Werner Herzog, le geste en suspens

Barbara Ryckewaert

Werner Herzog, le geste en suspens

ecole nationale supérieure des arts décoratifs 2009 remerciements à Clarisse Hahn SOMMAIRE

Avant-Propos ...... 11 Introduction ...... 13 Définitions ...... 21 La représentation du suspens ...... 23

I. Les héros herzogiens 1. Altitude et conquête de l’inutile ...... 35 Le «Grand» et le «Petit» (Deleuze) ...... 47

2. Visions, rêves et états seconds ...... 55 Perception ...... 66 L’énigme de Kaspar Hauser ...... 70

3. Un certain rapport au chamanisme Le mythe du vol ...... 81 Chamanes, forgerons et alchimistes ...... 83 Rituels, musique et danse...... 87 Bestiaire ...... 100

4. Paysages ...... 112 II. Individu, langage, disparition 1. Individu et société le guide et l’exclu ...... 123 démarche et place du réalisateur, Expérience ...... 125

2. Werner Herzog et le langage Utilisation de la voix off / texte ...... 132 Langage et mystiques. Speaker et chamane ...... 138 Langage scientifique ...... 148 Absence de la parole, disparition de la communication..155

III. Une fin proche 1. La menace de la disparition, conservation et remplacement Images d’archives ...... 165 Secrets...... 171

2. La chute Cercle et mythe de l’éternel retour ...... 175 Visions d’Apocalypse ...... 182

Conclusion ...... 199 The Minnesota Declaration ...... 200 Filmographie ...... 205 Bibliographie ...... 208

Avant-Propos

Le titre Le geste en suspens s’est imposé à moi avant que je ne porte mon attention sur le cinéaste dont il est question ici. Je tenais d’abord fer- mement à traiter des représentations du sado-masochisme et des sports de combat dans l’art. Je m’engageais alors dans des voies peu précises mais mes deux maîtres-mots qui guidaient mes recherches étaient Douleur et Extase. Je recherchais les états résultant de l’engagement et d’un dépassement de soi et rencontrais d’autres formes impliquant ce questionnement : les transforma- tions corporelles, la danse Butô, etc. La distance que j’avais par rapport à tous ces sujets me semblait bien trop grande, le territoire trop vaste et quelque chose manquait. Il s’agissait de disciplines qu’un grand nombre de personnes pratique et pour qui les quêtes dont elles font l’objet sont très différentes selon chaque individus. Ce que je cherchais n’était pas tant de parler de ces formes mais de ce qu’elles impliquent profondément pour le sujet qui les pratique. Voir un combat de boxe ou une séance de sado-masochisme ne dit rien sur la douleur ou l’extase qu’ils entraî- nent. Une découverte approfondie des films deW erner Herzog me renvoya à mon titre qui était mon point de départ; resserrant ma problématique et réunissant ce qui m’animait dans mes recherches précédentes, je ne pensais pas qu’autant de portes s’ouvriraient à ma pensée et je compris que la douleur ou l’extase ne sont que des chemins qui mènent à d’autres quêtes. Sans m’identi- fier aveuglément à ce réalisateur, l’approche de cette oeuvre me permit aussi de prendre un recul nécessaire sur ma propre démarche artistique, doublée d’un questionnement sur ce que j’ai personnellement en ma possession aujourd’hui et qui me permettra d’appréhender mes projets futurs. Mais comme Werner Herzog je crois en la nécessité de renouveler les mythes, comme lui je crois à l’utilité des images et enfin, comme lui, je continuerai à vouloir faire part de ce qui m’anime.

Introduction

Art et fascination sont liés, l’art fascine autant qu’il peut être fasciné. Dans son livre Le Sexe et l’Effroi1 Pascal Quignard revient sur le mythe de Persée:

«Celui qui voit la gorgone Méduse tirant la langue dans la bouche fendue du rictus terribilis, celui qui voit le sexe féminin (le trou de la turpitude) en face, celui qui voit le «Médusant», est plongé aussitôt dans la pétrification (dans l’érection) qui est la première forme de la statuaire.» A cela, Caravage disait « Tout tableau est une tête de Méduse. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée.»2

L’artiste se confronte à la fascination et cherche à l’apprivoiser car il sait qu’elle est à l’origine de son désir de création. Le rôle de l’artiste est de dévoiler, de s’arrêter sur les choses et tenter d’être un intermédiaire communicant, entre ce qu’il voit et ceux à qui il veut faire voir. Le geste est communication mais qu’advient-il lorsque celui-ci en vient à se suspendre, marquant alors un passage vers l’incommunicable. Le geste et la parole ne suffisent plus ou doivent s’effacer devant ce que Deleuze appelle «l’imagination pure». Selon lui, le suspens est «Idéal de l’imagination pure». Les oeuvres du réalisateur allemand Werner Herzog peuvent créer la fascination, ses illuminés sont touchés par l’extase et nous la

1. Le Sexe et l’Effroi. Gallimard, 2002 2. ibid. Persée et Méduse p. 103 et suivantes

13 renvoient. Nous verrons comment cette extase se développe dans le mouvement, à travers le langage, le silence et l’image. On relève dans les propos d’Herzog, ses films et différentes études consacrées à son oeuvre, l’apparition systématique de ce terme d’extase. Werner Herzog parle de vérité extatique:

«Derrière les images, derrière la vision, derrière l’histoire, derrière la grammaire de la narration et la grammaire de l’image, il y a quelque chose dont le cinéma peut vous offrir l’expérience en de très rares occasions : vous touchez alors une vérité plus profonde. ça n’arrive pas très souvent, ça arrive en poésie. Même si je me suis un peu éloigné de lui avec les années (...), en lisant Rimbaud vous sentez instantanément qu’il touche à quelque chose d’extatique. Il touche à une vérité qui se tient derrière les choses. Quelque chose que vous n’avez pas besoin d’analyser. Vous le savez immédiatement. Et vous êtes immédiatement illuminé. Rimbaud s’intéressait évidemment beaucoup aux illuminations. Or les faits n’illuminent pas. Les faits créent des normes. Seule la vérité illumine. C’est la phrase la plus courte de la Minesota Declaration, mon manifeste sur la vérité extatique : Fact creates norms, and truth illumination.»1

Cette vérité extatique nous renvoie directement à l’extase re- ligieuse mais on la retrouve également à travers les rites des sociétés chamaniques. Voici la définition de l’extase relevée par Gabrea Radu dans son ouvrage Werner Herzog et la mystique rhénane2:

« Extase: état d’une personne qui se trouve soustraite au

1. Manuel de survie. Entretien avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau. Capricci, 2008. p.81. 2. Werner Herzog et la mystique rhénane. Gabrea Radu. L’Age d’Homme. Lausanne, 1986. p.85

14 monde sensible. En psychiatrie, état mental passager, pendant lequel le malade est coupé du monde extérieur et éprouve une sensation de joie intense dont l’objet variable est fréquem- ment érotique ou religieux».

Pasqual Quignard envisage la fascination comme un arrêt des fonctions vitales dont le langage ferait partie en affirmant que «La fas- cination est la perception de l’angle mort du langage»1. Elle conduit alors l’artiste à redéfinir le langage et le reconduire s’il ne veut pas être anéanti par l’objet de sa fascination. L’extase au contraire entraîne le mouvement et se débarrasse du langage comme véhicule du sens, elle est mouvement. L’extase renvoie à la satisfaction alors que la fascina- tion peut être provoquée par l’horreur et l’effroi. Mais les films de Werner Herzog, qu’ils soient documentaires ou fictifs ne semblent pas traiter directement de questions religieuses ou érotiques. Il n’est pas non plus ce que l’on pourrait appeler un mystique «new-age» tentant une «communication» avec le cosmos. Cependant nous verrons qu’il est possible d’établir avec cette oeuvre de nombreux rapports avec les pratiques chamaniques. Werner Herzog est profon- dément matérialiste et l’objet de son mysticisme est métaphysique. La question de la perception apparaît cruciale face à l’étude de cette oeuvre, celle-ci nous permettra de comprendre son intérêt particulier porté sur les visions, les états seconds mais aussi les individus en marge de notre société. Car malgré une place de premier plan qu’occupent les individus ou les caractères mis en lumière par Herzog, ces derniers ne peuvent pas être fixés dans une catégorie comme nous serions tentés de le faire: héros, handicapés, illuminés, forts, faibles, bons, mauvais; ils sont certainement tout cela à la fois. De même que ses films ne sont pas pures fictions ou documentaires et encore moins docu-fictions, terme qui semble aujourd’hui pratique à utiliser lorsqu’il s’agit de ranger un film.

1. ibid.

15 Les images elles-mêmes ne peuvent être rattachées à celles que nous connaissons. Gabrea Radu dit à ce propos que «chez Herzog, on identifie à peine des traces d’images modèles ou images mythes»1 . De même qu’il est rare que son cinéma soit étudié à travers les référen- ces d’autres cinéastes. Il est davantage question d’images mentales qui accèdent par la suite à quelque chose de l’ordre du mythe, celui que construit le réalisateur. Gilles Deleuze remarque à propos du cinéma d’Orson Welles dans L’ Image-Temps2 , «ces lieux insolites ruisselants d’eau dominés par des brumes qui ne laissent jamais deviner un ciel où l’on doute qu’il y ait des étoiles, forment littéralement un univers de préhistoire, non celle de nos ancêtres les Gaulois ou des Celtes, mais d’une préhistoire de la conscience à la naissance du temps et du pêché, quand le ciel et la terre, l’eau et le feu, le bien et le mal ne sont point en- core directement séparés.» Cette citation pourrait s’appliquer aux pay- sages d’Herzog et sous cet angle on comprend alors la dissolution des contraires dans l’oeuvre du cinéaste. La problématique de la création et de l’état originel est pré- senté de cette manière par Pascal Quignard :

«la reproduction sexuée aléatoire, la sélection par la mort im- prévisible et la conscience individuelle périodique (...) sont une seule chose regardée en même temps. Or cette «chose regardée en même temps», nous ne pouvons en aucun cas la voir. Nous sommes venus d’une scène où nous n’étions pas».3

C’est littéralement ce que tente Herzog dans chacun de ses films, revenir à ce qui précède la création du monde et aller au-delà de ce que sera la fin du monde, le tout ne faisant plus qu’un, dans un perpétuel recommencement. Infini et disparition se rejoignent dans cette

1. ibid. p.97 2. L’ Image-Temps. Gilles Deleuze Collection critique. Les éditions de Minuit. 3. ibid. p.7

16 oeuvre qui n’est peut-être qu’un seul et même film, usant parfois des mêmes images, des mêmes situations, des mêmes caractères et de cette manière, nous pouvons dire que Werner Herzog touche au «sublime».

«Le sublime est l’exaltation d’une massive déflagration, le té- lescopage grandiose et incandescent du passé et du futur, du fini et de l’infini, de la limite et de l’illimité, de la ruine et du renouveau, du crépuscule et de l’aurore.»1 Selon Edmund Burke2 , à la différence du beau qui est fondé sur les passions sociales, l’amour et la communicabilité, le sublime met en jeu et relève des «passions relatives à la conservation de soi» pro- curant au sujet un plaisir négatif contrairement au beau qui procure un plaisir positif. Ce «délice» évolue alors de la douleur vers l’aise, de l’horreur vers la tranquillité et Burke3 affirme que la terreur constitue «dans tous les cas possibles, d’une façon plus ou moins manifeste ou implicite, le principe essentiel du sublime. (...) le sentiment du sublime produit d’abord en nous, le sentiment d’un arrêt des forces vitales et fait violence à notre imagination.» Cet arrêt face à la menace de la mort, de la disparition est omniprésente dans l’oeuvre de Werner Herzog. Le sublime est un sommet où tout s’arrête, l’art est donc là pour empêcher sa fixité en tentant de communiquer le sublime. Nous avons vu qu’Herzog parle de Rimbaud pour tenter d’ex- pliquer en quoi consiste cette dimension de vérité extatique; dans l’ Es- thétique de la catastrophe4, Michel Ribon nous fait part du rapport qu’entretient Victor Hugo au sublime : «Lorsqu’au retour d’une excur- sion tout près de la cataracte du Rhin à Schafhouse, il veut écrire ce

1. Esthétique de La Catastrophe: essai sur l’art et la catastrophe. Par Michel Ribon. Publié par Kimé, 1999. p. 187 2. Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (A philosophical Enquiry into the Origin of our ideas of the Sublime and the Beautiful, 1757 et 1759) Edmund Burke, Vrin, 1990 3. cité dans Le Paysage et la question du sublime. Réunion des musées natio- naux. Le musée de Valence. 1997 p.80 4. ibid. p. 195

17 qu’il vient de voir et d’entendre - «cette chose inouïe» - il déplore que sa pensée ne lui appartienne plus: «idées et images s’y entassent pêle- mêle, s’y précipitent, s’y heurtent, s’y brisent et s’en vont en fumée, en écume, en rumeur, en nuée et j’ai en moi un bouillonnement immense». Michel Ribon explique que pour Hugo, le seul moyen de se libérer de cette «chute du Rhin qu’il a dans la tête», c’est de l’endiguer dans un autre flot, celui des images, des analogies, des métaphores, bref c’est, coûte que coûte, de l’artialiser. Le sublime de la nature se déplace et se dépasse dans un sublime de style.» Les rapports que nous pouvons entretenir avec le sublime sont expliqués de la manière suivante dans le catalogue de l’exposition Le Paysage et la question du sublime1 : «Son ambiguïté provient de ce qu’il désigne à la fois un processus et un résultat : résultat qui est de sur- croît en même temps sa cause puisque ce à partir de quoi l’expérience se déroule est ce à quoi elle reconduit: le sublime engendre ce qui le constitue.» L’artiste se donne le droit de créer, de cette manière il est pris dans un mouvement allant à la fois avec et contre la nature.

1. ibid. p.81

18 19 < Méduse (1592-1600) restauré en 1631. Galleria degli Uffizi ((at least since 1631), Inv. no. 1351.) • définitions

Suspens: [syspã] adj. m et n.m.- 1377; lat. suspendus, de suspendre suspendre 1. DR. CAN. Se dit d’un ecclésiastique qui a été suspendu de ses fonctions. 2. LOC. ADV. (XVe) EN SUSPENS: dans l’incer- titude, l’indécision. Être, demeurer, rester en suspens, irrésolu (=>balancer, hésiter). ◊ Arrêté momentanément. La question reste en suspens.- Remis à plus tard. ◊ Suspendu, en suspension. «Une fine fumée flotte encore, mêlée à la poussière en suspens.» (Ro- mains). - Fig. «Une seconde encore il lui sembla qu’il restait en suspens dans le vide avec une intolérable im- pression de liberté.» (Sartre). 3. N.m. (1886, Mallarmé) REM. En ce sens, pourrait remplacer l’anglic. suspense. LITTéR. Suspense. Attente, incertitude. «elle-même n’était rien qu’attente, suspens» (Sarraute)

Suspense: n.m. - v. 1955; mot angl., du fr suspens. ANGLIC. Moment ou passage d’un récit, d’un spectacle de nature à faire naître un sentiment d’attente angoissée; caractère de ce qui est susceptible de provoquer ce sentiment.

Le Nouveau Petit Robert. 2000

21

La représentation du suspens Ce suspens, cet arrêt se traduit de différentes manières au ci- néma et le premier auquel on pense, celui que la technique du cinéma a rendu possible, est le ralenti. Mais le ralenti est parfois utilisé à outrance et sa présence peut être très lourde quand il n’ajoute rien, quand il n’est qu’un effet de plus, devenant alors ridicule au dépend de ce que le réa- lisateur veut nous faire comprendre. Le sujet du ralenti au cinéma peut faire celui d’un mémoire à part entière c’est pourquoi je ne vais pas y consacrer une large étude mais montrer en quoi il participe à l’extase dans certaines séquences chez Herzog. En effet chez ce dernier, le ralenti est souvent présent dans cette idée d’extase en mouvement et est très souvent le signe d’une dis- parition ou de l’arrivée à un point de non-retour. Dans son documentaire Little Dieter Needs to Fly, une séquence - qui réunit deux choses qu’il affectionne particulièrement, à savoir l’utilisation d’images d’archives et les prises de vues aériennes - nous montre des images prises depuis l’arrière d’un bombardier pendant la guerre du Vietnam. Dans son avan- cée l’avion lâche ses bombes et on assiste à la destruction presque ver- ticale d’un paysage, le tout sur les chants de gorge des Mongols Touva. Dans ce cas ainsi que dans d’autres films, le ralenti et la musique per- mettent à Herzog non seulement d’insister sur le caractère fascinant de ces images mais aussi de mettre en avant le caractère vain et presque abstrait de ce mouvement. Ce sont les guerres telles qu’elles apparais- sent aux yeux d’Herzog, un spectacle de destruction, inutile qui ne se préoccupe pas des traces et des blessures laissées en chemin. Dans Leçons de Ténèbres, le ralenti est quasiment permanent, même si par moment il n’a pas été créé par la technique mais par le vol fluide caractéristique de l’hélicoptère dans lequel il se trouve. Les ima- ges sont celles de Werner Herzog et il s’agit principalement de prises de vues aériennes montrant les puits de pétrole en feu, leurs fumées immenses qui rejoignent le ciel et un territoire recouvert de poussière noire au lendemain de la guerre du Golfe. Il pourrait s’agir d’images de synthèses créées pour la réalisation d’un film hollywoodien à gros budget tant les images paraissent irréelles et grandioses. Le film s’ouvre

23 sur une citation de Blaise Pascal: «L’écroulement de l’univers stellaire arrivera comme la création- dans une splendeur grandiose». C’est donc clairement dans une position de spectateurs fascinés que nous installe le réalisateur qui malgré tout se tient dans une position de distanciation. Le film ne précise pas où nous sommes mise à part cette indication vague, une planète de notre système solaire. Le mouvement qu’il entretient dans la plupart de ses films par l’alternance d’images fascinantes et du langage, de la voix off qui nous en détachent est ici quasiment absent. C’est par l’image que la distanciation se fait, images loin de l’objectiva- tion que la télévision essaye de nous présenter. Et puis que créer de plus face à un tel spectacle qui est plus fort que le cinéma? Il utilise également le ralenti dans La grande extase du sculp- teur Steiner, où les vols du sauteur à ski Steiner sont mis au ralenti mais pas comme le ferait la télévision, c’est à dire utiliser le ralenti pour rendre compte de la performance, à quelle distance a atterri le skieur. Herzog utilise par ailleurs les images télévisuelles de la compétition mais uni- quement pour illustrer les sauts et chutes des autres participants. Le saut de Steiner est filmé en contre-plongée, laissant le skieur «planer» dans le ciel puis retomber lentement, le corps figé et la bouche grande ouverte. Il me semble que le ralenti est réellement juste et intéressant lorsqu’il intervient au sein d’un film ou d’une séquence où la question du temps, de l’attente, de la mémoire et de l’incertitude le précède. Les médias l’utilisent pour «mieux voir» ou pour appuyer un moment d’émotion qui doit apparaître encore plus intense. Le film2046 de Wong kar-Wai1, joue sur ces variations de l’espace-temps et du mouvement. Les souvenirs, les départs, les échanges, tout est fuite, passage, circula- tion des corps, le ralenti est alors l’impossible cristallisation du temps, condamné au mouvement perpétuel. Je reviendrai plus loin sur certaines séquences concernant les films d’Herzog qui incluent un ralenti mais qui s’inscrivent également dans un autre questionnement, notamment celui lié au vol. Le ralenti n’est pas non plus le seul moyen de représenter le

1. 2046. Wong Kar-Wai. Hong-Kong, 2004, 130 mn

La grande extase du sculpteur Steiner > 24 25 suspens. Le texte de Giorgo Agamben, Le cinéma de Guy Debord, Image et mémoire1, pose la question du montage et il nous dit qu’ «Il y a deux conditions transcendantales du montage (depuis Kant on appelle les conditions de possibilité de quelque chose les transcendantaux) , la répétition et l’arrêt». C’est ce que mettra au premier plan le cinéma de la Nouvelle Vague. Il ajoute que «La répétition n’est pas le retour de l’identique, le même en tant que tel qui revient. (...) La répétition res- titue la possibilité de ce qui a été, le rend à nouveau possible. Répéter une chose, c’est la rendre à nouveau possible.» C’est ce que fait litté- ralement Herzog lorsqu’il utilise certaines de ses images dans plusieurs films, et que les personnages semblent parfois être les mêmes (mêmes noms, mêmes acteurs, mêmes obsessions, etc). Dans le film Little Die- ter Needs to Fly, Dieter ouvre et ferme les portes de sa maison plusieurs fois de suite. Il explique lui-même qu’il fait toujours cela afin de vérifier que la porte peut s’ouvrir, qu’il n’est pas enfermé. Dieter a été capturé et torturé pendant la guerre du Vietnam à la suite de l’attaque de son avion puis six mois après tenta de s’échapper, le plan échoua. Il réussira tout de même plus tard mais s’ensuivra une longue période de survie dans la jungle. Valérie Carré2 nous fait aussi remarquer que Fata Morgana «s’ouvre sur l’atterrissage successif de plusieurs avions qui se ressem- blent tous. Herzog, en utilisant la technique des sautes, ne donne pas seulement l’impression d’un bégaiement et d’une imperfection de la technique en particulier, mais de la marche de l’humanité en général, condamnée à toujours recommencer.»

1. transcription - revue par Agamben - d’une conférence prononcée dans le cadre d’un séminaire consacré à Guy Debord, accompagné d’une rétrospective de ses films, lors de la 6ème Semaine internationale de video à Saint-Gervais, Genève, en novembre 1995.Texte intégral, éditions Hoëbeke,1998, collection Arts & esthétique, (p. 65 à 76), publié avec trois autres articles, dans un recueil intitulé : AGAMBEN, Image et mémoire. 2. La Quête anthropologique de Werner Herzog. Documentaires et fictions en regard. Valérie Carré. Presses Universitaires de Strasbourg. 2007. p.209

26 De même, selon Agamben1 «La mémoire restitue au passé sa possibilité. (...) Benjamin disait que le souvenir fait de l’inaccompli un accompli, et de l’accompli un inaccompli.(..) Or si on y réfléchit, c’est aussi la définition du cinéma. Le cinéma ne fait-il pas toujours ça, trans- former le réel en possible, et le possible en réel ?» Il en est de même concernant le temps du rêve qui se répète également chez Herzog. Le temps du rêve est déjà dans la vie un temps à part, le temps de la pause et un temps où tout est possible pour le rêveur. Pour ce qui est de la deuxiè- me condition transcendantale du montage, c’est à dire l’arrêt, Agamben affirme qu’ «On pourrait reprendre la définition de Valéry à propos de la poésie et dire du cinéma, du moins d’un certain cinéma, qu’il est une hésitation prolongée entre l’image et le sens. Il ne s’agit pas d’un arrêt au sens d’une pause, chronologique, c’est plutôt une puissance d’arrêt qui travaille l’image elle-même, qui la soustrait au pouvoir narratif pour l’exposer en tant que telle. C’est dans ce sens que Debord dans ses films et Godard dans ses Histoire(s) travaillent avec cette puissance de l’ar- rêt.»

Le suspens lié à la surprise du réalisateur, lorsque même le geste cinématographique se fige et là où parfois, on peut même sentir le corps de l’homme qui est derrière la caméra se figer est une situation rarement présente chez Herzog dans la mesure où sa surprise est certai- nement antérieure au projet de film et que son cinéma est caractérisé par une volonté de maîtrise presque totale des images et des situations. Il est question d’images qui marquent mais ce moment n’apparaît pas comme une surprise partagée dans le même temps cinématographique entre le spectateur et le réalisateur même si Herzog est de ceux qui laissent cer- taines images que d’autres auraient supprimé au montage. On retrouve cela dans de nombreuses situations «d’interview» où lorsque la parole s’arrête, la présence de la personne continue à suggérer ce qui n’est plus communicable par le langage mais qui vient le prolonger. De cette manière, Herzog insiste pour aller au plus près de la limite de l’huma-

1. ibid

27 nité, de l’inconcevable ou de l’incommunicable. Cet aspect sera étudié plus loin dans un chapitre consacré à la place du langage dans l’oeuvre d’Herzog. Le suspens peut également se trouver dans l’image même, comme une métaphore. Ce sont là les paysages d’Afrique de Fata Mor- gana où les traces de vie se font rares, les paysages minéraux dans Les Nains aussi ont commencé petits; les rares buissons recouverts d’huile, figés pour toujours dans Leçons de Ténèbres ou encore les paysages sous-marins de l’Antarctique dans . Ou encore, il est incarné par un personnage comme l’est Nosferatu qui par sa condi- tion de vampire est condamné à la vie éternelle ou encore d’une autre manière les nains, de par leur condition dans Les Nains aussi ont com- mencé petits. Le film Nosferatu, fantôme de la nuit s’ouvre avec une séquence filmée par Herzog, un long travelling sur les momies de Gua- najuato que le réalisateur a fait placer en ligne contre un mur. Les personnages auxquels Herzog s’intéresse sont toujours en rupture avec la société. C’est le moment où l’individu se sépare de la société et non pas celui où il s’y inscrit, c’est aussi comment une com- munauté se définit par sa fermeture et comment un individu en vient à s’en séparer. Dans certains récits ce sont les difficultés rencontrées par les personnages qui mettent la situation en suspens. Dans , la difficulté consiste à faire passer le bateau par dessus la colline et sera la trame principale de l’histoire. Cela apparaît également dans certains documentaires. Dans , l’ingénieur doit suspendre son vol au-dessus de la canopée car le petit dirigeable présente un pro- blème d’ordre mécanique, sans compter que le fantôme d’un accident tragique lié à la même expédition dix ans plus tôt plane sur tout le film. Le récit peut d’une autre manière être suspendu par un fait que Werner Herzog évoque mais qui, pour différentes raisons, ne nous sera pas exposé par l’image. C’est le cas dans , où Werner Herzog ne dévoilera pas l’enregistrement de la mort tragique de Timothy Treadwell. De même, dans The White Diamond les images prises derrière les chutes du Kaieteur ne seront pas montrées par respect envers la culture amérin- dienne, cet endroit étant habité par les dieux. Il s’agit là de raisons morales,

momie de Guanajuato > 28 29 de limites imposées par Herzog et qui toutefois contiennent le suspens. Le suspens est la matière même du film La Soufrière, où à la suite d’une menace d’explosion imminente du volcan tous les habitants de l’île de la Guadeloupe ont été évacués, seul trois hommes ont refusé de partir. Werner Herzog part à leur rencontre pour essayer de com- prendre les raisons de ce refus. Il apparaît déjà que le suspens est très souvent lié à l’idée de mort mais la mise en mouvement de ce suspens dans les films de Werner Herzog vient en défi à celle-ci, comme cette marche qu’il fit de Munich à Paris en 1974 pour «déjouer» la mort de Lotte Eisner, amie et critique de cinéma, qui était alors malade et sur le point de mourir.

Fitzcarraldo > 30 31

I. Les héros herzogiens

1. Altitude et conquête de l’inutile Au fur et à mesure que son oeuvre se construit, Werner Herzog s’approprie et développe ses propres mythes. Parmi ces mythes il y a celui que l’homme fait de la montagne et de la quête de l’altitude. Le cinéma de montagne est un genre dont le cinéma allemand fournit de nombreux exemples. La montagne a d’abord été un décor servant à appuyer le caractère romantique, dramatique et/ou héroïque d’un récit. Les films de Leni Riefenstahl en sont l’exemple avant qu’elle ne coopè- re pour la propagande du parti nazi qui reprendra à son compte l’image de la montagne pour appuyer son idéologie. C’est avec l’arrivée des caméras légères que des réalisateurs - alpinistes pour la plupart - place- ront la montagne et son ascension au centre du récit. L’ alpiniste français Marcel Ichac en sera un des précurseurs. Les acteurs sont de véritables alpinistes et l’exploit sportif est accompagné par la caméra, ce qui signi- fie que le cinéaste doit lui aussi être un alpiniste accompli. La montagne est presque omniprésente dans l’oeuvre de Wer- ner Herzog. C’est dans les filmGasherbrum, la montagne lumineuse, Le Cri de la roche et La Soufrière qu’elle occupe une place centrale. Nous verrons que La Soufrière fait l’objet d’un cas à part puisqu’il s’agit d’un volcan et que l’objet du film n’est pas son ascension. Avec son docu- mentaire Gasherbrum, la montagne lumineuse, Herzog filme deux alpi- nistes, Reinhold Messner - premier homme à avoir gravi les 14 sommets de plus de 8000 mètres - et Hans Kammerlander. Les deux hommes vont tenter de gravir deux sommets de 8000 mètres d’affilée, sans camp fixe, sans arrêt, sans radio et sans oxygène. Herzog est lui même alpiniste de bon niveau mais il ne suivra pas les deux hommes jusqu’aux sommets. Qu’en est-il alors de ce film dont le sujet est une ascension à haut risque mais dont on ne verra pas les images? La solution de caméra embarquée par les alpinistes restant impossible à cette époque, à de telles altitudes la pellicule gèle. Même si l’on connaît le goût d’aventure du cinéaste,

35 son but ici n’est pas de documenter une telle ascension, cette ascension n’est pas la sienne. Il cherche davantage à comprendre ce qui peut pous- ser l’homme à se poser de tels défis et à les renouveler. Ce qui constitue le film sont les moments de préparation des deux alpinistes avant l’as- cension. L’arrivée au camp, point de départ de celle-ci, nous semble déjà constituer une aventure mais qui ne sera rien comparé à ce que l’on imaginera de l’ascension des deux 8000. La question de la puissance dans l’oeuvre de Werner Herzog est abordée par Emmanuel Burdeau dans la première partie de l’ouvrage Manuel de survie. Voici son analyse concernant les propos de Reinhold Messner dans ce film :

«A sign of degeneration: c’est dans ces termes que Reinhold Mes- sner décrit ses prouesses d’alpiniste. Il faut entendre l’expression dans le sens d’une énergie qui aurait été détournée de fins plus conventionnelles - par exemple l’exercice d’un métier socialement utile. Et il faut l’entendre comme une radicalisation de ce que Steiner vient de nous faire entrevoir (voir plus loin, dans ce même chapitre) : l’horizon et la raison ultime de la prouesse sont bel et bien l’acci- dent. Voire la dégénérescence, carrément. Le mot pèse lourd, mais la vérité est là : en dernière extrémité il n’y a que l’échec, l’infirmité ou la régression qui puisse vous faire tenant définitif du titre, sans rival pour vous succéder un jour. La puissance doit en somme s’ex- poser comme la tare qu’elle est bien souvent, aux yeux du monde. Cette autre catastrophe sera d’autant moins évitée qu’elle est aussi une chance, profondément : la révélation de l’intimité profonde entre puissance et impuissance.»1

Ainsi, pour lui, force et faiblesse cohabitent et alternent en cha- cun des héros de Werner Herzog. L’autre film que Herzog réalisa sur la montagne est une fiction. Il s’agit du Cri de la roche, dont l’histoire est un défi lancé par un alpiniste à un champion d’escalade: l’ascension du Cerro Torre, en Patagonie, une tour de granit et de glace réputée

1. ibid. p.19

36 comme étant la plus difficile au monde. Ce sommet est une obsession pour Roccia l’alpiniste, le Cerro Torre est vu à travers lui comme une quête ultime alors que le jeune champion d’escalade ne voit dans ce défi que l’exploit sportif et la renommée que cela peut lui apporter. Mais la différence entre les deux hommes réside également dans ce qu’engagent leurs deux pratiques. Eric Deleseuleuc explique cette différence dans un article étudiant sous un angle psychanalytique les relations aux vertiges chez les grimpeurs et les alpinistes:

«Nous sommes, dans les pratiques de l’escalade libre, très éloignés des perceptions de la chute décrite par les alpinistes. Sur ce plan, ces deux activités s’opposent. En alpinisme il est nécessaire de côtoyer le risque de chute tout en excluant son actualisation. En escalade, il est nécessaire de chuter en ex- cluant le moindre risque. L’alpiniste frôle le vide, le grimpeur s’y jette.»1

Remarquons que Le Cri de la roche est aussi le seul récit à intégrer une histoire d’amour. La partenaire de Roccia se rapprochera au fur et à mesure du jeune rival. La quête que mène Roccia, comme de nombreux héros herzogiens, est une quête qui se fait dans la solitude et où l’amour n’a pas de place. C’est certainement dans ces films que la figure du héros est la plus forte, dans le sens où ces personnages vont au-devant des difficultés que peu d’autres pourraient et surtout vou- draient affronter car les raisons qui les poussent à cela nous échappent, les autres héros ne sont que des soldats, des bergers affranchis de leur société dans laquelle ils ne trouvent aucunes reconnaissance.

L’ identification du réalisateur à ses personnages réels ou fictifs est particulièrement mise en avant dans La grande extase du sculpteur

1. Le plaisir du vide. Approche psychanalytique des relations aux vertiges chez les grimpeurs et les alpinistes. Eric Deleseuleuc. Article paru in Corps et Culture / plaisirs du corps, plaisirs du sport, n°2, 1997, 31-44

37 Steiner. En effet, lorsqu’il était jeune, Herzog avait d’abord pour ambi- tion de devenir sauteur à ski professionnel. Il raconte que cette entre- prise fût stoppée à la suite d’un grave accident d’un ami lors d’un saut. Selon Emmanuel Burdeau, Herzog «admire les exploits mais refuse la compétition». Steiner saute si loin qu’il est hors compétition et ses sauts peuvent le mener à la mort si les organisateurs ne font rien. C’est pour cela qu’il continue de sauter, pour alerter, pour dire ne sautez pas, ne fai- tes pas comme moi. L’aspect du saut à ski est très intéressant puisqu’il intègre à la fois le principe d’élévation et de chute. C’est un schéma que l’on retrouvera dans de nombreux films. Il apparaît évident que l’alti- tude est la place sans arrêt recherchée par ses héros. Le ciel est l’endroit attribué à Dieu, aux dieux, il s’agit d’un endroit sans repères spatiaux où tout semble possible mais aussi d’où tout peut être contrôlé. Par ailleurs, arrivé en haut de la montagne, l’homme en quête de puissance va aussi reconnaître sa petitesse et bien souvent connaître la chute. Dans Coeur de Verre, du haut d’une montagne le personnage principal Hias dit :

«Je regarde dans le lointain jusqu’à la fin du monde, et avant que la journée ne soit terminée, la fin vient déjà. D’abord, le temps vient à s’écrouler, puis la terre. Les nuages se mettent à filer très vite, puis la terre bout. C’est le signe, c’est le début de la fin, le bord du monde commence à s’écrouler, tout com- mence à s’écrouler, s’écroule, tombe et s’écroule et s’écroule, je fixe mon regard sur cet écroulement, je ressens une aspira- tion, cela m’entraîne, cela m’aspire vers le bas, je commence à m’écrouler, je m’écroule, je m’écroule, l’écroulement me donne le vertige. Oui et à présent, je regarde exactement un point de l’eau qui s’écroule, je cherche un point où mes yeux feront halte, je deviens léger, je m’envole vers le haut, de l’écroulement et de l’envol s’élève une nouvelle terre, comme l’Atlantide disparue, la terre immerge de l’eau, je vois une nouvelle terre.»1

1. Valérie Carré.. ibid. p.206-207

38 Dans ce dialogue on distingue plusieurs choses. On retrouve encore une fois ce schéma de l’ascension qui mène à la chute puis de nouveau à l’envol dans un mouvement, un vertige qui mène à l’extase. Ce mouvement amène Hias à avoir un autre regard sur ce qui l’entou- re. Il parle d’une nouvelle terre. Percevoir les choses différemment : il s’agit là d’une expérience sans cesse recherchée par Herzog et ses per- sonnages. En effet, pour Fata Morgana par exemple, une séquence fil- mée depuis un avion (ou un hélicoptère) survole des terres d’Afrique où l’on peut distinguer à plusieurs reprise des groupes de flamands roses. La distance et la vitesse de la caméra en vol ne permettent cependant plus de faire la distinction entre ce qui est eau, ce qui est terre ou ciel et il affirme que prendre ce point de vue est une tentative de regarder notre terre comme quelqu’un qui arriverait depuis une autre planète et qui n’aurait pas la même appréhension des choses. Par ailleurs, il s’agit surtout pour lui de chercher à représenter la surface de la terre d’une manière différente de celle appréhendée par la télévision où les mêmes choses apparaîtraient de sorte à ce qu’elles soient bien identifiables, la vitesse de l’avion aurait été réduite, etc.

39

Gascherbrum, la montagne lumineuse.

«La puissance doit en somme s’exposer comme la tare qu’elle est bien sou- vent, aux yeux du monde. Cette autre catastrophe sera d’autant moins évitée qu’elle est aussi une chance, profondément : la révélation de l’intimité profonde entre puissance et impuissance.»

41 Hegel distinguait le héros épique, le héros tragique et le hé- ros dramatique. Il définit le héros épique de cette manière: «des héros confrontés à des forces extérieures qui peuvent les écraser, mais devant lesquelles leur triomphe est possible. L’épopée est faite de ce conflit surmontable qui symbolise la lutte gigantesque de l’homme contre la nature vue sous les traits du destin.» Ces héros visent une quête qui n’est utile qu’à eux-mêmes et dont même cette utilité fait l’objet d’une question chez Herzog. Ce sont avant tout des hommes dont les rêves sont grands et pour lesquels ils sont prêts à tout pour les voir se réaliser, transformant toutes leurs actions en démonstrations de force aux yeux des autres. Le personnage de Fitzcarraldo (interprété par Klaus Kinski) clame haut et fort :

«Aussi bien que je me trouve devant vous, j’apporterai un jour un grand opéra dans la forêt vierge! Je suis... dans le surnombre! Je suis les milliards! Je suis le spectacle dans la forêt! Je suis le découvreur du caoutchouc! Grâce à moi seul, le caoutchouc est Verbe!»

Il est le spectacle dans la forêt, un intrus en costume de lin blanc qui fait taire la forêt et les tambours des indiens avec le gram- mophone qui joue Caruso. Il est une curiosité que les indiens regardent immobiles, sans rien dire. Le journal tenu par Herzog pendant le tour- nage de ce film a été publié sous le titreConquête de l’inutile. Comme il le dit lui-même ce n’est pas un compte-rendu de tournage mais plutôt «des paysages intérieurs, nés du délire de la jungle.» Car Fitzcarraldo c’est aussi Werner Herzog, qui fera tout pour mener à terme cette folle entreprise : hisser le bateau sur la montagne, réaliser ce film. Il écrit en prologue de Conquête de l’inutile1 :

1. Conquête de l’inutile. Werner Herzog. Capricci, 2008

Fitzcarraldo > 42 « Tel un chien fou qui s’est acharné sur la patte d’un chevreuil abattu et continue de secouer et de déchiqueter le gibier sans vie à tel point que le chasseur renonce à le calmer, une vision s’était emparée de moi : l’image d’un grand bateau à vapeur sur une montagne - le bateau sous la vapeur, utilisant sa pro- pre force pour passer un versant pentu à travers la jungle, dans une nature qui anéantit les faibles comme les forts.»

43 Herzog s’identifie fortement à ces hommes car lui-même mène une quête, celle du cinéma, dont il questionne sans arrêt l’utilité mais qui continue à s’imposer à lui. Cette attirance pour les quêtes inutiles est déjà présente dans son tout premier film Herakles. Il s’agit d’un court-métrage expérimental dans lequel apparaissent d’abord des cultu- ristes en séance de musculation. Les plans sont entrecoupés de cartons sur lesquels sont inscrites des questions extraites des Douze Travaux d’Héraclès (ou Hercule chez les romain): « réussira-t-il à nettoyer les écuries d’Augias ?, vaincra-t-il l’Hydre à 9 têtes ? ... » D’autres images viennent alors en écho, écho de notre monde et des erreurs humaines, comme ces images de bombardement, des décharges d’ordures, des jeu- nes femmes soldats, etc. Avec ce court-métrage, Herzog semble déjà avoir conscience que la fascination et la recherche d’une certaine pureté sont des chemins dangereux pour l’homme. Faisant dans un premier temps allusion au deuxième court-mé- trage de Herzog, La Défense sans pareil de la forteresse Deutschkreutz, Emmanuel Burdeau avance qu’Herzog «tient là un principe de fer, point de départ antérieur à toute morale : on ne peut rien contre l’éveil de la puissance. Celle-ci n’a pas besoin de raisons; s’il en faut elle les impro- visera en chemin, à l’envi.»1 De même, à propos de la démarche même du réalisateur, de ce qui le pousse à créer il souligne que «l’homme peut- être rebelle à tout, sauf à l’appel impérieux de la puissance en lui.»2 Emmanuel Burdeau aborde également la problématique inévi- table du rapport entretenu entre la force, la puissance et l’Allemagne et pose d’abord cette question : «Qu’est-ce que ça signifie, être un cinéaste allemand de la deuxième moitié du XXe siècle et ne pas renoncer aux implications politiques de la puissance?» Car même si on est loin des accusations fascistes faites contre le cinéma d’Herzog dans les années 1970, il apparaît qu’avec «les rapports de la force et de la technique,

1.2. ibid. p.15

44 le détour originaire par la Grèce (Hérakles, puis Dernières Paroles en 1968 et Signes de Vie): il y a bien chez Herzog un souci proprement germanique.»1 Le seul film d’Herzog traitant du nazisme est Invincible. Zishe Breit- bart est un jeune forgeron juif polonais. Sa force herculéenne dépasse les besoins de son métier et il va très vite être repéré par un agent d’ar- tistes. Il quitte alors sa campagne et sa famille pour aller à Berlin où il devient l’icône Siegfried dans un cabaret (le Palais de l’Occulte) fré- quenté par les nazis et la haute société berlinoise des années 30 et dirigé par le magicien Erik Jan Hanussen, qui dissimule ses origines juives. Lorsque les nazis découvrent cela, Hanussen est sauvagement assassiné alors que Zishe, qui de lui-même avait dévoilé son appartenance au peu- ple juif repartira en Pologne où il tentera en vain de prévenir les siens de la catastrophe à venir. Cette histoire est inspirée de faits réels et est aussi une légende juive. Emmanuel Burdeau nous fait remarquer que «Invincible aborde moins le mythe nazi de la force que les mythologies et mésaventures de la force juive» et que de cette manière pour Herzog, «la puissance n’est pas condamnable, tout dépend de ses moyens et de ses fins.(...) Car livrée à elle-même - Zishe rentré au village - elle risque de se dévorer toute crue.»2 La force de Zishe ne fera que se retourner contre lui.

échos d’un sombre empire Un autre film aborde la question de la puissance etde l’homme qui s’autoproclame «héros», il s’agit d’échos d’un som- bre empire. Werner Herzog suit Michael Goldsmith, un journaliste que Bokassa avait fait emprisonner, recueillant des témoignages de proches sur le dictateur ayant quitté son château français pour se pré- senter à la justice de son pays - laquelle veut le condamner à mort. Jean-Bedel Bokassa, (1921-1996) fut président de la Républi- que centrafricaine, puis autoproclamé empereur sous le nom de

1. ibid. p.16 2. ibid. p.17

45 Bokassa Ier, de 1966 à 1979. Pratiquant tortures et exécutions sommai- res, il est dans le même temps accueilli officiellement par de nombreux chefs d’états dont le général de Gaulle faisait partie. Bokassa renforça son emprise dictatoriale, s’autoproclama président à vie le 2 mars 1972 puis se promut maréchal le 19 mai 1974 ; il se déclara musulman en 1976 et changea son nom en Salah Eddine Ahmed Bokassa avec l’ob- jectif de plaire à Kadhafi pour bénéficier de l’aide financière libyenne. Il se couronna finalement empereur le 4 décembre 1977 au cours d’une cérémonie à laquelle 5 000 invités assistèrent, notamment le ministre français de la Coopération, Robert Galley ; aucun chef d’État ne fit ce- pendant le déplacement. Il revêtit pour l’occasion le même costume que le maréchal Ney lors du sacre de Napoléon Ier. Mais peu de temps après sa popularité chuta face à la violence avec laquelle il réprimait son peu- ple et fut accusé d’avoir participé au massacre dans la prison de Bangui de cents enfants qui avaient été arrêtés pour avoir protesté contre le coût trop élevé des uniformes scolaires imposés par l’empereur. Il nia toujours son implication dans cette affaire. A cela se sont ajoutées des rumeurs l’accusant de pratiquer le cannibalisme, accusation qui fût reje- tée lors de son procès, cette histoire aurait été inventée par les services secrets français pour ajouter du crédit à l’image de monstre qu’on vou- lait donner à Bokassa à l’époque pour justifier son renversement. Dans ce documentaire, Herzog revient avec le journaliste français sur les traces de cette époque, utilisant entretiens et images d’archives. On retrouve dans cette histoire le mouvement d’ascension suivi de la chute, si fréquent dans l’oeuvre du cinéaste. L’aspect irréel des images d’archives laissent le spectateur dans un état situé entre la crainte et le rire. Celles du couronnement semblent tirées d’un film où il serait question d’un conte de fée, si l’on n’y voyait pas le prince héritier baillant à s’en décrocher la mâchoire devant les danses des fidèles ou encore ne bougeant pas le petit doigt lorsque les serviteurs tentent de lui enfiler ses gants.

46 Le «Grand» et le «Petit» Dans L’ Image-Mouvement1, Gilles Deleuze analyse l’ «Idée» du Grand et du Petit dans l’oeuvre de Herzog:

«En tant qu’Idées, le Petit et le Grand désignent à la fois deux formes et deux conceptions distinctes, mais capables aussi de passer l’une dans l’autre. Ils ont encore un troisième sens, et désignent des Visions qui méritent d’autant plus le nom d’Idées. Et, bien que ce soit vrai de tous les auteurs que nous étudions, nous voudrions considérer le cinéma d’ac- tion d’Herzog comme un cas extrême à cet égard. Car cette oeuvre se distribue d’après deux thèmes obsédants, qui sont comme des motifs visuels et musicaux. Dans l’un, un homme de démesure hante un milieu lui-même démesuré, et conçoit une action aussi grande que le milieu. C’est une forme SAS’, mais très particulière : en effet, l’action n’est pas requise par la situation, c’est une folle entreprise, née dans la tête d’un illuminé, et qui paraît être la seule à pouvoir égaler le mi- lieu tout entier. Ou plutôt l’action se dédouble : il y a l’action sublime, toujours au-delà, mais elle engendre elle-même une autre action, une action héroïque, qui se confronte pour son compte avec le milieu, pénétrant l’impénétrable, franchissant l’infranchissable.»

La forme SAS’ signifie Situation-Action-Situation (nouvelle). C’est une formule qui définit la relation entre situations et action. Cette formule est utilisée pour l’Idée de Grand, celle du Petit étant ASA’, c’est à dire Action-Situation-Action. Avec la forme SAS’, la situation l’em- porte sur l’action et la nouvelle situation rejoint celle de départ. Il y là un temps cyclique, c’est le milieu et le temps dans lequel se trouve le personnage qui agissent sur son action. Le personnage engage un duel

1. L’ Image-Mouvement. Collection Critique. Les éditions de Minuit p.250- 253

47 avec le milieu, les autres, lui-même et de cela ressort une nouvelle si- tuation, une situation modifiée. Deleuze apporte ensuite des exemples de ce dédoublement de l’action chez Herzog :

«Il y a donc à la fois une dimension hallucinatoire où l’es- prit agissant s’élève jusqu’à l’illimité dans la Nature, et une dimension hypnotique où l’esprit affronte les limites que la Nature lui oppose. Et les deux sont différentes, elles ont un rapport figural. Dans «Aguirre», l’action héroïque, la descente des rapides, est subordonnée à l’action sublime, seule adé- quate à l’immense forêt vierge : le projet d’Aguirre d’être le seul Traître, et de tout trahir à la fois, Dieu, le roi, les hommes, pour fonder une race pure dans une union incestueuse avec sa fille, où l’Histoire deviendra l’ «opéra» de la Nature. Et, dans «Fitzcarraldo», c’est encore plus directement que l’hé- roïque (le franchissement de la montagne par le lourd bateau) est le moyen du sublime : que la forêt vierge entière devienne le temple de l’Opéra de Verdi et de la voix de Caruso. Dans «Coeur de verre», enfin, le paysage de Bavière abrite l’oeuvre hypnotique du verre-rubis, mais se dépasse encore dans les paysages hallucinatoires qui appellent à la recherche du grand gouffre d’Univers. Ainsi le Grand se réalise en tant qu’Idée pure, dans la double nature des paysages et des actions. Mais dans l’autre thème, ou suivant l’autre versant de l’oeuvre d’Herzog, c’est le Petit qui devient l’Idée, et se réalise d’abord dans les nains qui «eux aussi ont commencé petits», et se prolonge dans des hommes qui, eux non plus, n’ont pas cessé d’être nains. Ce ne sont plus des «conquérants de l’inutile», mais des êtres inutilisables. Ce ne sont plus des illuminés, mais des débiles, des idiots. Les paysages s’ame- nuisent, ou s’aplatissent, deviennent tristes et mornes, tendent même à disparaître. Les êtres qui les hantent ne disposent plus de Visions, mais semblent réduits à un tact élémentaire, comme les sourds-muets de «Pays du silence et des ténèbres»,

48 et marchent à ras de terre, suivant une ligne incertaine qui ne leur ménage une pause, un reste de vision, qu’entre deux souffrances, au rythme de leurs pas ou de leurs pieds mons- trueux. C’est la démarche de «Kaspar Hauser» dans le jardin du professeur. C’est «La ballade de Bruno», avec son nain et sa putain, sa ligne de fuite d’Allemagne vers une Amérique minable. C’est «Nosferatu», traité à l’envers de Murnau, pris dans une régression utérine, foetus réduit à son corps débile et à ce qu’il touche et suce, et qui ne se propagera dans l’univers que sous la forme de son successeur, petit point fuyant à l’ho- rizon d’une terre plate. C’est «Woyzeck» toujours rabattu sur sa propre Passion, et où la terre, la lune rouge, l’étang noir ne sont plus qu’induits d’indices saccadés, au lieu de synsignes grandioses. Cette fois, c’est donc la petite forme ASA’, mais à son tour réduite à son aspect le plus infirme.»

Deleuze insinue que pour cette forme il n’existe aucun dédou- blement, aucune quête de la part des personnages qui tenterait de dépas- ser leur condition, ils la subissent. Nous verrons que leurs quête ne se situe plus dans le présent de leurs vie, elle se font dans la destruction de leur être charnel. Elles seront pour Kaspard et Nosferatu par exemple situées au-delà de la mort. Les questions auxquelles ils ne trouvent pas de réponse dans le présent de leurs conditions sont des questions méta- physiques.

«Car, dans les deux cas, la sublimation de la grande forme et l’infirmation de la petite forme, Herzog est métaphysicien. C’est le plus métaphysicien des auteurs de cinéma ( si l’ex- pressionnisme allemand était déjà pénétré de métaphysique, c’était dans les limites d’un problème du Bien et du Mal in- différent à Herzog). Quand Bruno pose sa question : où vont les objets qui n’ont plus d’usage?, on pourrait répondre qu’ils vont normalement à la poubelle, mais cette réponse serait in-

49 suffisante parce que la question est métaphysique. Bergson posait la même, et répondait métaphysiquement : ce qui a ces- sé d’être-utile commence à être, tout simplement. Et, quand Herzog remarque : celui qui marche est sans défense, on pour- rait dire encore que le marcheur est en effet démuni de toutes forces par rapport aux autos et aux avions. Mais, là encore, la remarque était métaphysique. «Absolument sans défense», c’est la définition que Bruno donnait de lui-même. Le mar- cheur est sans défense, parce qu’il est celui qui commence à être, et n’en finit pas d’être petit. C’est la marche de Kaspar, la marche de l’innommable. Et voilà que le Petit entre avec le Grand dans un tel rapport que les deux Idées communiquent, et forment des figures en s’échangeant. (...) Herzog aura mon- tré que les gros pieds de l’albatros et ses grandes ailes blan- ches étaient la même chose.»

Lorsque l’échec apparaît (ce qui est souvent le cas), l’action de départ, c’est à dire la quête, reste intacte chez le personnage et celui-ci se retrouve finalement dans la même situation qu’au départ. Seule la deuxième action (celle qui se confronte avec le milieu) aura changé, par exemple, Aguirre se retrouve seul survivant sur le radeau et cela ne signifie pas pour autant qu’il remet en question sa quête. Ajoutons à ces exemples celui très récent qui apparaît dans le dernier film d’Herzog, Encounter at the End of the World. Un glacio- logue est interviewé par le réalisateur, ce dernier le questionne sur ses rêves et l’objet de son étude, l’Iceberg B15, un monstre de glace aussi grand que le pays qui construisit le Titanic dit-il. Les premières images que nous voyons du glacier sont celles présentes sur l’ordinateur du spécialiste, dont une vue aérienne qui bien entendu ne dit rien de son échelle. L’immense glacier tente d’être contenu sur cet écran comme le sont les chutes du Kaieteur en réflexion dans une goutte d’eau dans le film The White Diamond. Cette séquence à été mise en scène par He- rzog et à la question «Vois-tu comment est l’univers dans cette goutte d’eau?» qu’il pose à Mark Anthony, ce dernier lui répond «je n’entends

50 pas ce que tu dis à cause du tonnerre que tu es.»! Malgré tous les efforts que fait l’homme pour représenter le paysage et le monde, il ne pourra jamais le comprendre dans sa totalité, ni le dominer. Valérie Carré cite Marie-Line Potrel-Dorget1 qui écrivit dans «Dialectique du surhomme et du sous-homme dans quelques films de Werner Herzog»2 : «Qu’on ne s’y trompe pas, nous ne sommes que des nains. Et les surhommes d’Herzog ne sont eux que des sous-hommes momentanément travestis en surhommes, bourreaux parfois, mais victi- mes toujours. On peut d’ailleurs remarquer que tous sont dénués d’une quelconque «image sociale» de surhommes, simple berger ou soldat, vampire peut-être, mais plus touchants qu’effrayants. (...) Chez Herzog, ils ne nous sont montrés que dans l’échec.» Nous verrons que le Grand et le Petit ne sont pas les seules figures qui se réunissent dans cette oeuvre. Les contraires vont sans cesse s’annuler, la fin devient le début, tout tourne en rond et est soumis au double mouvement d’ascension et de chute. Le sublime provoque l’abattement et l’inertie autant qu’il permet de les combattre.

1. ibid. p.217 2. Revue du Cinéma n°342, 1979, p.56

51 Herakles

52 échos d’un sombre empire

>

53 54 2. Visions, rêves et états seconds

Dans les films de Werner Herzog, visions et rêves viennent facilement se mêler au réel, autant pour les personnages que pour nous spectateurs. Le rêve, que ce soit dans les documentaires ou les fictions de Werner Herzog, est un moteur à la quête des personnages et précède toute action. Valérie Carré s’est penché sur la question du rêve dans l’oeuvre du réalisateur et illustre son analyse en reprenant les termes de Schopenhauer, philosophe allemand de la fin du XVIIIe et début du XIXe siècle1. Ce dernier explique le lien entre la folie et le rêve:

«Le rêve a une ressemblance incontestable avec la folie. Ce qui distingue en effet la conscience rêvante de la conscience éveillée, c’est le manque de mémoire ou plutôt de ressouvenir cohérent et raisonné. Nous nous rêvons dans des situations et des circonstances étonnantes et impossibles, sans qu’il nous vienne à idée de rechercher les rapports de celles-ci avec ce qui est absent et les causes de leur apparition. (...) Donc, le fil que le principe de la raison suffisante nous met en main, nous semble être coupé ici aux deux bouts, l’intérieur et l’extérieur. Mais ceci n’est ni possible, ni imaginable. Il faut nécessairement une cause qui amène ces visions et les détermine.»2

Schopenhauer parle alors «d’organe du rêve», organe qui in- tervient lors du rêve en général, sous l’effet de l’hypnose et serait plus développé chez les somnambules. Le film le plus riche à ce propos est certainement Coeur de Verre. Le film s’ouvre sur les propos de Hias que nous avons déjà cité plus haut :

1. philosophe allemand, né le 22 février 1788 à Dantzig en Prusse, mort le 21 septembre 1860 à Francfort-sur-le-Main. 2.ibid. p. 255. Arthur Schopenhauer : Essai sur les fantômes p.27 et 30

55 «Je regarde dans le lointain jusqu’à la fin du monde, et avant que la journée ne soit terminée, la fin vient déjà. (...)»

Il faut savoir que ce film est issu du roman L’Heure de la mort1 de l’écrivain et cinéaste Herbert Achternbusch dont le person- nage d’Hias est inspiré de l’histoire d’un voyant bavarois, Mühlhiasl, dont il est dit que ses visions ont été vérifiées. Dès le début du film, Hias annonce la fin du village, ses prophéties apocalyptiques se réaliseront et il en sera tenu pour responsable. Le village vivait sur l’activité de sa verrerie et de la fabrication du verre rubis jusqu’au jour où Mühlbeck meurt, emportant avec lui le secret du verre rubis. Le propriétaire Gold- finger mènera alors la quête impossible de retrouver la formule, menant tout le village à sa perte. Nous verrons plus loin que ce film se réfère par là à l’alchimie. Hias apparaît comme étant le seul personnage lucide et nous pouvons même dire extra-lucide alors que tous les habitants sont pris dans l’illusion de leur quête malgré les avertissements. Cette différence est accentuée par le fait que les tous les acteurs, à l’exception de Joseph Bierbichler qui joue le rôle de Hias, ont été hypnotisés. Dans un entre- tien avec Paul Cronin, Herzog justifie son recourt à cette technique:

«A l’époque, je ne savais que très peu de choses sur l’hyp- nose et il ne m’était jamais venu à l’esprit de l’utiliser dans un film jusqu’à ce que je commence à réfléchir sur l’histoire que j’avais devant moi, une histoire sur la folie collective, une his- toire qui exige de la part des personnages d’avoir conscience de la catastrophe qui approche, et pourtant, ils continuent à se diriger droit vers elle. Je me demandais comment je pourrais styliser tous ceux qui, presque comme des somnambules aux yeux ouverts, comme en transe, marchaient vers ce désastre

1. L’Heure de la mort. Hachette - Parution en 1980

56 prévisible. Je voulais que les acteurs aient des mouvements fluides, presque flottants, ce qui signifiait que le film semble- rait partir d’un comportement et de gestes connus et aurait une atmosphère d’hallucination, de prophétie et de délire collectif qui s’intensifierait vers la fin. Sous hypnose, les identités des acteurs resteraient intactes, mais elles seraient stylisées. Peut- être que le titre Coeur de verre a plus de sens ainsi. Il semble signifier pour moi un état intérieur extrêmement sensible et fragile, avec une sorte de propriété glaciale et transparente en lui.»1

Les personnages sont hypnotisés par leur quête impossible du verre rubis autant que l’est Aguirre par sa recherche de l’Eldorado ou Timothy Treadwell dans sa tentative de communion avec la nature. Ces rêves éveillés entraînent leurs sujets dans une transe que rien ne peut arrêter et qui supprime toutes les barrières de temps, d’espace et de mo- rale, leur offrant un vaste champ de tous les possibles. Dans Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalités2, Raymond Bellour propose de rétablir les liens entre cinéma et hypnose sous un autre angle que celui donné par la psychanalyse. Il rapporte ainsi les écrits de Franz-Anton Mesmer3, premier à découvrir l’hypnose qu’il appelle alors «magnétisme animal»:

««D’après les expériences et les observations faites, il y a de fortes raisons pour croire que nous sommes doués d’un sens intérieur qui est en relation avec l’ensemble de l’univers, et qui pourrait être considéré comme une extension de la vue. » Cette insistance sur la vue est chez Mesmer constante et pre-

1. Herzog. In : Paul Cronin : Herzog on Herzog. New-York 2002. p.127 2. Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalités. éditions P.O.L, Paris, 1999. 3. Mémoire sur la découverte du magnétisme animal, 1779. disponible chez Allia, 2006

57 mière. (...) la vue occupe une fonction médiate; elle incarne à elle seule, plus ou moins, tous les sens. (...) On est frappé ensuite du nombre de cas présentés par Mesmer touchant des personnes aveugles, ou dont l’organe visuel est affecté, et auxquels il prétend avoir rendu, fugitivement ou non, la vue, d’une façon qui entre en résonance avec l’ensemble de ses conceptions. Enfin, lorsque dans son Mémoire de 1799, où il intègre à son profit, sans le nommer, les acquis du plus fameux de ses adeptes, le marquis de Puységur, «inventeur» dès 1784 du somnambulisme artificiel, Mesmer en vient à évoquer la situation extraordinaire de l’état de crise dans lequel les «êtres peuvent prévoir l’avenir et se rendre présent le passé le plus reculé», il est clair que si tous les sens propres au corps hu- main concourent à un état de choses qui met l’homme «en rapport avec toute la Nature», ce sont les sens «à distance», vue et ouïe, mais la vue avant tout, qui sont le support de cette «extension»»1.

Le personnage du vieil homme fait directement référence à Mesmer dans La Ballade de Bruno. Ce film est l’histoire d’un pauvre homme parti refaire sa vie dans le Wisconsin, avec un ancien ami et une prostituée, pour quitter la dure vie cruelle qu’ils mènent à Berlin. Marginal au départ (c’est un alcoolique libéré d’une prison-hôpital), il vivra une suite d’échecs qui démontrera, par la fable, l’absurdité du «rêve américain». Dans la séquence qui fait référence à Mesmer, on voit d’abord le vieil homme se promener au bord de la route avec un volt- mètre qui selon lui permettrait de mesurer le «magnétisme animal». Il porte l’appareil à plusieurs piquets de bois en disant qu’il vient de faire une grande découverte mais sans que l’on sache ce qu’il en est. Puis il arrive chez Bruno, ce dernier est assis, immobile dans une raideur qui le caractérise. Eva se tient derrière lui et l’entoure de ses bras. Le vieil homme teste le magnétisme de chacun en disant que Bruno en produit

1. ibid. p.29

La Ballade de Bruno > 58 davantage qu’Eva. Rappelons que Bruno est joué par Bruno S., un ac- teur non professionnel qui interprète également Kaspar Hauser. Bruno S. a été abandonné à l’âge de trois ans et passa vingt cinq ans de sa vie dans un orphelinat. Son jeu d’acteur ne permet pas de distinguer ce qui sépare l’homme de l’acteur et il semble être en permanence dans un état proche de l’extase, un état situé entre l’abandon et la retenue. Cette séquence insiste sur son caractère «à part», laissant suggérer que cette marginalité est inscrite en lui au plus profond de son être et même de son corps.

59 Hypnose et spectacle sont liés également par le fait qu’elle fut et est toujours souvent pratiquée lors de séances publiques.

La transcendance du temps et de l’espace est très liée à une vi- sion romantique mais il s’agit aussi du cinéma. Le cinéma permet la si- multanéité des perceptions, la suppression de l’espace et sa reconstruc- tion, la fusion du réel et de l’imaginaire. Dans Nosferatu, le personnage de Lucy est lié au comte Dracula par une sorte de pouvoir télépathique. A plusieurs reprises, des plans de Lucy, terrifiée, sont raccordés à la figure du vampire. Après le générique qui s’ouvre sur les plans des mo- mies, une séquence présente une chauve-souris qui semble descendre sur nous au ralenti sur un fond bleu sans repère et chargé de brouillard; Lucy se réveille brusquement et crie, le regard figé par l’effroi fixant un point que l’on ne peut pas voir. Une séquence similaire apparaît peu avant que Jonathan ne s’endorme dans un fauteuil lors de sa première nuit chez le comte, devenant une proie facile pour ce dernier. Mais cette fois c’est une chauve-souris bien réelle accrochée aux rideaux de la chambre qui réveille Lucy. Plus tard, au moment où Dracula est penché sur le cou de Jonathan prêt à le mordre, on voit Lucy qui se lève de son lit, somnambule. On pense d’abord que celle-ci est liée à son mari par une forte intuition mais on voit bien que dès le début il s’agit davantage d’un lien établi avec le vampire. C’est de cette manière que Dracula réussira à retrouver Lucy. Le cinéma, par le montage et la musique per- met la réunion des espaces dans lesquels se trouvent Lucy et Dracula. A propos du film Le pays où rêvent les fourmis vertes, Valé- rie Carré1 relève que «les longues distances parcourues par les êtres Surnaturels sont généralement attestées par les anthropologues. T.G.H. Strehlow les explique de la manière suivante:

«Les croyances religieuses des Aborigènes - particulièrement dans la façon dont elles sont exprimées dans les mythes et les chants relatant les pérégrinations des êtres ancestraux - ser-

1. ibid. p.108

60 vaient à relier différentes personnes issues de groupes locaux séparés par de grandes distances.»1

Le type de vision abordé plus haut peut-être assimilé également aux hallucinations. Selon Schopenhauer, «la cause la plus fréquente du phénomène cérébral en question, ce sont les maladies aiguës violen- tes, notamment les fièvres chaudes, qui provoquent le délire que tout le monde connaît. Cette cause réside manifestement dans l’organisme seul, bien que la fièvre même puisse être occasionnée par des causes extérieures.» Mais aussi «la folie, qui est loin d’être toujours accom- pagnée d’hallucinations, l’est parfois. La cause de ces hallucinations, ce sont les états morbides, le plus souvent du cerveau, souvent aussi du reste de l’organisme, qui la provoquent avant tout.»2 Aguirre est prit d’hallucinations et toutes les causes décrites précédemment sont réunies, fièvre due à certaines maladies présentes en zone tropicale et folie due à sa quête impossible. Il voit apparaître devant lui un navire. Cette vision est valable également pour nous spec- tateurs. , dans Signes de vie, est également victime d’hallucina- tions. Il voit les habitants sur la place et sur le port s’immobiliser puis des dizaines de poissons tourner autour d’un morceau de polystyrène. Plus tard, face à une vallée couverte de moulins à vent, il associera cette vision à une hallucination alors que cela est bien réel. Le film Fata Morgana aborde aussi le sujet puisqu’une «Fata Morgana» est un phénomène optique qui résulte d’une combinaison de mirages. C’est au Moyen Âge que ce phénomène a été rapporté pour la première fois, par des croisés qui, navigant dans la mer Méditerranée, affirmaient avoir aperçu de fantastiques châteaux se refléter dans la bru- me près du détroit de Messine (entre l’Italie et la Sicile). Ils attribuèrent

1. T.G.H. Strehlow : «Culture, Social Structure, and Environment in Abori- ginal Central Australia». In : Ronald M. Berndt/ Catherine H. Berndt (Ed.) : Aboriginal Man in Australia. Sidney 1964, p. 128 2. ibid. Valérie Carré p. 257. Arthur Schopenhauer : Essai sur les fantômes p.86

61 ce phénomène à la Fée Morgane (d’où le nom de Fata Morgana, Fée Morgane en italien, adopté par la suite), qui, d’après la légende arthu- rienne, avait le pouvoir d’élever des palais au-dessus des flots et d’agir sur le vent. Dans ce film, toutes les images semblent relever de l’hallucina- tion, allant du mirage le plus abstrait comme cette image au début et à la fin du film: on ne peut pas dire quelle est l’échelle de ce qui se présente à nos yeux. Une forme noire se déplace, glisse sur une ligne d’horizon brouillée, sans jamais avancer vers nous, ne nous permettant pas de la définir. D’autres séquences ont un caractère complètement absurde: au début du troisième chapitre intitulé l’âge d’or, la caméra filme en plan fixe une petite scène sur laquelle se trouvent un homme, face à nous, qui chante et joue sur une batterie rudimentaire et une femme de profil qui l’accompagne au piano. Le son des instruments est à peine perceptible et la voix qui couvre le tout semble sortir d’un tuyau. Le morceau se veut festif, une barrière de cordes est placée devant la scène et isole ces deux personnages très sérieux, les faisant apparaître comme des phéno- mènes de foire. Peu après, des petits groupes de deux ou trois personnes apparaissent derrière des dunes noires, sur-jouant la difficulté à avan- cer. Le commentaire fait par le Centre Pompidou1 sur ce film pour la rétrospective Werner Herzog résume bien le sentiment qui s’en dégage: «Quasi animiste, le film vise la transe et l’extase par un collage chama- nique d’images, de textes et de musiques.» D’une autre manière, le récit de l’expérience de Julianne Koepcke dans le documentaire Les Ailes de l’espoir réalisé pour la té- lévision, témoigne d’un phénomène encore inexpliqué par la science et qu’on peut rapprocher ici de l’hallucination. Il s’agit de l’Expérience de Mort Imminente. Julianne Koepcke est la seule survivante du crash d’un avion dans la jungle péruvienne en 1971. Werner Herzog, qui de- vait prendre ce même vol ce jour là, revient avec elle au Pérou et ils refont son trajet à travers la jungle. Julianne Koepcke raconte qu’au

1. Rétrospective Werner Herzog. L’aventure cinéma. Centre Georges Pompidou. 10/12 2008 - 2/03 2009.

62 moment où son siège s’est détaché de l’avion, elle s’est vue tomber au- dessus des arbres comme si elle voyait un autre corps. Sur le site très sérieux de l’Institut de Recherche sur les Expériences Extraordinaires1 on peut lire que «ce phénomène se produit lorsqu’un individu n’est pas cliniquement mort mais proche de la mort, dans le coma ou en état de choc émotionnel. (...) l’individu revient de sa « décorporation » avec des informations précises concernant des faits qui se sont déroulés loin de l’endroit où se trouvait son corps physique», il s’agit de l’Expérience de Mort Imminente. Cette expérience, proche de l’hallucination a ce- pendant été vécu par un grand nombre de personne dans des situations extrêmes. Par ailleurs, il existe un phénomène similaire qui peut être déclenché par la volonté de la personne sans que la situation de danger ne soit présente, il s’agit de l’ Expérience de sortie hors du corps.

1. Institut de Recherche sur les Expériences Extraordinaires fondé par le jour- naliste et écrivain Stéphane Allix et le docteur Bernard Castells. www.inrees.com

63 Fata Morgana

64 65 Perception La quête du réalisateur est avant tout de voir et de nous faire voir autrement. On verra comment il s’oppose à la perception de Tread- well dans Grizzly Man, tout en lui laissant une place pour s’exprimer. Herzog se présente en guide pour le spectateur. The cinema of Werner Herzog1 de Brad Prager vient étudier ce dialogue entre Herzog et Tread- well à propos de la vision de la nature. Brad Prager met en avant ce qui au premier abord ressemblerait à des contradictions. Herzog rejette une vision anthropomorphique de la nature, comme dans la Déclaration du Minessota où il nous met en garde sur «l’appel de mère nature»:

«The Moon is dull. Mother Nature doesn’t call, doesn’t speak to you, although a glacier eventually farts. And don’t you listen to the Song of Life.»2

Puis Brad Prager soulève le fait que d’un autre côté Herzog confère aux paysages qu’il filme des caractères, des émotions «presque» humaines, ce qui d’ailleurs fait souvent l’objet d’un lien que certains établissent avec le romantisme allemand. Mais Brad Prager3 nous rap- pelle alors qu’il n’y a pas de contradiction ici et que «Herzog sait que ce n’est que nous-même que nous projetons sur la nature, ce n’est pas «quelque chose qui parle».»

La figure du guide revient sous différents aspects dans ses films, comme le prophète, figure que l’on rencontre notamment dansIn - vincible. Ce prophète est d’abord le magicien, charlatan, Hanussen, qui mène des séances privées pendant lesquelles il prédit un avenir radieux au parti nazi. A la fin du film, c’est Zische qui a prit la place de prophète

1. The cinema of Werner Herzog. Brad Prager. Collection Director’s cuts. Wallflower Press, 2007 2. Werner Herzog, Déclaration du Minessota In : Manuel de survie. p. 80 (voir p. 200) 3. ibid. p.87

66 prédisant le malheur à venir à son peuple. Par ailleurs, on assiste à la représentation des rêves de Zische qui se fait par l’utilisation répétée des images d’invasion de crabes rouges (phénomène de migration des crabes rouges sur l’île Christmas, située dans l’océan indien, au large de l’Australie). Les crabes tapissent les rochers sur lesquels Zische s’avan- ce avec son petit frère, puis vient ce plan fixe qui montre les crabes recouvrant une voie ferrée sur laquelle avance un train. Ces images font aussi écho aux milliers de rats qui envahissent la ville dans Nosferatu et qui apportent la peste.

Valérie Carré nous fait remarquer que le verbe «voir» est récur- rent dans l’oeuvre de Herzog, «ce sont les premiers mots prononcés par Hias, mais aussi par Lucy (Nosferatu): «Je vois quelque chose d’horri- ble».» Le documentaire Pays de Silence et d’Obscurité s’ouvre sur ces mots de Fini Straubinger 56 ans, aveugle et sourde depuis l’enfance: «Je vois devant moi une route traversant des champs labourés et au-dessus volent des nuages.» Une image qui illustre ces mots apparaît, il s’agit d’un film d’archive, en gros grains noir et blancs un peu flou. Il n’y a pas d’explication à cette image présente à son esprit. Selon Valérie Carré, «l’apparition de cette image est comme une révélation, elle jaillit du noir et on pense une fois de plus à un procédé technique, cette fois celui

67 de la photographie, quand l’image apparaît dans le bac du révélateur.»1 Puis, à nouveau la voix off de Fini Straubinger sur fond noir nous fait part d’un souvenir:

«Quand j’étais enfant, avant que je sois comme cela, je regardais les compétitions de saut à ski. Et une chose revenait... ces hommes dans les airs... Je regardais leurs visages... Je vous souhaite de pouvoir voir cela.»

Cette fois, Herzog reprend les images de Steiner et de ses sauts, on devine alors qu’il ne s’agit pas des souvenirs de Fini Straubinger mais d’une projection que Herzog fait sur le double handicap de cette femme. Herzog s’interroge là sur l’existence des images pour une personne qui n’a plus vu depuis 45 ans. Il questionne les images qui marquent, qu’il s’agisse d’images premières, marquant la naissance d’un désir comme celui d’un film, ou bien qu’il s’agisse de la «dernière» image comme ici. Il apparaît inconcevable pour Herzog qu’une personne qui a vu n’ait pas en souvenir une image qui l’ai marqué et qui restera toujours gravée dans son esprit. Il soulève également la question du partage des images, existe t-il des images collectives? L’image qui marque serait une image faite de réalité et de pro- jections personnelles. C’est aussi une expérience que l’on peut directe- ment lier au cinéma, ne nous arrive-t-il pas parfois d’être habités par des images provenant du cinéma et qui viennent ensuite se mêler, se refléter dans la réalité? L’image qui marque peut aussi bien devenir l’image qui manque, celle que le spectateur se construit entre deux plans quand il regarde un film. Le rêve est fait d’images qui marquent et qui manquent. L’image qui marque est l’origine du rêve. Dans Petit Dieter doit voler, Dieter Dengler raconte comment est née son envie de piloter un avion. Pendant la seconde guerre mondiale, son village était bombardé par les

1. ibid. p.270

68 Allemands, il était avec son frère à la fenêtre du grenier de sa maison, il a vu un avion foncer droit sur lui, et dans le cockpit un homme l’ayant évité de justesse - il comprend alors qu’il veut voler plus que tout au monde. L’utilisation d’images d’archives, fréquente dans ses docu- mentaires participe également à cette idée de rêve et d’image qui mar- que. Ces dernières font partie du passé mais sont de cette manière réac- tualisés. Ainsi, les images des pionniers de l’aviation et des premiers dirigeables dans The White Diamond introduisent de manière très préci- ses l’obsession de l’ingénieur Graham Dorrington. On peut facilement imaginer Werner Herzog poser la question «quel est votre rêve?» à tous les personnages qu’il rencontre dans ses documentaires. Graham Dor- rington raconte que dans son sommeil, il rêve souvent qu’il vole, très lentement, au ras de la cime des arbres. L’image qui manque serait ce qui permettrait au rêve de se concrétiser, il s’agit de l’objet de la quête.

69 L’énigme de Kaspar Hauser Avec Kaspar Hauser, Herzog se confronte aussi au problème du handicap et de la perception. L’histoire de Kaspar Hauser est bien connue en Allemagne. Cet homme surgit de nulle part le 28 mai 1828 dans une rue de Nüremberg, marchant difficilement et ne pouvant pas parler puisqu’il passa tout le début de sa vie enfermé dans une pièce sans aucun lien avec l’extérieur. Kaspar n’a aucune notion du temps et de l’espace. Comment Herzog traduit-il cela en images? Tout d’abord, Kaspar a développé sa propre logique telle qu’en témoigne la remarque qu’il fait lorsqu’on lui montre la tour dans laquelle il était retenu prisonnier:

«Cela n’est pas possible car la pièce n’est grande que de quel- ques pas. Si j’observe la pièce, dans la pièce, alors, je ne vois à droite, à gauche, devant et derrière moi que la pièce. Mais si j’observe la tour et que je me retourne, alors la tour n’est plus là. Donc, la pièce est plus grande que la tour.»

Des histoires similaires à celles de Kaspar sont connues et cer- taines ont été le résultat d’expériences cruelles réalisées afin de savoir si un enfant complètement isolé de toute communication pourrait tout de même développer son propre langage. Herzog nous montre ici que même si le langage a fait l’objet d’un apprentissage pour Kaspar, celui- ci n’agit pas sur la perception qui le précède et qui se construit selon l’expérience de chaque individu. Le langage qu’utilise Kaspar est copié sur le modèle de celui employé par ceux qui l’entourent. Il s’exprime avec un vocabulaire qui se veut logique, précis, mais dont le sens n’ap- partient qu’à sa propre perception. Nous reviendrons plus loin sur la question du langage dans l’oeuvre de Herzog mais on peut déjà dire avec l’étude de ce film que pour Herzog le langage seul, comme il nous est inculqué, n’est qu’un outil que l’on doit transcender et libérer de ses

L’énigme de Kaspard Hauser > 70 carcans, en premier lieu par la subjectivité. Pour nous, Kaspar trans- forme ce qu’il voit pour la première fois. Les paysages qu’il voit sont flous et leur représentation témoigne davantage d’une approche artisti- que, pour cela Herzog a recours à l’utilisation d’images d’archives. Ces plans de paysages sont fixes, la pellicule est abîmée, jaunie. La fixité de ces plans révèle ces paysages à la manière d’un tableau. Ce sont des fragments, qui insistent sur la raideur et l’immobilité de Kaspard qui sait à peine marcher lorsqu’il débarque sur la place du village.

71 La question de la perception est abordée d’une autre manière dans The White Diamond et Les médecins volants d’Afrique de l’Est. Dans le premier, l’ingénieur Graham Dorrington raconte que les enfants amérindiens ne sont pas surpris à la vue du ballon dirigeable. Non qu’ils soient habitués à cela, ils ne peuvent le concevoir. Pour eux, ce ballon n’existe pas car il ne fait pas partie de leur environnement. Dans Les médecins volants d’Afrique de l’Est, nous sommes surpris en même temps que le réalisateur de voir la difficulté que ren- contrent les Massaï (même en bonne santé) à gravir quatre marches pour rejoindre le médecin qui se trouve dans un préfabriqué. Ils ne savent pas comment s’y prendre et s’aident les uns les autres. Puis, à un autre mo- ment, face à des dessins, on leur demande de désigner celui qui repré- sente un oeil en gros plan. Aucun n’y arrive, non qu’ils soient stupides mais ces dessins ne signifient rien pour eux. Il apparaît ici important pour ces médecins de comprendre d’abord comment ces personnes per- çoivent le monde afin de pouvoir adapter leur approche et les soigner.

La rencontre de deux cultures différentes est souvent pour He- rzog un moyen de questionner notre mode de perception. Il se penche sur les croyances Aborigènes dans Le Pays où rêvent les fourmis vertes où l’action se situe en Australie. Ce n’est pas un documentaire mais ce film nous informe certainement davantage sur un peuple et sa vision du monde que d’autres documentaires qu’il réalisa avant et après. L’action est située à Coober Pedy au sud de l’Australie. Hackett est géologue et chef de projet pour la compagnie minière Ayers Mining Company. Celle-ci effectue des forages afin d’étudier le sous-sol; lorsqu’elle dé- cide d’effectuer des tests donnant lieu à des explosions, elle se trouve confrontée à un blocage des Aborigènes. Pour les Aborigènes cette terre abrite leur totem, les fourmis vertes, qui dorment. Les explosions en- gendreraient leur réveil et elles détruiraient alors le monde. L’affaire est portée devant les tribunaux où culmine l’incompréhension des deux

72 cultures l’une envers l’autre. La compagnie gagne le procès. Seul Hac- kett évoluera durant le film, changeant sa position envers le peuple Abo- rigène puis à la fin du film quittant son poste pour se retirer dans une case et vivre en ermite. Une scène permet de noter un changement dans sa position et sa vision des choses suite au dialogue qu’il a engagé avec les Aborigènes, faisant de lui le seul occidental à prendre conscience d’un autre mode de pensée. Bandharrawuy, le gardien des chants et Miliritbi, le vétéran s’en vont avec Hackett et le directeur de la compagnie au restaurant à Melbourne. L’ascenseur qui les y emmène tombe en panne puis nous les voyons au restaurant. A la fin du repas, le serveur entonne un chant grec qui est suivi par un chant de Bandharrawuy, ce dernier étant pour remercier le serveur. Puis Hackett s’exclame en demandant aux trois autres d’imaginer qu’ils seraient toujours coincés dans l’ascen- seur et que cette scène ne serait qu’issue de leur imagination. Au retour l’ascenseur tombe à nouveau en panne. Dans cette scène, en préférant l’explication du rêve, Hackett nous montre qu’il se trouve entre les deux cultures. Il rejette certains aspects de la culture occidentale mais se trouve encore loin de la culture Aborigène. Le rêve est pour les Aborigènes le temps qui précède la for- mation du monde, la naissance de l’homme. Il a souvent été affirmé que les Aborigènes ne reconnaissaient pas le lien entre la sexualité et la conception des enfants. Une scène se réfère à cela dans le film. Dans un supermarché Hackett appel le gérant puis, lui désignant un petit groupe d’hommes Aborigènes assis entre deux rayons, il demande une explica- tion à ce comportement. Le gérant lui explique alors qu’il s’agit d’un lieu sacré où se trouvait le seul arbre de la région avant que ne soit construit le magasin; c’est là où les pères rêvent leurs enfants et ensuite ils viennent au monde. Le gérant y voit là son intérêt, en affirmant à Hackett que, plus il y aura d’enfants, plus il y aura de clients dans son magasin. Herzog nous montre que malgré le phénomène d’acculturation qui se produit chez les Aborigènes, ces derniers intègrent les change- ments à leurs mythes et il s’en créent ainsi de nouveaux, le lieu sacré qu’est devenu le rayon de lessives dans le supermarché n’est pas une

73 solution provisoire, ils ont intégré cette transformation. Là dessus, Valé- rie Carré se réfère aux travaux de l’anthropologue Theodor G. H. Stre- hlow qui «signale que les Aranda, groupe de population du centre de l’Australie, font la différence entre l’âme mortelle qui aurait son origine dans le coït parental et l’âme immortelle qui proviendrait des «enfants- esprits» laissés en certains endroits sacrés par les êtres Surnaturels de l’ère du rêve.»1

Le comique est également à prendre en compte dans la manière qu’a Herzog de rendre visible le basculement dans l’irréel, l’inhabituel. Ce point est rarement évoqué lorsqu’il s’agit d’étudier le cinéma d’He- rzog, peut-être car ces moments provoquent parfois le rire au sein d’his- toires les plus tragiques mais sans pour autant être injustifiés. Valérie Carré2 en relève un exemple dans Aguirre, la colère de Dieu : «la scène (...) où un soldat, sur le point de trahir Aguirre, est décapité au sabre. Au moment du meurtre, il était en train de compter le nombre de méandres du fleuve franchis jusqu’à ce point et ainsi le nombre de jours dont il aurait besoin pour retourner à l’expédition mère. Le plan suivant montre la tête coupée, à terre, qui continue à compter.» A cela, Herzog se justi- fie de la manière suivant:

«Il y a là un dérangement. Ce ne sont pas nos habitudes de vie ou cinématographiques qui sont exprimées, mais quelque chose de bizarre, de dérangé. (...) Si j’enlève ces passages du film, alors le basculement dans l’irréel et le basculement dans un monde en transe n’est pas vraiment visible. Cela ne fait rien si l’on rit. Mais ce sont des moments très importants, où tout d’un coup, notre expérience du monde tel que nous le per- cevons habituellement et même le monde du cinéma auquel

1. Strehlow, cité par Mircea Eliade in : Religions Australiennes. Paris 1972, p.58. 2. ibid. p.162

74 nous sommes habitués ne sont plus valables.»1

Le comique inscrit dans Kaspar Hauser nous amène au même questionnement en tant que spectateur à travers l’approche que Kaspar a du monde qui l’entoure. Kaspar nous invite voir les choses plus sim- plement et à nous libérer de nos schémas d’abstraction. Une scène nous montre un professeur de logique qui rend visite à Kaspar afin de tester ses connaissances. Le professeur lui pose le problème suivant:

«- dans un village vivent des personnes qui ne disent que la vérité. Dans un autre, vivent des gens qui ne disent que des mensonges. Deux personnes de ces deux villages arrivent là où tu te trouves, c’est-à-dire au croisement. Un homme s’avance vers toi et tu veux lui demander de quel village il arrive, du village de ceux qui disent la vérité ou bien de celui des menteurs. Maintenant, afin de résoudre ce problème de manière logi- que tu ne peux poser qu’une seule question. Quelle est cette question?»

A ce moment la bonne qui accompagne Kaspar intervient en disant au professeur que ce problème est trop compliqué pour Kaspar, qu’il ne peut pas connaître de telles choses. Le professeur donne alors son explication et la question à poser pour résoudre le problème :

«-Si tu viens de l’autre village, répondrais-tu non si je venais te demander si tu viens du villages des menteurs? En utilisant la double négative, le menteur est obligé de dire la vérité. Cette construction le force à révéler son identité. C’est ce que j’appelle la logique par l’argumentation, vers la vérité.»

1. Herzog. In : Andreas Rost, p.185

75 A cela, Kaspar répond qu’il connaît une autre question. Le pro- fesseur lui dit que cela est impossible, qu’il n’existe pas d’autre question selon les lois de la logique puis voyant que Kaspar insiste il lui demande de leur faire part de sa question. Kaspard répond alors :

«-Je demanderai à l’homme si il est une grenouille. L’homme du village de la vérité dirait non, je ne suis pas une grenouille parce qu’il dit la vérité. L’homme du village des menteurs dirait oui, je suis une grenouille puisqu’il ment. Ainsi je saurai d’où il vient.»

Le professeur de logique n’accepte pas cette réponse argumen- tant par le fait que la logique est une affaire de déduction et non de description. La bonne prend la défense de Kaspar en ajoutant qu’elle comprend pourtant très bien la réponse qu’il vient de donner, ce à quoi le professeur ajoute :

«-La compréhension est secondaire, c’est la raison qui comp- te. En logique et en mathématique nous ne comprenons pas les choses; nous résolvons et déduisons. Je ne peux pas ac- cepter cette question.»

Pour nous spectateurs, la réponse de Kaspar est d’abord bien plus simple à comprendre et apporte une dimension poétique à la scène, une respiration. La position des trois personnages assis autours de la table vient renforcer la position de chacun vis-à-vis du problème, la bonne se trouvant au milieu des deux hommes. Des cadrages plus serrés viennent d’abord isoler cette dernière avec le professeur, excluant Kas- par puis à la fin elle sera aux côtés de Kaspar, laissant le professeur seul dans le plan. Au moment où le professeur conteste la réponse de Kaspar ce dernier se retourne vexé, dans la direction opposée à la scène, fixant un point hors-champ comme pour essayer de se libérer de l’enferme- ment représenté par la pensée du professeur. Il en va de même dans une autre scène opposant cette fois Kas-

76 par à son tuteur, le professeur Daumer. Les deux hommes sont dans le jardin en compagnie du prêtre. Le professeur fait remarquer à Kaspar les pommes tombées de l’arbres et celles qui y sont encore accrochées. Kaspard demande alors :

«-Comment font-elles cela? Pr. Daumer - C’est le temps qui fait cela Kaspar. Le prêtre - Et les volontés du Seigneur. Kaspar - Laissez les pommes par terre, elles sont fatiguées et veulent dormir. Pr Daumer - Kaspar, une pomme ne peut pas être fatiguée. Les pommes n’ont pas leurs propres vies, elles suivent notre volonté. Je vais en faire rouler une sur le chemin et elle s’arrêtera là où je le veux. (la pomme atterrit dans l’herbe) Kaspar - La pomme ne s’est pas arrêtée, elle s’est cachée dans l’herbe!»

Un autre essai est fait, cette fois avec le pied du curé placé en travers du chemin afin d’arrêter la pomme dans son mouvement. Mais la pomme rebondit et passe finalement par-dessus le pied du curé, s’ar- rêtant plus loin. Kaspar s’exclame :

«-Quelle pomme maligne! Elle a sauté par-dessus le pied et a continué!»

La vision de ces hommes auxquels est confronté Kaspar trouve un écho dans l’enfermement qu’il a vécu les seize premières années de sa vie. Il y alors pour nous une projection de Kaspar sur la pomme.

77 L’énigme de Kaspard Hauser 78 En nous faisant part de ces différences de perceptions propres à chaque personne et à chaque personnage qu’il filme, Herzog nous amène à nous interroger sur notre propre perception du monde, même la plus inconsciente. Ce que nous désignons comme étant un handicap chez ces individus se transforme en vision créative chez Herzog. Si chez certains réalisateurs le lien entre handicap et créativité apparaît fortement, com- me par exemple Johan Van der Keuken avec L’Enfant aveugle1 réalisé en 1964; cette question est abordée d’une manière très différente dans les films d’Herzog. Chez ses personnages, le mouvement créatif induit par leur approche du monde se fait de manière inconsciente et c’est la lumière que porte Herzog dessus qui vient nous le révéler. Timothy Treadwell dans Grizzly Man ne se filmait pas dans le but de faire un documentaire cinématographique comme l’a fait Herzog; il enregistre, et tout ce qui échappe à son contrôle a pour Herzog une dimension plus forte que la quête qu’il avait entrepris. Herzog aura également travaillé avec des acteurs dont les per- sonnalités étaient si indomptables que leurs rapports relevaient davan- tage de la domestication que de la direction. Alors que Klaus Kinski terrorisait tout le monde, Herzog en fit son acteur fétiche. Le documen- taire Ennemis Intimes réalisé par Herzog en 1999 revient sur leurs rap- ports, mêlés d’amour et de haine et qui dans le même temps instaurèrent à tout les deux leurs légendes. La présence de l’acteur Bruno S. dans L’Enigme de Kaspar Hauser et La Ballade de Bruno contient aussi ce caractère incontrôlable. Son regard médusé se situe au-delà du jeu de l’acteur et semble avoir accès à une vérité que nous ne pourrons jamais connaître. L’absence, le handicap, le manque se voient aussitôt com- pensés; comme le fait le corps lorsqu’un sens vient à défaillir, un autre vient se développer plus fortement. Herzog semble chercher à organiser l’incontrôlable dans une certaine mesure en mettant en avant les liens les plus primitifs entre l’homme et le monde qui l’entoure. Tout comme le chamane, Herzog est en quête de cette perception élargie choisissant

1. L’Enfant aveugle. Johan Van der Keuken Pays-Bas, 1964, 35 mm et Beta SP, N&B, 24’

79 ensuite ce qu’il désire communiquer. Dans La poésie de l’extase et le pouvoir chamanique du langage1, Stéphane Labat propose une appro- che de la perception chez le poète chamane :

«Il est indéniable que la perception des évènements les plus communs n’est pas la même selon les personnes. (...) Le cha- mane, lui, revient à sa nature primordiale. Il ne se situe plus en un seul endroit, mais en aucun, donc il peut les percevoir tous.»2

Hervé Aubron élargit l’approche de la problématique de la perception chez Herzog par le questionnement suivant: «Sensations et expériences sont-elles premières et engendrent-elles la pensée? Ou bien est-ce la pensée qui, faisant fulgurer ses intuitions, préforme les sen- sations? Dans les deux cas l’esprit humain apparaît comme enfermé, coupé du monde, rejouant la caverne de Platon dans un crâne, soit parce que ses concepts ne sont que des grilles à postériori, soit parce qu’ils se substituent à la «réalité». Cet imaginaire pourrait expliquer l’intérêt de Herzog pour les handicapés du langage et surtout des perceptions.»3

1. La poésie de l’extase et le pouvoir chamanique du langage, Stéphane Labat. Maisonneuve & Larose. 1997 2. ibid. p. 158 3. Manuel de survie, p.102

80 3. Un certain rapport au chamanisme

«les chamans ne se différencient pas des autres membres de la collectivité par leur quête du sacré - laquelle est le compor- tement normal et universel de tous les humains- mais par leur capacité d’expérience extatique, qui se réduit, la plupart du temps, à une vocation.»1

Le mythe du vol Le pouvoir chamanique est un pouvoir de médiation, média- tion qui se fait en partie par l’extase. Le chamane rentre en médiation avec les esprits des morts, des enfants à naître, des malades, etc, et sa fonction au sein d’une communauté est de gérer l’aléatoire : maladies, questions économiques, sociales, spirituelles. A l’origine le chamanisme prend sa source dans les sociétés traditionnelles de Sibérie mais on peut relever des pratiques analogues au sein de nombreux peuples comme les Mongols, qui seraient tous originaires de Sibérie, mais aussi au Népal, en Chine, au Japon, en Corée, chez les Indiens d’Amérique du Nord et chez les Amérindiens d’Amérique latine. Le chamanisme et les tech- niques archaïques de l’extase de Mircea Eliade étudie la question du chamanisme en prenant en compte les différences et les similitudes de pratiques chez ces différents peuples. Tout d’abord, relevons chez Herzog l’obsession du vol, que l’on retrouve dans quasiment tous ses films et particulièrement dans les documentaires. Très rares sont ceux où un avion n’apparaît pas. Si ce n’est pas un avion, ce sera un objet similaire ou bien la position du personnage ou encore de la caméra qui suggèrent le vol, physique ou spirituel. Herzog prend en compte le vol et la chute dans le même temps, de même que le vol magique des chamanes va vers le haut ou vers le bas. Le vol pour les chamanes a un caractère purement spirituel. Dans

1. Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Mircea Eliade. 1992. réédition Payot, 2007.

81 son ouvrage, Mircea Eliade aborde la question du vol chez les chamanes en élaborant une vision comparée des pratiques:

«Le pouvoir de voler, suivant de nombreuses traditions, s’éten- dait à tous les hommes de l’âge mythique.» Ce n’est donc pas spécifique au chamanisme mais commun aux mythologies. «De tels pouvoirs revêtent un caractère purement spirituel: le «vol» traduit uniquement l’intelligence, la compréhension des choses secrètes ou des vérités métaphysiques.»1

On voit ici que le vol n’est pas l’objet de la quête mais ce par quoi celle-ci se fera. Herzog et ses personnages ne cherchent pas uniquement à voler pour voler mais pour atteindre une vérité, l’illumi- nation. Pour Mircea Eliade, «La mythologie et les rites du vol magi- que propres aux chamans et aux sorciers confirment et proclament leur transcendance par rapport à la condition humaine; en s’envolant dans les airs, sous forme d’oiseaux ou sous forme normale, les chamans pro- clament en quelques sorte la déchéance humaine, car nombre de mythes font allusion à un temps primordial où tous les humains pouvaient mon- ter aux Cieux, en escaladant une montagne, un arbre ou une échelle, en s’envolant par leurs propres moyens ou encore en se laissant porter par des oiseaux. La déchéance de l’humanité interdit désormais à la masse des hommes de s’envoler au Ciel: seule la mort restitue aux hommes (et encore, pas à tous!) leur condition primordiale; alors seulement ils peuvent monter au Ciel et voler comme des oiseaux, etc.»2 Herzog et ses personnages qui volent ou gravissent des mon- tagnes sont comme ces chamanes. Ils se sentent appelés à transcender leur propre condition, à se démarquer de la société et dans le même temps, en proclament la chute. Mircea Eliade rappelle qu’en Europe on attribuait également le pouvoir de voler aux sorcières et sorciers ainsi qu’aux alchimistes. Il ajoute aussi que «Le mythe du vol magique est

1. 2. ibid. p.371-375

82 antérieur au chamanisme et prend sa source dans «l’imagination mythi- que de l’âme sous forme d’oiseau et la conception des oiseaux comme psychopompes. (...) Le vol magique est la traduction à la fois de l’auto- nomie de l’âme et de l’extase. (...) Il se trouve pareillement en rela- tion avec le symbolisme de l’ascension. Ce mythe de l’âme contient en germe toute une métaphysique de l’autonomie et de la liberté spirituelle de l’homme.»1 Le chamanisme a intégré ces mythologies et proclame ainsi son autonomie et sa liberté par rapport à la condition humaine, par rap- port à la mort. Le chamane transcende sa condition humaine par le fait qu’il «réalise ici-bas et autant de fois qu’il le désire, la «sortie du corps», c’est-à-dire la mort»: au cours de la maladie initiatique (absence d’âme), au cours de la transe pendant la séance chamanique et au cours de son voyage dans le monde des esprits (l’extase).

Chamanes, forgerons et alchimistes Certaines activités ou métiers sont liés aux pratiques chamani- ques. C’est le cas du forgeron. On retrouve la figure du forgeron dans Invincible, Zishe est forgeron, dans Petit Dieter doit voler où une sé- quence montre Dieter travaillant le fer ainsi que dans Fitzcarraldo lors- que les indiens construisent le bateau. Dans le même ouvrage, Mircea Eliade consacre un paragraphe au lien entre chamane et forgeron2. Selon lui, «le métier de forgeron vient, au point de vue de l’importance, immédiatement après la vocation de chamane. «Forgerons et chamans sont du même nid», dit un proverbe yakoute. «La femme d’un chamane est respectable, la femme d’un for- geron est vénérable», dit un autre. Les forgerons ont le pouvoir de guérir et de prédire l’avenir.» On a vu que Zishe revenait dans son pays pour prédire l’arrivée des nazis. C’est une «profession généralement hérédi- taire, comme celle de chamane», les secrets du métier se transmettent par initiation. Le père de Zishe est également forgeron. «Leur «pouvoir

1. ibid. p.371-375 2. ibid. p.366-369

83 sur le feu» et surtout la magie des métaux ont valu partout aux forgerons la réputation de redoutables sorciers, d’où l’attitude ambivalente dont ils sont l’objet: ils sont méprisés et vénérés à la fois.» De la même manière, chamanisme et alchimie sont liés. L’al- chimie étant une discipline dont l’objet premier est l’étude de la ma- tière et de ses transformations. L’alchimie avait aussi d’autres buts tels que thérapeutiques (par exemple la recherche de l’élixir d’immortalité) et spirituels. On parle aussi bien de transmutation des métaux que de transmutation de l’âme. Les secrets de l’alchimie s’acquièrent par ini- tiation mais cela ne comprend pas obligatoirement une transmission par hérédité. Tout comme le chamane, l’alchimiste cherche à s’élever par la connaissance dans l’espoir de transcender sa condition. Même s’il n’en est pas directement question, Coeur de verre renvoie à l’alchimie par un grand nombre d’éléments. On a vu précédemment que le récit de Coeur de verre est construit autour de la recherche de la formule du verre ru- bis. Cette recherche n’est pas une pure invention de Herbert Achter- nbusch (dont le roman L’heure de la mort inspira Coeur de verre). Le verre rubis a bien été l’objet d’une quête par les alchimistes du XVII et XVIIIème siècle. Valérie Carré1 s’est penchée sur la question et rapporte divers écrits à ce propos. Dans son ouvrage Le verre rubis à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle, Dedo von Kerssenbrock-Krosick écrit:

«Depuis l’antiquité, les expériences alchimiques auront probablement sans cesse fait ressortir que l’or pouvait donner au verre une teinte rouge; le but était de fabriquer un verre rouge transparent. Le modèle que les verriers et les alchimistes avaient en vue était celui de la pierre pré- cieuse qu’était le rubis, dont l’imitation paraissait pour plusieurs raisons importante.»2

1. ibid p. 261 2 Dedo von Kerssenbrock-Krosick : Rubinglas des ausgehenden 17. und des 18. Jahrhunderts. Mainz 2001, p.12.

84 Valérie Carré ajoute que «l’idéal des alchimistes, la Pierre phi- losophale, obtenue à l’issue du Grand OEuvre, s’appelait aussi la Pierre au rouge qui permettait, par projection, la transmutation en or.»1 Puis elle cite Wilhelm Ganzenmüller qui pose la question de savoir pourquoi la couleur rouge:

«Nous trouvons la réponse dans le fait que la fabrication des pierres précieuses artificielles faisait aussi partie des activités des alchimistes. Pour leur teinture, on utilisait des oxydes de métaux (...) pour la fabrication du rubis ou de l’escarboucle, on préconise plusieurs fois l’or.2 Même si les vitraux des églises montraient les chefs-d’oeuvre de l’art du verre rubis obtenu avec le cuivre, on ne cessa pas de chercher à fabriquer le verre rubis avec de l’or: on espérait ainsi découvrir le secret de la Pierre philosophale.»3

Valérie Carré nous fait remarquer que dans le film d’Herzog, le verre rubis «est toujours entouré d’une aura particulière. Lorsque le verre ap- paraît à l’écran, il a toujours un éclat rouge vif qui plonge la pièce et les personnages dans un reflet rouge qui d’ailleurs intervient également lorsque quelqu’un parle du verre rubis. De même c’est toujours le même extrait musical (Popol Vuh) qui accompagne ces séquences.»4 Le verre rubis, comme toutes les recettes alchimiques ont été transmises par des textes obscurs chargés de symboles. Aussi, le même nom peut qualifier deux ‘objets’ ou ‘sujets’ totalement différents mais l’on peut aussi avoir plusieurs noms pour désigner le même objet. Ceci est particulièrement vrai pour le Mercure mais également pour d’autres termes. Cependant, et c’est là que l’on trouve une autre similitude avec le cha-

1. ibid. p.261 2. Wilhelm Ganzenmüller : Die Alchemie im Mittelalter. Paderborn 1938, p.177 3. Dedo von Kerssenbrock-Krosick. ibid. p.13 4. ibid. p.262

85 manisme, les textes pouvaient aussi faire l’objet d’une interprétation de- mandant de basculer dans une sorte d’état de conscience modifié, sans lequel les chances de compréhension seraient quasi-nulles. Selon René Alleau : «Les alchimistes ont voilé […] non sans de pertinentes raisons dont l’une des plus importantes dut être que le néophyte se trouva dans l’obligation logique de réformer son entendement profane en se pliant à une série d’exercices mentaux dominés par la cohérence et sur-ra- tionnelle des symboles […] A aucun moment, l’alchimie ne sépare-t- elle les transformations de la conscience de l’opérateur de celles de la matière»1.

Fitzcarraldo

1. Aspects de l’alchimie traditionnelle, René Alleau, les éd. de minuit, 1986 p118 & 131

86 Rituels, musique et danse. Cloches des profondeurs Avec Cloches des profondeurs, Herzog plonge au coeur des superstitions russes dans un documentaire qui en aborde plusieurs fa- cettes. Le réalisateur n’hésite pas à tourner certaines situations sous un angle burlesque mais avec le sérieux qu’on lui connaît, si bien que l’on ne sait plus comment percevoir ce qu’il nous montre. Les inventions d’Herzog sont nombreuses. Les «illuminés» qu’il filme sont cependant traités avec beaucoup de respect et leurs quêtes font écho à celle du réalisateur. Ce film s’inscrit dans le champ d’intérêts que Herzog porte aux différentes formes de rituels, principalement au sein de la civilisa- tion occidentale. Même s’il s’agit ici de pratiques prenant leur source dans la religion orthodoxe, Herzog ne s’intéresse pas à une communauté mais à des individus qui s’en détachent par leur approche différente de la religion. Le rituel porte la transformation. Valérie Carré sur ce point, souligne le fait que «les rituels mettent en valeur le passage d’un état à un autre, le moment où la société vacille, qu’elle soit confrontée à des phénomènes occultes ou à des sociétés, une situation et un envi- ronnement inconnu.»1 Le rituel permet à l’individu d’intégrer les trans- formations dues à des causes extérieures. On retrouve différents types de rituels accompagnant les personnages de Herzog. Lorsqu’il s’agit d’exploit sportifs, ces derniers n’apparaissent pas dès le début du film. Herzog suit un mouvement ascensionnel qui présente d’abord ce que l’on peut appeler la préparation afin de bien marquer par la suite le point où s’établira la transformation. De même, la récurrence de l’utilisation de protocoles participe à l’adoption, à l’acceptation des changements et elle est similaire au rituel. La figure du scribe apparaît à plusieurs reprises, dans L’Enigme de Kaspar Hauser, Aguirre et Nosferatu. Le protocole est utilisé dès que la société se trouve face à une menace inconnue, comme dans Aguirre, la colère de dieu où toutes les décisions sont fixées par écrit dans la

1. ibid. p.164

87 première partie du film. L’utilisation du protocole ne fait que renforcer les stéréotypes et marquer la différence entre la société et l’élément in- connu.

Mais revenons au film Cloches des profondeurs. Les premiè- res images d’introduction sont celles d’un homme rampant sur un lac gelé; la caméra recule et le plan s’élargit légèrement, un autre homme se trouve allongé sur la glace, immobile, face contre sol. La musique qui accompagne ce plan est un ensemble de cloches. Puis, de même que le titre apparu précédemment sur fond de ciel bleu («Bells from the deep, Faith and Superstitions in Russia»), un autre titre cette fois annonce «Siberia - On the Upper Course of the Yenisei River». Un homme, face caméra, entame un chant de gorge, ce sont les chants diphoniques des Mongols Turvas, les mêmes qu’Herzog utilise dans Petit Dieter doit vo- ler pour accompagner les images d’archives de la guerre du Vietnam. Le chanteur s’inscrit sur un arrière plan d’eau dont le courant transporte des morceaux de glace. Le chant accompagne toujours la séquence suivante qui nous entraîne dans une habitation où se trouvent plusieurs person- nes comme immobilisées dans leurs activités. Un vieil homme assis sur un lit étudie un bout de papier, trois personnes lui font face, aucun ne parle. La musique s’arrête, un autre homme rentre dans le champ de la caméra et apporte au vieil homme du charbon dans une petite pelle en fer. Le vieil homme entame alors un rituel dont les paroles ne sont pas traduites. Nous suivons tout le rituel puis la femme explique qu’ils ont fait appel à ce vieil homme qui est un chamane1, afin d’aider leur fils malade à se rétablir. La séquence décrite ici se termine par ces mêmes chants, cette fois interprétés par deux jeunes garçons, puis on voit un lac gelé sur lequel se tiennent disséminés des hommes en train de pêcher. La sil-

1. Dans certaines régions de Sibérie, le chamanisme a été officialisé comme faisant partie des religions, c’est le cas de la République de Touva. Les autres religions étant le bouddhisme tibétain et le christianisme orthodoxe. L’URSS avait fait interdire le chamanisme à Touva en 1931.

88 houette de leur posture rappelle une position de prière ou de méditation. Herzog s’intéresse à des individus habités par un sentiment religieux si fort qu’il transparaît par le corps. Les attitudes sont si démonstratives qu’elles sont proches du cliché. L’attention est portée sur le langage de ces corps. Suite à la séquence chez les touvas, un titre annonce ce qui suit : «le rédempteur». Il s’agit d’un ancien policier qui un jour s’est rendu compte qu’en fait il était le Christ. Il se tient debout dans un bois, dans sa toge rouge, face à une femme venue le voir pour apaiser sa peine. La caméra est assez loin des deux personnes qui sont comme une apparition. Plus loin, l’homme parle face à la caméra avec pour arrière plan une vue dominant un fleuve. On voit bien que Herzog s’amuse à user des références iconographiques religieuses, appuyant mais sans pour autant ridiculiser les propos de cet homme. Ses mouvements sont lents, ses mains souvent jointes ou mouvantes selon une gestuelle que l’on attribue automatiquement à la figure du christ. Herzog insiste là- dessus par des plans serrés qui accompagnent leurs mouvements.

Cloches des profondeurs

89 Différents rituels s’enchaînent ensuite, sans qu’il n’y ait de commentaire, ni de lien narratif entre les individus filmés. Puis nous passons à un autre chapitre intitulé «Transmission de l’énergie cosmi- que.» Des bouteilles de toutes sortes remplies d’eau sont déposées en arrivant dans la salle où sont réunies des centaines de personnes dont la majorité sont des femmes. Le guérisseur Alan Chumack se tient sur une scène devant eux et leur demande de se concentrer, les paumes des mains levées dans sa direction, afin de transmettre à l’aide d’une photo, l’éner- gie cosmique dans l’eau apportée. La caméra se place alors dans le dos du guérisseur, le public est en arrière plan et la rangée de bouteilles entre les deux. Le guérisseur commence à faire des gestes susceptibles d’aider à la transmission. C’est alors que Herzog ajoute à ces images le chant d’un choeur qui vient se poser sur les gestes du guérisseur, le transformant en chef de choeur. Cette arrivée quelque peu inattendue de la musique confère d’abord à la scène un caractère comique. Loin du respect silencieux des séquences qui introduisent le film, la beauté des chants suscite cependant une attention particulière au tableau alors présenté. Le guérisseur n’est pas présenté comme un charlatan à écraser par l’ironie mais bien comme un meneur créatif. Un autre guérisseur- sorcier mène une séance où le public (uniquement féminin) rentre peu à peu en transe, manifestant ainsi la possession. Les mouvements du corps retiennent toute l’attention du réali- sateur dans une autre séquence où des personnes viennent se recueillir sur la tombe de Saint Sergei dans le monastère de Zagorsk. Hommes et femmes s’agenouillent, embrassent le sol, se relèvent ou restent très longtemps la tête dans les mains face au sol, se signent, cela plusieurs fois, et enfin embrassent la tombe. Les enfants font ces mêmes gestes avec la même conviction que les adultes, et le chant du choeur du mo- nastère de Zagorsk appuie le caractère solennel du rituel. Tous ces personnages sont en état de transformation que ces rituels tentent de canaliser. Le rituel est ce qui permet l’acceptation du

90 changement au moyen de la répétition. Il a en ce sens un rapport très intime avec la représentation. La représentation engage la répétition tout en intégrant dans le même temps un changement. Représenter signi- fie nommer et par là accepter comme tel. Rituel et représentation sont réunis ici, Herzog trouve un écho à sa propre quête à travers tous ces individus en mouvement. Selon Valérie Carré, il «présente tous ces «il- luminés», au sens noble du terme, comme des créateurs, où les uns sont en quête de la vision libératrice et les autres paraissent être des habitants de la ville engloutie, tel le sonneur de cloches, abandonné à deux ans, recueilli et élevé dans un orphelinat et qui, à travers son travail de son- neur de cloches, se fait compositeur de musique.»1 La ville engloutie fait référence à une légende que Herzog prend pour symbole avec ses séquences sur le lac gelé. La légende est la suivante: «Kitzeh, plusieurs fois détruite par les invasions tartares, aurait été protégée par un archange qui la fit disparaître dans un lac sans fond. Ses habitants depuis vivraient dans un état de béatitude, chantant des hymnes et sonnant les cloches.» Les hommes rampant sur la glace pour tenter de voir la ville engloutie sont une pure invention d’Herzog. Ce sont en fait des hommes complètement soûls qui ont bien voulu col- laborer au tournage. L’homme qui semble méditer, allongé de tout son long face à la glace est tout simplement endormi. Ce qui intéressa Herzog pour ce film fut la rencontre de prati- ques religieuses qui sont le résultat d’un brassage culturel et qui donc revêtent un potentiel de créativité. Sa pratique du cinéma et sa vision du monde se développent dans ce même mouvement, ce même brassage, à travers une vision extatique. Dans ce sens tout artiste est chamane, refusant la fixité et les valeurs établies, devant se mettre en retrait du monde pour mieux l’observer et y revenir avec sa vision. Nous pouvons extraire de La poésie de l’extase et le pouvoir chamanique du lan- gage de Stéphane Labat quelques passages qui illustrent ce propos:

«Le chaman-poète prend conscience qu’il ne vit qu’à travers

1. ibid. p.282

91 des représentations; hors de celles-ci, il pénètre dans l’In- connu et dans la magie. La mort ouvre ainsi un monde que seules les bornes mesquines de la raison tiennent clos. Lors- que la barrière est levée, tout devient possible, et la raison n’a plus aucun sens. Toute la vie des poètes-chamans, toutes leurs techniques servent avant tout à les dégager de cette vision statique du monde afin de la rendre extatique, de déstabiliser cette image figée d’une réalité dont on nous a bourré le crâne. Cela signifie en fait qu’il «perd la raison». La découverte que ce monde n’est qu’une description inculquée depuis la petite enfance détruit toute la raison du chaman. (...)»1 «Il cherche à anéantir en lui toutes les structures établies et institutionnalisées par la société - morale, éducation, habi- tudes- pour faire surgir du fond de lui-même l’instinct fon- damental de l’être, ses fantasmes refoulés comme sa vérité intérieure. (...) transforme des habitudes figées en une vision en mouvement, extatique, qui éclaire le monde d’une lumière nouvelle.(...)»2 «Pour tous les chamans, l’imagination n’est pas l’invention, mais au contraire le moyen de connaissance, de communica- tion avec l’autre monde.»

Les chants, les danses et les musiques sont également assi- milées au rituel et nous les retrouvons dans de nombreux films, sans que cela ne relève obligatoirement d’une manifestation à caractère re- ligieux. Ces trois éléments accompagnent les quêtes spirituelles et sont un moyen d’accéder à l’extase par leur mise en mouvement du corps et du langage. Nous avons abordé plus haut les chants des touvas que Herzog utilise dans deux de ses films, leur présence étant dans Cloches des profondeurs directement associée aux images documentaires, c’est- à-dire que nous avons là une musique diégétique, une musique liée à la

1. ibid. p.157 2. ibid. p.158

92 scène et aux personnages. Mais on remarque que cette pratique est en fait assez rare chez Herzog. Dans le même film on a vu qu’il utilise les chants du Choeur sur la scène du guérisseur. Les chants sont originaires de Russie mais ils n’ont à l’origine pas de liens avec la séance du guéris- seur. Herzog semble ajouter ce qu’il semble manquer à cette séance, afin de justement en accentuer le mouvement et nous amener à le percevoir autrement, en premier lieu dans son inutilité.

93 Il entretient un rapport similaire entre la musique et l’image dans Wodaabe, les bergers du soleil. Ce documentaire sur une tribu no- made du Niger se concentre sur la cérémonie Gereol qui consiste en une danse de séduction exécutée par les jeunes hommes de la tribu. Ces derniers sont maquillés, coiffés et habillés de sorte que les jeunes filles élisent le plus beau et désignent chacune d’entre elles l’homme désiré pour mari. Le film s’ouvre directement sur cette cérémonie où les hom- mes sont face à la caméra, une musique off accompagne la séquence, il s’agit de l’Ave Maria de Gounod dans un enregistrement de 1901. Par ce moyen, Herzog ajoute ses propres codes à la célébration esthétique qu’est déjà cette cérémonie. Il vient mettre en dialogue deux visions esthétiques séparées culturellement, d’un côté celle des Wodaabe et de l’autre celle de l’homme occidental. Là-dessus, Herzog s’explique plus en détail:

« Dans la séquence d’ouverture, on voit les hommes de la tri- bu rouler des yeux, exposer la blancheur de leurs dents, faire des grimaces extatiques et sur la bande son qui accompagne ces images, on entend l’Ave Maria de Gounod, un enregistre- ment de 1901 et chanté par le dernier castrat du Vatican. (...) Un réalisateur de films ethnographiques n’oserait jamais faire une chose pareille, mais moi, en tant que cinéaste, je le fais. Je ne nie pas que l’on puisse apprendre beaucoup de «faits» sur les Wodaabe grâce au film, mais ce n’est pas un documentaire sur une tribu spécifique d’Afrique, c’est plutôt une histoire de beauté et de désir. Même si regarder ces hommes danser sur leurs orteils peut paraître un étrange spectacle à vous et à moi - puisque nous venons d’une autre culture - la musique nous aide à nous transporter en dehors de ce que j’appelle la vérité des comptables. Sans la musique, les images de cet incroyable et bizarre concours de beauté masculin ne nous toucherait pas autant.»1

1. Paul Cronin. Herzog on Herzog. editions Faber and Faber, New York 2002 p.214

94 Ici, la musique est un guide qui accompagne le spectateur au sujet de l’orientation de la scène, tout comme elle accompagne celui en quête d’extase, le religieux, le chamane... La voix du castra est associée à ces visages d’hommes extrê- mement maquillés et vu depuis notre époque, depuis notre culture, la combinaison apparaît étrange. Nous comprenons le rapport établi là par le réalisateur mais ces deux choses restent malgré tout très éloignées de nous, l’une par le temps - il n’y a plus de chanteurs castra- et l’autre par la culture, celle des Wodaabe. Herzog met ici en lien deux phénomènes extrêmes qui ont pour but de susciter un sentiment d’extase tant les moyens mis en oeuvre surpassent la nature de l’homme. Il reste pourtant un questionnement qui est celui de l’appréciation de ses figures par les jeunes filles. Ces hommes ressemblent à des femmes ou même à des travestis et les jeunes filles semblent disparaître derrière leurs voiles qu’elles remettent sans cesse en place à cause du vent. Il faut se rap- peler que les castras sont apparus à cause de l’interdiction aux femmes de se produire sur scène ou à l’ église. Par ailleurs, si cela surpasse la nature de l’homme, on observe que dans la nature ce sont souvent les mâles qui arborent les couleurs les plus riches et qui engagent la parade amoureuse. De même, si l’on se penche sur des éléments plus proches de notre époque et issus de notre culture on trouve également des phé- nomènes exacerbant leur virilité au moyen d’éléments pouvant soulever dans le même temps une certaine ambiguïté. C’est le cas par exemple de certains groupes de Heavy Metal dans les années 80-90 qui voulurent rompre avec une image traditionnelle des hommes en ajoutant à leurs cuirs de la dentelle, des frou-frou et du maquillage. Dans le documen- taire Heavy Metal, voyage au coeur de la bête1, le musicologue Robert Walser raconte au sujet de ces groupes que «pour être très viril, il fallait ressembler le plus possible à une femme. Il n’y avait rien d’autre à faire pour ceux qui voulait vraiment se rebeller, ils ne pouvaient pas s’habiller comme leurs pères.» Cette musique continuait pourtant à être écoutée

1. Heavy Metal, voyage au coeur de la bête. 2007. Sam Dunn ; Scott McFay- den. Couleur, PAL. 98 min

95 par un public principalement masculin qui s’identifiait aux artistes, sans remettre en question leurs appartenances sexuelles. Le chanteur Daniel (Dee) Snider, du groupe Twisted Sister ajoute : «Le Heavy Metal est une musique hétéro-sexuelle très masculine. Quand un type se trémousse sur la scène en pantalon moulant, personne ne croit qu’il veut offrir son sexe aux gens. Les hommes se disent que c’est probablement un baiseur champion et ils aimeraient être dans sa peau.»! Contrairement à une musique d’ambiance qui ne serait là que pour souligner des sentiments déjà présents par l’image ou les dialo- gues, la musique chez Herzog agit en association avec ces derniers, en- crant ainsi le dialogue entre le réalisateur et une culture. Le principe d’association est la technique de l’opéra où les personnages et les évé- nements sont associés à des airs, à des sonorités d’instruments; Herzog a d’ailleurs mit en scène plusieurs opéras. Il montre alors que réunir les contraires, ce que l’on n’ose généralement pas assembler, est parfois un moyen de faire émerger une portée nouvelle.

Wodaabe les bergers du soleil et Heavy Métal, voyage au coeur de la bête > 96 97 Dans The White Diamond, au moment du lâché des ballons avec les coupes de champagne au dessus des chutes, Graham Dorring- ton présente à la caméra le jeune homme que nous avons vu déboucher le champagne et dit «voici notre cuisinier, il adore danser», suite à quoi celui-ci répond «oui, j’aime danser et je voudrais danser le moon-walk à cet endroit maintenant». Ce n’est que bien plus loin dans le film que l’on retrouve ce jeune homme, dansant au bord des chutes sur une musique composée pour cette séquence «Cliff Dance», de Eric Spitzer-Marlyn. Cette musique rappelle les débuts du rap dans les années quatre-vingt et le moon-walk fait référence à cette danse inventée à la même époque par Michael Jackson. Un pas qui donne l’impression au spectateur que le danseur marche à reculons et au ralenti. Cette séquence fait partie des moment où Herzog détourne notre attention de l’expédition initiale pour la porter sur des personnages plus «locaux». Même si ces scènes sont écrites par avance, il y a là de la part du réalisateur, une volonté de nous faire voir cet environnement autrement, notamment à travers le re- gard d’individus extérieurs à cette expédition, comme l’est aussi Marc- Anthony. Jouant sur un registre poétique, à priori sans justification ou au contraire en étant des illustrations un peu exagérées, ces individus tissent d’une autre manière des liens avec l’objet principal (l’expédition en ballon). Par cette danse c’est la notion de suspens inclue dans toute l’expédition qui trouve un écho. De même que le ballon blanc qui vole au-dessus des arbres, de même que le risque qui plane sur l’expédition, le danseur exécute une danse du suspens sur le bord de la falaise. Cette séquence de danse peut par ailleurs rappeler la danse qu’exécu- tent les indiens dans Fitzcarraldo afin d’implorer les esprits du fleuve Pongo que le bateau de Fitzcarraldo s’apprête à franchir, quoique celle- ci étant plus attendue, plus en lien directe avec la logique de l’histoire et la culture des indiens; il en va de même dans Le Pays où rêvent les fourmis vertes où les Aborigènes dansent devant le bulldozer qui failli anéantir leurs croyances. Dans The White Diamond, la danse du moon- walk n’est pas tout à fait du même ordre, il rappelle un rite mais par une référence lointaine, il est un nouveau rite appartenant au cinéma de Werner Herzog, résultat d’un mélange entre différentes cultures.

98 La danse de la poule sur laquelle se termine La Ballade de Bruno a cette même fonction. Cette séquence que nous abordons également dans le chapitre suivant contient toute l’idée du film. Il s’agit d’une danse macabre, la chanson aux résonances country entraînantes est mise en parallèle avec le suicide de Bruno, laissant le spectateur dans une sur- prise dérangeante.

La Ballade de Bruno

99 Bestiaire L’Inconnu se situe pour l’homme d’abord dans la mort mais aussi dans d’autres formes de vie qui nous entourent telles que celle des plantes ou des animaux. Les animaux occupent une place importante dans l’oeuvre de Werner Herzog, et selon Gabrea Radu, «Les films de Herzog ne sont jamais allégoriques. (...) ces films sont des histoires qui se passent entre per- sonnages, animaux et paysages.»1 Werner Herzog nous montre com- ment les animaux tout comme les paysages viennent révéler la nature de l’homme. Il nous montre une vie animale transformée par la vision que porte des personnes tel que Timothy Treadwell sur celle-ci dans Grizzly Man ou encore par sa propre vision. Ces visions ont pour point commun de chercher à transcender le point de vue que l’homme porte parfois sur la vie animale, vision que le réalisateur refuse de voir comme fixe. Herzog écrit dans le prologue de Conquête de l’inutile:

« (...) et la voix de Caruso, qui fait taire toutes les souffrances et tous les cris des animaux de la forêt vierge et arrête le chant des oiseaux. Plus exactement: le cri des oiseaux. Car dans ce paysage inachevé, que Dieu dans sa colère a abandonné, les oiseaux ne chantent pas: ils crient de douleur, s’enfoncent, partout où le regard se porte, comme des géants luttant les uns contre les autres, dans la vapeur d’une Création, qui, ici, n’est pas achevée. Crachant du brouillard et épuisés, ils se tiennent là, dans ce monde irréel, dans une misère irréelle et moi, comme dans la stanza d’un poème écrit dans une langue étrangère que je ne comprends pas, je me sens profondément effrayé.»

Cette nature non-achevée n’est elle pas l’état de tous les en- droits que filme Herzog? Cela le renvoie à une souffrance à laquelle pourtant il ne cesse de se confronter, sachant que cet état de non-achè-

1. ibid. p.189

écho d’un sombre empire > 100 vement est la condition à une vision créative. Mais ce n’est pas lorsque les animaux souffrent que Herzog y trouve matière à transformation, au contraire, c’est lorsqu’ils détiennent pleinement leurs droits sur la nature. La fixité renvoie à la destruction chez Herzog et les animaux en sont les premiers touchés. Dans Les Nains aussi ont commencé petits, le singe est crucifié et est porté en procession qui accompagne la révolte destructrice des nains. De même que ce chameau malade qui ne peut plus se relever, condamné à l’immobilité à la fin du film. A la fin du do- cumentaire Echo d’un sombre empire , un singe fume une cigarette dans la cage d’un zoo dont il ne reste pratiquement rien, le zoo où ont été re- cueillis les lions et les crocodiles de l’empereur mégalomane. «Promets- moi que cette scène sera la dernière», demande Michael Goldsmith à Werner Herzog, «je ne peux plus voir ça». Werner Herzog a fait ressur- gir un passé que certains préfèrent enfouir. Michael Goldsmith a accepté de revenir dessus. Après un retour sur les ruines de l’ancien royaume du dictateur ce singe n’est pas qu’un souvenir, ses gestes appartiennent au passé mais il est encore bien vivant, dernier prisonnier de cette folie humaine.

101 L’hypnose n’est pas seulement réservée aux humains, on re- trouve également son utilisation chez les animaux. Dans Signe de vie les poules sont hypnotisées. On a vu dans un précédent chapitre que Mesmer, qui découvrit l’hypnose appelait cela «magnétisme animal ». Raymond Bellour introduit Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalités par l’histoire suivante:

«le père jésuite Athanasius Kircher. Le premier apparemment, en 1646, à Rome, il imagine d’attacher les pattes d’une poule afin de la coucher sur une planche, de côté ou sur le ventre. Sitôt que la poule a cessé de s’agiter, on trace à la craie sur la planche un trait partant du bec. On peut alors lui détacher les pattes, elle reste immobile, frappée d’une stupeur que Kircher interprète comme une soumission de l’animal à la volonté ex- térieure dont le trait de craie est le signe. Le beau titre donné à l’expérience, «Experimentum mirabile. De imaginatione gal- linae», traduit la dimension somme toute psychique qui la fera tenir, lorsque le mot hypnose existera, comme un lien obligé entre l’hypnose animale et l’hypnose humaine.»

A la fin deLa Ballade de Bruno, un canard, un lapin et une pou- le sont enfermés dans des petits théâtres, jouant un spectacle lorsqu’une pièce est introduite. Bruno met en marche ces trois «spectacle» qui ne s’arrêteront plus jusqu’à l’arrivée des policiers. Sans oublier dans le même film l’oiseau de Bruno, Beo, un oiseau qui parle et dont la voix a le grain d’une bande magnétique. A ce sujet Herzog précise qu’il n’y a eu aucun doublage, qu’il s’agit de la voix réelle émise par l’oiseau. A l’instar des ossements d’animaux que le désert a éparpillé dans Fata Morgana, l’homme a réduit ces animaux, les transformant et les fixant à son image.

Il arrive par ailleurs que Werner Herzog offre une tout autre place aux animaux qui participent alors à sa vision extatique du monde. C’est le cas dans The White Diamond. L’expédition en Guyana menée

102 par l’ingénieur Graham Dorrington a pour but de tester un petit ballon dirigeable qui permettrait par la suite d’aider à l’étude de la canopée dont les ressources en matière médicinale sont encore inexplorées. Après un premier essai stoppé par un problème d’ordre mé- canique qui nécessita une semaine de réparation, le ballon est de nou- veau prêt à voler, Herzog nous fait alors part d’images extraordinaires, uniquement réalisables depuis un tel engin. Après les images du vol au-dessus d’un paysage brumeux, accompagnées par une bande son qui en appuie la beauté, la caméra continue de tourner lorsque le dirigeable atterrit, se retrouvant dans les arbustes. Le plan suivant vient se raccor- der à ce gros plan proche de l’accidentel par un travelling plongé sur les feuilles où se trouve une grenouille qui avance lentement. La bande son est constituée d’une musique qui intègre les sons de la forêt. Puis c’est au tour d’une chenille d’apparaître, en très gros plan, ensuite un serpent. Enfin, le plus significatif pour notre propos est le suivant, la caméra tourne autour d’un tronc d’arbre (il s’agit peut-être même d’une branche) autour duquel tourne en même temps une grenouille. On n’en voit qu’une partie et elle semble fuir la caméra qui se trouve trop près d’elle pour finir par s’enfoncer dans l’écorce qui se détache de l’arbre. Contrairement à ce que l’on a vu précédemment, les animaux que filme Herzog ici sont continuellement en mouvement mais il ne s’agit pas d’un mouvement répétitif dans lequel ils seraient enfermés. C’est celui d’une nature qui vit et qui détient encore ses droits sur un territoire tel que le Guyana. L’iguane qui vient après semble monumental, présen- té dans une position de puissance par un gros plan en contre-plongée. C’est aussi dans cette séquence l’animal qui semble être le plus près du ciel, en haut de sa branche. Un ciel menaçant qui se découpe en arrière plan. C’est clairement une nature régnant en maître que Herzog se plaît à nous montrer ici et on semble proche d’une vision de la nature que l’on retrouve avec le chamanisme et ses pouvoirs de communication avec celle-ci.

103 The White Diamond et La Ballade de Bruno

104 Mircea Eliade aborde dans le même livre déjà cité, «le langage des animaux» qui est commun à différentes pratiques chamaniques. Rappelons ici que Herzog ne cherche pas lui-même cette communica- tion avec le monde animal, disant qu’il n’existe pas de «langage secret des animaux». Cependant, ce qu’il manifeste avec cette approche est certainement une vision qui se veut proche d’un état originel de la na- ture et on retrouve alors peut-être ce qu’il appelle une «Création inache- vée». C’est aussi du sublime dont il est question ici, le sublime com- me état qui réunit tous les contraires. Nous pouvons dès lors faire le parallèle avec ce qu’engage la quête de la connaissance du «langage des animaux» par cette citation de Mircea Eliade:

«Dans de nombreuses traditions, l’amitié avec les ani- maux et la compréhension de leur langue constituent des syndromes paradisiaques. Au commencement, c’est-à- dire dans les temps mythiques, l’homme vivait en paix avec les animaux et comprenait leur langue. Ce n’est qu’à la suite d’une catastrophe primordiale, comparable à la «chute» de la tradition biblique, que l’homme est devenu ce qu’il est aujourd’hui: mortel, sexué, obligé de travailler pour se nourrir et en conflit avec les animaux. En se préparant à l’extase, et pendant cette extase, le chaman abolit la condition humaine actuelle et retrouve, provisoirement, la situation initiale. L’amitié avec les animaux, la connaissance de leur langue, la transforma- tion en animal, sont autant de signes que le chaman a réintégré la situation «paradisiaque» perdue à l’aube du temps.»1

1. ibid. p.93

105 Grizzly Man

106 Grizzly Man Le terme de «syndrome» utilisé par Eliade renvoie à un écart par rapport à la norme mais signifie aussi la fine frontière existante avec la maladie, le caractère pathologique qu’une telle quête peut comporter et qui fait partie de l’initiation chamanique. Treadwell aura en effet cherché à abolir sa condition humaine, non pas de manière provisoire comme le fait le chamane mais en cher- chant à retrouver cet état animal et à le fixer, et on peut dire que c’est ce qu’il réussi à faire par sa mort. Rappelons l’histoire de Grizzly Man: Timothy Treadwell passa treize ans à étudier les grizzlis en Alaska. Il partait chaque été en im- mersion durant quatre mois sur le territoire de ces animaux sauvages afin de pouvoir les filmer et par la suite les protéger en sensibilisant le public à leur condition. Treadwell était une personne à la nature instable qui se sortit de l’alcoolisme grâce à cette passion. Il finit par mourir le treizième été avec sa compagne, tous deux dévorés par un grizzli. He- rzog disposait d’une centaine d’heure d’images tournées par Treadwell et alla tourner des interviews des proches de Treadwell. La vision qu’avait Treadwell des grizzlis s’est peu à peu dé- formée à mesure du temps qu’il passa à leurs côtés, laissant souvent apparaître une vision idyllique de ces animaux. Herzog s’oppose claire- ment à sa vision et s’en explique dans l’entretien mené par Emmanuel Burdeau dans Manuel de Survie:

«Le grand public a une vision sentimentale et anthropo- morphique de la nature. Je parle de civilisations hautement technologisées, comme la France, un pays qui a produit La Marche de l’empereur (Luc Jacquet, 2005), ou l’Amérique, qui a donné naissance à Walt Disney, ou encore le Japon, qui a également sa propre vision de la nature. Ma vision n’a rien à voir avec ça. C’est la raison pour laquelle La Marche de l’em- pereur et mon film sur l’Antarctique, Encounters at the End of the World, sont en un sens des films ennemis. Des ennemis naturels. Je crois que c’est très bien de déclarer les hostilités

107 à un tel ennemi! Ou de déclarer les hostilités à la vision de la nature selon Walt Disney. En vérité, ce n’est pas Walt Disney que je vise, mais la disneyisation du monde civilisé. Il y a de ça chez Treadwell, même s’il serait injuste de le résumer ainsi.»1

En introduction, Herzog nous dit que Treadwell a tenté d’échap- per à sa condition humaine et de se lier avec les ours, d’entrer dans leur monde. Il s’est autoproclamé gardien des ours et de cette région. Il a permis certes «des aperçus de la nature auxquels nous n’aurions jamais pu avoir accès s’il n’avait pas été là pour les prendre» mais en faisant cela, il a aussi franchi une frontière dangereuse, celle qui sépare l’hom- me de l’animal. Treadwell est d’abord présenté par Herzog comme étant conscient de la dureté de la vie animale. On le voit répéter dans ses enregistrements combien sa démarche est dangereuse, qu’il peut sentir la mort dans tout son corps lorsqu’il se trouve à à peine quelques mè- tres de ces animaux. Nous partageons ces poussées d’adrénaline lorsque dans certaines scènes il se trouve au plus près des animaux tout en étant très attentif à leur comportement, à l’affût de tout signe d’agressivité. Si tel est le cas il s’écarte de l’animal avec une grande prudence. Ces moments de purs suspens se situent sur la frontière qui sépare l’homme et l’animal, frontière qui semble disparaître pendant une fraction de se- conde. Cette illusion fait rapidement place à la dure réalité, très vite après on le voit s’effondrer devant la cruauté de la nature, c’est la chute qui suit l’envol, comme lorsqu’il se filme allongé près du renard mort, exprimant une profonde incompréhension. C’est à ce moment que He- rzog énonce clairement en voix off son désaccord avec Treadwell en disant : «il avait l’air d’ignorer le fait que le monde est dur dans la na- ture.» Puis il ajoute «je crois que le dénominateur commun de l’univers n’est pas l’harmonie mais le chaos, l’hostilité et le meurtre». Même si Treadwell était conscient du danger, en un sens il ne voulait pas l’accep-

1. ibid. p.48

108 ter; sa manière qu’il avait de parler du risque qu’il prenait était comme pour se le rappeler à lui-même, face à une caméra qui devint plus qu’un outil d’enregistrement, plus que son seul compagnon : «il a commencé à scruter son être le plus secret, ses démons, ses extases. Fixer l’objectif d’une caméra avait quelque chose d’une confession» nous dit Herzog dans le film. De même qu’on le voit confesser les excès de sa vie passée à un renard allongé près de lui et qui revenait le voir chaque été. Parfois, il interfère directement sur la nature, toujours dans son but d’aider les ours. Avec une certaine fierté, il nous montre le pas- sage «navigable» qu’il a créé dans le courant de la rivière afin d’aider les poissons à le passer et ainsi permettre aux ours de se nourrir. Cela ne suffisant pas à rétablir le manque de nourriture dont souffrent les grizzlis, on le voit sous sa tente invoquer une aide venant «d’ailleurs», demandant l’arrivée de la pluie. Il rentre dans une colère infantile, refai- sant la prise à deux fois. Le plan suivant est le même, selon ses dires il a été filmé un ou deux jours après, il pleut et il remercie tout ce qu’il avait invoqué :«Dieu, Allah, le truc hindou qui flotte...». Vers la fin, Herzog interroge un spécialiste des grizzlis au sujet du braconnage. Celui-ci répond qu’il y en a peu dans cette région. Après l’entretien, une séquence filmée par Treadwell le montre observant un groupe de personnes. Il est caché et on peut voir ces personnes observer et jeter quelques pierres à un ours un peu trop proche. Treadwell est révolté puis dans un autre plan il porte notre attention sur des traces laissées par ces hommes. Un message est gravé sur un tronc d’arbre au sol, il y est inscrit «Salut Timothy, on se reverra l’été 2001». Un peu plus loin il y a une petite pyramide de pierres avec un smiley dessiné sur la première pierre. Treadwell dit «c’est comme si ils me regardaient». La vision et l’interprétation de ces signes humains semblent pour lui complètement modifiées. Il est effrayé, révolté et pris dans sa paranoïa, ces visiteurs sont pour lui des intrus venus empiéter sur son territoire et les messages laissés sont à ses yeux des mises en garde. On le verra aussi s’attaquer violemment aux parcs nationaux, seul face à sa caméra. L’acteur prend le dessus sur le réalisateur, sa rage

109 se transformant en folie dont il n’est plus maître. Pour Herzog, Tread- well est en guerre contre les humains et la civilisation elle-même. Pour clore le film, Herzog commente la dernière cassette filmée par Treadwell juste avant sa mort, réaffirmant son désaccord avec celui- ci. Sur l’image d’un ours dont la tête est filmée en gros plan, Herzog dit qu’il ne voit que «la colossale indifférence de la nature, il n’existe pas un monde secret des ours». Les yeux de l’ours que l’on voit à l’écran, «ce regard vide, n’exprime qu’un vague intérêt pour la nourriture.» Mais il ajoute aussi que la question de savoir si Treadwell avait raison ou tort disparaît avec sa mort, laissant des images qui se situent au-delà d’un documentaire animalier. Elle sont dit-il «un regard sur nous-même, sur notre nature, donnant alors une signification à sa vie et à sa mort.»

Grizzly Man >

110 111 4. Paysages

Le paysage chez Herzog occupe une place importante et n’est jamais un simple décor. Ces paysages sont davantage liés à des images mentales dont les références sont d’ordre archétypales. Ces images font appel à notre nature profonde, celle qui n’a pas besoin de point de re- père d’ordre culturel pour en décripter le sens. Nous sommes face à des images à la fois transparentes et opaques. Le paysage relève davantage du mythe chez Herzog et l’ana- lyse qu’en fait Deleuze (voir p.16) trouve un écho dans le regard de l’auteur chinois Yuan Mei (1716-1797) sur un certain «mont du Dra- gon Jaune» que cite Augustin Berque dans Les Raisons du Paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse :

« Au temps où le ciel et la terre étaient encore confondus, le souffle cosmique était diffus, la terre et l’eau se fondaient en une masse indistincte au coeur de laquelle se mêlaient des pierres souples comme des nouveaux-nés. Un jour, le ciel se mit à flotter tandis que la terre s’effondrait; caressés par le vent qui se levait, le sable vola et l’eau se retira. Les astres se dispersèrent dans le ciel et les pierres sur la terre. D’étranges configurations se formèrent...»1

Nous avons vu dans le premier chapitre que la montagne est un élément qui revient très souvent dans cette oeuvre et qu’elle vient accompagner l’idée d’héroïsme. La montagne se présente nettement dé- coupée, puissante et sublime dans Gasherbrum, la montagne lumineuse ou encore Le Cri de la roche. Sa présence est pour les personnages équi- valente à un individu dont ils peuvent mesurer la taille et par là-même se mesurer. Mais la montagne est aussi parfois accompagnée de brouillard,

1. Les Raisons du Paysage, de la Chine antique aux environnements de syn- thèse. Augustin Berque. Editions Hazan, 1998 p.97-99

112 élément que l’on retrouve souvent dans les films de Herzog. Le brouillard transporte la montagne, la suspend dans le ciel, élevant en- core davantage ses sommets et minimisant les chances pour l’homme de les atteindre. Le brouillard emporte le paysage dans le domaine de l’irréel, le transforme, brouille ses contours et ainsi il en va de même de notre perception. Dans The White Diamond, une séquence évoque les peintures de Kaspar David Friedrich où le brouillard coule au milieu des montagnes et dont le mouvement est accéléré. Le brouillard est aussi une rencontre entre le ciel et la terre. Il annonce aussi la disparition et peut être perçu comme une menace. Nous verrons dans un dernier chapitre que la question de la disparition est récurrente dans l’oeuvre de Werner Herzog. Présentant à la fin deGrizzly Man les dernières images que Timothy Treadwell fit de lui quelques heures avant sa mort alors qu’une forte tempête se prépare, Herzog ajoute en commentaire off «il semble hésiter à quitter la dernière image de son film». Il faut alors aussi remarquer les gouttes qui viennent peu à peu brouiller l’image, faisant disparaître Treadwell comme dans un brouillard. Les films de Werner Herzog font appel aux éléments terre, eau, air et feu. Dans Coeur de verre le feu est dans un premier temps le feu de la création, nécessaire à la fabrication du verre et donc sans cesse entretenu dans la verrerie. Les fourneaux sont souvent filmés en gros plan. Puis il devient le feu de la destruction, Goldfinger prétendant avoir trouvé le secret du verre rubis - le sang- met le feu à la verrerie. Le feu tient aussi une place importante dans le film Leçons de ténèbres, où les hommes travaillent à éteindre les puits de pétrole en feu pour ensuite les rallumer. On peut aussi remarquer qu’ici le feu est associé au pétrole, l’or noir. Le feu destructeur du volcan plane sur le film La Soufrière sans jamais apparaître. La terre et l’air sont toujours reliés, notamment par les principes d’élévation et de chute, mais aussi par les arbres et les montagnes qui constituent les paysages. L’arbre est dans certains cas l’élément qui amortit la chute, dans Les Ailes de l’espoir et The White Diamond. Des images de tornades ouvrent le film Le Pays où rêvent les fourmis vertes. Cet élément imprévisible qui est un lien visible entre le

113 ciel et la terre renvoie à d’autres éléments essentiels du film tels l’évo- cation des fourmis vertes et l’avion qui vient les symboliser. Les torna- des sont des manifestations engendrant la fascination de celui qui les regarde, on peut facilement associer leur formation à un bras géant qui matérialise le ciel venant remuer la terre, splendeur et destruction coha- bitent dans une forme visible de la force des éléments naturels. Parfois la terre est filmée depuis le ciel et occupe entièrement le champ de la caméra, dans Fata Morgana par exemple. Dans The White Diamond, eau et air viennent s’associer. Les chutes du Kaieteur occupent une place presque aussi importante que celle du petit dirigeable. Elles seraient un danger si celui-ci venait à les survoler de trop près. En effet, une séquence vient en démonstra- tion à ce qui se passerait dans un tel cas. Pour cela, deux ballons de baudruche gonflés auxquels sont suspendus des coupes de champagne sont lancés en direction des chutes et l’on peut voir que les deux ballons ne résistent pas longtemps aux courants d’air produits par les chutes. Seuls les martinets, ayant fait leurs nids derrière celles-ci, réussissent à défier cette puissante masse d’eau. Ils volent rassemblés, tout autour des chutes, créant ainsi une forme légère et mouvante contrastant avec l’épais rideau d’eau. Les images que crée Herzog viennent isoler ces deux mouvements contraires, sans début ni fin, sans repère spatial, dans deux séquences. Il touche alors à un mouvement proche de la transe, un vertige qui provoque l’extase et qui vient rappeler la séquence des flamands roses filmés depuis le ciel dansFata Morgana. Il faut noter que l’élément eau est omniprésent dans ces films bien que souvent il s’agisse de fleuves et non pas d’océans. Le fleuve marque les limites, les territoires mais est aussi est un lien, un guide. Aguirre se laisse emporter sur son radeau, le fleuve étant la seule ouver- ture, le seul chemin envisageable qui permet de repousser la venue de la mort au sein de la forêt primaire. De même, Julianne Koepcke la survi- vante du crash aérien a survécu en suivant le cours de la première rivière rencontrée, lui permettant alors de trouver de l’aide après des semaines passées dans la jungle. Ces paysages sont toujours en mouvement, la chaleur qui se

114 dégage des sols désertiques dans Fata Morgana et Le Pays où rêvent les fourmis vertes fait onduler leur image, seul le paysage de Leçons de ténèbres est cristallisé, figé par l’homme, mort.

The White Diamond

115 Le paysage n’est jamais seul dans les films d’Herzog; même les contrées les plus inhospitalières sont occupées par l’homme qui ne cesse de vouloir s’y confronter et qui dans le même temps transpose sa pensée faisant de la nature sauvage un support à son imagination. Géographiquement parlant, tous ces paysages n’inscrivent pas le film et son histoire dans un endroit précis du globe. Ce n’est pas le paysage qui le «dira» mais Herzog lui-même en voix-off ou bien un personnage ou encore ils resteront des images de territoires imaginaires. Car même si le spectateur sait qu’il s’agit de l’Alaska, du Kenya, de l’Australie, du Pérou ou encore de la Bavière, ces paysages finissent par se confondre. Nous avons vu que Werner Herzog n’hésite pas à utiliser certains plans plusieurs fois, dans des films très différents. Utiliser des images filmées en Australie sur une île (les crabes sur l’île de Pâques) dans un film dont le récit se déroule entre la Pologne et l’Allemagne ne lui pose aucun problème car ce qui compte avant tout est l’idée véhicu- lée dans ses images. De la même manière, dans Nosferatu, Fantôme de la nuit, les paysages ont été filmés dans des endroits très différents tels que Monument Valley ou le parc du Yellowstone aux états-Unis. Le réa- lisateur dit qu’il a pour ce film «déclaré tous les paysages Bavarois»! Il s’agit là non seulement d’une transposition formelle - ces paysages ont les mêmes attributs (même végétation, même roche, ...) - mais encore plus d’en dégager «l’esprit du paysage» qui est en fait celui de l’homme transposé sur le paysage. Au sujet de la transposition du paysage dans la tradition esthé- tique chinoise, Augustin Berque écrit dans Les Raisons du paysages :

«Dans la raison paysagère de cette partie du monde, ce qui compte au fond, c’est moins la forme apparente de l’environ- nement que ce qui la motive, la dynamise, et qui peut ainsi en infuser le sens dans tous les domaines de la représentation, quelle qu’en soit la forme objective.»1

1. ibid. p.94

Leçons de ténèbres > 116 7

117 Les Ailes de l’espoir et Grizzly Man Les Ailes de l’espoir et Fata Morgana

II. Individu, langage, disparition

121

1. Individu et société

Werner Herzog s’intéresse au moment où l’individu vient se séparer de la société ou d’une communauté. Cette séparation se fait soit de manière volontaire, soit elle est subie par l’individu qui tentera alors de prendre un autre chemin et continuera à affirmer son appartenance au monde des vivants. Timothy Treadwell n’aura pas abandonné sa quête, au prix de sa propre vie, Julianne Koepcke marchera à travers la jungle jusqu’à ce qu’elle trouve secours, Steiner continue à sauter même si il est écarté de la compétition, pour avertir les autorités du risque encouru par les skieurs si elles ne se décident pas à prolonger la zone d’atterris- sage. Même dans les situations les plus désespérées, ces hommes et ces femmes sont en mouvement. Pour certains c’est un mouvement de révolte, pour d’autres, un mouvement nécessaire à la survie ou en- core un mouvement de renoncement inexplicable. Reinhold Messner et son compagnon doivent effectuer l’ascension des deux sommets en une seule fois, le plus rapidement possible pour minimiser l’exposition au danger, réduire leur équipement...

le guide et l’exclu Plus récemment, Encounter at the End of the World (2007) - un documentaire filmé en Antarctique où Herzog accompagne une com- munauté scientifique - s’attache à suivre chaque individu en montrant comment ils en sont venus à se détacher de notre société. Dans ce film, une séquence s’arrête sur un pingouin qui part dans une direction oppo- sée à celle que tous les autres pingouins de la colonie prennent. Le pin- gouin semble déterminé, comme poussé par une raison inconnue, vers une mort certaine. Ajoutons que Werner Herzog oppose ce film à celui de Luc Jacquet, La Marche de l’Empereur1 (2005). Avec ce pingouin

1. La Marche de l’Empereur, 2005. Luc Jacquet. 1h 25min

123 il ne s’agit pas pour Herzog de faire une incursion dans la vie de ces mammifères (il ajouterait d’ailleurs à cela, qu’au même titre que pour les ours dans Grizzly Man, il n’existe pas de vie secrète des pingouins) mais davantage de créer une correspondance. Ce pingouin représente à lui seul tous les personnages auxquels le réalisateur à fait une place dans son oeuvre, des individus qui prennent une direction opposée à la so- ciété, même si la mort se trouve parfois au bout du chemin. Cependant, dans le cas du pingouin, ce qui s’apparente à un renoncement - celui de la migration naturelle de la colonie - peut être vu également comme une quête dont les raisons demeurent inexpliquées. Si ce comportement s’explique par la sélection naturelle signifiant que ce pingouin est trop faible pour suivre la colonie, pourquoi ne tente-t-il pas de migrer avec ses autres congénères, au risque de ne pas pouvoir suivre et de mourir au premier obstacle rencontré? Le pingouin ne semble pas faible, son pas est vif, il se dirige droit vers l’étendue de terre glacée. Peut-on utiliser le terme de folie en ce qui concerne le comportement animal? Les frontières existantes entre l’exclu et le guide, le mépris et la fascination sont suspendues dans l’ oeuvre du cinéaste. L’homme qui se proclame guide prend le risque d’être exclu et de ne pas être suivi jusqu’au bout de sa quête car celle-ci se caractérise par un dépas- sement de certaines limites, c’est le cas extrême du dictateur Bokassa mais aussi d’Aguirre et de Timothy Treadwell. Mais c’est aussi Fini Straubinger qui dans Pays de Silence et d’Obscurité rend visite à de nombreux aveugles et sourds afin de leur montrer que le contact avec le monde extérieur est toujours possible. La figure du guide religieux comme on l’a vue est présente dans Cloches des profondeurs mais aussi dans deux autres documentai- res réalisés tous les deux en 1980, soit dix ans plus tôt, Huie’s Sermon et God’s Angry Man sur lesquels nous reviendrons pour parler de la place du langage dans l’oeuvre d’Herzog. Herzog se fait guide pour le spec- tateur, le monde qu’il construit est constitué d’univers créés avec et par ses personnages, imprégnés de fiction et de réel, si bien que ce à quoi nous accédons n’est jamais totalement inconnu. Herzog s’est construit ses propres mythes, reliant des personnes, des paysages, des récits de

124 la même manière que l’alpiniste Reinhold Messner imagine tracer des lignes lorsqu’il arpente les plus hauts sommets de la planète. Bien que la solitude accompagne les quêtes de certains person- nages, ils construisent à leur manières d’autres liens avec l’extérieur. Tout d’abord il y a le désir de communiquer l’expérience vécue. Ce désir est provoqué par Herzog lorsqu’il va à la rencontre de Julianne Koepcke, Dieter Dengler et Michael Goldsmith avec lesquels il revient sur les traces d’un passé douloureux. Treadwell fait part de son expé- rience à la caméra qui l’accompagne dans toutes ses expéditions. Par ailleurs, comme le souligne Herzog dans le film, celui-ci n’était pas toujours complètement seul comme il voulait le faire croire. Sa petite amie avec laquelle il périt l’accompagnait souvent. Cette médiation avec la caméra est équivalente dans God’s Angry Man où le pasteur Gene Scott rentre dans des colères monstres devant la caméra de l’émission qu’il anime, tentant de convaincre les téléspectateurs d’apporter les promesses de dons. Ou encore il reste si- lencieux devant celle-ci disant qu’il ne dira plus rien tant que des dons supplémentaires n’apparaissent pas. Nosferatu trouve en Lucie un lien avec les mortels par un pou- voir télépathique. Zishe, cherche à avertir son peuple de l’arrivée des nazis, son seul soutien est son petit frère.

démarche et place du réalisateur, Expérience « Pour comprendre sa propre vie, il faut aller la chercher à la source et donc devenir soi-même son propre créateur» affirme Stéphane Labat1.

Les figures «herzogiennes» sont en quelques sorte des avatars du réalisateur lui-même. Elles sont ce qu’il aurait pu devenir : «un fou des avions comme Dieter; une terreur des tournages comme Kinski; la victime d’un crash d’avion comme Julianne Koepcke; un allumé de

1. ibid. p.435

125 la vie sauvage comme Timothy Treadwell», pour reprendre les propos d’Emmanuel Burdeau dans son introduction de Manuel de Survie1 . Herzog et ses personnages remettent en cause les valeurs éta- blies, les bousculent afin de leur redonner mouvement. Les personnages Herzogiens cherchent, à travers leurs combats et leurs quêtes, à aller à l’encontre de la fixité et ils deviennent créateurs de leur propre vie. Il n’est certainement pas nécessaire de revenir dans le détail sur les faits qui, dans les années 70 firent scandale et par là même participè- rent à la construction du mythe du réalisateur mais cette part éclaire, de manière additionnelle, la vision que cet homme porte sur notre monde. Sa volonté d’utiliser un vrai bateau dans Fitzcarraldo se justifie éga- lement par un désir de mettre les choses en mouvement; un bateau en carton pâte et une forêt équatoriale reconstituée sous serre ne véhiculent qu’arrêt et fixité. Toutefois les expériences de tournages ne ressemblèrent pas toutes à celle de Fitzcarraldo et Herzog n’est pas un homme sans li- mites comme certains aiment à penser. Dans Manuel de Survie il ex- plique que le film Gasherbrum, la montagne lumineuse n’était en fait au départ qu’une expérience visant à tester les conditions de tournage en montagne en vue d’une fiction sur le K2 (Karakorum), le deuxième plus haut sommet du monde après l’Everest. Il dit : «J’aurais pu écrire le scénario en quelques jours à peine, mais je ne voulais pas me lancer dans la conception d’une fiction sans avoir eu préalablement une expé- rience pratique de ces montagnes. Quand vous montez à Gasherbrum, vous marchez le long d’un glacier pendant les derniers 220 kilomètres. Les derniers 80 kilomètres sont une bande de glacier comparable à une rivière dont la largeur mesurerait un kilomètre. Avec un glacier sur le côté, depuis lequel vous pouvez voir le K2. Avoir vu ça, avoir marché là m’a fait comprendre quels risques il aurait fallu courir pour y tourner un film de fiction. Il eût été stupide de seulement essayer. J’ai donc aban- donné le projet.»2

1. p.24 2. p.79

126 Dans son livre Sur le chemin des glaces, Herzog nous fait part de la place importante que tient l’activité de la marche dans sa vie. Cette marche effectuée entre Munich et Paris afin de contrer la mort de Lotte Eisner (voir p.30) devient aussi un support en mouvement pour l’imagination d’Herzog, il dit alors pouvoir s’imaginer des matchs de football ou des films entiers. Marcher, tracer des lignes sont des activités nécessaires à sa remise en cause d’un ordre fixe. Cette démarche ne va pas sans rappeler celle de l’artiste Richard Long qui matérialise dans l’espace ses longues marches à travers des territoires choisis. Nietzsche s’élève contre ceux qui prétendent créer en restant immobiles:

«On ne peut penser et écrire qu’assis (Flaubert). - Je te tiens là, nihiliste! Rester assis, c’est là précisément le péché contre le Saint-Esprit. Seules les pensées qui nous viennent en mar- chant ont de la valeur.»1

La marche, l’expérience des tournages sont pour Herzog com- me les danses qui permettent au chaman d’entrer en transe et d’accéder à une conscience élargie du monde. Herzog précise cependant qu’il ne marche «que pour des raisons essentielles». Hervé Aubron écrit aussi :

«La marche d’abord, l’écriture ensuite, le vol enfin. La mar- che est ce geste dont le rythme tient à la fois de la répétition pure et de la progression: chaque pas est le même, et pourtant chaque pas est une avancée. C’est une puissance qui s’affirme en se niant, selon la riche équivoque de ce petit mot, pas. On peut l’exprimer dans les termes de Herzog lui-même, consi- gnés à la date du samedi 7 décembre 1974 alors qu’il va à pied de Munich à Paris, afin d’empêcher par le pouvoir conjurateur du pas la mort annoncée de Lotte Eisner: «J’ai marché, mar-

1. Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, Le cas Wagner-Nietzsche contre Wagner. L’Antéchrist, Quatrième éditions. Paris. Société du Mercure de France. Traduit par Henri Albert p. 113

127 ché, marché.» (...) Quand au vol, ce grand rêve resté inassouvi, il serait l’ab- solu d’une écriture sans support de page, d’une marche sans appareil de sol: l’expérience indépassable d’une réalisation évanouissante. Très précisément: une puissance qui ne réalise rien mais ne retombe pas.»1

Aller à la rencontre d’histoires et d’individus tels que Julianne Koepcke dans Les Ailes de l’espoir ou Dieter Dengler semble être pour Herzog une manière de faire apparaître concrètement ce qu’il aurait pu vivre lui-même. On sait qu’il devait prendre le même avion que Ju- lianne Koepcke le jour où le crash a eu lieu, Julianne était la seule survi- vante. Comme Dengler, il rêvait aussi de devenir pilote, aurait-il pu être confronté à ce que ce dernier a vécu? Dans Encounter at the End of the World, Herzog rencontre des individus qui se retrouvent en Antarctique, comme si ce territoire était le dernier où il est encore possible de se réfugier, au bord du monde, en attendant de trouver des terres vierges à parcourir. L’exploratrice qui évoque ses anecdotes de voyages pourrait fournir une matière considérable inscriptible dans l’oeuvre du cinéaste, cette femme est un des nombreux doubles du réalisateur. Un autre ne peut faire le récit d’une expérience traumatisante tant cela lui est dou- loureux mais à la place montre le contenu du sac dont il ne se sépare pas, toujours prêt à partir ou à faire face à une catastrophe. Il en sort un véritable kit de survie dans lequel on trouve même un radeau qui peut être monté rapidement. Mais les véritables aventures humaines n’exis- tent plus pour Herzog, de même que les étendues de glace qu’il espérait rencontrer se font rares. Au lieu d’être laissé en paix, ce territoire est le terrain de jeux par exemple de ce record-man ridicule qui multiplie les quêtes-record sur tous les continents (marcher avec une bouteille de lait en verre en équilibre sur le haut de la tête, avancer en roulade avant ou sur un bâton sauteur). Les aventures ont été remplacées par des quêtes superficielles, des collections de records sans aucune dimension

1. ibid. p.21

128 spirituelle. Dans son interview, le record-man dit se représenter l’An- tarctique comme la lune, un territoire pur et silencieux. A cela Herzog fait une transition avec une image où l’on voit un gros tracteur se diriger vers une grande boule blanche qui fait partie de l’équipement de la sta- tion polaire McMurdo. «L’Antarctique n’est pas la lune, même si cela y ressemble parfois. Et déjà sur cette planète, McMurdo préfigure ce à quoi ressemblerait une base spatiale dans le futur» dit-il. On serait tenté de parler d’un rapport au destin que Herzog questionne lorsqu’il part questionner des individus au parcours incroya- ble. Cependant celui-ci refuse d’en parler dans ces termes. La notion de destin semble pour lui trop détachée du réel vécu. Il faut dans ce cas peut-être dire que la part sombre de ces récits est un contrepoint aux expériences extatiques. Il s’agit de chutes sans lesquelles l’envol ne peut être aussi fortement vécu; nous reviendrons plus tard sur la notion de chute qui est omniprésente dans cette oeuvre. Le fait que le réalisa- teur lie sa propre expérience à celles auxquelles il s’intéresse est mis au second plan dans ces films. Cependant, cela lui permet une approche de ces individus qui serait certainement très différente si ce lien n’existait pas. De ce fait, ces films prennent une dimension qui va bien au-delà du «reportage émotion». Accompagner ces personnes bien des années plus tard sur les lieux de leurs drames passés a été la démarche effectuée pour les filmsLes Ailes de l’espoir, Petit Dieter doit voler et échos d’un sombre empire. Cette démarche est de même nature que celle de tour- ner sur des sites naturels pour réaliser des films de fictions. «Rejouer» l’expérience passée pour Dieter ou chercher les restes de l’avion encore enfouis dans la forêt pour Julianne sont bel et bien de nouvelles expé- riences sur lesquelles le passé flotte comme une couche de brouillard. Les récit s’apparentent à des cauchemars, à des expériences si éloignées de la réalité qu’il était nécessaire pour Herzog de les rattacher à quelque chose de concret. Malgré ce que l’on attend, ce n’est pas l’utilisation des images d’archives qui vient jouer ce rôle, bien au contraire, ces images sont en quelque sorte l’illustration, la part de projection que fait Herzog sur ces récits et elles ne viennent qu’appuyer le caractère abject, halluci- nant de ces expériences. Il s’agit pour chacun de revenir sur ce moment

129 de leur vie où tout fut en suspens, un arrêt après lequel rien ne pouvait être comme avant. Les lieux même où se sont déroulées ces histoires semblent se situer hors du temps et de l’espace: la République centra- fricaine, le Vietnam pendant la guerre et la jungle amazonienne du Pé- rou. Toutes ces zones ont en commun un climat tropical, dont les forêts denses se montrent comme étant de parfaits décors dans lesquelles les limites de l’être humain s’effacent. Mais ces individus ont survécu aux puissances dévastatrices et avec eux, Herzog s’en va en chercher les traces. L’expérience et les sensations sont reléguées au passé et c’est avec le cinéma que Herzog cherche à les éterniser. Les gestes et la pa- role du présent cherchent à retrouver le passé pour mieux le conjurer, par la répétition, ils provoquent le mouvement et l’arrêt. Avec S21 - La Machine de mort Khmère rouge1 réalisé en 2002, Rithy Panh présente une démarche similaire en réunissant vingt-cinq ans après victimes et bourreaux dans les lieux mêmes de l’horreur, le camp S-21, désormais transformé en musée du génocide. La froideur qui accompagne les ges- tes et les paroles répétés une dernière fois intensifie la portée des scènes. La mémoire se reconstruit.

1. S21 - La Machine de mort Khmère rouge, 2002. Rithy Panh. 1h 41min

130 Richard Long. «A walking and running circle.» 2003

écho d’un sombre empire > 2. La place du langage dans l’oeuvre de Werner Herzog apprivoiser, posséder, exploiter

«Le langage chamanique est doté d’une vie propre; il n’est pas simplement une représentation de la vie, mais une action sur le monde. (...) L’action de traduire une pensée est révolue. Le verbe poétique a une réalité physique, un pouvoir de ré- sonance sur la matière et sur l’esprit, sur l’espace et le temps, loin de l’activité illusoire de «communication» dans laquelle nous emprisonnons notre langage.»1

Werner Herzog touche à l’incommunicable, cherche la pureté dans le silence et dans cette quête du sublime, le langage, et la parole omniprésente, font jaillir la perturbation. Cette contradiction ne se ré- sout pas en apposant les termes incommunicabilité et silence ou com- munication et langage. Dans cette oeuvre, le langage est tour à tour opa- que, obscur, trompeur, dense, transparent, figé, musical, métaphysique, silencieux, bruyant, primitif,... Herzog nous amène à reconsidérer son apprentissage, son utilisation, sa perception, nous rappelant ainsi qu’il est une matière qui peut être transformée et pas seulement un prolonge- ment de la pensée.

Utilisation de la voix off / texte Il est frappant de voir, ou plutôt d’entendre une voix off qui accompagne toute une oeuvre cinématographique, une voix off faisant son entrée à la manière d’une vedette, et qui parfois précède même les images à l’écran. Bien souvent il s’agit de celle de Werner Herzog, iden- tifiable très rapidement par son grain, son fort accent allemand et l’arti- culation extrême de chaque mot.

1. La Poésie de l’extase et le pouvoir chamanique du langage. Stéphane Labat. p.332

132 Hervé Aubron dresse un portrait de cette voix que l’on ne peut détacher du réalisateur :

«Mais voilà : le logophobe de la Tokyo Tower (Wim Wenders, Tokyo-Ga.19851) est aussi un redoutable orateur. Ce paradoxe affecte l’oeuvre entière, une des plus parlantes qui soient : la voix off y est omniprésente et souvent dite par Herzog en personne, quand il ne se filme pas en pied dans ses documen- taires. On l’entend ici : c’est un conteur insatiable, multi- pliant anecdotes et paraboles avec un goût des effets et des inflexions vocales - une clarté très travaillée de la syntaxe et du débit, une articulation extrême, une passion de la lisibilité phonique, encore rehaussée récemment par la résurgence d’un fort accent allemand dans son anglais, moins sensible dans ses jeunes années.»2

Comment interpréter l’utilisation et l’omniprésence de cette voix? Les utilisations sont multiples, et si nous voulons marquer une différence entre fiction et documentaire, c’est bien avec la voix off que l’on peut la faire. Dans les films de fiction, si voix off il y a, il s’agit d’un narrateur omniscient (Signes de vie) ou bien d’un protagoniste (le moine Gaspar de Carvajal dans Aguirre, la colère de dieu) mais ce n’est jamais celle de Werner Herzog (si on exclut le cas de The Wild Blue Yonder qui est construit comme une fiction). Au contraire, dans les documentaires, il s’agit toujours de celle du réalisateur, résonant comme une véritable signature, marquant l’approche d’un territoire. Herzog introduit certains de ces films avec sa voix-guide qui nous oriente sur son point de vue. Tel est le cas dans The White Diamond où le film s’ouvre sur des images d’archive des premiers conquérants du ciel. Herzog ne donne pas de da- tes précises ni de commentaires qui suivraient le défilement des images comme dans un documentaire télévisuel. Ses premiers mots sont : « The

1. Tokyo-Ga. 1985. Wim Wenders,. 16 + 35mm Color 2. ibid. p.99

133 age old dream of flying was realized for the first time in the late eighteen century. And like a fever dream (...)». On remarque qu’il insiste sur la part de rêve que comporte la quête de voler, un rêve commun à tous ces hommes qui expérimentèrent toutes sortes de techniques pour y parve- nir. Mais ces images seules ne sont-elles pas déjà un commentaire, un doigt pointé en direction de ce qui suit? Herzog a-t-il vraiment besoin de nous dire combien la fièvre de ces hommes était grande pour parvenir à leur quête? Le montage et le choix de ces images infusent à eux seuls toute la fascination, la part de rêve et de catastrophe que l’on retrouve ensuite dans celles réalisées par Herzog autour de l’expédition. Il faut croire que l’utilisation de la voix off a pour effet de contrôler et de re- tarder notre extase. Alors qu’elle nous «aveuglerait» presque à certains moment, son absence fait l’effet d’une grande respiration qu’il nous est soudain permit de prendre face à des images qui se passent de commen- taires. La voix du réalisateur est parfois redoublée par le personnage filmé qui vient à son tour poser sa voix sur des images, en commen- tateur de ses faits et gestes. Ce sont l’ingénieur Graham Dorrington, Dieter Dengler, Julianne Koepcke, Michael Goldsmith ou encore Fini Straubinger dans Pays de Silence et d’obscurité.

Herzog utilise également une autre technique qui est d’intro- duire certains films par un texte qui précède ou qui s’ajoute aux pre- mières images. Dans Aguirre, ce texte rappelle le contexte historique du récit, celui des conquêtes du nouveau monde et la recherche de l’El- dorado et informe sur l’identité de la voix off qui accompagne tout le film, celle du moine Gaspar de Carvajal qui tint un journal de bord, seul document témoin de l’expédition. Ou encore dans L’énigme de Kaspar Hauser où le texte qui vient sur les images nous interpelle sur un ton poétique et noir : «N’entendez-vous pas ces cris effroyables tout alen- tour que communément on appelle le silence?» A cela Hervé Aubron ajoute : «Kaspar les entend, car ils ne sont pas couverts par ses propres

134 paroles.»1 Le texte qui introduit Fitzcarraldo se présente sur un paysage de jungle brumeuse : «Les Indiens appellent ce pays Cayahuari Yacu, «le pays où Dieu a laissé la Création inachevée.» Ils pensent qu’après la disparition des hommes Dieu reviendra terminer son oeuvre». Ce texte nous rappelle ce qu’Herzog écrivit dans son journal lors du tournage (voir p.43). Cela semble davantage venir de la mythologie personnelle du réalisateur. Chez Herzog la marche entraîne l’écriture et l’écriture entraîne les images. L’écriture est le premier guide et sa place apparaît comme telle au sein du film. Herzog s’inspire parfois de récits historiques ou de romans (Aguirre, Coeur de verre), mais rares sont les citations isolées. Leçon de ténèbres est l’exception et il se regarde comme une illustra- tion de la citation de Blaise Pascal2 qui l’introduit, grave et fascinée. De même que la parole, l’écriture soulève aussi l’incommunicable, appa- raissant alors opaque, indéchiffrable, comme une chose abstraite. Hervé Aubron désigne cela par le terme «mots-choses»3. Une écriture dont le sens qui l’accompagne est mort ou n’est pas saisi par celui qui s’en empare. Alors que Kaspar est encore enfermé et n’a pas l’usage de la pa- role, son père lui apporte une feuille et un crayon et guide sa main pour lui faire tracer les lignes qui représentent son prénom. Plus tard, après avoir appris l’usage des mots et le sens qu’on leur donne, Kaspar écrit son prénom avec des semis de cresson dans le jardin. La petite création est retrouvée détruite, Kaspar semble ne pas pouvoir apprivoiser la na- ture. Les mots sont toujours des choses qui peuvent être transformées mais aussi détruites lorsqu’elle ne font pas sens pour l’homme. Les mots écrits se trouvent parfois enfermés. Ils sont enfermés dans des carnets : celui d’Herzog pendant le tournage de Fitzcarraldo. Un journal qu’il mit des années à seulement pouvoir relire tant son écri- ture était petite. Les mots sont figés dans les pierres comme les tablet-

1. ibid. p.97 2. «L’écroulement de l’univers stellaire arrivera comme la création - dans une splendeur grandiose» 3. ibid. p.106

135 tes antiques que découvre Stroszek dans Signe de vie. Les protocoles, rites occidentaux, schématisent et catégorisent la pensée en l’enfermant dans des cahiers, en la reconstruisant de manière artificielle. Et enfin, les mots que trace Fini Straubinger dans la paume de main de ses sem- blables sont pour nous inaccessibles, ils sont des signes nécessitant un traducteur intermédiaire. La voix, à son tour, peut être enfermée, conservée. Celles de Timothy Treadwell et de sa compagne ne s’échapperont pas de la ban- de-son de leur mort. La voix s’échappe des magnétophones mais ne semble avoir aucune oreille prête à l’entendre. Elle couvre un silence trop bruyant : le grammophone d’où s’échappe la voix de Caruso fait taire les tambours des indiens car Fitzcarraldo ne les comprend pas.

Pays de silence et d’obscurité

136 L’énigme de Kaspard Hauser Langage et mystiques. Speaker et chaman

«Quête du silence alliée à un art de la parole? Il y aurait un moyen simple de résoudre la contradiction: le chaman sorti- rait de sa réserve pour endosser le rôle du griot. Il s’agirait de perpétuer la logique du mythe, lequel tente précisément de rassembler mots et choses, ne décrit ni ne commente le cos- mos mais reproduit, à chaque profération, sa création : la pa- role mythique provoque le monde plus qu’elle ne l’évoque.»1

Il ne faut pas écouter tout ce que dit Werner Herzog. Du moins il faut l’écouter d’une oreille différente. Herzog travail le langage com- me une matière, à la manière d’un alchimiste, d’un forgeron ou d’un poète, Hervé Aubron invoque le chaman et le griot. Le paroxysme de cette transformation est tout de suite atteint par Herzog lorsqu’il filme les commissaires des ventes de bétail aux états-Unis en 1976 pendant les championnats du monde, dans le docu- mentaire How Much Wood Would a Woodchuck chuck dont le sous-titre est Observations sur un nouveau langage. Le débit de leurs paroles est tel qu’il se transforme en un rythme musical qui vient rappeler des for- mes de rites menant à la transe. Herzog trouve en cette activité, ce mé- tier, la pureté des mots et de la langue qui n’ont pas d’autre but que celui de vendre les animaux présentés. Le temps de visibilité de l’animal pour les acheteurs est bref et sans fioriture, les sabots de l’animal foulent le sol dans la même frénésie que les mots bondissant de la bouche du com- missaire, comme une horde ramassée, parfaitement organisée mais dont seuls les initiés peuvent en détacher les éléments. Voici le commentaire que fait le réalisateur dans le film :

«Cette forme de langage a quelque chose d’effrayant et de fascinant à la fois. Ce qui, personnellement, m’effraie, c’est

1. Hervé Aubron ibid. p.99

138 qu’on a là un système, à savoir le nôtre, qui a mis en place un langage, qui ne peut que difficilement être plus poussé à l’extrême. Parfois je me demande comment la liturgie est ap- parue, comment le langage de la propagande a été produit et comment notre système économique a pu produire cette lan- gue. Et, en même temps, on a affaire à une fascination haute- ment musicale. Pour moi, c’est comme s’il était possible que ce soit le dernier langage poétique.»

Parallèlement à cela, Herzog rencontre au même endroit des individus appartenant à la communauté des Amisch, organisée selon un mode de vie qui refuse toute modernité et utilise encore le dialecte Palatinat. Les mêmes commissaires de ventes sont également présents dans La Ballade de Bruno lorsque la maison de Bruno est saisie puis mise en vente publiquement. Bruno est comme un chien errant entre les acheteurs, dans une ivresse due à son incompréhension totale, celle de la langue anglaise redoublée par la technique de la vente. La transe est proche de l’ivresse, elle se manifeste par le corps à travers des chemins équivalents. Même si Herzog nous fait croire que les acteurs rampants sur la glace dans Cloche des profondeurs sont tou- chés d’extase alors qu’ils sont soûls d’alcool, cela revient au même, leurs corps utilisent le même langage. Le corps de l’évêque de Brooklyn Huie, s’enivre de ses propres paroles dans Huie’s Sermon. Pendant 42 minutes le cadre de la caméra d’Herzog ne s’en détachera pas, les seules coupes qui interviennent font place à des travellings dans les rues délabrées du quartier, des respirations qui n’en sont pas vraiment. Tout est suffocation, la manière dont l’évêque a de terminer chacune de ses phrases s’apparente à une inspiration forcée qui ne marque qu’un palier franchi sur la pente qui mène à l’extase. Le mouvement infini de l’envol et de la chute est ici contenu dans un film exempt de toute mise en scène. Les mots d’Huie ne font plus sens mais formes pures, l’homme médiateur de foi se transforme en rock star, se détache de son pupitre massif pour mettre en mouvement tout son corps

139 et celui des fidèles rassemblés. Dans son ouvrageWerner Herzog et la mystique rhénane, Gabrea Radu revient dans un premier temps sur la définition de la mystique :

«Dans le sens élargi, il y existe une séparation de la mystique comme expérience vécue, événement, état de conscience, etc. et la mystique vue comme discours, forme de réflexion, en bref philosophie. Le mot grec «μ υ ε ι ν» signifie «se fermer sur soi-même» aussi «fermer les yeux» sur la réalité extérieu- re, se pencher sur la réalité intérieure, soit-elle religieuse ou autre.»1

Il apparaît évident depuis le début, que ce n’est pas le discours véhiculé par les mystiques ou les religieux qui intéresse Werner Herzog mais ses formes de manifestations, l’expérience vécue par le corps de l’homme. De cette manière, ces films ne sont jamais une critique ouver- te de la religion pour ce qu’elle véhicule. Herzog observe le langage du corps humain comme Treadwell étudie celui des ours. Gabrea Radu souligne également la distinction existant entre mystique et religion :

«Mystique et religion ne sont pas confondues. Elles sont tou- jours ensemble, se complètent réciproquement, mais gardent leurs traits distinctifs. L’une par rapport à l’autre c’est comme la musique rapportée à la parole. La musique paraît plus sim- ple, plus primitive, plus originelle (ursprunglich) que la pa- role, qui grâce à sa construction logique contient un système de notion qui paraît plus complexe et plus riche. Mais la musi- que est plus profonde, plus universelle, d’un symbolisme plus fort et plus général que celui de la parole. Elle accompagne la parole mais n’est jamais la parole, et elle augmente le sens des mots. C’est ainsi que la mystique accompagne la religion

1. p.80

140 de son origine jusqu’à sa fin. La religion commence et aboutit dans la mystique. Mais la mystique elle-même est plus que ça, elle est au-delà de la religion, son but est celui de réaliser cette «union mystique» qui unifie le sujet avec l’absolu, fût-il Dieu ou n’importe quelle autre réalité métaphysique.»1

Si la musique «accompagne la parole mais n’est jamais la pa- role», Herzog nous révèle que la parole par contre peut devenir musi- que, abandonnant le sens des mots mais aussi les ornementations de la musique. Ce n’est que sur un mode psalmodique, dans une répétition, que la parole rejoint la musique pour créer un mouvement nouveau qui guide celui qui l’écoute. Dans les cérémonies chamaniques le chant du chaman guide le malade dans ses visions. Puis, Gabrea Radu propose un parallèle entre certaines compo- santes du cinéma d’Herzog et celles de la mystique rhénane. Il étudie la forme et la fonction du sermon : «Les sermons - la plupart des textes de la mystique rhénane sont conçus comme des textes écrits après un ser- mon ou écrits pour être lus devant un auditoire. Même les textes les plus spéculatifs, influencés par la scholastique sont conçus avec la présuppo- sition d’un certain degré de théâtralité, de spectaculaire, dans une rela- tion de scène. Leur but n’est pas d’offrir un système philosophique écrit pour être lu et qui s’offre à une herméneutique quelconque pour être déchiffré. Leur but était celui de convaincre un public, de le conquérir pour une certaine idéologie.»2 Celui qui sermone cherche à réunir, à convaincre et à conquérir. Si la réflexion devait intervenir, on verrait alors un mouvement de recul empêchant ce mouvement intérieur. Dans la suite de son analyse, Gabrea Radu désigne la liaison établie par les termes «un rapport de communication directe au-delà de la raison et de l’intellect». Cela nous rappelle le rapport télépathique existant entre Nosferatu et Lucie mais également l’hypnose employée dans Coeur de verre pour diriger les acteurs. Ce n’est pas raisonnable, toute quête doit

1. ibid. p.81 2. ibid. p.83

141 à un moment abandonner la raison et trouver d’autres voies (voix).

La figure du speaker est l’équivalent moderne du prêtre ser- moneur dans cette oeuvre. Le premier à tenir ce rôle est le réalisateur lui-même. Le speaker, qui signifie «orateur», «interlocuteur» ou «haut- parleur», fait lien, introduit l’image et son cadre, le point de vue. Herzog se plante, micro en main, devant la caméra dans l’Extase du sculpteur sur bois Steiner. Lorsqu’il apparaît ainsi pour la première fois dans le film, c’est pour nous faire part de ce qui a motivé la réalisation de ce film. Il se tient près d’un morceau de bois planté dans le sol qui est, dit- il, la limite de la compétition qu’il s’apprête à commenter, la marque du saut de Steiner pendant l’entraînement, se trouvant bien au-delà de celle établie par le jury. Cet endroit est là où le saut à ski côtoie la mort de très près et il est pour Herzog «là où ce film a son origine». Herzog accom- pagne le combat de Steiner en apportant personnellement des preuves concrètes. Pendant la compétition, Herzog est cette fois en bas de la pis- te d’atterrissage, il campe le décor : signale les conditions météorologi- ques peu favorables et fait connaître son dispositif de tournage, organisé de manière à englober l’événement. Des caméras sont prévues en bord de piste sur des échafaudages pour filmer les sauts au ralenti. Herzog s’arrête de parler lorsque derrière lui l’activité évolue : un concurrent qui termine son saut ... Ces «perturbations» se manifestent par le son qui couvre le commentaire du réalisateur : applaudissements du public, cris, haut-parleurs, etc. Herzog nous dit qu’ils attendent ce jour là un record du monde. Plus loin, Steiner fait une chute, la première du film. Le montage nous montre cette chute au ralenti puis revient sur le speaker Werner Herzog. Ce dernier est devant une autre caméra et après nous avoir annoncé la longueur du saut, affirme qu’il n’a pas pu réellement voir ce qui s’était passé, «il semble avoir fait une mauvaise chute» dit-il simplement avant de s’emparer de son talkie-walkie pour contacter son équipe de tour- nage. Sur cela, il répète en voix off la situation. Malgré le sérieux de la situation, cette mise en scène semble être davantage une parodie des

La grande extase du sculpteur Steiner > 142 journalistes de télévision Même si l’enregistrement de l’événement a eu lieu, le journaliste angoisse de laisser le spectateur devant des images sans commentaire.

143 How Much Wood Would a Woodchuck chuck

Huie’s Sermon

146 Le corps du speaker manifeste physiquement le lien qu’il met en place entre l’espace qui se trouve devant lui, la caméra, et celui se trouvant derrière, le lieu de l’action commentée. Il se tient dans cet es- pace de transition, à l’affût de tout mouvement derrière lui dont il repor- tera l’évolution. Timothy Treadwell est constamment dans cette position lorsqu’il se met devant l’objectif de la caméra et que les ours évoluent derrière lui. Ce type de rapport est sujet au basculement. Le speaker cherche la maîtrise de l’événement qu’il commente tout en sachant que ce dernier est plus fort que lui et qu’il peut le faire basculer, le happer dans son mouvement. Une scène de Grizzly Man illustre bien ce retour- nement : Timothy Treadwell est accroupi, devant la caméra. A quelques dizaines de mètres derrière lui, un ours est occupé à chercher dans l’her- be de quoi se nourrir. Treadwell s’adresse à la caméra et à cet ours qu’il surnomme «Monsieur Chocolat», il annonce qu’il s’apprête à quitter cet l’endroit - le sanctuaire des grizzlis, pour continuer son expédition dans le labyrinthe des grizzlis où ces derniers ne sont pas protégés: «place à l’exaltant, et souvent dangereux, labyrinthe des grizzlis» dit-il. La scène semble terminée mais Treadwell ne coupe pas la caméra, il se tourne à nouveau vers l’ours puis plus à droite du cadre et s’immobilise. Avant même que nous ne puissions le voir apparaître, Treadwell annonce la venue de la renarde «Spirit» en lui lançant le bonjour. L’animal traverse le champ de la caméra de droite à gauche, suivie ensuite de son petit. La renarde vient même se placer en bord de cadre entre Treadwell et la ca- méra, rompant alors le rapport précédent, Treadwell est prit de surprise et se retrouve dans l’événement. Il se retourne encore de temps en temps vers la caméra mais cette fois les mots lui manquent, seuls les bonjours adressés aux deux animaux surgissent. Pour Hervé Aubron, le speaker est «un intercesseur du subli- me, ce point vertigineux où se frôle l’immense et le minuscule, l’in- concevable et le contrefait. Il rend sensible l’inadéquation de nos mots aux immensités inimaginables qui nous entourent, la parodie consubs- tantielle au langage, la confusion des échelles que celui-ci nécessite.»1

1. ibid. p.103

147 Par le langage nous cherchons à apprivoiser les choses mais la véritable fusion est impossible. Comme l’animal sauvage que l’on enferme, nous finissons par enfermer les choses pour éviter l’accident et la perte de contrôle. L’homme colonise par les mots, «Rencontrer quelqu’un ou quelque chose, c’est ne pas réussir à lui mettre de mots dessus, c’est ne pas parvenir à (re)connaître. C’est être condamné à voir juxtaposés les choses et les mots (ou les images), les vues et leurs légendes» nous dit Hervé Aubron1. Dans le cinéma de Werner Herzog, les rencontres entre les choses n’ont pour résultat que malentendu, colonisation et accident. Lorsque les mots ne sont plus perçus comme véhicules du sens mais à leur tour comme des choses, la rencontre peut alors être perçue comme création et cela vient peut-être contrer le problème d’un inévitable rap- port de colonisation. C’est également l’observation d’Hervé Aubron, disant, «La coexistence entre extase et speech ne relève toutefois pas de la seule dialectique brumeuse. Elle invente quelque chose. Elle met en scène la disjonction des mots et des choses comme unique modalité de la rencontre.»

Langage scientifique Les protocoles et les rites, nous l’avons vu, permettent d’ap- privoiser l’inconnu. Le discours scientifique tel que le présente Werner Herzog aurait cette même fonction. Rationalisant et épurant à l’extrême son discours, les personnages scientifiques rencontrés dans la première partie de l’oeuvre écartent toute autre appréhension du monde, il n’y a pour eux qu’une seule vérité, celle qui émane de la science. La nature n’est plus qu’un objet qu’il faut absolument dominer et domestiquer. Dans des films tels que l’Enigme de Kaspar Hauser, Woys- zeck ou Nosferatu, fantôme de la nuit, Herzog dépeint le scientifique occidental qui n’a plus l’expérience directe de la nature. Le discours qu’il porte sur elle ne peut qu’en être un artefact. Son langage ne fait jamais l’objet d’une remise en cause, c’est au contraire la nature qui doit

1.ibid p.101

148 s’adapter à celui-ci. Comme le dit le professeur Domer à Kaspar, «une pomme ne peut être fatiguée, une pomme est dépourvue de vie, il leur arrive seulement ce que nous voulons.». La séquence que nous avons étudié plus haut dans un paragra- phe consacré à la perception, nous avait montré le gouffre qui sépare Kaspar du professeur de logique dans leurs rapports au monde. Il faut ajouter à ces propos que, du point de vue de la mise en scène, cette dif- férence s’exprime également dans le choix d’un arrière-plan différent pour les deux hommes. Alors que Kaspar est placé devant une fenê- tre qui laisse passer la lumière et permet d’apercevoir de la verdure, le professeur de logique est devant un mur blanc, à l’image de sa pensée stérile et sans perspective. Au sujet d’une autre séquence, Valérie Carré nous fait remarquer que la nature domestiquée est représentée par le jar- din du professeur Domer. Ce dernier y apparaît lisant un livre et «plutôt que de lire la nature (qui est déjà apprivoisée puisque nous sommes dans son jardin) comme l’avaient fait (...) les hommes à l’état originel, il acquiert le savoir par un intermédiaire.»1 De même, il est intéressant de voir au début du film que l’ap- prentissage du langage par Kaspard est lié aux objets, notamment aux parties de son corps. Le corps, comme la nature est réduite à un objet concret dont il faut avoir connaissance comme telle. Les hommes de science ont domestiqué Kaspard et leur langage commun est incapable d’abstraction. Malgré cela, la vision que Kaspard porte sur les choses reste différente. Ce langage est pour lui un outil qui lui permet de s’ex- primer mais il reste quelque chose qui ne lui appartient pas. Il imite le langage qu’on lui a appris comme l’oiseau qui imite parfaitement la voix humaine mais dont le grain s’apparente davantage à celui d’une bande magnétique (La Ballade de Bruno, Personne ne jouera avec moi). Selon Valérie Carré, «Quand elle existe, la communication par le langage est souvent présentée (chez Herzog) comme automatique et paradoxalement comme source de destruction de la communication.»2

1. ibis. p.44 2. ibid. p.219

149 Pour Kaspard, l’utilisation de ce langage supprime la vie, la réduit à une chose inanimée. Lorsque lui-même tente de faire de la nature une chose en inscrivant son nom avec du cresson sur une parcelle de terre, sa création est détruite, annonçant de manière prémonitoire les attaques qu’il subira, puis sa mort. Sa pensée profonde ne peut passer que par l’image, les images d’un paysage presque abstrait.

Herzog critique ici la pensée scientifique d’une époque et nous montre plus tard que celle-ci a bien heureusement évolué. Le bascu- lement se fait sentir avec Le Pays où rêvent les fourmis vertes, où le scientifique est le personnage principal, le géologue Hackett. Nous as- sistons à la remise en question qui s’opère chez celui-ci lorsqu’il se trouve confronté au refus des Aborigènes de quitter leurs terres. Il aban- donnera alors petit à petit sa mission puis sa profession, pour vivre sur les terres des Aborigènes, sa carrière ne lui ayant pas permis de répondre aux questions existentielles qui l’animent.

150 Ce film de fiction annonce une nouvelle position de la figure du scientifique dans l’oeuvre de Werner Herzog, une position qui s’est assouplie et qui regarde la nature différemment. S’ils apparaissent prin- cipalement dans des fictions dans la première période de l’oeuvre que nous étudions (exception faite pour le documentaire Les médecins vo- lants d’Afrique de l’Est), ils sont depuis quelques années au premier plan du cadre du cinéaste. Tout d’abord on assiste à un déplacement géographique du scientifique. Il n’est plus présenté entre quatre murs mais au sein du milieu qu’il étudie. Le scientifique libère son langage et les mouvements de son corps et insuffle une nouvelle donnée à sa quête, celle du rêve. The Wild Blue Yonder est à considérer comme un essai fil- mique, au même titre que Fata Morgana. Réalisé en 2005, Herzog a fait un montage d’images d’archives de la NASA et d’images prises sous la couche de glace du pôle Sud que l’on retrouve dans Encounters at the End of the World. Ces images sont l’illustration du récit raconté par un extraterrestre qui serait venu sur Terre pour y construire un gigantesque centre commercial, au croisement de deux voies ferrées. L’extraterrestre (Brad Dourif, Le Cri de la roche) raconte le voyage d’une équipe d’as- tronautes américains partis pour coloniser sa planète; l’homme est face à la caméra, déprimé, en colère, au croisement de deux routes désertes, on entend seulement un chien aboyer. Le voyage est représenté par les images d’archives de la NASA et les images de l’Antarctique sont la planète qu’ils vont conquérir. Les images filmées dans la navette spatiale et sous la glace développent leur propre poésie. Le fait que ce film se réclame en apparence d’un film de science-fiction sert avant tout au spectateur à prendre le recul néces- saire pour réapprendre à regarder ces images. Ce n’est pas la première fois que nous voyons des astronautes en lévitation dans leur navette; cependant, les voir aussi longtemps dans ces séquences, évoluer au quo- tidien, devient à nouveau très étrange. Comme ces astronautes, nous voyons ensuite les choses à l’envers, sous les glaces des icebergs de l’Antarctique que nous ne (re)connaissons pas. Les hommes qui évo- luent dans ces espaces ne sont pas effrayés par l’inconnu, ils semblent jouer avec les éléments étrangers rencontrés. Les commentaires scienti-

151 fiques n’accompagnent pas l’image, laissant la musique nous transpor- ter dans la pureté sans mot d’une première rencontre. Parallèlement à cela, les scientifiques actuels de la NASA sont interviewés et exposent leurs approche du monde, du système solaire, et leurs projections sur les perspectives de la conquête de l’espace. Herzog semble nous montrer qu’il existe encore malgré tout des endroits sur la Terre qui nous sont inconnus, et que la nature est toujours à regarder d’un oeil neuf avant que la Terre entière ne soit conservée en un immense parc national où nous viendrions uniquement pour y passer des vacances. Dans Encounter at the End of the World (2007), en filmant les scientifiques embarqués à bord d’un avion militaire qui atterrira dans une station polaire de l’Antarctique, Werner Herzog expose en voix off l’origine de son désir de les accompagner en disant : «qui sont ces gens que je vais rencontrer en Antarctique, là où se termine le monde? Quels sont leurs rêves?» La caméra se balade dans l’avion qui n’a rien d’un confortable avion de ligne, les hommes sont emmitouflés dans leurs anoraks, nombreux sont ceux qui dorment là où ils peuvent. Puis, He- rzog précise qu’il fût invité par cette communauté scientifique et que son film n’aura aucun rapport avec «un autre film sur les pingouins»! Même si l’on se doute qu’il n’y est pas parti pour étudier les pingouins, il anticipe sur la séquence du pingouin dont nous avions parlé plus haut et surtout tient à faire savoir que sa démarche est antinomique à celle dont il fait référence : la Marche de l’Empereur réalisé trois ans aupara- vant. Toujours en introduction il dit:

«Je me demandais pourquoi l’être humain porte un masque pour faire disparaître son identité? Et pourquoi ils montent à cheval, sentant l’urgence de chasser le mauvais type?» (ima- ges de western) «Je leur demandais pourquoi un animal aussi évolué que le chimpanzé n’utilisait pas les créatures inférieu- res? Il pourrait enfourcher une chèvre et se balader au coucher du soleil.»

Ces questions qui pourraient venir de la bouche d’un enfant

152 rappellent aussi indiscutablement celles de Kaspar. Ce sont des ques- tions simples, qui supposeraient qu’un scientifique peut expliquer tous les «pourquoi» du «comment» mais qui reflètent une conscience autre de la nature. Avec sa première question «qui sont ces gens que je vais rencontrer en Antarctique, là où se termine le monde? Quels sont leurs rêves?», Herzog pose ce qui sera la trame du film, c’est-à-dire la rencon- tre. Il part pour étudier les hommes et savoir quel est le point commun entre tous ces hommes qui se retrouvent «là où se termine le monde». Il n’y rencontrera pas uniquement des scientifiques, la station McMurdo est loin d’être un endroit désert où les hommes vivraient dans des igloos et les premières rencontres provoquées par le cinéastes se font avec des personnes y travaillant toute l’année : un chauffeur de bus (un bus énor- me capable de rouler sur la glace et d’affronter toutes les conditions mé- téorologiques), un manutentionnaire amoureux du monde et un soudeur dont la physiologie particulière de ses mains, attesterait qu’il descend de la lignée royale des Incas. Encore une fois la question est simple, qu’est ce qui amène ces personnes en cet endroit de la Terre? Le manutention- naire y répond en disant qu’il se fait comme une sélection naturelle et que les hommes réunis ici viennent avec l’intention de «sauter sur le bord de la carte (...) là où ses lignes convergent. (..) La population est constituée de voyageurs à temps plein qui travaillent à mi-temps! Ce sont des rêveurs professionnels. A travers eux, le grand rêve cosmique se réalise car l’univers rêve par nos rêves. La réalité a de nombreuses manières de se manifester, rêver est l’une d’entre elles.» Le glaciologue rêve de l’iceberg qu’il étudie, le B15, ce mor- ceau aussi grand que l’Angleterre dérive lentement, il se trouve à son sommet. Mis en scène ou pas, son récit témoigne qu’en de tels endroits du monde, la nature vient coloniser les rêves des hommes. Rêves et réalité se confondent, la physiologiste dit des chants des phoques, que l’on peut entendre en étant sur la glace, qu’ils sont comme une mu- sique des Pink-Floyd. Elle et deux autres scientifiques s’allongent sur la glace pour l’écouter, la scène fait incontestablement écho au film Cloche des profondeurs où, dans la même position, les hommes regar-

153 dent l’ancienne ville immergée sous les eaux du lac gelé. La science rejoindrait-elle le mysticisme? Plus loin, Herzog compare les plongeurs qui se préparent à explorer les eaux glacées, à des prêtres s’apprêtant à célébrer une messe. Sous l’eau, la couche de glace devient le plafond d’une cathédrale. Science et mysticisme ne se rencontrent plus au sein de notre culture occidentale, la science ne fait qu’explorer des segments de réalité et passe à côté de choses importantes. Dans Les praticiens du rêve, l’ethnologue Michel Perrin rapporte son enquête sur la société des Indiens guajiro. Voici ce qu’il dit pour faire comprendre la différence entre leur pensée et la nôtre :

«Dans les sociétés où l’absence d’écriture limite la capacité de mémoire, la pensée rapproche des domaines que nos dis- ciplines ont pour fonction de séparer. Elle envisage ensem- ble la personne humaine, le cosmos, le corps social, le milieu environnant.»1

Avec ces deux films, Herzog nous entraîne bien loin des figu- res scientifiques occidentales figées des premiers temps. De là à dire que l’homme de science vit en parfaite harmonie avec la nature serait mentir et ce n’est pas ce à quoi s’attendait le réalisateur. Même à McMurdo il y a des clubs de gym, de yoga et une machine où retirer de l’argent dit-il. Cependant, certaines failles semblent peu à peu se restaurer, le scienti- fique n’est plus l’homme qui prétend qu’à chaque question il n’existe qu’une seule réponse, son langage rejoint parfois celui du poète, il cé- lèbre ses découvertes en jouant de la guitare électrique au milieu de l’étendue glacée, son bonnet vissé sur la tête, il rêve ou se transforme en gardien silencieux d’une colonie de pingouins.

1. Les praticiens du rêve. Un exemple de chamanisme. Michel Perrin Qua- drige/Puf. 2001. p.22

154 Absence de la parole, disparition de la communication

«Litanie de muets, d’aphasiques, d’illettrés, de demeurés. épargnés par les parasites langagiers, ils embrassent ce mon- de nu qu’occulte le quadrillage des mots. Fantasme ancien, et peut-être romantique : les visions extralucides sont aussi extralangagières. On pourrait en déduire tout un programme pour le cinéma : un chamanisme moderne permettant de faire transparaître le cosmos débarrassé des préconçus langagiers, le monde muet.»1

Pour aborder cette question, il faut préciser que lorsque la pa- role fait place au silence dans cette oeuvre, on distingue deux appro- ches. La première est l’absence de la parole, la seconde la disparition du langage. Avec Pays de silence et d’obscurité, Herzog cherche à connaî- tre la perception de personnes privées de la vue et de l’ouïe, et tente de répondre aux questions : comment leur monde se construit-il, comment s’organise-t-il? Il en va de même pour la fiction l’énigme de Kaspar Hauser que nous avons étudiée dans plusieurs chapitres. Parallèlement, Herzog observe comment évoluent les images lorsque la parole en est soustraite ou absente, comment elles développent leur propres beauté dit-il dans Grizzly Man ou au contraire, comment elles révèlent l’hor- reur, les catastrophes passées. Ce sont des images qui jouent les pro- longations, qui débordent du cadre du récit et qui marquent l’existence d’un monde qui ne se développe qu’au-delà des mots. La disparition de certaines langues est par ailleurs une de ses obsessions. Dans l’entretien qu’il consacre à Emmanuel Burdeau, il évoque son projet de réaliser un film sur «les langues qui sont en train de mourir, les langues dont il n’existe plus aujourd’hui qu’un seul repré- sentant. Il déplore le manque d’intérêt général à ce problème, rappelant que «La langue n’est pas seulement un outil de communication. C’est une façon de voir le monde, de le comprendre. C’est un monde à part en-

1. Hervé Aubron. ibid, p.98

155 tière. Une façon de comprendre le monde et de lui donner un sens. Une façon de s’organiser en tant qu’être humain à l’intérieur de ce monde. Toutes ces richesses, toutes ces cultures sont en train de disparaître.»1 Le monde des sourds et muets est aussi regardé comme un monde à part entière par Herzog. Nous pouvons en apprendre le langage mais cela ne permet pas pour autant d’y pénétrer. La parole est pour eux envisagée uniquement de manière mécanique, ouverture de la mâchoire, position des lèvres et de la langue. L’apprentissage du langage est un combat que certains ont un jour abandonné, comme cet homme que Fini Straubinger rencontre dans la dernière séquence du film. Il a su parler mais s’est emmuré dans le silence, préférant parcourir avec ses mains le tronc d’un arbre que rentrer en contact avec l’humain. Fini, elle, est très bavarde, elle peut communiquer avec le monde extérieur grâce à l’al- phabet tactile et à l’usage de la parole qu’elle a appris. Elle aborde tous les sujets et répond aux fantasmes que projette Herzog sur son monde. Les souvenirs d’images de saut à ski, le premier vol en avion, Herzog ne dissimule pas vraiment sa propre part d’imagination injectée dans les propos de Fini Straubinger. C’est de manière respectueuse qu’il agit ainsi, avec Fini et beaucoup d’autres personnes rencontrées, c’est pour lui un moyen de résoudre le problème de la rencontre, il créé un monde intermédiaire dans lequel les similitudes construisent l’échange. Ce rapport est expliqué par le réalisateur au sujet de son échan- ge avec les Aborigènes lors du tournage du film Le Pays où rêvent les fourmis vertes :

« La compréhension très limitée que j’ai du temps du rêve et des mythes aborigènes, c’est qu’ils expliquent l’origine de tout sur la planète et qu’ils étaient particulièrement importants pour les Aborigènes d’avant la colonisation. Je peux dire que le film ne représente pas leurs rêves, mais les miens. En même temps, bien sûr, je ne pourrais pas affirmer pouvoir faire de leur cause ma cause. Ce serait ridicule. L’un des hommes de la

1. ibid. p.38

156 tribu m’a même dit «Nous ne vous comprenons pas non plus, mais nous voyons que vous avez vos propres rêves.»(...) Il y a certaines choses à propos des Aborigènes que nous ne com- prendrons jamais et qui sont très belles. Simplement, parce que je les respecte comme un peuple qui se livre à une dure bataille pour maintenir leurs visions en vie, et parce que la compréhension que j’ai d’eux était limitée, j’ai voulu déve- lopper ma propre mythologie.»1

Dans Pays de silence et d’obscurité, les dernières images où l’homme qui ne parle plus enlace l’arbre, redonne au film un mouve- ment inattendu. Selon Gilles Deleuze2, «les infirmes marchant dans la petite forme ont de tels rapports de tact avec le monde qu’ils gonflent et inspirent l’image elle-même, comme lorsque l’enfant sourd-muet tou- che un arbre, un cactus, ou lorsque Woyzeck, au contact du bois qu’il coupe, sent monter les puissances de la Terre. Et cette libération des valeurs tactiles ne se contente pas d’inspirer l’image : elle l’entrouvre, y réintroduit de vastes visions hallucinatoires, d’envol, de montée ou de traversée, comme le skieur rouge en plein saut dans «Pays du silence et des ténèbres», ou les trois grands rêves de paysages de «Kaspar Hau- ser».» C’est bien dans l’image débarrassée de tout parasite que l’extase se rencontre, une image qu’il faut laisser parler, qui a son propre lan- gage. A l’opposé de l’extase, on retrouve ce silence qui, au lieu de permettre l’envol nous ouvre un gouffre, nous entraîne dans la chute. C’est la séquence où le réalisateur écoute l’enregistrement de la mort de Treadwell dans Grizzly Man. Le silence de la scène donne le ver- tige, l’imagination bascule dans l’horreur et seule la reprise de la parole nous ramène à la surface. Un sentiment similaire est vécu lorsque dans Leçons de ténèbres, Herzog rencontre une femme et son enfant, rares présences humaines dans ce film. L’enfant ne parle plus depuis qu’il

1. Paul Cronin. ibid p.207 2. L’Image-Mouvement. p.250

157 s’est fait maltraiter physiquement par un soldat. Dans la fictionDernières paroles (1967), son troisième film, un vieil homme de l’île grecque Spinalonga s’est retiré de la communauté, ne veut plus parler et joue de la musique. N’a-t-on pas là une similarité avec le pingouin qui se sépare de la colonie pour aller en direction d’une étendue de plusieurs milliers de kilomètres? Quelle est l’origine d’un tel renoncement? La question reste en suspens dans les deux cas. L’homme est considéré comme fou par les autres habitants. Le fait qu’il joue de la musique atteste de l’existence de sa vie intérieure qui n’est pourtant pas morte. En ce qui concerne son projet sur la disparition de certaines langues, Herzog en aborde le sujet dans les entretiens qu’il consacre mais ne le développe pas comme tel dans ses films. On y trouve une allusion dans Le pays où rêvent les fourmis vertes lorsque un Aborigène surnommé «Le muet» prend la parole lors du procès. Le juge demande une traduction de ses propos mais on lui répond que cela est impossi- ble puisque cet homme est le dernier à parler sa langue. Malgré cela, l’homme exprime son besoin de prise de parole. Les Indiens de la tribu présentée dans 10000 ans de plus sont menacés du même sort. Nous y reviendrons dans un chapitre consacré à la menace de la disparition et à la question de la conservation. La disparition de la compréhension du monde qui entoure le personnage de Bruno est un des facteurs qui le poussera au suicide. Lorsque Eva part et Scheitz est arrêté, Bruno n’a plus aucun moyen de communiquer puisqu’il ne parle pas anglais. Selon Valérie Carré, «la perte de la communication est le stade qui précède la disparition.»1 Ce n’est pas la disparition du langage qui entraîne la mort car, comme nous l’avons vu, ce dernier peut être «remplacé» ou transformé. Bruno et Kaspard n’ont pour issue que la mort car ils ne peuvent communiquer, le langage qu’ils possèdent n’est pas approprié à la société dans laquelle ils évoluent. Au contraire, des individus comme Fini Straubinger, pri

1. ibid. p.221

Pays de silence et d’obscurité> 158 vés de la forme du langage courant, trouvent à communiquer au moyen de langages différents et pouvant être compris. Pour Herzog enfin, le langage de l’image serait peut-être le moyen qu’il reste pour contrer la disparition. L’image permet la conservation et la transformation mais nous allons voir que la conservation entraîne également des dangers auxquels le réalisateur tient à nous faire prendre conscience.

159 Grizzly Man

160 Fitzcarraldo

161

III. Une fin proche

1 . La menace de la disparition, conservation et remplacement

La conservation, l’enregistrement permettent de «(re)connaî- tre» ce qui a été. Ce sont pour l’homme des tentatives de combler le silence de la rencontre sur laquelle il n’arrive pas à poser des mots. Le présent vécu est remplacé par la forme capturée. «Rencontrer quelqu’un ou quelque chose, c’est ne pas réussir à lui mettre de mots dessus, c’est ne pas parvenir à (re)connaître. C’est être condamné à voir juxtaposés les choses et les mots (ou les images), les vues et leurs légendes»1 nous dit Hervé Aubron.

Images d’archives A travers l’image et le son, Herzog crée ses propres juxtaposi- tions lui permettant alors l’approche de mondes auxquels il reste pour- tant étranger, tout comme le spectateur. L’utilisation récurrente d’ima- ges d’archives permet cela, de même que les références aux mythes. Ce rapport est instauré dès son premier film, Herakles, où l’alternance des images de culturistes et de décharges sont mises en lien avec des phra- ses tirées des Douze travaux d’Hercule. Ce premier film reprend une référence mythologique pour le lier à deux éléments produits par notre société mais le propos qui en résulte semble encore s’auto-nourrir en circuit fermé. Le héros mythique Héraclès aurait (les sources ne seraient pas précises) accompli ses travaux afin d’expier sa faute (le meurtre de sa femme et ses fils). Les culturistes transpireraient-ils afin d’expier les fautes de leur société (représenté par l’image de la décharge)? Ou bien, si l’on admet que la cause des travaux d’Héraclès reste inconnue, les culturistes sont-ils voués à une quête dont la cause est elle aussi incon- nue, se fabriquant une puissance sans but et sans fondements ayant pour seul résultat un amoncellement de déchets? Il y a en tout cas déjà une volonté de la part du jeune réalisateur de rechercher des similitudes afin

1. ibid. p.101

165 de mettre en mouvement ce qui le fascine mais qu’il ne comprend pas. Après ce film, Herzog se construit ses propres mythes d’une manière plus personnelle. Le mythe serait toujours la rencontre de différents niveaux de réalités, comme le dit Roland Barthes dans les Mythologies , «(On) vit le mythe à la façon d’une histoire à la fois vraie et irréelle.»1 Nous avons évoqué dans le chapitre précédent sa démarche qui consiste à faire transparaître ses propres rêves à travers l’imaginaire des autres. Les sociétés se construisent leurs mythes afin d’appréhender les chan- gements qu’elle subit. Les mythes se construisent dans la rencontre du passé et du présent et préparent ainsi au futur. L’évocation des rêves a également la même fonction et ce n’est pas par hasard que les images d’archives viennent parfois symboliser le temps du rêve (ou du cauche- mar) dans certains films : Invincible, Petit Dieter doit voler ou encore Pays de silence et d’obscurité où l’image de Steiner devenue archive du réalisateur vient illustrer le rêve de Fini Straubinger. L’utilisation des images d’archives permet à Herzog d’établir des correspondances entre le passé et le présent filmés. Ces images sont comme d’autres réalités à prendre en compte pour comprendre et reconnaître le présent. Re-pré- senter est voir autrement, ce qui a été ne peut plus être vu de la même manière et pour que cette résurgence du passé ne vienne pas figer le présent il faut remettre ce qui fût en mouvement, l’éterniser ou le trans- former. La mort est regardée comme quelque chose qui éternise ou est à considérer comme un «agent transformateur»2.

Les Ailes de l’espoir, Petit Dieter doit voler et échos d’un sombre empire ont pour sujet cette résurgence du passé, une résurgence provoquée par le réalisateur lui-même. Reconsidérer son ennemi permet peut-être une certaine réconciliation semble proposer Herzog. D’une autre manière dans Grizzly Man et Ennemis intimes, la mort de Tread-

1. Mythologies. Roland Barthes 1957. p.215 cité par Michel Perrin dans Les praticiens du rêve. 2 La poésie de l’extase et le pouvoir chamanique du langage p.137

166 well et de Kinski deviennent pour Herzog un nouveau point de départ pour en quelque sorte réécrire l’histoire de leurs vies. Il s’agit bien de petites morts que Julianne Koepcke, Michael Goldsmith et Dieter Den- gler ont aussi vécues. Nous rejoignons Emmanuel Burdeau lorsqu’il affirme «Ennemis intimes ou Grizzly Man sont ainsi des films où l’évo- cation au passé glisse insensiblement vers la séduction du conditionnel. (...) Le suspend de l’hommage cherche à provoquer une conjuration, son office est de restituer et de garder pure la puissance, loin de l’enfer des actes où elle ne sait que se corrompre. (...) On dirait presque un autre vol: aux dernières secondes d’Ennemis intimes et encore au-delà, Kinski continue longtemps de jouer avec le papillon qui s’ébroue à ses côtés. L’hommage éternise et réconcilie. Dieter prend par l’épaule ses anciens bourreaux (...)»1. Dans The White Diamond, Herzog installe son sujet par l’introduction d’images des pionniers de l’aviation dont nous avions évoqué le rôle dans le chapitre sur la perception. Dans le même film, les images de Dieter Plage, mort dans la première tentative de vol de Gra- ham Dorrington viennent préparer le récit de l’accident par l’ingénieur. Dans un mouvement inverse, les Indiens de la tribu présentés dans 10000 ans de plus sont projetés en avant lorsqu’en 1981, le premier contact avec la civilisation occidentale est établi. Dans ce documentaire de dix minutes, Herzog montre dans la première partie les images de cette rencontre ainsi que ses premières conséquences. La majorité de la tribu fût décimée par la variole, comme le furent les Aztèques et bien d’autres, suite aux conquêtes espagnoles. La transition vers la seconde partie est annoncée ainsi par Herzog : «Ce qu’ils ne savent pas, c’est que ces minutes vont les propulser mille ans en avant, un progrès vers le néant.» Cette rencontre brutale a supprimé la possibilité d’un mou- vement d’appropriation de ce changement qui n’est possible qu’avec le temps. Comme dans un ultime geste d’espoir, Herzog part à leur ren- contre vingt ans après ce choc et tente le leur faire refaire les gestes du passé : confection de flèches, allumage d’un feu et retour au camp après une rixe engagée contre les Blancs. Mais cela est interrompu par l’accès

1. ibid. p.25

167 de toux d’un des deux Indiens atteint de tuberculose. Leur langue est condamnée à disparaître également puisque les jeunes préfèrent appren- dre le portugais et s’installer dans les grandes villes. Dans la dernière séquence, l’un des deux hommes tient un réveil entre ses mains, le re- garde, en imite le bruit puis le porte à son oreille pour en écouter le mé- canisme. Les dix minutes du film sont écoulées, il s’agit de la dernière image, celle d’un homme face aux dernières heures de sa tribu qui n’a pas d’autre choix que la disparition ou l’acculturation. Au vu de ce qu’affirme Herzog lorsqu’il évoque le rapport qu’il a eu avec les Aborigènes australiens il est possible d’envisager ce court film comme une fiction mise en scène par le réalisateur, afin cette fois, non pas de représenter ses rêves mais ses cauchemars et non pas ceux des Indiens. Valérie Carré porte son analyse dans ce sens mais met en avant d’autres raisons à cette remise en cause de l’authenticité du documentaire : «Est-il vraiment concevable qu’une tribu ait pu rester à l’écart de tout contact jusqu’aux années quatre-vingts du vingtième siècle? Par ailleurs, n’y a-t-il pas de contradiction entre cette affirma- tion et le fait que Tari, dans le film, mime son retour du combat après une bataille contre les Blancs? Dans ce cas, ne pourrions-nous pas voir dans ce film presque un mythe occidental fondé sur la nostalgie des origines? N’y a-t-il pas de projections sur une tribu indienne d’une aspi- ration occidentale dictée par la mauvaise conscience d’avoir contribué à ce désastre humanitaire?»1 Il semblerait pourtant qu’aujourd’hui encore il existe entre soixante (selon le gouvernement brésilien) et cent tribus (selon l’association Survival) n’ayant établi aucun contact direct avec la société occidentale. Fuyant l’invasion de leurs terres par les bûcherons, les fermiers, les exploitants de pétrole et les prospecteurs qui cherchent à exploiter ces territoires encore inexplorés, ils se déplacent constam- ment afin de préserver leurs richesses. Les associations et fondations défendant les droits des peuples isolés refusent d’établir tout contact avec eux, sachant que cela se termine toujours mal pour ces tribus. Herzog filme aussi pour préserver, pour garder des traces de

1. ibid. p.133

168 notre époque dit-il. Emmanuel Burdeau l’interroge à ce sujet :

«Préserver tout : cela semble être votre conception du cinéma, particulièrement dans vos documentaires. Préserver quelque chose d’extraordinaire qui a lieu, et dont les gens ne se souviendraient pas s’il n’y avait pas vos films. Nous pensons à Little Dieter Needs to Fly (1997), Wings of Hope (2000), Grizzly Man (2005)... Certes, mais je crois que c’est le cas de tous les docu- mentaires. Prenez (1992), qui se passe au Koweit. Chaque jour, pendant deux ou trois mois, toutes les chaînes de télé ont montré les feux, mais jamais pendant plus de cinq ou dix secondes. Je les ai filmés selon un autre timing et avec une autre patience, une autre insistance. Je les ai filmés pour la mémoire de la race humaine.»1

Juxtaposition, recherche des similitudes, identification, asso- ciations travaillent à préparer ce qui suit. Les mythes sont remplacés par d’autres, les musiques se juxtaposent aux images même si leurs origi- nes sont différentes (Wodaabe, les bergers du soleil). L’homme prépare son avenir en conservant ce qui fût jusqu’à l’obsession. La perspective fantasmée du scientifique qui, dans The Wild Blue Yonder, imagine la planète Terre transformée en immense parc national est-elle vraiment inconcevable? Il imagine l’homme, ayant colonisé une autre planète, partir en vacance sur la planète Terre, débarrassée de tout ce qui lui était néfaste. N’est-ce pas là le mythe de l’éternel retour qui est reformulé? L’homme occidental conserve, stérilise, cherche à effacer ses erreurs et n’intègre pas à ses mythes les éléments destructeurs. Il expose dans les vitrines de ses musées ce qui fit sa richesse. Herzog choisit lui, à la manière des civilisations extra-européennes, de garder des secrets né- cessaires à la survie de ses croyances.

1. ibid. p.35

169

Secrets Herzog dévoile, révèle mais cela ne peut se faire sans la pré- sence dans le même temps de zones d’ombre qu’il tient à tenir secrètes. Ces secrets ont généralement à voir avec des limites que le réalisateur se garde de franchir, ils sont des objets non-communicables, liés à la mort ou à des croyances. Dans Grizzly Man il ne dévoilera pas l’enregistrement de la mort de Treadwell, mais y fait référence à deux fois. La première fois il écoute la bande son (il n’existe pas d’images car l’objectif de la caméra était fermé lorsque la tragédie a eu lieu) en présence d’une proche de Tread- well à qui ont été remis ses affaires après sa mort. Herzog n’écoute pas l’enregistrement intégralement et conseille à cette femme de ne jamais l’écouter et de détruire la cassette. La deuxième fois, il s’agit du méde- cin légiste qui a du écouter cette cassette afin de comprendre comment s’est déroulée la mort de Treadwell. Il en donne plusieurs détails face à la caméra, se tenant près de sa table de travail sur laquelle se trouve une masse, que l’on imagine être un corps, sous un plastique blanc. Cette mise en scène est peut-être un peu insistante, nous n’avons certainement pas besoin d’autant d’encrages dans le réel pour comprendre la portée de cette séquence. Mais c’est pourtant certainement un moyen pour He- rzog de nous tenir et de canaliser notre imagination, il tient à inscrire cette mort dans le réel, la rendre concrète, ce que même la révélation de l’enregistrement ne permettrait pas, celui-ci étant situé dans une zone que nous ne sommes pas en mesure de concevoir réellement. C’est aussi une manière de replacer la mort dans la sphère symbolique d’où nous l’avons extraite depuis longtemps. Les symboles sont des médiateurs permettant l’accès aux réalités invisibles. Herzog adopte ici une posi- tion de respect envers la mort d’un homme qui s’oppose à une traque de l’instant de mort adoptée par les médias d’aujourd’hui. Comme si cet instant capturé par l’image pouvait faire entrevoir le réel visage de la mort, il est passé au crible de la technique, ralenti, décomposé, répété, surligné mais au final ne nous concerne plus. La mort est-elle visible?

171 Les médias attisent notre tentation de voir ce que l’on ne pourra jamais voir. Herzog répond à cette question en signifiant que la mort ne peut pas être vue car elle n’a pas de lieu, cela semble s’être démontré par le fait même que l’image de la mort de Treadwell n’ait pas été enregistrée, seul le son existait. Une situation similaire apparaît dans The White Diamond. Cette fois il ne s’agit pas du respect de la mort d’une personne mais du respect d’une culture. Derrière les chutes d’eau se trouvent les nids des martinets. Cet endroit n’a presque jamais été exploré car l’accès est très difficile. Le médecin de l’équipe, qui est aussi alpiniste désire descendre en rappel et filmer l’arrière des chutes. La caméra embarquée est suspendue à la corde, elle effectue un mouvement de rotation sur elle-même. Les images donnent au spectateur une sensation de vertige, lui offrant une petite part des émotions qu’a pu ressentir l’alpiniste en descendant le long des chutes. Cette descente vers le secret est donc décrite de manière extrêmement sensuelle, émotionnelle. Cela contraste avec le ton très froid, maîtrisé, proche du documentaire scientifique, qu’adopte Herzog pour commenter la scène. Ce qu’il y a derrière les chutes reste inaccessible. Suite à ces images qui nous entraînent dans un vertige empêchant de fixer les choses, un ancien chef amérindien raconte la légende liée à ces chutes et à la cavité qui se trouve derrière. Il exprime son désir de ne pas rendre publiques ces images, rares sont ceux qui ont fait cette expérience et ils doivent alors garder pour eux ce qu’ils ont vu. Herzog respecte cette demande tout en jouant de ce secret qui devient alors pour lui matière à création, s’avérant d’une plus grande force que ces images qui dit-il, ne montraient rien tant il faisait sombre dans la cavité! Un fait relève de la même position de la part d’Herzog dans le film Le Pays où rêvent les fourmis vertes, fait qui n’est pas expliqué dans le film comme dans les cas précédents. Une scène devait présenter devant le tribunal des objets sacrés en bois sculpté, attribués aux êtres Surnaturels. Cependant ces objets ne peuvent être vus que par des ini-

172 tiés. Herzog explique:

«Pour le film, ils m’ont demandé de ne pas montrer quoi que ce soit, et ils ont même refusé mon offre de fabriquer des duplicata. C’est pourquoi ils ne sont pas visibles dans le film; on voit seulement qu’ils tiennent quelque chose qui est enveloppé.»1

Enfin, lorsqu’il part à la rencontre d’un expert qui étudie les pingouins depuis plus de vingt ans dans Encounter at the End of the World, il dit avoir été prévenu du mutisme de l’homme qu’il va ren- contrer. L’homme est interviewé assis sur un rocher qui surplombe la colonie. Il donne peu d’informations sur ses recherches et sur ce que nous voyons, Herzog dit en voix-off avoir des difficultés à maintenir la conversation. Herzog demande s’il existe des insanités dans les rap- ports qu’entretiennent les pingouins entre eux, si il est vrai que certains

1. Herzog. In : Paul Cronin. ibid. p.206

173 deviennent fous ou si d’autres encore sont homosexuels comme il a un jour entendu dire! Le scientifique ne paraît pas être surpris et émet brièvement ses propres observations, il ressemble à un gardien dont le silence protège l’accès direct à la compréhension de ces animaux. Fina- lement, le rapport limité engagé avec le spécialiste doit le satisfaire, le ton est entre le grave et le comique tout comme le sont les images des pingouins. Par ailleurs, les questions abordées proposent une vision des pingouins diamétralement opposée à celle que nous avons l’habitude de voir. Herzog fait là une provocation en réponse au film La Marche de l’Empereur auquel il fait référence au début du film. Ce film a proposé une vision idyllique de la vie de ces pingouins, un sublime royaume aujourd’hui menacé des seules conséquences de nos erreurs. Certes, il est vrai que ces animaux sont comme tant d’autres en grande difficulté pour survivre mais comme dans Grizzly Man, Herzog tente encore une fois de montrer que la nature est aussi faite de bizarreries, de déséquili- bres et de comportements inexpliqués.

174 2. La chute

Nous avons vu que dans l’oeuvre de Herzog, les contraires s’unissent et se confondent : le faible et le fort, le grand et le petit, le mécanique et l’organique, le silence et le vacarme, création et destruc- tion, etc. Celui qui s’élève prend aussi le risque de retomber et ne s’y prépare pas toujours. Kaspar dit : «Il me semble que mon apparition en ce monde a été une terrible chute.» La chute de l’individu ou des sociétés prend plusieurs formes et est également sujette au suspens. Le suspens est alors provoqué par la mort, la mort qui éternise et évoque d’autres possibles ou bien le sujet qui ne meurt pas se voit entraîné dans un mouvement sans fin matéria- lisé dans cette oeuvre par le cercle, un éternel retour. La dernière image du film fixe les quêtes en des instants éternels : Treadwell s’en va dans le lointain avec les grizzlis, Aguirre tourne en même temps que le radeau emporté par le courant et sur lequel il se tient encore debout, survivant. Roccia (Le Cri de la roche) savoure sa victoire du haut du Cierro Torre dont la caméra située dans un hélicoptère s’éloigne petit à petit en tour- nant autour. Dans La Ballade de Bruno, Bruno choisit le suicide comme solution, le faisant sur le téléférique en mouvement de la petite fête foraine. Ce n’est que lorsque le téléférique l’a amené assez haut pour sortir du champs de la caméra que l’on entend le coup de feu.

Cercle et mythe de l’éternel retour Valérie Carré s’appuie sur les théories de Aleida Assmann et Jan Assmann1 pour aborder la question du mythe chez Herzog : «Aleida et Jan Assmann proposent de distinguer sept utilisations du mythe plu- tôt que d’en donner une définition.» La dernière utilisation proposée est abordée ici : «le mythe non-narratif, cherchant à livrer une certaine

1. Mythos. In : Cancik / Burkhard Gladigow / Karl-Heinz Kohl (Hgg.) : Han- dbuch religionswissenschaftlicher Grundbegriffe. Stuttgart 1998. p.179-200

175 conception du monde» que Valérie Carré formule de la manière sui- vante:

«un mythe est remplacé par un autre à partir du moment où il a perdu sa validité. Dans le cas d’Herzog, c’est le mythe (...) du progrès constant qui se trouve remplacé par le mythe de l’éternel retour, matérialisé au niveau de l’image par le cercle. (...) les civilisations extra-européennes (sont) en mesure, grâ- ce au mythe, d’intégrer l’élément dominateur et destructeur à leur monde mythique. Il y a dans ce fait un processus créateur qui n’est pas donné à la civilisation occidentale. Ainsi, à l’ap- préhension du monde par le concept (qui conduit à la mort ou à la stérilité), Herzog oppose l’appréhension du monde par l’image (qui conduit à la création).»1

Le cercle symbolise le renouveau qui est possible dans la créa- tion comme dans la destruction. Autrement dit, ni l’arrêt, ni la mort et la cristallisation ne sont des états définitifs, ils seraient également sujets à transformation. Valérie Carré souligne que l’appréhension d’une tem- poralité cyclique par le mythe n’est possible que dans la collectivité. Alors que dans cette oeuvre la société occidentale repose sur des in- dividualités, les sociétés extra-européennes sont représentées par des groupes, des collectivités, davantage enclins à renouveler leurs mythes et ainsi à appréhender les transformations. Même si les personnages occidentaux ont conscience du temps cyclique, celui-ci est bien souvent vécu comme un mouvement qui ne fait que les entraîner vers le bas. Kaspar vit une deuxième naissance lorsqu’il sort de sa cave. Il en est éjecté sans avoir été préparé à cela et se retrouve dans un monde qu’il ne comprend pas, dans lequel il ne pourra jamais s’inscrire. Bruno part avec ses amis redémarrer une nouvelle vie mais l’échec est insurmon- table lorsqu’il se retrouve seul. Nosferatu est pour sa part seul, enfermé dans un temps cyclique qui n’a pas de fin et qui ne lui permet pas de

1. ibid. p.232

176 s’insérer dans le monde des mortels, d’accéder à l’amour. Ces trois per- sonnages trouveront la rédemption dans la mort, des morts qui se font dans le mouvement : le soleil qui se lève entraîne la mort de Nosferatu que celui-ci attend dans un dernier mouvement de volupté. Bruno fait tourner sa camionnette en rond avant qu’elle ne s’enflamme puis choisit de se faire entraîner par le mécanisme du manège. Kaspard, avant de mourir, raconte une histoire dont il ne connaît que le début : celle d’une caravane qui traverse le désert guidée par un vieux berbère aveugle. (Herzog illustre précisément le récit par l’image) La caravane s’arrête car ils se sont perdus, la boussole ne peut pas leur dire où ils se trou- vent. Le guide prend alors une poignée de sable et le goûte, «Fils, de- vant nous ce ne sont pas des montagnes, ce n’est que notre imagination. Nous continuons vers le nord.» Ils continuèrent et atteignirent la ville au nord. C’est dans cette ville que se déroule l’histoire mais Kaspard ne la connaît pas puisqu’elle concerne sa mort. La mort est ici présentée comme une délivrance qui permet de sortir de l’enfermement du cercle. Aguirre, Fitzcarraldo et Stroszeck ne trouvent pas la mort mais restent enfermés, vivant un retour au point de départ, ils se retrouvent à nou- veau seuls.

177 La Ballade de Bruno

178 Fata Morgana

179 Selon Mircea Eliade1«le «primitif», en conférant au temps une direction cyclique, annule son irréversibilité. Le passé n’est que la préfiguration du futur. Aucun événement n’est irréversible et aucune transformation n’est définitive.» Le stade primitif serait un état néces- saire à une telle appréhension du temps, Bruno, Kaspard et Nosferatu ne sont-ils pas ce que l’on pourrait appeler des «primitifs» occidentaux? C’est alors ce qui expliquerait leur capacité à penser le temps de ma- nière cyclique malgré le fait qu’ils ne s’inscrivent pas dans une collec- tivité. Cette position est confirmée par Harmut Heuermann : «Là où la collectivité disparaît au profit de l’individualité, le mythe a tendance à disparaître et une démythification a lieu. Là où, saisi par des courants régressifs, l’individualité retombe dans la collectivité, la remythifica- tion devient possible.»2 Les courants régressifs dont parle l’auteur sont l’équivalent du terme «primitif» employé par Eliade. Herzog accompa- gne les personnages de ses documentaires dans ce mouvement régressif, les souvenirs d’images de Fini Straubinger, ceux de Julianne Kopcke, Michael Goldsmith et Dieter Dengler, Graham Dorrington, Reinhold Messner et même Werner Steiner. On constate chez chacun l’existence de traumatismes vécus, de chutes qui cependant seraient comme des tremplins sur lesquels ils arrivent à rebondir. Comme après une chute de cheval dont on dit qu’il faut tout de suite remonter, Steiner resautera après sa chute. Sans cela, s’il avait attendu trop longtemps dit-il, la peur l’aurait empêché de recommencer. Pour les autres, c’est au contraire le passage du temps qui leur a permis de refaire les «mêmes» expériences

1. Le mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétitions. Paris 1969, p.108 2. «Die Fabrikation der Träume : Ist Medienwirkung wirklich mythogen?». In : Reiner Matzker/ Siegfried Zielinski (Hgg.) : Fiction als Fakt. «Metaphysik» der neue Medien. Jahrbuch für internationale Germanistik. Bern 2000, p.30

180 avec moins de crainte. Par les mouvements de caméra, Herzog utilise les travellings latéraux pour signifier le temps linéaire et les travellings circulaires pour le temps cyclique. Dans The White Diamond, la séquence des ani- maux dont nous avions déjà parlé au sujet du Bestiaire chez Herzog intègre ces deux types de travellings. Le travelling circulaire est tourné vers l’intérieur, la caméra tourne autour du sujet comme pour le retenir. Ici elle n’y parvient pas puisque la grenouille suit son mouvement en se déplaçant sur le tronc de l’arbre pour y échapper et pour finalement disparaître derrière un bout d’écorce qui se détache de l’arbre. Cercle et chute sont contenus dans le plan fixe et plongé où les marti- nets volent autour des chutes. Dans Encounter at the End of the World, dernier film réalisé par Herzog, ces travellings sont quasiment absents. L’exception est le travelling cir- culaire réalisé au-dessus du cratère du volcan. Les figures du cercle sont matérialisées par des trous : ceux que font les plongeurs dans la glace, filmés en plongée avant la descente ou en contre-plongé sous l’eau. Les galeries sous la glace, naturelles ou creusées par l’homme sont comme des tuyaux que l’on explore. Le cratère du volcan est pénétré par une ca- méra qui résiste aux petites explosions émises régulièrement, son «oeil» noir renvoie au cercle du cratère. Les hommes ne font que descendre, d’abord au pôle sud puis dans ces mondes sous-terrains, il n’y a que sous l’eau qu’ils ont l’air de voler à nouveau. Les tourbillons de bulles émis par les plongeurs s’élèvent vers la surface et dans un mouvement inverse font penser aux tornades qui ouvrent Le Pays où rêvent les four- mis vertes. Les cercles sont aussi ces cellules vues à travers le microsco- pe du biologiste cellulaire. Ce sont des pseudopodes, des déformations de la membrane plasmique qui permettent à une cellule de se nourrir et se déplacer en rampant sur un support dans une direction déterminée. Si le passage du temps était représenté par l’horloge dans Nosferatu et le réveil dans 10000 ans de plus, notons qu’il s’agit ici d’un cadran solaire circulaire qui apparaît. La mécanique est supprimée, les minutes

181 et secondes n’existent plus dans cet endroit où les nuits durent six mois et laissent place à six mois de jour. Les mouvements et les formes sont inversés, la conception que l’on avait du monde n’est plus valable.

Visions d’Apocalypse Le mot catastrophe est récurrent dans les films d’Herzog, son accent allemand insiste sur sa prononciation et nous en fait sentir toute la gravité. Sans gravité, il n’y a pas de chute peut-on dire. La catastro- phe est contée, vécue ou encore annoncée et attendue. Elle engendre la peur, les montées d’adrénaline, les visions et les actes désespérés. Certains ont lutté et survécu aux catastrophes, d’autres l’attendent ou observent l’ébullition. Michel Ribon1 revient sur les multiples approches et repré- sentations de la catastrophe dans l’art. Nous nous intéresserons ici à mettre en avant les catastrophes liées aux éléments naturels. Il aborde l’esthétisme du volcan qui dit-il «précède pour l’annoncer le mouve- ment romantique en Europe. L’esthétisme du volcan est à la mode dès les années 1770 avec la ville ensevelie de Pompéi.» Le feu du volcan fascine tant pour son pouvoir créateur (c’est lui qui crée la forge et donc l’outil de fer, donne son nom au dieu métallurgiste Vulcain) que par son pouvoir destructeur. Il est une forme double de la montagne mais son sommet offre la vision d’un abîme ouvert. Le volcan renvoie aux origines de la terre, à un état dense et chaud associé au Big Bang. Ainsi, le volcan matérialise et spatialise un état que nous n’avons pas connu et qui n’avait pas de lieu privilégié. Les mythes et croyances liées aux volcan sont innombrables et diffèrent selon les cultures mais le volcan est toujours craint. L’activité des volcan est aujourd’hui surveillée et les types d’éruptions peuvent être prédites. Mais il n’est toujours pas possible de savoir à plus de quelques heures à l’avance, quand elles auront lieu, combien de temps elles dureront et surtout leur importance. Michel Ri-

1. Esthétique de la catastrophe, Essai sur l’art et la catastrophe.

182 bon évoque «la catastrophe «annoncée-repoussée»» :

«S’il est, comme dans La Nausée, des catastrophes ponc- tuelles et métaphysiquement révélatrices, il en est encore d’autres qui, bien avant de se produire, se font attendre le long d’une durée infinie; une interminable attente qui bouleverse de fond en comble la vie quotidienne du sujet et sa perception de soi et du monde; une attente dont l’objet semble ne pouvoir être atteint qu’au terme de la vie: la Mort?»1

Cette citation vient s’associer naturellement au film La Sou- frière réalisé en 1977 par Herzog. Cette année là, le volcan la Soufrière situé sur l’île de la Guadeloupe menace d’entrer en éruption, la popu- lation de l’île est évacuée, seuls quelques hommes refusent de partir. Herzog part avec une petite équipe à la rencontre de cet homme, pour comprendre les raisons de sa position. Le sous-titre du film est «l’attente d’une catastrophe inévitable». Le titre apparaît sur l’image (plan fixe) du haut du volcan d’où se dégagent les épaisses fumées similaires au brouillard des montagnes dans d’autres films. La voix-off d’Herzog ac- compagne tout le film, il filme ce qui ressemble déjà à des traces d’une vie disparue : une chaussure, des vitrines de magasins presque vides, le petit port sans bateau, un monument aux morts. Seuls quelques ani- maux errent dans les rue désertes où les feux signalétiques fonctionnent toujours. Le volcan domine l’île et la fumée qui s’en échappe semble préparer lentement la catastrophe. La caméra balaye le paysage qui l’entoure, avance en travelling avant ou latéral desquels émergent un sentiment de désorientation. En direction du volcan indiqué par la si- gnalétique, Herzog s’arrête longuement sur le panneau dont il n’est plus que le seul lecteur : «Attention Danger Zone Dangereuse Gaz Toxiques éboulements Projections Vous conti- nuez à vos risques et périls Soyez Vigilants et Pru- dents». Ils continuent puis s’arrêtent, contraints de faire demi-tour

1. ibid. p.243

183 face à l’arrivée d’un nuage de fumée toxique. Herzog dit commencer à avoir peur. Mais quelques heures plus tard, le temps s’arrangeant, ils pu- rent s’approcher davantage du volcan. A ce moment du film la musique s’arrête et fait place aux sons enregistrés témoignant de l’activité pal- pable du volcan. La musique reprend à nouveau et Herzog revient avec des images d’archives datant de l’éruption de la Montagne Pelée qui eut lieu en 1902 à Saint-Pierre de la Martinique. Le gouvernement n’avait pas exigé l’évacuation de l’île mais l’éruption fît plusieurs milliers de victimes. Le seul homme à avoir survécu était un prisonnier, Louis- Auguste Cyparis qui se trouvait dans une cellule ventilée par une seule petite ouverture sur la face opposée au volcan. Cet homme qui était tenu enfermé pour meurtre, fût à la suite de cet événement «pardonné» et envoyé dans un cirque dont il devint l’attraction principale.

184 Ce n’est qu’après dix-sept minutes de film (la durée totale est de trente minutes) que le premier homme fait son apparition. On le pren- drait presque pour mort, allongé au pied d’un arbre, les yeux fermés et les mains sur sa poitrine. Il se réveille à l’approche d’Herzog et son équipe qui lui demandent pourquoi il a refusé de quitter l’île. L’appro- che est un peu brutale mais l’homme paraît moins surpris que dérangé dans sa sieste, la caméra reste au-dessus de lui, il s’agit certainement d’une mise en scène. L’homme dit attendre sa mort car étant pauvre, il n’avait aucun endroit où aller. Il n’exprime aucune peur et affirme être en paix pour laisser venir la mort voulue par Dieu. Les autres invoquent les mêmes raisons, trop pauvres pour partir et sans endroit où aller; ils acceptent leur sort. Seul l’un d’entre eux dit bien vouloir partir avec l’équipe du cinéaste si ces derniers partaient à Pointe-à-Pitre, là où sont partis ses quinze enfants. Puis l’activité du volcan se calme, l’éruption n’aura pas lieu et les raisons demeurent inexpliquées. Herzog confie qu’il y avait alors quelque chose de pathétique pour eux à filmer ces images, quelque chose d’un peu embarrassant, «Maintenant, c’était de- venu le compte-rendu d’une inévitable catastrophe qui n’a pas eu lieu» dit-il. Les musiques qui composent la bande son du film ne sont rien de moins que des morceaux de Rachmaninov, Mendelssohn Bartholdy, Brahms et Wagner! Leur lourdeur est telle que ce qu’il considère em- barrassant semble davantage s’appliquer à leur utilisation qu’à celle des images.

185 Le parallèle qu’il fait entre le survivant de l’éruption de la Montagne Pelée et les hommes qu’il filme ici permettent de créer un mouvement inverse au film. Ces images, qu’il imagine au début du film être les derniers témoignages d’une vie, pourraient aussi être celles d’un rapport post-catastrophe imaginaire dont ces hommes seraient les survi- vants sans espoir. Ce qui motiva ce film fût donc une fois de plus un souci de conservation, de témoignage et le réalisateur insiste pour dire que mal- gré le risque qui était présent, il ne s’agissait pas d’aller affronter la mort. Il prévoyait cependant d’enterrer la pellicule si la catastrophe avait lieu :

«Nous avions également prévu qu’une caméra se déclenche automatiquement, à 30 kilomètres de là. Vous ne devez sur- tout pas mal interpréter mes intentions : personne ne veut mourir. Moi pas plus qu’un autre. L’équipe de La Soufrière était composée de professionnels. Dès que nous avons eu fini de filmer, nous nous sommes enfuis hors de la zone de danger aussi vite que possible. Pas une seconde nous n’avons voulu faire les malins ou prendre des risques inconsidérés. Nous étions aussi heureux que n’importe qui. Mais nous tenions à filmer sur le sommet du volcan, au bord du cratère. Parfois c’est important de faire un film. Et parfois il faut courir des risques que d’autres n’assumeraient pas»1

Depuis le début, le cinéaste évoque des paysages, des territoi- res sans vie. D’abord le désert, puis la jungle pour finir sur les glaces du pôle Sud. Les visions pré et post-apocalyptiques s’expriment d’abord par le paysage en ébullition ou le paysage figé dont on ressent encore la chaleur d’une récente transformation. «L’homme n’est pas une évi- dence, il pourrait disparaître»2 nous dit Emmanuel Burdeau. Les paysa-

1. Manuel de survie. p.35 2. ibid. p.36

186 ges de Signes de vie et Les Nains aussi ont commencé petits sont figés, minéraux, hostiles au retour de la vie. Ceux de la jungle sont selon He- rzog inachevés et ceux de l’Antarctique seraient à laisser en paix. Hias annonce l’apocalypse dans Coeur de verre, et comme les fumées du volcan, le brouillard de la montagne semble bouillir, se précipiter, la vi- tesse du défilement des images a été accéléré. Fata Morgana et Leçons de ténèbres sont les visions post-apocalyptiques.

La Soufrière

187

Le pétrole a pétrifié les terres du Koweït et sa végétation, et les images témoignent très succinctement des conséquences de cette guerre sur l’homme, ce qui d’ailleurs fit l’objet principal de sa critique. Herzog ne prétend aucunement, ici et dans tous ses films, à l’objectivité. Il op- pose implicitement ses images à celles présentées par la télévision qui elle, se dit objective. Ce film ne nomme pas, ne situe pas le territoire en question, disant seulement qu’il s’agit d’une planète de notre système solaire. Les images et les musiques esthétisent la catastrophe à l’extrê- me. Le Requiem de Verdi et le Crépuscule des Dieux de Wagner accen- tuent la fascination devant ce «sublime écroulement». Le Crépuscule des Dieux est le dernier des quatre drames musicaux qui constituent Der Ring des Nibelungen (L’Anneau du Nibelung). Il y est question d’une guerre qui oppose géants et dieux, la fin éclate dans le feu, un incendie éclaire le ciel. Valérie Carré remarque que «En choisissant d’utiliser, le prélude de l’Or du Rhin ainsi que la marche funèbre après la mort de Siegfried dans le Crépuscule des Dieux (comme il l’avait fait dans un autre film annonçant une autre apocalypse - celle de La Soufrière), Herzog se place dans la tradition du Ring wagnérien (...)»1. Dans Les Drames musicaux de Richard Wagner2, Carl Dal- haus cite le texte du renoncement de Brünnhilde :

«Je quitte le lieu du désir, je fuis pour toujours le lieu de l’illusion; je ferme derrière moi les portes du devenir éternel : vers le pays élu le plus sacré, dépourvu du désir et de l’illusion, but de la course du monde, délivrée de la renaissance,

1. ibid. p.242 2. Les Drames musicaux de Richard Wagner. Carl Dahlhaus, Madeleine Renier - 1994 Edition Mardaga. p.149

188 se dirige désormais celle qui sait. Savez-vous comment j’ai gagné la fin bienheureuse de toutes les choses éternelles? La plus profonde souffrance d’un amour affligé m’a ouvert les yeux : j’ai vu le monde finir.»

Selon Dalhaus «dans l’esquisse en prose de 1848, Wagner a écrit que «l’intention» des dieux «serait atteinte s’ils s’autodétruisaient dans cette création humaine, à savoir, s’ils devaient se départir de leur influence directe sur la liberté de la conscience humaine». Cependant, il signale que Wagner n’a composé aucune fin en prose pour cette oeuvre, ««l’intention poétique» n’avait pas besoin d’être formulée par les mots, étant donné qu’elle était «réalisée» dans le drame.» Au loin, dans Leçons de ténèbres, un homme, ou plutôt une silhouette, fait des signes, Herzog dit : «Le premier être que nous rencontrons veut nous communiquer quelque chose.» Mais la communication n’existe plus, nous n’avons pas accès à ce que disent les hommes qui éteignent et rallument les puits de pétrole en feu, l’enfant ne parle plus depuis qu’il a été maltraité par un soldat, ainsi qu’une autre femme qui a perdu ses deux fils torturés. Mais connaissant les nombreux recours à l’invention dont use le réalisateur, même cela peut être considéré comme étant des récits fictifs. Valérie Carré souligne un autre lien entre la vision d’Herzog et celle de Wagner dans cette oeuvre :

«Les hommes, de par leur technique ont, tout comme chez R.Wagner, provoqué le chaos et cet aspect est également suggéré par la «visite» des objets trouvés dans une chambre de torture . Car, au niveau d’interprétation auquel se trouve Herzog, les ins- truments de torture qu’il montre, peuvent aussi être interprétés comme autant de tortures infligées à la Terre par les hommes.»1

1. ibid. p.242

189 Leçons de ténèbres

Malgré la présence d’éléments destructeurs, nous sommes bien face à une oeuvre dont la vision serait celle de l’aube d’une nouvelle ère, les premières images de celle-ci, avec ses survivants et les traces de l’ère révolue. L’intégration du temps cyclique se véri- fie, le monde ne s’écroule pas dans le néant mais se régénère dans le chaos des éléments naturels. Les technologies subissent le même sort, de nouvelles machines viennent peupler ce territoires, les caterpillars ressemblent à des insectes géants, des dinosaures ou même au robot de Wall-E. Le feu destructeur du volcan, le feu créateur de la forge tient ici les deux rôles. La séquence des hommes qui éteignent puis rallu- ment les puits de pétrole est commentée par Herzog :

«Deux figures se sont rapprochées d’un puits de pétrole. L’un d’eux a allumé une torche. Qu’ont-ils l’intention de faire? Veulent-ils à nouveau embraser l’incendie? Une vie sans incendie serait-elle devenue impossible pour eux? Saisis par la folie, d’autres font comme eux. Maintenant, ils sont contents, maintenant, ils ont de nouveau quelque chose à éteindre.»1

D’une manière différente, Encounter at The End of the World entrevoit la perspective d’une fin proche de la vie humaine sur Terre. Il n’y est pas question de visions post-apocalyptiques comme dans les précédents, l’humain est bien présent et porte tout le film mais le ti- tre déjà nous l’annonce, tous ces hommes se retrouvent «à la fin du monde». Herzog s’encre dans le réel et si même ce territoire, que beau- coup imaginent vierge ressemble en fait à un vaste chantier, quel endroit capable de lui fournir des images pures reste-t-il? En 1985, il déclarait dans Tokyo-Ga (Wim Wenders), du haut de la Tokyo Tower : «Quand je regarde d’ici, il ne reste plus d’images possibles. Ici (sur Terre), il ne se passe plus rien. Je suis prêt à aller sur Mars ou Saturne dans la première fusée», pour «obtenir des images encore pures, claires, transparentes.»

1. ibid. p.242

192 Cela signifierait que la présence humaine empêche cette quête? N’est- ce pas plutôt cette présence qui par effet de contraste nous révèle la pureté de certaines images? Pas un de ses films ne supprime totalement l’humain, même s’il n’en reste qu’un seul; Herzog semblerait plutôt en recherche d’hommes qui apportent une nouvelle lecture aux images, qui permettent l’appréhension d’une réalité différente. Encounter at The End of the World nous montre des hommes et leur technicité qui semblent arrivés au bout, le plongeur biologiste effectue sa dernière descente dans les eaux glacées, un hélicoptère ac- cidenté a été abandonné et est en train d’être recouvert par la neige. Les scientifiques, nous l’avons vu, savent avant tout qu’ils ne peuvent répondre à toutes les questions relatives aux origines de la vie sur Terre mais savent que la race humaine ne sera ni éternelle ni la dernière à disparaître. Herzog commente ce film :

«Ce film tient sur un propos clair : nous ne sommes pas un élément stable sur cette planète. Si vous discutez avec des scientifiques - je ne parle pas seulement de ceux qui s’inté- ressent au changement climatique, mais aussi de ceux qui tra- vaillent sur la biologie évolutionniste -, ils vous diront très tranquillement que la vie, et pas seulement la vie humaine, la vie sur cette planète n’a jamais été qu’une chaîne de cataclys- mes. De même que les ammonites ont disparu, de même que les dinosaures ont disparu, la race humaine disparaîtra. ça ne m’angoisse pas plus que ça. Nous sommes une race plus vul- nérable que celle des éponges. Nous sommes plus vulnérables que les cafards. Et sans doute sommes-nous plus vulnérables que certains types de reptiles. Il se pourrait qu’ils aient une plus grande chance que nous de durer. Ils sont là depuis plus longtemps que nous, les êtres humains, et il est à peu près certain qu’ils nous survivront.»1

1. Manuel de survie. p.36

193 Leçons de ténèbres

CONCLUSION < Compagnie Sankai Juku. Los Angeles. 1984. photo : Paul Slaughter. Werner Herzog entrevoit donc sereinement notre fin à venir, les catastrophes ne sont pas synonymes d’une attente angoissée même si la conscience d’un réveil difficile ou de la disparition est bien présente. Rêver les yeux ouverts et se mettre en mouvement sont les conditions nécessaires à cette appréhension. Le suspens est cet état transitoire par lequel la conscience du passé et l’appréhension du futur se rencontrent, c’est le sauteur à ski qui se trouve au plus haut de son envolée; se jouant de la gravité il voit le monde tout petit mais prépare sa retombée, son corps est tendu mais sa bouche grande ouverte témoigne d’un certain abandon. Herzog nous montre que la représentation par l’image est un moyen qui permet à l’homme de répéter, d’intégrer le passé pour mieux s’intégrer dans le futur. Son oeuvre cinématographique arrête et suspend le temps, elle s’est construite et assure sa transformation par une vision du temps, de l’histoire et de la vérité qui peut être révisée à tout moment. Herzog s’insurge contre une vision qui s’attache aux faits, les tenant pour seule vérité. Afin de compléter ce travail et d’éclairer les ambiguïtés qui persistent concernant la démarche de ce cinéaste, il nous faut encore présenter La Déclaration du Minnesota qu’il écrivit suite à une nuit pas- sée à regarder la télévision et où il assistait à un défilement de films -do cumentaires qu’il juge «stupides» et «extrêmement ennuyeux»1 (Herzog donne même une autre version de son origine dans Manuel de survie2), il présenta ce manifeste lors de la rétrospective qui lui été consacrée en 1999 au Walker Art Center dans le Minesota. Il tient à ce que ce texte, rédigé en anglais, ne soit pas traduit.

1. Paul Cronin. ibid. p.239 2. p.81

199 The Minnesota Declaration Truth and fact in documentary cinema «Lessons of Darkness» by Werner Herzog

1 By dint of declaration the so-called Ci- 6 Filmmakers of Cinema Verité resemble nema Verité is devoid of verité. It reaches tourists who take pictures amid ancient a merely superficial truth, the truth -of ac ruins of facts. countants. 7 Tourism is sin, and travel on foot virtue. 2 One well-known representative of Ci- nema Verité declared publicly that truth 8 Each year at springtime scores of people can be easily found by taking a camera on snowmobiles crash through the melting and trying to be honest. He resembles the ice on the lakes of Minnesota and drown. night watchman at the Supreme Court who Pressure is mounting on the new governor resents the amount of written law and le- to pass a protective law. He, the former gal procedures. «For me», he says, «there westler and bodyguard, has the only sage should be only one single law : the bad guys answer to this : «You can’t legislate stupi- should go to jail.» dity.» Unfortunately, he is part right, for most of the many, much of the time. 9 The gauntlet is hereby thrown down.

3 Cinema Verité coufounds fact and truth, 10 The moon is dull. Mother Nature and thus plows only stones. And yet, facts doesn’t call, doesn’t speak to you, although sometimes have a strange and bizarre a glacier eventually farts. And don’t you power that makes their inherent truth seem listen to the Song of Life. unbelievable. 11 We ought to be grateful that the Uni- 4 Fact creates norms, and truth illumina- verse out there knows no smile. tion. 12 Life in the oceans must be sheer hell. 5 There are deeper strata of truth in cinema, A vast, merciless hell of permanent and and there is such a thing as poetic, ecstatic immediate danger. So much of a hell that truth. It is mysterious and elusive, and can during evolution some species - including be reached only through fabrication and man - crawled, fled onto some small conti- imagination and stylization. nents of solid land, where the Lessons of Darkness continue.

Walker Art Center, Minneapolis, Minnesota April 30, 1999

200 La présente étude s’est attachée à extraire et comprendre ce qui motive et entraîne le dépassement de soi et de certaines limites. Ces li- mites sont inhérentes à chaque individu et le but à atteindre n’est jamais l’extase ou la douleur qui ne sont que des voies de passage. Alors que le cinéma se crée dans le mouvement, il semblait important de relever ce qui se joue dans le suspens. Si les contraires se réunissent c’est aussi parfois pour mieux s’affirmer, ainsi le suspens est nécessaire au mouvement, il s’intègre dans le rythme du montage, il est comme ce brouillard qui dans l’oeuvre d’Herzog cache et révèle simultanément les reliefs de la montagne. Dans le suspens tout est encore possible, le futur n’est pas encore défini et ce qui a été vient à peine de l’être, c’est la réponse que donne la danse butô à la question «Comment peut-on encore danser après l’horreur d’Hi- roshima?» Cette danse dit l’horreur par l’image des corps en souffrance, relie la mort à la vie, dévoile la mémoire, met à nu les pulsions et s’en libère. Répéter la décomposition permet de remettre en place ce qui a été détruit par la catastrophe inattendue. Décomposer pour mieux recomposer a aussi été ma démarche dans ce travail. L’image du chamane ainsi que beaucoup d’autres sont empruntées et utilisées comme moyen de re-connaissance d’une oeuvre et d’un réalisateur que l’on rattache difficilement à d’autres univers ci- nématographiques. Chaque film est un croisement d’univers, un uni- vers étranger et celui du réalisateur qui nous permet d’y plonger tout en conservant la distance nécessaire. Herzog nous démontre la puissance d’imagination créée par cette rencontre, ce qui paraissait irréconciliable se réunit pour créer de nouvelles formes et ce qui semblait bien établi explose sans crier gare; les anomalies, les bizarreries et l’obscénité se trouvent toujours là où on ne les attend pas. L’univers d’Herzog est peuplé de paysages, d’hommes et d’animaux qui ont chacun un rôle à jouer et se réunissent pour affirmer leur différences. La fusion n’est qu’illusion et cette vision doit être reconsidérée car elle est souvent bien rapidement attribuée à ce réalisateur, il s’agit de la vision romantique. Si l’onirisme, l’exotisme et le déferlement des sentiments sont bien pré- sents, il faut aussi compter une certaine distanciation amenée par la ra-

201 tionalité, le matérialisme et l’humour. Herzog s’oppose à Klaus Kinski dans Ennemis intimes lorsque ce dernier voit dans la jungle une nature pleine d’érotisme, il répond en disant que lui n’y voit que de l’obscénité. Herzog fait des hommes, des paysages et des animaux, les intercesseurs d’une vérité propre à chacun et propre à lui-même, sa vision n’est pas celle d’un idéal. Les faits pris tels qu’ils apparaissent (sans «fabrication, imagi- nation et stylisation»), selon lui, empêchent de voir la vérité. S’il attache tant d’importance à la conservation c’est dans un souci de préserver ce qui à un moment donné était vu d’une certaine manière mais qui offre la possibilité d’être reconsidéré. La vision de Timothy Treadwell s’affirme sans détour dans ce qu’il filma durant treize ans et quelques années plus tard, Herzog montre qu’un dialogue est toujours possible, grâce au ci- néma, grâce à l’image. Le cinéma permet bien de transcender l’espace et le temps, il ne faut pas avoir peur de rêver.

202 203 204 Filmographie et Bibliographie

Filmographie

Héracles/Herakles : Essai filmique, NB, 12 min., 16 mm. Munich 1962

Dernières paroles/ Letzte Worte : Fiction, NB, 13 min., 35 mm. Mu- nich 1967

Signes de vie/Lebenszeichen : Fiction, NB, 87 min., 35 mm. Munich 1968

Les médecins volants d’Afrique de l’est/ Die fliegenden Ärzte von Os- tafrika : Documentaire, couleur, 45 min., 35 mm. Munich 1969

Fata Morgana : Essai filmique, couleur, 74 min, 35 mm. Munich 1970.

Les nains aussi ont commencé petits/Auch Zwerge haben klein ange- fangen : Fiction, NB, 96 min., 35 mm. Munich 1970

205 Pays de silence et d’obscurité/ Land des Schweigens und der Dunkel- heit : Documentaire, couleur, 85 min, 16 mm. Munich 1971.

Aguirre, la colère de Dieu/ Aguirre, der Zorn Gottes : Fiction, couleur, 93 min, 35 mm. Munich 1972.

La grande extase du sculpteur sur bois Steiner/ Die grosse Ekstase des Bildschnitzers Steiner : Documentaire, couleur, 47 min, 16 mm. Munich 1973.

L’énigme de Kaspar Hauser/Jeder für sich und Gott gegen alle : Fic- tion, couleur, 109 min., 35 mm. Munich 1974

La ballade de Bruno/Stroszeck : Fiction, couleur, 108 min., 35 mm. Munich 1976

How Much Wood Would a Woodchuck chuck : Documentaire, couleur, 45 min, 16 mm. Munich 1976.

Personne ne veut jouer avec moi/ Mit mir will keiner spielen : Fiction, couleur, 14 min., 16 mm. Munich 1976.

Coeur de verre/ Herz au Glas : D’après un chapitre du roman Die Stunde des Todes de Herbert Achternbusch. Fiction, couleur, 97 min, 35 mm. Munich 1976.

La Soufrière : Documentaire, couleur, 31 min, 16mm. Munich 1977.

Nosferatu- Fantôme de la nuit/ Nosferatu- Phantom der Nacht : Fic- tion, couleur, 103 min, 35 mm. Munich 1978.

Woyzeck : D’après le drame de Georg Büchner. Fiction, couleur, 81 min., 35 mm. Munich 1979

L’homme furieux de Dieu/God’s Angry Man : Documentaire, couleur, 44 min., 16 mm. Munich 1980

206 Le sermon de Huie/Huie’s Sermon : Documentaire, couleur, 43 min., 16 mm., Munich 1980

Fitzcarraldo : Fiction, couleur, 157 min, 35 mm. Munich 1982.

Gasherbrum. La montagne lumineuse/ Gasherbrum. Der Leuchtende Berg : Documentaire, couleur, 45 min, 16 mm. Munich 1984.

Le pays où rêvent les fourmis vertes/Wo die grünen Ameisen träumen : Fiction, couleur, 100 min., 35 mm. Munich 1984

Wodaabe. Les bergers du soleil/Wodaabe. Herdsmen of the Sun : Do- cumentaire, couleur, 52 min., 16 mm. Munich 1989

Echos d’un sombre empire/Echos aus einen dürsteren Reich : Docu- mentaire, couleur, 93 min., 16 mm. Munich 1990

Le Cri de la roche / Schrei aus Stein : Fiction, couleur, 105 min, 35 mm. Munich 1991.

Leçons de ténèbres/ Lektionen in Finsternis : Essai filmique, couleur, 52 min, 16 mm. Munich 1992.

Cloches des profondeurs/Bells from the Deep : Documentaire, couleur, 60 min., S 16 mm. Munich 1993.

Petit Dieter doit voler/Little Dieter needs to fly : Documentaire, cou- leur, 80/52 min., S 16 mm. Munich 1997

Les ailes de l’espoir/ Wings of Hope/ Julianes Sturz in den Dschungel : Documentaire, couleur, 70 min/40 min, 16 mm. Munich 1999.

Ennemi intime/ Mein liebster Feind : Documentaire, couleur, 95 min., S 16mm. Munich 1999

Invincible : Fiction, couleur, 120 min, 35 mm. Munich 2000.

207 10000 ans de plus/ : Documentaire, couleur, 10 min., 35 mm. Munich 2001

Le diamant blanc/ The White Diamond : Documentaire, couleur, 87 min, HD Vidéo, 35 mm. Munich 2004.

Au delà de l’infini/ The White Blue Yonder : Essai Filmique, couleur, 81 min, 16 mm, HD Vidéo. Munich 2005.

Grizzly Man : Documentaire, couleur, 103 min, 16 mm, HD Vidéo. Munich 2005.

Encounter at the End of the World : Documentaire, couleur, 99 min. Etats-Unis 2007.

Bibliographie

Le Sexe et l’Effroi. Pascal Quignard. Gallimard, 2002

Manuel de survie. Entretien avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau. Capricci, 2008

Werner Herzog et la mystique rhénane. Gabrea Radu. L’Age d’Homme. Lausanne, 1986

L’ Image-Temps et LImage-Mouvement. Gilles Deleuze Collection criti- que. Les éditions de Minuit.

Esthétique de La Catastrophe: essai sur l’art et la catastrophe. Par Mi- chel Ribon. Publié par Kimé, 1999

Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du

208 beau (A philosophical Enquiry into the Origin of our ideas of the Su- blime and the Beautiful, 1757 et 1759) Edmund Burke, Vrin, 1990

Le Paysage et la question du sublime. Réunion des musées nationaux. Le musée de Valence. 1997

Le Nouveau Petit Robert. 2000

Le cinéma de Guy Debord, Image et mémoire. transcription - revue par Agamben - d’une conférence prononcée dans le cadre d’un sémi- naire consacré à Guy Debord, accompagné d’une rétrospective de ses films, lors de la 6ème Semaine internationale de video à Saint-Gervais, Genève, en novembre 1995. Texte intégral, éditions Hoëbeke,1998, col- lection Arts & esthétique, (p. 65 à 76), publié avec trois autres articles, dans un recueil intitulé : AGAMBEN, Image et mémoire.

La Quête anthropologique de Werner Herzog. Documentaires et fictions en regard. Valérie Carré. Presses Universitaires de Strasbourg. 2007

Le plaisir du vide. Approche psychanalytique des relations aux vertiges chez les grimpeurs et les alpinistes». Eric Deleseuleuc. Article paru in Corps et Culture / plaisirs du corps, plaisirs du sport, n°2, 1997, 31-44

Conquête de l’inutile. Werner Herzog. Capricci, 2008

Revue du Cinéma n°342, 1979, p.56

Arthur Schopenhauer : Essai sur les fantômes p.27 et 30

L’Heure de la mort. Herbert Achternbusch. Hachette Parution en 1980

Paul Cronin : Herzog on Herzog. editions Faber and Faber, New-York 2002

Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalités. Raymond Bellour éditions P.O.L, Paris, 1999

209 Mémoire sur la découverte du magnétisme animal, Franz-Anton Mes- mer 1779. disponible chez Allia, 2006

T.G.H. Strehlow : «Culture, Social Structure, and Environment in Abo- riginal Central Australia». In : Ronald M. Berndt/ Catherine H. Berndt (Ed.) : Aboriginal Man in Australia. Sidney 1964, p. 128

The cinema of Werner Herzog. Brad Prager. Collection Director’s cuts. Wallflower Press, 2007

Religions Australiennes. Mircea Eliade Paris 1972

La poésie de l’extase et le pouvoir chamanique du langage, Stéphane Labat. Maisonneuve & Larose. 1997

Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Mircea Eliade. 1992. réédition Payot, 2007

Dedo von Kerssenbrock-Krosick : Rubinglas des ausgehenden 17. und des 18. Jahrhunderts. Mainz 2001

Die Alchemie im Mittelalter. Wilhelm Ganzenmüller, Paderborn 1938, p.177

Aspects de l’alchimie traditionnelle, René Alleau, les éd. de minuit, 1986

Les Raisons du Paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse. Augustin Berque. Editions Hazan, 1998

Nietzsche, Le Crépuscule des Idoles, Le cas Wagner-Nietzsche contre Wagner. L’Antéchrist, Quatrième éditions. Paris. Société du Mercure de France. Traduit par Henri Albert

Les praticiens du rêve. Un exemple de chamanisme. Michel Perrin Quadrige/Puf. 2001

210 Mythologies. Roland Barthes 1957

Mythos. In : Cancik / Burkhard Gladigow / Karl-Heinz Kohl (Hgg.) : Handbuch religionswissenschaftlicher Grundbegriffe. Stuttgart 1998. p.179-200

Le mythe de l’éternel retour. Mircea Eliade, Archétypes et répétitions. Paris 1969

«Die Fabrikation der Träume : Ist Medienwirkung wirklich mytho- gen?». Harmut Heuermann In : Reiner Matzker/ Siegfried Zielinski (Hgg.) : Fiction als Fakt. «Metaphysik» der neue Medien. Jahrbuch für internationale Germanistik. Bern 2000

Les Drames musicaux de Richard Wagner. Carl Dahlhaus, Madeleine Renier - 1994 Edition Mardaga

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