Werner Herzog, le geste en suspens Barbara RYCKEWAERT Werner Herzog, le geste en suspens ECOLE NATIONALE SUPÉRIEURE DES ARTS DÉCORATIFS 2009 remerciements à Clarisse Hahn SOMMAIRE Avant-Propos ............................................................ 11 Introduction ............................................................ 13 Définitions ................................................................ 21 La représentation du suspens .................................... 23 I. LES HÉROS HERZOGIENS 1. Altitude et conquête de l’inutile ............................ 35 Le «Grand» et le «Petit» (Deleuze) ........................... 47 2. Visions, rêves et états seconds ................................ 55 Perception .................................................................. 66 L’Énigme de Kaspar Hauser ......................................... 70 3. Un certain rapport au chamanisme Le mythe du vol ......................................................... 81 Chamanes, forgerons et alchimistes ........................... 83 Rituels, musique et danse............................................ 87 Bestiaire ..................................................................... 100 4. Paysages ................................................................... 112 II. INDIVIDU, LANGAGE, DISPARITION 1. Individu et société Le guide et l’exclu ........................................................ 123 Démarche et place du réalisateur, Expérience .............. 125 2. Werner Herzog et le langage Utilisation de la voix off / texte .................................... 132 Langage et mystiques. Speaker et chamane .................. 138 Langage scientifique ..................................................... 148 Absence de la parole, disparition de la communication..155 III. UNE FIN PROCHE 1. La menace de la disparition, conservation et remplacement Images d’archives .......................................................... 165 Secrets............................................................................ 171 2. La chute Cercle et mythe de l’éternel retour ................................ 175 Visions d’Apocalypse .................................................... 182 Conclusion ................................................................... 199 The Minnesota Declaration ........................................... 200 Filmographie ................................................................. 205 Bibliographie ................................................................. 208 Avant-Propos Le titre Le geste en suspens s’est imposé à moi avant que je ne porte mon attention sur le cinéaste dont il est question ici. Je tenais d’abord fer- mement à traiter des représentations du sado-masochisme et des sports de combat dans l’art. Je m’engageais alors dans des voies peu précises mais mes deux maîtres-mots qui guidaient mes recherches étaient Douleur et Extase. Je recherchais les états résultant de l’engagement et d’un dépassement de soi et rencontrais d’autres formes impliquant ce questionnement : les transforma- tions corporelles, la danse Butô, etc. La distance que j’avais par rapport à tous ces sujets me semblait bien trop grande, le territoire trop vaste et quelque chose manquait. Il s’agissait de disciplines qu’un grand nombre de personnes pratique et pour qui les quêtes dont elles font l’objet sont très différentes selon chaque individus. Ce que je cherchais n’était pas tant de parler de ces formes mais de ce qu’elles impliquent profondément pour le sujet qui les pratique. Voir un combat de boxe ou une séance de sado-masochisme ne dit rien sur la douleur ou l’extase qu’ils entraî- nent. Une découverte approfondie des films deW erner Herzog me renvoya à mon titre qui était mon point de départ; resserrant ma problématique et réunissant ce qui m’animait dans mes recherches précédentes, je ne pensais pas qu’autant de portes s’ouvriraient à ma pensée et je compris que la douleur ou l’extase ne sont que des chemins qui mènent à d’autres quêtes. Sans m’identi- fier aveuglément à ce réalisateur, l’approche de cette oeuvre me permit aussi de prendre un recul nécessaire sur ma propre démarche artistique, doublée d’un questionnement sur ce que j’ai personnellement en ma possession aujourd’hui et qui me permettra d’appréhender mes projets futurs. Mais comme Werner Herzog je crois en la nécessité de renouveler les mythes, comme lui je crois à l’utilité des images et enfin, comme lui, je continuerai à vouloir faire part de ce qui m’anime. INTRODUCTION Art et fascination sont liés, l’art fascine autant qu’il peut être fasciné. Dans son livre Le Sexe et l’Effroi1 Pascal Quignard revient sur le mythe de Persée: «Celui qui voit la gorgone Méduse tirant la langue dans la bouche fendue du rictus terribilis, celui qui voit le sexe féminin (le trou de la turpitude) en face, celui qui voit le «Médusant», est plongé aussitôt dans la pétrification (dans l’érection) qui est la première forme de la statuaire.» A cela, Caravage disait « Tout tableau est une tête de Méduse. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée.»2 L’artiste se confronte à la fascination et cherche à l’apprivoiser car il sait qu’elle est à l’origine de son désir de création. Le rôle de l’artiste est de dévoiler, de s’arrêter sur les choses et tenter d’être un intermédiaire communicant, entre ce qu’il voit et ceux à qui il veut faire voir. Le geste est communication mais qu’advient-il lorsque celui-ci en vient à se suspendre, marquant alors un passage vers l’incommunicable. Le geste et la parole ne suffisent plus ou doivent s’effacer devant ce que Deleuze appelle «l’imagination pure». Selon lui, le suspens est «Idéal de l’imagination pure». Les oeuvres du réalisateur allemand Werner Herzog peuvent créer la fascination, ses illuminés sont touchés par l’extase et nous la 1. Le Sexe et l’Effroi. Gallimard, 2002 2. ibid. Persée et Méduse p. 103 et suivantes 13 renvoient. Nous verrons comment cette extase se développe dans le mouvement, à travers le langage, le silence et l’image. On relève dans les propos d’Herzog, ses films et différentes études consacrées à son oeuvre, l’apparition systématique de ce terme d’extase. Werner Herzog parle de vérité extatique: «Derrière les images, derrière la vision, derrière l’histoire, derrière la grammaire de la narration et la grammaire de l’image, il y a quelque chose dont le cinéma peut vous offrir l’expérience en de très rares occasions : vous touchez alors une vérité plus profonde. Ça n’arrive pas très souvent, ça arrive en poésie. Même si je me suis un peu éloigné de lui avec les années (...), en lisant Rimbaud vous sentez instantanément qu’il touche à quelque chose d’extatique. Il touche à une vérité qui se tient derrière les choses. Quelque chose que vous n’avez pas besoin d’analyser. Vous le savez immédiatement. Et vous êtes immédiatement illuminé. Rimbaud s’intéressait évidemment beaucoup aux illuminations. Or les faits n’illuminent pas. Les faits créent des normes. Seule la vérité illumine. C’est la phrase la plus courte de la Minesota Declaration, mon manifeste sur la vérité extatique : Fact creates norms, and truth illumination.»1 Cette vérité extatique nous renvoie directement à l’extase re- ligieuse mais on la retrouve également à travers les rites des sociétés chamaniques. Voici la définition de l’extase relevée par Gabrea Radu dans son ouvrage Werner Herzog et la mystique rhénane2: « Extase: État d’une personne qui se trouve soustraite au 1. Manuel de survie. Entretien avec Hervé Aubron et Emmanuel Burdeau. Capricci, 2008. p.81. 2. Werner Herzog et la mystique rhénane. Gabrea Radu. L’Age d’Homme. Lausanne, 1986. p.85 14 monde sensible. En psychiatrie, état mental passager, pendant lequel le malade est coupé du monde extérieur et éprouve une sensation de joie intense dont l’objet variable est fréquem- ment érotique ou religieux». Pasqual Quignard envisage la fascination comme un arrêt des fonctions vitales dont le langage ferait partie en affirmant que «La fas- cination est la perception de l’angle mort du langage»1. Elle conduit alors l’artiste à redéfinir le langage et le reconduire s’il ne veut pas être anéanti par l’objet de sa fascination. L’extase au contraire entraîne le mouvement et se débarrasse du langage comme véhicule du sens, elle est mouvement. L’extase renvoie à la satisfaction alors que la fascina- tion peut être provoquée par l’horreur et l’effroi. Mais les films de Werner Herzog, qu’ils soient documentaires ou fictifs ne semblent pas traiter directement de questions religieuses ou érotiques. Il n’est pas non plus ce que l’on pourrait appeler un mystique «new-age» tentant une «communication» avec le cosmos. Cependant nous verrons qu’il est possible d’établir avec cette oeuvre de nombreux rapports avec les pratiques chamaniques. Werner Herzog est profon- dément matérialiste et l’objet de son mysticisme est métaphysique. La question de la perception apparaît cruciale face à l’étude de cette oeuvre, celle-ci nous permettra de comprendre son intérêt particulier porté sur les visions, les états seconds mais aussi les individus en marge de notre société. Car malgré une place de premier plan qu’occupent les individus ou les caractères mis en lumière par Herzog, ces derniers ne peuvent pas être fixés dans une catégorie comme nous serions tentés de le faire: héros, handicapés, illuminés, forts, faibles, bons, mauvais; ils sont certainement tout cela à la fois. De même que ses films ne sont pas pures fictions ou documentaires et encore moins docu-fictions, terme qui semble aujourd’hui
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