SOS Racisme Et Les "Ghettos Des Banlieues" : Construction Et Utilisations D'une Représentation
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SOS Racisme et les "ghettos des banlieues" : Construction et utilisations d'une représentation Hérodote | Revue de géographie et de géopolitique -- Les numéros - 113 - Territoires de Pouvoirs en France (second trimestre 2004) -- 113 - Territoires de Pouvoirs en France (second trimestre 2004) SOS Racisme et les "ghettos des banlieues" : Construction et utilisations d'une représentation Jérémy ROBINE Hérodote | Revue de géographie et de géopolitique Page 1/24 SOS Racisme et les "ghettos des banlieues" : Construction et utilisations d'une représentation Résumé : SOS Racisme et les "ghettos des banlieues" : Construction et utilisations d'une représentation Lors des élections présidentielles de 2002, la France s'est découvert des ghettos, que chaque candidat affirmait vouloir détruire. Ces ghettos, ce sont les grands ensembles des grandes agglomérations françaises. Bien que l'on en ait jamais entendu parler, les programmes politiques affirmaient que le problème avait déjà plus d'une décennie. Jamais, sauf dans les propos d'une association, SOS Racisme, qui a progressivement élaboré cette représentation depuis 1987, puis l'a imposé, non sans résistances. Avec la représentation des ghettos, SOS Racisme s'est constitué d'un même coup un objectif - casser les ghettos - et un territoire dans la représentation duquel les forces politiques traditionnelles sont exclues. Ce territoire symbolique a fait l'objet de stratégies politiques, et est devenu l'objet d'enjeu de pouvoir. Article complet Cette version est augmentée par rapport à celle publiée "sur papier". Elle est extraite d'un ouvrage plus long, non publié "La France doit détruire ses ghettos". Depuis la campagne des élections présidentielles et législatives de 2002, cette assertion est devenue banale. Tous les partis politiques, à l'exception du Front national, l'ont inscrite dans leur programme, et à chaque fois en précisant que ces ghettos sont le résultat d'un processus qui dure depuis plusieurs décennies. Mais pendant ces décennies, ce processus semble avoir été particulièrement discret, puisqu'il n'avait jamais été dénoncé, les gouvernements eux-mêmes ne l'ayant pas perçu. Généralement, outre le sens historique, on applique le terme de "ghettos" à certains quartiers des villes des Etats-Unis - où l'on imagine les émeutes raciales fréquentes - et aux "townships" de l'Afrique du Sud, héritées de l'apartheid. Mais en France, à part quelques sociologues et géographes, jusqu'à la fin des années 1990, on n'utilise que très peu le terme de ghettos pour qualifier certains quartiers de banlieue. Seule SOS Racisme a dénoncé "le risque du ghetto", dès 1987. SOS Racisme a alors deux ans. Comme cela a été évoqué, l'association a transformé le mouvement de sympathie suscité par la "marche des beurs" en un grand mouvement moral de la jeunesse, incarné à la fois par le badge "Touche pas à mon pote" et par des concerts géants, puis en un mouvement social à l'occasion du mouvement Devaquet(cf. : supra). Lorsque SOS Racisme a procédé à sa mutation en organisation permanente [1], la presse et les forces politiques l'interrogent avec plus de précision sur ses motifs et sur ses objectifs. Elle avance aussitôt l'idée du "risque de Hérodote | Revue de géographie et de géopolitique Page 2/24 SOS Racisme et les "ghettos des banlieues" : Construction et utilisations d'une représentation ghetto". Au début des années 2000, cette représentation, que SOS Racisme a beaucoup fait évoluer, connaît un succès important et rapide, qui conduit à s'interroger plus précisément sur son histoire d'autant que ni à la veille des élections présidentielles, ni même auparavant, il n'y a eu de changement radical de la situation des cités et banlieues concernées qui les aient transformées brusquement en ghetto. Il faut rechercher les éventuelles origines du "ghetto" avant 1987, étudier l'élaboration de cette représentation, présenter ses contestations puis tenter d'expliquer les raisons de sa diffusion quasi-hégémonique à partir de 2001 pour enfin analyser les fonctions politiques qu'elle assume et les effets inattendus ou incontrôlés qui peuvent être les siens. Les Ghettos : une représentation construite par SOS Racisme. Les prémices. On trouve la première trace dans la presse de cette utilisation moderne du terme "ghetto" dans un article sur le quartier de Barbès, à Paris, dans Libération du 18 janvier 1978 intitulé "Balade in the Ghetto", qui décrit rapidement une situation de très faible concentration de "Blancs" dans ce secteur. Surmonté du titre "En marge du 3e festival des travailleurs immigrés", il s'agit ensuite essentiellement d'un agenda culturel. Autour de l'année 1980, le terme ghetto s'applique essentiellement aux foyers de travailleurs étrangers. (cf. : l'affaire des 300 Maliens de Vitry / Saint-Maur, décembre 1980 à janvier 1981, par exemple). En 1983, 1984 et 1985, quatre marches contre le racisme marquent la naissance d'un mouvement nouveau qui fondera finalement l'antiracisme moderne (cf. : supra). Nous ne reviendrons pas sur les divergences d'orientation ou les conflits entre ces quatre marches. Notons seulement que dans leurs interviews, les leaders de ces événements n'utilisaient pas le terme ghetto. La marche de SOS Racisme, toutefois, a donné lieu à diverses déclinaisons du badge "Touche pas à mon pote" correspondant à autant de slogans. L'un d'entre eux est "Je vis où je veux" , revendication de la liberté du choix du lieu de domicile, mais aussi celle du libre choix du pays de résidence. L'élément central de ces mobilisations et de la naissance de SOS Racisme, n'est pas le constat de la stigmatisation de certains quartiers, ni celui de l'émergence d'un processus de ségrégation, ni même la dénonciation de leur dégradation. Tout cela sera pourtant décrit dès 1987 (cf. : infra), et l'on sait qu'au début des années 1980, ces réalités existaient déjà, comme en attestent par exemple les émeutes des Minguettes pendant l'été 1981. Dans cette période, ce sont les violences racistes, qui vont souvent jusqu'au crime, commis par des individus et parfois aussi par la police qui sont l'élément central de ces mobilisations. La manière dont la majorité des Français se représente les habitants de ces quartiers à l'époque explique largement cela : immigrés égal étrangers. Peu à peu à partir de 1985, les militants de SOS Racisme semblent prendre conscience d'une réalité très importante : il ne s'agit pas d'étrangers mais bien de Français, ces jeunes sont nés en France de parents immigrés, ce dont une part non négligeable de la population française n'est pas encore totalement convaincue aujourd'hui. Hérodote | Revue de géographie et de géopolitique Page 3/24 SOS Racisme et les "ghettos des banlieues" : Construction et utilisations d'une représentation Par la suite, l'étude de la revue de presse de SOS Racisme montre quelques utilisations rares et anodines du terme Ghetto [2]. Mais dans cette première phase, l'association est perçue, par la presse notamment, comme l'expression d'un mouvement moral, donc simple, ou même simpliste. Ses analyses ne peuvent donc pas être diffusées (cf. : supra). Une naissance discrète à partir de 1987 : "le risque du ghetto" . Une fois les premiers mois glorieux passés, quelle légitimité pouvait trouver SOS Racisme : la morale antiraciste qu'elle incarnait ? Celle-ci aurait vite été intégrée par les partis politiques. Sur ce terrain, SOS Racisme aurait rejoint les vénérables institutions antiracistes, consensuelles et œcuméniques par nécessité. "SOS Racisme" , "Touche pas à mon pote" , dans son nom et son slogan, l'association a inscrit sa nature, son sens et sa fonction : un appel à l'aide et une mise en accusation. C'est dans la continuité de ce qu'elle incarne que l'association développe la représentation des ghettos, à partir de 1987. Avant, peut-être aurait-il été trop tôt, dans une France sortie depuis peu de ses bidonvilles, grâce aux grands-ensembles, pour qualifier ceux-ci, ou une partie d'entre-eux, de ghettos. En 1987 paraît SOS désir [3], par Harlem Désir et SOS Racisme. Son dernier chapitre, qui s'intitule " la France des ghettos" , livre la représentation initiale. Celle-ci est alors centrée autour du mal-être urbain. En voici une synthèse rapide : Pendant la période des 30 glorieuses, le besoin de main d'oeuvre a amené la France à faire appel à l'immigration, notamment maghrébine. Les pouvoirs publics ont alors "construit, vite, trop vite, et mal, des cités immenses, des machines qui n'ont qu'une fonction : que les ouvriers puissent y loger ... Pas y vivre. [4]" . Dans ces cités, il y a un manque cruel d'équipements publics, collectifs et sportifs. Les cloisons entre les appartements sont trop minces, ce qui crée d'incessants problèmes de voisinage. Pour les jeunes, "il n'y a rien d'autre à faire que ne rien faire [5]" . La crise économique frappe alors, et elle touche d'abord et plus fortement les travailleurs les moins qualifiés : en forte proportion des immigrés. Les problèmes de recouvrement des loyers amènent les bailleurs sociaux à faire des économies sur l'entretien des cités, ce qui lance le cycle des dégradations, en vertu du constat qu'un immeuble qui n'est pas réparé immédiatement va être dégradé de plus en plus vite. Puis le taux de chômage augmente dans la population immigrée, les enfants nés ou scolarisés en France ne s'insèrent pas, et quittent souvent l'école dès 16 ans. La promiscuité dans et entre les appartements, les dégradations, bref l'environnement est une agression perpétuelle, et les "Français" partent. "En 1966, il y avait 20 % de maghrébins, à la cité des Fond-Vert, dans le XIVe arrondissement de Marseille. Vingt ans après, il ne reste que dix familles françaises ; sur 3 000 habitants, 70 % sont arabes. [...] au Plan d'Alou, les deux tiers des logements sont inoccupés.