JEAN - VICTOR COLCHEN

PREMIER PRÉFET DE LA

CONFERENCE FAITE LE 29 NOVEMBRE 1950 A L'HOTEL DE VILLE DE PAR

ETIENNE HARSANY Professeur d'Histoire au Lycée de Garçons de Metz

De la lourde berline qui, il y a 150 ans, assurait le transport des voyageurs en deux jours et demi entre Paris et Metz (1), des­ cendait à Metz vers les 3 heures du soir du 24 germinal de l'an VIII, c'est-à-dire le 13 avril 1800, un voyageur de marque: le premier préfet de la Moselle, Jean-Victor Colchen. Depuis plus d'un mois les Messins l'attendaient et la sonnerie des cloches, annonçant enfin cet événement, attirait dans les rues de nom­ breux curieux. « La gaîté, peinte sur presque toutes les figures, note un témoin oculaire, annonce un avenir heureux et une par­ faite tranquillité» (2). Cette prédiction devait se réaliser. Colchen, qui le soir même occupait déjà ses bureaux qu'il ne quitta que 5 ans plus tard, recevait le lendemain les autorités civiles et militaires. Il s'était mis ainsi sans aucune autre cérémonie à la lourde tâche qui l'attendait. Colchen n'était pas un étranger pour les Messins. Mais il était trop âgé pour qu'on reconnut en lui le jeune collégien et l'avocat d'autrefois. Né donc à Metz, dans la paroisse Saint-Victor, le 5 novembre 1751, il était fils de Jean Colchen, lorrain d'origine

(1) Annuaire du déparlement de la Moselle, an VUT. (2) Journal de Metz, 26 germinal an VIII.

/ 32 JEAN-VICTOR COLCHEN allemande, procureur puis second interprète au Parlement, et de Madeleine Stoffel (3). La famille comprenait 9 enfants, 7 garçons et 2 filles, et Jean-Victor en était le sixième. Ayant fait ses études au collège royal de Metz dirigé par les Bénédictins (4), reçu avocat au Parlement le 25 février 1776 (5), un ami de la famille, Bertrand de Boucheporn, lui aussi avocat au Parlement et ve­ nant d'être nommé intendant de justice, de police et des finances de Corse, le prenait à son service (6). Le jeune Golchen débuta donc dans la carrière administrative comme secrétaire d'inten­ dance en Corse, où il fit une utile connaissance en la personne de l'aide major général, Dumouriez, Colchen devint ensuite pre­ mier secrétaire et subdélégué général de l'intendance d'Auch (1785). La révolution l'attira ensuite à Paris, où il devait retrouver le général Dumouriez qui dirigeait le Ministère des affaires étran­ gères. Colchen lui offrit ses services, ce qui prouve son appar­ tenance au parti jacobin, et le général le nomma, en mai 1792, chef du 5e Bureau, chargé deda correspondance avec la Suisse et les Alliés. Colchen garda son poste jusqu'au 18 Brumaire, en dépit du départ de son protecteur, devenu déserteur, et en dépit aussi de ses relations intimes avec les Montagnards, devenus terroristes. Parmi ces derniers, il avait pour ami intime le trop célèbre Collot d'Herbois, et un échange de lettres entre les deux amis, prouve combien Colchen était gagné aux idées révolutionnaires et, ce qui nous intéresse surtout, combien il était déjà un fonctionnaire ponctuel et dévoué. « Je voudrais, mon cher ami, lui répond Colchen, pouvoir visiter souvent l'aimable sans-culotte, votre com­ pagne (qui d'après la lettre de Colldot d'Herbois s'ennuyait à Paris), mais la République demande tout notre temps et nous ne pouvons rien lui refuser. Pourtant, je profiterai de tous les ins­ tants que je pourrai dérober et j'irai, avec mon frère, parler de vous, boire à votre santé, à votre retour. Adieu, cher patriote, aimez un peu un vrai sans-culotte, qui vous aime de tout son cœur» (7).

(3) Arch. тип. Metz, Série E. — Е.-Л. Begin, Biographie de la Moselle, t. 1er (4) Mgr. J.-B. Pelt, Etudes sur' la cathédrale de Metz, documents et notes, p. 156. T (5) E. Michel, Biographie du Parlement de Metz, p. 101. (6) Michaud, Biographie Universelle, t. VIII. (7) Frédéric Masson, Le département des affaires étrangères pendant la Révolution, p. 251. PREMIER PRF1FET DE LA MOSELLE 33

Jacobin influent, Colchen arrivait parfois à faire libérer quel­ ques prisonniers royalistes, comme son compatriote le comte d'Hunolstein, président du département de la Moselle, arrêté et incarcéré à Besançon, inculpé d'émigration (8). Lorsque les minis­ tères furent remplacés à Paris par des commissions executives, il devint commissaire des Relations extérieures (du 14 ventôse an III au 15 brumaire an IV) (9). En 1797, le Directoire le désigna comme secrétaire de la mission française pour négocier la paix avec l'Angleterre à Lille. Malgré ses qualités de fin diplo­ mate, ni lui, ni ses collègues ne réussirent dans leur délicate mission (10). L'orage révolutionnaire passé, Colchen était suffisamment connu et apprécié dans les milieux officiels de la capitale pour que le nouveau régime, le Consulat, le prit dans son giron. Bonaparte se préoccupait surtout de l'aptitude professionnelle et des opinions politiques des nouveax fonctionnaires à son égard; une fois engagés, il ne leur demandait que du labeur, de l'expé­ rience et de l'obéissance. C'est ainsi que Colchen fut retenu et nommé le 2 mars 1800 préfet de la Moselle par le Premier Consul (11). Le choix était judicieux si l'on tient à la valeur profession­ nelle de l'élu et à l'idée maîtresse qui présidait aux nomina­ tions. (( Les préfets sont actuellement choisis, dit un document de l'époque, dans la classe d'hommes plus recommandables par leur mérite et par les talents que par la richesse, lesquels coûtent beaucoup moins au gouvernement que les anciens intendants qu'ils remplacent... » (12). Colchen dut alors éprouver une joie profonde et de son main­ tien aux affaires publiques et de son retour au pays natal, où le gouvernement avait déjà délégué un haut fonctionnaire, le nommé Delpierre, à la place de l'ancien commissaire du gouver­ nement Thirion, révoqué. Malgré son légitime désir d'un prompt départ, une raison ma­ jeure le retenait à Paris: il n'avait pas d'argent! N'a-t-il pas écrit au ministre de l'Intérieur (le 18 ventôse an VIII) : « Quant à mon départ, je ne peux en fixer l'époque précise, qu'au préa-

(8) Frédéric Massox, Le département des affaires étrangères pendant la Révo­ lution, p. 251. (9) Dictionnaire des LJarlementa\res, t. II. (10) G. Lefebvre, La Révolution française (Peuples et Civilisations, t. XTIT, p. 360). (11) Pierre-Henry, Histoire des Préfets, p. 22. (12) Arch. dép. Moselle, 18 N. 1.

3 34 JEAN-VICTOR COLCHEN

lable je ne sache s'il sera accordé aux préfets une somme quel­ conque à titre de frais d'établissement. Si on ne nous accorde pas de frais d'établissement, nous nous trouverons dans une si­ tuation bien pénible, car nous sommes, la plupart, sans fortune personnelle. On ne pourra du moins se dispenser de nous faire une avance sur notre traitement. (Celui de Colchen est fixé à 16.000 francs par an). Dans l'un et l'autre cas, continue Colchen, et en ce qui me concerne, les dispositions à faire pour mon départ exigeront nécessairement une huitaine de jours, à dater de celui où le gouvernement m'aura mis à même de toucher quel­ ques fonds » (13). Cet argent tarda à lui être versé. Colchen resta donc à Paris une quinzaine de jours encore. Il en profita pour commander sa tenue officielle: ((Habit bleu; veste, culotte ou pantalon blancs; collet, poches et paremens de l'habit brodés en argent; écharpe rouge, franges d'argent; chapeau français brodé en argent, une arme» (14). 11 prêta serment de fidélité à la Constitution de l'an VIII, reçut les recommandations de Bonaparte: ((Ne soyez ja­ mais les hommes de la Révolution mais les hommes du gouver­ nement. Rappelez-vous que vous êtes au-dessus des intrigues comme le gouvernement est au-dessus des factions, et faites que la dale son bonheur de l'établissement des préfec­ tures » (15). Colchen assista enfin à un dîner de gala offert par le ministre de l'Intérieur, dîner suivi d'une réception en l'honneur des nou­ veaux préfets. Muni des fonds nécessaires — rien que le voyage en diligence jusqu'à Metz devait lui revenir à 67 francs 25 cen­ times (16) — il quittait Paris le 11 avril pour être à Metz deux jours plus tard. Le soir même de son arrivée, il rendait compte au Ministre de l'Intérieur de son installation à la Préfecture. ((Citoyen Ministre, écrit-il, j'ai l'honneur de vous prévenir de mon arrivée dans cette ville. Je suis descendu au lieu des séances de l'administration centrale. J'ai présenté à cette administration le brevet de ma nomination à la préfecture de la Moselle et l'ai fait enregistrer... Après quelques moments d'entretien avec

(13)' R. PAQUET, Bibliographie analytique de VHisloire de Metz pendant lu Révolution, p. 1257. (14) Bulletin des lois de la République française, arrêté du 17 ventôse an VIII. (15) PIERRE-HENRY, Histoire des Préfet, p. 25. (16) Annuaire du département de la Moselle, an VIII. PREMIER PRÉFET DE LA MOSELLE 35 les membres de l'administration, je me suis retiré dans une pièce séparée, là j'ai reçu du secrétaire général le serment de fidélité à la Constitution, prescrit par la loi... Je vous salue avec respect (signé) Colchen» (17). Le département de la Moselle vient donc de recevoir un admi­ nistrateur de choix. Agé de 49 ans, Colchen paraît être un homme plein de vigueur et d'énergie. Son portrait, que nous avons eu la chance de retrouver, nous révèle un visage encore jeune, un re­ gard ouvert, des traits allongés, un front haut surmonté d'une courte chevelure en coup de vent; l'ensemble constitue une phy­ sionomie intelligente, assez énigmatique et réservée. Par ailleurs homme simple, célibataire, il apparaît comme, le type idéal du fonctionnaire qui n'a qu'une obligation: servir l'Etat. Sur sa fa­ mille nous savons peu de choses. Ses parents, sont morts avant la Révolution. De ses huit frères et sœurs nous ne connaissons que la carrière de trois frères: François, ancien curé de , émigré à Paderborn (Westphalie), rentrera contre sa promesse de fidélité à la Constitution de l'an VIII et deviendra curé de la paroisse de Notre-Dame à Metz. Nicolas, ancien curé de Destry, est à son tour rayé de la Liste des émigrés (par arrêté du ministre de la Police en février 1802 et deviendra curé de Pange (18). L'ancien sans-culotte avait donc deux frères prêtres et émi­ grés. Un troisième, qu'il chérissait beaucoup, Claude-Nicolas- François, ancien procureur et secrétaire interprète au Parlement, fit une honorable carrière avec lui — ou grâce à lui — en deve­ nant juge à la cour d'appel de Metz, membre de la Légion d'Honneur et député au Corps législatif (19). Mais revenons au préfet Colchen qui, installé dans son bureau au (( département », comme on désignait à Metz la Préfecture — l'ancienne Intendance —, examine avec ses conseillers les nom­ breuses affaires à traiter: la réorganisation administrative du département, son développement économique, la pacification reli­ gieuse, la conscription, l'essor intellectuel de la jeunesse française, et, peut-être avant tout la préparation de l'avènement du gouver­ nement personnel de Bonaparte. Tout cela demande beaucoup d'efforts, de dévouement et de tact. « Imitez l'exemple que le

(17) Paquet, Bibliographie analytique de l'Histoire de Metz pendant la Révo­ lution, p. 1256. (18) A. Gain, Liste des Emigrés, t. 11, p. 273. (19) Dictionnaire des Parlementaires, t. II. 36 JEAN-VICTOR COLCHEN gouvernement vous donne, lui écrit quelques jours plus tard le ministre de l'Intérieur Lucien Bonaparte, il fait des actes et non des écrits, il gouverne mais il parle peu... Je vous préviens, que le gouvernement est disposé à ne voir l'administration que dans les actes: et dans les proclamations, placards, etc., qu'un reste des errements révolutionnaires» (20). Colchen ne manqua pas de suivre ces instructions fort prudentes. Aussi les écrits de son administration sont rares, brefs, impératifs, voir même menaçants. Malheureusement nous n'en possédons qu'un petit nombre en raison de la regrettable perte subie par les Archives départementales lors de la libération de Metz en septembre 1944 (20 bis). Il nous reste cependant quelques-unes de ses circulaires envoyées aux maires et un fort volume rédigé par lui avec la collaboration de ses conseillers et intitulé « Mémoire statistique du département de la Moselle» (21). Ces documents révèlent les nombreuses activités du préfet Colchen et en faveur du départe­ ment dont il eut pendant cinq années la direction, et à la gloire de son protecteur dont il fallait assurer l'avènement dans les années à venir. Nous pouvons confirmer que Colchen réussit dans cette double tache. Ses efforts en faveur du département de la Moselle furent multiples et variés. Il fallait trouver des so­ lutions aux problèmes délicats que laissait sans réponse la Révo­ lution en matière politique, religieuse, sociale, économique et scolaire. L'une des premières obligations de Colchen fut de composer les assemblées délibérantes: conseils généraux, conseils d'arrondis­ sement, conseils municipaux, municipalités. Il fallait trouver des notabilités dont la fidélité et le dévouement au nouveau régime seraient à l'avance garantis. Quel travail de dosage pour Colchen pour ne point mécontenter bourgeois, et campagnards, royalistes ou jacobins, catholiques ou libre-penseurs. Le relèvement du dé­ partement dépendait de ce travail actif et confiant qui devait s'intensifier avec les années entre le Préfet et ses dévoués subor­ donnés (22). Une fois résolu, ce problème délicat, un autre, le pro­ blème religieux semble lui avoir donné plus de soucis.

(20) Journal de Metz, N» 41, du 22 floréal an VIII. (20 bis) Les recherches faites aux Arch. Nat. pour retrouver le dossier de COLCHEN n'ont pas été couronnées de succès. (21) 1 vol. in-4° Paris, Imprimerie de la République, an XI. (22) B. RIBSTEIN, Le conseil général de la Moselle sous le Consulat, p. 7. PREMIER PRÉFET DE LA MOSELLE 37

La population, privée de lieux de culte, de prêtres, de cloches, de libertés religieuses, attendait du nouveau régime un réconfort moral. Le clergé catholique fit d'ailleurs le premier pas pour s'at­ tirer les sympathies de Colchen. « J'ai chanté avec bien du plai­ sir, écrit le 14 janvier 1801 l'évêque constitutionnel Françin, le Te Deum d'actions de grâces de la conservation des précieux jours de l'Ange (sous entendu Bonaparte) que Dieu a donné à la République. Mon église a été toute remplie de bonnes âmes » (23). Certes, Colchen dut être agréablement touché par ce geste, mais il demeure très réservé vis-à-vis du clergé en raison d'une grave affaire qu'il avait à débattre avec le Ministre de l'Intérieur. Deux énergumènes l'avaient calomnié aux yeux du Gouvernement. Le premier, du nom de Benjamin, parle dans sa lettre adressée au Ministre de l'Intérieur (14 ventôse an IX) de « gens revêtus de pouvoirs dans les départements (et qui) trompent impunément le gouvernement et ses ministres... (d')un grand nombre (de pré­ fets) intéressés à faire porter la population des habitants au- dessus de l'ordonnance pour avoir de forts appointements... no­ tamment la commune de Metz dont la population est portée à 6 ou 7.000 âmes au-dessus de la force des habitants... (Colchen aurait falsifié d'après lui le nombre des habitants de Metz, 32.299 à cette époque, pour avoir un traitement plus élevé. Je n'en crois rien. Notre Benjamin passe maintenant à un autre sujet d'accu­ sation) ....Fort traitement à messieurs les préfets pour aller une fois par jour en carrosse à la Préfecture, pour y tenir trois heures de séance, et de là s'en retourner dans leur domicile, se reposer de leur grand travail. Voilà les exploits de la plupart de ces mes­ sieurs, toujours livrés à de grandes récréations avec des dames ci-devant de condition; toujours table ouverte et bonne chair en narguant les malheureux... (et ce qui était plus grave!) ...l'émigré noble et les prêtres réfractaires sont protégés par messieurs les préfets, notamment celui de la Moselle, qui va au devant des émi­ grés et des réfractaires à bras ouverts...; le même préfet n'est pas délicat non plus, il ne répugne pas d'aller aux messes des ré­ fractaires soit dans les caves, soit dans les greniers... (24)

(23) Mgr. J.-B. PELT, Eludes sur la cathédrale de Metz, documents et noies, p. 103. (24) PAQUET, Bibliographie analytique de l'Histoire de Metz pendant la Révo­ lution, p. 1258. 38 JEAN-VICTOR COLCHEN

Le deuxième calomniateur, nommé Joseph Singard, n'était pas moins virulent. « Il est temps, écrit-il lui aussi au ministre de l'Intérieur, d'é­ veiller votre attention sur le préfet de la Moselle. Tout va mal par sa faute. Les patriotes bernés, méprisés par les aristocrates; les bons prêtres en honneur et soutenus partout; tout va mal citoyen ministre, et les villages s'en sentent. Ayez pitié de nous en forçant le Préfet à faire son devoir» (25). Ces accusations insensées ne furent pas prises au sérieux à Paris. Colchen, mis au courant, justifia, documents à l'appui, son administration et sa conduite vis-à-vis du clergé. Par ailleurs, une enquête faite sur place révéla l'inexactitude de ces accusa­ tions. Il n'en est pas moins vrai que Colchen redoubla de vigi­ lance et devint intraitable quant à l'exécution de ses ordres. Telle fut par exemple sa violente réaction lors de la non observa­ tion d'une de ses circulaires sur l'interdiction de sonner les clo­ ches. « J'apprends avec peine, éerd-il (le 17 germinal an IX) aux Maires, que la plupart y contreviennent... J'exécuterai de mon côté les articles 4 et 5 faisant poursuivre les maires assez faibles ou assez complaisants... en faisant fermer les lieux destinés aux exercices du culte, descendre et briser les cloches » (26). Colchen devint plus mécontent encore quand IL apprit le retour secret de prêtres émigrés et la célébration publique du culte. Il s'en prit à nouveau aux maires, d'après lui « infiniment coupa­ bles, (que) ceux qui ne se sentent pas assez de vertu, écrit-il (le 15 thermidor, an IX), qui ne sont pas assez bons français pour exécuter ce qui leur est prescrit me l'avouent franchement, je les remplacerai et je leur donnerai pour successeurs des hommes qui seront plus dévoués au gouvernement... » Colchen terminait cependant sa circulaire par cette note consolante: «Le départe­ ment de la Moselle a été proclamé... comme un de ceux qui avaient bien mérité pour avoir acquitté avec exactitude ses contri­ butions; faites qu'au premier vendémiaire de l'an X, il puisse être mis au nombre de ceux où règne la paix et la tranquillité intérieure et dont les citoyens sont les plus soumis aux lois »(27). Toutefois cette attitude d'hostilité à l'égard de toutes manifes­ tations religieuses ne fut pas de longue durée. Le Concordat

(25) PACQUET, Bibliographie analytique de VHxstoire ae Metz pendant ta Révo­ lution, p. 1260. (26) Arch. mun. de Metz, Série B. 1. '27) Arch. mun. de Metz, Série B. 1. PREMIER PRÉFET DE LA MOSELLE 39 signé, le 15 juillet 1801, le préfet de la Moselle apparut comme un homme nouveau. Il fut le premier à rendre visite et a régler les détails de la cérémonie de l'installation du premier évêque, Monseigneur Bienaymé. Il prévut pour cela: salve d'artillerie, son de cloches, défilé de la garde nationale et de la troupe de ligne, tambours et musique, participation des corps administratifs, civils, judiciaires et de police, de notaires, de professeurs, etc.. Toute la ville de Metz fut mobilisée, et défila de la Préfecture à la Cathédrale où eurent lieu messe chantée, sermon de circonstance et prières spéciales intitulées.: «Domine, salvam fac Rempubli- cam, Salvos fac Consules » (28). Les contacts entre Préfet et Evêque seront dès lors plus fré­ quents et imprégnés de mutuelle compréhension. Ensemble, ils visiteront les hôpitaux. Ensemble, ils projetteront la remise en état de la Cathédrale. En toute occasion Colchen chercha à plaire à Monseigneur Bienaymé. Avec l'autorisation du Ministre de l'In­ térieur il lui restitua 3.000 volumes ecclésiastiques déposés dans la bibliothèque du département et organisa une souscription dans son département et dans, les départements voisins pour la répa­ ration des vitraux de la cathédrale (29). Il obtint même des fonds du gouvernement pour couvrir les réparations les plus indispen­ sables, pour remettre en état le logement du prélat et même pour augmenter son traitement. Le zèle de Colchen ne se lassa pas en faveur de la cathédrale de Metz. « Je vous supplie Monseigneur, écrit-il en 1805 au Ministre de l'Intérieur, d'accueillir favorable­ ment mes sollicitations et de mettre à ma disposition cette somme (il s'agissait de 7.793 francs!) dont l'emploi doit préserver de la décadence un des temples les plus majestueux, les plus impo­ sants de la chrétienté » (30). Que les temps ont changé! Où sommes-nous de la menace de briser les cloches... L'ancien sans-culotte était un habile calcula­ teur. Il comptait sur le clergé pour le seconder dans sa tâche politique et administrative et cherchait à s'en faire un allié . Les cérémonies religieuses se succédèrent à la cadence des événements intérieurs et des victoires extérieures. Le 14 juillet devint une fête quasi religieuse: on célèbre chaque fois une messe

(28) Mgr. J.-B. PELT, Etudes sur la cathédrale de Metz, documents et notes, p. 105. (29) Ibid., p. 117-118. (30) Mgr. J.-B. PELT, Etudes sur la cathédrale de Metz, documents et notes, p. 133. 40 JEAN-VICTOR COLCHEN

solennelle « pour demander à Dieu, dit un document, la prospérité de la République française et la conservation des jours précieux du Premier Consul...» (31). Dans les sermons de circonstance, les prêtres exaltent le génie de Bonaparte. «... Cet homme extra­ ordinaire, dit l'un d'eux, appelé d'Egypte pour devenir le sauveur d'un grand peuple... (et le compare finalement à Cyrus) ; Mgr. Bienaymé, lui, le compare à « Judas Macchabée qui, après avoir vaincu les ennemis de la nation, s'empressa de réparer le Temple afin de pouvoir y offrir de nouveau les sacrifices interrom­ pus » (32). On chante aussi des Te Deum à l'occasion de l'anniversaire de la naissance de Bonaparte, de la proclamation du consulat à vie, de l'avènement de Napoléon au trône impérial et de toutes les victoires de l'armée française à l'étranger. Que désirait de plus Colchen? Satisfait amplement dans ce domaine, voyons s'il fut aussi heureux ailleurs? Quelle situation économique et sociale trouva-t-il lors de son arrivée en Moselle? A la campagne: richesse mais routine déso­ lante; en ville: plus de difficultés, suites inévitables des luttes intérieures, des aimées de guerre et de la position délicate de Metz sur cette importante voie de passage vers l'Allemagne, la Suisse et la Belgique. Avec quelle admirable patience il se pencha sur les divers pro­ blèmes de l'agriculture mosellane, cherchant toujours une amélio­ ration en quantité et en qualité! Le sort des habitants ruraux s'était évidemment amélioré depuis la Révolution: c'est entre eux qu'avaient été partagés les biens ecclésiastiques qui constituaient le tiers des propriétés du département, c'étaient eux les bénéfi­ ciaires de l'augmentation des prix agricoles et c'étaient eux en définitive les bénéficiaires d'une augmentation de la production due elle-même à ce que les villes s'étaient dépeuplées en faveur des campagnes. Sur 351.000 habitants du département en l'an IX, 279.000 vivaient à la campagne! Colchen relate dans son livre que la nourriture des ruraux est plus raffinée, leurs vêtements moins grossiers qu'autrefois et qu'ils consomment beaucoup de « liqueurs fermentées » (33). Mais une vieille routine persistait, contre laquelle le premier préfet

(31) ma., p. ii4. (32) Ibid., p. 115 et 124. (33) COLCHEN, Mémoire statistique du département de la Moselle, p. 50. PREMIER PRÉFET DE LA MOSELLE 41 tenta de lutter: les droits de parcours, les clôtures., la courte durée des baux de ferme, les jachères tous les 3 ans, la petite exploi­ tation des fermes, les habitations médiocres, etc.. Golchen fut le promoteur d'une Société d'Agriculture, fondée à Metz en l'an 10, ayant pour but l'amélioration de toutes les branches de l'agricul­ ture. Les moyens de cette société? Les exemples donnés par ses membres, la distribution des prix et médailles d'encouragement, et enfin la publication de ses mémoires. Golchen préconisa ensuite la diminution des jachères, une sé­ vère police champêtre, le sauvetage des bois communaux en vue de la reprise de la vente des bois à la Hollande pour la cons­ truction de navires (34), l'extension des prairies artificielles en faveur du développement de l'élevage des moutons, de race espa­ gnole pour leur belle laine, et en faveur des bovins surtout, car la Moselle était alors tributaire des régions voisines pour la viande et le beurre. Le préfet conseillait cependant la limitation de l'é­ levage du porc! Pourquoi? En raison du grand nombre de goi­ treux à Metz. Ceci fut attribué à l'époque à la consommation effré­ née de la chair de porc contenant des « sucs grossiers » (35) com­ me le prétend le premier préfet. Golchen préconisa aussi l'emploi des engrais pour l'améliora­ tion des récoltes de fruits — les fruits de la Moselle jetaient vendus en pays rhénans — et des récoltes en blé, en seigle, en orge, lin, navette, pommes de terre et vin — le vin étant le premier produit d'exportation de la Moselle en Belgique. Plantations de mûriers et élevage du ver à soie, fabrication de la bière dans les communes — pour réserver le vin à l'exporta­ tion — reprise des orangeries — saccagées pendant la Révolution — bref une foule de choses sont à retenir des mesures agricoles du premier préfet de la Moselle. L'industrie ne l'accapara pas moins. La Révolution avait aboli les entraves du développement industriel et commençai, mais elle en avait arrêté la marche. Que voit donc Golchen pour le remettre en activité? Construire des ponts s.ur la Moselle, réparer les routes, supprimer les droits de péages, encourager les draperies, bonnete­ ries et filatures de laine du pays dont les produits se vendaient à l'étranger; relever les tanneries ruinées par la réquisition des cuirs, les paiements en papier-monnaie et la rareté du tap, repren-

(34) B. RIBSTEIN, Le conseil général de la Moselle sous le Consulat, p. G7. (35) COLGHEX, Mémoire statistique du département de la Moselle, p. 106. Í2 JEAN-VICTOR COLCHEN cire la fabrication des chapeaux dont la qualité était très appré­ ciée même à l'étranger — la Moselle fabriquait 57.000 chapeaux par an! —, continuer la fabrication des toiles de chanvre — dont la Moselle a été un des principaux fournisseurs des Etats- Unis —, encourager les papeteries dont les produits couvraient les besoins des départements voisins et continuer l'originale fabri­ cation des tabatières de carton dont toute la France, la Suisse et les pays rhénans se fournissaient en Lorraine. Quel beau pro­ gramme en matière économique et commerciale! Mais pour tout cela, Golchen réclama règlements au gouvernement, capitaux aux financiers; pour le troisième facteur: la main-d'œuvre, le préfet fit confiance au génie inventeur des habitants de la Moselle. Quant à l'exploitation des richesses naturelles du département, bois, fer, cuivre, plomb, manganèse, charbon, sables et pierres de taille, Golchen en encouragea l'extraction. Les forges lorraines travaillaient déjà pour l'artillerie, la marine, l'infanterie et la mé­ canisation de l'agriculture; fusils au prix de 36 francs pièce, faux à 2 francs pièce, clous, plaques de tôles sortaient par milliers de nos usines de fer. Verreries et faïenceries reprirent de l'activité. Combien il était fier de plusieurs prix ou médailles d'or obtenus à l'exposition de Paris de l'an IX par les produits industriels de son déparlement. Certes, Golchen agissait sur ordre supérieur, visitant les établissements industriels et parcourant les exploitations agricoles, mais il y avait dans son enquête plus qu'une visite officielle, un intérêt particulier, un amour du de­ voir, une fierté légitime de la richesse économique de sa petite patrie. Golchen se pencha aussi sur le sort des ouvriers du départe­ ment au nombre peu élevé encore: 4.000 à peu près et dont la situation matérielle lui sembla satisfaisante. Il parle même dans son rapport de « l'humanité des maîtres d'usines dont plusieurs sont dans les établissements comme de bons pères au sein d'une famille heureuse » (36). Père de famille? Mais Golchen l'était lui aussi en s'occupant du sort de centaines de vieillards, d'infirmes, d'enfants trouvés qui peuplaient les hospices civils-. Il fit instituer dans chaque canton un bureau de bienfaisance chargé de distribuer des « soupes éco­ nomiques», de recevoir et de répartir en secours aux indigents les sommes offertes par les gens charitables, ainsi que le produit

(36) COLCHEX, Mémoire statistique du département de la Moselle, p. 172. PREMIER PRÉFET DE LA MOSELLE 43 des taxes sur les spectacles, les jeux et les fêtes (37). Pour adoucir l'ennui et l'inaction des détenus, il fit monter dans les prisons des ateliers de filature de coton et obligea tous les prisonniers à y travailler! (38). Si Colchen constatait avec une certaine satisfaction que la sta­ bilité politique et économique de la Moselle avait créé un calme social — le nombre des vols et crimes était en régression très nette — il était par ailleurs bouleversé de constater que l'instruc­ tion avait si peu progressé depuis le début de la Révolution. Il assure que sur les 351.000 habitants du département 68.000 seu­ lement savaient lire et écrire ! Il constate avec tristesse que « dans ce département l'éducation est très négligée, très bornée dans tous les états de la société » (39). La suppression des établisse­ ments religieux, les dix années de guerre et d'insécurité intérieure étaient causes de cet état de choses. « Une génération presque entière assure Golchen, est vouée à l'ignorance)) (40). Et chose plus grave encore, cette génération était non seulement ignorante mais plus audacieuse, entreprenante, indisciplinée que les pré­ cédentes. « Une nourriture plus substantielle et l'usage des bois­ sons fermentées, prétend Colchen, ont accéléré le développement des passions. Il n'est pas rare de voir des enfants de 13 à 14 ans tenir des discours et une conduite qui auraient scandalisé autre­ fois dans un jeune homme de 20 ans» (41). Il constate^encore avec amertume que le nombre des cafés de Metz est passé de 3 avant la Révolution à 30, très fréquentés d'ailleurs par les ci­ toyens pour la lecture des journaux et les discussions politiques, par les militaires et les jeunes gens en quête d'aventures... Notons à ce sujet que le nombre des naissances illégitimes passa de 524 à 646 après la Révolution. Le préfet décida de réagir tout au moins sur le terrain scolaire. Il encouragea parents et anciens établissements à faire reprendre les études; facilita l'ouverture des écoles primaires et secondaires partout où la présence des maîtres et les locaux le permettaient. L'extension de l'école cen­ trale de Metz — notre futur Lycée — fréquentée par 233 élèves et dirigée par une dizaine de professeurs, fut son œuvre. Il pro­ posa la création d'un musée de minéralogie, d'un jardin botani-

(37) Arch. mun. de Metz, Série B. 1. (38) COLCHEN, Mémoire statistique du département de la Moselle, p. 92 et 142. (39) Ibid., p. 97. (40) Ibid., p. 99. (41) Ibid., p. 100. 44 JEAN-VICTOR COLCHEN que, d'une chaire d'histoire naturelle (42), et d'une école d'ac­ couchement (43). Le premier préfet suivait le travail des maîtres, désirant connaître les mérites et le mode d'enseignemenl, de cha­ cun. Il insista particulièrement, d'une part sur l'enseignement du calcul décimal et la nouvelle dénomination des poids et mesures, d'autre part sur l'enseignement du français dans les communes à langue allemande. « La langue française est devenue celle de l'Europe, écrit-il dans une de ses circulaires, cependant on parle encore une langue étrangère dans une partie de ce département... Il faut que cette discordance choquante cesse; il faut que tous les Français parlent le langage des Français et on y parviendra bientôt, si les conseils municipaux veulent y donner leurs soins » (44). Il était heureux* de signaler ce résultat dans son rapport au Ministère de l'Intérieur: a On peut citer pour exemple et plusieurs villages de son arrondissement, écrit-il, dans lesquels il ne reste plus aucune trace de la langue allemande qui y était seule en usage encore à la fin du xvne siècle (45). Il est indiscu­ table que la Révolution avait créé un élan patriotique et un dé­ sir d'assimilation totale dans notre département où le patois al­ lemand était encore en usage. Signalons enfin qu'il fit dresser une carte géographique du département, que l'éditeur messin Veronnais devait lui dédier. En dehors des grandes questions que nous venons d'énumérer plusieurs autres problèmes retinrent l'attention du préfet Colchen. Les nombreux incendies qui ravageaient régulièrement Metz et les autres localités du département le bouleversaient chaque fois. Il les attribuait en partie à la « négligence, dit sa circulaire, que la plupart des maires des communes rurales apportent à faire dans toutes les maisons, les visites des fours et des cheminées... », ou à l'usage immodéré de la pipe « dans la bouche de presque tous les jeunes garçons auxquels la faiblesse des parents en laisse prendre l'habitude (46). Il n'est pas moins bouleversé de­ vant le danger que représentaient les loups qui ravageaient les campagnes, dévorant bêtes, hommes et enfants! Il fit organiser des battues générales et consacra de fortes sommes à écarter ce danger. Les autres ennemis de la route étaient les nombreux dé-

(42) RIBSTEIX, Le Conseil général de la Moselle sous le Consulat, p. 83. (43) Journal des départements de la Moselle, № 56, 10 messidor an XII. (44) Arch. тип. Metz, Série В. 1. (45) COLCHEX, Mémoire statistique du département de la Moselle, p. 107. (46) Arch. тип. Metz, Série B. 4. PREMIER PRÉFET DE LA MOSELLE v 45 serteurs, brigands et vagabonds, nés à la suite de longues guer­ res et principalement dans les villes-frontières, et qui dévalisaient ou assassinaient d'innocents voyageurs. Colchen attribuait la cause de leur succès aux maires. Aux Maires? Oui! parce qu'ils ne surveillaient pas la circulation des voyageurs sans passeport. 11 protesta contre la fabrication exagérée des eaux-dë-vie de grains, cause de l'augmentation du prix des grains et de l'eni­ vrement des jeunes gens. Rien n'échappa plus à l'attention de Colchen! Il réagit con­ tre la mauvaise tenue des archives par la note suivante : « Je suis instruit que dans un grand nombre de communes, les ti­ tres, papiers et registres sont dans le plus grand désordre.... Je ne puis tolérer ces dangereux abus... Je serai forcé de dénoncer au gouvernement (les Maires) pour les destituer et les faire pour­ suivre devant les tribunaux... J'exécuterai rigoureusement ce que j'annonce: c'est un de mes devoirs et je le remplirai...» (47). Colchen alla jusqu'à vérifier personnellement les états-civils! ((...Il m'en est passé plusieurs sous les yeux écrit-il et j'ai vu avec peine qu'il y avait beaucoup d'actes irréguliers; les uns si mal écrits qu'ils ne sont pas lisibles, les autres non signés. » (48). Par ailleurs il était très surpris de voir qu'on employait encore les titres de « seigneur », écuyer », « chevalier », (( comte », etc.. Aussi interdit-il vigoureusement oes qualifications et termine-t-il sa circulaire par de sérieuses menaces: ((Je vous préviens que tous les trois mois et plus souvent si je le crois né­ cessaire je ferai vérifier les registres et que je ne pourrai me dispenser de dénoncer au gouvernement pour les faire traduire aux tribunaux, les officiers publics qui par insouciance ou mau­ vaise volonté auront compromis l'état des. citoyens... » (49). Colchen avait donc fort à faire avec les maires négligents, et sa colère s'accrut quand il apprit que ces derniers toléraient l'enterrement des moribonds! Naturellement une circulaire éner­ gique leur recommanda : « A l'égard des personnes qui meurent subitement vous ne devez permettre l'inhumation qu'après 48 heures qu'il est constaté que la mort est réelle... Je vous charge expressément de tenir la main à ce qu'aucun corps ne soit dé-

(47) Arch. тип. Metz, Série B. 4. (48) Arch. тип. Metz, Série В. 1. (49) Arch. тип. Metz, Série В. 1. 46 JEAN-VICTOR COLCHEN posé dans le cercueil qu'une heure avant l'inhumation; trop de personnes ont été victimes de ce cruel abus...» (50). Golchen devait penser à tout, intervenir, menacer; mais il ne fut pas toujours compris, et il arriva que des maires n'osèrent plus le mettre au courant des événements extraordinaires de leur village. Golchen avait des hommes qui le renseignaient directe­ ment et cette méfiance des maires le blessa: « Je ne suis instruit que par des voies indirectes des événements extraordinaires, leur écrit-il, je nomme événements extraordinaires un incendie, une inondation, une maladie épidémique, un meurtre, un vol, un at­ tentat... Il est peu d'événements malheureux qui ne donnent lieu à quelques belles actions; vous devez me faire connaître les noms de leurs auteurs, c'est à moi à les proposer pour exemple, à leur procurer la récompense la plus flatteuse... » (51). Et ne termine- t-il pas une de ses circulaires par ces mots menaçants: « Je vous le répète il y a d'une part 300 francs d'amende et de l'autre un emprisonnement si vous contrevenez à ce que prescrivent les lois! » suivi d'un sec « Je vous salue » (52). N'en concluons pas que Golchen fut un haut fonctionnaire peu aimé. Nous avons trouvé des documents sur les réceptions chaleureuses dont il fut l'objet lors de ses tournées annuelles. En voici un daté de l'an IX: «Le citoyen Golchen, préfet du dépar­ tement de la Moselle, qui était parti pour faire la tournée dans les différents arrondissements est de retour... Partout il a été reçu avec les témoignages de la plus vive allégresse... Il a- parcouru le département en observateur sage et éclairé. Il a visité les prin­ cipales manufactures. Il s'est occupé des moyens à présenter au gouvernement pour vivifier l'agriculture et l'industrie» (53). Golchen fut l'ennemi du favoritisme et des injustices. « Je vous demande d'apporter tous vos soins, écrit-il aux maires, pour que chacun obtienne justice, qu'il ne soit fait ni grâce ni faveur à personne et que la loi et le règlement reçoivent leur parfaite exé­ cution » (54). Il savait être bienveillant et secourable à l'égard de ses collaborateurs immédiats. A une occasion, il augmenta par exemple leur traitement sans en référer au gouvernement. Et à la note de protestation du Ministre de l'Intérieur il répondit que

(50) Arch. тип. Metz, Série В. 1. (51) Arch. тип. Metz, Série В. 1. (52) Arch. тип. Metz, Série В. 1. (53) Journal des départements de la Moselle, № 7 du 5 brumaire an IX. (54) Arch. тип. Metz, Série В. 1. PREMIER PRÉFET DE LA MOSELLE 47

« les traitements étaient si modiques en égard au renchérisse­ ment de tous les objets nécessaires à la vie... (qu'il) a cru ne pouvoir se dispenser d'améliorer le sort de plusieurs sujets re- commandables par leur zèle, leurs talents et leur ancienneté... » (55). A ces multiples activités s'ajoute encore le rôle représentatif de notre préfet. Dans cette ville frontière, il reçoit ou rend vi­ site à de nombreux diplomates, ministres, souverains en route ou venant de Paris. Une telle activité, un tel zèle, ne pouvaient passer inaperçus aux yeux du gouvernement consulaire ou impérial. Colchen en fut plusieurs fois félicité! «Votre lettre, citoyen Pré­ fet, lui écrit le ministre de la guerre Garnot, contient des détails satisfaisants sur la situation de la levée dans votre département; je pense comme vous qu'il doit être rangé au nombre de ceux qui ont fourni le plus de défenseurs à la Patrie. Ces heureux résultats sont la plus douce récompense de votre activité... » (56). Le ministre de l'Intérieur n'était pas moins satisfait et lui adresse cette lettre élogieuse: «Je vous adresse, citoyen Préfet, un exem­ plaire du rapport que je viens de faire aux consuls; vous y ver­ rez avec satisfaction sans doute que le nom de votre département doit être proposé à la reconnaissance nationale le 1er vendémiaire. Vous êtes heureux, citoyen Préfet, d'administrer un département habité par des hommes si dignes du nom français. Je partage la joie que vous devez éprouver et je me félicite d'être l'organe du gouvernement pour vous exprimer, au nom de la Patrie les sen­ timents qui sont dus à vos administrés. Je vous salue, (signé) L. Bonaparte » (57). Colchen savait qu'il avait à remplir avant tout une mission politique: préparer les esprits aux changements futurs de gou­ vernement. Il ne manqua pas une occasion, fête, réunion, cir­ culaires pour souligner les bienfaits du nouveau régime: le Con­ sulat, et pour préparer les Lorrains à un changement important: l'avènement de l'Empire. Tout cela se fit avec prudence et énergie. L'ancien sans-culotte savait manier les hommes, trouver les mots nécessaires pour les. gagner aux différents régimes qu'il repré­ sentait à Metz. Mais ses activités se cristallisaient autour du pre­ mier personnage de l'État : Bonaparte. « Citoyens, disait-il dans

(55) Arch. dép. Moselle, 12 N. 1. (56) Journal de Metz, № 57, du 16 thermidor an VIII. (57) Journal des départements de la Moselle, de la Meurthe..., № 1 du 5 vendémiaire an IX. 48 JEAN-VICTOR COLCHEN

un de ses discours de 14 Juillet, il y a 10 ans qu'à pareil jour la France vit la première fête nationale. Nul de vous n'a sans doute oublié cette époque mémorable de notre histoire et de no­ tre vie... Au milieu du choc épouvantable des passions déchaî­ nées paraît un homme. Homme grand, généreux, éclatant de vic­ toires, fort de son génie, il entreprend de chasser d'insolents do­ minateurs, audacieux par faiblesse, tyrans par crainte... Le bon­ heur des Français, le rétablissement des idées généreuses... voilà ce qu'il veut faire. Voilà ce qu'il fera, j'en jure par les principes libéraux, base de son noble caractère; j'en jure par sa gloire qu'il voudra transmettre sans tache à nos neveux, j'en jure par ses victoires qui sans augmenter son autorité la rendent plus respectable... » (58). Ei les discours se succédaient comme les années, sur le même thème; les circulaires partaient, rédigées dans les mêmes termes élogieux en faveur de Bonaparte. En 1804, Colchen fut même le promoteur d'une adresse envoyée au Premier Consul dont je dé­ tache ces quelques phrases: «La France périssait; les factions la déchiraient; ses lambeaux allaient être la proie de l'étranger. Vous l'avez sauvée... général Premier Consul, achevez votre ou­ vrage... que le Gouvernement français soit déclaré héréditaire dans la famille de Napoléon Bonaparte! C'est le voeu'des habi­ tants du département de la Moselle... (59). Et quel fut le résultat de cette inlassable propagande? 54.975 voix pour et 26 voix seulement contre l'hérédité du pouvoir im­ périal lors du vote dans le Département. Cet heureux zèle fut vivement apprécié à Paris. Il devait per­ mettre à Colchen, fonctionnaire de plus grande envergure, l'ac­ cession à un poste de choix. En 1802 déjà et pour une courte période il avait été détaché de son poste de Moselle, comme mem­ bre d'une commission de négociations entreprises avec les An­ glais. La paix d'Amiens ayant été alors conclue avec ces der­ niers, Bonaparte fut particulièrement reconnaissant à Colchen d'avoir mené à bien les négociations et décida de l'en récompen­ ser. Il le nomma membre de la Légion d'Honneur (le 25 prairial an XII), et le fit décorer (le 22 fructidor an XII) sur la place de la Comédie par le Général Férino, grand officier et comman­ dant la 3e division militaire.

(58) Journal de Metz, № 53, du 27 messidor an VIII. (59) Journal des départements de la Moselle..., № 45, du 15 floréal an XII. PREMIPÌR PRÉFET DE LA MOSELLE 40

Lors du couronnement de l'Empereur en 1804, il fut invité avec les autres préfets aux différentes cérémonies; à l'audience publique il reçut les félicitations personnelles de son souverain en même temps que cette dernière consigne, exécution minu­ tieuse de la loi sur la conscription! Napoléon avait besoin de soldats... « Sans la conscription, leur dit-il, il ne peut y avoir ni puissance, ni indépendance nationale» (60). Golchen reprit son poste à Metz, mais pour peu de temps. Le courrier du 2 février 1805 contenait sa nomination de secrétaire du Sénat (( en récompense, dit le décret, des soins qu'il n'a cessé de donner à l'administration dans les temps les plus difficiles » (61). Golchen avait hâte de rejoindre son nouveau poste et le 9 février déjà il quittait la Préfecture de la Moselle. Ses admi­ nistrés parurent le regretter. « Quel est l'habitant de ce dépar­ tement, dit le journal local, qui n'apprécie combien cette récom­ pense est justement acquise, mais aussi quel est celui qui ne soit aussitôt conduit à s'affliger en pensant que M. Golchen s'éloi­ gne de notre ville? Ses vertus, ses talents distingués, l'honorable emploi qu'il en a fait, lui ont mérité cette élévation. Elle fait perdre à ce Département un administrateur aussi affable que juste et éclairé, dont toutes les pensées étaient dirigées vers la prospérité publique et l'amélioration du sort des habitants. Il n'est aucune injustice qu'il n'ait réprimée et jamais un malheu­ reux ne l'a quitté sans consolation... » (62). Je ne crois pas à une exagération dans ces compliments flat­ teurs à l'adresse du préfet sortant. Golchen poursuivit sa carrière brillante sous l'Empire: nommé sénateur en 1806, comte de l'Empire en 1809, et envoyé extraor­ dinaire à Nancy en 1813. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître il souscrivit à la déchéance de Napoléon en 1814, et sa trahison fut récompen­ sée par Louis XVIII qui le nomma le 4 juin 1814 pair de France! Au retour de l'île d'Elbe, Golchen se jetta sans pudeur dans les bras de son ancien protecteur qui lui conserva la dignité de pair de France. Quelques semaines plus tard Louis XVIII ne lui par­ donnant point cette infidélité, prononçait son exclusion de la Chambre Haute, mais... par on ne sait quel tour de force il y fut

(60) Journal des départements de la Moselle..., du 16 frimaire an XIII. (61) Bibliographie des hommes vivants, t. II. (62) Journal des départements de la Moselle..., № 28 du 20 pluviôse an XIII.

4 50 JEAN-VICTOR COLCHEN réintégré en mars 1869 dans la grande fournée du ministère De- cazes (63) ; dès lors Colchen se tint à l'écart des affaires publi­ ques en raison de sa mauvaise santé et mourut à Paris le 21 juil­ let 1830, âgé de 79 ans. Les historiens ont été très sévères pour ce haut fonctionnaire et ont retenu à sa charge son opportunisme et ses multiples trahisons. Ne figure-t-il point clans le Dictionnaire des Girouet­ tes? Certes, après avoir servi avec intelligence l'Ancien régime avec Louis XVI, la Révolution avec Robespierre, le Consulat et l'Empire avec Napoléon, la Restauration avec Louis XVIII et Charles X, il servait avant tout, à notre avis, son pays! Ne faut-il point expliquer le secret de son maintien aux affaires publiques sous cinq régimes différents par ses qualités extraordinaires d'ad­ ministrateur que tout régime devait apprécier en lui! J'ajoute encore qu'à notre connaissance Colchen n'a point constitué une fortune personnelle durant sa carrière administrative, apanage fréquent des hommes de ces régimes politiques. En somme, Col­ chen fut un haut fonctionnaire consciencieux, actif, enti^epre- nant, un grand patriote. Opportuniste certes, mais qu'importait le régime ou l'homme qu'il adorait, l'essentiel n'était-il point pour lui de servir et de refaire une France bouleversée par le chaos révolutionnaire. Les régimes et les hommes étaient passés, l'œuvre demeure. N'était-ce point là l'accomplissement du magni­ fique idéal d'un haut fonctionnaire français? Et la lourde ber­ line qui il y a cinq ans amenait le premier préfet de la Moselle acheminait le 9 février 1805 vers Paris le même illustre voya­ geur ému de quitter à nouveau son pays natal, mais heureux sans doute de voler vers une destinée plus flatteuse encore...

(63) MICHAFD, Biographie Universelle, t. VIII.