LES JUIFS À VENISE AUX Xiiie ET Xive SIÈCLES MÉDECINS, NÉOPHYTES ET BANQUIERS*
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Renata SEGRE LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES MÉDECINS, NÉOPHYTES ET BANQUIERS* RÉSUMÉ Au sujet de l’histoire de la présence juive à Venise avant la création du ghetto (1516), la recherche d’archives permet de remonter jusqu’à la seconde moitié du XIIIe siècle. La première documentation, portant sur des dates précises, concerne un medecin, Elia de Ferrara, qui s’installe sur les Lagunes en 1276, et, sauf un séjour de quelques années dans ses domains maritimes, va y habiter jusqu’à sa mort en 1326. Sa condition religieuse n’est pas définie, ainsi qu’il arrive à d’autres de ses collègues. Ce n’est qu’après le baptême que l’appellatif olim judeus accompagne l’identité des nouveaux chrétiens, ce qui révèle l’ambiguïté de la politique vénitienne envers ces résidents. À ce phénomène de courte durée, qui s’arrête avant l’épidémie de peste noire (1348), fait suite, après une trentaine d’années de silence des sources, l’apparition des banquiers d’origine allemande, qualifiés officiellement de judei teo- tonici (ashkénazi). Mais leurs activités financières ne donnent pas de résultats satis- faisants aux yeux des autorités qui profitent en 1395 de la fin d’une période de guerre et de difficultés économiques pour les renvoyer, à l’échéance de leur condotta. Le patriciat pourra dès lors revendiquer pleinement le rôle primordial de Venise en tant que défenseur de la foi et rampart de l’Église. SUMMARY The ultimate scope of this archival research is the history of the Jewish presence in Venice before the creation of the ghetto (1516). The sources do not go back beyond the thirteenth century; the first dated document refers to a physician, Elia of Ferrara, who moves to the city on the Lagoon in 1276 and apart from a short stay in the Venetian * Abréviations employées pour les archives (tirées des Archives d’État de Venise, sauf indication différente): AC (Avogaria di comun), Canc. Inf. (Cancelleria Inferiore), Cattaver (Ufficiali al Cattaver), MC (Maggior Consiglio), Not. (Notarile), b. (busta), prot. (protocollo), perg. (pergamena), quad. (quaderno), reg. (registro), r (recto), v (verso). L’année commençait le 1er mars, ce que l’on appelait more veneto, on trouvera donc souvent pour janvier et février une double indication d’année dans nos notes (par exemple: février 1463/1464). Les noms ont été modernisés, et maintenus en italien. J’ai le devoir et le plaisir de remercier la direction et les fonctionnaires des Archives d’État de Venise, qui avec leur aide et compréhension, ont rendu possible cette randonnée dans la documentation confiée à leurs soins. Et j’ajoute que sans le soutien de mes amis Gérard Nahon et Simon Schwarzfuchs, l’article n’aurait jamais paru en français. Revue des études juives, 170 (1-2), janvier-juin 2011, pp. 73-116. doi: 10.2143/REJ.170.1.2126641 994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 7373 331/08/111/08/11 113:403:40 74 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES sea dominions, lives and operates in the city till his death in 1326. His religious status is never officially disputed and the same applies to many of his colleagues. Never are they named judei, and this indication appears only after they have eventually converted to christianity: evidence of the ambiguity of the government’s policy in that matter in order to avail itself of Jewish doctors without antagonizing the Church and the medi- cal corporation. This trend was not to last long, at the most less than half a century. In the 70s of the Trecento, a full fledged Jewish ashkenazi community is called in by the authorities in the hope that their banking activities would assist in the economic and financial recovery of the Treasury and the people. The test proved unsatisfactory and the patriciate, refusing to renew their charter in 1395, proclaimed loud its role of defensor of the faith and bulwark of the Church against the “infideles”. L’examen systématique de la documentation conservée aux archives d’État et locales a provoqué, surtout à partir des années 70 du XXe siècle, un renouveau dans l’histoire des juifs en Italie. Mais la richesse de ces sources n’a pas toujours encouragé les chercheurs à les exploiter. C’est le cas de Venise. Ici, la connaissance des évènements qui se sont déroulés avant la création du ghetto sur les Lagunes reste insuffisante, bien que la date d’avril 1516 ait acquis une valeur symbolique et que le mot ghetto soit entré dans l’usage commun universel1. C’est que 1516 marque une ligne de démarcation dans un tableau historique dont les contours, au moins à partir de la moitié du XVIe siècle, sont assez bien définis. Le discours change si on regarde en arrière et si l’on considère l’itinéraire qui, du Moyen Âge et de la Renaissance, a conduit les juifs de Venise à être confinés, pour la première fois en Italie, dans un quartier qui leur sera strictement réservé. La recherche d’archives n’est jamais définitive et cela vaut surtout pour Venise où il n’existe pas de magistrature possédant une juridiction spéci- fique en matière juive. Cependant, grâce à la documentation déjà réunie, le processus par lequel la présence juive dans la capitale s’est faite stable com- mence à se dessiner, et les implantations répandues sur le territoire de l’État — jadis structurées et jouissant d’une autonomie propre — se sont vues peu 1. Pour un exposé raisonné et à jour des différentes thèses sur l’origine et l’emploi du mot ghetto, S. DEBENEDETTI-STOW, «The Etimology of “ghetto”: New Evidence from Rome», Jewish History, 6, 1992, p. 79-80. Le discours ne vaut pas pour Venise, où le mot latin getum se trouve déjà au XIIIe siècle dans deux sens: dans un cas il s’agit d’un impôt ou d’un paie- ment (par exemple, le notaire Guillelmo, officialis de geto sacri palacii, Canc. Inf., Notai, b. 85, 4 janvier 1274; ou geta poncium et salizatarum dus à un maçon, AC, Raspe, reg. 3645/5, fo 81 vo, 20 septembre 1398); dans l’autre, il se rapporte au travail du cuivre (d’où dérive l’emplacement du ghetto originaire, getum rami, déjà in Senato. Misti, reg. 19, 12 avril 1341, dans l’édition imprimée par F.-X. LEDUC, vol. 6, Venise, 2004, p. 277, doc. 498). Voir aussi E. CONCINA, U. CAMERINO, D. CALABI, La città degli ebrei. Il ghetto di Venezia: architettura e urbanistica, Venise, 1991, p. 12-17, 46-47. 994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 7474 331/08/111/08/11 113:403:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 75 à peu réduites à l’état de pièces d’une communauté nationale axée sur Venise. C’est une ligne de conduite poursuivie avec acharnement par la classe gouvernante de Venise qui tend à rééquilibrer en sa faveur le rapport entre la Dominante et sa Terraferma; au sein du judaïsme de la République, cette politique causera un lourd préjudice aux centres mineurs et périphé- riques qui, au cours du XVIe siècle, vont presque tous disparaître par déci- sion des autorités centrales, au cas où cela ne se serait pas encore produit sous la dictée du consensus local. Mais peut-on décrire les débuts de cette communauté vénitienne, en indi- quer les origines? Il faut admettre que la thèse, longuement soutenue selon laquelle il n’y a pas eu une véritable institution juive structurée sur les Lagunes dans le bas Moyen Âge, résiste et se défend2. La présence juive sera sanctionnée d’une façon officielle seulement dans le dernier quart du XIVe siècle, avec l’arrivée des prêteurs allemands: leur activité ne durera qu’une quinzaine d’années — une sorte de parenthèse dans l’histoire de la ville —, et le Sénat en tirera parti pour proclamer avec fierté qu’en éloignant ces prêteurs, les Vénitiens ont réaffirmé un axiome de la politique de la République — encore appelée Commune —, fille (primigène) de l’Église3: la défense irréfutable des valeurs de la chrétienté vis-à-vis des infidèles (antiqui nostri numquam eos voluerunt videre in Venetiis)4. Pourtant, dans une phase antérieure, qui embrasse une quarantaine d’années entre la fin du XIIIe siècle et les premières décennies du siècle suivant, il y eut des juifs à Venise, qui y vivaient et y opéraient, mais leur véritable identité fut alors passée sous silence, sinon cachée: c’étaient des médecins. Il s’agit là d’une autre particularité de Venise: la règle selon laquelle les premiers prêteurs 2. Il est désormais établi que l’île de la Giudecca (anciennement nommée Spinalunga) ne fait pas référence aux juifs; c’était le siège des teintureries et des travaux du cuir. On pourrait plutôt envisager des contacts entre les mots Giudecca et Giovecca (d’où le nom d’une des rues principales de Ferrare) et leur dérivation du latin. C. M. SANFILIPPO, «Fra lingua e storia: note per una Giudecca non giudaica», Rivista italiana di onomastica, 4, 1998, p. 7, 13-15. 3. Antiqui progenitores nostri, christiane religionis cultores, Signori di notte al civil, b. 1bis, Capitolare, reg. A, fos 36 vo-37 vo, 11 avril 1443 (une copie [Cattaver, b. 1, reg. 2, fos 117 ro-118 ro] porte la date du 15 avril 1443). 4. Senato, Misti, reg. 43, fo 23 ro, 27 août 1394; une copie est in Signori di notte al civil, b. 1bis, Capitolare, reg. A, fo 30 ro. Une autre formule, qui figure comme prémisse et justifi- cation de l’urgence de renvoyer les juifs des villes de Trévise, Ceneda et Mestre, proclamait: Pro honore nostri dominii et pro omni bona causa et respectu, sequendo vestigia progenito- rum nostrorum.