Renata SEGRE

LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES MÉDECINS, NÉOPHYTES ET BANQUIERS*

RÉSUMÉ

Au sujet de l’histoire de la présence juive à Venise avant la création du ghetto (1516), la recherche d’archives permet de remonter jusqu’à la seconde moitié du XIIIe siècle. La première documentation, portant sur des dates précises, concerne un medecin, Elia de Ferrara, qui s’installe sur les Lagunes en 1276, et, sauf un séjour de quelques années dans ses domains maritimes, va y habiter jusqu’à sa mort en 1326. Sa condition religieuse n’est pas définie, ainsi qu’il arrive à d’autres de ses collègues. Ce n’est qu’après le baptême que l’appellatif olim judeus accompagne l’identité des nouveaux chrétiens, ce qui révèle l’ambiguïté de la politique vénitienne envers ces résidents. À ce phénomène de courte durée, qui s’arrête avant l’épidémie de peste noire (1348), fait suite, après une trentaine d’années de silence des sources, l’apparition des banquiers d’origine allemande, qualifiés officiellement de judei teo- tonici (ashkénazi). Mais leurs activités financières ne donnent pas de résultats satis- faisants aux yeux des autorités qui profitent en 1395 de la fin d’une période de guerre et de difficultés économiques pour les renvoyer, à l’échéance de leur condotta. Le patriciat pourra dès lors revendiquer pleinement le rôle primordial de Venise en tant que défenseur de la foi et rampart de l’Église.

SUMMARY

The ultimate scope of this archival research is the history of the Jewish presence in before the creation of the ghetto (1516). The sources do not go back beyond the thirteenth century; the first dated document refers to a physician, Elia of Ferrara, who moves to the city on the Lagoon in 1276 and apart from a short stay in the Venetian

* Abréviations employées pour les archives (tirées des Archives d’État de Venise, sauf indication différente): AC (Avogaria di comun), Canc. Inf. (Cancelleria Inferiore), Cattaver (Ufficiali al Cattaver), MC (Maggior Consiglio), Not. (Notarile), b. (busta), prot. (protocollo), perg. (pergamena), quad. (quaderno), reg. (registro), r (recto), v (verso). L’année commençait le 1er mars, ce que l’on appelait more veneto, on trouvera donc souvent pour janvier et février une double indication d’année dans nos notes (par exemple: février 1463/1464). Les noms ont été modernisés, et maintenus en italien. J’ai le devoir et le plaisir de remercier la direction et les fonctionnaires des Archives d’État de Venise, qui avec leur aide et compréhension, ont rendu possible cette randonnée dans la documentation confiée à leurs soins. Et j’ajoute que sans le soutien de mes amis Gérard Nahon et Simon Schwarzfuchs, l’article n’aurait jamais paru en français.

Revue des études juives, 170 (1-2), janvier-juin 2011, pp. 73-116. doi: 10.2143/REJ.170.1.2126641

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 7373 331/08/111/08/11 13:4013:40 74 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

sea dominions, lives and operates in the city till his death in 1326. His religious status is never officially disputed and the same applies to many of his colleagues. Never are they named judei, and this indication appears only after they have eventually converted to christianity: evidence of the ambiguity of the government’s policy in that matter in order to avail itself of Jewish doctors without antagonizing the Church and the medi- cal corporation. This trend was not to last long, at the most less than half a century. In the 70s of the Trecento, a full fledged Jewish ashkenazi community is called in by the authorities in the hope that their banking activities would assist in the economic and financial recovery of the Treasury and the people. The test proved unsatisfactory and the patriciate, refusing to renew their charter in 1395, proclaimed loud its role of defensor of the faith and bulwark of the Church against the “infideles”.

L’examen systématique de la documentation conservée aux archives d’État et locales a provoqué, surtout à partir des années 70 du XXe siècle, un renouveau dans l’histoire des juifs en Italie. Mais la richesse de ces sources n’a pas toujours encouragé les chercheurs à les exploiter. C’est le cas de Venise. Ici, la connaissance des évènements qui se sont déroulés avant la création du ghetto sur les Lagunes reste insuffisante, bien que la date d’avril 1516 ait acquis une valeur symbolique et que le mot ghetto soit entré dans l’usage commun universel1. C’est que 1516 marque une ligne de démarcation dans un tableau historique dont les contours, au moins à partir de la moitié du XVIe siècle, sont assez bien définis. Le discours change si on regarde en arrière et si l’on considère l’itinéraire qui, du Moyen Âge et de la Renaissance, a conduit les juifs de Venise à être confinés, pour la première fois en Italie, dans un quartier qui leur sera strictement réservé. La recherche d’archives n’est jamais définitive et cela vaut surtout pour Venise où il n’existe pas de magistrature possédant une juridiction spéci- fique en matière juive. Cependant, grâce à la documentation déjà réunie, le processus par lequel la présence juive dans la capitale s’est faite stable com- mence à se dessiner, et les implantations répandues sur le territoire de l’État — jadis structurées et jouissant d’une autonomie propre — se sont vues peu

1. Pour un exposé raisonné et à jour des différentes thèses sur l’origine et l’emploi du mot ghetto, S. DEBENEDETTI-STOW, «The Etimology of “ghetto”: New Evidence from Rome», Jewish History, 6, 1992, p. 79-80. Le discours ne vaut pas pour Venise, où le mot latin getum se trouve déjà au XIIIe siècle dans deux sens: dans un cas il s’agit d’un impôt ou d’un paie- ment (par exemple, le notaire Guillelmo, officialis de geto sacri palacii, Canc. Inf., Notai, b. 85, 4 janvier 1274; ou geta poncium et salizatarum dus à un maçon, AC, Raspe, reg. 3645/5, fo 81 vo, 20 septembre 1398); dans l’autre, il se rapporte au travail du cuivre (d’où dérive l’emplacement du ghetto originaire, getum rami, déjà in Senato. Misti, reg. 19, 12 avril 1341, dans l’édition imprimée par F.-X. LEDUC, vol. 6, Venise, 2004, p. 277, doc. 498). Voir aussi E. CONCINA, U. CAMERINO, D. CALABI, La città degli ebrei. Il ghetto di Venezia: architettura e urbanistica, Venise, 1991, p. 12-17, 46-47.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 7474 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 75

à peu réduites à l’état de pièces d’une communauté nationale axée sur Venise. C’est une ligne de conduite poursuivie avec acharnement par la classe gouvernante de Venise qui tend à rééquilibrer en sa faveur le rapport entre la Dominante et sa Terraferma; au sein du judaïsme de la République, cette politique causera un lourd préjudice aux centres mineurs et périphé- riques qui, au cours du XVIe siècle, vont presque tous disparaître par déci- sion des autorités centrales, au cas où cela ne se serait pas encore produit sous la dictée du consensus local. Mais peut-on décrire les débuts de cette communauté vénitienne, en indi- quer les origines? Il faut admettre que la thèse, longuement soutenue selon laquelle il n’y a pas eu une véritable institution juive structurée sur les Lagunes dans le bas Moyen Âge, résiste et se défend2. La présence juive sera sanctionnée d’une façon officielle seulement dans le dernier quart du XIVe siècle, avec l’arrivée des prêteurs allemands: leur activité ne durera qu’une quinzaine d’années — une sorte de parenthèse dans l’histoire de la ville —, et le Sénat en tirera parti pour proclamer avec fierté qu’en éloignant ces prêteurs, les Vénitiens ont réaffirmé un axiome de la politique de la République — encore appelée Commune —, fille (primigène) de l’Église3: la défense irréfutable des valeurs de la chrétienté vis-à-vis des infidèles (antiqui nostri numquam eos voluerunt videre in Venetiis)4. Pourtant, dans une phase antérieure, qui embrasse une quarantaine d’années entre la fin du XIIIe siècle et les premières décennies du siècle suivant, il y eut des juifs à Venise, qui y vivaient et y opéraient, mais leur véritable identité fut alors passée sous silence, sinon cachée: c’étaient des médecins. Il s’agit là d’une autre particularité de Venise: la règle selon laquelle les premiers prêteurs

2. Il est désormais établi que l’île de la Giudecca (anciennement nommée Spinalunga) ne fait pas référence aux juifs; c’était le siège des teintureries et des travaux du cuir. On pourrait plutôt envisager des contacts entre les mots Giudecca et Giovecca (d’où le nom d’une des rues principales de Ferrare) et leur dérivation du latin. C. M. SANFILIPPO, «Fra lingua e storia: note per una Giudecca non giudaica», Rivista italiana di onomastica, 4, 1998, p. 7, 13-15. 3. Antiqui progenitores nostri, christiane religionis cultores, Signori di notte al civil, b. 1bis, Capitolare, reg. A, fos 36 vo-37 vo, 11 avril 1443 (une copie [Cattaver, b. 1, reg. 2, fos 117 ro-118 ro] porte la date du 15 avril 1443). 4. Senato, Misti, reg. 43, fo 23 ro, 27 août 1394; une copie est in Signori di notte al civil, b. 1bis, Capitolare, reg. A, fo 30 ro. Une autre formule, qui figure comme prémisse et justifi- cation de l’urgence de renvoyer les juifs des villes de Trévise, Ceneda et Mestre, proclamait: Pro honore nostri dominii et pro omni bona causa et respectu, sequendo vestigia progenito- rum nostrorum. Ibid., fo 29 ro, 28 septembre 1394. Dans une autre saison de crise, un siècle plus tard, on retrouve des expressions semblables (nostri sancti progenitori; sancti padri) et des considérations analogues. Voir à ce propos les remarques de B. DOUMERC, «Novus rerum nascitur ordo: Venise et la fin d’un monde (1495-1511)», in A. DUCELLIER (dir.), Chemins d’Outre-mer. Études sur la Méditerranée médiévale offertes à Michel Balard, Byzantina Sor- bonensia. 20, Paris, 2004, surtout p. 239.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 7575 331/08/111/08/11 13:4013:40 76 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

étaient eux-mêmes des médecins, ou bien qu’ils les avaient introduits à leur suite, — et l’activité des uns justifiait la présence des autres —, ne s’applique pas ici. Dans notre cas, il n’y a aucun lien, ni coïncidence temporelle, ni même superposition entre les deux figures traditionnelles de l’histoire juive médiévale. Dans l’état présent de la recherche, les faits dont il sera maintenant ques- tion ne nous permettent pas de parler d’un début de communauté juive sur les Lagunes. Mieux vaudrait peut-être les ranger parmi les premières traces qui nous soient parvenues des temps de ses origines. Les historiens qui ont essayé de proposer une solution5, — ils ont dû recourir à des textes en hébreu par manque de documentation en d’autres langues —, n’ont relevé que deux ou trois mentions dont la première, par ordre chronologique, se réfère au passage du talmudiste Isaïa ben Mali de Trani (Rid, vers 1180- avant 1260) par le port de Venise à l’occasion de son pèlerinage en Terre sainte6. Les deux autres sont des colophons, respectivement de Hillel ben Shmuel et de Jacob ben Elia, dont la renommée repose sur leur activité de

5. Le débat qui a finalement conclu que le XIVe siècle vénitien n’a pas connu une com- munauté — au sens propre — de juifs jusqu’aux années 80, s’est déroulé entre D. JACOBY («Les juifs à Venise du XIVe au milieu du XVIe siècle», in H.-G. BECK, M. MANOUSSACAS, A. PERTUSI (eds.), Venezia centro di mediazione tra Oriente e Occidente (secoli XV-XVI): Aspetti e problemi, Florence, 1977, p. 163-165, réédité in Recherches sur la Méditerranée orientale du XIIe au XVe siècle, Londres, 1979, art. 8), B. RAVID («The Jewish Mercantile Settlement of Twelfth and Thirteenth Century Venice: Reality or Conjecture?», Association for Jewish Studies Review, 2, 1977, p. 201-226) et E. ASHTOR («Gli inizi della Comunità ebraica a Venezia», Rassegna Mensile d’Israel, 45, 1978, p. 683-703, réimprimé par U. FORTIS (éd.), Venezia ebraica, Rome, 1979, p. 18-23). Le dernier quart du siècle, le temps des ban- quiers, a fait l’objet d’une étude approfondie de R. C. MUELLER, «Les prêteurs juifs de Venise au Moyen Âge», Annales, ESC, 30, 1975, p. 1277-1302. Nous y reviendrons. 6. Zidqiyyah ben Avraham Anaw ha-Rofé raconte dans Shibbole ha-leket ha-shalem (S.M. MIRSKY, éd., New York, 1966, p. 34) qu’Isaïa, en route pour la Terre sainte, avait franchi le canal de Venise le samedi sur une gondole. Pour le texte d’Isaïa, voir A. LUZZATTO (éd.), La comunità ebraica di Venezia e il suo antico cimitero, t. I, , 2000, p. 11, note. ASHTOR («Gli inizi della Comunità», art. cit., p. 687) considère ce récit, devenu un classique dans la doctrine rabbinique sur le respect du shabbat (en dérogation à la règle qui interdit l’emploi de tout moyen de transport en ce jour), un des premiers témoignages documentés de la présence de juifs à Venise, au moins en transit. V. COLORNI, «Gli ebrei nei territori italiani a nord di Roma dal 568 agli inizi del secolo XIII», in ID., Judaica minora. Saggi sulla storia dell’ebraismo italiano dall’antichità all’età moderna, Milan, 1983, p. 91-92, va plus loin: il est de l’avis qu’Isaïa a exercé des fonctions rabbiniques à Venise pendant un certain temps, ce qui revient à dire qu’il y avait déjà un groupe assez considérable de juifs dans la ville. Y. FRIEDMAN, «Pilgrimage to the Holy Land as an act of devotion in Jewish and Christian Outlook», in Rashi et la culture juive en France du Nord au Moyen Âge, Paris-Louvain, 1997, p. 297-299. E. ASHTOR, «Venezia e il pellegrinaggio in Terrasanta nel basso medioevo», Archivio storico italiano, 143, 1985, p. 197-225. Récemment ont été retrouvés et édités trois nouveaux fragments de ses gloses au Talmud. M. PERANI, «Il reimpiego dei manoscritti ebraici», in F. BONILAURI et V. MAGUERI, Le comunità ebraiche a Modena e a Carpi. Dal medioevo all’età contemporanea, Florence, 1999, p. 73.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 7676 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 77

traducteurs de textes de médecine. Or, le seul lien connu entre Hillel et la Vénétie remonte à son grand-père, Eliezer ben Shmuel (qui avait été juge du tribunal rabbinique de Vérone, indice d’une communauté en plein épa- nouissement au début du XIIIe siècle); ce qui n’empêche pas Vérone de ranger Hillel parmi ses grands savants du Moyen Âge grâce à ses traduc- tions7. En ce qui concerne le second témoignage, nous espérons contribuer quelque peu dans les pages qui suivent à une meilleure connaissance de la biographie de Jacob ben Elia et du milieu dans lequel il a vécu et travaillé à Venise, avec l’aide des précieuses données déjà offertes par Joseph Shatz- miller8. De plus, ces deux traducteurs, qui étaient aussi bien des médecins, car les deux activités ne pouvaient être séparées, ont d’autres éléments en commun, et la nouvelle documentation sur l’un va sans doute contribuer à l’amélioration de nos connaissances sur l’autre. Reprenons donc notre parcours. En février 1276, le Conseil Majeur auto- rise magister Helyas medicus, qui fuit de Ferraria à s’établir à Venise et à y exercer la profession médicale avec le status d’habitant: la commune s’engageait à lui éviter tout ennui auquel auraient pu l’exposer les poursuites financières et judiciaires engagées contre lui ailleurs et les réclamations sur ses biens avancées par des créanciers vénitiens de quelques autres personnes du marquisat9. On ne sait rien de sa vie ni de sa famille avant son installation

7. G. CERVETTO, Cenni per una storia dei medici veronesi e del loro antico collegio: discorso accademico, Vérone, 1834, p. 12. (Merci à M. Luca Porto qui a copié pour moi ce texte rare.) Hillel est en effet une personalité remarquable qui, après avoir vecu à Montpellier et Marseille (où il fut membre du tribunal rabbinique, 1252-1253), s’installa finalement à Forlì, où il mourut. Auteur en 1291 de Tagmulei nefesh («Les rétributions de l’âme»), et traducteur en hébreu de nombreux textes médicaux, il est surtout connu pour sa lettre à maître Gaio, médecin du pape Boniface VIII, et son adhésion à la vision thomiste sur l’immortalité de l’âme individuelle en opposition à la pensée d’Averroës sur l’âme universelle. Témoin à Montpellier de la controverse sur l’œuvre de Maïmonide, il en rapportait des échos encore dans ses der- niers jours, à Forlì. H. GROSS, Gallia judaica, Amsterdam, 1969 (reprint), p. 374. 8. «Jacob ben Élie, traducteur multilingue à Venise à la fin du XIIIe siècle», Micrologus 9, 2001, p. 195-202. À ce propos, qu’il suffise, pour l’instant, de signaler la prééminence d’une culture et d’une coutume francesizzante (grâce à la diffusion et à la réception de la langue française) dans la Vénétie du XIIIe-XIVe siècle (A. LIMENTANI, «Canal, Martino», in Dizio- nario Biografico degli Italiani [dorénavant DBI], 17, Rome, 1974, p. 659), et de se demander si on ne pourrait pas y repérer quelque modeste indice susceptible d’expliquer l’accueil que ces médecins et savants reçurent sur les Lagunes et l’attrait que Venise exerçait sur eux. 9. Fuit capta pars quod magister Helyas, medicus qui fuit de Ferraria, possit venire ad habitandum Venecias cum suis rebus quibuscumque voluerit, non obstantibus represaliis fac- tis vel faciendis, ita quod per eos vel per alios pro eis qui eas represalias habent, impediri non possit ipse magister vel bona eius in veniendo, stando vel reddeundo. Et si Consilium est contra, sit revocatum quantum in hoc, et tractetur et habeatur per comune Veneciarum tam- quam habitator Veneciarum, sicut tractantur et habentur alii habitatores Veneciarum. MC, reg. 1, Comune I, fo 138 ro, imprimé par R. CESSI (éd.), Deliberazioni del Maggior Consiglio di Venezia, Rendiconti dell’Accademia dei Lincei. Commissione per gli Atti delle Assemblee Costituzionali Italiane, t. 2, Bologne, 1931, p. 163, doc. 111. La décision (dans la législation

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 7777 331/08/111/08/11 13:4013:40 78 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

en 1276 à Venise et la protection que lui assurait Venise reste très vague concernant ses affaires et ses soucis. Son arrivée sur les Lagunes est posté- rieure d’un an à l’acte de grâce et de sauvegarde octroyé aux juifs de Ferrare par le vicaire du podestà, dont le marquis Obizzo Ier d’Este (1264-1293) s’était engagé à observer scrupuleusement toutes les clauses10. Évidemment, ce n’était pas de ses juifs mais de la part de deux de ses voisins que la sei- gneurie d’Este avait lieu de craindre un renouveau des troubles, au cas où elle ne se serait pas tenue strictement aux pactes conclus: Venise lui avait imposé en octobre 1274 des conditions très dures, entre autres, le droit à l’immunité corporelle et judiciaire pour ses sujets, et le remboursement des droits de douane perçus par le marquis sur les importations vénitiennes à la rivière frontalière de l’Adige11; de même, elle se voit reconnaître, l’année suivante, le contrôle politique de Ravenne et la confirmation de tous ses droits de représailles — résultant le plus souvent de dommages subis sur les routes et dans le transport de marchandises — contre des marchands, venus surtout de Bologne12. Nulle part, et à aucun moment, Elia ne sera appelé judeus; mais tout concourt à le considérer comme tel: l’onomastique le dit originaire de

vénitienne dite parte) du Conseil Majeur du 24 février 1275/1276 a déjà été publiée par G. MONTICOLO, I capitolari delle arti veneziane sottoposte alla Giustizia e poi alla Giustizia Vecchia dalle origini al MCCCXXX, Fonti per la storia d’Italia. Statuti, sec. XIII-XIV, vol. I, Rome, 1896, p. 269-270. 10. Omnia et singula capitula, quae continentur in instrumento absolutionis et seu immu- nitatis, facte judeis Ferrariensibus par Jacob GUARDOLI, vicaire du podestà Guglielmo Lam- bertini. Sur ce texte, daté du 20 octobre 1275, qui est dans les Statuti Ferraresi de 1287, voir les observations de V. COLORNI («Ebrei in Ferrara nei secoli XIII e XIV», in Judaica minora, loc. cit., p. 154-155). On ne connaît malheureusement pas le texte de ces capitula, ni la raison de leur proclamation. En tout cas, ces concessions accordées aux juifs ne leur évitèrent pas, en 1279-1280 (ibid., p. 156-158), une série d’enquêtes de l’Inquisition pour des actes d’ou- trage à la foi catholique, principalement en matière de rejudaïsation (le diocèse de Venise en fut aussi frappé, voir infra, p. 98). 11. En cette occasion, comme geste de reconnaissance et d’amitié, le marquis, qui venait de fonder un couvent dominicain à Ferrare, l’avait subordonné à celui de SS. Giovanni e Paolo de Venise. R. PREDELLI, I libri commemoriali della Repubblica di Venezia. Regesti, t. I, Venise, 1876, doc. 315, p. 73. 12. La guerre entre Venise et Bologne, qui avait aussi impliqué Ferrare, dont les relations avec Venise restaient tendues, prit fin avec la paix, signée le 15 août 1275, grâce à la média- tion de deux franciscains, Bonaventura de Iseo et Pellegrino de Bologne: elle reconnaissait à Bologne le droit d’importer du blé et du sel de l’Adriatique par la voie fluviale et à Venise le contrôle politique de Ravenne et la confirmation de tous ses droits de représailles. A.-S. MINOTTO (éd.), Acta et diplomata e r. Tabulario veneto, vol. IV, sect. I, Res Bononiae, Forilivii, Ravennae et ceterarum Romandiolae nec non Marchiae Anconitanae atque Umbriae civitatum…, Venise, 1870, p. 90-91; P. BONACINI (éd.), I patti con , 1227-1321, Pacta veneta 11, Rome, 2005, p. 120-121; G. I. CASSANDRO, Le rappresaglie e il fallimento a Vene- zia nei secoli XIII-XVI, con documenti inediti, Turin, 1938, p. 8-9 (pour le droit de représailles reconnu à Venise dès 1258).

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 7878 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 79

Ferrare (domaine de la famille d’Este), mais il est fort possible qu’il n’en soit pas passé directement à Venise. Les difficultés pour le repérer ne pro- viennent pas de la documentation plutôt limitée que les archives nous offrent; elles résultent aussi des nombreuses homonymies et des incertitudes qu’elles provoquent. L’exemple plus évident nous en est offert par «frater Elyas de Medicis de Ferraria, frater de Penitencia», notaire du diocèse de sa ville; il figure en 1292 parmi les témoins du testament du marquis13 et, deux ans plus tard, comme syndic du couvent des frères mineurs de Fer- rare14. Il s’agit évidemment de deux personnes différentes, tandis qu’un cer- tain magistro Elya judeo, à Gênes, en 1267 et 1271, et un autre maître Elia, médecin de la comtesse de Savoie en 129715, pourraient bien être un seul et même personnage. En fait, la recherche d’archives et des coïncidences ponc- tuelles me portent à croire que l’on peut reconnaître notre médecin vénitien dans le premier des deux cas: c’est que cet Elia (ego magister Elya iudeus) vend le 3 février 1271 au chancelier ducal vénitien Marco Siboto l’esclave espagnole Marieme qu’il avait achetée en 1267 pour le compte du susdit chancelier16. C’est là un exemple assez inhabituel de commerce d’esclave par des juifs qui se déroule au lendemain d’une trève dans les rapports,

13. Obizzo Ier, marquis d’Este et duc d’Ancône, avait réservé une partie considérable de ses biens aux franciscains, en établissant en leur faveur un couvent dans les alentours de la ville de Rovigo et en leur léguant, pour améliorer le sort des frères et sœurs de l’ordre à Ferrare, ses terres et possessions à Sariano (prov. Rovigo) qui avaient autrefois appartenu au juif Benvenuto du feu Blanco. «Acta franciscana e Tabulariis Bononiensibus deprompta», Analecta franciscana, 9, 1927, doc. 564, p. 256-263, Ferrare, 28 juin 1292. 14. Ibid., doc. 619, p. 296-297, Bologne, 2 janvier 1294. Canc. Inf., Notai, b. 9, notaire Bonaiuncta, perg., Ferrare, palais épiscopal, 28 juin 1290. Malheureusement, ne se retrouvent plus, dans ce même palais qui garde les archives ecclésiastiques, les documents du temps d’Obizzo (1264-1293) et de son fils Azzo III (1293-1308), qui figurent dans une liste rédigée au XVIIIe siècle. Il résulte de cet index qu’Elia Medici avait acheté une maison en 1279 et une propriété en 1302 et qu’en 1306, l’évêque avait confirmé à ce même frère Elia un fief dans le Polesine, qui avait jadis appartenu à son père, le feu Enoc de Medicis, chef d’une grande famille de Ferrare dont le nom est déjà enregistré en 1214, puis en 1285 et en 1314. Archivio Curia Vescovile, Ferrara, Fondo convento di san Domenico di Ferrara, n. 3, Z4, T13, T19, Fondo mensa vescovile, Catastro, reg. A, fos 61 vo-62 ro, 21 avril 1306. 15. L. CIBRARIO, Origine e progressi delle istituzioni della monarchia di Savoia, Florence, Coi tipi di M. Cellini, 1869, t. 2, p. 74 («1297. Maestro Elia, giudeo, medico della contessa di Savoia»), témoignage que j’ai repris, sans trop de conviction, dans mon article «Testimo- nianze documentarie sugli ebrei negli Stati sabaudi (1297-1398)», Michael, IV, 1976, p. 289. C’est qu’entre 1294 (mort de Sybille de Bagé) et 1298 (noce de Marie de Brabant), il n’y a pas eu de comtesse de Savoie, DBI, 2, 1960, p. 741. 16. R. URBANI-G.N. ZAZZU, The Jews in Genoa, Studia Post-Biblica 48.4, t. I, Brill 1999, p. 24-25, doc. 44-46. C. ROTH, «Genoese Jews in the Thirteenth Century», Speculum, 25, 1950, p. 193, p. 196-197. Effectivement, dans l’original on lit Substorim et Marieme (Marianne in Urbani-Zazzu). Archivio di Stato. Genova, Notai ignoti, b. 8, notaire Giovanni de Corsio, 95, fo 160 vo, 3 février 1271.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 7979 331/08/111/08/11 13:4013:40 80 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

souvent tendus, entre les deux cités-états, que Siboto venait justement de négocier en vue de la croisade promue par Louis IX de France. Si l’on accepte cette identification, il en résulte de toute évidence que, lorsque notre médecin arriva en 1276 à Venise, il s’y trouvait au moins une personne de grande autorité, homme de confiance du doge, qui savait qu’on avait à faire à un médecin juif. On pourrait même soupçonner qu’il a joué un rôle dans cette réception. Nous retrouvons notre médecin à Venise au début du XIVe siècle: la veille de Pâques 1300, il obtient l’exemption des droits de douane sur deux amphores de vin de Romagne destinées à sa consommation (pro suo usu), ce qui est un privilège réservé aux souverains et à quelques autres seigneurs, rare pour une personne simplement définie comme Elia de Medicis de Fera- ria17. L’année suivante, il est installé en Crète où magister Elia medicus fisice emprunte quatre fois mille yperpères chacun, pour un an, à quatre membres du patriciat vénitien (Marino Vido, Jacob Mudacio, Nicola Dan- dolo et Gabriele Barbo) causa amoris, pro utilitate mei [i.e. nostra] et dans un acte, son fils Jacob figure parmi les témoins18. À une certaine date, quelques années plus tard, pendant qu’il était phisicus salariatus commu- nis à Capodistria/Koper, notre discretus vir magister Elia va accorder de

17. E. FAVARO (éd.), Cassiere della Bolla Ducale. Grazie. Novus Liber (1299-1305), Comitato per la pubblicazione delle fonti relative alla storia di Venezia. Fonti per la storia di Venezia. Sez. I — Archivi pubblici, Venise, 1962, p. 19, doc. 69, mars 1300, signalé aussi par MINOTTO, Res Bononiae, loc. cit., p. 111. Quelques mois plus tard, les autorités vénitiennes imposèrent de nouvelles limitations en matière de consignes de vin octroyées par gratia: Capta fuit pars quod aliquis non debeat caricare vinum, de quo fit gratia, pro portare ipsum extra Rivoaltum, sine licencia officialium illorum ad quos spectat officium vini, sub pena dupli dacii, et dicti officiales debeant, antequam licenciam concedant, scire quantitatem vini quod debebit caricari et locum unde debebit accipi, et numerum vaxellorum in quibus portabitur, et nomen illius qui velet ipsum caricare et ceterarum circumstanciarum, ita quod fraus inde committere non possit. MC, reg. 8, Magnus et Capricornus, fo 9 vo, 23 juillet 1300. Deux amphores correspondent à 1 200 litres, quantité supérieure aux nécessités d’une famille, mais, à ce propos, voir aussi infra, n. 70 et 72. A. MARTINI, Manuale di metrologia, Turin, 1883, p. 818. En cette année, Pâques et Pesah coïncident presque (début avril). Aussi le document ne sert-il pas à vérifier la foi religieuse d’Elia; son intérêt réside seulement dans le caractère extraordinaire de l’exemption. Malheureusement, le manque de règles d’écriture en matière de lettres majuscules et minuscules dans les textes médiévaux ne nous permet pas de préciser si de Medicis était le nom de la famille ou un rappel de la profession traditionnelle de la famille, une traduction de médecin(s) (hébreu rofé/rofim), dont il y a pas mal de cas dans l’onomastique. 18. R. MOROZZO DELLA ROCCA (éd.), Benvenuto de Brixano notaio in Candia (1301-1302), Fonti per la storia di Venezia. Sez. III — Archivi notarili, Venise, 1950, nos 154, 210, 282, 456, p. 59, 77, 104, 164, respectivement 2 juin 1301, 1er juillet 1301, 6 août 1301, 12 novembre 1301. Sur la protection que lui accorda Marseille, en tant que sujet français, lorsqu il était détenu en 1302 dans les prisons de Crète, je renvoie aux Actes du Colloque international «Les juifs du royaume de France et leur expulsion par Philippe le Bel», Montpellier, 2006.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 8080 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 81

nouveau un prêt à un Vénitien et l’affaire traînera longtemps, bien au-delà de son retour à Venise19. C’est qu’au début des années 1310, après une absence d’une douzaine d’années, Elia est revenu exercer sa profession dans la capitale, et la com- mune lui accorde le même traitement qu’elle applique habituellement aux médecins qui sont à sa charge20. Elle a cependant employé une formule ambiguë, qui lui évite tout problème avec la corporation, sans pour cela lui nier son agrément à opérer. Les autorités désiraient évidemment reconnaître les mérites spéciaux de ce médecin et le récompenser en lui octroyant quelques bénéfices (entre autres, l’exemption des contributions aux prêts forcés), mais elles ne pouvaient pas le promouvoir au rang de citoyen (civis)21. Il reste sans doute une personnalité estimée et prestigieuse, mais toujours un étranger et un homme isolé dans la société, exclu du collège médical: ses soins étaient considérés comme essentiels et sa présence en ville devenue indispensable. C’est une règle en vigueur à Venise — elle y sera même codifiée22 —, et se maintiendra jusqu’à ce que l’Église fût hors

19. Magister Elias fisicus, quondam de confinio sancte Fusche, nunc de confinio sancti Juliani, ainsi qu’il est défini sur la base des maisons où il a habité après son retour à Venise. L’arrêt du Giudice del mobile est assez sec envers notre médecin, au contraire de la lettre bullée avec les compliments du capitaine de Capodistria/Koper, Baldovino Dolfin qui y est annexée. Giudice di petizion. Sentenze e interdetti, reg. 2, fo 87 vo, 20 septembre 1314. 20. Quod fiat graciam magistro Elie medico fisico, quod habeat libras X grossorum a nostro commune in anno pro sallario, cum condicione aliorum medicorum, qui salariati sunt a commune, MC, reg. 10, Presbiter, fo 111 ro, 24 décembre 1313. 21. E. ASHTOR, «Ebrei cittadini di Venezia?», Studi veneziani, 17-18, 1975-76, p. 146- 147, 153-157, sur les différents dégrés de “citoyenneté” (ius civitatis) octroyés par Venise aux juifs, où il est question de quelques cas spéciaux. C’est qu’au Levant et parmi les mar- chands, il est plus facile de trouver des juifs qualifiés de fidelis noster et de burgensis. À ce propos, pour mieux apprécier la valeur, symbolique encore plus que juridique, de ces termes, il faut suivre le développement des négociations entre Venise et Ancône, centre d’approvi- sionnement de denrées pour Venise (et de vin, pour les juifs, voir infra, n. 70): dans le traité de paix et de commerce, signé à Ravenne le 3 mars 1281, les deux parties se définissaient respectivement cives et fideles comunis Veneciarum et cives et sequaces civitatis Ancone; par la suite, la controverse traîna quelque temps, car la commune d’Ancône appliquait toute sorte de droits de douane aux subditi dominii Veneciarum, qui s’y opposaient en tant que fideles dominii Veneciarum; finalement, l’accord du 12 avril 1345 redéfinira les droits sur une base d’ordre territorial plutôt que juridique. Aussi les mesures fiscales s’appliqueront-elles à omnes veneti, a Grado usque ad Caput Aggeris [Cavarzere] et omnes alii veneti, qui possunt navi- gare secundum ordinem Veneciarum et aux Anconitani eiusque districtuales. G. LUZZATTO, «I più antichi trattati tra Venezia e le città marchigiane (1141-1345)», Nuovo Archivio Veneto, n.s., VI, 11, 1906, p. 80, 87-91. 22. Capta. Quod quidam medicus non scriptus in collegio, de quo quidam infirmus valde habet multam devocionem et sperat per eum liberari, possit medicari ipsum infirmum, non obstante aliquo consilio vel ordinatione in contrarium faciente, quod quantum in hoc sit revocatum, AC, reg. 22/5, Brutus, fo 115 vo, 21 avril 1330, publié par MONTICOLO, op. cit., p. 369, doc. 201. Je ne connais pas d’autre justification aussi explicite de l’intervention de

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 8181 331/08/111/08/11 13:4013:40 82 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

d’état d’imposer le strict respect des décrets conciliaires: la parte du Conseil Majeur autorisait le malade à faire recours à un médecin de son choix, même non immatriculé23, en cas de nécessité. Cette formule assurait aux membres du patriciat les soins les meilleurs, sauvait l’âme du chrétien et tolérait le traitement des malades par des médecins juifs24. Pendant plus d’une dizaine d’années, la documentation sur Elia sera à nouveau absente; nous le retrouverons en 1326, quelques semaines avant sa mort, alors qu’il rédige son testament25. Malheureusement, tout ce dossier, une commissaria des archives des Procuratori di San Marco de ultra26, a

médecins non matriculés, et donc non chrétiens, dans le soin des malades. En 1384, alors que les médecins juifs étaient de nouveau revenus sur la scène, une tentative d’abolition de cette loi échoua au Conseil Majeur. MC, reg. 21, Leona, fo 7 vo, 97 vo, 6 novembre 1384, voir infra, p. 102. Cette distinction entre les deux catégories de médecins (omnes medici phisici, tam de collegio, quam qui per gratiam possunt mederi) durera. Elle est explicitée dans l’ordonnance qui rendait obligatoire leur présence à la conférence mensuelle ad conferendum et disputan- dum in sciencia medicine, specialiter super casibus dubiis, et à la séance annuelle d’anatomie, visant à améliorer leur connaissance du corps humain, AC, reg. 24/7, Saturnus, fos 75 vo-76 ro, 27 mai 1368. 23. C’est la même logique que sous-entend la dogale (décret du doge), approuvée par le Conseil Majeur le 4 octobre 1270: la règle générale qui, moyennant de graves pénalisations, défendait de s’adonner à des jeux (aliquem ludum cum taxillis) sous les porches des églises ne s’appliquait pas aux gentilshommes (tamen sit licitum bonis hominibus ludere ad tabulas et schachos cum taxillis in dictis locis, non ostante quod superius dictum est). Signori di notte al civil, Capitolare A, fos 2 vo-3 ro. 24. La Summa du cardinal Henri de Suse, dit Hostiensis (mort en 1271) défendait au chrétien de se faire soigner par un juif, tout capable qu’il fût, et non au juif d’exercer ses traitements, ut, quantuncunque boni medici sint, nihil lucrentur cum christianis: quia nec ipsos vocare debent in suis infirmitatibus, nec ab eis recipere medicinam. D. QUAGLIONI, «Fra tolleranza e persecuzione. Gli ebrei nella letteratura giuridica del tardo Medioevo», in C. VIVANTI (éd.), Gli ebrei in Italia, Annali XI.1, Turin, 1996, p. 657. 25. Elia meurt le 24 juin 1326, après avoir dicté son testament le 2 juin à Rialto au notaire Nicola de Rippa, prêtre de l’église de San Silvestro et archidiacre de Grado. Le testament, qui a disparu du dossier de la Commissaria, ne figure pas non plus parmi les actes rédigés par ledit notaire en sa qualité de chancelier du judex mobilium dans les années 1325-1348, Canc. Inf., Notai, b. 155. À ce propos, je signale ici un autre cas d’évidente homonymie (voir supra, n. 15 et 16): presque trois ans après la mort d’Elia, Helyas de la Medega judeus, burgensis Nigropontis rédigeait son testament en latin, où sont nommés sa femme Sarra et ses enfants Ysaia et Samuele. N. IORGA, «Nouveaux documents sur l’Orient vénitien d’après les registres de notaires aux Archives de Venise», Revue historique du Sud-Est européen 12, 1935, p. 219 (tiré de Canc. Inf., Notai, b. 68, notaio Nicolaus Donusdeus, quad. perg., 5 janvier 1329), cité par D. JACOBY, «Les juifs vénitiens de Constantinople et leur communauté du XIIIe au milieu du XVe siècle», Revue des études juives, 131, 1972, p. 408. Notons, en raison de sa coïnci- dence, que, dans les mêmes semaines, le pape Jean XXII reprocha (par la petite bulle, datée d’Avignon, 13 août 1326) au doge Soranzo le soutien de Venise aux marquis d’Este et à leurs adhérants, frappés d’excommunication pour s’être opposés au vicariat pontifical sur leur ville (tenesse prattica et comercio con Ferraresi escomunicati). Gian Giacomo CAROLDO, Cronica, in Biblioteca Nazionale Marciana, Venezia, Cod. Marc. VII, 128A (= 8639), fo 168 vo. 26. Voir infra, n. 28. C’était une des magistratures les plus élevées et les plus anciennes dont relevait, comme dans notre cas, la gestion des fonds et biens des veuves et des mineurs;

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 8282 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 83

disparu depuis des années et il ne nous reste que les données publiées par Bartolomeo Cecchetti en 188627, et la fiche détaillée qu’en a rédigée le docteur Luigi Lanfranchi28, autrefois directeur des Archives d’État de Venise; à cela s’ajoutent de nouvelles données offertes par la recherche, propres à corriger et à intégrer nos connaissances. Il en résulte que la famille d’Elia se composait de sa femme, Marchesina, de deux ou trois garçons adultes (donc âgés de plus de 25 ans) — certaine- ment Luciano et Marco (et selon toute probabilité d’Almorò)29 —, et de deux petits-enfants, Alvise et Guglielma, les bébés de Marco30. Celui-ci avait été nommé exécuteur testamentaire par son père, à côté de deux pro- curatori di San Marco, Marino Foscarini et Marco Morosini. Après que les trois commissaires eurent réussi, grâce à une savante administration des biens, à liquider les positions débitrices du défunt31, il revint finalement au seul Marco de régler les questions financières avec sa belle-mère32 et de se

elle venait juste d’être répartie topographiquement (en deça et au-delà du Grand Canal), et la juridiction sur la paroisse de Santa Maria Mater Domini, où avait habité Elia dans ses derniers jours, était revenue aux deux Procuratori de ultra, section nouvellement créée. R. C. MUELLER, The Procuratori di San Marco and the Venetian Credit Market, New York, 1977, p. 8-10. 27. B. CECCHETTI, Per la storia della medicina in Venezia. Spigolature d’archivio, Venise, 1886, p. 18-21; le testament avait déjà été signalé par MONTICOLO, op. cit., p. 269. 28. Le dossier n’est plus conservé à sa place in Procuratori di San Marco de ultra, b. 122, doc. 8. La fiche, qui se trouve dans l’inventaire n. 396/4, p. 843 (de la main, justement, du directeur des Archives qui avait ordonné et numéroté de nouveau ce fond d’archives), fournit plus de détails qu’on n’en tire de l’art. cit. de CECCHETTI, p. 18-21. 29. Je n’ai trouvé aucune mention documentaire d’Almorò, au-delà des listes des enfants — avec un ordre différent — fournies par Lanfranchi (Almorò, Luciano, Marco, Alvise et Guglielma) et Cecchetti (Almorucio, Luciano, Alvise et Marco, sans mentionner Guglielma); notons qu’en 1337, Ludovico (et non Luciano, fausse lecture?) et Marco sont définis comme frères, et Marchesina leur noverca (belle-mère); il en résulte qu’ils étaient nés d’un marriage précédent. Canc. Inf., Notai, b. 11, Bartolomeo prêtre de San Giacomo dall’Orio, quad. perg. 1336-1339, 10 février 1337/38. 30. Les deux nourrices, Giacomina et Benvenuta, revendiquaient des droits sur la succes- sion d’Elia pour avoir allaité Alvise et Guglielma: Giacomina sera recompensée de 200 livres vénitiennes et 36 gros de quibus dictus magister Elyas in dicto suo testamento fecit mencionem (ibid., b. 73, notaire Egidio, prêtre de Santa Sofia, prot., ad datam 28 février 1327), tandis que Benvenuta le sera l’année suivante, par arrêt du Giudice del procurador du 17 février 1328, mais Lanfranchi n’en indique pas le montant. 31. La commissaria mentionne une liste de quittances établies entre le 15 septembre 1328 et le 29 avril 1344. Nous n’en connaissons que deux, celles dont les commissaires furent acquittés pour deux sommes presque égales (200 livres et 4 gros dans un cas, 200 livres et 10 gros dans l’autre) remboursées à deux créanciers d’Elia: un emprunt reçu de Filippo Contarini, un patricien de la famille dite de Santi Apostoli, grand marchand et financier, partenaire ad negociandum de Belello, fils du doge Giovanni Soranzo; l’autre d’Orsato de Boninsegna. Canc. Inf., Notai, b. 73, notaire Egidio, prêtre de Santa Sofia, prot., 18 décembre 1326, 3 janvier 1327. Ibid., b. 179, notaire Marco Sardella, V reg. perg., 8 mars 1317. 32. Par une première quittance, Marchesina reçoit 66 livres et 10 gros pour ses prétentions sur les biens de son mari, le feu magister Helya in siencia medicine professor, de confinio

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 8383 331/08/111/08/11 13:4013:40 84 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

mettre d’accord avec son frère. N’eussent été ces raisons testamentaires, toute trace de la famille d’Elia aurait disparu, ainsi que toute mention de son exceptionnelle bibliothèque de médecine, une des plus remarquables, à ma connaissance, pour sa quantité et sa variété à cette époque (nous y revien- drons bientôt): c’est que, aussitot échangé les quittances et déclarations de consentement sur le partage des proprietés, en 1344, le silence tombe défi- nitivement sur cette famille et aucun membre n’a plus pu être identifié par la suite. De ce qu’on a vu jusqu’ici, il résulte qu’Elia avait un certain train de vie, gérait des propriétés, pouvait même agir en temoin et était décidément un personnage très respecté. L’examen des noms des membres de sa famille montre qu’ils relèvent tous de l’onomastique vénitienne; aussi pouvons- nous supposer qu’ils sont nés à Venise — ou, en tout cas, dans ses dépen- dances33 — et qu’ils ont été tenus sur les fonds baptismaux (chacun à sa naissance ou tous ensemble, lors d’une cérémonie de conversion familiale) par des parrains patriciens, dont ils ont pris le nom34. La seule à porter un prénom, qui n’appartienne pas en exclusif au monde chrétien ou vénitien, est Marchesina, mais nous la rangeons dans la seconde catégorie car elle était la belle-mère (noverca) des fils aînés d’Elia, donc sa seconde femme. Par contre, il y a des raisons de croire qu’Elia avait réussi, de quelque façon, à éluder la question, quoique son testament, à ce qu’on sait, ne donne pas d’instructions pour ses funérailles et sépulture, ni pour les legs qu’il était coutume de faire à des institutions laïques et religieuses de la ville, indices utiles pour révéler les sentiments et la foi du testateur.

Sancte Marie Matris Domini, le 10 mars 1327. Ibid., b. 73, notaire Egidio, prêtre de Santa Sofia, prot., ad datam. Dans le second cas, les deux parties, la belle-mère et Marco, se décla- raient satisfaites des prétentions réciproques (de omnibus rationibus ad invicem habitis hucusque et de quantocumque), immédiatement après que Marco eut confié à son frère Ludo- vico (Luciano? voir supra, n. 29) la gérance de nombre de loyers immobiliers de l’héritage (ad excuciendum omnes fictus omnium suarum domorum et proprietatum, vice et nomine comissarie patris sui, secundum tenorem et formam testamenti dicti patris sui, et imprestita facta pro dictis proprietatibus). Ibid., b. 11, Bartolomeo prêtre de San Giacomo dall’Orio, quad. perg. 1336-1339, 10 février 1338. À propos du titre qui définit notre médecin, il convient de signaler qu’en bas du testament d’un malade, il signe de sa main, ego mag[iste]r Helyas in s[cien]cia me[d]i[cin]e professor testis, l’autre témoin étant un prêtre de la paroisse du testateur, Santa Maria Maddalena. Not., Testamenti, b. 918, notaire Filippo Spinelli, prot. perg., fo 23 vo-24 ro, 28 juillet 1320. 33. Voir supra, n. 9, où on souligne que la parte du Conseil Majeur de 1276, qui accueillait Elia à Venise, ne dit mot de sa famille. 34. D’un côté, leurs noms, qui relèvent de la tradition vénitienne et font donc penser à une relation avec le monde chrétien, de l’autre, la tradition du patriciat de prendre des noms d’ori- gine biblique (Moïse, Zaccaria, Ezechiele, David, Samuel et Simon), sans compter Johanne, Joseph, Jacob, rendent encore plus difficile l’identification des personnes.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 8484 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 85

Reste encore une autre question: pourquoi Jacob, le fils d’Elia, que nous avons rencontré en qualité de temoin dans un acte notarié en 1302 en Crète, ne figure-t-il pas dans ce tableau? On pourrait facilement répondre qu’il est mort avant son père; on pourrait aussi le ranger parmi les trois fils d’Elia aux noms désormais non juifs; en tout cas — sans ajouter d’autres hypo- thèses —, nous avons affaire à un nom (de famille?), qui rappelle celui du fameux traducteur, qu’on pourrait soupçonner d’avoir été son père ou mieux, selon la tradition, son oncle. Il est assez curieux, enfin, que la profession médicale d’Elia ne se soit transmise à aucun de ses enfants. Les expressions honorables, presque de révérence, qui entourent notre médecin, même après sa mort, se retrouvent dans les arrêts du Giudice del procurador où il est appelé magister Helya in siencia medicine professor, de confinio Sancte Marie Matris Domini. Mais à Venise, dans ces mêmes années, nous rencontrons d’autres médecins, qui, pour des raisons variées, nous ramènent au monde de la santé fréquenté par Elia: maître Pietro est également originaire de Ferrare, et la commune lui reconnaît de si grands mérites dans les soins affectés à sa clientèle (nobilibus et aliis personis indigentibus medicamine in arte cyrugie)35, qu’elle lui paie le loyer du cabi- net de consultation (stacio parva), où il exerce la chirurgie. Maître Johanne de Fano a eu la hardiesse de pratiquer la médecine en ville sans autorisation: il est grâcié, et finit par choisir de se convertir en 131736. Son baptême n’entraîne aucun changement, même pas du nom, qui se retrouvera comme patronyme de son fils, lui aussi médecin37: de nouveau, si ce n’était le docu- ment qui nous le révèle, son passage du judaïsme au christianisme resterait inconnu.

35. Collegio. Lettere secrete, reg. 1308-1310, fo 61 ro, doc. 405, 20 octobre 1309, il avait été recommandé à la commune par les da Polenta, seigneurs de Ravenne; Cassiere, loc. cit., p. 36, doc. 152, 17 novembre 1300. 36. Magistro Iohanni medico… pro eo quod ibat medicando per Venecias, cum ipse igno- rabat bannum, et de hoc sunt contenti iusticiarii, Ibid., p. 72, doc. 313, 1er juin 1302. MONTI- COLO, op. cit., p. 291-292, doc. 49, tiré de Grazie, Liber secundus, fo 34 vo; quod Iohannes, olim judeus et nunc christianus novellus, possit exercere Veneciis artem medicine, non obs- tante quod non sit examinatus per collegium medicorum vel alia causa, et si Consilium est contra, sit revocatum, MC., Clericus civicus (copie), fo 227 ro, 16 juillet 1317. MONTICOLO, op. cit., p. 326, doc. 115. L’indication “de Fano” se trouve dans le second privilège de son fils, voir note suivante. 37. Série de privilèges/permits de résidence à Venise octroyés à Muzole filio magistri Iohannis fisici en mai 1329 et le 17 octobre 1340 à Muçolo qd. magistri Iohannis. R. CESSI, P. SAMBIN (éds.), Le Deliberazioni del Consiglio dei rogati (Senato). Serie “Mixtorum”, Monumenti storici, n.s., XV, Venise, 1960, I, p. 391, doc. 59; F.-X. LEDUC (éd.), Venezia- Senato. Deliberazioni miste, Istituto Veneto di scienze lettere ed arti. vol. 6, Venise, 2004, p. 147, doc. 287. Le nom Muzola (diminutif de Moïse) figure aussi dans l’onomastique vénitienne (par ex., Callo Canevato [filius] fidelis nostri de Creta dicti Musole, Ibid., p. 352, doc. 626).

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 8585 331/08/111/08/11 13:4013:40 86 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

Il en ira très différemment d’un de ses collègues: par choix ou par renom- mée, nous ne le savons pas, maître Nicola Bongi, désormais devenu chré- tien, a conservé (ou ajouté?) la dénomination judeus: il habite à Venise, contrada de San Cassian, mais auparavant (avant de se faire baptiser?), il demeurait à Sacile (dans le Frioul)38, où il comptait parmi ses patients les plus beaux noms de la noblesse et du clergé du patriarcat d’Aquileia. Une fois dans la capitale, il avait continué à les soigner en les hébergeant (avait- il un hôpital?); mais, en dépit des résultats acquis dans sa profession, il ne réussissait pas à faire reconnaître ses mérites. Certains lui donnèrent en gages des revenus (usufructibus et redditibus) de leurs fiefs, d’autres signèrent des garanties; pourtant, il dut se rendre à Cividale maintes fois au cours d’une période de dix ans39, pour plaider sa cause, à l’aide de lettres du doge40, toujours sans succès, car personne n’osait venir recouvrer ses créances en son nom. Nous le rencontrons en 1325, à son retour à Venise après une nouvelle tentative (sans succès) de récuperer ses honoraires41; nous le retrouverons dix ans plus tard, titulaire du droit exclusif d’exploi- ter, pendant cinquante ans, un système de conduits d’eau pour améliorer le

38. Magister Nicolaus Bonarci (?Bonaçi?, toutes variations dans l’écriture du nom Bongi, voir aussi infra, n. 42) dictus judeus, medicus de Veneciis, olim commorans in Sacilo, autre formule: magister Nicolas, dictus judeus, aut dictus de Sacilo, et ce judeus se retrouve encore en 1335 (n. 40). La commune de Cividale était son débiteur ainsi que l’était Sacile, pour 1000 livres (pour ses honoraires de médecin conduit?). Canc. Inf., Notai, b. 217, notaire Corrado da Udine, perg., 24 août 1318, 10 décembre 1318, 23 avril 1319; b. 68, notaire Dardanono Andreolo, perg. 3, 15 avril 1319; b. 127, notaire Nicola q. Pertica da Udine, avril 1325, 15 mai 1325, 6 juillet 1325. Commemoriali, reg. 1, 15 décembre 1315, fo 234 ro, doc. 619, item requiritur, pro parte domini ducis et sui Consilii et comunis Veneciarum, quod magistro Nicolao medico de Veneciis, qui dicitur judeus, restituantur bona, mais on lui répond que cela n’est pas possible, car ses biens sont aux mains des officiers du tout-puissant et redoutable comte de Gorice, capitaine général du Frioul. Voir infra, n. 40. 39. Sur un groupe de juifs de Ferrare qui habitaient à Cividale en 1309, voir V. COLORNI, «Nuovi dati sugli ebrei a Ferrara nei secoli XIII e XIV», in Judaica minora, op. cit., p. 200. 40. Le doge adressait une seconde fois au comte Henri de Gorice nomine et vice consilii et communis Civitatis, quasdam literas ex parte d. ducis Veneciarum cum bulla pendenti, quarum tenor, ut in quadam cedula, continebatur taliter, obmissa salutacione, prout dictus magister Nicolaus dicebat: Alias pro magistro Nicolao dicto judeo, civi et fideli nostro, nos- tras literas et per eos vobis decrevimus destinasse, prudencia vestra rogantes et cum instancia requirentes, quatenus ei vellitis secundum quod continetur in uno publico instrumento procu- rer qu’il puisse récupérer ses credits vis-à-vis de votre concitoyen Nicolas du feu Lupoldo Paternoster de Cividale, quas preces nostras hucusque ad effectum mittere non curastis, in eius dispendium non modicum et gravamen… ut vobis sit honor et nos habeamus ad vestrum honorem; alioquin non possemus desistere quin super indemnacioni fidelis nostri predicti provideremus. Canc. Inf., Notai, b. 4, notaire Alberto de civitate Austrie, perg., 5 avril 1319. 41. Petitio magistri Nicolai, iterato porecta coram predictis vicario et vicedomino, super predictis et protestatio quod, cum nichil sibi facerent de premissis, nec possendo ulterius substinere expensas, tendebat redire Venecias, Ibid., b. 127, notaire Nicola q. Pertica da Udine, 15 mai 1325.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 8686 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 87

fonctionnement des moulins à grain qu’il avait inventés42. Il continuait à jouir de la bienveillance des autorités vénitiennes. Au cours des années 30, grâce à la réputation qu’il avait acquise à l’étran- ger, Leone judeus (le seul, à ma connaissance, défini par cet appelatif) obtint la permission d’exercer sa profession sans passer l’examen du Collège médi- cal43. En revanche, maître Francesco, devenu chrétien, se rendit en Avignon à la suite d’une ambassade vénitienne auprès du pape Jean XXII, pour obte- nir qu’on lui confie l’enfant que sa femme, restée juive, lui refusait44. Peu avant son départ, il fut inclus dans la liste des praticiens salariés par la commune, son honoraire s’élevant à sept livres de gros par an, en compa- raison des dix confirmées à son collègue Simone45, originaire de Ferrare, qui, déjà au début du siècle, recevait de la commune de Venise un salaire de quatre livres46. Cet émolument de dix livres remontait en fait à 1307, lorsque, pour contrecarrer la concurrence de Zadar, et pour satisfaire nombre de ses patients, qui se plaignaient auprès du doge Pietro Gradenigo du risque de perdre ses soins, ce salaire fut reconnu à Simone, à condition qu’il s’en- gage à ne jamais quitter la ville47. Vers la moitié des années 30, que dire de Giovanni (Guglielmo?) fils de Mognezio de Rome qui fut accueilli en 1334

42. Providus vir magister Nicolaus Bongi de Veneciis, dictus judeus, cirugicus. AC, reg. 23/6, Philippicus, fo 5 ro, 9 ro-vo, 30 vo, 30 août 1335, 28 février 1336, 7 mars 1336, 30 août 1338. Signalons la similitude avec le cas d’un ser Solomon judeus… socius in molendinis de Bolpado (au bord de la Lagune) de la noble famille des Minotto, in B. LANFRANCHI STRINA (éd.), Codex publicorum (Codice del piovego), I, Fonti per la storia di Venezia. Sez. I-Archivi pubblici, Venise, 1985, p. 16; II, Venise, 2006, doc. 99, p. 671. 43. Quod magister Leo judeus possit medicari in Veneciis in arte fisice, non obstante quod non sit examinatus per Collegium medicorum, cum Justiciarii bonum testimonium refferant de ipso et de experiencia ipsius, facta in aliis terris. AC, reg. 22/5, Brutus, fo 126 ro, 27 mars 1331. JACOBY, «Les juifs à Venise», art. cit., p. 164. 44. Pendant toute la durée du voyage, Francesco et son serviteur devaient être à la charge de la commune de Venise, qui recommendait à ses ambassadeurs de plaider ce cas avec les autorités papales. R. CESSI, M. BRUNETTI (éd.), Le Deliberazioni del Consiglio, op. cit., 2, Venise 1961, p. 252, doc. 277, 20 novembre 1333. Francesco, qui sera par la suite toujours appelé «de Roma», réussira dans son projet et à un moment donné sa femme Agnese et leur fils Marco «de Roma», évidemment devenus chrétiens, s’établiront à Venise où ils seront reconnus héritiers de leur feu mari et père. Canc. Inf., Notai, b. 14, notaire Nicolò Betino, fasc. 1337, 13 septembre 1337; b. 88, notaire Giacomo pievano de Santa Sofia, minutario 1348-1351, 14 septembre 1350; b. 33, notaire Petro Cavaccia, fasc. perg., fo 2 ro, 12 septembre 1372. 45. CESSI, BRUNETTI (éd.), Le Deliberazioni del Consiglio, op. cit., p. 214-215, doc. 190, 16 septembre 1333. 46. Cassiere, loc. cit., p. 55, doc. 232, 26 mai 1301; Quod fiat gratia. MC, reg. 9, fo 129 ro, 26 juillet 1301. 47. [Cum] multi venerint ad dominum ducem conquerendo quod ipse habeat eos in cura et multos alios, et suplicando quod non permitatur ire à Zara. AC, reg. 20/3, Magnus, fo 35 vo; MC, reg. 9, Magnus et Capricornus, fo 393 vo, 20 avril 1307.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 8787 331/08/111/08/11 13:4013:40 88 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

par le Collège des médecins de Venise, bien qu’il eût étudié suivant des textes en hébreu48, ou de Johanne de Catholicis, chirurgien très apprécié, qui fut autorisé à pratiquer sans avoir rempli toutes les conditions requises des médecins49? Finalement, à la fin de cette décennie, on relèvera un autre cas de médecin converti: celui de maître Augustino, chirurgien jadis juif qui fut baptisé avec toute sa famille: le Conseil Majeur, avec l’approbation de la Giustizia vecchia, lui accorda l’autorisation d’exercer sa profession à Venise50. Revenons à Simone: son origine, l’estime qui entoure ce médecin et les points d’interrogation que suscitent certaines curiosités de sa famille51 nous incitent à le rapprocher d’Elia, auquel nous allons maintenant revenir. Elia, que nos sources ne cessent de définir comme maître et professeur de méde- cine, possédait une bibliothèque très riche dont il avait lui-même dressé la liste en latin et indiqué les prix, pour prévenir une mévente de ses précieux codes de médecine et philosophie par ses héritiers, incompétents et chargés de dettes, comme nous l’avons déjà vu. Pour notre bonheur, Cecchetti a fait une transcription — bien que sommaire — de cet inventaire52, qui reste ainsi

48. C. ROTH, Jews in Venice, Philadelphia, 1930, p. 27, n. 5 (sans indication de source d’archives), signalé par J. SHATZMILLER, Jews, Medicine and Medieval Society, University of California Press, 1994, p. 38. 49. Quod in civitate nostra Veneciarum possit mederi de dicta arte [cirugie], aliquo non obstante. AC, reg. 23/6, Philippicus, fo 2 ro, 11 avril 1335. 50 Capta. Quod concedatur magistro Augustino judeo cirugico qui, divino promotus spiritu, existens judeus, cum tota eius familia ad fidem christianam pervenit, relictis rebus et omnibus bonis suis, quod divino intuitu et ut se et suam familiam ad honorem Dei valeat substentare, ipse possit in ista civitate Veneciarum mederi de arte cyrugica antedicta, et hoc etiam consulunt justiciarii veteres, Ibid., fo 38 ro, 23 mai 1339. 51. Nous connaissons trois membres de sa famille: le fils médecin, Benedetto, entré au service de la ville en 1323, avec un salaire qui lui sera accru en 1329, et mort pendant la peste de 1349; la femme de Benedetto, Elena, qui dans son testament de 1329 évite d’indiquer où elle désire d’être ensevelie ou de faire des legs aux ordres religieux et laisse une aumône de 100 livres à distribuer par son mari et son beau-père Simone; et la fille de Simone, Cecilia, qui apporte 150 ducats en dot au noble Nicola Querini de San Zulian. Ibid., reg. 21/4, Neptunus, fo 202 vo, 12 mai 1323; reg. 22/5, Brutus, fo 99 vo, 26 mars 1329; Canc. Inf., Notai, b. 233, notaire Zeno de Zenonis, perg. 52, 12 juin 1349; b. 33, notaire Petro Cavaccia, fasc. perg., f. 10r, 24 septembre 1353; Not., Testamenti, b. 1023, notaire Michele Blanco, prot., doc. 57, 8 mars 1329. 52. L’identification de ces textes de médecine se fonde sur les œuvres de N. G. SIRAISI, Arts and Sciences at Padua. The Studium of Padua before 1350, Pontifical Institute of Mediae- val Studies, Toronto, 1973; Medicine and the Italian Universities. 1250-1600, Education and Society in the Middle Ages and Renaissance, 12, Leiden-Boston-Köln, 2001. C’est à un spé- cialiste de déduire de cette bibliothèque les adresses et itinéraires médicaux, les écoles fré- quentées, le milieu scientifique où Elia acquit ses connaissances. Je me suis bornée à publier le catalogue dans la revue Keshet. Vita e cultura ebraica, 6, 2008, p. 75-86, sous le titre «Un medico a Venezia tra Due e Trecento. Elia da Ferrara e la sua biblioteca». La liste d’une autre bibliothèque juive, dressée à Bologne dans la première moitié du XVe siècle, a été publiée par M. PERANI, mais elle est toute de sujet philosophique et religieux: «Spigolature sul patrimonio

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 8888 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 89

la seule partie du testament qui soit connue. Parmi les 54 volumes de cette liste, ce sont les œuvres médicales de Galien, Aristote, Avicenne et Averroës (le Colliget) qui l’emportent, suivies par des antidotaires, des textes de phy- sique et de chirurgie, et par l’Agricoltura de Pelagius. Un Dioscoride est évalué 4 livres de petits, les Rationes Petri yspani (super dictis universalibus et particularibus)53 3 sous, le Tractatus de spera (mundi) 18 gros54 et les Commenta Galieni super amphorismis et pronosticis (Prognostica. Liber aphorismorum) d’Hippocrate 2 gros. La liste se termine avec cinq codes qu’Elia avait évité d’évaluer (Isti non sunt extimati): et — ce qui pourrait ne pas être fortuit — ils sont les seuls qui ne ressortent pas directement au domaine des sciences: le Liber de veritate catholice fidei contra infidelium edictus a fratre Thoma de Aquino (Summae contra Gentiles),55 le Liber magistri Bartolomei super libro moralium56, un Liber sive Retorica et, pour terminer, un volume qui commence par les mots Malicia complexionis diverse quandoque57 et se termine avec honor et laus sit Redentori nostro, amen. La liste des livres d’Elia vendus par les exécuteurs testamentaires (vendi- dimus) fait suite à l’inventaire écrit de sa main: sept en juin de 1327 pour

librario degli ebrei a Bologna tra Medioevo e Rinascimento», in M.G. MUZZARELLI (éd.), Banchi ebraici a Bologna nel XV secolo, Bologne, 1994, p. 257-261. 53. Il s’agit du Comm. Isaac, De dietis in particularibus et du Comm. Isaac, Super dietis universalibus; dans la bibliothèque d’Elia il y avait aussi, du même auteur, Liber urinarum, évalué 30 gros. SIRAISI, Medicine, op. cit., p. 12-13. 54. Tractatus de sphaera mundi, recueil de notions astronomiques de John HOLIWOOD, alias SACROBOSCO, mort mi-XIIIe siècle. 55. De veritate catholice fidei et errores gentilium, titre de l’édition imprimée (Venise, 1476). Short-Title Catalogue of Books Printed in Italy, Londres, 1958, p. 669. Le texte d’Elia précède évidemment la canonisation de Thomas d’Aquin, en 1323. L’intérêt des milieux juifs pour sa pensée est illustré par les traductions que Jehuda ROMANO (mort avant 1330) fit, non seulement de l’œuvre Summae contra Gentiles, mais aussi du Commentarium in libros de anima Thome de Aquino, tous deux présents dans la bibliothèque d’Elia où celui-ci est indiqué sous le titre de Commenta Galieni cum questionibus de anima Thome de Aquino; sans comp- ter le Liber de causis, déjà traduit par HILLEL DE VÉRONE. G. SERMONETA, «Jehudah ben Moseh ben Dani’el Romano, traducteur de Saint Thomas», in Hommage à Georges Vajda, Louvain, 1980, p. 249-251, 256-259. 56. Le De proprietatibus rerum (Paris, 1230-50) de l’encyclopédiste franciscain Bartho- lomeus anglicus? Ou mieux, peut-être: une œuvre de Bartolomeo da Varignana, professeur à l’Université de Bologne (et l’adversaire de son collègue Alderotti), puis à Venise où, en 1321, il devint médecin salarié de la commune avec l’obligation d’instruire duos bonos scolares artis phisice et quod ipse cum sociis habeat solicite et fideliter curam de infirmis tam nobilibus quam popularibus, AC, reg. 21/4, Neptunus, fo 141 ro, 14 juin, 2 août 1321. P. KIBRE, «Logic and Medicine in Fourteenth Century Paris», in A. MAIERÙ, A. PARAVICINI BAGLIANI (éds.), Studi sul XIV secolo in memoria di Anneliese Maier, Rome, 1981, p. 418. 57. Par erreur, Cecchetti avait lu: Malicia constructionis diverse. Il s’agit de l’œuvre de Galien, connue sous le titre des deux premiers mots (Malitia complexionis), Thorndike, A Catalogue of Incipits, col. 399.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 8989 331/08/111/08/11 13:4013:40 90 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

un montant de 52 sous, payés comptant, et un, le premier livre du Canon d’Avicenne, en novembre de 1335, pour six sous et demi: la vente n’a pas dû être un grand succès, si, neuf ans après la mort de son propriétaire, cer- tains de ses livres se trouvaient encore sur le marché; et ceux qui furent vendus n’avaient pas toujours atteint les prix estimés. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est de remarquer que tous les acheteurs étaient de ses collè- gues, à l’instar d’un certain noble Marco Bondemiro, qui achète pour 10 sous une œuvre d’éthique, rhétorique et politique. Maître Ravagnino58 paya 13 sous pour la Prima pars summae theologie de Thomas d’Aquin, Petro de Compassis 3 sous et demi (au lieu des 10 prévus par Elia) pour les Divis- siones d’Almansor d’al-Razi/Rhazes59, tandis qu’un autre Almansor fut acquis par un médecin étranger et anonyme au prix de 9 sous, Pauluccio da Cividale60 acheta un antidotaire, maître Nicolino61 versa 10 sous et demi (au lieu des 16 prévus par Elia) pour se procurer le Vielmina (que je n’ai pas pu identifier)62 à un collègue qui partait à Candie, et, pour finir, maître Simone de Ferrare dépensa 5 sous et demi pour se procurer un Avicenne. Il est possible qu’Elia se soit fait des illusions et qu’il espérait trouver des clients en dehors du cercle étroit de ses collègues, qui ne brillaient pas par la largesse

58. Originaire de Bolzano/Bozen; dans son testament sont mentionnés deux livres, le Liber politicorum Aristotilis, ayant jadis appartenu à l’évêque de Feltre (Belluno), et le Liber Joa- chim, super Jeremia propheta possédé par l’évêque de Pozzuoli (Naples), mais en ce temps- là aux mains du frère Paulinus de Venise, et qui, de l’avis du testateur Ravagnino, ne valait que 3 sous de gros. Procuratori di San Marco. Misti, b. 79A, perg., 22 octobre 1331. 59. S’agit-il du De aggregationibus et summis iuvamentis membrorum (première édition, Milan, 1481), ou plutôt du Liber medicinalis Almansoris? Sans être parvenue à identifier l’acquéreur, je me demande néanmoins s’il y a quelque correspondance entre son nom, sa profession et ses intérêts. 60. Je propose de l’identifier avec Pace de Frioul, professeur de logique à Padoue (ante 1294-1319), membre du Collège des arts, auteur de vers à la gloire de Venise. SIRAISI, Arts and Sciences, op. cit., p. 36, 51. A. GLORIA (éd.), Monumenti della Università di Padova (1222-1318), raccolti da A.G., Venise, 1884, p. 129, 449. 61. On peut l’identifier avec le médecin Nicolò de la contrada de Sant’Aponal, qui fut accusé d’avoir consenti à son neveu de se rendre à Alexandrie pour des raisons de commerce, malgré la défense imposée après la chute d’Acre. Il avait répondu qu’il le croyait permis à tous ceux qui demeuraient à Venise depuis plus de 30 ans. MC, reg. 12, Clericus civicus, fo 71 vo, 3 février 1315/1316; selon une conjecture d’ASHTOR, «Gli inizi della Comunità», art. cit., p. 695, il s’agissait d’un médecin juif, converti à Venise, qui avait conservé des liens avec son pays d’origine. Mais ce nom est assez répandu et il faut toujours prendre garde aux homonymies, surtout pour les noms assez communs (éviter, par ex., de le confondre avec un certain discreto et sapiente viro domino magistro Nicolino medico, de confinio Sancti Johan- nis novi, auquel fut reconnu le droit de s’acheter une maison. Canc. Inf., Notai, b. 31, notaire Leonardo Cavazza, perg., 30 octobre 1335). 62. Je me bornerai à suggérer quelques possibilités: la Practica de Gugliemo Corvi, dit de Brescia, archiatre papal à Avignon (A. DE Ferrari, DBI, 29, 1983, p. 827-828), ou la Chirurgia, ou bien la Summa conservationis et curationis de Guglielmo di Saliceto, SIRAISI, Medicine, op. cit., p. 42-43.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 9090 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 91

de leurs moyens et, peut-être, leur propension à se procurer ces instruments scientifiques. Exercer la médecine sur les bateaux pour le Levant était par- ticulièrement rentable, mais le bénéfice, ainsi que le sanctionnait perpetua le Sénat, était réservé à ceux qui contribuaient aux prêts forcés, et notre maître Simon n’était pas un des leurs63. Si nous avons tant insisté sur maître Simon, en le rapprochant, à différents égards, d’Elia, c’est parce que nous aimerions trouver, à la conclusion du chapitre sur près de cinquante ans de présence à Venise de juifs sous de fausses apparences ou non définis comme tels, une clef de lecture qui explique cette situation assez exceptionelle. Qu’elle fut extraordinaire est confirmé par le tableau presque idyllique — Shatzmiller parle d’«état de félicité et de sérénité»64 — décrit par Jacob ben Elia dans son Introduction à l’œuvre d’Abu Ma’aschar, où il se rejouit — dans la traduction de Shatzmiller — de demeurer à Venise «la grande ville qui est entourée d’eaux, un peuple gai et joyeux vivant en sécurité… J’y ai rencontré des médecins, parfaits savants… Ils m’ont considéré comme un frère, à leurs yeux, j’étais un résident. La majeure partie des livres de méde- cine que je possède, c’est de leur langue à la nôtre que je les ai traduits». Il cite les noms de deux de ses collaborateurs: maître Padavino «médecin expert, connaisseur de l’art du ciel»65 et maître Andrea «mon confident»66. Une société ouverte aux nouveautés, qui accueillait avec chaleur et amitié des hommes de science d’origine et de vie tout à fait différentes. En ce qui concerne plus spécifiquement les médecins, l’explication la plus facile à retenir serait que le fait de ne pas porter un nom, suivi de l’appella- tif judeus ou hebreus — ce qui sera la règle, à partir du XVe siècle et jusqu’à la fin de l’âge des ghettos —, simplifiait pour les malades chrétiens le recours à des médecins dont on faisait semblant de ne pas connaître l’ori- gine; par ailleurs, les praticiens se sentaient plus libres de prodiguer leurs

63 CESSI, SAMBIN (éds.), Le Deliberazioni del Consiglio, op. cit., p. 354, doc. 348, avril 1328. Il est possible que Simon se proposait de se porter médecin sur un bateau au cours des mêmes semaines pendant lesquelles il acheta son Avicenne. 64. «Jacob ben Élie, traducteur multilingue à Venise à la fin du XIIIe siècle», Micrologus, 9, 2001, p. 198-199. À remarquer que, dans le colophon du livre médical Taysir d’Abenzour, Jacob est appelé hebreo (pas judeo), une distinction qui s’explique par le titre prestigieux qui suit in medicina et aliis scientiis plurimum erudito. 65. Le nom correct est Padavinus, ainsi que nous le lisons dans l’ordonnance du Conseil Majeur: Capta fuit pars et ordinatum quod magister Padavinus de confinio sancti Apolinaris et fratres eius decetero sint veneti in Veneciis et ubicumque, AC, Bifrons, reg. 18/1, fo 40 ro, 5 août 1270. 66. Je propose de l’identifier avec magister Andreas phisicus, qui exerçait la profession à Zadar en 1304, et auparavant à Traù. PREDELLI, I libri commemoriali, op. cit., t. I, n. 208, p. 45, tiré de l’original, reg. I, n. 185, fo 64 vo, 26-30 novembre 1304.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 9191 331/08/111/08/11 13:4013:40 92 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

soins et mieux acceptés dans des milieux qui, autrement, ne leur auraient pas ouvert leurs portes aussi facilement. De fait, à Venise, les médecins que nous avons rencontrés et essayé d’identifier — avec pas mal d’incertitude et d’hésitation67 — paraissent démontrer la validité de la thèse de Bernhard Blumenkranz selon laquelle ils vivaient sur une ligne de frontière que le pouvoir d’attrait représenté par la société chrétienne à ses niveaux les plus élevés, la science et une vie plus agréable, les poussaient à franchir plus facilement68. Mais il y a un autre aspect à considérer. Nos sources ne font mention des juifs que pour préciser qu’ils ne le sont plus, ce qu’on peut vérifier aussi en dehors du monde médical, par exemple, dans le cas du soldat Iohannes de Roma olim iudeus69. Par la suite, durant presque un demi-siècle, à partir de la moitié des années trente, la documentation vénitienne sur les juifs se fait extrêmement rare, sauf pour les domaines vénitiens, connus sous le nom de Terre da mar (Crète, Négropont alias Eubée, Corfou, etc.). Jusqu’ici, nous avons traité de la condition des médecins, qui, malgré tout, semble jeter une certaine lumière sur le brouillard qui entoure la pré- sence à Venise de juifs — ou de personnes que nous croyons pouvoir clas- ser sous cette catégorie. Mais, avant d’examiner les efforts déployés par le clergé pour mettre fin à une situation qui était extrêmement délicate à ses yeux, il faut s’arrêter sur un document unique qui montre qu’un véritable groupement de juifs, que la prudence de la société vénitienne évitait de définir comme tels, demeurait sur les Lagunes. Comme dans le cas d’Elia en 1300, à le révéler c’est de nouveau une affaire d’importation de vin, à l’occasion des fêtes juives de l’automne de 1321: un marchand juif d’An- cône, qui habitait et faisait du commerce à Venise, y a apporté du vin pour satisfaire nombre de ses amis (ad preces et ad nomen quamplurium suorum amicorum de Veneciis) et l’a déposé dans une cave pour qu’ils s’en servent (pro usu sue gentis)70: le marchand Museto est défini comme judeus car,

67. Il y a d’autres médecins qui pourraient être classés dans cette catégorie, mais les preuves ne sont pas pour le moment suffisantes. 68. B. BLUMENKRANZ, Histoire des Juifs en France, Toulouse, 1972, p. 30-31, 40-41; le cas italien est un peu différent, car les médecins juifs sont peu nombreux — et leurs commu- nautés très petites — par rapport à la population au sein de laquelle ils vivaient, et la conver- sion parmi eux, même au cours des grandes expulsions de la seconde moitié du XVIe siècle, n’atteint pas le niveau que nous relevons en France. 69. Sit ad soldum pedestrem, CESSI, SAMBIN (éd.), Le Deliberazioni del Consiglio, op. cit., p. 275, doc. 369, novembre 1323. Que dire d’un certain Bartholomeus, dictus sinagoga, de Veneciis, condamné pour vol? Signori di notte al criminal, reg. 16, fo 74 vo, 28 mai 1327. 70. Capta. Quod fiat gratia Museto judeo merchatori de Anchona, qui moratur et conver- satur Veneciis, qui fecit conduci Venetias vaxellos XLIII vini de partibus Ancone, ad preces et ad nomen quamplurium suorum amicorum de Veneciis, pro usu sue gentis, quod vinum

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 9292 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 93

pour prolongé qu’ait été son séjour à Venise, il vient d’une ville entrepôt concurrentielle et est classé parmi les hommes d’affaires étrangers; ses core- ligionnaires sont dits sui amici et le regroupement de personnes, qui com- prend Museto, est appellé gens71. Cette consommation de 43 vaxelli72 sert un nombre assez considérable de personnes (quamplurium, dit le texte), un groupe de Veneciis, mais peut-être s’agit-il d’une étendue plus large: cet arrêt renforce, en tout cas, l’impression qu’il s’agit d’une implantation

Justiciarii Veteres dicunt esse perditum, eo quod dicunt fuisse discaricatum de uno plato et positum in uno magaceno et datum postmodum predictis suis amicis, propter quod dicti offi- tiales ab eo acceperunt pleçariam de valore dicti vini, quod absolvatur a dicta pena et omni alia quam pro dicta causa incurrisset apud dictos Justiciarios, inspecta condicione facti, et quod fraus aliqua non fuit in hoc commissa per eum, AC, reg. 21/4, Neptunus, fo 150 ro, 10 septembre 1321. L’importation de vin pour la consommation privée venait d’être déclarée libre, sauf pour le droit de douane (Ibid., doc. 446, fos 42 vo-43 ro, 28 août 1318), qui fut finalement supprimé sur le vin d’Ancône à la suite du traité de paix et de commerce signé à Venise le 12 avril 1345 (G. LUZZATTO, «I più antichi trattati», art. cit., p. 80, voir aussi supra, n. 21). 71. L’expression gens a dans la tradition vénitienne (qui ressort en ce cas de la latinité classique, gens Julia, etc., par exemple) un emploi plus rare et une valeur positive, tandis que generatio/ex generatione (et moins souvent natio/de natione), qui est la plus courante dans le cas des esclaves (Tartarorum, Mogollorum, etc.), a une nuance péjorative (ut saraceni et alie generationes, imperator vel alie generationes prave voluntatis). Senato. Misti, reg. 54, fo 4 ro-vo, 3 mars 1422. Canc. Inf., Notai, b. 19, Benedetto Blanco, I quad. perg., passim. De nombreux exemples de ce genre se trouvent in C. VERLINDEN, L’esclavage dans l’Europe médiévale, t. II, Gand, 1977, qui rappelle aussi le cas d’un marchand florentin qui, à Tana (sur la mer d’Azov), le 14 septembre 1359, vend à un vénitien une esclave de douze ans ex generatione judaica au prix de 580 hyperpères et commente: «l’expression ex generatione judaica aura simplement été employée par analogie avec la terminologie habituelle des actes, car on ne rencontre pas dans cette région d’autres cas d’asservissement de juifs», Ibid., p. 940- 941. 72 Vaxillus, vascellum, d’où l’italien vaschetta, «petite urne, vase». J. F. NIERMEYER, Mediae Latinitatis Lexicon Minus, Leiden, 1976, p. 1061. PREDELLI, I libri commemoriali, op. cit., t. I, doc. 536, p. 120; doc. 547, p. 122, 30 novembre 1312, le traduit par vaso vinario et précise qu’il mesurait environ trois bigonci (150,234 litres chacun), ce qui reviendrait à une quantité énorme (près de 19 400 litres). MARTINI, op. cit., p. 818. À remarquer que les unités de mesure les plus repandues dans ce domaine étaient les anfore et les caratelli, tandis que le mot vasello, beaucoup plus rare, est employé dans le commerce de l’huile des Pouilles (par ex., P. KANDLER, Codice diplomatico istriano, II, pages non numérotées, sous la date: Trieste, 16 janvier 1328). G. LUZZATTO, Storia economica di Venezia dall’XI al XVI secolo, Venise, 1995, p. 103, souligne que l’approvisionnement en vin du marché vénitien au XIVe siècle, était fourni, avant que par la Crète, par les regions limitrophes de l’Adriatique (Istrie, Abruzzes et Pouilles), et rappelons que le vin pour la consommation des juifs était importé surtout des Marches et de Crète: voir, par ex., le contrat fieri facere vinum iudaicum, A. LOMBARDO (éd.), Zaccaria de Freddo, notaio in Candia (1352-1357), Venise, 1968, p. 68-69, doc. 94, Crète, 20 avril 1357. F.C. LANE, Le navi di Venezia, Turin, 1983, p. 131-132, 146. J’ajouterai une autre donnée, qui ne correspond pourtant pas avec ce qu’on vient de dire (mais on sait que les mesures variaient d’un endroit à l’autre, et c’est pourquoi elles étaient objet de débat): dans un litige, un témoin déclarait que 33 vaxelli de vin avaient été embarqués sur un bateau à Zadar et quod dictum vinum erat anfore XVIII, Giudice di Petizion. Sentenze a interdetti, reg. 2, fo 20 ro, 27 mars 1314.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 9393 331/08/111/08/11 13:4013:40 94 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

reconnue par les autorités, — on la dirait une communauté ethnique plutôt que religieuse —, qui vit en tranquillité au milieu et à la faveur de la société chrétienne. Une toute dernière petite remarque, qui ne prouve rien mais qui pourrait constituer un autre indice sur l’existence de ce groupe juif demeu- rant sur les Lagunes: en 1298, le Conseil Majeur octroit à tout le monde la permission d’abattre chez soi les animaux qui serviront pour sa consomma- tion ou vente et dénonce le «complot» des bouchers qui s’opposent à l’élar- gissement du marché73. Et les difficultés d’approvisionnement que la kashe- rut entraîne pour les juifs portent précisément sur le vin et la viande. Ce document isolé et précieux, qui ne nous est parvenu que par hasard, à la suite d’un litige en matière de fraude, tranché par le Conseil Majeur74, signale, encore une fois, le risque que le manque de documentation entraîne dans l’interprétation des évènements. Avec cette précaution, reprenons notre analyse, à partir de l’activité déployée par le clergé pour mettre fin à une coexistence entre chrétiens et juifs qui lui déplaisait, et dont on a raison de penser qu’elle a persisté bien au-delà des années 30, quoiqu’il en manque la documentation. Ce sont trois lettres papales en l’espace de quatre mois — entre mai et septembre 1356 — qui vont interrompre ce silence. Dans la première, Innocent VI dénonçait au doge les entraves qui empêchaient l’inquisiteur Michele Pisani de pour- suivre les judaïsants et accusait de complicité tous les sujets qui s’opposaient à l’arrestation des hérétiques et à la saisie de leurs biens75. Trois mois se

73. Quicumque emerit vel habebit in domo sua bestiam aliquam et eam interficere voluerit, tam pro vendere quam pro comedere in domo, debeat carnes nectas emporter seulement au pesage à San Marco ou à Rialto, et payer 1 denier la livre. CESSI, Deliberazioni, op. cit., t. 3, Bologne, 1934, p. 422-423, doc. 20, 21 mai 1297; p. 436-39, doc. 7, 1er paragraphe, 22 mars 1298. 74. Dans un autre cas, toujours tranché par le Conseil Majeur, sur un vote d’absolution, un marchand de Pouille est condamné par le Piovego pour avoir importé à Venise du vin et d’autres marchandises et y avoir acheté du savon, malgré la prohibition des autorités véni- tiennes: le marchand y est appelé tout court Elia: s’agit-il d’un autre cas de vin pour la consommation des juifs? MC, reg. 12, Clericus civicus, fo 151 ro, 13 juin 1317. 75. Quidam ex subditis tuis, tuum nomen et titulum pretendentes, sic se inquisitori prefato pertinaciter opponere presumpserunt… quod inquisitor idem in hereticos ipsos, iuxta canoni- cas sanctiones animadvertere, hucusque nequivit. S. SIMONSOHN, The Apostolic See and the Jews. Documents: 492-1404, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, Studies and Texts 94, Toronto, 1988, p. 405-406, doc. 379, Avignon, 1er mai 1356: les judaïsants y sont définis comme heretici, qui de Iudaice perfidie tenebris ad lucem veritatis Catholice solum se verbo converterant, quique huiusmodi perfidie non deponentes errores, diu sub nomine ac habitu Christiano pompis Sathane quibus abrenunciaverunt, ipso fallente, ad contumeliam suscepte iam fidei servierant et etiam serviebant; les autorités vénitiennes y sont menacées de sanctions en tant que complices et le doge lui-même de peines encore plus sévères (immo eo culpe accusaret te gravioris quo maiori potentia fultus es et maiori premines ratione). Remarquons que l’accusation de dampnati heretici frappa dans les mêmes semaines deux seigneurs de la Romagne (à Forlì et à Faenza), que la papauté — en tant que souverain temporel — considérait

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 9494 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 95

déroulent et au doge Giovanni Gradenigo (21 avril 1355-8 août 1356) suc- cède Giovanni Dolfin (13 août 1356-12 juillet 1361), dont le pontife attend un appui plus sincère: au cours des mêmes semaines, les néophytes enfer- més dans la prison de l’Inquisition à Venise ont déjà été condamnés et leurs biens saisis. Aussi, par retour de courrier, Avignon adressera à Venise deux nouvelles lettres: par l’une, le pape autorise l’inquisiteur à élargir son acti- vité répressive au-delà de son étroite juridiction s’il en voit la nécessité76; par l’autre, il demande au doge nouvellement élu de confirmer dans les faits la politique en faveur de l’Inquisition, dèjà poursuivie par certains de ses prédécesseurs77. Il reste que les sources vénitiennes qui jusqu’ici n’ont pas offert d’indications précises sur ce cas, ne manquent pas de révéler que la tension entre les deux partis se traduisait parfois en une méfiance réciproque, bien au delà du langage diplomatique, et que les controverses avec l’Église reflètent une situation locale, ou bien s’y réfléchissent78.

comme des ennemis (predicari verbum crucis, intendandoque, dante Deo, contra ipsos facere exercitum generalem) et contre lesquels elle essayait vainement d’être soutenue par Venise. Senato. Misti, reg. 27, fo 73 ro, 86 ro, Ancône, 18 avril 1356, Venise, 9 juin 1356. 76. Le franciscain mineur Michele Pisani, inquisiteur à Venise et dans la Marche de Tré- vise, venait précisement de rentrer d’Avignon, où il avait consulté le pape super punitione vel correctione illorum neophitorum, quos catholice fidei emulus precipitavit in heresim, et en avait reçu l’instruction de procéder adversus hereticos ipsos in quocunque loco partium, in quibus es inquisitor pravitatis heretice deputatus, vel extra illas, ubicumque videris expedire, solum Deum habendo pre oculis, SIMONSOHN, op. cit., p. 406-407, doc. 380, Avignon, 16 septembre 1356. Le texte est allusif, mais semble indiquer que l’initiative de la rejudaïsation revenait à un néophyte qui avait convaincu d’autres de le suivre. D’autre part, Venise devait en même temps se défendre in curia romana pour avoir arraché à la justice ecclésiastique le fils de la maîtresse de l’évêque Nicola Morosini (ex qua plures genuit filios, sicut publice notum est), accusé de meurtre. Senato. Misti, reg. 28, fo 1 ro, 19 avril 1357. WADDING, Annales Minorum seu Trium Ordinum a S. Francisco Institutorum, Florence, 1932, p. 48, doc. 4, 1350; C. PIANA, «Chartularium Studii Bononiensis S. Francisci (saec. XIII-XVI)», Analecta Fran- ciscana, 11, 1970, p. 381, 15 mars 1350. 77. SIMONSOHN, op. cit., p. 407, doc. 381, Avignon, 17 septembre 1356. Innocent VI se référait à l’engagement pris par au début de son long dogat (1343-1354): per formam promissionis, d. dux solus debet auxilium inquisitoribus dare, pro officio heretice pravitatis in Veneciis exercendo, quandocumque ab ipsis inquisitoribus fuerit requisitus, sine altera requisitione. Collegio. Notatorio, reg. 1, fo 33 vo, 28 février 1342/1343. Pour la formule officielle, en date du 4 janvier 1343, qui repète celle de 1339, au moment de l’élection au dogat de Bartolomeo Gradenigo, voir Liber promissionum ducalium, reg. 1, fo 84 ro. Voir aussi infra, n. 79. 78. Le contrôle des autorités laïques vénitiennes sur l’activité de l’Inquisition dans l’État est documentée tout au long de son histoire: c’est une exigence politique — avant même qu’un choix religieux — qu’on retrouve déjà au XIVe siècle et s’explique aussi par le danger repré- senté par l’expansion papale à ses frontières méridionales. Il en résulte une ligne de stratégie défensive qui s’exprime dans ses lois: voir, par exemple, la parte du 7 août 1385, par laquelle le Sénat accepte d’assurer un salaire de cinq ducats par mois à l’inquisiteur, mais en refuse sept à ses fonctionnaires, au motif que pecunia potest dici perdita et data sine aliquo fructu vel utilitate. Senato. Misti, reg. 39, fo 127 vo. Deux ans plus tard, le Sénat, qui n’était pas content

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 9595 331/08/111/08/11 13:4013:40 96 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

D’ailleurs, la rejudaïsation est une accusation récurrente dans l’histoire de l’Inquisition médiévale, pas seulement en Vénétie, que ce fût pour les diffi- cultés que les convertis rencontraient pour s’adapter à leur nouvelle condi- tion ou par crainte de se trouver en faute, soit en raison de la pression que l’Église exerçait sur les souverains temporels, en les accusant de bien- veillance vis-à-vis des hérétiques, d’une part, et de négligence dans la défense de la foi chrétienne, de l’autre. Deux fois déjà, entre le XIIIe et le XIVe siècles, les papes avaient renou- velé au governement vénitien l’appel à collaborer avec les inquisiteurs dans la répression des apparitions d’hérésie, lesquelles se manifestaient, pour ce qui nous concerne, sous forme de retour au judaïsme de la part de néo- phytes; ces interventions de la Curie auprès des autorités de l’État résul- taient de situations locales et de faits limités, mais impliquaient nécessaire- ment des enquêtes, auxquelles celles-ci ne pouvaient en principe se soustraire et refuser son consentement79. Il fallait mener les poursuites, ne fût-ce que

du nouvel inquisiteur qui avait été choisi par le clergé, formulait la lettre de sa recommandation au pape en termes froids. À son avis, c’était un frère dominicain qui agissait dans l’intérêt de son ordre et de l’Église, non de l’État (in forma generali qua videbitur dominio, non enim hoc querit nisi pro factis et honoribus ordinis sui), Ibid., reg. 40, fo 69 vo, 11 avril 1387. 79. Selon ILARINO DA MILANO, «L’istituzione dell’Inquisizione monastico-papale a Vene- zia nel secolo XIII», Collectanea franciscana, 5, 1935, p. 185, la première mention de l’Inqui- sition est insérée dans la promissio (c’est-à-dire les obligations qui revenaient au doge qu’on allait élire) de Marino Morosini, en 1249. A. POTTHAST, Regesta pontificum romanorum, Berlin, 1875, II, p. 1183, doc. 14332, fait remonter l’activité de l’Inquisition à Venise à la lettre datée de Gênes, 11 juin 1251, par laquelle le pape Innocent VI ordonnait aux domini- cains Vincenzo de Milan et Giovanni de Verceil de se rendre sur les Lagunes pour procéder contre des hérétiques (mandat, ut Venetias personaliter accedant et haereticos insequantur), juste une année et demie avant la promissio du doge Ranieri Zen. En décembre 1289, apparaît pour la premère fois, dans celle du doge Pietro Gradenigo, l’engagement de Venise à donner auxilium inquisitoribus, pro officio heretice pravitatis exercendo in Veneciis, quandocumque ab ipsis inquisitoribus fuerimus requisiti, sine alterius requisitione Consilii, et de faire monter sur le bûcher les condamnés. Si les doges, ses prédecesseurs, s’étaient limités à promettre que le choix, fait avec le concours du Conseil Majeur, tomberait sur des probi et discreti et catho- lici viri, dans la nouvelle formule, élaborée en 1289 (secundum promissionem factam domino pape et acceptationem eius), mais bientôt modifiée, la compétence exclusive en matière d’hé- résie ne relevait plus des institutions vénitiennes qui acceptaient l’obligation de payer les frais de l’Inquisition sur la caisse de l’officio super frumento, en échange du droit de toucher omnem profectum et utilitatem. J. GUIRAUD, Histoire de l’Inquisition au Moyen Âge, Paris, 1938, p. 585. G. GRAZIATO (éd), Le promissioni del doge di Venezia dalle origini alla fine del Due- cento, Fonti per la storia di Venezia. Sez. I — Archivi pubblici, Venise, 1986, p. 134 (pour la série de textes plus génériques qui se repètent depuis le dogat de Ranieri Zen, 1253-1268, jusqu’à celui de Giovanni Dandolo, prédecesseur de Gradenigo, voir ibid., p. 41, 62, 82-83, 106-107). Dans la promissio du doge Marino Zorzi (1311) le chapitre s’appelle désormais De inquisitione heretice pravitatis, au lieu de Contra hereticos (Libri promissionum ducalium, reg. 1, fo 50 ro), et ce même texte se retrouve en 1382, 1423 et 1457 (ibid., reg. 2, fo 44 ro, 49 ro, 50 vo).

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 9696 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 97

pour complaire aux hommes d’Église; et ce n’était que par la suite, qu’on pourrait, le cas échéant, refuser l’intervention du bras séculaire pour l’exé- cution de la peine. En 1318, Jean XXII avait exhorté le doge Giovanni Soranzo à accorder sa collaboration aux inquisiteurs qui poursuivaient les hérétiques et leurs partisans dans les domaines maritimes assujétis à Venise; il l’invitait à punir les juifs responsables d’actes infâmes contre la vérité de la foi80. Les expres- sions du texte papal sont, comme d’habitude, vagues et génériques, car la juridiction reconnue à l’Inquisition sur les infidèles, et in primis sur les juifs, se limitait à leur activité de prosélytisme et à l’assistance qu’ils prêtaient à ceux qui essayeraient d’annuler la valeur imprescriptible du baptême (reju- daïsation); les chrétiens, revenus à l’ancienne foi (relapsi), devenaient ipso facto des hérétiques. Cette insistance sur l’attitude du judaïsme envers ses anciens coreligion- naires repentis ou ses nouveaux fidèles, reposait évidemment sur des faits rééls et répétés81. Quelque trente ans auparavant, en 1279, le cardinal légat

80. SIMONSOHN, op. cit., p. 308-309, doc. 298, Avignon, 2 juillet 1318. On connaît un cas d’inquisition, menée dans les domaines vénitiens du Levant: en 1314 le dominicain Andrea Dotto avait essayé sans succès de priver Sambati/Sabbetai de la missetaria de Crète (office chargé de percevoir la taxe sur le commerce maritime, établie moyennant le serment des marchands), charge que le Conseil Majeur lui avait confirmée, à temps indéfini — après la mort de son père Michele, qui l’avait remplie déjà pendant vingt ans — dans une formulation particulièrement générique (sit meseta in Creta, cum condicionibus aliorum, quousque se bene gesserit in dicto officio). AC, reg. 20/3, Magnus, fo 34 ro, 11 décembre 1305. Le Regolamento per l’officio della messetaria du 26 août 1301 précisait que la charge pouvait être confiée seulement à des Vénitiens ou à des sujets ayant résidé plus de 15 ans dans les domaines vénitiens, avec l’approbation du duc (titre reconnu au gouverneur) de l’île. F. THIRIET, Déli- bérations des Assemblées vénitiennes concernant la Romanie, t. I, La Haye, 1966, p. 87, doc. 32, tiré de MC, reg. 8, Magnus et Capricornus, fo 17 vo. Dans notre cas, Venise ne donna pas suite à la plainte de l’inquisiteur, qui poursuivit pourtant son activité dans les îles grecques jusque dans les années 20s. D. JACOBY, «Venice, the Inquisition and the Jewish Communities of Crete in the Early 14th Century», Studi veneziani, 12, 1970, surtout p. 130-131, 138-139. Voir infra, n. 86. 81. La bulle Turbato corde audivimus (27 juillet 1267) de Clément IV voulait enrayer le phénomène des conversions au judaïsme (quamplurimi reprobi christiani,…, se ad ritum judaicum dampnabiliter transtulerunt) et confiait la compétence en la matière aux inquisiteurs de l’Ordre dominicain pour l’Italie du Nord et franciscain pour l’Italie centrale, partage qui sera de courte durée. SIMONSOHN, op. cit., p. 236-237, doc. 230. La bulle sera publiée de nouveau par Grégoire X et Nicolas IV, le 1er mars 1274 et le 5 septembre 1288, respective- ment, ibid., p. 244-245, doc. 236, et p. 267-268, doc. 260. La situation restait décidément alarmante. Aussi, entre-temps, pour contrecarrer le retour à l’ancienne foi et vaincre l’obsti- nation des juifs à réfuser la foi véritable, Nicolas III commanda au provincial «lombard» des dominicains (avec juridiction pratiquement sur toute la plain du Pô, de la Marche de Trévise à la Marche de Gênes) de procéder avec les prêches obligatoires partout où il y avait des juifs generaliter et singulariter, convocando, semel et pluries, ac toties repetitis instantiis, quoties proficere posse putaveris, ibid., p. 248, doc. 241, 7 mai 1278. Et ce n’est pas une affaire

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 9797 331/08/111/08/11 13:4013:40 98 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

Latino, légat papal en Romagne, s’en était déjà aperçu. Préoccupé par des cas récents qui s’étaient produits dans le patriarcat d’Aquileia et dans les diocèses de Castello (c’est-à-dire à Venise), Mantoue et Ferrare, il avait sollicité un soutien efficace et immédiat de la part des autorités séculaires en faveur de l’inquisiteur82. Le frère Florio de Vérone de l’ordre des prê- cheurs, avait en fait découvert que, dans certaines familles, où cohabitaient des membres dèjà convertis avec d’autres, restés juifs, c’étaient ceux-là et non ceux-ci qui abjuraient leur religion83. De plus, dans d’autres, les enfants n’étaient pas portés sur les fonds baptismaux à leur naissance, et les relapsi étaient réadmis sans problème aux offices de la synagogue; le père domini- cain, après avoir constaté les délits, mais encore indécis sur l’importance de la peine, avait choisi de demander l’avis d’hommes de loi et d’Église à Padoue et à Bologne. Le résultat pratiquement unanime de cette consultation fixait quelques principes que Vittore Colorni, qui a étudié le dossier, résume ainsi: tout chrétien revenu au judaïsme est un hérétique, comme est complice

restreinte à l’Italie: la documentation de ces campagnes menées par l’Inquisition durant les années 70-80 du XIIIe siècle vis-à-vis des apostats s’étend de la France du Sud à l’Espagne et à l’Angleterre, où Honorius IV parle explicitement de juifs baptisés, qui s’installaient ail- leurs, afin de réussir à désavouer leur nouvelle religion, sans être reconnus. Ibid., doc. 255, p. 262-263, Rome, 18 novembre 1286. 82. De Bologne, le 25 août 1279, le cardinal Latino (dit Orsini, en tant que neveu de Nicolas III), légat pontifical en Romagne, Tuscia [Étrurie], Marche de Trévise, Ferrare et Venetiarum partes, donne instruction au frère Florio de Vérone, inquisiteur dominicain à Ferrare (jusqu’à la fin du siècle, avant de devenir co-inquisiteur à Padoue et Vicence, en Vénétie) de procéder contre les coupables d’hérésie, parmi lesquels figuraient nombre de membres de la noblesse proches du mouvement patarin-cathare (E. DUPRÉ THESEIDER, «L’ere- sia a Bologna nei tempi di Dante», in Studi storici in onore di Gioacchino Volpe per il suo 80° compleanno, I, Florence, 1958, p. 408. COLORNI, «Ebrei in Ferrara», art. cit., p. 183-184). Peu de temps auparavant (Imola, 16 février 1279), Orsini s’était prononcé contra judeos persequentes judeos conversos, et ensuite, entre janvier et juillet de 1281, ce sera lui-même qui conduira à Ferrare les poursuites; en même temps, il travaillait à la rédaction des Statuts qui seront insérés dans les livres synodaux de Padoue et Vérone au XIVe siècle. A. TILATTI, «“Legatus de latere domini Pape.” Il cardinale Latino e le costituzioni del 1279», in Scritti in onore di Girolamo Arnaldi, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo. Nuovi studi storici, 54, Rome, 2002, p. 530. G. OPITZ, «Über zwei Codices zum Inquisitionsprozess…», Quellen und Forschungen aus Italienischen Archiven und Bibliotheken, 28, 1937-38, p. 103-105. G. BISCARO, «Eretici ed inquisitori nella Marca Trevisana (1280-1308)», Archivio veneto, s. 5, vol. 11, 1932, p. 150. Une dernière remarque: sur la présence parallèle de Florio et d’Elia à Ferrare et à Venise, voir infra, n. 89). 83. D. MALKIEL, «Jews and Apostates in Medieval Europe-Boundaries Real and Imagi- ned», Past and Present, 194, 2007, p. 3-33) étudie les différentes perspectives et relations qui existaient entre juifs et néophytes à l’intérieur des familles et des communautés, après la conversion; et il ne s’agissait pas toujours nécessairement d’une condition de réfus réciproque. On pourrait dire que le traitement à réserver aux apostats reste une question qui agite le monde juif pendant les deux siècles qui font suite aux croisades et aux massacres qui frappèrent ce dernier, s’assoupit dès que l’Église prend une position dure (avec la création de l’Inquisition), et reprend force après les évènements de 1492.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 9898 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 99

celui qui l’y aura poussé ou au moins aidé à renier la conversion; la peine, qui sera fixée selon la gravité de l’accusation, ira de la mort pour l’hérétique, à des amendes, suivies de l’exil ou de la prison, pour les coupables mineurs; il reviendra à l’État d’exécuter, en dernier lieu, la sentence84. L’inquisiteur Andrea Dotto était arrivé à de pareilles constatations vers la fin des années 20, lors d’une seconde enquête qu’il avait menée en Crète. Il avait appris de nouveau, à cette occasion, des faits qui renvoyaient aux catégories susdites: juifs baptisés qui ont abjuré, chrétiens qui judaïsent et trouvent refuge à Alexandrie, femmes esclaves devenues juives. C’était des cas évidents d’hérésie, confirmés par l’avis du juriste Oldrado da Ponte, auquel Dotto en personne les avait rapportés85: contester la compétence spécifique des inquisiteurs se révélait, dans ce cas, particulièrement compli- qué pour le gouvernement vénitien. La question avait été tout à fait différente en 1314, quand, lors d’une première enquête, Dotto avait mis en cause la légalité de la charge de mis- seta (perceveur de la taxe d’intermédiation commerciale maritime) accordée par les autorités à un juif86. Dans ce cas, Venise, ayant vu dans la dénoncia- tion de l’inquisiteur une atteinte à sa souveraineté, avait pris, d’elle-même,

84. COLORNI, «Ebrei in Ferrara», art. cit., p. 161. Deux autres enquêtes, menées à Ferrare par les inquisiteurs dominicains Giovanni dei Pizzigoti de Bologne (entre 1310 et 1315) et Corrado de Camerino (1315-1316), se termineront avec une série de peines pécuniaires, la condamnation d’Isac pour usure et quelques baptêmes; de nouveau, dans ces occasions, les inquisiteurs s’étaient rendus à Venise et à Padoue pour consulter les juristes Rizzardo Malom- bra (professeur de droit civil et canonique à Padoue, ante 1295-1311, ensuite à Venise), son collègue Rolandino Belvisi (env. 1308-env. 1313, mort à Venise en 1331), Giovanni Bonino de Freganesco et le frère Jacob Bono. G. Biscaro, «Inquisitori ed eretici lombardi (1292- 1318)», in Miscellanea di storia italiana, IIIe s., t. 29, Turin, 1922, p. 488-491, 534-539. 85. JACOBY, «Venice, the Inquisition», art. cit., p. 138-141. Le texte (Consilium XXXVI) est publié par N. ZACOUR, Jews and Saracens in the Consilia of Oldradus de Ponte, Pontifical Institute of Mediaeval Studies. Studies and Texts, 100, Toronto, 1990, p. 74-76, avec des considérations intéressantes, p. 12-16. Sur Oldrado et l’Inquisition dans son premier siècle d’activité, K. R. STOW, «Ebrei e inquisitori. 1250-1350», in M. LUZZATI (éd.), L’Inquisizione e gli ebrei in Italia, Bari, 1994, p. 11. Toujours ID, «The Avignonese Papacy or, After the Expulsions», in J. COHEN (éd.), From Witness to Witchcraft: Jews and Judaism in Medieval Christian Thought, Wolfenbütteler Mittelalter-Studien. Bd. 11, Wiesbaden, 1996, p. 282, qui souligne le rôle joué par Oldrado dont les Consilia furent écrits à la cour pontificale d’Avi- gnon, lors des efforts de l’Inquisition pour contrecarrer la légalité de la présence juive et agir contre les juifs, lorsque, tout en étant des infidèles (non-sujets aux procès d’hérésie), ils déro- geaient à leurs devoirs. L’importance de son rôle dans l’aggravation de la condition juive fut accrue par la diffusion de ses Consilia dès le début de l’imprimerie. QUAGLIONI, «“Both as villain and victim”. L’ebreo in giudizio. Considerazioni introduttive», Quaderni storici, 99, 1998, p. 522-523, voit un autre élément décisif de cette aggravation dans l’unification et la combinaison de normes de droit civil et de droit canonique, alors que durant ce même siècle la doctrine civilistique perfectionnait son idée de tolerantia. 86. Voir supra, n. 80.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 9999 331/08/111/08/11 13:4013:40 100 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

l’initiative de consulter les juristes, et en avait reçu un avis légal (consilium) qu’elle avait agréé. Les arguments invoqués par Rizzardo Malombra et Gio- vanni Bonino acquièrent une valeur particulière car ils dessinent (ou bien confirment?) les principes qui vont régir la politique de la République de Venise à l’égard de ses juifs au cours des deux siècles suivants. Tout est axé sur un principe de base: l’État est obligé de mettre en œuvre le bras séculier uniquement lorsqu’il juge la sentence convenable dans son fonds et dans sa forme; ces deux conditions essentielles ne sont pas réunies dans le cas en question, car les juifs ne relèvent que de la juridiction laïque, même lorsqu’ils accomplissent des actes infamants envers la foi, d’autant plus que c’est l’Église qui a proclamé qu’il est légitime pour eux de vivre comme juifs au sein de la société chrétienne87. À cet énoncé politique ne manquait plus, pour devenir officiel, qu’un perfectionnement et la sanction de l’autorité du car- dinal Bessarione, ce qui arrivera en 146488. Nous allons maintenant essayer de faire entrer maître Elia dans ce tableau. Les autorités vénitiennes octroient à ce médecin l’acte de sauvegarde qui lui permettra de venir habiter la ville, précisément au moment où les juifs de Ferrare cherchent par tous les moyens à se soustraire à l’enquête qu’y mène frère Florio de Vérone89. La carrière d’Elia prend fin peu avant que la men- tion «juif» figure obligatoirement à côté de son nom. En 1331, apparaîtra pour la première et unique fois90 (sous réserve des surprises que la recherche peut nous réserver), un médecin défini comme judeus; la liste s’interrompt

87. Judei stantibus et manentibus in eo statu in quo consueverint et soliti sint esse et stare et fuerunt et sunt conservati in Creta, eis, ne graventur et ritus non corrumpantur eorum, in quibus Ecclesia eos recipit et conservat, vestrum favorem et suffragii secularis brachium impendatis. Et si forte forisfactum. JACOBY, «Venice, the Inquisition», art. cit., p. 144. Les positions doctrinaires de Malombra et la défense des raisons de Venise (où il était consultore in jure, 1315-1326) vis-à-vis du pouvoir ecclésiastique lui valurent des censures religieuses et il dut quitter la ville deux fois (en 1325 et 1328) pour éviter de graves ennuis pour les auto- rités et lui-même. E. BESTA, Rizzardo Malombra professore dello Studio di Padova, consultore di stato a Venezia, Venise, 1894, p. 20, 28-30. Voir supra, n. 85. 88. Cum rev. mus d. Bessarion, cardinalis legatus de latere, ad requisitionem istius Consi- lii X, per suas patentes bullas concesserit quod, cum bona conscientia, dominatio nostra possit concedere comunitatibus civitatum terrarum et castellorum nostrorum tenere judeos, Vadit pars quod ea capitula que… per nostrum dominium concessa fuerunt et similiter capi- tula que decetero per nostrum dominium concedentur et fient…debeant, auctoritate istius Consilii, observari, non obstante aliquo ordine vel parte que esset incontrarium. Consiglio dei Dieci, reg. 16, fo 150 vo, 22 février 1463/1464. ASHTOR, «Gli inizi della Comunità», art. cit., p. 700. Le texte du cardinal est reproduit in H. VAST, Le cardinal Bessarion (1403-1472). Étude sur la chrétienté et la Renaissance vers le milieu du XVe siècle, Paris, 1878 (reprint, Genève, 1977), p. 457-458. 89. Voir supra, n. 82. COLORNI, «Ebrei in Ferrara», art. cit., p. 203, a retrouvé à Cividale del Friuli une autre famille de juifs originaires de Ferrare, le couple Bonaventura et Perna, et leurs fils Goça et Abraham, et un certain magistro Federico iudeo. Archivio di Stato. Udine, Archivio Notarile Antico, b. 667, reg. perg. 1309, fo 40 vo, 17 septembre 1309. 90. Voir supra, n. 43.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 100100 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 101

tout de suite, pour ne reprendre qu’à la fin du siècle. C’est alors que nous rencontrons magister Salomon et alii judei medici, qui sont expressément mentionnés dans l’ordonnance (parte) du Conseil Majeur du 3 avril 1395 sur l’annulation des accords avec les banquiers juifs: elle prévoit que ces mesures ne s’appliqueront pas aux médecins, qui ont déjà été approuvés par la Giustizia vecchia (magistrature chargée des corporations) ou qui vien- dront exclusivement pour exercer la profession médicale91. Quand les médecins juifs reprirent-ils leur activité à Venise? Nous l’igno- rons, mais il faut relever une coïncidence: ils réapparaissent sur la scène au même temps que leurs collègues, jadis juifs, et ce processus se retrouve aussi dans ses domaines du Levant (Terre da mar)92. Abramo Nicolai (fils de Nicola), chrétien depuis 1394, obtint, en vertu d’une lettre papale, de se faire confirmer par une faculté de médecine de la Vénétie (Padoue?) le doctorat qu’il avait obtenu au Caire (ou à Damas?)93, et grâce auquel il soignait déjà une clientèle très respectable à Venise; par contre, Giovanni da Fabriano tomba entre les griffes de la justice vénitienne car, en tant que néophyte, il avait profité — il ne sera ni le premier ni le dernier — de son expérience précédente pour dénoncer à l’Inquisition certains de ses coreli- gionnaires d’autrefois, dans la capitale et à Padoue, dando eis ad intelligen- dum quod habebat libertatem a dominio capi et relaxari faciendo huiusmodi sectam judeorum pro suo libito voluntatis94.

91. qui sunt seu venient Venecias et honeste vivent sine mutuare ad usuram, qui possint stare sicut stant ad presens. Le Conseil Majeur avait été appelé à s’exprimer sur certaines doutes qui avaient surgies à la suite du décret du Sénat du 27 août 1394, qui sanctionnait la fin des prêts juifs en 1396, la défense d’y séjourner au delà de quinze jours et l’obligation de porter la rouelle, obligation qui sera imposée également aux médecins le 7 septembre 1402, “multa inhonesta comittentes cum mulieribus.” Senato. Misti, reg. 43, f. 23r. G. Galliccioli, Delle memorie venete antiche, Venise, II, 1795, p. 291, par. 904. 92. Mentionnons ici le cas d’un médecin nouvellement baptisé (magister Carolus, olim judeus, nunc christianus), que Venise envoya à Candie pour suppléer la difficulté d’en trouver un autre sur place. Senato. Misti, reg. 40, fo 136 ro, 24 septembre 1388. 93. SIMONSOHN, op. cit., p. 517-518, doc. 486, 31 juillet 1398. GALLICCIOLLI, op. cit., II, p. 289-290, doc. 901. Selon JACOBY, «Les juifs à Venise», loc. cit., p. 203, Abramo, qui avait étudié la médecine en Arabie, avant de la pratiquer à Alexandrie et au Caire, se convertit en 1394; en 1401, il reçut de Boniface IX un diplôme qui lui permettait de soigner les malades à Venise; et c’est ce même magister Abraham medicus physicorum, neophytus qui sera autorisé à acheter un esclave sarrasin. Canc. Inf., Miscellanea notai diversi, b. 134bis, n. 24, 7 avril 1401, cité par VERLINDEN, op. cit., t. 2, p. 652. D. CARPI, L’individuo e la collettività. Saggi di storia degli ebrei a Padova e nel Veneto nell’età del Rinascimento, Florence, 2002, p. 207-208, signale un magis- ter Habraa Davit de Cayro qui habitait à Venise (contrada San Lio) en 1408: ainsi nous nous trouverions de nouveau en présence de deux médecins originaires du Levant qui portent le même nom, seul le second étant juif. Le premier des deux, jamais défini judeus, sera tué en 1411 par un autre médecin, maître Francesco de Pérouse, qui réussira à échapper à la peine capitale. AC. Raspe, reg. 3645, fo 105 ro, 6 février 1399/1400; reg. 3646, fo 115 vo-116 ro, 10 février 1411/1412. 94. Ibid., fo 9 ro, 11 giugno 1406. CARPI, L’individuo e la collettività, op. cit., p. 208 note) mentionne un certain Giovanni di Spagna, jadis juif, auquel certains banquiers (feneratori) de

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 101101 331/08/111/08/11 13:4013:40 102 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

En résumé, les sources restent silencieuses au cours des années centrales du XIVe siècle, pendant près de cinquante ans, qui furent marqués par une série d’épidémies, dont la Peste noire. À ce moment-là, en 1348, la ville se voit obligée de renoncer à sa renommée d’avarice pour faire revenir, par n’importe quel moyen (aliam viam et modum), ses praticiens les plus émi- nents (notabilibus et magis solemnibus) qui avaient cherché fortune ail- leurs95. Cette situation se répétera dans les années 80, quand la commune fut contrainte de rappeler impérieusement tous ses médecins qui étaient par- tis96: c’est alors que le Conseil Majeur repoussa la tentative d’exclure de la profession ceux qui ne se seraient pas soumis à l’examen du collège97. Serait-ce là un indice du retour des juifs sur la scène vénitienne? En tout cas, et nous le verrons bientôt, ils vont alors se montrer en tant que ban- quiers, sinon sous l’apparence de médecins. Ce long silence des chartes reste à expliquer: la premiére période coïncide avec la préparation de la croisade en Terre sainte que le pape Jean XXII avait proclamée en 1330 et à laquelle Venise avait adhéré sans enthou- siasme, et s’était montrée prête à se réjouir dès qu’elle fut reportée. Ce qui n’empêche pas qu’une vague de passion religieuse ait pénétré la société et que dans la phraséologie de l’ordonnance par laquelle le Conseil Majeur défendait aux sujets vénitiens de faire du commerce au Levant avec les ennemis de la foi chrétienne98, se font entendre des motifs qu’on retrouvera

Padoue réclamaient le remboursement de leur argent, 25 février 1406: peut-il être identifié avec Giovanni da Fabriano? 95. La parte, qui dresse une liste de ses principaux médecins (Nicolino, Pagano et Pietro da Venezia), explique en termes clairs que les rares médecins encore en vie n’ont aucun intérêt à revenir à Venise pour un salaire minime (non sit sperandum quod, ex hiis paucis vallentibus medicis qui remanserint in mundo, cum sint ad servicia diversorum dominorum vel communium, cum utilitatibus et prerogativis magnis forte maioribus, quam haberent a nobis, aliquis velit patriam relinquere pro incertis, et venire in terram nostram ad faciendum experienciam sui pro habendo nostrum salarium, per viam petitionis et gratie, ut fieri consue- vit, et propterea sit necesse aliam viam et modum tenere ut possimus habere sufficientes et utiles personas pro nobis), aussi faudra-t-il attirer trois médecins capables et leur offrir jusqu’à 10 livres de gros chacun. MC, reg. 17, Spiritus, fo 160 ro, 14 décembre 1348; A.C., reg. 23/6, Philippicus, fo 159 r (version un peu différente). Il est possible que le même discours s’appli- quait aux juifs, eux aussi très convoités. En tout cas, aucun nom, même douteux, de juifs ne figure dans les listes de 1341 et de 1345 des praticiens et des chirurgiens approuvés. Senato. Misti, reg. 20, p. 38, doc. 82, 2 octobre 1341 (édition imprimée). CECCHETTI, art. cit., p. 23. Autre remarque: les mesures adoptées par les autorités vénitiennes pour redresser la condition de la ville après la Peste ne font aucune allusion aux juifs, fût-ce que pour les exclure. Senato. Misti, reg. 24, f. 91v-92v, 11 août 1348. 96. MC, reg. 19, Novella, fo 406 vo-407 ro, 1er septembre 1384. 97. Ibid., reg. 21, Leona, fo 7 vo, 6 novembre 1384. Voir aussi supra, n. 21. 98. CESSI, BRUNETTI (éds.), Le Deliberazioni del Consiglio, op. cit., p. 44, doc. 144, 18 juin 1332. Duca di Candia, b. 14, Bandi, 16 août 1332, doc. 67-68, fo 79 ro-vo.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 102102 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 103

dans nombre de textes qui exaltent l’hostilité de la République envers les juifs. Ces motifs, qui rebondissent de temps à autre dans les déclarations les plus solemnelles des institutions vénitiennes, ne manquaient pas de ren- voyer, le cas échéant, à un temps mythologique (antiquus, antiquitas) où la République avait proclamé à jamais sa raison d’être de défenseur de la foi. Pour ce qui est du silence des sources en matière de juifs, une deuzième phase pourrait renvoyer au temps de la Peste noire et à ses séquelles99, et la troisième à une série d’épidémies qui sévirent au cours des années 70100: dans le premier cas, les médecins juifs n’ont pas été interpelés ou ont refusé de répondre aux appels demandant d’aller soigner les pestiférés; dans l’autre, les difficultés économiques et les frais sociaux d’un état de guerre presque permanent sur terre et sur mer allaient faire pencher la balance101, et les juifs n’étaient certainement pas en mesure d’y apporter un remède. Ce ne sera que dans les années 80, après la crise de la guerre dite de Chioggia (1378-1381), qu’une tentative de recours aux banquiers juifs sera faite; mais c’est là un sujet qui a déjà fait l’objet d’une étude de Reinhold Mueller, ce qui me dispense d’en traiter spécifiquement102. Le séjour des juifs à Venise recommence donc au début des années 80, et c’est là une donnée acquise par l’historiographie. Il y avait toujours eu auparavant des juifs qui passaient par la capitale, ne fût-ce que pour des problèmes relevant de la justice ou pour les affaires de leurs communautés, concentrées à cette époque surtout dans les domaines maritimes (Terre da mar). Mais Venise — pour son énorme profit, et pas seulement d’ordre économique —, était le terminus des routes que marchands et pèlerins, venant du nord, empruntaient pour se diriger vers le Levant. Malgré les interdictions qui leur furent faites, de temps à autre, de voyager sur des

99. Entre 1336 et 1339, Venise s’opposa aux seigneurs de Vérone; la fin de cette guerre marque le début de l’expansion de Venise en Terraferma, avec l’annexion de Trévise, forma- lisée en 1344; pourtant, les combats se poursuivirent dans l’Adriatique (Zadar) et la Méditer- ranée (1345-1354). Avec la paix de 1355 avec Gênes et au cours de la trève de 23 ans qui s’ensuivit, Venise se trouva en guerre sur d’autres fronts: à nouveau dans l’Adriatique, contre la Hongrie (1356-1358), la révolte de Candie (1363-1367), la guerre de Trieste (1369-1370) et de Padoue (1372-1374). G. LUZZATTO, Storia economica, op. cit., p. 127. 100. Á part 1349, sont enregistrées celles de 1371-1372 et de 1374, qui entraînèrent iné- vitablement de graves crises financières et sociales. MUELLER, The Procuratori di San Marco, op. cit., p. 191. 101. Voir supra, n. 99. La guerre contre les Génois, dite de Chioggia, précédée en 1376-77 par celle contre le duc d’Autriche Léopold III, entraîna une longue période de blocus de la voie maritime et des approvisionnements en produits essentiels pour la vie à Venise. 102. «Les prêteurs juifs», art. cit. Cet article, qui étudie l’histoire et la condition des banquiers juifs à Venise, depuis leur arrivée jusqu’à l’échec de cette initiative, m’offre l’occa- sion de me concentrer sur les aspects qu’il n’a pas traités spécifiquement.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 103103 331/08/111/08/11 13:4013:40 104 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

bateaux vénitiens103, ajoutées aux risques du voyage et du séjour dans la capitale, les juifs avaient tendance à privilégier ce port d’embarquement pour la Terre sainte. Nous avons déjà fait mention du talmudiste Isaïa de Trani qui partit de Venise pour Jérusalem104. Une aventure bien différente arriva à Samisso, un Allemand qui suivait le même itinéraire: il avait préféré attendre la fin de la semaine sainte à bord du navire, il eut la malchance de se faire saisir ses bagages par le Cattaver et ne les récupéra qu’en payant 80 ducats105; un groupe de cinq juifs — parmi lesquels deux femmes —, vecut une expérience bien plus tragique: ils furent pillés et jétés à la mer par le batelier qui les transportait de Portogruaro au port d’embarquement106. L’itinéraire était accidenté jusqu’à la destination finale et tout retard pou- vait coûter cher aux passagers car ce n’était qu’à leur arrivée à Venise qu’ils étaient en mesure de négocier leur voyage avec les armateurs des navires. Ils y achetaient leur billet, comme on dirait aujourd’hui, et faisaient insérer dans un contrat-type des clauses individuelles: au printemps de 1385, un groupe de juifs signa un accord avec les patrons de deux bateaux amarrés au port107, qui s’engagèrent à les transporter à Jaffa avec une arrivée prévue

103. Le premier document concernant les juifs, un décret ducal de 960, défendait aux armateurs de transporter des juifs. B. ARBEL, «Jews in International Trade: The Emergence of the Levantines and Ponentines», in R. C. DAVIS, B. RAVID (éds.), The Jews of Early Venice, Baltimore-Londres, 2001, p. 73, 264. Après la chute des derniers bastions chrétiens du Levant (1291), ce qui entraîna l’embargo envers les domaines mamelouks, proclamé par le pape Nicolas IV, et reaffirmé en 1323, Venise avait essayé, avec un remarquable succès, de s’en tirer. Les routes maritimes vénitiennes vers la Terre sainte étaient désormais séparées: entre l’est (Beirut) et le sud (Alexandrie); en février 1374, le Sénat institua sur le parcours Crète- Syrie trois voyages (mude) par an, pour éviter la voie de Chypre, devenue trop dangereuse. THIRIET, Régestes des délibérations, doc. 530, p. 132. D. JACOBY, «Pèlerinage médiéval et sanctuaires de Terre sainte: la perspective vénitienne», in ID. Studies on the Crusader States and on Venetian Expansion, Northampton, 1989, p. 30-31. 104. Voir supra, n. 6. 105. H. SIMONSFELD, Der Fondaco dei Tedeschi in Venedig und die Deutsch-Venetianis- chen Handelsbeziehungen, II, Stuttgart, 1887, p. 294, doc. 11, 24 avril 1340. JACOBY, «Péle- rinage médiéval», art. cit., p. 32-34, 36, souligne qu’il y a eu une reprise des voyages vers la Palestine dans les années 40, dans une période d’allègement des interdictions papales du trafic et du commerce avec les mamelouks. Le Cattaver, la magistrature vénitienne chargé de l’administration des biens échus à l’État et de leur fructification, avait saisi les objets précieux d’un juif et ne lui reconnut pas le status de pèlerin; sans doute, l’application de ces normes restrictives révèle aussi bien des situations de difficultés financières. 106. Quarantia Criminal, reg. 17, fo 72 ro, 8 juillet 1384: une récompense de 1000 livres serait versée à qui livrerait à la justice l’assassin et ses deux complices qui avaient été condam- nés par contumace. MUELLER, «Les prêteurs juifs», art. cit., p. 1301. 107. Canc. Inf., Notai, b. 40, notaire Andea Cristiani, prot. VI (1385-1386), respectivement aux fos 3 ro, 9 vo, 14 ro, 15 ro de l’année 1385, le 13 mars (Mordacheo et Bonafant), le 18 avril (Nachaman et Mordacheo), le 10 mai (Vivis et Leone) et le 15 mai (les trois femmes qui voya- geaient seules). On dirait que le prix du billet dépendait du nombre de personnes qui occupaient chaque cabine: la veuve avec les deux femmes de sa suite paie 25 ducats, Vivo 44 ducats pour

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 104104 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 105

— Deus et tempus permictentes — entre mai et juin. L’armateur pourvoyait les passagers en eau, bois et sel, leur donnait des cabines (cameriole) sur le pont, suffisantes pour les accueillir cum havere vestro rebus massaritiis arnesiis et victualibus, bien à l’abri108; pendant l’arrêt à Candie, les mar- chands étaient autorisés à descendre pour délivrer du poivre et du safran au juif ser Melchel. Deux juifs, Michele et Salamon Fayfelim, se portaient garants du contrat: ils étaient des habitants de Venise, qui opéraient en qualité de courtiers, et prêtaient leur assistance, y compris linguistique, à des amis et à des parents. Sans doute, Fayfelim était-il un allemand (teothonico), le nom donné aux juifs de Alemania, avec une acception géographique très large (l’équivalent d’Ashkenaz)109, et tels étaient aussi tous nos voyageurs. Le premier groupe était conduit par Nachaman et ser Mordacheo, fils de feu ser Hefraim Dolemorx (d’Olomouc?, Moravie)110, et comprenait six autres personnes, tandis que le deuzième groupe, conduit par Vivis/Haim de

trois personnes, et Leone 14 pour 2 voyageurs. Leur contrat ne prévoyait pas de voyage de retour; en revanche, dans le contrat signé par deux anglais, un homme d’Église et un laïc, sont indiqués en détail tous les ports où le bateau ferait escale sur la route Venise-Jaffa via Rhodes, avec l’engagement du patron de les attendre à chaque étape. Ibid., fo 10 ro, 20 avril 1385. JACOBY, «Pèlerinage médiéval», art. cit., p. 38, souligne que dans les années 80 Venise développe son service de transport maritime jusqu’à créer une ligne directe Venise-Jaffa. Une description vivante des procédures chères et compliquées auxquelles il fallait se soumettre avant de s’embarquer sur les navires qui faisaient régulièrement le trajet entre Venise et la Terre sainte se lit dans la lettre d’instruction qu’Elia de Pesaro écrivait à son frère, presque deux siècles plus tard, — mais les formalités, les dangers, les pièges n’avaient pas beaucoup changé. Elia raconte ses expériences, parfois amusantes, et recommande de se méfier des patrons de galères, des inspecteurs des douanes, des gardiens du port et de tout ce monde qui s’affole au départ des bateaux et essaie de tirer profit de l’agitation qui règne en ville à ce moment-là. Finalement, arrivé «à bord… de toute façon, ne fais confiance qu’à Dieu, notre Rocher». Pas un mot sur une aide et une coopération éventuelle de la part de la communauté juive qui pourtant, contrairement au XIVe siècle, existait déjà en 1563. D. RÉGNIER-BOHLER (éd.), Croisades et pèlerinages, Paris, 1997, p. 1380-1384. 108. Sur les conditions du voyage, JACOBY, «Pèlerinage médiéval», art. cit., passim, sur- tout p. 30-31. Les statuts maritimes du doge Pietro Ziani (1205-1229), repris tout de suite (en 1229) et presque à la lettre par son successeur Jacopo Tiepolo, prévoyaient sous le chapitre De cameribus in navis faciendis que nulla camerella sit in aliqua navi super cohopertura superiori, nisi ille camerelle de pupi et una de arbore de medio usque ad portam. R. PREDELLI, A. SACERDOTI (éds.), Gli statuti marittimi veneziani fino al 1255, Venise, 1903 (tiré de Nuovo Archivio Veneto, n.s., 4, 1903), p. 47, 53, 203. 109. Allemagne était un terme générique qui designait l’Allemagne proprement dite, l’Au- triche et la région qui s’étendait vers l’est: le Conseil Majeur appellait stratae Theotonicorum et Ungarorum les routes qui, d’un côté, reliaient Venise à Vienne, Augsbourg et les autres villes de haute Allemagne, Nuremberg, Francfort et Cologne, et de l’autre, se dirigeaient vers la Hongrie, à l’est, et vers la France du Nord-Est et les Flandres. La route principale partait de Venise, passait par Trévise, rejoignait la Carinthie par Pontebba, ou par la route d’Alle- magne (remontant le cours du Piave et la vallée de la Pusteria); l’autre chemin, par le Brenner, arrivait à Innsbruck et à Aix-la-Chapelle et remontait le Danube jusqu’au bassin du Rhin. G. LUZZATTO, Storia economica, op. cit., p. 50. 110. En hébreu Olomonx.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 105105 331/08/111/08/11 13:4013:40 106 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

Cologne et Léon de Coburg, comptait cinq passagers, et, en dernier lieu, domina Chera [Chena?], la veuve de Mordachay, voyageait avec une femme et une jeune fille (una femena et una puella), pour un total de six cabines distribuées par groupes de familles. À l’époque de ces départs, il existait déjà à Venise, depuis 1382, une communauté (non institutionalisée) de juifs allemands, qui y avaient été accueillis par les autorités afin de contribuer à la solution de graves et urgentes difficultés financières de l’État et de la société, provoquées par la guerre de Chioggia. Par le passé, d’autres juifs de ultra Alpes, des commer- çants qui se rattachaient, d’une façon plus ou moins ouverte, au Fondaco dei Tedeschi et aux magasins dans les alentours de Rialto, avaient fréquenté Venise pour de brefs séjours d’affaires. Ils ne jouissaient certes pas des mêmes privilèges que les marchands non juifs; plus d’une fois ils subirent, au contraire, des abus personnels: le souvenir a été conservé d’un juif suisse qui, arrivé en ville avec trois camarades la veille du samedi, n’avait pas eu le temps de rédiger la déclaration sur la quantité d’argent en métal qu’il avait apportée. Josep, c’est son nom, souligna avec emphase la valeur que cette fête revêt pour les juifs (sabbatum est in fide eorum solennis ipsorum dies et festum in tantum quod nullum opus vel servicium ipsa die facerent sibi vel alii); et se plaignit que la justification de son délai n’ait pas été reconnue par les fonctionnaires vénitiens du Fondaco, qui l’avaient condamné111. Ignorance ou mauvaise foi, en tout cas, une preuve évidente d’absence de la norme traditionnelle, qui reconnaissait — et donc garantissait — les céré- monies juives même en l’absence d’une colonie établie sur place112. La première formulation, générique et donc généralisable, qui nous soit connue dans ce domaine, se trouve dans la condotta stipulée par le banquier juif avec la commune de Mestre vers 1393113: nul, laïque ou ecclésiastique,

111. SIMONSFELD, Der Fondaco dei Tedeschi, op. cit., vol. I, p. 28-29, doc. 82, 26 juin 1329, qui le tire du fond d’archives des Grazie, reg. 3, f. 2v. Josep judeus de Cerigo [Zürich] de Alemania, cum tribus suis sociis, qui vocantur Jonas, Josep et Pisis finirent par obtenir que moitié de la peine leur fût remise considerata qualitate hominum et negocii, malgré les argu- ments des fondighieri, qui protestaient avoir observé strictement formam sui capitularis et quod dicti judei maliciose egerunt. En conformité avec un décret du Conseil Majeur, les marchands étaient tenus de déclarer toute importation d’or et d’argent en monnaie et en pièces dans les deux jours de leur arrivée. MC, reg. 3, Comune II, fo 128 vo, 30 avril 1268. Cette disposition était encore en vigueur, tandis que d’autres venaient juste d’être modifiées. CESSI, SAMBIN (éds.), Le Deliberazioni del Consiglio, op. cit., passim, sub anno 1328. 112. La Summa du cardinal Hostiensis prévoyait explicitement parmi les tolerantiae acceptées in utroque iure (c’est-à-dire, par le droit civil et le canonique), le respect du shabbat. QUAGLIONI, «Fra tolleranza e persecuzione», op. cit., p. 655. 113. MUELLER, «Les prêteurs juifs» art. cit., p. 1277-1302, auquel je renvoie pour tous les aspects économiques et financiers de l’activité des prêteurs juifs à Venise et leurs effets poli- tiques et sociaux, a signalé ce précieux document, qui se trouve in Canc. Inf., Notai, b. 96,

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 106106 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 107

ne pourra contraindre Moïse ad faciendum aliquod quod sit contra eius consuetudinem et legem judaicam. Cette protection est suivie de deux para- graphes qui sembleraient convenir plutôt à un groupement d’une certaine consistance114: il lui est permis d’acheter (emere) un terrain pour ensevelir ses morts et de se pourvoir d’un lieu de prière (unam sinagogam pro colau- dando Deum suo modo); en outre, l’intéressé pourra se procurer la viande à l’abattoir, pourvu que ce soit avant son ouverture à la clientèle chrétienne, et il pourra héberger chez lui amis et voyageurs, pas nécessairement à titre gratuit. Il faut reconnaître que tous ces privilèges à fort impact religieux se justi- fiaient par le moment où ils furent octroyés: Venise est encore bien disposée envers ses prêteurs juifs, de même qu’elle le sera une génération plus tard à Vérone et dans son district. Pourtant, dans la ville sur l’Adige, dont la com- munauté juive au début du XVe siècle n’est certainement pas moindre que celle qui vivait dans la capitale (appelée en termes explicites la Dominante) à la fin du XIVe, le culte est toléré uniquement dans les maisons privées, un lieu de prière «officiel» n’est pas prévu et le respect des traditions de vie des juifs est exprimé en termes plutôt faibles115 et par des formules qui

notaire Pietro Gualfini, prot. non daté (mais dont les actes se réfèrent aux années 1393-1394); l’imbreviatura, dépourvue de la partie initiale (une feuille entière?), se compose de trois façades: le notaire déclare l’avoir notariée, mais non écrit de sa main, aussi y a-t-il raison de le considérer comme l’original, et de le dater de 1393. Malheureusement, pas mal de données ne nous sont pas parvenues, entre autres la durée de la condotta (et ce n’est pas un élément secondaire). Moïse signe un contrat de location à Mestre pour deux ans (à partir du 1er janvier 1394) d’une maison sur la rue qui mène à la porte vers le Terraglio (donc, vers Trévise), conti- guë à celle du locataire, qui était aussi le capitaine du bastion. La présence à l’acte du podestà et capitaine Nicola Grimani renforce son caractère officiel. Ibid., prot. 1393, 30 décembre 1393. 114. Est-ce qu’on pourrait reconnaître dans cette condotta le noyau de ce que Mestre deviendra au XVe siècle en tant que siège de l’implantation juive sur les Lagunes? Pourtant, au moins en ce qui concerne le cimetière, il y en avait déjà un à Venise: deux ne seraient-ils pas trop? Voir infra, p. 111. La condotta de Moïse est personnelle, mais admet l’activité d’un second prêteur, Bert judeus Lupi (alias Wolf) qui déclare: jurandum per fidem suam et per legem Moisey de calum- pnia, qu’il avait encore à Venise pas mal de créances à récupérer. Canc. Inf., Notai, b. 96, notaire Pietro Gualfini, prot. 1393, 2 septembre 1393: voir infra, n. 136. Pour le testament qu’il fit rédiger à Trévise en 1397 avant de partir à Jérusalem, voir M. DAVIDE, «Il ruolo delle donne nelle comunità ebraiche dell’Italia nord-orientale (Padova, Treviso, Trieste e Friuli)», in G.M. VARANINI, R.C. MUELLER (éds.), Ebrei nella Terraferma veneta del Quattrocento, Quaderni di Reti Medievali, 2, Florence, 2005, p. 35. 115. Dans la condotta de Guglielmo da Modena et Moise di Vitale da Urbino, banquiers à Vérone, on lit: item quod neque episcopus neque inquisitor se intromitere possint in factis dicto- rum judeorum, sed solum dominus potestas Verone; item quod non possint molestare neque impedire observando ritus sue legis; item quod sibi liceat celebrare et festos dies facere in eorum domibus quando sibi placebit; il existait déjà un cimetière à «campomarcio» et un hospice pour les voyageurs; la viande devait leur être vendue au même prix qu’aux chrétiens. Archivio di Stato. Verona, Archivio Antico del Comune, reg. 9, fo 23 vo, 24 mai 1420. Voir infra, n. 118.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 107107 331/08/111/08/11 13:4013:40 108 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

apparaissent encore plus ambigües comparées à celles qui s’appliquaient à un pays des alentours, Lazise116, où le cimetière est autorisé, mais seulement en cas de nécessité, étant donné la durée limitée (cinq ans) de cette condotta. Un autre élément, caractéristique d’une condotta, est la façon dont le juif prêteur (car c’est bien de lui qu’il s’agit, faute d’une structure communau- taire reconnue) doit être traité par la ville où il opère et par ses habitants: Mestre est le seul endroit où il est assimilé au citoyen (civis), sans pour autant être jamais vraiment défini comme tel117; à Vérone, et exclusivement à l’intérieur de la ville, les deux banquiers associés doivent être considérés comme des semblales (come i loro pari), sans avoir à subir des surprises désagréables118; tandis qu’à Lazise, souvent champ de bataille, le maximum que les autorités sont prêtes à leur promettre est de les assister comme tous les autres résidents (afin, évidemment, de nantir les gages déposés à leur banque)119. À mon avis, les expressions que nous venons de passer en revue défi- nissent mieux que le taux d’intérêt agréé (appelé prode), la véritable condi- tion des juifs; j’ajouterai que dans la réaction du gouvernement devant leur refus d’accepter certaines clauses financières se réflète la force contractuelle des prêteurs vis-à-vis des autorités au cours des phases différentes de leur présence en Vénétie. Considérons deux situations symboliques: en sep- tembre 1385, en vue de l’échéance de la première condotta de cinq ans (le 21 février 1386/1387), le Sénat était disposé à donner suite aux demandes des prêteurs et à améliorer certains chapitres de leur condotta, de manière à encourager les juifs, qui sont déjà actifs à Venise et à en attirer d’autres120;

116. Item quod dicti judei possint custodire eorum festa, secundum eorum consuetudinem, sine aliqua impeditione, lit-on dans la condotta des frères Sabbato et Datolino di Vitale da Urbino (évidemment frères aussi du prêteur de Vérone, voir n. précédente), banquiers à Lazise. Ibid., fos 50 vo-51 ro, 7 août 1421. 117. Quod dictus Moyse tractetur pro cive, et, ut civis, possit emere omnia ei necessaria, où tractetur est ajouté en interligne à la place de teneatur, biffé. Canc. Inf., Notai, b. 96, notaire Pietro Gualfini, fo non daté (voir supra, n. 114). Dans cette même optique, la permis- sion sera octroyée à Moyse d’acheter (emere) le cimetière, alors que de règle toute propriété de biens fonciers est défendue aux juifs. On pourrait citer comme définition optimale de leur status, ce qu’a été reconnu au juif de Négroponte, où il deberetur in omnibus tractari que- madmodum alii cives et fideles nostri, c’est-à-dire quod tractent dictos judeos secundum for- mam suorum privilegiorum. LEDUC (éd.), Venezia-Senato, op. cit., vol. 6, p. 295, doc. 536, 21 mai 1341. Voir infra, n. suivante. 118. Item quod dicti judei debeant tractari in civitate Verone prout alii pares tractantur et quod eis ultra solitum nichil innovetur. Voir supra, n. 115. 119. Item quod tempore guerre dictum commune et homines Lazisii teneantur et debeant tractare dictos judeos, sicut tractarent se aut ipsos, et sibi facere bonam societatem, et quod debeant bene fieri quod nulle persone de Lazisio debeant offendere dictos judeos aliquo modo, toto eorum posse. Voir supra, n. 116. 120. Senato. Misti, reg. 39, fo 143 vo, 1er septembre 1385.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 108108 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 109

il en résultera un accord décennal, qui examine en profondeur les détails du prêt et glisse sur le status des contractants, tout en leur assurant un logement digne et la faculté de choisir leurs chefs (capita), responsables du manie- ment de la caisse121. Trois ans plus tard122, les autorités vénitiennes seront très peu satisfaites de leurs juifs qui ont choisi d’appliquer des taux à 8 et 10 %, respectivement avec ou sans gage, et l’ont préféré à celui de 10 et 12 %, qui impliquait une contribu- tion de 4 000 ducats par an à la commune; ils ne sont pourtant pas satisfaits eux-mêmes (sicut sentitur clare et manifeste, dicti judei sunt indignati et turbati) et refusent d’avancer les moyens de paiement pour les galères qui doivent lever l’ancre pour les Flandres, bien qu’ils sachent qu’il s’agit là de quelque chose de vital pour l’État (est vita et salus terre nostre); ils en arrivent à faire entrevoir la possibilité de quitter la ville. Le Sénat prendra cette menace au sérieux et, tout en confirmant que sa préférence (sancta et justa et secundum Deum et equitatem et honorem nostre dominationis) serait plutôt de confier un rôle aux banquiers juifs dans le prêt aux personnes indigentes, il recherche d’autres solutions pour sa flotte123. La participation des juifs au système du crédit vénitien, qui avait connu son succès principal durant les dix ans de la première condotta, touchait

121. Sopraconsoli, b. 1, reg. 1, Capitolare, fo 66 vo, 24 novembre 1385. 122. Senato. Misti, reg. 40, fo 148 vo, 31 décembre 1388. 123. Dicitur quod judei nolunt mutuare denarios necessarios et ordinatos pro dictis galeis, secundum conditionem et pactum quod habent cum dominatione nostra pro habitando in hac terra, et dicatur quod non possunt recusare de mutuando, quia dicitur quod habunt in banchis et alibi magnam quantitatem denariorum et quod possunt bene mutuare, et patroni galearum Flandrie offerrant se de dando dictis judeis sufficientissimam plezariam vel pignus. Ibid., fo 149 ro, 5 janvier 1388/1389. Cette décision est approuvée, entre la fin de 1388 et le début de 1389, par de nombreux actes préalables à la clôture des banques (recouvrement de crédits, vente de gages aux enchères, etc.), car, de l’avis des prêteurs, il ne valait pas la peine de poursuivre cette activité. Sarra de Nuremberg le dit explicitement dans l’acte de procuration à Ansel specialiter, ad comparendum coram dominium et Consilium, et faciendum eam can- cellari de libris suis, quod non iuvet [? «parchemin délavé»] amplius mutuare, et ad petendum et exigendum suos denarios et prode a communi. Canc. Inf., Notai, b. 168, notaire Marco Rafanelli, prot. perg., fo 48 ro, 7 janvier 1388/1389; voir aussi une série d’actes notariés du même genre, entre le 16 décembre 1388 et le 17 mars 1389, fo 44 ro-60 ro, passim, séparés par un emprunt de 126 livres accordé par Levi et sa sœur Gutele au patron d’une des galères, Zanino Gabriel, et un autre, tout à fait énorme, de 1000 ducats donné par le nobile Josep judeo [de Rothemburg] à Gasparino Morosini (qui avait failli gagner aux enchères une autre des galères), à condition de leur appliquer un prode annuel de 10 % s’ils n’étaient remboursés dans les six mois, ibid., fo 49 vo, 51 vo, 13 et 26 janvier 1388/1389. Senato. Misti, reg. 40, fos 142 ro-vo, 144 vo. Une question surgit tout de suite: y a-t-il un lien avec la condition des juifs ashkénazi, dont l’empereur venait d’annuler les crédits? À la requête de collaboration des conseillers de Nuremberg, Venise répondit avec orgueil que civitas nostra semper fuit libera et francha et sine ulla subiectione iusque est comuniter omnibus attributum, mais, concluait que, pour complaire au souverain, elle s’engageait à éviter que les débiteurs alle- mands des juifs ne soient harcelés. Senato. Misti, reg. 41, fo 17 ro, 13 octobre 1390. M. LATTES, «Gli Ebrei di Norimberga e la Repubblica di Venezia», Archivio veneto, 4, 1872, p. 151.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 109109 331/08/111/08/11 13:4013:40 110 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

à sa fin, car ils n’avaient pas répondu aux attentes de la société, et bien que renouvelée en 1388, il n’y avait plus de raison de s’attendre à un sursaut. Les juifs étaient appelés au secours lorsque leurs crédits pouvaient soulager les finances de l’État et d’une société en crise de moyen de subsistance. De plus, Venise va bientôt se remettre de la crise consécutive à la guerre de Chioggia. Avant l’échéance de la condotta, à quelques années de la fin du siècle, elle décidera de couper court avec ces banquiers qui lui étaient restés profondément étrangers: c’est pourquoi un décret contra judeos met- tra subitement fin à toute leur activité de prêt, réservant aux seuls médecins la résidence en ville, en réduisant le séjour de tous les autres à quinze jours, et en les obligeant à porter ostensiblement le signe jaune, et barrant la route à tout membre du Conseil Majeur qui oserait exprimer une position diffé- rente124. L’année 1396 marque donc la fermeture des banques juives, mais pas des contestations avec les débiteurs chrétiens qui en avaient été les prin- cipaux bénéficiaires125. À la fin du XIVe siècle on signale également à Venise de nombreuses conversions, manifestation locale d’un phénomène plus général, qui touchait surtout les juifs non italiens126: deux des néo- phytes sont des vagabonds, deux sont originaires d’Espagne, un est un tail- leur127; il y a même un novice, Dominicus de Francia olim ebreus, qui fait

124. Vadit pars quod, completo decem annorum, non possit predictis judeis amplius elon- gari dictus terminus, nec de novo concedi eisdem quod possint mutuare in Venetiis publice vel occulte, aliquo modo vel forma, ad uxuram. En marge: Contra judeos. Signori di notte al civil, b. 1bis, Capitolare, reg. A, fo 30 ro, 27 août 1394. Pour prendre la mesure de l’ambivalence politique vénitienne, revenons un instant à Vérone, où le podestà reçut du doge Tommaso Mocenigo en 1421 l’ordre de renvoyer les juifs s’ils n’acceptaient pas de réduire le taux d’intérêt à 20 % (possint ire pro factis suis, quia non sumus super inde dispositi aliter providere), mais, dès que la réaction des juifs fut connue (volebant inde recedere dicentes non posse fenerari tam parvo precio), on renonça à cette menace et le gouvernement se contenta de leur imposer le signe jaune, pour satisfaire tout au moins à une des demandes de la commune. Archivio di Stato. Verona, Archivio antico del Comune, reg. 9, fo 29 ro, 40 ro-vo, 90 ro, 10 avril, 30 mai 1421, 18 décembre 1422. 125. Sur l’ordre du doge, les Sopraconsoli (chargés de la surveillance des banques juives) devaient aider à clore les cas les plus délicats en matière de crédits: la réclamation de Moïse de France (du feu Josep, voir infra, n. 144) ou celle de Simon de Nuremberg, non obstante quod tempus judeorum sit ellapsum [in eo] quod ipsi judeo expetare possit ad agendum pro factis uxure, Sopraconsoli, b. 1, reg. 1, Capitolare, fos 66 ro, 67 vo, 26 juin 1397, 12 août 1398, 21 octobre 1402. 126. Le pape Urbain VI ordonnait à l’évêque de Côme Beltramo Borsano de baptiser nonnulli ex ipsis judeis de diversis partibus ad partes Italie accedentes qui le désireraient et seraient prêts à léguer leurs biens pour la récupération de la Terre sainte. SIMONSOHN, op. cit., I, p. 465-566, doc. 438, Rome, 18 novembre 1388. 127. Abraam Benedicti Salomonis, judeus de Ispania, vagabundus qui accepta de se convertir, prit le nom d’Agostino, et réussit ainsi à alléger sa condamnation. Signori di notte al criminal, reg. 12, fo 27 vo, 13 mai 1392. Michael Blaxius, qui fuit judeus, vagabondus, ibid., reg. 13, fo 42 ro, 16 février 1394. Jacobus sartor, qui dicitur de Recanato, sed natus est Ispa- nie, et fuit judeus. Ibid., reg. 12, fos 48 vo-50 vo, 4 avril- 6 juillet 1397.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 110110 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 111

son testament avant d’entrer dans l’Ordre des frères prêcheurs au couvent de San Giovanni e Paolo de Venise128. Le seul signe visible de la brève présence de ces prêteurs réside dans le cimetière de San Nicolò del Lido dont avaient pris possession en 1386 Salo- mone de Openam (Oppenheim) et Crisanto de Spire au nom des ceterorum judeorum existentium et commorantium Venetiis129: faute d’une commu- nauté structurée, leurs collègues s’engagèrent par la même formule, les uns de faire construire une palissade de protection contre les outrages aux morts, les autres d’arriver finalement à un arrangement avec les moines bénédic- tins, qui étaient réticents pour accepter des sépultures juives sur leurs terres130. Les autorités du gouvernement vénitien, ainsi qu’elles n’avaient pas voulu que soit créée une Universitas des banquiers juifs (ils avaient négocié dans ce but les conditions de prêt séparément pour chacune des banques), ne leur assigna jamais le quartier conforme à leurs exigences, prévu par les pactes de 1385131. C’est pourquoi jusqu’à la fin de cette ten- tative, on les verra habiter citra canal entre Santa Sofia et San Luca et ultra canal, à San Silvestro, Sant’Agostino et San Stin, avec une dispersion dans la ville dont nous ne retrouverons plus l’égale par la suite. L’histoire de l’arrivée à Venise d’une nouvelle vague de marchands alle- mands en 1381, rapportée par la Cronica de Caroldo, retiendra notre atten- tion parce qu’elle offre une version officieuse, agréable pour les autorités du début du XVIe siècle, bien qu’elle ne soit pas confirmée par les docu- ments132: le chroniqueur expose donc qu’au printemps de 1381, le gouver- nement vénitien octroya des lettres patentes à l’envoyé du duc Léopold III

128. Not., Testamenti, b. 570, Bernardo Panza alias Gibellino, reg., doc. 22, 15 juillet 1398. 129. A. LUZZATTO (éd.), op. cit., I, p. 46; II, p. 555-557, doc. I-II, 25 septembre 1386. P. CANDIO, «L’antico cimitero ebraico del Lido nei contratti tra la comunità ebraica ed il monastero benedettino di S. Nicolò (XIV-XVIII secolo)», Ateneo Veneto, 178, 1991, p. 110- 113. Salomon d’Oppenheim, du feu Davit, est documenté à Venise entre 1385 et 1393, lorsqu’il est rentré en Allemagne, après une brève parenthèse à Vérone, vers 1389-1390; dans les mêmes années Crisano/Crisanto/Cresso de Spire séjourne à Venise. 130. A. LUZZATTO (éd.), op. cit., respectivement, p. 557, doc. III, 18 janvier 1389, propter enormia que fiebant ad corpora judeorum, où figurent Symon (de Nuremberg?) et Moyse; et p. 558-559, doc. IV, 27 février 1389, où apparaissent Symon et Salomon. La première tombe connue date de quelques mois plus tard: c’est la sépulture de Samuel fils de Simon, mort le 30 novembre 1389, ibid., p. 48. Toute tentative d’identification reste vaine à cause de la fré- quence des mêmes noms dans les différentes familles. 131. Sopraconsoli, b. 1, reg. 1, Capitolare, fos 66 vo-67 vo, 24 novembre 1385 (per nos providebitur de stantia eorum, ita quod poterunt stare simul pro comodo eorum); ibid., 24 octobre 1388 (usque ad presens nil factum fuerit nec provisum, quod non est bene factum, quia ipsi judei non possunt stare peius sicut stant ad presens… faciat providere super hoc, ita quod ipsi judei stent insimul per se et separati ab aliis, in aliquo loco abili et sufficienti pro eorum stantia). 132. SIMONSFELD, op. cit., reste une source digne de foi.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 111111 331/08/111/08/11 13:4013:40 112 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

d’Autriche, venu prendre possession de Trévise133, aussi bien qu’une charte de sauvegarde sur tous les commerçants et sujets (etiandio per tutti li mer- catanti et sudditi) du duc et de son frère Albert III de Bavière qui désire- raient se rendre à Venise avec leurs marchandises (poter venire liberamente a Venetia et stare et partire con le mercantie et robbe a loro beneplacito). Pas un mot des juifs (du reste, c’était une question délicate à soulever à si peu de temps du rassemblement des juifs dans le ghetto tout récemment créé)134; ce qui n’empêche qu’on pourrait les imaginer en tant que servi Camerae, compris sous l’expression de sujets (sudditi); a fortiori si on considère que les premières condotte et les témoignages initiaux de leur activité effective sur les Lagunes remontent précisément à cette année-là. Faute de noms de famille, ces prêteurs se distinguent par l’indication de leur lieu d’origine; ils proviennent presque toujours des villes de l’Alle- magne d’aujourd’hui, alors sous la souveraineté des Habsbourg135, mais il y a aussi un Ber de Zurich136 et un Moïse de Strasbourg (de feu Samuel): il s’agit toujours de teutonici, placés sous la haute sauvegarde impériale137;

133. Pendant la guerre de Chioggia, les seigneurs de Padoue puis les Autrichiens occu- pèrent Trévise, mais ce ne fut que pour peu de temps. 134. Biblioteca Nazionale Marciana, Cod. Marc. VII, 128A (= 8639). La rédaction de la Cronica remonte au début des années 20 du XVIe siècle. DBI, 20, 1977, p. 516. Sur son auteur, Gian Jacopo Caroldo, et sa perspective politique, voir L. ARCANGELI, «Appunti su guelfi e ghibellini in Lombardia nelle guerre d’Italia (1494-1530)», in M. GENTILE (ed.), Guelfi e ghibellini nell’Italia del Rinascimento, Viella, 2005, p. 412-414. 135. Une lettre de l’empereur adressée au doge concernant la position débitrice de ses vassaux et sujets indique les régions dont ces juifs sont originaires: judei certarum terrarum suarum [de Wenceslaw du Luxemburg], videlicet Franconie, Bavarie et Suevie». Senato. Misti, reg. 41, fo 117 ro, 13 octobre 1390. Voir supra, n. 123. 136. Un manuscrit de Jérémie et d’Ézéchiel fut vendu par Ber de Zurich, alias Issachar ben Moshé, à un certain Moshé ben Joseph à Venise en 1416, selon le colophon du Ms. Parme 1880 (Catalogue de Rossi, 409), signalé par ASHTOR, «Gli inizi della Comunità», art. cit., p. 698. Il signale également (ibid.) un recueil de textes de la kabbale copié par Abram ben Isac ha-Jerushalmi à Venise en 1393 (Bibliothèque Lénine, Catalogue Sachs, 606): c’est le même Abram qui agit comme procureur de Simon de Nuremberg à Venise le 5 septembre 1393 et qui pourrait être lié à Simon de Jérusalem, habitant à Vicence en 1389. Canc. Inf., Notai, b. 169, notaire Marco Rafanelli, fo 54 ro, 16 février 1388/1389, 5 septembre 1393. Voir supra, n. 114. 137. La liste des provenances que la recherche continue d’enrichir comprend Cologne, Miltenberg (am Main), Neumarkt (in der Oberpfalz), Nuremberg, Oppenheim, Rothenburg (ob der Tauber), Seligenstadt (am Main), Spire et Ulm; il y a aussi deux localités difficiles à identifier: Mitvarch (Mittenwald, au sud de Munich?) et Odervan/Odenam/Ordean (Heiden- ham, un peu au nord d’Ulm?): Germania Judaica, II-III, Tübingen, 1968, 1995, reste l’uten- sile essentiel à consulter pour les années 1238-1519. A. VERONESE, «Mobilità, migrazioni e presenza ebraica a Trieste nei secoli XIV e XV», in Scritti per Arnaldi, op. cit., p. 554) mentionne un certain Mosé da Strasburgo, actif à Capodistria/Koper en 1398 et, sous l’autorité des rédacteurs de Germania Judaica, place la ville en Autriche (un peu au nord de Klagenfurt) et non en Alsace. Est-il soit homonyme ou le même qui est actif à Venise en 1385 et en 1389?

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 112112 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 113

le seul banquier dont nous connaissions le nom de famille, est Isac Levi de Rothenburg, souvent dit Levi judeus. L’allemand prévaut dans les prénoms de ces banquiers (Aberlich, Ansel, Ber, Gotman/Bonhomo/Tobia, Manno, Selicman, Vivis, Volf/Lupus) et de leurs femmes (Alegra/Frand, Guothele, Rethilen). Ces femmes, à différence de leurs correspondantes italiennes — des recherches très récentes le soulignent138 —, jouent un rôle actif et autonome dans les affaires de famille; elles gèrent des banques et main- tiennent leur contrôle sur leurs biens personnels: Rethilen mourut sans avoir réussi à recouvrer 200 ducats qu’elle avait prêtés au gouvernement vénitien en détresse, à la suite de la révolte de Candie139; nobilis dona Dolze — de la famille de Rothenburg, comme Rethilen — sera créancière de plusieurs patriciens140; Guothele sera titulaire de la banque de prêt au même titre que son frère Isac Levi141; et Pessilinc, membre d’une des familles les plus prestigieuses, succédera à son mari Moyse d’Oppenheim dans leur banque142. Il est évident que les rabbins de cette société devaient appartenir à la même tradition religieuse. En fait, bien que jamais il n’y ait eu une commu- nauté proprement dite, il y eut certainement, au moins dans les années d’épanouissement de cette implantation, une structure religieuse: nous connaissons les noms des membres du tribunal rabbinique qui eut à connaître d’un litige opposant deux Ashkenazim: il était présidé par «magister Sali- cheman de feu Juda», défini in lege ebrea doctor, et comprenait deux autres membres, Elei/Elie de feu Gozalch et Moïse de feu Josep Conolenz (Coblenz), définis magistri in ebrea lege: tous les trois habitaient à Venise (mais sans indication d’adresse précise)143.

Il faut aussi consulter A. BEIDER, «The Birth of Yiddish and the Paradigm of the Rhenish Origin of the Ashkenazic Jews», Revue des études juives, 163, 2004, p. 228-229, surtout en matière d’onomastique en Rhénanie et Franconie (Anshel, Lipman, etc.). 138. DAVIDE, «Il ruolo delle donne», art. cit., p. 31-43. 139. Canc. Inf., Notai, b. 40, notaire Andrea Cristiani, prot. V, fo 48 ro, 28 juin 1386. Son fils et héritier, Per de Rotimborc teotonicus judeus, habitait à Venise, tandis que sa mère était demeurée à Candie. 140. Ibid., b. 168, notaire Marco Rafanelli, prot. perg., fo 11 vo, 5 mai 1388: un des emprunts, de 150 ducats, est à intérêt de 10 %. 141. Ibid., fo 49 vo, 13 janvier 1389. 142. Ibid., fo 44 vo, 18 décembre 1388. 143. Ibid., b. 36, notaire Giovanni Campio (prêtre de san Cancian), reg. 1363-1417, fo 83 vo, 17 août 1386. Salamon qd. David de Openheim était membre du beth-din et aussi un «laïc». Les quatre juges devaient émettre, dans les 60 jours, leur sentence dans un litige entre Aberliz de Olmücz (malgré l’assonance avec Olomouc [Tchécoslovaquie], j’ai des raisons de croire qu’il s’agit d’Ulm, d’où venaient les frères Manno et Aberlin, qui seront ensuite ban- quiers à Vicence) et Jacob d’Ingolstadt (haute Bavière), qui demeuraient à san Cassian les uns et l’autre, à sant’Aponal; les temoins de l’acte sont un prêtre de l’église de san Martino (près

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 113113 331/08/111/08/11 13:4013:40 114 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

Caroldo dans sa Cronica nous a proposé une explication pour l’arrivée des Allemands; mais à Venise vivaient aussi deux familles d’origine diffé- rente, simplement définies l’une de Francia144, et l’autre de Yspania dont nous ignorons les vicissitudes et les itinéraires qui les avaient conduits jusque sur les Lagunes. Reste que, dans le premier cas, depuis 1380, des émeutes antijuives se succédèrent contre les rares communautés qui avaient survécu à la première expulsion (l’expulsion définitive sera décrétée par Charles VI de Valois en septembre 1391)145 et dans le second, avait sévi, en 1391, la persécution qui aurait été à l’origine du phénomène des conversos. Salomone de Samuele d’Espagne arrive trop tard. Venise s’est déjà libérée de ses prêteurs juifs. Il devra se réfugier à Mestre (qui était alors une petite ville, régie par un podestà vénitien)146 où il va être associé à Moïse de France qui s’était entre-temps installé à Trévise, mais sans perdre l’intitulé de la banque de Mestre. Il faudra revenir sur la dispersion des banquiers allemands, dès que la documentation sera plus riche en la matière et permettra de dresser une liste de leurs nouveaux refuges. Certains sont rentrés en Allemagne, d’autres se sont transférés dans le duché de Milan, d’autres encore dans les seigneuries de la vallée du Pô. Reste qu’on pourrait remarquer qu’à Venise s’est vérifiée une succession de groupements juifs, ce qui rappelle de près la distinction

de l’Arsenal) et l’écrivain de la prison. À remarquer que selon Germania Judaica, II.1, p. 376, il n’y avait plus de juifs à Ingolstadt depuis 1358. Selon CARPI, L’individuo e la collettività, op. cit., p. 114, Moïse de Coblenz était associé avec une des banques de Padoue. 144. Il s’agit de Moise di Joseph Franzos et de Lexer/Lezer (Léazard), fils di magister Moise de Francia, actif à Venise en 1389. Moïse, que nous avons déjà rencontré comme banquier à Mestre, avait vécu en 1393 à Trévise, ensuite à Venise, avant de s’installer à Mestre où il sera finalement associé avec Salomon di Samuel de Yspania et connu comme mag.r Moyses Franzos. Sopraconsoli, b. 1, reg. 1, Capitolare, fo 66 vo, 14 mars 1402; Canc. Inf., Notai, b. 169, notaire Marco Rafanelli, prot., 18 août 1393; ibid., b. 167, notaire Leone da Rovolone, fasc. 3, fo 393 ro, 400 vo, 21 juillet 1400, 23 février 1401. Pourtant, on risque ici un cas d’homonymie car il y a un magister Moïse de France qui fut doctor in litera ebraica à Padoue à partir de 1399, avec lequel Yohanan de Trèves entra en polémique, accusant les juifs de cette ville-là de vivre dans «un endroit où l’on ne connaît pas ceux de l’exil de France ni ne distingue le puissant du pauvre». Biblioteca Laurenziana. Florence, Plut. 88.18, in R. KOHN, Les juifs de la France du Nord dans la seconde moitié du XIVe siècle, Louvain-Paris, 1988, p. 272. Sur ce personnage et les homonymies, CARPI, L’individuo e la collettività, op. cit., p. 160-161. Voir supra, n. 114. 145. KOHN, op. cit., particulièrement p. 264. 146. Son activité dans la region est attestée jusqu’en 1430; dans les sources de Padoue, il figure comme médecin, ainsi que l’avait été son père, donnée qui n’apparaît pas dans la docu- mentation vénitienne. On se demande s’il serait possible de l’identifier avec ce Salamone Sansono di Vinegia qui, en 1391-1392, envoyait de Barcelone deux balles de livres hébreux sauvées de la dévastation des communautés juives: en ce cas, il vivait déjà sur les Lagunes dans les années 80 du XIVe siècle (la correspondance Shemuel/Shim‘on est fréquente). CARPI, L’individuo e la collettività, op. cit., p. 208-209. R. MUELLER, «The Jewish Moneylenders of Late Trecento Venice: a Revisitation», Mediterranean Historical Review, 10, 1995, p. 212.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 114114 331/08/111/08/11 13:4013:40 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 115

dessinée par Simon Schwarzfuchs147 entre les juifs de Provenzia-Occitanie et de Tsarfat-France du Nord. La première est la phase des médecins, entre le XIIIe et le XIVe siècle, liée — au moins dans le domaine scientifique — à Montpellier (voir Jacob ben Elia); la seconde est représentée par les ban- quiers allemands de la fin du siècle, qui sont originaires de la Rhénanie et du pays mosan. En conclusion du chapitre sur l’activité des prêteurs juifs à Venise, rap- pelons la première nouvelle de la quatrième journée d’Il Pecorone148 dans laquelle est relaté, sur un ton haineux, l’échec du projet d’un usurier giudeo149 de se faire rembourser en chair humaine un crédit qu’il avait accordé au marchand le plus riche de Venise, réduit à la misère par son filleul bien- aimé. Dans la description du juif apparaissent déjà tous les clichés qui vont le caractériser pendant des siècles, et pas seulement dans la littérature ita- lienne: l’attitude implacable à l’égard des pauvres, le contrat inique qu’il arrache à une personne en difficulté économique, le tour que lui joue une justice qu’il ne voudrait pas accepter, le sang du chrétien qu’il «suce» (ou qu’il est prêt à sucer, sans souci), de façon réelle et au sens métaphorique. L’œuvre attribuée à ser Giovanni fiorentino fut écrite entre 1378 et 1385: à Mestre il y avait, peut-être, déjà une banque juive; il y en eut une certaine- ment dans les annés 90150; en tout cas, la ville avait acquis désormais un rôle économique et financier remarquable, que favorisait sa position géogra- phique. Certes, vers la moitié des années 60, de nombreux foeneratores

147. «L’opposition Tsarfat-Provence: la formation du judaïsme du nord de la France», in G. NAHON, C. TOUATI (éds.), Hommage à Georges Vajda. Études d’histoire et de pensée juives, Louvain, 1980, p. 142-143. 148. E. ESPOSITO (éd.), Ser Giovanni, Il Pecorone, Classici minori italiani, 1, Ravenne, 1974, p. XXVII-XXVIII, 108-115. Sur cet argument, je renvoie à U. FORTIS, «Tra i nipoti di Shylock. L’usuraio ebreo nella letteratura dell’Italia liberale», in Id. (éd.), Dall’antigiudaismo all’antisemitismo, II, L’antisemitismo moderno e contemporaneo, Turin, 2004, p. 135-136, où l’auteur remarque que dans le Pecorone filtre «pour la première fois, dans sa version la plus sombre» la figure classique du juif usurier et extrêmement riche qui, en garantie d’un emprunt de dix mille florins d’or, prétend «enlever une livre de chair à son plaisir (di qualunque luogo e’ volesse)» à messer Ansaldo Veneziano qui avait fait recours à ses services. 149. Il faut souligner la signification que ser Giovanni attribue au mot giudeo dans les vers publiés dans l’Appendice à son Pecorone, op. cit.: dans un cas, il prend le sense de traître (traditore), dans l’autre de cruel et d’impitoyable (crudele, spietato), ibid., XI, vers 7, p. 583, et XXVI, vers 10, p. 598, respectivement. 150. Voir supra, n. 124. À la fin de 1393, il y avait deux banquiers que nous connaissons déjà, Bert de Rothemberg et Moïse de France, les deux sont définis feneratores, l’un avec la précision judeo et l’autre ebreo. Ils viennent de Trévise dont pourtant Moïse est encore occa- sionellement appelé l’habitant (voir supra, n. 113). Canc. Inf., Notai, b. 169, notaire Marco Rafanelli, prot., 18 août 1393, 23 septembre, 6 novembre 1394; b. 96, notaire Pietro Gualfini, prot. 1393, passim, spécialement 12 septembre et 30 décembre 1393. Déjà signalés par MUELLER, «Les prêteurs juifs», art. cit., p. 1301.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 115115 331/08/111/08/11 13:4013:40 116 LES JUIFS À VENISE AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES

dantes ad usuram y étaient actifs; cette formulation n’excluait pas qu’il pût s’y trouver des juifs co-intéressés dans ces nouvelles banques, qui offraient des conditions de prêt particulièrement favorables à la clientèle locale151. Ajoutons, de plus, que le sarcasme, dont est pénétré le conte, découle du ressentiment des compatriotes de ser Giovanni, les banquiers par antono- mase, c’est-à-dire les «Toscans», sapés par la concurrence locale et éloignés de l’État vénitien, avec des motivations d’ordre politique encore plus qu’économique. Sans compter qu’en Toscane, les banques de prêt que les juifs ouvraient à la même époque à Lucques152, glissaient sur l’aspect reli- gieux. Pourrions-nous, en conclusion provisoire d’une recherche en cours, pro- poser par hypotèse qu’une «question juive» se pose à Venise pour la pre- mière fois à la fin du XIVe siècle, car les prêteurs ashkenazis se sont montrés insuffisants à résoudre le problème de l’usure (et de la pauvreté), pour lequel on avait cru pouvoir compter sur eux?

Renata SEGRE [email protected]

151. En fait, les conditions financières plus favorables en matière de crédit offertes par les concurrents, qui essayaient de remplacer les banquiers déjà actifs à Mestre, se retrouvent dans une certaine mesure dans les réglements des prêteurs juifs allemands des vingt dernières années du XIVe siècle. MC. Deliberazioni, reg. 20, fos 265 ro-266 ro, 27 juin 1366. 152. M. LUZZATI, «Paolo Guinigi e il consolidarsi del prestito ebraico in Lucca», in Atti del Convegno “Paolo Guinigi e il suo tempo”, Quaderni Lucchesi di studi sul Medioevo e sul Rinascimento, 4, janvier-décembre 2003, p. 200, souligne que l’implantation des banquiers juifs à Lucques eut lieu «en sourdine». Précisément dans la période où ser Giovanni est censé avoir écrit son œuvre avait surgi une grave tension avec les Anconitans car ils bloquaient les fournitures vénitiennes de marchandises provenant de Florence et de Sienne et embarquées à Fano en direction du Nord.

994323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd4323_REJ_2011-1-2_05_Segre.indd 116116 331/08/111/08/11 13:4013:40