème Dans la cour d'un château, assis sur la margelle d'un puits, un jeune chevalier implore sa dame. Il l'aime, elle ne l'aime pas, ou plutôt elle doute en- core si elle l'aime et se défend de l'aimer. Par une ruse de guerre, il a réussi à lui passer au doigt un anneau. Elle lui ordonne de le reprendre ; lui, la supplie de le garder. Enfin, quand il a compris que sa prière restera vaine : « Soit! rendez-le moi. » Il prend l'anneau et le regarde doucement : « Certes, dit-il, l'or n'en est pas noirci pour avoir été à votre doigt. » Elle sourit, croyant qu'il va le remettre au sien. Mais il fit alors chose très sage, d'où bientôt lui viendra une grande joie. Il s'ac- couda sur le puits, où l'eau claire et peu profonde reflétait l'image de sa dame : « Sachez, fait-il, que je ne remporterai pas cet anneau ; mais ma douce II INTRODUCTIOr^ Ê amie l'aura, celle que j'aime le plus après vous. — Dieu! » dit-elle, toute surprise, « nous sommes seuls ici ; où l'aurez-vous si tôt trouvée ? — Très tôt, tout près. — Où donc? — Voyez-la, votre belle ombre, qui l'attend. » Il prend l'annelet et le tend vers l'ombre : <f Tenez, ma douce amie : puisque ma dame n'en veut pas, vous du moins vous le prendrez bien, et sans querelle. » A la chute de l'anneau, l'eau se troubla un peu, et, quand Tombre se desjist : « Veés, fait il, dame, or l'a pris. » Et la dame, enfin touchée et coquette encore, lui donne à son tour son propre anneau : « Beau doux ami, recevez-le; je vous le donne comme votre amie. Vous ne l'aimerez pas moins que le vôtre, encore qu'il soit moins beau. » Ainsi conte notre poète, Jean Renart : La Fon- taine eût-il conté mieux, avec plus de grâce et de sobriété? Mais La Fontaine, j'imagine, eût estimé que cette historiette, tendre et spirituelle, et plus spirituelle que tendre, se suffisait à elle-même, n'avait pas besoin d'être longuement préparée. Telle qu'on vient de la lire, c'est la plus menue des légen- des d'amour, mais non la moins exquise. A quoi bon l'allonger? Qu'importent les aventures passées des amants, s'ils en eurent? Ils ne s'animent qu'à l'ins- tant précis où le chevalier tend l'anneau vers le puits ; et, sitôt que l'anneau choit, leur brève des- tinée s'achève; en même temps que l'eau qui se ride efface l'image de la dame, la dame elle-même s'évanouit aux regards, et son chevalier avec elle. Entre tous les amants que célébrèrent les poètes, ceux-ci sont des éphémères, et Ton serait donc tenté de louer un conteur qui viendrait droit à la ANALYSE DU POÈME UI scène de l'anneau et de l'ombre pour ne traiter qu'elle seule. Au contraire, avant d'y venir, Jean Renart, ali- gnant les vers par centaines, a tenu à rapporter tout au long les incidents qui l'ont précédée, le dialogue du chevalier qui supplie, de la dame qui se défend. C'est à ce dialogue qu'il a mis tout son effort, et le don de l'anneau à l'ombre n'est rien pour lui qu'un « mot de la fin ». Le bien amener, c'est-à-dire analyser d'abord par le menu les ma- nœuvres galantes du soupirant, les tours et les dé- tours de sa stratégie, donner un exemple et un modèle de conversation courtoise, tel fut son des- sein, et par là son poème appartient surtout, peut- on dire, au genre didactique. Comme le Lai du Conseil ou le Donnei des Aman:{, on doit le ranger dans la classe des « enseignemenz » et des « chas- tiemenz », parmi ces traités qui prétendent donner aux gens du bel air des leçons de maintien et de bienséance et des formulaires de conversation amoureuse. Or, c'est là le genre ennuyeux par excellence, comme le prouvent les écrits d'un André le Chapelain, par exemple, ou d'un Robert de Blois. Mais il y a le tour de main. A vouloir « prépa- rer » la jolie anecdote du Lai de L'Ombre, un lourd scolastique comme André le Chapelain, un « pédant à la cavalière » comme Robert de Blois l'eussent gâchée. Admirons au contraire, en cette entreprise difiicile, l'adresse de Jean Renart. Quelques vers lui ont suffi à présenter son héros, son héroïne. Qui est-il? Le chevalier le plus cour- tois du royaume et le plus preux, débonnaire à IV INTRODUCTION l'hôtel, rude au tournoi, très semblable, cela va de soi, à Monseigneur Gauvain. Qui est-elle? La dame la plus courtoise du royaume et la plus sage, mariée d'ailleurs (pour le dire en passant), bref « le rubis de toutes beautés ». Or le plus courtois des chevaliers va rendre visite à la plus courtoise des dames. C'est par un clair matin d'été ; il chevauche vers elle, escorté de trois compagnons jeunes comme lui, comme lui couronnés de pervenches et parés de manteaux d'écarlate. Leurs gais propos sur la route, le remue-ménage de leur arrivée au château, jusqu'à la salle jonchée d'herbes et de fleurs; l'émoi de la châtelaine, à la nouvelle de leur venue : surprise à sa toilette, mais vite apprêtée, elle vient vers son hôte, le prend en riant par la main, et son chainse blanc, délié, traîne après elle sur les joncs menus... ce n'est, en quelques traits, que la mise en scène rapide, légère, adroite, d'une visite. La visite imprévue, tel pourrait être aussi bien le titre du poème. Mais — ce qu'il faut bien mettre en relief, car c'est ici l'invention essentielle, — le visiteur est pour celle qu'il visite un étranger, presque un inconnu. Jean Renart aurait pu feindre que depuis des années son héros aime la dame, se dévoue pour elle, souffre pour elle, et qu'elle le sait.Tout au contraire, il a imaginé qu'elle ne le con- naît que « par oïr dire » (v. 295), et lui (v. i3o), ne la connaît que de vue. Il vient pourtant, bien dé- cidé à la requérir d'amour. Il vient, il voit, il vain- cra, le tout dès ce « premerain parlement », en une seule visite, et la prétention du poète est que cette victoire apparaisse à tous les yeux comme une chose ANALYSE DU POÈME V juste, nécessaire, et que « raison » avoue : si la dame se rend, c'est qu'elle le doit '. Prétention hardie, ou plutôt véritable gageure. Le chevalier n'a d'autres armes que ses « beaus moz plesanz et polis » (v. 646) : un seul propos dis- courtois, une seule dissonance, et la gageure est perdue; perdue de même, si la dame riposte mol- lement. Mais par là, pour avoir spirituellement mis contre lui ces difficultés et pour avoir joué le franc jeu, Jean Renart a obtenu que le dialogue des deux amants, ou, pour mieux dire, des deux adversaires, ne ressemble pas aux formulaires d'un André le Chapelain. C'est une vraie passe d'armes, animée, ardente, dont chaque péripétie pique notre curiosité; car nous savons l'enjeu, et nous sommes les juges du camp. A vrai dire, lecteurs modernes, nous sommes mauvais juges pour que Jean Renart ait osé trai- ; ter de la sorte son sujet, il faut qu'il ait escompté la faveur et comme la complicité d'un public très spécial, très préparé : public de jeunes seigneurs et de jeunes femmes, sans doute assez ressemblants aux personnages de son lai, cercle étroit de « ceux qui chantent et lisent d'amors » (v. 5oo), de « fins amanz bien appris », tout imprégnés des doctrines des troubadours, habiles aux subtilités des « de- mandes d'amour » et des « jeux partis », bons con- I. Elle le dit en propres termes (v. 924) : « Or ne li dot je ne ne puis Plus veer le don de m'araor. Ne sai por qoi je li demor : Onques hom si bien ne si bel Ne conquist amor par anel Ne miex ne dut avoir amie. » VI INTRODUCTION naisseurs des romans de Chrétien deTroyes. L'es- prit du Lai de l'Ombre^ c'est ce qu'en d'autres temps on appellera euphuisme, ou marinisme, ou marivaudage : pour le goûter, il faut être initié. Ceux-là seuls sauront s'y plaire qui se plaisent aussi aux madrigaux de Voiture ou aux Maximes d'amouj' de Bussy-Rabutin. Ces « chambres des dames » que Joinville et le bon comte de Soissons regrettaient si fort pendant la bataille de Mansou- rah eurent leurs précieux aussi bien que les ruelles d'Arthénice et de Climène. Le Lai de l'Ombre noMs permet de les entrevoir : c'est ce qui en fait surtout le charme et le prix.