s o MM a i r e

• Journal littéraire

Michel Crépu 9 Dantzig, Saint Robert, Saint-Simon Tauriac... • grand entretien

pascal lamy 19 L’OMC entre deux mondes et annick steta • -japon : une nouvelle histoire

louis schweitzer 35 Des valeurs et des intérêts communs makoto katsumata 37 La perspective des relations entre le Japon et l’Afrique à l’âge de la mondialisation Richard Bliah 45 Les mutations urbaines tsuyoshi tane 52 Entretien et anouck jourdain L’acier, la nature et l’histoire thierry moulonguet 59 L’alliance Renault-Nissan sawako takeuchi 67 Entretien et anouck Jourdain « Il faut ouvrir des portes pour sentir le monde » jean-Pierre Dubois 73 Des écrivains français à la découverte du Japon Corinne Quentin 85 Les relations éditoriales franco- japonaises. Un mouvement de balancier et des formes inversées michaël ferrier 93 Entretien et aurélie Julia L’écrivain sismographe

2 avril 2013

camille moulonguet 105 Où il est question de passage yoshito ohno 108 Entretien et yusuke koshima Kazuo Ohno, le danseur de mondes Catherine Diverrès 114 Un jour avec Kazuo Ohno xavier de bayser 117 La laque et le cristal mineaki saito 119 Entretien et aurélie Julia Sur l’élégance Richard Collasse 127 Stupeur et tremblements ? Christine Vendredi-Auzanneau 136 La scène artistique japonaise en 2013 édith de la héronnière 142 Susumu Shingu, sculpteur de vent yves gandon 148 Esquisses japonaises. Des presses de l’Asahi aux bannières du sumo • CRITIQUES • Livres frédéric verger 163 Isaac Bashevis Singer Olivier Cariguel 168 Secrets intimes du Journal de Jacques Lemarchand • Musique Mihaï de Brancovan 173 Weill, Moussorgski, Zemlinsky, Ravel • Disques Jean-Luc Macia 176 Dutilleux, de magiques « »

• notes de lecture 181

Jean-Pierre van deth par Jean-Paul Clément, iphigénie botouropoulou par ­Jean-Paul Clément, guillaume duval par Yves Gounin, Marc Graciano par Édith de La Héronnière, Jacques lacarrière par Édith de La Héronnière, Violaine Gelly et Paul Gradvohl par Olivier Cariguel, ugo riccarelli par Gérard Albisson.

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Éditorial Ni plus ni moins

orsque Roland Barthes écrivit l’Empire des signes, quelque part au tournant des années soixante-dix, le temps de la fascination Lpour le Japon, l’étoile montante technologique qui avait régné sur les sixties était passé. Le livre de Barthes ouvrait une autre porte plus subtile. Barthes n’était pas le premier Français, loin de là, à sentir ces choses. Paul Claudel avant lui, en 1898, puis de nouveau en 1921 (pour y rester jusqu’en 1927), comme ambassadeur, avait parfaitement « reçu » le message. Jean-Pierre Dubois le rappelle ici : en écrivant à Alexis Leger (alias Saint-John Perse) que la « France devait devenir le correspondant du Japon en », Claudel ne se contentait pas de faire briller des clichés faciles, il jouait au contraire d’une étrangeté aux mille facettes, impossible à cerner. La France pouvait devenir le pays « correspondant » pour le seul plaisir. Y a-t-il donc une autre manière d’être avec autrui ? Cette curiosité exem- plaire de deux écrivains français aussi dissemblables nous aura servi de boussole pour la composition de ce numéro spécial. Il paraît deux ans après le désastre de Fukushima. Pour autant, cet anniversaire douloureux ne relève pas, pour ce qui nous concerne, de cette curiosité morbide qui consisterait à admirer l­’extraordinaire « ténacité des Japonais dans l’épreuve du malheur ». On nous a beaucoup servi de ce brouet indigeste. L’idée n’est pas d’en rajouter sur ce point mais bien plutôt de scruter dans les plis, les

5 Éditorial

angles, la réalité créatrice d’un pays dont l’écrivain Michaël Ferrier rappelle ici l’hybridité foncière. L’auteur insiste sur la capacité ­d’importation, de transformation et de réappropriation du peuple japonais : point de pathos ici, point de cette fatigue lourde qui donne si souvent l’impression d’être la vérité secrète du Vieux Continent. Le Japon, pourtant étrillé par le sort, échappe au goût mortifère du malheur. Sans nul doute (et l’on s’en voudrait ici de jouer du cliché facile), une certaine aptitude naturelle à l’élégance, à la légèreté pro- fonde, à une intelligence du présent dans ses myriades de possibles n’est-elle pas pour rien au fait que le Japon, quoique frappé de plein fouet, ne paraît nullement dans les cordes. Amateurs d’apocalypse, vous pouvez rentrer chez vous, ce pays n’est pas pour vous. De là, une place importante faite dans ce numéro aux archi- tectes, aux artistes, aussi bien qu’aux industriels. À l’heure où se des- sinent les contours d’un nouveau partenariat économique entre les deux pays, on gagne à rompre avec les préjugés. Non, il n’y a pas un « miracle » japonais dont il suffirait d’extraire la théorie pour l’appli- quer maladroitement ailleurs. Mais il y a sûrement­ un pays en plein exercice de son intelligence, à la fois pragmatique et attaché à une continuité plus que millénaire. Si un tel numéro peut avoir au sens, au-delà de la mise en scène artificielle d’un prétendu lien singulier entre nos deux pays, c’est justement dans la curiosité libre. Le lien privilégié entre la France et le Japon a ses lettres de noblesse, elles sont rappelées ici, jusque dans les réalisations les plus récentes (comme l’aventure Renault-Nissan retracée ici par Thierry Moulonguet). Mais le plus précieux est dans un amour de curiosité que nous avons envie de porter sur un pays qui nous émeut comme peu d’autres. Il n’y a pas de justification particulière à cela, sinon peut-être un merveilleux désir de voyage. Un simple désir de partance est à l’origine de ce numéro. Ni plus ni moins. Qui dit mieux ? Bonne lecture, M.C.

La Revue des Deux Mondes tient à exprimer particulièrement sa gratitude à Mme Sawako Takeuchi, directrice de la Maison de la culture du Japon à , et à Mme Noriko Carpentier-Tominaga, directrice du Comité d’échanges franco-japonais, pour la réalisation de ce numéro.

6 journal littéraire

• michel crépu Dantzig, Saint Robert, Saint-Simon tauriac...

journal littéraire Dantzig, Saint Robert, Saint-Simon Tauriac...

n michel crépu n

undi José Cabanis, Saint-Simon ambassadeur ou Le siècle des Lumières. LPublié en août 1987, ce texte était en réalité un « ouvrage hors commerce offert par votre libraire à tout souscripteur des Mémoires de Saint-Simon publiées dans la “Bibliothèque de la Pléiade” ». On peut s’étonner, plus de vingt ans après, que la maison Gallimard n’ait jamais songé à faire un vrai livre de ce pur chef-d’œuvre. Les souscripteurs avaient bien de la chance : aujourd’hui, il faut se contenter d’un agenda Pléiade, voire d’un « album », c’est peu en comparaison de ce merveilleux ouvrage richement illustré. C’est aussi qu’il y eut entre Cabanis et Saint-Simon une entente d’outre- tombe dont on n’a pas même l’idée de nos jours, où il faut expliquer sans cesse qui est qui. On avait vraiment de la chance en 1987. Beaucoup de lecteurs de José Cabanis sont venus à lui par Saint-Simon, son Saint-Simon l’admirable dont je ne me suis jamais séparé, du premier moment jusqu’à ce jour de mars 2013 où j’écris ces lignes. Saint-Simon, comme Chateaubriand, aurait pu être ambassadeur à Rome, il le fut à Madrid. Nous aurions eu droit à une ambassade romaine bien différente de celle de René, « trop occupé de ses songes », comme dit Cabanis. « Cette Italie, le rêve de mes

9 journal littéraire Dantzig, Saint Robert, Saint-Simon Tauriac... jours », disait Chateaubriand. Mais Saint-Simon n’était pas un rêveur, observe l’auteur de Charles X, roi ultra, que tout amateur de cette période inépuisable devrait connaître par cœur. « Rome est pour Saint-Simon “le premier théâtre de l’univers”, “patrie commune des nations catholiques”, mais surtout “pays des nouvelles, des affaires et des curiosités”. » Sur cette scène, ajoute Cabanis, « paraissent d’innombrables personnages, les uns venus de toutes les capitales de l’Europe, les autres y jouant un rôle permanent, quoique menacé par les sourdes menées de l’ambition et de l’envie. Ce qui se passe à Rome, dit Saint-Simon, voilà qui doit donner “de l’attention à ceux qui sont sur le théâtre et de l’amusement au parterre, parce que tout y amuse et qu’on a que cela à faire”. » Le bel emploi, ici, note Cabanis, « que celui d’ambassadeur, qui a pour fonction de regarder et écouter tout, pour qui aime cela ». Il ne s’en est pas privé, continuant de se « renseigner » sur Rome bien après qu’il ait quitté la ville sainte. Ce catholique gallican, si à cheval sur des histoires de tabouret, a vu circuler autour de lui cette incroyable faune des princes de l’Église dont la version actuelle, réunie en conclave, donne une pâle idée. On a les conclaves de son temps. À celui qui tend l’oreille, il peut entendre, le soir, des notes de Mozart s’échapper des fenêtres de Castel Gandolfo, tout n’est pas perdu. Mais Castel Gandolfo n’eût guère intéressé Saint-Simon, alors que Rome figurait à ses yeux un analogue de Versailles. On ne s’étonne pas que sa plume si acérée trouve à Saint-Pierre de quoi s’abreuver, non sans relever au passage les rares cas de « saintes gens ». Ainsi du cardinal Davia, « très respectable » quoique malheu- reusement « goutteux, sourd et presque aveugle ». Pour le reste, le commun, ce ne sont qu’intrigues, complots, assassinats : « On a vu, écrit Saint-Simon, des papes faire tuer, noyer, emprisonner des cardinaux, plutôt que de leur ôter le chapeau. » Et que dire du pape Clément XI, « au fond, un très bon homme et honnête homme, doux, droit et pieux » mais à la fin, dans ses dernières années, une loque : « fort gros, rompu aussi au nombril, relié de partout et soutenu par une espèce de ventre d’argent, en sorte que l’accident le plus léger et le plus imprévu suffirait pour l’emporter brusquement, comme il arriva. » Il n’est guère que dans la correspondance familiale des Borgia (un choix vient d’être édité au Mercure de France dans la collection bienheureuse « Le Temps

10 journal littéraire Dantzig, Saint Robert, Saint-Simon Tauriac... retrouvé » (1)) qu’on trouve de tels échantillons. On ne s’en lasse pas, tant cela apporte de fraîcheur, la fraîcheur de la vérité brute. Et c’est bien ce qui enchantait Cabanis, à la lecture de Saint-Simon, qu’il connaissait par cœur. « De l’eau fraîche comme d’un puits », écrit-il de façon assez surprenante. On ne pensait pas forcément à la fraîche eau d’un puits devant tant d’ordure. Madrid n’est pas Rome. Encore à Rome, notre petit duc éprouvait-il malgré tout le frisson de la grandeur. Bien plus tard, Stendhal éprouvera aussi un tel sentiment : on a beau être prévenu (Saint-Simon jugeait mal les frivolités cardinalices, Stendhal, en bon anticlérical, voyait les jésuites partout), une fois sous les voûtes de Saint-Pierre, c’est autre chose. Mais Madrid fait l’effet à Saint-Simon d’une boutique sale, sentant l’huile et le vieux poisson. Il n’est là que pour s’occuper de ses affaires, ses « ambitions familiales ». L’Espagne, avec ses mystiques, ses portraits du Greco, ne l’intéresse pas. C’est dommage, mais c’est comme ça. Saint-Simon ne pense d’abord qu’à lui et ensuite qu’à lui encore, mais c’est justement cela qui plaît à Cabanis, cette absence d’hypocrisie. Quant au reste, à Dieu, c’est une autre affaire. Le gallican Saint-Simon n’aura pas eu un regard pour les éclairs dans la ténèbre cellulaire d’un Jean de la Croix. « À aucun moment, écrit Cabanis, il n’a songé que la croyance qui était la sienne pouvait s’y présenter sous des dehors qui ne lui étaient pas habituels, mais qui, mieux compris, ne méritaient pas la dérision : il n’a donc pas approché du secret de l’Espagne. » Cabanis ajoute : « Il en revient toujours à Marie d’Agreda (une obscure “bienheureuse” que tout le monde a oubliée), mais que ne s’est-il enquis de Thérèse d’Ávila ? » Pour cet ami de Rancé, abbé de la Trappe, aller à la rencontre de Thérèse d’Ávila, c’eût été comme d’entrer dans un territoire vertigineux qui lui faisait sans doute un peu peur. En France, c’était la même chose. Madame Guyon, égérie involontaire (en est-on bien sûr ?) du quiétisme fénelonien, lui faisait autant horreur que les génuflexions transies de la fondatrice du Carmel. Cabanis le suit partout, dans ses imbroglios impéné- trables, et comme toujours chez Cabanis, les archives, les lettres, les vieux mémoires, servent de boussole au petit bonheur la phrase. C’est une merveille, vraiment, d’assister à cette composition scripturaire où les trois quarts du texte appartiennent à d’autres et où pourtant la signature est reconnaissable entre toutes. Chemin

11 journal littéraire Dantzig, Saint Robert, Saint-Simon Tauriac... faisant, un monde paraît, des créatures se détachent : la princesse des Ursins, le roi Philippe V, à demi fou pour ne pas dire complè- tement cinglé, tant d’autres. Cabanis est le Goya de ce monde disparu, comme il l’est d’ailleurs dans tous ses « livres d’histoire ». La Providence fera-t-elle qu’un jour on le puisse lire en « Pléiade » ? Il le mérite tant !

Mardi

M’intéresse cette remarque de Charles Dantzig, dans son essai À propos des chefs-d’œuvre (2), notant qu’un écrivain s’affirme d’autant qu’il sait « triompher de ses avantages ». Remarque d’autant plus judicieuse dans un livre aussi fourmillant de noms et de pistes, que Dantzig l’applique à Chateaubriand, habituellement stigmatisé pour l’inverse. Pourtant, je crois que Dantzig a raison sur ce point, s’agissant de Chateaubriand (mais on pourrait en citer d’autres, et de très grands : Proust, Stendhal, Hugo, etc.). Cela se voit à la loupe, dans une lecture attentive : la virtuosité toujours passible d’une économie d’énergie stylistique, où Chateaubriand se montre infiniment plus proche de Voltaire que de Bernardin de Saint-Pierre. Quel serait l’avantage, en l’occurrence ? Que l’auteur se paie une dernière tournée virtuose, histoire d’épater son public qui n’aime rien tant qu’on le berne avec de la poudre de perlimpimpin. Chateaubriand aimait séduire, c’est une évidence, je ne dirais sûrement pas qu’il a abusé de la poudre de perlimpimpin. Une preuve de cela est par exemple son goût pour l’exactitude dont Montherlant, je crois, fait la remarque dans une lettre à Philippe de Saint Robert. On peut la lire dans un livre du même Saint Robert d’abord paru aux Belles Lettres dans la collection « L’idiot international », que dirigeait alors le même Dantzig : Montherlant ou la relève du soir (3). Le volume vient de reparaître aux éditions Hermann. On peut y lire ce propos qui mérite certainement d’être recopié :

« Moi qui ne croit pas, je ne crois qu’à ceux qui croient. Et cependant je ne puis comprendre qu’ils croient. »

À bon liseur.

12 journal littéraire Dantzig, Saint Robert, Saint-Simon Tauriac...

Mercredi

Avec Saint-Simon, c’est comme avec Proust : vous goûtez du bout des lèvres, vous vous redites que vous n’avez pas que ça à faire, qu’on vous attend, et vous voilà pourtant happé, et pas moyen de refaire surface avant longtemps. Vous êtes foutu, vous le saviez, et puis zut à la fin, les derniers restes de culpabilité se consument dans votre cerveau. Lire, cette jouissance sublime. Pour être tranquille, jouir de cette langue inouïe, vous accrochez une pancarte à la porte de votre bureau : « Fermé pour cause d’inventaire. » Les Martiens peuvent bien débarquer, la planète Saint-Simon est à vous. Vous ouvrez le dernier volume paru en « Pléiade », celui des Traités politiques et autres écrits (4). Vous piochez au hasard, par exemple ce « mémoire succint sur les formalités », l’un de ces innombrables mémoires où Saint-Simon décortique à l’infini la mécanique liturgique du pouvoir, la grammaire du cérémonial de sacre, la place que les « pairs » doivent y occuper « en présence de tout le peuple de toutes les sortes qui attend dans la nef qu’on leur montre un roi ; tous, dis-je, en silence, simples et paisibles spectateurs, décorant la solennité de leur présence soumise ». On dit souvent, non sans bon sens, que ces textes sont frappés d’obso- lescence, illisibles, vains. C’est vrai, mais pas plus vrai ou pas moins vrai que lorsque nous contemplons, au Louvre, la stèle d’Hammurabi. Ce qui sidère, chez Saint-Simon, c’est l’insatiable énergie : si encore, il ne s’agissait que de résumer, de fourbir une sorte de kit à l’usage des courtisans. Mais non, il s’enfonce dans la jungle du rituel, il est pénétré de la certitude que négliger une molécule de détail met en péril tout l’édifice. Il n’a absolument aucun recul, à un point qui est prodigieux. Et nous qui croyons l’avoir, ce recul, sommes-nous plus clairvoyants ?

Jeudi

Toujours dans Saint-Simon, bien entendu. Il écrit quelque part cette phrase, au sujet de Fénelon, qu’a relevé Cabanis : « Je n’ai jamais connu monsieur de Cambray que de visage. » Phrase extraor- dinaire dans sa radicale simplicité, qui me laisse pantois. On se dit, soudain : mais oui, il a raison, il n’est de connaissance des hommes

13 journal littéraire Dantzig, Saint Robert, Saint-Simon Tauriac... que par ce qui fait qu’ils sont des hommes. Chateaubriand l’écrit quelque part dans les Mélanges politiques : « les hommes apprennent à connaître les hommes », phrase extraordinaire elle aussi dans son genre, qui sent sa Bible mais je n’ai pas le temps de vérifier. Une bonne âme lectrice de ces lignes le fera bien pour moi.

Jeudi

J’ai réussi à m’extirper de Saint-Simon. Il le fallait, le devoir m’appelait, le monde réel s’impatientait. Tout juste ai-je pu voir s’élever l’hélicoptère pontifical dans l’air romain, qui emmenait Benoît XVI hors des agitations de ce monde. Que voyait-il de son hublot ? Ce petit rond de pierre ocre qu’on aperçoit, là tout en bas, c’est le Colisée : comme il a l’air d’un petit pâté de sable ! Les « communicants » éberlués ont suivi ce film où le moindre geste a une portée théologique immédiate. Pendant ce temps, les cardinaux, rouges comme des coccinelles, débattent de la succession à la lumière de Michel-Ange : on négocie à l’échelle du Jugement dernier. Quelle autre échelle possible ?

Vendredi

Hier soir au New Morning, pour écouter le quartette de Paolo Fresu, joueur de trompette et de bugle édité par Bonsai Music. J’ai aimé, beaucoup, ce petit homme tout recourbé en arrière comme s’il cherchait à souffler toujours de plus loin pour obtenir le maximum d’intensité. Le pied droit est vertical au plancher, comme d’un danseur torero. Vu de profil, Fresu a l’air d’être un point d’interro- gation. Rarement point d’interrogation aura aussi bien su se donner la réponse. On passe d’une aubade paisible à une version funky du Satisfaction des Rolling Stones : il y a là derrière aussi bien du Chet Baker que du . Salle comble, attentive, toute à son bon moment. X., à qui je parle à la pause, dit que la vie de musicien de jazz est devenue extrêmement difficile. À un quartette qui jouait récemment dans un autre club, le cachet complet à se partager à quatre, on a proposé la mirifique somme de 450 euros.

14 journal littéraire Dantzig, Saint Robert, Saint-Simon Tauriac...

Samedi

Stupéfiante lecture du livre de Michel Tauriac : De Gaulle avant de Gaulle. La construction d’un homme (5). Ce qu’il y a de stupéfiant dans la genèse adolescente de cet homme, retracée par Tauriac avec un incomparable luxe de précisions, c’est l’absence totale de doute quant à sa « vocation ». On se demande même si le mot « vocation » est bien le bon tant on guette en vain l’apparition d’un moment de doute, d’hésitation. Comment peut-on se sentir « appelé » dès lors qu’on vit dans la certitude d’être celui qui appelle ? Qui appelle celui qui appelle le premier ? Il y a toujours eu, dès l’âge de 4 ans, le général de Gaulle. On en vient quasiment à cette conclusion qui jette une sorte de malaise. Même les saints (surtout eux !) ont leur moment « fils prodigue ». Charles de Gaulle n’aura pas connu ce moment-là. Le malaise, à la lecture, vient de ce que Tauriac s’y montre un vigilant historien, mieux qu’un hagiographe qui n’hési- terait pas à charger la barque pour les besoins de la cause. Il y a quelque chose d’inhumain dans ce parcours unique dans l’histoire de France. Malraux dit dans les Chênes : « Il n’y a pas de Charles. » C’est peu de le dire. Il devait bien y en avoir un, tout de même, lors de ce voyage de noces aux îles Borromées, exceptionnelle pause dans un destin qui n’en connut que de très rares. Quiconque cherchera à percer le mystère du « Charles » devra en tout cas en passer par ce livre, sans grand espoir, du reste. À prendre ou à laisser : on mesure, à lecture, combien était grand l’écart qui a séparé De Gaulle des Français. De Gaulle et la France, oui. De Gaulle et les Français, non.

1. Correspondance des Borgia. Lettres et documents, édition établie, traduite, préfacée et annotée par Guy Le Thiec, le Mercure de France, coll. « Le temps re- trouvé », 2013, 277 pages, 21,50 euros. 1. Charles Dantzig, À propos des chefs-d’œuvre, Grasset, 2013, 288 pages, 19,80 euros. 2. Philippe de Saint Robert, Montherlant ou l’indignation tragique, Hermann, 2012, 396 pages, 35 euros. 3. Saint-Simon, Traités politiques et autres écrits, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, 1 888 pages, 76 euros. 4. Michel Tauriac, De Gaulle avant de Gaulle. La construction d’un homme, Plon, 2013, 500 pages, 22 euros.

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grand entretien

• pascal lamy

grand entretien

l’OMC entre deux mondes

n entretien avec pascal lamy réalisé par Annick steta n

evue des Deux Mondes – Vous êtes directeur général de l’Orga- nisation mondiale du commerce (OMC) depuis 2005. Votre Rsecond mandat s’achèvera dans quelques mois. Quelle est votre vision du rôle joué par l’OMC dans la gouvernance internationale ? Pascal Lamy – Ce n’est pas ma vision qui compte, c’est ce que les membres de l’OMC veulent en faire. L’OMC est l’organisation mondiale chargée de la régulation de l’ouverture des échanges. Elle fait partie d’un système international dont les principales caractéristiques datent de l’époque de sa construction, c’est-à-dire de la fin du XIXe siècle : c’est un archipel dans lequel des organi- sations spécialisées, basées sur des traités et des accords interna- tionaux, se voient donner un mandat qu’elles exécutent de par la volonté de leurs membres. J’ai souvent fait une analogie entre les différents types de gouvernance et les trois états de la matière : le solide, le liquide et le gazeux. Alors que la gouvernance nationale est « solide », la gouvernance européenne est « liquide » et la gou- vernance internationale est « gazeuse ». Si l’on compare l’OMC à d’autres organisations internationales, on peut dire qu’elle est dans la partie la plus « liquide » du « gazeux ». Elle administre un corps

19 grand entretien L’OMC entre deux mondes

de règles volumineux en ­comparaison des accords qui constituent les autres organisations internationales. Les mécanismes de sur- veillance qu’elle met en œuvre sont particulièrement sophistiqués. Enfin, son système de règlement des différends est le seul qui soit automatiquement obligatoire en droit international et dont la mise en œuvre fait l’objet d’une surveillance multilatérale. L’OMC est donc plus « constituée » que d’autres organisations internationales. C’est ce qui la distingue, avec les avantages et les inconvénients que cela présente. L’avantage, c’est que c’est un système efficace, en tout cas par rapport à d’autres systèmes de gouvernance inter- nationale. Mais cela donne l’impression d’un certain surplomb qui conduit inévitablement à se demander pourquoi le commerce international est régulé de manière plus ferme que les droits de l’homme, la santé, la fiscalité… La réponse est simple : parce que le bon fonctionnement des échanges commerciaux est essentiel pour le capitalisme de marché. Cela peut aussi avoir pour inconvé- nient d’attirer à l’OMC des sujets qui ne relèvent pas à proprement parler de son champ de compétence. On en a un bon exemple avec une partie du mandat de la négociation de Doha qui réclamait la création de disciplines en matière de subventions aux activités de pêche. Il ne s’agit pas au premier chef d’un problème commer- cial : c’est un problème de conservation des ressources. Mais parce que l’OMC dispose d’une technique de gouvernance rela­ti­vement éprouvée en matière de subventions, on l’a chargée de réguler les subventions à la pêche dont la multiplication mène à l’épuisement des ressources halieutiques.

La grande transformation du commerce international

Revue des Deux Mondes – Au fondement de l’OMC se trouve la théorie classique de l’échange international selon laquelle le libre- échange permet d’améliorer la situation des participants à l’échange. Comment l’OMC tient-elle compte des limites et des remises en cause d’un tel modèle théorique, par exemple en ce qui concerne la parti- cipation à l’échange international de pays de niveaux de développe- ment extrêmement différents ?

20 grand entretien L’OMC entre deux mondes

Pascal Lamy – Le ciment idéologique qui relie les membres de l’OMC, c’est effectivement un corpus théorique selon lequel l’ouver­ ture de l’échange international conduit à l’augmentation du bien- être. Cette théorie ricardo-schumpeterienne peut être présentée de la façon suivante : l’ouverture crée de la concurrence, la concur- rence crée de la spécialisation, la spécialisation crée de l’efficience, l’efficience crée de la croissance, et la croissance est porteuse de bien-être. Tout ceci au prix de chocs sur les systèmes économiques et sociaux, plus ou moins amortis. Chacun à l’OMC reconnaît néan- moins que ce principe n’est pas bénéfique à 100 % sous toutes les latitudes, sous toutes les longitudes, pour tous les secteurs d’activité, pour tous les producteurs et de tout temps : les nuances qu’on lui apporte se traduisent notamment, compte tenu de l’hétérogénéité du niveau de développement des pays membres de l’OMC, par une certaine articulation entre la réciprocité et la flexibilité. Le schéma classique qui a longtemps été celui de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (Gatt) consistait à associer au principe de réciprocité, selon lequel les pays les plus développés s’ouvrent mutuellement à l’échange international, la flexibilité que l’on devait laisser aux pays en développement pour leur permettre de s’ajuster au système. Ce schéma a été passablement bouleversé par l’émer- gence économique de pays en développement qui a remis en cause l’équilibre des cinquante premières années du Gatt et de l’OMC : un pays émergent est-il un pays riche avec beaucoup de pauvres, ou un pays pauvre avec beaucoup de riches ? La question ne se posait pas il y a trente ans : il y avait alors des pays riches et des pays pauvres. La croissance de la Chine, de l’Inde, du Brésil, de l’Indonésie­, du Mexique et de bien d’autres rebat la carte, et les cartes ! C’est d’ailleurs la raison fondamentale pour laquelle le cycle de Doha n’a pas abouti jusqu’à présent. L’évolution de la théorie du commerce international ne remet pas en cause ce principe d’efficience ricardo-schumpete- rien. Mais la réduction des frottements liés à la distance a permis à la théorie ricardo-schumpeterienne de produire tous ses effets. Les frottements et les coûts liés à la distance ont longtemps eu un impact sur le volume et la fluidité des échanges internationaux. Or, depuis deux décennies, les technologies de l’information ainsi que des évolutions telles que la conteneurisation, qui a autorisé

21 grand entretien L’OMC entre deux mondes

une réduction massive du coût de la tonne transportée, ont multi­ plié l’efficience de la division internationale du travail en effaçant une grande partie des coûts liés à la distance. D’où la forme que revêtent actuellement les échanges internationaux : au schéma dans lequel un bien produit dans un pays était exporté vers un autre pour y être consommé ont succédé des chaînes de valeur dans lesquelles la production est multi­localisée. Les chaînes de production de l’Airbus, de l’iPad ou du jean comptent plus d’une dizaine de pays. Cette évolution se reflète dans les statistiques du commerce international : les produits intermédiaires représentent actuellement 60 % des échanges internationaux de marchandises. Le contenu en importations des exportations est passé de 20 % en moyenne il y a vingt ans à 40 % aujourd’hui ; il sera probablement de 60 % dans vingt ans. La technologie aligne le monde avec la théorie ricardo-schumpeterienne. Pour répondre à la question de l’impact de l’ouverture à l’échange international, il suffit de regarder les chiffres et de compa­ rer les performances en matière de réduction de la pauvreté et d’aug- mentation du bien-être des pays qui se sont ouverts aux échanges à celles des pays qui ne l’ont pas fait. L’exemple extrême est celui de la péninsule coréenne, mais il y en a beaucoup d’autres. Les pays qui se sont développés le plus rapidement au cours des trente ou des quarante dernières années sont ceux qui ont mené les politiques d’ouverture aux échanges les plus vigoureuses.

Revue des Deux Mondes – Vous avez lancé des recherches des- tinées à mesurer le commerce international en valeur ajoutée de manière à mieux appréhender l’évolution des échanges internatio- naux. Pouvez-vous nous en parler ? Pascal Lamy – La profonde transformation du commerce inter- national impose de mesurer les échanges internationaux d’une manière moins médiévale. À l’heure actuelle, les statistiques du commerce international restent fondées sur le compteur du passage de la frontière. Chaque fois qu’un produit ou un service franchit une frontière, on accroît le compteur du commerce international de la valeur intégrale de ce qui franchit la frontière. Il y a quarante ans, une voiture qui valait 100 et qui était produite dans un pays avant d’être exportée vers un autre contribuait à hauteur de 100

22 grand entretien L’OMC entre deux mondes

au commerce international. Aujourd’hui, si une même voiture est produite successivement dans une chaîne de cinq pays dont chacun est responsable de 20 % de sa valeur, la contribution au commerce international sera de 20 à la première étape, plus 40 à la deuxième étape, plus 60 à la troisième étape, plus 80 à la quatrième étape, plus 100 à la cinquième étape. La voiture vaut toujours 100, mais le commerce international a augmenté de 300. D’où l’idée d’aligner la mesure du commerce international sur ce qui est fait depuis toujours pour calculer un produit intérieur brut (PIB), qui est une somme de valeurs ajoutées. Cela permet d’ailleurs d’avoir des données homogènes au numérateur et au dénominateur lorsque l’on fait des ratios entre le commerce international et le PIB, ce qui est l’un des exercices favoris de beaucoup d’économistes. L’OMC a pris cette initiative il y a trois ans. Nous avons travaillé avec l’Organisation de coopération et de déve­lop­pement économiques (OCDE), dont les moyens de recherche économique sont plus importants que les nôtres. Les premiers résultats ont été obtenus cette année : la struc- ture des échanges internationaux mesurés en valeur ajoutée est assez sensiblement différente de celle obtenue par une mesure en volume. C’est à mon sens un tournant important, parce qu’il permet de rame- ner le débat sur l’ouver­ture commerciale à la question qui compte pour l’opinion : l’emploi. Ce débat est, au demeurant, parfaitement légitime : lorsque les effets et les chocs que Ricardo et Schumpeter attendaient de la spécialisation se produisent, ils créent des turbu- lences considérables. Et les pays dont les systèmes sociaux sont les plus forts sont ceux qui maîtrisent le mieux la mondialisation.

Les méfiances protectionnistes

Revue des Deux Mondes – Le débat français sur les échanges internationaux et la mondialisation est particulièrement virulent. La campagne pour l’élection présidentielle de 2012 s’est en partie faite sur le thème de la démondialisation. On entend régulièrement des appels à une forme de protectionnisme européen qui, suppose- t-on, protégerait les travailleurs des impacts destructeurs de l’échange international. Que vous inspirent ces peurs françaises face à l’appro- fondissement de la mondialisation ?

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Pascal Lamy – Il y a quelques pays dans lesquels les oppor- tunités de l’échange international sont perçues de manière plus nuancée, voire négative, qu’ils ne le sont ailleurs. La France et les États-Unis appartiennent à cette catégorie. Je pourrais aussi mention- ner Cuba, la Bolivie, l’Algérie ; mais faisons simple. Ces spécificités tiennent à des raisons historiques, géographiques et culturelles, mais aussi à l’ambition qu’ont ces pays d’être des lanternes qui éclairent le reste du monde de la justesse de leurs vues. En Europe, le débat français sur la mondialisation est très ori- ginal. Il est passionnant du point de vue anthropologique, mais il ne pose pas problème dans les faits puisque la politique commerciale extérieure de la France est fédéralisée depuis le traité de Rome de 1957. Aussi longtemps qu’il n’y aura pas de majorité au Conseil européen et au Parlement européen pour aller dans un sens plus protectionniste, ce débat n’aura pas de traduction dans la réalité. Mon sentiment personnel, c’est que ce n’est pas demain la veille ! Ce phénomène est la manifestation du malaise, voire de la névrose d’un pays qui est mondialisé dans son corps mais pas dans sa tête : la part de l’échange international dans l’économie française est comparable à ce qu’elle est dans des pays de même niveau de développement.

Revue des Deux Mondes – Ce malaise français est-il lié à une incompréhension des mécanismes économiques plus marquée en France qu’elle ne l’est à l’étranger ? Pascal Lamy – Certes. Dès que vous franchissez la frontière, la différence est flagrante. La compréhension qu’ont les Français des mécanismes économiques est très particulière. Si vous participez à une émission de radio ou de télévision en France et que vous pro- noncez le mot « compétitivité », le public entend « licenciements ». Montrer aux Français que les pays européens dans lesquels le taux de chômage est le plus faible sont les pays les plus compétitifs, c’est leur faire découvrir un monde nouveau, quasiment exotique. La notion de productivité est très peu présente dans le débat éco- nomique français, probablement parce qu’elle s’apparente à un ratio et que les règles de trois sont un peu compliquées. Quand on compare les salaires chinois aux salaires européens, les Français estiment généralement qu’il est profondément injuste de payer un travailleur chinois cinq fois moins qu’un travailleur européen. Mais

24 grand entretien L’OMC entre deux mondes

quand on explique que cette différence de rémunération n’est pas nécessairement injuste si le Chinois est quatre fois moins productif que l’Européen­ et qu’il faut prendre en compte non pas le mon- tant absolu du salaire mais la productivité horaire du travail, on passe souvent pour très novateur. Il y a là aussi quelque chose qui est de l’ordre de l’histoire et de la culture. Les périodes de l’his- toire de France marquées par un discours économique sophistiqué sont assez rares. Ce fut le cas à la fin de l’Ancien Régime, durant une partie du règne de Napoléon III, et à un certain moment de la IIIe République. Il y a eu quelques avancées en ce sens sous la IVe et la Ve République. Mais c’est de manière discontinue. Si l’on considère les Constitutions françaises successives comme une super­ structure juridique reflétant un consensus idéologique, le résultat est assez frappant : sur ce terrain-là, la loi fondamentale allemande est à la fois plus claire et plus explicite. Il en va d’ailleurs de même des traités européens. La définition du modèle économique européen que donne le traité européen actuellement en vigueur est relati- vement explicite : il y est question d’économie sociale de marché, d’ouverture aux échanges internationaux, de préoccupations envi- ronnementales, etc. Le principe de concurrence libre et non faussée était inscrit dans le traité de Rome : il n’en demeure pas moins qu’il a provoqué le rejet par la France du projet de traité constitutionnel européen, comme s’il s’agissait d’une innovation catastrophique. Il est d’ailleurs assez curieux de constater que ceux-là mêmes à qui la notion de concurrence libre et non faussée faisait pousser des cris d’orfraie réclament avec le plus de vigueur la réciprocité inté- grale dans l’échange commercial avec les pays en déve­lop­pement, ce qui n’a pas beaucoup de sens du point de vue du raisonnement économique et des principes de l’OMC. Comme souvent, tout cela est pétri de contradictions. Ces contradictions sont plus nombreuses en France qu’elles ne le sont ailleurs.

Revue des Deux Mondes – Vous avez cité le cas des États-Unis, qui partagent cette attitude de méfiance face à l’intensification des échanges internationaux. Protègent-ils davantage leur économie des effets de la mondialisation que ne le fait l’Europe ? Pascal Lamy – Les Américains n’ont pas de système législatif ou constitutionnel qui les protège davantage des effets de la mon-

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dialisation que les Européens. Le degré d’ouverture moyen de l’éco- nomie américaine ainsi que la possibilité qu’elle a de se protéger sont équivalents à ceux de l’Europe. L’idée selon laquelle les autres pays comparables sauraient se protéger des effets de la mondiali- sation alors que l’Europe serait naïvement ouverte à un échange destructeur ne tient pas la route si l’on veut bien regarder la réalité. Globalement, les Européens ne se protègent ni plus ni moins que les autres pays ayant atteint le même niveau de développement écono- mique. Sans doute y a-t-il des différences point à point. Elles pour- ront être réduites si l’ouverture commerciale progresse à l’OMC ou si ces pays parvenaient à négocier entre eux un système « OMC plus » de type accord de libre-échange transatlantique, ce qui me semble à la fois bien ambitieux et motivé par une vision géopolitique plutôt que commerciale.

Pays émergents, pays intermédiaires ?

Revue des Deux Mondes – Le cycle de Doha a débuté le 1er jan- vier 2002. Onze ans plus tard, il n’est toujours pas achevé. Quelles sont les causes du blocage de la négociation ? Pascal Lamy – L’ambition du cycle de Doha, c’était de mettre à jour vingt chapitres de la Bible du commerce international. La techni­ que de négociation qui a été retenue consiste à n’être ­d’accord sur rien tant qu’on n’est pas d’accord sur tout. Quant au logiciel politique du cycle de Doha, il part de la reconnaissance de la thèse de nom- breux pays en développement selon lesquels les règles régissant le commerce international dans l’édition 1995 de cette Bible restent mar- quées d’une inspiration coloniale. Ces pays considèrent que cet héri- tage comporte des injustices et que le cycle de Doha doit permettre de les corriger. C’est le cas notamment des pics tarifaires qui sub­ sistent ici ou là dans le monde développé sur le textile, la chaussure, l’aliment, ou encore des plafonds de subventions agricoles adoptés lors du cycle de négociations précédent, dit de l’Uruguay. Pour l’instant, la négociation de Doha n’a pas abouti. J’ai déjà évoqué la raison essentielle de ce blocage : ce cycle a été conçu avec un logiciel intellectuel des années quatre-vingt-dix qui considère que la dualité entre réciprocité pour les riches et flexibilité pour les

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pauvres est toujours pertinente. Or le monde a changé très rapide- ment, et il faut trouver quelque chose de différent. Chacun reconnaît que les pays développés doivent continuer à s’ouvrir mutuellement à l’échange international selon le principe de réciprocité. Chacun reconnaît également que les pays les plus pauvres, à commencer par une cinquantaine de pays les moins avancés, doivent être exonérés d’efforts d’ouverture de leur propre marché tout en bénéficiant de l’ouverture que les autres pays se garantissent entre eux. Ce qui pose problème, ce sont les pays qui se trouvent dans une situation inter- médiaire : les pays émergents. Aux États-Unis, le droit de douane plafond moyen doit être de 2 % aujourd’hui. Le droit de douane pla- fond moyen d’un pays africain doit être de l’ordre de 60 ou 80 %. Le droit de douane plafond moyen de l’Inde ou du Brésil doit être de l’ordre de 30 à 40 %. Le problème consiste à savoir comment les pays émergents vont passer de ces 30 à 40 % aux 2 à 3 % américains ou européens. Il n’y a pas eu d’accord sur ce point. C’est un blocage géopolitique dont on retrouve d’ailleurs la forme, avec une symétrie quasi parfaite, lors des négociations sur le changement climatique : dans l’hypothèse où l’on adopterait des restrictions internationales sur les émissions de CO2, la Chine devrait-elle être traitée plus comme les États-Unis ou l’Europe parce qu’elle est devenue le principal pays

émetteur de CO2, ou faudrait-il lui appliquer un traitement différent parce que son PIB par tête restera longtemps encore très nettement inférieur à celui de l’Europe ou des États-Unis ? Depuis un peu plus d’un an, les ministres des pays membres de l’OMC tentent de sortir de cette situation de blocage en utilisant une disposition qui avait été adoptée à Doha : on peut déroger au principe de l’engagement unique selon lequel on n’est d’accord sur rien tant qu’on n’est pas d’accord sur tout en essayant de boucler certains des vingt chapitres dont l’amendement avait été agréé. Ils se sont notamment attaqués à une question dont la résolution aurait un impact majeur sur l’ouverture des échanges internationaux : la facilitation des échanges, soit une série de simplifications, d’har- monisations et de standardisations des procédures douanières qui réduirait de moitié environ l’épaisseur administrative des frontières. Dans le monde d’aujourd’hui, les frais qu’il faut engager pour tra- verser les frontières représentent 10 % de la valeur du commerce international. La moyenne mondiale pondérée des droits de douane

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est de 5 %. L’épaisseur des frontières constitue donc un coût deux fois plus élevé que les droits de douane. La nécessité d’aller dans cette direction avait déjà été reconnue à un moment où les chaînes de valeur n’avaient pas pris l’ampleur qu’elles ont actuellement. L’épaisseur des frontières constitue un problème si vous avez une frontière à franchir pour produire quelque chose. Mais si vous avez sept frontières à franchir, l’épaisseur des frontières devient un pro- blème sept fois plus important. Réduire cette épaisseur devient donc sept fois plus efficace. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce sujet est devenu prioritaire. Les négociateurs sont également en train d’extraire de l’agenda de Doha d’autres sous-chapitres, paragraphes ou alinéas. Ils veulent essayer de boucler un ou plusieurs accords partiels avant la fin de l’année.

Les négociations à venir

Revue des Deux Mondes – Quels sont selon vous les sujets de négociation qui s’imposeront après la conclusion du cycle de Doha ? Pascal Lamy – C’est aux membres de l’OMC d’en décider. Le directeur général n’a pas autorité pour faire des propositions de ce type, ni même des propositions techniques une fois qu’un mandat politique a été agréé par les membres. La règle à l’OMC, c’est que les mandats de négociation et les modifications qui en découlent sont proposés par ses membres, négociés par ses membres et adop- tés par ses membres. En ce sens, l’OMC est tout aussi « gazeuse », voire davantage, que l’Organisation internationale du travail, l’Orga- nisation mondiale de la santé, l’Union internationale des télécom- munications ou le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés : notre « liquidité » n’est pas homogène. Si je regarde la liste des sujets qui sont évoqués, il me semble que l’enjeu essentiel consiste à réduire les barrières non tarifaires, c’est-à-dire les différences de réglementation entre pays par exemple en matière de sécurité sanitaire, de conformité à des standards techni­ques, ou de réglementation dans les activités de service. Les différences de normes et de règlements édictés par les États dans différents domaines constituent des obstacles aux échanges. Plus le monde se développe, plus il est fréquent que des régulations de ce

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type voient le jour ; plus elles voient le jour à l’intérieur des pays, plus elles se multiplient entre pays, et plus les différences de pré- férences collectives reflétées par ces régulations posent problème. Je ne crois pas que les droits de douane constituent le principal sujet de négociation à l’avenir, même s’ils sont porteurs d’une forte symbolique : leur effet est bien moindre que celui des barrières non tarifaires et de l’épaisseur des frontières. D’autres sujets ont été évoqués, dont la nécessité de négo- cier à l’OMC des règles multilatérales en matière d’investissement : la régulation des investissements est aujourd’hui totalement bila- térale, ce qui pose problème puisque l’investissement est souvent l’autre face du commerce. Il y a des propositions consistant à res- serrer les règles de l’OMC sur le commerce des matières premières. Les règles portant sur les restrictions à l’exportation sont actuel­ lement moins contraignantes que les règles relatives aux restric- tions à l’importation. Or les restrictions à l’exportation peuvent devenir un obstacle à l’échange aussi important, voire plus, que les restrictions à l’importation en période de tension des cours des matières premières agricoles, des denrées alimentaires ou des res- sources naturelles. Nous ferons le tour des sujets de négociation potentiels en avril, à l’occasion de la publication du rapport du groupe de sages que je réunis depuis l’année dernière pour faire le point sur le futur.

Revue des Deux Mondes – Tandis que le cycle de Doha s’enli­ sait, on a constaté une multiplication des accords régionaux de libre-échange. L’économiste Jagdish Bhagwati les a comparés à des termites parce qu’ils détruisent selon lui les fondements du libre- échange international. Considérez-vous que la multiplication de tels accords constitue un danger ? Pascal Lamy – Je voudrais d’abord apporter une précision : le cycle de Doha n’absorbe pas l’intégralité de l’activité de négociation de l’OMC. Il y a d’autres négociations en cours. Il y a eu lors des dix dernières années des négociations dont certaines ont abouti et qui ne faisaient pas partie de l’agenda du cycle de Doha. L’année dernière s’est achevée une négociation portant sur l’amélioration de l’accord sur les marchés publics, qui est un accord de réciprocité limitée entre certains membres de l’OMC. Nous avons négocié l’an

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dernier un accord qui simplifie l’accession des pays les moins avan- cés à l’OMC : cela a fait l’objet de mois et de mois de négociations. Nous sommes en train de négocier une nouvelle version d’un accord sectoriel sur les produits technologiques de l’information qui n’est pas mandaté par le cycle de Doha et qui verra peut-être le jour cette année. Il ne faut donc pas assimiler toute l’activité de régulation de l’OMC au cycle de Doha. Il est vrai que les accords bilatéraux se multiplient. En soi, cela n’a rien d’anormal : depuis le début du Gatt, les accords multi­ latéraux et des accords bilatéraux allant plus loin dans l’ouverture aux échanges ont toujours coexisté. Les pays concernés s’accordent sur des préférences supérieures à celles qu’ils s’accordent à l’OMC, moyennant quelques conditions, au demeurant assez vagues, qui figurent dans les règles de l’OMC. Il n’est pas totalement surprenant qu’à mesure que les pays se développent, ils deviennent des can- didats plus appétissants à l’ouverture bilatérale aux échanges que lorsque leurs économies étaient petites et faibles. Il y a dans le déve- loppement économique une logique à la multiplication d’accords­ préférentiels de ce type. Jagdish Bhagwati, qui est un excellent uni- versitaire et l’un des rares très bons connaisseurs américains de ces questions, est un apôtre zélé du multilatéralisme. Le problème éventuel réside dans le contenu des accords préférentiels. Nous avons consacré en 2011 notre communication scientifique annuelle, le « World Trade Report », à la question de la coexistence ou de la convergence du bilatéral et du multilaté- ral. La conclusion est qu’il existe des domaines dans lesquels ces deux démarches convergent et d’autres où leur coexistence pose problème. La réponse des économistes ou des juristes, qui sont les deux grandes catégories professionnelles représentées à l’OMC, est donc : « ça dépend ». Dans le cas des droits de douane, plus les États s’accordent entre eux des préférences bilatérales, moins il y a de préférences en fin de compte. Il y a synergie automatique lorsque les accords bilatéraux s’attaquent aux vieux obstacles à l’échange international. Il n’en va pas de même pour les nouveaux obstacles au commerce : si deux États concluent un accord bilatéral prévoyant l’adoption d’une norme commune en matière d’émissions des véhi- cules automobiles, mais que le premier fait la même chose avec un troisième État sur une norme différente, que le second fait la même

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chose avec un quatrième État sur une norme différente, et que le troisième et le quatrième États concluent un accord sur une norme encore différente, quatre normes auront été créées, ce qui est tout à fait contraire au principe des économies d’échelle. Au lieu d’avoir créé un espace homogène, ces États auront créé un espace hétéro- gène. Et pour en revenir à la théorie, les effets pratiques de l’ouver- ture aux échanges internationaux auront été amoindris. Je plaide, certes, pour que ces accords intègrent de plus en plus la nécessité de leur convergence. Mais ce sont les membres qui décident de ce qui se passe à l’OMC et de ce qui se passe en bilatéral. La cohérence entre ce qu’ils font à l’OMC et ce qu’ils font en bilatéral n’est pas toujours évidente. On retrouve là un vieux problème de la gouvernance internationale qui est la cohérence des positions que les « entités westphaliennes » prennent dans les diverses parties de l’archipel. De ce point de vue-là, la souveraineté moderne s’apparente souvent au monopole de l’incohérence.

Revue des Deux Mondes – La crise économique provoquée par la crise financière qui a débuté à l’été 2007 s’est accompagnée d’une diminution des échanges internationaux. La montée du protection- nisme a cependant été bien moindre que l’on avait pu le craindre. Expliquez-vous ce phénomène par l’action de l’OMC ou par la raison dont ont fait preuve les États membres ? Pascal Lamy – Le diagnostic qui apparaît dans votre question est le bon : à ce stade, la crise n’a pas produit la réaction protec- tionniste que nous craignions tous à l’époque. Il n’y a pas eu ce tsunami que le souvenir des crises économiques antérieures nous laissait attendre. L’existence de règles encadrant les marges de manœuvre des membres de l’OMC lorsqu’ils sont tentés de recourir à des mesures protectionnistes constitue une première explication. J’ai par ailleurs activé un dispositif de surveillance spécifique : les membres ne m’ont pas empêché de le faire et ne m’ont pas repro- ché de l’avoir fait. Depuis le début de la crise, nous produisons deux ou trois fois par an une image radar de toutes les mesures de politique ­commerciale prises par les membres, qu’elles aillent dans le sens de la restriction ou de l’ouverture des échanges. Les règles existantes et la suractivation des dispositifs de surveillance

31 grand entretien L’OMC entre deux mondes

n’ont pas empêché quelques dérapages, soit que les pays aient uti- lisé des marges de manœuvre qui subsistent sans enfreindre leurs engagements à l’OMC (si un pays a un droit de douane plafond de 30 % et que son droit de douane appliqué est de 10 %, il peut le faire passer de 10 à 30 %), soit qu’ils aient pris des mesures dont la compatibilité avec les règles de l’OMC est douteuse, ce qui explique la hausse du nombre de contentieux, à laquelle je m’at- tendais d’ailleurs depuis quatre ans. Nous avions en moyenne dix à quinze cas par an ; nous en sommes entre vingt et vingt-cinq, et je ne suis pas sûr que ce soit terminé. La seconde explication, que vous avez aussi esquissée dans votre question, est qu’il est deux fois plus dangereux de faire aug- menter le coût des importations quand le contenu en importations des exportations est de 40 % alors qu’il était de 20 % il y a vingt ans. Ces chiffres sont des moyennes : il y a des pays qui sont bien au-delà. La modification des structures des échanges internationaux crée une autodiscipline qui va croissant à mesure que la production se multilocalise et que les chaînes de valeur s’étendent. Quelle a été la proportion entre l’existence de règles communes­ et l’intérêt bien compris ? Je suis sûr que des économistes consacre- ront des études très intéressantes à cette question. Quoi qu’il en soit, l’intérêt bien compris ne suffit pas à créer un optimum : l’existence de disciplines collectives constitue un filet de sécurité.

n Pascal Lamy est directeur général de l’Organisation mondiale du commerce ­depuis septembre 2005. Il a été commissaire européen au Commerce de 1999 à 2004.

32 france-japon une nouvelle histoire

• louis schweitzer • makoto katsumata • richard bliah • tane tsushi et anouck jourdain • thierry moulonguet • sawako takeuchi et anouck jourdain • jean-pierre dubois • corinne quentin • michaël ferrier • camille moulonguet • yoshito ohno et yusuke koshima • catherine diverrès • xavier de bayser • mineaki saito et aurélie julia • richard collasse • christine vendredi-auzanneau • édith de la héronnière • yves gandon

france-japon : une nouvelle histoire

Des valeurs et des intérêts communs

n louis schweitzer n

La Revue des Deux Mondes, en consacrant ce numéro au Japon, est bien dans sa vocation d’aller explorer l’autre monde en combinant plusieurs angles d’approche : artistique, diplomatique, littéraire, économique ou politique. J’ai découvert le Japon en 1964 à la veille des Jeux olympiques de Tokyo, qui ont permis au monde entier de redécouvrir ce pays, redevenu une grande puissance, ayant comme sous l’empereur Meiji accédé à la modernité sans rien renier de son identité culturelle. C’est parce qu’elle était fondée à la fois sur une volonté ­commune de progrès technique, d’efficacité économique et de dynamisme commercial d’une part, de respect des identités de civi- lisations et de culture d’autre part, que l’alliance Renault-Nissan a réussi là où d’autres rapprochements d’entreprises qui ignoraient les réalités culturelles ou étaient fondés sur une volonté de domination ont échoué. Le dialogue avec le Japon s’inscrit dans la durée – voici plus de cent cinquante ans que des relations diplomatiques ont été éta- blies avec la France. Sa dimension culturelle est essentielle – il y

35 france-japon : une nouvelle histoire Des valeurs et des intérêts communs

a près de quatre-vingt-dix ans Paul Claudel, alors ambassadeur à Tokyo, fondait la Maison de la France au Japon –, mais le partena- riat avec le Japon est orienté vers l’avenir. Le Japon est la troisième puissance du monde, en pointe sur la recherche et les technologies. La société japonaise frappe par son extraordinaire cohésion, illustrée par la résilience et la discipline dont elle a fait preuve face au grand tremblement de terre et au tsunami du 11 mars 2011 ; elle est aussi ouverte à toutes les innovations. Le Japon fait face aux défis liés au vieillissement de la population. Et enfin, le Japon est une grande démocratie libérale, respec- tueuse du droit, au cœur de cette zone asiatique qui devient un centre du monde. Toutes ces raisons justifient que le Japon et la France, à l’initia- tive du président de la République française et du Premier ministre japonais, aient décidé d’établir un véritable partenariat, inscrit dans la durée, qui engage autant la société civile que les forces vives de l’économie et les gouvernements, fondé sur nos valeurs et nos intérêts communs. La feuille de route de ce partenariat sera rendue publique lors de la visite d’État du président de la République au Japon. Le présent numéro de la Revue en éclaire les bases.

n Ancien président de Renault, Louis Schweitzer est président du Conseil des ­affaires étrangères, représentant spécial du ministre des Affaires étrangères pour le partenariat franco-japonais.

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La perspective des relations entre le japon et l’Afrique à l’âge de la mondialisation

n Makoto KATSUMATA n

« L’espérance n’est ni réalité ni chimère. Elle est comme les chemins de la terre ; sur terre, il n’y avait pas de chemins. Ils sont faits par le grand nombre des passants. » Lu Xun, « Le pays natal », 1921

our parler des relations entre le Japon et l’Afrique à l’âge de la mondialisation, il faut sortir de l’ornière de la diplomatie inter­ Pé­ta­tique encore marquée par l’intérêt national de chaque État ; la mise en valeur de cette diplomatie est sanctionnée cycliquement par ses électeurs et chaque négociateur représentant son pays essaie de paraître comme le défenseur incontournable de l’intérêt national. Lorsque le président Obama a fait appel au monde entier, en avril 2009 à Prague, pour un « monde sans armes nucléaires », il avait infiniment raison : à l’âge de la mondialisation, le déclen­chement d’une guerre nucléaire ou la prolifération des armes dans le monde déboucherait sur une catastrophe généralisée où il n’y aurait­ ni gagnant ni perdant. Le monde entier aurait grand intérêt à arrêter cette prolifération des armes nucléaires longtemps considérées comme un outil militaire difficilement irréfutable qu’on appelle force de dissua-

37 france-japon : une nouvelle histoire La perspective des relations entre le Japon et l’Afrique à l’âge de la mondialisation sion. Cet appel au monde sans arme nucléaire n’est pas altruiste ni idéaliste mais réaliste, et le cheminement vers cet objectif long. Il n’y a cependant aucune raison de nous résigner à la situation actuelle. Cette lecture d’une mondialisation nous amène à saisir comme il est important aujourd’hui de concevoir la perspective des relations internationales en termes de citoyens du monde, et non pas uni­ quement en termes de citoyens d’une nation. La question est donc de savoir comment le Japon peut être utile à l’émergence d’une nouvelle Afrique, une Afrique où les rivali- tés séculaires entre les puissances extérieures cessent au profit d’un partage des ressources naturelles, une Afrique où les Africains eux- mêmes maîtrisent leur propre développement économique et social à travers une coopération internationale conçue et réalisée entre les Africains et les partenaires étrangers.

La double identité du Japon moderne en Asie

Pour esquisser cette Afrique, il me semble nécessaire de jeter un regard rapide sur la trajectoire du Japon au sein de l’Asie moderne et contemporaine. Je me souviens encore d’une question posée en toute sincérité par un journaliste du Monde il y a vingt ans – celui-ci venait d’avoir des entretiens avec des responsables politiques, économiques et des intellectuels japonais : « Est-ce que les Japonais se sentent et se considèrent asiatiques ? », me demandait-il. Son questionnement n’était pas étrange ; il reste valable pour les Japonais du XXIe siècle. Sur les cartes géographiques, le Japon se situe en Asie ; notre histoire se tisse depuis toujours avec le reste de l’Asie. Néanmoins, le Japon moderne se définit par une double iden- tité. L’une est japonaise : le Japon est la première nation d’Asie ayant réussi la modernisation il y a cent cinquante ans ; les pays voisins sont considérés tantôt comme des royaumes archaïques, tantôt comme des territoires affaiblis par les puissances européennes. La seconde iden- tité est occidentale : le Japon s’affirme comme un pays appartenant à l’Ouest. Longtemps l’Archipel fut le seul territoire asiatique à partici- per aux discussions entre les pays européens et nord-américains lors

38 france-japon : une nouvelle histoire La perspective des relations entre le Japon et l’Afrique à l’âge de la mondialisation du concert des nations. Encore aujourd’hui, lorsque le gouvernement japonais annonce sa politique extérieure ou économique, il lui arrive souvent de commencer son discours par la formule : « En tant que membre du camp de l’Ouest » (Nishigawa en japonais). Cette double identité du Japon constitue à la fois une source d’admiration – le succès économique et la stabilité politique et sociale japonaise sont indéniables – et de méfiance de la part des pays voisins. Comment cela se traduit-il concrètement ? De nom- breux étudiants chinois et sud-coréens viennent au Japon pour apprendre par exemple les technologies japonaises. A contrario, les pays anciennement colonisés ou envahis par le Japon impérial acceptent mal de voir l’Archipel ne pas assumer ses responsabilités ; de temps à autre, des hommes d’État japonais adoptent en effet des positions ambiguës­ et même révisionnistes sur des questions histo- riques. Il suffit de citer l’exemple des massacres de Nankin en 1937 ou de l’esclavage sexuel des femmes asiatiques pendant la Seconde Guerre mondiale (les « femmes de réconfort »).

Deux moments décisifs pour une Asie plus unie

Comment le Japon peut-il surmonter l’ambiguïté de cette double identité ? Le Japon fut accepté par les pays d’Asie comme l’un des leurs suite à deux moments décisifs. Le premier date du début du XXe siècle lorsque la plupart de l’Asie est colonisée ou semi-colonisée par les grandes puissances européennes. Le leader chinois Sun Yat- sen qui a consacré toute sa vie à l’unification et à l’indépendance de la Chine propose au Japon la construction du pan-asiatisme. Son fameux discours sur le pan-asiatisme prononcé en décembre 1924 à Kobé avant qu’il regagne Shanghai par bateau nous apprend que la renais- sance de l’Asie commence par le Japon, un Japon qui s’efforce­ de réviser les traités inégaux conclus avec les puissances européennes et américaines au moment de l’ouverture forcée au milieu du XIXe siècle. Pour que l’Asie puisse lutter contre l’impérialisme, Sun Yat-sen souligne l’importance de l’alliance et de la solidarité entre le Japon et la Chine. Devant le public japonais, il suggère de choisir entre deux principes inconciliables : le principe de la force (rule of might) et le

39 france-japon : une nouvelle histoire La perspective des relations entre le Japon et l’Afrique à l’âge de la mondialisation principe du droit (rule of right). Le principe de la force consiste à convaincre et à vaincre le faible par la force, une mentalité propre aux pays impérialistes, notamment le royaume britannique, basée sur la valeur matérialiste et le culte de la puissance militaire. Le principe du droit, lui, est historiquement inscrit dans la culture asiatique basée sur la valeur humaniste et la justice. Vers la fin de son discours, Sun Yat-sen interroge les Japonais, leur demandant si le Japon deviendra, dans un futur proche, un chien de garde du principe de la force de l’Occident ou bien un défenseur du principe du droit de l’Orient. On sait que le chemin mené depuis par le Japon débouche sur l’invasion par l’armée impériale japonaise de la Chine et des autres pays voisins asiatiques. Cette guerre est justifiée au nom de la prospé- rité de la grande Asie orientale, version japonaise déconseillée­ préci- sément par Sun Yat-sen comme principe de la force. Le second moment décisif fut la conférence afro-asiatique de Bandung en 1955. Le gouvernement japonais y envoie un obser- vateur pour montrer son rattachement identitaire au pays d’Asie. Mais le Japon, qui a choisi le camp de l’Ouest dès le début de la guerre froide, ne peut s’associer aux principes de paix adoptés par la conférence afro-asiatique. Il est vrai néanmoins qu’entre la Chine en pleine révolution et le Japon en reconstruction après la guerre est née une lueur d’espoir sur le plan de la coopération commerciale. Nous savons aujourd’hui où en sont les relations sino-japonaises. C’est ce positionnement identitaire ambigu du Japon qui détermine encore au XXIe siècle la nature et la portée des relations sino-africaines au moment où la Chine et l’Inde, deux géants d’Asie, font une offensive commerciale très active sur le continent africain.

La Chine et le Japon en Afrique

Prenons le cas de la Chine pour comprendre comment les rela- tions avec le Japon peuvent affecter la diplomatie envers l’Afrique. L’argument fort de la Chine en faveur d’une amitié sino-africaine renforcée réside dans le fait historique : la Chine a été envahie par l’armée japonaise ; elle a connu le colonialisme comme l’Afrique avec les impérialismes européens. Que les pays africains sou­tiennent

40 france-japon : une nouvelle histoire La perspective des relations entre le Japon et l’Afrique à l’âge de la mondialisation la position chinoise lors du débat onusien et donc refusent l’admis- sion du Japon comme membre permanent du Conseil de sécurité n’est pas surprenant. La Chine a réussi à faire passer aux dirigeants africains deux images : celle d’un Sud opprimé et celle d’un Japon au passé militaire peu glorieux jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Tout en sachant que la diplomatie interétatique reste marquée par le jeu complexe d’alliance et d’exclusion au nom de l’intérêt national, je dois reconnaître que cet argument du régime chinois n’est pas totalement faux : les excuses du gouvernement japonais sur son passé sont loin d’apaiser les ressentiments contre le Japon impérial d’antan ; la réconciliation ne sera possible que lorsque celui qui a subi le malheur causé par l’agresseur acceptera la sincérité de son pardon (1). Effectivement c’est la victime qui tranche en der- nière instance le dossier du passé déchiré par l’agresseur, et non l’inverse. Cela dit, si le Japon réussit à créer une relation suffisamment confiante avec une Chine en pleine expansion pour sortir le plus tôt possible de son passé humilié par les puissances extérieures, la Chine et le Japon pourront coopérer ensemble pour un dévelop- pement plus efficace et plus innovateur du continent africain, au lieu de renforcer une relation de rivalité excessive et de méfiance mutuelle. La Chine et le Japon pourront travailler ensemble non seulement pour faciliter la réalisation d’une Asie sûre et prospère, mais surtout pour réguler le marché du monde dans un sens moins conflictuel et plus harmonieux avec d’autres partenaires asiatiques, européens et américains.

Réinventer un nouveau rapport Nord-Sud en Afrique

Parlons maintenant de l’Afrique actuelle. Longtemps, pour le Japon, le continent fut un champ de la coopération internationale plutôt qu’un marché à percer. Il est indéniable que les réalisations du développement essentiellement social, tel que l’école, les infras- tructures sanitaires, etc., ont contribué à améliorer le bien-être de la population vulnérable en Afrique. Cependant, compte tenu de la persistance de la pauvreté extrême et généralisée sur ce conti-

41 france-japon : une nouvelle histoire La perspective des relations entre le Japon et l’Afrique à l’âge de la mondialisation nent, la coopération japonaise pour l’Afrique est largement insuf- fisante et les modes d’intervention centrée sur les relations inter-­ gouvernementales doivent innover en faveur de plus d’implication de la société civile africaine et japonaise. L’Afrique est d’abord un continent du Sud alors que le Japon est un pays du Nord, bien que son économie soit exposée aux aléas de la conjoncture mondiale. On ne saurait trop souligner que c’est à travers ce rapport Nord-Sud que la perspective des relations entre le Japon et l’Afrique s’esquissera. Il a existé et il existe au Japon un débat autour d’une ques- tion : pourquoi faut-il aider l’Afrique ? Lorsque l’économie japonaise est florissante, les Japonais se soucient moins de l’Afrique. Une fois qu’elle rencontre des difficultés, la tentation devient grande de convaincre le peuple par des effets économiques commerciaux de retour que la dépense budgétaire de l’aide extérieure pour l’Afrique entraînerait pour les entreprises japonaises. Les relations entre le Japon et l’Afrique devront se dessiner au-delà du calcul économique à court terme. Il s’agira d’un nou- veau rapport Nord-Sud que le Japon tissera avec les pays africains tout en y invitant d’autres partenaires d’Asie, d’Europe et des deux Amériques. L’Afrique incarne le Sud, peut-être le Sud dans le Sud en rai- son des circonstances historiques qui ont empêché profondément la genèse du développement autonome tels que d’autres zones ont connu, toutes proportions gardées. C’est précisément la raison pour laquelle la coopération japonaise avec l’Afrique devra être priori- taire. Pour mieux argumenter ce choix, un nouveau concept du Sud, que j’appelle « sudité », peut être proposé comme unité de réflexion commune et d’action solidaire (2). Ce concept est nouveau : le Sud a longtemps été considéré comme une simple entité conceptuelle condamnée à rattraper le Nord économiquement avancé à travers les négociations entre le Nord et le Sud. La sudité va au-delà de cette limitation de la lecture traditionnelle du rapport Nord-Sud. Elle est née des mouvements d’émancipation des peuples d’Afrique et d’Asie qui s’accélèrent au nom de la décolonisation après la Seconde Guerre mondiale. Et la mondialisation économique et cognitive paraît renforcer la validité de la sudité.

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L’essentiel de la force de cette sudité provient de l’idée qu’une société sera jugée sur la manière dont elle traite les plus marginali- sés. En d’autres termes, la sudité incarne l’universalité de la valeur humaine atteinte le jour où seront émancipés les peuples les plus opprimés du monde. Ensuite la sudité comme perspective pour une autre société planétaire semble être d’une actualité singulière. Longtemps le Sud a été condamné à rattraper le Nord tout en dévalorisant ses riches traditions d’ordre social et culturel. Cependant la marchandisation du monde s’est accélérée et approfondie dans le Nord à un degré tel que singulièrement la sphère non marchande, dont l’importance reste considérable dans le Sud – justement à cause du retard éco- nomique par rapport dans le Nord – fait découvrir la survivance de la richesse sociale et culturelle du Sud à ceux qui s’interrogent, au Nord, sur la validité et le sens d’un mode de vie sur-monétarisé. Pour conclure mon propos, je me permets de citer un passage de l’hymne écrit par Jacques Bugnicourt (3), que j’ai rencontré en Afrique il y a longtemps : « Chaque peuple a droit d’être soi-même, car tous les hommes ont droit à cette terre, divers et solidaires. » Lorsque j’ai demandé à mon collègue et ami Cheikh Hamidou Kane (4) de dire quelques mots sur Jacques Bugnicourt, qui nous avaient quittés en 2002, il m’a offert les mots suivants : « À Makoto, dont je sais l’amitié que lui vouait Jacques Bugnicourt. Je pense que le Japonais qu’est Makoto a, comme moi qui suis africain, apprécié l’engagement de vie de Jacques. Cet homme du Nord qui est né en France, en Picardie, au pays du Diderot, a choisi le Sud pour y vivre, y œuvrer à la tâche qui lui a paru le plus indispensable à notre monde contemporain, qu’est celle d’arrimer d’une façon viable et raisonnable les deux hémisphères qui composent ce monde. » La perspective des relations entre le Japon et l’Afrique s’inscrit donc en droite ligne sur cette tâche et le combat de solidarité entre les peuples du Sud et du Nord.

1. À cet égard il faut noter une expérience encourageante parmi de nombreuses initiatives citoyennes de réconciliation en Asie de l’Est. Depuis 2002, les historiens et enseignants chinois, sud-coréens et japonais œuvrent ensemble à la publication de livres scolaires acceptables par ces trois pays consacrés à l’Asie de l’Est moderne et contemporaine.

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2. Le propos ultérieur a été à l’origine de mon intervention lors de la journée de découverte de la francophonie organisée à Tokyo le 18 décembre 2011 sous le titre : « L’Afrique et l’Asie à l’ère de la mondialisation-histoire et perspective ». 3. Diplômé de sciences politiques et sciences économiques, Jacques Bugnicourt (1930-2002) a occupé des postes importants dans le domaine de l’aménagement du territoire au Sénégal avant de fonder l’ONG Enda tiers-monde, consacrée à l’environnement, au développement humain et au combat des idées. L’hymne de l’Enda se trouve dans « Jacques Bugnicourt. Hommages, témoignages, reconnaissance. La bataille des idées : ses ultimes combats », in Environnement africain n° 43-44-45-46, vol. XI, Enda, Dakar, 2005, p. 45. 4. Né à Matam le 2 avril 1928, Cheik Hamidou Kane est un écrivain et haut fonc- tionnaire sénégalais qui occupa notamment des fonctions ministérielles. Son livre l’Aventure ambiguë est devenu un classique de la littérature africaine. Ses mots ont été publiés en français, en wolof et en japonais dans Minami Wo Kangaeru (Penser au Sud), n° 8, 2006, International Peace Research Institute Meiji Gakuir University (Prime).

n Makoto Katsumata, né en 1946 à Tokyo, est directeur de l’International Peace Research Institute Meigaku (Prime) et professeur à la faculté Meiji Gakuin. Il est diplômé de l’université Waseda et de Paris-I. Chercheur associé au musée national d’ethonologie, à Osaka, pour le projet « Les modernités comparées : les sociétés d’Asie et d’Afrique ».

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Les mutations urbaines

n richard Bliah n

es mutations urbaines, économiques et technologiques de ce siècle impriment leur marque de manière durable sur l’environ- Lnement et l’architecture. Les grandes tendances d’écriture archi- tecturale font qu’il n’est pas inhabituel de trouver des bâtiments très similaires, quels que soient le pays ou les contraintes. En fait nous sommes dans l’ère d’une société globale déterritorialisée bien qu’en même temps accrochée à des valeurs territoriales d’un nouveau type faisant émerger les tendances du monde contemporain. Marchant de concert avec son époque, l’architecture s’impose comme vecteur de communication. Devenue star dans les années quatre-vingt-dix, par des expérimentations spatiales, des événe- ments temporaires, des effets cinétiques, blob architecture, elle est à présent plus modeste et exprime l’incertitude et l’indétermination. De par la diversité des tendances et des explorations architectu- rales, elle n’adhère plus à des écoles de style et elle écrit avec une certaine liberté le traitement des espaces et des formes, aboutissant à l’émergence d’une nouvelle architecture qui se réplique dans le monde entier.

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Si une certaine uniformité d’écriture existe dans la plupart des pays, l’architecture au Japon et le travail des architectes japo- nais étonnent et sont de plus en plus appréciés à travers le monde. Ceci s’explique en grande partie par la sensibilité particulière de ces architectes et leur désir de voir l’homme vivre en harmonie avec son environnement et dans une société où le sens des valeurs et le res- pect de l’autre priment. Ainsi, le paysage architectural japonais vient au cœur des débats et notamment grâce au travail de jeunes artistes allant à l’encontre de standards acquis et en particulier contre une forme d’uniformisation de la création architecturale. Ne soyons pas surpris lorsqu’on évoque l’architecture contemporaine dans une conversation que nos interlocuteurs nous citent des noms d’archi- tectes du pays du Soleil-Levant ! Cela illustre la place importante que les Japonais occupent dans ce secteur depuis plusieurs décennies, certainement parce qu’ils ont su répondre aux nouveaux défis d’une époque riche en bouleversements tout en préservant leur identité culturelle. C’est donc non seulement dans l’architecture traditionnelle japonaise et à présent aussi contemporaine que les architectes et designers, à travers le monde, trouvent une source d’inspiration. Les créations sont celles de jeunes cabinets émergents tels que Sou Fujimoto Architects et Junya Ishigami & Associates, Shigeru Ban, mais aussi d’architectes renommés comme Tadao Ando, Toyo Ito, Kengo Kuma et et , de l’agence Sanaa. L’arrivée des technologies modernes a apporté une nouvelle impulsion à l’architecture de l’Archipel. Plusieurs architectes dans les années quatre-vingt ont réexaminé les formes géométriques du modernisme, produisant quelques effets surprenants. Par contraste avec les innovations de ces avant-gardistes comme Kenzo Tangue, Arata Isozaki, Kisho Kurokawa et leur modernisme à la structure rigide, le minimalisme poétique et expérimental de Tadao Ando et de Fumihiko Maki incarne le postmodernisme pour une approche plus équilibrée et humaniste de l’architecture. Quand les chiffres de l’économie passent au vert, il est facile pour les architectes de travailler sur des projets différents, en accordant plus d’attention aux relations entre le bâtiment et l’environnement comme ont pu le faire Fumihiko Maki, qui promeut l’idée de l’utilisation d’espace ­ vide (ma) et surtout Ando Tadao, selon qui « l’homme peut renouer

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le contact avec les éléments naturels ». Leurs réalisations, comme celles de beaucoup d’autres architectes japonais, donnent la mesure du chemin accompli depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les Japonais ont compris que leur conception de l’espace donnait finalement la possibilité à l’homme de s’immerger davantage dans la nature sans s’y sentir totalement étranger. Après le climat d’eu- phorie de l’économie de « bulle », le Japon entre dans les années quatre-vingt-dix dans une phase de récession qui apporte des changements irrévocables. L’expansion économique qui favorisait l’émergence de la culture japonaise de l’après-guerre est remise en perspective par ce soudain ralentissement. Dès 1995, année du séisme de Kobe, les architectes japonais doivent faire face à la mondialisation, au vieillissement de la population, à l’hyper­trophie des mégalopoles. Encore une fois le Japon sait montrer au reste du monde son extraordinaire sens de l’adaptation et sa capacité à innover et à créer pour le plus grand plaisir de notre regard. De nos jours, les architectes japonais sont reconnus comme d’habiles praticiens qui savent enrichir le modernisme avec des innovations dans la perception de l’espace, une sensibilité à l’envi­ ron­nement extérieur, une utilisation peu commune des matériaux industriels et une conscience développée des problèmes écologiques et topographiques. Plus particulièrement, les contraintes liées à un environnement donné et le désir sans cesse répété d’expérimenter ont marqué l’histoire de l’architecture japonaise. Construire sur un territoire soumis régulièrement aux caprices de la nature et sur une superficie limitée du fait du nombre restreint de zones constructibles a donc obligé les architectes japonais à faire preuve d’imagination tout au long des siècles pour donner à leurs contemporains un toit susceptible de résister aux séismes et leur permettre de vivre le plus confortablement possible. À chacun son écriture et son interprétation originale des codes de l’architecture. La lecture de la ville est chaotique mais de ce chaos naît un certain ordre. Le particularisme de l’architecture au Japon est certainement la petitesse des terrains liée à une politique de trans- mission qui favorise le démembrement de ceux-ci. Ceci se traduit par un habitat urbain exigu. Les Japonais disposent d’un espace très réduit qui oblige les architectes à faire preuve d’imagination pour s’adapter à cette contrainte spatiale. Est-elle le moteur de leur

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ingéniosité, de cette attention minutieuse au moindre détail quels que soient les matériaux utilisés ? Il est à noter que cela perdure au fil des générations ! Les principaux projets des architectes japonais sont des maisons individuelles. Oui, l’architecture est à la portée du grand public et n’est pas faite que pour les plus aisés. Ce tra- vail est un véritable apprentissage qui permet aux jeunes architectes d’acquérir­ de très bonnes compétences. Le Japon est un centre expérimental, un grand laboratoire d’architecture alliant tradition et modernité ou par la globalisation des échanges, les architectes japonais appliquent leurs recherches à des projets qu’ils gagnent lors de concours internationaux. Il faut noter que des architectes comme Toyo Ito ou le cabinet Sanaa bien qu’implantés à Tokyo, ne travaillent pratiquement pas sur de grands projets au Japon. Ce n’est pas l’envie qui leur manque mais, en dehors de quelques boutiques de mode, ils sont obligés de chercher du travail dans d’autres pays. Le renouvellement urbain est beaucoup plus rapide au Japon. Ce pays est en éternelle démolition et reconstruction et c’est de cette dynamique que les architectes tirent l’énergie pour tout réinventer. En effet, dans le passé, incendies, séismes, tsunami et guerres ont eu raison des constructions qui de par leur structure en bois ont conféré à l’architecture japonaise cette notion d’éphémère. De plus, la politique foncière a accéléré le démembrement des terrains, qui sont ainsi devenus de plus en plus petits. C’est ce contexte qui sous-tend la perpétuelle remise en question des architectes japo- nais. Ces contraintes expliquent la place de la nature et de la culture comme sources d’inspiration. Ce sont certainement les dénomina- teurs ­communs des préoccupations des architectes japonais. Deux notions fondamentales dominent ainsi leur approche architecturale : la sensibilité (kansei) et l’harmonie (wa), composants significatifs de la culture japonaise. Le conceptkansei est né à l’époque de Heian (794-1192) et devait exprimer une certaine sensibilité propre à la culture japonaise. Le kansei se manifeste par une attention parti- culière accordée à la finesse et à la simplicité, au rapport à la nature, aux matériaux, aux couleurs et aux détails. Le wa, quant à lui, est une conception traditionnelle de l’harmonie et consiste à concilier des notions en apparence antagonistes. Ces notions et préoccupations se retrouvent dans le travail des architectes japonais.

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Tadao Ando trace une voie nouvelle, issue de la fusion entre architecture traditionnelle japonaise et architecture moderne occi- dentale, qui réconcilierait l’individu et la nature. Son travail est une véritable synthèse de la spiritualité japonaise, de la modernité des techniques de construction et de l’utilisation de matériaux inno- vants. C’est au travers de ses réflexions sur le sens de la nature et d’une architecture où prévalent le béton brut et les formes géomé- triques simples que Tadao Ando essaye de rendre la nature de façon ­abstraite alors que son architecture se remarque sur des espaces inté­rieurs plutôt que sur l’aspect extérieur. Kuma Kengo, quant à lui, s’est fixé comme objectif de réin- terpréter l’architecture traditionnelle en s’inspirant de la lumière et de la nature, guides naturels de son processus de design. Il arrive à mettre en scène verre, bois et béton, les faisant coexister toujours en parfaite harmonie avec le corps humain. Il réalise une synthèse de l’Orient et de l’Occident, de l’invention et la tradition, son archi- tecture ne souhaitant pas produire d’objet mais donner un sens à la construction et la fondre le plus possible dans son environnement. Shigueru Ban a acquis sa notoriété grâce à son engage- ment lors de catastrophes naturelles. Son architecture découle de rencontres avec les populations locales et les ONG, avec comme objectif affiché de préserver la nature. Il devient ainsi un architecte engagé et expérimental ; son utilisation de rondins en papier dans ses créations en est le meilleur exemple. Toyo Ito fait des réalisations plus novatrices. Les lignes archi- tecturales épurées et les détails de construction de ses bâtiments font sa renommée internationale. Lui aussi associe dans ses réalisations des éléments issus de la tradition japonaise mêlés aux technologies les plus contemporaines. Il crée ainsi dans ses bâtiments des impres- sions de légèreté et de fragilité par la transparence et la fluidité des matières utilisées. Les écrans translucides sont eux aussi empruntés à l’architecture traditionnelle japonaise, qui excelle à favoriser les liens dedans-dehors et intérieur-extérieur. Itsuko Hasegawa développe une architecture plus para- doxale et organique qui s’inspire de structures naturelles comme les fourmilières géantes ou les réseaux de neurones, résultant en une architecture où équilibre confronte instabilité, une harmonie par le chaos.

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L’Atelier Bow-Wow est l’une des agences les plus avant-­ gardistes de sa génération. Il exploite la collusion de style dans l’espace urbain en concevant des structures éphémères, artisanales et très esthétiques qui ont pour but d’encourager des moments de rencontre. La recherche de l’amélioration de la société par l’art est un des thèmes de ses installations monumentales, cherchant à sti- muler et à renforcer la dimension sociale en mettant à contribution le public. Cette liste d’architectes n’est pas exhaustive car il est impos- sible de tous les citer tant ils sont nombreux mais leur attachement aux mêmes valeurs est frappante : sérénité naturelle, raffinement non ostentatoire, lignes fortes et équilibre judicieux de lumière et d’espace sont les composantes et la marque de fabrique de la nouvelle architecture japonaise, qui sait allier modernisme et minimalisme. Alors que les architectes occidentaux doivent faire face à des contraintes historiques et esthétiques, les architectes japonais, eux, délivrés de ces préoccupations, mettent en œuvre de nouvelles techniques et utilisent de nouveaux matériaux de construction qui donnent naissance à des réalisations géométriques et structurelles inédites. Les jeunes architectes japonais, très talentueux, sont en mesure d’apporter de nouvelles idées pour répondre à de nouveaux défis. L’agence Sanaa est certainement emblématique de cette nou- velle architecture. Elle nous ouvre les portes d’une nouvelle écriture architecturale où l’architecture arrive à oublier son côté statique, défiant ainsi les lois de la gravité tout en s’intégrant parfaitement bien au milieu naturel. La technique est très présente dans ces pro- jets mais en général elle sait se faire discrète. Le respect des élé- ments fondamentaux, l’air, la lumière, l’eau, reste présent. Bien que soumises à des réglementations rigoureuses et à des conventions sociales profondément enracinées, ces agences ne se laissent pas brider par ces restrictions mais en font des catalyseurs pour une bonne architecture. Le défi de notre siècle est environnemental et le bâtiment n’échappe pas à la règle. Au Japon, les nouvelles constructions ne sont pas encore tenues de mettre en application des normes techniques et d’atteindre des objectifs énergétiques. Mais avec l’après-Fukushima, un grand mouvement est en marche pour une

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réglementation d’une architecture durable, économe en énergie. Les programmes architecturaux à venir s’y confronteront et les architectes japonais s’en empareront et inventeront, selon leurs fonctions urbaines, sociales ou économiques, des modes d’assi- milation de ces contraintes au design. Une architecture durable et esthétique, une tendance dans laquelle les Japonais excelleront !

Itsuko Hasegawa, Yamanashi Fruit Museum, Japon.

n Richard Bliah est architecte. Après ses études à l’École nationale des beaux-arts de Paris, il a obtenu un master à l’École polytechnique de Waseda à Tokyo et a fondé, dès la fin de ses études, un cabinet d’architecture à Tokyo, où il y vit depuis plus de trente-cinq ans.

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L’acier, la nature et l’histoire

n Entretien avec Tsuyoshi Tane réalisé par anouck jourdain n

uelle serait la maison de vos rêves ? » « Je passerais volontiers quelques jours dans un satellite ou sur la “QLune à contempler les étoiles, en l’absence de lumière artificielle ; de là-haut j’aurais un regard sur le monde. » Tsuyoshi Tane a tout du poète et du philosophe. Ce jeune homme né à Tokyo en 1979 se tourne vers le milieu architectural un peu par ­hasard. C’est dans une faculté de Hokkaido que commence sa belle ­rencontre avec l’univers de Vitruve. En plus des cours dispensés dans les amphi­théâtres, l’étudiant passe des centaines d’heures en bibliothèque ; il s’abreuve à toutes les sources ; il veut apprendre, c’est une obsession ! Outre les ­édifices japonais, ses yeux découvrent dans les livres les bâtiments ­européens ; la perfection l’impressionne, les extravagances le font sourire. Le Corbusier­, Antoni Gaudí, Jean Nouvel comptent parmi ses ­principaux « maîtres » occi­den­taux.

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L’attirance de Tsuyoshi Tane pour l’architecture tient peut-être à sa ­dimension pluridisciplinaire : l’architecture ne se limite pas en effet à la ­création d’œuvres qui répondent à la fois aux besoins matériels de l’homme et à ses aspirations esthétiques. Elle se révèle porteuse de questions plus ­générales sur l’habitat, sur la relation entre l’homme et la ­nature, sur la place de l’être humain vu non comme le centre mais comme un élément constitutif du monde. Au cours d’un voyage en Angleterre, Tsuyoshi Tane croise une Liba- naise, Lina Ghotmeh, et un Italien, Dan Dorell. Tous trois fondent en 2006 à ­Paris une agence d’architecture, d’urbanisme et de design d’espace, Dorell.­ Ghotmeh.Tane Architects. Les projets s’accumulent : les clients aiment la philosophie de la maison ; l’alliance de trois nationalités et de trois histoires permet d’enrichir les points de vue. Pour le trio, il ne s’agit pas d’imposer une œuvre afin d’y laisser une signature ; il faut tout au contraire l’insérer dans un environnement, la faire fusionner avec le paysage. Tsuyoshi Tane nous accueille dans son agence rue Desargues, située au cœur du XIe arrondissement. C’est entre des maquettes, des stylos, des équerres, des plans accrochés sur le mur, des ordinateurs que s’engage la conversation. Anouck Jourdain

evue des Deux Mondes – En 2005, l’Estonie lance un concours international pour la réalisation d’un bâtiment de trente- Rquatre mille mètres carrés, qui abritera, en 2016, une collec- tion de cent quarante mille objets artistiques. Les membres du jury retiennent votre proposition. Vous avez alors 26 ans. Quelle fée veille donc sur vous ? Tsuyoshi Tane – Pas une, mais des fées ! Vous serez peut- être surprise d’apprendre que petit, seul le football m’intéres- sait. Je voulais être entraîneur professionnel. Malheureusement, mon niveau ne me le permettait pas. Je me suis trouvé devant un dilemme : soit je continuais à m’exercer sur le terrain pour devenir joueur, soit j’arrê­tais. J’ai décidé de mettre fin au rêve. À l’époque, mon école était jumelée avec un autre établissement de Hokkaido, une île qui m’était étrangère. J’ai rempli un dossier administratif et je suis parti. Lors de mon voyage, j’ai traversé un

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environnement naturel exceptionnel ; j’ai franchi de magnifiques montagnes, des forêts luxuriantes, des volcans, des lacs. Quel contraste avec Tokyo ! Arrivé sur place, je me suis inscrit dans une université d’archi­ tec­ture. Je ne connaissais rien en ce domaine, mais comme je suis d’un tempérament curieux, j’ai tenté l’expérience. Les cours se sont révélés passionnants. En troisième année, on nous proposa un programme d’échange avec une fac suédoise. Comme j’avais envie d’ailleurs, j’ai sauté dans un avion, ne sachant pas très bien sur quelle partie du globe j’allais atterrir. L’aventure suédoise fut palpitante. La société et la culture du pays m’ont beaucoup ins- piré ; j’aime la manière dont la population appréhende la flore. Au bout d’un an, je suis rentré finir mes études au Japon. Après les examens, je me suis envolé pour la Scandinavie. J’ai obtenu un travail à Copenhague puis j’ai gagné Londres. Pourquoi ? Parce qu’un cabinet d’architecture m’intéressait. Là-bas, j’ai rencontré mes futurs partenaires, Dan Dorell, un Italien, et Lina Ghotmeh, une Libanaise. Nous nous sommes d’abord associés pour pré- senter un concours, que nous avons remporté. Nous avons alors décidé d’ouvrir une agence soit à Paris soit à Londres. Pour être honnête, Paris ne me tentait pas ; la langue, la culture, la cuisine, tout m’était inconnu. Devant l’insistance de mes amis, j’ai signé pour trois mois. C’était en 2006, nous sommes en 2013, je n’ai toujours pas quitté Paris !

Revue des Deux Mondes – Revenons à votre formation. Qu’étudiez-vous à Hokkaido ? Tsuyoshi Tane – Lorsque j’ai poussé les portes de la fac, je n’avais absolument aucune culture architecturale. J’ai passé des heures en bibliothèque penché sur des articles, des revues et des livres en tous genres. Un jour, j’ai découvert l’œuvre d’Antoni­ Gaudí. Quel choc ! J’ai épluché de nombreux ouvrages le concernant : son univers me fascinait. Gaudí incarne pour moi la symbiose parfaite entre la tradition et la modernité. L’architecte observe longuement la nature et s’en imprègne ; il développe un style organique. Pour lui, la véritable création n’existe pas ; il s’agit uniquement d’imiter et d’interpréter la flore, de « copier le grand livre toujours ouvert de la nature ». Gaudí scrute en profondeur les formes végétales ;

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il cherche un langage capable de refléter les tiges, les fleurs, les arbres et le désordre géométrique que représente leur structure. Le deuxième artiste qui me bouleversa fut Tadao Ando. Je me sou- viens d’un travail à l’école : les professeurs nous demandaient de concevoir notre première maquette. Nous étions libres de choisir le modèle. J’ai reproduit l’« Église sur l’eau », construite en 1985. J’avais vu des images de l’édifice en bibliothèque. Les deux boîtes rectangulaires m’impressionnaient tellement que je me suis rendu sur place, à Hokkaido. Le bâtiment­, véritable chef-d’œuvre, pro- pose une très belle réflexion sur l’espace, l’eau et l’air. Une fois à l’intérieur, vous pouvez entendre le clapotis du lac. Cette expé- rience m’ébranla. Le Corbusier a compté également dans ma for- mation. Même si je ne suis pas d’accord avec l’ensemble de ses travaux, j’aime le mystère qui se dégage de son art. Il faudrait aussi citer Kenzo Tange...

Revue des Deux Mondes – Comment pensez-vous l’architecture ? Tsuyoshi Tane – Il est essentiel de s’inspirer de l’histoire, de la tradition, du passé, de tout ce que les autres ont conçu. Je suis très hostile à l’idée de faire table rase au profit d’une innovation radicale. Lorsque je travaille sur un projet, je me demande toujours comment unir mes inspirations à l’histoire du lieu. Je consacre du temps à étudier l’espace : j’ai besoin d’en connaître la mémoire. Le futur ne m’excite pas follement. Je préfère l’hier et l’aujourd’hui.

Revue des Deux Mondes – Vous souhaitez être reconnu comme un « artiste social » et non comme un « architecte vert ». Que voulez- vous dire ? Tsuyoshi Tane – Chaque fois qu’un architecte place un arbre ou une fleur dans ses constructions, il devient un « architecte vert ». C’est un peu réducteur. J’aime les végétaux, j’aime mettre du vert dans mes créations, mais pas seulement. Je réfléchis à la température, à l’air, au soleil, à tout ce qui touche notre exis- tence. Il n’y a encore pas si longtemps, nous vivions en osmose avec la nature ; la séparation entre l’intérieur et l’extérieur était poreuse : nous cherchions l’eau dans un puits, par exemple, ou à la rivière. Aux XXe et XXIe siècles, nous bâtissons des murs ; nous disposons de tous les services dans des espaces bétonnés :

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le courant, l’air conditionné, l’eau, rien de tout cela n’existe au XIXe. Nous concevons un environnement très agréable pour l’être humain. Toutefois le confort ne suffit plus ; l’homme se remet en question et réalise les dommages qu’engendre son « bien- être » sur la Terre ; il comprend que le système ne fonctionne pas si bien. Nous sommes placés devant un nouveau challenge qui consiste à renouer l’intérieur avec l’extérieur. Il ne s’agit pas seulement d’apporter des arbres ou de l’herbe dans une maison, il faut retrouver une unité.

Revue des Deux Mondes – Vous attachez de l’importance au vent. Comment composez-vous avec Éole ? Tsuyoshi Tane – Le vent a beau être invisible, il est là, partout autour de nous. Il provient des variations de température qui sti­ mulent le déplacement des masses d’air. Dans les espaces humains, il est très difficile de travailler sur le vent : les périmètres clos sont déjà saturés par un type d’air, la température est constante. Or le vent me semble une donnée à prendre en considération : les hommes et les femmes peuvent se sentir mieux au contact d’une légère brise, d’un léger souffle. L’invariant n’est pas idéal. La société actuelle est bien plus sensible à ce genre de critères que par le passé. Il y a comme un retour des valeurs liées à la nature : l’homme vivait avec le soleil ; à présent, il dispose de l’énergie électrique. Le geste d’allu­ mer et d’éteindre une lampe nous fait perdre le naturel. On oublie la lumière solaire qui varie du matin au soir. Il faut retrouver la fluctuation. Alors que nos parents et nos grands-parents cherchaient à améliorer leur vie par la technique, notre génération pense dif­fé­ remment. Nous avons pris conscience des pertes liées aux interven- tions scientifiques.

Revue des Deux Mondes – Comment se déroule votre travail ? Tsuyoshi Tane – Il y a d’abord le projet : soit un client nous appelle, soit nous participons à un concours. Après, nous nous inté- ressons au lieu et à son histoire. Nous devons comprendre le sens profond de l’endroit pour que le futur édifice soit en rapport avec le site. Il est incroyable de se dire que tel espace est unique au monde. Si vous pensez autrement, alors vous pouvez construire un immeuble sur un sol quelconque et le répliquer à l’infini. Vous perdez la notion

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d’identité. Regardez les constructions anciennes. Pourquoi tel archi- tecte a créé telle bâtisse sur telle zone ? Il est essentiel de réfléchir à la culture des lieux et de respecter le paysage. Après s’être bien impré- gnés d’histoire, nous dessinons des plans sur des feuilles blanches. Lorsqu’un compositeur écrit des notes sur du papier, il entend leur musique ; lorsqu’un architecte dessine une charpente, il voit le bâtiment­ à venir ; le processus intellectuel est assez fou ! Le choix des matériaux dépend du souhait des clients mais aussi de la température, de l’exposition du soleil, de l’humidité. Les maisons traditionnelles japonaises sont construites en bois, à cause notamment du régime atmosphérique. Et puis il est facile de trouver des arbres au Japon : les forêts sont étendues. À la différence des pratiques européennes, nous emboîtons les planches, nous ne les posons pas. Cet enchâssement induit une autre approche de l’homme avec la nature : le bois est uti- lisé pour le sol et pour la charpente ; vous avez donc une connexion entre les pieds, la tête et la Terre.

Revue des Deux Mondes – Qu’appréciez-vous dans les œuvres de vos prédécesseurs et de vos contemporains ? Tsuyoshi Tane – J’aime la fluidité ; j’aime les architectures ouvertes à la lumière, aux sons, aux mouvements ; j’aime l’idée que des êtres vont et viennent, qu’ils arrivent, s’installent, repartent. En ce sens la Sagrada Família est un parfait exemple : beaucoup tra- vaillèrent à la réalisation de cette œuvre inachevée ; on déploya une énergie folle. Le bâtiment fascine et inspire. Je n’aime pas les immeubles vitrés comme à Dubai. Voir ce genre de buildings implan- tés au milieu du désert m’attriste. Vous avez une impression d’écra- sement et de petitesse ; vous imaginez que les personnes à l’inté- rieur vivent d’affreux cauchemars coincées dans un vaste sauna ! On se sent littéralement coupé de la nature et du cadre extérieur. Tout semble avoir été choisi au hasard, à coup d’énormes sommes d’argent.

Revue des Deux Mondes – Quelles sont les relations entre l’archi­ tec­ture japonaise et française ? Tsuyoshi Tane – Quand je suis arrivé à Paris la première fois, j’ai découvert des choses absolument fabuleuses. J’ai tout de suite apprécié l’architecture. Cela ne tient pas uniquement au choc pro-

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voqué par le contraste entre la France et le Japon. J’ai visité le Louvre, l’Opéra Garnier, le château de Versailles… ce sont des monuments fantastiques. Il me semble que les architectes fran- çais envisagent autrement l’espace : l’édifice sera vu, donc l’édi- fice à bâtir doit être beau. Un grand soin est porté aux couleurs, aux formes, aux courbes. Nous ne prêtons pas ce même genre ­d’attention : les Japonais sont davantage dans un rapport tactile que visuel ; ils touchent et disent : « C’est un beau travail. » Voilà pourquoi les matériaux sont plus doux et plus chauds au contact : le toucher permet de ressentir le monde.

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l’alliance renault-nissan

n thierry moulonguet n

accord signé en 1999 entre Renault et Nissan a ouvert la voie à la plus grande alliance industrielle entre la France et L’le Japon. Quatorze ans après sa conclusion, elle continue à s’approfondir, à se déployer dans le monde, à orienter la stratégie des deux groupes. Elle est vue dans l’univers automobile et des analystes financiers comme la seule alliance conclue dans ce secteur qui a réussi. Elle est le reflet de la complémentarité entre la France et le Japon lorsque deux entreprises de ces pays mettent ensemble leurs atouts pour bâtir un projet commun et le mettre en œuvre. Cette expérience est d’autant plus notable qu’elle se déroule dans un secteur caractérisé par une concurrence très intense, des évolu- tions technologiques profondes et très rapides, une nouvelle carto- graphie de la demande avec la montée des pays émergents. Enfin, il faut souligner qu’elle a très directement contribué à la meilleure connaissance mutuelle des deux pays par les groupes de travail inter-sociétés, les déplacements de centaines de cadres pour des réunions communes, les travaux d’étudiants sur l’étude du cas de l’alliance Renault-Nissan.

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L’origine de l’alliance

À la fin des années quatre-vingt-dix, un article du magazine l’Expansion expliquait que Renault était trop petit, trop seul et trop français. La charge était lourde, mais il faut reconnaître qu’elle tou- chait juste. En résumé, après que Volkswagen a été préféré à Renault pour le rachat de Škoda et après l’échec de la fusion avec Volvo qui paraissait pourtant acquise, Renault était en panne de stratégie. De l’autre côté du monde, un grand de l’industrie automobile japo- naise, Nissan, était lui en panne financière. Paralysé par 20 milliards de dollars de dettes, lâché par ses banques, encouragé par l’État à trouver un partenaire, Nissan, l’un des grands symboles de l’indus- trie japonaise, était à bout. Rien ne prédisposait pourtant les deux groupes à se rencontrer. Renault était quasiment inconnu au Japon et l’industrie française n’y avait pas la réputation de l’industrie alle- mande. Il n’y avait rien de surprenant dans ces conditions à ce que des discussions approfondies aient été engagées entre les groupes Ford, Daimler et Nissan. Dans le même temps, Louis Schweitzer, le président de Renault, poursuivait son projet consistant à rapprocher Renault d’un grand constructeur asiatique, japonais de préférence. Malgré les difficultés grandissantes de l’économie japonaise après l’éclatement de la bulle boursière, l’industrie automobile japonaise demeurait la référence par son excellence technologique et indus- trielle ainsi que par sa capacité d’exportation dans le monde. On commençait également à percevoir le formidable potentiel de crois- sance que représentaient la Chine, et dans un second temps l’Inde, ce qui justifiait incontestablement une présence en Asie pour tout acteur ayant une ambition mondiale. L’autre fulgurance stratégique de Louis Schweitzer sera le lancement de la Logan pour ouvrir et prendre une position dominante sur le marché des véhicules à bas coût, ce qui permettra à Renault d’être premier sur ce marché dont la capacité de croissance a depuis été démontrée dans les pays émergents et en Europe. En Asie, après une série de contacts avec différents construc- teurs, Nissan s’est vite imposé comme le plus complé­men­taire et apportant le plus grand potentiel pour l’avenir. En dépit de ses difficultés financières, l’entreprise avait conservé toute son exper- tise et sa réputation sur les plans technologique et industriel. Elle

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détenait encore des positions commerciales significatives dans les marchés où Renault n’était pratiquement pas présent : Asie, États- Unis, où Nissan avait été le premier constructeur japonais à ouvrir une usine, Mexique, Moyen-Orient, Afrique du Sud.

L’accord

Ford fut le premier à renoncer. Renault devint le seul inter- locuteur de Nissan lorsque Daimler publia un communiqué expli- quant que le groupe renonçait à poursuivre sa discussion avec Nissan pour se consacrer à la reprise de Chrysler. Louis Schweitzer l’apprit alors qu’il arpentait les allées du Salon international de l’auto de Genève au mois de mars 1999. Le conseil de surveillance avait donné la priorité à l’aventure américaine de Daimler et consi- déré que la situation financière de Nissan était excessivement dégradée, ce qui en faisait un investissement trop risqué. Le para- doxe, si l’on se porte quelques années en avant, est que Daimler allait se séparer de Chrysler, entamer une alliance avec Mitsubishi puis abandonner également ce rapprochement devant les dif- ficultés rencontrées à travailler avec son partenaire japonais. La question de la capacité à réussir une alliance binationale est ainsi clairement posée. Cette réussite passe par une alchimie entre les personnes, une affinité culturelle, un respect mutuel, une complé- mentarité bien comprise et exploitée dans des projets communs, un partage des réflexions stratégiques sur le produit et les marchés. Il ne saurait être question dans ce processus de mainmise de l’un sur l’autre ou d’imposer un changement de culture. Ces éléments seront au centre de la construction de l’accord­ entre Renault et Nissan. Le premier signal fort donné dans ce sens aura été la décision de Louis Schweitzer de ne pas modifier les propositions de Renault après le retrait de Daimler : Renault restant le seul en course, cet ajustement était possible mais aurait cer­tai­ nement détruit la confiance qui s’établissait entre Louis Schweitzer et Yoshihazu Hanawa, le président de Nissan. Dans cet esprit, la caractéristique essentielle de l’accord recherché était de bâtir une alliance à l’écart de toute idée d’absorption ou de fusion.

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Le fonctionnement de l’alliance

Le projet était bien de constituer un groupe binational et biculturel­ dans lequel l’intérêt mutuel devrait toujours prévaloir. C’est tout le sens de la gouvernance qui allait être mise en place. Renault prenait 36,8 % du capital de Nissan avec la possibilité de monter à 44,4 % (ce qui a été fait). Nissan pouvait, le moment venu, à mesure du rétablissement de sa situation financière, prendre 15 % du capital de Renault (ce qui a été fait). Trois membres de Renault accédaient au comité exécutif de Nissan et à son conseil d’adminis- tration. Deux membres de Nissan entreraient par la suite au conseil d’administration de Renault et un membre de Nissan au comité exé- cutif de Renault. Un comité de l’Alliance, présidé au départ par Louis Schweitzer, puis par Carlos Ghosn, se réunit tous les mois, prend les décisions et donne les orientations pour l’avenir. Ce comité exa- mine et approuve les plans à moyen terme, les plans produits, les investissements les plus importants, les principes de politique finan- cière, les projets de coopération. À ce comité va être associée en 2002 une société détenue à 50 % par Renault et à 50 % par Nissan, Renault-Nissan BV (RNBV), qui traduit bien l’équilibre recherché dans la gestion de l’alliance tout en préservant la voix prépondé- rante de Renault par l’intermédiaire de son président, également président de Renault-Nissan BV. Celle-ci va assurer le management stratégique de ­l’alliance et porter les différents outils de la coopéra- tion, à commen­cer par la société commune d’achats (RNPO, Renault Nissan Purchasing Organization). À ces instances officielles de l’alliance est venue s’ajouter une série de groupes de travail, les CCT (cross company teams) ­associant des responsables des deux sociétés sur tous les sujets possibles de travail en commun et de gisements d’économies d’échelle. Ces groupes de travail ont représenté une formidable opportunité pour les jeunes à potentiel de deux sociétés qui ont été sélectionnés pour en faire partie. Très vite ces groupes se sont passés d’interprètes pour fonctionner intégralement en anglais. Ils ont permis de tisser des liens humains forts entre les deux sociétés et de constituer un vivier de responsables ayant intégré l’esprit de l’alliance.

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Le cœur de l’équation économique et financière de l’alliance réside dans sa capacité à extraire les économies d’échelle géné- rées par la jonction des volumes de Renault et de Nissan, soit, en incluant les volumes de Lada, 8 millions de véhicules en 2011, qui placent l’alliance au troisième rang des constructeurs mondiaux : plates-formes communes, modules communs, regroupement des achats (aujourd’hui 100 % des achats de l’alliance sont effectués en commun),­ rapprochement des organisations logistiques, intégration des systèmes d’information, partage des capacités de production, mise en commun des budgets de recherche, partage des bonnes pratiques, coordination des politiques bancaires et financières : le champ d’action est très vaste. Lorsque l’alliance a été lancée, on en attendait 3,5 milliards d’euros de synergies en cinq ans. En 2012, l’évaluation du montant annuel de synergies était de deux milliards d’euros. Entre 2014 et 2016, 80 % des nouveaux modèles seront pro- duits sur des plates-formes communes et utiliseront des modules communs. Il est très clair que sans l’alliance, Renault se serait retrouvé très affaibli pour surmonter la crise et n’aurait pu faire par- tie du petit nombre de groupes considérés comme les acteurs de la mondialisation. Le fait de l’alliance, qui respecte les identités et la personna- lité de marque des deux entreprises, est devenu partie intégrante des deux sociétés. C’est une véritable arme anti-crise et un levier incomparable de développement. Ce constat a conduit Renault et Nissan à aller plus loin dans l’organisation du travail en commun : c’est ainsi que RNBV a été doté d’une équipe permanente de qua- torze missionnaires de l’alliance (1) chargés chacun d’un domaine- clé de la coopération pour progresser plus rapidement : plate-forme, achats, industriel, recherche, logistique, système d’information, moteurs, pilotage économique, voiture d’entrée de gamme, véhicule électrique, optimisation industrielle. Ce dispositif devrait permettre d’amplifier substantiellement l’action engagée. Dès à présent, on peut citer les travaux lancés sur la plate- forme 15-40 (les véhicules vendus entre 15 000 et 40 000 euros) qui a pour vocation de devenir l’une des plus importantes plates-formes de l’alliance avec un taux de commonalité (2) très supérieur à la plate-forme précédente. On peut citer également l’accélération du déploiement de l’alliance dans les pays émergents avec une mise

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en commun des capacités industrielles au Brésil, au Mexique, en Russie, en Inde, en Corée, bientôt en Chine et potentiellement au Maroc. En Inde, les deux entreprises utilisent déjà la même plate- forme et travaillent au développement d’une nouvelle plate-forme entrée de gamme. En Russie, Renault et Nissan se sont associés pour prendre le contrôle d’Avtovaz et produire à Togliatti des véhicules des marques Renault, Nissan et Lada. Jamais ce déploiement n’aurait pu être aussi rapide et systématique sans l’alliance. Et chacun sait que cette présence dans les pays émergents est une clé pour l’avenir.

Quel bilan peut-on tirer de ce processus ?

Le premier objectif de l’alliance était le redressement de Nissan. Les observateurs le considéraient comme loin d’être acquis : un concurrent de Renault aurait même fait savoir que selon lui il était préférable de larguer les 5 milliards d’euros investis par Renault dans l’océan plutôt que les investir dans Nissan. La suite est connue : sous la conduite exceptionnelle de Carlos Ghosn, Nissan a retrouvé le chemin de la croissance, a pu développer sa présence en Chine et aux États-Unis, a reconstitué une gamme de produits attractive, et est devenu l’un des constructeurs automobiles les plus rentables. Ce redressement s’est construit notamment par le mariage des qua- lités françaises et japonaises. Côté français : vision d’ensemble, déploiement ­rigoureux d’un budget exigeant, remise sur le métier de l’organisation (keiretsu (3) qui structurait les relations entre le constructeur et ses fournisseurs dans des conditions non compéti- tives, participations croisées, avancement à l’ancienneté), anticipa- tion du marché, mobilisation d’une communauté humaine sur un projet. Côté japonais : qualité et rigueur d’exécution, capacité de travail, maîtrise technologique supérieure, excellence industrielle, maîtrise des processus de développement. L’alliance s’est inscrite dans la durée en respectant strictement­ les principes qui avaient été posés à l’origine. Cette constance a incontestablement été à l’origine de la confiance qui s’est, avec le temps, établie entre les deux entreprises. Les milieux financiers incitaient à la fusion : les deux sociétés s’y sont toujours refusées.

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Confondre les identités, dissocier le résultat de la performance, diluer la force des marques créaient le risque d’une très forte des- truction de valeur après un engouement financier initial éventuel. Le sens de l’alliance, c’est le long terme. Ce parti résolu et partagé n’a pas empêché l’alliance de continuer à se renforcer avec l’accession de Carlos Ghosn à la présidence des deux entreprises et la mise en place d’une équipe permanente de missionnaires de l’alliance auprès de RNBV. L’alliance ne s’est pas refermée sur elle-même. Elle est res- tée ouverte à d’autres rapprochements et d’autres accords construits autour du pivot Renault-Nissan. C’est ainsi, retour de l’histoire, qu’un accord a été conclu par l’alliance avec Daimler. Daimler est devenu actionnaire à 3 % de Renault et de Nissan, qui ont pris cha- cun 1,5 % du capital de Daimler. Renault et Daimler vont dévelop- per ensemble une petite plate-forme. Daimler va fournir un moteur haut de gamme à Nissan pour la gamme Infiniti. Cette ouverture est aussi gage de renouvellement de l’alliance et de capacité à aborder de nouveaux défis. Dans le meilleur des mondes, on aurait pu attendre que l’alliance­ avance plus rapidement. Quand on voit la réussite du groupe Volkswagen à mettre en commun les modèles des véhi- cules de ses différentes marques et à atteindre des taux de commo- nalité bien supérieurs à ceux des véhicules de l’Alliance Renault- Nissan, on peut se dire que celle-ci a été lente à se mouvoir dans cette direction, alors que c’était l’une de ses ambitions à l’origine. L’impulsion nouvelle donnée à RNBV devrait y remédier. Cette situation reflète également le temps nécessaire aux ingénieurs et aux équipes de développement de deux sociétés différentes pour travailler ensemble, rapprocher les méthodes, partager les outils et les systèmes, qui se situent au cœur d’une société automobile. Elle indique pro­ba­blement que dans ce domaine, il ne faut pas hésiter à être plus proactif notamment pour le rapprochement des systèmes et des outils de conception. C’est une clé de la compétitivité. Renault-Nissan dans le monde de la globalisation et des mar- chés émergents, c’est en quelque sorte l’image que pourraient don- ner le Japon et la France ensemble dans une perspective de long terme, associant leurs atouts et valorisant leur complémentarité, et réunissant la force que leur donne leur histoire pour donner au

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monde d’aujourd’hui une direction plus humaine et élaborer en commun les composantes d’un développement durable. Il y a sur ce plan tout à gagner à se mettre à l’écoute du Japon, comme le sou- lignait Jean-Louis Beffa dans un article publié dans Challenges (4) : « Le Japon élabore, en puisant aux fondements de son ADN natio- nal, une adaptation originale au nouvel environnement mondial. Le Japon est en train de créer, en pleine conformité avec sa culture, la première société post-industrielle. »

1. Les personnes qui composent l’équipe de RNBV et qui sont chargées de faire progresser un domaine où Renault et Nissan agissent en commun, comme les achats ou la logistique, par exemple. 2. Le taux de commonalité est la part des pièces, systèmes et composants utilisés en commun par Renault et par Nissan sur l’ensemble d’une plate-forme qui est la structure de base d’un véhicule. 3. Un keiretsu est un ensemble d’entreprises japonaises à structure horizontale formant un véritable conglomérat. 4. Jean-Louis Beffa, « Le Japon toujours à l’avant-garde », Challenges, n° 324, 6 décembre 2012.

n Thierry Moulonguet est un ancien directeur financier de Renault et de Nissan.

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“Il faut ouvrir des portes pour sentir le monde”

n Entretien avec sawako takeuchi réalisé par Anouck jourdain n

ans les années trente, deux militants de la Ligue des intellectuels contre le fascisme lancent un concept inédit : les maisons de la culture. À Dl’époque, le gouvernement du Front populaire organise une politique de décentralisation ; il accueille favorablement le principe de structures ­artistiques établies en province. Il faudra néanmoins attendre quelque temps pour que l’idée aboutisse : la tempête de l’histoire substitue aux palettes et chevalets des fusils et des bombes. Nommé ministre des Affaires culturelles en 1959, André Malraux se souvient du projet qu’il eut avec Gaëtan Picon il y a presque trois décennies ; l’auteur de Lunes en papier décide de mettre en place des lieux pluridisciplinaires qui feront se rencontrer l’homme et l’art. « De cette rencontre peut naître une familiarité, un choc, une passion », explique le grand commis d’État Pierre Moinot en 1961. « Les œuvres de la culture étant, par essence, le bien de tous, et notre miroir, il importe que chacun y puisse mesurer sa richesse, et s’y contempler. » Offrir la tentation de la culture, tel est bien le but du ministre ; telle est aussi la mission d’un magnifique édifice érigé non loin de la tour Eiffel, la Maison de la culture du Japon à Paris (MCJP). Depuis 1997, cet incroyable établissement vitré de onze étages invite le public à découvrir l’identité japonaise à travers des expositions, des spectacles vivants, des conférences, des cours, du cinéma… Les lignes courbes et la transparence des matériaux donnent à l’architec- ture une touche légère et aérienne typiquement japonaise. La présidente, Sawako Takeuchi, nous reçoit dans son palais translucide. Anouck Jourdain

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evue des Deux Mondes – Tokyo se situe à 9 750 kilomètres de Paris. J’ai l’impression qu’une même distance sépare votre pre- Rmière année universitaire de vos fonctions actuelles ! Pourriez- vous décrire votre parcours ? Sawako Takeuchi – C’est une longue histoire. Tout commence à l’université dans les années soixante-dix : j’apprends l’économie ; je m’intéresse aux modèles continentaux, qui diffèrent beaucoup du système asiatique ; le structuralisme me passionne. Diplômes en poche, je pars en France sur les conseils de mon professeur. À l’époque, le statut de la femme japonaise n’est guère réjouissant : les femmes sont considérées comme des êtres incapables de réfléchir ; elles sont soumises, réduites à s’occuper des tâches ménagères ; leur rôle est déterminé et définitif ; aucun emploi ne leur est possible. La jeune étudiante que je suis alors tient plus que tout à garder sa liberté de geste et d’expression, d’où mon voyage en France. À Paris, je dois trouver des moyens pour étudier et pour survivre. Je m’inscris comme chercheuse à l’Institut de sciences mathématiques et économiques appliquées (Ismea) et deviens l’élève d’un grand professeur du Collège de France, François Perroux. Sous sa direc- tion, je mène des travaux sur Claude Lévi-Strauss et le multicultura- lisme. Je passe mon temps à lire des ouvrages philosophiques dans les cafés. Après les examens, je rentre à Tokyo et là, munie de mes qualifications, je trouve rapidement un poste dans une entreprise. Deux ans plus tard dans un ascenseur, une personne s’adresse à moi : « Enfin vous voici ! Je vous cherchais depuis longtemps. » Je suis très surprise. J’apprends que le ministère français des Affaires étrangères recrute des chercheurs pour enseigner. « Souhaiteriez- vous repartir ? » La proposition est alléchante. Ni une ni deux, je boucle mes valises et retrouve le Quartier latin. Outre la Sorbonne, je donne pendant six ans des conférences sur notre système écono- mique à l’École nationale des ponts et chaussées. Il faut vous dire qu’à la fin des années soixante-dix, l’économie japonaise prospère ; tout le monde veut comprendre les raisons de notre succès. Nous sommes alors aussi dynamiques que les Chinois du XXIe siècle. Les hommes d’affaires japonais sont puissants : ils investissent beaucoup grâce à leurs portefeuilles bien garnis ; en France, ils acquièrent des restaurants prestigieux, des golfs, des immeubles… Seulement leur pouvoir d’achat est tel qu’ils inquiètent les Français. On commence

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à nous craindre : « Le Japon envahit la France », entend-on ici et là. Face à cette mauvaise réputation, le gouvernement japonais réagit vite et envisage de construire un lieu grandiose dédié aux échanges et à la culture qui seuls permettront des dialogues approfondis. Si l’économie japonaise s’essouffle dans les années quatre-vingt et les enveloppes budgétaires diminuent, le projet est toujours sur la table : il est impératif de rétablir une réputation positive au risque de voir le Japon éliminé de l’économie européenne. J’ai pris part à plusieurs feuilles de route.

Revue des Deux Mondes – Vous souvenez-vous de votre premier contact avec la France ? Sawako Takeuchi – Mes impressions sont inégales. Ce fut cho- quant par certains points. La société japonaise est très structurée ; il existe un ordre moral, un ordre politique, un ordre social… Rien de tel en France : à ma première visite, j’eus le sentiment d’avoir été catapultée dans un milieu très hétérogène. De nombreuses cultures cohabitent dans la capitale, ce qui ne se voit pas au Japon. Ici, les trottoirs ne sont pas toujours propres, la gentillesse fait par- fois défaut ; les Parisiens râlent et manifestent souvent. À côté de cela, vous croisez des choses fort plaisantes, comme les marchés. Ce sont des lieux que j’affectionne particulièrement. Depuis que je suis en France, je me rends chaque semaine dans ces endroits conviviaux. Les commerçants­ me connaissent aujourd’hui. Ils me parlent, m’inter­rogent sur le Japon, ne me traitent pas en étrangère. Il émane d’eux une incroyable chaleur humaine. J’ai beaucoup plus appris sur la société française en achetant des légumes et des fruits que sur les bancs de la fac ! Je me rappelle d’une discussion sur les trente-cinq heures et le désarroi des commerçants face à l’initiative. Les marchés sont les meilleurs lieux pour obtenir des informations. Et puis il y a les coloris, la fraîcheur, la folle variété des aliments : c’est fabuleux ! Vous ne trouvez pas de marché au Japon, seulement des quartiers commerciaux. L’ambiance y est neutre, pour ne pas dire froide. Personne n’échange d’avis. Vous n’entendez pas de dis- cussion politique.

Revue des Deux Mondes – Vous dirigez la Maison de la culture du Japon et non un centre culturel japonais. Quelle est la différence ?

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Sawako Takeuchi – Avant que la Maison de la culture ne voie le jour, Paris comptait déjà un « centre » du Japon et des « espaces » japonais. Le choix du terme est important : le mot « maison » implique l’idée de famille, de dialogue, de sympathie. C’est un peu tout ce que reflète notre édifice. Il fallait donner une atmosphère avenante et amicale pour que les hommes issus de pays différents aient envie de se rencontrer. Il y a l’échange entre les peuples, il y a aussi la transmission des valeurs. Le futur se fonde sur ce que nous construisons dès maintenant. Il ne suffit pas de regarder, il faut comprendre et approfondir. Je tiens beaucoup à une participation active du public, d’où l’importance des ateliers pédagogiques. Les cours de langue et les conférences sont indispensables, tout comme la pratique d’un art (cuisine, composition florale…).

Revue des Deux Mondes – Quelle est votre définition de la culture japonaise ? Sawako Takeuchi – Je ne parlerais pas de la culture japonaise mais des cultures japonaises. Au fil de l’histoire, notre archipel a connu de multiples influences : l’apparition du bouddhisme date du Ve siècle ; les Japonais ont accueilli la doctrine religieuse, l’ont mêlée à leur propre culture et lui ont donné une couleur parti- culière. Même chose avec le catholicisme, venu d’Occident : les Japonais ont fusionné les valeurs du catholicisme avec leur manière d’envisager le cosmos. Beaucoup de domaines artistiques, philoso- phiques, intellectuels procèdent d’un brassage. Le Japon résulte de différentes cultures, c’est pourquoi ce bâtiment aurait dû être appelé « La maison des cultures du Japon » !

Revue des Deux Mondes – Comment expliquez-vous l’attirance et même l’amour des Français pour votre pays ? Sawako Takeuchi – Les Français trouvent dans la culture japo- naise des éléments qui résonnent avec leur propre culture et qui les séduisent. De nombreux intellectuels aiment et respectent la philo- sophie nippone, ils apprécient notre métaphysique. Chez vous, la nature se perçoit comme un vis-à-vis : il y a l’homme et la nature. Au Japon, l’homme appartient à la nature ; il constitue un tout avec elle. D’ailleurs, votre « je » – et ce qu’il implique – n’existe pas en japonais. Nous ne pouvons pas traduire « je pense ». Chez nous, le

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« je » se conçoit par rapport aux autres, il n’est pas indépendant. Les bouddhistes et la philosophie zen cultivent le même concept : l’être humain est intégré à la nature. Les notions d’harmonie et d’unité priment. En Occident, l’être humain décide, il planifie, il incarne le cogito de Descartes : je pense donc je suis, je pense donc j’existe. Les intellectuels français n’épousent pas tous cette rationalité abso- lue : la culture japonaise leur offre une façon d’envisager autrement les choses. Je dirais qu’entre la pensée orientale et la pensée occi- dentale, il y a la pensée japonaise. Pour découvrir nos valeurs et bâtir notre identité, nous avons besoin de l’autre. Il faut garder la quintessence de chaque société et s’en enrichir. Prenez les jeunes et leur amour des mangas : la bande dessinée est très présente sur votre territoire ; les lecteurs trouvent néanmoins dans le manga de nouvelles perspectives : ils aiment l’animation des pages, le mouve- ment. Il faut ouvrir des portes pour sentir le monde.

Revue des Deux Mondes – La Maison de la culture du Japon a été inaugurée en 1997. Quelles sont les changements notables de la politique depuis seize ans ? Sawako Takeuchi – Lorsque le projet était en discussion, l’éco- nomie japonaise fleurissait ; des dépenses importantes étaient pré- vues pour le futur édifice. La courbe a malheureusement fléchi. Au XXIe siècle, le Japon ne doit plus viser le développement ni chercher à croître ; il doit apprendre l’équilibre et acquérir une maturité. En ce qui concerne la culture, nous avons l’expérience et le savoir- faire. Les expositions organisées dans le XVe arrondissement sont essentielles, toutefois, elles ne signent plus notre seule identité : des galeries, des établissements culturels, des musées organisent des rétrospectives japonaises dans toute la France. Comme ce n’est plus notre spécificité, nous avons dû repenser la politique : en plus de montrer des estampes et des kimonos, nous voulons instruire sur notre créativité et nos savoirs ; nous cherchons à transmettre le caractère paisible de notre archipel. Je voudrais que cette maison devienne un lieu qui permette d’approfondir les connaissances ; aux cours de langue doivent être joints des séminaires et des confé- rences qui enseigneront l’histoire nipponne. Il faut attirer les jeunes. Comment ? Par les nouvelles technologies. Qui dit technique ne dit pas négation du traditionnel, au contraire ! Il faut mêler le tradition-

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nel avec la modernité. Ce qui est pour nous traditionnel était inno- vateur à l’époque. Nous appartenons à une grande chaîne qu’il ne faut surtout pas rompre.

Revue des Deux Mondes – Cette idée de chaîne et d’ouverture à l’autre se retrouve dans un autre projet que vous mettez en place en province : « Voilà le Japon. » Sawako Takeuchi – En 2006, s’ouvre à Aix-en-Provence la Maison du Japon en Méditerranée (1). Sa mission principale consiste à fédérer les associations existantes pour organiser des événements en vue de renforcer les liens entre les communautés françaises et japonaises. Elle encourage les échanges interculturels entre l’archipel nippon et le bassin méditerranéen. Il est nécessaire de développer et de décentraliser. Quand, pour la première fois, j’ai mis les pieds à la Maison de la culture, j’ai tout de suite compris l’importance des réseaux, d’où mon désir d’accroître les partenariats. Si le musée Guimet propose, par exemple, une exposition sur la gastronomie, nous offrirons en regard un cycle de conférences sur le sujet.

Revue des Deux Mondes – Un mot sur le numérique ? Sawako Takeuchi – Je n’aime pas savoir les arts monopolisés dans un endroit du monde. On ne peut pas vivre dans le cloison- nement. Le clos interdit une compréhension de l’autre. Les œuvres doivent circuler et être accessibles au plus grand nombre. Certains objets ne peuvent malheureusement pas être déplacés. L’image numérique propose une solution idéale. Bien sûr, la représenta- tion virtuelle ne remplacera jamais la réalité physique d’une œuvre. N’empêche. En 2012 nous avons fêté le quinzième anniversaire de notre maison. Dans mon discours, j’insistais sur le besoin de chan- ger nos politiques et nos mentalités. Nous devons toujours innover pour ne pas nous endormir. Il faut écouter l’avant-garde, mêler le classique à l’ultra-contemporain.

1. http://www.mdjm.org.

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des écrivains français à la découverte du japon

n Jean-Pierre dubois n

ans son journal, Edmond de Goncourt écrit à la date du 4 avril 1891 à propos d’une image de Toyokuni (1) : « Je crois Dvraiment que lorsqu’on sait regarder, découvrir tout ce qu’il y a dans une image, on n’a pas besoin d’aller dans les pays à images » et il ajoute : « J’apporterais au lecteur avec ma description une sensa- tion du rendu de l’endroit tout aussi photographique que la donne- rait une description d’après nature de Loti. (2) » Les voyages lointains restent à l’époque réservés aux marins, aux diplomates et à quelques aventuriers et les écrivains qui n’appartiennent pas à ces catégories sont, en effet, cantonnés aux images. Depuis l’ouverture du Japon, elles ont façonné la perception de ce pays par les Français, en par- ticulier après l’Exposition universelle de 1867 que visita le frère du dernier shogun et où furent présentés en abondance des objets et des estampes. Mais il y a loin de l’image à la réalité. Le risque est de transformer l’authentique en un produit acclimaté au goût local. Dans le roman qu’il a consacré à son premier séjour au Japon en 1885, Madame Chrysanthème, Pierre Loti remarque en effet : « Je souris en moi-même au souvenir de certains salons japonais encom- brés de bibelots et tendus de grossières broderies d’or sur satin

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d’exporta­ ­tions que j’ai vus chez les belles Parisiennes (3) », alors qu’il constate durant son séjour à Nagasaki que le raf­fi­nement japo- nais se manifeste, au contraire, par la sobriété. Nombreux sont les écrivains français qui ont été attirés par ce pays, qui ont souhaité ne pas se contenter d’un japonisme acclimaté au goût français. On a donc ici privilégié ceux qui y sont allés aux premiers temps de la découverte mutuelle ou qui ont marqué par leurs écrits notre perception de ce pays, ceux pour qui le voyage au pays du Soleil-Levant restait une aventure. Mais on ne se lance pas dans une telle aventure sans se poser au préalable un certain nombre de questions. Aller là-bas ou ailleurs ? Faut-il s’y préparer ? Est-on adapté à ce pays ? Ainsi, Paul Claudel au moment d’arriver au Japon le 18 novembre 1921 se pose la question et se donne à lui-même des instructions : « Au moment de commencer ma mission dans ce pays, bien me mettre dans la tête ces mots : prudence, patience. (4) » Les raisons qui conduisent ces écrivains à s’y rendre peuvent être bien différentes : cadre professionnel, hasard de l’existence, étape dans un long périple autour du monde, recherche d’une sagesse orientale ou d’un art de vivre. Les conditions dans lesquelles s’effectue leur séjour sont également très différentes. Si Pierre Loti et Paul Claudel ont été à peu près au même moment au Japon (le jeune diplomate en poste en Chine ayant visité le Japon en 1898) leurs conditions de séjour ne sont pas comparables. Qu’en ont-ils retenu ? Qu’ont-ils occulté ? Quelle influence cette expérience a-t- elle pu exercer sur leur art et sur leur conception de la vie ?

Pierre Loti : partagé entre l’enthousiasme et le rejet

Lorsque Pierre Loti arrive au Japon, dont il nous parle à travers ses récits, mais aussi sa correspondance, ce pays ne lui est pas totale- ment inconnu. Il s’est préparé à ce séjour et a appris les premiers rudi- ments de la langue, il a obtenu des recommandations, il sait pouvoir s’adresser à un certain M. Kangourou (qui en réalité s’appelait M. Seiju). Malgré ces préparatifs, le séjour à Nagasaki lui révélera la distance entre la culture japonaise et la culture occidentale, la difficulté à interpréter

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les sentiments et les actions de ses interlocuteurs. Force est de constater que ses sentiments et ses jugements évoluent aussi en fonction de ses humeurs et des destinataires de sa correspondance. Loti sait qu’on lui reproche de sacrifier facilement à l’exotisme et s’efforce donc de brider sa plume. Ainsi utilise-t-il un terme occi- dental pour désigner un instrument de musique japonais, de peur qu’on lui reproche cette fantaisie Il est allé loin dans sa tentative de pénétrer le Japon : il a demandé à M. Kangourou qui, dans la tradition japonaise, a servi d’entremetteur, de lui trouver pour la durée de son séjour – trois mois environ – une épouse, comme le permettaient les usages à l’époque. Il pourra donc mesurer sa capacité à comprendre les personnes de son entourage ou, au contraire, constater son incapacité à y parvenir. Cette forme originale de découverte du Japon n’est pas sans charme, puisque, dès les premiers jours, il devient familier de ses saveurs et de ses bruits – comme « le chant des cigales, un des bruits éternels de la vie » – et ne reste pas à se morfondre dans une chambre d’hôtel ou dans sa cabine sur le bateau comme ses camarades. Mais ses efforts ne sont guère récompensés, car il peine à interpréter les sentiments profonds des gens qu’il côtoie et ne sait ce qu’il lui faut penser. Il essaie de démêler ce qui relève de la sincé- rité et ce qui tient de l’affectation. Pour lui « l’obséquiosité dont font preuve les Japonais dissimule, en réalité, un vieux fond de haine contre nous qui venons d’Europe » (5). Mais ses sentiments peuvent évoluer dans un sens comme dans l’autre. Il n’est pas plus sûr de lui que de ses interlocuteurs. Il est parfois d’humeur capricieuse. La sympathie mutuelle qu’éprouvent son ami Yves et sa mousmé ne manquent pas de l’inquiéter. Son attitude à l’égard du pays varie en fonction des personnes qu’il rencontre. Alors qu’il constate ne pas progresser dans la maîtrise du japonais au contact de son éphémère moitié, en conversant avec des prêtres, il jongle avec les formes grammaticales les plus sophistiquées (« Je risque devant eux des phrases d’un japonais érudit, j’essaie des temps de verbe à effet : des désidératifs, des concessifs, des hypothétiques. (6) ») Un jugement définitif est d’autant plus difficile à rendre que la conversation avec les Japonais constitue une gymnastique pour laquelle il manque de souplesse : « rien n’est plus japonais que de faire ainsi des digressions sans le moindre propos » (7).

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Il tente, mais sans vraiment y parvenir d’apprécier la profon- deur du sentiment religieux chez les Japonais : « Dans les amuse- ments religieux de ce peuple, il ne nous est pas possible, à nous, de pénétrer les dessous pleins de mystères que les choses peuvent avoir : nous ne pouvons pas dire où finit la plaisanterie et où la frayeur mystique commence. (8) » C’est en particulier sur la religion que la position des Japonais lui paraît insondable. « Qui pourrait démêler quelles sont ses idées sur les dieux et sur la mort ? A-t-elle une âme ? Pense-t-elle en avoir une ? », se demande-t-il à propos de son épouse. Les Japonais lui apparaissent bien différents de ce que nous sommes. Ainsi des vêtements féminins qui dissimulent les formes, alors qu’en Europe ils ont pour objet de les souligner. Le raffinement du goût s’exprime dans la sobriété, alors qu’à Paris il s’affirme dans l’exubérance. Il n’est pas totalement indifférent à d’autres considérations et note, par exemple, les qualités propres des travailleurs japonais, méticuleux, méthodiques et anticipe leur capacité à développer des savoir-faire, comme dans la fabrication des machines ou le secteur électrique. Il y retournera quinze ans plus tard et verra le changement en marche dans ce pays : à Yokohama « le Japon est compliqué d’une grande ville européenne » (9), les fils électriques enveloppent les rues « comme les mailles sans fin d’une immense toile d’araignée ». Il a vieilli et éprouve « la mélancolie des quinze ans passés » : le Japon a changé et il ne sait toujours pas si le pays lui plaît.

Paul Claudel : apprendre et comprendre le Japon

Lorsqu’il apprend en janvier 1921 sa nomination comme ambassadeur au Japon, Paul Claudel exulte : « je vais donc le rouvrir une fois de plus, ce grand livre de l’Orient », écrit-il dans son journal (10). Il a déjà été en poste en Asie et a effectué un premier voyage au Japon en 1898. Il semble d’ailleurs qu’il aurait préféré, sous l’in- fluence de Camille, que sa première affectation fût au Japon et non pas en Chine.

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Ce pays n’est donc pas une découverte pour lui, car il en avait déjà visité les sites les plus célèbres. Il n’est pas non plus un étran- ger pour les Japonais, car sa notoriété l’a précédé. Le regard qu’il portera sur le Japon sera double, celui du poète, du dramaturge et celui de l’ambassadeur représentant de la France. Pour les Japonais, il sera également « Shijin Taishi », l’ambassadeur poète. Son séjour au Japon sera long puisque, arrivé en novembre 1921, il ne le quittera pour les États-Unis qu’en 1927, séjour interrompu par un long congé en France, de janvier 1925 à février 1926. Sa mission sera également marquée par le tremblement de terre du 1er septembre 1923. L’homme de lettres est très chaleureusement accueilli : une cérémonie est organisée en son honneur par les sections de litté- rature française des universités tokyoïtes et il noue très rapidement des relations dans les milieux littéraires. Il fera d’ailleurs beaucoup pour développer les relations culturelles bilatérales (Maison franco-japonaise de Tokyo et Institut français de Kyoto). Il suggère, dans une lettre privée à Alexis Léger du 25 octobre 1923, de sceller avec le Japon ce qu’on appellerait aujourd’hui un partenariat stratégique : « La France doit devenir le correspondant du Japon en Europe. (11) » Il propose même qu’en échange de commandes passées à nos entreprises, des représentants japonais puissent siéger à leurs conseils d’administration. Son séjour au Japon se situe quelques années seulement après la fin de la Première Guerre mondiale. Il n’est donc pas étonnant qu’il soit attentif à ce que font les Allemands. Il insiste pour que soient ren- forcés nos moyens de « propagande ». Il s’inquiète du départ éventuel de l’île de Kiyushu des missionnaires français (« leur maintien est non seulement une question religieuse, mais une question française (12) »). Habitué qu’il est à se soucier des questions économiques, dont il fut chargé dans certains de ses postes précédents, il se réjouit du succès commercial des automobiles françaises au Japon : une Renault de 8,3 CV remporte en avril 1926 – sans accident et avec une seule crevaison – une course organisée par le Club automobile du Japon entre Tokyo et Kyoto. L’un des points qui retient particulièrement son attention, c’est la relation de l’homme avec la nature, non seulement avec les animaux mais aussi avec les végétaux : « Je fus saisi et touché de voir un grand

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pin près de choir soutenu par d’espèces d’énormes béquilles qu’on lui avait pieusement adaptées. On sentait que cet arbre n’était pas seulement ce qu’il serait pour un homme d’Amérique ou ­d’Europe, une mine de planches ou un vague comparse dans le paysage, c’était un être vivant, une espèce de grand-père végétal à qui l’on prêtait une assistance filiale. (13) » Il relève également que les fabricants de mort-aux-rats procèdent à une cérémonie en l’honneur des animaux victimes de leurs produits. De même, les artisans qui utilisent le bois de cerisier rendent hommage aux arbres dont ils se servent. Paul Claudel est aussi sensible à la beauté de la nature, aux forêts foisonnantes, aux torrents impétueux. Il est touché par des tableaux simples de la vie quotidienne : des enfants jouant dans un train, de vieux Japonais qui échangent des salamalecs. L’homme de théâtre assiste à de nombreux spectacles, qu’il s’agisse de nô ou de bunraku (théâtre de marionnettes) et relève de nombreux détails sur les différentes phases de ces spectacles. Il s’en inspirera pour son œuvre et écrira notamment une pièce direc- tement inspirée du nô. Cette observation le conduit à une réflexion critique sur le théâtre occidental. Il écrit dans son journal :

« Le défaut de toutes les œuvres d’art occidentales, c’est trop rempli, trop bourré, on en veut trop. On a voulu tout dire sans rien passer, tout exprimer [...] dans les pièces de théâtre abondance d’explications, de récits, de préparations, de détails de toute espèce, de dénouement, tandis qu’au fond il n’y a d’intéressant que deux ou trois situations dramatiques, très courtes, les seules que conserve le nô japonais. (14) »

Il porte un regard amusé et enjoué sur les kanji et s’efforce de retrouver dans l’orthographe de certains mots occidentaux l’esquisse­ d’idéogrammes : ainsi dans le mot « toit », le o représenterait la femme, le i l’homme, et le point sur le i la fumée du foyer ; dans « locomotive », les o représenteraient les roues (15). Dès son arrivée au Japon, un premier séisme influence sa per- ception du pays. Le tremblement de terre de Tokyo a fortement mar- qué sa vision du Japon. Il décrit Tokyo et Yokohama en flammes, la détresse de la population, la destruction de l’ambassade, la disparition d’un manuscrit du Soulier de satin. Il en gardera un profond sentiment de la précarité de ce pays, mais aussi de toute vie humaine.

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Il n’est pas indifférent aux conditions de vie des habitants et remarque, par exemple l’épuisement des femmes dans les usines la nuit. Il visite également des hôpitaux et des léproseries. Après avoir quitté le Japon, il ne retournera pas dans le pays et ne portera qu’un regard lointain sur lui. Dans son jour- nal, il ne consacre qu’une remarque factuelle au bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki. Dans un texte écrit après la guerre, « Adieu, Japon ! » (16), il prévoit que ce pays sera désormais sup- planté par la Chine – diagnostic vrai pour les années deux mille, mais qui l’était moins dans les décennies précédentes. Il a tou- tefois écrit en 1951 un message au peuple japonais dans lequel il exprime la persistance de son attachement à ce pays. « D’une certaine façon, écrira le Japan Times le jour de son départ, il a représenté l’Occident et la civilisation occidentale plutôt que son propre pays. (17) »

Roland Barthes : entre signes et sens

Dans ce qui reste l’un des grands essais d’un auteur franco­ phone sur le Japon (18), Roland Barthes met toute son acuité au service de la compréhension de l’écriture japonaise, qu’elle soit gra- phique, visuelle ou corporelle, et étudie les registres les plus divers de la vie japonaise : les pratiques alimentaires, les règles de poli- tesse, l’art théâtral, les corps et les visages, les distractions comme le pachinko (machine à sous). Il reste éloigné des lieux de pouvoir et des cercles de déci- deurs. Le château impérial de Tokyo est un lieu interdit et indiffé- rent, une sorte « de centre vide » (19). Il élabore un système d’élucidation de ce qui apparaît par- fois aux yeux des étrangers comme un mystère japonais. Ainsi, la construction des villes japonaises obéit-elle à des règles spécifiques. Tokyo, écrit-il, « nous redit que le rationnel n’est qu’un système parmi d’autres. Pour qu’il y ait maîtrise du réel, il suffit qu’il y ait système, ce système fût-il apparemment illogique. (20) » Cette profusion de signes, de messages, de codes se retrouve dans les moindres objets de la vie quotidienne, tels ces paquets cadeaux préparés avec un soin minutieux et qui s’échangent selon

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un cérémonial défini point par point : « On dirait en somme que c’est la boîte qui est l’objet du cadeau, non ce qu’elle contient… ainsi la boîte joue au signe. (21) » Loin d’être un obstacle à la communication, l’ignorance de la langue en libère les autres formes : la gestuelle le regard ; « ce n’est pas la voix qui communique, c’est tout le corps qui entretient avec vous une sorte de babil auquel la parfaite domination des codes ôte tout caractère régressif, infantile » (22). Roland Barthes a été l’un des premiers à se livrer à une inves- tigation approfondie de la vie quotidienne. Il s’émerveille ainsi de la liberté qu’a chacun de composer son repas en choisissant lui-même l’ordre dans lequel il consomme les aliments : « En composant vos prises, vous faites vous-même ce que vous mangez ; le mets n’est plus un produit réifié, dont la préparation est, chez nous, pudi­ quement éloignée dans le temps et dans l’espace. (23) » Il se passionne également pour les gares grouillantes d’activités, lieux de rencontre des trains, des grands magasins, des boutiques, des bars et qui permettent à la ville « de signifier, d’être lue » (24). Il s’intéresse aussi à certaines formes particulières de la culture et de la mentalité japonaises. Il commente une photographie repré- sentant le général Nogi, vainqueur des Russes à Port-Arthur, et son épouse. Leur empereur venant de mourir, ils ont décidé de le suivre dans la mort. Contrairement à Marguerite Yourcenar, qui, nous le verrons, chercherait à élucider les raisons de ce geste, autres que celles affichées, Roland Barthes s’en tient à l’expression, ou plutôt la non-expression de leur visage : « leur visage, écrit-il paraît comme sorti de l’eau, lavé de sens » (25). On peut supposer que l’intérêt de Barthes pour la mort volontaire ait dépassé cette seule perception, l’ouvrage magistral de Maurice Pinguet sur le sujet lui est, en effet dédié (26).

Marguerite Yourcenar et le seppuku de Mishima

Le voyage qu’effectue Marguerite Yourcenar au Japon est une longue étape – d’octobre à novembre 1982 – d’un périple qui l’a conduite de Vancouver à San Francisco puis à Yokohama. Elle

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retournera ensuite en Europe. Son intérêt pour le Japon ne date pas des années quatre-vingt. Elle a lu de nombreux auteurs japo- nais et a consacré un essai à l’un d’entre eux, le plus énigmatique peut-être : Yukio Mishima. Dans un recueil intitulé le Tour de la prison, qui n’est pas sans rappeler l’Œuvre au noir (« qui serait assez insensé pour mourir sans avoir fait le tour de sa prison ? », s’interrogeait Zénon), elle a consacré une dizaine de textes à ce séjour. Y sont évoqués le grand poète Bashô, la disparition du Japon ancien dans l’immense métropole tokyoïte, la légende des quarante-sept ronin, le théâtre traditionnel. Elle s’attache égale- ment à la vie quotidienne de ces onze millions d’habitants et ne dédaigne pas fréquenter le Tokyo nocturne. Lorsqu’elle se rend à un spectacle de kabuki, elle goûte les bienfaits du dépaysement, il lui « rend l’appétit perdu », car en Occident, elle avait fui le théâtre, « lasse des vanités crispées ou mollement ballantes sur le dos des chefs-d’œuvre » (27). Mais ce qui de loin l’intéresse le plus, c’est la mort atroce et énigmatique de Mishima. Lors de son séjour, elle visite la maison du grand écrivain, le lieu de son existence, le bureau où il écrivait, elle croise sa veuve. Elle lui a consacré un essai publié avant ce voyage : Mishima ou la vision du vide : « Ce qui nous importe, écrit-elle, c’est de voir par quels cheminements le Mishima brillant, adulé ou, ce qui revient au même, détesté par ses provocations et ses succès est devenu peu à peu l’homme déterminé à mourir. (28) » Elle avance des hypothèses sur les rai- sons de son « éclatant suicide » le 25 novembre 1970. Elle évoque la tradition ancienne de la mort volontaire au Japon. Dans le Temps, ce grand sculpteur figure un chapitre inti- tulé « La noblesse de l’échec » (29) dans lequel elle mentionne l’ouvrage qu’Ivan Morris a écrit sur « l’amour des vaincus péris- sant pour une cause perdue » et qui est selon lui, éminemment japonais, alors que « notre Occident n’en offre pas d’exemple, les seuls vaincus que nous honorions étant ceux dont la cause au moins a finalement triomphé ». Au-delà du cas particulier de Mishima, ce sont les kamikazes ou les civils de Saipan qui ont décidé de se jeter d’une falaise plutôt que de se rendre aux soldats américains qu’essaie de comprendre Marguerite Yourcenar.

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S’agissant de Mishima, elle recherche une explication dans sa vie privée, note qu’il avait détruit son journal intime la veille de son mariage, rapporte que les relations entre sa mère et son épouse étaient des plus complexes. Il aurait été aussi affecté par l’attribution du prix Nobel à son ami et maître Kawabata – qui lui aussi, mais discrètement, se suicidera deux ans plus tard –, esti- mant que les perspectives de se voir décerné le prix s’éloignaient désormais pour lui. Elle relate les derniers actes de Mishima avant de se rendre avec ses compagnons de la Société du bouclier (Tate no Kai) au ministère de la Défense : l’écrivain met dans une enveloppe pour son éditeur les dernières pages de sa tétralogie les Chemins de la fer- tilité. Sur le chemin qui le mène au ministère, sa voiture passe devant l’école où se trouve sa fille de 11 ans (Mishima aurait alors déclaré : « C’est le moment où dans un film on entendrait une musique sen- timentale »). Ultime provocation ? Abattement de l’écrivain que le déclin de son pays a déterminé à mourir ? La vision atroce des deux têtes décapitées – Mishima et son compagnon Morita – placées à côté des corps est à ce point insoutenable qu’elle rend vaine toute tentative d’explication. On pourrait être tenté de penser que la réaction de Marguerite Yourcenar est celle d’une Occidentale, d’une étrangère à la culture japonaise. En fait, le seppuku de Mishima s’est également heurté à l’incompréhension de nombreux Japonais. Dans une conférence donnée à Tokyo à l’occasion de son séjour à l’automne 1982, Marguerite Yourcenar estimait que tout voyage dans l’espace était aussi un voyage dans le temps, chaque époque privilégiant une période donnée dans l’histoire d’une ville ou d’un pays. Les premiers visiteurs du Japon ont également fait ce choix : le Japon traditionnel, le Japon classique, avait leur pré- férence. Cela tient aux conditions pratiques de déplacement à l’in- térieur du pays – les routes sont très mauvaises, écrivait encore Paul Claudel dans sa correspondance diplomatique –, à la relative brièveté des séjours de la plupart d’entre eux – il fallait dans ces conditions aller à l’essentiel – et à leurs goûts respectifs, en par- ticulier intellectuels. Aussi retrouve-t-on chez les uns et les autres un même intérêt pour la légende des quarante-sept ronin, pour le haikai, pour le bunraku.

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Il s’établit d’ailleurs entre eux une forme de dialogue, Paul Claudel corrigeant le jugement ironique de Pierre Loti sur la poli- tesse japonaise ou Marguerite Yourcenar reprenant à son compte les remarques de Claudel sur le théâtre. Au-delà du style et du caractère de chacun, le Japon n’aura rien perdu de sa fascination après le séjour effectué, même si pour certains l’évaluation fut mitigée. Aujourd’hui, les écrivains n’ont plus à découvrir et à nous faire découvrir le Japon, la facilité des déplacements et l’abondance des images et des sons y suppléent. Vient alors l’époque d’une nouvelle génération d’écrivains – on songe, par exemple, à Nicolas Bouvier ou à Amélie Nothomb –, celle qui a vécu et travaillé au Japon, qui a étudié le japonais. Leur production mérite elle aussi qu’on s’y arrête.

1. Toyokuni (1769-1825) était un grand maître de l’ukiyo-e. 2. Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, tome VIII, 1889-1891, Charpentier et Fasquelle, 1895. 3. Pierre Loti, Madame Chrysanthème, Flammarion, 1990, p. 157. 4. Paul Claudel, Journal I 1904-1932, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 531. 5. Pierre Loti, op. cit., p. 134. 6. Idem, p. 173. 7. Idem, p. 89. 8. Idem, p. 147. 9. Lettre à sa mère dans Suetoshi Funaoka, Pierre Loti et l’Extrême-Orient, Éditions France Tosho Tokyo, 1988. 10. Paul Claudel, 10 janvier 1921, Journal I (1904-1932), op. cit., p. 501. 11. Paul Claudel, Correspondance diplomatique, Gallimard, 1995, p. 210-211. 12. Idem, p. 313. 13. Paul Claudel, « Un regard sur l’âme japonaise », in l’Oiseau noir dans le soleil levant, Gallimard, 1965, p. 1127. 14. Paul Claudel, Journal I (1904-1932), op. cit., p. 601. 15. Paul Claudel, Positions et propositions, art et littérature, in Œuvres en prose, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 81-82. 16. Paul Claudel, l’Oiseau noir dans le soleil levant, op. cit., p. 1150. 17. Paul Claudel, Journal, op. cit., p. 1438. 18. Roland Barthes, l’Empire des signes, Seuil, coll. « Points », 2005. 19. Idem, p. 47. 20. Idem, p. 51. 21. Idem, p. 60-61. 22. Idem, p. 22. 23. Idem, p. 24.

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24. Idem, p. 56. 25. Idem, p. 130. 26. Maurice Pinguet, la Mort volontaire au Japon, Gallimard, coll. « Tel », 1991. 27. Marguerite Yourcenar, Essais et Mémoires, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » 1991, p. 640. 28. Idem, p. 244. 29. Idem, p. 321-331.

n Jean-Pierre Dubois, agrégé d’allemand, ancien élève de l’ENA, a effectué plu- sieurs longs séjours au Japon, notamment de 1992 à 1995, où il a été conseiller au service économique de l’ambassade de France à Tokyo.

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Les relations éditoriales franco-japonaises un mouvement de balancier et des formes inversées

n Corinne Quentin n

ans le domaine de la traduction, les échanges soutenus qui existent entre la France et le Japon prennent une forme presque Dsystématiquement inversée et apportent un éclairage significatif sur les rapports entretenus entre les deux pays. La littérature française peine à retrouver au Japon la faveur particulière dont elle a joui pendant un demi-siècle, des années vingt aux années soixante-dix, et le goût proche de l’avidité des Japonais pour les écrits français d’alors semble à présent surpassé par l’intérêt des lecteurs français pour le roman japonais, aujourd’hui installé dans le paysage littéraire français. Pour Nozaki Kan, professeur et traduc- teur de littérature française, ce moins grand attrait des Japonais pour les publications françaises et l’intérêt grandissant en France pour les écrits japonais est une saine évolution : le Japon passant « de l’idolâ- trie au dialogue » il peut sans doute s’ouvrir sur « un échange enfin digne de ce nom, un rapport vraiment réciproque ». Cependant, alors que le Japon reste accueillant envers les documents, essais et travaux de sciences humaines et sociales français (environ deux tiers des traductions), les écrits japonais dans ces domaines sont toujours

85 france-japon : une nouvelle histoire Les relations éditoriales franco-japonaises. Un mouvement de balancier et des formes inversées les grands absents des librairies de l’Hexagone. Un effort serait donc à faire, dans les deux pays, pour permettre aux lecteurs français de découvrir ce qui anime le débat intellectuel japonais et soutenir ainsi un meilleur débat franco-japonais. La forte poussée du manga depuis une quinzaine d’années a grandement influencé la vision générale de la culture japonaise en France. Avec les dessins animés, que demande le monde entier, il est le nouveau grand vecteur de la culture japonaise à l’étranger. C’est sans doute la première fois que le Japon, sous cette impulsion qui semble encore parfois l’étonner lui-même, exporte si volontairement sa culture (sous le label « Cool Japan » par exemple) et commence à prendre des initiatives qu’il avait laissées jusque-là aux importa- teurs étrangers. Or, dans le même temps, la bande dessinée fran- çaise (et belge) était ignorée par le Japon, malgré quelques initia- tives pourtant de qualité, au premier rang desquelles par exemple la publication de feuilletons BD dans le magazine de manga Morning (éditions Kodansha), mais qui n’eurent pas l’écho attendu et que l’on peut maintenant voir comme des opérations d’« avant-garde ». Ce n’est que ces deux dernières années, grâce à la ténacité de quelques traducteurs et éditeurs, soutenue par des opérations insti- tutionnelles, que plusieurs albums, notamment les Cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters, récompensé début 2013 par le prestigieux grand prix du Media Arts Festival décerné par le secré- tariat à la culture japonais, mais aussi Période glaciaire de Nicolas de Crécy, Pinocchio de Winshluss, vendus à plus de 10 000 exem- plaires, rencontrent un succès susceptible d’encourager les éditeurs japonais à se lancer plus activement dans cette voie.

La littérature japonaise traduite en France

Dans l’introduction des romans japonais en France, on peut repérer un premier courant, au tout début du XXe siècle, où les traductions se multiplient sous l’effet de mouvements tels qu’orien- talisme et japonisme, ou l’influence de personnalités telles que Paul Claudel, les frères Goncourt ou Pierre Loti. Suit un deuxième cou- rant, d’origine américaine, qui a pour principe directeur une pré-

86 france-japon : une nouvelle histoire Les relations éditoriales franco-japonaises. Un mouvement de balancier et des formes inversées sentation systématique d’auteurs : Kawabata chez Albin Michel, Tanizaki et Mishima chez Gallimard. L’impact de ces écrivains est si fort qu’il crée en France l’image durable d’une littérature japonaise violente, perverse, sophistiquée. Vers le milieu des années quatre- vingt, un troisième courant voit les genres se diversifier. Les Éditions Philippe Picquier, créées en 1986, multiplient le nombre d’auteurs et de textes traduits, aussi bien littéraires que populaires, stimu- lant ainsi l’intérêt des lecteurs mais aussi la curiosité d’autres édi- teurs. Les Éditions Payot et Rivages se lancent dans la redécouverte de Sôseki Natsume, Le Serpent à Plumes dans la présentation de Miyazawa Kenji, ou, un peu plus tard, Actes Sud de Ogawa Yôko, avec un succès tout particulier. Il est intéressant de voir que la poussée du roman japonais en France se situe à peu près au moment où, justement, au Japon on parle de « crise du roman ». En 1989, par exemple, le critique Hasumi Shigehiko souligne dans les nouveaux romans japonais un manque de puissance créatrice pour proposer de nouvelles histoires ou de nouveaux matériaux sur lesquels faire « travailler » le roman. Pour certains intellectuels japonais, comme l’indiquait Philippe Forest dans un article d’Art Press en 2000, « la littérature serait condamnée à plus ou moins brève échéance, par le développement culturel d’une société pressée de congédier toute pensée et de promouvoir les valeurs creuses du divertissement ». Mais pour d’autres, moins pessi- mistes, on assisterait plutôt au passage de la littérature « moderne » à la littérature « postmoderne » qui, au contraire, passionne les lecteurs japonais et que, par les traductions, le lecteur français peut aussi apprécier, même s’il n’est pas totalement conscient des mouvements qu’elle représente dans l’histoire littéraire japonaise. Ainsi, après des romans devenus emblématiques, tels que Kitchen de Yoshimoto Banana, la Ballade de l’impossible de Murakami Haruki puis, un peu plus tard, le recueil de poésie l’Anniversaire de la salade de Tawara Machi, le lectorat français a la possibilité de se frotter à ce que Cécile Sakai nomme le « triangle d’or » représentatif des dominations culturelles au début du XXIe siècle : littérature féminine, littérature monde, littérature populaire. Littérature féminine, avec par exemple Ogawa Yôko, Kawakami Hiromi ou Yoshimoto Banana, entre quo- tidien, fantastique, fantasmatique et qui semble éloignée des com- bats sociaux. Littérature monde avec Tawada Yôko, qui écrit paral-

87 france-japon : une nouvelle histoire Les relations éditoriales franco-japonaises. Un mouvement de balancier et des formes inversées lèlement en allemand et en japonais et, pas encore suffisamment présentés en France, des auteurs d’origine coréenne nés au Japon et de langue « maternelle » japonaise, puis des auteurs étrangers, essentiellement des Chinoises installées au Japon ; écrivant dans la langue japonaise apprise, elles ont parfois un goût de « mode » qui révèle sans aucun doute un désir de « différence » des lecteurs japonais, tant dans les sujets que dans l’écriture. On peut citer ainsi Yang Yi, Prix Akutagawa en 2008, ou On Yûjû, Prix Subaru jeune talent des Éditions Shûeisha en 2009. Littérature populaire enfin, le roman policier en tête, avec Kirino Natsuo ou Miyabe Miyuki, entre réalisme social et psychologie, Higashino Keigo, Isaka Kôtaro, etc.

Les traductions d’ouvrages français au Japon

Pendant la même période, au Japon, on a souvent évoqué « l’impasse » dans laquelle se trouverait la littérature française, à l’ins- tar du titre d’un article du quotidien Asahi Shimbun paru en 1991. Loin est donc le temps où le Japon traduisait Baudelaire, Valéry, Gide puis Sartre, Camus et des dizaines d’autres auteurs qui pre- naient une place de référence privilégiée en tant que seule alterna- tive sérieuse à la culture d’occupation américaine, pour des Japonais avides de stimulation intellectuelle après l’isolement culturel orga- nisé par l’armée au pouvoir. Lorsque Passion simple d’Annie Ernaux fut publié en 1993 et remporta un succès (près de 40 000 exemplaires à ce jour) inconnu des romans français traduits depuis le début des années quatre-vingt (exception faite de la Salle de bain de Jean-Philippe Toussaint avec 140 000 exemplaires vendus à ce jour), son traducteur, Hori Shigeki, dont l’excellence bien sûr n’est pas sans relation avec le succès en question, vit là l’expression d’un intérêt émergeant chez les Japonais pour « une autre France », non plus celle des « esthètes du nouveau roman élitiste » mais celle plus « humaniste » des narrateurs des sen- timents. La trilogie du Grand Cahier d’Agota Kristof, à peu près au même moment (entre 1986 et 1991), faisait figure de phénomène que ce même traducteur expliquait par l’attrait des lecteurs pour une vision totalement anticonformiste du monde, évoquée dans un style

88 france-japon : une nouvelle histoire Les relations éditoriales franco-japonaises. Un mouvement de balancier et des formes inversées direct et simple. La tentative des éditions Hakusuisha qui, à la même époque, lancèrent une collection de « littérature française contem- poraine » avec Patrick Deville, , Antoine Volodine ou Patrick Besson, n’entraîna que peu de réaction du public, semblant confirmer que l’importance donnée à la forme reléguait ces romans français dans une sphère étroite, marginale. De cette collection n’a finalement émergé que la série « Malaussène » de Daniel Pennac et, bien que plusieurs romans de Jean Echenoz aient ensuite été traduits et fort appréciés de la critique et des universitaires, les lecteurs japo- nais sont restés hélas peu nombreux. En 2009, lorsque les mêmes éditions Hakusuisha lancent « ExLibris », une nouvelle collection de littérature du monde, elles n’accueillent aucun roman français aux côtés de Denis Johnson (Jesus’Son) ou Paul Torday (Partie de pêche au Yemen). Les éditeurs de cette maison traditionnellement franco- phile sont les premiers à s’émouvoir de cette absence mais ils sem- blent ne pas avoir pu trouver de textes français répondant au critère d’« originalité » des auteurs retenus, pas encore traduits au Japon ou restés injustement inaperçus malgré la singularité de leur propos ou de leur expression. Syngué sabour d’Atiq Rahimi est le seul roman qu’« ExLibris » traduit du français. Le choix de ce texte, par un auteur francophone d’origine afghane, confirme sans doute l’intérêt que les Japonais semblent porter à une littérature « métisse », susceptible d’ampleur, avec une portée sociale ou politique forte. Les polars et thrillers français ont un moment attiré l’attention avec des auteurs tels que Brigitte Aubert, Bernard Werber ou Jean- Christophe Grangé mais n’ont finalement pas trouvé un réel public face aux romans d’action américains, à la production japonaise conséquente et, plus récemment, à la curiosité dont sont l’objet à travers le monde les auteurs scandinaves.

Après le 11 mars 2011

Comment parler du Japon sans évoquer la catastrophe du 11 mars 2011 ? Depuis deux ans, les écrivains, comme la plu- part des artistes et des Japonais en général, sont confrontés à la question essentielle de leur rôle face aux catastrophes suc- cessives subies par leur pays. De très nombreux textes parais-

89 france-japon : une nouvelle histoire Les relations éditoriales franco-japonaises. Un mouvement de balancier et des formes inversées sent, essais, romans, poèmes, mais, comme le souligne le critique Jinno Toshifumi, si un cataclysme naturel aurait sans doute laissé la possibilité de se référer au riche fond ethno-littéraire, le pro- blème nucléaire, lui, avec son lourd fardeau politique, rend, dans l’immédiat, la fictionnalisation plus ardue. Les écrivains doivent repenser leur participation au débat d’opinion, chacun doit trou- ver comment faire « porter sa voix », pas seulement auprès des dirigeants mais de la population. En parallèle avec cette réflexion des auteurs japonais, le besoin d’information et d’analyse venant aussi de l’extérieur du Japon a favorisé un nombre important de traductions d’ouvrages de Jean- Pierre Dupuy, Dominique Bourg, Corinne Lepage, Laure Noualhat, entre autres. Inversement, la triple catastrophe a renforcé l’atten- tion et souvent l’attachement du lectorat français envers l’Archipel. C’est ainsi que la publication d’essais ou d’articles critiques dans des ouvrages tels que l’Archipel des séismes ou le Monde diplomatique a pu être menée à bien, répondant à un désir d’entendre davantage la voix des Japonais eux-mêmes plutôt que des commentaires dont ils feraient l’objet. Du fait du bon accueil reçu par ces textes, la voie devrait pouvoir s’ouvrir à de nouveaux projets de ce genre qui ali- menteraient un meilleur dialogue entre les auteurs et lecteurs des deux pays.

Quelques données pratiques

Si l’âge d’or de l’édition française au Japon n’est plus que le beau souvenir d’une époque où mon agence (alors dirigée par Yukihiko Okada) pouvait faire quotidiennement plusieurs propo- sitions de contrats de traduction aux éditeurs français, nous conti- nuons cependant à gérer de 120 à 150 nouveaux contrats de tra- duction d’ouvrages français chaque année, tous genres confondus. On peut regretter qu’il s’y trouve un nombre de romans sans cesse en diminution ces cinq dernières années – une dizaine environ en 2012 – mais le désintérêt du public japonais pour la lecture, en particulier de romans, qu’ils soient japonais ou étrangers, est une tendance générale. Depuis une quinzaine d’années, le chiffre d’af- faires global de l’édition japonaise est en régression régulière (aux

90 france-japon : une nouvelle histoire Les relations éditoriales franco-japonaises. Un mouvement de balancier et des formes inversées alentours de - 1 % à chaque bilan annuel) alors que l’édition fran- çaise, bon an mal an, affiche toujours une progression, limitée certes – d’environ 2 % ou 3 % –, mais une progression quand même… Dans le même temps le nombre d’ouvrages publiés annuel- lement est en progression constante et a atteint les 80 000 titres. Le rythme de production des livres, japonais ou traduits, s’accélère : les réimpressions se font rares, les livres disparaissent rapidement des étagères des libraires, perdant ainsi leur visibilité auprès des lecteurs et réduisant cette belle part de hasard dans les découvertes qui peu- vent se faire quand on flâne dans une librairie… Pour un livre français, le plus souvent, il faut se réjouir si des critiques paraissent dans quelques journaux et se contenter de chiffres de ventes relativement limités : dépasser 10 000 exem- plaires pour un roman est devenu rare. La Dernière Neige de Hubert Mingarelli (15 000 exemplaires à ce jour) fut une belle surprise. Malgré tout, beaucoup d’éditeurs japonais restent intéressés par ce que peuvent proposer les auteurs français ou francophones, même si leurs lecteurs, eux, semblent finalement attacher de moins en moins d’importance à la provenance du livre et, sans aucune fran- cophilie particulière, seulement rechercher des ouvrages qui les dis- traient, les instruisent ou les aident dans leur vie quotidienne. Il est vrai que nombre d’autres supports que le livre, Internet et son accès facile sur téléphone portable en particulier, peuvent souvent procu- rer cela à meilleur prix… Face à ces chiffres et ces tendances, certains observateurs évo- quent ce qui serait un « repli » culturel, toujours pressés qu’ils sont, semble-t-il, de voir se réveiller au Japon un nationalisme extrême considéré comme potentiel. Or ne peut-on pas penser qu’il s’agit de l’inverse, et que c’est plutôt un désir d’ouverture, une curiosité, une nouvelle attirance pour l’ailleurs, une recherche d’ampleur, qui sont à l’œuvre ? Même si, actuellement, ce ne sont pas les romans fran- çais qui répondent le mieux à ces motivations de lecture… Très peu de maisons d’édition japonaises disposent d’éditeurs susceptibles de lire des textes en langues étrangères, ou alors de façon marginale, en anglais. Les acquisitions de droits de traduc- tion se font donc généralement par l’intermédiaire d’un agent à qui l’initiative est laissée pour pré-identifier les ouvrages à publier. Le traducteur est un autre maillon capital dans la chaîne des échanges

91 france-japon : une nouvelle histoire Les relations éditoriales franco-japonaises. Un mouvement de balancier et des formes inversées pour les traductions. La renommée de certains d’entre eux peut par- fois constituer un argument de vente et, en l’absence de l’auteur, ils assurent souvent à sa place la communication dans les médias. Pendant longtemps, l’édition japonaise pouvait se satisfaire d’un marché intérieur actif : des lecteurs assidus, un grand nombre de relais assurés tout au long de l’année par les revues traitant de multiples prix littéraires, etc. Les traductions nombreuses, dans tous les domaines, étaient une ouverture sur le monde. Mais de ce fait, sans doute là aussi à la grande différence de l’édition française, la présentation des auteurs japonais à l’étranger restait pour les édi- teurs une activité secondaire sur laquelle ils étaient peu investis. Les demandes venant de l’étranger représentaient plutôt un honneur qu’une source de revenus tant pour les auteurs que pour les maisons d’édition japonaises. C’est au cours de la dernière décennie que, sous la poussée du manga, la gestion des droits de traduction s’est peu à peu mise en place chez les éditeurs japonais : des ­services de droits étrangers ont été créés à l’intérieur des maisons d’édition ou bien ces dernières ont mis en place des partenariats avec des agents extérieurs pour gérer des offres d’acquisition de droits de traduction, affluant du monde entier, l’Asie en première ligne. Les traductions d’ouvrages japonais à l’étranger ont peu à peu pris une importance économique, face à des chiffres d’affaires sur le marché intérieur en régulière diminution.

n Corinne Quentin est directrice de l’agence littéraire Bureau des Copyrights Français à Tokyo où elle vit depuis vingt-cinq ans et travaille au développement des échanges éditoriaux entre France et Japon. Elle a également traduit en français des romanciers japonais tels que Ikezawa Natsuki, Genyû Sôkyû, des essayistes, Azuma Hiroki, Ozaki Mariko, des auteurs de mangas, Taniguchi Jirô, Nananan Kiriko et a dirigé, avec ­Cécile Sakai, l’Archipel des séismes (Éditions Philippe Picquier, 2012).

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l’écrivain sismographe

n Entretien avec Michaël Ferrier réalisé par Aurélie Julia n

n ce temps-là, je pensais vraiment que ma vie allait quelque part. Il faudrait pouvoir remonter le cours du temps, savoir où tout cela “Ea commencé – lentement, sûrement – à s’effilocher, saisir les pre- miers points de rupture dans la maille des jours, les premières déchirures – probablement infimes, indétectables – dans le tissu serré et calme qui formait la trame de ce que j’appelais ma vie. » Avec Kizu (la lézarde) (Arléa, 2004), Michaël Ferrier esquisse l’exploration d’un thème qui lui est devenu cher, la fêlure. Qu’il s’agisse d’essais ou d’œuvres romanesques, chaque ouvrage­ de l’auteur s’articule autour du mot et décline ses résonances. Kizu, par exemple, évoque la « fissure ». D’un point de vue phonétique, le terme n’a rien d’agressif : il est même plutôt doux à l’oreille ; il ne fait pas de bruit, on le chuchote ; nous sommes dans le murmure et l’insidieux. Sympathie pour le fantôme (Gallimard, 2010) parle de « brèches ». Ici le mot s’impose davantage par ses sonorités : les deux consonnes initiales disent le tremble- ment et la cassure ; elles rendent plus manifeste l’image d’une trouée ou d’un sillon. Fukushima, récit d’un désastre (Gallimard, 2012) met l’accent sur la « faille » ; les phonèmes ont quelque chose d’abrupt, de radical, d’inquié- tant ; le mot claque : on imagine le précipice.

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Les causes de chaque lézarde décrite dans les livres varient selon les histoires, d’où ces différentes intensités. Le héros de Kizu n’a pas d’emprise sur les événements ; les motifs lui échappent ; il constate les fissures de son existence, les subit, les accepte ; il ne s’affiche jamais réellement en acteur. Le canevas est tout autre dans Sympathie pour le fantôme : le personnage principal veut secouer les stéréotypes ; à travers son regard d’enseignant et de présentateur de télévision, il pointe du doigt les poncifs et nous ­invite à emprunter des chemins latéraux. La fracture relatée dans Fukushima ­résulte d’un cataclysme : la terre tremble et se fend, une catastrophe ­nucléaire se déclenche ; un point de non-retour a été franchi. Le narrateur pose des phrases sur le chaos non dans une logique de dénonciation mais pour ­décrire la réalité et pour la comprendre. Après avoir parcouru le monde jusqu’à ses 20 ans, Michaël Ferrier pose ses valises au Japon en 1994 où il enseigne les lettres. Est-ce le va- et-vient permanent entre la culture japonaise et la culture française qui ­explique, chez lui, le désir viscéral de vouloir déplier le réel, le besoin de scruter le revers des choses pour réintroduire la nuance dans le discours ? Écoutons-le. Aurélie Julia

evue des Deux Mondes – Vous naissez à Strasbourg, vous appre- nez à lire à Madagascar, vous passez votre enfance au Tchad, Rvous êtes adolescent à la Réunion et en Guyane, vous préparez une thèse sur Céline à Saint-Malo, vous faites votre service militaire au Japon : le mot « déra­ci­nement » a-t-il un sens pour vous ? Michaël Ferrier – On attache presque toujours au déracine- ment des notions de douleur et de souffrance, ce qui m’étonne. Parcourez des textes sur l’exil : le thème est généralement abordé sous un angle dramatique, chaque page apporte son lot de tristesse et de larmes. Les auteurs soulignent les aspects sombres, mélan- coliques, sentimentaux. Il ne faut pourtant pas passer sous silence l’extraordinaire source de créativité dont ces expériences sont égale- ment porteuses. L’inconnu est un réservoir fabuleux de ressources, de richesses et de rires.

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Revue des Deux Mondes – Est-ce cet appel de l’ailleurs qui vous pousse vers le Japon ? Michaël Ferrier – Dans les années quatre-vingt-dix, je devais faire mon service militaire. Je ne connaissais pas l’empire du Soleil- Levant et, pour être honnête, je n’étais pas plus attiré par ce pays que par un autre. J’ai accédé au Japon par Kyoto, l’une des plus belles villes du monde, ce que j’ignorais à l’époque (« une des dix villes du monde où il vaille la peine de vivre quelque temps », écrit Nicolas Bouvier dans Chronique japonaise (1)). Un Français, Didier Wester, m’offrit généreusement l’hospitalité ; je suis arrivé­ un dimanche et le samedi soir suivant, je lui ai annoncé que j’allais faire un tour « rapide » dans les parages. Le pauvre, il m’a attendu jusqu’à l’aube : j’étais parti dans les bars. Je voulais plonger dans la nuit japonaise, rencontrer du monde, sentir la vraie vie du pays. Ce soir-là, je suis parvenu je ne sais trop comment dans une boîte de nuit, le Maharadja. Là, j’ai acheté une bouteille d’alcool fort et l’ai signée – une pratique courante au Japon, où on peut ainsi réserver sa bouteille. C’était il y a vingt ans. Depuis, chaque fois que je retourne à Kyoto, je déambule dans les rues à la recherche du Maharadja. On me demande régulièrement pourquoi je reste au Japon. Pour retrouver ma bouteille !

Revue des Deux Mondes – Quels sont les écrivains qui vous ont formé… ou déformé ? Michaël Ferrier – Je citerais en premier lieu Céline, un auteur que j’ai énor­mément lu et que je ne quitte jamais long- temps. Céline est l’un des rares écrivains à me faire rire même à la dixième lecture. On insiste sur la veine sarcastique et féroce du bonhomme ; mais il existe chez lui une palette incroyable- ment colorée de l’humour. À côté de Céline, viennent pêle-mêle Arthur Rimbaud, Édouard Glissant, Aimé Césaire, Blaise Cendrars, François Rabelais, Samuel Beckett, Kateb Yacine, Molière… j’arrête là : les listes sont ennuyeuses ; et puis je ne tiens pas établir une grande famille cohérente ; ce sont des livres qui m’accompagnent. Il y en a d’autres : Proust, Perec… S’il fallait trouver un fil rouge, ce serait le travail de chacun sur la langue et le désir de rendre au français sa puissance expressive.

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Revue des Deux Mondes – Vous côtoyez également la littérature japonaise. Est-ce sa fréquentation qui donne à vos écrits cette struc- ture à la fois cohérente et éclatée ? Michaël Ferrier – On m’interroge souvent sur la composition de mes livres. Je renvoie les intéressés à deux genres littéraires anciens : les zuihitsu, soit les « écrits au fil du pinceau », et les nikki, litté- ralement les « jours gardés en mémoire » : Sei Shonagon, Kamo no Chomei, Yoshida Kenko, Ki no Tsurayuki… La littérature japonaise a développé d’autres formes génériques que les nôtres et ce décloison- nement m’enchante. Je discutais de la question avec , qui souhaite « déprogrammer la littérature ». Avec lui aussi, les éditeurs et les libraires s’arrachent les cheveux : où le mettre ? La classification par genres a fait l’objet de réflexions théoriques passionnantes ; il est temps de proposer autre chose, et pourquoi pas un genre hybride qui mêlerait le témoignage, le récit et le documentaire ? De toute façon, l’écrivain écrit le livre qu’il doit écrire, après ce sont les éditeurs, les critiques et les lecteurs qui attribuent un genre à l’ouvrage s’ils en ont besoin. En dessous, c’est toujours le même livre, avec sa puissance de feu permanente qui calcine toutes les étiquettes.

Revue des Deux Mondes – Cette aspiration au décloisonnement des genres fait écho au regard que vous portez sur les logiques mani- chéennes. Les valses à deux temps vous agacent. Michaël Ferrier – Les machines binaires empêchent la pensée de prendre son essor ; je dirais même plus, elles la sclérosent. La tradition et la modernité, la grande littérature et la littérature popu- laire, l’universel et le particulier, nous et les autres… Quelle signifi- cation donner à ces couples ? Ce sont des catégories simplistes qui tentent, au mieux d’agripper un réel bien plus complexe, au pis de le réduire afin de le manipuler. Toutes ces frontières tremblent d’ailleurs aujourd’hui, quand elles ne se dissolvent pas. Internet et les voyages rendent par exemple les notions du proche et du lointain très relatives. De même, que désignent l’Orient et l’Occi- dent ? Et pourquoi pas, comme le signale le titre d’une excellente revue, Extrême-Orient, Extrême-Occident ? Si le concept « Extrême- Occident » ne dit rien à personne, alors pourquoi « Extrême-Orient » ? Où commence l’Orient, où commence l’Occident ? Dans les Onze Mille Verges, Apollinaire propose Bucarest comme ville-partage :

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« Bucarest est une belle ville où il semble que viennent se mêler l’Orient et l’Occident. On est encore en Europe si l’on prend garde ­seulement à la situation géographique ; mais on est déjà en Asie si l’on s’en rapporte à certaines mœurs du pays, aux Turcs, aux Serbes et autres races macédo- niennes dont on aperçoit dans les rues de pittoresques spécimens. (2) »

Mais ce qui intéresse Apollinaire, c’est que cette ville est non pas le lieu de la séparation mais celui de la rencontre, le lieu d’une mêlée, y compris érotique évidemment, à la fois un croisement et une halte, un nœud et un commerce, et de ce mot que j’aime tant : une circulation. Pour évoquer l’éternel clivage, on a aussi coutume de citer les premiers vers du poème de Rudyard Kipling « La ballade de l’Est et de l’Ouest » : « L’Est est l’Est, et l’Ouest est l’Ouest, et jamais ils ne se rencontreront. » Seulement, on oublie la suite : « Mais il n’y a ni Est, ni Ouest, ni Frontière, ni Race, ni Naissance /Quand deux hommes forts se retrouvent face à face, même s’ils viennent des confins de la Terre. (3) » Cette séparation entre l’Orient et l’Occident me semble donc en grande partie périmée, et terriblement dix-neuviémiste. Elle se greffe sur la vieille histoire des mentalités (« Les Japonais sont comme ci… les Occidentaux sont comme ça… »), dont on sait qu’elle a pu véhiculer les pires poncifs en matière d’ethnocentrisme, de colonia- lisme ou de racisme. Il est rassurant d’aligner des blocs homogènes et de poser ou de supposer des entités stables. Qu’y gagne la pen- sée ? Je me le demande. On raisonne beaucoup mieux en termes d’interactions, non pour aller dans le sens d’une idéologie à la mode du métissage euphorique – car les rencontres peuvent porter des frictions comme elles portent des fruits – mais pour commencer à imaginer un autre outillage théorique, beaucoup plus adapté à ce qui est en train de se passer sous nos yeux.

Revue des Deux Mondes – Le raisonnement à partir du binôme franco-japonais pêche donc par son caractère réducteur… Michaël Ferrier – Je vous pose la question : pourquoi Paris et Tokyo ? Dans quels domaines la comparaison a-t-elle une vali- dité supérieure à d’autres comparaisons ? Existe-t-il des affinités de nature entre le Japon et la France ? Je ne le crois pas. D’après l’historien Jean Baubérot, toutes les enquêtes sociologiques interna- tionales (statistiques du travail, de la sécurité sociale, du mariage,

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de la retraite…) indiquent que les pays ayant le plus d’analogies avec le Japon sont… les pays scandinaves. Lorsque je suis arrivé dans l’Archipel, j’entendais souvent : « Les Japonais partagent avec les Britanniques une mentalité insulaire. » À nouveau ce truisme sur les mentalités… Curieusement, personne ne rapproche jamais le Japon des Maldives, qui constituent aussi un archipel ! Il est de bon ton, pour des causes à la fois diplomatiques et commerciales, de reconnaître une mystérieuse affinité entre la France et le Japon. Cependant, les rapports entre les deux pays s’apparentent plutôt aux montagnes russes. J’évoque le sujet dans la Tentation de la France, la tentation du Japon : regards croisés (4). À la fin du XIXe siècle par exemple, les artistes français ne jurent que par le pays du Soleil- Levant, c’est la grande période du japonisme. Néanmoins l’Archipel se discrédite par ses prises de position lors des conflits mondiaux. Les guerres contre la Chine et la Russie noircissent un peu plus son image : le fameux Occident réalise avec stupeur qu’un tout petit pays terrasse l’ogre russe. La peur s’empare des esprits. Les Japonais, vus hier comme des modèles de raffinement et d’élégance, devien- nent d’affreux barbares. Nous parlons pourtant du même peuple ! Plutôt que de réfléchir par affinités entre deux pays et deux cultures, il faut réinscrire les relations dans leur évolution historique, afin de montrer les changements, les avancées, les retours en arrière, les pas de côté. Il faut toujours avoir en ligne de mire l’Histoire.

Revue des Deux Mondes – Sympathie pour le fantôme pense la question identitaire. Le roman met en scène un Français installé à Tokyo ; la chaîne de télévision pour laquelle il travaille lui demande de raconter l’histoire de son pays. Au cours du livre, le héros, éga- lement professeur, expose le système académique japonais et brosse un tableau peu conforme avec la représentation nationale. A-t-on besoin d’être ailleurs, d’être à l’extérieur pour parler d’identité ? Michaël Ferrier – À l’extérieur, je ne sais pas, à la lisière, sûre- ment. « Le Japon est un pays homogène dans sa race et dans sa culture », nous rebat-on les oreilles. Quelle bonne blague ! Le Japon est un espace insulaire pluriel. Regardez au nord : l’île de Hokkaido est officiellement rattachée au Japon à partir de 1868 ; le territoire, qui appartenait aux Aïnous, a connu une colonisation intensive. André Leroi-Gourhan décrit cela très bien dans un livre posthume,

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Un voyage chez les Aïnous. Hokkaïdo 1938 (5). Le sort d’Okinawa, au sud, est similaire : le royaume de Ryukyu a longtemps été quasi- indépendant et sera officiellement annexé en 1879. Vous voyez : la géographie, les idiomes, l’histoire s’inscrivent en faux contre la glorieuse homogénéité nipponne. À l’intérieur même du pays, vous entendez des dialectes différents, et les phénomènes migratoires existent (Coréens, Chinois, Brésiliens…). Dans l’autre sens, les com- munautés japonaises sont importantes en Amérique du Sud ; il suffit d’aller au Brésil (São Paulo) et au Pérou (Fujimori !) pour s’en rendre compte. Le système d’écriture japonais se constitue à partir des caractères chinois, les kanji, tandis que pour la syntaxe, les spécia- listes l’apparentent volontiers aux langues altaiques comme le turc et le mongol. C’est dire la capacité d’importation, de transformation et de réappropriation de ce peuple. L’Archipel naît et vit de flux migra- toires, de transferts culturels massifs ou sporadiques, intenses, régu- liers ou discontinus. Un prochain numéro de la revue Hommes et Migrations y sera d’ailleurs consacré (6). Dès les années cinquante, le grand historien des idées Kato Shuichi insiste sur l’importance de cette notion d’hybridité dans la culture japonaise ; aujourd’hui, une jeune génération d’intellectuels très brillants (comme l’historien Eiji Oguma, ou la sociologue Chikako Mori, formée en France, à l’École des hautes études en sciences sociales) y est attentive et fait entrer peu à peu cette réalité dans le discours savant (7) ; les historiogra- phies officielles, elles, ignorent, refoulent ou minorent ces faits.

Revue des Deux Mondes – Pourquoi ? Michaël Ferrier – Pour des raisons qui ont encore une fois trait à l’Histoire, et notamment au colonialisme et au nationalisme. Un historien, malheureusement non encore traduit en France, démontre parfaitement que l’homogénéité japonaise est un mythe construit de toutes pièces. Il s’agit d’Eiji Oguma (8). Ses thèses font du bruit mais elles ne sont pas encore passées dans l’opinion publique. Au Japon, comme en France et partout ailleurs, des éléments s’imbriquent, plu- sieurs univers culturels s’articulent et cela donne naissance à quelque chose d’inouï, en forme de spirale. Chez nous, la question identitaire suscite de grandes crispations. Il est curieux de voir la France à la traîne dans ce débat. Nous avions tout pour nourrir une réflexion sur l’hybridité : l’Hexagone se situe au bout de l’Europe, notre pays est

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d’une prodigieuse variété : « ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde », comme disait Bardamu ! « Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France et puis c’est ça les Français. (9) » Au lieu de prendre appui sur cette histoire millénaire, la dis- cussion voit sans cesse s’affronter des blocs : la repentance contre la pénitence, le républicanisme contre le multiculturalisme. J’écris pour lézarder ces blocs, pour faire apparaître les failles, les fissures, les frissonnements, à l’œuvre dans l’Histoire comme chez les individus.

Revue des Deux Mondes – Penchons-nous sur un autre lieu commun, le paradoxe... Michaël Ferrier – Aaah ! « Le Japon, pays de tous les para- doxes » ! « Le Japon, mélange de modernité et de tradition » ! Roulez, colloques, sermons et thèses… Mais citez-moi un pays au monde qui ne soit pas issu de cette alliance. La pyramide du Louvre bâtie au milieu d’un écrin de pierres signe elle aussi la rencontre du passé et du présent. Voir le Japon comme un pays paradoxal rejoint la problématique des machines binaires. Je me souviens d’un livre très drôle paru en 1585 : Européens et Japonais. Traité sur les contradictions et différences de mœurs (10). Le père jésuite Luís Fróis y fait une comparaison des usages japonais et européens, sous la forme du renversement : « Chez nous, le noir est la couleur du deuil ; chez les Japonais, c’est le blanc. Nous pre- nons une douche le matin, les Japonais prennent un bain le soir », etc. Le Japon, conclut-il, vit à l’inverse de l’Occident. C’est l’Autre Face de la Lune, pour reprendre le titre d’un livre plus récent de Lévi-Strauss sur le Japon (11). Car ces vieilles théories du monde à l’envers s’entendent encore de nos jours, au XXIe siècle. L’Archipel est un lieu incroyable d’investissement fantasmatique ; on peut lui faire dire tout et n’importe quoi. Il faut proposer des éclairages latéraux pour que le paysage s’ouvre.

Revue des Deux Mondes – Vous amorciez dans Sympathie pour le fantôme une réflexion sur l’image – le héros est pré- sentateur d’une chaîne de télé. La réflexion se poursuit dans

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Fukushima, récit d’un désastre. Autrefois, l’image était le support d’une idée. Aujourd’hui, elle est devenue son propre support ; elle semble perdre le contact avec la réalité concrète des choses. Quel sens a-t-elle ? Michaël Ferrier – J’ai travaillé quinze ans pour une chaîne de télévision japonaise. Je voulais voir le Japon de l’intérieur et la télé- vision vous place immédiatement au centre du système. Je voulais voir ce qu’il y avait derrière ces grandes façades en verre fumé qui, à Tokyo, à Paris, à New York, abritent les chaînes de télévision, ces monolithes des temps modernes, feutrés et lisses, où se loge le sidé- rant pouvoir des images. Je n’ai rien contre l’image en soi. De grands peintres ou ­d’admirables cinéastes travaillent à partir de ce support. Je ne parle donc pas des artistes mais du système planétaire de reproduction et de diffusion des images, qui a des conséquences notables sur le plan politique, social et économique. L’image est devenue notre principal mode d’accès à l’information, mais aussi, plus généra- lement, au savoir. Or le système marchand de l’image planétaire stéréotypée aplatit toutes les sensations (même la vue) et réduit en fait la connaissance. L’image est un filtre, au sens le plus concret du terme, c’est-à-dire un écran. Le cas de Fukushima est exem- plaire : en 2011, les télévisions se mettent à diffuser des images en boucle, ajoutant pour ainsi dire le désastre au désastre, dans une forme de résignation à l’impuissance qui confine à l’hypnose. On vous montre des paysages dévastés et les téléspectateurs ont tout de suite l’impression de comprendre. Or la capacité à convoquer une image ne préjuge pas de la compréhension d’un phénomène, ni dans ses causes, ni dans son impact, ni dans ses implications : la radioactivité par exemple est invisible, elle passe à travers les rets de l’image. De plus, les médias de l’image ne se contentent pas d’enregistrer la réalité, ils la définissent. La formule « on se serait cru dans un film » est révélatrice : on ne réalise plus ce que l’on est en train de vivre ; on essaye d’emblée de le connecter à une culture visuelle banale au lieu de le sentir et de le goûter de toutes ses forces. Philippe Sollers, avec sa sagacité habituelle, a mille fois raison : nous sommes gavés par l’image, l’œil est sollicité aux dépens de tous les autres sens, nous avons tout oublié de l’écoute et de la voix, de la musique.

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Que l’image soit un repère, pourquoi pas ? Mais qu’elle soit le seul accès à la perception de notre vie, et à la connaissance du réel, c’est inacceptable car appauvrissant. Certains récits en revanche nous aident à comprendre, à « reprendre la main ». De ce point de vue, le pouvoir de la vraie littérature est immense : elle vous fait entrer dans un événement de l’intérieur, tous sens en éveil, avec une force que vous n’êtes pas prêt d’oublier. Trouver les mots justes oblige à sortir de la sidération télévisuelle, à retrouver le réel et commencer à saisir ce qui se passe, dans sa vibration même. Tel un sismographe, en somme.

Revue des Deux Mondes – Justement, quel rôle la littérature tient- elle dans une catastrophe comme Fukushima ? Peut-on faire du beau avec le désastre ? Michaël Ferrier – Il faut relire les Fleurs du mal : Baudelaire déconnecte avec génie le beau du moral. Vous pouvez avoir des textes « beaux » sur des sujets atroces, « Une charogne » par exemple. C’est toute la différence entre le beau et le joli. Comment dire que l’Espèce humaine est un joli texte ? Le verbe de Robert Antelme est pourtant remarquable, et parce qu’il touche juste dans son évocation des camps d’extermination, le livre est beau. Avec Fukushima, je n’ai pas essayé de faire quelque chose de beau, j’ai tenté d’énoncer la catastrophe de la manière la plus précise possible. Je crois que la poésie et la musique, pas plus que le dessin ou les autres arts, ne doivent être l’apanage des lettrés et de ces gens désœuvrés de l’écritoire que Rimbaud appelle les Assis. Je n’aime pas la littérature décorative, esthétisante : il n’y a en elle aucune prise de risque. Il ne s’agit pas de faire quelque chose de beau. Il s’agit de faire appel à ces puissances intérieures que nous logeons en nous – ironie, révolte, poésie, tendresse : la beauté, c’est le moment où tout cela coïncide, rythme, souffle, poignet.

Revue des Deux Mondes – J’aimerais finir sur une question plus personnelle. « Fantôme », écrivez-vous dans la préface de Sympathie pour le fantôme, « est aussi un terme de technique musicale. Quand on frappe une touche de piano, un harmonique de la note émise peut correspondre exactement à la fréquence selon laquelle une autre

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corde a été réglée. Cette corde se met alors à vibrer à son tour, par “sympathie”. » Si l’on pince votre corde japonaise, la corde française vibre-t-elle ? Et réciproquement ? Michaël Ferrier – Je discutais un jour avec François Cheng. Il m’expliquait qu’il était dans un aller-retour permanent entre les cultures chinoise et française. « Quand on me demande mon avis, me disait-il, j’essaye de penser en tant que Chinois et en tant que Français. » Cela me renvoie à ma propre expérience. Valider une manière de penser par une autre alors que les deux semblent loin- taines me plaît beaucoup. Je me souviens d’un passage magnifique chez Hérodote, quand il parle d’une peuplade grecque qui, au moment de prendre une décision, se réunit le soir et boit. Lorsque les convives sont tous ivres morts, ils procèdent au vote. Le lende- main matin, après dissipation des vapeurs d’alcool, ces mêmes per- sonnes se retrouvent et débattent à nouveau : si la décision prise à jeun correspond à celle prise la veille, alors il n’y a plus aucun doute sur la pertinence de celle-ci. Voyez comme, en ces deux exemples, il n’est pas question de revendiquer une identité mais de se mettre au contact de sa propre altérité. Écrire, c’est toujours se mettre un peu à l’écart. La littérature offre des points de vue multiples, elle invite à un déplacement perpétuel. Écrire aussi est une migration.

1. Cité dans le Goût de Kyoto, textes choisis et présentés par Allen S. Weiss, Mercure­ de France, 2013. 2. Guillaume Apollinaire, les Onze mille verges, préface, Gallimard, 1994. 3. « Oh, East is East and West is West, and never the twain shall meet, /Till Earth and Sky stand presently at God’s great Judgment Seat; /But there is neither East nor West, Border, nor Breed, nor Birth, /When two strong men stand face to face, though they come from the ends of the earth! », Rudyard Kipling, The Ballad of East and West, 1889. Voir Michaël Ferrier, Japon, la barrière des rencontres, Cécile Defaut, 2009, préface. 4. Michaël Ferrier (éd.), la Tentation de la France, la tentation du Japon, regards croisés, Picquier, 2003. 5. Arlette et André Leroi-Gourhan, Un voyage chez les Aïnous. Hokkaïdo 1938, Albin Michel, 1989. 6. Hommes et Migrations. Le Japon, pays d’immigration ?, n° 1302, sous la direction d’Abdelhafid Hammouche, Hélène Le Bail et Chikako Mori, avril-mai-juin 2013. 7. Kato Shuichi : « Nihon bunka no zasshussei » (l’hybridité de la culture japo- naise), 1955, in Zasshu bunka (la culture hybride), Tokyo, Kôdansha, 1956. 8. Voir Eiji Oguma, Tan’itsu minzoku shinwa no kigen (les origines du mythe de la

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nation homogène), Tokyo, Shinyoôsha, 1995, « Nihonjin » no kyôkai (les frontières des « Japonais »), Tokyo, Shinyôsha, 1998, et Minshu to aikoku (la démocratie et la patrie), Tokyo, Shinyôsha, 2002. Aucun de ces livres ne semble malheureuse- ment intéresser les maisons d’édition en France… 9. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Denoël, 1932. 10. Luís Fróis, Européens et Japonais. Traité sur les contradictions et différences de mœurs (1585), traduit de l’espagnol par Xavier de Castro, Éditions Chandeigne, 2009. 11. Claude Lévi-Strauss, l’Autre Face de la Lune. Écrits sur le Japon, Seuil, 2011.

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où il est question de passage

n camille moulonguet n

e mouvement est le passage d’un endroit à un autre, le butô est le passage d’un état à un autre, la transmission est le passage Ld’un homme à un autre. Dans cet entretien sur Kazuo Ohno (réalisé chez lui, en sa présence, en 2004), que prolonge un texte de Catherine Diverrès, la transmission est illustrée à travers de multiples généalogies. Il y a celle de la filiation d’abord, entre Kazuo et son fils Yoshito, puis celle du maître à l’élève : Catherine ­Diverrès avec Kazuo Ohno, il y a aussi Yoshito avec Kazuo et en filigrane avec le maître commun au père et au fils, Tatsumi Hijikata. Ces généalogies font surgir un aspect fondamental de la transmission : la mutation. Le butô est le passage d’un état à un autre. « La science des contraires est une », disait Aristote dans sa Métaphysique. Kazuo Ohno donne à cette science le nom de méta- morphose. Du tragique au burlesque, l’espace est ténu ; Kazuo Ohno le démontre ­absolument. Le corps du danseur n’exprime pas

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une émotion ou une idée abstraite, le danseur lui-même devient quelqu’un d’autre, quelque chose d’autre. Ce n’est pas la description ou le symbolisme qui sont en jeu dans le butô, c’est la métamor- phose. Le butô d’Hijikata est le fruit complexe de ses lectures de Yukio Mishima, Jean Genet, Georges Bataille, le marquis de Sade et le comte de Lautréamont. Les images de l’œuvre de Klimt, Bellmer et Bacon habitent également de part en part ce théâtre étrange. Dans le « Dictionnaire critique » de Documents, n° 7, en 1929, Bataille défi- nit « l’informe » comme « un mot dont la besogne est de ­déclasser, défaire la pensée logique et catégorielle, d’annuler les oppositions sur lesquelles se fonde cette pensée (figure et fond, forme et matière, forme et contenu, intérieur et extérieur, masculin et féminin, etc.) ». L’informe rejoint un concept japonais beaucoup plus ancien, le ma. Le ma désigne l’intervalle entre le temps et ­l’espace : cette marge n’est pas un vide au sens d’une absence, elle est au contraire une vacuité féconde. C’est là où, justement, tout peut se produire, les possibilités sont libérées. L’informe dont il est très précisément ques- tion ici est le lieu de la mutation ; de métaphores en métaphores la danse de Kazuo Ohno évolue imperceptiblement mais drastique- ment. De ce monde étranger de l’informe, du vide, ou de la mort, il surgit transfiguré. Le mouvement est le passage d’un lieu à un autre. Jusqu’à sa mort et malgré sa quasi-immobilité physique, la danse de Kazuo Ohno est toujours « fluide comme de l’eau et chan- geante comme le ciel » (1). La virtuosité physique n’est pas en jeu dans sa danse, le lieu reste identique et pourtant les images sura- bondent. S’il est immobile, le corps de Kazuo Ohno n’est pas pour autant inanimé. Le mouvement s’extrait du lieu et se réalise dans le statique. La vieillesse annihile le parcours et déchire les contraintes de l’espace. La transmission est le passage d’un homme à un autre. Que retenir alors de ces métamorphoses multiples ? Cette danse échappe à toute thématisation. L’enseignement du butô ne charrie ni technique ni corpus spécifiques. L’image de La Argentina habite Kazuo pour toujours et pourtant sa danse est très différente de la sienne. Kazuo Ohno et Tatsumi Hijikata n’ont légué aucun mouvement ni aucun style. C’est pour cela que le butô est une danse qui aujourd’hui est maintes fois reprise avec la plus grande liberté.

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Le paradoxe n’est qu’apparent. Le butô n’est jamais académique et c’est pour cela que sa trace est profonde. C’est la nature indéce- lable de cette danse qui crée sa richesse d’évolution. Le butô pose la question de la transmission de manière étrange. Le passage d’un état à un autre relève de l’imperceptible et pourtant il est la clé de l’apprentissage de cette danse. Comment transmettre alors l’indéce- lable ? L’étrangeté de la langue d’Ohno nous y introduit d’emblée. Transmettre la mutation elle-même, l’informe ou le vide – ce dans quoi tout est justement possible – restitue l’autre et le futur au passé et aux maîtres.

1. Ohno Yoshito, Food for the Soul, Éd. Film Art Sha, 1999, p. 102.

n Camille Moulonguet, après des études de philosophie, a suivi l’enseignement de Kazuo et Yoshito Ohno de 2001 a 2004. Elle est critique pour plusieurs revues d’art.

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kazuo ohno, le danseur de mondes

n Entretien avec Yoshito Ohno réalisé par Yusuke Koshima n

azuo Ohno est né dans la ville de Hakodate, dans l’île de Hokkaido, en 1906. D’abord professeur d’éducation physique dans un collège fémi- Knin, il décide en 1929, en découvrant sur scène la danseuse espagnole La Argentina, de se tourner vers la danse. Il commence ­alors un apprentis- sage auprès de deux pionniers de la danse moderne au Japon, Baku Ishii et Takaya Eguchi, ancien élève de Mary Wigman en Allemagne. De 1938 à 1946, Ohno se met au service de l’armée japonaise. À son retour, il est invité à donner des cours à Tokyo dans la fameuse école de Mitsuko Ando. Dans les années cinquante, Kazuo Ohno rencontre Tatsumi Hijikata : ce dernier rejetait toutes les formes de danse occidentale et avait développé le ankoku butô, terme spécifique souvent traduit par « danse des ténèbres ». En 1959, Hijikata crée Kinjiki (couleurs interdites) – une courte pièce inspirée d’une nouvelle de Mishima – avec un adolescent, Yoshito Ohno, le fils de Kazuo. En 1977, Kazuo Ohno, après avoir participé à de nombreux spectacles sous la direction de Hijikata et du groupe Ankoku Butô Ha, crée sa propre école. Il présente alors son premier solo, la Argentina Sho, dirigé par Hijikata. En 1980, c’est la première de Ozen (la table) et Kazuo Ohno part en tournée dans le monde entier. Il créera ensuite deux œuvres majeures, Ma mère en 1981 et la Mer morte en 1985, qu’il présente avec son fils Yoshito. Il est mort en juin 2010 à l’âge de 103 ans. Camille Moulonguet

108 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Kazuo Ohno, le danseur des mondes

usuke Koshima – Le thème de cet entretien est la mobilité. On peut entendre le verbe « se mouvoir » de deux manières : se mouvoir Yabstraitement dans l’imaginaire et se mouvoir physiquement. J’ai trouvé dans le livre de Kazuo Ohno (1) la phrase suivante : « C’est par un procédé où les mots se pénètrent profondément dans la conscience que le corps se meut. » Pouvez-vous expliquer cette phrase, c’est-à-dire la relation entre le mot et le mouvement ? Yoshito Ohno – Kazuo n’écrit plus comme avant. Autrefois, il écrivait la nuit. Il écrivait, relisait, réécrivait et soulignait.

Yusuke Koshima – Le « mouvement » ne signifie-t-il pas, chez Kazuo Ohno, devenir librement animal, rose ou vent en sentant l’âme de sa mère ? Dans ce cas, où se trouve Kazuo Ohno ? Quelle relation s’établit entre le sujet en mouvement dans la conscience et le sujet imitant ? En bref, le sujet existe-t-il toujours dans cette métamorphose ? Yoshito Ohno – Il devient plutôt l’objet même.

Yusuke Koshima – Il n’est plus sujet, alors ? Yoshito Ohno – Non. Il se meut librement, comme ça. Il dépasse l’abîme. Si vous vous mouvez en réfléchissant, le public voit votre intention. Ce n’est pas ça. Kazuo dépasse librement l’abîme du temps et de l’espace. Il devient si subitement un objet qu’il tra- hit ainsi l’attente du public. Il est Kazuo Ohno, et tout à coup, une jeune fille apparaît.

Yusuke Koshima – Peut-on dire que le sujet se dissout ? Yoshito Ohno – Oui. La liberté. Il est pour ainsi dire dans une liberté totale. Il ne réfléchit pas. On dit qu’il joue dans un univers libre et ouvert. Avant, Kazuo n’était pas comme ça. Il a réfléchi minutieusement pour créer sa scène. À la cinquantaine, soixantaine, il était idéaliste.

Yusuke Koshima – Voulez-vous dire que son butô suivait l’idée qui germait dans sa tête ? Yoshito Ohno – Oui. Je crois qu’Un vieil homme et la mer est sa dernière création idéaliste. Jusqu’alors, il créait dans sa tête. Il parlait de ses idées à tout le monde dans la cuisine, en rassemblant ses genoux, à l’apogée de sa gloire. Il est allé jusqu’au bout. Cette façon de créer est achevée.

109 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Kazuo Ohno, le danseur des mondes

L’épouse de Yoshito Ohno – En fait, mon beau-père est vrai- ment libre. C’est pour cela que sa danse est magnifique. Yoshito Ohno – Il passait beaucoup de temps à s’exercer à danser la valse et le tango dans sa vie quotidienne. Mais il n’avait aucune intention de les adapter à sa danse. Il pense que la créa- tion est quelque chose d’autre. Il danse librement, et le public le regarde librement. Il s’exerce à la valse et au tango, comme il veut, simplement. Il n’a aucun but. Il a toujours cette simplicité. Certains danseurs ont quitté définitivement la scène après avoir vu la repré- sentation de sa création magnifique et minutieusement élaborée. D’autres dansent la valse et le tango nonchalamment après le grand travail, comme Kazuo. Mais c’est vraiment rare.

Yusuke Koshima – Cela signifie-t-il qu’il dépasse une certaine limite ? Yoshito Ohno – Cela signifie qu’il dépasse librement la limite de l’univers créé par lui-même. Autrement dit, c’est une fête du corps. Il flâne dans le monde étranger et il en sort avec le visage pâle comme la mort. Et il revit. Sa danse remplit le vide.

Yusuke Koshima – Faites-vous référence à ce que l’on appelle souvent la « danse à partir de la mort », c’est-à-dire à l’origine du butô qui fut créé par Hijikata en réaction aux bombardements d’Hiroshima et de Nagazaki ? Yoshito Ohno – À l’époque où il faisait de la danse contempo- raine, il réfléchissait beaucoup au sens de la vie, et il en a fait une création. Un jour, il a décidé de jouer le rôle du prostitué travesti d’après le roman de l’écrivain français Jean Genet (2). Et c’est à ce moment-là qu’il est devenu pour la première fois un « autre ». Puisqu’il était enseignant dans une école catholique de filles, jouer ce rôle était pour lui un sacrilège. Il en a joué, en se travestissant, en se maquillant et en se fardant outrageusement. Ce fut un bouleversement de sa vie quotidienne et de sa foi. Immoral. Mais il a pensé que la vie sans immoralité n’était pas réelle. Il s’est considéré lui-même comme Judas. Sa foi en Dieu à travers Jésus s’est transfigurée. Il s’est rappelé aussi son expérience de la Seconde Guerre mondiale. Il a passé neuf ans en Nouvelle-Guinée comme soldat, abandonné à la jungle, souffrant de la faim. Quatre-vingts pour cent de ses camarades sont morts, tandis

110 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Kazuo Ohno, le danseur des mondes que lui a survécu et est rentré au Japon. Il s’est demandé : « Comment dois-je faire ? » Il s’est donné la réponse : « Je danse pour les morts. » Plus le temps passe, plus il pense aux morts.

Yusuke Koshima – Quant au temps, il passe dans sa danse à mesure que sa force physique s’affaiblit. Lors de la cérémonie de remise du grand prix Ayabe, c’est vous qui souteniez votre père. Il a donné la représentation à la limite de sa force physique. Quelle est votre relation avec votre père ? Malgré son corps paralysé, Kazuo désire toujours, en tant que danseur, transmettre quelque chose en se mouvant dans sa conscience. Alors, quelle est votre raison d’être par rapport à lui ? Yoshito Ohno – Oui, son corps est paralysé. Mais il meut ses pieds dans sa conscience en un certain sens. Je le vois. Il se meut dans sa conscience profonde. Dans le dernier spectacle, j’ai bougé la chaise roulante en lisant son intention. Je crois que j’arrive à lire son désir : en fait, il veut se mouvoir ici et maintenant. Ainsi, un autre espace s’ouvre. Alors, la danse change et le public peut en voir un autre aspect.

Yusuke Koshima – Ainsi, la « marge » ou le volume de l’espace change, n’est-ce pas ? Yoshito Ohno – Puisque nous, les Japonais, nous sommes habitués à la marge spatiale et traditionnelle, nous pouvons la créer naturellement et inconsciemment. Nous pouvons représenter aussi un mouvement sans mouvement. Puisque nous connaissons une telle représentation, nous n’avons pas peur de devenir paralysé.

Yusuke Koshima – Cela signifie-t-il que vous n’avez pas peur de perdre la force physique ? Yoshito Ohno – Plus nous manquons de liberté physique, plus nous avons la possibilité de créer un autre univers avec ce corps. Même si c’est presque la marge, c’est intéressant !

Yusuke Koshima – Votre pensée est originale comme l’est l’esthé­ tique du butô... Yoshito Ohno – Oui. C’est intéressant. Un jour, une dame sénégalaise est venue chez nous. Elle avait participé au stage que Kazuo avait donné à l’université du Québec en 1980. Elle a parlé de

111 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Kazuo Ohno, le danseur des mondes son expérience du butô : « Monsieur Ohno se meut dans la tristesse, et nous dans la joie. Mais nous sommes pareils. » Cela m’a ému. Elle est venue trente ans après ce stage pour nous présenter son projet, « Cité de l’art », qu’elle réalisait au Sénégal.

Yusuke Koshima – L’esthétique du butô dépasse les frontières... Yoshito Ohno – Nous visitons l’Europe depuis les années quatre- vingt pour donner des stages ou des spectacles de butô. Je pensais que les danseurs européens de butô abandonneraient la scène à un certain âge. Mais il me semble qu’ils ont réalisé que les représentations varient avec l’âge. Quand on perd de l’énergie physique, un autre uni- vers apparaît. Antonio Gades avait pris sa retraite mais il est revenu sur scène après avoir connu Kazuo. Les Japonais connaissent naturelle- ment le mouvement de l’intérieur. Mais les Européens ont tendance à s’occu­per de la force physique, de la technique extérieure. Les danseurs européens ne peuvent pas continuer la scène parce qu’ils souffrent de la perte de la force physique qui survient avec la vieillesse.

Yusuke Koshima – Alors, quand vous soutenez Kazuo, vous lui apportez l’énergie physique et extérieure minimale... Yoshito Ohno – Oui. Si je peux le soutenir, je le fais danser debout. Sinon, en l’asseyant. Je le laisse danser jusqu’à la mort. Lors de sa dernière scène, il a dormi pendant dix minutes. C’est vrai, il a dormi profondément.

Yusuke Koshima – La dernière scène ? Yoshito Ohno – C’était en septembre de l’année dernière (3). On a fait une représentation intitulée la Fleur au théâtre X-Kai de Ryogoku. Bien sûr, les élèves de Kazuo ont participé. Ils ont créé l’espace, et Kazuo était là pendant trente minutes. Après les vingt premières minutes, il s’est endormi. Le public du premier rang pouvait écouter son ronflement. Les spectateurs étaient émus et disaient : « C’est la pre- mière fois que l’on voit un personnage dormant sur scène. » Kazuo a vraiment dormi. C’est moi qui l’ai réveillé : « Papa, c’est terminé. »

Yusuke Koshima – C’était la dernière représentation ? Yoshito Ohno – Non. Il est passé à la télévision, il était le clou de l’émission. On l’a filmé dansant au son du shamisen de sa petite

112 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Kazuo Ohno, le danseur des mondes sœur, à Hakodate, sa ville natale. L’entrée était libre, et les spectateurs sont venus de tous les coins du Japon, de Tokyo ou de Sendai. Kazuo a regardé sa sœur avec le visage à la fois du frère et du danseur. C’était un spectacle émouvant qui a duré une heure. Après cela, il y a quelques jours, il a dansé à l’Entrepôt de briques rouges (4).

Yusuke Koshima – Voudriez-vous à présent me raconter com- ment se déroule une journée de Kazuo ? Yoshito Ohno – Autrefois, jusqu’en 1997, année de la mort de sa femme, il lisait et écrivait la nuit. J’ai souvent dit à ma mère : « On dirait que papa a passé une nuit blanche à écrire, hier soir encore. » Il se réveillait à midi, mangeait, et s’entraînait à partir de 19 ou 20 heures. Le reste du temps, il lisait, préparait la scène et regardait des vidéos ou la télé. Mais après la mort de ma mère, il s’est souvent enfermé dans sa chambre tout seul. Je n’arrive pas toujours à saisir sa vie.

Traduit par Mami Takebe

1. Ohno Yoshito, Food for the Soul, Éd. Film Art Sha, 1999, p. 56. 2. Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs. 3. Septembre 2002. 4. À Yokohama.

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Un jour avec Kazuo Ohno

n catherine diverrès n

En 1979, Catherine Diverrès fonde avec Bernardo Montet le Studio DM. En 1982, elle entreprend, toujours avec Bernardo Montet, un voyage pour Tokyo afin d’y rencontrer Kazuo Ohno et de partager son enseignement. Le duo Instances, né de ce séjour au Japon, est au fondement d’une œuvre qui se construit en rupture avec l’influence cunninghamienne, qui attirait alors nombre de jeunes chorégraphes.

usuke Koshima me propose un prolongement à l’entretien qu’il a eu avec Yoshito Ohno, concernant Kazuo Ohno. Déjà, à tra- Yvers cet entretien, c’est ma mémoire qui s’ébroue, des images, des mots reviennent, une nostalgie, une profonde tendresse. Je ne tenterai pas de commenter cet entretien mais donc de laisser faire cette mémoire, avec le toujours mal-dit, l’en-deçà de l’expérience éprouvée par le dire. Dans cet entretien il peut y avoir pour beaucoup de per- sonnes quelque chose d’étrange, de par la difficulté de la traduc- tion du japonais en français, mais de cet étrange même surgit le langage poétique d’Ohno, quelque chose d’inaccessible, de flou, de lointain, de mouvant. Il y a vingt ans, à l’aéroport de Tokyo nous attendait Kazuo Ohno, âgé alors de 76 ans. Ses premières paroles ont été : « Are you Harald Kreutzberg ? », à Bernardo Montet, et à

114 france-japon : une nouvelle histoire Un jour avec Kazuo Ohno

moi-même : « Are you La Argentina ? » D’entrée nous étions dans le monde de Ohno, perdus, décontenancés, loin. Le voyage ne faisait que commencer.­ Ohno venait de passer trois heures dans les trans- ports en commun et nous amenait chez lui – encore trois heures. Il nous a offert un repas que sa femme avait préparé, puis tout de suite nous a parlé de Tadeusz Kantor, « The dead class » (qu’il venait comme nous de découvrir) répétant un doigt levé : « Number one ! » puis de la sole qui reste longtemps au fond de l’eau, supporte la pression et s’élève… Puis sur deux mètres carrés dans son salon il s’est mis à danser. Ainsi commençait notre première « classe ». De nouveau une heure de transport, il nous a menés à Kamakura dans sa vieille maison de famille traditionnelle prêtée à un de ses étudiants. Puis Ohno est rentré à Kamihoshikawa. Nous avons dormi là, dans la famille en quelque sorte, et nous rêvions debout, nous étions loin. (Ohno avait fait huit heures de voyage, à peu près le temps que nous avions passé en avion – compassion ?) Ainsi le voyage avec les morts était donc le cœur du travail ? Les questions qu’il posait sans cesse comme des rébus indéchif- frables nous retournaient, nous renversaient les pieds en l’air. Plus nous cherchions de sens et plus nous nous heurtions à des obs- tacles, lorsque enfin nous lâchions prise quelque chose de profond s’est mis à bouger. Danser en étant immobile. Oui je retrouve bien dans les mots de Yoshito ce renversement absolu pour un danseur occidental d’une conception de la danse qui, pour nous, est associée aux mou- vements se déployant dans l’espace d’une manière organique, d’une idée de la dépense physique, énergique, etc. (vanité). La liberté, oui, celle de l’enfance, de la transformation. Le il qui dépasse le je, et que nous trouverons d’une certaine façon dans le neutre de Maurice Blanchot. J’oserais dire que le corps dansant de Ohno rejoint ce qu’est l’écriture pour Blanchot. De l’enfance ­dans l’homme Ohno, sa lucidité, son être joyeux, mais aussi la gravité de ses interrogations, de sa foi, de sa compassion, de son amour : gravité et légèreté. Ohno, je crois bien, franchit cet espace physique pour converser avec les morts, garder le lien et transmettre cette filiation. Je me souviens de Betty Jones disant en 1977 : « Nous avons de nombreux oncles et tantes, la danse est une grande famille. » (Famille entendue non dans le sens affectif mais en tant qu’affinité

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et communauté intellectuelle.) Ne voulait-elle pas dire : ce que je vous enseigne vient de quelqu’un, de quelques-uns, je ne suis que passeur, demain peut-être vous passerez, n’oubliez pas… Déjà les vivants et les morts. Avec Ohno l’anecdote de Kreutzberg et La Argentina est le reflet de cette idée de passation, mais aussi parce qu’il est habité véritablement par eux, il est reconnaissant et c’est aussi à travers eux, l’Europe qui l’a bouleversé, qu’il nous renvoyait. Mais c’est aussi au-delà de la communauté de la danse faite de rupture et de continuité que se tient Ohno dans son rapport aux morts. À travers la question posée, il intègre malgré lui cette humble lucidité du pas- seur dont parle Betty Jones. Rencontrant Ohno en 1982, je rencontre Kreutzberg et La Argentina. C’était apprendre à voyager en arrière. Un chaman à sa façon, dans une grande poétisation du monde, un monde infini invisible. Il serait plus proche de la réalité des physiciens (l’invisible comme réel) que nos regards attachés à la concrétude des formes visibles. En ce sens on peut le rapprocher de démarches comme celle de Claude Régy malgré une expression et une esthétique différentes. Les mots peuvent sembler emphatiques lorsque Yoshito dit que son père dépasse librement l’abîme du temps et de l’espace, et pourtant je crois bien qu’il a raison. Ou peut-être plus justement il se tiendrait toujours sur l’arête, le fil ténu entre vie et mort. C’est de cette conscience aiguë que naît la fragilité extrême où se tient Ohno, dans ses gestes, fragilité qui peut être le sens, le cœur et l’origine ou le foyer de toute danse, de tout acte de danse. La spiritualité d’Ohno n’est pas un appareillage de pacotille, moralisant, naïf, soporifique. C’est un travail, un combat de tous les jours, de tout son être : la foi est inexplicable et non communicable : chez Ohno il n’y a pas d’emphase ni de pathos. Pas de méthode, pas de technique, pas de recette, pas de dogme. Il y a dans l’art d’Ohno comme dans tout grand art quelque chose d’innommable et d’inconnaissable mélangé à l’amour du jeu, du dépassement des limites. Dans l’homme Kazuo Ohno la compas- sion, le respect de l’autre au-delà du vivant et dans le vivant nous appellent à le suivre, à nous interroger sans cesse à cet endroit, dans nos pratiques artistiques, dans nos vies tous les jours. La mer- veilleuse étrangeté de Kazuo Ohno est non pas rare mais unique. n Catherine Diverrès est directrice du Centre chorégraphique de Rennes.

116 france-japon : une nouvelle histoire

la laque et le cristal

n xavier de bayser n

a beauté et le doux éclat de la laque jaillissent de l’ombre, nous dit Junichiro Tanizaki. LAu pays du Soleil-Levant, où la lumière sort de l’ombre, le raffi- nement permet à la beauté intérieure de s’ouvrir au monde. La mise en valeur de l’éclat de la nature et l’expression de la délicatesse des sentiments se trouvent au cœur de la culture japonaise. L’analyse et la rigueur des gestes constituent la base de l’art du samouraï. La connaissance multiséculaire du Japon nous révèle l’universalité de leur signification. Ainsi la gestuelle du théâtre nô, trésor de raffinement, se retrouve dans notre théâtre baroque. C’est sans doute une des raisons pour laquelle le Japon est si sensible à l’art baroque. L’émotion sort du cadre rationnel et s’exprime pour- tant avec rigueur, ce qui est le comble du raffinement. Nous sommes ici au point de rencontre de la France et du Japon. Mais les chemi- nements pour y arriver ne sont pas les mêmes. Pour prendre des exemples, la France, pays des Lumières, excelle dans la fabrication du cristal, qui exprime toute sa beauté lorsque ses délicates parois apportent un éclat incomparable. Le Japon apprécie notre cristalle- rie, rencontre du sable et du feu qui transcende la lumière.

117 france-japon : une nouvelle histoire La laque et le cristal

Dans le domaine littéraire, le cœur des Japonais vibre aussi pour la personne de Mireille, que le poète provençal Frédéric Mistral présente mourant de désespoir sous l’ardent­ soleil de la Crau. L’amour naît du clair-obscur, du vide comblé, du délicat mélange des opposés imprégné de transcendant. Enfin dans l’œnologie se révèle le meilleur exemple de notre cheminement vers ce raffinement. Tout commence par le soleil qui fait monter dans la grappe de raisin les saveurs enfouies profondé- ment dans nos sols. La rigueur des gestes de nos viticulteurs dans le traitement de la vigne, de la vinification, du vieillissement du vin dans de très vieux fûts de chêne viennent s’épanouir dans le verre de cristal. Nos papilles gustatives sont enchantées et l’émotion est à son zénith. Notre raffinement qui part du soleil de midi rejoint ainsi celui du Soleil-Levant. Il crée de l’émotion qui s’enracine dans la rigueur née de la tradition et fait grandir notre soleil intérieur qui réchauffe les cœurs. Pour le Japon, le beau doit servir le bien et le bon. Il s’épa- nouit dans une immanence entre l’homme et la nature. En France, nous avons une vision plus surplombante du beau qui naît plutôt de la vérité et nous dévoile la transcendance. Quand la France cherche à faire descendre le beau dans le quotidien avec les arts décoratifs, quand les impressionnistes font vibrer nos paysages familiers, quand nos peintres symbolistes, dans un grand raffinement de couleurs, animent nos rêves et font apparaître la beauté intérieure des êtres, nous touchons l’âme japonaise. Celle-ci a besoin d’émotion pour s’élever et donner une troisième dimension à son immanence. Nous avons besoin de l’élégance des gestes du quotidien qu’ont su garder les Japonais et de la concavité de leur regard si bien exercée dans la contemplation d’un jardin zen pour nous rendre plus fraternels. Français et Japonais sont très complémentaires. Le souci du beau et du bon nous rapproche dans un raffinement partagé. Ceci est une force que nous devons apporter ensemble au monde à un moment où la nature et l’homme sont en danger. Deux mondes si éloignés et pourtant si proches peuvent éclairer l’avenir d’un soleil sous toutes ses formes.

n Xavier de Bayser a travaillé quarante ans dans la finance. Dernier ouvrage publié : l­’Effet papillon : petits gestes, grands effets, pour une croissance durable (Archipel, 2011).

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sur l’élégance

n entretien avec Mineaki Saito réalisé par aurélie julia n

nterroger l’élégance à l’heure où, nous dit-on, rien ne va plus, est- ce bien raisonnable ? Pendant que certains outragent les conventions Idu monde, la démarche semble flirter avec une désinvolture pour le moins méprisable. Il ne faudrait pourtant pas se tromper de cible : l’élégance ne voisine pas avec la mode et le superficiel. Elle accueille plutôt dans son sillage la grâce, la simplicité et l’harmonieuse combinaison de l’être avec l’extérieur. En 2003, Annie Ernaux s’exprime sur le terme dans la Revue des Deux Mondes : « Il y a des mots qui portent sur eux ce qu’ils désignent. “Élégance”, avec ses sonorités à la fois légères, ailées, et assourdies, suggère l’élévation au-dessus du lot, la distinction, la retenue, qui sont associées à son contenu. “Élégance” est un mot déjà élégant. Un mot sans épaisseur dans la bouche, sans chair, qui ne touche ni la langue, ni les lèvres, ni les dents, seulement un souffle effleurant le palais. C’est cela, l’élégance, le déni du corps et de sa matérialité, des pulsions et des sentiments violents, de la souffrance, par une stylisation de l’apparence, des gestes, du compor- tement. (1) » Depuis 1992, Mineaki Saito évolue au sein d’une entreprise familiale qui vit le jour sous Louis-Philippe. Personne n’aurait pu prévoir que le frêle garçon arrivé à Orly avec sa petite valise au début des années soixante-

119 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Sur l’élégance

dix deviendrait le président d’Hermès Japon, puis directeur général adjoint d’Hermès International. Si incroyable que paraît le cheminement profession- nel, rien ne relève du hasard : Mineaki Saito cherche depuis l’âge de 18 ans un art de vivre. L’alliance qu’offre Hermès entre la créativité, la tradition artisanale, le raffinement et l’esthétisme répond à ses attentes. « Je ne suis pas un businessman, avance-t-il, je suis un homme heureux. » C’est en sa compagnie que nous explorons les voies de l’élégance, entre passé et pré- sent, entre Tokyo et Paris. Aurélie Julia

evue des Deux Mondes – Luxe, raffinement, élégance : que pensez- vous du voisinage de ces trois termes ? RMineaki Saito – Le luxe est un mot ambivalent difficile à défi- nir ; je ne l’aime pas beaucoup. Il est lié à une forme d’arrogance et d’égoïsme. L’homme en quête de luxe collecte des objets pour lui ; il accumule une richesse dans son propre et unique intérêt. Le luxe rime avec champagne, caviar, paillettes, privilèges. Vous êtes dans l’abondance et l’écrasement. L’apparat donne un statut, c’est sa seule force. A contrario, l’élégance s’inscrit dans la discrétion et l’harmo- nie. Vous êtes élégant pour ce que vous êtes, non pour ce que vous montrez. L’élégance ne se limite pas au vestiaire : la gestuelle et le comportement participent aussi de la définition ; la modestie est une caractéristique essentielle ; il ne s’agit pas de s’effacer mais d’être en symbiose avec l’autre. Le raffinement, quant à lui, accompagne un art de vivre.

Revue des Deux Mondes – Quelles valeurs partagent les Japonais et les Français dans cet univers ? Mineaki Saito – Il existe de part et d’autre une culture très pro- fonde du raffinement. Des milliers de kilomètres ont beau séparer les deux territoires, le goût pour l’élégance traverse les frontières. C’est à la cour qu’il faut chercher les causes : la noblesse et l’aristo­ cratie soignent l’être et le paraître. Les artisans créent des objets à la fois nécessaires et fins, utiles et agréables. Chez nous, une tradi- tion de l’artisanat se développe et s’affirme jusqu’à la restauration Meiji. Il faut vous dire qu’à l’époque d’Edo, soit de 1600 à 1868, les

120 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Sur l’élégance

Japonais vivent repliés sur eux-mêmes ; aucun contact n’est noué avec l’Occident­. L’intronisation de Mutsuhito bouleverse la donne : l’Archipel s’ouvre d’un seul coup au monde extérieur. Du jour au lendemain, les Japonais adoptent le mode de vie occidental. Ils abandonnent le kimono et le tatami pour les vêtements en toile et les matelas. Des chaussures font leur apparition. Les manières traditionnelles de se loger et de se vêtir sont évacuées du quoti- dien. Pourquoi ? Parce que refuser les coutumes des Blancs signifie refuser l’ouverture vers l’Ouest. L’évolution est si brusque que les artisans ne parviennent pas à s’adapter : comment les fabricants de laques au savoir ancestral peuvent-ils se métamorphoser en fabri- cants d’assiettes ­ et de couverts ? Comment imaginer les tisseurs de kimonos devenir des tisseurs de pantalons ? En France, si 1789 marque la fin d’un régime politique, la société évolue lentement et en profondeur. Prenez par exemple la longue robe et la jupe courte ; la transition s’effectue sur plusieurs décennies ; les tailleurs ont le temps d’ajuster leurs coupes. Hermès s’appuie sur la tradition tout en restant à l’écoute des nouvelles attentes. La maison est créée en 1837. Le fondateur, Thierry Hermès, ouvre un petit atelier de harnais à Paris, près de la Madeleine. À l’époque, la circulation se pratique à cheval. Très vite l’atelier devient une référence en matière d’équipements équestres. Les clients se multiplient tant et si bien que la boutique s’installe rue du Faubourg-Saint-Honoré. Au début du XXe siècle, les calèches laissent place aux voitures ; la direction décide de se concentrer sur la maroquinerie. Sacs, gants et ceintures apparaissent au catalogue. Hermès est une entreprise familiale pro- testante : nous sommes dans la qualité et le perfectionnisme, jamais dans le superficiel ; nous allons au fond des choses.

Revue des Deux Mondes – On déplore la place de plus en plus prégnante du vulgaire en France. Qu’en est-il au Japon ? Mineaki Saito – La France a longtemps dominé la scène euro- péenne en matière de raffinement. Néanmoins dans les années soixante, une vague déferle sur l’Hexagone en provenance des États- Unis : la mode américaine s’installe. La règle numéro un devient le casual : dorénavant, quelle que soit la situation, l’homme et la femme portent le jeans. Qu’est devenue cette secrète combinaison entre les couleurs, les tissus et les circonstances ? Le port du chapeau et des

121 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Sur l’élégance gants en dentelle a disparu ; la plupart des boutiques ont mis la clé sous la porte. Hermès a acquis le chapelier de l’avenue George-V, Motsch, ainsi qu’une ganterie à Saint-Junien, une commune de la Haute-Vienne. Notre maison veut poursuivre le commerce de ces accessoires, même si les ventes déclinent ; c’est presque un acte de résistance ! Au Japon, le marché des chapeaux et des gants était jusqu’à hier l’un des plus fructueux. Dans ma jeunesse, je voyais des femmes s’abriter sous des ombrelles. Qui en utilise en 2013 ? Comme en Europe, la civilisation de l’Oncle Sam a modifié les us et coutumes de l’Archipel. La vulgarité provient de la globalisation. Quand on parle d’« échelle mondiale », on parle d’économie et de gains. Tournons les regards vers la Chine. Jusqu’à l’avènement du communisme, l’empire du Milieu se classe parmi les nations les plus raffinées. Le drapeau rouge rase tout ; les vêtements, les paroles, les gestes sont dictés par le Parti. C’est un véritable lavage de cer- veau. Après soixante-dix ans d’un tel régime, les Chinois ont oublié l’élégance ; aujourd’hui, ils réapprennent la liberté ; ils voyagent ; ils ont le droit de s’exprimer mais ne savent plus très bien com- ment. Ils sont perdus. Une chose essentielle compte : l’affirmation du moi. Comme l’individualité fut proscrite pendant des décennies, ils veulent ­la recouvrir ; ils s’habillent de façon provocante et c’est normal. Nous parlons là de la catégorie des nouveaux riches : pour se faire remarquer, le citadin choisit les couleurs les plus vives pos- sibles et acquiert les plus grosses voitures. Cette course à l’excès ne durera pas. Lorsque les nantis se rendront compte que derrière eux, de nouveaux riches agissent de la même manière, ils changeront leur fusil d’épaule. Après l’escalade de la richesse et du « bling- bling » viendra le temps de la mesure et de l’authentique. La globali- sation n’encourage pas l’élégance. Le casual prône l’exagération. La pensée économique occupe trop de place, c’est un vrai problème.

Revue des Deux Mondes – La disparition de l’élégance signifie-­ t-elle la disparition du beau ? Mineaki Saito – Non pas du beau mais de certains aspects de la beauté. Nous ne nous dirigeons pas vers la laideur mais le raffi­ ­ nement souffre. Le monde actuel cherche l’efficacité et la vitesse. Il faut aller vite quitte à sacrifier la réflexion. C’est le règne du superfi- ciel. Le monde change et doit changer. Il est néanmoins nécessaire

122 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Sur l’élégance de défendre certaines valeurs afin d’apprécier les choses. Le côté fast-food est utile et commode ; le slow-food est indispensable. À nous d’apprendre l’équilibre entre les deux pôles. Le XIXe siècle était un siècle très dynamique ; la révolution industrielle, l’arrivée des chemins de fer, l’électricité, les progrès techniques n’ont pas éclipsé le savoir-vivre.

Revue des Deux Mondes – Ne serait-ce donc pas à vous, les créa- teurs, d’inventer une nouvelle forme d’élégance qui répondrait à la société contemporaine ? Mineaki Saito – L’élégance ne s’invente pas. La démarche des artisans est consécutive à une demande extérieure. Ce sont les hommes et les femmes qui réclament l’élégance et font appel au tra- vail des maîtres et des apprentis. Nous sommes dans un cercle : le raffinement s’accompagne toujours de beaux objets ; il nécessite la compétence des céramistes. L’empereur Meiji met fin à la politique isolationniste. Pour s’inscrire au rang des grandes puissances, il faut adopter les usages venus de l’Ouest. Les Américains nous enva- hissent lors de la Seconde Guerre mondiale ; nous assimilons des aspects de leur culture. Après cent cinquante ans de civilisation occi- dentale, les Japonais veulent retrouver leurs vraies racines. Ils ont besoin de savoir ce qui les rend heureux. Je fus président d’Hermès ­ Japon entre 1998 et 2008. Pour vendre les produits, j’expliquais­ la tradition artisanale d’Hermès, la facture des objets, leur finesse, tous ces éléments qui résonnent dans l’esprit nippon.

Revue des Deux Mondes – Des sociologues évoquent un boule- versement de la société japonaise depuis mars 2011. D’après leurs études, le séisme et Fukushima auraient modifié le rapport de l’indi­ vidu au groupe et à l’entreprise. Les catastrophes ont-elles révélé quelque chose de latent ou s’agit-il d’un virage à 180 degrés ? Mineaki Saito – Sous l’ère Meiji, les Japonais calquent tant et si bien leurs pas sur ceux des Occidentaux qu’ils finissent par devenir la deuxième puissance mondiale. Les Américains leur inculquent ­l’esprit capitaliste ; les mots « compétition », « bénéfices », « heures supplémentaires », « affirmation de la personnalité », « individua- lisme » se répètent­ à l’envi. Or, par nature, la mentalité nipponne ne flirte pas avec ces synonymes. À partir des années quatre-vingt-

123 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Sur l’élégance dix, l’économie japonaise fléchit et le pouvoir d’achat stagne. Les Japonais s’interrogent : le bonheur dépend-il vraiment du PIB ? Leur réponse est assez simple : non, le bonheur se trouve en nous. Le 11 mars 2011, un trem­blement de terre déclenche un tsunami. La vague broie tout sur son passage, réduisant en miettes maisons, usines, routes. Les pertes humaines et le cauchemar atomique pro- voquent un sursaut humanitaire : les jeunes partent secourir les vic- times ; ils se sentent très japonais et heureux dans un certain sens. Le tsunami remet au goût du jour la notion d’entraide ; on questionne à nouveau son mode de vie. L’idée de reconstruire une société sur les valeurs japonaises et non plus sur celles préconisées par les Occidentaux émerge. L’image des voitures emportées par les flots a eu un fort impact. Elle signifiait en quelque sorte l’échec du matériel.

Revue des Deux Mondes – Et si nous évoquions votre parcours ? Mineaki Saito – La culture occidentale imprègne toute mon enfance, je ne m’en rendais pas compte à l’époque : mon grand- père maternel était chef d’orchestre ; il possédait de nombreux ins- truments de musique conçus en Europe ; ma mère cuisinait fran- çais. Dans les années soixante, le vent souffle de Paris : on parle de Nouveau Roman, de Nouvelle Vague, de nouvelle philosophie, d’existentialisme… Sans prêter une vive attention à la France, je regarde les films de Truffaut ; je lis Camus et Sartre. Votre culture me pénètre de façon naturelle. À 18 ans, j’ai envie de voir le monde. Un jour, je suis assis dans un bar avec des copains. Tout en buvant, nous nous interrogeons sur notre avenir. Personne ne souhaite prendre le chemin de la fac. Les mégots s’accumulent dans le cendrier : « Que va-t-on faire ? » La discussion dérive sur les films de Godard et le len- demain, je m’inscris en cours de linguistique ; j’apprends la langue de Proust ! Un an plus tard, j’atterris seul à Orly Sud, une valise à la main. Et alors ? Alors ce fut l’inconnu, je n’avais aucune idée de mon futur : mon but était de venir en France, mon but était atteint ! Je prends le taxi, le bus, le métro et je découvre la capitale. La beauté de Paris m’enchante. Petit à petit je réalise ce que je suis venu cher- cher à l’autre bout du monde, à savoir la vie intellectuelle. Je n’ai pas besoin de la France comme terre d’accueil mais comme patrie des belles lettres, de la peinture, du septième art… Quand je regarde mon parcours, tout me semble cohérent. Rien ne s’est fait en vue de

124 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Sur l’élégance tel ou tel objectif. Je ne cherchais pas l’élégance, mais finalement, l’élégance étant une philosophie, cela me convenait. Je n’ai jamais visé une carrière mais un art de vivre.

Revue des Deux Mondes – Quelle est pour vous la plus belle allé- gorie de l’élégance ? Mineaki Saito – Je dirais peut-être la cérémonie du thé. De quoi s’agit-il ? D’un rituel pratiqué dans un petit pavillon aux fenêtres étroites. Le fait de devoir courber l’échine pour pénétrer les lieux est un signe de profonde déférence : ici vous accédez à un autre univers, vous êtes introduit dans le secret, vous vivez des moments éternels. Dans l’alcôve, vous verrez suspendu le kakemono, une longue­ bande de papier ou de soie sur laquelle est peint un paysage,­ des fleurs ou une calligraphie. En dessous, se trouve une compo- sition florale au raffinement extrême, l’ikebana. Le pavillon du thé doit être un lieu sombre, modeste, pour que l’éphémère et l’arti­ fi­ciel cèdent leur place à la permanence et au naturel. Les bols déformés par la chaleur de la cuisson sont appréciés. Vous regardez des choses essentielles qui font apparaître des éléments immatériels. L’élégance devient sérénité. Les gestes du maître de cérémonie sont extrêmement simples et de cette simplicité naît le beau. Aucun mou- vement n’est inutile. Nous ne sommes pas dans une élégance d’addi- tion mais de soustraction. Je me souviens d’un livre extraordinaire : Neige de printemps. L’histoire raconte les amours impossibles entre une femme originaire d’une antique famille noble et un aristocrate issu des récentes transformations politiques de l’ère Meiji. Au cours du livre, Mishima décrit l’héroïne buvant une soupe non d’après les codes attendus mais selon sa propre personnalité ; ses gestes sont tellement unis à sa personne qu’il s’en dégage une élégance abso- lue. Être élégant ne signifie pas obéir à des règles comme le ferait un militaire. Être élégant, c’est pouvoir affirmer sa personnalité en harmonie avec le monde extérieur.

Revue des Deux Mondes – L’avenir du Japon se conjuguera-t-il sur le mode de l’élégance ? Mineaki Saito – Le Centre Pompidou Metz a récemment pro- posé une rétrospective passionnante, 1917. Tous les champs de la création artistique y étaient réunis. Des Nymphéas de Claude Monet

125 france-japon : une nouvelle histoire Entretien Sur l’élégance

à la Fontaine de Marcel Duchamp, vous vous promeniez entre la fin de l’impressionnisme et l’avant-garde, soit entre la fin d’une époque et l’avenir. La période dans laquelle nous vivons s’apparente à celle que vécurent les hommes en 1917 : nous traînons des choses du XXe siècle et nous cherchons un monde meilleur. Le réchauffe- ment climatique n’est plus une donnée inconnue, pourtant nous continuons à émettre trop de gaz à effet de serre. L’individualisme règne sur toute la planète, toutefois les jeunes aspirent au par- tage. Nous sommes dans une période de gestation. Les Japonais comme les Occidentaux réfléchissent à un nouveau type de société. Prenons l’exemple de l’architecture japonaise : nous entretenions uniquement des rapports de fonctionnalité avec les immeubles. Aujourd’hui, nous commençons à envisager autrement l’habitat ; nous supprimons le superflu. L’accident nucléaire de 2011 focalise bien des amertumes : la population se sent abusée par le politique. Les institutions qui ont permis à l’Archipel de se développer éco- nomiquement ne suf­fisent plus ; elles n’apportent aucun paradis. Fukushima a provoqué une prise de conscience. Le lien humain est devenu beaucoup plus important que la structure sociétale. Une grande dynamique se ressent,­ toutefois elle doit être canalisée et ordonnée pour le bonheur de tous. À mon avis, il faut se focaliser sur le quotidien et le rendre beau. Les grandes industries apportent un emploi et de ­l’argent, mais personne ne vit dans des usines. Nous devons construire une société qui sera vécue et non subie. L’élégance – donc le respect de l’autre, l’harmonie, la manière de vivre – est à mon sens l’un des mots-clés de la reconstruction.

1. Annie Ernaux, « Mise à distance », Revue des Deux Mondes, juillet-août 2003, p. 100.

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stupeur et tremblements ?

n richard collasse n

e voyageur débarquant au Japon pour la première fois est frappé d’une indicible stupeur, car il y découvre un peuple tout Là la fois ordonné et chaotique, harmonieux et discordant, brut de décoffrage et d’un raffinement extrême, brutal et courtois, respec- tueux et effronté, discret et maladivement « comméreux », indifférent et attentionné, impassible et passionné, terne et bigarré, pudique et égrillard, sobre et follement épicurien, furieux et pourtant paisible. Le Japon est fermé aux indifférents, hermétique aux brutes, c’est un jardin secret qu’il faut parcourir avec patience et curiosité, l’âme et le cœur au vent. Alors, on y rencontre une culture dense et voluptueuse, un tweed tissé de mille laines, une étoffe paradoxale à la fois souple et rêche, un parfum complexe où s’entrechoquent les senteurs les plus improbables qui s’accordent pourtant avec délicatesse. Le Japon, avant tout, c’est sa géographie. C’est la ligne sublime du mont Fuji sculpté aux vents des dieux, la magie un peu inquiétante d’une forêt millénaire de cryptomères encharpés des brumes du matin, les myriades de gouttes d’îles tom-

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bées de la lance retirée des eaux par le couple divin Izanagi no Mikoto et Izanami no Mikoto, qui ponctuent l’horizon de points de suspension immanents avec leur dentelle de caps, criques, falaises, étroits chenaux et brisants. C’est le rythme immuable de ses quatre véritables saisons, parfois douces mais trop souvent implacables. C’est l’avancée au printemps de la floraison des cerisiers et à l’automne celle du flamboiement précédant la chute des feuilles des érables, suivie jour après jour à la télévision dans la même tension haletante que la progression d’une armée d’invasion sur des cartes d’état-major. Ce sont ces fameux cerisiers, la plus poétique mystification qu’offre le Japon aux touristes que l’on voit, l’âme en peine, cher- cher l’arbre mythique en fleurs qui a déjà perdu ses mièvres pétales parce que le vent de printemps a soufflé un peu trop fort, ou parce que la pluie s’est abattue sur eux, ou parce qu’il est encore trop tôt ou déjà trop tard dans la saison, bref parce que l’empire de l’éphé- mère a encore frappé. Ce sont les froidures extrêmes qui, cinq mois par an, engoncent­ Hokkaido dans un climat sibérien, la banquise venant lécher ses côtes septentrionales, le « pays de neige » impitoyable chanté par Kawabata Yasunari et celui de Fukasawa Shichiro, lorsqu’on emme- nait loin dans la montagne les vieux sur leur demande car une bouche de moins à nourrir, c’était l’assurance de la survie du clan (la Ballade de Narayama). C’est son été embarrassé d’une pesante humidité et d’une gluante chaleur amazonienne après les lourdes pluies de la mous- son de juin qui saturent d’eau la terre et la chlorophylle des forêts, lorsque tous les insectes sautant et rampant imaginables, sauterelles, araignées, moustiques, frelons, mille-pattes, scolopendres, cafards, scarabées semblent s’être goinfrés de stéroïdes tant ils sont dodus, gras et pleins d’énergie et quand cigales et criquets de toutes sortes remplissent de leur stridence métallique l’espace sonore de Tokyo ou d’Osaka comme celui des rizières et des forêts. Le Japon, c’est une faune également tonitruante, les singes qui viennent vous faire les poches avant de retourner tremper pour se réchauffer dans les mares thermales, les petits ours bruns trapus qui descendent de plus en plus souvent dans les villages pour fouiner

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dans nos poubelles et qu’il ne fait jamais bon croiser au coin de la rue ou dans son jardin, les biches de Nara ou de Miyajima qui vous bour- rent les fesses de coups de cornes si vous ne leur donnez pas assez vite une galette de riz, les sangliers qui dévastent les délicats jardins de mousse, ou encore la ricanante procession de renards, blaireaux, civettes dont s’est emparée la mythologie shinto, sans oublier le facé- tieux lapin qui bat le riz là-haut, sur la face visible de la Lune. Et puis les serpents, une multitude de serpents inoffensifs ou venimeux dont se protégeaient les paysans en portant des vêtements teints à l’indigo dont la propriété d’émettre à la lumière du jour des rayons infrarouges les repousse, ou ce fameux serpent albinos, une rareté censée apporter prospérité aux maisons sous lesquelles il vit et qu’aucun Japonais ne se peut donc se résoudre à chasser de son jardin. Le Japon, c’est encore sa flore luxuriante que seule déborde la sylve amazonienne, avec les trois piliers symboliques de son anatomie que sont le pin (松) dont les courageuses cohortes bravent les tempêtes le long de côtes célébrées par les poètes, Amanohashidate, Aizu, ou Rikuzentakata que le tsunami du 11 mars 2011 a effacé à jamais de nos regards mais pas de mos mémoires, le bambou (竹) et ses glauques forêts denses que l’homme ne peut pénétrer, dans lesquelles se vautrent toutes les bestioles venimeuses de l’Archipel, le prunier (梅) enfin, cet intré- pide petit soldat perclus de rhumatismes qui parvient cependant à narguer l’hiver de ses charmantes fleurs. Et n’oublions pas le chrysanthème, dont les samouraïs s’achar- naient à élever la fragilité le plus haut possible sur une tige unique pour s’entraîner à la patience, cette noble fleur devenue le symbole de l’empereur. Le Japon, c’est enfin le dos de ce poisson-chat, que che­vauchent ses quelque cent vingt-trois millions d’habitants ; il dort dans le silence des abysses marins mais parfois il se réveille et s’ébroue soudain, envoyant valdinguer tout ce qui le démange, créant de ses nageoires agacées de monstrueux clapotis, expulsant un pus de magma, de cendres et de boues des furoncles qui parsèment sa peau multimillé- naire, suant d’entre ses écailles des fumerolles de phosphore, de gaz nauséabonds et de jets brûlants, et quand il éternue, d’intenses vents divins se lèvent qui balaient tout sur leur passage. Éruptions volca- niques, glissements de terrain, typhons, tsunamis, pluies diluviennes,

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que n’ont inventé les démons qui s’acharnent sur ce faible archipel pour lui rappeler que tout est éphémère, appelé à glisser, s’écrouler, brûler, être enseveli, noyé, englouti ! Alors on n’a pour survivre que le seul choix du fatalisme, cependant pas de la résignation, sans quoi, depuis bien longtemps, cette civilisation de la fragilité et de la délicatesse aurait disparu. Le Japon, c’est la religion de l’opportunisme, le pari de Pascal gagné jour après jour. Le matin, on naît shintoïste, on trinque, on bâfre, on copule et on chante avec la théorie de dieux hilares et pansus qui peu- plent la forêt, les monts et l’eau sombre de l’océan, chaque pilier, chaque coin et recoin des sombres maisons traditionnelles. On nar- gue le sort au moyen d’incantations tonitruantes, on interpelle fami­ liè­rement ceux là-haut qui veillent sur nous pour que les récoltes soient bonnes, pour que notre propre sexe soit toujours raide et frétillant et que le ventre de nos femmes soit bien fertile. On saisit tout prétexte pour sortir les reliques et les balader à la lune au travers de la cité en braillant et en se déhanchant, à moitié nu, les reins simplement ceints d’une étoffe blanche, giron contre cul, épaules meurtries par les brancards des lourds chars de bois sculptés, suant et ahanant. Et là encore, tout finit autour d’un flacon de saké, on regarde les astres se mirer dans la coupe vermeille, on compose un bref haïku mélancolique en sautant à cloche-vers, « sept, cinq, sept » c’est emballé et hop !, aussi vite on lampe, gorge gonflée, le chaleureux liquide qui nous donnera du cœur à l’ouvrage pour le lendemain… Au soir de sa vie, on remet son âme fourbue et son destin pour l’au-delà, si jamais il y en a un, entre les accueillantes mains de Bouddha, qui, indifférent aux tumultes du monde mais indulgent aux fautes des humains, domine de sa haute taille les saisons et les avanies de l’Histoire et regarde, cœur pur et âme paisible, passer les péchés des hommes. Bref, tout Japonais naît shintoïste, parfois se marie catholique car la cérémonie – en robe blanche, traîne et bénédiction d’un faux prêtre en aube d’opérette mais véritable étudiant étranger en arts martiaux qui arrondit ainsi ses fins de mois – a de la gueule pour l’album de photos, on mélange allégrement tout cela en un brouet tolérant tout au long de sa vie et enfin on rend son dernier soupir dans la foi d’une réincarnation bouddhiste apaisée.

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Alors, le Japon, c’est cette paisible nostalgie qui vous sai- sit, lentement s’insinue dans vos synapses et vous engourdit de la volupté quasi cataleptique du wabi-sabi, cet état de douce mélanco- lie propre à l’âme japonaise. Cette douce tristesse sans larmes, vous la retrouverez où que vous cheminiez, sur les sentes du mont Koya, tout au long du pèlerinage des quatre-vingt-huit temples dans l’île de Shikoku, quatre-vingt-huit Saint-Jacques-de-Compostelle sur mille deux cent kilomètres, en longeant dans de poussifs trains alimentés au diesel les interminables côtes déchiquetées de l’« Ura Nippon » – le Japon de l’envers, au fond des vaux enfouis sous la végétation, et bien sûr dans les ruelles de l’impériale Kyoto qu’une vie ne suffirait pas à sillonner. Kyoto ! Le résumé absolu de la fragilité mais aussi de la tran- quille puissance du Japon, de son raffinement suprême et de sa déli- catesse infinie. Il suffit d’errer dans ses ruelles, de monter se perdre dans les quartiers affleurant les monts qui l’encadrent, la bordent et la protègent, de longer les canaux de Ponto Cho dans lesquels se mirent les cerisiers pleureurs, de pénétrer dans l’enceinte de ses temples, de sautiller une marelle innocente sur les pierres savam- ment décalées de leurs allées infiltrées de mousses, pour sentir vous envahir un sentiment de parfait équilibre. Aucune ville au monde n’offre cette sensation d’élégante indifférence et de détachement hautain à la fureur de notre siècle. Plus tard, alors que les ombres gagnent le chemin des philo­ sophes que vous avez parcouru sans hâte, vos pas dans ceux du philosophe Nishida Kitaro, c’est la sérénité grave de la cloche du temple Nanzenji qui emplit votre cœur. Et plus tard encore, lorsque la nuit est tombée, un frisson de volupté effleure votre nuque à l’invite du froissement d’un kimono au seuil d’une maison de thé, un doute vous saisit dans la pénombre des couloirs silencieux, puis l’imperceptible tristesse de savoir que tout cela s’évanouira tel un songe opiacé quand vous apercevez, le temps d’un bref instant, au saut d’une marche, la blancheur de la peau du talon de la femme que vous suivez dévoilé au-dessus de son tabi immaculé. C’est, au cœur de la nuit, le doux contraste d’une chevelure de jais que le peigne d’écaille a libérée sur la blondeur du tatami, et sous votre paume la douceur d’un corps sans aspérités, aux pleins

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si peu lourds, aux déliés si souples, une peau d’ambre que la lueur pudique tremblotante d’une bougie effleure à peine, tant elle est lisse et semble indifférente aux frissons de l’extase. Pourtant c’est, si loin en vous au-delà de votre âme, le regard de laque impassible que dément la chaleur du corps dans lequel vous plongez, quand vous découvrez sous l’épaisse glace de l’édu- cation, la lave d’une brûlante passion, que vous sentez la folie à fleur de pores, la fraîcheur des longues mains vives comme des ailes d’oiseau qui vous repoussent dans le même temps qu’elles vous effleurent, et vous vous désaltérez de cette voix qui chuchote la lancinante litanie d’un serment éternel et s’évanouit dans un soupir vaporeux à l’instant où vous chavirez à votre tour. Alors, alors, vous souhaitez mourir à deux comme ces couples qui se jetaient du haut de la cascade de Kegon dans le massif de Chuzenji car vous savez que jamais plus la Providence ne vous offrira l’absolu d’une telle plénitude. Pourtant, au petit matin, ne reste sur le tatami que l’effluve d’un amour enfui lové dans la ceinture de soie du kimono qu’un pâle soleil filtré par l’écran des shoji fait briller comme un espoir lointain, alors que ce n’est déjà plus qu’une promesse oubliée… Mais il faut un jour s’éveiller et tenter d’échapper aux sorti- lèges voluptueux de tout ce Japon d’autrefois qui côtoie nonchalam- ment l’emballement des aiguilles du temps de notre siècle auquel quoi qu’il en prétende, l’Archipel n’échappe pas. Car le Japon, c’est aussi la projection brutale dans le monde de Blade Runner, un Kill Bill au rythme furieux, une modernité qui s’emballe, l’électronique encastrée dans la vie de tous les jours, un métal hurlant en fusion permanente, demain sera différent, aujourd’hui est déjà loin d’hier, la tribu en vogue ce matin sera morte ce soir, punk, funk, néo-ceci et rétro-cela, ganguro, gangs de motocyclistes à la Black Rain, otaku renfermé comme une huître… Peu importe puisque j’existe, donc je suis, certes gangréné par la nostalgie de la vie d’autrefois au ras des tatamis, une vie vue à la hauteur de la caméra du grand réalisateur Ozu, une vie qui offrait sur le monde une perspective moins agressive. Alors inventons, jetons ce que nous avons inventé, inventons encore, tant pis si Tamagochi a disparu, on va fêter le retour de Goldorak, célébrer l’univers onirique de Miyazaki Hayao, se réjouir

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des pluies de poissons que fait tomber l’écrivain Murakami, sentir son cœur de midinette masculine balancer aux rythmes niais du groupe AKB 48 avant d’aller voter pour participer au cruel verdict sacrificiel qui fait et défait, semaine après semaine, le destin des qua- rante-huit chanteuses en mini-jupe plissée et couettes nouées d’un ruban rose. Alors, le temps d’un frisson, on se prend pour le plus courageux groupe de samouraïs du Japon, les quarante-sept ronin, avant de retourner jusqu’au samedi suivant dans la grisaille du métro dodo, boulot sado et dodo maso. Car il faudrait tenter de survivre au glissement furtif de la nation vers l’engourdissement de grenouille dans le bain-marie de la déflation rampante qui étrangle furtivement le pays depuis quinze ans, au déficit de confiance dans la capacité des industries àse réinventer ou simplement à rebondir pour ne pas se laisser damer le pion du jeu de go électronique ou automobile que les Coréens pourraient bien gagner par échec et mat. Il faudrait trouver un moyen d’endiguer la perte de l’emploi à vie et celle d’un emploi tout court. Il faudrait aider à retrouver une raison de vivre à ces fils qui s’enferment et s’enferrent dans le mol confort de l’isolement, ces fils qui préfèrent regarder au travers de la lucarne aseptisée de leur téléviseur les lointains pays que leurs pères étaient si avides de visiter, ces fils qui n’achètent ni automobile ni préservatif puisqu’ils n’ont pas de petite amie, une copine c’est encombrant, il faut se rappeler la date de son anniversaire, trouver des idées pour la sortir, l’inviter à dîner et lui offrir un cadeau à Noël et comble d’ennui, coucher avec elle de temps en temps en de brèves étreintes hygiéniques qui de surcroît ne les font pas, ou si peu, jouir. Il faudrait retrouver le chemin de la natalité au lieu de chérir son loulou de Poméranie, son golden retriever ou son dédaigneux lévrier afghan, de le promener dans une poussette plus confortable que celles des bébés qu’on n’aura pas, d’organiser son mariage dans un luxueux hôtel trois-os où les humains sont à peine tolérés et quinze ans plus tard son enterrement dans un luxueux funéra- rium canin. Il faudrait évidemment le retrouver, ce chemin de la natalité, bien qu’un éminent homme politique qui devait devenir Premier ministre quelques semaines après avoir fait cette confidence, ait

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susurré en petit comité qu’il n’était pas persuadé que son pays avait besoin de 123 millions d’habitants, qu’au contraire il pensait, sans en connaître le chiffre exact, 90 ou 70 millions, que le Japon ne sur- vivrait qu’à la condition expresse de retrouver un niveau de popu- lation plus « raisonnable ». Quand on sait que la cause principale qui a mené par deux fois à l’époque contemporaine le Japon à la catastrophe était la surpopulation, on se prend à se demander qui, sur notre planète qui caracole allégrement vers neuf milliards d’habi­ tants, pourrait bien avoir raison… Il faudrait enfin trouver un pouvoir politique stabilisé et ins- tallé dans la durée au bout de tant d’années au cours desquelles les Premiers ministres sont tombés à l’automne comme les feuilles mortes. Un pouvoir politique qui saurait enrayer la spirale de défla- tion tout en évitant les grands travaux parfaitement dérisoires de bétonnage des côtes pour protéger le littoral des tsunamis. Un pouvoir politique que les élucubrations de « l’Abeno- mics » pourraient enfin sortir de son enlisement économique et qui ne finirait pas dans le même « abetisier » (1) que son Premier ministre terrassé lors de son premier mandat par un « flux de ventre » tout bête (2). Un pouvoir politique qui aurait véritablement à cœur d’avan- cer vers une solution à la question du TPP (3) en Asie et avec les États-Unis et de se lancer dans un dialogue constructif avec ­l’Europe pour un accord sinon d’intégration, au moins de coopé- ration économique ayant pour noble but de protéger des valeurs communes de capitalisme à visage humain et à terme nos civilisa- tions avant que d’autres régions du monde ne nous imposent leur vision moins préoccupée du bien des individus. Un pouvoir politique qui saurait opposer une diplomatie courtoise mais ferme et persuasive à l’hégémonique approche de son grand voisin cynique qui, pour des cailloux non revendiqués jusqu’à ce que les progrès de la géologie démontrent que leur sous- sol regorge d’hydrocarbures, hystérise ses foules panurgiennes désœuvrées ravies de la rare aubaine qui leur est offerte de défiler et de protester et envoie ses armadas de marins-pêcheurs et plus dangereusement ses bateaux de guerre et ses avions de chasse croiser au large de ces pauvres cailloux qui ne demandaient pas tant d’attention.

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Un pouvoir politique, enfin, qui tenterait de délivrer son pays de la malédiction nucléaire qui semble le frapper depuis qu’un petit avion américain répondant au doux nom d’Enola Gay vint un clair matin de l’été 1945 lâcher dans le ciel d’Hiroshima son effroyable frelon. Car le Japon, c’est aussi, le 11 mars 2011, le réveil du fameux poisson-chat qui en faisant le gros dos a tiré l’Archipel comme la peau d’une vieille beauté fanée et déclenché l’ire de l’océan dont la vague furieuse a englouti une des plus belles côtes de l’Archipel, balayant les villes, les rizières, les êtres humains et leur mémoire, libérant deux jours plus tard la sournoise apocalypse de Fukushima. Ce tremblement dévastateur a ramené la lumière sur un pays que la comptabilité mondiale avait un peu trop vite fait de passer par pertes et profits, fascinée qu’elle est par le grandiose mais bruta- lement désordonné essor de l’empire du Milieu, un milieu qui pour- rait bien se révéler être le trou noir engloutissant nos convictions, nos valeurs et à terme nos civilisations. Et l’Occident découvre que le Japon, c’est aussi et surtout un peuple courageux, digne, pudique, d’une infinie patience, un peuple formidablement résilient, courtois, un peuple dans l’ADN duquel sont gravés la gentillesse, le respect de l’autre, qui ne rechigne pas à la tâche, refuse le stupide assistanat, que stupéfient la semaine des trente-cinq heures et la retraite à 60 ans, un peuple civil et civilisé qui, n’en doutons pas, saura une nouvelle fois malgré tous ses han- dicaps et ses démons démontrer sa capacité à rebondir, à surmonter l’adversité et qui pourrait bien au bout du compte contribuer de nouveau à apporter au monde une autre lumière. Oui, le Japon, avec tous ses handicaps et ses langueurs, pour- rait bien offrir aux Occidentaux perdus que nous sommes un modèle de société dans laquelle il fait bien bon survivre.

1. « Abenomics » est une contraction utilisée au Japon et dans la presse anglo- saxonne pour parler du programme économique du nouveau Premier ministre Abe. « Abetisier » et bien sûr une parodie du premier terme, liant Abe + bêtisier = abetisier. 2. Le « flux de ventre » fait référence à l’excuse invoquée par ce même Premier ministre­ Abe pour démissionner lors de son premier mandat. 3. Le Trans-Pacific partnership (TPP), aussi connu sous le nom d’accord de parte- nariat trans-Pacifique. n Richard Collasse est président-directeur général de Chanel Japon.

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n christine vendredi-Auzanneau n

l y a douze ans à peine, il était plus facile à un Japonais de citer le nom d’un architecte contemporain (Tadao Ando, né Ien 1941, en l’occurrence) que d’un artiste contemporain. Une majorité de Japonais se réjouissaient de leur capacité à maintenir un art traditionnel dans un monde en pleine mutation et redécou- vraient combien­ ils avaient autrefois contribué à la naissance de l’art moderne européen (japonisme). Mais l’art contemporain était encore très largement ignoré du grand public au Japon. Les collectionneurs qui avaient survécu à la décennie perdue continuaient d’entasser des Renoir et autres chefs-d’œuvre du passé. Shozo Shimamoto et Jiro Yoshihara, les membres fondateurs de Gutai (1) qui avaient tant ravi à la fin des années cinquante le cercle de la critique pari- sienne formé autour de Michel Tapié (2) y étaient depuis longtemps oubliés. Le Superflat de Takashi Murakami, synthétisant la tradition artistique du Japon et une vision non hiérarchique de la société japonaise de l’après-guerre, n’avait pas encore percé.

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En 2013, tout est différent ; le changement est très nettement perceptible. En dix ans, c’est non seulement Tokyo mais un pays tout entier qui semble avoir embrassé l’art de son temps. Il faut dire que la scène a pris en dix ans une certaine épaisseur en se dotant de nouveaux lieux d’exposition temporaires et permanents et en participant à la frénésie du circuit des biennales, triennales et autres foires. Conscientes des retombées économiques de l’ouverture d’un musée-spectacle, dont le musée Guggenheim de Bilbao a donné l’exemple en 1997, les zones dépeuplées de Kanazawa et de la mer du Japon sont devenues depuis des hauts lieux de l’art et du tou- risme de masse. Elles ont pour fleurons indiscutés le musée d’Art contemporain du XXIe siècle (agence d’architecture Sanaa) et le complexe de Naoshima. Après le musée, puis Ovale inauguré en 1995, le complexe­ conçu par Tadao Ando a été consacré avec le musée d’Art de Chichu (Chichu Art Museum) en 2004. Autour du concept de la coexis- tence entre la nature, l’art et l’architecture, les visiteurs découvrent des œuvres de Claude Monet, de James Turrell et de Walter de Maria à l’intérieur d’un bâtiment qui peut être en lui-même consi- déré comme une œuvre d’art spécifique au site. Il se double d’une approche nouvelle, la réutilisation de vieilles maisons. Depuis 1998, date de la première intervention (Tatsuo Miyajima) dans le quartier de Honmura, le projet a investi sept maisons. Plus récent, le musée d’Art contemporain du XXIe siècle a ouvert ses portes en septembre 2004 avec aussi une architecture muséale d’un nouveau genre en ouvrant le musée sur la ville, comme s’il s’agissait d’un parc (3). En moins d’un an il accueillait un million de visiteurs. Avec sa collection permanente, qui rassemble artistes de renommée mondiale (Olafur Eliasson, Doug Aitken, ou encore l’artiste argentin Leandro Erlich et sa spectaculaire piscine inversée) et locale (j’ai un faible pour les fragiles roses en bois peint de Yoshihiro Suda), et des expositions temporaires d’une très haute qualité, ce musée se pose comme un acteur important de la scène artistique japonaise et dépasse sa mission initiale d’attraction régionale. Sans pour autant recourir à une construction pérenne spec- taculaire (si l’on exclut le cependant très spectaculaire Museum de sciences naturelles dessiné par Takaharu et Yui Tezuka comme une

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carapace de cuivre rouille), capable de générer une vague d’archi- tourisme, la région d’Echigo-Tsumari espère bénéficier d’une dyna- mique équivalente avec la tenue d’une manifestation temporaire. Le modèle en est celui de la triennale, également adopté par la ville portuaire de Yokohama avec une stratégie identique (4) : revitaliser par l’art. Pour ce faire, elle accueille tous les trois ans une triennale qu’elle a voulue de stature internationale dès sa première édition en 2001. La triennale se voit comme l’un des plus importants festivals artistiques du monde. Elle est l’occasion de présenter des projets et initiatives développées dans le cadre du projet Echigo-Tsumari Art Field, dont le but principal est de révéler les atouts de la région en utilisant l’art comme catalyseur. L’art doit y servir de moyen de redé- couvrir les valeurs de la région et de les communiquer au reste du monde en vue de revitaliser l’ensemble ­de la zone en stimulant un tourisme culturel (5). Les œuvres que les artistes y installent année après année attirent les amateurs d’art, y compris après la fin de l’évé- nement qui en a suscité la création (6). On n’en compte pas moins de soixante-huit aujourd’hui. On peut ainsi encore aujourd’hui dor- mir dans une maison transformée par l’artiste James Turrell (House of Light), ou voir la scène de théâtre nô conçue par MVRDV… Le succès de la manifestation fait des émules : la région d’Aichi lance une triennale au printemps 2013. Pendant ce temps, Tokyo n’est pas resté inactif. Aux déjà exis- tants musées Hara (créé par le collectionneur Toshio Hara dans la proximité du noyau de Shinagawa) et municipal d’art contemporain sont venus s’ajouter le musée Mori, en haut de la tour du même nom, et le Centre d’art national. Ils viennent étoffer l’offre d’expo­ si­tions d’art contemporain, le premier souhaitant « introduire les formes artistiques asiatiques et mondiales les plus novatrices » (7), le second accueillant entre autres des expositions d’art contemporain (mais pas seulement). Ils travaillent en outre en réseau avec deux autres institutions nouvellement créées, le musée 21_21 Design Sight et le musée d’art privé Suntory (Suntory Art Museum) (8). Fondé en 2007 par les créateurs Issey Miyake, Taku Satoh et Naoto Fukasawa (qui en sont aussi les directeurs), ce lieu aux allures d’ori- gami de béton signé Tadao Ando dialogue à travers le jardin avec la collection Suntory installée au sein du développement du centre par l’architecte Kengo Kuma. Ce « triangle d’art » accueille chaque

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année depuis 2009 l’édition japonaise de la Nuit blanche lancée par Christophe Girard et Bertrand Delanoë à Paris en 2001, bapti- sée Roppongi Art Night (9). Tous ont en commun d’être des lieux d’exposi­ ­tion qui ne disposent pas de collections propres présentées de manière permanente. À ces lieux, qui sont depuis leur ouverture devenus des pas- sages obligés des amateurs de la scène contemporaine, sont venus s’ajouter d’autres plus modestes et soutenus par des marques de luxe françaises et italiennes. Dans ces espaces gratuits installés aux étages des magasins amiraux des grandes marques dans la ville comme Chanel (Nexus), Hermès (Forum), Louis Vuitton (Espace), ou encore Diesel, des programmations alternatives sont données à voir. L’éventail élargi des possibles espaces d’exposition s’accom- pagne de l’émergence de nouvelles galeries mais aussi d’un change- ment de comportements des visiteurs et collectionneurs. La bipolarisa- tion qui caractérisait le monde des collectionneurs et les opposait en deux classes d’âge, chacune collectionnant ses contemporains, tend à s’effacer. Malgré cette évolution, les galeristes japonais continuent de réaliser leurs plus grandes opérations hors du Japon. Présents sur les foires internationales (Art Basel, Art Basel Miami, Frieze) et impor- tantes en Asie (Art Beijing, Art Shanghai, Art Basel Hongkong) (10), certains n’ont pas hésité à installer des branches hors du Japon. Tomio Koyama et Ota Fine Arts sont ainsi présents au Gillman Village de Singapour pour se rapprocher de collectionneurs indonésiens, philip- pins et taïwanais férus de néo-nihonga (11). D’autres galeries comme Arataniurano (Mutsumi Urano et Tomoko Aratani) ou Take Ninagawa sont venues s’ajouter aux vétérans de Ginza et de Kiyosumi pour promouvoir des artistes dont la pratique ne relève ni du néo-nihonga ni du micro-pop (12). Elles participent d’un renouvellement de la géographie du paysage artistique au sens littéral – les galeries sont installées à Meguro – en raison des travaux qu’elles soutiennent. Ainsi qu’à un renouvellement des pratiques puisque dans nombre de gale- ries aujourd’hui encore ce sont les artistes qui payent une sorte de loyer pour pouvoir montrer leurs œuvres. Et puis la scène artistique japonaise ne se trouve plus uniquement à Tokyo. Kyoto a pris du galon – ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’y ait jamais eu de bonnes galeries dans le Kansai avant cela – avec l’arrivée des galeries Tomio Koyama et Kodama.

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Le regard des visiteurs s’aiguise progressivement. Certains deviennent des amateurs, au meilleur sens du terme, que la passion conduit à aller de biennale en triennale et d’un lieu à l’autre sans a priori. L’art contemporain a désormais un public et un public qui continue de s’élargir, capable de citer bien d’autres noms que le très médiatique Takashi Murakami. Il faut dire que les dernières années ont vu au Japon une accé- lération des expositions consacrées aux grands noms des années soixante et suivantes. Atsuko Tanaka, A-yo ou Makoto Aida en sont les exemples les plus récents. La Biennale de Venise a également joué un grand rôle dans la reconnaissance dans l’Archipel d’artistes comme Tatsuo Miyajima et Yasumasa Morimura (Aperto, 1998), les artistes du mouvement Gutai (Making Worlds, 2009) ou plus récem- ment la cadette Tabaimo, qui excelle dans le film d’animation cri- tique (Illuminazioni, 2011), tous ayant participé à la représentation nationale du Japon. Le nombre et la qualité de la jeune garde japonaise sont tels qu’on ne peut en dresser une quelconque liste qui se voudrait exhaustive. Et tous ces artistes ne sont pas installés à l’étranger, contrairement à une croyance encore fermement ancrée. Si New York reste un centre par lequel de nombreux artistes japonais sont passés ou vivent encore (Hiroshi Sugimoto, Mariko Mori, Ryoji Ikeda, Aiko...), Berlin est devenu depuis un lieu où un nombre encore plus important a établi sa résidence, Tokyo a su retenir de nombreux talents de toutes les générations : Noriyuki Haraguchi, Yoshihiro Suda, Rei Naito, Ataru Sato, Go Watanabe... d’autres ayant choisi de vivre dans leur région d’origine, Yoshitomo Nara à Tochigi, Kenji Yanobe à Kyoto. L’échec de la prétention à l’exhaustivité se double de l’échec de toute velléité de catégorisation tant les artistes cités plus haut divergent dans leur conception et dans leur pratique. On est loin de l’idée de l’omniprésence du Superflat ou d’un Takashi Murakami qui aurait fait des émules au point que le Japon ne présenterait que ses épigones et une génération tout entière marquée par les films d’ani- mation. La scène telle qu’on l’observe désormais est plurielle dans ses moyens d’expression comme dans les thèmes traités. Et cela n’est pas seulement le fait d’un clivage que l’on voudrait génération- nel. L’écriture micro-maniaque d’un Ataru Sato ne partage rien de la

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pratique de pixellisation par le verre développée par Kohei Nawa ; pourtant seulement quelques années les séparent. Le rapproche- ment n’est pas davantage possible entre Go Watanabe et Tabaimo, pourtant tous les deux vidéastes et nés en 1975. Cette diversité et ce foisonnement sont tout à l’honneur du Japon d’aujourd’hui.

1. Gutai ou Association artistique Gutai rassemble à son apogée une vingtaine d’artistes tous intéressés à exprimer le processus créatif de l’art. Jiro Yoshihasa signe le manifeste du groupe en 1956. 2. C’est le critique français qui organise la première exposition de Gutai en France en 1958. 3. Le musée a pour mission de générer une nouvelle culture, de revitaliser la commu­nauté locale et de devenir une attraction régionale. Extrait du site officiel du ­musée de Kanazawa : www.kanazawa21.jp/data_list.php?g=11&d=1&lng=e. 4. La Triennale de Yokohama s’est ainsi déjà tenue à quatre reprises en 2001, 2005, 2008 et en 2011. 5. La prochaine édition, en cours de préparation, se tiendra durant l’été 2015. 6. La liste des œuvres pérennes est consultable sur le lien suivant : www.echigo- tsumari.jp/eng/artwork/#!/ 7. La mission établie par Fumio Nanjo en 2006 est détaillée sur le lien suivant : www.mori.art.museum/eng/outline/mission.html. 8. À propos du Design Sight : www.2121designsight.jp/en/designsight. 9. L’événement n’a pas eu lieu en 2011. Pour plus de détails sur la manifestation qui se déroule à l’automne : www.roppongiartnight.com/en/outline/index.html. 10. Taka Ishii et Shugo Arts sont de ceux-là… 11. Le néo-nihonga est une tendance récente de l’art à réutiliser les codes de la peinture traditionnelle japonaise soit dans les matériaux (encre, feuille d’or), format (rouleau, paravent) ou techniques (aplats, perspective à point non centré) utilisées. 12. Relèvent du micro-pop des expressions utilisant les techniques remises à l’hon- neur par des artistes comme Wharol, par exemple, la sérigraphie, les motifs en série, le détournement de publicités.

n Christine Vendredi-Auzanneau est docteur en histoire de l’art de l’École pratique des hautes études de ­Paris et en histoire de l’architecture de l’université Charles de Prague. Elle dirige ­l’Espace Louis-Vuitton à Tokyo. Elle est notamment l’auteur de Antonin Raymond (1888-1976). Un architecte occidental au Japon, coll. « Archi- tectures contemporaines », Picard, 2012.

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susumu shingu, sculpteur de vent

n édith de la héronnière n

l’automne dernier, on vit apparaître de curieuses formes blanches virevoltantes sur le grand bassin des Tuileries. Selon À que soufflait une brise légère ou une bourrasque d’équinoxe, elles prenaient l’apparence de mouettes, d’éoliennes miniatures, de coléop­tères immaculés, de ces impondérables se référant à ce que Bachelard, dans l’Air et les songes, appelait « la poétique des ailes ». Cette installation du sculpteur japonais Susumu Shingu était baptisée Sinfonietta of Light (« Petite symphonie de lumière ») : ces dix paires d’ailes montées sur des tiges de carbone avaient le don d’enchanter et de fasciner. Outre cette présentation, la galerie Jaeger Bucher consacrait une vaste exposition à l’artiste qu’elle a contribué à faire connaître en France depuis plusieurs années et un très beau film de Thomas Riedelsheimer accompagnait l’exposition (1). Des voiles de matériau léger, des ailes tendues sur des fibres de carbone, des flocons, des gouttes, des triangles, des rectangles, des polygones, des demi-lunes, que l’on pourrait croire de papier, de grandes machines volantes flottent lentement au-dessus du sol,

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dans un rythme analogue à celui de la respiration, soit en plein air, soit dans l’espace intérieur d’une galerie. Ici c’est Small Forest (Petit bois) avec ses troncs/tiges au faîte desquelles se balancent en un doux mouvement des crêtes blanches ; là des Snow Flowers (Fleurs de neige) avec ses hexagones de polyester blanc soigneuse- ment agencés en un grand mobile bougeant sous l’effet d’un souffle imperceptible ; sur ce bassin, une fontaine appelée Resonance of Life (Résonance) dont les huit tiges d’aluminium se balancent tranquille- ment, et l’eau, en coulant dans les tubes, bat à la même cadence que celle de la circulation sanguine. Poids et contrepoids se répondent et s’équilibrent et la sculpture oscille, bascule, remonte dans un doux murmure aquatique ; là-bas, à Sanda au Japon, Water Tree (Arbre d’eau) unit la magie du vent à celle de l’eau pour disperser dans le soleil une multitude d’arcs-en-ciel. « Ce qui m’intéresse, c’est de synchroniser le rythme du dehors, celui de la nature, avec le rythme intérieur. Tout homme a profon­ ­ dément en lui ce rythme, mais il ne s’en rend pas toujours compte », dit Susumu Shingu (2). L’artiste travaille essentiellement avec le vent, l’air, l’eau, la gravitation, observateur de leur énergie, de leurs flux, attentif à leur interaction avec le tempo corporel. Pour lui, cette har- monie entre le souffle intérieur et les mouvements de l’atmosphère, est la source fondamentale de l’équilibre humain.

« Notre culture traditionnelle japonaise est profondément liée aux éléments naturels. Mais, ces trente ou quarante dernières années, ces tra- ditions ont changé et se sont rapidement transformées en une manière de penser occidentale. La jeune génération est en train de perdre cette forte relation à la nature. C’est triste. Notre vie quotidienne et civile ne se préoc- cupe pas de cet aspect-là. Cependant, si je cherche à entretenir le lien avec la nature ce n’est pas seulement pour des raisons de nostalgie, car ce qui change est irréversible. C’est ainsi, et on ne retourne pas en arrière. Mais je pense qu’aujourd’hui nous pouvons récupérer et maintenir ce lien avec la nature, aller dans cette direction, mais par d’autres moyens, ceux de l’art, en particulier. »

En ce « sculpteur de vent » s’accomplit la synthèse des plus hautes traditions japonaises – celle du travail du papier, des cerfs- volants et des moulins à vent, celle aussi du rapport si singulier et délicat qu’entretiennent les Japonais avec la nature, les herbes, les insectes, les courants d’air et d’eau – et la modernité la plus avancée

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en matière de technologie et d’inspiration : le papier de jadis, trop fragile pour résister aux intempéries, a été remplacé par le polyester, mais l’effet est le même. Pour les structures de métal, l’artiste­ recherche des matériaux toujours plus légers. « Je suis sûr que Léonard de Vinci m’envierait d’avoir des matériaux aussi légers ! » Susumu Shingu est aussi un dessinateur de grand talent et un technicien de haut vol. Ses sculptures font d’abord l’objet de dessins très soigneux. Les formes qu’il crée ne doivent pas opposer la moindre résistance à l’atmos- phère mais au contraire en épouser les mouvements, ce qui néces- site un réglage technique extrêmement précis. Si Sea of Clouds (Mer de nuages) dessinée sur le papier ressemble à une grille du jeu de bataille navale, lorsqu’elle flotte au-dessus des têtes, on peut se croire en haute montagne enveloppé du silence cotonneux d’un jour de brume. Ses grandes formes éoliennes, installées dans des lieux pres- tigieux comme l’aéroport d’Osaka ou le château d’Arsac en Gironde, suscitent l’émerveillement. De même que nous contemplons sans nous lasser le vol d’un papillon, le mouvement des vagues ou le vent agitant le faîte des grands arbres, nous regardons, fascinés, le mou- vement lent de ces légères machines volantes animées sous l’effet d’un alizé ou d’un zéphyr, d’où émane une respiration – inspi­ration et expiration – à la fois intime et cosmique comme si ces formes aériennes instillaient en nous le ressouvenir d’une lointaine compli- cité entre l’homme et les éléments et d’une allégresse ludique nous ramenant au meilleur de l’enfance. D’ailleurs, partout où il passe, des nuées d’enfants­ accompagnent ses sculptures. Il est certain que Susumu Shingu s’amuse beaucoup :

« Je suis né pour jouer ! Dès mon enfance, j’ai aimé jouer comme cela, inventer des formes. Aujourd’hui, le processus est le même, mais j’en vis ! »

Susumu Shingu est né en 1937 à Osaka. Il a commencé par la peinture à l’huile à l’université d’Arts de Tokyo et c’est en tant que peintre qu’il a reçu une bourse pour étudier la peinture sous la direction de Franco Gentilini à l’Académie des beaux-arts de Rome de 1960 à 1962. Mais très vite, il découpe les formes peintes qui s’échappent du papier et se mettent à bouger puis à voler. Sa décou- verte de l’œuvre de Léonard de Vinci, en particulier de ses travaux d’ingénieur, sera décisive :

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« En Italie il n’y avait pas les yeux des maîtres ou des parents pour me regarder. J’étais seul et je pouvais décider de tout. En une année, je me suis complètement transféré de la peinture à ce que je fais aujourd’hui. La direction que j’ai prise à cette époque était cinétique. Il faut dire que mon nom japonais veut dire “Va de l’avant, ne retourne pas en arrière” ! »

Une imagination du mouvement qui a séduit le danseur tchèque Jiří Kylián, lequel a demandé à Susumu Shingu de créer une sculpture qui exprimerait à la fois la beauté et le danger, l’idée de création et de destruction liée aux forces élémentaires, pour une chorégraphie qui porte le nom d’un poème de Mallarmé : « Un coup de dés ». Les architectes Tadao Ando et Renzo Piano ont aussi tra- vaillé avec lui. Et le jour viendra sans doute où des musiciens accor- deront leurs partitions à ses sculptures. Aller de l’avant, c’est aussi ce qui pousse Susumu Shingu à faire voyager ses sculptures. Sa Caravane du vent, composée de vingt et une sculptures, a voyagé de par le monde en faisant étape dans des lieux déserts et très ventés de notre planète, en Nouvelle- Zélande, en Finlande, au Maroc, en Mongolie, au Brésil. L’étape la plus récente de cet ensemble de sculptures, munies cette fois de voiles multicolores porteuses de messages de vie dessinés par des enfants, a été un village de pêcheurs du nord du Japon, Yuriage, ravagé par le tsunami en 2012. En humaniste et utopiste, Susumu Shingu voit loin et large. Ces dernières années il a élaboré les composantes d’un village idéal, autonome, disposant d’une organisation très précise, qui fonction- nerait uniquement avec le vent sur le principe de grandes ailes éoliennes, parfaitement silencieuses, capables de générer de l’éner- gie avec un minimum de vent et de supporter, sans leur résister, de grandes tempêtes. Ce projet, intitulé « Breathing Earth » (Terre de souffle), lui aussi fait le tour du monde, cherchant comme un beau planeur à se poser en douceur sur un sol bienveillant. Verra-t-il le jour à Matera, dans la Balisicate en Italie, dans la Ruhr en Allemagne ou en Turquie près d’Istanbul ? L’avenir le dira. Mais Susumu Shingu fait confiance aux vents, ses amis. L’art de comprendre le rythme cosmique de création-­destruction est selon Bachelard une donnée essentielle de l’imagination du mou- vement, c’est aussi une des constantes qui animent l’œuvre de Susumu Shingu en lequel le philosophe japonais Takeshi Umehara (3) voit un

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renouveau de l’esprit furyu, ce caractère spécifiquement japonais de « celui qui sent le cours du vent » et sait y reconnaître le changement de saison, preuve à la fois de haute culture et de sagesse : simplicité intérieure, attention aux choses simples de la vie et sensibilisation à ce qui se trouve derrière le superficiel.

« Je cherche à simplifier autant que possible la manière de vivre et la manière de créer, tout ensemble, sans séparer les deux. Lorsque j’étais jeune, c’était très compliqué. J’ai eu besoin de temps. Aujourd’hui, plus de complications ! »

Avec grâce, Susumu Shingu, dans sa virtuosité créatrice, réus- sit à bâtir un pont entre nos besoins et nos soucis les plus contem- porains et la beauté du monde. En contemplant ses œuvres, une lettre en forme de poème, venue d’un autre continent, s’impose tout naturellement à l’esprit :

« This is my letter to the World That never wrote to Me – The simple News that nature told – With tender Majesty

Her Message is committed To Hands I cannot see – For love of Her – Sweet – countrymen – Judge tenderly – of Me. »

« Voici ma lettre au Monde Qui ne M’a jamais écrit – Les simples Nouvelles que la Nature disait - Avec une tendre Majesté

Son Message est confié À des Mains que je ne vois pas – Pour l’amour d’Elle – Doux – compatriotes Jugez-Moi avec – tendresse (4) »

1. Breathing Earth : Susumu Shingu’s Dream, du réalisateur Thomas Riedelsheimer, a été présenté le 24 janvier dernier à l’Auditorium du Louvre en ouverture des Journées internationales du film sur l’art. 2. Les citations proviennent d’un entretien de l’auteur avec Susumu Shingu à la galerie Jaeger Bucher le 12 octobre 2012.

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3. Takeshi Umehara, « Celui qui connaît le vent », in Susumu Shingu, Au-delà du temps, catalogue de la galerie Jaeger Bucher, 2012, p. 5. 4. Emily Dickinson, Lieu-dit, l’éternité : Poèmes choisis, édition bilingue français- anglais, traduction et présentation de Patrick Reumaux, collection « Points », Seuil, 2007.

n Édith de La Héronnière est l’auteur notamment de Vézelay, l’esprit du lieu (Petite bibliothèque Payot, 2006), Joë Bousquet, une vie à corps perdu (Albin Michel, 2006), Promenade parmi les tons voisins (Isolato, 2007), le Labyrinthe de jardin ou l’art de l’égarement (Klincksieck, 2009) et de Mais la mer dit non (Isolato, 2011).

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n yves gandon n

Cet article a été publié dans la Revue des Deux Mondes de mars 1958.

uel journal de Tokyo vous plairait-il de visiter ? », m’avait demandé mon compatriote, le poète Noël N., qui, fixé “Qdepuis une trentaine d’années au Japon, enseigne le fran- çais au prince impérial. J’avais répondu : « le plus grand », et le lendemain matin, un ancien élève de Noël N., le jeune D. S., attaché à l’Asahi, venait me cueillir à mon hôtel.

Le “soleil levant”

Asahi signifie en japonais « soleil levant » et le terme n’est pas trop ambitieux, appliqué à un journal dont le tirage accuse approxi- mativement cinq millions d’exemplaires pour ses sept éditions du matin et deux millions et demi pour ses quatre éditions du soir. Encore convient-il de ne pas oublier ses éditions régionales d’Osaka, de Kokura et de Nagoya, tirées sur place. Ses principaux concur- rents, le Mainichi et le Yomiuri, tirent d’ailleurs eux-mêmes respec- tivement à plusieurs millions.

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Six mille personnes, y compris le personnel de l’imprime- rie, travaillent à l’Asahi. Placée au centre nerveux de Tokyo, à mi-­ chemin entre Ginza et l’Hibiya Park, cette ruche du papier imprimé tient du caravansérail, de l’université populaire, de la salle d’at­tente de gare et du bouillon Chartier vieux style. Sous la conduite du leste D. S., j’ai exploré l’immense bâti- ment du haut en bas. Montant ou descendant des étages, on croise des personnages imprévus : vieux paysans au visage dessé­ché sous le vaste chapeau de paille et crispés sur leur parapluie, jeunes femmes en kimono avec leur marmot ficelé dans le dos, collégiens sanglés dans leurs vestes à boutons dorés, écolières en col marin. Tous viennent voir l’Asahi comme un musée ou un temple, et un service est préposé aux visites de ces fidèles. Un guide leur montre rapidement les monumentales rotatives (modèle Asaki 1953), puis les emmène sur la terrasse, où ils admirent les ballons captifs publi- citaires, les antennes de télévision, la section de pigeons voyageurs, et se recueillent devant le sourd gronde­ment de la ville ; après quoi ils repartent, le cœur content. L’organisation intérieure d’un géant de la presse comme l’Asahi n’a rien de commun avec celle des journaux d’Europe ou d’Amérique, et la raison n’en est pas son gigantisme, mais la tyrannie des carac- tères chinois. Les casses de l’atelier de composition ne comprennent pas plus de deux mille caractères. Ce nombre restreint est cependant trop considérable encore pour permettre l’emploi des linotypes. Tout doit donc être composé à la main. Il arrive, d’autre part, qu’un rédac- teur, dans sa copie, dessine un caractère inexistant dans les casses. Il faut, dans ce cas, le faire calligra­phier par un spécialiste et, ce travail fait, l’expédier à la fonderie qui le renverra à la composition. Généralement, les titres sont composés les premiers, puis vien­nent les chiffres. Enfin l’article lui-même est réparti par le chef d’atelier entre les ouvriers, suivant la famille de caractères uti­lisée. Que diraient nos typographes si notre alphabet passait de 25 lettres à 2 000, sans préjudice de petits suppléments inusités au gré du rédacteur ? Les typographes japonais n’en paraissent pas autrement affectés et piquent dans leurs casses avec un flegme tout asiatique. « Maintenant, me dit D. S., je vais vous conduire au ser­vice de politique étrangère où je suis attaché. »

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L’ascenseur nous emporte deux étages plus haut, et la porte qu’on ouvre devant moi me souffle au visage une touffeur qui sent le thé vert, le vieux papier, l’encre et la poussière. Je suis dans la salle de rédaction. Trois cents rédacteurs l’occupent, non sur leurs talons, mais sur des chaises, et groupés par rubriques : politique intérieure, faits divers, diète, tourisme, sciences, agriculture, lettres, arts, etc. Chaque section comprend un centre respon­sable qui tient ses assises autour d’une table ronde ou desk. Sur toutes les tables, une demi-douzaine d’appareils téléphoniques embrouillent leurs fils. Pas un rédacteur qui n’ait « tombé la veste » ; les ventilateurs ronflent. Les tasses de thé, où refroidit un liquide verdâtre, ser- vent de presse-papier. C’est l’heure de la conférence des chefs de rubrique. Celui qui préside à la politique étrangère interrompt la sienne en mon honneur et me demande tout à trac si les salles de rédaction parisiennes sont aussi malpropres et incon­fortables que celle de l’Asahi. Son sourire nippon ne m’éclaire pas sur le fond de sa pensée. Par prudence, je me borne à lui signaler que l’absence de machines à écrire, impliquant celle de sémillantes dactylographes, et le ras- semblement de toute la rédaction dans une salle unique modi­fient les éléments du problème. Il est vrai qu’une machine à écrire de deux mille caractères semble difficilement réalisable. J’entre ensuite dans le bureau des éditorialistes, à qui leur qua- lité vaut de n’être pas confondus avec le menu fretin de la rédaction. Une douzaine de ces messieurs, en proie aux affres de l’inspiration, gisent sur des canapés et dans des fauteuils de velours fané. Ils se lèvent comme un seul homme, et je dois rendre douze courbettes du meilleur style. Je gravis un nouvel étage pour suivre d’interminables couloirs et visiter les réfectoires, auxquels est adjointe une épicerie, puis les salles de dépêches – celles-ci étant toujours reçues en anglais – la section des publications de l’Asahi, qui comprennent non seulement des magazines et des albums, mais des revues littéraires et même des ouvrages classiques à l’usage des écoles. L’activité d’un journal de cette importance déborde l’information quotidienne.­ D. S. m’in- troduit dans les bureaux d’un service social qui a pour mission de rechercher les enfants perdus par leurs parents pendant la guerre. Deux cents d’entre eux ont été, depuis un an, rendus à leurs familles.

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Un centre d’études a été aussi créé pour la mise en valeur des terres incultes. L’irrigation, l’électrification, toutes les sortes d’engrais ­sont ici à l’ordre du jour, et l’on m’expli­que longuement que, dans le nord de l’Archipel, beaucoup de culti­vateurs ont abandonné leurs champs d’un trop faible rapport : crime inexpiable dans un pays qui doit importer une grande par­tie de son alimentation. Le chef de service me demande si des organismes de ce genre ont obtenu en France de bons résultats. Comment lui faire comprendre que la terre de France est assez généreuse pour rendre inutile un zèle aussi louable ? Sur le trottoir de l’avenue, c’est le tourbillon vertigineux de midi, la turbulence, oubliée à Paris, des klaxons, des trompes d’auto et des timbres de tramway. D. S. me demande mes impressions sur l’Asahi. Je réponds que c’est un très grand jour­nal, dépassé par son succès même. « Oui, fait rêveusement mon compagnon. L’ennui, c’est que les journalistes japonais gagnent peu en considération de leur tra- vail. Les appointements d’un rédacteur en chef ne dépassent pas 50 000 yen par mois. Sans doute, il y a les notes de frais, la voiture de l’administration, le repas de midi gratuit. Malgré tout, ce n’est pas gras. Alors un petit journaliste comme moi… Et j’aurais tort de me plaindre, car il y a dix candidats pour un poste. » C’est toujours le même son de cloche dans ce pays surpeuplé, qui étouffe dans sa cage insulaire. D. S. sourit. Quelle force dans ce sourire, même s’il est feint ! J’éprouve le besoin d’encou­rager cet aimable garçon. « Ambitionnez-vous d’écrire des livres plus tard ? » Sans changer d’expression, il avance une légère moue. « Je serais plutôt tenté par le théâtre. Apporter un sang nou- veau, des thèmes modernes au nô et au bunraku, vraiment trop sclérosés dans leurs formules surannées, voilà mon rêve. »

Un nô à Tokyo

Avec un D. S. extatique, j’ai assisté à une séance de nô dans le quartier de Suidobashi. De longues études ont été consa­crées à ce théâtre spécifiquement japonais. Je ne rapporterai que ce que j’ai vu.

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La salle est relativement exiguë, et la scène y constitue un monde à part, isolé du vulgaire par un véritable édifice d’un bois aussi blond que le jonc des tatamis. Cet édifice, ouvert sur la salle, est établi sur quatre solides piliers quadrangulaires. À gauche, une passerelle bordée d’une rampe prolonge la scène d’une dizaine de mètres. Elle débouche sur un rideau bariolé, qu’il suffit de pousser pour gagner les coulisses. Naturellement, ce décor, si c’en est un, a été établi une fois pour toutes, comme celui du théâtre Olimpico de Vicence, œuvre de Palladio. L’éclat des costumes sup­plée dans le nô celui du cadre, et le réalisme n’a point de part dans une dramaturgie aussi stylisée. Le cas échéant, quatre branches de bambou figureront une barque et quelques aiguilles de pin une forêt. Le nô vit de suggestion. Voici qu’une douzaine d’acteurs entrent en scène. Ils portent un costume monacal, gris et noir. Les uns se placent à droite de la scène, les autres au fond. Ces dernières sont les musiciens : un flû- tiste et deux joueurs de tambourin, dont les instruments en forme de sablier sont de taille différente. Le plus gros produit un son bref et comme capricant, le second un bruit sourd et écrasé. Les joueurs de tambourin ponctuent de coups frappés sur leurs peaux de bœuf un long lamento, puis cinq autres interprètes entament une mélopée languissante. Il est temps de dire que ce nô – un des plus fameux du réper­ toire – a pour titre Benkei en bateau. Son argument presque enfantin­ peut être résumé en quelques lignes. Le prince Yoshitsune, dépossédé du shogûnat de Kamakura au profit de son frère aîné Yoritomo, fuit Kyoto avec quelques compagnons,­ dont le fidèle Benkei. La petite troupe arrive au port de Daimotsu-no-ma pour y embarquer. Shizuoka, fiancée du prince, accourue à sa poursuite, le supplie de la laisser embarquer avec lui. Benkei en dissuade son maître, car il craint que le moral de sa troupe en souffre. Pleurs et danse de Shizuoka qui s’éloigne, après avoir appelé la bénédiction céleste sur son bien-aimé. Ainsi se clôt la première partie. La seconde nous montre le prince et ses compagnons pris dans une tempête que nous devons imaginer, sur un bateau lui- même très schématique. Des fantômes de guerriers, tués en mer par Yoshitsune et son frère, sortent des flots, et parmi eux celui du géné- ral Tomomori, qui, armé d’une hallebarde, engage avec le prince

152 france-japon : une nouvelle histoire Esquisses japonaises Des presses de l’Asahi aux bannières du sumo une lutte à mort. Benkei supplie Bouddha de venir au se­cours de son maître. Sa prière est entendue, et Tomomori, après une danse empreinte d’une tragique noblesse, retourne à sa tombe liquide. Rien de plus, mais ce qui compte dans ce double épisode, plutôt informe sur le plan de l’action, c’est en premier lieu une sorte d’aura subtile, dont le nô est enveloppé comme d’un réseau de poé- sie. C’est en second lieu la magnificence, éblouissante ou horrifiante, des costumes et des masques. C’est enfin l’interprétation­ solennelle du récitatif, la convention, un peu épuisante pour un étranger, d’une diction tragique soutenue. Ajoutez à cela les danses de la belle Shizuoka – rôle tenu par un homme – et du général Tomomori, sur une aigre et lancinante musique. Il ne faut pas oublier que l’esthé- tique du nô est née, aux XVIIe et XVIIIe siè­cles, d’une combinaison de la danse de cour et des danses religieuses­ populaires. La poésie n’a fait que se surajouter à la danse. Rien de plus saisissant que le fantôme du militaire tournoyant sous sa flamboyante chevelure et brandissant son fer. Rien de plus tendrement virginal que le visage, d’ailleurs classique et figé, de l’aimable Shizuoka dans ses habits princiers, autour desquels la danse fait chatoyer un éventail, multi- colore. L’art du nô ne peut que déconcerter un Européen distrait. Pour qui cherche, en revanche, à découvrir les sources émotives d’un tel spectacle, la leçon se dégage vite. En ce qui me concerne, j’accorde au nô, malgré la pauvreté de sa trame, un pouvoir d’évo­cation, voire d’hallucination poétique, totalement refusé au théâtre d’Occident.

Du kabuki et du bunraku

L’obligeant D. S. m’accompagna encore à une représentation de kabuki. Je passerai rapidement sur ce théâtre de tradition popu- laire, et qui jouit du plus grand succès auprès du public nippon. Il est très loin de la stylisation supérieure du nô. La salle où est donné le spectacle apparaît sensiblement identique à nos salles d’Occident. Seule la durée de la représentation sent son Extrême-Orient : qu’elle soit de sept ou huit heures ne décourage pas le véritable amateur de kabuki. Tour à tour, et dans des décors minutieusement réalistes, défilent sous ses yeux, plus souvent par fragments que dans le texte

153 france-japon : une nouvelle histoire Esquisses japonaises Des presses de l’Asahi aux bannières du sumo intégral, pièces historiques où le sabre siffle autour des têtes, grosses farces paysannes, comédies bour­geoises, le tout abondamment truffé de chants et de danses. L’in­terprétation est remarquable de naturel, et l’on ne doit pas être surpris que les acteurs de kabuki, fassent, m’a- t-on assuré, de nombreux ravages dans les cœurs féminins. Quant aux costumes, par la variété de l’inven­tion et l’éclat des coloris, on ne voit pas qu’ils le cèdent en rien à ceux du nô. Le faste du costume est au Japon une loi de la scène. Mais le kabuki, si captivant que le rende la virtuosité des acteurs, pâlit devant cette autre forme entièrement originale de l’ex- pression théâtrale, que les Japonais appellent le bunraku. Un seul théâtre du genre existe dans tout le pays, et c’est à Osaka, ce Chicago japonais où l’on ne s’aborde pas dans la rue en disant : « Comment allez-vous ? » mais : « Comment vont les affaires ? » Encore a-t-il fallu qu’un grand quotidien, le Mainichi, lui apportât une aide finan- cière pour qu’il pût subsister. En vérité cependant, ni le Hanswurst allemand, ni le Punch anglais, ni le Karagheuz turc, ni les marion- nettes « de Salzbourg, ni les pupazzi de Palerme, quel que soit leur incontestable mérite, ne peuvent soutenir la comparaison avec les extraordinaires poupées vivantes du bunraku. Elles diffèrent d’abord de toutes les marionnettes présentes et passées par leur dimension. Elles atteignent presque, en effet, la dimension humaine, puisque leur taille moyenne va d’un mètre vingt à un mètre trente. Mais leur singularité essentielle tient à la façon dont elles sont manipulées. Trois opérateurs s’y emploient. L’un d’eux, celui qui fait fonctionner le mécanisme de la tête, a le visage nu et, derrière la poupée, ne cesse pas d’être visible aux yeux des spectateurs. Il introduit sa main gauche dans une ouver­ture ménagée dans le dos de la robe, et peut ainsi imprimer, par tout un système de leviers, les mouvements nécessaires pour obte­nir l’illusion de la vie. La bouche, les yeux et les sourcils de la poupée deviennent de la sorte aussi mobiles et sensibles que s’ils appartenaient à un visage de chair. Ce n’est pas tout, car, de sa main droite, par la manche correspondante, le même démiurge humain agit sur la main droite de sa créature et délègue, non seu­ lement à chaque doigt, mais à chaque phalange articulée, trem­ blements, crispations, tous les signes de la joie ou du désespoir, du plaisir ou de la colère.

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Les deux autres opérateurs assistants se tiennent également derrière la poupée, mais ont la tête recouverte d’une cagoule noire. L’un agit sur la main gauche dont il conjugue les mouvements,­ sans aucune discordance, avec ceux de la main droite. L’autre est respon- sable des extrémités inférieures, avec cette parti­cularité que, seuls, les personnages masculins ont des pieds qui se démènent, tandis que le moindre déplacement des pieds féminins­ inexistants est mar- qué seulement par les palpitations et les froissements de la robe. Les résultats obtenus par ce raffinement du détail sont prodi­ gieux. Tout d’abord, le spectateur non prévenu, et pour qui la lan- gue japonaise constitue au départ un obstacle insurmontable, se sent un peu perdu. Quel est le sens occulte de cette trinité redou­table, liguée pour manœuvrer obscurément une poupée dont chaque mouvement trahit le mal de vivre ? Pour peu qu’il s’y applique, la lumière finit par se faire dans son esprit. Il comprend que l’art du bunraku, par sa perfection même, et sans l’avoir cherché – ce qui le distingue de telles pièces françaises embourbées dans leur ­jargon –, accède à une dignité toute métaphysique. La pré­sence de ces trois personnages humains animant une poupée de bois et de chiffon exprime la fatale détermination qui régit nos destins : rien à faire contre leur déroulement inévitable. Et l’on reste pante­lant, stupéfait, accablé aussi, les yeux fixés sur la marionnette insensible et souf- frante, qu’on dirait soumise à une étrange autopsie dans le temps même de ses gesticulations les plus désordonnées. Dans « artifice », il y a « art », aurait dit le père Hugo. Par le comble de l’artifice, les manipulateurs du bunraku rejoignent l’art pur, « sans compter le poète », selon le mot de Verlaine, qui, d’ailleurs, ignora l’existence des marionnettes d’Osaka. Il y a lieu d’ajouter que les poupées traduisent leurs senti- ments non par la voix d’acteurs différents, mais par le seul organe du récitant­ qui, assis à droite de la scène, dans une loge, avec un joueur de shamisen (1), tourne majestueusement les pages d’un livre gros comme un antiphonaire et recouvert d’énormes caractères. Il tient simultanément le rôle de chaque personnage, et s’y donne tel- lement, variant le timbre de sa voix, l’intonation et le rythme, qu’il ne peut guère soutenir son effort plus d’une demi-heure. Après ce laps de temps, la loge pivote sur elle-même, pour faire apparaître un nouveau récitant et un second musicien.

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Le décor représente tantôt l’intérieur d’une maison encadrée de paysages, tantôt un paysage seulement. Quant au texte même, il fait partie d’un répertoire qui remonte, comme celui du nô, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Avec une esthétique toute différente, et notamment dans un mépris total de la règle des trois unités, on pourrait considérer que le bunraku est aux Japonais ce qu’est aux Français la tragédie classique. Mais le spectacle du bunraku dure, comme le kabuki, de sept à dix heures d’horloge, et l’admirable est que le spectateur, loin de s’y lasser, se laisse indéfiniment emporter comme sur la vague d’un rêve sans fin. J’ai visité, dans les coulisses du théâtre d’Osaka, le maga- sin de poupées. Par centaines, elles sont suspendues comme dans l’armoire­ de Barbe-Bleue, et tous ces yeux immobiles et tous ces costumes éclatants inquiètent et fascinent. À noter que les têtes sont amovibles, ce qui permet des changements de cos­tumes presque instantanés : supériorité des poupées sur les hommes. Il faudrait commenter longuement l’art du bunraku. Nul théâtre au monde n’est, avec le nô, plus révélateur de l’âme d’un peuple. « Vons avez compris, me dit D. S. quand je le retrouvai à Tokyo, vous avez compris combien il serait merveilleux de régé­ nérer l’un et l’autre ! » Ses yeux brillaient d’enthousiasme.

Des monstres du sumo

Qu’un peuple parvenu à un degré de civilisation assez rare pour se plaire, pendant, des heures, à un spectacle de nô ou de bunraku puisse, d’autre part, applaudir frénétiquement le vainqueur d’un combat de sumo, voilà encore une des contradictions que le Japon ne s’inquiète pas d’expliquer. J’ai assisté, pendant près de deux heures, à des assauts de sumo. Il était cinq heures après midi, et la réunion avait com- mencé à onze heures du matin. Dans une arène immense, des loges de quatre personnes sont aménagées sur les gradins. Pas de chaises. On s’assied commodément ou incommodément sur ses talons ou à la turque, avec l’aide d’un coussin. Pour gagner ma place, je me fraye un difficile passage entre les bouteilles vides de Coca-Cola ou de jus de fruit, les peaux de banane, les écorces

156 france-japon : une nouvelle histoire Esquisses japonaises Des presses de l’Asahi aux bannières du sumo d’orange, les coquilles d’œuf, les boîtes de cigarettes vides et les mégots à demi consumés qui jonchent les étroites allées. Parfois des cris s’élèvent, des applaudissements éclatent dans les rangs du public serré comme harengs en caque ; le tumulte s’enfle comme la mer. Enfin je m’installe dans mon box et je regarde. En bas, au milieu de l’arène, se dresse le ring. Celui-ci est dominé par un dais violet à glands verts, gris et rouges, suspendu à la charpente métallique. La séance ayant commencé par les lutteurs ou sumo-tori novices, j’aurai l’avantage d’assister maintenant à un combat de champions. On prélude au débat par un cérémonial traditionnel. De graves personnages, portant des bannières bleues, rouges, vertes et jaunes, se promènent autour du ring. Sur ces bannières, des carac- tères chinois et kana indiquent les noms des champions et la liste de leurs victoires. Les deux héros se hissent sur le ring avec une agilité surprenante pour de tels mastodontes. Car ils sont exactement monstrueux. Vêtus d’un simple slip d’où pendent quelques cordonnets, leur abdomen pro- éminent tient de la montgolfière. La graisse qui les envahit de toutes parts leur fait des seins de nourrice. Leurs cuisses molles sont des piliers de cathédrale. Sur le sommet de leur crâne frétille, toute droite comme un chignon, une touffe de cheveux liée en queue-de-cheval. Pour avoir gagné son match, un des lutteurs est tenu soit d’avoir poussé son adversaire hors d’un cercle marqué par un chemin de paille, soit de l’avoir projeté à terre. Il arrive, comme je l’ai vu, que, dans leur élan, les monstres enlacés tombent tous les deux sur d’infor­tu­nés spectateurs écrasés par leur double masse, mais qui, tout endoloris qu’ils peuvent être, se gardent bien de protes­ter. Cependant cette issue, généralement rapide, est précédée d’une comédie dont le caractère grotesque semble combler d’aise les bons payants. Tout d’abord, les sumo-tori se rafraîchissent le visage avec une serviette mouillée. Puis ils se font face et, à trois mètres l’un de l’autre, s’accroupissent et se regardent fixement. On attend qu’ils bondissent pour se ruer l’un sur l’autre. Erreur. Ils se redressent, lèvent une jambe à droite, l’autre à gauche, s’accroupissent de nouveau, se relèvent encore, et dans une expression de désenchante­ment total, se tournent le dos et regagnent leur coin. Que se passe-t-il ? Rien. C’est le rite. Ils se font face de nouveau, puisent dans une cuvette une poignée

157 france-japon : une nouvelle histoire Esquisses japonaises Des presses de l’Asahi aux bannières du sumo de sable mouillé qu’ils jettent nonchalam­ment sur le théâtre de leur prochaine bagarre. Cette opération incompréhensible se renouvelle quatre à cinq fois. Enfin, toujours accroupis, écartant les jambes, les mains posées sur leurs genoux, puis à terre, ils se précipitent, s’empoi- gnent à bras-le-corps. Leurs chairs boursouflées tremblent comme de la gélatine. Il arrive qu’ils restent ainsi jusqu’à deux ou trois minutes, immobiles l’un contre l’autre, cherchant la prise victorieuse. Enfin l’un des gaillards est maîtrisé. Il s’incline avec humilité devant son vainqueur, qui reçoit du directeur du combat le prix du triomphe, symbolisé par un rouleau de papier adorné d’un sceau tout comme un traité de paix. Si j’en crois les connaisseurs, le sumo est soumis à quarante- huit règles commandant douze mouvements qui correspondent à la poussée, à la torsion et à la projection d’un des combattants l’un par-dessus l’autre. Ces délicatesses n’ont pas été sensibles au néo- phyte que je suis. Je n’ai vu qu’affrontement brutal et déplaisant­ de montagnes de graisse, où le poids (deux cents kilos en moyenne) joue un rôle vaguement tempéré par une technique primitive. J’ajouterai seulement que les infortunés sumo-tori, suralimen- tés professionnels, sont gavés comme des oies par les organisateurs des combats et qu’une déficience glandulaire ne leur permet guère de passer la quarantaine. Je pensais, dans la naïveté de mon cœur, que les Japonais assidus aux représentations du nô et du bunraku, recueillis devant les évolutions des petites danseuses shintoïstes à Nara et à Nikko, méprisaient les grossières parades du sumo. « Quelle idée ! m’a-t-on répondu. Tous les Japonais aiment la force. » On peut admirer, aimer le Japon, et c’est mon cas. Peut-on le comprendre ?

1. Sorte de guitare.

n À la fois poète, romancier, journaliste et critique littéraire, Yves Gandon (1899- 1975) publia son premier recueil de poèmes, Ventres de Guignol, en 1922. Jusqu’en 1950, quatre volumes de poésie furent édités, dont le plus connu est Blason­ de la mélancolie (1933). Son œuvre romanesque est particulièrement marquée par Ginèvre. Le Pré aux Dames, « chronique romanesque de la sensibilité française »

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en douze volumes (1942-1966), qui dresse un vaste panorama à ­travers le regard privilégié de personnages féminins et reçut le grand prix du roman de l’Académie française en 1948. Yves Gandon a écrit plusieurs essais, dont le Démon du style (1938), Du style classique (1972), et des essais historiques (En pays singulier, 1949 ; l’Extrême-Orient sans étoile rouge, 1958 ; l’Amérique aux Indiens, 1960). Il fut éga- lement président de la Société des gens de lettres de 1957 à 1959, et du PEN Club français en 1967.

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• Frédéric Verger

• Oli vier Cariguel

• mihaï de brancovan

• jean- Luc Macia livres critiques

n frédéric verger n Isaac Bashevis Singer

es gens me demandent souvent pourquoi j’écris dans une langue qui se meurt. Je veux vous l’ex- pliquer en quelques mots : premièrement j’aime écrire des histoires de fantômes et rien ne va mieux “Laux fantômes qu’une langue qui se meurt. Plus la lan- gue est morte et plus le fantôme est vivant, les fantômes aiment le yiddish et ils le parlent tous. Deuxièmement, je crois en la résurrection et je suis sûr que le Messie va bientôt arriver et qu’ainsi des millions de corps qui par- leront le yiddish vont sortir de leur tombe. Leur question sera : y a-t-il un nouveau livre en yiddish à lire ? » Ce fameux passage du discours d’Isaac Bashevis Singer lors de la remise de son prix Nobel en 1978 (que le Cahier de l’Herne (1) reproduit au milieu d’une délicieuse anthologie d’humour singerien) – et qui provoqua, en un témoignage spontané d’universalisme plus émouvant que tous les trai-

livres tés philosophiques, un éclat de rire radieux de la reine de Suède – offre une sorte de condensé des affects que son œuvre suscite : l’ironie associée à un tableau terrifiant et pathétique, un récit où chacun de ces trois éléments, la terreur, le déchirant et l’humour, sont indissociables, s’in- terpénètrent et se nourrissent l’un l’autre comme dans ses histoires tournoient les démons et les anges. Singer, fils d’un rabbin hassid polonais, émigré aux États- Unis en 1935, a longtemps cherché sa voie spirituelle et sa voix littéraire au point d’avoir envisagé le suicide dans sa jeunesse et arrêté d’écrire de la fiction pendant près de dix ans après son arrivée en Amérique. Mais en 1943, au moment même où en Europe les juifs étaient exterminés, 1. L’Herne Singer, dirigé par Florence Noiville la culture yiddish éradiquée, il décida qu’il n’abandon- en collaboration avec nerait jamais le yiddish et se ferait le chantre épique, iro- Pascale de ­Langautier, Cahier de l’Herne, 2012. nique, cruel d’une reconstruction imaginaire de ces shtetls

163 critiques

polonais qui étaient en train de disparaître. Histoires d’es- crocs et de saints, de démons et de rabbins, recension de gestes et de scènes de la vie ordinaire traversée de cau- chemars fantastiques, ses récits constituent l’une des plus éclatantes réussites de la littérature du XXe siècle et, dans leur éclatante confiance dans le charme et la puissance de la fiction, une sorte de victoire sur les forces obscures de la vieille Europe qui semblent lui en avoir retiré le goût et le pouvoir. Jusqu’à la fin, il écrivit en yiddish mais participa avec un « harem de traductrices » à la transposition de ses récits en anglais. Transposition plus que traduction, comme le montre l’article de Henri Lewi : l’œuvre de Singer que nous connaissons n’est pas une traduction du yiddish, elle est une véritable réécriture de l’original. Pour cer- tains lecteurs, cette réécriture représente une ouverture livres plus grande à l’universel mais pour beaucoup de yid­di­sho­­ phones elle constitue une édulcoration et une trahison regrettables de l’original : la langue originelle des nou- velles est en effet une construction complexe qui mêle plusieurs registres de langue d’une façon humoristique, à la Rabelais, une création originale, artificielle qui conserve néanmoins la merveilleuse spontanéité orale, le jeu sur les exagérations et les doubles sens du yiddish. La tra- duction anglaise fait disparaître cette richesse, éteint le feu d’artifice rabelaisien. Traduit en anglais, un récit de Singer prend quelque chose de plus simple, de plus naïf. Mais, à en juger par les exemples qu’on peut trouver dans le Cahier, il me semble que cette simplicité, cette naïveté confèrent au récit peut-être quelque chose de plus dérou- tant justement parce que la dimension mystique, les allu- sions religieuses qui peuvent fournir des interprétations sérieuses ou parodiques de l’histoire qu’on est en train de lire disparaissent. La rutilance orchestrale originelle du récit s’est évanouie, comme transposé pour flûte et dans une autre tonalité. Mais ce qu’il perd de toute évidence en richesse allusive et en saveur verbale, il le gagne en une forme particulière d’ironie, qui joue de l’innocence narra- tive et de l’indécidable qui en découle. Or ce sentiment,

164 critiques cette couleur particulière d’incertitude sur la nature de ce qui nous est raconté (a-t-on raison d’en sourire, n’est-ce pas horrible ? ou de s’en effrayer, n’est-ce pas comique ? ou serait-ce la caractéristique la plus terrible de l’horreur d’être aussi à sa façon comique, ou la plus profonde du comique d’être horrible ?) ou sur la vision qui se dégage de ces histoires (Singer croit-il aux démons, au surnaturel, en Dieu ? et sinon, pourquoi nous raconte-t-il tout cela et pourquoi sentons-nous que nous pouvons en tirer une connaissance ?) constitue l’aspect le plus fort et le plus original de son œuvre pour ceux du moins qui le lisent en anglais (ou en français, traduit de l’anglais et non du yiddish à sa demande expresse). De façon significative, son fils, traducteur de l’œuvre de son père en hébreux, note dans son article que la fin de la Famille Moskat se termine en yiddish sur une note d’esprence hassidique, et en anglais sur une maxime nihiliste à la Schöpenhauer. livres Cet esprit de contradiction, Marc Crépon le retrouve dans une protestation qui est pour lui la caractéristique principale de l’œuvre : protestation contre la violence de l’Histoire, protestation contre la morale rigide et dog- matique du monde traditionnel ou contre l’oubli, dans le monde moderne, de toute dimension métaphysique de la vie ; mais aussi protestation contre une concep- tion moderne de la littérature qui renonce au récit pour s’abandonner au psychologisme, au symbolisme philo­sophique ou politique, au narcissisme du style ou à la grisaille sociologique. Dans le texte « Conseil aux écrivains », on voit bien comment son mépris pour le roman psychologique ou symboliste s’accompagne de la conviction qu’il n’y a pas de littérature digne de ce nom sans fond religieux. « Les grandes œuvres sont le produit d’hommes religieux », affirme-t-il. Non que les grands écrivains se rattachent à un dogme particulier, au contraire, leur grandeur vient souvent de ce qu’ils les rejettent, mais sans une certaine forme d’interroga- tion et de conviction éthique métaphysique, « plus rien n’a d’importance ». Agnès Desarthe reprend ce thème dans un bel article qui rapproche Singer de Flannery

165 critiques

O’Connor. Et voilà pourquoi la fin de l’inquiétude et de la culture religieuses correspond au triomphe de la ten- dance sociologique dans la littérature. On pourrait même ajouter que cet esprit de protestation, de contradiction, est à l’œuvre dans la composition même de ses récits : on dirait souvent que la progression de l’his- toire se révolte contre l’affect qui menace de la dominer, de l’écraser sous trop d’ironie ou trop de sentimentalisme, ou de la transformer en allégorie ou en leçon. Agnès Desarthe remarque qu’une histoire de Singer, comme l’univers décrit par la physique, est un lieu de tensions entre des contraires, dont la consistance dépend de l’anta- gonisme perpétuel. Description qui vaut à la fois pour sa conception de la littérature et de la vie : « La foi et le doute [...] ne peuvent cohabiter simultanément en nous [...] Le combat dure jusqu’à notre tombe. (2) » Le monde de la livres littérature est un monde de l’ambiguïté et c’est pourquoi le surnaturel est pour lui un sujet littéraire par excellence « car on ne jamais peut y croire à 100 % ». Henri Lewi cite une merveilleuse expression yiddish de Chone Shmeruk qui définit les récits de Singer comme des farplontern di bagrifin, des « machines à rendre perplexe ». Cet état de perplexité, Henri Lewi le rapproche d’un sentiment pro- fond et mystérieux de la mystique hassidique, celui qui soudain fait jaillir « la conscience perplexe d’être pris dans une présence qui dépasse tous les concepts humains ». L’œuvre de Singer est baignée de sensibilité hassidique, et notamment du culte de la vie, de la nature et de la femme. Cet élan vital où le désir tient une si grande place, Singer y fait sans cesse allusion dans ses entretiens et ses récits, et Izy Morgenzstern dans son article sur Singer et le judaïsme en offre un florilège : « L’amour, c’est l’amour de la vie. Si vous aimez une femme, c’est que vous aimez la vie, la vie qui est en elle » (interview à télévision suisse ita- lienne en 1988), « religion, amour et sexe sont des attributs de la même substance » (le Pénitent), qui le relie à l’acte d’écrire : « Sans histoire, sans émotions, sans extase, la lit- térature disparaît complètement… Pour moi, l’extase cor- 2. Extrait du Pénitent cité par Isy Morgensztern. respond à une émotion intense, principalement positive,

166 critiques mais qui peut être négative… » Car l’élan vital n’est pas forcément positif dans ses récits, qui abondent en person- nages détruits par la concupiscence, l’orgueil ou l’avidité où les précipitent les démons. C’est que les vices, comme le remarque Cynthia Ozick, sont indissociables de la puis- sance de la vie, comme le Mal l’est du libre arbitre. Cynthia Ozick revient aussi sur le statut de la croyance chez Singer : « Lorsqu’on lui demanda s’il croyait vraiment aux sheydim – aux lutins et aux démons, aux fantômes et aux esprits, [...] la réponse [...] suivit un long moment de réflexion espiègle et se termina par un haussement d’épaules au ralenti : “Oui et non.” » L’épisode me fait son- ger à la phrase d’un de ses personnages qui avait tellement marqué l’adolescent que j’étais dans le premier roman de Singer que j’aie lu (impossible de me rappeler lequel, je ne me rappelle que cette phrase mais je ne l’ai jamais oubliée) : « Si vous croyez que Dieu existe, il existe. » Ce livres qui me fascinait, me fascine encore dans cette phrase, c’est non seulement son évidence absolue, mais l’ambiguïté de cette évidence : caractérise-t-elle l’homme comme l’animal le plus sublime ou le plus dérisoire de la création ? Cette puissance de l’esprit, de l’imagination, est-elle la clef de la sagesse, ou une sorte de machine hormonale, neuronale, à créer de l’illusion, un accident grotesque, profondément comique, de l’évolution ? Nul doute que Singer semble avoir choisi la première option, mais son œuvre, du moins son œuvre en anglais, (on pourrait dire la version goy de son œuvre, mais aussi, chez un être si complexe et ambi- valent, le dibbuk goy en lui) ne choisit pas. Reste alors l’ironie, cet humour qui est d’autant plus fort qu’il entoure de façon presque imperceptible les détails les plus émouvants ou les plus horribles, et qui semble le tâtonnement miraculeux et aveugle de la sagesse. Nous ne la connaissons pas, nous ne saurions l’exprimer par des mots, ni la philosophie ni la religion ne nous en livreront le dernier mot, mais le sourire intérieur que fait naître un certain type d’ironie supérieure nous semble mystérieusement la preuve qu’elle existe, qu’elle baigne le monde autour de nous. n

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n olivier cariguel n Secrets intimes du Journal de Jacques Lemarchand

l’époque où le romancier Jean-Jacques Gautier, (pour la première fois attribué à la mai- son Julliard) en 1946 avec Histoire d’un fait divers, sévissait comme critique théâtral au Figaro et pouvait À­sceller le sort d’une pièce, il y avait dans une publication satellite de ce quotidien conservateur un esprit fin, éclairé et singulier. Un homme qui, si l’on peut dire, revenait de loin. Jacques Lemarchand ne faisait pas la pluie et le beau temps comme son redouté confrère, il prenait plus de risques intellectuels. Il s’aventurait et contrebalançait le tempérament conventionnel de Gautier. Au Figaro lit- téraire, Lemarchand avait été recruté par le directeur du Figaro Pierre Brisson, qui avait la même sensibilité que lui pour le théâtre (1). Faut-il rappeler que Lemarchand dirigeait la collection « Le manteau d’Arlequin » chez Gallimard ? Que, choisi par Albert Camus dès la fin

livres 1944, il avait commencé à donner des critiques drama- tiques à Combat ? Quelques années auparavant, dans les pires conditions qui soient et objet d’une manipulation politico-littéraire qui le réduisait à l’état de marionnette, Lemarchand était introduit à 35 ans au cœur de la for- teresse des Éditions Gallimard. Bombardé secrétaire de Drieu La Rochelle, alors directeur de la Nouvelle Revue française, il avait été mis sur orbite par Jean Paulhan pour prendre sa succession aux alentours de mai-juin 1943. La 1. Voir le recueil de ses revue ne survécut pas à la démission de Drieu en juin chroniques, Jacques Lemarchand, le Nouveau et les Allemands souhaitant la liquider, Lemarchand resta théâtre 1947-1968. Un combat au jour le jour, dans les murs. On lui donna un lot de consolation en lui Gallimard, « Les cahiers demandant de « suivre l’activité des éditeurs de la maison de la NRF », textes réunis et présentés par Véro- et de voir ce qu’on peut leur barboter » (16 juillet 1943). nique Hoffmann-Marti- Encore une faveur ! Devenu membre du comité de lec- not, préface de Robert Abirached, 2009. ture, éditeur, il lui restera fidèle jusqu’à sa mort en 1974.

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Le premier tome de son volumineux Journal inédit (2), rédigé d’une écriture régulière sur quatre cahiers d’éco- lier à petits carreaux, embrasse les années 1942-1944. C’est la pleine Occupation vécue à Paris, avec de rares incursions au-delà de la petite ceinture, à Carcassonne par exemple où Lemarchand, secrétaire du prix de la Pléiade, part remettre des manuscrits à Joë Bousquet. Le voyage est épique. Courte échappée qui lui apporta un peu d’air frais. Le Journal de Lemarchand est d’abord un document historique de première importance sur la vie quotidienne de ce jeune Bordelais (né en 1908), issu de la bourgeoisie, mari volage qui ne vit plus avec sa femme. Il la délaissa très vite après leur mariage au profit de multiples liaisons simultanées. Il a une acti- vité sexuelle constante, notamment avec les épouses de ses amis. (La libération sexuelle n’a pas explosé, malgré les apparences, à la Libération avec les GI.) Auteur de livres deux romans à l’eau de rose sous pseudonymes (Trésors d’amour et C’est vous que j’attendais) et d’un premier roman littéraire, RN 234, publié en 1934 chez Gallimard, Lemarchand a une humeur inconstante. Le rythme du diariste lui ouvre une voie vers une forme d’apaisement, 2. Jacques Lemarchand, Journal 1942-1944, en tout cas un peu de discipline corrigeant sa nature 35 photographies et volatile. Avec tout le sérieux qui le caractérise aussi, il fac-similés, édition établie, introduite et a établi au début de sa rédaction un protocole auto- annotée par Véronique biographique qu’il respectera fidèlement. « Je ne pense Hoffmann-Martinot, avec le concours de Guillaume pas que j’aurai le courage de tenir pendant plus d’une Louet, Éditions Claire Paulhan, coll. « Pour année un Journal aussi détaillé que je voudrais celui-ci. mémoire », 2013. […] Il me plairait infiniment de garder le visage exact Signalons également de Jacques Lemar- d’une de mes années. » L’auteur veut consigner les faits, chand la réédition de son roman Geneviève retranscrire les atmosphères qu’il a traversées « avec la (paru ­ini­tia­lement chez scrupuleuse naïveté d’un enfant ». Le résultat est criant Gallimard en 1944) aux Éditions Rue Fromentin, de vérité. Arrivé à Paris, Jacques Lemarchand vit dans 2012. Dans ce second roman de l’auteur qui la débrouille, les combines, les petits trafics (cigarettes, est dédié à Jean Tardieu, alcools, médicaments, tissus), va chercher ses tickets de l’héroïne Geneviève est un personnage à clé qui rationnement et d’alcool, mange des plats improbables. renvoie à la Geneviève­ K* avec laquelle Le 24 décembre 1942, il réveillonne de nouilles à la Jacques Lemarchand confiture, il « en bouffe 250 grammes ». « La plus épique- eut une liaison de juin à novembre­ 1942, déchirée atroce soirée de Noël que j’ai encore passée », note-t-il. par l’enfer de la jalousie.

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Il passe donc le réveillon avec deux amis dans un appar- tement glacial. L’un des deux a un ulcère mais mange une soupe « avec mille simagrées tragiques » et déclare : « C’est une expérience que je fais… On verra s’il y a perforation. » Ce passage d’anthologie de soirée de la déprime se trouve aux pages 311-313 du Journal et c’est à se tordre de rire ! Une autre fois il se rend aussi chez son ami Jean Tardieu avec un paquet de… nouilles. Au restaurant il mange des escargots infects suivis de « hari- cots à la poussière ». Il crève de faim, fait des repas pan- tagruéliques par à-coups, boit en bonne compagnie pour oublier la grisaille de l’Occupation. C’est le système D au jour le jour avec beaucoup de précisions qui rendent la lecture très captivante. Ses ressources financières sont maigrelettes, il tire le diable par la queue, à hue et à dia. Sa « situation sentimentale est très compliquée et pleine livres de menaces ». « Baisé », « couché », « un peu saoul », ces notations reviennent en permanence sous sa plume. Il vit pleinement, autant qu’il peut, en ces temps diffi- ciles et noirs. Lemarchand a des élans dionysiaques de mâle fauché qui donnent à son Journal une dimension comique inattendue. La somme d’informations sur la vie culturelle à Paris sous l’Occupation est le deuxième intérêt du livre. Lemarchand va souvent au cinéma, raconte une repré- sentation du Soulier de satin de Claudel à la Comédie- Française. « Le spectacle commence à 5 h1/2. Un peu dormi pendant la première partie. À l’entracte, allé boire du vin blanc avec Queneau et Mascolo (un seul entracte de 20 minutes à 8 h). La deuxième partie, où je suis réveillé, me semble fort belle. Dès que Claudel quitte ses anges et ses jésuites pour en arriver à parler de senti- ments humains, il atteint la vraie grandeur. (3) » Avec son style factuel, parfois télégraphique et un ton sans pudeur, le Journal est une œuvre crue qui n’était pas destinée à la publication, ce qui renforce sa valeur. Sans posi- tion enviable dans le milieu littéraire ou journalistique, Lemarchand passe une bonne partie de ses journées au 3. 20 décembre 1943. ministère de la Marine au chantier 1001 de « chômeurs

170 critiques intellectuels », une invention de l’administration vichyste pour éviter aux écrivains, poètes et artistes le Service du travail obligatoire et d’être envoyés en Allemagne. Sous la direction de l’écrivain Charles Braibant, créateur de ce chantier, il rédige des fiches qui sont sa besogne journa- lière. Il redoute de se voir confier des travaux les plus stupides. Mais cet emploi le met, espère-t-il, à l’abri. Le reste du temps, il court les rédactions en quête de piges à la Gerbe, l’hebdomadaire collaborationniste dirigé par Alphonse de Châteaubriant, à Comœdia, un hebdoma- daire culturel beaucoup moins marqué et animé par un personnage ambigu. Il use de plusieurs pseudonymes et écrit sans états d’âme pour la Gerbe « hebdomadaire de la volonté française » des articles sur les dernières nou- veautés des éditeurs. On entre grâce à Lemarchand dans les rédactions de ces journaux et dans les maisons d’édi- tion où il cherche son gagne-pain. Il fréquente de jeunes livres écrivains résistants comme Jean Tardieu (très souvent), Jean Lescure de la revue Messages, qui se pose en anti- NRF, André Frénaud, Albert Camus, alors qu’il écrit dans la Gerbe ! La petite-nièce de Lemarchand et préfacière du livre Véronique Hoffmann-Martinot a bien raison de signaler à propos de son grand-oncle fantasque : « Esprit en contradiction par rapport aux opinions communes, Jacques Lemarchand n’a assurément pas “la tête poli- tique”. » L’homme a ses détestations amusantes, en parti- culier à Comœdia le comte Bernard de Masclary, gendre d’Henry Bordeaux, « figure distinguée de couillon bien né » qu’il décrit dans ses Carnets, un manuscrit inédit signalé en note de bas de pages. Bref, Lemarchand sur- vit, au jour le jour, souvent à court d’argent, oppressé au point de dilapider un soir de Nouvel An au Lido toutes ses économies de manière imbécile. L’autre qualité de ce texte étonnant est sa dimen- sion d’introspec­ ­tion psychologique. Le Journal de Lemarchand, qui a été retrouvé dans les archives des Éditions Gallimard et récupéré avec difficultés par sa petite-nièce à cause de la véracité du manuscrit durant une période plus que sensible, montre la complexité

171 critiques

de la situation d’un homme aux prises avec un avenir sans perspectives. Sans illusions sur la manœuvre qui consiste à lui offrir la direction de la prestigieuse NRF, le « jouet » Lemarchand se laisse tenter bien qu’il note : « Je suis extrêmement ahuri, l’impression que [Jean Paulhan] veut de moi comme homme de paille. » Braibant dans son propre journal reste dubitatif sur cette NRF à nou- velle tête, pilotée en sous-main par Paulhan, qui veut « ramener dans des voies plus françaises » la revue trans- formée par Drieu en « NRA, nouvelle revue allemande ». On sent l’angoisse monter à son paroxysme chez Lemarchand le 13 mai 1943 : « Éveillé avec je ne sais pourquoi un sentiment de mauvaise conscience : me semble que tout va rater, que je ne me tirerai jamais de cette affaire de la NRF. » En proie au doute, Lemarchand se fait aussi l’écho des luttes de pouvoir et des indiscré-

livres tions qu’il perçoit à son niveau dans le petit monde où il grenouille. Une époque épuisante par ses rumeurs, ses bobards, ses « bouteillons », comme écrivait Jacques Perret dans le Caporal épinglé, à propos des on-dit dans les camps de prisonniers français en Allemagne. Notre diariste en consigne quelques-uns, ajoutant à la confu- sion des esprits entre mille nouvelles contradictoires dont il n’a pas l’air de faire grand cas. À l’opposé du Journal des années noires de Jean Guéhenno, beaucoup plus sérieux et implacable sur la décomposition des esprits, le Journal de Jacques Lemarchand, beaucoup moins littéraire que le Journal de Paul Léautaud, a un projet musique autobiographique décapant. On a du mal à le lâcher par un effet d’hypnose tant il est vrai qu’il exauce le vœu si difficile d’« analyser ce sentiment de paroles irrésistibles, sincères, mais que l’on sait ne pas correspondre à la réa- lité » (4). Le Journal de Jacques Lemarchand, richement et extrêmement bien annoté, dévoile un personnage complexe, déroutant parce qu’il ne transige pas sur les règles qu’il s’est imposées. Un livre qui est une révéla- tion sur un grand critique dramatique dont on découvre le théâtre intime et secret. n

4. 3 janvier 1942.

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n Mihaï de Brancovan n Weill, Moussorgski, Zemlinsky, Ravel

ean-Luc Choplin, sous la direction duquel le Châtelet s’est transformé en une sorte d’annexe parisienne de Broadway, a eu l’heureuse inspiration de program- mer, cette saison, Street Scene (1947), « opéra amé- Jricain en deux actes » de Kurt Weill (1900-1950). Aussi attachant par sa richesse musicale que par son contenu dramatique – la vie quotidienne de six familles d’ori- gines diverses dans le quartier pauvre du Lower East Side, à New York –, l’ouvrage est la preuve éclatante de la facilité avec laquelle le compositeur juif allemand, connu pour ses sympathies communistes, avait réussi à s’intégrer à la vie artistique des États-Unis, pays où il s’était établi en 1935. Écrite sur un livret qu’Elmer Rice tira lui-même de sa pièce, la partition fait se suc- céder songs, récitatifs, mélodrames et dialogues parlés, passages purement rythmiques et grandes envolées lyriques, arias et ensembles, danses effrénées et blues, éléments de jazz ou de klezmer. Autour d’un fait divers sanglant – un mari jaloux tue sa femme et l’amant de musique celle-ci –, les personnages de Weill aiment, souffrent, se distraient, vivotent en s’efforçant d’échapper à la misère. C’est fort, c’est émouvant, avec aussi des moments d’une incroyable drôlerie, tel le duo des nurses commentant avec délectation le double meurtre tout en continuant à pousser leurs landaus… Venue de Londres, la production de l’Opera Group et du Young Vic offre une mise en scène lisible, vivante (John Fulljames) dans un décor stylisé (Dick Bird), structure métallique assez rudimentaire, dont les deux niveaux accueillent les instrumentistes de l’Orchestre Pasdeloup, que Tim Murray dirige avec finesse et un remarquable sens du rythme. Pas moins de dix-sept

173 critiques

interprètes incarnent­ de façon très convaincante les vingt-six personnages de l’œuvre ; si tous jouent aussi bien qu’ils chantent, deux d’entre eux (Kate Nelson et Ashley Campbell) sont même capables d’exécuter les figures acrobatiques d’une danse échevelée, électrisante. Dommage seulement que le Châtelet s’obstine à sonori- ser les voix, ce qui a pour effet de les faire toutes pro- venir d’un même point fixe (alors que leurs possesseurs ne cessent, eux, de se déplacer !) et de réduire la gamme des nuances au seul forte. Artificielle, biaisée, virtuelle presque, cette acoustique est plus que gênante. Tandis que le Châtelet nous révélait Street Scene, l’Opéra de Paris reprenait deux spectacles remontant aux années Hugues Gall, et que l’on n’avait plus vus depuis 2001. À Bastille, on se réjouissait de retrouver la Khovanchtchina dans la production d’Andrei Serban : sobre, impression- nante, avec des mouvements de foule superbement réglés et des images frappantes, telle l’immola­ ­tion par le feu des vieux-croyants qui conclut la grande fresque musique historique de Moussorgski. Restée inachevée, celle-ci était donnée dans la version qu’en réalisa Chostakovitch, sous la baguette toujours attentive de Michail Jurowski – un chef qui fut, dans sa jeunesse, un proche ami du compositeur soviétique – et avec de magnifiques chan- teurs, russes pour la plupart : la basse Gleb Nikolsky, un colosse à la voix tonnante (le prince Ivan Khovanski), le ténor Vladimir Galouzine (Andrei, son fils), la basse bulgare Orlin Anastassov, parfait en Dosifei, le chef des vieux-croyants, enfin, l’admirable mezzo Larissa Diadkova, une Marfa sereine, partagée entre ferveur reli- gieuse et amour terrestre. À Garnier, c’est le compositeur, chef d’orchestre et pédagogue Alexander von Zemlinsky (1871-1942) qui était à l’honneur avec son opéra en un acte le Nain, d’après Oscar Wilde. Un conte d’une cruauté rare sur le drame d’être laid, thème quasi autobiographique pour Zemlinsky, qui souffrit sa vie durant de sa petite taille, de son physique ingrat, et encore plus d’avoir été rejeté par Alma Schindler, son élève en composition et grand

174 critiques amour, qui épousera Gustav Mahler. Offert par le sul- tan à l’infante d’Espagne pour son dix-huitième anni- versaire, le nain imaginé par Wilde ignore tout de son aspect réel, se croit beau, tombe éperdument amoureux de la jeune princesse – laquelle, par jeu, fait un ins- tant mine de s’inté­res­ser à lui – et meurt de désespoir après s’être vu pour la première fois dans un miroir et avoir été repoussé avec dégoût par l’infante. D’un post- romantisme passionné, somptueusement orchestrée, la musique évoque tantôt Wagner, tantôt Richard Strauss ou Mahler. Elle était fort bien défendue par le ténor Charles Workman, la soprano Nicola Beller Carbone, qui joue à merveille les jeunes filles aussi capricieuses que gâtées, et Béatrice Uria-Monzon, beau timbre de mezzo, sous la direction de l’excellent chef britannique Paul Daniel. Dans la production de Richard Jones et Antony McDonald, l’interprète du rôle-titre, en frac, fait se mouvoir, en le tenant par les épaules, un pantin en habit blanc, qui lui arrive au nombril – une solution originale et plutôt réus- sie à un vrai problème de mise en scène. Mais c’est dans musique l’Enfant et les sortilèges, de Ravel, donné en seconde par- tie de la soirée, que le tandem Jones-McDonald donne la pleine mesure de sa force créatrice, de son imagination volontiers délirante, de son humour décapant. Un seul exemple : par la magie des éclairages et de tissus que leur teinte sombre rend pratiquement invisibles, la prin- cesse (merveilleuse Amel Brahim-Djelloul) du livre de contes déchiré par le méchant enfant (Gaëlle Méchaly) apparaît « désagrégée » en deux morceaux distants de plusieurs mètres – tête (chantante) et buste d’un côté, robe et pieds (dansants) de l’autre ! Très homogène, la distribution comprenait également Alexandre Duhamel et Diana Axentii, irrésistibles dans le duo, d’un éro- tisme torride, du chat et de la chatte, Cornelia Oncioiu (Maman), Valérie Condoluci (la Bergère), François Lis (le Fauteuil), François Piolino (la Théière)… n

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n jean-Luc Macia n Dutilleux, de magiques “correspondances”

l a 97 ans cette année et travaille toujours avec une conscience qui ne l’a jamais quitté. Avec Boulez, est sans doute le plus grand ­compositeur français vivant, même s’il n’a pas accu- Imulé un catalogue foisonnant. Ses partitions, quasiment toutes des chefs-d’œuvre, vont toujours à l’essentiel et, quelle que soit leur forme, ont un impact direct sur leurs auditeurs. Notre bonheur est grand de découvrir le premier enregistrement d’une de ses plus récentes œuvres, Correspondances, datant de 2003 (1). Le titre fait référence au poème de Baudelaire (sans en utiliser un vers) dans son approche synesthésique, mêlant des impressions contraires en un même geste esthétique. Dutilleux utilise pour cela deux extraits d’un poème de Rilke, « Gong », et un autre de Mukherjee ; à quoi s’ajou- tent – double sens avec le titre – deux lettres, une de Soljenitsyne au couple Rostropovitch et une (ou plutôt un montage de plusieurs) de Van Gogh à son frère Théo. Ce qui fascine ici, c’est cette manière qu’a la musique de

disques s’immerger dans le premier degré des textes (sonorités orientales et percussives pour les gongs, accordéon pour une évocation de la Russie populaire) et de s’en dis- tancier par des raffinements instrumentaux d’une poésie intense et par une ligne vocale modulant du débit de réci- tatif à l’incantation. Compositeur lui-même, le chef Esa- Pekka Salonen a parfaitement compris l’art de Dutilleux et en exprime avec subtilité tout le foisonnement à la tête d’un Orchestre philharmonique de Radio-France en superforme. La soprano Barbara Hannigan fait son miel d’une ligne vocale périlleuse qu’elle arpente avec volupté. Le reste de ce CD magique permet d’appré- 1. CD Deutsche Gramophon 479 1180. cier deux autres faces du génie de Dutilleux. Écrit pour

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Rostropovitch en 1970, Tout un monde lointain, magni- fique concerto pour violoncelle aux éclats ténébreux et aux reflets nocturnes, est défendu avec lyrisme par Anssi Karttunen. Datant du milieu des années quatre-vingt-dix, The Shadows of Time est une évocation impressionniste du « terrible XXe siècle » où des voix d’enfants viennent réveiller la « mémoire des ombres » – les victimes des nazis et notamment Anne Frank. Toute l’œuvre est un fourmillement d’éclats sonores solaires et de silences déchirants, là aussi souligné avec brio par l’interpréta- tion de Salonen. Un disque miraculeux, à la hauteur du génie de Dutilleux. Pour les mélomanes voulant mieux connaître l’œuvre du compositeur français, on recommandera en premier lieu l’anthologie publiée par Virgin il y a quelques mois (2) regroupant ses plus belles partitions enregistrées en trois décennies chez EMI, dont les symphonies et sur- tout la version initiale du concerto pour violoncelle par Rostropovitch et Serge Baudo. Et il faut aussi connaître la belle version de son quatuor à cordes Ainsi la nuit par disques le Quatuor Acanto avec un couplage essentiel – Ravel, Debussy – qui inscrit Dutilleux dans la grande tradition française (3).

Et aussi... C’est sans doute la messe musicale la plus étrange du XXe siècle. Leoš Janáček s’est fondé sur le rite slavon pour écrire cette Messe glagolitique sur un texte cyrillique dont les consonances rudes lui inspirent une musique tourmentée et rugueuse. À grand renfort d’éclats à ­l’orgue, de cuivres trépidants et de chœurs haletants, cette manière de s’adresser sans précaution à Dieu, de l’invectiver dans des envolées incantatoires aboutit à un chef-d’œuvre, l’un des derniers de Janáček puisque écrit un an avant sa mort en 1928. Pour cette vision sans manières de la cérémonie chrétienne, née de la plume d’un incroyant révolté, l’idée est bonne d’en revenir à la toute première version (le compositeur l’a ensuite 2. 5 CD Virgin 3193642. 3. CD Harmonia Mundi remaniée pour en arrondir les angles). Dans un disque HM 902067.

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superbement ­enregistré (4), Marek Janowski tente de recréer cette « sauvagerie civilisée » dont les brusques véhémences n’occultent pas la dimension orante. Certes le chef allemand et ses interprètes berlinois ne retrou- vent pas toujours les accents plus idiomatiques des ver- sions tchèques (celle de Karel Ancerl notamment) mais les tremblements et les passions sismiques de cette musique nous clouent littéralement dans notre fauteuil. Les solistes ne maîtrisent pas tous cette langue slave aux consonnes abrasives mais l’ensemble sert bien la vision détonante de Janáček. Autre compositeur non conformiste du XXe, , né voici cent ans, a su faire évoluer notre approche de l’opéra. The Rape of Lucretia (le Viol de Lucrèce) est l’un des plus étranges. Située dans la Rome des rois étrusques, l’action décrit le viol d’une femme noble par le roi Tarquinius avec le commentaire d’un chœur masculin et d’un chœur féminin, dévolus cha- cun à un seul chanteur (un ténor et une soprano) qui disques démontent les rouages du drame à la manière du théâtre antique. Britten l’a d’ailleurs conçu pour une petite salle avec un orchestre de chambre fort léger mais riche en timbres inhabituels. Cet aspect est idéalement exprimé par la direction d’Oliver Knussen lors du Festival d’Al- deburgh 2011, manifestation fondée jadis par Britten (5). La partition, dont les chocs dramatiques sont atté- nués par la délicatesse aristocratique de l’écriture et qui nous bouleverse par sa finesse psychologique méri- tait des chanteurs hors pair et c’est le cas ici grâce aux deux choristes (Ian Bostridge et Susan Gritton) et à une équipe very ­british dominée par Christopher Purves et Hilary Summers. La Lucrèce de la magnifique Angelika Kirschlager est touchante même si la mezzo autrichienne déploie un anglais pas toujours naturel. La meilleure ver- sion de cet étrange Viol depuis l’enregistrement histo- rique de Britten lui-même (Decca). Autre voix qui sort de l’ordinaire mais dans un tout autre 4. SACD Pentatone PTC répertoire, celle de la contralto canadienne Marie-Nicole 5186 388, distr. Codaex. 5. 2 CD Virgin 6026722 1. Lemieux, dont l’opulence et la virtuosité font merveille

178 critiques dans le baroque et dans les vocalises belcantistes. Elle donne aujourd’hui toute sa mesure (abattage théâtral, somptuosité du timbre, aisance technique) dans un réci- tal centré autour de Mozart, Haydn et Gluck (6). Certes, on n’imagine guère cette actrice imposante incarnant à la scène le Chérubin des Noces mais son Voi che sapete est une splendeur de poésie et d’ardeur juvénile. Dans les morceaux de bravoure des opéras de jeunesse de Mozart (Mitridate) comme dans les grandes tirades de Gluck (Iphigénie ou Orphée), elle montre une virtuo- sité étourdissante et une solidité vocale inégalable, bien accompagnée par Les Violons du Roy, formation cana- dienne talentueuse. Un regard enfin pour l’intéressant album proposé par Harmonia Mundi sur « la musique de Watteau » (7). À l’occasion d’une grande exposition bruxelloise, cette anthologie puisée dans les trésors du label français éclaire intelligemment le génie d’un peintre sans cesse inspiré par la musique. Les nombreuses reproductions de tableaux (hélas souvent trop réduits) qui figurent dans la disques somptueuse notice sont illustrées musicalement par des pages de Charpentier, Campra, Couperin, Corelli, Lully, Stradella et quelques autres dont les partitions évoquent idéalement les parfums amoureux et élégants des toiles dans une profusion de raffinements et d’accents frémis- sants. Un très joli objet. n

(

6. CD Naïve V 5264. 7. 2 CD Harmonia Mundi HML 5908535.36.

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notes de lecture

• jean-Pierre Van deth Ernest Renan J ean-Paul Clément

• i phigénie botouropoulou Rosmapamon. Maison d’Ernest Renan. Du passé au présent J ean-Paul Clément

• G uillaume duval Made in Germany. Le modèle allemand au-delà des mythes Yves Gounin

• marc Graciano Liberté dans la montagne É dith de La Héronnière

• J acques Lacarrière Méditerranée É dith de La Héronnière

• v iolaine gelly et paul gradvohl Charlotte Delbo O livier Cariguel

• ugo riccarelli L’Ange de Coppi G érard Albisson

notes de lecture

n Biographie l’homme doit-il résister à la tenta- Ernest Renan tion si l’acte d’amour est celui-ci Jean-Pierre Van Deth même par lequel sa vie se perpé- Fayard tue ? » (p. 442). 616 p., 32,50 e Nous sentons toujours chez Renan cette interrogation, que l’auteur Jean-Pierre van Deth, philosophe, étudie avec beaucoup de perspi- théologien et linguiste, vient de cacité, sans céder à la complaisance publier un remarquable ouvrage de la biographie traditionnelle. consacré à Ernest Renan, envisagé Renan fut un conservateur attaché moins sous l’angle de la biographie aux valeurs traditionnelles, mais ses que de l’histoire morale et spirituelle doutes l’ont conduit à rompre avec le d’un esprit et d’une œuvre ordon- catholicisme traditionnel tel qu’il était née autour de la recherche des ori­ dispensé dans les séminaires qu’il a gines, des religions, et avec la liberté fréquentés, jusqu’à Saint-­Nicolas-du- comme horizon. Chardonnet et au séminaire d’Issy. Ainsi, en 1878, lorsque Renan est On sait que la Vie de Jésus fit scan- sollicité pour se présenter aux élec- dale en affirmant que le Christ fut tions sénatoriales à Marseille par « un homme remarquable », niant des hommes qui souhaitent le faire ainsi sa divinité. La religion, étudiée entrer dans la Haute Assemblée, par Renan sous un angle scienti- des hommes capables d’apporter fique, fut l’objet presque exclusif de une dimension nouvelle à l’action ses recherches et de ses travaux. Il politique, l’idée semble d’abord le est le premier vraiment à s’être atta- séduire, quoiqu’il craigne d’être ché à l’étude ontologique de la reli- présenté de façon réductrice et fal- gion. Du côté des catholiques, il est lacieuse. Aussi tient-il à préciser : rejeté avec âpreté : c’est l’antéchrist ; « J’ai toujours aimé, avant toutes et du côté des républicains, on cher- choses, selon moi inséparables, la che à le ramener à soi en invoquant France, l’esprit humain, la liberté. » sa méthode fondée sur les textes, la (p. 403). science et le décryptage d’une his- Car Renan fut avant tout un homme toire que Renan a poursuivie jusqu’à libre. Ce qui apparaît dans un la fin de ses jours. superbe dialogue de la Revue Anticlérical, certes il l’est. Le pape le des Deux Mondes, paru en 1886. trouve « blasphématoire et impie ». L’Éternel y répond aux questions Mais il sait trouver chez ses amis que lui pose l’archange Gabriel : bretons, avec qui il ne cesse d’entrer « Comment comprendre que sur la en discussion, « cette poésie mys­ planète Terre, où l’égoïsme paraît té­rieuse qui traverse ses travaux régner en maître, il y ait tant d’idéal, les plus ardus [...] qui semble avoir de dévouement, de générosité ? passé à travers les vieux chênes de la Pourquoi la beauté, s’il faut la terre de granit [...] Tel est M. Renan, fuir ? Pourquoi d’ailleurs celle des un des plus magnifiques épanouisse- femmes n’est-elle pas à la pro- ments de l’esprit de libre examen du portion de leur bonté ? Pourquoi XIXe siècle » (Vie de Jésus, p. 303).

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On ne saurait trop recommander maison natale de Tréguier) –, sentant ce bel ouvrage, fruit d’une grande sa fin prochaine, il décida de passer érudition, pour comprendre les ce qui furent les dernières années de grandes mutations du XIXe siècle sa vie dans ce joli manoir construit­ et les conflits religieux qui l’ont dans les années 1840, bravant ceux dominé. L’auteur apporte sans cesse qui voyaient dans cette location les nuances nécessaires à la compré­ une malédiction divine pesant sur hen­sion d’un homme qui fut tout à l’impie ! la fois anticlérical et d’une grande C’est là que vécurent Renan et sa religiosité, si l’on se rapporte à ses femme Cornélie, au milieu d’amis tels Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Marcelin Berthelot, les Scheffer et des à ses souvenirs sur saint Yves et à Bretons : le folkloriste Luzel, Charles l’attendrissement que lui inspire sa Le Goffic et bien d’autres. D’après vieille Bretagne, qu’il a tant aimée. le témoignage de ce dernier dans l’Âme bretonne, Renan aurait rencon- n jean-Paul clément n tré Maurice Barrès, âgé de 23 ans. L’entretien aurait seulement duré dix n Essai minutes. Il en sortit quelques années Rosmapamon. Maison d’Ernest Renan. plus tard, au grand dam de Renan, Du passé au présent Huit jours chez M. Renan, qui par ses iphigénie Botouropoulou facéties et par son ironie mordante Éditions D. Korontzi mécontenta beaucoup Renan et sa 262 p., 20 e famille et fit crier à l’imposture. Dans son livre, Iphigénie Botouro- Titulaire de la chaire de littérature poulou évoque fort bien cette mai- française à l’université d’Athènes, son avec vue sur la mer à ­travers le Iphigénie Botouropoulou a consacré feuillage léger des arbres, en ­pleine un ouvrage à un lieu de mémoire campagne, les champs de blé à remarquablement restauré depuis l’horizon. En dehors de la réception 1984, Rosmapamon, à Louannec, de ses amis et des dîners cel­tiques dans les Côtes-d’Armor. C’est là que qui furent célèbres, ce fut pour Renan Renan a vécu les dernières années un lieu de travail ; c’est là qu’il écrivit de sa vie (1885-1892). les cinq volumes de son ­Histoire du Rappelons que, né à Tréguier en peuple d’Israël. 1823, il n’était jamais revenu dans sa Cette maison ouverte au public province depuis 1838. L’affrontement permet d’évoquer aussi l’époque entre les « bleus » et les « blancs » ren- ulté­rieure, celle de Jean et Noémie dait, après la publication de la Vie de ­Psichari, de 1893 à 1912. Jésus, son retour impossible. Toute- Richement illustré et comportant des fois, au faîte de sa gloire – membre documents inédits, cet ouvrage entre de l’Académie des inscriptions et dans la collection des grandes mai- belles-lettres, administrateur au Col- sons d’écrivains où se conserve l’âme lège de France, poste auquel il atta- d’un auteur, ici au milieu des fougères chait la plus grande importance (on frémissantes. Ce livre illustre égale- en trouve le bureau intact dans sa ment les relations entre Renan et

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l’Orient, avec comme point de mire plus rarement évoquées : le recul la fameuse Prière sur l’Acropole qui a démographique qui, s’il est lourd servi de base aux travaux érudits de de menaces à long terme, constitue l’auteur de ce bel ouvrage. à court terme un atout paradoxal (réduction des charges d’éducation, n jean-Paul clément n absence de bulle immobilière), le décollage des pays émergents dont n Essai la demande est en phase avec la spé- Made in Germany. Le modèle allemand cialisation de l’Allemagne dans les au-delà des mythes biens d’équipement et les voitures guillaume duval de luxe. Seuil Ce débat est révélateur de 230 p., 17 e l’exemplarité dont reste paré en France, de Jean-Pierre Chevènement Durant la campagne présidentielle à Alain Minc, le « modèle allemand ». de 2012, Nicolas Sarkozy s’est fait Qu’il s’agisse, comme l’avait fait en le chantre du modèle allemand. À son temps Michel Albert, d’opposer l’en croire, l’Allemagne aurait réussi le capitalisme anglo-saxon au capi- à défendre sa compétitivité grâce talisme rhénan ou, comme Nicolas aux réformes courageuses mises en Sarkozy, de dénoncer les blocages œuvre par le chancelier Schröder : de la société française, c’est toujours baisse des cotisations sociales patro- l’Allemagne qu’on convoque quand nales, recours facilité à l’intérim, on veut réformer la France. Aucun recul de l’âge de la retraite… pays au monde, sauf peut-être les Guillaume Duval, rédacteur en chef du États-Unis, n’exerce sur nous une mensuel Alternatives économiques, telle fascination. L’abondante lit- bat en brèche cette thèse. Faisant térature suscitée par le cinquante- un bilan « globalement négatif » naire du traité franco-allemande de des années Schröder, il soutient l’Élysée l’a amplement démontré. qu’elles ont fragilisé l’économie et la société allemandes. Il identifie les n yves gounin n raisons des bonnes performances de l’Allemagne durant la tourmente n Roman financière à des causes plus pro- Liberté dans la montagne fondes. Des causes structurelles bien marc graciano connues dont la description occupe José Corti Éditions une bonne moitié de son livre : des 311 p., 19,50 e relations du travail mieux orga­ni­ sées avec des corps inter­mé­diaires Quelle est cette histoire surgie, puissants, une formation moins éli­ dirait-on, de la nuit des temps, dont tiste et plus tournée vers le monde le rythme et le style envoûtent le du travail, une organisation territo- lecteur et ravivent en sa mémoire riale authentiquement décentrali- un imaginaire médiéval encore pal- sée… Et des causes ­conjoncturelles pitant ? De quoi s’agit-il, au juste ? tout aussi déterminantes quoique D’un vieil homme et d’une petite

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fille remontant le cours d’une rivière marche, dont le ton relève de la vers sa source dans les montagnes. litanie. Par un usage singulier de Le vieux, tel un christophore, porte la langue française, en retrouvant l’enfant sur laquelle il veille comme et ­faisant revivre une multitude de sur un trésor. Entre eux existe un mots oubliés qui semblent ici par- lien mystérieux. Ils vont à pied à faitement à leur place, tout un uni­ travers une nature splendide dans vers sensuel, fait d’odeurs, de gestes, sa virginité, dormant à même le d’images, de couleurs, de sons, sol, mangeant ce qu’ils ramassent d’objets, se déplie et se déploie sous en chemin ou ce qu’on leur offre. nos yeux. Il faut sans doute, pour Ils cheminent inlassablement vers écrire de la sorte, avoir une familia­ l’amont, rencontrant des person- rité étroite avec le règne végétal et nages inoubliables : une troupe animal, une connaissance profonde de saltimbanques accompagnée de l’âme humaine et un amour infini d’un vieil ours aveugle, un berger, des mots. un géant débonnaire, un abbé Ce premier roman est tout simple- décharné et bienheureux, et un ment un chef-d’œuvre. extraordinaire veneur capable avec sa seule langue et quelques bouts n édith de la héronnière n de bois de reproduire les chants de tous les oiseaux des bois et les n Essai cris de toute une faune sauvage. On Méditerranée comprend vite que cela se passe Jacques Lacarrière au Moyen Âge et qu’il ne s’agit pas Robert Laffont, coll. « Bouquins » d’une simple randonnée mais d’un 1 067 p., 30 e périple vital, semé d’épreuves dont aucune rudesse, aucune bestialité Poète, écrivain et grand marcheur, ne leur sera épargnée. Dans cette Jacques Lacarrière s’est beaucoup histoire, il y a des voleurs d’enfant, promené sur les sentiers de cette des chasseurs, des violeurs, des merveilleuse école que l’on dit hommes bons et d’autres d’une « buissonnière ». Un puissant tro- cruauté atroce. Le vieux et la petite pisme l’a entraîné, dès l’époque où, ne s’arrêtent jamais longtemps ; ils étudiant, il jouait Eschyle et Sopho- avancent sur ces chemins boueux, cle sur les planches de la Sorbonne, caillouteux, glaiseux, confrontés en vers les pays du bassin méditer- permanence à la violence des hom- ranéen et surtout vers la Grèce. Il fit mes. Ils vont vers leur destin. Et de longs séjours en Grèce, vécut à lorsque une rémission survient dans Patmos, et parcourut à pied le pays l’ordre de la tendresse, elle prend du mont Athos jusque dans les îles un relief extraordinaire. et en Crète. Le recueil publié dans Tel le joueur de flûte de Hame- la collection « Bouquins » rassemble lin, l’auteur de cet étonnant récit ses grands textes de voyages dans le entraîne le lecteur à sa suite dans monde méditerranéen : En chemi- un ­voyage à l’issue terrible, dont nant avec Hérodote, Promenades­ le rythme s’apparente à celui de la dans la Grèce antique, l’Été grec,

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ainsi qu’un certain nombre de Signalons en même temps la sortie courts textes inédits rassemblés d’un roman de jeunesse de Georges sous le titre le Buveur d’horizon. Séféris (Six nuits sur l’Acropole, Dans son engagement toujours traduit du grec et présenté par Gilles physique sur ces chemins qu’il lui Ortlieb, éd. Le Bruit du Temps, 2013), fallait éprouver du bout de ses sou­ poète et Prix Nobel de littérature en liers, Lacarrière aimait voyager en 1963, dont il est souvent question compagnie de guides éminents. dans le livre de Jacques Lacarrière. Ainsi, c’est sur les traces d’Hérodote – l’illustre géographe qu’il a lui- n édith de la héronnière n même traduit – qu’il s’est mis en route vers le Proche-Orient. Pour n Biographie visiter la Grèce, il a mis ses pas dans Charlotte Delbo ceux de Pausanias, l’écrivain du VIOLAINE GELlY IIe siècle, auteur de la Périégèse de et PAUL GRADVOHL la Grèce, dont il écrit : « Je lui dois Fayard mes plus belles promenades, à la 324 p., 19 e recherche des sites oubliés, enfouis sous les herbes folles. » L’Été grec est Charlotte Delbo fut la secrétaire de « le livre d’une amitié, d’une liaison Louis Jouvet et déportée à Auschwitz au sens amoureux du terme, avec de 1943 à 1945. Ces deux faits majeurs un pays, un peuple, une histoire de sa vie sont liés par une série de partagée et des drames partagés liens mystérieux qui donnent à ses eux aussi ». Les « Retours en Grèce, témoignages et à sa biographie une 1976-1982 » ajoutés lorsque Lacar­ intensité humaine exceptionnelle. rière reprit contact avec le pays, Et non pas seulement parce que la après la dictature, sont traversés par lecture du Misanthrope, le souve- la nostalgie et le constat des dégra- nir des personnages qu’ils avaient dations dues au tourisme. Les inédits aimés avec Jouvet l’aidèrent à tenir qui figurent dans le recueil offrent (Elle écrivit plus tard au « Patron » de belles flâneries. Ils traitent de une lettre (Spectres mes compa- l’olivier, du platane, de la mer dite gnons, Éd. Berg, 1998), où elle lui Méditerranée, du cabotage le long racontait cette expérience. Jouvet ne des côtes de la Magna Graecia, Sicile la lut jamais, mort avant de la rece­ et Italie du Sud, ils évoquent aussi voir. Le récit que donne la biogra- Patmos, son île préférée. Ces pages phie de leur relation est extraordi- savoureuses et passionnantes, où se nairement émouvant). Jouvet avait mêlent récits, traductions, poèmes et choisi pour secrétaire cette jeune essais, nous invitent à regarder d’un femme qui était venue l’interviewer autre œil cette Grèce et son peuple pour les Cahiers de la jeunesse, la aujourd’hui si malmené ; à la voir revue des Jeunesses communistes, telle qu’en elle-même et telle que parce qu’il avait été frappé par la l’ont toujours chantée les poètes, qualité de la retranscription qu’elle d’Eschyle à Séféris, d’Homère à avait fait de leur entretien (ce sont ­Elytis, de Pindare à Ritsos. des notes de Charlotte Delbo qu’ont

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été tirés la pièce puis le film Elvire naturel le théâtral et la simplicité et Jouvet 40). Il ne s’agissait pas d’un son style lui ressemble. Je ne puis talent de sténographe, mais d’un trouver meilleure conclusion que don de compréhension et de con- celle que Josane Dumanteau trouva centration émotionnelles de ce qui dans Combat­ en 1965 au moment avait été vu et dit. Charlotte Delbo de la sortie d’Aucune de nous ne voyait juste, lisait juste, parlait juste, reviendra : « Le style de Charlotte c’est-à-dire qu’elle ne retenait de Delbo tient debout comme elle tenait ce qu’elle voyait, entendait ou lisait debout à l’appel. » que ce qui contenait le maximum d’intensité vitale. Voilà pourquoi ses n olivier cariguel n souvenirs de déportation sont peut- être les meilleurs qu’on puisse lire. n Récit Bien qu’elle ait voulu faire œuvre L’Ange de Coppi littéraire, elle n’a aucun des scru- ugo riccarelli pules du littérateur, elle fait ce que Traduit de l’italien par Louise personne n’a fait : elle assume une Boudonnat forme de rhétorique parfois banale, Phébus un style qui conserve des effets 217 p., 19 e presque scolaires mais qu’importe puisqu’elle a été douée du plus beau Quel titre évocateur ! Peut-on ima­gi­ des dons, celui de conférer la vie. ner un ange sans ses ailes ? Celles-ci Elle est notre Dante à la parisienne, servent à voler pour une ascension avec la magie mystérieuse (et je le (le désir), à se maintenir dans la gloire dis, bien que cela puisse sembler (les cieux) et parfois… les ailes se déplacé, parce que je pense que cela brisent (l’accident, l’alcool...) et pour lui aurait fait plaisir) qui anime la finir immanquablement… la chute diction de Piaf (née en 1915) ou de (la mort). Dans ce récit émouvant et Trenet (né en 1913, la même année sensible, Ugo Ricarelli met en scène, que Charlotte) : la forme apparem- en dix petits textes, des histoires ment la plus raide ou éculée devient singulières ou collectives : Fausto déchirante alors que les subtilités, Coppi, Emil Zátopek, Pier Paolo les réticences de témoins « meilleurs Pasolini, un boxeur, une équipe de écrivains » ­tombent à plat. Comme football… Les envols de ces héros si elle avait trouvé le secret de faire sont présentés avec pudeur malgré passer dans un style qui n’a pourtant leur destin tragique. L’auteur a su rien d’oral une certaine justesse émo- illustrer par des moments intimes, la tive de la voix. Son origine populaire passion illimitée parfois inconsciente est peut-être ce qui donne vie à ce chez chacun d’eux. Chaque sport style : ce ton juste, raide, farouche, (cyclisme, automobile, alpinisme...) cette expressivité qui ne craint ni la révèle certes que la compétition est dureté ni l’émotion et qui mêle avec motrice mais aussi que le rapport de une élégance suprême la sincérité soi à son corps est essentiel. Il n’est et la tenue. Personnalité exception- pas sûr qu’il s’agisse du dépassement nelle, elle mêlait dans sa vie avec de soi comme on entend souvent

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dans les propos de nos sportifs ou athlètes contemporains. Il y a plutôt une insistance, chez l’auteur, à mettre en valeur le trajet initiatique, inté­ rieur, à guetter dans chaque initiative la pesanteur de l’engagement et aussi la joie presque enfantine du jeu. Des moments appa­remment anodins deviennent des récits d’odyssée, tel le coureur automobile Tazio Nuvolari qui, des années après, va revivre la même situation : lors d’une course, pris dans un orage, il frap- pera à la porte du même monastère et le même frère portier lui ouvrira­ : « “Ils t’appellent Nuvola, le nuage, ils t’admirent d’en bas et te regardent ­ flotter là-haut, accomplir tes exploits fabuleux, qui appar­tiennent au ciel.” Il tendit au champion un mou­choir et, tandis que celui-ci essuyait son visage, il ajouta : “C’est ton propre­ orage maintenant qui éclate.” » Et puisque l’Italie est très présente dans ce livre, convoquons Thomas d’Aquin : « L’ange est-il absolument incorporel ? les anges assument-ils des corps ? » Était-ce la quête de ces hommes ? Étaient-ils hantés par ces questions ? n GéRARD ALBISSON n

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n vitalité du roman anglais Pourquoi Jane Austen est la meilleure

Les auteurs et les nouveaux succès peuvent bien se multi- plier, Jane Austen, romancière du XVIIIe siècle anglais, survole les générations. Ses histoires sentimentales de province inté- ressent plus que les sagas sur la mondialisation. Pourquoi ce succès inaltérable ? C’est ce que la Revue des Deux Mondes a voulu savoir. avec Lucien d’azay, isabelle bour, camille Fort, laurent ­Folliot, frédéric verger, jean-pierre naugrette... n grand entretien DIdier sicard sur la fin de vie. n Également au sommaire, l’avenir de la droite française par bruno le maire. n Et aussi, les chroniques de marin de viry, jean-luc macia, Mihaï de brancovan, annick steta, frédéric verger, le journal littéraire de michel crépu...

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