1988 : dans la roue d'

JOHNNY RIVES

1988 : dans la roue d'ALAIN PROST

CALMANN-LÉVY ISBN 2-7021-1755-4 @ CALMANN-LÉVY 1988 Imprimé en France AVANT-PROPOS Une trajectoire exceptionnelle

Jusqu'en 1980, malgré la passion et la volonté de Jean Behra, Maurice Trintignant, Jo Schlesser, Jean-Pierre Beltoise, Johnny Servoz-Gavin, François Cevert, Henri Pescarolo, Jean-Pierre Jarier, Patrick Depailler, Jacques Laffite, Jean-Pierre Jabouille, René Arnoux, Patrick Tam- bay et Didier Pironi, le palmarès des pilotes français en championnat du monde de FI était modeste. Alors vint Alain Prost. A l'issue de son premier Grand Prix, en Argentine, il se classa sixième, marquant son tout premier point au cham- pionnat. Personne n'imaginait l'exceptionnelle carrière qui l'attendait. Il n'était pas le premier à provenir des formules de promotion auréolé d'une brillante réputation. Clark et Stewart, avant lui, avaient confirmé en Grand Prix de flatteurs débuts. La recette n'était pas infaillible : le talent de ne s'était épanoui qu'en Formule 1 après des débuts besogneux. A l'inverse, de brillants espoirs comme Peter Arundell, ou Roy Pike, n'avaient pu confirmer leurs promesses. Prost avait payé de sa personne son billet d'entrée en Formule 1. L'équipe McLaren n'appartenait pas encore à . Elle cherchait un pilote pour conduire sa deuxième voiture au Grand Prix des États-Unis 1979, sur le circuit des Watkins Glen. Prost brûlait d'impatience de débuter en Fl. A la surprise générale, il avait refusé de jouer les remplaçants au pied levé. Mais, habile diplomate, il y avait mis la manière. Il n'avait qu'une relative confiance en cette équipe. Plutôt que d'effectuer une tentative publique aux répercus- sions incertaines, Prost avait suggéré à Teddy Mayer, directeur de McLaren : « Pourquoi ne pas juger mes capacités lors d'une séance d'essai privée ? » Ainsi évitait-il le piège d'une contre-performance tout en donnant de lui l'image flatteuse d'un garçon réfléchi. Teddy Mayer fut étonné par un tel sang-froid. L'essai eut lieu. Avec succès. Mais pas de la manière qu'imaginait l'ambitieux candidat. Il dut affronter un adversaire jeune et ambitieux comme lui : l'Américain Kevin Cogan. Toutefois, la confrontation se présentait à son avantage : sur le circuit Paul-Ricard, entre Marseille et Toulon. Un terrain qu'il connaissait parfaitement depuis quatre ans, après y avoir gagné la finale du Pilote Elf, et disputé avec succès nombre d'épreuves de promotion. Cogan n'y avait jamais mis les pieds. Prost lui tourna littéralement autour, enlevant sans surprise la place de pilote de Grand Prix auprès du vétéran John Watson. Il avait eu une autre opportunité de débuter en Fl à la fin de 1979. Celle-là, il ne l'aurait pas différée comme il l'avait fait pour McLaren. A l'issue de la première séance d'essai du Grand Prix du Canada, Lauda avait pris la soudaine décision d'interrompre sa carrière. Prost, qui venait d'être couronné champion d'Europe en Formule 3, avait effectué le déplacement pour établir des contacts. Protégé d'Elf, il fut proposé à , patron de Brabham, pour remplacer Lauda auprès du jeune Piquet. Mais Ecclestone avait déjà un accord avec l'Argentin Zunino, essayeur et remplaçant officiel dans son équipe. C'est ainsi qu'à la course suivante, Prost, demeuré libre, entama ses pourpar- lers avec McLaren... Depuis longtemps, il était impatient de débuter chez les « grands ». Au cours de son adolescence, il avait fait une brillante carrière en karting, et cela l'avait amené à se mesurer à Cheever, De Angelis et Patrese, qu'il devait retrouver à l'échelon suprême. A vingt ans, il avait tenté sa chance au Pilote Elf. C'était en 1975. L'école de pilotage Winfield proposait des stages d'apprentissage sur deux circuits : Magny-Cours (Nièvre) et Paul-Ricard (Var). Les lauréats gagnaient une monoplace de Formule Renault et un budget pour débuter en course. Originaire de Saint-Chamond, dans la Loire, accomplis- sant son service militaire en Allemagne, Prost choisit l'école la plus éloignée de ses bases : celle du Paul-Ricard. A vingt ans, il était déjà lucide, réaliste, cartésien : « Je voulais gagner, expliqua-t-il plus tard. Il fallait éliminer les paramètres annexes, notamment les caprices météorologi- ques. » La pluie est moins fréquente dans le Var que dans la Nièvre... Après avoir brillamment remporté sa finale, Prost effec- tua des débuts triomphaux en 1976, gagnant douze des treize courses du championnat. Du jamais vu. Plus impres- sionnante peut-être, fut son apparition à l'échelon supé- rieur — la Formule Renault « Europe ». Sur le difficile circuit de Dijon, il fallut un ennui mécanique pour l'empê- cher de battre Didier Pironi qui dominait ce championnat. Prost se sentait prêt pour les combats les plus difficiles. Les plus prestigieux. Mais il dut faire preuve d'une longue patience : Elf, qui le couvait, souhaitait le garder dans le giron de Renault. En 1977 il fut champion de Formule Renault « Europe », puis dut sacrifier une saison (1978) pour la mise au point d'un moteur Renault de Formule 3. Avec lequel il fut champion d'Europe en 1979. Il était plus que temps, pour lui, d'accéder à la Fl. 1980 marqua donc ses débuts dans le cercle étroit des Grands Prix. Des débuts âpres, ponctués de quatre acci- dents dus à des défaillances mécaniques. C'est en cela qu'il avait payé de sa personne son entrée chez les grands. Il avait immédiatement touché du doigt les aléas de son métier. Il ne fut pas long à en tirer la leçon : quoique lié à McLaren, il convainquit Elf et Renault de racheter son contrat pour 1981. C'est ainsi qu'il entra dans l'équipe Renault Fl. Il devait y connaître le succès et l'échec. Succès : trois victoires en 1981, deux en 1982, et quatre en 1983. Échec : le titre de champion du monde, à sa portée pourtant, lui échappa. Son mariage avec l'équipe française fut tumultueux. Son attitude controversée. On lui prêtait autant de qualités de pilote que de défauts au plan humain : maladroit, amer, écorché, insatisfait. Ce qui ne l'empêchait pas de s'être affirmé doué, bagarreur, solide, opiniâtre, honnête, réfléchi, prudent. Sans doute Prost était-il trop jeune pour imposer son ascendant sur les responsables de l'équipe française. Ses remarques étaient pertinentes, mais rarement suivies d'ef- fet. Elles devinrent au fil des mois plus fréquentes, plus vives. Et finalement insupportables. Que de regrets, avec le recul, pour les dirigeants de Renault-Sport ! Sa plus belle période en Fl, l'équipe française la connut avec Prost. Pour avoir mésestimé les compétences de ce pilote exceptionnel, la grande entreprise gâcha son plus bel atout. Son équipe de Grand Prix ne survécut que deux ans au départ de ce collaborateur hors du commun. Les circonstances ramenèrent Prost chez McLaren en 1984. Là, ses qualités éclipsèrent totalement ses défauts. Cette équipe n'avait plus aucun rapport avec celle qu'il avait connue, quatre ans plus tôt. Ron Dennis l'avait restructurée de fond en comble. Sur le plan technique, elle s'appuyait sur un technicien de valeur, l'ingénieur . Revenu en compétition après deux années sabba- tiques, Niki Lauda avait retrouvé la plénitude de son talent. Un accord passé avec les firmes Techniques d'Avant-Garde (TAG) et Porsche devait aboutir à la fourniture d'un moteur turbo qui connut trois années irrésistibles. Dans ce groupe étoffé, Prost ne pouvait pas manquer l'opportunité de concrétiser son talent. En 1984, lui et Lauda signèrent douze victoires en seize Grands Prix. Le titre allait à l'Autrichien. Pour un demi point d'avance. Or Alain ne fut pas considéré comme le perdant, à l'instar des années précédentes : il avait signé sept victoires, égalant le record du prestigieux Clark. Placé d'entrée sur une voie royale, il s'adjugeait logique- ment le titre mondial en 1985. Historique. Il était le premier Français à y parvenir. Plus valorisant fut le couronnement suivant : en 1986 malgré un moteur TAG- Porsche moins fringant que le Honda des Williams, il s'imposait encore. Il avait subtilement joué de la rivalité entre Piquet et Mansell. En 1987, les Honda étaient devenus imbattables. Mais Prost tira suffisamment parti de son TAG-Porsche vieillis- sant pour battre un record prestigieux : celui du nombre total de victoires, détenu depuis 1973 par Jackie Stewart. Clark, Lauda, Stewart : le modeste enfant de Saint- Chamond au nez cassé, qui faisait le coup de poing pour asseoir son autorité à l'époque du karting, flirtait désormais avec les plus grands noms de l'histoire de la course. Jusqu'à celui de Fangio. En 1988, en acceptant le recrutement d' dans l'équipe McLaren pourvue désormais de moteurs Honda, il fit entrer le loup dans la bergerie. Le jeune Brésilien, étalant un brio stupéfiant, lui souffla le titre. Pourtant, en dépit de ce virtuose adversaire, Prost avait encore enrichi son palmarès, augmenté son prestige. Jamais un pilote de Grand Prix n'avait accompli une saison aussi pleine. Pour la première fois de l'histoire de la Fl, le total de cent points au championnat avait été dépassé. Digne dans la défaite, il inspira un respect que Renault n'avait pas su faire épanouir. Il était devenu dans le cercle étroit des Grands Prix une vedette du même calibre que Juan-Manuel Fangio. Une star. Question : où, chez ce garçon batailleur et volontaire, se cachent les clés du talent ? Dans une clairvoyance faisant de lui un incomparable stratège ? Dans une puissance mentale lui permettant de se concentrer exclusivement sur des objectifs précis ? Ou tout simplement dans l'art de tenir un volant, de solliciter l'accélérateur et les freins d'une monoplace, de frôler les limites, de s'y maintenir tout près comme le funambule sur son fil, sans jamais les dépasser? Tico Martini, constructeur des premières voitures de course d'Alain Prost, fournit l'analyse suivante : « Son plus gros atout est de savoir effacer par son pilotage certains défauts mécaniques de ses voitures. » Il doit à sa force de caractère une maîtrise de soi lui permettant de toujours viser l'essentiel. Contraste : il a su rester lui-même, simple dans son comportement d'homme de tous les jours. Bien sûr, l'argent, les succès l'ont influencé. Ses copains d'enfance, à Saint-Chamond, n'ima- ginaient pas qu'il tiendrait un jour des conférences de presse en anglais. Dans son épanouissement, il a préservé sa personnalité. Sa morale ne s'est pas infléchie. Son attachement à la cellule familiale le prouve. L'inflexible surhomme des circuits est, dans sa vie privée, resté un tendre. Ses chevauchées fantastiques ne l'ont pas déshuma- nisé. Behra et Trintignant, Beltoise et Cevert, Depailler et Laffite n'ont pas vainement poussé leur passion - jusqu'au sacrifice, parfois. Leur lignée a engendré un pilote de génie. Après l'avoir suivi depuis ses débuts en Fl, nous avons choisi de le montrer sans fard, entre la scène et les coulisses. De retranscrire faits et gestes, allées et venues, hésitations et certitudes, bonheurs et angoisses jalonnant sa saison de courses. Voici donc Alain Prost, tendre surhomme, tel que nous l'avons vu vivre en 1988 dans le cadre de son métier.

I Senna la menace

Mardi 29 mars 1988. Rio de Janeiro. 7 heures du matin. La Volkswagen de location se faufile habilement dans l'intense trafic. Avenida Brasil. Les pan- neaux indiquent une température de 29 degrés. Moins d'une heure après sa descente d'avion, Alain Prost arrive à l'hôtel Intercontinental, rendez-vous des équipes de Fl. La plage de Sao Conrado est éblouissante de soleil. Quelques années plus tôt, les pilotes s'y ruaient en bande dès leur arrivée, plongeant joyeusement dans les énormes rouleaux. Rite désormais abandonné. Les récentes inondations ont aggravé la pollution de la mer, incitant à une prudence absolue. De sa fenêtre du cinquième étage, Prost aperçoit le terrain de golf : c'est là qu'il trouvera la détente. Dans trois jours les essais. La fin de l'attente. Sacs et tiroirs ouverts, il range ses affaires — gestes précis, rapides. Hésitant à composer un numéro de téléphone, il s'étend sur le lit, s'étire. Se décontracter ne lui est pas facile. A l'orée de sa neuvième saison en Fl, il ressent toujours la même émotion qu'à la première. Sa passion de la course, en revanche, ne s'exprime plus avec la fébrilité de ses débuts en 1976, douze ans aupara- vant, bien qu'elle soit toujours puissante. Un jour, pour- tant, il lui faudra tirer un trait sur elle. Cette perspective ne l'embarrasse pas. La chose s'imposera d'elle-même. En attendant, il savoure le plaisir de ne pas en être là. L'hiver a traîné en longueur. La naissance du dernier modèle McLaren a été différée plusieurs fois. Prost s'est surpris en flagrant délit d'impatience. Lui, deux fois champion du monde, trépignant dans l'attente de sa future monoplace... La McLaren MP 4/4 a effectué une seule journée de roulage avant d'être expédiée au Brésil pour l'ouverture du championnat. Prost conserve de ce galop d'essai une impression mitigée malgré les performances extraordi- naires de cette machine rompant avec les traditions techni- ques de McLaren. Mal installé à son volant, il a été contraint de le céder prématurément à son nouvel équipier. Et Ayrton Senna a signé un meilleur temps que lui. D'un centième de seconde. L'arrivée du Brésilien à ses côtés n'est pas étrangère à son impatience. Lorsque Rosberg avait été engagé deux ans plus tôt en remplacement de Niki Lauda, il n'avait pas ressenti la même incertitude. Pourtant le Finlandais jouis- sait d'une réputation flatteuse. Il avait, dans un style impressionnant, collectionné les performances sur des Williams-Honda. Équipier plus redoutable, croyait-on, que Lauda lui-même. Or, sur la lancée de son titre de champion du monde 1985, Alain avait infligé une cinglante déroute à Rosberg. Lequel, conséquence directe ou non de cette confrontation manquée, avait annoncé sa retraite sportive dès le mois d'août 1986. Prost, lui, poursuivait imperturba- blement son étonnante chevauchée avec un deuxième titre mondial. L'année suivante, Ron Dennis patron de l'équipe McLa- ren, avait remplacé Rosberg par le jeune Suédois Stefan Johansson. Le fort en thème qu'il souhaitait auprès de Prost, il ne l'avait trouvé que pour 1988 : Ayrton Senna, éblouissant sprinter dont le surnom, « Magic », en disait long. Leader unique chez Lotus depuis deux ans, Senna partagerait désormais ce privilège chez McLaren. Après trois saisons de promesses, il lui faut concrétiser. D'où la nécessité de piloter la meilleure FI possible, quitte à avoir pour partenaire le pilote au palmarès le plus fourni. L'objectif de Senna a un passage obligé : la défaite de Prost. Loin de tourmenter Alain, cette menace l'aide à conser- ver sa motivation. En 1987, les moteurs TAG-Porsche des McLaren étant dominés par les Honda, et Johansson ne se trouvant jamais en mesure de le surpasser, il s'est démobi- lisé. L'arrivée de Senna produit l'effet inverse. Témoin cette morsure que Prost ressent encore à l'évocation d'un ancien souvenir, une réflexion blessante qui a mis son orgueil à vif : au matin de sa toute première course, en avril 1976, il s'affairait autour de sa Martini de Formule Renault cabossée par un léger accident. Un officiel se planta devant lui pour lâcher d'un ton ironique : « Ça n'est pas en traitant ainsi votre matériel que vous ferez carrière. » Douze ans après, il savoure encore la revanche obtenue le soir même, du haut du podium, après sa victoire — la première d'une impressionnante série de douze. En treize courses ! Personne n'avait jamais fait aussi bien. Son ambition reste aussi forte, lui semble-t-il. Suffisam- ment pour envisager avec confiance l'arrivée de Senna. Gagner reste son credo. A un changement près — une parfaite connaissance de son métier — il ne se sent guère différent du Prost des débuts. Orgueilleux? Peut-être moins. Mais pas arrogant. Riche ? Il n'en tire pas vanité. « Rien n'est jamais acquis », dit-il souvent. Prêt à tout perdre? Fataliste, du moins. Le provincial discret est toujours quelque part en lui, malgré sa solide assurance de champion accompli. Caractère, tempérament : il a l'impression de n'avoir pas changé. Simplement de s'être épanoui. Le téléphone l'arrache à ses rêveries. « Alain tu es prêt ? Qu'est-ce qu'on fait ? Un golf tout de suite, ou d'abord petit déjeuner? » C'est le photographe Gilles Levent, un de ses fidèles amis. « Passe me prendre chambre 511. On verra bien. » Sous la douche, il se sent comme neuf dans sa peau de pilote de course. Heureux de l'approche d'un nouveau championnat. Après huit saisons de Grands Prix et plus de cent départs en Fl, il conserve cette fraîcheur que Lauda et Rosberg avaient perdue quand il les a côtoyés. Le championnat va commencer. Enfin. Les Ferrari, reines de l'intersaison, la nouvelle Lotus- Honda du champion 1987 Nelson Piquet, les Williams ou les Benetton aux possibilités inconnues : rien ne l'intrigue autant que ce qui se passera dans sa propre équipe. La McLaren dernier modèle, le moteur Honda turbo adapté à la nouvelle réglementation constituent probablement deux atouts de première valeur. Lui-même se sent fort. Suffisam- ment pour s'imposer à Senna ? C'est la seule incertitude. On frappe à la porte. Se drapant dans une serviette, il ouvre à son ami. Tout sourire, Gilles Levent pénètre dans la chambre. « Alors, en forme ? Tu as pu dormir dans l'avion ? — Splendide. Et tes affaires de golf? — Elles sont dans le hall. Pierre Baleydier les garde. — Pierrot est là ? » Soigneur de plusieurs pilotes de Fl, Baleydier les accom- pagne. Sur le chemin du golf, l'air tiède pénètre à gros bouillons par les vitres largement ouvertes. Alain et Gilles échangent quelques potins. Une fois sur le parcours, Prost se concentre sur son jeu. C'est l'un des intérêts du golf. L'autre est qu'il ne fait courir aucun risque physique, contrairement au tennis. Gilles joue moins bien que lui. Cette différence les amuse. Baleydier se livre à des mouvements de gymnastique chinoise. Les deux comparses rient parfois de le voir accomplir de gracieuses évolutions, toujours au ralenti. Mais cette fois Prost et Levent s'étonnent en l'apercevant dans une agitation extrême, arc-bouté contre un arbre. « Cette figure-là, on ne l'avait jamais vue ! s'exclame Prost. Ça se rapproche d'une danse africaine plus que de la gym chinoise ! » Finalement, Baleydier accourt vers eux. Il suffoque : « Vacherie de vacherie ! L'arbre qui me communiquait son énergie... » Ses deux amis se regardent, au bord du fou rire. « Eh bien, il est sur une fourmilière ! J'en avais des centaines sur les jambes, elles commençaient à me bouf- fer... » Le soir, le récit de la mésaventure déclenchera une nouvelle crise d'hilarité au restaurant. Tout va bien pour Prost : il voulait se laisser glisser en douceur jusqu'à vendredi. Le voici comblé. La préparation du championnat avait commencé au mois de novembre. Quelques jours après l'ultime Grand Prix de 1987. McLaren préparait en secret une de ses FI dans le but de remplacer le moteur TAG-Porsche vieillissant par un Honda. La décision datait du Grand Prix de Monaco. Les Japonais voulaient s'allier McLaren et Prost, tout en gardant Senna et Piquet. Tout était conclu en septembre. La toute première McLaren-Honda était un modèle hybride. Alain la pilota à Silverstone, par une froide journée de novembre. Simple test de contrôle. Les vrais essais débutèrent en décembre au Portugal. En janvier, Prost se rendit au Japon pour des essais de moteur à Suzuka. A Jerez, en février, cela fut plus sérieux. L'hiver en Andalousie est clément. Idéal pour la préparation des Fl. Personne ne fut aussi rapide que Prost sur la McLaren- Honda « intermédiaire ». La Ferrari d'Alboreto, la Wil- liams-Judd de Mansell — une nouveauté — furent battues. Pourtant, en regagnant son domicile de Yens, en Suisse, Alain n'était pas pleinement rasséréné. Les moteurs qu'il avait essayés étaient mal adaptés à la soupape régulant la suralimentation. Ce défaut l'avait empêché de rouler avec les nouveaux Goodyear. Il dut attendre d'autres essais programmés à la mi-mars au Brésil. Ils furent l'occasion de sa première confrontation avec Senna. Un Senna excessivement préoccupé par... Nelson Piquet. A une plaisanterie ironique de son jeune rival, ce dernier répliqua lors d'une interview par une allusion blessante : « Pourquoi Ayrton n'aime-t-il pas les femmes? » Question lancée d'un ton faussement badin. Les journaux brésiliens en firent des titres énormes. Senna fut terriblement perturbé. Le second jour, il laissa le volant à Prost pour ne le reprendre qu'en fin de semaine. Comme à Jerez, Alain se heurta à une mauvaise liaison moteur-soupape. Il fut devancé par les Ferrari de Berger et Alboreto, par la Lotus-Honda de Piquet, et même par les FI « atmosphériques » (sans turbo) de Mansell et Boutsen. Pas la joie ! Le dernier jour, Prost voulut effectuer quelques tours, pour juger du rendement de l'ultime version du Honda. Senna s'en déclara satisfait. Le Brésilien crut qu'Alain visait un coup d'éclat à son détriment : « It's not fair ! Ça n'est pas juste ! » se plaignit-il. Prost, qui n'entretenait aucun sous-entendu, apprécia modérément la réflexion. Il se vengea par une blague. Après six tours ayant suffi à lui donner confiance, il revint au stand sans avoir recherché une grande performance. Les mécanos se précipitèrent vers la McLaren avec des pneus neufs. Comme pour préparer un record. En voyant le nez de Senna s'allonger de dépit, Prost éclata de rire. Et il mit pied à terre. La déception de cette semaine de préparation fut l'absence de la McLaren dernier modèle. Les essais furent encore menés avec le châssis 1987 modifié. A l'usine, les retards s'accumulèrent. Le modèle 1988, baptisé MP 4/4 apparut à Imola une semaine seulement avant le début de la saison. L'avion- cargo atterrit à Bologne par un temps exécrable. L'affaire se présentait au plus mal pour la nouvelle McLaren. Les techniciens l'ayant accompagnée avaient les traits tirés, signe d'un accouchement difficile. Mardi 22 mars, 21 h 30. La FI la plus attendue de l'hiver pénétrait dans l'enceinte du circuit sous une pluie fine. Sa silhouette aplatie reflétait une étude aérodynamique pous- sée. Elle comportait une boîte de vitesses à renvois, peu volumineuse, ayant permis de positionner le moteur très bas. Prost craignait que sa manipulation soit difficile. Il s'installa aux commandes de cette beauté. Les mécani- ciens s'activaient. Il resta dans la position de conduite pendant plus de deux heures, voiture immobile, moteur silencieux, l'œil brillant. Senna quitta le circuit avant que Prost ait remis pied à terre. Alain finit par aller se coucher lui aussi. Comme à regret. Ron Dennis l'accompagnait. Il ne pleuvait plus. Parlant avec exaltation de la McLaren, ils mirent, malgré l'heure tardive, plusieurs minutes pour se séparer. Le lendemain matin, en tirant ses rideaux, Prost poussa une exclamation de surprise : plus un nuage, un ciel - d'azur ! La MP 4/4 effectua des débuts tonitruants. Prost fut rapidement rassuré sur le fonctionnement de la nouvelle boîte de vitesses. Aucun problème de manipula- tion. Sur la piste encore humide, il pulvérisa rapidement le record établi quelques jours plus tôt par Berger et sa Ferrari. Cela sans avoir retouché un seul réglage! Les observateurs italiens étaient stupéfaits. L'habitacle était mal adapté à ses mensurations, l'attache du harnais de sécurité le blessait à l'entrejambe. Cela força Prost à laisser la prometteuse machine à Senna plus tôt que prévu. Et sur la piste enfin sèche, le Brésilien battit d'un centième de seconde le meilleur temps du Français.

De nouveaux retards ont perturbé l'assemblage des deux autres MP 4/4. La dernière arrive à Rio le jeudi après-midi seulement. Le jour où Prost décide de se Raconter l'histoire d'un champion automobile comme Alain Prost, d'autre l'ont déjà fait. Le suivre, dans sa roue, au fil des Grands Prix qui l'entraînent au quatre coins du monde, nul autre que Johnny Rives n'en était aussi capable Johnny Rives, son ami, son complice. En nous faisant vivre, minute par minute, la saison 88 de Formule 1 telle qu l'a vécue le double champion du monde, ce sont les moments d'exaltatio et d'incertitude, les joies et les inquiétudes, l'exceptionnelle maîtrise de c< homme hors du commun qu'il nous offre de partager. Avec lui, nous décoi vrons les coulisses des Grands Prix. Nous revivons des temps forts de s carrière, partageons le secret de sa vie privée. Un livre qui fait faire à chacun la course en tête. Né en 1936 à Toulon, Johnny Rives est journaliste à L'Équipe depuis 1961 spécialisé dans les compétitions automobiles et depuis les années 70, dans 1 Formule 1. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont l'annuel Grands Prix- ave J.-L. Moncet (Calmann-Lévy).

ISBN 2-7021-1755- 79,00 F

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.