Clio. Femmes, Genre, Histoire

35 | 2012 Écrire au quotidien

Isabelle Lacoue-Labarthe et Sylvie Mouysset (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/clio/10481 DOI : 10.4000/clio.10481 ISSN : 1777-5299

Éditeur Belin

Édition imprimée Date de publication : 1 mai 2012 ISSN : 1252-7017

Référence électronique Isabelle Lacoue-Labarthe et Sylvie Mouysset (dir.), Clio. Femmes, Genre, Histoire, 35 | 2012, « Écrire au quotidien » [En ligne], mis en ligne le 01 mai 2015, consulté le 04 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/clio/10481 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.10481

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SOMMAIRE

Écrire au quotidien

De « l’ombre légère » à la « machine à écrire familiale » L’écriture quotidienne des femmes Isabelle Lacoue-Labarthe et Sylvie Mouysset

De l’espace domestique au récit de soi ? Écrits féminins du for privé (Provence, XVIe-XVIIIe siècle) Isabelle Luciani

Des plumes singulières Les écritures féminines du corps souffrant au XVIIIe siècle Nahema Hanaf

Correspondances féminines au XIXe siècle.De l’écrit ordinaire au réseau Marie-Claire Hoock-Demarle

« Ma vie est un ouvrage à l’aiguille » Écrire, coudre et broder au XIXe siècle Anna Iuso

L’envers du décor Écrits de femmes sionistes en Palestine (1880-1939) Isabelle Lacoue-Labarthe

Regards complémentaires

Épistolières florentines des XIVe-XVe siècles Christiane Klapisch-Zuber

Le journal quotidien à Émilie Serpin (1863-1881) Philippe Lejeune

Actualité de la recherche

Écrire au féminin Nouvelles recherches en Italie Marina Caffero

Écrits féminins catalans Bilan et perspectives Eulàlia Miralles et Verònica Zaragoza

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Document

Charlotte, Angletine, Catherine… Le journal comme instrument de socialisation à l’ère des salons Danièle Tosato-Rigo

Varia

Hypatie d’Alexandrie Henriette Harich-Schwarzbauer

Une justice au féminin Femmes victimes et coupables dans les Pays-Bas bourguignons au XVe siècle Marie-Amélie Bourguignon et Bernard Dauven

La pin-up US, un exemple d’érotisme patriotique Camille Favre

Clio a lu

Susan BROOMHALL & Colette H. WINN, Les femmes et l’histoire familiale (XVIe-XVIIe siècle) Paris, Champion, 2008, 202 p. Sylvie Mouysset

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Hélène LANGEVIN-JOLIOT & Monique BORDRY (dir.), Marie Curie et ses filles. Lettres Paris, Pygmalion, 2011, 417 pages Anne-Claire Rebreyend

Christine MORROW, Une abominable époque. Journal d’une Australienne en 1940-1941 Toulouse, Éditions Privat, 2008, 221 pages Hanna Diamond

Comptes rendus divers

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Matthieu BRÉJON DE LAVERGNÉE, Histoire des Filles de la Charité (XVIIe-XVIIIe siècle) Paris, Fayard, 2011, 690 pages. Bernard Hours

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Francesca ALBERICO, Giuliana FRANCHINI, M. Eleonora LANDINI & Ennio PASSALIA (dir.), Identità e rappresentazioni di genere in Italia tra Otto e Novencento Gênes, Università degli studi di Genova, 2011, 212 pages Alessandra Gissi

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Anne-Marie WIMMER, Code : Mado, Enquête. Mais qui donc est Laure Diebold- Mutschler ? Enquête, photos et documents inédits préface de Vladimir Trouplin, Strasbourg, Ponte Vecchio éditions, 2011, 261 pages Marie-Josèphe Bonnet

Clio a reçu

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De « l’ombre légère » à la « machine à écrire familiale » L’écriture quotidienne des femmes

Isabelle Lacoue-Labarthe et Sylvie Mouysset

1 Les écritures du quotidien sont aujourd’hui bien souvent affaire de femmes1 ; celles-ci recueillent, sauvent et agencent l’éphémère patrimoine mémoriel qui, sans le secours de quelque sœur, tante ou vieille cousine, serait voué à l’oubli. Véritables « machines à écrire familiales », selon la formule chère à Bernard Lahire, les femmes notent, archivent et mettent en forme les traces d’un passé ordinaire qui prend tout son sens à la faveur de leurs commentaires et gardent la famille en vie2. Avant le XIXe siècle, la mémoire familiale n’était pas dans les mains des femmes ; ou alors le fait semblait exceptionnel. Jadis ombres légères, elles ont, en prenant la plume, changé de place, comme le soulignait Daniel Fabre en 1997 : Alors que l’écrit domestique central était le carnet où s’égrenait une sorte de livre de raison (l’agenda du berger, du vigneron ou du maraîcher), donc une affaire d’homme, voici maintenant les femmes en charge de la comptabilité et de tous les papiers afférents à l’exploitation, assumant une vraie tâche de secrétariat d’entreprise, alors que, par ailleurs, elles se révèlent bien plus grandes lectrices3. 2 D’exceptionnelle, éphémère et interstitielle, la pratique d’écriture est peu à peu devenue régulière et même quasi exclusivement féminine. Ses formes sont des plus variées, du simple post-it laissé aujourd’hui sur la porte d’un réfrigérateur à la longue lettre envoyée autrefois par une fille à sa mère. Pour les qualifier, les historiens français affectionnent la formule « écrits du for privé », inventée par Madeleine Foisil en 1986 dans un chapitre devenu classique du troisième volume de l’Histoire de la vie privée. Forgée à partir du concept religieux de « for intérieur », cette formule qui ne va pas de soi désigne un ensemble varié de papiers personnels, d’écritures de soi ou d’ego- documents4. On trouve alors ici les livres de raison ou de comptes, les livres de famille, les diaires et éphémérides, les mémoires, autobiographies et journaux de toute nature (personnel ou « intime », de voyage, de campagne, de prison…), la correspondance bien sûr aussi et, d’une manière générale, tous les textes produits hors institution et témoignant d’une prise de parole personnelle d’un individu sur lui-même, les siens, sa

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communauté, le monde tel qu’il le vit, l’imagine et le perçoit, à travers son regard et sa plume singulière.

3 Longtemps, ces écrits multiformes du quotidien sont restés invisibles et muets, dans le secret de nos greniers. Ils sont aujourd’hui l’objet de notre attention, et tout particulièrement ceux, moins nombreux et plus silencieux encore, qui se font l’écho de voix féminines.

D’une longue absence à une réelle visibilité

4 Le silence des femmes… Et s’il en était autrement ? Si l’on n’avait pas, jusqu’à une époque récente, suffisamment écouté les voix féminines, pourtant si sonores et polyphoniques dans leurs manières de dire leur univers quotidien ? On a souvent avancé l’absence de sources, ainsi que le regrette Gabrielle Houbre dans l’éditorial du volume de Clio consacré au « temps des jeunes filles » : Au terme de ce numéro subsiste, faute de sources directes, l’insatisfaction de n’avoir pu mieux approcher l’intimité de ces jeunes filles, figures évanescentes de l’histoire et dont l’extrême discrétion, sauf à rencontrer la tendre persévérance d’un Philippe Lejeune à traquer le Moi des demoiselles, reste de mise jusqu’au XXe siècle5. 5 Aujourd’hui, au vu d’une florissante activité éditoriale, il semble que lorsqu’on cherche les écrits féminins, on les trouve ! Cette « mémoire restituée » (M. Caffiero) est l’œuvre de chercheur-e-s qui reconstituent patiemment le fil ténu d’une histoire longtemps illisible. Le sujet est immense, même si l’on réduit la voilure à la seule culture écrite du quotidien. Celle-ci a profité, depuis près d’un demi-siècle, d’un renouvellement historiographique vivifiant, motivé par le dynamisme de l’histoire sociale et des mentalités, ainsi que de la micro-histoire. En 1961, Robert Mandrou invitait à la (re)découverte de textes émanant de gens ordinaires, écrivains sans qualité, modestes témoins de la banalité de leur existence6. De Gouberville à Ménétra, de belles éditions ont vu le jour. En 2003 est né un groupe de recherche sur « les écrits du for privé en France de la fin du Moyen Âge à 1914 », dirigé par Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu, qui s’est fixé deux objectifs : la diffusion des savoirs par l’organisation de rencontres et l’édition de travaux individuels ou collectifs, et la construction d’une base de données des écrits ordinaires dans laquelle on a pris soin d’insérer une rubrique « genre »7.

6 L’écriture des femmes n’a pas toujours été absente des préoccupations des chercheur-e- s, mais elle a mis du temps à s’imposer comme objet légitime ; stigmatisée comme l’épanchement de femmes « bavardes et écrivassières » par certaines femmes elles- mêmes – et non des moindres8 –, elle a parfois été naturalisée, ravalée à un simple discours d’opprimées. L’existence d’une « écriture féminine » a ainsi été débattue à partir de la fin des années 19709 ; la découverte de l’abondance des journaux, correspondances et récits intimes émanant de plumes féminines a contribué à une réflexion parfois éloignée de toute préoccupation historique sans lancer d’étude systématique de ces écrits. Pour ces derniers, la lumière est souvent venue des littéraires. 7 Les journaux de jeunes filles et de jeunes femmes qui fleurissent dès la fin du XVIIIe siècle ont été au cœur des recherches menées par le sociolinguiste Philippe Lejeune. À l’aube des années 1970, celui-ci a révélé que, si l’on publie « surtout des journaux

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d’hommes (80%) », ce sont « majoritairement les femmes qui écrivent des journaux (65%) »10. Pionnier de l’analyse autobiographique11, il est co-fondateur de l’Association pour l’autobiographie et le Patrimoine Autobiographique. Celle-ci accueille toutes sortes de documents autobiographiques inédits, les recense dans une publication annuelle, le Garde-mémoire, dont les derniers numéros confirment la primauté des écrits féminins12. L’anthropologue Anna Iuso dresse pareil constat à propos du fonds toscan de l’Archivio Diaristico Nazionale, qui accueille, depuis 1984, mémoires, correspondances, journaux et offre un « prix de la meilleure autobiographie de l’année »13. 8 Aujourd’hui encore, bien des études consacrées aux écrits féminins émanent de chercheur-e-s littéraires. Explorant ceux de Marceline Desbordes-Valmore14, de George Sand15 mais aussi d’Eugénie de Guérin 16, Christine Planté interroge ainsi le genre de l’écriture épistolaire depuis la fin du XVIIe siècle17.

9 Les lettres de Madame de Sévigné ont longuement accaparé l’œil bienveillant de Roger Duchêne18. Catherine Viollet et l’équipe « Genèse et Autobiographie » de l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ITEM) font des écrits autobiographiques et épistolaires féminins un point central de leurs recherches, à l’instar de Françoise Simonet-Tenant qui, au-delà de travaux consacrés à Catherine Pozzi19, aborde toutes les formes de l’écriture quotidienne au féminin. 10 Dans l’engouement pour ce type de documents, les anthropologues ne sont pas en reste20, ni même les historien-ne-s. Linda Timmermans déplorait, en 1993, le piètre nombre de travaux sur les mémorialistes féminines21. Les recherches d’Henri Rossi sur les mémoires aristocratiques féminins, ou celles d’Isabelle Poutrin et de Laura Verciani sur les autobiographies spirituelles, sont venues, depuis, combler en partie cette lacune22. Michelle Perrot a très tôt vu dans ces écrits des sources de premier ordre23 et mis en lumière les lettres des filles de Karl Marx24, le journal de Caroline Brame25, retrouvé par Georges Ribeill aux puces de Saint-Ouen, et d’autres textes de jeunes filles se penchant « au miroir de l’âme »26, traces rescapées des pudeurs féminines ou du désintérêt des héritiers. De son côté, Marie-Claire Hoock-Demarle étudie l’intense activité des épistolières européennes, en particulier allemandes, de la fin du XVIIIe à l’aube du XXe siècle27.

11 Cette dynamique est perceptible dans l’ensemble de l’Europe ; Marina Caffiero en témoigne ici pour l’Italie où les travaux en nombre disent l’abondance des écrits quotidiens de religieuses mais aussi de laïques, textes spontanés ou commandés, à vocation privée et parfois publique28. Cette richesse apparaît aussi dans l’ambitieuse collection américaine lancée en 1996 par Margaret King et Albert Rabil, « The Other Voice in Early Modern Europe » (University of Chicago Press) ; parmi la soixantaine de textes féminins publiés à ce jour – correspondances et Mémoires pour près de la moitié d’entre eux –, beaucoup ont été écrits par des Italiennes. Depuis les années 1980, groupes de recherches et initiatives éditoriales (dictionnaires et répertoires biographiques, par exemple) consacrés aux écrits ordinaires de femmes, célèbres ou pas, originaires de la Catalogne, de Valence ou des Îles Baléares se sont multipliés, nous disent Eulàlia Miralles et Verònica Zaragoza, en particulier pour le Moyen Âge et la Renaissance29. Certains travaux récents, aussi vivifiants qu’encourageants, traduisent effervescence et vigueur d’un mouvement qui dépasse désormais largement le cadre européen30.

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Cent fois sur le métier remettons notre ouvrage

12 Le chantier est immense et l’ouvrage devra maintes fois être remis sur le métier. Nous souhaitons seulement ici tendre quelques fils de trame et contribuer à faire fructifier la réflexion commune.

13 Nous avons fait le choix de la diversité des contextes et des espaces d’écriture31. De fait, la sociologie des femmes écrivaines de leur vie minuscule est d’autant plus complexe à cerner précisément ici : qu’y a-t-il, en effet, de commun entre les épistolières florentines du XVe siècle et les « pionnières » sionistes du XXe siècle ? À première vue, pas grand chose. Mais si l’on y regarde de plus près, des points de convergence apparaissent et permettent un premier inventaire des pistes à poursuivre. Seules les femmes lettrées sont capables de tenir une plume, même s’il n’est pas nécessaire de maîtriser la graphie pour décider de coucher les détails de son existence : on peut écrire « morogie » pour hémorragie, « marmelade d’aprico » (I. Luciani), ou « Trusques » pour Étrusques (A. Iuso). 14 Ainsi une histoire au ras du sol devrait-elle sans aucun doute révéler les trésors insoupçonnés de fonds jusqu’ici inexplorés : le journal d’Alia Rachmanova ou celui d’Evguenia Kisseliova sont quelques exemples de récentes découvertes32. 15 Nous ouvrons ce recueil avec l’article d’Isabelle Luciani sur les écrits du for privé féminins provençaux. Une trentaine de femmes, trois fois moins que d’hommes, ont tenu leur livre de raison. Ce petit tiers pose déjà une question essentielle, celle du nombre de scriptrices. Combien étaient-elles, quelle est la part du féminin dans l’écriture du quotidien ? Jetons un coup d’œil sur la base de données des écrits du for privé français33 : pour 1865 auteurs recensés à ce jour (et 1820 manuscrits), on compte 197 femmes, 1585 hommes et 83 de genre inconnu. Seulement un peu plus de 10% des auteurs sont donc des femmes. Le cas provençal suggère cependant que cette proportion pourrait être supérieure à celle jusqu’ici repérée au plan national, avant même la fin du XVIIIe siècle. Dans cette première époque de l’écrit féminin, du XVIe au premier XVIIIe siècle, peut-on continuer à penser qu’à l’aune de leurs écrits, les femmes sont « ombre légère » ? C’est à voir. Un fait est certain, en revanche, c’est le nombre impressionnant d’écrits féminins à découvrir de l’aube des Lumières à nos jours (M.-C. Hoock-Demarle, D. Tosato-Rigo, I. Lacoue-Labarthe). 16 Qui écrit ? En Provence ce sont femmes bien nées, filles et femmes de marchands, de patriciens, filles de la noblesse aussi, comme à Florence un peu plus tôt (C. Klapisch- Zuber) et en Suisse un peu plus tard (D. Tosato-Rigo et N. Hanafi). N’oublions jamais le contexte : ces femmes ont échappé à l’interdit d’écriture qui frappe nombre d’entre elles à la fin du Moyen Âge et tout au long de l’époque moderne. Pas de paysannes écrivaines, souligne Anna Iuso, à moins de les surprendre à broder leur existence sur un « grand drap de dessous », telle Clélia Marchi de la province de Mantoue, dans un XXe siècle bien tardif. Au passage, relevons tout l’intérêt ici d’embrasser les différents supports d’écriture, du linge brodé à la consultation épistolaire (N. Hanafi), du tissu au papier. 17 Confrontées à la prise de plume – ou d’aiguille –, les femmes ont bien des points communs, et notamment une certaine appréhension et modestie même si, au fil du temps, elles semblent soumettre plus facilement leur corps à cette discipline et souhaitent en faire un « innocent délassement » (A. Iuso). Dans son étude sur les

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épistolières florentines, Christiane Klapisch-Zuber souligne à quel point elles « peinent à surmonter leur timidité et leur maladresse à l’écritoire ». De l’écriture déléguée à l’écriture quotidienne, sans fatigue ni souffrance, l’apprivoisement est long. 18 Écrire au quotidien consiste à noter les dépenses domestiques, s’occuper des affaires du ménage, de l’éducation des enfants, des choses banales de la maisonnée. L’écriture domestique est englobante et collective ; elle a même souvent, dans le cadre de l’écriture des adolescentes, valeur d’« instrument de socialisation », comme le note Danièle Tosato-Rigo à propos d’Angletine Charrière de Sévery autour de 1800. Ces écrits sont rarement le lieu de l’épanchement, et même, a priori, celui d’une quelconque expression de soi. Et pourtant, le moi féminin sourd à chaque ligne, celles d’un carnet que l’on fait volontiers sien – « ce livre contient l’estat de mes affaires », note Laure de Cambis (I. Luciani) –, et auquel on confie ses affections ou ses détestations, telle la florentine Monna Dora qui signe rageusement « Dora, ton ennemie », devenant alors actrice à part entière de sa propre histoire. Le pacte de vérité souscrit ici, est un référent d’écriture que l’on retrouve jusque sous l’aiguille de la paysanne Clélia, « Gnanca na busia », pas même un mensonge. 19 Lorsqu’elles prennent la plume, les femmes sont « maîtres d’ouvrage » (C. Klapisch- Zuber) ; de fait, elles deviennent scriptrices le plus souvent en l’absence de leur mari. Isabelle Luciani évoque le « royaume féminin » qu’elles bâtissent dans l’écriture, l’objet-livre matérialisant l’appropriation par les femmes de leur existence. Nombre d’auteures de ce volume soulignent à quel point celles-ci « s’emparent » de supports qui soutiennent un discours autonome (N. Hanafi, I. Lacoue-Labarthe). Elles acquièrent ainsi une véritable capacité d’agir sur le monde, de faire et d’imposer leurs choix ; l’écriture est à la fois le miroir et le moyen de cette « agency »34. Une telle approche renouvelle notre regard sur la position des femmes au sein de la famille et plus largement des groupes sociaux d’appartenance. Toutes les auteures notent ici à quel point celle qui écrit est non seulement dans l’action, mais revendique en prime sa liberté de pensée et d’action. 20 Cette écriture est pourtant souvent contrainte : comme bien des journaux de « demoiselles », le diaire d’Angletine jalonne le rôle social attendu d’une fille noble (D. Tosato-Rigo) ; nombre des mémoires de religieuses catalanes évoqués par Eulàlia Miralles et Verònica Zaragoza sont commandés par et pour l’institution et, tels les livres de comptes par exemple, ont vocation à servir la collectivité plutôt que leur auteure. Écrire au quotidien n’est donc pas toujours écrire sur soi, encore moins écrire librement. 21 La prise de parole que permet l’écriture quotidienne n’en reste pas moins un geste d’appréhension du monde et, au-delà, un acte d’affirmation, voire de construction, de découverte et d’appropriation de soi. Dora n’a certes pas son mot à dire au sujet du mariage de sa fille, du moins exprime-t-elle, et avec quelle vigueur, les sentiments que lui inspire sa soumission forcée (C. Klapisch-Zuber) ; écrire est encore, pour les sionistes arrivées en Palestine au début du XXe siècle, se dresser contre un sort auquel elles ne se résignent pas (I. Lacoue-Labarthe). 22 Si le geste quotidien de s’asseoir, plume en main, et de garder un moment pour soi construit la routine des jours, il devient la « passion dévorante » d’Amélie Weiler (A. Iuso), tandis que le journal d’Émilie Serpin, de « passe-temps le plus doux » se voit promu rival de Dieu dans les préoccupations de la pieuse jeune femme (P. Lejeune).

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23 L’écriture quotidienne finit parfois par cannibaliser l’existence de ces femmes, arrimées à ce précieux sésame, qui leur ouvre, hors de la sphère domestique et par-delà l’égotisme trop souvent imputé aux écrits de soi, l’accès à d’autres horizons. D’abord destinées à des proches, les correspondances tissent des sociabilités parfois très élargies et insèrent les épistolières dans des réseaux européens non dénués de résonance politique (M.-C. Hoock-Demarle) ; elles brouillent la distinction entre sphère privée et espace public (M. Caffiero). Entamée par nécessité ou par désœuvrement, l’écriture journalière nourrit des appétits inattendus – la jeune Émilie Serpin se rêve en poétesse –, alimentée par la confiance gagnée à chaque mot, au point de devenir l’antichambre d’une œuvre plus ambitieuse, voire l’œuvre d’une vie (les Briefromane de Bettina von Arnim en sont un exemple, présenté par M.-C. Hoock-Demarle). 24 Ouverture pour leurs auteures, ces écrits longtemps négligés constituent aussi pour les historien-ne-s de nouvelles voies de réflexion sur le passé en interrogeant les connaissances historiques jusqu’alors admises (M. Caffiero, I. Lacoue-Labarthe) et en restituant à la moitié longtemps invisible de l’humanité sa place de sujet ou, mieux encore si possible, d’actrice autonome douée de raison et d’émotion.

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NOTES

1. Siblot 2006. 2. Lahire 1993 : 153 et 1997 ; Albert 1993 ; Fine, Labro & Lorquin 1993. 3. Fabre 1997 : 16. 4. Le terme « egodocument » est attribué à l’historien hollandais Jacob Presser (1899-1970) ; voir à ce propos Dekker 2002. 5. Houbre 1996. 6. Mandrou 1961. 7. Groupe de recherche CNRS n° 2649 sur « Les écrits du for privé en France du Moyen Âge à nos jours », dirigé par Jean-Pierre Bardet & François-Joseph Ruggiu : www.ecritsduforprive.fr. 8. Beauvoir 1976 [1949] : 628. 9. Stistrup Jensen 2000. 10. Lejeune 2005 : 96. 11. Cf. entre autres Lejeune 1993a et 1993b. 12. Nous remercions vivement Philippe Lejeune pour ses renseignements précieux. Site de l’APA : http://sitapa.free.fr. L’APA française a, depuis 2002, une petite sœur belge, l’APA-Bel. 13. Iuso 1997. Voir http://www.archiviodiari.it/default.htm. Le lectorat de ce site est féminin : Iuso 1998. 14. Planté 1992. 15. Planté 1998b. 16. Planté 1994. 17. Planté 1998a : parmi les auteur-e-s, on peut lire les historiennes Danièle Poublan, Cécile Dauphin et Michèle Riot-Sarcey. Voir aussi Fabre 2000.

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18. Duchêne 1970. 19. Simonet-Tenant 2001. 20. Cf. Iuso dans ce numéro, et aussi 1997, 1998 ; Fine 2000 ; Fine, Labro & Lorquin 1993. 21. Timmermans 1993. 22. Poutrin 1995, 2005 et Verciani 2001. 23. Perrot 1987. 24. Perrot 1979. 25. Perrot & Ribeill 1985. 26. Perrot 1986. 27. Hoock-Demarle 1990 et 2008. 28. Cf. Caffiero dans ce numéro ; Caffiero & Venzo 2007. 29. On se reportera à l’abondante bibliographie fournie par les deux historiennes dans ce numéro. 30. Le dernier colloque du GdR n° 2649 (juillet 2011), portait sur « Les usages de l’écrit du for privé (Afriques, Amériques, Asies, Occidents, Orients) ». L’édition des actes, prévue en 2012, proposera un utile bilan actualisé des recherches extra-européennes. 31. Le présent volume aborde principalement les sociétés européennes. Des recherches innovantes concernent cependant d’autres aires, telle l’Afrique (Barthélémy 2009, Mbodj-Pouye & Ficquet 2009). 32. Rachmanova 2010 et Kisseliova 2000. 33. Base de données du GdR n° 2649 : www.ecritsduforprive.fr, voir détails note 9. 34. Aujourd’hui traduit en français par « agentivité », ce concept est notamment utilisé par les philosophes, neuropsychologues et linguistes. Guilhaumou 2012.

AUTEURS

ISABELLE LACOUE-LABARTHE

Isabelle Lacoue-Labarthe est maîtresse de conférences en histoire à l’IEP de Toulouse. Membre du LaSSP (Laboratoire des sciences sociales du politique, IEP de Toulouse), elle a publié Le trèfle et l’étoile : Juifs et Irlandais, histoires parallèles, mémoires croisées, Autrement, « Mémoires », 2001 (avec Maurice Goldring) et Femmes, féminisme, sionisme dans la communauté juive de Palestine avant 1948, L’Harmattan, 2012. Elle a coordonné plusieurs ouvrages, notamment Diasporas. Histoire et sociétés, n° 11, « Étrangères », 2008 et, avec Fatou Sow, Tumultes, n° 37, « Politique, esthétique, féminisme. Mélanges en l’honneur de Sonia Dayan-Herzbrun », 2011. [email protected]

SYLVIE MOUYSSET

Sylvie Mouysset est professeur d’Histoire moderne à l’Université de Toulouse 2 et membre du laboratoire Framespa (UMR CNRS-UTM 5136), où elle enseigne l’histoire sociale, l’histoire de la famille, des femmes et du genre à l’époque moderne. Elle a notamment publié : Papiers de Famille. Introduction à l’étude des livres de raison (France, XVe-XIXe siècle), 2007 ; et co-édité Car c’est moy que je peins. Ecriture de soi, individu et liens sociaux (Europe, XVe-XXe siècle), 2010 ; Entre mémoire et histoire.

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Ecriture ordinaire et émergence de l’individu, 2010 ; Plumes singulières, écrits de soi, 2010. [email protected]

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De l’espace domestique au récit de soi ? Écrits féminins du for privé (Provence, XVIe-XVIIIe siècle) From Domestic Space to Autobiography? Women’s Private Writings (Provence, XVIth-XVIIIth centuries)

Isabelle Luciani

1 En 1792, le livre de raison de Madeleine Benoit, veuve d’Avignon, déplore la négligence dont son mari et son père ont fait preuve dans la préservation des papiers familiaux. Du moins ses enfants pourront-ils recourir à d’autres hommes de la famille, « peres attentifs […] qui ont recueilli les preuves de la famille Martinel », pour trouver des documents « plus clairs que ne peut faire icy une femme […] ayant succédé à des autheurs dérangés »1. L’auteure du livre de raison souligne ses limites en tant que femme dans cette tâche visiblement masculine. Elle n’en profite pas moins pour exercer sa capacité critique et entreprendre la rédaction d’un manuscrit de près de deux cents pages.

2 Cette ambiguïté caractérise les écrits domestiques féminins de la Provence moderne. Une trentaine de femmes, trois fois moins que d’hommes, ont ainsi rédigé des livres de raison, des livres de famille ou encore des généalogies, dont les archives gardent surtout la trace au-delà des années 1660 (22 manuscrits)2. Plus de la moitié d’entre elles (16 des auteures identifiées) appartient à la noblesse, tandis que huit sont issues des milieux de judicature et deux de la marchandise. Cet écart en faveur de la noblesse se creuse encore à partir des années 1680 : si la pratique de l’écrit domestique semble s’affirmer, elle se joue d’abord dans les familles où les femmes sont alphabétisées et le patrimoine important. Pour l’essentiel il s’agit en effet de livres comptables, où les traces d’affectivité sont faibles. Aux deux tiers, ces femmes prennent la plume pour suppléer à l’absence ou au décès de leur mari. Toutefois, si ces femmes sont avant tout des veuves qui poursuivent la gestion familiale, elles le font pour une majorité d’entre

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elles dans un livre qui leur est propre (18 des 24 veuves de ce corpus). De plus, 12 de ces femmes ont écrit jusqu’à leur décès et 13 sur une durée supérieure à 10 ans3. 3 C’est à cette appropriation de l’écrit quotidien par des femmes en situation d’agir que s’intéressera cet article. L’enracinement dans l’espace domestique semble les assigner à des rôles définis, bornant et subordonnant leur identité. Mais ces rôles, en fournissant les contours d’un statut juridique et social, fournissent aussi les bases d’un récit de soi4, tandis que les pratiques d’écriture elles-mêmes, dans leur matérialité la plus élémentaire, peuvent produire des formes d’objectivation de ce rapport à soi et au monde. Nous interrogerons alors la capacité de cette écriture quotidienne à forger la réflexivité individuelle des auteurs féminins au sein de registres familiaux dont la vocation est pourtant, avant toute chose, une vocation collective.

Quand l’assignation sociale permet néanmoins d’exister

4 Pour les deux tiers de nos auteures, l’écriture commence à la mort d’un mari (21) ou, s’agissant de célibataires, de leur père (2). Imposée par les circonstances, cette écriture féminine peut céder plus ou moins vite à un nouveau chef de famille : Marie-Gabrielle Glandeves, veuve de Jean-Charles Gaultier de Gérenton depuis 1752, laisse la plume à son fils au bout de six années. Anne de Chabert de Barbentane, veuve de l’avocat avignonnais Trophime Eimeric, ne s’identifie même pas lorsqu’elle rédige deux quittances après la mort de son mari, dans le livre de raison que continue ensuite son neveu.

S’approprier l’écriture domestique : de la subordination à l’autonomie ?

5 Beaucoup, pourtant, s’impliquent immédiatement dans un livre à elles. À la fin du XVIIe siècle, Françoise de Lambesc s’approprie un vieux registre à peine utilisé, tout comme Madeleine Vienot, veuve d’un marchand gantier. En 1706, Anne de Puges, veuve d’un notaire d’Avignon, entreprend d’écrire sur un livre neuf à son nom, doté de fermoirs. L’écriture entre alors dans la vie, parfois pour de très longues années. Célibataire, Elisabeth Bonaud commence son livre de raison en 1728, deux ans après le décès de son père ; elle le tient jusqu’en 1779. Veuve, Françoise de Cambis de la Faleche tient son livre de 1660 à 1701. Mariée, Gabrielle-Françoise Tonduti, épouse de Charles Bernard de Guilhem, partage avec son époux, dès 1715, un livre de raison ; elle en tiendra trois autres, jusqu’en 1769. Les rythmes d’écriture sont certes très divers, souvent modestes, avec moins d’une dizaine d’entrées par an. Mais Gabrielle-Françoise Tonduti, pour ses achats culinaires, ou Marie-Anne de Candolle, pour ses dépenses de paraître, écrivent plusieurs fois par semaine – on relève ainsi chez Marie-Anne de Candolle 23 entrées en janvier 1747, et chez Gabrielle-Françoise Tonduti, 24 entrées en septembre 1763.

6 Ces écrits féminins couvrent l’ensemble du patrimoine familial, des mouvements du crédit aux achats quotidiens, en passant par les investissements fonciers et agricoles. Cette autonomie d’action nous rappelle que la femme mariée, même si elle est juridiquement mineure, se trouve valorisée depuis le XVIe siècle par les traités d’économie domestique5. Veuve, elle retrouve de surcroît sa capacité juridique et

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reprend la maîtrise de son patrimoine ; lorsqu’elle reçoit la tutelle de ses enfants mineurs, elle peut agir en leur nom6. L’appropriation de l’écrit domestique permet-elle alors aux femmes d’affirmer une place singulière dans l’économie du ménage ?

Le royaume féminin : dignité et autorité d’un rôle moral

7 Pour interroger la spécificité des écrits féminins, le cas des femmes écrivant en même temps que leur mari est particulièrement intéressant. Au début du XVIIIe siècle, Louise Charbonnier partage le livre de raison de son époux, Jacques Brachet, sieur du Verdon. Toutefois, tandis que Jacques fait essentiellement mention des quittances et des pensions, Louise s’applique à l’espace matériel des objets (« mémoire des meubles », « couverture de lene blonde »…), au traitement des serviteurs et au maintien du lien entre ses enfants. Elle rédige ainsi un texte pour pacifier les liens de son fils cadet avec les enfants de son frère aîné, exilé après la révocation de l’édit de Nantes : Je dois pour la descharge de ma consiance randre tesmoygnage de qui san suit et pour esviter quil ni ait point de diferant antre mon fils et mes petis anfans en cas qu’ils revienent en France (p. XXVIII). 8 Lui revient ici le bien-être matériel et affectif de sa famille. De même, quelques années plus tard, Gabrielle-Françoise Tonduti prend en charge l’administration des serviteurs, les achats de nourriture et les recettes médicinales qui assurent la préservation des siens (« remede pour guerir le f[l]ux de sang » ou « liqueurs stomachiques »….). Sur la toute première page d’un livre de raison qu’elle partage avec son époux, c’est sous la protection de sa vertu domestique qu’elle place le registre, lorsqu’elle note : L’an 1721 au mois de septembre la peste a esté a avignon je me suis retirée a Menerbes avec toute la famille. Personne n’a eu aucun mal. Je conseille que si un pareil malheur arrive l’on se retir[e] dans cette maison de Menerbes que j’ay bien foit accomoder pour cela et qui est tres propre par cela la peste n’y ayant jamais esté7. 9 L’instruction des enfants constitue l’une des responsabilités croissantes de cette sphère féminine. En 1631 déjà, Jeanne du Laurens écrit sa Généalogie de Messieurs du Laurens, afin « que [s]es enfans […] voyent […] qu’en bien vivant, dieu assiste toujours les parens » (p. 25). Le XVIIIe siècle renforce encore cette fonction de la mère éducatrice8. En 1792, Madeleine Benoit écrit « pour [s]es enfants et à eux seuls » et les guide désormais dans les domaines les plus techniques, tels le droit de construire un four comme « trente particuliers de Visan qui […] ne payent rien » ou la nécessité de saigner leurs prés « sans quoi [le] foin sera de mauvaise qualité, aigre et d’un difficile débit » (p. 25 ; p. 54-55). Le livre de raison lui-même devient un guide d’écriture domestique, patiemment élaboré par la mère instruisant ses enfants des espaces blancs qu’ils devront remplir. Ainsi, écrit-elle, « comme j’ay laissé le papier en blanc pour y placer les acquisitions de certaines terres […] je laisse icy du blanc pour y mettre la note des payemens. Ne les negligés pas, je vous en conjure » (p. 45).

10 Enfin, ces femmes assurent le lien des générations en apparaissant, dans ces textes écrits, comme les gardiennes d’une mémoire encore souvent orale9. Colette H. Winn, analysant la Genealogie de Jeanne du Laurens, a souligné l’importance qu’y occupe le « récit de paroles »10. C’est aussi dans ce lien à la mémoire que Madeleine Benoit, un siècle plus tard, construit son rapport à l’écrit en tant que femme. De prime abord, on est frappé par le caractère approximatif de ses notes : tel fait se produit « à l’époque de [son] mariage » (p. 7) ou « à l’époque de la mort de [s]on mari » (p. 8) ; tel testament est

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reçu « en datte du… », sans plus de précision (p. 8). Madeleine avoue cette limite lorsqu’elle suggère de rechercher des documents « plus clairs que ne peut faire icy une femme ». Mais elle n’en souligne que plus la valeur de ses efforts, lorsqu’elle se met en scène « après avoir rendu a [s]es enfants tout ce qui [lui] est revenu sur la famille de leur père » (p. 5) ou demande que « dans ce dedale on [lui] sache encore quelque gré des petits documents qu’[elle a] ramassé[s] » (p. 60). 11 Un « royaume féminin » semble donc se construire sur des tâches particulières dont la légitimité est revendiquée. Ce royaume peut-il être le fondement d’un espace à soi ? En 1792, Madeleine Benoit, héritière usufruitière de son mari, précise ainsi le contenu du patrimoine qu’elle gère pour ses enfants : Cette heredité consistera […] en maisons et ecuries, en jardins, en deux domaines […], en diverses terres […]. Nous ne dirons rien du mobilier ni des denrées qu’il pouvoit y avoir dans la maison ou les domaines […] parce qu’elles m’ont été données à moy personnellement par un codicille fait en ma faveur (p. 8). 12 Outre la prudence bienveillante de son mari11, Madeleine souligne ici l’intimité du lien qui l’unit à sa maison : se dessinent en creux les contours d’un espace privé sur lequel sa dépositaire n’a nul compte à rendre (« nous ne dirons rien ») sinon à elle-même (« personnellement »).

13 Dans cet espace, la mère exerce aussi son autorité, d’abord sur ses enfants. C’est ainsi que Madeleine Benoit évoque « [l]es sommes que [s]on fils Joseph François André Martinel [s]on ainé a compté en avancement d’hoirie à son frere Denis Thomas Martiel, suivant la charge qu’[elle] lui en [a] imposée » (p. 186). De plus, les veuves qui peuvent, en Provence, faire choix de l’héritier préciputaire, le font savoir dès les premières pages du registre12. C’est le cas de Madeleine « chargée de rendre son heritage à celuy de [s]es enfants qu’[elle] trouvera bon [et] qu’il [lui] plaira de designer pour son heritier » (p. 8). 14 Les serviteurs également, conformément aux prescriptions des manuels de conduite, subissent ce pouvoir féminin. Chez Gabrielle-Françoise Tonduti, ce pouvoir relève d’une autorité morale induisant tout autant le jugement que le soin. Elle souligne la charité dont elle fait preuve envers son porteur : « [il] c’est doné une antorce […]. Il ne me peu pas servi (sic), je le nouri par charité ». De son bien nommé cuisinier Pierre Gigo, elle note la manière dont elle ajuste son salaire : « pierre gigo est venu pour cuisinier le 30 may 1732 je luy ay promis 25 lts par an et il me sert bien toute l’année je luy en donerey 5 de plus au bou (sic) de l’an »13. 15 Ces dernières lignes, qui transcrivent aussi maladroitement que fermement l’autorité du scripteur, nous rappellent que l’écriture elle-même est un acte socialement situé, un usage qui se conquiert et peut traduire une forme de maîtrise de soi.

Devoir écrire : de la maîtrise d’une compétence à l’engagement de soi

16 Réalité textuelle, le livre de raison est aussi une réalité matérielle imposant la mise en œuvre de compétences complexes, que l’éducation féminine ne suffit pas toujours à maîtriser.

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Le geste graphique : de la difficulté d’écrire à la maîtrise du quotidien

17 L’apprentissage de l’écriture, peu développé dans les écoles charitables, parvient plus souvent à maturité dans les milieux aristocratiques, où les filles bénéficient parfois d’un précepteur et progressent encore dans les couvents14. Toutefois, la maîtrise de l’outil graphique semble largement dépendre de cas particuliers.

18 Dans nos sources, les femmes de la noblesse écrivent globalement plus et parfois mieux. Gabrielle-Françoise Tonduti, fille de Pierre-François Tonduti, baron de Malijac, premier consul d’Avignon en 1701 et 1709, tient avec son mari quatre livres de raison. Marie- Anne de Candolle, épouse de Charles Remuzat, et Claire-Julie Remuzat, leur fille, tiennent plusieurs livres très précis. Le métier de marchande peut conduire aussi à la maîtrise de l’écriture. C’est le cas de Madeleine Vienot, marchande gantière d’Avignon, ou de Catherine Cassinier, veuve d’un marchand de tissus de Marseille. Rare est toutefois la maîtrise qu’atteignent les Arlésiennes Jeanne du Laurens, fille du médecin Louis du Laurens, qui prit « un soin particulier a faire bien nourrir et endoctriner [ses enfants] » (p. 6) ou Delphine de Sartre, épouse depuis 1651 de Jacques de Grille de Robiac, membre fondateur puis secrétaire perpétuel de l’Académie des Lettres d’Arles dont elle suivait parfois les séances. 19 Pour beaucoup, l’orthographe constitue l’obstacle le plus évident : dans un tiers des livres, les mots sont retranscrits phonétiquement, quel que soit le milieu social. Dans les années 1710, Louise Charbonnier, épouse du sieur du Verdon, multiplie les mécoupures, comme dans le « Mémoire des meubles que j’ey feta porter dans la meson » (p. VII). Dans le livre de Gabrielle-Françoise Tonduti, une recette « arretee toute sorte de morogie » (fol. 11 v°), une autre permet de préparer une « marmelade d’aprico » (fol. 20 v°). De fait, les enfants apprennent d’abord la lecture, puis l’écriture et les mathématiques, bien avant l’orthographe15. La graphie est donc généralement mieux maîtrisée, même lorsqu’elle apparaît peu soignée, comme chez Gabrielle- Françoise Tonduti ou Laure de Cambis (documents 1 et 2). Laure, néanmoins, sépare clairement ses transactions en paragraphes, tandis que Gabrielle mobilise les colonnes comptables, listes, séparations de l’espace graphique qui rendent son propos intelligible. Chez Marie-Anne de Candolle, les listes d’achats numérotées s’organisent clairement en colonnes additionnant des sommes (document 3). 20 Ces auteures maîtrisent donc les dispositifs matériels qui organisent le quotidien16. Anne de Puges, qui commence son livre en 1706, l’organise immédiatement en parties successives : au début se trouvent le testament de son mari, les frais de funérailles, le règlement de l’héritage ; puis le livre est divisé en douze mois, chacun d’eux se voyant attribuer à l’avance un nombre de pages inégal ; à l’envers, Anne a introduit une rubrique intitulée « Servantes », qui met à part ses dépenses personnelles. Cette spécialisation peut conduire à la multiplication des supports simultanés. Marie-Anne de Candolle partage ponctuellement le livre de famille de son époux, dont elle signale le décès en 1754 ; elle poursuit alors son livre de commerce ; depuis 1749 elle gère ses comptes personnels dans un cahier séparé, qu’elle dissocie dès 1753 entre les comptes « de la maison », celui de « [s]es dépenses particulières », puis un « cahier des depance de [s]es enfent ».

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Document 1. Gabrielle Françoise Tonduti, ADV, 1J 133 fol. 61-62

Document 2. Laure de Cambis, Médiathèque Ceccano, Avignon, ms. 3355, fol 55v°-56

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Document 3. Marie-Anne de Candolle, ADBR, 140 J 190, avril 1749

21 De même, la moitié des manuscrits porte un titre : « livre de raison », « livre journalier », « livre de mes dépences »… Ces titres ne permettent pas seulement de structurer le quotidien, mais témoignent aussi d’une agentivité féminine par laquelle les auteures affirment la conscience réflexive de leur capacité d’action17. Onze d’entre elles attestent ainsi de leur identité en se nommant ; douze utilisent des formulations réflexives – pronoms personnels ou possessifs – qui les désignent comme les agents à l’origine du livre : « tenu par moy » souligne la responsabilité de l’écrivant (Françoise de Cambis, Jeanne du Laurens, Marie-Gabrielle Grimaldi, Magdeleine Latil) ; « pour moy » (Madeleine Vienot) ou « me concernant » (Madeleine Benoit), mettent l’accent sur leur capacité à gérer leurs affaires. 22 Objet à soi, le livre de raison peut alors matérialiser l’appropriation par ces femmes de leur propre existence. Madeleine Vienot, mariée depuis 1680 au marchand gantier Antoine Cueille, violent et dépensier, perd son époux en avril 168118. Quelques mois plus tard, elle s’approprie un petit cahier, doté d’un fermoir, dont quelques pages à peine ont été utilisées par un parent. Sur la couverture, elle écrira : « Livre de raison pour moy, Magdeleine de Vienot »19. À l’endroit, sont inscrites des pensions. À l’envers, on trouve sa comptabilité et les rubriques concernant la naissance et la mort des enfants d’un second mariage. Ainsi, se crée un livre à soi, symbolisant l’autonomie économique et maternelle de Madeleine, autonomie qu’elle conserve même remariée. 23 La maîtrise de l’écrit assure donc aussi une familiarité croissante du rapport avec soi.

L’assiduité d’une pratique : familiarité croissante du commerce avec soi

24 La culture familiale contribue particulièrement à familiariser ces femmes avec l’écrit. Laure de Cambis, qui tient jusqu’en 1676 son livre de raison, est la fille de Richard de

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Cambis, seigneur de Servières et magistrat d’Avignon, et l’épouse d’Antoine de Lopis, seigneur de Montmirail ; son père a laissé au moins sept livres de raison et son époux au moins trois20. L’imitation peut alors apparaître comme un mode d’apprentissage. Marie-Anne de Candolle, qui commence ses comptes annuels par la formule « État de la dépense… », utilise la formule « au nom de Dieu soit » après 1753, formule qu’elle emprunte à Charles Remuzat, son époux. De même, Madeleine Vienot s’inspire pour son titre du « Livre de raison pour moy » de son second mari, Etienne Reboulet, dont elle s’inspire aussi pour consigner ses pensions21.

25 Mais ce processus d’imitation n’est jamais tout à fait servile. La marquise de Robiac, dans ses Remarques, compile le contenu de ses lectures. Elle en opère néanmoins la sélection autour de thèmes comme l’amitié, l’amour, l’art ou le temps. Dans un tout autre domaine, les recettes rassemblées par Gabrielle-Françoise Tonduti témoignent de cette dynamique du modèle et de son appropriation. Leur mise en texte suit un modèle rhétorique, celui de l’énonciation injonctive centrée sur le destinataire, où le sujet de l’énonciation s’efface au profit d’une autorité transmettant un savoir-faire22. Ainsi, de la « manière pour faire la pate de gennes », Gabrielle explique : « presnez 2 douzaines de coin et faittes les boullir jusques a ce que la peau s’ecarte… » (fol. 18 vs). Aussi loin qu’on se trouve ici d’une écriture de soi, l’engagement personnel, pourtant, n’est pas absent. Il s’inscrit tout d’abord dans l’épreuve graphique et rhétorique. Les transcriptions phonétiques (« marmelade d’aprico », fol. 20 vs) comme les homophonies (« prenez six livres de mures des plus mures », fol. 5, « vous l’apliquerez sur la partie malade du malade », fol. 6…) révèlent les pièges de l’écriture dont les corrections ultérieures disent la conscience : la « manière de faire les bisquit (sic) a la manière des dames de St Laurant » est devenue après rature « manière de faire les bisquit a la façon des dames de St Laurant » (fol. 8). Par ailleurs, dans ce manuscrit à l’usage de ses proches, l’auteure s’implique personnellement : elle corrige les mauvaises recettes (« il ne faut point se servir de ce remede il tue les cheveaux sans resource », fol. 5) et défend la pertinence des variantes familiales, comme pour la « pate de gennes », que vous remuerés de temps en temps […] et la laissées refroidir ; si vous voulés la laisser iusques au lendemain sans faire les pieces vous le pouvés ; mais il faut mettre vostre pate dans un plat de terre ou de falliance pour quelle se sente pas le cuivre, voila nostre façon de les faire (fol. 18 vs). 26 Le savoir-faire, ici, n’est plus autorité abstraite, mais expression d’une identité familiale. Enfin, pour pouvoir transmettre un savoir-faire, l’auteure doit puiser à sa propre expérience des références sensibles partageables : attendre « qu’en bouillant elles deviennent noiratres et couleur de caffé brulé », faire chauffer « jusque que vous sentiez avec le baton que le sucre et fondu », ou encore « jusque qu’on comprene que le tout est bien melé » (fol. 4 vs, fol. 8, fol. 11).

27 Maîtrisé, l’écrit devient un support du quotidien. Un tiers des livres témoigne d’une prise de notes régulière et précise. Les rythmes d’écriture sont rarement journaliers, mais les auteures règlent au moins les échéances annuelles et certaines enregistrent chaque dépense. Chez Marie-Anne de Candolle, chaque mois, les dépenses égrènent avec l’essentiel (vêtements, nourriture, dépenses pour les enfants…) et le superflu (gains et pertes au jeu) tous les éléments du paraître que sont les rubans, les vêtements, le frisage des cheveux et autres « petites fleurs pour la tête »23. Gabrielle-Françoise Tonduti détaille l’activité de ses serviteurs comme le moindre achat de nourriture (le 30 mai 1765 par exemple, sont énumérés avec leur prix « pain », « frese », « artichau »,

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« cerise », « feve », « boucherie »). Un siècle plus tôt, avec moins de précision, Laure de Cambis inscrit également ses dépenses en tapisseries, frais de chirurgien, toile, matelas, nourriture, rubans, souliers, cassonade… Ces informations, structurées par des mises en page souvent maîtrisées, sont fréquemment actualisées. Gabrielle-Françoise Tonduti rature ainsi les affaires closes. Elle ne fait pour autant aucun effort de lisibilité, entassant ses notes sans marge sur toute la largeur des pages (document 1). 28 De fait, la maîtrise de ses comptes est d’abord une pratique pour soi, où l’individu peut s’affirmer dans un commerce avec lui-même. Ainsi, Marie-Anne de Candolle titre ses premiers comptes « L’année 1749 ». Elle continue, marquant plus largement sa capacité d’action, par l’« Etat de la depanse faitte dans cette année 1750 ». En 1754, elle utilise la formule religieuse de son mari défunt comme pour endosser son rôle : « 1754/ Au nom de dieu soit / Etat des depance pour la maison ». Peu après, elle met à jour ses comptes, en insistant sur le statut moral et juridique conféré par l’activité domestique : « 1754/ Au nom de dieu soit / Etat des depance qui me regarde ». Une nouvelle actualisation des comptes de 1754 entérine son appropriation de l’espace, puisqu’il n’est plus question de « la maison » mais de l’« Etat des depance generalle de ma maison ». Finalement, l’apparition de soi dans l’écriture conduit à une légitimation ténue mais réelle de l’individu comme objet d’intérêts et de désirs. La comptabilité des plaisirs se développe. Au XVIIe siècle, Françoise de Cambis, dont le livre commence par des successions de quittances, évoque bientôt les dentelles et paires de souliers qu’elle commande pour elle et ses enfants, puis l’aménagement de son intérieur et de son carrosse. Au XVIIIe siècle, apparaissent les parures et parfums de Marie-Anne de Candolle comme les plaisirs gustatifs de Gabrielle-Françoise Tonduti (« Mr de Malijac nous a fait présent de 3 ou 4 livres de fromage de roque fort, nous y avons envoyé un panier plein d’écrevisse »24)… 29 Dans la maîtrise du quotidien, le sujet prend donc conscience de lui-même. Mais cette conscience est-elle genrée ? Participe-t-elle d’un processus d’individualisation ?

L’essor des écrits domestiques : construction d’un sujet féminin ?

30 L’écriture domestique apparaît à la fois comme le miroir et le support d’une agentivité féminine. Affirmer qu’elle invente un individu féminin, dans un contexte social et discursif où dominent les normes familiales, reste cependant problématique.

Écritures de l’action : du sujet autonome à la conscience de soi

31 Les écrits domestiques, tout d’abord, mobilisent des savoirs pour agir. Les auteures, dans leurs livres, consignent les informations qui leur permettront de se protéger et de protéger leurs biens. En 1790, la fille de Louis César Des Martins se préserve des créanciers de son père, après une succession qui l’« obligea à contracter des dettes, à faire des emprunts, des remboursements, dépenses dont l’état est ci-dessous » (fol. 1). De telles compétences s’insèrent, plus généralement, dans une maîtrise de la culture écrite. Madeleine Vienot, lorsqu’elle commence son livre de raison à la mort de son premier mari, s’est déjà appuyée sur l’écrit judiciaire pour protéger sa vie. Sur le modèle des factums judiciaires, le Récit de la despance qu’a fait daelle Marie Marc vefve a feu Mr Jehan Cuillier (sic) […] pour l’éducation d’Anthoine Cullie (sic) son fils unique […] Et de la vie

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abominable qu’il tient consigne les agressions dont Madeleine a fait l’objet devant témoins, comme le jour où, Madeleine l’ayant suivi dans son « jardin d’abomination », « luy comme un lion luy dit de sortir, [et] par force la mit dehors et luy egratinia le bras ; elle antra la maison d’un voisin fort troublee » ; un autre jour, « sa famme croiant estre perdue on la enfermée a clef dans un armoire jusques a ce qu’il s’en soit allé »25. Ce document, qui s’achève sur la mort du mari, tombé malade alors que Madeleine a quitté le domicile conjugal, pouvait-il asseoir une demande de séparation de corps ? Madeleine multiplie en tout cas les procédures. Au décès de sa belle-mère, elle fait faire l’inventaire de ses biens26. En 1683, avant son remariage, elle demande à un juge la séparation de ses biens d’avec ceux de l’époux « pour sa plus grande asseurence et pour la plus facile continuation de son negoce de marchande gantiere quelle pretend mesme poursuivre tout le temps que bon lui semblera »27. Madeleine ne rédige pas ces textes, mais ils témoignent d’un usage avisé de la culture écrite et de la valeur du livre de raison qu’elle s’approprie.

32 Par ailleurs, la simple écriture de l’action peut induire une affirmation réflexive du scripteur. Laure de Cambis, au lieu de noter simplement ses dépenses, use systématiquement de la marque énonciative « je note que », écrivant le fait même d’écrire : « Je note que le 11 octobre 1651 j’ey peyé… », « Je note que le IIme doctobre 1651 j’ey peyé… », « je note que le vingt et quatrieme du mois de novembre j’ey peyié… ». Anne de Puges commence par tenir un livre de raison impersonnel composé de rubriques comptables objectives (« A payé lad[ite] De[moise]lle », « Mad[emoise]lle a receu », fol. 10 v°, fol. 14) et finit par multiplier les tournures personnelles et les marques de possession : « payé à » devient « j’ay payé » ; les objets et les lieux deviennent « mon bien », « mon vin », « ma maison » (fol. 14 v°). Chez Madeleine Benoit, les formules de volition se multiplient : « je voudrais que », « tachés, comme je vous ay dit » (p. 31), « ne les negligés pas » (p. 46)… 33 Quel rapport à soi, comme instance individuelle de jugement et de choix, peut alors construire le livre de raison ?

Face à soi, face au monde : le « je » – féminin ? – comme instance de jugement

34 Un livre de raison, familial et probatoire, n’a pas vocation à être le support de l’introspection ou de l’autoportrait. Mais il positionne l’individu comme interlocuteur légitime pouvant attester de soi aux yeux d’un autre. C’est ainsi que Louise Charbonnier consigne parmi ses comptes le long texte « pour la descharge de [s]a conscience » qu’elle destine à ses petits-enfants. De même, Laure de Cambis, qui « atteste que les deux coffres qu’[elle] tien[t] [s]on linge et [s]es habis apartiennent à Monsr Suffeur […], fai[t] cete declarasion pour la decharge de [s]a consiance au cas qu’[elle] vinse a deseder sans [s’]an estre espliqué a [s]es heritiers » (fol. 56).

35 Forte de ce statut moral, l’auteure du livre de raison ne peut-elle pas devenir sa propre instance de vérité, légitimée à exprimer ses sentiments aussi bien que ses jugements ? Émotions et sentiments sont, il est vrai, plus faiblement perceptibles encore que dans les livres masculins28. Tout au plus la précision des énoncés à la mort des époux (de Hugues, de Candolle, de Puges…) peuvent d’une certaine manière nuancer l’aridité du texte. De rares traces d’affectivité affleurent, par exemple dans l’usage d’un diminutif, tel le « petit joujou » que Marie-Anne de Candolle offre à son fils (février 1750). Parfois,

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sous couvert de conseils, ces femmes s’abandonnent à leurs rêves, comme Madeleine Benoit, qui échangerait volontiers la maison du domaine des Marbres, « nullement propre à y jouir des agremens de la campagne » contre celle de leur rentier, car, écrit- elle, « c’est à celuy cy que je voudrois faire notre logement, pour la belle vue et pour le parfait midy qu’on y auroit […] ; cependant ce ne peut etre que dans un etat d’aisance qu’ils [ses fils] peuvent entreprendre cette depense » (p. 23). 36 Cette place laissée aux aspirations, même contrariées, s’ouvre aussi aux facultés critiques. On trouve, il est vrai, peu de remises en cause de l’ordre social ou politique. Madeleine Benoit, néanmoins, maîtrise suffisamment le lexique révolutionnaire pour qualifier de « cy devant prieure de Nyons », alors qu’elle n’utilise jamais ce qualificatif, celle qui lui réclame plusieurs droits infondés (p. 25). Critique, Madeleine l’est aussi vis- à-vis des figures masculines, distinguées des modèles féminins. Elle oppose ainsi « André Martinel, père a [s]on mary [qui] consuma en vivant avec luxe et ostentation tous les biens propres à luy », et sa belle-mère, « femme d’un rare mérite qui a restauré la famille » (p. 9). C’est elle encore qui « forma opposition au greffe de la chambre de Carpentras » contre l’extension illicite d’un bâtiment sur leurs terres, alors que, écrit- elle à ses enfants, à cause « de l’insouciance de votre père, l’affaire en est restée là, et les dommages vont croissants » (p. 29).

Entre assignation et individualisation : s’affirmer sur une « scène d’interpellation » ?

37 De cette identification féminine ne ressort pas, pour autant, de revendication identitaire dénonçant une subordination. Tout individu rend compte de lui-même dans un univers de liens, de normes et de croyances, « scène d’interpellation » primordiale sur laquelle le sens critique doit céder au besoin de reconnaissance29.

38 L’importance de la famille comme sujet collectif du livre de raison conduit donc à questionner l’individu féminin qui écrit. Le livre de raison, qui pour les hommes commence souvent à la date du mariage, participe, au sein de la famille, d’un « hyper texte »30 englobant d’autres registres et actes notariés. L’écriture en est largement auto-référentielle, le scripteur écrivant pour lui-même et pour les siens, sans souci de transparence au lecteur extérieur. Il est ainsi très difficile, dans les quatre livres de raison des Tonduti, d’identifier plusieurs scripteurs dont les écritures s’entremêlent et évoquent tour à tour, sans autre précision, « mon frère », « mon neveu » ou « mon départ pour Lisle ». De même, dans un livre de raison commun, Cécile-Gabrielle de Moustiers relaie successivement son mari puis son fils, qui avait un temps repris le livre. Leurs différentes écritures se succèdent sans être identifiées, comme si le texte émanait d’un unique sujet : « J’ay payé tout ce que je devois », « J’ay faict arracher et planter les vignes », « J’ay faict creuser un puis dans le roc » (fol. 80)… 39 Cette absorption du « je » par le livre de famille n’empêche pas, cependant, l’émergence de dispositifs d’individualisation. Cécile-Gabrielle du Moustiers, à la mort de son mari, note immédiatement au bas du premier feuillet – où figurait une anodine quittance – la localisation protectrice de son contrat de mariage. Madeleine d’Hugues, veuve de Louis du Moustiers, continue le livre de raison mais saute plusieurs dizaines de pages blanches pour inscrire ses propres comptes. Louise Charbonnier, qui écrit avec son époux, retourne le registre au beau milieu de comptes et sur un feuillet neuf commence le texte essentiel qu’elle destine, « pour la descharge de ma conscience », à ses petits-

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enfants. Les maris prennent-ils acte de ce désir de visibilité ? Jacques Brachet continue simplement d’écrire, inscrivant ses comptes à la suite du texte de Louise, sur le même feuillet et désormais à l’envers. Etienne Reboulet, second mari de Madeleine Vienot, accepte que les naissances et les décès de ses enfants soient notés dans le livre de sa femme, alors qu’il tient son propre livre et y inscrira les enfants de son second mariage. Il finit cependant par rédiger lui-même les rubriques du livre de Madeleine. 40 Dans ce contexte d’écriture, les traces de l’émancipation d’un sujet féminin restent donc ambiguës. Madeleine Benoit, évoquant la possibilité pour ses enfants de trouver auprès de proches parents des documents « plus clairs que ne peut faire une femme », synthétise ainsi l’ambiguïté qui se joue entre l’aveu d’une impuissance et la capacité de cette femme à dénoncer, sous les traits de son mari et de son père, des « autheurs dérangés » auxquels elle supplée finalement fort bien. Rapidement, elle franchit le seuil d’une simple accusation d’« insouciance » de son mari (p. 30), pour opposer sa propre intelligence domestique, susceptible d’interpréter et d’agir, à « la sottise qu’a faite [leur] père », expliquant par sa « maladresse » « la décadence de [leus] affaires » (p. 31). Bien plus tôt, la Genealogie de Messieurs du Laurens, que Jeanne du Laurens rédige en 1631, témoigne de la difficulté à remettre explicitement la norme en cause – et pour l’historien, de la difficulté de l’interprétation. Son discours de l’obéissance aux parents, et non seulement aux hommes, n’y abdique pas l’affirmation d’une forte individualité, comme le montre l’exemple d’une punition imposée à son fils par sa propre mère : Une fois la semaine me falloit luy envoyer mes enfans. Un jour d’esté luy ayant mandé trois et le plus petit agé seulement de 3 ans et demi passant par la place […] prit 3 feves et 2 cerises. […] ma mere le renvoya incontinent par une servante et luy dit dites a ma fille qu’elle le foüete devant vous quand la servante me dit cela je me mis à rire, la servante me dit madelle il ne faut pas panser que je m’en retourne sans le voir foüeter, je pris le fouet et luy en donna voyant que ma mere me le mandast dire […] Cet enfant mourut agé de 4 ans (p. 21). 41 À aucun moment l’opinion de la grand-mère ni ses bonnes intentions ne sont remises en cause. Mais le récit, qui souligne le très jeune âge de l’enfant, ne masque aucunement la réaction d’incrédulité première de la jeune mère, prise d’un éclat de rire. Si elle fouette finalement l’enfant, ce n’est pas en justifiant pédagogiquement le geste, mais par pure obéissance (« voyant que ma mere me le mandast dire »). Nous sommes ici sur une scène d’interpellation, celle de l’obéissance, qui ne réprime pas pour autant le jugement individuel, spontané, qui fut celui de Jeanne.

42 Dans la Provence moderne, les écrits quotidiens témoignent de la promotion de l’épouse comme maîtresse de maison. Plutôt que les évolutions d’un « individu féminin », ce prisme de l’écriture quotidienne, rétréci encore par l’écart qui sépare les quelques auteures retrouvées de l’ensemble des femmes qui géraient leur maison, souligne avant tout la manière dont la complexification de l’écrit domestique – développement de la culture écrite, multiplication des « choses banales », spécialisation et diversification croissantes des rubriques et des cahiers – permet à ces auteures d’expliciter leur rapport aux objets et aux êtres. Ce travail d’écriture crée les conditions de possibilité d’une affirmation de soi au sein d’un espace propre, sous des formes largement hétérogènes et singulières – des formes d’individuation, donc, plutôt que d’individualisation31. Des circonstances particulières et transitoires, telles que le veuvage ou le célibat, renforcent encore pour ces femmes la possibilité d’affirmer diversement leur autonomie.

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43 Mais si les femmes attestent ici d’elles-mêmes, c’est d’abord dans le contexte d’une écriture familiale. Il est difficile, comme le montre Judith Butler, d’esquisser une histoire du sujet qui serait celle de la construction ou de la prise de conscience pleinement réflexive de ce sujet par lui-même. Au quotidien des écrits domestiques, la scène primordiale d’interpellation se joue dans un espace social dominé par les liens familiaux et fondé sur une subordination féminine accrue à la fin du Moyen Âge. Or, « remettre en cause un régime de vérité, lorsque ce régime de vérité gouverne la subjectivation, c’est remettre en question la vérité de moi-même et, en fait, ma propre capacité à dire la vérité sur moi »32. Il s’ensuit, peut-être, une opacité à elles-mêmes de ces femmes qui s’affirment dans un registre cantonné d’activités, et dans un souci permanent de transmission, tout en s’imposant comme êtres singuliers dans l’angle mort d’une note marginale ou d’un geste symbolique. Avec Jeanne du Laurens consignant l’histoire des siens, Madeleine Vienot luttant pour son autonomie, Louise Charbonnier écrivant pour sa conscience ou Madeleine Benoit suppléant avec talent à une tâche masculine, nous ne sommes certes pas dans un discours d’émancipation. Mais dans ce discours d’interpellation respectueux des normes et des rôles sociaux, où il est difficile de connaître la part de la duplicité et la part de négociation existentielle, un « soi » féminin, mis à l’épreuve dans une action historiquement située, se construit malgré tout.

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ANNEXES

Écrits domestiques féminins en Provence à l’époque moderne

BENOIT Madeleine, Archives départementales du Vaucluse (ADV), 5 J 23, Registre des affaires me concernant, ou livre de raison / 1er juin 1792 / Benoit de la Pallione / ve martinel.

BOMBOIS Marie-Françoise, Médiathèque Ceccano, Avignon, ms. 2265, Livre des affaires de nostre maison respondant au livre vieux de l’année (sic) 1603 et cestuyci est de l’année presante 1618, 1618-1648.

BONAUD Elisabeth, Archives départementales des Bouches-du-Rhône (ADBR), 36 HD 17, Livre de raison de Madelle Elisabeth Bonaud, décédée le 18 8bre 1780.

BRICARD Marie Gabrielle, ADBR, 140 J 176, Livre de rentes et pensions de Jean-Jacques de Bricard, suivi d’un livre de raison tenu par Marie-Gabrielle de Bricard sa fille.

CAMBIS Françoise de, Archives départementales du Vaucluse (ADV), 1 J 65, Livre Journalier teneu par dame françoise de Cambis de la faleche Baronne de cereste, de la despence qu’elle a faite depuis la mort de Mr le Baron de Cereste son mari, 1660-1701.

CAMBIS Laure de, Médiathèque Ceccano, Avignon, ms. 3355, Ce livre contient l’estat de mes affaires, depuis le mois de juiliet de l’année 1647, 1647-1676.

CANDOLLE Marie-Anne, ADBR 140 J 188, Journal de mon grand livre commencé au decez de Charles Remuzat mon Epoux. Le 27e avril 1754, 1754-1757.

CANDOLLE Marie-Anne, ADBR, 140 J 190, Gestion des affaires de Marie-Anne de Candolle, plusieurs cahiers, 1749/1774.

CANDOLLE Marie-Anne, ADBR, 140 J 36, Livre de raison et d’affaires de Marie-Joseph- Maffée de Foresta, mon grand-père, depuis son mariage jusqu’à sa mort et continué quelques années par ma grand-mère…, 1754.

CASSINIER, ADBR, 3 E 49, Livre de raison pour Moy Catherine Coissiniere vefve a feu phelery Raynaud contenant mes debtes depuis l’année, 1643-1658.

CHABOTI, Médiathèque Ceccano, Avignon, ms. 4094, Journal pour Madlle de Chaboti de l’argent qu’elle a receu et payé pour le pais (du comté Venaissin), accomma(ncer du) 9e mars 1635 » et continué jusqu’au 26 mai 1638.

LA FONT Gaspard, Médiathèque Ceccano, Avignon, ms. 3710, Livre pour moy Gaspard la Font [continué par ses héritiers, 1626-1727].

DES MARTINS, ADBR, 1 Mi 127/R2, Livre de raison de la fille de Louis-César des Martins, de Puyloubier 1790/an XII.

DESLOGES Susanne, Médiathèque Van Gogh, Arles, ms. 231, Relation abrégée de ce qui s’est passé en la ville d’Arles pendant la contagion, par une dame de la même ville, 1721.

DU LAURENS Jeanne, Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, ms. 827/26, Genealogie de Messieurs du Laurens, descrite par moy Jeanne du Laurens veufve à Monsieur Gleyse et couhée vrayment en ces termes.

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EIMERIC Jean-Raymond, Médiathèque Ceccano, Avignon, ms. 3061, Le grand livre de Raison De Jean Raymond Eimeric Mon père Docteur en Médecine. Et de Moy Trophime Eimeric Doct es droits, 1710-1740 [deux quittances d’Anne de Chabert de Barbentane].

GERENTON Jean-Charles et GLANDEVES Marie-Gabrielle, ADBR, 3 E 71, Livre de raison de Jean-Charles Gaultier de Gérenton de Châteauneuf, seigneur de Rousset, et de Marie- Gabrielle de Glandevès, sa veuve, 1722-1758.

GRAVIER Elisabeth, Archives départementales du Var, 1 J 236, Livre de raison d’Elisabeth de Gravier, veuve de François de Castellane La Valette.

GRIMALDI, Marie-Gabrielle, Archives départementales des Alpes Maritimes, 1 E 14/13, Livre de raison de Marie-Gabrielle de Grimaldi, épouse de François de Lombard.

GUEYDON Catherine, ADBR, 3 E 109, Livre de raison de Catherine, veuve de Gabriel Gueydon d’Arles, 1502/1503.

HUGUES Madeleine de, ADV. HB 145, Livre de raison de la famille Moustiers, 1672/1716.

Journal tenu par une des Sœurs, renfermant le récit des derniers jours passés par les religieuses dans leur couvent, et des tribulations qu’elles y ont éprouvées jusqu’au jour de leur dispersion, Bibliothèque Méjanes, Aix-en-Provence, 345 RA-16.

LATIL Magdeleine, Bibliothèque municipale de Draguignan, M 213. « […]1° état des revenus des capitaux ; 2° état du produit de la terre de Canaux ; 3° état de toutes les pensions dues par l’hoirie ; 4° état particulier de toutes les dépenses de la maison. Ce livre est tenu par moy Magdelaine Latil veuve de messire François de Raimondis Canaux en qualité de tutrice de mon fils Antoine de Raimondis […].

MOUSTIERS Cécile Gabrielle de, ADBR, 140 J 17, Livre de raison tenu par Mr de Foresta Colongue, 1722-1758.

POURCELET DE FOS Catherine, Médiathèque Van Gogh, Arles, fonds Du Roure, 2584-14, Livre de raison pour moy Jaques d’Icard de cette ville d’Arles commencé en ceste présante année 1644, servant maintenant à moy Catherine de Pourcelet de Fos, dudit Jaques d’Icard, 1644-1703.

PUGES Anne de, ADV, H 60, Livre de raison de Delle Anne Depuges vefve de feu Me Trimond Bertrand notaire et greffier, 1706-1709.

REBOUL-TARADEAU, Archives départementales du Var, 2 J 483, Louis, Livre de raison de sa veuve Claire Maurel (1778-1820).

REMUZAT Claire-Julie, ADBR, 140 J 50, Divers comptes et dépenses de ménage de ma grand-mère de Foresta depuis 1791 (cahiers) (1791-1823). Livre de la dépense et de la recette de Mme de Foresta-Collongue la belle-fille (1750/1795).

REMUZAT Claire-Julie, ADBR, 140 J 36, Livre de raison de Marie-Joseph Maffee de Foresta suivi par Claire Julie Remuzat.

REMUZAT Claire-Julie, ADBR, 140 J 49, Comptes du trousseau de ma grand-mère [Claire- Julie] de Foresta à l’époque de son mariage en 1769. Livre de comptes personnel de ma grand-mère de Foresta née de Rémusat depuis son mariage jusqu’en 1792 (registre) (1769-1792). Livre de mes dépenses particulières de 1791 à 1822.

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REMUZAT Claire-Julie, ADBR, 140 J 56, Dépenses faites par Marie-Joseph-Maffée de Foresta et Claire-Julie de Rémusat pour leurs enfants.

SARTRE Delphine de, Bibliothèque de l’Alcazar, Marseille, ms. 1065, Remarques recueillies par Madame la Marquise de Robiac Estoublon, escriptes de sa propre main.

SERRE Jeanne de, Bibliothèque Inguimbertine, Carpentras, ms. 2339, Livre de raison de Jeanne de Serre vefve a feu Mr Alexandre Curti notaire en son vivant de la ville de Carpentras.

TONDUTI Gabrielle Françoise, ADV, 1 J 731, Livre de raison de Charles de Guilhem et Gabrielle Françoise Tonduti, [1715-1769].

TONDUTI Gabrielle Françoise, ADV, 1 J 732, Livre de raison. [1730-1739]

TONDUTI Gabrielle Françoise, ADV, 1 J 733, Livre de raison. [1733-1762]

TONDUTI Gabrielle Françoise, ADV, 1 J 734, Livre de raison. [années 1760]

VIENOT Madeleine, Médiathèque Ceccano, Avignon, ms. 2227, Livre de raison pour moy Magdeleine de Vienot vefve de Monsieur Anthoine Cueille.

NOTES

1. M. Benoit, p. 4. Les manuscrits cités sont inventoriés en annexe. 2. Huit de ces écrits sont rédigés après 1750. Ce travail en cours s’appuie sur les fonds des archives départementales des Alpes-Maritimes [ADAM], des Bouches-du-Rhône [ADBR] et du Var [ADVa], ainsi que des bibliothèques municipales d’Aix-en-Provence, d’Arles, de Draguignan et de Marseille. Les inventaires après décès livreraient encore d’autres textes (Dolan 2007). Sur la typologie et l’intérêt de ces écrits hétérogènes, relevant de la comptabilité des biens (livres de raison, ratio) comme des hommes (livres de famille), nous renvoyons notamment aux bilans dressés par Tricard 2002, Cazalé-Bérard & Klapisch-Zuber 2004, Mouysset 2007, 2009. 3. E. Bonnaud, L. Charbonnier, F. de Cambis, L. de Cambis, M.-A. de Candolle, M. de Hugues, A. de Puges, C.-G. de Moustiers, C. Pourcelet, C.J. Remuzat, G.-F. Tonduti, M. Benoit, L. Charbonnier. 4. Nous envisageons le « récit de soi », actuellement au cœur d’un programme transversal de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (Aix-en-Provence), comme l’ensemble des configurations narratives de l’expérience personnelle qui contribuent à la construction de l’individu, que ces configurations ressortent d’un récit explicite ou de toute narration latente par laquelle un individu projette dans ses pratiques sociales une représentation de lui-même, de son histoire et de ses valeurs. 5. Barbier 1981 : 35-36 ; Chatenet 2009 : 23. 6. Beauvalet-Boutouyrie 2001 ; Dousset 2009 : 479. 7. ADBR, 1 J 731 : 1. 8. Brouard-Arends & Plagnol-Dieval 2007. 9. Lahire 1993 ; Fabre & Fine 2000 ; Mouysset 2007 : 127. 10. Winn 2008. 11. Pellegrin & Winn 2003. 12. Agresti 2009. 13. ADBR, 1 J 733 : 19 et 60 ; 1 J 732 fol. 38 vs. 14. Sonnet 1987 ; Timmermans 1993. 15. Sonnet 1987 : 242-257.

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16. Sur les liens entre matérialité et sens du texte, cf. notamment Mc Kenzie 1991, Chartier & Messerli 2000. 17. Nous utilisons ici le concept anglo-saxon d’agency comme un outil permettant de décrire des formes historiques et socialement situées de la conscience de soi. Le choix de traduire agency par agentivité s’est opéré notamment sur la base de ses usages en analyse du discours (cf. Ruth Amossy, « Introduction : pour une analyse rhétorique des textes politiques », Argumentation et Analyse du Discours, 6 / 2011, mis en ligne le 15 avril 2011, consulté le 27 octobre 2011. URL : http://aad.revues.org/1081). 18. Médiathèque Ceccano [MC], ms. 2227 : fol. 123. 19. Ibid. : fol. 293. 20. Livres conservés à la médiathèque Ceccano [MC] et aux archives départementales du Vaucluse [ADV]. 21. MC, ms. 2215, Livre de raison pour moy Etienne Reboulet. 22. Leca-Tsiomis 1998 : 130-131. 23. ADBR, 140 J 190, avril 1749. 24. ADV, 1 J 734, 29 novembre 1766. 25. MC, ms. 2227 : fol. 110, 119 v°/120, 122 v°. Ce document semble rédigé pour la mère d’Antoine Cueille, mais il se focalise rapidement sur les violences faites à l’épouse. Sur la question de la « conjugalité faible », Nassiet 2011. 26. Ibid. : fol. 124 sq. 27. Ibid. : fol. 179. 28. Luciani 2011. 29. Butler 2007, « Scenes of address » : 9. 30. Piétri 2004. 31. Descombes 2003. 32. Butler 2007 : 22-23.

RÉSUMÉS

Au cours de la période moderne, les fonds provençaux du « for privé » (livres de raison, journaux, mémoires), sont marqués par une faiblesse quantitative des écrits féminins. Pour l’essentiel, ceux-ci relaient l’écriture d’un mari, parfois d’un père ou d’un frère absents ou disparus, dans la tenue des comptes et dans l’enregistrement de la mémoire familiale. Néanmoins, chez la trentaine de femmes retrouvées ici au fil des archives, l’écriture quotidienne, quand bien même elle répond à l’application d’une norme et à l’assignation d’un rôle social, n’en fournit pas moins la possibilité d’une construction de soi, depuis la conquête de sa matérialité graphique la plus élémentaire jusqu’à l’émergence d’une réflexivité individuelle née de la familiarité croissante du commerce avec soi et de l’essor d’une expression personnelle. On devra néanmoins se demander si cette posture suffit, au creux de registres familiaux dont la vocation est d’abord collective, à construire un individu féminin.

For the early modern era there are strikingly few female writings in the provencal “for privé” collection (livres de raison, diaries, memoires). Those that do exist come from women who generally had taken over the writings of a husband, sometimes a father or a brother, who was absent or who had passed away, in order to keep the accounts and record the family memoirs.

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This article explores, however, the way the daily writing of some thirty women writers provided the possibility for self-development, even though it fit into a norm and a given social role. Through the achievement of the most elementary graphic production to the emergence of individual thinking born of the growing familiarity with one’s own thoughts and the development of personal expression, this writing made a difference. It remains debatable, however, whether such writing for collective purposes within family registers had the capability of fostering individual female subjectivities.

INDEX

Mots-clés : femmes, pratiques d’écriture, construction de soi Index géographique : Provence Index chronologique : époque moderne Keywords : women, writing practices, identity development, Provence, early modern era

AUTEUR

ISABELLE LUCIANI

Isabelle Luciani est Maître de conférences en histoire moderne à l’Université d’Aix-Marseille depuis 2002. Elle a soutenu en 2001 une thèse sur « Composer en vers françois », pratiques culturelles et société dans la première moitié du XVIIe siècle », et prépare une Habilitation à diriger des recherches sur « Les écrits du for privé en Provence. Historicité du récit de soi. XVIe- XVIIIe siècle ». Elle est actuellement co-responsable du programme transversal de la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (Aix-en-Provence) « Récits de soi – Méditerranée, Afrique. Individus, communautés, interculturalité / XVIe-XXIe siècles ». [email protected]

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Des plumes singulières Les écritures féminines du corps souffrant au XVIIIe siècle Singular Writings: The Suffering Bodies of Women Letter Writers in the 18th century

Nahema Hanafi

1 Pour écrire et signifier le corps souffrant au siècle des Lumières, les femmes disposent des correspondances privées, des livres de raison ou des journaux intimes dont elles s’emparent progressivement. Elles ont aussi, au même titre que les hommes, la possibilité de rédiger des consultations épistolaires. Ces documents ne sont pas des correspondances comme les autres ; ce sont des lettres envoyées à un médecin à l’initiative du malade, dans l’attente d’un diagnostic et d’un traitement. Si cette pratique remonte à l’Antiquité, c’est au cours du XVIIe et plus largement du XVIIIe siècle que les consultations épistolaires se développent en Europe, grâce à l’alphabétisation croissante ainsi qu’aux innovations en matière de transports et de poste1. Les femmes ne restent pas en marge et recourent fréquemment à ces écrits qui répondent singulièrement aux nouveaux canons épistolaires de l’intimité et de l’expression de soi, et méritent pleinement d’être considérés comme des écrits ordinaires2. Au sein de ces consultations épistolaires, les femmes s’exercent à une écriture personnelle du corps. Souffrantes, elles écrivent pour se libérer de leurs maux ; en prenant la plume, elles affirment leur aptitude à décrire les manifestations de la maladie et à prendre en main la gestion de leur santé.

2 Ces écrits féminins sont d’une importance centrale pour proposer une lecture laïque3 des corps, dépassant les représentations médicales plus souvent étudiées. En effet, le corps féminin de l’époque moderne a suscité de nombreuses recherches depuis les années 1980. Les historiens ont notamment souligné la différenciation sexuelle opérée par la médecine à partir de considérations anatomo-physiologiques4. Ainsi au siècle des Lumières la théorie humorale décrit-elle un corps féminin humide et froid, rapproché du tempérament flegmatique, alors que le paradigme nerveux permet de marquer une plus grande sensibilité et irritabilité des fibres et des nerfs des femmes. La constitution spécifique du corps féminin le conduit à être appréhendé comme pathogène, porteur de prédispositions maladives qui supposent une hiérarchisation sexuelle de la santé5.

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Celle-ci s’appuie sur la définition de pôles corporels masculin et féminin au sein desquels les femmes sont marquées du sceau de la faiblesse, de la délicatesse et de l’infirmité, tandis que les hommes se voient caractérisés par la force, la vigueur et la santé. Ces déterminants sont modulés dans le discours médical dominant du XVIIIe siècle par le statut social des individus qui vient renforcer ou amoindrir les prédispositions sexuées précédemment citées6. 3 Suivant les préceptes de Roy Porter qui les invitait à faire une histoire de la médecine « from below »7, les historiens se sont plus récemment penchés sur les représentations corporelles émanant non plus des médecins, mais des malades8. Ils se sont ainsi emparés des écrits ordinaires des souffrants et des souffrantes : correspondances, mémoires et journaux intimes, livres de raison, consultations épistolaires... Cette démarche a permis de comparer les perceptions du corps « savantes » et « laïques » et de souligner la porosité des frontières entre ces deux modes de représentations souvent opposés. On peut poursuivre ces questionnements en s’interrogeant sur les différences entre les discours des femmes et ceux des hommes, comme sur les marges interprétatives mises en place autour de la sexualisation du corps telle qu’elle est conçue par la médecine de l’époque moderne. Pour saisir l’écriture du corps au féminin, il apparaît indispensable de mener une comparaison systématique avec les narrations masculines, ce que permettent les consultations épistolaires.

Les consultations épistolaires : un support d’écriture du corps au féminin

4 Les consultations épistolaires utilisées pour cette étude ont été adressées au célèbre médecin lausannois Auguste Tissot (1728-1797) entre 1765 et 17979. Parmi plusieurs centaines de consultations envoyées à ce médecin, n’ont été sélectionnées que les lettres écrites par les malades eux-mêmes, tous francophones et n’exerçant pas de profession médicale. Cela permet de cerner au mieux les représentations des malades laïcs – toutefois traversées par les discours de leur entourage et du personnel médical consulté10 – résidant majoritairement en France et en Suisse, et plus largement dans un cadre européen11. Ce corpus représente 365 lettres, dont 154 sont féminines et 211 masculines. On constate ici la forte implication des femmes dans ces récits de maladie12 dont on aurait pu s’attendre à ce qu’ils soient pris en charge par le chef de famille, généralement responsable de l’écriture domestique à l’époque moderne13. Mais les femmes s’emparent au contraire de ces supports qui leur permettent de délivrer un discours autonome sur leur propre corps et d’agir directement dans la relation thérapeutique. Vis-à-vis des médecins, elles affirment également leur capacité à formaliser par écrit leurs sensations et observations corporelles.

5 Ces malades appartiennent dans la grande majorité des cas à la noblesse et à la haute bourgeoisie catholique ou protestante14. L’échantillon voit donc sa représentativité limitée aux sphères lettrées et aisées européennes, partageant souvent la même culture somatique et cultivant d’ailleurs une certaine distinction socio-corporelle vis-à-vis de leurs inférieurs et dépendants15. Ces lettres illustrent une expression de soi qui révèle avant tout des usages socio-culturels16 et laisse transparaître le degré d’intérêt porté au corps et à ses manifestations17.

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6 Rédigés pour un médecin, ces récits de maladie induisent une pratique discursive particulière. Le malade revêt le rôle de patient et se conforme implicitement à ce que le soignant attend de savoir de lui ; bien qu’il n’existe aucun manuel pour ce genre de correspondance, on observe clairement ici une formalisation des consultations épistolaires. De même, la patientèle d’Auguste Tissot se construit en partie par l’intermédiaire de ses nombreux ouvrages de vulgarisation18 qui peuvent impliquer des effets d’intertextualité et générer une certaine homogénéité des pratiques d’écriture, notamment à travers l’utilisation du questionnaire médical mis en place par le médecin dans son Avis au peuple sur sa santé19. 7 Une des originalités de ces consultations repose sur le fait qu’elles constituent de véritables biographies médicales, consignées en quatre ou cinq pages, parfois plus si la plume se fait prolixe. Elles sont élaborées avec beaucoup de soin, dans un souci d’exhaustivité et de clarté. Formellement, les consultations féminines ne divergent pas fondamentalement de celles des hommes en dehors d’une moindre maîtrise de l’écrit, conformément à ce qu’on a pu observer dans les correspondances privées20. Elles ne semblent pas s’épancher plus longuement ni varier dans les informations intimes qu’elles délivrent comme l’âge, l’éducation, la situation familiale, les occupations quotidiennes et le régime de vie. Les scriptrices énoncent aussi leur tempérament et constitution, les troubles subis tout au long de leur vie et les maux pour lesquels elles consultent. On dispose ainsi d’une longue liste de symptômes, de sensations et de représentations de la maladie qui ont fait l’objet d’une indexation méticuleuse dans la mesure où ils constituent autant de possibilités d’énonciation de soi21. En écrivant ces lettres, les femmes donnent à voir une mémoire du corps – non exhaustive bien sûr – et un discours sur soi leur permettant de se représenter comme des êtres souffrants. C’est donc moins le récit d’une expérience vécue et authentique qui est étudié ici que des conventions narratives sur le corps22. 8 Le fait qu’on accède à des récits de malades et non de personnes bien portantes est d’autant plus intéressant que la maladie semble cristalliser et même exacerber la symbolique des corps et permet ainsi d’accéder à la construction d’une esthétique du corps sain, tel qu’il est conçu par les groupes aisés et lettrés du siècle des Lumières. L’écriture du corps au féminin s’émancipe alors des théories médicales qu’elle s’approprie, modifie ou rejette pour composer des perceptions individuelles. Les femmes manient une plume singulière, parfois par son éloignement des discours masculins sur le corps mais surtout par la réinterprétation laïque des représentations médicales sur la sexuation des corps. On peut ainsi s’intéresser aux corporéités mises en scène par les femmes dans leurs écritures ordinaires de la maladie et souligner, lorsqu’elle émerge, une écriture féminine du corps. 9 Différents topoï de l’énonciation corporelle seront ici analysés. Les réflexions sur l’esthétique du corps souffrant et sur le paradigme nerveux dénotent l’existence d’une corporéité mondaine directement liée à l’appartenance sociale des individus au sein de laquelle le genre semble s’effacer quelque peu. Au contraire, les mentions sur les forces et les faiblesses du corps ainsi que sur la sexualité mettent en valeur des « spécificités » féminines. Ici, on observe des différences notoires entre le discours des hommes et celui des femmes, sans pour autant qu’elles soient déconnectées des considérations sociales.

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Une corporéité mondaine : vers un silence du genre ?

10 La reconstitution des écritures intimes du corps permet de mettre en lumière des trames narratives communes qui participent d’une même corporéité sociale : celle des élites du XVIIIe siècle. Au sein de cet ensemble, le genre du corps se fait plus discret car il arrive bien souvent que les mots des femmes et des hommes se rejoignent parfaitement. Parler d’une absence ou d’un silence du genre serait pourtant excessif car ce dernier se trouve souvent tapi dans l’ombre, prêt à réapparaître pour souligner un détail ou signifier au contraire une différence importante23. Toutefois, il existe bien une corporéité mondaine à laquelle hommes et femmes s’identifient ; elle passe notamment par un refus des difformités.

11 Dans les traités de médecine du siècle des Lumières, on peut parfois lire des chapitres consacrés à la beauté des dames, qui n’ont pas d’équivalent pour les hommes24. Les femmes passent, en effet, pour être plus soucieuses de leurs toilettes même si les moralistes ne cessent de fustiger une féminisation des pratiques esthétiques masculines25. Il faut dire qu’aux femmes sont associés les attraits de la chair et le plaisir ou le devoir de plaire par leurs grâces, qualités qu’elles se doivent d’entretenir et de conserver26. Ces considérations laissent penser qu’il existerait une attention particulière des femmes aux manifestations physiques, et par là même disgracieuses, de la maladie. Les témoignages des épistolières mettent en avant les assauts de la maladie qui affectent leur apparence, mais surtout la prestance qui les caractérise. Cependant, les récits de maladie rédigés par des hommes convergent avec ceux de ces femmes. 12 Les modifications de l’apparence physique mentionnées se réfèrent à des symptômes pathologiques, mais elles témoignent aussi d’une normalisation des corps au siècle des Lumières. Les difformités, les aspérités, les stigmates et autres monstruosités dus à la maladie sont d’autant plus singularisants à la fin du XVIIIe siècle que l’influence des médecins dans l’ensemble des domaines relatifs au corps est croissante et modifie progressivement les représentations du corps sain. De la même façon, cette réflexion sur l’esthétique corporelle ne peut être séparée du processus d’individuation qui, au siècle des Lumières, est marqué par l’importance du regard d’autrui – comme pression récurrente – dans la régulation des normes et des contraintes corporelles27. 13 On retrouve cette absence de différence dans les récits traitant de la perte de mobilité. En effet, les corps malades perdent bien souvent de leur légèreté et de leur fonctionnalité, à mesure qu’ils se déforment. Les malades d’Auguste Tissot surveillent ainsi les « enflures »28, les « gonflements »29 et l’apparition de « glandes », de « grosseurs » ou de « bouffissures » susceptibles d’annoncer une maladie et de troubler les formes harmonieuses du corps. L’allure générale est primordiale ; les femmes écrivent l’altération de la prestance et de l’élégance de leur marche par des « boitements », des « vacillations », des « chancellements » et des « affaissements ». Ceux-ci s’opposent au déplacement fluide et harmonieux des corps sains, progressivement libérés des maillots et des corsets30. 14 Le corps en son entier se voit ébranlé par la maladie dans un jeu de mouvements pathologiques et de « soubresauts », « frissons », « tremblements », « spasmes » et autres convulsions en tout genre. Les termes qui expriment ces dérèglements sont fort nombreux dans les consultations épistolaires et sont utilisés indistinctement par les hommes et les femmes. Tous indifféremment subissent un « dérangement », une « déformation », un « désordre », une « défaillance », une « révolution », une

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« corruption », une « déchéance » ou un « délabrement » ; autant de mots particulièrement éloquents si on met en parallèle le désordre des corps et celui du corps social. Aux côtés de ces dysfonctionnements généraux figure bien souvent le détail des rondeurs du corps, d’une importance centrale dans la représentation de la santé et de la maladie. 15 Il faut noter qu’au cours du siècle, le poids devient un sujet de préoccupation pour les médecins qui définissent une silhouette « normale » en fonction de la taille des individus31. Si les épistolières en font un peu moins mention que les hommes32, tous sont préoccupés par la perte de poids, significative d’une dégradation de la santé. On craint la « maigreur », l’« amaigrissement », voire le « marasme » à une époque où l’embonpoint reste une marque de santé et de beauté du corps33. La prise de poids ou le retour de l’embonpoint est par conséquent généralement mentionné pour signifier une amélioration de l’état des malades. Les rondeurs du corps indiquent également une aisance financière car les matières grasses sont assez chères à l’époque moderne34. Les corps replets sont donc aussi des corps opulents qui se démarquent des décharnements populaires par un usage immodéré des graisses et des aliments sucrés. Si on exècre les corps osseux, les épistolières – comme les épistoliers – redoutent toutefois les « pesanteurs », « engourdissements », « lourdeurs » et « empâtements » susceptibles de transparaître dans leur silhouette et leur démarche. 16 En dehors d’une normalisation des corps et d’un souci marqué de leur opulence, les femmes et les hommes du siècle des Lumières portent une attention toute particulière à l’éclat de leur visage, véritable miroir de l’âme et masque social. Le teint ou « coloris du visage » recouvre une importance notable car il est un outil de distinction sociale et de mesure de l’état de santé. Dans ce contexte, il est normal que le teint soit l’objet de multiples mentions dans les consultations épistolaires35. C’est le teint « blanc », « blême » ou « pâle » qui revient le plus souvent, suivi de peu par le teint « jaune » ou « citron », associé à un tempérament bilieux. Mais il existe d’autres modulations comme le teint « rouge », « bleu », « brouillé » ou « violet ». Ces variations sont autant d’ombres aux sentiments et à la sensibilité que doit normalement exprimer le rayonnement subtilement coloré de la peau du visage. À l’inverse, un teint de santé est un « bon » teint ou un teint « de couleurs » dont l’éclatante blancheur est rehaussée par le rosé des pommettes. 17 Au fil de ces exemples, on voit émerger distinctement la volonté des malades de conserver une esthétique corporelle qui corresponde à leur rang. Mais la maladie vient troubler le maintien du corps, symbole du maintien de soi et par là-même de celui de l’ordre social. Voir son teint se dégrader, son sourire s’édenter ou son visage être « labouré » par la variole constituent des épreuves pour les femmes et les hommes aisés du siècle des Lumières. Ils semblent ainsi déroger à leur corporéité sociale et briser l’équilibre de la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes et des leurs. La discipline corporelle, apprise « par corps »36 et constitutive d’une identité sociale, est donc empêchée par les troubles physiques qui marquent ainsi, non pas forcément un déclassement social, mais une rupture de la corporéité mondaine conventionnelle. L’écriture des consultations épistolaires permet d’exprimer ce malaise social. Au-delà de cette discipline physique, la corporéité sociale des élites s’exprime à la fin de l’Ancien Régime à travers la nouveauté du paradigme nerveux. 18 La seconde moitié du XVIIIe siècle voit se développer l’idée que le corps se compose de fibres et de filaments plus ou moins tendus ou relâchés. L’irritabilité et la sensibilité

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nerveuses deviennent également des facteurs explicatifs de la santé et des troubles corporels. L’adhésion des élites à ces nouvelles manières de voir le corps doit être mise en parallèle avec la volonté de marquer sa distinction sociale37. Les corps aisés et au goût du jour expriment alors une nouvelle sensibilité physique, laissant progressivement la simplicité du système humoral aux corps laborieux et ignorants. Les malades d’Auguste Tissot recourent à ces explications sans distinction entre hommes et femmes38. Il faut toutefois souligner que les femmes y ont recours plus tard dans le siècle alors que ces derniers y font de moins en moins appel39. 19 L’étiologie nerveuse permet une théâtralisation nouvelle du corps qui se rapproche des sensibilités romanesques de l’époque40. Dans les représentations médicales, fibres et nerfs des gens du peuple et des hommes sont tendus et forts, signe d’une vigueur physique et de qualités morales. Aux femmes aisées reviennent la décadence des nerfs et le chiffonnement des fibres. Les épistolières narrent des fibres « irritées », « relâchées », « sensibles », proches de la « rupture ». Elles sont plus précises lorsqu’elles parlent de leurs nerfs et dépassent les terminologies courantes de l’irritabilité et de la sensibilité41. Ils sont « affaiblis », « agacés » ou « agités », « attaqués » ou « calmes », souvent « contractés », « crispés » et « tendus ». Mais les nerfs sont aussi « appesantis », « délicats », « dérangés », « desséchés », « raides » ou « relâchés », secoués par des « tiraillements », « tremblements » et autres « tressaillements ». À la « mobilité » des nerfs correspond également l’idée de mouvement du corps qui entre en « convulsion », « frissons » et « spasmes » incontrôlables. Ce sont des corps mus par une sensibilité excessive qui vibrent au gré des contingences nerveuses et ces sursauts du corps sont autant de reflets des passions de l’âme des malades42. 20 Mme de Ruys, âgée de 24 ans, subit les assauts de ses nerfs et de ses tourments conjugaux : Je ne crois pouvoir mieux caractériser mon état que par un affoiblissement considérable de tout le génie nerveux [et] une irritabilité excessive. (...) Les chagrins et les fréquentes révolutions que j’essuiais pendant deux ans d’un mariage malheureux achevèrent de m’attaquer les nerfs, une mélancolie profonde en fut la suite. (…) À l’époque de mon veuvage, il y a trois ans, une révolution affreuse me jetta dans des convulsions pendant plusieurs jours. 21 Elle souffre de vapeurs alors que ses nerfs « se crispent depuis les fibres du visage jusqu’à la matrice » 43.

22 Si hommes et femmes recourent à ces théories de manière identique, les premiers mentionnent plus fréquemment une « sensibilité » nerveuse44 et dans une moindre mesure un « relâchement » des nerfs45, qui sont autant de déterminants du corps féminin selon les théories médicales. On peut avancer que ces notions participent d’une anormalité du corps qui va, pour ces hommes, dans le sens d’une féminisation. Ces taux peuvent également être expliqués par la forte part (28%) d’hommes se reconnaissant eux-mêmes ou entrant de fait dans la catégorie de ceux qu’Auguste Tissot appelle les « gens de lettres ». Ces individus, caractérisés par un travail intellectuel sédentaire, une pratique de la lecture et de l’écriture « excessive », sont clairement féminisés par les médecins qui leur attribuent des pathologies féminines – en lien avec l’immobilité du corps et l’absence de recours à l’effort physique. Pour les malades des deux sexes, le paradigme nerveux est l’occasion de signifier une présence au monde faite de sensibilité corporelle et morale46 qui acquiert une valeur positive en se démarquant des caractéristiques rustiques du corps laborieux. Fragilité et ténuité des fibres peuvent

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également justifier que ces malades bénéficient d’espaces de liberté et de la considération de leur entourage. 23 Le discours sur la sensibilité est intimement lié à celui des passions de l’âme, très fréquent dans l’énonciation de la maladie. Il préfigure l’importance de la santé morale pour la santé physique rappelée par 10% des épistolier-e-s. Les médecins considèrent avec sérieux les dangers des passions de l’âme à même de modifier l’équilibre physiologique et de troubler les fonctions vitales. Comme le souligne Séverine Pilloud, Auguste Tissot estime que la dangerosité des passions réside en partie dans l’usage social de les masquer et par conséquent de les contenir47. On retrouve cette idée chez une malade atteinte d’un cancer : J’ai, ou j’ai eu, des causes violentes de peines, mais étant d’un caractère aussi vif que sensible, mais courageux en proportion ; ne seroit-ce pas le reflux intérieur de tout ce que ma force d’âme me fait, ou m’a fait renfermer, qui contribueroit à ce désordre intérieur, ainsi qu’à l’inutilité des remèdes ?48 24 Le discours féminin sur les passions de l’âme est équivalent à celui des hommes49, ce qui va à l’encontre de l’idée d’une plus grande utilisation par les femmes de ce type d’explication étiologique. Les malades mentionnent indifféremment le chagrin, l’inquiétude, la tristesse, la peine et la crainte. On remarque toutefois de légères différences quand on établit une typologie passionnelle. Les femmes parlent plus volontiers de leur « angoisse », de leur « émotion » et de leur « frayeur », alors que les hommes s’illustrent davantage dans la « mélancolie » et les « idées noires »50. Ces mentions devraient être confrontées à d’autres résultats, car les marges restent trop faibles pour dégager des tendances franches. Si ces données étaient confirmées, on pourrait dessiner une bipartition des dispositions de l’âme avec d’un côté, la figure d’hommes malheureux et préoccupés, et de l’autre celle de femmes émotives et apeurées. L’exemple des passions amène donc à se questionner sur la validité d’une distinction entre corporéité mondaine (expression de ses passions et de sa sensibilité) et corporéité genrée (typologie passionnelle), qu’il faut à présent aborder.

L’empreinte du genre : le corps au féminin

25 La corporéité genrée dessinée par les épistolières ne peut être totalement distinguée d’une corporéité sociale, car les genres qui s’expriment ici sont modelés aussi bien par l’idée d’appartenir à un sexe qu’à un groupe social particulier. La corporéité féminine esquissée par les malades d’Auguste Tissot ne saurait donc être représentative d’une qualification qui engloberait toutes les femmes quelle que soit leur catégorie sociale. L’étude des forces et faiblesses du corps à travers les notions de constitution et de tempérament permet d’aborder ces questions. Elle a la poitrine vaste, les bras charnus, le sein élevé ; la première singularité de son tempérament c’est qu'elle joint à une santé très délicate une force qui n’est pas ordinaire à une femme élevée délicatement, mais je ne sais si je ne devrois pas plutôt appeler cela roideur que force. Il me semble qu’elle seroit moins robuste si elle se portait mieux. On n’aperçoit ni dans ses bras, ni dans aucune partie de son corps, ce liant, cette flexibilité naturelle à son sexe et à son âge51. 26 Cette consultation d’un homme inquiet pour la santé de sa sœur, diagnostiquée comme épileptique par Auguste Tissot, témoigne de la prégnance des schémas de la différenciation sexuelle établis par les théories médicales. On voit apparaître ici un corps dénaturé, mu par une force que l’on ne saurait nommer, et « pathologisé » par

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son passage dans le pôle masculin des corporéités. C’est un corps en transgression, marqué par le sceau des deux genres, oscillant entre force et faiblesse. Ces deux dernières notions sont fondamentales dans l’appréhension de la constitution et du tempérament. Héritée des parents, la constitution recouvre pour les épistolières le terme de tempérament ou de complexion, sans participer des distinctions mises en place par les théories médicales sur ces différentes notions52. Les tempéraments sanguin, bilieux, flegmatique ou atrabilaire ne sont généralement pas clairement mentionnés par les malades qui utilisent d’autres déterminants53 dont les plus probants sont la force et la faiblesse.

27 Les terminologies liées à la notion de force – « force », « vigueur » et « robustesse » – sont présentes dans les consultations épistolaires féminines, mais assez peu au regard des usages masculins (17% contre 42%). Il faut même souligner que le terme vigueur n’est jamais utilisé par les femmes et celui de robustesse très marginalement. Elles semblent donc moins à même d’exposer la diminution des forces physiques, vécue comme un amoindrissement de la robustesse initiale, à laquelle elles portent peut-être moins d’attention que les hommes. 28 Par un effet de miroir, on aurait pu attendre des épistolières une plus grande utilisation du vocabulaire de la faiblesse qui serait, là aussi, révélatrice de corporéités genrées. Or, le terme « faiblesse » est également plus sollicité par les hommes que par les femmes54. Il en est de même pour la « fatigue »55 et l’« affaiblissement »56 ou, dans une moindre mesure, de l’« abattement » et de l’« accablement ». On retrouve ici aussi la dénotation de la perte, soulignée par la prédominance du préfixe privatif a-. Il est plus surprenant encore de constater que les femmes évoquent moins que les hommes des affections de « langueur »57 et que le terme « délicatesse »58 est utilisé de manière équivalente par les unes et les autres59. On pourrait expliquer cette utilisation masculine d’énoncés liés au genre féminin par le fait que les théories médicales féminisent certains signes pathologiques. Ce type d’expressions serait donc privilégié par les hommes car il caractériserait principalement une perte de la vigueur physique et de la santé associée au pôle corporel féminin. 29 Toutefois, cette interprétation est tributaire de l’idée d’une intériorisation par les malades des normes de genre construites par le discours médical. Ces différents éléments peuvent au contraire nous amener à les relativiser, en avançant l’hypothèse que, si les femmes se qualifient moins par une grammaire de la force, elles ne s’approprient pas pour autant – et d'autant moins en cas de maladie – celle de la faiblesse, comprise comme originelle et constitutive. Il faut pour cela revenir au discours sur la force et rappeler que certaines femmes s’en emparent, à l’image de Mme de Ruys qui se reconnaît une robustesse physique capable de vaincre la maladie : « La force naturelle de mon tempéramment me donne la plus grande espérance là-dessus » 60. Il serait néanmoins excessif d’en déduire que l’ensemble des femmes concevaient leur force à l’image de celle du corps masculin. Cependant, à partir de la notion d’idiosyncrasie – qui signifie initialement l’unicité du partage des humeurs dans le corps et par extension la singularité des dispositions corporelles individuelles61 – on peut mieux comprendre la propension de certaines femmes à ne pas reprendre les déterminants physiques attachés au corps féminin par le discours médical. Dans tous les cas, l’expression de la maladie passe presque inévitablement par ce jeu d’équilibre des forces et des faiblesses corporelles. On peut poursuivre cette quête des singularités des écritures féminines du corps en s’intéressant à présent aux pudeurs narratives.

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30 Le corps féminin des Lumières s’incarne aussi à travers les silences des épistolières. Ces silences ne touchent pourtant pas l’ensemble des manifestations corporelles spécifiquement féminines. Ainsi les femmes s’entretiennent-elles très souvent de leurs règles dans les consultations62 ; elles sont d’une importance fondamentale dans l’économie générale du corps. L’absence de ces mentions dans certains cas montre toutefois que les femmes sont en mesure de considérer leur santé en dehors de cet élément de purgation naturelle, à moins qu’elles n’aient osé en parler. Généralement, les épistolières usent de périphrases pour ménager leur pudeur. Certaines mentionnent les « maladies périodiques », les « ordinaires », les « règles », les « écoulements périodiques », d’autres les « évacuations du sexe », le « tems réglé », les « tems critiques », les « évacuations auxquelles les femmes sont sujettes » ou encore font appel à la sagacité du médecin : « j’ai toujours eu du retard »63. 31 Néanmoins, ce qu’on appelle les « maladies des femmes » sont très présentes puisqu’on les retrouve dans près du quart des consultations64. Il s’agit, la plupart du temps, des célèbres « fleurs blanches » ou « pertes blanches », des problèmes de la « matrice » comme des cancers ou encore des « pâles couleurs ». S’il n’existe pas à proprement parler de « maladies des hommes » dans les catégorisations médicales de l’époque, ceux-ci sont pourtant plus prolixes que les femmes à ce sujet65. Les maladies vénériennes, « chaudes-pisses » et autres « gonorrhées » viennent en tête66, suivies de peu par les « pollutions nocturnes »67 et les troubles liés à l’activité sexuelle comme les problèmes d’érection, d’éjaculation précoce et d’impuissance68. 32 Le discours sur les maladies vénériennes est très différent suivant le genre. Si les hommes oscillent entre honte et exposé presque victorieux de leur tableau de chasse vénérien, les femmes ne mentionnent pas de liens possibles entre les pathologies gynécologiques qu’elles présentent et une quelconque activité ou débauche sexuelle. De la même manière, on remarque une nette réticence des femmes à exposer leur sexualité alors même que les théories médicales du siècle des Lumières considèrent que l’activité sexuelle – en terme d’absence ou d’excès et de type de pratiques – peut être génératrice de troubles physiques. Les épistolières ne sont que 4% à oser le faire contre 36% des épistoliers. Même lorsqu’il s’agit d’abstinence, les femmes préfèrent rester muettes en dehors de rares cas. Mme de Vrintz par exemple, qui se plaint de sa grande fertilité et des maux que lui font encourir ses multiples grossesses, parle ainsi de sa chasteté : Je restai encore deux ans sans me mettre dans le cas de devenir grosse, contre l’avis de mon médecin, qui prétendoit que malgré l’incommodité de mes nerfs, mon tempérament trop vif en souffriroit plus de cette retenue que d’un 6ème enfant69. 33 La masturbation est également un révélateur des différences genrées car seuls 2% des épistolières avouent leurs pratiques masturbatoires contre 18% des hommes. Si elle peut être conseillée à titre thérapeutique par quelques médecins pour prévenir un manque d’évacuation des humeurs sexuelles, la masturbation fait généralement l’objet d’une condamnation par le corps médical au XVIIIe siècle70. Auguste Tissot se fait lui- même le chantre de ce mouvement par la rédaction de son traité sur l’Onanisme en 176071, ce qui peut expliquer la forte présence de la masturbation dans les consultations qui lui sont adressées.

34 Le vocabulaire anatomique concernant le sexe féminin est lui-même pauvre et absent ; une malade ose tout de même parler de ses « parties nobles », d’autres mentionnent la « matrice ». On est bien loin de la précision des terminologies employées par les hommes dans un ballet de « verges », « pénis », « testicules », « bourses » et plus

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timides « parties de la génération ». De manière générale, la sexualité et le désir féminin sont ainsi absents des récits de maladie72. Ce silence concerne également les évacuations naturelles en dehors des menstruations. Ainsi les épistolières s’entretiennent-elles finalement moins que les hommes de leurs excréments73 ; il en est de même de leurs urines74. Alors que la médecine valorise l’observation de ces évacuations naturelles, il est intéressant de noter le parallélisme de cette tendance féminine avec le processus d’individualisation caractéristique du siècle des Lumières. Les corps s’effacent, laissant place au sentiment de gêne ou de honte lorsqu’il s’agit d’évoquer certaines parties, alors que la civilité et la pudeur marquent les relations sociales et les attitudes75. Peut-être est-ce le signe d’un dégoût plus précoce, chez les femmes, pour les mauvaises odeurs, ce qui dénoterait une incorporation plus avancée des usages socio-culturels du corps que les hommes76. 35 À travers l’acte d’écriture que constitue la rédaction d’une consultation épistolaire, les femmes mettent en valeur leurs appropriations et leurs rejets du discours médical sur le corps féminin. Au même titre que les hommes, elles s’emparent de cet espace narratif pour obtenir des soins et affirmer leur droit à produire un discours sur leur propre corps. Les épistolières dépeignent un corps mondain à travers le recours au paradigme nerveux et l’attention qu’elles portent à l’esthétique corporelle. La confrontation avec les narrations masculines montre que les distinctions de genre qui auraient pu jouer pleinement dans ces domaines ne sont finalement que peu présentes dans ces écrits féminins. Avec les hommes, les épistolières partagent surtout les mêmes représentations marquées par une sensibilité et un raffinement de leur corps social. C’est une physiologie mondaine qui nous est donnée à voir. Toutefois, on voit ressurgir par endroits une corporéité genrée, à travers le discours sur les forces physiques, les menstruations ou la sexualité. 36 Ces deux corporéités se superposent donc et il serait illusoire de vouloir distinguer la plus prégnante car elles sont souvent interdépendantes. Elles peuvent aussi constituer des variations ou des nuances appliquées à un corps véritablement idiosyncratique. Ces corps participent d’une même chair mais varient dans les dosages d’humeurs, les tensions nerveuses, les constitutions initiales et les dispositions morales, afin de construire l’unicité de l’être, revendiquée à plusieurs titres dans les consultations épistolaires. On voit alors émerger des corporéités hybrides, marquées par le sceau des appropriations profanes et des interprétations personnelles. L’écriture féminine du corps se situe donc au croisement de deux corporéités et se distingue par ses silences gênés. Dans cette relation épistolaire marquée par la détresse de la maladie, les femmes parviennent difficilement à se libérer des contraintes sociales et des conventions morales qui modèlent leur acte d’écriture, même si elles peuvent exprimer une corporéité différente de celles que leurs renvoient les livres de médecine. Tout comme les autres écrits ordinaires, les consultations épistolaires illustrent l’écriture d’identités sexuées et sociales dépassant et complexifiant largement les catégorisations médicales du siècle des Lumières. Elles permettent aussi aux femmes de trouver une légitimité à prendre la plume, selon le principe que le malade est le meilleur juge de ses sensations et de ses symptômes. Au siècle suivant, les consultations épistolaires deviennent moins courantes car l’examen médical vient invalider et reléguer le discours des malades sur leur corps, à mesure que s’affirme la médecine anatomo-pathologique77. Les expériences corporelles féminines se disent alors dans d’autres écrits, comme les journaux intimes qui se multiplient à cette période78.

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NOTES

1. Pilloud Savovic 2008 : 43-48. 2. Diaz & Siess 2006 ; Pilloud Savovic 2008 : 16-27 et 288-339. 3. Le terme « laïc », spécifique au champ des études de la santé et de la médecine, désigne les personnes non-initiées à la chirurgie ou à la médecine et n’exerçant pas de soins rémunérés. 4. Cf. entre autres les travaux de Berriot-Salvadore 1993 ; Dorlin 2009 ; Jordanova 1999 ; Knibiehler & Marand-Fouquet 1983 ; Laqueur 1992 ; Stolberg 2003 ; Wilson 1993. 5. Dorlin 2009 : 25. 6. Dans ce discours émerge l’idée que les corps sains sont masculins, laborieux et ruraux ; ils s’opposent au pôle corporel marqué par le féminin, l’oisiveté et l’urbanité duquel sont exclues les travailleuses des campagnes et inclus les hommes efféminés des villes. Dorlin 2009 : 101-103. 7. Porter 1985. 8. Cf. entre autres les travaux suivants : Brockliss 1994 ; Duden 1991 ; Forster 1986 ; Pilloud Savovic 2008 ; Wild 2006. Pour un bilan de cette histoire « from below » cf. Rieder 2008. 9. Emch-Deriaz 1992. Les consultations épistolaires sont conservées à la Bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne (BCU). 10. Barras & Rieder 2001 ; Louis-Courvoisier & Pilloud 2004. 11. France, 50% des lettres ; Suisse, 19% ; Allemagne, 6% ; Italie, 6% ; autre Europe, 5% ; sans mention de lieu, 14%. 12. Parmi les correspondants laïcs du fonds Tissot, on compte 40% de femmes contre 60% d’hommes. Parmi les correspondants d’Auguste Tissot, 67% écrivent pour eux, 10% pour leur conjoint, tandis que le reste des consultations concerne d’autres familiers et des amis. 13. Mouysset 2008. 14. 3% des femmes et 15% des hommes appartiennent à la petite ou à la moyenne bourgeoisie européenne. 15. Muchembled 1988 : 228. 16. Boltanski 1971. 17. Détrez 2002 : 146. 18. Sur la santé des différentes catégories sociales, les maladies des nerfs, l’épilepsie ou encore l’onanisme. 19. Tissot Auguste, 1761, Avis au peuple sur sa santé, Lausanne, Grasset. Cf. Pilloud Savovic 2008. 20. Planté 1998. 21. Cette indexation des expressions de la maladie dans les consultations épistolaires envoyées à Auguste Tissot a été réalisée dans le cadre de mes recherches doctorales au sein d’une base de

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données regroupant plusieurs centaines de documents. Des catégorisations ont été mises en place à la suite d’une réflexion sur les évolutions nosologiques et le vocabulaire médical en général : mouvements du corps, symptomatologie nerveuse, évacuations corporelles, modifications de l’apparence physique, dispositions psychiques, passions de l’âme, troubles de la raison, déroulement de la maladie, théorie humorale, qualificatifs des sensations corporelles, cycle digestif et alimentation, tempérament et constitution, sommeil et veille, maladies vécues, sexualité… Un travail statistique a pu être mis en place ; il ne sert toutefois qu’à indiquer des tendances fortes et à guider l’analyse qualitative. 22. Ruberg 2010 : 492-508. 23. D’autant que certaines thématiques pour lesquelles on observe un relatif silence du genre dans les consultations épistolaires peuvent au contraire le signifier très clairement dans d’autres écrits ordinaires comme les correspondances privées par exemple. Il est ainsi possible qu’en fonction du type de source, le genre se fasse plus ou moins discret, révélant ainsi des pratiques d’écriture divergentes en fonction des supports. 24. Bréchillet-Jourdain 1771 et 1772. 25. Camporesi 2008 : 33. 26. Perrot 1984 ; Vigarello 2004. 27. Détrez 2002 : 112. 28. Femmes, 18% ; hommes, 15%. 29. Femmes, 13% ; hommes, 8%. 30. Vigarello 2004 : 108. 31. Vigarello 1993 : 141-196. 32. Hommes, 33% ; femmes 25%. Un lien existe entre la fréquence de ces mentions masculines et la peur d’une diminution des forces qui serait ainsi corrélée à la perte de poids. 33. Vigarello 2010. 34. Flandrin 1983. 35. Hommes et femmes, 17%. 36. Bourdieu 1980 : 123. 37. Wild 2006 ; Pilloud Savovic 2008 : 233, Muchembled 1988. Si les « gens du peuple » sont vus comme plus grossiers par les groupes aisés, les médecins comme Auguste Tissot valorisent au contraire les corps laborieux et ruraux. 38. Hommes et femmes, 38%. 39. Chez les femmes, 30% des lettres envoyées de 1760 à la fin des années 1770 utilisent le paradigme nerveux, 40% pour les années 1780, contre 70% pour les années 1790. On remarque un phénomène inverse pour les hommes avec une baisse progressive du recours à ce paradigme des années 1760 à la fin du siècle. On peut avancer que l’étiologie nerveuse bascule progressivement dans le pôle féminin – avec les maladies de nerfs – créant une désaffection masculine corrélative à sa féminisation. Cette hypothèse mériterait cependant d’être confortée par d’autres études. 40. Jaquier 2005. 41. Pilloud Savovic 2008 : 230. 42. Les passions de l’âme sont les émotions, les affections et les sentiments susceptibles de générer un état pathologique chez un individu qui ne saurait les maîtriser. Cf. Anonyme, article « Passions », Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, site de l'ARTLF Encyclopédie Project, http:// encyclopedie.uchicago.edu/ 43. BCU, fonds Tissot, IS/3784/II/144.03.01.04, Mme de Ruys, 26 mai 1777. 44. Hommes, 20% ; femmes 10%. 45. Hommes 13% ; femmes 2%. 46. Rousseau 1991. 47. Pilloud Savovic 2008 : 271. 48. BCU, fonds Tissot, IS/3784/II/144.02.01.18, une malade parisienne, 26 avril 1773.

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49. Hommes et femmes, 38 %. 50. Angoisse, émotion et frayeur : hommes, 5% ; femmes, 23% ; mélancolie et idées noires : hommes, 14% ; femmes, 5%. 51. BCU, fonds Tissot, IS/3784/II/149.01.03.08, un homme non identifié pour sa sœur, 1775. Citée également par Pilloud Savovic 2008. 52. Pilloud Savovic 2008 : 214. 53. Comme la chaleur, la délicatesse, la douceur, la violence et la vigueur ou encore un tempérament solitaire, vif… Il est à noter que les hommes détaillent plus leur constitution mais surtout leur tempérament (hommes, 22% ; femmes, 8%). 54. Hommes, 35% ; femmes, 28%. Cette différence s’accroit significativement quand on y ajoute les terminologies du même champ lexical. 55. Hommes, 27% ; femmes, 12%. 56. Hommes, 20% ; femmes, 10%. 57. Hommes, 10% ; femmes, 5%. 58. Cette terminologie est ainsi employée aussi bien par des femmes, des hommes de lettres que par des militaires. 59. Hommes et femmes, 8%. 60. BCU, fonds Tissot, IS/3784/II/144.03.01.04, Mme de Ruys, 26 mai 1777. 61. Barras & Rieder 2005 : 215. 62. Femmes, 53%. 63. BCU, fonds Tissot, IS/3784/II/144.04.05.14, Mme Turmeau, s.d. 64. 21% exactement. 65. Hommes, 37%. 66. Hommes, 13% 67. Hommes, 12%. 68. Hommes, 12%. Cf. Teysseire 1995. 69. BCU, fonds Tissot, IS/3784/II/149.01.01.23, Mme la baronne de Vrintz adressée à Tissot, 8 avril 1771. Pilloud Savovic 2008 : 292. 70. Barras 2005 ; Tarczylo 1983. 71. Tarczylo 1980. 72. Pilloud Savovic 2008 : 293. 73. Hommes, 19% ; femmes, 12%. 74. Hommes, 17% ; femmes, 8%. 75. Détrez 2002 : 111. 76. Il est vrai que les femmes témoignent légèrement plus de l’odeur de leurs évacuations corporelles marquant ainsi un seuil de tolérance moins élevé. 77. Pilloud Savovic 2008 : 46-48. 78. Lejeune & Bogaert 2006.

RÉSUMÉS

Les études sur le corps du siècle des Lumières se sont longtemps appuyées sur les traités de médecine, reprenant ainsi les représentations médicales plutôt que celles des malades. Les écrits ordinaires, parmi lesquels on peut compter les consultations épistolaires, permettent toutefois

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d’appréhender les perceptions corporelles des femmes du XVIIIe siècle. Ces lettres, envoyées par les malades à leur médecin, forment de véritables biographies médicales et constituent des sources d’une grande richesse pour explorer les écritures féminines du corps. On peut ainsi mettre en évidence des manières spécifiques d’écrire le corps au féminin tout en soulignant les points communs avec les écritures masculines.

Historical studies of the body during the Enlightenment have long been based on medical treatises thus privileging medical representations over those of suffering laymen and women. Ordinary writings, including letters of patients to their healers, offer another way to comprehend women’s bodily perception in the XVIIIth century. These letters, which can be seen as real medical biographies, reveal feminine ways of writing the female body and constitute extremely rich sources for the exploration of women’s body writings. The article considers both the narrative specificities of women’s writing and their similarities with men’s writings.

INDEX

Keywords : medicine, letters of patients, women letter writers, sexuality, pain, body, illness Mots-clés : médecine, consultation épistolaire, sexualité, douleur, corps, maladies

AUTEUR

NAHEMA HANAFI

Nahema Hanafi est doctorante en histoire moderne et ATER à l’université de Toulouse-Le Mirail. Membre du laboratoire Framespa (UMR CNRS-UTM 5136), elle a notamment créé le site Corps et Médecine. Recherches en sciences humaines et sociales (http://blogs.univ-tlse2.fr/corpsetmedecine/). Ses recherches portent sur les savoirs et les pratiques médicales féminines au siècle des Lumières. [email protected]

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Correspondances féminines au XIXe siècle. De l’écrit ordinaire au réseau Female Correspondences in the 19th century: From Ordinary Writing to Networks

Marie-Claire Hoock-Demarle

1 Écrits ordinaires, d’emblée l’expression dérange, saisie d’abord comme un jugement définitif autant que dépréciatif sur une forme d’écrit lui-même perçu comme mineur ; elle dérange plus encore si on lui adjoint le qualificatif « féminin ». Pourtant, à l’observer de près, cette curieuse association met au jour tout un pan plutôt méconnu de l’histoire des femmes et confère à l’activité d’écriture qui leur est la plus familière, l’épistolaire, un rôle de premier plan1. Il arrive que cette écriture accordée de tous temps aux femmes dans la mesure où elle se laissait aisément confiner à l’espace privé et à la vie quotidienne des corps et des cœurs, se mue sous la plume des épistolières en instrument d’une ouverture au monde, d’une entrée, si limitée soit-elle, dans la sphère publique, voire d’une éphémère participation à l’expression du politique. C’est un de ces moments-charnières2 qui retiendra ici notre attention, celui où, à la suite de la Révolution française, entre élargissement de l’espace pour tous et toutes et accélération du temps avec son lot d’actualités quotidiennes, le très souple moyen de communication qu’est la correspondance sort de son confinement et s’adapte aux nouvelles donnes. Désormais saisies par la mobilité, un certain nombre de femmes, issues généralement des classes aisées, se constituent en réseaux transfrontaliers, s’inscrivent dans cet espace élargi, participent à l’émergence d’une Europe des lettres3 où elles revendiquent leur place pleine et entière.

2 Comment en viennent-elles à faire d’un genre d’écrit voué à rester dans le cercle restreint de l’intimité et de la sphère domestique, l’instrument qui va permettre aux femmes de redéfinir leur espace de vie et leurs modes d’expression ? Par quelles ruses, quelques épistolières vont-elles réussir à se créer à l’échelle européenne un espace à soi qui leur avait été si longtemps refusé ? Et comment vont-elles, dans quelques cas rares

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mais emblématiques, devenir par la voie et la grâce d’un écrit ordinaire féminin dûment revisité, des individues actrices à part entière de la vie publique ? 3 Pour suivre au plus près cette évolution qui va de l’écrit ordinaire intime au réseau de correspondance irradiant tout le continent puis s’invitant dans la sphère du politique, il sera fait appel ici à trois corpus de correspondances féminines, œuvres de quelques femmes allemandes vivant ou écrivant entre la fin du XVIIIe et le milieu du XIXe siècle.

De la correspondance comme « écrit féminin ordinaire »

4 Écrit féminin ordinaire, l’expression, on l’a dit, dérange. Ne viennent à l’esprit, dans un premier temps, que ces secs bilans chiffrés que sont les livres de comptes des marchands ou les livres de raison et autres écrits domestiques non moins chiffrés. De plus, l’association faite ici entre le terme d’écrit et celui d’ordinaire, interpelle, tant on sait que derrière le premier se cache nécessairement une pratique, celle de l’écriture qui, à quel que stade qu’elle s’exprime, suppose à la fois un environnement culturel – l’écrit étant là pour être lu ou, pour le moins, transmis – et un individu assez éduqué pour passer à la pratique de cette écriture. Dans les écrits ordinaires au sens strict du terme, les univers sont circonscrits à l’activité de celui ou celle qui les trans(é)crit : monde des affaires, univers domestique, réseau familial, chronologies des familles ou généalogies des lignées. Si à ces écrits ordinaires du premier degré, on adjoint les écrits du for intérieur tels que les ont répertoriés Jean-Pierre Bardet et son équipe, c’est l’univers du sujet écrivant qui fait au gré des jours et des humeurs la matière de l’écrit ordinaire4. Impossible, par ailleurs, de ne pas voir dans celui ou celle qui pratique une écriture, quelle qu’elle soit, un acteur social, comme le souligne Claudia Ulbrich à propos des écritures de soi considérées elles aussi comme des écrits ordinaires d’un genre, il est vrai, assez particulier : On considère le fait d’écrire comme une pratique sociale et culturelle et l’auteur comme un acteur social qui donne forme à son texte à partir de la situation d’écriture qui lui est propre, et en direction d’un certain public5. 5 Ainsi élargi, l’écrit ordinaire devient un genre hybride, relevant autant de la pratique sociale tournée vers l’extérieur et en prise avec elle que de l’introspection menée dans le secret des cœurs et des corps sous forme de journaux intimes ou de correspondances privées. Et souvent les deux se mêlent quand il y a circulation d’un « écrit ordinaire » échappant au for intérieur pour s’inscrire dans un réseau de sympathisants, hommes et femmes confondus, comme ce fut le cas avec les confessions individuelles dans les cercles piétistes allemands du XVIIe siècle et comme cela l’est encore dans les correspondances d’ordre privé.

6 Dans la liste déjà longue des « écrits ordinaires », la correspondance semble cependant avoir quelque difficulté à se faire reconnaître : « les correspondances n’entrent pas en théorie dans le champ d’action de notre GDR », note le co-auteur du recueil Les écrits du for privé en Europe, qui atteste toutefois de « leurs liens avec l’écriture du for privé » et concède avoir accueilli « une série d’études entièrement ou partiellement vouées aux correspondances »6. 7 Pourtant, bien des caractéristiques des écrits ordinaires, écrits du for privé compris, s’appliquent aisément au genre épistolaire. À commencer par la définition

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délibérément commerciale et prosaïque applicable à tout écrit ordinaire que l’on trouve dans l’Encyclopédie à l’entrée « correspondance » : Commerce réciproque qu’ont ensemble deux personnes. Il se dit en termes de commerce, de la relation qu’un marchand entretient avec un autre marchand, un banquier avec un autre banquier […] On dit de l’un et de l’autre qu’ils ont de grandes correspondances quand ils ont affaire avec quantité d’autres négociants ou banquiers7. 8 La lettre est une Breve destinée avant tout à informer au plus vite des choses de la vie ordinaire en se pliant à la cadence du temps quotidien. Tantôt, ce sont de brefs moments arrachés au fil besogneux de la journée, tantôt ce rythme se ralentit sur des jours, voire des semaines. Soumise aux aléas de la voiture de poste comme aux bouleversements de l’histoire, mais sachant se jouer de la censure comme des frontières, la correspondance privée s’inscrit dans un réseau relationnel qu’elle se doit de nourrir de ses informations et réflexions du moment : La lettre [est] la forme écrite privée, liée à l’instant, marquée au sceau des conventions sociales, d’une transmission d’un écrit plus ou moins psychologiquement saisissable à un partenaire séparé dans l’espace8. 9 Ainsi définie, la correspondance se présente de fait et par nature comme un écrit concentrant tout ce qui relève de l’ordinaire au sens cette fois large et moderne du terme : obligation d’immédiateté, poids des composantes sociales, part d’introspection, mode particulier de transmission, rôle fondamental de l’espace.

10 Cette inscription de la correspondance privée au nombre des écrits ordinaires prend tout son sens dès que l’on aborde les écrits ordinaires féminins. Outre qu’il peut se targuer d’une longue et constante tradition, l’épistolaire féminin s’affirme dès le milieu du XVIIe siècle avec les lettres de Madame de Sévigné et s’impose tout au long du XVIIIe siècle comme l’écrit par excellence des femmes : Sa forme ouverte, « naturelle », proche de la conversation et son contenu au plus près des choses de la vie, souvent d’ordre privé, très contemporain avaient rendu ce moyen d’expression accessible précisément aux femmes9. 11 Son contenu « au plus près des choses de la vie », explique pourquoi les femmes de diverses conditions, à l’exception des couches populaires et rurales, ont pu pratiquer l’épistolaire avec une certaine liberté. Ce champ d’écriture leur est accordé de bonne grâce pour des raisons peu glorieuses, certes, mais évidentes : écrire des lettres n’a jamais nécessité d’avoir a room of one’s own à la Virginia Woolf, un coin de table suffit ou ce placard dans lequel, de nuit, George Sand écrit lettres et romans : Je m’étais habituée à travailler de nuit [...], je faisais mon bureau d’une armoire qui s’ouvrait en manière de secrétaire, c’est là que j’écrivais, le nez dans le placard qui me servait de bureau10. 12 L’ordre domestique n’en est guère bouleversé, la femme peut vaquer à ses tâches journalières sans que sa correspondance en souffre, car c’est une activité qui peut prendre son temps, s’interrompre à loisir, se fragmenter sur des journées entières, bref, s’accommoder du temps de l’ordinaire. L’ordre social n’est pas non plus remis en question car il est clair que ces correspondances ordinaires féminines restent de l’ordre d’un privé parfaitement circonscrit et, qui plus est, contrôlé par le père, parfois la mère, puis par le mari. Fille ou femme, on n’écrit pas à des inconnu(e)s mais à des proches, des parents, des amies d’enfance, des compagnes de couvent : tout reste sous haute surveillance et le contenu s’en ressent qui, de manière générale, se concentre sur les petits faits du jour, les relations sociales, les mondanités, parfois sur l’ennui de la vie

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de province, les problèmes de santé, la vie et la mort au fil des jours. Et même lorsqu’elles reflètent une part de vie sociale, les lettres des femmes se contentent trop souvent, au dire de l’Encyclopédie, « de peindre le jargon d’un temps et d’un siècle […] C’est un remplissage d’idées futiles de société »11 ! Autre point de convergence entre les correspondances des femmes et les écrits ordinaires, tous sont écrits sans intention ni espoir d’être publiés. Réservées au cadre intime de la famille et des ami(e)s proches, les lettres circulent de maison en maison, de mère à fille, rarement entre époux. Le cas des lettres de Madame de Sévigné est particulièrement éclairant. Sollicitée par son cousin Bussy-Rabutin pour publier à l’intention du roi un choix de ses lettres essentiellement adressées à sa fille, Madame de Sévigné s’y refuse énergiquement dans un premier temps, prétextant : Croyez vous que mon style qui est toujours plein d’amitié, ne se puisse mal interpréter ? je n’ai jamais vu ces sortes de lettres entre les mains d’un tiers qu’on ne pût tourner sur un méchant ton12. 13 La publication d’une quarantaine de lettres destinées au seul usage, quasi privé, de Louis XIV, ne constituait en rien une diffusion à grande échelle mais la remarque de la Marquise souligne clairement qu’à ses yeux une lettre est un écrit qui ne saurait quitter le champ de l’échange au-delà de deux.

14 Pourtant, dès le dernier tiers du XVIIIe siècle, le caractère de l’épistolaire féminin change. L’évolution est certes lente, comme le montre une première correspondance largement ancrée encore dans le privé et le quotidien des femmes mais la personnalité exceptionnelle de son auteure lui confère déjà une autorité qui repousse les limites jusque-là bien définies de l’ordinaire.

De quelques correspondances ordinaires de femmes peu ordinaires

15 Le processus qui, vers la fin du XVIIIe siècle, fait de la correspondance, écrit ordinaire circonscrit et contrôlé des femmes, l’expression d’un univers féminin en pleine évolution, n’est pas le fruit du hasard mais bien celui de la conjoncture d’un moment particulier, d’un nouvel espace et d’une prise de conscience sinon des femmes dans leur ensemble, du moins de certaines d’entre elles qui la transmettent dès lors par le biais des lettres qu’elles échangent. Sous quelque angle qu’on l’aborde, le quart de siècle qui sépare 1789 de 1815, la prise de la Bastille du Congrès de Vienne, constitue un des moments-charnières de l’histoire événementielle et culturelle comme de l’histoire des mentalités et de celle des femmes. Ce moment que nombre d’historiens qualifient de Sattelzeit, temps-à-cheval entre deux époques, entre deux conceptions du monde et de l’histoire, est celui du basculement dans une modernité que certains et non des moindres redoutent et, à l’instar de Gœthe, traitent de « vélocifère »13. L’élargissement de l’espace à une échelle continentale jusqu’alors insoupçonnée, conséquence des guerres révolutionnaires et de la conquête napoléonienne, l’accélération du temps, vécue en temps réel par tous ceux qui veulent vivre en direct « la grande pièce de théâtre qui se joue à Paris »14, ces deux facteurs concomitants œuvrent à l’émergence d’un monde désormais dominé jusque dans son quotidien par la mobilité des hommes, mais aussi des femmes, qu’il s’agisse du simple soldat de la République, de l’émigré(e) errant de refuge en refuge ou de l’exilé(e) par la volonté impériale, mais tout autant par l’irruption des techniques de communication modernes au service d’une réalité nouvelle et encore sans nom, l’actualité :

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Chemin de fer, voitures de poste, bateaux à vapeur et toutes ces commodités de la communication, voilà ce qui pousse le monde civilisé à faire de la surenchère, et de ce fait à s’enferrer dans la médiocrité15. 16 Plus rapide que les gazettes – qui d’ailleurs puisent largement dans les lettres de leurs correspondants à Paris ou ailleurs –, plus libre que les essais pour ou contre la Révolution qui fleurissent dans toute l’Europe, la correspondance devient le mode de transmission le mieux adapté à une actualité recueillie et diffusée au jour le jour.

17 On retiendra ici deux correspondances féminines datant précisément de ce tournant de siècle si riche en actualité. Elles sont le fait de femmes appartenant à deux générations distinctes, issues de milieux sociaux différents, infatigables chroniqueuses de leur vie mais aussi de la vie des autres, et témoignant au fil de leurs lettres du basculement qui s’opère d’un écrit ordinaire féminin encore prisonnier de la tradition vers une correspondance tout aussi attachée aux choses de la vie, mais revisitée par le contexte extérieur. Car, sous l’apparence d’un échange épistolaire encore soucieux des normes de l’écrit ordinaire – on écrit à la famille, on s’écrit entre amies – ces femmes, peu ordinaires de par leur destin dans un moment si particulier, élaborent de fait un nouvel espace à soi spécifique aux femmes. 18 Dans cette galerie d’épistolières au tournant du siècle, la figure de Madame la Conseillère Gœthe ne manque pas de paradoxes. Née en 1731, mariée à dix-sept ans, figure respectée de la bourgeoisie de Francfort, elle appartient encore largement au XVIIIe siècle. Mais morte en 1808, elle en a vécu très consciemment le tournant, veuve à cinquante ans, elle a su mettre à profit son nouveau statut qui lui accorde, y compris dans ses lettres, la liberté de formuler nombre de réflexions et de critiques jusqu’alors rarement exprimées dans des lettres de femmes. Et surtout, s’adressant essentiellement à son fils installé à Weimar, elle use sans réserve du privilège que lui procure son statut de mère du grand homme. La majorité de ses lettres, conservées de 1792 à sa mort, constitue un témoignage unique sur l’évolution de la correspondance comme écrit ordinaire vers un instrument de la réflexion et de l’affirmation de soi à un moment précis. C’est un témoignage à double face : d’un côté, il y a le volumineux mais, dans le fond et la forme, traditionnel échange épistolaire d’une mère avec son fils unique, sa belle-fille et son petit-fils avec force racontars, envois de cadeaux, salutations diverses et les mille petits riens qui animent la vie quotidienne francfortoise. Mais, de l’autre, parce que la personnalité du destinataire dépasse, et de loin, les limites toutes tracées de l’univers familial et domestique, il y a aussi une chronique commentée à son usage des épisodes politiques et historiques qui agitent Francfort et le reste de l’Europe. Ce qui donne lieu à des lettres où se côtoient et parfois se mêlent les choses du quotidien et les événements qui font l’histoire du moment, le tout accompagné d’une philosophie du monde que s’est faite au fil des jours Madame Gœthe mère : 6 janvier 1794 Mon cher fils, Nous avons ici des quartiers d’hiver en abondance ! trois bataillons de la Garde prussienne […] qu’est-ce qu’il va advenir à la fin de tout cela – je crois bien que le plus grand des politiques ne le sait pas lui-même – assez, nous sommes dans un tohu-bohu qui ne peut être pire – laissons aller les choses comme on peut – ne nous effrayons pas avant l’heure – passons nos journées de manière aussi réjouissante que nous pouvons – car nous ne pouvons, au risque d’être broyés, mettre le doigt dans les rayons de la roue du destin pour l’arrêter. Imagine-toi la semaine dernière la Flûte enchantée a été donnée pour la 24 ème fois devant une salle comble et a déjà

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rapporté 22 000 florins ! […] Maintenant je vais ficeler mon paquet pour que cette histoire puisse partir demain aux aurores16. 19 Ce ne sont donc plus seulement l’univers domestique, le quotidien des femmes, pas même les formes et lieux de sociabilité en place qui nourrissent la correspondance. Désormais le monde dans ses dimensions politiques et internationales s’invite et contribue à forger la philosophie d’une épistolière qui se saisit elle-même au miroir de cet univers élargi, commun à tous, hommes et femmes, dirigeants politiques et simples citoyens, guerriers et civils. Ce faisant, elle se découvre des dons qui la rapprochent de son génial fils et elle n’hésite pas à se créer au fil de la plume une presque authentique généalogie littéraire : Le don que Dieu m’a donné c’est de faire une vivante description de ce qui est entré dans mon savoir, grand et petit, vérité et conte. Dès que j’arrive dans un cercle de gens, tout devient gai et joyeux parce que je raconte – c’est là tout le mystère17. 20 La remarque est d’autant plus étonnante qu’elle est écrite au moment même où Gœthe songe à rédiger son autobiographie dont le titre Dichtung und Wahrheit semble ici suggéré par Madame la Conseillère Gœthe évoquant Wahrheit und Mährgen. Mais elle prend aussi tout son sens quand on sait que Gœthe dans cette même autobiographie incorporera nombre de lettres de sa mère, l’immortalisant sous le nom légendaire de Frau Aja. La correspondance familiale acquiert dès lors un statut nouveau qui la rapproche de l’écriture fictionnelle.

21 Tout autre est la correspondance échangée de 1800 à 1830 par deux Berlinoises que les aléas et bouleversements de cette époque-charnière vont séparer pendant des années. On est certes encore là dans le champ des écrits ordinaires féminins au sens où cette correspondance se fait entre deux femmes, amies depuis l’adolescence et où elles ne songent pas un instant à la diffuser, encore moins à la publier. Mais l’apparence est trompeuse et une grande partie des lettres sera publiée à la mort de l’une des épistolières en 1833, tandis que la publication récente de l’ensemble des lettres – plus de 250 échangées pendant près de trois décennies – constitue pour leur éditrice actuelle « la correspondance entre deux femmes la plus importante du XIXe siècle »18.

22 Tant par leur statut social distinct que par l’itinéraire de vie propre à chacune, ces deux femmes sont peu ordinaires mais ce qui aurait dû constituer un handicap insurmontable, être juive pour l’une, mener une vie de demi-mondaine dans les capitales européennes pour l’autre, se transforme sous leur plume en une possibilité d’investigation du monde. Curieuses de tout, elles finissent selon leur propre formule par se créer « une communauté à notre manière » à l’échelle de leurs expériences de vie et d’écriture menées dans l’Europe de leur temps. 23 Rahel Levin-Varnhagen (1771-1833) est née à Berlin, où l’importante communauté juive, dont les banquiers et médecins sont réputés dans toute l’Europe, est encore dominée par la grande figure de Moses Mendelssohn, l’ami de Lessing, théologien de l’Aufklärung et initiateur d’un judaïsme réformé. Restée longtemps célibataire, Rahel s’est affirmée envers et contre tous en créant en 1804 sa Mansarde, aux antipodes de toute forme alors admise de sociabilité. Ni salon, ni cercle, ni cénacle, c’est, dans sa simplicité revendiquée comme dans son ouverture à tout individu quel qu’il soit, un lieu voulu par Rahel comme hors-société, hors-normes et, par extension, une forme première de chambre à soi à la Virginia Woolf. Rahel voyage peu – Paris en 1800, Amsterdam en 1801, Bruxelles en 1816 – et elle séjourne un temps à Karlsruhe après son mariage en 1814 avec Karl August von Ense : « rester sur place, c’est là mon voyage

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préféré » avoue-t-elle. Sa mobilité voyageuse, c’est celle de la lettre, il y en aura plus de 6000 recensées à sa mort, échangées avec plus de 300 correspondants répartis dans toute l’Europe. 24 Pauline Wiesel (1779-1848) est, elle, une véritable vagabonde d’Europe, par tempérament, par choix, par les aléas de ses multiples liaisons. Issue d’une famille berlinoise rattachée par sa mère à cette autre minorité berlinoise que sont les Huguenots, on la trouve à Paris, Londres et Rome mais aussi en Suisse et en Allemagne du Sud. Elle vit « comme un oiseau sur la branche » et sa correspondance constitue pour une bonne part une plongée dans un quotidien saisi comme un présent fragile, éphémère, sans passé et sans avenir : C’est complète folie et folle faiblesse que d’économiser avec sa vie, je voudrais bien vivre mon peu de temps vite et en beauté, tout en un seul jour… Comme les fourmis, toujours d’un trou à l’autre pour végetiren, cela, ce n’est pas vivre19. 25 Entre ces deux natures si différentes, la correspondance suscitée par les fréquents déplacements de Pauline Wiesel hors de Berlin et de l’Allemagne, mais aussi par la passion épistolaire qui habite Rahel, crée un espace commun, tisse une « communauté du Nous » (Wir-Gemeinschaft) où ces deux femmes vont édifier un monde à elles et se construire mutuellement. La correspondance devient dès lors le récit d’une quête identitaire à deux voix, la recherche d’un espace à soi qui ne se soucie ni des frontières nationales ni des différences sociales, pas même des difficultés de langue puisque les lettres s’écrivent indifféremment en français ou en allemand. Le but de cette correspondance est l’espoir, répété jusqu’à s’en griser, d’un « être-ensemble-dans-un- espace-à nous » : Nous goûterons ensemble la verdure sur la terre et l’air. Ensemble, à côté l’une de l’autre. Quel magnifique mot ! Avec tout ce qu’il comporte !20 26 Et, comme en écho, Pauline répond dans son français si joliment chaotique : Adieu Ralle, que voulés vous que je vous dise, vous me connaissez, mais régrets de ne pas vous voir, jouir les derniers moments enSemble voir nous parler nous réposér enSemble rire, et même pleurer […]. Adieu Ange, votre fidelle amie21. 27 Les deux femmes sont conscientes de leur marginalité, « des naufragées comme nous » soupire Rahel qui ajoute non sans jubilation : Nous sommes à côté de la société humaine et ainsi sommes exclues de la société […] Vous, parce que vous l’offensez (toutes mes félicitations ! ainsi vous avez eu quand même quelque chose). Moi, parce que je ne peux ni pécher ni mentir avec elle22. 28 Mais de cette marginalité assumée, elles font avec énergie et constance le fondement d’une autre société où les femmes incarneraient de plein droit les formes d’une nouvelle sociabilité marquée par l’amour de la vérité et l’égalité de tous les individus : « Une femme peut-elle quelque chose au fait qu’elle aussi est un être humain ? »23.

29 Les choses de la vie, le quotidien des femmes sont très présents dans cette correspondance. Les lettres évoquent les plaisirs de la vie parisienne, les soucis constants pour la fille de Pauline qui mourra très jeune, les difficultés familiales et celles de couple de part et d’autre, les connaissances communes, les voyages risqués d’une femme seule à travers l’Europe. On y trouve, en revanche, peu de références à des événements politiques. Ce qui change en ce tournant du siècle c’est l’ordinaire des femmes, avec les acquis, éphémères certes, de la liberté et de l’égalité reconnus à chaque individu. Écrites dans la perspective de l’autre et quasi sous son regard, ces lettres témoignent d’un quotidien des femmes désormais remis en cause par le divorce,

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la mobilité, des choix de vie inconnus jusqu’alors. Conscientes de ces changements, elles disent en toute sincérité aussi bien la difficulté pour une femme de vivre seule et en étrangère à Paris que l’ennui ressenti par Rahel, récemment promue femme de diplomate : Depuis que je ne suis plus seule et ne suis donc plus mon propre maître… je ne me sens plus libre ! ! Ce qui pour nous veut tout dire… Maintenant il faut me comporter avec les gens comme si je n’étais rien de plus que mon mari24. 30 Portée par cette double quête identitaire qui s’intensifie au fur et à mesure que Pauline « philosophise », mi-gaie, mi-amère, sur sa vie aventureuse et que Rahel se lamente sur la médiocrité ambiante du Berlin de la Restauration : je suis étrangère à tout et tout m’est étranger, tout est gris, je vois beaucoup de gens et n’ai aucune relation, je suis beaucoup chez moi. En un mot, les gens intelligents vivent trop longtemps25 ! 31 Au fil des lettres, la correspondance se constitue en un écrit féminin qui porte témoignage, de manière lucide et critique, sur le quotidien des femmes inscrit dans la mobilité, voire la précarité, mais construit désormais sur des choix individuels peu ordinaires mais ouvertement assumés.

Le parcours peu ordinaire d’un écrit ordinaire féminin

32 Pour tous ceux qui, autour de 1800, sont jeunes, impossible de reculer leur date de naissance, impossible de penser comme les plus anciens, de vivre comme eux, impossible de renier leurs propres conditions d’existence, lesquelles sont épuisantes26.

33 Pour la plupart des femmes qui, vers 1800, égrènent au fil de leurs lettres leur « épuisante » existence et, en même temps, prennent conscience du changement radical de la situation qui leur est faite, la correspondance relève encore et toujours d’une pratique d’écriture traditionnelle. Les lettres que s’échangent Pauline Wiesel et Rahel Varnhagen s’apparentent pour une bonne part encore au dialogue par écrit et restent au plus près des choses, de cet ordinaire des femmes, de « ce qui tisse la vie de chacun »27. Et cela, même si la réflexion sur la condition féminine, un certain regard jeté sur la marche du monde et la revendication par les femmes, reconnues comme individus à part entière, des acquis de la Révolution française tels que la liberté et l’égalité, donnent à ces lettres une tout autre dimension, celle d’un témoignage in progress sur une phase importante de l’histoire des femmes. La lettre, en tant qu’écrit circulant de manière privée entre deux personnes, n’est pas encore instrumentalisée, pas plus qu’elle n’entre dans le domaine de l’écrit public dans le but avoué d’interférer dans la sphère publique, voire politique ou dans celui de la littérature dans l’espoir de s’imposer comme un genre nouveau. Il faut attendre une ou deux générations pour que des femmes ayant vécu leur enfance et leur adolescence dans ce même moment- charnière reconnaissent ce passé comme le fondement de leur parcours d’écrivaines. George Sand est de celles-là quand élaborant Histoire de ma vie sur fond de souvenirs, elle recourt à ses lettres de jeunesse ou à celles de ses proches, père et grand-mère, et les intègre au continuum de l’autobiographie : Lequel de nous, trouvant un fragment d’écriture du temps passé, fût-ce un acte de sèche procédure, fût-ce une lettre insignifiante, ne l’a examiné, retourné, commenté, pour en tirer quelque lumière sur les mœurs et coutumes de nos aïeux ! 28

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34 Mais il est d’autres femmes-écrivains qui, négligeant la phase de réécriture littéraire que suppose la rédaction de l’autobiographie, n’hésitent pas à se saisir de leurs correspondances de jeunesse pour tisser à partir du texte brut des lettres des ouvrages littéraires singuliers. Parmi elles, à vrai dire peu nombreuses mais d’autant plus repérables, il y a Bettina Brentano-von Arnim (1785-1859) qui, fille d’un riche négociant italien de Francfort et de Maximiliane von La Roche, amour de jeunesse de Gœthe, est aussi la sœur de Clemens Brentano, le plus fantasque des poètes romantiques allemands et la femme d’Achim von Arnim, lui aussi grande figure du Romantisme. Sur le tard, veuve et la cinquantaine passée, elle passe en revue ses correspondances avec son frère, sa grand-mère l’écrivaine Sophie von La Roche, son amie la poétesse Caroline de Günderode qui s’est suicidée en 1806 et même Gœthe qu’elle connaît par l’intermédiaire de sa mère, Francfortoise comme elle. De ces diverses correspondances, elle fait des œuvres littéraires qui n’appartiennent qu’à elle et auxquelles elle donne le nom de Briefromane, lettres-romans. Seule la très volumineuse correspondance avec son mari, installé quasi à demeure dans leur domaine de Wiepersdorf alors qu’elle et sa nombreuse famille préfèrent Berlin, échappe à ce traitement, les lettres de Bettina restant dans ce cas un écrit ordinaire féminin d’une très grande intensité permettant par ailleurs de mesurer le travail de remaniement opéré sur les autres correspondances29.

35 Au tournant du siècle, quelques femmes, à l’instar de Rahel Varnhagen, ont réussi à créer, à partir d’un échange épistolaire encore très classique dans sa forme, un espace à soi s’insérant dans la cartographie de la nouvelle Europe, fonctionnant en réseau sur un mode encore privé, même s’il est désormais à l’échelle européenne. Cinquante ans plus tard, la correspondance remaniée telle que la pratique Bettina von Arnim investit un espace d’un tout autre type, moins géographique dans son extension, moins cosmopolite dans sa diffusion mais beaucoup plus profondément inscrit dans la société, la culture et la littérature de son temps. C’est là une toute nouvelle dimension que s’octroie la correspondance au titre même d’écrit ordinaire des femmes, mais cette incursion du privé des femmes dans la sphère publique n’est évidemment pas du goût de tous, comme le prouve l’équation « publication = prostitution » clairement formulée par Frère Clemens à propos de sa sœur qui vient de publier sous le titre Correspondance de Gœthe avec une enfant les lettres échangées avec le grand homme : C’est un malheur que cette créature […] Bettina aurait si bien joué son rôle d’ange si elle n’avait pas traîné dans la rue ce qu’elle a de meilleur, de plus intime. Les femmes n’ont pas le droit de blesser ainsi la délicatesse, elles ne doivent pas se prostituer ainsi publiquement30. 36 On s’attardera ici moins sur les modalités concrètes de ce remaniement des lettres originales destiné à en faire un produit littéraire d’un genre inédit que sur deux processus corollaires qui permettent à ces correspondances d’un autre temps de s’inscrire dans un champ très ouvert relevant non seulement de la littérature mais aussi de la vie publique, voire politique. Le premier opte pour une historicisation parfois aventureuse du quotidien des femmes à partir du contexte historique et social de l’échange épistolaire. Le second tend à une fictionalisation très aboutie de l’écrit ordinaire qui, de ce fait, change de statut. Le tout est mené de main de maître par une femme, consciente de la dimension nouvelle ainsi apportée par ces deux stratégies de réécriture, ancrage historique du témoignage d’un côté, passage à la fiction de l’autre, seules capables à ses yeux de donner sens tant au quotidien qu’à l’écrit ordinaire.

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37 Dans le souci évident de justifier la publication de lettres, qui restent, avec le Journal, la forme d’écriture la plus intime, Bettina von Arnim tente, dans un premier temps, de les insérer dans une perspective historique très particulière. Elle construit ainsi une chronologie à rebours, qui n’a rien d’arbitraire et va du plus proche, les rapports épistolaires avec Gœthe et sa mère (Correspondance de Gœthe avec une enfant, 1835) à l’échange avec son amie de jeunesse Caroline de Günderode (La Günderode. Lettres des années 1804-1806, 1840) ; elle s’achève sur un retour à l’enfance et à une adolescence placée sous la tutelle fantasque de son frère Clemens (La couronne printanière de Clemens Brentano. Tressée à partir de lettres de jeunesse, 1844). En remontant ainsi le fil de ses correspondances, Bettina von Arnim prend conscience que celles-ci, sous l’effet du contexte, s’emboîtent tout naturellement pour constituer un morceau de mémoire allemande. Elle décide donc de publier ces lettres privées, en les remaniant sans complexe, comme autant de témoignages de l’évolution de l’Allemagne depuis le tournant du siècle et le démantèlement du Saint Empire par Napoléon en 1806 jusqu’aux premiers frémissements de la Révolution de février 1848 : Elle disait ressentir en elle le besoin de rendre tout public, particulièrement quand c’était aussi précieux. Elle se disait redevable de cela à ses contemporains et à la postérité31. 38 La dédicace de Die Günderode offre un exemple éclairant du rôle désormais public dévolu à l’échange épistolaire. Bettina dédie en effet cette correspondance entre deux adolescentes du début du siècle, placée sous le signe du romantisme le plus radical, aux étudiants de 1840 et fait même allusion dans cette dédicace à la Jeune Allemagne qui, dans le sillage de Heine, Gutzkow et quelques autres, brave alors censure et pouvoir, souvent au prix de l’exil : À vous je dédie ce livre, à vous qui vous réclamez de la race d’Arminius, à vous qui êtes la Jeunesse de l’Allemagne…32 39 L’autre remaniement que Bettina von Arnim impose à ses correspondances tient à sa capacité à les retraiter jusqu’à ce qu’elles atteignent une forme qui fait de la lettre une sorte d’écriture publique et met l’écrit ordinaire, remanié et réactualisé par ses soins, au cœur de son temps. C’est bien là le sens du remodelage que, d’un livre à l’autre, elle va opérer sur la figure de Madame la Conseillère Gœthe. Le quotidien ordinaire de Francfort au tournant du siècle, celui-là même qui apparaît avec tant de spontanéité dans les lettres de la mère de Gœthe, s’inscrit ainsi dans l’histoire et devient matière littéraire puis politique.

40 Dans un premier temps, conforme encore aux lettres authentiques, la mère de Gœthe apparaît comme la mémoire d’un passé disparu que la jeune Bettina va se charger de transmettre. Blottie aux pieds de sa compatriote francfortoise, elle l’écoute raconter l’enfance de son génial fils et en transcrit à Gœthe le récit remanié qu’il intégrera pour une part dans sa propre autobiographie : Je te remercie de tout cœur pour le Evangelium Juventutis, dont tu viens de m’envoyer quelques périscopes, continue à le faire de temps à autre, comme l’esprit te l’inspirera...33 41 Puis, dans un second temps, Bettina reconfigure la Francfortoise au franc-parler et à la philosophie marquée au sceau du bon sens en une figure emblématique d’une Allemagne idéalisée face à un présent fortement remis en question. Madame Gœthe, toujours saisie dans son quotidien mais un quotidien cette fois nettement plus public, devient le personnage central du livre publié en 1843 par Bettina von Arnim et perçu par les contemporains comme un brûlot politique, Ce livre appartient au Roi. Dans le

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chapitre principal intitulé Socratie de Madame la Conseillère, la mère de Gœthe, en libre citoyenne d’une ville libre d’Empire, converse le plus sérieusement du monde avec le pasteur et le bourgmestre de la ville sur les sujets les plus brûlants de la politique et de la religion, disant son fait, à quarante ans de distance, au Roi de Prusse. Certes Madame la Conseillère n’use pas directement de la lettre, son écriture ordinaire favorite, elle mène ici des conversations qui peuvent parfois dégénérer en disputes ou en algarades. Mais, outre que l’épistolière se profile sous le couvert du dialogue, la lettre, comme genre revisité par Bettina von Arnim, va devoir désormais assumer un autre rôle, majeur et plutôt inattendu. Par la volonté expresse de l’auteur, c’est le livre tout entier qui doit se faire lettre, lettre ouverte au Roi, ce qui n’échappe pas aux lecteurs du moment : Ce livre appartient au Roi […] C’est une lettre, une lettre ouverte écrite au Roi, précisément à Frédéric-Guillaume IV. C’est une adresse de notre époque conçue et écrite par une femme, une courageuse prophétesse34. 42 La lettre ouverte adressée aux acteurs du pouvoir, qu’ils soient politiques ou intellectuels, n’a jamais été et ne sera, après Bettina, jamais un genre très pratiqué par les femmes. À l’exception d’une Rosa Luxemburg écrivant de sa prison où, une fois de plus elle est enfermée, les Spartacus-Briefe, mélange étonnant de bribes d’un quotidien réduit au minimum et instructions politiques traitées sous forme de circulaires (Rundbriefe), à la fois écrit ordinaire de l’ordre de l’intime – et même du clandestin – et pamphlet révolutionnaire35. Bettina elle-même, ne devra la publication de son ouvrage qu’à la protection royale sollicitée par elle-même, habile à se retrancher derrière la soi- disant futilité attribuée à la voix des femmes : Et précisément, connaissant la conviction que l’on m’a inculquée, qu’une femme est impropre à une telle tâche – dire la vérité –, que sa voix n’a aucune valeur, moi, j’ose écrire ces feuillets…36 43 Ruse de l’histoire, ironie aux risques calculés ou indéniable habileté à retourner les arguments les plus éculés, la démarche de Bettina est payante puisque désormais Ce livre appartient au Roi est propriété privée et protégée du souverain et échappe de ce fait à la censure. Mais la stratégie est intéressante qui recourt encore – dans le but certes de lui infliger un démenti cinglant – à l’idée que la correspondance aux mains des femmes reste considérée comme un écrit ordinaire, d’ordre privé, voué à la futilité et sans incidence sur la marche des affaires ou sur l’évolution de l’opinion publique.

44 « Cette étrange Bettina qui, avec toutes ses lettres a donné corps à l’espace, créé la forme la plus emplie d’espace »37, la remarque de R.-M. Rilke, plus sensible, il est vrai, à l’aspect poétique de la Correspondance de Gœthe avec une enfant qu’à l’entrée en force des autres correspondances dans le domaine public du milieu du siècle, met très justement l’accent sur l’évolution au cours de la première moitié du XIXe siècle de l’écrit ordinaire féminin par excellence qu’est l’épistolaire. Des lettres, qui, à l’origine, étaient conçues dans l’intimité des cœurs et des corps, destinées à la seule « circulation entre deux personnes », s’inscrivent de fait dans un nouvel espace, et parfois même créent de l’espace. La rupture causée par la Révolution française avec ses corollaires, une prise de conscience des femmes qu’elles sont des individus à part entière et une mobilité généralisée propice à l’échange épistolaire, tout cela donne à ce dernier un statut nouveau dépassant les clivages linguistiques, sociaux ou nationaux, gommant la différence des sexes et mettant à mal les codes particuliers à chacun. Le quotidien, le domestique qui nourrissait pour la plus grande part la correspondance des femmes, change radicalement. Les bouleversements sont tangibles avec leurs cortèges de

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guerres, d’occupations, de réquisitions de toutes sortes, le quotidien ordinaire en est lui-même bouleversé avec les hommes partis à la guerre, les soldats étrangers réquisitionnant logements et nourritures, les femmes voyageant, s’exilant parfois dans toute l’Europe. Dans ce contexte, certaines correspondances entre femmes se constituent parfois en un réseau « à leur manière » comme l’écrivent Rahel Varnhagen et Pauline Wiesel, un espace où le quotidien tel qu’il était défini autrefois n’a plus guère de place ni même d’intérêt et où la quête identitaire devient essentielle. Quant à Bettina von Arnim qui fait de la publication de ses correspondances d’antan fortement remaniées une stratégie pour investir la sphère publique de son temps, elle se situe à une autre échelle. Publiant sans complexe l’intime, elle confère à la correspondance comme écrit ordinaire féminin un statut littéraire ambigu, ni autobiographie, ni Journal. Replaçant ses correspondances dans leur contexte, lui aussi largement retravaillé, elle « historicise » à sa manière le quotidien ordinaire qui faisait le charme du Francfort de Madame la Conseillère Gœthe ou des années d’adolescence avec Caroline de Günderode. Avec la figure de la mère de Gœthe en citoyenne libre de la ville de Francfort, c’est le livre tout entier qui devient lettre, adresse politique au roi de Prusse. Porteuse encore d’un quotidien des femmes particulier au tournant du siècle mais idéalisé par Bettina von Arnim, la lettre-livre interfère avec la situation du temps présent fortement mise en cause par un épistolaire instrumentalisé à des fins quasi politiques. Non seulement la lettre, en tant que genre pratiqué par les femmes, mais le quotidien des femmes ainsi mis en miroir, tout ici est revisité en un écrit féminin qui, tout en se fondant sur la vie ordinaire des femmes saisie dans la longue durée, n’a désormais plus rien d’ordinaire.

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NOTES

1. On trouve un indicateur de l’importance de l’épistolaire pour les femmes dans la multiplication des manuels épistolaires à l’usage des dames et demoiselles dont Cécile Dauphin écrit qu’« ils constituent une source privilégiée pour l’histoire de l’écriture ordinaire puisqu’ils peuvent être considérés à la fois comme instrument et symptôme de la diffusion de la culture épistolaire… », Dauphin 1991 : 209. 2. Koselleck 1990 : 178. 3. Cf. le chapitre « L’Europe des Epistolières », Hoock-Demarle 2008 : 261. 4. Arnoul, Bardet & Ruggiu 2010. 5. Ulbrich 2010 : 82. 6. Ruggiu 2010 : 10. Deux études sont effectivement « vouées » aux correspondances, l’une sur les correspondances d’émigrés « Le voyage des mots » (V. Sierra Blas et L. Martinez Martin), l’autre sur l’édition d’une correspondance familiale au XIXe siècle (C. Dauphin, D. Poublan). 7. Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome IV, entrée « correspondance », p. 274. 8. Raabe 1966 : 73-74. 9. Becker-Cantarino 1985 : 98. 10. Sand II in Lubin 1970 : 146. 11. Encyclopédie, entrée « Lettres (des modernes) ». 12. Mme de Sévigné, « Lettre à Bussy-Rabutin », 28 décembre 1689, in Duchêne 1972 : III, VII. 13. Koselleck 1990 : 178. 14. Wilhelm von Humboldt à Caroline von Beulwitz, 4 août 1789, in von Sydow 1910 : 48. 15. Gœthe à Zelter, Weimar, 6 juin 1825 in Mandelkow 1976, IV : 146. Le dictionnaire culturel de la langue française d’Alain Rey (2005) signale l’emploi courant du terme « actualité » à partir de 1823 et son usage dans la presse à partir de 1845. 16. Gœthe 1971 : 44-45. 17. Catharina Elisabetha Gœthe à Gœthe, 6 octobre 1807 in Fackert 1971 : 269. 18. Hahn 1997 : 24. 19. Pauline Wiesel à Rahel Varnhagen, 26 janvier 1819, in Hahn 1977 : 260. 20. Rahel Varnhagen à Pauline Wiesel, 21 mars 1817, in Hahn 1977 : 184. 21. Pauline Wiesel à Rahel Varnhagen, 12 février 1820, in Hahn 1977 : 323. 22. Rahel Varnhagen à Pauline Wiesel, 16 mars 1811, in Hahn 1977 : 91. 23. Rahel Varnhagen à Philipp Veit, 1793, in Feilchenfelt 1983, VII : 12. 24. Rahel Varnhagen à Pauline Wiesel, 14 janvier 1817, 4 février 1820, in Feilschenfelt 1983 : 175, 320.

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25. Rahel Varnhagen à Pauline Wiesel, 9 décembre 1819, in Feilschenfelt 1983 : 311. 26. Wolf 1980 : 227. 27. Mouysset 2010 : 147. 28. Sand in Lubin 1970 : I, 79. 29. Vordtriede 1961. 30. Niendorf 1844 : 24. 31. Steig 1909. 32. Bettina von Arnim, « Den Studenten », dédicace de Die Günderode, in Konrad 1959 : I, 217. 33. Gœthe à Bettina von Arnim, 11 janvier 1811, in Konrad 1959 : V, 104. 34. Gutzkow, octobre 1843. 35. Luxemburg, juillet à novembre 1918. 36. Brouillon de lettre à Frédéric Guillaume IV, s.d., in Konrad 1959 : V, 375. 37. Rilke 1910 in Betz 1966 : 178.

RÉSUMÉS

Partant du constat que l’épistolaire est depuis toujours un écrit ordinaire « permis » aux femmes, on s’interroge sur les raisons qui font que, au cours XIXe siècle et en particulier dans sa première moitié, ce genre d’écrit voué à rester dans le cercle restreint de l’intimité et de la sphère domestique, s’élargit en réseau, permettant aux femmes de redéfinir leur espace de vie et d’expression. Par quelles ruses, ces épistolières, essentiellement allemandes, vont-elles réussir à se créer à l’échelle européenne l’espace à soi qui leur avait été si longtemps refusé ? Et comment vont-elles, dans quelques cas rares mais emblématiques, devenir par la voie et la grâce d’un écrit ordinaire féminin dûment revisité des individues actrices à part entière de la vie publique ?

The article examines how letter-writing increasingly allowed women to create networks and a “room of their own” that redefined their living space and their modes of expression. Drawing mainly on German women’s letters, the author explains the devices women used to create a European-wide space of communication they had long been denied. In rare but revealing instances, how did ordinary female writings become the means for certain women to participate actively in public life?

INDEX

Index chronologique : XIXe siècle Index géographique : Europe Keywords : correspondence, Europe, German women, identity quest, network, public/private space Mots-clés : correspondance, espace public/privé, quête identitaire, réseau

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AUTEUR

MARIE-CLAIRE HOOCK-DEMARLE

Marie-Claire Hoock-Demarle est professeur émérite en Études germaniques à l’Université Paris7-Denis Diderot. Ses recherches portent sur l’histoire des femmes et des sociabilités féminines en Europe, les réseaux de correspondance et les écrits mémoriels. Elle a récemment publié Transmettre les passés en collaboration avec Claude Liauzu (2001) ; La galaxie Diderot (2005) ; Regards croisés sur l’Europe (2006) ; L’Europe des lettres. Réseaux épistolaires et construction de l’espace européen (2008).

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« Ma vie est un ouvrage à l’aiguille » Écrire, coudre et broder au XIXe siècle

« My Life is a Needlework ». Writing, Sewing and Embroidering in the XIXth century

Anna Iuso

Ô étoffes transparentes et flottantes ! ô rubans ! ô volants ! où courez-vous avec notre raison et, souvent, avec nos chagrins ? Amélie Weiler, 16 juillet 1848

Amélie Weiler, entre autres

1 Amélie Weiler est née le 29 avril 1822 à Strasbourg. Quoique fils de boucher, son père était avocat, inscrit au barreau de Strasbourg depuis 1819 et membre de la bourgeoisie protestante de la ville. Sa fille voulait devenir femme de lettres, mais la famille n’a pas vraiment pris au sérieux cette vocation. Elle commence à tenir son journal le 2 février 1840, à dix-sept ans. Sa mère l’encourage, car celui-ci contribue, comme l’écrit son récent éditeur, Nicolas Stoskopf, dans sa présentation, à « combler cette période de vacuité de la vie des jeunes filles qui s’écoule entre la fin de leurs études et le jour de leur mariage ».

2 Amélie ne se mariera pas, et tiendra son journal bien longtemps : nous la voyons rêver d’amour et de mariage, puis songer à devenir gouvernante auprès d’une riche famille et abandonner petit à petit ses illusions littéraires : son imagination, au début si exaltée, la verra finalement « vouée au pot au feu… ». En 1842, alors qu’elle n’a que vingt ans, sa mère meurt. Issue d’une famille d’aubergistes et de cafetiers, elle tenait à extraire ses deux filles, Amélie et Emma, de leur milieu d’origine en leur assurant une formation raffinée. Elle meurt trop tôt, précédée par la grand-mère « lettrée » qui aurait peut-être encouragé sa petite fille « écrivain ». Amélie, l’aînée, se retrouve donc seule à gérer sa vie et celle de sa sœur tout en s’occupant du ménage de son père, peint sous les traits

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d’un homme sans méchanceté, mais qui, absent et égoïste, rate son ascension sociale, finit par se ruiner au jeu et meurt dans l’indigence. 3 Tout rêve de mariage abandonné, après des années d’hésitation, elle part en 1857 comme institutrice privée en Prusse puis en Russie où nous la quittons en 1859 avec le septième cahier de son journal, le dernier dont nous disposons. Rien ne suggère de sa part une volonté d’arrêter d’écrire ; il se peut que les cahiers qui ont suivi aient été simplement perdus… Il nous manque, certes, trente-six ans de sa vie car nous savons qu’elle est revenue à Strasbourg où elle est morte le 27 juin 1895, vivant de rentes qui lui assuraient une vie modeste mais digne. Le texte publié ne représente qu’un choix dans un manuscrit bien plus volumineux, mais on y saisit bien la personne d’Amélie dont le parcours biographique ne doit pas nous égarer : ce n’est pas une fille triste ; elle est parfois volubile, toujours passionnée, même dans les moments d’ennui profond ; souvent ironique, elle peut être sans pitié lorsqu’elle croque les personnes qu’elle croise. 4 Elle aime donc écrire. Philippe Lejeune, dans sa préface 1, dit de sa passion pour l’écriture qu’elle est « dévorante ». Mais elle aime aussi coudre : « Mon beau frère est de retour. […] aujourd’hui matin, il m’a remis un carnet tout bourré d’aiguilles : c’est le plus beau cadeau qu’on puisse faire à une femme » (dimanche 8 mars 1857). Dans un monde ouaté où les tissus et le fil sont rois, ses toilettes sont évidemment un de ses grands soucis : Mercredi, 5 juillet [1843] […] Hier j’ai, pour ainsi dire, perdu toute ma journée : à une heure, nous avons pris notre ouvrage pour aller chez Grand-Maman dont les fenêtres donnent sur la foire. Il faisait si chaud, nous avons tant causé que nous n’avons rien fait. Aujourd’hui, de bonne heure, nous sommes allées acheter nos robes de barège que nous avons achetées et laissées au moins cent fois dans la pensée ; encore n’avons nous que la mienne : il faut que Monsieur Julliard fasse venir la même étoffe de Paris pour qu’Emma ait la pareille. Dans cinq jours, nous serons satisfaites. Je voudrais une pèlerine de dentelles. Hier, j’ai été chez ma lingère sans la rencontrer ; aujourd’hui, elle est en couches et ne peut pas me donner audience. J’ai acheté de la soie pour des gants de filet longs que je veux finir dans huit jours, du satin rouge pour me broder un petit sac de perles d’acier, et qui doit être fini et pendre à mon bras dimanche […]2. 5 Parfois ce sont de plus modestes ouvrages qui hantent ses rêves : Mardi 31 mars [1857] Puisque je me sens les nerfs un peu en émoi, je vais prendre ce journal au lieu de prendre mon tricot. Ce n’est point que j’aie des notes intéressantes à faire : non, ma vie est un ouvrage à l’aiguille de longue haleine et outre les petits colifichets ou plutôt, pour me servir du terme technique, les objets utiles que je me confectionne moi-même, mon imagination ne rêve guère autre chose. Mon bonheur actuel consiste dans la confection de six charmants petits béguins de nuit ; il me semble que je ne coure point le risque de perdre celui-là en me déplaçant et qu’il me suivra partout3. 6 L’écriture de son Journal est, pour partie, rythmée par les travaux cycliques dont le linge est l’objet, mais après la mort de sa mère, ces moments heureux se muent en corvée solitaire : Samedi 8 octobre [1842] Nous sommes en lessive maintenant et jamais je n’ai senti comme aujourd’hui que je suis toute seule. Quelle grande corvée que cela est. Moi, enfant pour ainsi dire, je dois commander à de vieilles laveuses qui feront tout le contraire de ce que je leur

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dis quand j’aurai tourné le dos. À peine suis-je au linge sale pour compter la lessive et faire mes paquets que l’on me fait descendre pour quelque personne qui vient m’entretenir de choses désagréables on ennuyeuses. Aussi ma pauvre tête et mes malheureuses jambes souffrent si fort depuis quelques jours qu’il me semble quitter le lit après une longue maladie. Jamais la vie ne m’a paru plus triste, je fais tous mes efforts pour refouler mes larmes4. 7 Tout au long de son journal, elle se présente organisant les jours de lessive, cousant des torchons et des manchettes, faisant – passion suprême – de la dentelle, achetant du tissu pour un nouveau mouchoir, un ruban pour se coiffer un soir de bal, rangeant le linge dans son armoire dont elle est très fière.

8 Parfois elle ne brode pas toute seule, elle part avec sa sœur, l’ouvrage à la main, chez une amie, où elle brodera en compagnie, pendant qu’une d’entre elles fait la lecture à haute voix. 9 Au fil des pages, écrire et coudre, lire et broder s’entremêlent pour tramer une existence envahie de matières, de rêveries, de programmes et de tâches lingères mais également réfléchie dans le journal. Le repli sur soi, parfois la solitude, le silence, l’attention, la réflexion, la précision et la propreté sont les dimensions morales qui accompagnent jour après jour ces gestes liés à l’écriture ou au linge – couture, broderie et dentelle avant tout – les enveloppant d’une même atmosphère. Ce monde de papier, de fil et de tissu n’est bien sûr pas propre à Amélie : elle le partage avec sa sœur Emma et des amies, mais elle sait sans nul doute en raconter sans se lasser les plaisirs et les jours : Dimanche 25 avril [1847] […] Je disais hier à ma sœur, en rangeant mon armoire à moi avec une joie frénétique, que je n’éprouvais de félicité qu’en voyant ce rayon garni de piles dans l’ordre des saisons, ces cartons pleins de bas fins tricotés de mes mains, cette boîte, trésor de magnifiques dentelles, héritage de ma feue grand-mère, ce paquet de coton jumel dont je ferai des bas encore que je blanchis déjà en imagination, ces camisoles de nuit, ces jupons de toutes les étoffes rayonnants de blancheur, amidonnés, pliés, recouverts soigneusement d’une toile mousseline-laine, les vêtements chauds d’hiver sont enveloppés symétriquement dans un drap, ce sac à fourrures noué d’un cordon tricolore, ce plateau de porcelaine avec un bouquet si finement peint qu’on est tenté de le prendre en main et d’y sentir ; également souvenir de ma grand-mère, ce grand portefeuille contenant mes papiers précieux, les autre tomes de mes mémoires, si ce titre n’est pas extravagant pour quelques notes griffonnées. L’aspect de cette armoire renfermant mes trésors est pour moi ce que le spectacle, les concerts sont pour d’autres : c’est un objet de passion5. 10 À première vue, rien d’étonnant, puisque nous sommes, avec Amélie, au coeur du « grand siècle du linge »6. Cette expression d’Alain Corbin résume parfaitement le rôle joué par le linge de corps et de maison au cours du XIXe siècle. Après la « transformation capitale des mœurs » que fut la diffusion massive dans le dernier siècle de l’Ancien Régime de l’usage du linge, celui-ci mobilise des ressorts économiques, sociaux et symboliques tout à fait centraux. La production de plus en plus industrielle de tissus de plus en plus raffinés multiplie, avec les articles de vestiaire, le soin et le temps nécessaires à leur entretien. Se diffusant dans toute la hiérarchie sociale, la qualité et le nombre de pièces de linge de corps et de maison s’accroissent, donnant naissance à de nouveaux métiers : par exemple, de petites entreprises ramassent le linge en ville pour le rapporter une semaine plus tard lessivé, blanchi et repassé. Les blanchisseuses, qui se comptent désormais par milliers dans le pays, font apparaître en milieu urbain les premières formes d’autonomie et de solidarité féminines ; regardées avec soupçon par

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la police, avec angoisse par des romanciers tels Stendhal ou Zola, elles sont des femmes qui circulent en ville, dépositaires peu discrètes des secrets que le linge sale des bourgeois laisse percer, et elles-mêmes sources de rumeurs. Vers le milieu du siècle, la grande lessive se déplace des lavoirs publics aux intérieurs bourgeois et, de plus en plus souvent, ce sont les bonnes qui en sont chargées. Ainsi généralisé, le linge, dans sa qualité comme dans sa quantité, devient le signe de la distinction : l’espacement entre deux lessives donne une idée de la richesse domestique et affiche le statut du foyer, de même que le trousseau d’une femme en mesure la valeur face à la famille de son époux. C’est justement tout au long du XIXe siècle que le trousseau connaît une croissance remarquable : sa production, ainsi que sa transmission, sont extraordinairement ritualisés dans les milieux ruraux et parfaitement codifiés en milieu urbain. Et dans ces maisons bourgeoises, les jeunes filles se trouvent très tôt saisies par leur intérieur : elles lavent, repassent, cousent, brodent, apprennent à produire et gérer le trousseau. En même temps, elles tiennent leur journal.

Distinctions

11 Dans son introduction au Moi des demoiselles, Philippe Lejeune signale en passant que le temps du journal est pour les filles de la bourgeoisie du XIXe siècle ce qu’on pourrait appeler « le temps du trousseau » : C’est un portrait de groupe que je fais. Je reconstitue une immense tapisserie d’écriture. Ces cahiers sont des ‘ouvrages de jeunes filles’ comme leurs broderies, comme leurs cahiers d’études. Elles y composent leur image morale comme celle de leur silhouette dans la psyché. […] Ces jeunes filles sont toutes bourgeoises ou nobles, toutes à marier. Le modèle du journal leur est proposé par leurs éducatrices, dès l’époque de la première communion. Elles le reprennent à leur compte vers quatorze ou quinze ans quand, leur éducation terminée, elles entrent dans la période prénuptiale. Elles l’abandonnent la veille de leur mariage. Toutes ne se marient pas. Certaines entrent en religion. D’autres se vouent au célibat. Entre quinze et vingt ans, elles sont au carrefour de leur vie, s’interrogent sur la voie à suivre, accepter le mariage ou tenter une autre route vers une existence plus personnelle…7 12 Entretenir le linge, tenir son journal : les deux pratiques scandent un temps de l’attente et de la préfiguration : attente du mariage, préfiguration de la vie d’épouse et de mère.

13 Yvonne Verdier8 a bien montré le lien « physiologique » entre la jeune fille et son trousseau dans les campagnes du premier XXe siècle : entamée grosso modo à l’arrivée des premières règles, la marque au point de croix, rouge sur blanc, par laquelle les jeunes filles inscrivent leurs initiales sur leurs draps est une sorte d’attestation de leur fertilité potentielle, l’ouverture de leur destin matrimonial et maternel. Pour Agnès Fine9, le corps à corps avec le trousseau que les filles devaient, depuis des siècles, filer et tisser elles-mêmes, a été interrompu par l’arrivée du tissage industriel, pour revenir aussitôt avec la diffusion générale de la broderie. 14 Mais il faut introduire ici une nuance : entre tisser, coudre, broder et faire la dentelle, les sociétés occidentales ont établi des frontières nettes quant à l’usage social et à la signification des techniques du fil. Partant de sources iconographiques qui représentent la Vierge d’abord en train de broder, puis en train de lire, Marlène Albert- Llorca remonte aux vertus que les sociétés occidentales accordent aux travaux du fil : loin de distraire l’esprit, ils permettent à la femme de prier, de méditer. C’est bien pour

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cela que les ordres religieux féminins ont cultivé ces métiers car ils semblent détenir le pouvoir d’élever l’esprit. Marie, vierge et femme, devient ainsi, à travers l’iconographie interprétant les évangiles, le parangon féminin de l’Occident chrétien. 15 Une distinction, toutefois, est indispensable : après le Concile de Trente (1545-1563) qui utilise le culte marial en faisant de Marie la grande capitaine de la reconquête catholique et le modèle de la pureté collective, l’iconographie de la Vierge la présente en train de tisser ou broder blanc sur blanc. L’absence de menstrues chez Marie semble un indice de sa propre conception virginale, la couleur de la pureté s’impose sous la main d’une femme qui pourra elle-même donner la vie sans être fécondée, en restant exempte de toutes les marques biographiques du sang (naissance, menstruation, défloration, accouchement). À partir de là, Marlène Albert-Llorca10 note dans quelques récits étiologiques populaires que Marie « offre » l’invention de la dentelle, blanc sur blanc, à condition que la femme qui la reçoit soit vierge ou vive en état de pureté. En quelques mots, la tradition chrétienne réserve la dentelle immaculée aux femmes chastes et invite toutes les autres à broder rouge sur blanc car, pour elles, le sang des menstrues est d’abord l’instrument de leur séduction puis la condition de leur fécondité. Notons, cependant, le rapport devenu nécessaire entre la broderie, rouge ou blanche, et le signe alphabétique le plus élémentaire et le plus personnel, l’initiale du nom, comme si le commencement du destin de femme se conjuguait avec le tout début de l’écriture et l’accès à la plus élémentaire identité écrite. Amélie Weiler, avec les autres brodeuses-diaristes, est l’héritière de ces évolutions de longue durée mais, chemin faisant, un climat moral particulier s’est emparé de ces exercices. 16 Alain Corbin introduit cet accent nouveau dans le long parcours des savoirs du fil. Pour lui, la diffusion de la broderie auprès des jeunes filles et femmes n’est pas nécessairement lié au primat de la famille étendue ou du régime dotal. Les écoles ont joué un rôle fondamental qui s’explique par une attente collective : au-delà de l’analogie symbolique entre le corps féminin et ses ouvrages, le travail du fil démontre une efficacité éthique qui passe par un dressage corporel. Entretenir ou broder le linge contribue à remplir le temps, assure la continuité du labeur féminin. La confection du trousseau qui, au lendemain de la communion, succède à l’apprentissage du tricot, canalise les rêves d’avenir de la ‘grande fille’ nubile, en même temps qu’elle astreint son corps à l’immobilité. Attentive à la délicatesse du point, la jeune fiancée […] laisse présager la fidélité de l’épouse11. 17 Comment ne pas voir aussi, dans cette image, les filles en train de tenir leur journal intime ? Celui-ci, nous le savons bien, était au départ encouragé par les parents, lu et commenté en famille, pour juger des qualités morales de leurs filles et de leur capacité à les cultiver. Jeunes filles attentives à la précision du trait, à la netteté de leur journal…

18 Cette convergence de la broderie et de l’écriture devient tout à fait explicite au XIXe siècle dès qu’il s’agit de traiter des fautes, des péchés, des deviances : Les religieuses savent utiliser le linge dans la propédeutique du corps et de l’âme. Pour les filles fautives, un lien se noue entre la repentance et le maniement de la blancheur des étoffes. Que la profession de lingère compte nombre de filles-mères – ou du moins qu’on le dise –, que le relèvement des prostituées passe par de dures journées de couture indique bien la relation qui s’établit entre l’application sage que nécessitent les travaux à l’aiguille et la restauration des vertus féminines12. 19 Est-il la peine de rappeler que dans ces couvents, ainsi que dans des institutions laïques œuvrant à la réhabilitation de ces filles, elles étaient invitées à tenir un journal et, souvent aussi, à rédiger de petites autobiographies afin de restaurer dans sa continuité

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conforme le fil rouge de leur existence ? Tout au long du XIXe siècle, avec des prolongements dans le XXe, écrire et broder semblent être pour ces filles et jeunes femmes, les deux expressions conjointes et équivalentes d’un même ordre normatif et disciplinaire.

Les disciplines du fil

20 Le premier effet des activités lingères est de réduire les femmes au monde domestique dont elles finissent par devenir un élément dans ce siècle qui exalte les vertus de la famille et fait de la maison un monde clos, un intérieur à soigner jusqu’aux moindres détails. De celui-ci, elles font à ce point partie qu’elles finissent par lui ressembler : éclairantes à ce propos sont les remarques de Mario Praz sur les analogies entre le style des intérieurs et la mode féminine : l’un et l’autre usent des mêmes tissus, des mêmes décors.

21 Bien sûr, ces filles « domestiquées » ne sont plus à même de produire leur trousseau mais elles doivent le broder, du moins en partie, de même qu’elles doivent savoir « tout faire » concernant les tissus dont l’intérieur et les corps sont enveloppés. L’évolution technique et économique laisse inchangé le rôle des femmes au prix d’un déplacement de son point d’application. Comme le remarque l’ethnologue italien Gian Paolo Gri, la nouvelle culture hygiéniste impose une propreté de la maison et du linge auparavant inconnue13. La vertu féminine et domestique par excellence n’est plus la capacité de filer et tisser, mais celle de broder, laver, entretenir le trousseau et tout le linge de maison. Ce basculement s’opère tout au long du siècle, avec des nuances importantes selon les classes sociales, les régions, les milieux, urbains ou ruraux. Dans quelques campagnes, ainsi en Béarn, le transport du linge à la maison des jeunes mariés, la passade, est encore fortement ritualisé : Marie-Thérèse Larroque a publié une photographie où l’on voit le bœuf tirant le lit et le trousseau14. Seules admises à monter sur la charrette, deux filles, l’une portant un balai, l’autre une quenouille. Dans le monde rural, les métiers du fil accompagnaient à ce point la vie féminine, du berceau à la tombe, que le métier à tisser, présent dans des rites qui attestaient de la virginité de l’épouse, était littéralement mis en pièces en cas de veuvage. En ville, en revanche, surtout en milieu bourgeois, les filles ne sauraient se servir d’une quenouille ou d’un métier à tisser, mais rêvent, comme Amélie, de belles boites d’aiguilles… 22 Par quel biais se noue la relation de cet univers séparé et de l’écriture dont nous avons vu à quel point elle est devenue présente dans ces mêmes espaces clos ? Il faut pour le comprendre remonter au XVIIe siècle, moment où, pour contrer la catéchèse des Réformés, l’Église instaure le système des petites écoles. Il s’agit, rappelons-le rapidement, d’« écoles » où les filles pauvres pouvaient recevoir un minimum d’instruction intellectuelle, une formation religieuse et un métier « convenable à leur sexe » : raccommoder le linge, faire de la broderie et de la dentelle. En 1665, est fondée la congrégation des « Demoiselles de l’Instruction » ; plus tard, pour faire face au haut niveau d’illettrisme des campagnes, sera fondé un tiers-ordre, les « Béates de l’Instruction ». Au XIXe siècle, la France est parsemée d’ouvroirs, où les filles se rendent avec leur boîte à couture (ou leur carreau à dentelle) et leur livre de lecture. L’école républicaine remplacera ces petites écoles ou, mieux, les intégrera. Déjà Rousseau, dans l’Émile, conseillait la couture pour les filles, comme plus adéquate à leur nature

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tranquille et à leur modeste curiosité intellectuelle. En Italie, dans les programmes ministériels, on fait place aux « lavori donneschi » (ouvrages de femmes) encore en 1923 : L’ouvrage n’est pas matière professionnelle, mais un élément de la formation spirituelle de l’élève. […] L’institutrice doit le considérer comme un puissant soutien pour son œuvre éducatrice, non seulement car il suggère constamment ordre et soin, et correspond aux aspirations de l’enfant et de la jeune fille, qui désirent vivement être appréciées dans leur famille comme des petites personnes utiles ; mais surtout pour ses vertus apaisantes. Dans les périodes difficiles de l’enfance féminine, le recueillement, quoique léger, qu’il impose, et même la répétition des gestes qu’il demande, incitent l’âme au calme, et font cesser les petits troubles sentimentaux de la vanité et du caprice15. 23 Les vertus moralisatrices attribuées aux métiers du fil, la puissance et la persistance du système symbolique qui construit le parcours existentiel féminin se nouent, historiquement, avec l’apprentissage de l’écriture par les petites filles. Le geste de la scriptrice est à plusieurs égards semblable à celui qui manie le fil, même s’il est porteur de la mobilité intellectuelle et sociale que la pratique domestique du linge interdit théoriquement aux femmes. Comment se sont-ils pratiquement conjugués ? Seul un regard différent nous fera maintenant « découvrir » de sidérantes liaisons cognitives entre les deux gestes.

Une écriture à soi

24 Lisant ces journaux de jeunes filles, on les « voit » sans relâche manier la plume et le fil et les analogies entre les deux activités ont particulièrement retenu notre attention : au-delà de la posture, de la concentration et du relatif recueillement, il y a, par exemple, l’espace blanc à remplir, la nécessité de le maîtriser, d’éviter bavures et ratures, de produire un travail net, esthétiquement satisfaisant. Et puis le rythme : la main court, suit plus ou moins la pensée, permet la réflexion en même temps que l’action. Et l’échappée. La réitération du geste semble avoir, en effet, un rôle capital : une diariste du XXe siècle, particulièrement consciente des effets psychiques de sa passion pour le tricot, peut-être parce qu’elle est psychanalyste, note : Lorsque j’étais petite, je rêvais souvent de courir, courir, traversant des lieux merveilleux, des bois épais, de vertes clairières, de plus en plus loin vers l’horizon. Il est peut-être bizarre que ce souvenir émerge en pensant à mes loisirs, liés sans doute à une vie sédentaire et aux murs de ma maison. Il y a tout de même quelque chose qui court également : c’est le fil entre mes mains, rapides comme le vent, tandis que la pelote qui se déroule paresseuse pas loin garantit au travail un très long parcours. En même temps, j’éprouve un léger enchantement ; j’ai entendu raconter que les Esquimaux risquent de ramer sans fin dans leur kayak, en réalisant un mouvement toujours identique, immergés dans un paysage uniformément blanc. Avec mon crochet il n’y a pas le danger de se perdre parmi les glaces, même lorsqu’il devient une douce obsession. […] Maille, chaînette, bas, haut, très haut, le petit instrument disciplinera votre feu intérieur16. 25 Apparemment bien loin de tout cela, les travaux sur les « chansons de toile » médiévales nous apportent un premier éclairage. Déjà connues dans l’antiquité grecque et romaine, nées avec le travail de tissage, ces chants de travail furent peut-être le lieu de naissance des poèmes d’amour. Le travail de tissage étant éminemment rythmique, Paul Zumthor a soutenu la priorité de ce rythme sur le chant17. Pour lui, un lien de connaturalité unit le rythme et le contenu sémantique du discours versifié. Entre les deux, il y aurait eu un échange qui aurait mené à la naissance du vers, défini par

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Zumthor comme « une nouvelle forme vivante ». Si, pour Zumthor, c’est le vers qui naît du rythme du tissage, pour l’ethnolinguiste italien Glauco Sanga c’est carrément le discours narratif qui en découle18. D’après lui, la continuité du geste assuré par la longueur des fils, leur croisement et l’espace créé par le tissage sont les éléments physiques d’un modelage cognitif qui porte à la conception du tissage comme écriture, puis à l’écriture proprement dite. Il nous rappelle l’hypothèse de Bachofen, pour qui l’écriture en boustrophédon grecque tirerait ses origines non, selon son nom, du mouvement du bœuf qui laboure, mais de celui du métier à tisser. Que les deux dimensions soient historiquement liées, Sanga le suggère en analysant un mythe grec de grande portée et souvent rappelé dans l’histoire, qui établit un lien étroit entre tissage, écriture et femmes : c’est le mythe de Philomèle, protagoniste de la sixième Métamorphose d’Ovide qu’il n’est pas inutile de rappeler rapidement ici. Dans une histoire déjà dense en événements, Philomèle est violée par son beau-frère, Térée. Celui-ci veut empêcher qu’elle révèle l’abus et pour cela décide de la séquestrer, non sans lui avoir auparavant coupé la langue. Mais, dans sa prison, Philomèle trouve un métier à tisser et tisse son histoire, rouge sur blanc. Ce tissu, elle le fait livrer par une servante à sa sœur, Procné, qui l’aide à obtenir justice, ou plutôt à accomplir sa vengeance : Térée mange sans le savoir son fils, tué et coupé en morceaux dans une furie vengeresse. Histoire trouble et sombre, où la femme ne recule devant rien, à qui l’écriture donne le moyen de se libérer et se réaffirmer. La culture grecque reconnaissait donc ce lien très fort, matriciel, entre écriture, métiers du fil et monde féminin puisque c’est une femme qui aurait « inventé » l’écriture, en tissant. Raconter une histoire, faire des vers, écrire : autant d’activités que les traditions occidentales situent, avec des nuances que l’on a parfois soulignées, au plus près des techniques du fil, dont la plus archaïque, le tissage, établissant définitivement l’équivalence dont la langue se souvient entre le texte et le tissu. Mais tandis que, dans la plupart des civilisations, les métiers du fil restent liés aux femmes et à la reproduction d’une morale structurellement domestique, l’écriture représente un savoir souvent réservé et dont la possession et les usages devaient être contrôlés.

26 Ainsi pourrait-on lire la très longue histoire d’une origine à la fois symboliquement réaffirmée (le fil de l’écriture tissé comme par les femmes) et socialement déniée (le risque que fait courir l’écriture entre les mains des femmes) selon le double enseignement du mythe de Philomèle. Les solutions à ce dilemme ne sont pas très nombreuses. Ou bien l’écriture est complètement interdite aux femmes, ce qui fut le cas pour la très grande majorité d’entre elles pendant des siècles d’histoire européenne. Ou bien on introduit une distinction qui se révèle être une opposition de genre, entre ceux qui savent lire et écrire et celles qui savent seulement lire. C’était le choix des petites écoles d’Ancien Régime : parfois, pour sept heures de broderie ou dentelle par jour, les filles avaient deux heures de lecture hebdomadaires… Ainsi quasiment exclues des apprentissages spécialisés et cantonnées parallèlement aux travaux de fil, les filles ont- elles été mises en situation de domestiquer le savoir qui leur était à peine entr’ouvert en le liant à la sphère de l’intérieur. C’est le grand passage dont les journaux féminins témoignent depuis leur apparition à la fin du XVIIIe siècle en milieu bourgeois et noble. Si la broderie et, en général, les savoirs du fil devaient constamment rappeler aux femmes leur destin « physiologique », moral et social, l’écriture ne pouvait entrer dans ce monde qu’en adoptant ses configurations, quitte à s’émanciper peu à peu et à produire des rencontres inouïes entre les deux univers, textile et scripturaire.

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Les symboles du moi

27 Avant de faire notre ultime pas, il n’est pas inutile de redonner la plume à Amélie. Dans la première entrée de son journal, rédigée en 1840, elle montre ses connaissances en matière de Mémoires, notamment de femmes, puis semble se ressaisir : 2 février 1840 […] Mais je m’égare : je voulais écrire l’introduction de mon journal et je me suis laissé entrainer par mon admiration pour quelques femmes célèbres. J’ai parlé de journaux, de Mémoires auxquels beaucoup ont payé un juste tribut d’éloges, en tête de quelques pages bien pâles, bien frivoles et peu dignes d’attention. Quelle était donc son intention, pourraient se demander mes amis, si jamais un jour ils lisaient ces lignes ? Pourquoi ces pompeux tableaux de femmes et d’ouvrages remarquables ? Croyait-elle trouver quelque analogie entre son sort et celui de ces femmes ? Obscur et ignoré dans sa jeunesse, pensait-elle qu’un jour son nom serait prononcé par bien des bouches et brillerait en tête de son manuscrit ? … Ah ! loin de là, cette pensée n’est jamais entrée dans mon âme. J’écris pour le plaisir d’écrire, pour épancher mes pensées, comme je les épancherais dans le sein d’une amie discrète et intime. Pourquoi ne point se livrer à un innocent délassement ?19 28 Ce jeu de la modestie qui ouvre souvent les journaux intimes de jeunes filles est bien connu : le journal est un exercice imposé, qui pourrait toutefois se transformer en une œuvre : bâti avec la matière des jours, ne serait-il pas le banc d’essai du talent littéraire ? C’est sans doute ce que pense Amélie qui, en 1843, alors que ses rêves ne sont pas encore totalement brisés, note : Samedi 8 juillet [1843] Ma sœur est née pour s’occuper uniquement de manchettes : elle ne fait que les raccommoder, changer et garnir. Quant à moi, je suis toujours affairée, pressée ; je me donne de trop grandes tâches pour pouvoir les remplir. Ma pensée travaille davantage que mes mains ; je ne m’occupe pas exclusivement d’une chose, je mets tout en œuvre, je veux être à la fois ménagère, lingère, femme de lettres et artiste20. 29 Pourtant les choses sont en train de changer : l’armoire à linge, qui recèle les volumes de son journal, prend le dessus : Lundi 29 juin [1846] J’ai vécu d’illusions et de beaux rêves ; j’étais oublieuse et négligente à l’excès pour les choses réelles et matérielles. Toutes les espérances de ma jeunesse se sont évanouies ; j’ai été forcée par les circonstances à quitter mon sentier vaporeux pour le sentier rude et prosaïque de l’existence quotidienne. […] je suis redescendue en moi même, j’ai saisi avec force tout ce que j’ai en moi et qui s’accommode le mieux avec la vie humaine, j’ai tâché de devenir soigneuse, bonne ménagère, bonne cuisinière, difficile à l’excès quant au linge blanc (ceci, je l’étais dès le berceau), grondeuse et sévère pour les laveuses, les servantes, minutieuse quant au frottage des planchers, au cirage des meubles, au nettoyage du cuivre, de l’étain, des chandeliers, des casseroles de fer, au récurage d’un baquet, exigeante dans la préparation des mets […]. Dans les armoires au linge, aux habits, aux porcelaines, aux joujoux, il faut que les rayons soient même rangés avec grâce pour plaire à l’œil21. 30 C’est bien dommage, pensera-t-on, car elle avait tout de même un vrai talent de narratrice. Mais en ce 8 juillet 1843, elle a compris. La mission qu’elle se donnait était trop vaste : il n’y avait pas place dans son monde social pour une femme qui voulait être à la fois bonne ménagère et écrivain. Elle mettait ensemble le ménage, le linge, l’écriture et l’art, captant les premiers par les seconds et les transfigurant, comme en témoignait son journal ; à 25 ans, elle pense que cette alliance est illusoire :

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Mardi 11 mai [1847] Actuellement, le présent avec ses travaux, ses événements, ses ennuis même m’occupe toute entière. De mon exaltation d’autrefois, il ne me reste que peu de souvenirs du passé, peu d’espérances pour l’avenir excepté celle en Dieu. […] Mon cœur n’est pas vieilli encore, je le sens à ses battements aux accords d’une musique harmonieuse, aux accents du poète et de l’écrivain, mais mes rêves alors naissent et meurent comme les météores : ce n’est plus un rêve de la vie de femme ordinaire, c’est un rêve général, éternel, infini !22 31 Or, la question se pose, nécessairement : le cas d’Amélie Weiler est-il extraordinaire ? Je ne le crois pas. Il y a bien des raisons pour penser que de nombreuses filles de la bonne bourgeoisie du XIXe siècle, dotées d’une instruction raffinée et ayant cultivé leurs capacités expressives, aient pu songer à devenir écrivain. Son cas est-il alors représentatif ? Pas tout à fait. Nous avons vu qu’elle rate tout : elle reste célibataire et n’est pas écrivain ; mais elle n’est pas une vieille fille casanière, elle fait le choix, qui lui fut assez difficile, de partir très loin de chez elle, en terre étrangère, pour devenir institutrice privée dans des palais aristocratiques. D’un point de vue sociologique, elle représente une minorité ; du point de vue scripturaire, elle est une informatrice privilégiée qui nous révèle un monde commun jusque dans ses contradictions les plus discrètes. Peu de diaristes du XIXe siècle nous montrent à ce point le parcours parallèle entre l’écriture du linge et l’écriture tout court. Peu nous démontrent avec ce luxe de détails comment cette dernière, qui ne saurait exister contre l’ordre domestique, se glisse partout au cœur des devoirs du ménage. Les armoires d’Amélie qui contiennent côte à côte ses journaux et son trousseau disent bien que sont serrés là deux objets passeurs de mémoire et aussi deux symboles du moi féminin qu’une jeune bourgeoise a pu marquer de son nom propre et conserver comme propriété inaliénable. Les deux sont des dispositifs de formation contrainte mais l’un est statique, l’autre potentiellement émancipateur. Au trousseau, seul bien propre de beaucoup de paysannes, s’ajoute le journal, préfiguration d’une possible conquête de l’écriture publique qui ne pouvait aboutir sans le « sacrifice du linge » qu’Amélie n’a pas pu faire, au juste moment. Elle pratique longtemps ces deux écritures, mais elle ne sent que vaguement qu’elles sont porteuses de deux différentes conceptions du rôle des femmes, dont une – celle de l’écriture pour raconter le monde – lui fut formellement interdite.

32 Quant aux paysannes, si nous désignons ainsi le monde dans lequel l’ordre du linge a atteint en deux siècles une présence coutumière centrale, elles ne nous ont pas laissé de journaux intimes, mais c’est finalement chez elles que nous retrouvons les entrelacs les plus baroques entre texte et tissu et les formes d’écriture textile les plus vertigineuses. Une d’entre elles me suffira pour conclure. 33 Nous voici en Italie, à la campagne, dans les années 1970. Un siècle plus tard, c’est vrai. Mais nous le savons bien, ces pratiques domestiques « descendent » socialement, s’estompent, rebondissent, s’enrichissent… Nous sommes dans la province de Mantoue, dans le nord, région où, jusqu’au début du XXe siècle, on tissait à domicile ; c’est là qu’un des rites de veuvage était la destruction du métier à tisser de la femme. Clelia Marchi, paysanne, mère de huit enfants dont quatre morts en bas âge, perd son mari, l’amour d’une vie. Elle avait quatorze ans lors de leur rencontre ; deux ans plus tard, ils commencent leur vie commune et ont leur premier enfant. Une vie très dure, d’une pauvreté presque inimaginable. À soixante ans, Clelia reste donc seule. Elle est désemparée, elle dort peu et mal, elle commence à écrire sur du gros papier qu’elle relie elle-même par des fils qu’elle tricote avec des bouts de laine colorée. Il s’agit de

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souvenirs, de la famille, du village, entremêlés de photos et de coupures de journaux. L’écriture l’aide, lui fournit un soutien de plus en plus régulier et indispensable. Puis vient la nuit où, n’ayant plus de papier, elle ouvre son armoire et décide de tout recommencer. Elle veut écrire toute sa vie, depuis la rencontre avec son mari : elle choisit un grand drap de dessous et commence à raconter à même l’étoffe son geste et ses raisons. Une nuit je n’avais plus de papier. Mon institutrice Angiolina Martini m’avait expliqué que les ‘Trusques’ avaient enroulé un mort dans un bout de tissu écrit. J’ai pensé, si eux ils l’ont fait, je peux le faire moi aussi. Mes draps je ne peux plus m’en servir avec mon mari, et alors j’ai pensé les utiliser pour écrire. 34 C’est ce que rapporte la quatrième de couverture du livre qui publie la transcription de cet extraordinaire manuscrit23. Elle rédige cette autobiographie à soixante-douze ans ; elle a déjà produit, comme elle dit, quinze kilos d’écriture sur papier. Mais son drap est l’accomplissement de son ouvrage. Quoique raconté comme un geste presque instinctif, on voit bien que cette écriture génère un univers technique plus complexe. L’espace est parfaitement maîtrisé : en haut, deux photographies (son mari à gauche, elle à droite), chacune flanquée du même poème d’amour. Au milieu, comme célébrant toujours leurs noces, une image du Christ, accompagnée de la phrase « Au moins une fois par jour pensez à moi ». Entre les trois images, répété deux fois, le titre du manuscrit, Gnanca na busia (Pas même un mensonge) ; entre ce fronton d’images et le début du texte, une fausse broderie : peint en rouge, un feston court tout le long de la partie haute du drap, et descend en accolade sur une trentaine de centimètres de part et d’autre. Enfin, numéroté ligne à ligne pour ne pas perdre le fil de la lecture en traversant visuellement ce large espace, rédigé à l’encre noire, le récit de sa vie…

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NOTES

1. Lejeune in Weiler 1994 : 7-9. 2. Weiler 1994 : 118. 3. Ibid. : 407. 4. Ibid. : 91. 5. Ibid. : 222. 6. Corbin 1986. 7. Lejeune 1993 : 11. 8. Verdier 1979 : 157-258. 9. Fine 1984. 10. Albert-Llorca 1995 : 109 et suiv. 11. Corbin 1986 : 305. 12. Ibid. 13. Voir Gri 2000. 14. Larroque 1986 : 270. 15. Lombardo-Radice 1937 : 38.

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16. Biondi 1995 : 10. 17. Voir Zumthor 1973. 18. Sanga 1995 : 110 et suiv. 19. Weiler 1994 : 23. 20. Ibid. : 118. 21. Ibid. : 197. 22. Ibid. : 225. 23. Marchi 1992.

RÉSUMÉS

La couture et la broderie sont deux activités qui ont marqué, pendant des siècles, la présence féminine à l’intérieur de la famille. Parfois geste technique et nécessaire, parfois moment de formation et/ou d’évasion, la broderie a d’ailleurs constitué l’un des savoir-faire nécessaires pour la jeune fille bourgeoise vouée au mariage, nécessitant, pour l’affirmation de sa présence sociale, un trousseau. Par ailleurs, pendant ces derniers siècles, les femmes se sont emparées de l’écriture pour en faire à la fois un moment de réflexion, de gestion, de mémoire de soi et de la famille : en quoi ces pratiques se ressemblent-elles ? En quoi la solitude, le repli sur soi, le silence, la lenteur, la précision du geste, le marquage (du papier, du tissu) deviennent, tout le long du XIXe siècle, les éléments communs de savoir-faire qui contribuent de façon analogue à forger, dans l’espace et dans le temps, l’identité individuelle féminine et son insertion sociale ? En quoi l’écriture de soi a accompagné, puis remplacé, le travail de l’aiguille ?

Sewing and embroidery have long been women’s activities within families. Combining technical gestures, training and at times evasion embroidery was considered a necessary skill for young girls in bourgeois families who needed a trousseau for their marriage. Similarly, women used writing to reflect, to manage affaires and to consign personal and familial memories. The article explores the similarity of these practices, focusing on the way solitude, silence, the precision of gestures and the marking of paper or cloth became during the 19th century features that allowed an individual feminine identity to develop and acquire social status. To what extent did private writing gradually replace needlework?

INDEX

Mots-clés : broder, coudre, jeunes filles Index chronologique : XIXe siècle Keywords : diary, embroider, sew, XIXe century, writing

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AUTEUR

ANNA IUSO

Anna Iuso est professeur d’anthropologie culturelle à l’université de Rome « La Sapienza » et membre du Laboratoire d’Anthropologie et d’Histoire de l’Institution de la Culture (LAHIC-IIAC), Paris. Elle dirige la revue Primapersona de l’Archivio Diaristico Nazionale (Pieve Santo Stefano, Toscane). Elle consacre ses recherches aux formes de l’autobiographie, aux pratiques de la mémoire et à l’émergence de nouveaux objets du patrimoine. Parmi ses publications les plus récentes : La face cachée de l’autobiographie (dir.), Carcassonne, Garae Hésiode, 2011 ; Déclinare il patromonio, Rome, Aracne, 2011. [email protected]

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L’envers du décor Écrits de femmes sionistes en Palestine (1880-1939) Behind the Scene: the Writings of Sionist Women in Palestine (1880-1939)

Isabelle Lacoue-Labarthe

1 Lettres, journaux intimes, Mémoires, récits divers : les femmes qui se sont installées en Palestine1 après leur départ d’Europe ou des États-Unis, au cours des aliyot 2 successives ont laissé de très nombreux témoignages personnels. Parmi ces écrits, l’un des recueils les plus diffusés s’intitule The Plough Woman. Records of the Pioneer Women of Palestine ; publié pour la première fois en yiddish en 1931, il a été allégé et traduit en anglais3. Certains textes, en revanche, se découvrent au hasard des références mentionnées dans des biographies ou des autobiographies publiées. Les fonds d’archives, ceux des Archives centrales du sionisme4 à Jérusalem en particulier, recèlent enfin des trésors, à l’instar de quelques correspondances tenues par des actrices de l’aventure sioniste. Parmi elles, figurent ainsi de multiples lettres échangées par la philanthrope Henrietta Szold5 ; professionnelles et personnelles, faciles d’accès, elles sont écrites en anglais et publiées en plusieurs langues, y compris en français depuis 1949. Militante du mouvement ouvrier féminin, Dvorah Dayan a laissé des Mémoires publiés en français sous le titre Une mère en Israël6, tandis que Golda Meir, qui fut Premier ministre d’Israël, a fait le récit de sa vie entière7. Dans Coming Home8, la militante travailliste et féministe Rachel Yanait Ben Zvi raconte, quant à elle, l’immigration en Palestine. Nombre d’autres textes n’ont pas encore été exploités.

2 À titre de comparaison, signalons l’existence de nombreux textes écrits par des acteurs masculins ; la figure charismatique du sionisme avant et après la création de l’État hébreu, son premier Premier ministre, David Ben Gourion a laissé des Mémoires dans lesquels il a largement utilisé son abondante correspondance avec son père, son épouse et ses compagnons sionistes9. Les textes de ce type ne manquent pas : récit de Joseph Baratz, membre fondateur de la Histadrout10 et ancien député israélien11, Mémoires de l’ancien président de l’État hébreu Zalman Shazar12 ou du « père » de la colonisation juive de la Palestine, Arthur Ruppin, auteur de trois volumes d’autobiographie et d’écrits quotidiens13. Plus volumineux, ils nous ont semblé toutefois moins nombreux et plus souvent issus de personnalités de premier plan que les textes féminins.

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3 Dans l’ensemble, les textes parvenus jusqu’à nous écrits par des femmes restées à peu près anonymes ou au contraire devenues célèbres dans l’État hébreu et parfois bien au- delà, ont tendance à converger pour donner de la vie dans le Yishouv une vision très contrastée avec celle longtemps véhiculée en Israël. Après sa création en 1948, l’État hébreu est en effet resté durablement auréolé d’une notoriété flatteuse : hommes et femmes étaient réputés y jouir d’une parfaite égalité héritée du sionisme pré-étatique. Des images de femmes labourant la terre, pavant des routes, réalisant des travaux de maçonnerie ou de carrelage, montant la garde dans les colonies agricoles mises en place à partir des années 1880, circulaient abondamment, véhiculées par le personnel politique, les intellectuels, la littérature, entre autres. Images de solidarité, de distribution des tâches sans distinction de sexe ; images de femmes épanouies participant à la création d’une nouvelle société non patriarcale. Images récurrentes, véhiculées par toutes sortes d’organisations et d’institutions, y compris féminines. Images trompeuses, nous disent ces écrits féminins dans lesquels la Palestine juive n’apparaît guère comme un havre de paix singulièrement favorable aux femmes, mais comme un lieu plutôt hostile, où la vie est difficile, parfois insupportable au point de susciter émigration ou même suicide et qui ne réalise pas l’égalité entre hommes et femmes.

Loin des rêves : s’écrire entre exaltation et déception

4 Le sionisme pratique14 a longtemps présenté la terre de Palestine comme « une terre sans peuple pour un peuple sans terre »15, non pas vide de population notamment arabe, mais faiblement peuplée, donc sans obstacle réel à la colonisation juive. Les premiers immigrants sionistes débarquent d’ailleurs en Palestine en croyant trouver une terre quasi déserte et sont surpris de la réalité qu’ils découvrent16. Cependant, si cette terre n’est certes pas, pour les nouveaux arrivants, celle où le lait et le miel ruissellent à flot contrairement à ce que dit la Torah, aux yeux des colons juifs, créateurs de structures agricoles et persuadés de surmonter toutes les difficultés qui se présentent à eux, elle peut le devenir. Les lettres et carnets intimes tenus avant même leur départ dans l’exaltation, puis après leur arrivée témoignent de la relation souvent empreinte de mysticisme que ces colons, surtout lors des premières aliyot, entretiennent avec la terre de Palestine. S’y expriment ainsi idéalisme, sentiment de renaissance et vénération de la terre chérie. À l’aube de son départ, l’un d’eux écrit ainsi : Tout fut soudain clair comme du cristal. Le brouillard fondait, mon corps entier tremblait d’excitation... Comme si je m’étais éveillé tout à coup d’un mauvais rêve. Je savais ce que j’avais à faire. Rien d’autre n’avait d’importance17. 5 Le vocabulaire utilisé dit la révélation, voire l’extase religieuse. À son arrivée, le sioniste travailliste Berl Katznelson écrit à l’un de ses correspondants que « la vie réelle commence bientôt », tandis que le poète Haim Nahman Bialik, s’adresse aux pionniers en les assurant que « même la poussière deviendra vivante sous vos pieds nus et sacrés »18.

6 La plupart des immigrants en Palestine croient en l’édification d’une société nouvelle, délivrée des injustices et des discriminations subies par les Juifs en diaspora. Avant de partir, les femmes ont elles aussi en tête l’image d’une Palestine idéale. Confrontés à la

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réalité, beaucoup sont surpris, souvent déçus, parfois même découragés. Leurs carnets recueillent ces impressions : Arrivés sur place, au lieu du Carmel et du Saron, du Jourdain et du Negev, de la terre des Prophètes et des Macchabées, de la résurrection glorieuse, ils trouvent la simple réalité, nue, prosaïque ; un petit village, un travail qui ne s’accompagne pas de chants patriotiques, contrairement à ce que l’on disait à la maison, un vrai travail, fatigant, épuisant19. 7 L’expression de la déception est, en effet, un topos des correspondances à la fois des hommes et des femmes, mais plus encore des journaux et Mémoires féminins. La jeune pionnière Sarah Chisick, qui tient régulièrement son journal, imagine les ouvriers de Palestine en adeptes de l’égalité sociale et sexuelle ; en 1919 pourtant, quelques années après son arrivée, elle déplore la permanence des injustices dans le monde : Pourquoi les gens bons et honnêtes n’ont-ils pas le pouvoir sur les mauvais ? Ce qui me blesse et me met le plus en colère c’est que les gens mauvais soient toujours reconnus comme bons et honnêtes, alors que ceux qui le sont réellement doivent souffrir en silence. Je ne parle pas à la légère : c’est bien la vie qui m’a appris cela20, 8 et en Palestine selon toute évidence : la jeune femme affirme un peu plus loin n’avoir dans sa vie actuelle plus qu’un seul espoir, fragile : aider son peuple à renaître par le travail.

9 Certaines femmes prennent ainsi clairement conscience de l’écart entre idéal et réalité et c’est à leur journal, parfois leurs lettres qu’elles en font part ; Anya écrit ainsi le 21 décembre 1912 : Mon Dieu ! Si j’avais su que ce serait comme cela, que ce serait une telle déception. Je suis venue en Palestine poussée par un idéal élevé : je n’ai pas hésité à venir. Je me disais : c’est ton idée (...) C’est terrible de voir que la réalité ne ressemble en rien à ce que j’imaginais. Comment peut-on s’estimer satisfait, après ça ?21 10 Qu’elles trouvent en Palestine un écho à leurs aspirations spirituelles ou qu’elles soient avant tout frappées par la dureté de la vie dans les colonies sionistes et la difficulté à s’intégrer, leurs journaux le rapportent. Leur lecture croisée est, à cet égard, très enrichissante : pour Zipporah, une de ses camarades, Sarah Chisick, qui fait du travail un véritable sacerdoce, semble s’épanouir lorsqu’elle quitte la maison familiale et se fait embaucher dans une kvutzah22 : « Je me souviens (...) avec quelle joie elle travaillait en cuisine et préparait le repas d’un grand nombre d’ouvriers », elle qui avait toujours exécré les travaux domestiques23. Le journal de Sarah confirme en partie cette impression : lorsqu’elle compare sa vie à celle des Juifs restés en diaspora, la jeune fille s’estime privilégiée et fait de la Palestine un havre de paix surtout pour les femmes juives : J’ai entendu les “fameuses” nouvelles – les pogromes de Russie et d’Ukraine. Mon cœur saigne pour mes frères et sœurs ; mais surtout pour mes sœurs, car elles meurent doublement. Elles meurent d’être juives et d’être femmes24. 11 Son discours exalté25 dit son épanouissement : J’ai vingt et un ans ! Ça veut dire que j’ai vécu vingt et un ans. Comme c’est facile à dire ! Non, je n’ai pas vécu toutes ces années, pendant longtemps j’ai seulement respiré. 12 Pourtant, en dépit de ces déclarations enflammées, une certaine amertume est perceptible. Alors qu’elle est contrainte de travailler au village, la jeune fille confie à son journal : « je doute beaucoup de trouver un jour un endroit où je serai totalement comblée »26. Cette tonalité sombre est courante dans les écrits de femmes, en

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particulier des seconde et troisième aliyot ; à l’instar d’Anya, beaucoup désespèrent de trouver une satisfaction personnelle dans l’expérience palestinienne, et disent parfois regretter leur départ d’Europe et leur aspiration à y retourner, ce que confirment les Mémoires de Dvorah Dayan27.

13 Le sentiment général qui préside à l’ensemble de ces textes est ainsi un mélange d’enthousiasme, d’exaltation et de tristesse, voire de pessimisme. D’après l’autobiographie de Golda Meir, ce double sentiment s’exprime dès l’arrivée des pionnières en Palestine : lors de sa première journée à Tel Aviv en 1921, la jeune femme ressent un immense bonheur (« Notre rêve était réalisé »), presque immédiatement nuancé : « j’en venais à me demander comment, [ma sœur] et moi, nous pourrions nous faire à notre nouvelle vie »28, tant elle et sa famille se retrouvent démunies et accablées. Aucun des amis prévenus de leur arrivée n’est venu les chercher, un soleil de plomb les fait chanceler, chaleur et fatigue se conjuguent pour rendre très pénible une arrivée pourtant vécue dans la joie29. Ce mélange de sentiments contradictoires court tout au long d’écrits où les femmes disent alterner sans cesse entre le sentiment de s’épanouir et celui d’être abruties de travail, entre une espérance immense en la nouvelle société et un désespoir profond, parfois morbide. 14 Pessie Abramson évoque dans sa correspondance30 ses principales sources d’angoisse : un travail exténuant, une précarité permanente, la nécessité de s’adapter sans cesse aux aléas rencontrés. La solitude et l’absence d’entourage affectif nourrissent une perpétuelle peur du lendemain. Dvorah Dayan se souvient aussi de son total harassement par le travail, peu après la fondation en 1921 de la colonie de Nahalal : L’énervement était constant. Souvent la fatigue atteignait l’extrême limite de la capacité d’endurance. Il arrivait que l’on mît en doute la possibilité de continuer ainsi. Il nous semblait alors que de toutes manières, nous étions vouées à l’échec par épuisement31. 15 Les longues et éreintantes journées de travail ne laissent pas une minute pour la vie intellectuelle ou sociale. Anya, pionnière de Migdal, a le sentiment d’un vaste gâchis lorsqu’elle compare sa vie en Palestine à celle qu’elle aurait eue en diaspora : J’aurais pu vivre à mon gré, n’importe où, voir le monde et rencontrer des gens. J’avais tout. Qu’est-ce qui a bien pu m’attirer ici ? Vivre comme une sauvage, devenir sauvage, ne plus penser, ne plus voir personne, ni famille ni amis32. 16 Elle refuse de chercher à expliquer son choix et sa désolation – « ne pas me plonger dans les profondeurs de mon âme et de mon être », écrit-elle – par peur d’aggraver sa souffrance : « dans quel état vais-je me trouver ? »33. Ainsi le travail est-il source de maux pour le corps et sacrifice des plaisirs de l’esprit, particulièrement douloureux pour ces jeunes gens, filles et garçons, qui ont souvent reçu, avant de partir, instruction et éducation soignées. La correspondance d’Anya impute à ces conditions de vie rudes et inattendues le découragement souvent exprimé : dans une lettre d’avril 1913 à un proche, la jeune femme dit sa « tristesse »34 de ne pouvoir s’adapter à son nouvel environnement. Moins de deux ans après son arrivée en Palestine, elle retourne d’ailleurs en Russie.

17 Journaux et correspondances résonnent ainsi, plus encore pour les femmes que pour les hommes, de la détresse et du désarroi causés par les désillusions et les difficultés quotidiennes et révèlent parfois même des tendances suicidaires. Dans des lettres au pessimisme croissant, Pessie Abramson annonce pour ainsi dire son suicide à Kfar Giladi en 1922 : « Des enfants et du travail ! Comme j’ai espéré, jadis, avoir les deux dans

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ma vie. Mais je ne pensais pas que ce serait si difficile »35. Une lettre de 1921, adressée à son amie Zipporah, explique sa détresse par son incapacité à trouver une place dans le Yishouv, dix-sept ans après son arrivée : « Zipporah, crois-moi lorsque je dis combien j’ai parfois l’impression qu’il n’y a pas de place pour moi dans la vie ». Dépression et idées suicidaires semblent en revanche moins présentes dans les écrits masculins consultés. 18 Les départs et les suicides ne sont pourtant pas négligeables parmi les pionniers des deuxième et troisième aliyot36. Les écrits féminins rapportent ainsi des cas de suicides masculins : Pessie Abramson en mentionne un dans ses lettres37, tandis que Shoshannah Bogen analyse le suicide d’un de ses camarades38, en 1918, peu avant de se tuer à son tour. Pourtant, tout comme ils sont rarement rapportés par les écrits personnels masculins, ils sont en général passés sous silence dans les études sur la communauté juive de Palestine, de même que l’émigration pourtant présente dans les statistiques émanant d’organismes sionistes39. Il en va de même pour les inégalités entre hommes et femmes, présentes dans certains écrits féminins, parfois révélées par des sources administratives et pourtant longtemps absentes des ouvrages académiques : inégalités à l’embauche, face au chômage ou dans les salaires, par exemple40. En contraste avec l’imagerie récurrente, la société du Yishouv apparaît, grâce à ces textes, comme marquée par une distribution sexuée et inégalitaire des tâches, où les femmes sont avant tout reconnues dans un rôle qu’elles vivent pourtant souvent avec angoisse, celui de mères et de compagnes.

La peinture d’une société inégalitaire et sexuellement clivée

19 Dans ses Mémoires, David Ben Gourion donne lui aussi un aperçu peu engageant de la vie des pionniers dans les colonies agricoles juives : Ceux qui s’apprêtent à partir pour Eretz-Israël et qui pensent à un pays romantique (...) s’éloignent du Pays réel avec la dureté de sa vie quotidienne. (...) Les tâches sont pénibles (je parle des travaux agricoles) et celui qui n’a jamais travaillé de sa vie, ce qui est le cas pour beaucoup d’entre nous, doit mobiliser toute sa volonté pour piocher une terre dure sous un soleil brûlant ; la sueur ruisselle, la main se couvre d’ampoules et les membres se détachent du corps, alors que le fermier ou le surveillant se tient à côté de vous et crie : Vite, plus vite !41 20 Il s’arrête aussi sur les déplorables conditions de logement des ouvriers et sur les maladies qu’ils doivent affronter, en premier lieu la malaria qui le touche lui-même au moment de son arrivée en Palestine, en 1906.

21 Pourtant, si hommes et femmes partagent maintes angoisses, les secondes font état de préoccupations propres. En premier lieu, celles-ci sont liées à la maternité qui, dans les conditions de vie difficiles des colonies sionistes, est souvent vécue avec des sentiments ambivalents, entre joie et détresse et sans que s’instaure de partage des tâches entre les parents. Sont ainsi répandues chez les jeunes femmes la peur de ne pas savoir s’occuper des enfants, par manque d’information et d’expérience, et celle de ne pas répartir leur temps de manière équitable, de privilégier le travail au détriment des enfants ou l’inverse. Rétrospectivement, Hasia Kuperminz-Drori s’interroge : Devions-nous suivre la vieille méthode traditionnelle de nos parents et grands- parents et élever nos filles différemment de nos garçons ? Ou bien devions-nous faire le contraire ?42

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22 Dvorah Dayan résume ainsi le dilemme rencontré par les jeunes mères : Les mères savaient qu’elles s’acquittaient nécessairement mal de leur tâche : les soins et l’éducation des enfants. Le continuel partage des soucis entre la ferme et la famille rendit dures et amères les premières années de Nahalal43. 23 La culpabilisation des femmes se manifeste fréquemment dans les journaux et correspondances. Hasia Kuperminz-Drori rapporte ainsi le propos de l’une d’elles, au sortir du dispensaire où elle a fait peser sa fille âgée de quatre mois : 3 semaines que ma petite fille n’a pas pris un gramme. C’est de ma faute : je dois travailler au jardin et je néglige l’enfant. Et, je ne sais pas, peut-être que je manque de lait. Je ne bois pas autant que je suis supposée le faire44. 24 Dans le court texte qu’elle donne au recueil The Plough Woman, Golda Meir évoque elle aussi le flot de reproches dont s’accablent les femmes qui travaillent lorsque leurs enfants tombent malades45. Elle revient sur ce point dans son autobiographie et y rapporte les critiques dont sa mère et sa sœur l’éreintent, en raison de ses absences répétées46.

25 Les textes des femmes juives de Palestine arrivées politisées et désireuses de travailler, en particulier lors des seconde et troisième vagues migratoires, présentent des aspects très actuels : ils interrogent l’articulation entre différentes facettes de la vie des femmes, la difficulté à combiner vie active et vie familiale, mais aussi le sentiment de dépossession qui étreint nombre d’entre elles, lorsqu’elles doivent confier leur progéniture à la crèche ou à la maison d’enfants du kibboutz47. Là encore, Golda Meir constitue un exemple éloquent : La femme moderne s’interroge : est-ce que quelque chose cloche chez moi si mes enfants ne suffisent pas à remplir ma vie ? Est-ce ma faute si, après leur avoir donné (…) une place dans mon cœur, il reste en moi un vide qui doit être comblé hors de la famille et de la maison ?48 26 Les difficultés rencontrées ici ont plusieurs explications : « Les années délicates du passage de l’enfance à la vie de femme, nous les avons traversées sans l’aide compréhensive d’une mère », écrit Hannah Chizick dans son journal49. Les conditions dans lesquelles grandissent les enfants ne peuvent en outre que nourrir des inquiétudes : les mères se retrouvent souvent seules pour les élever, les pères partant travailler loin du lieu où elles résident. Une jeune femme de Jaffa écrit ainsi au cours de l’été 1920 : « Je suis très accablée. J. est parti à Londres assister à la Conférence sioniste. Le petit accapare toute ma force »50. Si les enfants mobilisent autant d’attention de la part des parents, avant tout des mères, c’est parce qu’ils grandissent dans un milieu hostile et sont souvent la proie de maladies contre lesquelles les mères disposent de peu de moyens, surtout en milieu rural. Zipporah Zeid raconte ainsi un épisode douloureux, au cours de l’été 1916 lorsque, tandis que son groupe se déplace d’une colonie à une autre, son enfant de deux ans est soudain pris de convulsions : « personne d’entre nous ne [sait] quoi faire », les uns pensant qu’il faut frictionner vigoureusement l’enfant, les autres qu’il vaut mieux le laisser en paix51.

27 Les appréhensions des mères se portent également sur elles-mêmes, en particulier sur les répercussions d’une naissance sur leur vie de pionnière : journaux et correspondances laissent penser que les jeunes mères sont parfois contraintes, après la naissance de leur progéniture, à travailler à la maison des enfants et non plus à l’étable ou aux champs. Au cœur de ces écrits de femmes revient en effet comme une antienne le regret d’être cantonnées à des tâches domestiques. Beaucoup se plaignent de se voir

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confinées en cuisine. Rachel Zisle écrit à son frère qu’en retournant dans une colonie où elle avait précédemment travaillé, Karkur, « une chose [l’]a terrifiée là-bas, le travail des femmes, uniquement en cuisine ! » ; elle précise : « je sentis que je ne pourrais jamais passer du champ ou du jardin au travail domestique qui n’avait pour moi aucun intérêt »52. Rachel Yanait se souvient qu’« au cœur de ce mouvement ardent vers la terre, les ouvrières se retrouvèrent mises à l’écart et renvoyées une fois de plus à la maison et en cuisine, conformément aux traditions »53. Or, les attributions domestiques sont particulièrement lourdes : il faut nourrir des communautés, de plusieurs dizaines de membres parfois, dans de terribles conditions de pénurie où, le plus souvent, même l’essentiel manque. Dans une colonie située près du lac de Tibériade, Nechamah Zizer s’inquiète : Que se passera-t-il demain ? Il n’y a dans la maison pas même assez pour nourrir un chiot. Si on regarde plus loin, on peut peut-être rassembler un plein verre de pois, mais à supposer que j’aie de quoi préparer la soupe pour vingt hommes, comment faire pour le prochain repas ?54 28 De nombreuses femmes évoquent les très rudes conditions du travail en cuisine : Judith Edelman dit la difficulté à tenir son rôle, en particulier lors des attaques de fièvres liées à la malaria, alors qu’elle n’a nullement choisi ce travail : Quand je suis arrivée, j’ai immédiatement été propulsée en cuisine, et je savais qu’il n’y avait pas moyen d’y échapper car il n’y avait pas d’autre jeune femme pour y faire le travail. 29 Suit le récit de ses journées : levée à 3 heures du matin, elle se rend en cuisine ; avec d’autres femmes, « elles travaillent et souffrent », interrompues par les crises de fièvre : À dix heures, la fièvre montera soudain ; nos membres trembleront, nous aurons mal à la tête, et tout nous tombera des mains. À midi, impossible de continuer. Je me couche sur un banc de la cuisine et attends que la crise passe. Puis je me lève et reprends le travail55. 30 Aux pénuries, à la chaleur, à la maladie, s’ajoute parfois le remplacement des femmes enceintes en cuisine : leur travail, lorsqu’elles ne sont plus en mesure de l’assurer, est réparti entre les autres femmes, et non entre tous les membres de la communauté. Que les femmes en viennent rapidement à envier les hommes qui travaillent la terre et rentrent se mettre les pieds sous la table56 s’explique sans difficulté !

31 Mais le regret principal qu’expriment les femmes dans leurs écrits est de ne pas pouvoir choisir d’autres fonctions pour participer au développement de la colonisation. Beaucoup, en effet, aspirent au travail productif et avant tout au travail de la terre57. Lorsqu’elles y accèdent, elles expriment leur profonde satisfaction : « Et maintenant, enfin, je travaille à la pépinière. Je travaille et je suis heureuse » et plus loin : « Le jour je suis dehors, et la nuit j’étudie. J’ai de bons livres de botanique »58. Rachel Zisle craint toutefois, écrit-elle, d’être réaffectée à un travail de bureau. Correspondances, journaux et Mémoires révèlent plus fréquemment la frustration de femmes qui ont du mal à faire reconnaître leurs compétences, reçoivent en général un salaire inférieur à celui des hommes et se voient refuser ou très parcimonieusement ouvrir l’accès à certaines professions. Les écrits quotidiens forment pour ces femmes un précieux exutoire. 32 Dans une lettre de 1918 à son compagnon, Pessie Abramson rapporte les propos désabusés d’une camarade : Je travaille depuis 13 ans et cette année, je vais me retrouver sans place. D’autres, qui travaillent depuis moins d’un an, obtiennent toutes sortes d’offres de la part des

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kvutzot. Je suppose que je devrais y aller et me faire embaucher comme domestique quelque part…59 33 Lorsqu’elles veulent participer à des travaux considérés comme masculins, les femmes essuient quolibets et mises à l’épreuve. Techya Lieberson revient sur son expérience dans la construction. Comparant sa tâche avec celles des hommes et trouvant la sienne légère, elle demande à participer au portage du ciment, comme les autres employés ; elle se rend vite compte que « le camarade qui [charge sa] planche en [met] plus que sur celle de tous les autres ». Mais elle s’efforce de tenir le coup et son compagnon de portage constate l’abus dont elle est victime. L’histoire se répète au moment de poser les fondations et la jeune femme finit par obtenir le respect de ses collègues masculins. Elle conclut son texte par ces mots : Je raconte cela uniquement pour aider à faire clairement apparaître la lutte que les travailleuses de Palestine doivent mener pour pénétrer dans un nouveau domaine d’activité60. 34 L’autre plainte récurrente porte sur les salaires : ceux des femmes sont, à qualification et travail égaux, toujours inférieurs à ceux des hommes. Dans son témoignage pour The Plough Woman, Rachel Yanait résume : Même s’il est difficile pour eux aussi de trouver du travail, même si leurs emplois sont souvent précaires, les hommes se sont fait une place dans chaque branche de l’agriculture, dans les plantations et dans les champs. Mais les femmes ont encore à se battre pour leur droit à travailler dans les colonies, au verger et dans la vigne, et pas seulement à la cueillette des oranges. Et combien peu nombreuses sont celles qui, pour un travail d’homme, touchent un salaire d’homme !61 35 Dernières embauchées, les femmes sont les premières licenciées, surtout en période de crise : lors de la Première Guerre mondiale, Yael Gordon raconte que les femmes « n’ont absolument rien. Leur condition est toute de dénuement et de désespoir. Elles errent de cuisine en cuisine, d’une colonie à une autre, de kvutzah en kvutzah, à la recherche d’un travail »62 ; lors de la crise des années 1925-1927, elles souffrent du chômage bien plus tôt que les hommes, explique Myriam Schlimovitch63.

36 Ce qui est dit dans ces écrits féminins trouve sa confirmation dans quelques rares études et, on l’a vu, dans certaines données statistiques. L’historienne du mouvement ouvrier des femmes de Palestine, Ada Maimon, fournit de nombreuses indications sur le chômage féminin et sur la nécessité pour certaines femmes de se faire embaucher comme domestiques64. Elle écrit : « de toutes façons pour les ouvrières la crise était permanente. Le chômage était leur lot commun même en période de plein emploi »65. Ces témoignages rapportent également différents types de réactions à ces discriminations : des grèves sont organisées par des femmes, au milieu des années 1920 et racontées par leurs participantes, Carmelah à Zikhron Yaakov, par exemple, pour manifester contre la réduction de leur salaire, ou encore Rivkah, à Petah Tikvah, pour être embauchées à la récolte des oranges, manifestation qui vaut à ses plus actives militantes d’être molestées par les autorités britanniques et de séjourner en prison66. D’autres femmes choisissent de créer des structures exclusivement féminines ; c’est ainsi que les récits des lettres, journaux, mémoires de femmes permettent de comprendre comment sont apparues les fermes collectives féminines. 37 Ils permettent également de révéler sous un jour nouveau une véritable institution du sionisme, le kibboutz, longtemps présenté comme symbole de l’égalité absolue67, notamment entre hommes et femmes. Les textes féminins montrent au contraire que dans les structures collectives, au kibboutz en particulier, l’égalité entre les sexes n’est

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pas strictement respectée, les hommes s’arrogeant en général le travail productif tandis qu’aux femmes revient le travail ménager. Plus largement, c’est la persistance parmi les pionniers supposés progressistes d’une conception inégalitaire des rapports entre femmes et hommes que révèlent les écrits. Ils mettent en effet l’accent sur la plus grande fragilité des femmes et leur dépendance encore forte aux hommes, maris, frères, camarades, tandis que ceux-ci, dans leurs propres textes, dévoilent davantage les satisfactions que les échecs et les obstacles rencontrés ; il est vrai que ces difficultés sont, plus souvent que pour leurs compagnes, compensées par la reconnaissance dont ils peuvent bénéficier, aussi bien dans leur activité professionnelle que dans leur engagement politique, puisqu’ils occupent, presque en exclusivité, les postes prestigieux aussi bien dans les organes politiques (Conseil national, Assemblée des élus…), que dans les organisations de défense, surtout lorsque toutes ces institutions s’officialisent dans les années 192068. 38 Au contraire, des femmes disent peiner à s’imposer par exemple dans la garde des colonies : Haya-Sarah Hankin raconte comment, vers 1910, une de ses camarades, S., déclara vouloir participer au tour de garde de la colonie galiléenne de Kfar Tabor. À l’insu de ses camarades, un jeune homme qui lui fait confiance lui procure armes et abaya pour se cacher. Ensemble, ils assurent la garde de nuit de la colonie. Lorsque la présence de la jeune femme est enfin découverte, ses camarades acceptent de la maintenir parmi les gardes, à condition que personne ne le sache à l’extérieur de la colonie, notamment pour ne pas donner aux Arabes une image de « faiblesse »69… 39 Autre différence de taille rapportée par les seules femmes : la « double journée » qui épargne les hommes et attend (déjà !) les femmes, chargées de mener de front participation au travail collectif et maternité. La comparaison des Mémoires de David Ben Gourion, premier Premier ministre israélien, et de l’autobiographie de Golda Meir, elle aussi chef du gouvernement de l’État hébreu, de 1969 à 1974, est à cet égard saisissante : engagé dans la Légion hébraïque, le premier laisse seule sa jeune épouse Paula, enceinte et d’un sionisme plutôt tiède, à peine six mois après leur mariage et pour de longs mois. Il n’est pas présent pour la naissance de leur fille dont il fait la connaissance alors qu’elle a quatorze mois ! S’il insiste dans ses lettres sur le sacrifice de son épouse70, il ne manifeste pas de grande frustration ni de réel sentiment de culpabilité, en particulier à l’égard de sa fille… Lorsqu’il découvre les joies de la paternité, il constate à quel point l’éducation des enfants est accaparante71. Il n’a pas beaucoup à la subir tant il s’absente souvent et parfois pour de longues périodes. Peu à peu, au fil de ses lettres et de ses Mémoires, les notations intimes et les références à sa vie conjugale et familiale s’espacent et laissent toute la place à l’activité politique. Au contraire, le texte qu’elle a donné au recueil The Plough Woman et l’autobiographie de Golda Meir sont truffés d’allusions à ses enfants, au sentiment de culpabilité que nourrissent ses fréquentes absences auprès d’eux. Et Golda Meir d’évoquer très clairement le poids du « double fardeau » porté par les femmes et à peine moins lourd au kibboutz…72 40 À travers leurs écrits personnels, la différence principale qui se dessine entre hommes et femmes tient précisément au manque de reconnaissance dont font l’objet les premières ; pour les seconds, des gratifications – en particulier politiques – aident à alléger le poids des efforts consentis au service du projet sioniste. Pour leurs compagnes, ces compensations sont bien maigres et leur insignifiance explique la fréquente noirceur de leurs écrits personnels.

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41 Les seuls domaines dans lesquels les femmes se disent reconnues pour leurs compétences sont la maternité et certains emplois : soin, aide aux personnes, domesticité, métiers qui semblent prolonger les qualités supposées naturelles des femmes. Cette reconnaissance exclusive explique sans doute pourquoi maternité et parfois même travail en cuisine font aussi figure, dans les textes de femmes, de refuge et de consolation, même pour les plus déprimées. Pessie Abramson écrit ainsi en 1919 à l’une de ses amies : « Même si je travaille tout le temps, je n’éprouve aucune satisfaction dans le travail ». À la même époque, elle se réjouit de ce que son enfant « [la] réconforte et [l’]aide à oublier [sa] nostalgie pour ce qui n’est plus » (c’est-à-dire la vie avec son compagnon, garde itinérant, et sa capacité à travailler). En 1922, peu avant sa mort, alors que ses lettres s’assombrissent, elle trouve encore des accents de gaieté pour exprimer le plaisir de voir grandir son fils et pour l’écrire à son compagnon73. Les enfants font ainsi l’objet d’un très grand investissement affectif et d’ambitieuses projections de la part des mères ; ils occupent une place centrale dans leurs écrits. Les femmes s’y soucient par exemple de l’éducation de leurs filles et souhaitent rompre avec celle qu’elles ont elles-mêmes reçue. 42 L’autre refuge prisé et évoqué par de nombreux écrits féminins, se trouve dans les fermes créées par et pour des femmes afin de renforcer leur formation, de multiplier et diversifier les possibilités d’emplois et de donner à voir leurs talents. Dans le texte qu’elle donne à The Plough Woman, Rachel Yanait explique la raison d’être de ces structures : « non pas la guerre [contre les hommes], mais la libération [des femmes] » 74, par une participation à toutes les activités des fermes et non aux seuls travaux domestiques. Ces fermes collectives féminines se créent à partir de 1917, moment délicat pour l’ensemble de la population de Palestine, surtout pour les femmes, plus fortement touchées par le chômage. La solidarité féminine que mettent au jour les écrits personnels existe en ville comme en milieu rural. Les lettres d’Henrietta Szold en témoignent. L’action de cette figure du sionisme s’appuie sur un constat : l’existence de difficultés propres aux femmes.

L’apport particulier des écrits personnels féminins

43 Lettres, journaux et Mémoires, apportent ainsi une aide inestimable pour mesurer l’écart entre les déclarations égalitaristes des pionniers du Yishouv, les représentations des rapports de sexe, idéalisés après la création de l’État, et la lutte constante que les femmes doivent mener pour exister, être libres et reconnues. Ce que peignent ces textes, c’est bien l’envers du décor.

44 Ils offrent aussi une description précise de la vie quotidienne, sous des angles absents des documents publics, des études monographiques et des écrits personnels masculins. De nombreux thèmes sont davantage présents dans les textes de femmes que dans ceux des hommes : les questions relatives au couple, aux relations conjugales, amoureuses et familiales, par exemple ; ces textes aident ainsi à mieux appréhender les relations entre mères et enfants, et plus largement entre parents et enfants, toutes données absentes des statistiques et autres documents officiels du pré-État hébreu. 45 S’ils rendent plus précis le tableau du Yishouv, ces écrits en révèlent la complexité, au premier chef celle des aspirations parfois ambiguës des hommes et surtout des femmes qui le constituent. Paraissent ainsi coexister refus de la vie de couple traditionnelle – au contraire souvent recherchée par les hommes75 – et sentiment de solitude lorsque le

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compagnon doit travailler au loin76. Le désir d’une vie sociale riche et indépendante77 et celui d’une vie conjugale et familiale épanouie cohabitent souvent chez une même femme, tandis que recherche d’une relation amoureuse fondée sur une communauté d’aspirations spirituelles et idéologiques et souhait d’une sexualité épanouie, monogame ou pas, déchirent bien des pionnières78. Complexité et diversité aussi des femmes, qu’on ne saurait constituer en groupe homogène et uni, sauf à reconstruire les stéréotypes véhiculés après la création d’Israël : rapprocher les textes de rurales et de citadines, comme Henrietta Szold, de celles qui sont restées dans l’anonymat et des grandes figures du sionisme (Golda Meir), fait émerger un tableau bigarré – à défaut d’être nécessairement complet – des femmes juives de Palestine. 46 S’ils aident à mieux connaître la vie et les représentations des femmes, absentes ou peu visibles dans les documents officiels, ces textes éclairent de la même manière le sort des hommes de la communauté juive de Palestine79. Ils révèlent les conceptions souvent différentes qu’hommes et femmes ont alors des rapports entre les sexes, du couple en particulier80, mais aussi le décalage qui se creuse entre des femmes aux aspirations de plus en plus affirmées et des hommes plus arc-boutés sur des conceptions traditionnelles de la répartition sexuée des tâches et des espaces privés et publics. 47 Enfin, ces écrits offrent un nouvel éclairage sur l’ensemble de l’expérience sioniste en Palestine en montrant ses protagonistes dans toute leur humanité, portés par des sentiments souvent contradictoires et pas exclusivement focalisés sur la réalisation du projet sioniste. C’est en effet dans ces journaux intimes, ces correspondances, ces moments volés à la collectivité que la vie sentimentale peut trouver une place, qu’elle n’a ni dans les écrits et les préoccupations officiels, ni dans nombre de Mémoires ou autobiographies masculines. En revanche, la sexualité en est le plus souvent absente. Cette absence dit la persistance d’un tabou et l’intériorisation, pour les femmes comme pour les hommes, de la priorité sioniste : l’élévation spirituelle et le culte du travail. 48 C’est ainsi une histoire complexe, nuancée, que ces textes féminins permettent d’écrire, surtout lorsqu’ils sont complétés et entrent en résonance avec les sources orales disponibles pour cette période : films documentaires81, entretiens enregistrés et rassemblés afin d’offrir aux plus jeunes générations une mémoire alternative.

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LACOUE-LABARTHE Isabelle, 2006, « Edith Bruck. Chi ti ama così. Les tribulations d’une rescapée de la Shoah », Diasporas, histoire et société, « Retour », 8, p. 173-186.

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MAIMON Ada, 1962, Women Build A Land, New York, Herzl Press.

MEIR Golda, 1989, My Life, Londres, Futura Publications (dixième édition).

RAIDER Mark A. & Miriam B. RAIDER-ROTH, 2002, The Plough Women. Records of the Pioneer Women of Palestine. A critical edition, Hanovre/Londres, Brandeis University Press/UPNE.

SHAZAR Zalman, 1969, Étoiles du Matin, trad. de l’hébreu par Guy Deutsch, Paris, Albin Michel.

YANAIT BEN ZVI Rachel, 1963, Coming Home, trad. de l’hébreu par David Harris et Julian Meltzer, Tel Aviv, Massadah-P.E.C. Press.

NOTES

1. Le terme de Palestine désignera ici le territoire situé à l’ouest du Jourdain, d’abord sous domination ottomane puis soumis au mandat britannique de 1922 à 1948. La communauté juive vivant dans cet espace est désignée en hébreu par le terme « Yishouv ». 2. Mouvements migratoires vers la Palestine ; le terme hébreu, aliya au singulier, signifie la « montée », l’« élévation ». Au pluriel : aliyot. Pour la période retenue ici, on en distingue cinq principales : la première (1882-1903) rassemble surtout des Juifs idéalistes, désireux de développer des colonies juives en Palestine ; au cours de la seconde (1904-1914), les immigrants se distinguent par leur forte conscience politique, marquée par l’idéologie révolutionnaire russe. La troisième vague (1919-1923) voit arriver en Palestine des Juifs très souvent socialistes. À partir de la quatrième (1924-1929), les immigrants, plus nombreux, viennent fréquemment de classes moyennes, surtout polonaises, puis à partir de la cinquième (1929-1939) – la plus massive – allemandes, fuyant la montée du nazisme et de l’antisémitisme européen. 3. Katznelson-Rubashow 1932. Une version augmentée de celle en yiddish a été éditée en 1975. En 2002, une édition critique et commentée a été dirigée par Raider et Raider-Roth. Il existe également une version allemande qui apporte des témoignages supplémentaires : Arbeiterinnen erzählen. Kampf und Leben in Erez Jisrael, Berlin, 1935. 4. Le terme sionisme est utilisé pour la première fois en 1890 sous la plume du journaliste viennois Nathan Birnbaum pour désigner le nationalisme juif apparu au XIXe siècle en Europe et prônant la constitution, de préférence en Palestine, d’une communauté nationale. 5. Grande figure américaine du sionisme, Henrietta Szold vit en Palestine – hormis quelques retours aux États-Unis – à partir de 1920 et jusqu’à sa mort en 1945. Au sein du Yishouv, elle joue un rôle de premier plan dans la vie politique et dans la mise en place d’infrastructures de santé publique et d’assistance sociale, surtout à destination des femmes. 6. Dayan 1959.

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7. Meir 1989. Golda Meir a dirigé le gouvernement israélien de 1969 à 1974. 8. Yanait Ben Zvi 1963. 9. Ben Gourion 1974. 10. La Histadrout est la confédération générale des travailleurs d’Israël. Créée en 1920, elle a continué à exister après 1948. 11. Baratz 1957. 12. Shazar 1969. Zalman Shazar a présidé Israël de 1963 à 1973. 13. Arthur Ruppin est membre de l’exécutif sioniste de Palestine en 1921. Son autobiographie, Ma vie et mon travail, est publiée à titre posthume en hébreu à Jérusalem, en 1968. En 1971, un recueil de textes rassemblés par Alex Bein, Memoirs, diaries and letters est édité. 14. Courant du sionisme qui prône la colonisation de la Palestine avant même la création d’une entité politique. 15. Expression du penseur sioniste Max Nordau (1849-1923). 16. En 1993, la réalisatrice Simone Bitton évoque ce décalage dans son film Palestine. Histoire d’une terre. 17. Elon 1972 : 154-158. 18. Elon 1972 : 155. 19. Ben Gourion 1974 : 24. 20. Extrait du journal de Sarah Chisick, 1919, Katznelson-Rubashow 1932 : 233. 21. Extrait du journal d’Anya, 21 décembre 1912, Bernstein 1992 : 152. 22. Kvutzah (plur. kvutzot) : forme de vie communautaire de petite taille, apparue en Palestine à partir de 1910. 23. Zipporah, in Katznelson-Rubashow 1932 : 230. 24. Extrait de son journal, 1919, Katznelson-Rubashow 1932 : 233. 25. Elle exprime avec lyrisme son désir de participer à la renaissance juive sur la terre d’Israël : « C’est l’espoir d’être une fille de mon peuple, qui rejette la vie qu’il a connue jusqu’alors pour devenir un peuple de travailleurs, chez lui et sur son propre sol (...) Je veux voir son triomphe et en jouir moi-même », Katznelson-Rubashow 1932 : 233. 26. Katznelson-Rubashow 1932 : 232. 27. Dayan 1959 : 103. 28. Meir 1989 : 58. 29. Voir le récit qu’elle donne de son arrivée à Tel Aviv dans son autobiographie, où elle évoque ces sentiments successifs, Meir 1989 : 56-58. 30. Lettres datées de 1916 à 1922, cf. Raider & Raider-Roth 2002 : 197-202. 31. Dayan 1959 : 43-44. 32. Extrait du journal d’Anya, Migdal, 20 février 1913, cité in Bernstein 1992 : 152. 33. Ibid. 34. Extrait du journal d’Anya, Migdal, cité in Bernstein 1992 : 156. 35. Lettre de Pessie Abramson à M. Spektor, Safed, 1922, Katznelson-Rubashow 1932 : 245. 36. Ils sont toutefois plus fréquents pour les femmes. Sur le phénomène de l’émigration féminine de Palestine puis d’Israël, cf. Lacoue-Labarthe 2006. 37. Lettre de Pessie Abramson à M. Spektor, Safed, 1922, citée in Katznelson-Rubashow 1932 : 247. 38. Raider & Raider-Roth 2002 : 179-180. 39. Un recueil de l’exécutif sioniste de Palestine produit en 1930 (Gurevich 1930 : 42-43 notamment) permet de cerner le profil des émigrants. 40. Celles-ci montrent par exemple qu’en 1926, environ 75 % des femmes contre 40 % des hommes relèvent de la catégorie des plus bas salaires en ville, tandis que dans les villages, ces taux sont de 84 % et 66 % (Gurevich 1930 : 172). 41. Ben Gourion 1974 : 25.

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42. Citée in Raider & Raider-Roth 2002 : 163. Texte écrit pour le recueil publié en 1932 (Katznelson-Rubashow). 43. Dayan 1959 : 43. Nahalal est fondé en 1921. 44. Raider & Raider-Roth 2002 : 162. L’épisode raconté ici a eu lieu au cours des années 1920, mais aucune date n’est précisée dans le récit. 45. Ibid. : 164. 46. Meir 1989 : 92-93. 47. Terme hébreu désignant une implantation communautaire collectiviste juive en Palestine ; le premier kibboutz, créé par des sionistes socialistes est apparu en 1921. Le membre d’un kibboutz s’appelle un kibboutznik (plur. kibboutznikim). 48. Raider & Raider-Roth 2002 : 165. 49. Arbeiterinnen erzählen... 1935 : 196. 50. Arbeiterinnen erzählen... 1935 : 186. 51. Zipporah Zeid, in Raider & Raider-Roth 2002 : 26 et sq. 52. Rachel Zisle, in Katznelson-Rubashow 1932 : 264. Lettre non datée mais que l’on peut situer entre 1922 et 1930. 53. Rachel Yanait, texte écrit pour Katznelson-Rubashow 1932 : 137. 54. 1916-1917, Raider & Raider-Roth 2002 : 79. 55. L’épisode évoqué en 1932 a lieu à la fin de la Première Guerre mondiale, Raider & Raider-Roth 2002 : 41. 56. Esther Becker écrit ainsi, alors que le travail de deux femmes enceintes est partagé par les quatre autres femmes dont elle-même : « Plus d’une fois j’ai rêvé de quitter la cuisine et de rejoindre la file des camarades qui traçaient le premier labour juif de la vallée », Raider & Raider- Roth 2002 : 25. 57. D’où le choix du titre du recueil publié en 1932 puis en 1975 et 2002 : The Plough Woman. Cette aspiration est avant tout partagée par des femmes des trois premières aliyot, celles des vagues migratoires suivantes étant nettement moins politisées. 58. Lettre de Rachel Zisle, in Raider & Raider-Roth 2002 : 221. 59. Katznelson-Rubashow 1932 : 242. 60. Récit écrit pour Katznelson-Rubashow 1932 : 179. 61. Katznelson-Rubashow 1932 : 144. 62. Ibid. : 89. 63. Raider & Raider-Roth 2002 : 135. 64. Maimon 1962 : 79, 83 et 88 entre autres. 65. Ibid. : 82. 66. Raider & Raider-Roth 2002 : 97-99. 67. Notamment parce qu’il fonctionne sur le principe « chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins ». Lacoue-Labarthe, à paraître. 68. À titre d’exemple, en 1920, lorsque est mise en place la première assemblée du Yishouv, les femmes représentent moins de 5 % des élus, tandis qu’une seule femme siège au Conseil national – sorte de gouvernement ; par la suite, elles sont parfois plus nombreuses, mais aucune n’atteint la fonction hiérarchique suprême de secrétaire de l’organe exécutif. Cf. Lacoue-Labarthe, à paraître. 69. Raider & Raider-Roth 2002 : 18-21. 70. Le 17 septembre 1920, il écrit à son père : « Il me semble qu’aucune femme au monde n’a jamais supporté un tel sacrifice. De plus, elle n’a jamais été sioniste », Ben Gourion 1974 : 129. 71. Ben Gourion 1974 : 129. 72. Meir 1989 : 89. 73. Katznelson-Shazar 1932 : 244 et 246-247. 74. Ibid. : 132.

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75. Cf. les Mémoires de David Ben Gourion cités plus haut. 76. Voir l’exemple de Pessie Abramson in Katznelson-Shazar 1932 : 239. 77. R. dit qu’elle a acquis en Palestine le bien le plus précieux : la liberté ; elle n’est pas prête à la sacrifier à son amour, Bernstein 1992 : 160-161. 78. Arbeiterinnen erzählen... 1935 : 200-201. 79. Voir, par exemple, les notes 34 et 35, à propos du suicide. 80. Voir, par exemple, le témoignage de R. qui évoque ce dernier point : « Les scènes de la vie domestique ordinaire [la] terrifient », alors que son compagnon n’aspire à rien d’autre (Bernstein 1992 : 160). 81. Anou Banou, film d’Edna Politi, produit un recueil de témoignages oraux sur la vie des pionnières de Palestine ; les entretiens ont été recueillis à la fin des années 1970.

RÉSUMÉS

De longues années après sa création, l’État d’Israël a bénéficié d’une réputation flatteuse : des images récurrentes de femmes labourant la terre, pavant des routes, effectuant des travaux de maçonnerie ou montant la garde dans les colonies agricoles créées par les pionniers juifs à partir des années 1880 ont laissé croire à l’émergence d’une société où hommes et femmes vivraient en parfaite égalité. Pourtant, lettres, journaux intimes, mémoires, récits de toutes sortes laissés par des femmes restées anonymes ou au contraire devenues célèbres viennent renverser cette image idyllique ; la Palestine juive n’y apparaît nullement comme un havre d’harmonie entre hommes et femmes. Bien plus, le pays supposé du lait et du miel est une terre hostile, où la vie est difficile pour tous et que beaucoup quittent, par l’émigration ou le suicide… À travers ces textes, l’imagerie qui entoure l’expérience sioniste en Palestine se trouve profondément ébranlée. Et c’est une nouvelle histoire qui peut s’écrire…

Since its creation in 1948, Israel has been seen as a privileged place for women: pictures of women ploughing, building streets and houses or guarding rural settlements set up by the Jewish settlers from the 1880s onwards suggested the emergence of a new egalitarian society for women and men. Letters, diaries, memoirs, life accounts and a variety of personal papers written by famous or unknown women contradict this idyllic picture. These texts show another facet of the Yishuv, where equality and harmony between the sexes were quixotic. Rather than a paradise flowing with milk and honey, the country appears as a hostile land where life was hard for everyone, leaving many to leave or to commit suicide. These written traces profoundly alter representations of the Zionist experience and offer an opportunity to write a new version of this history.

INDEX

Index géographique : Israël/Palestine Mots-clés : correspondance, écriture de l’histoire, féminisme, journal intime, sionisme Keywords : diaries, feminism, history writing, Israel/Palestine, letters, Zionism

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AUTEUR

ISABELLE LACOUE-LABARTHE

Isabelle Lacoue-Labarthe est maîtresse de conférences en histoire à l’IEP de Toulouse. Membre du LaSSP (Laboratoire des sciences sociales du politique, IEP de Toulouse), elle a publié Le trèfle et l’étoile : Juifs et Irlandais, histoires parallèles, mémoires croisées, Autrement, « Mémoires », 2001 (avec Maurice Goldring) et Femmes, féminisme, sionisme dans la communauté juive de Palestine avant 1948, L’Harmattan, 2012. Elle a coordonné plusieurs ouvrages, notamment Diasporas. Histoire et sociétés, n° 11, « Étrangères », 2008 et, avec Fatou Sow, Tumultes, n° 37, « Politique, esthétique, féminisme. Mélanges en l’honneur de Sonia Dayan-Herzbrun », 2011. [email protected]

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Regards complémentaires

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Épistolières florentines des XIVe-XVe siècles Women Letter Writers in Florence (XIVth-XVth centuries)

Christiane Klapisch-Zuber

1 Faisant écho aux femmes du haut Moyen Âge – Dhuoda au IXe siècle, Roswitha au Xe, Hildegarde de Bingen au XIIe –, qui toutes protestent de leur fragilité et de leur inaptitude à l’écriture, leurs congénères de la Renaissance, en Italie, peinent à surmonter leur timidité et leur maladresse à l’écritoire. Cette inhabileté qu’elles allèguent alors même qu’elles écrivent demande quelque rapide contextualisation. Comme l’a excellemment montré l’étude de Duccio Balestracci sur les niveaux d’écriture dans les campagnes siennoises du XVe siècle1, l’Italie communale, à la fin du Moyen Âge, voit coexister un large usage du document écrit dans la sphère privée et un taux relativement élevé d’analphabétisme2. Pour remédier à cette situation contradictoire, le recours à la délégation d’écriture est normal3. La délégation est une solution qui touche tous les étages de la société : elle est pratiquée dans le contado siennois où le paysan possédant un cahier sollicite l’intervention de ses relations plus alphabétisées quand il veut y noter quelque contrat ou engagement ; elle est naturelle dans les cours seigneuriales et princières où pullulent les subordonnés maniant la plume et épargnant aux maîtres parfois analphabètes et aux nobles dames l’effort de l’écriture ; elle se repère même dans les monastères, où les religieuses pratiquent plus largement l’écriture, mais où il arrive que l’abbesse recoure aux services d’une compagne plus compétente4. Les femmes, en particulier, dictent plus souvent qu’elles n’écrivent de leur main. La délégation d’écriture s’impose en particulier aux épouses dans l’aristocratie urbaine et les milieux d’affaires, où les hommes possèdent le pouvoir d’écrire et en usent quotidiennement tout en confinant leurs épouses et leurs filles dans l’enceinte domestique : selon une opinion solidement établie, l’écriture leur y serait inutile.

2 En Toscane, les textes de plume masculine abondent, non seulement dans le domaine des affaires publiques dont les femmes sont de toutes les façons exclues, mais dans les affaires privées dont la gestion et la consignation reviennent sans hésitation à la plume

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du maître de la maison. Aussi, dans les papiers de famille des milieux marchands, où tous les hommes sont passés par des cursus suffisamment spécialisés pour leur permettre de tenir livres de comptes et mémoires de famille5, les témoignages d’une intervention écrite des femmes sont-ils très rares. Les filles et les femmes de notables urbains ne vont guère au-delà de l’apprentissage du déchiffrage des lettres, sous la conduite de leur mère ou d’une religieuse quand elles sont confiées à un monastère jusqu’à leur mariage : ces rudiments leur sont consentis afin qu’elles sachent déchiffrer leur psautier ou quelque pieuse lecture, suivre les offices et dire leurs prières6. 3 Découragées d’écrire et même de lire depuis leur enfance, regardées avec suspicion par les hommes de leur entourage et leurs directeurs de conscience si elles s’obstinent à le faire, recevant tout au plus sur leurs sept ans un « petit livre de femme », psautier ou livre d’heures7, quand leurs frères se voient assigner au même âge un « Donadello », le Donatus abrégé qui les ouvre à des rudiments de latin, les femmes sont cantonnées dans un semi-alphabétisme sans grand espoir de développement. 4 Il subsiste toutefois quelques correspondances féminines particu-lièrement étoffées dont les recueils ont été publiés depuis le XIXe siècle. Les exemples les plus illustres sont les 73 lettres qu’écrivit Alessandra Macinghi à ses fils exilés de Florence entre 1447 et 14708, ou les 243 lettres et billets, plus récemment édités, envoyés entre janvier 1384 et janvier 1409 par Margherita Datini à son époux Francesco di Marco, le célèbre « marchand de Prato »9. Alessandra, devenue prématurément veuve du marchand humaniste Matteo Strozzi, était restée à Florence pour sauver ce qu’elle pouvait de la fortune familiale, et cette responsabilité l’obligea à pratiquer un échange épistolaire très nourri avec ses fils établis à Naples ou aux Pays-Bas ; Margherita, de son côté, suppléait, dans l’administration des biens de Prato et des alentours, un époux trop occupé par ses sociétés commerciales pour être souvent présent. Plus récemment, l’édition de la correspondance de Lucrezia Tornabuoni, la mère de Laurent le Magnifique, a révélé quelque 34 lettres sous son nom sur un ensemble de près de 500 missives de son carteggio, dont l’essentiel consiste en demandes d’interventions, de recommandations et d’aides financières10. 5 Dans les dernières décennies, les constatations qui étaient répétées à satiété sur la difficile émergence des femmes dans le monde de l’écrit se sont affinées grâce aux études menées par les paléographes, au premier chef par Armando Petrucci11 et Luisa Miglio. En scrutant la graphie d’ensembles cohérents de lettres souscrites par des Florentines, tels que la correspondance de Lucrezia Tornabuoni12 et d’autres femmes Médicis13, très souvent inédites comme celles des femmes Acciaioli14 ou des religieuses Médicis15, Luisa Miglio envisage autrement les problèmes de l’accès des femmes à l’écriture. Pour elle, la question centrale porte sur le caractère autographe de ces lettres, dont dépendent les conclusions qu’on peut tirer sur les progrès de l’alphabétisation des femmes et sur les traits spécifiques d’une écriture féminine. Pour juger de cette autographie, L. Miglio souligne qu’il faut disposer d’ensembles épistolaires cohérents, souscrits par ou au nom d’un même individu, afin de pouvoir comparer les graphies du texte d’une lettre à l’autre, les signatures et souscriptions entre elles, et les textes aux signatures. 6 Il ressort de ce type d’étude – un travail méticuleux qui doit se conduire cas par cas, ligne par ligne, mot après mot – que beaucoup des lettres écrites sous le nom d’une femme ne sont pas autographes : des 34 lettres émanant de Lucrezia Tornabuoni, une poignée seulement, six au total, peuvent être dites sans hésitation de sa main. Le doute

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sur le caractère autographe frappe beaucoup d’autres ensembles de lettres féminines. Même Alessandra Macinghi negli Strozzi, dont les éditeurs proclament l’autographie, avoue en 1448 qu’en l’absence de son plus jeune fils, Matteo, elle s’est sentie bien seule, « il me semblait être toute gauche sans lui, et puis il m’écrivait toutes mes lettres »16. Chez les Médicis, peu de femmes se distinguent au XVe siècle par leurs aptitudes graphiques et le recours à des plumes déléguées est fréquent17. Les femmes Acciaioli, une autre grande famille florentine, ne se voient pas dispenser la même éducation que leurs frères et restent des semi-alphabétisées à l’écriture empêtrée18 : restent, ou redeviennent ? En 1396, le notaire Lapo Mazzei ami des Datini admire que Margherita écrive elle-même ses lettres : « On me dit que vous avez bien appris [à écrire] ; chose étonnante à l’âge que vous avez [environ quarante ans], où les autres femmes d’ordinaire l’oublient ! »19. 7 Pour Luisa Miglio, la graphie des lettres autographes de femmes se caractérise par l’inconstance du module, la difficulté à suivre l’alignement, le manque de liens entre les lettres, la pauvreté en éléments subsidiaires – ponctuation, abréviations, majuscules – et par le chaos orthographique […], ce qui laisse apparaître, plus qu’une éducation niée, une éducation ‘autre’, différente, séparée20. 8 Les femmes ne sont pas totalement tenues en marge de l’univers graphique, mais leurs correspondances témoignent « d’une alphabétisation réduite, quoique adaptée à l’exigence élémentaire de communiquer et s’exprimer »21.

9 La prudence s’impose donc dans les conclusions qu’au vu de l’attribution d’une lettre à une femme, et si l’on ne tient pas compte des capacités graphiques de son auteure, on est tenté de tirer sur le niveau de culture des expéditrices, la spontanéité de leur expression, les caractéristiques stylistiques et littéraires de leurs lettres. Les « délégués d’écriture » des XIVe-XVe siècles et, par la suite, les secrétaires formés aux règles du bien écrire, sont des filtres qui risquent de suggérer ou d’imposer à la femme qui leur dicte une lettre leurs propres manières de voir et de s’exprimer, voire, quant aux seconds, les normes de style et de composition qui se fixent et se généralisent au XVIe siècle mais auxquelles restent largement étrangères les femmes qui s’expriment en langue vulgaire. 10 Les travaux les plus récents soulignent toutefois l’importance de la volonté d’écrire chez des femmes qui n’en ont pas acquis tous les moyens et ont conscience de leur balourdise, mais vont néanmoins de l’avant et s’approprient lentement, par leurs lettres aux caractères mal formés et dansants ou par celles que d’autres écrivent pour elles, un territoire aux frontières grammaticales et lexicales indécises22. 11 Les femmes qui prennent la plume invoquent plus d’une fois l’effort et la fatigue que leur apporte leur besogneuse écriture. Ces désavantages sont compensés par la conscience qu’elles ont de communiquer directement leurs soucis voire leurs émotions. Prenons maintenant un exemple beaucoup moins connu que les dames plus haut citées, celui d’une femme énergique qui ne s’en laisse pas conter, comme Alessandra, et qui, comme Margherita, doit suppléer un mari absent. Le dossier se situe dans les dernières décennies du XIVe siècle, dans la classe marchande de Florence, et concerne une épouse, mère de sept ou huit enfants quand elle a atteint la quarantaine et quand nous la saisissons dans son œuvre d’épistolière23. 12 Née Guidalotti, cette Monna Dora – « Madame » Dora – est l’épouse de Francesco di Jacopo del Bene24. Les époux viennent tous deux de familles riches, qui investissent dans les différentes industries florentines, surtout dans la laine, et qui accumulent des

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biens fonciers dans les environs de Florence. Comme son père, Francesco participe activement au gouvernement communal et occupe des fonctions importantes jusqu’après le Tumulte des Ciompi (1378). Pour avoir pris parti pour Michele di Lando, le dirigeant populaire, et le gouvernement qui est issu du Tumulte, il est exilé de 1383 à 1391 et rentre à Florence pour y mourir peu après. 13 Les Del Bene ne sont pas un vaste lignage mais le fonds de leurs archives est bien conservé. Il contient de très nombreux livres de comptes et de ricordanze25, dont certains remontent à la fin du XIIIe siècle, ainsi que des correspondances émanant des hommes de la famille. Documentation offrant un bel exemple de la solidarité qui maintient longtemps les frérèches après la mort du père, de la collaboration entre oncles et neveux, mais aussi entre les cousins germains et leurs descendants. Un bloc de lettres familiales ou officielles date de la période de six mois où Francesco di Jacopo occupe l’important poste de vicaire d’une circonscription du contado florentin (1 er semestre 1381)26. Les cousins Del Bene restent encore assez proches pour traiter de concert leurs alliances matrimoniales. Il s’agit alors de trouver des partis honorables pour une nièce et un neveu de Francesco, Caterina et Amerigo, qu’il a recueillis et élevés depuis la mort d’un frère cadet en 136627, et pour une fille qu’il a eue de Dora, Antonia. Beaucoup des lettres qui lui sont adressées par son cousin germain Giovanni di Amerigo ou par différents amis et proches de la famille relatent les approches précautionneuses des familles de partis potentiels et les négociations sur les dots et leurs garanties, les dates des cérémonies, les parures des mariées, les cadeaux à faire ou recevoir, toutes manœuvres qui suscitent maints allers et retours entre la ville et la province28. C’est dans ce climat de discussions autour du destin des filles et garçons de la famille que Monna Dora vient jeter son grain de sel. 14 Parmi les quelque 400 lettres de ce dossier de correspondances, le chercheur tombe en effet sur un petit trésor d’une vingtaine de lettres et billets qu’elle a souscrits. Treize sont adressés à son mari au printemps 138129, six, plus tardives, à ses fils Messer Ricciardo, un juriste, et Borgognone (1386, 1392-1394)30. Née autour de 1340 parce que mariée en 1356 probablement à l’âge accoutumé de seize ou dix-sept ans31, elle est donc âgée d’une quarantaine d’années quand elle intervient dans les délicates opérations menées par les hommes Del Bene et les amis de la famille. Tous ces messieurs sont très engagés dans les négociations concernant Caterina et Amerigo, mais il y aussi Antonia, qui est en âge de convoler. C’est le problème qui agite sa mère, notre épistolière. 15 Comme beaucoup des lettres adressées aux XIVe-XVe siècles par des femmes à leur mari ou à leurs fils, celles de Dora traitent d’abord de problèmes prosaïques : gestion des domaines, approvisionnement de la famille, rapports avec les fermiers et les domestiques. Les femmes qui écrivent à des maris absents agissent comme intendants des domaines familiaux, elles sont maîtres d’ouvrage dans les constructions et les réparations en cours, surveillantes du travail de chacun. Quelques livres de comptes, pas toujours écrits par elles mais rédigés en leur nom par un fils ou un familier plus instruit de la maison, ont survécu et montrent le rôle d’administratrice des biens familiaux que, lorsqu’elles sont séparées de leur époux par son décès ou ses absences, elles sont obligées d’assumer. 16 Dora ne fait pas exception à la règle, et près de quatre sur dix des nouvelles que, durant le printemps 1381 elle donne à Francesco depuis leur domaine de Petriolo, proche de Florence, concernent les travaux des champs et les rapports avec les paysans qui exploitent leurs terres ou viennent y travailler ponctuellement. Un groupe important

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de nouvelles se rapporte aux provisions faites sur place, envoyées au mari et à des relations, ou à celles reçues de Francesco – qui, pour être représentant officiel de la commune à Pescia, n’en alimente pas moins sa famille en produits locaux et reçoit maintes requêtes de Dora dans ce sens. Les lettres de Dora sont riches en informations sur la santé de ceux qui vivent avec elle, jeunes enfants, fillettes et familiers, et en commentaires sur celles que lui donne son mari de sa propre santé ou de celle des fils qu’il a emmenés avec lui. Même si les garçons ainsi sortis des jupes de leur mère échappent à son regard, Dora n’en manifeste pas moins, par ses recommandations insistantes sur la nécessité de les « châtier », de les morigéner32, et de leur éviter à qui le vin, à qui le lait quand il fait froid33, qu’elle participe encore à leur éducation. 17 Mais le rôle de Dora ne se réduit pas à la sphère domestique. Sans qu’on puisse dire qu’elle serve aussi de secrétaire à son mari in absentia, on devine qu’elle suit les affaires fiscales du ménage34 et n’est pas prise au dépourvu par la nécessité de produire un document. Au détour d’une anecdote on apprend ainsi qu’elle a osé mettre le nez dans les archives de son époux, quand d’aucuns sont venus lui demander de leur remettre un acte les concernant35. Dans un premier temps, écrit-elle à son mari, elle ne les laisse pas chercher eux-mêmes le document mais fouille dans les écritures maritales, sans succès, avant de les autoriser à les feuilleter à leur tour, sans plus de résultat. L’incident est intéressant, car il signifie bien qu’elle est capable de lire des documents et de reconnaître le bon (ce qu’Alessandra détestait faire). Il dit aussi qu’elle a osé enfreindre les recommandations, encore répétées cinquante ans plus tard par Leon Battista Alberti, sur la nécessité d’écarter les femmes des affaires et des papiers de leurs époux. 18 Sait-elle pour autant écrire ? Est-ce bien elle qui tient la plume, le soir, enfin remise de ses innombrables tâches ménagères ? Peut-on l’imaginer, installée sous la loge devant la maison ou dans une pièce fraîche du bas, là où le maître reçoit d’ordinaire clients et dépendants, voire portant tabouret, tablette et encrier « dans le pré fauché »36 ? Notons d’abord qu’il n’est pas resté, semble-t-il, de livre de comptes de sa main. Mais, à un premier examen de la graphie des lettres, il semble que celles du printemps 1381 soient écrites et signées de la même main, et que celle-ci soit sans ambiguïté la sienne (comme le signale l’épithète « ennemie » ajoutée d’une encre plus claire mais de la même plume à la souscription « Ta Dora » dans un moment de forte tension entre les époux37). On peut donc écarter l’idée qu’un familier de la maison, ser Bernardo, qui suit Dora dans les villas de campagne et semble l’homme de confiance du ménage, ait pris la plume sous sa dictée38. 19 On peut en inférer que le contenu et l’expression des sentiments qui agitent Dora relèvent bien d’une écriture autonome. Or les réactions aux tractations matrimoniales menées par Francesco, par l’entremise de son cousin Giovanni d’Amerigo, montrent qu’elle est blessée pour deux raisons. En célébrant, avant celles de sa propre fille Antonia, les noces de sa nièce par alliance, cette Caterina qu’elle a certes élevée mais qui aurait dû céder le pas à la première39, il lui paraît que Francesco néglige sa propre fille. Par ailleurs, comme Giovanni d’Amerigo en avertit Francesco, le parti envisagé pour Antonia ne plaît pas du tout à Dora40. Moins encore quand les choses se précisent pour Caterina et qu’on envisage la date des cérémonies. Je crois sentir que la Dora est un peu affligée (inmalinconita) par cette affaire, quand elle voit qu’Antonia reste en plan, et qu’elle pense qu’Antonia n’assistera pas [au mariage] quand il se fera. Je crois aussi qu’Antonia quand elle verra la belle robe qu’on fait à Caterina sera affligée41.

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20 La confection de ladite robe est confiée aux femmes dépendant de Francesco, qui décident du tissu et de la couleur, mais Dora s’enferme dans son refus de collaborer, car, comme le rapporte Giovanni à Francesco, à qui il demande d’intervenir, il est vrai que Dora, que j’ai toujours tenue pour sage, agit de façon qui ne fait honneur ni à elle ni à nous, et qu’elle n’a voulu et ne veut pour rien au monde se mêler de ce qui touche à tout cela. Elle en a tant de chagrin et d’idées folles qu’elle ne fait que pleurer, elle dit que ta fille [Antonia] ne se mariera jamais et que tu ne t’en soucies pas, elle dit encore les choses les plus sottes que j’aie jamais entendues ; de sorte que toute ta famille s’en attriste…42 21 Bref, Dora met des bâtons dans les roues43. Mais en mars, elle « s’est résignée à de plus sains comportements et je crois qu’en femme sage elle a honte de ses sottes imaginations ». Mais, conclut Giovanni, « il faut les lui pardonner, car ce n’est ni la jalousie ni le vice qui l’inspirent mais l’amour maternel, dont bien peu de femmes savent se garder sans se fourvoyer »44. Sur cette forte pensée, qui renvoie à maintes folles imaginations masculines anti-aristotéliciennes quant à la supériorité de l’amour paternel sur le maternel45, passons maintenant la parole à Dora.

22 Fin mars, quand Dora s’installe à la campagne46, rien n’est encore conclu pour Antonia comme les amis et le cousin en informent Francesco : un parti envisagé ne se décide pas et son cadet qui « prendrait » volontiers Antonia ne veut pas passer avant le frère aîné, d’autres temporisent47. Les lettres de Dora expriment son ressentiment d’être mise à l’écart des négociations, mais il s’y mêle aussi quelques soupçons sur la vie de son couple. Tu m’écris à propos d’Antonia, écrit-elle le 19 mai à Francesco, mais je crois que tu n’y penses guère […] Tu m’écris que tu ne peux dormir la nuit parce que tu penses à Antonia, mais on me dit à moi que tu as une autre compagnie qui t’empêche de dormir et qu’Antonia n’est pas ce qui te tient éveillé 23 et c’est là qu’elle signe rageusement : « la Dora ton ennemie »48 ! Son exaspération redouble quand elle apprend du cousin que les hommes Del Bene envisagent le mariage d’Antonia avec le fils de messire Andrea dei Bardi, un magnat ; leurs amis florentins s’inquiètent d’une telle alliance qui bafouent leurs sentiments de bons popolani, mais comme le dit l’un d’eux, « il faut bien faire les choses qui peuvent se faire, avec de pareilles marchandises49 qu’on ne peut davantage conserver [i.e. à la maison] » 50. Selon ce que Dora écrit amèrement à son mari, elle aurait répondu, sarcastique, à Giovanni qu’elle « se satisfait de ce que toi [Francesco] et lui [Giovanni] faites, car, me semble-t- il, vous êtes si sages que vous n’avez pas besoin de me demander mon avis, toutefois je te prie de faire en sorte qu’|Antonia] ait de quoi vivre […] »51. Et douze jours plus tard, elle revient sur ce qu’elle a dit à Giovanni : qu’ils agissent comme ils l’entendent, elle agréera ce qu’ils décideront, « bien que, me dit-on, ils [les Bardi] n’aient rien à manger ». Et puis, après avoir mentionné une action en justice avec un autre magnat, elle ajoute que « de cette manière, faisant alliance avec les grands, vous ne manquerez pas d’avoir des histoires »52. Les magnats ont certes de la noblesse, mais ils tirent souvent le diable par la queue et sont assez querelleurs53. Monna Dora fait mouche.

24 Les reproches à Francesco ne s’arrêtent pas là. Si elle ne cesse de lui demander son avis sur les affaires domestiques, quand il lui répond, elle se plaint qu’il « lui écrive tant de choses d’un seul coup qu’il la fait tomber dans la ‘mélancolie’. Ici on fait ce qu’on peut ». Et plus loin dans la même lettre, elle glisse une perfidie : « Il me semble qu’il est fort périlleux d’être ton ami, car tout tes amis meurent », avant de s’étendre sur un fait divers et, revenant sur le mariage d’Antonia, de demander à Francesco « de ne plus

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[m’]écrire sur ce sujet et de ne plus m’en donner de ‘mélancolie’, car je suis satisfaite que les choses se fassent quand tu seras là »54. 25 Les lettres qu’elle adresse, devenue veuve, à ses fils – Borgognone à Padoue en 1392, Messire Ricciardo à Bologne, qui a fait des études de droit et auquel elle donne respectueusement du « vous » en tant qu’aîné et docteur – comportent les habituelles notices sur les propriétés et la vie des champs et les nouvelles de la santé des uns et des autres. Avec l’âge, cependant, elle se montre plus engagée dans les contacts sociaux, recommandant tel ou tel à ses fils, plus soucieuse aussi du maintien des liens entre ses enfants dispersés de l’Émilie à la Vénétie. C’est ainsi qu’elle les encourage à se rendre visite les uns aux autres. Elle-même voyage encore pour visiter sa fille Ghetta mariée à Venise, son fils Ricciardo à Bologne. Elle s’éteint à Florence en 1401, entourée de ses fils et âgée d’une soixantaine d’années55. 26 L’exclusion des tractations menées par les hommes et la soumission obligée à leurs décisions sont certes le lot des femmes et elles forment l’arrière-plan des reproches de Dora, mais elle les exprime avec une verdeur montrant qu’elle pense avoir son mot à dire. Ses réticences devant une alliance en dehors du milieu des « populaires », son déplaisir à voir rompre l’ordre normal des mariages entre « sœurs », sa bouderie quand il conviendrait qu’elle s’occupe de la robe de sa nièce, le soutien qu’on la devine accorder à sa fille jalouse de Caterina, tout cela, enrobé de sarcasmes et parfois arrosé de larmes, est fortement dit et écrit, d’une écriture au reste ferme et régulière. Qu’elle s’estime plus fidèle que son mari non seulement au devoir conjugal mais à l’idéologie des familles popolane, qu’elle ait le sentiment que son administration des biens familiaux n’est pas reconnue à son juste titre, cela, y compris la signature « la Dora tua nimicha », ne pourrait guère être transmis par une plume déléguée ou le serait sans doute de façon plus voilée. Monna Dora prouve qu’en s’armant d’une plume, elle est plus qu’une comparse sur la scène familiale et sociale : une actrice et une partenaire – parfois rebelle.

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NOTES

1. Balestracci 1984 et 2004. Les traductions de citations de l’italien sont de moi (CKZ). 2. Petrucci 1979a. 3. Miglio 2000. 4. Miglio 2000. 5. Bérard Cazalé & Klapisch-Zuber 2004 ; Hayez 2005. 6. Klapisch-Zuber 1984 ; Miglio 1989. 7. Le « libriccino da donna » figure plus régulièrement dans les trousseaux. 8. Macinghi negli Strozzi 1877 et 1987. Manquent les années 1452-1458 et 1466-1468, après le retour d’exil des fils. Voir aussi l’édition en traduction allemande par Doren 1927. Sur ces Strozzi, cf. Crabb 2000. 9. Lettere di Margherita Datini 1974-1976. Sur Francesco Datini, voir Origo 1957. Les lettres envoyées par Francesco di Marco à sa femme ont fait l’objet d’une autre publication : Lettere di Francesco Datini 1990. 10. Salvadori 1986 et 1993. 11. Petrucci 1979b. 12. Miglio 1995. 13. Miglio 1995. 14. Miglio 1989. 15. Miglio 1999. Les lettres féminines ne sont qu’une infime partie des correspondances recélées par le fonds Mediceo avanti il principato (MAP) à l’Archivio di stato de Florence, qui contient des milliers de lettres masculines. 16. Lettre du 8 novembre 1448, publiée indépendamment par Isidoro Del Lungo (Macinghi negli Strozzi 1892) et ajoutée en appendice à la réédition anastatique Macinghi negli Strozzi 1972 et aux rééditions ultérieures. 17. Miglio 1995. 18. Miglio 1989. 19. Mazzei 1880 : II, 182. 20. Miglio 1995 : 100. 21. Miglio 1995 : 99-101. 22. Nico Ottaviani 2006 ; Zarri 1999 ; Caffiero & Venzo 2007. 23. Selon un schéma biographique bien classique dans la société florentine, elle sera veuve la cinquantaine venue (1394) et survivra dix-sept ans à son mari. 24. Sur ce personnage cf. Hoshino 1966-1968. Francesco est né vers 1329 et épouse Dora en 1356. Sur les différents Del Bene de sa lignée, voir Marsini 1988 et Klein 1988. 25. Sur cette littérature des « livres de famille », cf. Bérard Cazalé & Klapisch-Zuber 2004. 26. Archivio di Stato, Florence (abr. ASF), Carte Del Bene (abr. DB) 51, n°1-92, 207-279, 390-392. 27. On note qu’Amerigo s’adresse à Francesco comme à son « père » et signe souvent « Amerigo di Francesco ». 28. Brucker 1980 : 253-257 publia quatre de ces lettres touchant aux négociations de ces mariages. 29. ASF, DB, 49, n°131, 183, 186, 188, 191, 194, 196, 197, 200, 204, 205, 207, 221, 222.

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30. ASF, DB, 49, n°235, 253, 271, 272, 273, 302. 31. Monna Dora donne au moins sept enfants, peut-être huit, à Francesco. Les livres de Francesco sont moins diserts que ceux de son père ou de son fils Ricciardo sur leurs descendances respectives et les dates de naissance de ses enfants. 32. « Bénis de ma part les garçons et gronde bien Jacopo pour qu’il ne se batte pas », ASF, DB, 49, lettre n°188 (21 avril 1381) ; « Je te demande de châtier nos fils », n°194 (19 mai) ; « Châtie les enfants et bénis-les de ma part », n°196 (23 mai). 33. « Gronde bien Borgognone pour qu’il ne boive pas de vin car les valets me disent que cela lui fait beaucoup de mal », ASF, DB, 49, n°194 (19 mai 1381) ; « Ne fais pas donner de lait à nos enfants avant la mi-mai, parce que si la température n’est pas chaude cela ne leur ferait aucun bien », n°183 (4 avril). 34. ASF, DB, 49, n°186 (18 avril 1381) ; n°188 (21 avril) ; n°204 (13 juin). 35. En l’occurrence, l’acte attestant leur citoyenneté : ASF, DB, 49, n°183 (4 avril 1381), n°188 (21 avril). 36. « À San Biagio à heure de tierce » le 4 avril (n°183), « à l’Ave Maria » le 18 (n°186), « dans la chambre du rez-de-chaussée à 18 heures » le 21 (n°188), « après vêpres sous la loge » le 8 mai (n°191), « après l’Ave Maria dans la loge » le 19 (n°194), « jeudi après vêpres dans le pré fauché » le 13 juin (n°204), « à nones sous la loge » le 14 (n°205), « dans la salle du rez-de-chaussée mercredi matin » le 19 (n°207), « de nuit » (n°221). 37. ASF, DB, 49, n°194, 19 mai 1381. L’addition « nimicha » à la souscription ordinaire, « per la Dora tua », faite d’une encre plus légère, est difficilement attribuable à une plume déléguée. 38. Son titre, « ser », indique un clerc de plume ou d’église, sans doute le maître qui enseigne aux enfants auxquels il semble lié par des liens d’affection. 39. Ne connaissant pas les dates de naissance des deux filles, je ne peux dire si le ressentiment de Dora est dû à une préséance d’âge entre elles ici bafouée, ou plutôt à la préséance de Francesco, né en 1329, sur son frère Borgognone, le défunt père de Caterina, né en 1330. 40. Il s’agit d’une famille du Mugello, ASF, DB, 51, n°24 (20 février 1381). 41. ASF, DB, 51, n°9 (21 février 1381). 42. ASF, DB, 51, n°19 (24 février 1381). 43. « … et si Monna Dora faisait ce qu’elle devrait faire, les choses iraient comme elles le doivent », ASF, DB, 51, n°19 (24 février). 44. ASF, DB, 51, n°16 (1er mars 1381). 45. Thème de débat depuis Aristote, et chez nombre de commentateurs du temps ; voir Klapisch- Zuber 2009. 46. Selon une lettre signée B., probablement ser Bernardo, à Francesco en date du 23 mars 1381, ASF, DB, 51, n°8. 47. Lettre de Marco di Giotto à Francesco di Jacopo, ASF, DB, 51, n°18 (21 mars 1381) ; de Giovanni d’Amerigo au même, n°12 (28 mars), n°28 (4 avril) ; d’Amerigo à son « père », n° 21 (22 avril). 48. ASF, DB, 49, n°194 (19 mai 1381). 49. Le terme est alors fréquemment employé pour désigner les filles à marier, à échanger sur la scène matrimoniale. Passé 18 ans, leur placement et leur vertu deviennent des problèmes lancinants dans les familles. 50. « Bene mi piacerebbe più che voi parentassi con popolano, no’ di meno si vole fare delle cose che si possono fare di sì fatte merchantie che no’ si possono serbare », lettre de Branca Guidalotti à Francesco di Jacopo, ASF, DB, 51, n° 14 (24 mai 1381). 51. ASF, DB, 49, n°200 (1er juin 1381). 52. ASF, DB, 49, n°204 (13 juin 1381). 53. Klapisch-Zuber 2006. 54. « Di fatti dell’Antonia, nonne scrivar più e non me ne dare più malinchonia ch’io mi chontento che lle chose si faeno chosì tanto che ttu ci sia », ASF, DB, 49, n°205 (14 juin 1381).

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55. ASF, DB, 48, VI (30 janvier 1401).

RÉSUMÉS

Les Florentines de la fin du Moyen Âge ont laissé peu de traces de leur écriture. Il existe néanmoins quelques recueils de lettres depuis la fin du XIVe siècle, concernant des femmes de marchands ou de notables. Adressées à des membres de la famille, ces lettres portent surtout sur des questions la concernant. Mais elles permettent aussi de s’interroger sur la réalité de l’expérience graphique des femmes, sur leur maîtrise du langage écrit et sur leur habileté à exprimer leurs réactions personnelles, comme le montre la vingtaine de lettres de Dora Del Bene datant de la fin du XIVe siècle.

Although women in Florence have left few traces of their writing at the end of the Middle Ages, there are a few letter collections from the end of the 14th century that concern wives of merchants or notables. These letters address mainly family issues. Nonetheless, they testify to women’s writing experiences, their mastery of the written word and their ability to express personal reactions. This is particularly evident in the twenty-odd letters of Dora Del Bene (end of the 14th century).

INDEX

Keywords : women letter writers, writing, Florence, end of the Middle Ages Mots-clés : épistolière, graphie Index géographique : Florence Index chronologique : fin du Moyen Âge

AUTEUR

CHRISTIANE KLAPISCH-ZUBER

Christiane Klapisch-Zuber est directrice d’études honoraire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales où elle a enseigné l’histoire sociale, l’histoire de la famille et l’anthropologie historique de l’Italie médiévale. Elle a publié : Les maîtres du marbre. Carrare 1300-1600 (1969) ; (avec David Herlihy) Les Toscans et leurs familles : le catasto de 1427 (1978) ; La maison et le nom. Stratégies et rituels dans l’Italie de la Renaissance (1990) ; L’Ombre des ancêtres (2000) ; Retour à la cité. Les magnats de Florence 1340-1440 (2006). Elle a édité le t. II : Moyen Âge, de l’Histoire des femmes en Occident, dirigée par Georges Duby et Michèle Perrot (1990) ; et coédité l’Histoire de la famille (1986). [email protected]

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Le journal quotidien à Émilie Serpin (1863-1881) Émilie Serpin’s Daily Diary (1863-1881)

Philippe Lejeune

1 En 2006, j’ai été mis en rapport par un ami attentionné avec un érudit de Tours qui cherchait à se défaire d’un lot de cahiers, achetés des années auparavant dans une brocante, sur un trottoir. Nous avons conclu marché. À l’un de ses passages à Paris, il m’a transmis les seize cahiers manuscrits. L’encre pâlie annonçait sur les couvertures : Journal quotidien à Émilie Serpin, et, en haut à gauche, « J.M.J. ». Oui, la Divine Providence, avec l’aide de Jésus, Marie, Joseph, avait conduit à bon port les cahiers d’Émilie ! J’allais les déposer à l’Association pour l’Autobiographie : ils seraient sauvés. Mais d’abord, j’allais les lire. Et un nouveau miracle s’est produit : moi, agnostique, anticlérical sur les bords, je me suis converti – du moins à Émilie. Mais peut-être était-ce parce qu’Émilie elle-même avait la religion du journal ? « J.M.J. » ne pourrait-il aussi bien se lire : « Journal Mon Journal » ? Si j’ai passé de longues journées, sans me lasser, la loupe à la main (tant l’encre s’était estompée), à parcourir ces 2000 pages pour en transcrire une partie, sans doute est-ce parce que je voyais bien qu’Émilie, dans la solitude de sa chambre, était au bord de l’hérésie, sur le point de préférer son journal à Dieu. Nous sommes le 24 décembre 1865… va-t-elle célébrer Noël, l’anniversaire de la naissance de Jésus ? Non, mais l’anniversaire de son journal, commencé un soir de détresse à Angers, le 24 décembre 1863. Elle a maintenant 28 ans, elle a coiffé Sainte Catherine, elle est institutrice chez le comte de la Béraudière, elle s’y occupe de trois fillettes ; on passe l’été en Anjou, au château de Bouzillé, l’hiver à Paris. La voici dans sa petite chambre à Paris. 24 décembre [1865] – Il y a deux ans à pareille date, à la même heure, seule dans ma petite chambre d’Angers, l’âme plongée dans un amer chagrin, ne sachant plus où trouver force et courage pour lutter contre les orages de la vie, contre la tempête des vicissitudes du monde qui s’élevait contre moi furieuse et menaçante, je pris une étrange résolution : je réunis quelques feuilles de papier, je les cousis, puis je pris une plume et je jetai sur le couvercle de ce cahier quelques mots qui me surprennent moi-même : Journal quotidien à Émilie Serpin ; c’est bien mon nom, mais qu’est-ce que ce journal de chaque jour que j’entrepris alors ? Pour le monde, pour un étranger, ce serait une liasse de feuilles de papier griffonné bonne à jeter au feu

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ou à faire des cornets à tabac ; mais pour moi, je ne crains pas de trop dire en disant c’est ma joie, ma consolation, mon passe-temps le plus doux. Qui le croirait en lisant ces lignes quelquefois maussades, aigres, désolées, découragées ? Oh ! pourtant je ne me trompe pas ! Les peines que j’écris là après les avoir offertes à Dieu deviennent des joies ; je suis consolée lorsque j’ai écrit ce que mon pauvre cœur contient de faiblesse ; j’ai plus de courage et je me trouve moins seule lorsque dans ma chambre je puis écrire les incidents d’une journée. Je ne sais s’il y a pour mon âme quelque avantage ; hélas ! j’ai tout lieu de craindre que non ! mais je ne crois pas y offenser Dieu, alors je recommence une troisième année. Que sera-t-elle ? Vous le savez, ô mon Dieu, cela me suffit, car je ne veux que ce que vous voulez ! Donc mon journal conservera son nom et moi je conserverai l’agrément qu’il me procure jusqu’à ce qu’il y ait une raison majeure pour le laisser de côté. 2 Deux ans plus tard, son journal a maintenant quatre ans, Émilie ne voit plus en lui une simple consolation, peut-être coupable, qui fait concurrence à celle qu’elle reçoit de Dieu en lui offrant ses malheurs, mais une inspiration venue de Dieu lui-même qui a fait de ce journal, à l’égal de Jésus, son Sauveur ! 24 décembre [1867] – Minuit, minuit bientôt !... Le voici revenu cet anniversaire de mes notes quotidiennes ; pour la 4ème fois je le salue. Oh ! que de peines s’effacent de mon esprit lorsque je les ai confiées à mon discret journal ! Que de larmes j’ai arrêtées en prenant la plume et laissant tomber sur ces feuilles quelques-unes des amères douleurs qui m’oppressaient, quelques souvenirs trop lourds, quelques fautes aussi amèrement regrettées et qui déjà m’effrayaient moins lorsque mon papier en possédait le secret ! Béni soyez-vous, ô mon Dieu, pour cette pensée que vous m’avez inspirée, car bien sûr, il vient de vous, ce projet conçu un jour au milieu d’une grande angoisse, alors que la terre entière paraissait m’abandonner. Un papier, un innocent cahier fut mon secours, et peut-être avec votre permission, ô mon Jésus, peut-être fut-il mon Sauveur ? Sans lui, sans la consolation que j’éprouvai à ce moment où vous me conseillâtes de ne me confier qu’au papier, le désespoir, de sa main glacée, n’eût-il pas touché mon cœur ? J’en frémis à cette seule pensée. Oui, j’ai été sauvée encore par votre divine Providence et j’admire vos secrets desseins sur moi, ô mon roi, qui vous servez de si peu pour me garder à Vous. 3 Disons-le, Émilie a foi en l’écriture : cette foi, qui m’a séduit, orientera ma présentation. Mais auparavant, il faut la présenter elle-même. Son histoire est un vrai roman, avec coups de théâtre, aiguillages brutaux du destin. Sa trajectoire sociale a fait d’elle une observatrice privilégiée et critique de la société provinciale et parisienne du Second Empire. Son journal, enfin, est une vraie encyclopédie des pratiques religieuses. Héroïne de roman, témoin de l’histoire, grenouille de bénitier ? Cette vieille fille confite en dévotion, accablée de migraines, finit mère de famille nombreuse, mais s’accroche le plus longtemps possible à l’écriture. Comment son journal, un siècle plus tard, a-t-il atterri dans une brocante ? Bien des papiers de famille disparaissent entièrement. Ceux-ci avaient été conservés un siècle. Sans doute ont-ils été longtemps préservés de la destruction par leur masse et leur présentation, qui ont imposé le respect, avant qu’enfin on ne les mette au rebut.

Une trajectoire de vie

4 Le journal se composait de 17 cahiers de même format (15,5 x 20 cm), d’épaisseur variable (de 102 à 188 pages), le papier était coupé et cousu par elle, la présentation toujours la même : « J.M.J. » en haut à gauche, « 1er cahier » (etc.) en haut à droite, et, centré sur trois lignes le titre « Journal quotidien / à / Émilie Serpin ». Le journal est

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vraiment quotidien, du moins jusqu’au 13ème cahier (du 24 décembre 1863 au 21 février 1871), Émilie s’explique en reprenant la plume chaque fois qu’elle a été obligée de s’abstenir. Les cahiers 14 et 15 (1871-1874) manquent, hélas, sans doute empruntés par un lecteur occasionnel, qui ne les aura pas rendus. Les cahiers 16 et 17 (1874-1881) sont de plus en plus discontinus, et le journal est visiblement abandonné en 1881, le cahier 17 n’a que 33 pages utilisées sur les 154 qu’il comptait.

5 Quand Émilie entame ce journal à la Noël 1863, ce n’est pas vraiment un début. Elle a déjà tenu des journaux, mais elle les a tous détruits. Elle le regrette, et s’emploie à composer, parallèlement au journal, un récit autobiographique qui mène de sa naissance en 1837 jusqu’en 1863. C’est l’objet d’un cahier supplémentaire de 89 pages, sans titre. De sa naissance à 1881 (elle a alors 44 ans), toute sa vie aura donc été par elle écrite. 6 Sa trajectoire sociale est accordée au mouvement général du siècle, montant des classes populaires vers la moyenne bourgeoisie. Elle ne parle pas de ses grands-parents. Son père, instituteur à Tours puis à Bourgueil, s’établit ensuite à Chinon où il prend en même temps un petit commerce dont s’occupe sa femme. Émilie est mise avec sa sœur dans une pension religieuse, c’est une excellente élève. Elle aide ensuite au commerce familial qui périclite. La famille quitte alors Chinon pour s’établir à La Chapelle-sur- Loire, où le père est instituteur communal – en butte, malgré le soutien du curé, à la concurrence d’une école ouverte par des sœurs. Émilie se met elle-même à faire la classe, elle régularise sa situation en 1859 en passant son brevet d’institutrice. En mai- juin 1856, elle est aux premières loges pour la fameuse crue de la Loire, dont elle fait, dans son autobiographie, un récit épique. Dans sa jeunesse, elle avait, nous dit-elle, un gai caractère qui plus d’une fois lui valut le surnom de « Grosse réjouie ». Les épreuves vont avoir raison de sa gaieté, sinon de son énergie. En 1860, elle fait la connaissance d’un jeune homme, Louis Guérin, qui travaille à La Chapelle dans les bureaux d’un ingénieur, M. Verger. Inclination réciproque, accord des parents, les voilà fiancés fin 1860. Mais le jeune homme est malade, sans doute la tuberculose, il va se soigner dans sa famille, donne des nouvelles, qui ne sont pas bonnes, puis n’en donne plus, ce qui inquiète la jeune fille, qui attend néanmoins en silence. Le 7 juin 1861, s’informant auprès de sa sœur, elle apprend que son fiancé est mort depuis sept semaines, sans qu’on ait trouvé moyen de le lui dire ! 7 Choc violent, rupture : elle décide de quitter sa famille. Elle entre comme sous- maîtresse dans un couvent à Angers. Mais on lui propose mieux : être institutrice dans une famille noble, chez les La Guesnerie, pour terminer l’éducation de la jeune Madeleine, 15 ans. Elle accepte. On passe l’hiver à Angers, la belle saison dans différents châteaux – mais la vie est dure : en effet, on n’a pas toujours pour elle « les égards que devraient avoir des gens bien nés ». La voilà propulsée au sommet de la société, dans une position difficile, mais passionnante : elle partage la vie des maîtres et celle de la domesticité, elle voit ou devine tout. Mais sa solitude est grande, elle n’a plus la compagnie de sa jeune sœur qu’elle adore, et elle est en deuil de son amour. C’est du côté de la religion qu’elle va chercher réconfort. Elle retrouve à Angers un ancien condisciple de Louis, devenu prêtre, l’abbé Guignard, qui devient son conseiller et ami ; elle prend un jésuite pour directeur spirituel et confesseur. Sa pratique religieuse se fait intense, remplit le vide de son existence, rythme ses journées, de la messe du matin aux vêpres et aux prières du soir, et surtout reconstruit autour d’elle une petite société. Mais fin 1863, Madeleine de la Guesnerie, 17 ans, qui va entrer « dans le monde », n’a

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plus besoin d’institutrice : Émilie est remerciée. Que va-t-elle devenir ? C’est dans sa petite chambre qu’elle doit bientôt quitter, sans encore savoir où aller, que le soir du 24 décembre 1863 elle commence, ou plutôt recommence son journal. À la fin de son autobiographie, résumant les deux ans passés chez les La Guesnerie, elle avait décidé de ne pas « découvrir les secrets des autres ou dévoiler leurs défauts ou dévoiler des actions qui pourraient leur attirer blâme ou mépris ». La discrétion, facile dans un résumé, sera plus délicate à observer dans un journal détaillé. 8 Au bout d’un mois, Émilie trouve une nouvelle place qu’elle accepte : elle devient institutrice des trois filles du comte de la Béraudière. Il y a pourtant un inconvénient : elle doit quitter Angers, la famille passant en effet l’hiver à Paris, et la belle saison en Anjou, au château de Bouzillé, à Melay. Dans cette seconde place, Émilie reste sept ans, de mars 1864 à avril 1871, sans discontinuer son journal, sauf pour de brèves périodes. Son expérience s’étend : elle découvre Paris, est amenée à aller au théâtre (ce qui est peut-être un péché !), elle va aussi aux bains de mer en 1866. Elle continue à hésiter sur son avenir : se marier semble hors de portée, elle a coiffé Sainte Catherine, elle est une vieille fille ; elle envisage parfois d’entrer au couvent ; et parfois simplement de chercher une autre place. Si son journal, qui reflète fidèlement sa vie spirituelle et ses pratiques de dévotion, peut parfois lasser, il passionne dès qu’elle quitte le terrain religieux pour peindre le réseau social dont elle occupe le centre. Elle partage la vie des maîtres, mange à leur table, mais aussi la vie des domestiques, dont elle rédige le courrier. Elle voit le dessus et le dessous, la façade et les coulisses, et elle ne se sent plus tenue, dans l’indignation du moment, au devoir de réserve qu’elle invoquait dans son récit autobiographique. Les négociations salariales avec ses patrons donnent lieu à des réactions presque socialistes et moralement sévères. L’égoïsme, la futilité, l’inconséquence de leurs comportements la révoltent. Quant à ses élèves, elles poussent souvent sa patience à bout… Autant ses effusions religieuses sont verbeuses, visiblement destinées à la convaincre elle-même, autant ses récits de vie quotidienne sont nets et précis. 9 La vie est imprévisible. Cette existence monotone et résignée aurait pu durer longtemps, et même toujours, si le 3 novembre 1870, en pleine guerre, un nouveau coup de théâtre n’avait changé sa destinée. « Quel chaos que ma pauvre tête ! quel roman que ma vie », s’écrie-t-elle parfois (14 janvier 1868) à la moindre petite nouvelle inattendue (le père Noury, son bon Jésuite, est de retour à Paris. En sortant de la Madeleine, elle a vu un homme qui ressemblait à Louis, son fiancé mort). Mais cette fois, c’est un vrai roman : elle reçoit une demande en mariage de M. Verger, ingénieur, l’ancien patron de Louis, bien plus âgé qu’elle. Il vient de perdre sa femme, il s’est souvenu d’elle, il veut l’épouser. Elle se souvient à peine de lui, il l’intimidait quand elle était petite, elle traversait la rue pour n’avoir point à le saluer. « Il me semble que c’est un rêve. En tout cas, une étrange réalité ». La première entrevue, décisive, a lieu à Bouzillé le 11 décembre 1870 : on s’agenouille ensemble pour faire des prières, on parle quatre heures, et ce sera oui ! Le mariage, célébré par M. de la Béraudière, maire de Melay, a lieu le 18 avril 1871. L’ancienne vieille fille d’origine populaire devient épouse bourgeoise puis mère de trois enfants (Marie, Joseph, Elisabeth), absorbée par les soins du ménage et de l’éducation, et tourmentée par les accidents de santé d’un mari vieillissant (il meurt en 1883). Quel dommage que soient perdus les cahiers 14 et 15, qui couvraient le mariage lui-même et les premières années du couple ! À partir de 1874,

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quand commence le cahier 16, jusqu’à l’abandon du journal en 1881, tout s’effiloche, le temps manque pour tenir un journal dont on aurait pourtant encore grand besoin… 10 Que faire de ces 2000 pages dont l’encre est en train de s’effacer ? D’abord les numériser, pour les sauver et rendre leur lecture plus facile, et les déposer dans le fonds de l’Association pour l’Autobiographie (ils y sont sous la cote APA 3143). L’idéal serait ensuite de tout transcrire. Cette transcription pourrait servir de base aussi bien à une édition intégrale, sans doute impossible à publier, qu’à un montage d’extraits. Elle serait utile pour conduire les différentes études que le texte suggère : histoire de l’éducation, histoires des pratiques religieuses, du genre, histoire locale, histoire des élites et de la vie de château, etc. : c’est une mine pour l’histoire sociale et l’histoire des mentalités. Je voudrais simplement, en préambule à ces futures études, ou éditions, évoquer par quelques citations ce qui m’a le plus touché : la foi qu’Émilie Serpin a dans l’écriture, le talent dont, à sa manière, elle fait preuve, l’écrivain qu’elle a rêvé d’être.

Une religion de l’écriture

11 Au centre de tout, sa « chambrette » où elle a plaisir à se retrouver seule pour écrire. « Il faut que j’écrive puisque je n’ai personne avec qui causer » (3 février 1866). C’est le même besoin d’échapper à la solitude qui la pousse vers la religion et vers son cahier. Tout se mélange, d’ailleurs : son cahier se remplit de prières et d’effusions pieuses, placées sous le signe de Jésus, Marie, Joseph ; mais à l’église, en sens inverse, elle consomme les sermons comme des œuvres d’art, comme des performances dont elle évalue la qualité : elle dit sa jouissance à les écouter, compare le talent des prédicateurs, envisage de faire des résumés, de développer ses impressions, de rivaliser (modestement !) avec l’orateur en passant de la consommation à la production. On retrouve chez elle, dans tous les domaines, ce désir d’occuper la place de l’artiste, de créer. Elle écrit dans le préambule de son journal : « On rirait de pitié si l’on voyait ces lignes où se manifeste partout l’incapacité de l’auteur, mais mon excessif orgueil aura soin de cacher ce qui pourrait me rendre un objet de dérision » (24 décembre 1863). C’est donc moins par humilité chrétienne qu’elle se fait modeste que par un orgueil plein de lucidité.

12 À l’église, autant que des sermons, elle se délecte de la musique. C’est une des choses qu’elle apprécie à Paris, ville qu’elle a par ailleurs en horreur. La musique y est belle. À Melay, les chanteuses ne chantent que fort rarement et elles font bien, car c’est à faire fuir ; leur gosier champêtre est fortement pavé pour ne pas fendre à de semblables cris. Mr le curé et Mr l’abbé sont anti-musiciens et n’ont pas l’ombre de voix… (15 août 1864). 13 À Paris, en vraie amatrice, elle alterne les églises : Je ne me repens nullement d’avoir été à Saint-Roch, les vêpres y ont été parfaitement chantées, le Regina surtout m’a fait énormément plaisir ; un jeune garçon qui pouvait avoir 13 ou 14 ans chantait le solo, mais sa voix était ravissante, d’une douceur incroyable, puis le chœur chantait des Alléluia en parties, c’était très bien (3 avril 1864). 14 Mais ses vraies délices sont dans sa paroisse, Sainte-Clotilde, et reconnaissons qu’elle a bon goût : depuis 1859, l’organiste et maître de musique s’appelle César Franck.

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La musique de Ste-Clotilde est toujours belle, mais aujourd’hui elle s’est surpassée ; la harpe et les autres instruments qui viennent se joindre aux orgues les jours de fête font un effet merveilleux » (16 avril 1865). Il y a eu la procession du St-Sacrement et de la musique qui transportait ; il me coulait des larmes des yeux malgré moi. Quel accord, quelle harmonie : la harpe mélodieuse, les orgues si belles avec leur mille voix graves et mesurées, les basses, et surtout les voix si belles du Chœur de notre paroisse avaient ce soir quelque chose du Ciel (3 février 1866). 15 Elle aimerait chanter elle-même, elle s’y essaie parfois dans la solitude : 28 décembre [1863] – […] Ô bien-aimée solitude ! Comme je te bénis toujours de plus en plus ! Là, seule avec Dieu, toujours en sa présence, je me livre à mon travail avec délices : je prie, je lis, j’écris, je chante parfois. Oh, ce que je chante n’est ni mélodieux, ni harmonieux ; la nature s’est obstinée à ne me douer d’aucun des dons qu’elle prodigue à tant d’autres ; j’en devine aisément la cause : mon excessif orgueil eût été heureux d’une voix agréable ou d’un talent quelconque, d’un avantage si petit qu’il fût, et Dieu dans sa bonté m’a mise à l’abri de ce danger ; je l’en remercie bien sincèrement et si je me prends quelquefois à regretter de ne pouvoir chanter, c’est seulement parce que ce me serait une satisfaction personnelle, mais ce n’est pas pour m’attirer les flatteries mensongères d’un monde que je méprise. 16 À son arrivée à Paris, elle se sent coupable dès qu’elle va au théâtre (ce qui est rare), mais elle se permet l’opéra italien : il n’y a plus de péché puisqu’elle ne comprend pas les paroles et qu’elle jouit de la musique seule. Après avoir entendu La Somnambule de Bellini, dont la musique était « délicieuse » (26 mars 1866), elle communie l’âme en paix, sans éprouver le besoin de se re-confesser. L’italien lui échappe et la musique purifie tout.

17 La lecture en revanche pose problème. Dieu merci, Émilie est guidée par un périodique auquel elle est abonnée, le Messager du Sacré-Cœur de Jésus (Bulletin mensuel de l’Apostolat de la Prière). Ces fascicules d’une soixantaine de pages in 8° distillent la piété sous différentes formes : articles de fond, chroniques d’actualités, biographies pieuses, parfois poèmes, nouvelles des missions, mélanges, etc. Quand elle demande conseil au père Noury, son confesseur et directeur jésuite, il lui permet, avec précaution, les Confessions de saint Augustin (à ne pas mettre entre toutes les mains). Interrogé sur les romans de Walter Scott, il les déclare lisibles, mais inutiles. Il l’oriente vers les biographies pieuses, le curé d’Ars, sainte Elisabeth de Hongrie, la Vie du père de Ravignan. Mais elle les a déjà lues ! Comme elle a lu les Vies des saints personnages de l’Anjou, Les Chouans, épisodes des guerres de l’Ouest, Le Zouave pontifical, Une sœur de Fabiola, etc., etc. Il faudra dresser l’inventaire de sa bibliothèque, avec les livres qu’elle prête, et ceux qu’on lui prête. Elle lit Une année dans la vie d’une femme, de Zénaïde Floriot, un roman en forme de journal qui se passe justement en Anjou. Elle lit avec émotion, de l’abbé Louis Chevojon, Le Souvenir des morts, ou Moyens de soulager les âmes du purgatoire, en pensant sans doute à son Louis à elle (29 juillet 1864). En chaire, les prédicateurs tonnent contre les romans « que saint Jérôme appelle le banquet du diable » (16 octobre 1864), et contre La Vie de Jésus de Renan, et mettent en garde contre les mauvais livres « si bien écrits qu’ils forment le goût et le style », argument pernicieux : il y a de bons livres qui ont les mêmes qualités, ce sont eux qu’il faut prendre pour modèles. 18 Émilie se nourrit vaillamment de cette littérature pieuse. Mais certaines lectures sortent du lot, lui inspirent des accents plus personnels, admiratifs et mélancoliques, quand elle a rencontré des œuvres dont elle voudrait être l’auteur. Ce choc se produit

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deux fois, l’amenant à exprimer son désir d’être écrivain, et l’amer regret de ne pas l’être. Les genres dans lesquels elle aurait voulu exceller sont la poésie lyrique et le journal intime. 19 Fin juillet 1864, elle est en train de se composer un « recueil de vers choisis » et voici les réflexions que lui inspirent ses lectures de Victor Hugo et de Lamartine : 19 août [1864] – […] Je copiais tout à l’heure de bien beaux vers dans le recueil que je me fais. « La Prière pour tous » de Victor Hugo, que c’est bien fait. Oh ! qui pourrait croire que le cœur qui dicte de telles choses n’a de chrétien que le nom ? Il croit en Dieu, il le prouve en faisant prier sa fille pour tout ce qui lui est cher et pour lui- même ; il avoue que Dieu est grand et bon et qu’il est notre père ; il recommande la pitié pour les morts et veut que par la prière faite en leur faveur ils : Tressaillent dans leur tombe en s’entendant nommer, Sachent que sur la terre on se souvient encore Et, comme le sillon qui sent la fleur éclore, Sentent dans leur œil vide une larme germer ! ! ! Mr de Lamartine aussi a écrit de bien belles poésies religieuses et lui non plus n’est pas religieux. Que peut-on cependant lire de plus beau que « Le Crucifix ». On le lit avec tant de bonheur qu’on ne s’en lasse jamais. Toutes ces méditations poétiques sont admirables. Que je regrette de ne pouvoir écrire ainsi tout ce qui me vient à l’idée. J’aimerais tant à avoir de beaux morceaux rimés sur chacun des principaux événements de ma pauvre vie. 20 Il lui arrivait sans doute parfois de s’essayer à rimer, on en a un témoignage émouvant à la fin du premier cahier, lorsqu’après lui avoir dit adieu en prose, elle récidive en vers. On voit qu’elle ne maîtrise pas bien les règles de la prosodie, mais on reste ému de cette performance qui unit ses deux passions, poésie lyrique et journal intime : Ô toi qui fus toujours mon plus cher confident Reçois, discret ami, mes adieux, mes hommages. Je t’ai toujours conté mes peines, mon tourment Maintenant tu finis, peu t’importent les orages Qui viendront désormais fondre sur ta maîtresse Tu ne connaîtras plus chaque nouvelle tristesse Et pourtant tu seras souvent en sa pensée Elle ne t’oubliera pas, et, dans chaque journée, Il y aura, crois-le, un souvenir du cœur À son temps de loisir elle mettra son bonheur À parcourir encore ce qu’elle a lu cent fois Se prolongeant ainsi les rares joies d’autrefois Et allégeant aussi les ennuis d’aujourd’hui Puis les offrant à Dieu et les souffrant pour lui Sa main les écrira sur un cahier nouveau Son âme les recevra en s’élevant aux cieux Et voilà de ma vie le modeste tableau Qui n’aura, j’en suis sûr, pas un […] 21 L’autre lecture qui a bouleversé Émilie, ce sont les quatre volumes de Mlle Monniot, Le Journal de Marguerite (1858, 2 vol. ) et Marguerite à vingt ans (1861, 2 vol. ), un des best- sellers de la littérature pour jeune fille de la seconde moitié du siècle. Ce livre a rempli d’admiration et de jalousie plusieurs générations de jeunes diaristes : il est si bien écrit, composé de manière si émouvante que le journal qu’on tient soi-même paraît nul à côté. Émilie n’a pas échappé à cet effet : « Il y a loin de mon pauvre journal à celui-là ; comme c’est bien écrit et que cela fait plaisir à lire ! » (21 juillet 1864). Deux jours plus tard, c’est le désespoir, la tentation de tout brûler : « Que ne puis-je donner à mon journal tout l’intérêt que contient le Journal de Marguerite dont la lecture a tant d’attrait

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pour moi ! Beaucoup de personnes font comme moi un petit résumé quotidien de ce qui leur arrive ; seulement, ce que je fais seule, ce qui m’est particulier, c’est la stupide manière dont je m’y prends. J’ai quelquefois envie de brûler ces cahiers […] » (23 juillet 1864).

22 La lecture du Journal de Marguerite ne fait que raviver chez elle la douleur de n’être pas écrivain, qu’elle a déjà exprimée plusieurs fois dans son journal depuis son arrivée au château de Bouzillé, début juin 1864. « Décidément j’ai peu de talent littéraire » (10 juin 1864), soupire-t-elle avant d’essayer une fois de plus d’évoquer ses promenades dans la campagne. Et puis, voilà qu’on parle d’aller aux bains de mer… quel dommage de n’être pas poète ! 8 juillet [1864] – Il paraît certain que nous irons aux bains de mer ; dois-je m’en réjouir ? Je ne sais. Ce doit être un ravissant spectacle que celui de l’océan, on en fait de si magnifiques tableaux que depuis bien longtemps je désire en jouir ; mais chaque chose nouvelle est pour moi un nouveau sujet de regrets et de douleur amère. Pourquoi jouir seule de ces plaisirs ? Pourquoi être privée du talent nécessaire pour les prolonger avec ma plume en faisant des descriptions, en écrivant des mémoires fidèles qui pussent me réjouir et intéresser mes amis ? Ces deux chagrins sont plus violents pour moi qu’on ne peut se l’imaginer. Écrire serait mon ambition. Oh ! si je savais écrire ! Si je n’étais pas si stupide, si j’étais poète ! Comme je passerais de délicieux moments. Mais d’où vient ce désir, n’est-ce pas de l’envie de m’attirer des louanges, de la gloire, une certaine réputation ? Mon Dieu, je ne le sais pas moi-même, mais je le crains. Quelle absurde folie ! […] 23 Et elle essaie de se persuader qu’elle doit remercier Dieu de n’avoir aucun talent ! À défaut d’être poète, aucun doute qu’Émilie est une sorte d’écrivain. Ses deux principales activités, dans sa chambrette, en plus de sa tapisserie, sont la correspondance et le journal. Elle passe des heures à écrire des lettres – souvent les lettres des autres. Son expertise, et la charité chrétienne, la mettent au service de tous les domestiques de la maison, dont elle fait le courrier. Dès l’âge de 15 ans, à Chinon, on avait déjà recours à elle comme écrivain public, dit-elle, alors qu’elle a horreur d’avoir à écrire à des gens qu’elle ne connaît pas des choses auxquelles elle ne comprend rien ! (31 juillet 1864). Elle le fait néanmoins de bon cœur, émue de la détresse de ceux autour d’elle qui sont incapables de faire leur propre correspondance (10 août 1865). À son propre compte, elle écrit d’immenses lettres à ses proches (en particulier à l’abbé Guignard et à sa sœur Célestine). Mais sa correspondance la plus intense, la plus régulière et la plus problématique est avec sa famille, ses parents, son frère Alfred, sa sœur Elisa, et sa préférée, Madeleine. Le point douloureux pour elle est le déséquilibre qu’elle constate dans leurs échanges : 6 avril [1864] – […] Il y a dans mes relations de famille quelque chose qui m’étonne bien : à chaque fois que quelqu’un a de la peine ou de l’embarras, vite on me l’écrit et je ne me rappelle pas avoir manqué une seule fois de répondre tout ce que je pouvais trouver d’encouragements et les phrases les plus capables de montrer la part que je prends à chaque nouvelle épreuve. Eh bien ! moi aussi j’ai écrit mes tristesses, mes douleurs, et jamais on n’y a répondu, jamais une phrase, un mot seulement qui vînt du cœur. Oh ! je ne leur en fais pas de reproches. Dieu permet cela pour m’apprendre à porter seule ma croix et mes misères, aussi je n’en dis rien à personne, mais intérieurement j’en souffre bien. 24 Peut-être y a-t-il un rapport entre cette absence de réaction, et ce qu’elle dit sur sa manière de rédiger les lettres, avec une prolixité peut-être… décourageante ? 2 août [1865] – […] J’ai écrit à Alfred une longue lettre. Je ne sais pas comment cela se fait, mais j’écris très souvent à tous les membres de ma famille et chaque fois je

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remplis de longues pages sans pouvoir tout dire ; il reste toujours quelque chose, j’écrirais tous les jours que je ne serais nullement en peine pour remplir mon papier. Je finis par croire que je radote ou bien que je mets des inutilités que je ferais mieux de garder pour moi. 25 Elle ne recopie pas ses propres lettres, mais depuis qu’elle a quitté sa famille, en 1861, elle a gardé presque toutes les lettres reçues, qui sont bien en ordre dans son secrétaire, « j’en ai des paquets énormes », précise-t-elle (16 janvier 1870). Ces lettres sont souvent bordées de noir : « Hélas ! La mort passe partout, le deuil désole toutes les existences, oh ! que la vie est triste ! ».

26 Mais évidemment son véritable ami, sur le plan humain, et sa véritable œuvre, sur le plan littéraire, c’est son journal. Comme je l’ai suggéré, ce surinvestissement peut poser un problème du côté de Dieu : n’aime-t-elle pas trop son journal, n’accorde-t-elle pas trop d’importance à ce qui la concerne ? Son journal l’aide-t-il vraiment à s’améliorer, amélioration morale qui justifierait l’attention peut-être excessive qu’elle s’accorde ? Chaque fois qu’elle change de cahier, et chaque 24 décembre, date anniversaire du journal, elle examine le problème. Non, elle n’est pas meilleure, elle pensait travailler à une « bonne et solide conversion » (24 décembre 1864), elle voit qu’il n’en est rien, mais elle espère que ce sera mieux l’an prochain. Plus tard, elle essaie d’ajouter une dimension professionnelle à son journal, d’en faire un « journal d’éducation » : « Je verrai mieux lorsque je n’aurai pas rempli mon devoir, lorsque je m’y serai mal prise pour corriger un défaut… » (3 mars 1866), mais cela aussi fait long feu. Le véritable profit n’est pas moral, ni professionnel, il est psychologique : le journal lui permet de conserver son équilibre, de combler sa solitude, de compenser ses émotions. À la fin du dixième cahier, elle établit avec beaucoup de lucidité que si le journal ne lui permet pas de s’améliorer, il l’aide à se « maintenir ». Le journal, au fond, c’est Dieu qui vous tient par la main… : 3 octobre [1868] – […] Ce jour finit mon cahier, demain pour le Rosaire j’en commencerai un autre ; je tiens beaucoup à cette habitude et si j’ai un regret c’est de ne pas l’avoir fait plus tôt et d’avoir détruit quelques feuilles détachées où se répandait mon âme. Pour que je supporte des émotions, il me faut les confier ; les jeter sur du papier suffit parfois à modérer la vivacité des impressions et consciencieusement parlant je crois ne pas perdre mon temps en l’employant ; non que je fasse des progrès en vertu, en sainteté, hélas ! non, je suis forcée de l’avouer, mais me serais-je maintenue ce que je suis si je n’avais cette manière de revoir chaque jour ma conduite ? Je ne le crois pas, cette méditation m’est utile, donc il faut la continuer. 27 Onze ans plus tard, accablée d’épreuves, dans l’avant-dernière entrée de son journal, ensuite abandonné, elle dit un dernier merci à son cahier : 13 avril [1881] – Comme un ami sûr et sincèrement dévoué, tu es ma ressource, ô mon cher cahier !... Je reviens à toi lorsque de graves événements éclatent sur ma tête. Ce n’est cependant pas par négligence si je semble t’abandonner. Le temps me manque pour me retrouver moi-même et à moi-même ; mes occupations absorbent mon temps et épuisent mes forces, Dieu seul le voit, mais cela suffit. Je suis où votre sainte Volonté m’a placée, ô mon Dieu, aussi, loin de murmurer, j’accepte, oh j’accepte le calice, et, à l’exemple de mon Sauveur, je le boirai jusqu’à la lie. 28 Ce mot de la fin, ou presque, du dernier cahier, ne sera pas le mien. J’ai voulu donner ici une sorte d’avant-goût d’un texte dont j’espère qu’un jour il sera accessible à la lecture, allégé sans doute d’une partie de ses effusions pieuses, de manière à mettre en lumière la destinée et le témoignage social d’une femme du peuple sur la vie des classes dirigeantes. L’exploration d’un manuscrit inconnu de ce type réserve toutes sortes

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d’émotions et de pièges. Parfois on est fasciné comme si on lisait un roman de Balzac. Parfois la distance entre l’idéologie religieuse et politique d’Émilie et celle du lecteur reprend le dessus. D’autre part, il est difficile, sans publier d’extraits conséquents, de donner une idée des paysages qu’on a traversés. Il m’est arrivé, je l’avoue, de penser qu’Émilie était bête, puis de penser que c’était moi qui l’étais. J’ai été successivement fasciné, troublé, exaspéré, lassé, ému, ami. Au fil des centaines de pages, on s’habitue à vivre ensemble. J’ai été séduit par sa sincérité, une fois acceptée la part d’autopersuasion qu’implique son discours religieux, séduit aussi par la lucidité du discours qu’elle tient sur son journal et par sa passion de l’écriture. Je propose en annexe, pour qu’on en fasse une lecture autonome, la première page de ce journal : Émilie donne un tour très personnel à un discours sans doute attendu, avec des formules émouvantes par leur simplicité et leur justesse : qu’est-ce qu’un journal, effectivement, sinon « l’avenir petit à petit, goutte à goutte » ? Quant à l’avenir du journal lui-même, c’est une suite de miracles qui l’a fait échapper au sort fatal qu’elle prévoyait. Elle croyait à la survie de son âme, mais à la mort de son journal. Si au Ciel on se souvient d’ici-bas, peut-être nous sera-t-elle reconnaissante : nous sommes là, Émilie, et tu es avec nous. 23 juillet [1864] – […] J’ai quelquefois envie de brûler ces cahiers ; la crainte que de tardifs regrets se fassent sentir plus tard me retient. Au reste, pourquoi tenir à l’élégance du style, à exciter un intérêt plus ou moins grand pour une œuvre qui meurt en naissant ? Si je meurs avant mes sœurs, elles n’en feront aucun cas, j’en suis sûre ; si je meurs après, ce seront mes neveux et nièces qui les jetteront au feu, car ce ne serait pour eux d’aucune utilité. Tout cela est clair et facile à comprendre. Mon intention est bien de laisser cela entre les mains de Mr l’abbé Guignard si je meurs avant lui et si Dieu me donne connaissance de ma mort. Il en fera du feu aussi, car ce n’est bon qu’à cela ; mais peut-être en regardera-t-il quelques lignes avant de le livrer aux flammes ? Dieu veuille alors lui mettre sous les yeux des passages propres à rappeler à son esprit ce qu’il me voulait de bien et propres aussi à inviter son âme à prier pour celle qui toujours l’aura regardé comme un frère et un ami. Et si au Ciel on se souvient d’ici-bas, ce sera là que je me montrerai reconnaissante.

Première page du Journal quotidien

29 Angers, 24 décembre 1863 – Ma plume et mon papier, voilà ce qui me console, mon cahier est discret, il est patient aussi, jamais mes répétitions ne le fatiguent, il ne se plaint pas de la monotonie de ma conversation et lorsque je n’ai que le secours de ma plume pour me consoler d’un nouveau chagrin, c’est toujours quelque chose. Il faut maintenant que je conserve ce que j’écris, peut-être un jour serai-je bien aise de relire quelques pages de mon histoire. Je regrette d’avoir toujours brûlé ce que j’écrivis jadis. J’aimerais suivre régulièrement les dates, dussé-je ne mettre que le quantième du mois lorsque nul événement remarquable n’aura marqué le cours d’une journée. Rien d’intéressant pour autrui ne remplira ces pages : sans poésie, sans talent, sans esprit, qui puis-je intéresser ? C’est pour moi seule que je conserverai ce que j’appelle mon petit journal. On rirait de pitié si l’on voyait ces lignes où se manifeste partout l’incapacité de l’auteur, mais mon excessif orgueil aura soin de cacher ce qui pourrait me rendre un objet de dérision. Je regrette de n’avoir pas écrit exactement depuis dix ans ou tout au moins avoir conservé quelques fragments de cette vie de chagrins, de déceptions, de tristesses qui fut toujours la mienne : on aime à se rappeler même des sujets de larmes ; il y eut aussi quelques instants de douce satisfaction, je ne l’ai point oublié ; il me serait

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agréable d’avoir tout cet ensemble. Enfin cela n’est pas, je n’y veux même pas revenir, ce n’est point le passé que je veux écrire, mais le présent, l’avenir petit à petit, goutte à goutte, à mesure qu’il me sera présent. Il arrivera sans doute bien des fois que diverses circonstances me reporteront naturellement et malgré moi vers le temps passé, je suivrai alors le cours de mes idées sans faire d’effort pour chasser ces pensées, car ce que je veux éviter c’est cette histoire entière et scrupuleusement détaillée de mille souffrances et sacrifices, j’ai tout offert à Dieu, je ne veux plus m’y arrêter.

RÉSUMÉS

Trouvés dans une brocante, les quinze cahiers du journal d’Emilie Serpin (1837-1914) sont un formidable document sur la trajectoire sociale d’une fille d’instituteur qui fut, de 1861 à 1871, institutrice privée dans deux familles nobles de l’Anjou, avant de devenir elle-même, par un mariage tardif et inespéré, mère de famille. Tenu de manière régulière de 1864 à 1871, ce journal a deux faces : journal de piété d’une jeune femme qui, après avoir perdu son fiancé, se réfugie dans une pratique religieuse intense, mais aussi chronique sociale de la vie des familles nobles que sa position lui permet d’observer de l’intérieur de manière très critique. Riche « source » pour l’histoire sociale et l’histoire des mentalités, le journal d’Émilie Serpin est d’abord, à ses propres yeux, une sorte d’œuvre à laquelle sa passion de l’écriture lui fait accorder autant d’importance qu’à ses pratiques pieuses : c’est à cet « atelier d’écriture » que sera consacrée cette présentation.

The fifteen notebooks of Émilie Serpin’s (1837-1914) diary, bought at a flea market, are a remarkable document revealing the social trajectory of a schoolmaster’s daughter, who became herself a governess with two aristocratic families of Anjou, before a late and unexpected marriage brought motherhood. The diary, which was kept regularly from 1864 to 1881, has two facets: it is the devotional diary of a young woman who, after the loss of her fiancé, sought refuge in intense religious practice, but it is also a social chronicle, written with a very critical eye, of the life of noble families which she was in a position to observe from the inside. A rich source for social history and the history of mentalities, Emilie Serpin’s diary is first and foremost, in her own eyes, an outlet for her passion for writing, which was as important to her as her religious practice. This article deals then with this « writing workshop ».

INDEX

Index géographique : Anjou Keywords : devotion, diary, education, marriage, mourning, social trajectory Mots-clés : deuil, dévotion, éducation, journal intime, mariage, trajectoire sociale

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AUTEUR

PHILIPPE LEJEUNE

Philippe Lejeune a enseigné la littérature française à l’Université Paris-Nord jusqu’en 2004. Ses travaux portent sur l’autobiographie (Le Pacte autobiographique, 1975, Les brouillons de soi, 1998, Signes de vie, 2005) et sur le journal personnel (Le Moi des demoiselles, 1993, Un journal à soi, 2003). Son travail en cours sur les origines du journal personnel au XVIIIe siècle est en ligne sur son site www.autopacte.org. [email protected]

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Actualité de la recherche

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Écrire au féminin Nouvelles recherches en Italie Women’s Writing: New Scholarship in Italy

Marina Caffiero

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction de l’italien de Veronica Granata

1 L’Italie a récemment assisté, dans le domaine de l’histoire des femmes et du gender, à une multiplication des recherches sur les écrits féminins de mémoires, de récits de soi ou de la communauté d’appartenance, produits par des laïques ou par des religieuses durant l’époque moderne. Je me bornerai ici à donner quelques exemples et quelques références concernant les nombreux travaux et les différentes équipes de recherche italiennes engagées sur ce terrain. Parmi les initiatives entamées grâce à la collaboration entre archivistes et historiennes (et qui ont donc privilégié les manuscrits inédits plutôt que les imprimés), nous pouvons mentionner les recherches menées dans les archives publiques et privées de la Toscane par Gabriella Zarri1 et son équipe, ainsi que l’activité de la « Fondation Valerio », créée et dirigée par Adriana Valerio à Naples. Nous devons également rappeler les nombreuses entreprises éditoriales milanaises inspirées par Maria Luisa Betri, Elena Brambilla2, Daniela Maldini Chiarito3, Luisa Dodi4 et celles de la paléographe Luisa Miglio5 centrées sur le thème de la femme, de l’écriture et de l’alphabétisation à la fin du Moyen Âge.

2 Mon propos sera d’illustrer l’ampleur et la richesse de l’éventail d’écrits retrouvés dans le cadre du projet Per una storia della memoria e delle scritture delle donne a Roma dal XVI al XX secolo : censimento delle fonti e elaborazione di repertori. La recherche, coordonnée par moi-même et par Manola Ida Venzo6, vise à recenser et à cataloguer les écrits inédits de femmes de l’époque moderne et contemporaine (à l’exclusion de textes littéraires ou d’auteur) conservés dans les archives publiques et privées de Rome. Les typologies de textes retrouvés sont très variées et vont des journaux intimes aux autobiographies spirituelles, des biographies aux livres de comptes et de famille, des correspondances

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aux écrits de mémoire. La recherche qui met en lumière un vaste patrimoine d’autographes féminins encore aujourd’hui inconnu, a mené à la création d’une collection intitulée La memoria restituita. Fonti per la storia delle donne (La mémoire restituée. Sources pour l’histoire des femmes), dont le but est d’établir l’édition critique des documents les plus intéressants et les plus significatifs. Publiée par l’éditeur romain Viella, la collection dirigée par nos soins a désormais atteint le septième volume7. Le huitième est en cours de publication8. 3 Le projet Per una storia della memoria e delle scritture delle donne a Roma vise donc à repérer des écrit inédits, jamais publiés auparavant, généralement ignorés jusqu’à présent et produits par des femmes qui ne sont ni des « femmes auteurs », ni des « femmes illustres ». La prolifération des études sur l’histoire des femmes et du genre à laquelle nous avons assisté durant ces dernières décennies – qui doit également beaucoup à l’apport de chercheurs masculins –, et la place que ces travaux et ces recherches occupent désormais à l’intérieur des universités italiennes, sont la conséquence, mais également la cause, de leur légitimation et de la nouvelle importance que leurs sources, leurs catégories et leur méthodologie ont acquises dans la formation actuelle des étudiants en Histoire. Aujourd’hui, en effet, l’histoire du genre a acquis un statut de « normalité » qui oblige à en tenir compte dans la recherche historique, à l’instar de toute autre dimension thématique : ce processus a désormais créé un domaine d’étude que les jeunes générations fréquentent couramment. 4 Les études utilisant la perspective du genre, il faut le souligner, ont profondément modifié l’histoire sociale, soit en proposant de nouvelles typologies de sources et de nouvelles lectures de ces documents, soit en mettant en discussion les méthodes et les paradigmes historiographiques et interprétatifs traditionnels. On leur doit, par exemple, la mise en valeur des catégories de la subjectivité, de la construction des identités individuelles ou de groupe, des appartenances et des droits humains, de l’histoire des représentations culturelles et, enfin, de l’écart, mais également des liens, entre règles et pratiques sociales, ou entre privé et public. La recherche historique sur les expériences des hommes et des femmes n’a d’ailleurs pas seulement influencé l’histoire des sociétés européennes et extra-européennes : elle l’a en fait animée et rénovée en introduisant des perspectives, des périodisations, des questions et des concepts nouveaux et originaux. 5 L’étude des écrits féminins et des documents (publiés ou inédits) produits par les femmes durant l’époque moderne et contemporaine est donc en train de connaître en Italie un remarquable essor, bien qu’en retard par rapport à la France et à l’Angleterre. Cette expansion se vérifie soit dans le domaine de l’histoire de la littérature, des genres littéraires et de l’histoire linguistique, soit dans le secteur spécifiquement historique et notamment dans les directions de l’histoire culturelle et de l’alphabétisation, de l’étude des processus d’accès des femmes aux pratiques de l’écriture et de la lecture, ou encore de celles de l’histoire des familles, de la religiosité et de la mystique féminines, de l’histoire de la sociabilité des femmes, des rapports d’affection ou, enfin, des différentes formes de matronage exercées notamment dans le domaine artistique par le biais du mécénat et des commandes d’œuvres d’arts ou littéraires. Certes, l’Italie manque encore d’une étude globale comparable à celle consacrée par Linda Timmermans9 à l’accès des femmes à la culture durant l’époque moderne et à l’épanouissement des « femmes auteurs » dans la France du XVIIe siècle. Nous devons signaler également l’écart évident entre la recherche italienne dans le domaine de l’histoire des femmes et

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du genre et la multiplicité d’initiatives et de projets qui caractérisent, dans ce même domaine, la culture anglaise. Une autre lacune est visible en creux par l’absence d’une collection comparable à The Other Voice in Early Modern Europe, publiée depuis 1996 par la prestigieuse maison d’édition The University of Chicago Press, et qui a mis à la disposition des chercheurs des volumes passionnants d’écrits féminins, édités ou inédits, oubliés ou négligés par l’historiographie. Signalons au passage qu’une partie importante des sources jusqu’à présent publiées (60 volumes) sont des textes de femmes auteurs italiennes (généralement traduits en anglais), dont le nombre s’élève jusqu’à 30 % du total de la collection américaine, laquelle diffuse ainsi la « voix » écrite de célèbres auteures italiennes de l’époque moderne, et met en lumière la richesse des suggestions provenant de la Péninsule dans le domaine de l’histoire des femmes et le retard de la recherche italienne sur ce terrain. 6 Le projet Per una storia della memoria e delle scritture delle donne a Roma constitue en Italie la première initiative visant à repérer systématiquement les écrits inédits de femmes produits et/ou conservés dans le contexte d’une ville/capitale comme Rome et ne duplique pas l’expérience américaine. Bien au contraire, il se propose de marquer une différence évidente sur le plan méthodologique, des objectifs, des contenus. Je vais en illustrer ici les principaux caractères. 7 Notre recherche est, en premier lieu, le résultat d’une collaboration entre savoirs historiques, littéraires, linguistiques, paléographiques et archivistiques. Elle ne se borne pas au recensement et à la création de répertoires de documents écrits et produits par des femmes, c’est-à-dire aux simples données quantitatives, qui sont pourtant à elles seules remarquables et significatives. Le projet se propose de tenir compte également du plan qualitatif et notamment d’affronter les questions posées par la documentation retrouvée dans les archives romaines et d’ouvrir des perspectives inédites et originales dans les domaines de l’histoire sociale et culturelle générale, ainsi que dans l’histoire des représentations de soi. La recherche amène à une reconsidération et à une nouvelle analyse des institutions et des lieux de production de l’écriture des femmes, ainsi que des pratiques et des usages féminins de l’écriture. En fait, la question concernant le plan historiographique et méthodologique est celle sur laquelle l’histoire du gender ne cesse de s’interroger, à savoir comment conjuguer la gender history avec l’histoire générale et comment faire comprendre la nécessité de les mettre en relation et de les entrecroiser. 8 Le choix de chercher, de répertorier et ensuite de publier des sources qui ne sont pas des écrits d’auteurs, des textes qui n’ont jamais été publiés auparavant, mais qui se révèlent néanmoins d’un grand intérêt, signale à mon avis un changement historiographique important. Auparavant on ne cherchait que les « voix littéraires » des femmes, imprimées et donc, en quelque sorte, légitimées par l’imprimerie. On se plaignait ainsi de la quantité très réduite d’écrits produits par les femmes et on s’interrogeait sur les raisons de cet accès très limité à la pratique de l’écriture. À cette question on avait répondu, tout simplement, que pendant trois siècles au moins les femmes n’avaient pas écrit parce qu’elles ne savaient pas écrire. Le point d’observation du projet Per una storia della memoria e delle scritture delle donne a Roma est complètement différent. Ce qui nous intéresse, en effet, ce sont les pratiques sociales de l’écriture et donc les femmes exclues du canon littéraire qui écrivent pour elles-mêmes et non pas pour livrer leurs textes à l’imprimeur. Des bibliothèques, on passe ainsi aux archives, là où les sources révèlent un accès quasiment égal des hommes et des femmes à l’écriture

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et la diffusion absolument insoupçonnée de cette dernière dans la vie quotidienne des uns et des autres. Les galeries de femmes illustres et cultivées, exceptionnelles et solitaires, spécialisées dans la création de pamphlets égalitaires et proto-féministes ou d’œuvres savantes ont laissé ainsi la place à d’autres protagonistes et à d’autres sujets. 9 Les résultats de la recherche romaine et les volumes parus dans la collection La memoria restituita permettent de livrer plusieurs réflexions et autorisent un renversement des lieux communs les plus répandus. La quantité abondante et inattendue d’écrits « cachés » de femmes repérés dans les archives romaines démontre, en premier lieu, que l’écriture était loin d’être une pratique rare ou bornée aux seuls milieux aristocratiques. Ainsi, par exemple, on peut constater aujourd’hui que l’Italie a connu, aux XVIIe et XVIIIe siècles, un essor exceptionnel des écrits féminins comparable à celui que Linda Timmermans a mis en lumière dans ses recherches sur la France d’Ancien Régime. La découverte, ou la redécouverte, d’une si imposante masse de manuscrits féminins pose, en outre, des questions importantes concernant les nivaux réels d’alphabétisation et de culture des femmes et la transition entre la pratique assez diffusée de la lecture – et de la conversation – et celle de l’écriture. La familiarité des femmes avec la plume et les textes est d’ailleurs un motif récurrent dans l’iconographie de l’époque, dans laquelle l’image de la femme qui lit et qui écrit devient de plus en plus commune, comme c’est le cas, notamment à Rome, des nombreux portraits et autoportraits réalisés par la célèbre Angelica Kauffmann (1741-1807). Cette pratique répandue de l’écriture implique un passage ultérieur : celui entre la femme qui écrit pour elle-même, dans une dimension privée, familiale ou monastique, et l’auteure de profession, qui vit de son métier, au moins à partir du XVIIIe siècle.

10 Le deuxième élément qui ressort des recherches effectuées dans le cadre de notre projet est la multiplicité des genres d’écriture, qui vont des lettres aux journaux intimes, des biographies aux autobiographies, des mémoires – de soi, de famille, du groupe d’appartenance –, aux narrations historiques ou aux chroniques. La typologie la plus diffusée est représentée par les correspondances et les journaux intimes, ces derniers étant une forme d’écriture privilégiée soit par les femmes laïques, soit par les religieuses, auxquelles nous devons notamment les « livres des couvents », une déclinaison du genre du mémoire très particulière et assez rare. Tous ces textes impliquent un choix d’autoreprésentation et une révélation de soi qui pose un autre problème : la prépondérance des écrits intimes, dits « du for privé », se configure-t-elle comme un libre choix des femmes, une caractéristique de gender, ou bien s’agit-il d’une réponse à une construction culturelle produite par la conviction, très répandue par le passé et encore existante aujourd’hui, que les femmes sont, en quelque sorte, prédisposées à l’analyse intérieure et à vivre intensément les émotions et l’affectivité ? Il s’agit-là d’un thème sur lequel Linda Timmermans et Marc Fumaroli10 ont écrit des pages décisives. 11 La pratique épistolaire a représenté peut-être l’activité littéraire la plus répandue parmi les femmes et même l’une des plus fluctuantes entre les dimensions privée et publique, entre un destinataire unique et un public plus ample, pour qui les lettres étaient recopiées et reproduites sous forme de manuscrits ou de textes imprimés. La richesse de ce genre de sources oblige à s’interroger sur l’existence d’une spécificité de l’écriture épistolaire féminine et sur la possibilité de considérer la correspondance comme l’un des registres les plus expressifs des femmes du passé. Si ce dernier aspect est sans doute réel, nous devons également tenir compte des stéréotypes culturels de

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l’époque et notamment de ceux qui mettaient en rapport l’idée de la « facilité » épistolaire des femmes avec celle, plus générale, de leur appartenance au monde des passions et des sentiments : comme je l’ai dit, de leur capacité de parler et d’entendre le langage du cœur et de la spontanéité de leur rhétorique par rapport à celle bien plus savante et disciplinée des hommes. En d’autres termes, la supériorité et l’art reconnus aux femmes dans le genre épistolaire – comme d’ailleurs dans la conversation – serait le résultat paradoxal de leur infériorité culturelle. Les femmes n’étaient pas censées respecter les règles de la rhétorique et du style, mais devaient cependant observer celles imposées par leur condition de femmes et par les éléments qui la définissaient. 12 Notre recherche a sans doute confirmé, au plan quantitatif comme qualitatif, le rôle central occupé par les correspondances dans le rapport que les femmes entretiennent avec l’écriture. Les lettres, en effet, sont les plus à même de répondre à leurs exigences pratiques – domestiques, familières ou de gestion – tout en permettant une brièveté et une simplicité expressive que d’autres typologies d’écriture n’autorisent pas. La présence importante de ces moyens de communication écrits dans les archives, leur apparente spontanéité et leur utilisation pragmatique ne doivent pourtant pas faire oublier que certaines correspondances n’avaient pas de vocation exclusivement privée et que, au contraire, certaines d’entre elles étaient conçues plus ou moins ouvertement pour atteindre un public de lecteurs qui ne coïncidait pas avec celui des destinataires explicitement désignés. 13 Les correspondances féminines, malgré leur ancrage dans des milieux « protégés » et « délimités » comme ceux des familles et des couvents, nous renvoient à des problématiques qui transcendent la sphère domestique ou religieuse et qui sont susceptibles de révéler bien des choses : à savoir une subjectivité, une volonté, des projets, des pouvoirs informels et des stratégies autonomes qui s’inscrivent dans le cadre du groupe familial ou de la communauté religieuse. Mais ce n’est pas tout. L’examen de ce genre de sources nous amène, en effet, à discuter certains modèles établis ainsi qu’à donner de nouvelles interprétations. Les correspondances des aristocrates, par exemple, témoignent non seulement de la force des liens familiers, et notamment avec la famille d’origine de la femme, mais également de l’importance des liens cognatiques qui ne succombent pas face à celle des liens agnatiques. La perspective classique, qui a été jusqu’à présent majoritaire dans l’analyse historiographique de la famille et qui a soutenu la prévalence et la supériorité des rapports patrilinéaires, doit par conséquent être reconsidérée à la lumière des nouveaux apports documentaires. Ceux-ci donnent, en fait, accès à des niveaux, à des strates profondes de l’histoire de la famille que d’autres sources – comme les testaments ou d’autres écrits notariaux ou économiques – ne peuvent pas mettre en lumière. Ce qui ne signifie pas que les dynamiques et les enjeux familiers connus et considérés comme courants – les conflits patrimoniaux et de pouvoir, les dots, les négociations matrimoniales, les séparations, les échanges sociaux ou les rapports plus ou moins affectifs entre parents et filles et entre frères et sœurs – ne soient pas confirmés ou représentés par les sources que nos recherches sont en train de découvrir. 14 Le constat selon lequel les écrits intimes féminins bouleversent le rapport traditionnel entre privé et public impose une troisième réflexion. Il serait, en effet, inexact de considérer les correspondances féminines

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– ainsi que les journaux intimes, les (auto)biographies et les mémoires – seulement à la lumière de l’histoire privée de la famille (ou du couvent). Cette tendance générale, qui a été ultérieurement renforcée par les modèles de correspondances transmis aux femmes par les traités, est démentie par un nombre significatif d’échanges épistolaires, où le plan individuel, autobiographique, émotif et affectif est étroitement lié à la sphère publique et institutionnelle. L’historiographie a d’ailleurs déjà mis en relief l’apport de ces correspondances (et plus largement des écrits féminins) à la reconstruction de la « grande » histoire politique, ceci grâce à leur valeur de témoignage, de la conception de la politique et de ses événements élaborée par les femmes, mais également du soutien ou du rejet que celles-ci ont exprimé à l’égard de certaines valeurs, comportements ou symboles politiques, notamment pendant des périodes de crise comme celles qui ont caractérisé les révolutions des XVIIIe et XIXe siècles. Ces mêmes sources nous donnent un aperçu de l’adhésion des femmes aux nouvelles notions de patrie et de citoyenneté, mais également des intermédiaires domestiques, familiers (et religieux) qui influencent ce processus d’appropriation ou, vice-versa, des actions de médiation politique mises en œuvre par elles-mêmes. 15 Dans cet espace fluide découpé par la forme épistolaire, dans cette osmose entre public et privé, il est toujours possible que l’usage privé de la correspondance devienne public. Ce passage ne se vérifie pas seulement comme l’effet d’un éventuel élargissement du nombre des lecteurs ou d’une publication des lettres, prévue ou imprévue. Certains échanges épistolaires naissent expressément pour atteindre un public « extérieur ». Un exemple de ce genre de forme épistolaire – un genre qui n’a peut-être pas été suffisamment considéré – est représenté notamment par les « lettres circulaires » des Visitandines qui, suivant la règle de l’Ordre, formaient l’objet d’échanges entre les différents couvents d’Europe. Destinés à une lecture collective et publique, ces écrits changent en profondeur le statut même de la correspondance et sollicitent une mise en discussion de la prétendue spontanéité et liberté de ce genre de source. 16 Le quatrième problème qui se pose au sein de cette réflexion sur les écrits féminins de l’époque moderne concerne deux aspects bien précis : d’un côté, le thème de la liberté de la source et des femmes qui l’ont rédigée et, de l’autre, celui de l’adaptation de ces écrits à des modèles codifiés. Nos recherches confirment que ceux-ci ne parviennent jamais à limiter et à étouffer complètement l’originalité et l’autonomie des sujets qui écrivent et ceci même dans le cas de ceux qu’on a définis comme des « écrits obligés », typiques des milieux conventuels. Leur nature « obligatoire » est dictée notamment par les directives du concile de Trente (1545-1563), qui, dans le but de faciliter le contrôle des religieuses de la part des autorités ecclésiastiques, imposaient à la fois la maîtrise de l’écriture aux femmes qui entraient dans les couvents et le récit écrit de tout ce qui concernait la vie dans le cloître. Les recherches effectuées dans les archives romaines ont mené à la découverte de plusieurs « livres » ou « chroniques de monastères ». Expression d’un genre littéraire assez peu connu et peu étudié, certains de ces documents ont fait l’objet d’une publication dans le cadre de la collection La memoria restituita. Ces livres, destinés à transmettre et à perpétuer la mémoire du couvent, sont le résultat d’une écriture collective, stratifiée, où chaque génération – incarnée par la scrittora du couvent (généralement l’abbesse) – laissait et laisse encore aujourd’hui son empreinte et l’empreinte de son époque. Caractérisés sur le plan formel par une structure polymorphe, ils forment, en effet, une sorte d’« hypertextes », construits par plusieurs mains et bâtis autour de plusieurs genres littéraires qui s’entremêlent.

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17 Nous avons déjà évoqué l’importance de l’apport des écrits féminins (religieux et profanes) dans la reconstruction et l’étude de l’histoire générale. Ces textes, bien qu’intimes et privés, peuvent en certains cas fournir des réponses importantes à des questions historiographiques récentes. En Italie, notamment, ces sources sont en train d’ouvrir de nouvelles perspectives dans l’étude de la participation des femmes au Risorgimento national ou dans l’analyse de l’existence d’une sorte de culture politique spécifique des femmes, souvent fondée sur une généalogie au féminin des patriotes, comme le montre le journal intime d’Anna de Cadilhac Galletti. D’autres textes, comme le journal de la marquise Margherita Boccapaduli, révèlent une série d’informations cruciales sur le thème de la formation culturelle des femmes sous l’Ancien Régime, en mettant en relief le rôle fondamental joué par les espaces de la sociabilité mondaine (les salons et les conversations), relativisant l’influence de l’instruction reçue dans les collèges et les pensionnats. D’autres écrits, comme le journal d’Anna del Monte, jeune fille juive enlevée à ses parents par la police pontificale et enfermée dans la Maison de Catéchumènes de Rome pour y être baptisée contre sa volonté, nous offrent enfin des éléments précieux pour affronter des questions fondamentales, comme celle de la condition des minorités religieuses et culturelles et celle, toujours actuelle, de la reconnaissance juridique des droits de conscience et de la liberté religieuse.

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RÉSUMÉS

L’Italie a récemment assisté, dans le domaine de l’histoire des femmes et du genre, à une multiplication des recherches sur les écrits féminins personnels. L’article se propose d’illustrer l’ampleur et la richesse de l’éventail d’écrits retrouvés dans le cadre du projet Per una storia della memoria e delle scritture delle donne a Roma dal XVI al XX secolo : censimento delle fonti e elaborazione di repertori. Cette recherche vise à recenser et à cataloguer les écrits inédits de femmes de l’époque moderne et contemporaine conservés dans les archives publiques et privées de Rome. L’enquête en cours met en lumière un vaste patrimoine d’autographes féminins et a permis la création d’une collection intitulée La memoria restituita. Fonti per la storia delle donne (La mémoire restituée. Sources pour l’histoire des femmes).

Scholarship on women’s memory and ego-documents has recently grown tremendously in Italy. This essay explores the breadth and richness of writings discovered thanks to the project Per una storia della memoria e delle scritture delle donne a Roma dal XVI al XX secolo: censimento delle fonti e elaborazione di repertori. This on-going project seeks to identify and catalogue the unpublished texts written by women during the early modern and modern period found in public and private archives in Rome. The objective of this research is to highlight the heritage of unknown women’s autograph writings notably through the creation of a book series entitled La memoria restituita. Fonti per la storia delle donne (Reclaimed Memory. Documentary sources for Women’s History).

INDEX

Mots-clés : écrits féminins inédits, mémoire restituée, ego-documents, public/privé, édition de sources Keywords : women’s unpublished writings, reclaimed memory, ego-documents, public/private, publication of documentary sources

AUTEUR

MARINA CAFFIERO

Marina Caffiero est professeur d’histoire moderne à l’Université Sapienza de Rome. Ses domaines de recherche sont l’histoire culturelle et sociale de l’Europe moderne, la gender history et l’histoire des groupes minoritaires. Elle a publié de nombreux livres et articles, traduits en

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plusieurs langues. Elle a fondé et dirige, avec Manola Ida Venzo, la collection La mémoire restituée. Sources pour l’histoire des femmes. Son livre Battesimi forzati. Storie di ebrei, cristiani e convertiti nella Roma dei papi, Roma 2004, a été traduit aux USA, chez California University Press. [email protected]

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Écrits féminins catalans Bilan et perspectives

Eulàlia Miralles et Verònica Zaragoza

Cette contribution s’inscrit dans l’axe de recherche des projets CIRIT, 2009 SGR 808, et MCeI, FFI2009-09630. Merci à Laia de Ahumada, Maria Toldrà et Pep Valsalobre pour leur collaboration.

1 L’intérêt pour l’écriture féminine antérieure à la fin de l’Ancien Régime va grandissant de façon significative dans l’aire linguistique catalane, en Catalogne, mais aussi dans la Communauté Valencienne et aux Îles Baléares, au moment où l’histoire des femmes se développe et se renforce1. Avant les années 1980, nous savions peu de choses des femmes qui avaient accès à l’éducation et décidaient de prendre la plume ; nous en savons un peu plus aujourd’hui, même s’il reste encore un long chemin à parcourir.

2 Pour approcher l’univers des écrivaines féminines médiévales et modernes, nous disposons de différents instruments. Certains d’entre eux sont proprement catalans ; d’autres relèvent du domaine hispanique et recensent principalement des Catalanes qui ont écrit en langue castillane. Dans l’aire linguistique catalane, les langues en usage pour l’écriture sont multiples : celle de la culture est le latin ; celle propre au territoire, le catalan ; et enfin, celle de la monarchie reste le castillan. Nous procèderons à un état de la recherche sur l’ensemble des écrivaines de l’espace territorial catalan, indépendamment de leur langue véhiculaire, en nous concentrant sur leurs écrits ordinaires. 3 Avant d’approfondir la question de la littérature personnelle, notons l’existence de sites web, de dictionnaires, catalogues et collections indispensables pour une première approche de l’univers des femmes écrivains. Deux dictionnaires de littérature récents (NDLC62, NDLEC), ainsi qu’un dictionnaire biographique de femmes, le Diccionari biografic de dones (DBD) (http://www.dbd.cat/), se développent sur internet et présentent des biographies succinctes de Catalanes, écrivaines notamment. Le DBD dépend du portail de l’Institut Catalàn de les Dones [Institut Catalan des Femmes] (http:// www.gencat.cat/ icdona/), portail institutionnel de la Generalitat de Catalunya qui propose des portraits de femmes ayant marqué l’histoire de leur pays. Par ailleurs, quelques ouvrages de vulgarisation mettent certaines femmes en lumière, parmi

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lesquelles de grandes écrivaines, des mécènes, et des intellectuelles telles Isabel de Villena, Juliana Morell, Germana de Foix ou encore Mencía de Mendoza2. 4 Mentionnons également les efforts du Centre Dona i Literatura [Centre Femme et Littérature] (http://www.ub.edu/cdona/), groupe de recherche de l’Université de Barcelone, à l’initiative de la collection d’essais « Mujeres y culturas » [« Femmes et Cultures »] et éditeur de la revue Lectora. Revista de dones i intertextualitat. Un autre groupe de recherche est rattaché à cette même université, le groupe Duoda. Centre de recerca de les dones [Duoda. Centre de recherche sur les femmes]. Né dans les années 1980, ce groupe publie une revue éponyme et nourrit une bibliothèque de textes et d’images (IXe-XVIIIe siècle), la Biblioteca Virtual Duoda (BVD), en ligne sur le site http:// www.ub.edu/duoda3. Duoda (IXe siècle), comtesse de Barcelone et duchesse de Septimanie, a rédigé un manuel de vie en latin à destination de son fils aîné Guillem. L’œuvre de Duoda a été publiée en catalan dans la collection « Clàssiques Catalanes » de la maison d’édition La Sal4. L’initiative de La Sal a permis de mettre à la disposition d’un grand nombre de lecteurs des écrits de Catalanes de toutes périodes, des moins connues comme Duoda, Estefania de Requesens ou Anna Murià, jusqu’aux déjà célèbres Isabel de Villena, Caterina Albert (qui signait du pseudonyme Víctor Català) ou Mercè Rodoreda. L’ensemble des textes publiés dans la collection des « Clàssiques Catalanes » a été repris dans les années 1990 par la collection « Espai de dones » [« Espace de femmes »] des éditions de l’Eixample, qui ont publié quelques textes mémorialistiques contemporains. Cet élan se poursuit aujourd’hui à travers une collection consacrée à l’univers féminin, « Capsa de Pandora » [« Boîte de Pandore »], à l’initiative conjointe du Centre d’Estudis Interdisciplinaris de la Dona [Centre de Recherches Interdisciplinaires sur la Femme] de l’Université de Vic et de la maison d’édition Eumo Editorial. 5 Ces dernières années, des répertoires d’écrivaines de l’époque moderne5 ont vu le jour, période traditionnellement laissée de côté par l’historiographie littéraire catalane, mais aujourd’hui exhumée de l’oubli. Cette époque coïncide, de surcroît, avec l’accès généralisé des femmes aux lettres et l’on y trouve un nombre important d’écrivaines ecclésiastiques qui suivent les traces de sainte Thérèse, ainsi que de nombreuses poétesses de circonstance qui ont participé aux concours littéraires, particulièrement en Catalogne. 6 Concernant les panoramas de l’aire linguistique catalane, signalons l’étude de Pinyol6 dont le point de départ est le poème de la Reine de Majorque et qui présente une grande partie des références connues sur la littérature féminine médiévale et moderne pour ensuite explorer plus précisément le XIXe siècle. La communauté valencienne a été un objet d’étude privilégié dans les études générales : outre les travaux d’Herrero7, mentionnons ceux d’Escartí8 et de Martí 9. La synthèse de ce dernier traite non seulement des écrivaines – et consacre un paragraphe à l’écriture privée –, mais aussi du contexte culturel dans la communauté valencienne, de la cour de Germana de Foix et de son cénacle, ainsi que d’autres cercles littéraires valenciens antérieurs auxquels participaient des femmes comme Tecla de Borja et Isabel Suaris. Par ailleurs, pour l’île de Majorque, nous disposons d’une approche générale10 dans laquelle est présentée la littérature féminine du début du Moyen Âge à nos jours et qui, bien qu’elle manifeste une préférence pour les XIXe et XXe siècles, contient des informations intéressantes sur des femmes ayant écrit entre les XIVe et XVIIIe siècles.

7 Les écrits ordinaires féminins qui nous intéressent ici sont variés : mémoires personnels et conventuels d’une part, épistolographie, de l’autre. Dans la sphère

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catalane, les femmes qui décident d’écrire des mémoires personnels sont rares et apparaissent encore moins nombreuses si l’on se risque à une comparaison avec les mémoires masculins. Si l’on élargit les registres scripturaires, on relève d’autres genres, comme les autobiographies spirituelles, parfois dictées et généralement écrites sur ordre du confesseur, ou les éloges funèbres, écrits également dans un environnement conventuel et non rédigés, eux non plus, par leurs protagonistes. 8 Ainsi ne connaît-on que très peu de mémoires personnels féminins, et rares sont ceux qui ont fait l’objet d’études11. De même, les manuels d’éducation, genre pratiqué en majeure partie par des femmes, ont très peu été explorés ; ils contiennent des renseignements autobiographiques et ont été écrits pour un usage exclusivement privé : le cas de Duoda, cité plus haut, en est un bon exemple. 9 L’immense majorité des femmes qui prennent la plume pour raconter leur vie et leurs souvenirs avant la fin de l’Ancien Régime, écrivent dans la cellule de leur couvent : ce sont des religieuses – femmes de haute lignée – qui ont accès au privilège de l’éducation et à la pratique de l’écriture12. Plusieurs travaux décrivent le vaste éventail des genres scripturaires où s’épanouit l’écriture féminine religieuse ; ils ont permis de nourrir la connaissance des pratiques et usages en la matière13. 10 Comme dans le reste de l’Europe, on trouve en Catalogne un nombre important d’autobiographies spirituelles à partir du modèle de sainte Thérèse. Les premières remontent à la fin du XVIe siècle et il s’agit, insistons sur ce point, de récits dictés ou rédigés sur commande, loin du caractère strictement privé des mémoires personnels14. À l’intérieur du couvent, les mémoires conventuels sont des œuvres à usage collectif et non privé, même si la collectivité qui y a accès peut être comparée à une famille et le texte qui en résulte à ce que l’on nomme des « livres de famille » ; actuellement, la recherche de ces documents est systématique15. 11 Autre champ à prendre en compte et pour lequel fleurissent quelques travaux novateurs, celui des correspondances. Évoquons les lettres privées et non les épîtres littéraires ou de fiction, ces dernières ne constituant pas le cœur de notre propos. Tout comme les mémoires, les lettres ont été assez souvent utilisées comme source historique. Les missives privées contiennent des matériaux biographiques intéressants et expliquent des expériences ponctuelles ; cependant, nous avons parfois la chance de conserver des collections épistolaires plus complètes qui permettent de composer un vrai récit de vie. Ces lettres de femmes sont éditées dans des anthologies de toutes sortes16. Par ailleurs, des fonds épistolaires familiaux contenant des lettres de femmes ont également été inventoriés et étudiés : c’est le cas des très importants fonds de l’Arxiu de Palau des Requesens ou de la correspondance de la famille Torres Amat conservée à la Bibliothèque de Catalogne, mais aussi d’autres fonds plus modestes comme celui des familles Roger et Rosés de Palafrugell17. 12 Reines, citadines privilégiées (nobles et bourgeoises) et religieuses ont été les premières à avoir accès à la culture écrite. L’historiographie distingue les lettres personnelles de celles qui ont un caractère public. Pour l’univers des missives féminines au Moyen Âge et à la Renaissance, on ne peut ignorer les études de Vinyoles18 qui a exhumé des lettres des familles royales, celles de Serena de Tous, rédactrice à la fin du XIVe siècle de plusieurs missives à son mari absent, ou bien encore celles de Sança Ximenis de Foix, Violant de Recs et Beatriu de Cabrera, au XVe siècle. Vinyoles est l’auteure d’études fondamentales pour comprendre le rôle des femmes dans la Catalogne médiévale19.

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13 La production épistolaire de la reine Violant de Bar, d’origine française, qui a reçu une éducation française et écrit en français, mais aussi en aragonais et en catalan, a attiré l’attention des chercheurs. Les études de Dawn Bratsch-Prince20 sont à cet égard essentielles, même s’il faut en mentionner d’autres consacrées à la personnalité de cette femme21. 14 Sur l’univers des Borja, l’anthologie de Batllori22 peut être complétée en partie par les travaux de Sanchis Sivera23, même si nous devrons attendre l’ensemble du recueil, actuellement en cours d’édition, pour accéder aux missives des femmes de cette influente famille (http://www.elsborja.org/biblio.php). Sur Lucrecia, il est utile de se reporter à l’édition de Gregorovius24 et, pour les religieuses de Gandía des XVIe et XVIIe siècles, aux études d’Amorós25, Pons26 et La Parra27 ; sur la « sainte duchesse » Lluïsa de Borja, la contribution récente de Morte28 s’impose. 15 Bien que les épistolières nobles soient nombreuses, rares sont celles qui ont obtenu autant de renommée que la Valencienne Hipòlita Roís de Liori et sa fille, la Barcelonaise Estefania de Requesens, qui ont rédigé leurs missives dans la première moitié du XVIe siècle29. Ahumada30 a consacré différents travaux à ces deux femmes et à leur cercle familial immédiat ; elle attire l’attention sur la richesse documentaire du fonds de l’Arxiu del Palau cité plus haut (actuellement au Centre Borja, à Sant Cugat del Vallés, Barcelone). 16 D’autres collections de lettres de famille ont également été consciencieusement analysées : celles de Joana Bardaxí i Gassol, membre d’une famille de Tremp, jouissant d’une bonne situation et de relations à la cour31, ou bien celles de la famille des riches commerçants Bardrich32. 17 Les lettres écrites par des religieuses forment un autre groupe de correspondance. On peut y lire non seulement des références à leur vie spirituelle ou conventuelle, mais aussi à la manière dont ces femmes entretenaient leurs relations familiales. Récemment, ont été étudiées les lettres de la dominicaine Hipòlita de Jesús, du Monastir dels Àngels i Peu de la Creu de Barcelone33. Les missives de la sainte barcelonaise Joaquima de Verdruna sont, quant à elles, des lettres religieuses ou de famille (1967, 1969). Une vingtaine de lettres de famille de la sœur Maria Raimonda de Sant Josep, écrites en catalan, ont également été éditées ; elles reflètent la vie quotidienne de la famille et du couvent34. Une attention particulière a par ailleurs été prêtée aux lettres de contenu mystique et autobiographique de la capucine de Manresa, Marta Noguera i Valeri, qui écrit pour son confesseur et pour l’évêque de Barcelone35. 18 L’administration économique (familiale ou monastique) a également laissé des traces d’écrits féminins. Il s’agit majoritairement de documents administratifs où le fil narratif est très peu présent mais qui permettent de comprendre l’organisation et le fonctionnement des maisons et des couvents. Parmi les cas les plus remarquables et les mieux étudiés, figurent ceux de Sança Ximenis de Foix i Cabrera36 et de Caterina Llull37, toutes deux ayant écrit vers le milieu du XVe siècle.

19 Le chemin parcouru dans l’étude de la littérature féminine catalane – personnelle ou non – est donc, on le voit, déjà assez long, même s’il reste encore beaucoup à défricher. Il ne fait aucun doute que la recherche de terrain permettra d’élargir la liste des écrivaines médiévales et modernes et le répertoire des écrits privés, ce travail préalable s’avérant indispensable à leur étude et, dans certains cas, à leur édition. Nous sommes face à une tâche difficile, qui a déjà donné ses premiers fruits et en promet bien

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d’autres dans un avenir proche, à condition de systématiser une méthode de classement des fonds38, préalable essentiel à toute étude scientifique39. 20 Les recherches doivent se poursuivre au-delà des fonds publics, ecclésiastiques et privés. Nous avons tout récemment reçu le catalogue de la salle des ventes Soler y Llach du mois d’avril 2011, qui proposait une étonnante collection épistolaire formée de 794 lettres en catalan adressées par différentes prieures du couvent des sœurs Jerónimas de Sant Bartomeu, à Inca (Majorque), entre 1795 et 1867, à leurs supérieurs respectifs. À travers ces missives, dont la thématique est essentiellement économique, les religieuses décrivent des situations quotidiennes et font part de leurs efforts pour assurer les besoins en nourriture de la communauté monastique à travers les années, à une époque où la survie n’était pas facile. Il s’agit là, à n’en pas douter, d’un matériau extraordinaire que, comme bien d’autres, nous devrons étudier. 21 Un beau chantier est donc ouvert en Catalogne et la recherche s’annonce passionnante.

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NOTES

1. Tavera 2009. 2. Espargaró & Gassó 2006 ; Fuente 2009. 3. Différents portails de l’aire hispanique fournissent des informations sur les écrivaines catalanes : BIESES. Bibliografía de escritoras espanolas (http://www.uned.es/bieses) ; Escritoras españolas (http://bib.cervantesvirtual.com/portal/escritorasespañolas/); et Escritoras y pensadoras europeas (http://escritorasypensadoras.com). 4. Otero 1989 ; il existe des traductions françaises et anglaises. 5. Herrero 2009 ; Zaragoza 2010. Il faut aussi prendre en compte des catalogues plus généraux touchant au domaine hispanique : Galerstein & McNerney 1986 ; Levine, Marson & Waldman 1993 ; McNerney & Enríquez 1994. Pour des modèles d’écriture féminine, voir Zavala 1993-1998 ; Palacios 2002 ; Caballé 2004 et Baranda 2005. 6. Pinyol 2010. 7. Herrero 2007, 2009, 2010. 8. Escartí 2002. 9. Martí 2004. 10. McNerney, Castillejo & Ortega Trota 2004. 11. Martí 2000 ; Compte 1993. 12. Ahumada 2010. 13. Poutrin 1995 ; Álvarez Faedo 2005. 14. Amelang 1990, 1998 et 2005 ; Ahumada 2008. 15. Ahumada 2011b ; Miralles 2010 ; Gras 2010. 16. Cahner 1968 ; Vilar 1988 ; Batllori 1998 ; Caballé 2004 ; Anton 2005. 17. Matas et al. 2002. 18. Vinyoles 1993, 1996, 2000, 2003a, 2003b. 19. Batlle & Vinyoles 2002 ; Vinyoles 2005b. 20. Bratsch-Prince 2002, 2006. 21. Riquer 1994, Ponsich 2005 ; Piera 2008 ; pour les préoccupations intellectuelles des reines catalanes qui ont suivi les traces de Violant de Bar, voir Sabaté & Soriano 2005. 22. Batllori 1998. 23. Sanchis Sivera 2001. 24. Gregorovius 2007. 25. Amorós 1982. 26. Pons 1995. 27. La Parra 2002. 28. Morte 2008-2009. 29. Éditions de Guisado 1998 et Ahumada 2003. 30. Ahumada 2001, 2004, 2007, 2009.

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31. Serra 2007. 32. Sanmartí & Sanmartí 2005. 33. Ahumada 2011a. 34. Bertran & Casas 1987. 35. Maduell 2003. 36. Daufi et al. 1992, 1995 ; Vinyoles 2005a, 2008. 37. Colesanti 2006. 38. Jornet 2007. 39. Cusó 2009.

AUTEURS

EULÀLIA MIRALLES

Eulàlia Miralles est spécialiste de la littérature catalane du XVIe-XVIIIe siècles, professeure au Département de philologie catalane de l’Université de València. Elle a publié Sobre Jeroni Pujades (2011), l’édition critique de l’œuvre d’Antoni Viladamor (2007), les collectifs Del Cinccents al Setcents. Tres-cents anys de literatura catalana (2010), L’idil·li als segles XIX i XX. Literatura, música i arts plàstiques (2010), Formes modernes de l’èpica (del segle XVI al segle XX) (2008), El cardenal Margarit i l’Europa quatrecentista (2008), entre autres, et una cinquantaine d’articles spécialisées. [email protected]

VERÒNICA ZARAGOZA

Verònica Zaragoza est boursière de doctorat à l’Institut de Llengua i Cultura Catalanes de l’Université de Girona. Elle a presenté son travail de master “Posà-la per ser humil en la muntanya més alta…” : La literatura femenina a l’edat moderna a Catalunya i a les Illes Balears, et travaille à una thèse sur la poésie féminine dans la Couronne d’Aragon à l’époque moderne, sous la direction de P. Valsalobre. [email protected]

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Charlotte, Angletine, Catherine… Le journal comme instrument de socialisation à l’ère des salons Charlotte, Angletine, Catherine…: The diary as a socialization tool in the era of salons

Danièle Tosato-Rigo

1 Angletine Charrière de Sévery a onze ans lorsqu’elle rédige ces lignes. Dès la cinquième entrée, un canevas est adopté qui ne variera guère au cours des quarante ans de son activité de diariste1 : une mention accompagne chaque jour de la semaine, marqué d’une date. Ces notes concernent essentiellement les allées et venues de la maisonnée ainsi que les visites reçues. Y figurent même les jours dépourvus de faits notables : « Lundi 24 [décembre] Il n’est rien arrivé ». La santé d’un entourage à géométrie variable y occupe, sitôt menacée, une place importante. Régulièrement mentionnée, la pratique de la purge fait office de talisman. Dans la multitude de noms cités – notables locaux ou hôtes étrangers qui se pressent dans une ville de Lausanne très cosmopolite – seul le passage incognito du fils de Catherine II et de son épouse arrachent à la jeune fille un peu plus de détails : Le 4 septembre, le Comte du Nord fils de l’Empereur [sic] de Russie qui voyage est arrivé à Lausanne à 9 heures du soir, Maman est allée chez Mlle d’Aubonne pour les voir débarquer au Lion d’Or [= auberge], elle est allée le soir à la porte de leur chambre les voir souper, Papa m’est venu chercher et m’y a menée, le Comte est fort laid, il ressemble à Louis de Nassau. La Comtesse est de la plus éclatante blancheur, assez grosse et belle. 2 Née à Lausanne le 21 novembre 1770, Angletine est la fille de Salomon Charrière, noble vaudois qui fut gouverneur des princes de Hesse-Cassel et conseiller du landgrave Guillaume II, et de Catherine Charrière de Sévery, née de Chandieu, tante de Benjamin Constant et parente par mariage de l’écrivaine Isabelle de Charrière (Belle de Zuylen). On peut affirmer sans hésitation que l’enfant reçut, sinon le don, du moins la tradition de l’écriture de soi pratiquement au berceau. Les petits contes rédigés par son précepteur Hestermann pour l’exercer à la lecture et ses cahiers d’étude témoignent du soin apporté à son éducation.

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3 Difficilement assimilable, même à l’âge adulte, à une production littéraire, ou à la littérarisation de l’écriture du for privé récemment étudiée dans les correspondances de femmes lettrées2, le journal d’Angletine n’entre pas aisément dans les genres généralement attribués à l’écriture ordinaire féminine3. Il est fort éloigné du journal spirituel, dont la bernoise Henriette Stettler-Herport fournit un exemple éloquent4, ou de l’examen de conscience, qui conduit les genevoises Junie Odier et Christine Romilly à évaluer à dix-huit ans, pour l’une, la distance qui la sépare de Dieu, et, pour l’autre, l’utilité de ses faits et gestes5. Il n’a rien d’un journal de voyage, tel celui tenu à l’âge de quatorze ans par la cousine d’Angletine, Rosalie de Constant. Il ne se révèle pas davantage un lieu d’expression du sentiment personnel, comme le sont les journaux rédigés à dix-sept ans par Albertine de Saussure ou Germaine Necker6. Il n’a pas la densité descriptive de celui d’Amélie Odier, auquel il sert d’abord à exercer sa plume, entre treize et quatorze ans7. Enfin, il ne s’agit pas, stricto sensu, d’un journal éducatif8. 4 Le diaire de la jeune Angletine entre dans la catégorie du « journal externe », pour reprendre la formule de Georges Gusdorf et d’Alain Girard9. Outre qu’il parle davantage des autres que de soi, il revêt, comme nous souhaitons le montrer, une fonction d’instrument de socialisation. Sans remplacer, certes, le contact avec les autres, l’écriture a valeur d’expérience dans le processus par lequel la jeune femme trouve sa place dans la société, la haute société où l’idéal féminin prédominant est celui de la maîtresse de maison réunissant sous le signe de l’harmonie hommes de lettres, hôtes de marque et amis choisis dans l’espace domestique. Si cette dimension n’épuise pas la polysémie du texte, ni les divers usages que la scriptrice adulte attribuera ultérieurement à un manuscrit qui évolue avec elle, elle n’en est pas moins prédominante à ses débuts. Son analyse permet de renvoyer aux pratiques sociales de l’écrit du for privé, et à celles des journaux de jeunes filles, dont Philippe Lejeune relevait il y a une vingtaine d’années déjà qu’elles se seraient développées plus tôt en Suisse romande qu’en France10. 5 Les riches archives de la famille Charrière de Sévery, dont les descendants ont extrait au début du XXe siècle un panorama en deux volumes de la vie en société dans le Pays de Vaud au temps des Lumières11, laissent apparaître, autour du journal d’Angletine, une chaîne féminine d’écriture journalière. Elle commence avec une parente d’Angletine, Charlotte de Buren. Cette dernière a laissé un fragment de journal rédigé au château familial de l’Isle, à peu près au même âge, dans lequel elle notait en date du 21 mars 1737 : « Il arriva au matin un homme qu’on reconnut être un déserteur, le même jour nous avons eu Mesdames D’Aubort et de Vernand ». Et le 6 avril : « Monsieur Daillens est venu dîner ici qui a amené Messieurs de Mex et de Bournens ». Dans le même cahier, la mère d’Angletine, Catherine Charrière de Sévery, inaugura son propre « Journal de ce qui s’est passé à l’Isle »12. La transmission du journal d’une cousine à l’autre est couchée sur le papier : « Le 12 [décembre 1750] ma tante de Villars m’a donné ce petit livre ». Dans ses premières pages, de janvier 1751, Catherine écrivait : Le 3 janvier Nous avons appris la maladie de Monsieur de Vufflens. Le 4 Nous avons appris sa mort. Le 6 Mr. Tissot est venu ici. Le 13 Lacour a amené les chevaux de mon oncle de Chandieu. Le 14 Mes tantes sont allées à Grancy. 6 De l’univers propre aux filles de leur âge, force est de constater qu’il ne filtre pas grand chose dans ces lignes. « Mercredi 21 [novembre 1781] j’ai eu onze ans, note Angletine, et Mr Plantamour m’a donné un étui vert fort joli ». Trente ans plus tôt, sa mère

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écrivait : « le 3 février, je suis entrée dans ma onzième année, ma mère m’a donné du turin [= sorte de gâteau] pour faire la fête ». La suite du propos est intéressante. Elle traduit la portée pédagogique attribuée par ses éducatrices au journal de Catherine, à moins qu’il ne s’agisse d’un retour sur elle-même de la jeune scriptrice, à la faveur de son jour anniversaire : Ma chère mère et mes chères tantes, qui songent toujours à mon bonheur, m’ont recommandé dans ce jour de prendre garde à mon humeur et d’être plus douce parce que, faisant cela, j’espère que le Bon Dieu me donnera sa bénédiction, amen ! 7 C’est donc à l’instar de sa mère et sur le modèle du journal maternel, voire – faute de sources, on en est réduit aux hypothèses – sous le contrôle de Catherine, qu’Angletine Charrière de Sévery prend la plume, pour enregistrer les principaux événements liés à la sociabilité familiale. Dans son énumération journalière, elle distingue diverses « sociétés » (« notre société », « ma société », « sa société » en parlant de sa mère), les visites de son père (lorsqu’il dîne, soupe à l’extérieur ou se rend au « cercle »), parfois accompagné de son frère, ainsi que celles de sa mère. La jeune fille n’omet pas de signaler quand « il n’y a point de société » (6.10.1782). Le tournus des assemblées, organisées à tour de rôle par les femmes de l’aristocratique « Rue de Bourg » lausannoise, pourrait être reconstitué sur la base de son journal. Dans la « société » d’Angletine, qui se déplace de même, les petites filles s’exercent déjà, chez les unes et chez les autres, à jouer de petites comédies, préfiguration du théâtre de société qui anime les salons. Aux bals pour adultes correspondent des bals pour les enfants.

8 En filigrane au journal, se dresse le calendrier d’une sociabilité mi-mondaine mi-lettrée sur le modèle des salons parisiens auscultés par Antoine Lilti13. Toute la palette des signes de distinction y apparaît : dîners, soupers (petits ou grands), promenades, parties de campagne, pique-niques et jeux divers, y compris les « bureaux d’esprit ». S’y ajoutent des éléments de la vie seigneuriale, auxquels Angletine est associée, telle la perception des redevances féodales (« on a fait les censes ») ou la cérémonie d’installation du représentant du souverain bernois en province, le bailli. Il convient de souligner que le journal ne constitue guère une source pour l’étude de telles pratiques : il n’en est qu’une sorte d’instance d’enregistrement. 9 Bien plus que sur elle-même ou sur tout autre élément, l’attention d’Angletine se focalise sur la figure maternelle. Même lorsque Mme Charrière de Sévery marque un court répit dans son agenda, la diariste veille. « Maman ne sortit pas », note-t-elle, par exemple le 27 février 1782. Ce qui constituait plutôt l’exception que la règle, comme l’illustre la seconde semaine de janvier : Lundi 7 janvier Maman soupa chez Mme de Plantamour. L’hiver a été [1782] très beau et très avancé : il y a eu de très beaux temps. Mardi 8 Maman soupa à Beaulieu. Mercredi 9 Il y eut un grand souper ici. Jeudi 10 Maman fut à sa société. Vendredi 11 Il n’est rien arrivé. Samedi 12 Betty et Franchette passèrent le jour ici. Dimanche 13 Nous n’allâmes pas à notre société qui était chez Mme Ostervald. 10 Entre treize et dix-sept ans, le style d’Angletine s’étoffe et l’on assiste, par le biais de l’écriture, à la mise en place d’une instance de jugement. S’installe également le binôme amusement/ennui, baromètre de la sociabilité. La jeune fille commence à reconnaître ses pairs.

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Jeudi 5 juin 1783 Ce fut les Promotions [à l’Académie de Lausanne] où j’allai avec ma Tante Pauline, mon frère et Mme de Crousaz. Le professeur Chavannes fit le discours. Il y eut une belle musique. J’étais à côté des Dlles Bailly. J’allai chez M lle de Corsy passer le jour avec Henriette et les trois Dlles, nous jouâmes […], il y eut un goûter immense, je m’amusai beaucoup. Vendredi 6 juin J’allai avec les mêmes personnes que jeudi chez Mme de La Chaux. […] Nous fîmes les mêmes choses que chez Mme de Corsy, je m’amusai davantage. Lundi 1er janvier 1787 Nous avons eu les Saint-Cierge à la maison, la mère de très mauvaise humeur, Mme de Saussure très parée, M me Trevor, un souper peu animé, après souper un joli proverbe, comme M. Deyverdun, qui devait lire un prologue s’en alla sans le lire parce qu’il était malade, le proverbe fut suivi d’une très jolie scène […] tirée de Marivaux fort bien jouée à laquelle nous ne nous attendions pas, quoique nous nous attendissions à quelque chose. Mardi 16 Nous ne sommes pas sortis. C’était le bal de la Redoute [= salle de danse], assez fade, peu nombreux, assez de racaille à grandes chaînes de montres, peu de ce qu’on appelle gens comme il faut. 11 À travers cette pratique scripturaire où le « nous » prime incontestablement sur le « je », nourrie par l’examen du comportement maternel, Angletine s’approprie plusieurs règles essentielles de la vie en société. À commencer par la soumission à son rythme effréné. Puis sa dynamique d’inclusion-exclusion. Réseaux non stables, les diverses sociétés dont mère et fille sont parties prenantes se négocient en permanence. Angletine apprend à refuser et à être refusée, sans rien en oublier. Par sa quotidienneté, le journal soutient l’indispensable exercice d’observation. Comment a-t- on été accueilli ? A-t-on fini par s’amuser après « avoir été froidement » en compagnie (4.02.1787) ; a-t-on été retenu « fort honnêtement », alors qu’on faisait mine de s’en aller (23.01.1787) ? Qui a fait quel choix vestimentaire (Mme de Polier de Loys « en Pierrot rayé bleu et noir à la dernière mode », 22.01.1787) ? Dans la gradation des appréciations, du bal « assez fade », à celui qui fut « assez joli », et dans toutes les nuances que peut prendre l’ennui (un peu, beaucoup, à mort ou « comme un cochon », 30.06.1789), un horizon d’attentes, rarement atteint, se dessine. Au terme de sa période d’initiation, Angletine s’est aussi approprié des expressions utilisées par sa mère. Comme elle, la jeune fille enregistre un état personnel agréable par la formule « été bien » (« fort bien » ou « parfaitement bien », 21.11.1789), ce mimétisme se produisant au moment même, et la coïncidence mérite d’être soulignée, où sa mère perd sa place prépondérante dans le journal. La jeune fille a alors dix-neuf ans.

12 Le diaire d’Angletine jalonne le rôle social attendu d’une jeune fille noble. Ses sentiments plus intimes, elle les confie à sa correspondance. Si la tenue d’un journal à l’adolescence n’est pas en Suisse, au XVIIIe siècle, l’apanage des filles, l’accent mis sur la socialisation pourrait l’être davantage. À la fois étroitement surveillées et mises sur le devant de la scène avec l’éclosion de salons à la sociabilité mixte, régie par les normes de civilité, il leur faut bien quelques années pour en apprendre les règles non écrites et se forger une conduite dans le monde. Le journal leur apprend aussi à en rendre très exactement compte. Dans un domaine tout autre que la gestion économique – volet traditionnellement masculin (sauf à être veuve) – qu’on pourrait appeler, sans craindre le néologisme, la « gestion sociale » de la maison, une telle pratique de l’écrit n’est finalement pas si éloignée du livre de raison.

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NOTES

1. Soit entre 1781 et 1827, avec quelques lacunes (1782, 1786, 1788, 1820 et 1824). Son journal est conservé aux Archives cantonales vaudoises, Chavannes-près-Renens (désormais abrégé ACV), sous la cote P Charrière Ci 33-34. 2. Voir notamment Diaz 1998 : 133-150. 3. L’écriture journalière féminine sous l’Ancien Régime n’ayant pas encore fait l’objet d’une monographie, à notre connaissance, on se reportera pour une réflexion d’ensemble sur les genres et les fonctionnalités du journal aux synthèses d’A. Girard, G. Gusdorf, Ph. Lejeune & C. Bogaert et F. Simonet-Tenant. 4. Fille d’un membre du Grand Conseil bernois, Henriette Stettler a huit ans lorsqu’elle commence son journal. À l’âge d’Angletine, elle note : « [7.04.1748] Comme c’est aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance, et que je viens d’entrer dans ma onzième année, je rends grâce au Seigneur de m’avoir conservé en bonne santé jusqu’en ce jour, ainsi je le prie de m’accorder toujours de plus en plus son Saint Esprit, ainsi soit-il ». Elle tiendra jusqu’en 1789 une comptabilité scrupuleuse de son comportement, à l’aide d’un système de points. Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne, FA Stettler 12/1, p. 199. Cf. Schnegg 2004. Sur les journaux spirituels, particulièrement étudiés dans le cas anglais, cf. Rippl 1998, ainsi que Botonaki 2004. 5. Pour les journaux d’Amélie et Junie Odier, et de Christine Romilly, cf. Michaëlis 1997. 6. Le journal d’Albertine de Saussure adolescente est la suite du journal de voyage qu’elle a commencé dès l’âge de dix ans sur le conseil de son père, à l’occasion d’un déplacement en France. Cf. de Mestral Combremont 1946 ; des extraits en ont été publiés par Trembley 1939 : n°8, p. 26-45, n°9, p. 32-52 et n°10. Le journal de Germaine Necker a été publié par Simone Balayé et commenté par Jean Starobinski dans les Cahiers staëliens (1980). 7. Sur le journal d’Amélie Odier, voir Renevey-Fry 1997 : 45-48. 8. Pour les journaux éducatifs, nous renvoyons à la thèse de doctorat en cours de Sylvie Moret Petrini. Cf. Moret Petrini 2010 : 296-301. 9. Gusdorf 1990 ; Girard 1963. 10. Lejeune 1993 : 31. 11. Charrière de Sévery 1978 [1911-1912]. Pierre Morren a procédé de même pour la vie de société lausannoise avec le journal du lieutenant baillival Jean-Henri Polier de Vernand, intéressant à comparer avec ceux de Catherine et d’Angletine : Morren 1970.

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12. Catherine tient un journal jusqu’en 1793, avec de longues périodes d’interruption (entre 1755 et 1768, 1775-1780, notices très fragmentaires entre 1780 et 1786). Peut-être des manuscrits se sont-ils perdus. ACV P Charrière Ci 9-14. Cf. Lanz 2009. 13. Lilti 2005. Voir également Goodman 1999 et Viguerie 2007.

RÉSUMÉS

Commentant des extraits du journal tenu dès l’enfance par la lausannoise Angletine Charrière de Sévery, cette contribution éclaire l’écrit personnel féminin sous un autre angle que celui de l’« intime » : celui de l’apprentissage de l’être en société, fondamental en milieu nobiliaire au siècle des Lumières. Il se traduit par le report quotidien sur le papier des visites effectuées et reçues par sa famille, comptabilité à laquelle n’échappent pas même les jours auxquels il ne se passe rien. Après avoir situé cette pratique scripturaire dans une tradition familiale féminine, la contribution en analyse l’évolution : de la simple description à la critique, en passant par l’appropriation des premiers instruments du jugement, Angletine prend de plus en plus de place dans son journal, jusqu’à ce que sa mère s’en efface.

This article uses the writings of Angletine Charrière de Sévery, a woman from Lausanne who kept a diary from childhood, to explore the process of learning how to be in society. This essential talent in Enlightenment noble circles can be traced through the daily recounting of the visits the family made and received, even on days when nothing happened. After situating this writing practice within a feminine family tradition the author examines its evolution. Angeline’s descriptive entries become increasingly critical as she acquires a sense of judgment; at the same time she occupies more and more space in the diary as her mother’s presence disappears.

INDEX

Keywords : adolescent girl, diary, education, sociability, socialization Mots-clés : adolescente, éducation, journal, sociabilité, socialisation

AUTEUR

DANIÈLE TOSATO-RIGO

Danièle Tosato-Rigo est professeure d’histoire moderne à l’université de Lausanne. Ses recherches actuelles portent sur l’écriture du for privé dans l’espace helvétique, l’histoire de l’éducation et la période révolutionnaire. Elle co-dirige avec A. Andreev (Université Lomonossov, Moscou) un projet de recherche sur les échanges éducatifs entre la Suisse et la Russie et pilote un projet d’inventaire des écrits personnels de Suisse romande (XVIe-début XIXe siècles) soutenu par le Fonds national suisse. Elle a récemment publié La chronique de Jodocus Jost, miroir du monde d’un paysan bernois au XVIIe siècle (2009) et coédité un numéro de la Revue suisse d’histoire de l’art et d’archéologie (2010) consacré à l’écriture du for privé au XVIIIe siècle en Suisse romande. [email protected]

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Varia

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Hypatie d’Alexandrie Hypatia of Alexandria

Henriette Harich-Schwarzbauer

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction Simone Rist, avec la collaboration de Violaine Sebillotte Cuchet

1 Hypatie d’Alexandrie mourut pendant le carême en 415 de notre ère. Quelques témoignages expliquent qu’elle fut attaquée dans la rue par un groupe de moines, trainée sur une place publique et tuée. Son corps fut coupé en morceaux, et selon certaines sources, il fut brûlé et ses cendres répandues à travers la ville. Son souvenir devait ainsi être radicalement effacé. Les détails de ce meurtre ne trouvent cependant pas une confirmation historique unanime. Hésychios parle simplement de violence1 et un fragment incertain de l’Histoire de la philosophie de Damaskios rapporte qu’on lui aurait crevé les yeux2.

2 Hypatie a survécu à la damnatio memoriae3. Elle est une des figures de l’Antiquité dont le souvenir est resté vivace à travers toutes les époques de la culture occidentale. Elle n’a pas seulement éveillé l’intérêt des savants et des érudits puisqu’elle a inspiré plus d’une œuvre littéraire. La bibliothèque d’Alexandrie et le Serapéon4, ou maison de secours, qui en faisait partie, avaient été brulés et détruits au quatrième siècle par les Chrétiens, – qui, en outre, massacrèrent dans les rues la célèbre Hypatie, philosophe pythagoricienne. Ce sont là, sans doute, des excès qu’on ne peut reprocher à la religion, – mais il est bon de laver du reproche ces malheureux Arabes dont les traductions nous ont conservé les merveilles de la philosophie, de la médicine et des sciences grecques...5 3 Les filles du feu de Gérard de Nerval (1854) est l’un des nombreux exemples littéraires qui met volontiers Hypatie en scène pour évoquer la fragile symbiose de la sagesse et du pouvoir, ou bien pour tenir un discours sur les tentatives de contrôle du savoir, voire de son élimination. Il ne s’agissait pas pour G. de Nerval, ni pour les autres auteurs modernes, de mieux connaître la personne d’Hypatie ou de découvrir des vérités historiques. G. de Nerval utilise la figure d’Hypatie dans un discours portant sur

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la destruction du savoir par les Chrétiens et pour faire l’éloge du rôle des Arabes dans la transmission et la sauvegarde de la littérature savante de l’Antiquité.

4 Dans la longue histoire de la réception des savoirs, reconnaître l’apport des femmes de science a toujours été difficile, bien que la philosophe d’Alexandrie fut déjà de son vivant un sujet de littérature et particulièrement de la littérature engagée. Selon les cas, elle fut instrumentalisée par les historiographes, par les historiens de la philosophie ou encore par les littéraires. Ainsi Hypatie devenait-elle symbole de l’anéantissement de la femme sage, pure et immaculée ou, au contraire, de la séductrice démoniaque. À Byzance, elle représentait la femme savante6 ; au siècle de Lumières, elle incarnait le combat de la Science libérée de la théologie7. Pour les théologiens, elle était une figure intemporelle du démoniaque et de la magie8. Aujourd’hui, elle représente la symbiose réussie de la science, de la sagesse et de la féminité9. Cette complexité a gêné les érudits. Ainsi pour Christian Lacombrade, dont l’avis a longtemps dominé la recherche, la mort cruelle d’Hypatie lui a conféré une importance que son savoir philosophique ne lui aurait jamais donnée : « Mehr ihrem schmachvollen Tod als ihren Verdiensten verdankt es H. wohl, heute nicht wie ihre athenische Rivalin Asklepigeneia vergessen zu sein »10. 5 Les sources de l’Antiquité apportent une autre tonalité : elles ne remettent pas en question les travaux remarquables d’Hypatie. Que les opinions sur elle soient positives ou négatives, Hypatie était reconnue comme une philosophe platonicienne, dans le sens antique. La philosophie platonicienne comprenait plusieurs sciences (comme la Géométrie, la Stéréométrie et l’Astronomie) et ces disciplines ouvraient le chemin vers le savoir sublime. Suivant les cas, les témoignages de l’Antiquité mettaient l’accent sur tel ou tel aspect de son enseignement. Elle était ainsi considérée soit comme mathématicienne, soit comme astronome, et puis de nouveau comme philosophe. 6 Dans les interprétations savantes et les citations littéraires sur Hypatie, l’amour porté par un élève à sa professeure est toujours au centre de l’intérêt qu’elle suscite. Aux XVIIIe et XIXe siècles, en particulier, la légende de la philosophe vierge, objet du désir des hommes, se cristallise dans les traités scientifiques. Ces écrits reflètent aussi l’imagination des interprètes, qui, attirés par le phénomène de la Platonicienne « pure et intouchable » projetaient leurs désirs et leurs souhaits sur la personne d’Hypatie. 7 Ce qui nous a été transmis sur la philosophe alexandrine se fonde en grande partie sur des fragments et des textes sélectifs qui favorisaient l’invention de légendes. Il s’agit avant tout de textes littéraires qu’on doit lire dans le contexte d’une longue tradition. Aujourd’hui cet aspect est le plus souvent ignoré lorsqu’on fait des recherches sur le personnage historique d’Hypatie11. Je voudrais, dans ce qui suit, mettre l’accent sur la transmission antique, afin de faire comprendre pourquoi l’évocation de son travail scientifique est à ce point relégué à l’arrière-plan. 8 Hypatie vivait à une époque de bouleversement culturel. On ne connaît pas exactement sa date de naissance. Elle a enseigné et exercé une influence depuis 380/385 environ jusqu’à sa mort en 415. Originaire d’Alexandrie, elle était la fille de l’astronome Théon. On ne sait pas comment elle est venue à la philosophie, ni qui sont ses maîtres, à part son père. Les renseignements la concernant sont pour la plupart fragmentaires12. Alors qu’il existe des biographies de quelques néoplatoniciens comme Plotin et Proklos, écrites par un de leurs élèves, on ne dispose d’aucune description de ce genre concernant la vie de la philosophe. On possède en revanche la correspondance littéraire de Synésios de Cyrène qui se présente comme élève d’Hypatie et donne ainsi

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un éclairage sur quelques aspects de sa vie. Synésios est un de ses contemporains qui emploie, en tant qu’auteur, des méthodes de description raffinées et subtiles. On trouve dans sa correspondance, qui comprend en tout 156 lettres, sept lettres adressées à Hypatie et quelques-unes adressées à d’autres13 dans lesquelles il parle d’elle, comme cela lui arrive également dans son traité Peri dôrou (Discours à Paionios)14. Les recherches plus anciennes concluent que cette correspondance décrit la vie de tous les jours et, par conséquent, qu’elle provient de la succession de l’auteur et témoigne d’une relation épistolaire bien réelle15. À l’encontre de cette thèse, on peut penser qu’il s’agirait plutôt d’un corpus de lettres bien organisé16, volontairement adressées à Hypatie, mais qui constitueraient une sorte de biographie, simplement rédigée sous une forme inhabituelle17. 9 Dans ses lettres, Synésios fait en quelque sorte d’Hypatie le personnage central d’un cercle philosophique et ésotérique (d’auditeurs masculins). Il se donne le rôle d’un disciple très proche d’Hypatie qui, peu à peu, perd de son importance pour finalement se sentir évincé. Dans la fiction littéraire de Synésios, Hypatie apparaît comme une femme qui possède une grande connaissance technique, qui exerce une autorité politique au sein des puissants de la ville et qui étend son influence au-delà de sa région. 10 La philosophe est probablement l’objet de l’imagination exaltée de Synésios quand il compare sa relation avec sa professeure à celle de Diotime et Socrate et qu’il exprime son désir ardent d’une harmonie d’âmes sœurs avec cette femme extraordinaire18. Nous ne disposons malheureusement d’aucun indice permettant de savoir si les lettres ont vraiment été envoyées à Hypatie et si la philosophe les a lues. Rien ne laisse croire à des réponses d’Hypatie. Dans les lettres 46 et 81, il est question d’un écho de la part de la philosophe, mais qui ne se rapporte pas directement à une lettre. Aucun auteur contemporain et aucun témoignage sur Hypatie ne mentionne Synésios19 comme ayant été son élève. Étant le seul à parler de son amitié avec Hypatie, nous en sommes ainsi réduits à croire ce qu’il écrit lui-même dans ses lettres. Aucun élément extérieur ne permet de confirmer l’existence de l’amitié mise en scène entre les deux philosophes. Bien entendu, une relation privilégiée avec Hypatie a pu être inventée de toute pièce par Synésios afin de se donner de l’importance20 et perpétuer ainsi sa propre memoria. 11 Les lettres de Synésios concernent les années 395-413. Si l’on considère qu’il est mort en 413 (date communément admise), on ne peut s’attendre à trouver chez lui mention du meurtre d’Hypatie. Au milieu du Ve siècle, l’historien de l’Église, Socrate de Constantinople, relate au contraire précisément la mort cruelle de la philosophe qu’il situe pendant le carême de l’année 415, portant ainsi une accusation indirecte sur le commanditaire du meurtre21. 12 Le récit de la mort d’Hypatie se situe dans le contexte de la grande rupture de l’empire romain, à la fin du IVe et au début du Ve siècle, qui s’est concrétisée de façons différentes suivant les régions. À Alexandrie, elle est accompagnée d’événements particulièrement violents. Il est impossible de retrouver exactement les dates marquantes de la vie d’Hypatie, mais on place sa naissance entre 350 et 37022. Ainsi a-t-elle dû assister, en 392, à Alexandrie, à la destruction du Sarapieion. Le sanctuaire de Sarapis, divinité gréco-égyptienne au caractère mêlé, intégrant à la fois des éléments traditionnels égyptiens et des éléments dionysiaques, était un des symboles de la culture alexandrine. Les philosophes païens s’opposèrent avec force et violence à cette destruction qui portaient également atteinte au savoir grec : le sanctuaire abritait « la

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bibliothèque fille » ainsi que les statues de sages et poètes illustres de la Grèce (parmi lesquels Pindare, Protagoras, Platon, sans doute Homère, Thalès, Héraclite, Démétrios de Phalère). D’après des sources chrétiennes, le prêtre philosophe Olympios se vantait d’avoir tué plusieurs chrétiens de ses propres mains23. Hypatie n’est jamais évoquée dans l’histoire de ce conflit. 13 On constate l’absence d’Hypatie dans les documents portant sur la destruction du Sarapieion. On prétend qu’elle aurait eu de bons rapports avec l’évêque Théophile qui régnait alors sur Alexandrie. Ce serait la raison pour laquelle elle n’aurait pas pris part à la défense du Sarapieion contre les chrétiens24 : il n’existe aucune source pour confirmer cette allégation. 14 Synésios présente Hypatie comme un être inabordable et inaccessible. Cette représentation de la philosophe a toujours suscité la curiosité des scientifiques pour le personnage, et sans doute a-t-elle également intéressé en tant qu’objet du désir masculin (celui de l’auteur des lettres). Synésios emploie dans ses lettres à Hypatie les conventions de l’écriture épistolaire antique dans laquelle le motif central est la séparation, laquelle est à l’origine de la correspondance elle-même. Ces lettres se définissent aussi en tant qu’expression de l’amitié. Par le truchement de cette convention littéraire, le destinataire devient l’alter ego de celui qui écrit la lettre. 15 Synésios s’adresse à la philosophe avec les plus hauts titres : Mère, Sœur et Maîtresse ; Hypatie devient pour lui une sorte de chef d’un cercle divin et en même temps un coryphée. 16 Son appartenance à ce groupe ésotérique apparaît à maintes reprises dans sa correspondance avec d’autres « disciples » d’Hypatie. Ainsi, dans la lettre 136, il se souvient de façon sentimentale du temps passé avec Hypatie. Pendant son séjour à Alexandrie il aurait rendu visite avec ses co-disciples à Kanabos dans le delta du Nil. 17 Les lettres adressées à Hypatie évoquent toutes la distance qui peu à peu s’est établie entre Synésios et sa Maîtresse. Un rapide inventaire des analyses épistolaires montre la plainte renouvelée concernant le manque de réponse et le regret de ne pouvoir être l’ami (et le destinataire de ses lettres). Ce motif est employé efficacement dans les lettres à Hypatie. Cela donne l’impression que le « disciple » a eu, au début, une relation sans faille avec la philosophe, puis, qu’à la fin, il ne reçoit plus de nouvelles ni même le moindre signe de vie de la part de celle qui fut sa maîtresse. Son désir d’une union des âmes-sœurs avec le maître reste son but le plus élevé. La tension provoquée par ce désir (inassouvi) se ressent dans toute la correspondance que Synésios a envoyée à Hypatie. 18 Les lettres de Synésios ont éveillé un grand intérêt chez les Byzantins, comme on peut le constater d’après la riche tradition manuscrite25. On attribue cet engouement en particulier au caractère enjoué du futur évêque de Ptolémaïs, une caractéristique qui s’est manifestée en toutes occasions, et notamment dans sa correspondance où il exprime ses désirs et ses faiblesses26. Comme Hypatie était considérée par les Byzantins comme un être exceptionnel, les lettres de Synésios devaient certainement être lues comme une biographie, afin de se faire une idée de sa vie. C’est-à-dire qu’il est fort probable qu’elles devaient être comprises comme formant un ensemble cohérent. 19 Si ces lettres rencontrèrent un tel succès, c’est qu’elles suggèrent plus qu’elles n’apportent d’éléments concrets, susceptibles de détruire l’illusion du désir de symbiose avec cette femme divine. Cette déconcrétisation 27 est généralement reconnue comme une des caractéristiques de l’écriture épistolaire de l’Antiquité tardive. À

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travers le Moi masculin désirant des lettres à Hypatie, cette déconcrétisation devient un moyen de séduire et de retenir le lecteur. Elle lui permet de se rapprocher du personnage hautement irréel de la philosophe, de comprendre ainsi la correspondance de Synésios et de pouvoir entrer lui-même dans ce cercle hermétique qu’il décrit. 20 Ce serait une erreur de croire que les lettres décrivent qui était l’Hypatie historique, comment elle se comportait en tant que philosophe et quelle impression elle faisait. En revanche, les lettres montrent très bien quelles caractéristiques on lui attribuait et de quelles projections elle fut l’objet. 21 En outre, il faut souligner que l’usage de la lettre littéraire pour parler de la philosophe est unique en son genre et se différencie de la tradition des biographies de philosophes. Les Lettres à Hypatie segmentent d’une étrange façon le matériau biographique : elles mettent en lumière les qualités marquantes d’Hypatie, sans toutefois situer dans le temps ces moments ponctuels de sa vie littéraire. Ainsi reconnaît-on qu’Hypatie, au- delà de la philosophie28, a effectué des travaux d’astronomie29 (y compris dans la pratique)30, qu’elle avait des compétences en tant que critique littéraire31 et qu’on lui accordait une autorité au sein de l’élite politique d’Alexandrie32. 22 Les autres sources ne disent rien sur sa vie privée, si ce n’est qu’elle a été assassinée et qu’elle ne s’est pas mariée. Il en va autrement de ses performances scientifiques et philosophiques. Certaines sources, en particulier Socrate de Constantinople, parlent de son savoir philosophique, remarquable et très étendu33, d’autres auteurs, entre autres Philostorgios dans son Historia Ecclesiastica, mettent en avant ses travaux d’astronomie34. Aucune source ne parle explicitement des rapports d’Hypatie avec les pratiques religieuses (comme la mantique, la théurgie etc.), alors que l’intérêt de son père Théon pour ces questions est relaté dans la Chronographia de Malalas et dans le dictionnaire encyclopédique (lexique) de la Souda. Si l’on admet qu’il s’agissait d’une tradition familiale, alors il ne faudrait pas exclure qu’Hypatie eût pratiqué des rites religieux. Le silence des sources sur cette question peut éventuellement s’expliquer par le bouleversement politique à Alexandrie à cette époque. 23 La destruction du Sarapieion en 392, sous la gouvernance de l’évêque Théophile fut immédiatement suivie de l’exode des responsables de culte et des philosophes païens, puis, en 413, sous l’évêque Cyrille, d’un pogrome contre les juifs, deux ans avant le meurtre d’Hypatie. Si on présume que les philosophes païens et les fidèles du culte n’ont pas désiré finir martyrs, ils ont dû, en revanche, s’abstenir de pratiquer publiquement et ostensiblement leur culte après 392. 24 L’historien de la philosophie Damaskios note qu’Hypatie ne s’est pas dégagée de la pensée discursive et a de ce fait pratiqué une forme tronquée de la philosophie35. Ce jugement souligne la préférence de l’auteur pour la philosophie hiératique ; cela semble cependant contestable, si l’on admet que rien ne transparaissait à l’extérieur des pratiques religieuses des philosophes, pas plus que du domaine ésotérique. Hésychios de Milet est le seul à citer les écrits d’Hypatie, dans un catalogue du savoir païen, l’ Onomatologos, qu’il écrivit au VIe siècle et que le patriarche Photios reprit au IXe siècle dans sa Bibliothèque. Photios fut plus tard expurgé, et le récit sur Hypatie n’apparaît qu’au Xe siècle dans le dictionnaire byzantin de la Souda 36. Cette suite de transmissions, qui prend son point de départ avec Hésychios, montre quelle importance avait Hypatie, pour avoir « survécu » aux maintes censures des sources. Hésychios est d’ailleurs le seul auteur qui établit un lien direct et catégorique entre les travaux de la philosophe en

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astronomie et sa mort : « on l’a tuée par jalousie, à cause de sa sagesse supérieure extraordinaire, mais surtout pour ce qui se rapportait à l’astronomie » 37. 25 Les écrits répertoriés par Hésychios relèvent du domaine des mathématiques et de l’astronomie. Aucun écrit philosophique n’est mentionné. Mais, le fait qu’Hypatie était auteure est, sans aucun doute, un fait documenté. Le commentaire (probablement des Arithmetica) de Diophantos, qui vivait au IIIe siècle après J.-C. à Alexandrie, et celui d’Apollonios de Pergé (IIIe/IIe siècle avant J.-C.) sur les Sections Coniques (Konika) sont autant de preuves en faveur d’Hypatie. 26 La troisième œuvre, qui paraît dans la Souda avec le titre Astronomikos Kanon, continue à poser problème aux chercheurs ; la préposition eis (qui signifie « au sujet de ») est presque toujours apposée au titre, ce qui voudrait dire qu’il s’agit d’un commentaire de Ptolémaios (sur les Procheiroi Kanones) 38. En outre, Théon, le père d’Hypatie, dans la préface du troisième volume de ses commentaires de la Mathematike Syntaxis de l’astronome Ptolémaios, note expressément qu’elle est l’auteure de ce texte : Theonos Alexandreos eis ton triton tes mathematikes Ptolemaiou Syntaxeos upomnema ekdoseos paranagnostheises te filosopho thugatri mou Hypatia39. À partir de ce témoignage, certains prétendent qu’Hypatie a écrit le troisième volume (et probablement tous les autres volumes)40. D’autres disent au contraire qu’Hypatie n’est responsable que des commentaires du texte41. 27 Cette question reste aujourd’hui encore ouverte. Les connaissances actuelles (des textes édités) ne permettent pas de trancher. Il est en revanche facile de constater que, jusqu’à aujourd’hui, la tendance a été de réduire la participation d’Hypatie aux écrits de mathématiques et d’astronomie42. 28 Aujourd’hui, personne ne discute le fait qu’Hypatie fût auteure. Mais son statut de co- auteure des œuvres de son père, qui lui est attribué jusqu’au XIXe siècle 43, alimente toujours d’âpres discussions. Il est surprenant que, justement à la fin du XIXe siècle, les œuvres écrites d’Hypatie aient été discutées et remises en question : on a alors changé le texte de la Souda et accordé à Hypatie uniquement des commentaires et pas un seul traité d’astronomie. Le fait qu’il n’existe aucune œuvre philosophique (au sens strict) d’Hypatie ne doit pas servir à minorer son importance dans la mesure où, dans l’Antiquité, le plus haut savoir se transmettait oralement. Depuis longtemps, le pouvoir de l’oralité était prôné par les Pythagoriciens et était devenu un fondement de la tradition platonicienne. Si l’on considère la persécution des philosophes païens à Alexandrie et, bien entendu, le discours sur la règle d’or du silence – discours qui paraît au grand jour chez le contemporain d’Hypatie, l’écrivain d’épigrammes Palladas –, l’inexistence des œuvres philosophiques (au sens strict) d’Hypatie pourrait s’expliquer par la prudence de la philosophe qui savait (grâce à la tradition platonicienne) que le mot écrit risquait d’être abusé et profané par les interprètes44.

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NOTES

1. Suidae Lexicon, s.v. 166. Hypatia (Hésychios), l.6 = Adler 1989 : 644. Ce dictionnaire est communément désigné par l’expression « la Souda ». 2. Vita Isidori, fr. *105 = Zintzen 1967. 3. Harich-Schwarzbauer 1998 : 37. 4. Sauf citation, comme ici, les termes grecs seront désormais écrits suivant les normes françaises. 5. Gérard de Nerval, Les filles du feu (1854), texte établi et annoté avec une étude critique par Nicolas I. Popa, tome premier, Paris, Librairie H. Champion, 1931 : 32. 6. Nikephoros Kallistos Xanthopoulos (= Nicéphore Calliste), Histoire Ecclésiastique 14, 16, 469f (de Marnef & Cauellat 1576). 7. Voir par exemple, entre autres polémiques, à propos de Cyrille, l’évêque qui aurait fait assassiner Hypatie : « quand on met les belles dames toutes nues, ce n’est pas pour les massacrer... », Voltaire, Dictionnaire philosophique. Œuvres complètes de Voltaire, II, Paris, Lefèvre, 1827 : 1676. 8. À commencer par l’évêque copte Jean de Nikiou. Voir H. Zotenberg (éd. et trad.), Chronique de Jean, évêque de Nikiou. Texte Éthiopien, Paris, Imprimerie nationale, 1883 : 344-346. 9. Voir par exemple les revues Hypatie, Feminist Studies, Athènes, 1984 ; Hypatie, A Journal of Feminist Philosophy, Indiana University, 1986. Maria Dzielska donne un aperçu sélectif de la réception moderne d’Hypatie : Dzielska 1995 : 1-17. 10. « Hypatia doit plus à sa fin horrible qu’à ses travaux de ne pas avoir été oubliée, comme sa rivale athénienne Asklepigeneia ». Voir Lacombrade 1994 : 958f. 11. Tanaseanu-Döbler 2008. 12. Harich-Schwarzbauer 2002. 13. Ep. 5 ; 136 ; 137 (Garzya 1989 et Garzya-Roques 2000).

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14. 311B (Terzaghi 1944). 15. Schmitt 2001 : 32-24. 16. Hose 2003. 17. Ep. 10 ; 15 ; 16 ; 46 ; 81 ; 124 ; 154 (Garzya 1989 et Garzya-Roques 2000). 18. Cette harmonie est construite à l’exemple de Platon, Symposion 209c. Voir Hose 2001. 19. L’identification de Synésios par un courrier d’Isidore de Péluse est douteuse. Pierre Evieux cherche prudemment à confirmer l’identification. Evieux 1995 : 76, 96. 20. Hose 2001 : 327. 21. Socrate, Hist. Eccl. VII, 15 (Périchon & Maraval 2007). La culpabilité de Cyrille est toujours mise en doute. Voir Rougé 1990. 22. Récemment, Maria Dzielska indiquait la date de naissance autour de 350, mais sans donner d’argument convaincant. Dzielska 1995 : 67-69. 23. Par exemple Rufin, Hist. Eccl.. 11, 22 (Buchheit 1966). 24. Au sujet de la coexistence pacifique avec Théophilos, l’évêque d’Alexandrie, voir Dzielska 1995 : 79-83. Dzielska part du principe que Hypatie n’avait rien à voir avec le peuple, avec la foi du peuple, ses intérêts et ses stratégies politiques. Elle parle d’une orientation philosophique d’Hypatie, qui se limitait à intégrer un public chrétien élitaire. 25. Voir Hose 2003 : 126. 26. Voir par exemple Christian Lacombrade 1951 : 11 : « Elle (la philosophie) n’est pas un système clos, établi une fois pour toutes, mais une constante recherche d’équilibre entre les aspirations intimes de l’homme et celles du milieu social dont il s’estime solidaire. L’histoire de sa pensée est étroitement liée, indissolublement, à celle de sa vie » ; voir aussi Vogt 1985 : 1 (sur la grande “Menschlichkeit” de Synésios) et 88 (à propos des lettres de “innerstem Herzen kommenden Bekenntnissen”). 27. Karlsson 1962. 28. Ep. 136 (Garzya & Roques 2000) : « Voilà pourquoi maintenant, à l’époque qui est la nôtre, c’est l’Égypte qui a reçu les semences d’Hypatie et qui les fait lever. La cité d’Athènes était autrefois un foyer de savoir, mais maintenant sa gloire lui vient des fabricants de miel. D’où la présence aussi du couple des savants plutarquiens, lesquels, pour réunir les jeunes gens dans leurs auditoires, ne comptent pas sur la renommée de leur éloquence, mais sur les pots de miel de l’Hymette ». 29. Discours à Paionios 311B (Terzaghi) : « Je t’apporte maintenant (à toi Paionios) ce cadeau (un planisphère) ; pour moi, c’est un honneur de te le donner ; pour toi de l’accepter. C’est l’œuvre de mes pensées, pour autant que ma professeure vénérée m’a apporté son aide ». 30. Ep. 15, p. 35, 7f. (Garzya & Roques 2000) : « Je me sens si mal, que j’ai besoin d’un hydroscope. Fais-m’en fabriquer un, en bronze, et tout d’une pièce ». 31. Ep. 154, p. 276, 1-9 (Garzya & Roques 2000) : « Sur toutes ces questions, en vérité, nous attendons ton jugement. Si tu décrètes qu’il faut publier l’ouvrage, je le destinerai aux orateurs ainsi qu’aux philosophes (…). Si, en revanche, l’ouvrage ne te paraît pas mériter l’oreille des Hellènes et qu’avec Aristote tu préfères toi aussi, n’est-ce pas ? la vérité à un ami, une obscurité épaisse et dense le recouvrira et l’humanité ne l’entendra plus mentionner ». 32. Ep. 81, p. 147, 7-11 (Garzya & Roques 2000) : « Tu as toujours du pouvoir, un pouvoir que je te souhaite d’avoir toujours en l’utilisant au mieux. Dans le cas de Nikaios et de Philolaos, jeunes hommes de qualité qui ont avec moi des liens de parenté, je souhaiterais que tous ceux, simples particuliers ou gouvernants, qui honorent ta personne s’emploient à leur permettre de revenir après qu’ils auront pleinement repris possession de leurs biens ». 33. Hist. Eccl. VII, 15, 1. 34. Hist. Eccl. VIII, 9. 35. Epit. Phot. 164 (Zintzen 1967). 36. Suidae Lexicon, s.v. 166. Hypatia (Hésychios) = Adler 1989 : 644-646.

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37. Suidae Lexicon, s.v. 166. Hypatia (Hésychios), l. 6-8 = Adler 1989 : 644. 38. Tannery 1880. 39. Mogenet (†) & Tihon 1985 : 69. « Théon d’Alexandrie, commentaire sur le livre III de la Mathematike Syntaxis de Ptolémaios. Edition revue par ma fille, la philosophe Hypatie » (trad. fr. de l’éditeur) 40. Cameron 1990 ; Cameron & Long 1993 : 44-49. 41. Mogenet (†) & Tihon 1985 : 221. Wilbur R. Knorr en comparant le style des livres 3 et 4, prétend qu’Hypatie a retravaillé certains passages du commentaire de son père. Knorr 1989 : 756-762. 42. Gemma Beretta fait, en revanche, l’hypothèse, qu’Hypatie a fait faire un grand progrès scientifique au calcul des courbes, en utilisant conjointement l’algèbre de Diophantos et la géométrie d’Apollonios. Beretta 1993 : 51. 43. Hahn 1991 : 10. La femme auteure à la fin du XIXe siècle est confrontée à nombre de préjugés, alors que depuis qu’elles ont le droit d’aller à l’université, les femmes produisent beaucoup de textes scientifiques. 44. Voir Anthologie Palatine X, 98 et X, 46 (épigrammes de Palladas, sur le silence motivé par la sagesse).

RÉSUMÉS

L’article donne une vue d’ensemble sur la réception antique et moderne de la figure alexandrine de la philosophe païenne Hypatie, dont le martyre en 415 de notre ère symbolise l’obscurantisme religieux des premiers chrétiens. L’article étudie les mécanismes de la transmission antique des savoirs, laquelle fonde la longue tradition de l’histoire européenne des idées. Surtout, il interroge la valeur de la tradition produite autour des textes évoquant Hypatie : par exemple, les lettres que Synésios de Cyrène aurait adressées à celle qu’il désigne comme sa Maîtresse. Celles-ci, loin de révéler la réalité historique d’un amour très platonicien entre un savant et une femme à l’intelligence perçue comme quasi-divine, semblent plutôt mettre en scène un couple philosophique fictif, qui, à l’instar de Diotime et Socrate, valorise finalement l’élu, seul entre les disciples capable de saisir l’essence de la parole philosophique. Après cette déconstruction du personnage de la philosophe néo-platonicienne, l’article interroge la production de l’Hypatie historique. Il analyse en particulier les débats autour de la paternité ou la co-paternité des œuvres d’Hypatie traitant de l’astronomie et des mathématiques avant de conclure sur l’importance de l’oralité dans la tradition philosophique antique, des Pythagoriciens aux cercles alexandrins de la fin du IIIe siècle et du début du IVe siècle de notre ère.

The article offers a general vision of the ancient and modern reception of the pagan philosopher Hypatia whose martyrdom in 415 symbolizes the religious obscurantism of the early Christians. It analyzes the mechanisms in the ancient transmission of knowledge, which have underwritten a long tradition in the European history of ideas. Specifically, it questions the tradition that emerged from texts that spoke about Hypatia: for example, the letters Synesius of Cyrene supposedly sent to the woman he designates as his Mistress. Far from revealing the historic reality of a very platonic love between a scholar and a woman whose intelligence was seen as quasi-divine, these letters reveal instead a fictive philosophical couple, where the chosen one emerges as the only disciple capable of understanding the essence of philosophical speech (like

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Diotima and Socrates). Following this deconstruction of the figure of the Neoplatonist philosopher, the article explores the construction of an historical Hypatia, notably the debates around the paternity and co-paternity of Hyaptia’s works dealing with astronomy and mathematics. The article concludes by emphasizing the importance of orality in the ancient philosophical tradition from the Pythagoricians to the Alexandrian circles at the end of the 3rd century and the beginning of the 4th century A.D.

INDEX

Index chronologique : IIIe siècle, IVe siècle Mots-clés : Hypatie, Synésios de Cyrène, transmission antique des savoirs, tradition philosophique, néoplatoniciens, femme et sciences, astronomie, mathématiques, maître et disciple, biographie, correspondance Index géographique : Alexandrie Keywords : Hypatia, ancient transmission of knowledge, philosophical tradition, Neoplatonists, Alexandria, 3rd century, 4th century, astronomy, mathematics, master and disciple, biography, correspondence

AUTEUR

HENRIETTE HARICH-SCHWARZBAUER

Henriette Harich-Schwarzbauer : Henriette Harich-Schwarzbauer a étudié la philologie classique, les langues et la littérature romanes à l’université de Graz et à l’Université Paris IV- Sorbonne. Depuis 2002, elle est professeure d’études latines à l’université de Bâle. Ses recherches portent entre autres sur les femmes philosophes de la période antique, la philosophie romaine, la poésie de l’Antiquité tardive, l’historiographie et la réception de l’Antiquité. Elle a récemment publié Hypatia. Die spätantiken Quellen. Eingeleitet, kommentiert und interpretiert, Bern-Vienne, Peter Lang- Sapheneia, 2011 et a dirigé avec Thomas Späth un volume collectif, Gender Studies in den Altertumswissenschaften : Räume und Geschlechter in der Antike, Trier, Wissenschaftlicher Verlag (Coll. « iphis », vol. 3), 2005. [email protected]

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Une justice au féminin Femmes victimes et coupables dans les Pays-Bas bourguignons au XVe siècle Gendered Justice: Guilty Women and Victims in the Burgundian Low Countries

Marie-Amélie Bourguignon et Bernard Dauven

1 Dans son ouvrage La femme criminelle et la prostitution, le criminologue Lombroso livrait en 1895 sa conception de la criminalité féminine1. La prostitution, ainsi que l’adultère dans les classes bourgeoises, serait l’équivalent féminin de la criminalité. La faible proportion des femmes parmi les criminels poursuivis en justice révélait à ses yeux l’anormalité des criminelles, dont les actes étaient conçus a priori comme liés à leur sexualité.

2 Si peu des conceptions de Lombroso sont encore partagées aujourd’hui, la faible représentation des femmes en justice et la spécificité de leur criminalité demeurent des sujets d’interrogation : les criminelles restent conçues comme exceptionnelles, en tant que femmes et en tant que criminelles2. L’analyse de sources émanant de la pratique judiciaire, conservées pour les anciens Pays-Bas en ce qui concerne le XVe siècle – le Brabant méridional et le Hainaut, plus particulièrement la ville de Mons3 – apporte de nouvelles informations sur les femmes confrontées à la justice à la fin du Moyen Âge. Elle concerne les années 1449-1459 qui, selon les sources exploitées et les sondages effectués dans celles-ci, semblent globalement représentatives du XVe siècle.

3 Les sources mobilisées sont les comptes tenus par différents officiers de justice, c’est-à- dire des traces de la pratique administrative. Ces sources sérielles permettent une étude des pratiques judiciaires, mais elles ne mentionnent que les délits ayant entraîné une rentrée ou une dépense d’argent au sein de l’institution compétente et donnent à voir la criminalité constatée, non pas la criminalité « réelle ». Ces sources déplacent, classiquement, l’analyse de la criminalité des femmes vers celle du regard que les autorités posent sur elles4. À partir des données extraites du corpus, nous avons privilégié une approche qualitative bien que la dimension quantitative ne soit pas exclue. 4 L’absence des femmes de la justice pose la question de la « normalité » des figures des femmes criminelles ; l’étude des crimes commis dessine les contours de ces figures ; les

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châtiments appliqués aux femmes montrent la réaction de la justice – masculine – par rapport aux criminelles et enfin la dénomination des justiciables permet d’ajouter une épaisseur sociale à cette étude criminelle. Dans la justice bourguignonne du XVe siècle, le regard des autorités sur les délinquants prend des accents particuliers quand ces derniers sont des femmes, ce qui permet d’appréhender certains rapports de genre tels qu’ils sont rendus et modelés par cette justice.

Faible présence des femmes en justice : un constat commun

5 Les comptes montrent que les femmes sont fortement minoritaires dans la pratique judiciaire alors que de nombreux textes, théoriques ou normatifs, traitent des hommes comme des femmes5. Une approche quantitative de la « criminalité féminine » s’impose d’emblée6. Martine Charageat a défini les enjeux épistémologiques de la lecture quantitative de la criminalité des femmes, notamment au niveau de l’impossible construction d’un idéal type et de la tentation d’une vision d’exception7. La société ne semble pas accepter que la femme soit criminelle : elle renie le crime au féminin, ce que les historiens constatent sans pouvoir davantage l’expliquer8.

6 Entre 1449 et 1459, dans le bailliage de Nivelles, sur les 473 affaires mentionnées dans les sources, 51 concernent des femmes. Pour la ville de Mons, sur les 277 affaires relevant de la compétence des échevins, 46 impliquent des femmes. Les coupables sont 275 dont 44 femmes. Les cas relevant uniquement de la compétence du prévôt sont au nombre de 145 dont neuf concernent des femmes9. Selon cette source, les victimes sont des femmes dans sept affaires contre huit dans le cas des hommes.

Coupables et victimes dans le bailliage de Nivelles et la ville de Mons (1449-1459)

Lieu Total Statut dans affaires Sexe Bailliage de Nivelles Ville de Mons

Total affaires 473 277 750

Coupable féminin 28 53 81

masculin 453 367 820

Total coupables 481 420 901

Victime féminin 32 13 45

masculin 351 38 389

Total victimes 383 51 434

Total impliqués 864 471 1335

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7 Le tableau montre la faible proportion des femmes tant comme victimes (10 %) que comme coupables (9 %), toutes sources confondues10. Malgré les différences qui existent entre les sources judiciaires, l’absence des femmes, plus ou moins marquée, est générale et constitue un des nœuds de l’approche de la criminalité des femmes11.

8 Proportionnellement, les femmes sont davantage victimes que coupables12. Le constat est analogue dans d’autres contextes : pour la ville de Namur entre 1363 et 1555, les femmes représentent 4,9 % des coupables contre 13,1 % des victimes13. Dans les lettres de rémission françaises du XIVe siècle, elles constituent 4 % des coupables contre 9 % des victimes14, ce qui rejoint ce que l’on peut constater dans les rémissions brabançonnes des XVIe et XVIIe siècles. Dans les sources hennuyères et brabançonnes, en chiffres absolus, les femmes sont cependant plus nombreuses en tant que coupables. Cela est dû à la nature des sources utilisées qui nous renseignent essentiellement à propos des coupables et des autorités mais peu à propos des victimes15. 9 La proportion de femmes plus importante comme victimes que comme coupables vient- elle d’une surreprésentation des victimes féminines ? Les sources indiqueraient-elles plus volontiers la victime d’un crime lorsqu’il s’agit d’une femme ? Les femmes sont, dans leur écrasante majorité, victimes de crimes qui, dans les comptes, introduisent fréquemment le nom de la victime : alors que les notices comptables pour des crimes commis contre les biens, tels les vols, l’omettent, les affaires d’atteinte aux personnes, homicides ou violences, le mentionnent beaucoup plus souvent. Comme les femmes sont surtout victimes de ce type d’affaires, on peut penser que la nature de ces dernières explique leur proportion plus importante.

Les crimes des femmes

10 Les femmes sont impliquées dans des délits variés, qui, pour la plupart, ne sont pas spécifiquement féminins. Il s’agit d’homicides, de violences, de vols, de fraudes, d’insultes, de non respect de l’autorité, etc. Ces différents crimes sont commis alternativement par des hommes et par des femmes. Les femmes agissent en majorité seules et de leur propre chef16, telle cette « Mangritoulle le Rouckette pour ce quelle estoit diffamee quelle deroboit sour les champs de nuit lez biens des gens »17. Les cas réprimés montrent de fortes différences entre les situations montoise et brabançonne : nous les traiterons successivement.

Le bailliage de Nivelles

11 Les crimes et les délits commis par les femmes ont un caractère « ordinaire ». Si la délinquance féminine possède certains traits particuliers (importance du vol, faiblesse de la violence mortelle), le Brabant du XVe siècle ne révèle pas de criminalité féminine spécifique18.

12 L’accusation la plus fréquemment portée contre une femme est le vol19, comportement aussi bien féminin que masculin (dans l’absolu, il y a plus de voleurs que de voleuses)20. Certains larcins peuvent être domestiques21, confinés dans un cadre étroit d’interconnaissance22, ou semblent être des vols de nécessité23. Pourtant, ces catégories ne constituent pas la majorité des vols féminins24. Les sources fournissent trop peu de renseignements pour qu’on puisse supposer que la pauvreté est la principale

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explication des vols commis par les femmes. Ceux-ci admettent peu de spécificités25, tant du point de vue des coupables que de celui des faits, des objets des vols ou de la peine encourue26. 13 Les affaires de violences comptent quelques coupables féminines. Les femmes restent généralement éloignées de la violence mortelle27 : un seul cas pour la période analysée nous informe « d’une femme appelie Jehanne […] cely femme avoyt aidiet a faire mourdere »28. Ces violences s’exercent principalement sur d’autres femmes29. Il en va de même des agressions verbales : les cas d’injures et de menaces prononcées par des femmes le sont à destination d’autres femmes30. Sur ce point, une remarque critique s’impose : la majorité des cas de petites violences s’exerce, en ce qui concerne les hommes, entre des protagonistes égaux dans la hiérarchie sociale. Si on trouve des exemples de maîtres qui battent leurs valets, on voit surtout des valetons ou des bergiers se battre entre eux31. Peut-être la violence exercée par des femmes sur d’autres femmes renvoie-t-elle à une violence dont les protagonistes seraient relativement égaux, le statut de femme effaçant dans ce cas d’éventuelles distinctions sociales32. 14 Les autres chefs d’accusation pour lesquels les femmes sont condamnées – faux serment, diffamation – ne comportent pas de spécificités par rapport aux crimes et délits commis par des hommes. 15 Ces différents éléments montrent que les femmes ne sont pas enfermées dans un rapport à la justice qui serait particulier et déterminé par leur sexe. Tous les crimes commis ne sont pas spécifiquement féminins, toutes les coupables ne sont pas considérées comme des complices de criminels masculins.

Les femmes coupables à Mons

16 Les délits commis par les femmes sont variés et vont de la simple négligence à l’homicide. Un large éventail d’infractions est couvert : la « criminalité féminine » ne se cantonne pas à des domaines bien précis. Cependant, ce sont les affaires de mœurs qui apparaissent principalement : sur les 53 femmes coupables durant la période analysée, 26 ont commis une infraction dans ce domaine33. Viennent ensuite les infractions contre les personnes, qui concernent dix des femmes coupables. Des infractions contre les biens ou les autorités, de même que des délits commerciaux, complètent le tableau. L’image donnée par les sources est contrastée : une criminalité centrée sur les biens en Brabant et sur les mœurs en Hainaut34. Cela montre que les crimes imputés aux femmes reflètent les préoccupations des autorités et la conception qu’elles ont de la gent féminine.

17 Dans le domaine des mœurs, en 1429, les échevins de Mons édictent un ban qui réglemente la prostitution. En tant que gardiens de l’ordre public, ils légifèrent afin de maintenir la paix, car la ville et ses habitants sont menacés par le désordre, le scandale et l’immoralité35. L’importance des affaires de mœurs à Mons est directement liée à la législation. Dans les sources de la pratique, les prostituées montoises apparaissent lorsqu’elles n’ont pas respecté ce ban, notamment quand elles se livrent à la prostitution de nuit ou hors du quartier autorisé (le Mont du Parc). D’autres infractions relatives à la réglementation de la prostitution apparaissent : par exemple quand des « filles de joie » sont condamnées en cas de défaut de port du « thassiau » jaune36. Cette stigmatisation vestimentaire apparaît à Mons dès le XIIIe siècle, dans une ordonnance qui oblige les « femmes folles de leur corps » à arborer une aiguillette sur l’épaule37. Le

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ban intitulé « Des folles femmes » et daté du 13 avril 146638 stipule que ces femmes portent des vêtements qui ne correspondent pas à leur condition, ce qui induit une certaine confusion dans les esprits : ce ban édicte dès lors une série de mesures qui visent essentiellement les hommes, mais il réitère aussi l’obligation pour les prostituées de porter sur l’épaule une bande de drap jaune placée en travers. Dans ce texte, comme dans les précédents, la protection des femmes mariées, que les vêtements distinguent des prostituées, occupe une place centrale. Des mesures identiques se rencontrent ailleurs : en Angleterre, les tabliers sont interdits aux prostituées tout comme les robes des « good and noble ladies »39 ; à Arras, un ban de 1423 impose aux prostituées de mettre un morceau de drap vermeil sur le bras, à Lille, en 1430, un signe vestimentaire distinctif est imposé40 ; à Namur, en 1490, le magistrat oblige les prostituées à mettre une pièce de drap vert sur leur robe ; cette situation se retrouve aussi dans les villes françaises (Avignon en 1441, Lyon en 1468)41. La marque vestimentaire des prostituées se caractérise, dans les textes plus théoriques, par sa permanence depuis l’Antiquité : l’évolution montoise réside dans son application pratique. Ces mesures sont-elles parties prenantes du développement de la marque, mesure moderne de distinction des criminels et des marginaux ?42 Jacques Rossiaud note que la différence entre les contextes urbain et rural, au XVe siècle, n’est pas opérante en ce qui concerne la prostitution dans le sillon rhodanien43 ; il en va différemment dans les Pays-Bas méridionaux. Dans le milieu urbain de Mons, un ban visant à contrôler la prostitution est promulgué et mis en pratique, à la différence du Brabant rural, où un tel ban n’existe pas44. 18 La présence du « concubinage », ou de l’adultère, dans les comptes montois atteste aussi de l’attention des autorités au respect des bonnes mœurs. Il est réglementé par le ban « De non tenir mauvais hostaige ». Pour ce type de délit, le profil des actrices varie : on rencontre des femmes mal identifiées, des prostituées ou encore une veuve, comme c’est le cas « de Hireton Lesire et Ysabiau veusve de Jehan Moriel trouvez en concubinaige ensamble »45. Lorsqu’un protagoniste de ces rencontres est une femme mariée, elle paie une double amende ; ainsi en va-t-il dans l’affaire suivante : « de Hanin Lehuret lequel fu rapportet avoir estet trouvé avoec le femme Blartau bouchier as estuves Catton Porette Dele ditte femme pourtant que elle estet mariee jugie a double amende »46. L’historiographie présente les femmes adultères comme châtiées avec davantage de sévérité que les hommes, essentiellement parce qu’elles pourraient faire entrer des bâtards dans la famille ou, à tout le moins, créer la suspicion sur la légitimité des enfants47. Les peines infamantes seraient leur lot. À Mons, les bans ne prévoient pas de sanction spécifique en cas d’adultère féminin. Face à ce vide législatif, les juges montois appliquent la même condamnation que celle réservée à l’homme : une double amende48. On note une absence de différence au niveau des peines appliquées aux hommes et aux femmes. Selon Walter Prevenier, la mise hors la loi de l’adultère est considérée comme une source de revenus par les autorités urbaines, alors qu’auparavant ces mêmes autorités y attachaient peu d’importance49. Les cas d’adultère sont réprimés à Mons dès le XVe siècle, contrairement à d’autres villes des Pays-Bas où il faut attendre le siècle suivant pour les voir apparaître : les autorités montoises portent tôt leur attention sur les adultères commis par des femmes. 19 Les comptes révèlent encore un autre délit commis par une femme, toujours en lien avec les mœurs. En 1453, la veuve d’Henri Euwillette tente de marier contre son gré la belle-fille dont elle a la charge (une enfant née de la première union de son mari et qualifiée de « jeune orpheline »). Elle tente de la marier en secret malgré les

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protestations de la jeune fille et de ses amis qui portent l’affaire devant la justice. Finalement, la veuve est condamnée50. En règle générale, le mariage est décidé par les familles. Il n’est pas rare que les futurs époux n’aient pas voix au chapitre. Dans cette affaire, l’accusée étant veuve, elle gère son capital, son patrimoine (sous réserve de son statut social) et peut normalement décider elle-même d’une union. La motivation qui a poussé la jeune fille à dénoncer cette union reste difficile à saisir. 20 Lorsque sont abordées les affaires de sexualité, quelle place doit-on faire à la réputation des justiciables ?51 La construction de la mauvaise réputation des femmes se fonde entre autres sur leurs « mœurs légères ». Certaines femmes, prostituées ou non, sont mentionnées dans les comptes comme ayant séjourné en prison en raison de leur « gouvernement » ; ainsi, Marion, « fille publicque », passe quatorze jours en prison « pour souppechon que sour elle on eult par son petit gouvernement »52 . Dans quelle mesure peut-on faire un lien entre la profession de Marion et sa conduite débridée, sa mauvaise réputation qui conduit les autorités à l’emprisonner ? Elle sera finalement relâchée et les frais de prison sont pris en charge par le massard car « elle navoit de quoy ». Alors que la prostitution ne constitue pas un délit et qu’elle est réglementée par la ville, les prostituées sont l’objet d’une méfiance de la part des autorités. On le voit dans la ségrégation spatiale et vestimentaire imposée aux filles de joie et dans les arrestations motivées uniquement par leur réputation : une relative tolérance vis-à-vis des prostituées ne signifie pas absence de suspicion ni de contrôle53. 21 S’il semble bien que la renommée puisse être basée sur des affaires touchant la sexualité, ce n’est pas le cas de toutes les femmes ayant mauvaise réputation : ainsi, dans les affaires de Jehanne et Catton, deux femmes qui furent bannies en raison de leurs « démérites », sans que leurs mœurs interviennent (en tout cas dans les comptes). Il est toujours périlleux d’utiliser l’argument du silence mais, si ces deux femmes avaient eu des mœurs débridées, sans doute les sources en auraient-elles fait état. Enfin, la réputation peut aussi être construite sur l’archétype feminine voulant que la femme s’occupe de ses enfants. Ainsi, les échevins de Mons ont-ils été prévenus par leurs collègues de Douai des antécédents judiciaires de Jaquette Faine. Elle est soupçonnée d’avoir abandonné son enfant, ce qui incite les autorités montoises à la garder prisonnière durant neuf jours54. 22 L’attention portée par les autorités aux affaires de mœurs est remarquable. Plus qu’une simple surveillance de la prostitution, ces autorités cherchent plus généralement à contrôler et codifier les mœurs. La prise en charge de ces matières par les autorités urbaines – qui seront relayées au siècle suivant par les autorités princières – peut s’interpréter comme le signe d’une sécularisation de la régulation des rapports sociaux, ou à tout le moins, de la justice. 23 Terminons ce passage en revue du paysage criminel féminin montois en évoquant un unique cas d’homicide. L’affaire ressortit en partie du stéréotype : trois femmes sont emprisonnées pour avoir confectionné un « bruivage venimeux et mortel pour le donner boire par Jehanne a sondi marit et ossi vif argent pour le destruire »55. Les deux complices de l’épouse seront exécutées par le feu bien qu’elles aient joué de leur féminité durant toute la procédure (« desquelles III femmez disoient y estre enchaintes »56). Quant à l’épouse, elle échappe à son châtiment en s’évadant de prison57. Le stéréotype de l’empoisonneuse, s’il a pu jouer dans la construction de cette affaire, marque peu le paysage criminel montois58 : on rencontre un seul autre cas

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d’empoisonnement féminin entre la fin du XIVe et le milieu du XVIe siècle : Jehanne, veuve de Rasse le Hongre, fut brûlée pour cas de « sors et aucuns empoisonnemens »59. 24 Prostituées, marâtre mariant sa belle-fille de force, mauvaise mère ou encore empoisonneuses (même peu nombreuses), les femmes présentées par les sources montoises se révèlent nettement plus typées que celles que l’on voit apparaître dans les comptes brabançons. Ces différentes figures font place aux stéréotypes qui frappent les femmes60. 25 La nette différence qu’on observe entre les deux juridictions étudiées rappelle que le contour de la criminalité des femmes dépend du regard que portent sur elles les autorités. La réglementation et la criminalisation de la prostitution qu’on observe dans le contexte montois est liée, selon nous, à la disciplinarisation sociale portée par la société urbaine et l’éthique bourgeoise, de manière parallèle à ce qu’on observe dans la progressive criminalisation de l’homicide et du vagabondage qui se met en place à la fin du Moyen Âge61.

Victimes brabançonnes

26 Dans le bailliage de Nivelles, les particularités de la place des femmes dans la justice sont plus marquées quand elles sont victimes. À des crimes et des délits mixtes et ordinaires commis par des femmes répondent des délits particuliers commis sur des femmes. En ce qui concerne la justice criminelle, les femmes sont victimes de viols ou de tentatives de viols62, crime particulièrement « genré »63. Dans le cas de la justice civile, toutes les femmes ont été victimes de violences64. Si les hommes constituent la majorité des victimes de violences, c’est le caractère exclusivement violent des délits commis sur les femmes qu’il faut noter. Une remarque critique s’impose ici : comme nous l’avons noté plus haut, souvent les victimes d’autres cas que de violences ne sont pas documentées dans les comptes, mais, s’ils ne sont pas légion, il existe néanmoins des victimes masculines de vol, de fraude, etc.

27 La violence des hommes vis-à-vis des femmes – quelques affaires montrent des femmes agressant d’autres femmes, mais les coupables sont en majorité des hommes – est caractéristique des rapports de genre de l’époque : une certaine violence vis-à-vis des femmes peut-être considérée comme normale65. Dans le cas d’espèce, les sources montrent l’existence de violences masculines sur des femmes qui sont sanctionnées en justice, c’est-à-dire qui ne sont pas tolérées. Nos sources ne nous permettent pas de mener à bien une enquête sur les rapports entretenus entre les coupables et les victimes de cette violence. En revanche, elles nous montrent que la violence n’est pas cantonnée dans un cadre familial élargi, comme dans le Paris du XVIIIe siècle66.

28 On note qu’en Brabant la criminalité spécifiquement féminine est celle subie par les femmes, alors même que c’est dans le cadre de cette criminalité qu’elles semblent faire partie intégrante de groupes sociaux faits de proches des deux sexes. Au contraire, les femmes coupables sont plus indépendantes face à la justice, mais leurs comportements ne sont pas à proprement parler spécifiquement féminins.

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Les châtiments des femmes

29 Les sources montrent que les peines appliquées aux femmes n’ont rien d’exceptionnel et sont semblables à celles des hommes67. Selon les comptes brabançons, Jehanne, reconnue coupable de complicité de meurtre, est condamnée à être arsée, c’est-à-dire brûlée : c’est la peine prononcée pour l’ensemble des personnes mentionnées dans cette source. Lorsqu’on recourt à la justice conciliatrice, les sommes des compositions sont communes : De Jehennin le bergier de Greest pour ce quil avoit ferit [frapper] du poing le femme Jehan de Baiwiers une couronne ; De le femme ledit Jehan de Baiwie pour ce quel avoit ferit ledit Jehennin le bergier du poing une coronne68. 30 Le caractère commun des peines dans la pratique s’oppose à la théorie du droit selon laquelle les femmes peuvent, voire doivent bénéficier d’une certaine clémence69 ; dans la pratique, l’appartenance au sexe féminin ne constitue pas une circonstance atténuante.

31 À Mons, les coupables de sexe féminin apparaissent principalement dans les affaires de mœurs, régulées au moyen d’amendes. Cette sanction ne vise pas à stigmatiser les coupables. Dans l’arsenal des peines, les détenteurs du pouvoir disposent également du bannissement ou de la peine de mort. Les échevins recourent en majorité aux sanctions pécuniaires mais certains délits, en raison de leur gravité, impliquent une sanction afflictive. Les peines appliquées aux femmes ne diffèrent pas de celles appliquées aux hommes. 32 Il existe à Mons une peine spécifiquement féminine : la baignade dans la Wallierne (étendue d’eau). Il s’agit sans doute d’une peine infamante aux nuances purificatrices. Celle-ci est appliquée en prélude au bannissement70. Enfin, dans l’application de la peine capitale en Hainaut, on constate aussi que les hommes sont pendus, alors que les femmes sont brûlées71.

L’identification des femmes en justice

33 La déclinaison de l’identité des femmes dans les comptes couvre un large spectre, qui va d’une identification complète et semblable à celle rencontrée chez leurs homologues masculins – nom, prénom, qualité, résidence, comme par exemple « Agnies Thiebault femme de Jehan Douviau demourant a Noefmaison »72 – à un effacement quasi complet derrière la figure tutélaire d’un homme, femme, mère ou sœur d’un tel, par exemple « de le veusve Ondart le Pescheur »73. L’anthroponymie des femmes montre que la « criminalité féminine » ne renvoie pas la seule image d’une femme marginale74, il semble au contraire que nous touchions toutes les femmes75. Au caractère ordinaire des délits commis par les femmes, répond le caractère « ordinaire » des femmes présentes dans les sources judiciaires. Notons que l’identification féminine est plus succincte que celle des hommes.

34 En Brabant, 80 % des femmes sont qualifiées comme telles en toutes lettres – « De le femme Jacquemart dou Frasne d’Enchien »76 –, ou par un qualificatif genré : fille, mère, veuve, par exemple « De Juwette fille Jehanne Lardenoise pour avoir prise une bourse a le mayson Gerard le Bonnier »77. À Mons, la proportion des femmes identifiées par des qualificatifs de ce type est de 35 %, auxquels il faut ajouter 25 % de prostituées et de

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tenancières d’étuves désignées par un métier féminin. Dans les autres cas (20 % en Brabant et 40 % à Mons), le genre n’est pas spécifié et se déduit des prénoms ou de l’accord des adjectifs. L’identification claire du genre du justiciable est nettement minoritaire dans le cas des hommes. L’identification d’un justiciable comme « un homme » vient de ce que la justice ignore son nom. Dans les lettres de rémission brabançonnes du XVIe siècle, on retrouve la même disparité entre une identification genrée quand elle est féminine et non genrée quand elle est masculine : ici aussi, les sources de la pratique judiciaire précisent souvent le sexe des justiciables quand il est féminin. 35 Certaines femmes sont classiquement identifiées par rapport à un homme (63 % en Brabant, 35 % à Mons), qu’elles soient les épouses, les filles ou encore les veuves de ceux-ci, par exemple « femme Jehan de Raconut »78. Cependant, toutes ne disparaissent pas derrière la gent masculine79. Il est trop rapide de dire que « la femme est toujours reconnue en justice comme l’épouse ou la fille de quelqu’un »80. Dans quelques cas, on voit des hommes qui représentent leurs femmes en justice : ce sont eux qui paient l’amende81 ou règlent la composition82. Ces cas sont très rares, ils montrent a contrario que dans la majorité des cas, les femmes sont reconnues en justice d’après leur seule individualité. Cette identification personnelle, combinée au fait que la majorité des délinquantes agissent seules, montre l’existence d’une responsabilité individuelle des femmes comparaissant en justice comme coupables. Ce qui veut dire non pas que ce sont des femmes seules qui sont présentes en justice comme coupables, mais que leur responsabilité est individualisée83. 36 Dans les comptes du Brabant méridional, on constate une différence dans l’identification des femmes coupables et victimes. Les coupables peuvent alternativement être identifiées de manière similaire aux hommes ou par rapport à un homme. Les victimes sont toutes (sauf deux) identifiées par rapport à un homme84. On retrouve la même dissymétrie dans les lettres de rémission : quand les femmes se présentent comme victimes, elles sont systématiquement identifiées par rapport à un homme85. Victimes, les femmes sont présentées comme faisant partie intégrante d’un groupe. Ce dernier est touché dans son ensemble par le délit commis86. La responsabilisation individuelle visible à l’examen de la dénomination des coupables féminines n’a pas cours en ce qui concerne les victimes. Différence qui doit être interrogée sur le plan du genre. Dans le contexte d’une justice qui individualise davantage la responsabilité du coupable, homme ou femme, l’accusation de crime, devenue stigmatisante, a tendance à couper l’accusé(e) de son réseau social. Nicole Castan dénombre face à la justice répressive moderne davantage de femmes sans homme, hors du mariage et d’un cercle de solidarité87. Cependant, le même constat de la présence d’un plus grand nombre d’accusées esseulées peut être dressé en ce qui concerne la justice civile et les lettres de rémission qui ressortissent d’une justice conciliatrice. 37 Certaines femmes sont identifiées par leur statut social88. Il peut s’agir de « meskinnes » – servants – ou de « baissellettes » et « filles de joie », ou encore, à l’autre bout de la hiérarchie sociale, de nobles. Dans le cas des meskinnes et des nobles, ce statut peut se doubler d’une identification par le nom ou le prénom des femmes concernées89. Dans le cas des « filles de joie » et des « baissellettes », les individus ont tendance à s’effacer derrière leur seul statut social. La médiocrité des statuts explique en partie la brièveté de l’identification de ces femmes, mais cet élément n’épuise pas l’explication de cette

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identification simplifiée, car des hommes aux statuts sociaux tout aussi médiocres – « manants », « valetons », « bergiers » etc. – sont identifiés par leurs noms90. Le caractère succinct de l’identification des femmes prédomine donc, là encore. 38 Les sources montoises permettent d’aller plus loin dans l’étude de l’identification des femmes. Elles y sont alternativement identifiées comme les hommes et par rapport aux hommes. Il est remarquable de voir quantité de femmes qualifiées de prostituées et présentées sans référent masculin. Le nombre de ces péripatéticiennes, leur identification par rapport à un métier a priori socialement médiocre, conjugué à leur absence de référent masculin, amène à s’arrêter sur leur identification. 39 La mention de leur métier participe visiblement de la construction de leur identité en tant que justiciable. À Mons, l’enregistrement du métier de la coupable a lieu dans deux cas sur cinq. Les prostituées n’ayant pas respecté les bans arrivent largement en tête (onze cas), par exemple : « Ponnelle Delecouronne fillette publicque qui pour avoir estet trouvee avale le ville sans bende porter fu jugies seloncq le ban de ce faisant mention »91. Des tenancières d’étuves (trois cas) sont condamnées parce qu’une rencontre nocturne s’est déroulée dans leur établissement : certaines prostituées se retrouvent avec leurs clients dans une maison privée, d’autres choisissent les bains publics, lesquels sont réglementés par le ban « De non tenir mauvais hostaige »92. On rencontre aussi deux servantes qui sont identifiées d’après leur métier, deux « meskines »93. L’importance des métiers à connotation vénale doit être soulignée. Les femmes ont été condamnées principalement pour des infractions commises dans l’exercice de leur métier, comme par exemple « Zoete fillette publique », qui fut trouvée en concubinage avec Herman Doufosseur94. 40 Ces infractions renvoient au contexte réglementaire montois : en 1429, les échevins ont promulgué ce ban « de non tenir mauvais hostaige » mentionné plus haut et qui explique la présence des prostituées dans les comptes de la massarderie95. Il faut comparer les mentions de professions exercées par les femmes avec celles exercées par des hommes. Pour ces derniers, l’enregistrement du métier à lieu dans un cas sur trois et les condamnations portent alors sur des délits en rapport avec l’exercice du métier. De même, des métiers plus honorables exercés par des femmes sont mentionnés quand les infractions ont été commises dans le cadre de ce métier ; ainsi « de la vesve Jehan Ferkenoit marchande de draps demourant a Mons pour une aulne trouvee en son estal le jour de la fieste de la ville trop petite »96. Quand les justiciables commettent un délit lié à son exercice, la notice comptable ne traite pas différemment les hommes et les femmes quant à l’indication de leur métier. 41 Reste qu’aucune des « femmes folles de leur corps » ne s’identifie par un référent masculin97. Cette absence implique-t-elle que nous soyons face à des femmes dénuées de réseau social et familial ? Dans le cadre plus général de la responsabilité individualisée de toutes les coupables, le fait est qu’ aucune des prostituées et des tenancières d’étuves n’est identifiée par rapport à un homme. Deux raisons expliquent peut-être l’absence d’un référent masculin chez les filles de joie. Soit les prostituées sont des « déracinées », qui vivent seules à Mons ; encore faudrait-il pouvoir déterminer, à l’instar de Jacques Rossiaud, si ce déracinement est la conséquence de l’exercice de leur métier, considéré comme dégradant, ou s’il est la cause de « l’entrée en profession »98. Soit les prostituées montoises peuvent compter sur un réseau familial mais leur profession fait qu’il est célé. La prostitution ne constitue pas un délit à Mons, le métier est réglementé et, bien qu’elles subissent une ségrégation vestimentaire et

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spatiale, les prostituées ne sont pas exclues de la communauté. Les prostituées qui apparaissent dans les comptes ne seraient-elles pas, en réalité, déjà marginales parce qu’elles ne bénéficient pas d’un réseau de solidarité familial ? 42 Il convient de rester prudent parce que l’ensemble du phénomène prostibulaire à Mons reste mal connu : seules mentionnées sont les filles de joie qui ont enfreint la réglementation et qui, sans référent masculin, ont été appréhendées par les autorités judiciaires99. On ignore s’il n’existait pas d’autres prostituées, avec ou sans réseau social, qui n’auraient pas été inquiétées par la justice. 43 L’analyse des sources administratives des Pays-Bas permet de mettre en évidence différents éléments, certains vont dans le sens de l’historiographie, d’autres s’en écartent. La représentation minoritaire des femmes dans l’ensemble du corpus apparaît clairement, que ce soit en tant que victimes ou coupables. Le caractère « ordinaire » de ces femmes doit être souligné : bien que peu nombreuses, elles n’en sont pas pour autant des marginales. Par ailleurs, elles endossent aussi facilement le rôle de la coupable que celui de la victime. 44 Les infractions commises ont elles aussi un caractère ordinaire. Au niveau des peines, le traitement entre les hommes et les femmes coupables est indifférencié, et l’idée d’un « sexe faible » devant être traité moins durement que les hommes ne s’impose pas dans la pratique. Le stéréotype d’une femme moins responsable devant la justice n’apparait pas dans les sources analysées. C’est plutôt l’absence de clémence des juges à leur égard qui ressort des sources examinées. 45 L’identification des femmes couvre un large éventail de cas. Les sources renvoient l’image de femmes dont la responsabilité individuelle devant la justice est engagée. Cette observation contraste avec la caractérisation des victimes féminines que les notices comptables présentent en relation avec un membre masculin de leur famille. Tout se passe comme si, en cas d’agression subie, l’ensemble de la famille était atteint au travers de l’un de ses membres tandis qu’en cas d’infraction commise, la coupable supportait seule la responsabilité de son acte. À l’individualisation de la coupable répond « l’identification familiale » de la victime. L’idée reçue d’une femme incapable, au sens juridique du terme, est infirmée dans la pratique judiciaire aux Pays-Bas. 46 Parmi les femmes identifiées sans référent masculin, les prostituées et les tenancières d’étuves forment une catégorie où cette absence ne souffre pas d’exception. Aucune des filles de joie enregistrées dans les comptes montois ne se prévaut d’attaches dans un réseau social. Il faut noter l’attention portée par les autorités aux questions de moralité et de sexualité dès avant la fin du XVe siècle. Ces affaires présentent un milieu prostibulaire où tolérance/méfiance/contrôle/sanction s’entremêlent ; le domaine des mœurs montre aussi l’intervention de la justice montoise dans la sphère familiale. Au même moment, en Brabant, les femmes sont principalement sanctionnées pour des vols. 47 La conception qu’ont les autorités des femmes criminelles donne l’impression que la figure archétypale de « la femme criminelle » n’est pas encore une question à la fin du Moyen Âge100. Les autorités n’ont visiblement pas de vision spécifique de « la femme », si ce n’est sur le point de la sexualité, ce qui se note dans l’émergence, quoique de manière encore parcellaire, de la question de la prostitution publique.

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NOTES

1. Lombroso 1991 [1895] : 1-5. 2. Sur une revue critique de la littérature à ce propos, voir Dubois 2005-2006 : 5-8. 3. Le bailliage de Nivelles et du Roman Païs de Brabant est une circonscription judiciaire du Brabant : les comptes sont conservés aux Archives générales du royaume (AGR). Pour le Hainaut, les sources sont les comptes de la prévôté et de la massarderie. La masse est la caisse communale dont la gestion est confiée par les échevins au massard, ses archives sont conservées aux Archives de la ville de Mons (AVM). La prévôté est une circonscription territoriale dirigée par un officier nommé par le comte ; ses comptes sont conservés aux AGR. 4. Sur la critique des comptes, voir Rousseaux 2005 : 297-322. 5. Cannon 1999 : 161-162. 6. Hanawalt 1975 : 254. 7. Charageat 2010 : 244-250. 8. Ibid. ; Dubois 2005-2006 : 3-8. 9. Certaines affaires sont inscrites simultanément dans les comptes de la ville et de la prévôté. Pour notre analyse, celles-ci s’élèvent à 133 dont 25 concernent des femmes (soit 18 %). 10. Castan 2002 : 539-540. 11. Gauvard 1991 : 300-303. 12. Cannon 1999 : 156-157. 13. Musin 2008 : 333. 14. Gauvard 1991 : 299-346. 15. Aux XVe et XVIe siècles la victime se fait de plus en plus discrète, ce qui traduit sa mise à l’écart de la justice criminelle qui laisse le coupable face aux seules autorités. 16. Contrairement à ce que remarquent Hanawalt 1975 : 259 et Porteau-Bitker 1980 : 31.

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17. AGR, CC 12810, 1550, f° 6. Les personnes sanctionnées en tant que complices sont aussi bien des hommes – « De Jossia de Bransa Daix ace fait partant quil avoit esteit complices et aydans de Colar bastar de Nivelle a violenter une femme », AGR, CC 12806, 1422, f° 273 –, que des femmes : l’épouse et la belle-mère de Jehan des Tranlz exécuté pour vols, passèrent 36 jours dans la prison de la ville en raison d’une complicité non prouvée avec ce dernier, AVM, massarderie, C 1546, 1458-1459, f° 33. 18. Gauvard 1991 : 319. 19. Porteau-Bitker 1980 : 43-44 et Castan 2002 : 548 ; contrairement à ce que note Vanhemelryck 1981 : 311 pour Bruxelles. 20. Hanawalt 1975 : 258. 21. « De Ysabiaul Maroye la quelle fu prise pour ce que fame couroit quelle deroboit son maistre des frommages dou pain et des oelx », AGR, CC 12810, 1449, f°°30. 22. « De Marguitoule le Rouckette pour ce que fame couroit quelle devoyt avoir depostueit des biens de se suers quy estoyt morte », ibid., 1454, f° 201. 23. « De une femme appellee Maroie Lerbroet vesve de Jehan Lerbroet pour tant que fame couroit que elle devoit avoir pris une petite pieche de lart », ibid., 1459, f° 434. 24. À l’inverse de ce que note Gonthier 1984 : 30. 25. À l’inverse de ce que notent Porteau-Bitker 1980 : 44 et Vanhemelryck 1981 : 309. 26. La situation est différente en Angleterre ; Hanawalt 1975 : 253-268. 27. Vanhemelryck 1981 : 308. 28. ARG, CC 12810, 1457, f° 351. Les cas de violences commises sur des femmes sont construits sur un système idéologique dont ils renforcent l’assise, cf. Prevenier 1999 : 186 ; le fait que dans l’exemple cité la femme ne soit pas l’actrice principale du meurtre montrerait-il davantage la chimère du juge selon laquelle une femme, de sa seule initiative, ne peut être à l’origine et à la conclusion d’un meurtre ? 29. Dauphin & Farge 1997 : 11-15. On observe la figure inverse dans les lettres de rémission : les victimes de femmes qui demandent la grâce sont des hommes. 30. Jehanne Damadde est condamnée à un pèlerinage judiciaire pour des paroles injurieuses prononcées à l’encontre de Jehanne Douquesne, AVM, massarderie, C 1538, 1449-1450, f° 12. 31. « Dou bergiers le Bonnier del abbie de Saintion qui avoit fierut de son sollet le bergier Fedry de Rehain », AGR, CC 12810, 1550, f° 34. 32. Dubois 2005-2006 : 7, 325. 33. Dans les comptes de la massarderie, les affaires de « mauvais hostaige » s’élèvent à dix cas, les condamnations pour hébergement illicite de couples à cinq cas, les adultères féminins à deux cas, le défaut de port du jaune tassiau à trois cas et enfin le proxénétisme à un cas (l’ensemble des cas est détaillé dans la suite de l’article). Vanhemelryck 1981 : 307 souligne l’importance de la criminalité liée à la sexualité chez les femmes de Bruxelles. 34. On retrouve les deux délits principaux pour lesquels les femmes sont condamnées à la fin du Moyen Âge dans l’ensemble de l’Europe occidentale. 35. « Pour chou en ceste ville de Mons ont estet de piéchà et sont encore chacun jour faites et souffertes moult de desconvignables et desrieulées coses en le scandele et opprobre de toutte le ville, dou bien commun en particulier, et par aventures à le grant kierke des consciences de pluiseurs hommes et femmes, et il nécessite de faire pluiseurs ordonnanches et ad celi cause, nous, pour le bien de justiche et augmentation de le pollitie de le ville et cescun exempler au bien et eslire voie salutaire, faisons ban … » [parce que de nombreux scandales sont advenus dans la ville de Mons, les autorités municipales décident de légiférer comme suit…] ; Devillers 1897 : 192. 36. Marque d’infamie qui stigmatise mais aussi sauvegarde les prostituées ; Rossiaud 1988 : 48. 37. Devillers 1897 : I-II.

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38. Ibid. : 190-191. « Asquelles fillettes encontrer par les rues pluiseurs gentilz hommes et autres bonnes gens se sont abuset en les salluant et faisant révérenche comme a preude femme avoecq ce que pluiseurs jouènes gens à ceste cause se y sont arestez au grant ameurissement de leur honneur, pour ad ce pourveir à la conservation du bien commun et del honneur de touttes preutefemmes, faisons ban, commandement et deffence que touttes fillettes d’estat, qui de leur corps font ou ferront abandon pour deniers, ayent sour leur deseurain habit et à leur diestre espalle en bande de traviers et à veuwe, sans couverture quelconques une piece de ghaune drap adfin de le pouvoir congnoistre » [parce que les prostituées ne sont pas reconnaissables et que certains hommes de bonne réputation ont pu les prendre pour des femmes honorables, nous imposons le port d’un signe distinctif – une bande jaune mise de travers – aux prostituées]. 39. Karras 1989 : 421. 40. Muchembled 1989 : 155. 41. Rossiaud 1988 : 234. 42. Rousseaux 2006 : 70-75. 43. Rossiaud 1988 : passim. 44. Même constat dans la péninsule ibérique, Bazán Díaz, Vázquez García & Moreno Mengibar 2000 : 1283-1285. 45. AVM, massarderie, C 1539, 1450-1451, f° 11. 46. Ibid., C 1546, 1458-1459, f°11. 47. Poumarède 2002 : 11. A contrario de ce schéma classique, en Flandre, l’adultère masculin est davantage puni que l’adultère féminin sans doute pour des raisons fiscales ; Prevenier 1999 : 187. 48. Devillers 1897 : 194 « Que nulz homme mariet ne puist tenir en se maison ne ailleurs femmes concubines, sour yestre encoru l’ome en VI livres blans d’amende et le femme en LX sols blans ». 49. Prevenier 1999 : 187. 50. AVM, massarderie, C 1541, 1452-1453, f° 16. 51. Par exemple, Pierart Bonnier roue de coups et injurie Jaquemart le Borgne qui « l’avoit acuset ale court de Cambray pour tenir aultre femme que le sienne », AGR, CC 15147, 1455-1456, f° 35. La fama est construite entre autres à partir de la sexualité ; Gauvard 1991 : 325-330. 52. AVM, massarderie, C 1540, 1451-1452, f° 35. 53. Bazán Díaz, Vázquez García & Moreno Mengibar 2000 : 1292. 54. AVM, massarderie, C 1543 (1455-1456), f° 31. 55. Ibid., C 1541, 1452-1453, f° 33. 56. Ibid. 57. Ibid. 58. Hanawalt 1975 : 259. 59. AVM, massarderie, C 1536, 1447-1448, f° 29. 60. Power 1979 : 13 ; Dubois 2005-2006 : 323. 61. Bazán Díaz, Vázquez García & Moreno Mengibar 2000 : 1283-1302. 62. Le viol est également le crime dont les femmes sont le plus souvent victimes dans les rémissions françaises du XIVe siècle, Gauvard 1991 : 330. 63. Par exemple, « De ung nommet Fastra Machon pour ce que fame couroit devoit avoir trouvé le femme Jehan de Raconut et le devoit avoir volut viollers et fait crier » ; AGR, CC 12810, 1450, f° 69. 64. Prevenier 1999 : 186. 65. Dauphin & Farge 1997 : 85. 66. Par exemple, « De Jakenin de le Porte pour avoir batue dun baston le femme Goffinet Mordans », AGR, CC 12810, 1451, fol. 97. 67. Hanawalt 1975 : 265 ; Porteau-Bitker 1980 : 50. 68. AGR, CC 12807, 1429, f° 72. 69. Prevenier 1999 : 186.

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70. AVM, massarderie, C.1543, 1455-1456, f° 32. 71. Ces différences de peines capitales renvoient aux fonctions des modes de mises à mort qui dépassent le cadre de cette recherche. 72. AGR, CC 15148, 1454-1455, f° 7. 73. AVM, C 1541, 1452-1453, f° 12. 74. Claude Gauvard (1991 : 320-330) note la même chose dans les rémissions françaises du XIVe siècle. 75. Même constat en Angleterre, Hanawalt 1975 : 254. 76. AGR, CC 12810, 1456, f° 273. 77. Ibid., 1458, f° 382. 78. Ibid., 1450, f° 57. 79. Certains cas exceptionnels montrent des hommes identifiés par rapport à des femmes, c’est alors la différence de statuts qui explique cette identification inversée, « Remechon varlet a une demoyselle de Jodoigne », AGR, CC 12806, 1421, f° 234. 80. Gonthier 1984 : 36. 81. AVM, C 1579, 1492-1493, compte du sergent : Jehan Pieron doit payer l’amende de sa femme en raison d’un achat de beurre avant l’heure autorisée. 82. Ainsi « De Wera de Pitraing pour sa femme qui avoit boutte une clef en leferre dune huisserie dun de ses voisins pour le quelle cose il soy composet pour et au nom de sadicte femme a la somme de IIII couronnez » ; AGR, CC 12807, 1429-1431, f° 142. 83. À l’instar de celle des hommes. 84. Ainsi « De Gilechon le borgne ly quelx sest a vanchit davoir batut Kathelinette fille Henra Madet » ; AGR, CC 12810, 1458, f° 396. 85. Pour les rares victimes féminines que l’on rencontre dans les comptes hennuyers, le rattachement systématique des victimes à un homme ne s’observe pas. 86. De façon analogue à la manière dont le viol est analysé par Porteau-Bitker 1980 : 51-54. 87. Castan 2002 : 546. 88. Pour Mons, quatorze femmes sont identifiées de telle façon dans les comptes de la massarderie et deux dans ceux du prévôt. 89. Jehan le Carlier doit verser une amende pour avoir été « trouvet de nuit as estuves avoecq Marghot se meskine » ; AVM, massarderie, C 1540, 1451-1452, f° 11. 90. « De ung nommé Hanot fil Jehan Ardenoys […] cestoyt ung poure valeton » ; AGR, CC 12810, 1454, f° 186. 91. AVM, massarderie, C 1539, 1450-1451, f° 10. Dans ce cas-ci, notons la similitude entre le nom de la prostituée et les étuves Dele Couronne à Mons. Faut-il en conclure que le nom de famille de la coupable renvoie à son lieu de travail ? 92. Masette, « hostesse des estuves dudit chierf vollant qui pour avoir tenu hostaige fu jugie seloncq ledit ban a VI blans damende » ; ibid., C 1542, 1453-1454, f° 14. 93. Ibid., C 1540, 1451-1452, f° 11. Le terme est difficile à analyser : il renvoie autant à un statut social qu’à une profession. 94. Ibid., C 1539, 1450-1451, f° 10. 95. Heupgen 1925-1927 : 206-207. 96. AGR, CC 15146, 1454-1455, f° 1. 97. Bazán Díaz, Vázquez García & Moreno Mengibar 2000 : 1291-1292 notent l’attention particulière portée par les autorités sur les femmes seules. 98. Rossiaud 1988 : 57-63. 99. Prevenier 1999 : 187. Les prostituées ne sont inquiétées à Bruges que si elles transgressent les ordonnances. L’auteur en déduit une absence de répression sévère à leur égard. 100. Dubois 2005-2006 : 323.

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RÉSUMÉS

Les sources de la pratique judiciaire du XVe siècle dans les Pays-Bas bourguignons font apparaître, classiquement, le faible nombre des femmes présentes en justice. Elles y sont pourtant bien présentes et capables. On note l’aspect ordinaire des crimes et délits pour lesquels elles sont condamnées. Loin d’être marginales, les coupables sont assez « ordinaires » d’un point de vue « social ». Pour autant on voit les stéréotypes à propos des femmes agir sur la conception que s’en font les juges. Au final, au XVe siècle, on ne rencontre pas de figure archétypale d’une femme criminelle.

The sources concerning 15th century judicial practice in the Burgundian Low Countries reveal the low number of women involved in the judicial system. They were however present and legally capable. Women were sentenced primarily for ordinary crimes and offences, and they were not from the social margins. The sources reveal, however, how stereotypes concerning women affected the judges’ rulings. As a result, during the 15th century no archetypal figure of a criminal woman emerges from these sources.

INDEX

Index géographique : Pays-Bas bourguignons Index chronologique : XVe siècle Mots-clés : criminalité féminine, justice, prostitution Keywords : feminine criminality, justice; Burgundian Low Countries, prostitution, XVth century

AUTEURS

MARIE-AMÉLIE BOURGUIGNON

Marie-Amélie Bourguignon est licenciée en histoire médiévale et maître en Sciences Politiques de l’Université catholique de Louvain. Sous la direction de Xavier Rousseaux et Jean-Marie Cauchies, elle prépare une thèse de doctorat sur la justice criminelle dans les villes de Mons et de Valenciennes de 1350 à 1550. Elle a notamment rédigé « Bans de police et comptes urbains à Mons : regards croisés sur l’ordre public et la moralité », dans A. Wijffels et X. Rousseaux (dir.), Histoire du droit et de la justice : une nouvelle génération de recherches, et « Le traitement de la violence des femmes dans les villes médiévales (XIVe-XVIe siècle) », dans C. Cardi et G. Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes, La Découverte (à paraître). [email protected]

BERNARD DAUVEN

Bernard Dauven enseigne au Collège Saint-Michel à Bruxelles et poursuit la rédaction d’une thèse de doctorat sur la rémission en Brabant aux XVe et XVIe siècles sous la direction de Claude Gauvard et Xavier Rousseaux. Il a publié « Les vagabondes : des inconnues aux XVe et XVIe siècles ? », Genèses. Histoire et sciences sociales, t. 64, 2006, et « Le pardon laïc aux femmes criminelles dans les lettres de rémission du Brabant aux XVIe et XVIIe siècles », in Loïc Cadiet, Frédéric Chauvaud, Claude Gauvard, Pauline Schmitt Pantel et Myriam Tsikounas (dir.), Figures de

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femmes criminelles de l’antiquité à nos jours, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010. [email protected]

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La pin-up US, un exemple d’érotisme patriotique Patriotic Eroticism: the American Pin-Up

Camille Favre

1 Littéralement « image punaisée », la pin-up apparaît en Amérique dans les années mouvementées de la prohibition (1920-1930). L’illustration vit son heure de gloire en couverture de romans policiers ou d’aventures, de pulps 1, dans la presse familiale ou spécialisée… La légende attribue la naissance de cette « petite chérie de l’Amérique » à l’Anglais Charles Dana Gibson2 (1867-1944) et son essor aux Américains Georges Petty (1894-1975) et Alberto Vargas (1896-1982)3, qui en produisent des centaines pour la revue familiale Esquire. D’autres dessinateurs tel Gil Elvgren 4 (1914-1980) s’emparent alors de cette manne et connaissent un succès fulgurant. Encore aujourd’hui, les originaux de ces artistes s’arrachent à prix d’or sur le marché de l’art.

2 Ainsi l’histoire de la pin-up est-elle intimement liée aux événements du XXe siècle. Cette image, en raison de son omniprésence, de son succès et de sa capacité d’adaptation, représente un chapitre riche et significatif de la culture et de la société occidentale. 3 C’est la Seconde Guerre mondiale qui transforme la production d’images de pin-up en une industrie florissante. Les confidences de Hugh Hefner, créateur de Playboy, à leur sujet sont révélatrices : Ma vie est une histoire d’amour avec les pin-up. Adolescent, j’accrochais les girls dessinées par Petty sur les murs de ma chambre […] Après l’école, mon diplôme en poche, je me suis engagé dans l’armée. Comme n’importe quel garçon faisant son service, j’avais tout le minimum vital dans ma cantine : un uniforme, un casque et une pin-up5. 4 La guerre met particulièrement en évidence l’emploi stratégique de ces images. Par son utilisation massive, à la fois sur les différents fronts mais aussi à l’arrière, la pin-up a joué un rôle non négligeable dans la propagande militaire. Si on considère comme propagande de guerre toute action psychologique menée par les pouvoirs en vue d’accroître immédiatement l’efficacité d’une entreprise guerrière, la fonction des pin-

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up, comme lien, soupape et garantie d’un ordre social durant cette période de crise, apparaît très clairement. En effet, la force de cette iconographie est d’être auréolée d’innocence tout en se rattachant aux codes de la séduction.

5 L’érotisme de la pin-up est donc très particulier : c’est celui de la « fille d’à côté »6. C’est la déclinaison d’une jeune femme fraîche, sympathique et coquette, en réaction, à la beauté froide et sophistiquée de la figure de la vamp des premiers temps du cinéma. La « fille d’à côté » devient un support de fantasmes car elle est sans aucun doute populaire (sans distinction de classe sociale), universelle (par ses codes esthétiques) et idéale (par sa plastique). Beauté somme toute « courante », on peut la croiser au bureau, dans le quartier, chez l’épicier. 6 La pin-up est une fille simple, saine, au visage presque enfantin. Moue séductrice, grands yeux écarquillés, sex-appeal à son insu, poses suggestives sans appel à la débauche : la pin-up est sexy mais chaste. Cette représentation féminine idéalisée est également fixée dans des normes corporelles précises et permanentes : seins en obus, jambes interminables, taille de guêpe, fesses hautes7. Cette image se construit aussi autour d’accessoires usuels de séduction, mettant en valeur ses attributs sexuels évocateurs : bas, porte-jarretelles, chaussures à talons, soutien-gorge pigeonnant, petite culotte en dentelle8. Issus du monde prostitutionnel, de l’univers du spectacle burlesque ou du cabaret et de la photographie érotique du XIXe siècle, leur utilisation systématique dans cette iconographie les banalise en même temps qu’elle les fait accéder au rang de fétiches. 7 La pin-up ne dévoile pas son corps ou ses dessous affriolants volontairement, elle est souvent victime d’une bourrasque de vent inattendue ou d’une branche polissonne. Elle se découvre alors par mégarde, faux mouvement ou accident. Ces mises en scène9, dont la crédibilité importe peu et qui sont issues d’une certaine tradition fantasmatique (scène de bain, exotisme), permettent d’érotiser la femme sans en faire un sujet sexuel actif (qui veut ou désire) tout en lui conservant fraîcheur et naïveté. L’homme est absent de l’image, il est plutôt en position de voyeur. L’humour et la légèreté, très présents dans cette imagerie, permettent de déculpabiliser le spectateur et lui offrent alors une excitation, sous forme d’invitation sexuelle innocente. Ainsi le voyeurisme, plus ou moins sollicité mais fortuit, est-il inhérent à cette image. Cet aspect est renforcé par le fait que malgré son corps archétypal, comble du fétichisme de la femme objet, la pin-up reste toujours anonyme, à la fois concrète et idéalisée. 8 Au cours de la Seconde Guerre mondiale, différentes missions lui sont confiées. En parallèle, à l’arrière du front, la circulation de ces images est tout aussi importante et la pin-up acquiert une fonction symbolique dans l’effort de guerre. Enfin, l’appropriation de ces pin-up par les soldats permet de donner une interprétation d’ensemble de leur impact.

Les missions de guerre des pin-up : encourager, soutenir et canaliser

Gérer la sexualité : l’érotisme officiel

9 Dès l’entrée en guerre des États-Unis, les stéréotypes sexués et sexuels sont réactivés : virilité des engagés et dévouement féminin. Dans le discours de mobilisation, on assiste

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à une érotisation des images. Eros et Thanatos, puissants ressorts de la mythique énergie guerrière, se conjuguent dans l’élan national. En 1941, ce lien est très visible, notamment dans l’éditorial de la revue populaire Esquire : le calendrier Vargas, orné de filles parfaites de formes et de courbes, de filles galbées à la magie étrange, de filles satinées […] est peut-être justement ce qu’il nous faut de plus dans la situation actuelle, incertain de l’avenir et craignant le pire10. 10 Vendu au début du conflit à 30 000 exemplaires, le calendrier Vargas atteindra les trois millions d’exemplaires en 194511. De 1942 à 1946, 9 millions d’exemplaires du magazine sont envoyés gratuitement aux troupes12. En raison de sa popularité auprès des soldats, Esquire se nomme un temps « le mag favori du combattant ».

11 L’affirmation de la virilité s’accomplit notamment au travers de la sexualité. Le contrôle de la morale sexuelle devient alors en temps de guerre, un facteur stratégique déterminant. Les autorités militaires ont envisagé très vite, dès le début des hostilités, l’aspect pratique de ces girls. Ainsi le discours de propagande use-t-il et abuse-t-il de ces images plus que jamais nécessaires à la gestion de la frustration sexuelle collective des hommes partis au front. Le sexe, parce qu’il est élément de désordre, doit être contrôlé et la pulsion sexuelle canalisée en une énergie guerrière à la fois destructrice et régénératrice. La vaillance des troupes dépend d’une totale intégrité morale et sexuelle, gage de l’issue favorable du conflit. Les besoins sexuels du personnel sous les armes demeurent une des préoccupations principales des autorités militaires. C’est pourquoi, tout comme lors de la Première Guerre mondiale, apparaissent les BMC13 dans de nombreuses bases. L’intérêt de circonscrire en des lieux précis l’offre et la demande réside, du point de vue militaire, dans le contrôle sanitaire régulier du personnel, censé limiter la propagation des maladies vénériennes, lutter contre l’homosexualité, mais aussi éviter que les troupes puissent commettre des exactions sexuelles sur les populations autochtones14. 12 Produite en masse dans une perceptive d’érotisme universel, la pin-up induit peut-être une uniformisation du désir. Elle doit rassurer sur la virilité et la sexualité de ces héros du front sans exacerber leurs angoisses. Le nombre et la variété des titres sur les problèmes conjugaux que l’on trouve dans les publications de cette période montrent bien l’anxiété des hommes envoyés au front. Ainsi le mari, inquiet pour sa femme restée au pays peut-il acheter l’ouvrage La sexualité et cette guerre afin de tout apprendre sur « les problèmes sexuels des épouses délaissées »15. Il peut se procurer le guide de la correspondance intime pour « entretenir la flamme ardente de l’amour par des lettres vivantes, palpitantes et romantiques »16. 13 Ce rôle nécessaire d’apaisement explique l’air de vierges débordantes de santé que présentent les pin-up. Les hommes ont plus que jamais besoin d’évasion et du réconfort du sexe, mais ils ne veulent pas qu’on leur rappelle que leurs épouses et leurs petites amies esseulées ont les mêmes besoins. On assiste alors à la mise en place d’une double morale sexuelle et sexuée.

La pin-up et la presse à soldats

14 Dans la continuité des magazines diffusant déjà avant le conflit des images de pin-up, se développe une presse nouvelle dédiée aux soldats. Les grands titres de ces journaux spécialisés, destinée à l’ensemble des soldats mobilisés, sont Yank (hebdomadaire) et

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Stars and Stripes (quotidien) pour les troupes américaines, et Parade pour les anglaises. Ce type de revue se multiplie durant le conflit17.

15 La décision de faire apparaître des images de femmes dans les revues est prise au plus haut niveau, par les chefs d’états-majors et par le secrétaire d’État à la guerre. Les états-majors les considèrent comme des instruments essentiels au maintien du moral des troupes : […] quels que pussent être les rationnements subis outre-mer par les soldats de la Seconde Guerre mondiale, ils manquaient rarement de nouvelles et de lectures de divertissements18. 16 Hugh Hefner, jeune soldat durant le conflit, n’est pas dupe du rôle tenu par ces demoiselles de papier : Pendant la guerre, les pin-up ont grandement servi à dynamiser le moral des troupes en rappelant gentiment à tous ces gars si loin de leurs foyers ce pourquoi ou pour qui ils étaient en train de se battre. Les plus belles filles, on les trouvait dans l’hebdomadaire Yank: the Army Weekly […] Yank était une publication gouvernementale, malgré son côté polisson. Tout comme Stars and Stripes, le magazine de l’information des armées, Yank était lu par des millions de recrues dans le monde entier et je n’en ai d’ailleurs moi-même jamais raté un seul numéro19. 17 Ces publications sont gratuites et acheminées par courrier. Dans chaque rédaction des revues, un service spécial est chargé d’approvisionner leurs colonnes de ces images, mais la sélection des dessins ou clichés est soumise à des critères précis de pudeur et de bon goût imposés par l’encadrement militaire : des images érotiques certes, mais non pornographiques. Elles doivent faire naître la nostalgie et le rêve et non la frustration trop forte ou le manque déstabilisateur et désespérant.

18 Les images de pin-up sont alors un bon stimulus sexuel et salutaire pour l’autoérotisme, notamment en période de guerre. L’allusion à l’utilisation des pin-up comme support masturbatoire apparaît en filigrane dans les lettres des soldats : « on regarde les pin-up sous nos draps, le soir »20 ou de manière plus explicite : « il n’y a rien de mieux que les pin-up pour la branlette »21. Très vite, les soldats comprennent que ces pin-up doivent servir leurs fantasmes et ils n’hésitent pas alors à faire des réclamations. Bob Histand et Ivan Kemper veulent des dessins de « pin-up où l’on voit bien les jambes »22. Même réclamation pour le capitaine Morris Dyer, qui souhaite des dessins de pin-up en pied : Ce n’est pas que nous n’avons pas apprécié le très joli visage de cette pin-up, mais pour nous, le corps aérien des GI, c’est comme voir le haut de la tourelle d’un avion sans le fuselage du train d’atterrissage. Autrement dit, nous voulons voir tout ou, pour ainsi dire, rien du tout ! Pas seulement un visage mais ce qui va avec23. 19 Le fait pour une pin-up d’être d’une beauté crédible, accessible, celle de la femme d’à côté, peut être à l’origine de la demande du soldat Wilburn Powel qui souhaite avoir des pin-up noires comme lui24. En effet, archétype érotique occidental, la pin-up à la peau blanche comme support de fantasme ne semble pas convenir à ce soldat. Il est fort possible que celui-ci préfère une pin-up lui rappelant une femme de sa communauté, peut-être sa petite amie, et correspondant à ses propres canons esthétiques et érotiques. Il est probable aussi qu’il lui paraisse impensable ou inopportun, pour différentes raisons, de fantasmer sur une femme blanche en raison des tensions raciales existantes et que la vie militaire peut exacerber.

20 Ces revues militaires se composent de reportages photographiques rendant compte de l’avancée de la guerre et de la situation du conflit, de feuilleton, d’images de pin-up, d’une rubrique « Courrier des lecteurs », de quelques pages « sports et jeux » et d’une

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bande dessinée. Les dessinateurs de bandes dessinées sont également mis à contribution durant le conflit. Leurs héroïnes, dont le graphisme les rattache à l’imagerie des pin-up, ont souvent été créées avant la guerre et sont ensuite mêlées à des aventures dont le contexte est évidemment celui de la guerre. Jane, par exemple, que l’on retrouve dans le Daily Miror engagée dans l’armée, perturbe fortement les bureaux militaires et les casernes britanniques en les distrayant sans cesse par ses chants, ses jeux et sa plastique. L’une des plus célèbres de ces héroïnes est certainement l’américaine Miss Lace. Créée par Milton Caniff (1907-1988), elle apparaît dans le strip25 Male Call.

Miss Lace, une femme dans un monde de soldats

21 Cette bande dessinée, Male Call, paraît dès 1942 toutes les semaines dans une majorité des journaux officiels américains du Service de la Presse Militaire. La règle primordiale que l’auteur doit respecter est l’expression du bien-fondé de la présence américaine sur le front, ainsi que la véracité des uniformes, conformité à laquelle tiennent les soldats.

22 Miss Lace évolue dans un univers militaire, pensé à l’époque comme presque exclusivement masculin. Dans la bande dessinée, elle apparaît alors comme le « petit plus » des soldats du camp, leur « madeleine de Proust » qui évoque les moments passés ou les prochaines retrouvailles avec leur femme ou leur petite amie. 23 Mais Miss Lace, dans les différents scénarii, perturbe aussi fortement la vie quotidienne du camp. Elle attise parfois les rivalités entre soldats, les gradés et les non gradés, ce qui la rend d’autant plus inaccessible. Tous rêvent de passer un moment intime et privilégié avec elle et pour cela ils développent des stratégies des plus originales. Pourtant aucun d’eux n’arrive à conclure ; elle repousse sans cesse leurs assauts, préférant les jeux de dés où ils parient des cigarettes. Parfois, elle danse avec l’un d’eux lors de soirées organisées par l’armée et c’est le seul contact physique qu’elle autorise. Malgré sa tenue sexy, une robe bustier moulante, d’immenses gants noirs et un physique très attirant, elle n’apparaît jamais nue, ne joue pas sur son sex-appeal. 24 Ainsi, Miss Lace s’inscrit dans le code graphique et éthique des pin-up. Elle semble ne pas avoir de sexualité. La seule fois où elle apparaît au lit avec quelqu’un, c’est avec une femme, une volontaire féminine. Et c’est aussi la seule fois où une autre femme est présente au côté de Miss Lace. Ce scénario joue évidement sur le fantasme masculin des scènes saphiques. Ce strip Know wich arm you’re in, ne sera jamais publié, jugé trop osé. 25 Miss Lace a souvent un rôle maternel auprès de certains soldats : elle les console lorsqu’ils n’ont pas de courrier, leur rend visite sur les différents fronts… Elle a comme toute pin-up un rôle de soutien et d’accompagnement. Elle valorise aussi le soldat, le futur héros : Miss Lace appelle tous les soldats « général », sans distinction de grade. Cette héroïne est peut-être la synthèse des deux images de femmes dont le soldat a vraiment besoin : la protectrice et la séductrice. 26 Le succès de cette bande dessinée tient au fait que son auteur a su cerner avec pertinence les attentes des soldats : Tout se passait selon le point de vue du GI américain, l’Américain qui se trouvait soudain plongé dans un endroit dont il n’avait jamais entendu parler auparavant. Il pense aux filles de chez lui […] à ce qui lui manque […] et c’est là que le rêve commence. C’était un vœu réalisé26.

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27 Grâce à d’habiles subterfuges, l’artiste maintient les soldats dans un certain imaginaire érotique : […] l’inaccessibilité de Lace était plus productive à long terme que si vous aviez su qu’elle s’était roulée dans le foin avec le lieutenant durant le week-end. C’est la grande différence27. 28 Miss Lace apparaît comme un condensé de tous les fantasmes des soldats. Certains civils, notamment des femmes, se plaignent néanmoins du côté sexiste de cette bande dessinée. Il leur est répondu, au département de la Guerre, que « c’est pour les gars, pas pour vous, Lady Jane. C’est pour les garçons, et ça va rester comme ça »28.

29 À la fin de 1946, Male Call prend une tournure plus civile et Milton Caniff finit par l’abandonner, Miss Lace ayant rempli son rôle. Il termine son dernier strip Back to the ink well du 3 mars 1946 par une lettre de Miss Lace : « je peux vous dire que ma mission est accomplie. Je retourne d’où je suis venue… Je serai là si vous avez besoin de moi ».

Les pin-up à l’arrière du front

La pin-up patriote, aux couleurs de l’Amérique

30 Pour le soldat, les pin-up symbolisent donc à la fois les femmes restées au pays et un certain « Éternel féminin » qu’il faut protéger et défendre. Au fil des années de guerre, les éditeurs de calendriers augmentent leur production de pin-up, qui deviennent de plus en plus patriotiques. Les éditeurs exploitent toutes les formes imaginables des pin- up afin de remonter le moral des troupes tout autant que celui des citoyens qui les soutiennent. La plupart des pin-up de la Seconde Guerre mondiale sont indéniablement américaines afin de les rendre plus populaires encore auprès des hommes fatigués, combattants des terres lointaines et n’aspirant qu’à rentrer au bercail, mais aussi au sein des civils restés à l’arrière.

31 Alberto Vargas alimente ce besoin de patriotisme en donnant à ses créatures un aspect américain stéréotypé et en les habillant souvent d’éléments de costumes militaires rarement complets. Durant le conflit, il présente toujours les pin-up afin qu’elles soient à la fois érotiques et patriotiques. Un certain nombre de Vargas Girls, vêtues d’un costume militaire ou de marin, paraissent dans les numéros de mars 1942, d’avril 1943 et d’avril 1945 du magazine Esquire. Elles illustrent également certains mois des calendriers édités par cette revue. La Vargas Girl d’avril 1943 est accompagnée d’un texte de Phil Stack. Ce « poème » de quelques lignes renforce indéniablement le côté patriotique ce cette pin-up, mais il est aussi un message d’espoir : Paix, c’est merveilleux Lorsque cette beauté militaire À l’origine du coup de sifflet Comme un signal de la victoire gagnée Et son soldat se détend Après avoir donné une claque à l’Axe Elle le laisse dans un sommeil profond 32 Tout comme durant la Première Guerre mondiale, ces représentations féminines vont incarner la patrie à défendre. Certaines volent dans les airs en maillot de bain rouge, une courte cape bleue attachée aux épaules, frappée de l’étoile de l’emblème national américain. D’autres déchirent de leurs mains un drapeau nazi. Une pin-up de Rolf

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Armstrong (1899-1960) illustre parfaitement cet élan patriotique. Elle brandit fièrement un immense drapeau composé des drapeaux des différentes forces alliées. Souriante, elle fait le salut militaire.

33 Mac Pherson (1910-1993) réalise aussi sa pin-up patriotique : assise sur une aile d’un avion, elle effectue le salut militaire en souriant. Elle est vêtue d’un haut rouge très moulant sur lequel on retrouve l’aigle américain, d’un petit short blanc orné sur le côté de trois bandes rappelant les couleurs nationales. Zoe Mozert (1907-1993), une des seules femmes artistes de pin-up, dessine une série de filles symboles d’une nation victorieuse, intitulée Victory Girl pour la maison d’édition Brown and Bigelow. Cette série sera publiée sous forme de calendriers et de cartes d’art.

La pin-up engagée dans le conflit

34 D’autres dessinateurs choisissent de mettre en avant la mobilisation des femmes durant cette guerre. Billy De Vorss (1908-1985) propose une pin-up infirmière : vêtue d’une blouse blanche et de la coiffe de cette profession, la jeune femme, rayonnante d’un sourire franc, fait fièrement le V de la victoire. Le drapeau américain derrière elle, suit ses courbes. Sur fond bleu, on aperçoit des avions américains, un tank et un camp militaire. Al Buell (1910-1996) peint trois pin-up très populaires, rendant hommage aux différents corps militaires réservés aux femmes : WAVE29, WAC30, Nurse31.

35 En 1943, Rolf Armstrong est invité, avec Earl Moran (1893-1984) et Zoe Mozert, à participer à la « War Advertising Conference »32 de Minneapolis-Saint Paul. Ils doivent, eux aussi, participer à l’effort de guerre et mettre leur art au service du gouvernement et des autorités militaires. C’est pourquoi certaines pin-up sont aussi utilisées pour les campagnes de recrutements et de mobilisation des hommes. Ainsi, en 1945, Al Buell realise But which one : une pin-up la main posée sur la joue, semble hésiter, autour d’elle six chapeaux différents symbolisant les différents corps de l’armée. Mac Pherson (1910-1993) crée une pin-up très célèbre pour la maison d’édition Shaw-Barton. Cette image, publiée dans un calendrier de 1941 et intitulée Going Place, devient si populaire que Lucky Strike demande l’autorisation de la reproduire dans son calendrier de 1942 avec la légende : « La petite bleue de Lucky Strike part sur le front ».

La pin-up active, dans l’effort de guerre

36 Les pin-up participent aussi à l’effort économique de guerre : une pin-up de Earl Moran vêtue d’un justaucorps blanc et d’une cape rouge, coiffée d’un haut de forme, celui de « l’Oncle Sam » aux couleurs des États-Unis, montre du doigt une affiche sur laquelle on peut lire : « Buy War Bonds ».

37 Tout au long de la guerre, les magazines familiaux et populaires Life, Look ou Esquire publient des Vargas Girls. Des œuvres originales de pin-up figurent aussi parmi les lots de tombolas organisées pour recueillir des fonds pour les soldats. À cette occasion, le groupe de presse Curtis, propriétaire de The Saturday Evening Post, Ladies’Home Journal et Country Gentlemen donne régulièrement des originaux. 38 Parallèlement à ces dessins de pin-up, de très nombreuses femmes, actrices, starlettes ou chorus girls33 vont aussi participer à l’effort de guerre.

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39 Recrutées par centaines pour des missions les plus diverses, elles sont sollicitées aussi bien par des organismes de propagande, des œuvres de bienfaisance, des organisateurs de spectacles destinés à soutenir le moral des civils et des soldats, que par les responsables de campagnes orchestrées pour obtenir le soutien matériel et aider financièrement les populations34. 40 Il est possible de recenser de très nombreux exemples de toutes les missions de ces jeunes pin-up, ainsi que la participation à cet effort de guerre d’actrices plus confirmées comme Vera Lynn, Jane Russell, Rita Hayworth, Betty Grable et évidemment Marlene Dietrich. Un film musical du réalisateur Bruce Humberstone (1901-1984), d’après une histoire de Libbie Block, intitulé Pin-up Girl, sorti en 1944, en est un exemple parlant. Celui-ci raconte l’histoire d’une jeune pin-up, jouée par Betty Grable (1916-1973), secrétaire travaillant bénévolement dans un foyer de soldats tout en correspondant avec de jeunes engagés. Lorsqu’elle tombe amoureuse d’un héros de guerre (John Harvey), elle préfère se présenter comme actrice de music-hall. S’ensuit une série de quiproquo menant à un heureux dénouement et le film se clôt sur les mots « buy bond ». Le choix de Betty Grable pour incarner cette « pin-up girl » est un clin d’œil volontaire au fait qu’elle-même était la pin-up la plus populaire auprès des soldats américains grâce à sa célèbre photo de 1943 en maillot de bain jaune. En raison du succès phénoménal de ce cliché, l’actrice aurait alors assuré ses jambes pour un million de dollars…

L’appropriation des pin-up par les soldats

La pin-up et les armes : le Nose art

41 La Seconde Guerre mondiale voit se multiplier les supports sur lesquels apparaissent les pin-up. L’un des supports les plus originaux est le véhicule militaire et plus particulièrement l’avion. Les pin-up ornent alors le nez de ses appareils et se détachent avec la même netteté sur le gris argenté des bombardiers que sur les teintes mates, marron et vert des avions camouflés.

42 Cette particularité n’est pas une spécificité de ce conflit ni même des conflits en général. En fait, elle perpétue une certaine tradition. Avant le XXe siècle, de nombreuses femmes, sculptées ou peintes, ont d’abord orné la proue de navires commerciaux ou militaires, comme pour exorciser le danger et accompagner les hommes. À cette époque, les marins ont recours principalement à deux images féminines, l’une chaste, la vierge Marie, et l’autre charnelle, une sirène aux seins nus pour évoquer et conjurer la mer, élément instable et imprévisible. De plus, ces navires portent souvent des noms féminins. Avec le Nose art, les combattants s’inscrivent dans cette coutume et son ancienne symbolique : le besoin des hommes de personnaliser des objets de destruction ou de défense, d’y investir leur confiance et leur attachement. Tout comme la proue, le nez de l’avion est la partie la plus avancée, la plus pointue, la plus phallique de l’appareil. L’avion, comme le navire fend la mer, fend l’air, « pénètre ». Le Nose art joue de cette symbolique sexuelle et la pin-up, personnage emblématique du Nose art 35, féminisant ce qui ne l’est ni dans sa forme ni dans sa fonction, condense ces deux figures antagonistes.

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43 Les pin-up, dans leur dénomination et leur graphisme, se personnalisent, prennent corps. Elles partagent le dur quotidien des mobilisés et accompagnent l’aviateur dans ses missions les plus risquées. Leurs noms qui figurent sur les fuselages des avions militaires permettent de les classer sous différentes catégories36 : figures de l’exhibitionnisme et de l’impudeur : Vicky the Vicious Virgin ; de l’ingénuité : Careful Virgin ; figures locale ou vernaculaire : Dallas Doll ; de la mythologie populaire : Calamity Jane ou Lady Eve ; figures de la nostalgie et du mal du pays : Look Home-ward Angel ; de l’agressivité : Butcher’s Daughter ou Blonde Bomber ; et enfin des noms appelant au « repos du guerrier » comme Never Satisfied, Target for Tonite. L’allusion érotique ou sexuelle est très visible dans le choix de leurs dénominations ainsi que l’humour, inhérent à toute l’imagerie des pin-up. 44 Les pin-up, avec le Nose art, offrent au spectateur mâle une représentation de ce que lui- même ou ses pareils aimeraient rencontrer, mais auront en réalité peu de chance de trouver, à savoir une femme qui ne répond ni ne réclame de réciprocité, de compromis ou de justice mais aussi une figure féminine tutélaire et protectrice. La confrontation avec la mort ou la menace de mourir engendre une forme d’insécurité ; en dotant son avion de l’identité mythique de la fille de ses rêves, le soldat assure donc en partie, du moins s’il est superstitieux, la maîtrise sur l’élément le plus critique de son environnement : la survie de l’avion et la sienne. Tour à tour habitat, prolongement corporel, arme défensive et agressive, cercueil, l’avion constitue pour l’aviateur et son équipage un enjeu primordial. C’est pourquoi, la pin-up est peinte systématiquement du côté du pilote, près de sa cabine. 45 L’homme, depuis toujours, dote les objets ou les événements d’une volonté propre ou d’une signification particulière, qui se traduisent dans ses pratiques religieuses ou dans certaines de ses croyances ou superstitions. À partir du moment où une machine devient aussi sophistiquée qu’un avion, où elle se distingue par un bruit de moteur bien particulier et des caractéristiques bien distinctes, où elle suscite certaines sensations et

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généralement est parée d’une certaine beauté, elle tend à être considérée autrement, devenant alors, aux yeux des hommes, un être vivant doté d’une personnalité propre. De cette forme d’animisme naît une relation affective « homme-machine » qui s’apparente étrangement à une relation amoureuse ou sensuelle37.

46 Cet art est officiellement reconnu au cours du mois d’août 1944, lorsque le règlement 35-22 de l’AAF stipule que « le secrétaire d’État à la Guerre autorise la décoration du matériel de l’armée de l’air avec des motifs personnels et l’encourage en tant qu’élément de soutien moral des hommes »38. Le Nose art vient d’acquérir ses lettres de noblesse au sein des différents corps d’armée. Il est intéressant de noter que plus le conflit s’éternise et plus les dessins sont osés. De même, l’éloignement joue un rôle important dans l’effacement de la retenue des artistes39 du Nose art. La tension, l’isolement entraînent chez les appelés le besoin de plus en plus visible d’être rassurés, de garder un lien avec le pays et le manque de plus en plus prégnant de présence féminine.

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47 Les avions dont les fuselages ont été le plus souvent peints sont soit des bombardiers40, tels les B.17 dits « Forteresses Volantes », les B.24 dits « Liberator », ou encore les H.P 57 dits « Halifax », soit les chasseurs, tels les P.47 dits « Jug »41. Ces deux types d’avions sont tous équipés de mitrailleuses, certains de roquettes et tous peuvent larguer de très nombreuses bombes. Plus que jamais, les hommes ressentent la nécessité de marquer les engins de mort du sceau d’Eros, comme pour conjurer le pouvoir destructeur de leurs machines. 48 À travers l’arme, notamment lorsque celle-ci est « marquée », identifiable, personnalisée et donc potentiellement maîtrisée, le soldat exprime sa virilité, ce sentiment de domination et de puissance physique qu’elle lui confère. Puissance de feu et puissance sexuelle sont ainsi intimement mêlées dans l’imaginaire militaire42. L’association femme sexy et objet de guerre trouve son apogée avec la présence de pin- up décorant les bombes larguées par les avions. Rita Hayworth (1918-1987) aurait été dessinée sur la bombe atomique lâchée le 6 juin 1945 sur Hiroshima43.

La pin-up et le tatouage : une fille dans la peau

49 Les soldats perpétuent aussi la pratique du tatouage de représentations féminines44, traditionnelle chez les marins. Les périodes d’attente semblent longues et induisent chez eux une volonté de s’occuper. Se faire tatouer, en temps de guerre, relève de plusieurs motivations : marquer dans sa chair son appartenance au groupe et lier cette épreuve initiatique à toutes celles qui sont supportées au cours de cette période très particulière. Le tatouage, par sa pratique, demande un certain courage, du sang froid. Il devient alors un défi qui fait appel à des qualités dites viriles.

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50 Les pin-up tatouées, tout comme les images de femmes que l’on trouve dans les baraquements des soldats, pallient elles aussi une absence affective. Elles correspondent bien aux critères des pin-up dont elles tiennent les rôles stratégiques qui leur ont été dévolus et qui les caractérisent. Elles rappellent aux soldats les motifs de leurs combats. Elles symbolisent la fiancée, la fille d’à côté, celle qui patiente jusqu’au retour des jeunes hommes. Le soldat accorde en plus à ces pin-up une valeur de fétiche, de talisman porte-bonheur. Elles alimentent son besoin d’être rassuré grâce à une image connue et intime à qui rêver ou se raccrocher. Elles sont à la fois féminité apaisante et protection du soldat. Enjeu de superstition, elles sont peut-être celles à qui l’on parle, se confie, dont on rêve et pour qui l’on se motive. Le tatouage permet alors au soldat d’avoir sa pin-up gravée dans la chair, de l’avoir dans la peau. 51 Le soldat affirme donc son hétérosexualité grâce au tatouage d’une femme sur son corps. Dans un milieu masculin, où la frustration sexuelle peut être importante et l’homosexualité tentante, il est essentiel pour les soldats de s’inscrire dans une sexualité normative et exclusive, l’hétérosexualité. Le tatouage se conçoit alors comme une extériorisation des valeurs masculines traditionnelles dont le monde militaire ne cesse de faire l’éloge : fermeté et résistance face à la douleur, puissance sexuelle et guerrière. La symbolique guerrière et érotique occupe une place importante dans ces dessins gravés à même la peau. Ils contribuent à endurcir et à viriliser l’apparence de ces hommes qui ont été habitués à traduire sur leurs corps les qualités morales exigées d’eux. Le soldat tatoué s’affirme dans le monde des hommes hétérosexuels en tant qu’homme à femmes, séducteur à succès, playboy et coureur de jupons. 52 La pin-up tatouée autorise l’avènement du soldat héros. Celui-ci, avec la Seconde Guerre mondiale, peut se définir comme tout homme digne de l’estime publique, de la gloire, par sa force de caractère, son dévouement total à une grande cause. Il se distingue par ses exploits, sa fermeté exceptionnelle devant le danger et la douleur et son courage extraordinaire, notamment dans le domaine des armes.

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La pin-up est-elle la fille à défendre ?

53 En plus de son rôle de soutien moral, la pin-up permet de maintenir le lien au pays lorsque la situation est insupportable : « au milieu de l’odeur de la fumée et de la mort, du sérieux de la mort, les pin-up nous relient au pays que nous aimons »45.

54 La pin-up répond ainsi à une certaine nostalgie, notamment lorsqu’elle incarne l’archétype de la cowgirl du Far West. Elle contribue au mythe du héros que la belle attend au pays : Retournons aux États-Unis, nous irons sur la plage et nous verrons de superbes pin- up. Dans le Pacifique, nous sommes privés de superbes femmes, ainsi nous avons seulement les pin-up pour nous souvenir des femmes américaines46. 55 La pin-up soutient et encourage le soldat : « vas-y, bats toi pour moi, fonce ! ». C’est celle pour qui il faut tenir et celle qu’il faut défendre. Attaquer ou critiquer une pin-up prend des tournures d’acte antipatriotique et de tentative de démoralisation des troupes, certains engagés l’apprendront à leurs frais. Dans une lettre envoyée à la rubrique « Courrier des lecteurs » de Yank, des soldats se plaignent d’une pin-up dévoilant un peu trop sa poitrine et la qualifient d’immorale47. Dans le numéro suivant, de nombreuses lettres (plus d’une centaine selon la rédaction) vont défendre cette pin- up et les soldats n’hésitent pas à parler d’offense et de coups durs.

56 Malgré l’immense popularité des pin-up, toutes et tous ne sont pas dupes du rôle tenu par celles-ci. Certaines opinions, conscientes de l’instrumentalisation des pin-up, n’hésitent pas à en faire la critique : Nous demandons que vous cessiez de faire usage des pin-up dans Yank […] Vos pin- up n’apportent pas de réponse aux manques de la féminité américaine […] Nous pensons que vos dessins sont un peu trop exagérés […] J’ai vu quelques-uns de nos garçons donner à un pauvre chien leur dernière ration et je suis sûr qu’ils ne voudraient pas donner cela aux pin-up que vous avez en vedette. Les seules femmes que nous pouvons idolâtrer pour leur dynamisme, sont celles de la Croix-Rouge qui nous donnent du café chaud et des beignets48. 57 Même constat pour les lecteurs de Stars and Stripes : Nous sommes fatigués par cet idiot et simpliste soutien moral, croyez-vous qu’un regard de fille à moitié nue nous encouragera à redoubler d’effort ? Nous pensons que non49. 58 Là encore, de très nombreuses lettres envoyées à ce quotidien défendront énergiquement les pin-up. Cependant, malgré les efforts et les stratégies déployées par les états-majors, il semble que, vers la fin des années de guerre, ces belles images se fissurent et ne soient plus aussi efficaces que prévu.

59 Des voix féminines s’élèvent aussi. Margaret Mary Hamlet, engagée chez les WAC, souligne avec humour, dans une lettre à la revue Yank, le fait que les hommes, eux, ont leurs pin-up, mais qu’il n’existe pas d’images équivalentes pour les femmes : Loin de moi l’idée d’être juge, je ne fais pas la critique des pin-up en tant que soutien moral pour les hommes d’outremer. Mais pour les femmes d’outremer ? Faisons-nous des réclamations pour des hommes drapés derrière des bouts de tissu aux couleurs vives ou avec des plumes d’autruche ?50 60 La réponse au lieutenant Margaret Mary Hamlet campe sur des positions traditionnelles et machistes : l’armée constitue une fabrique de mâles et exalte, de manière hypertrophiée, les valeurs les plus virilisantes. « Les bons mâles font les bons soldats et les filles aiment les bons soldats »51. Et un bon soldat est un vrai mâle. À celle

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qui se plaint de ne pas avoir d’images masculines équivalentes aux pin-up voici ce qui est répondu : Vous dites : qu’y a-t-il pour les femmes d’outremer ? Ok, qu’y a-t-il pour elles ? Avez-vous oublié que vous avez juste besoin de regarder autour de vous pour voir des exemples de virilité américaine ? 52 61 Les pin-up tiennent aussi le rôle de conquêtes virtuelles dans une guerre dont l’issue semble incertaine. Dans l’imaginaire intime du soldat, territoires et femmes se confondent53. En possédant ces femmes de papier, le soldat espère ainsi assurer sa domination sur un territoire inconnu voire ennemi. À la fois récompense et trophée guerrier, la pin-up participe à la confirmation d’une masculinité triomphante. Il est même de mauvais goût de ne pas se soumettre à ce consensus viril. En réponse aux soldats trouvant une pin-up immorale, la Moselle River Art n’hésite pas à mettre en doute la sexualité des boys des tentes 106 et 302 : Comment un vrai Américain peut-il critiquer un aussi merveilleux exemple de la féminité américaine, certainement une tapette ! C’est tout, frère ! L’impression générale de nos voyous, est que les tentes 106 et 302 doivent être le dépôt des aumôniers remplaçants54. 62 Toujours en réponse aux boys des tentes 106 et 302, le sergent Franck Sander s’indigne :

Qu’est ce qu’il y a de mauvais dans les seins de cette pin-up ? Les excentriques (pardon les soldats) de Russie pensent que cela est immoral. Je suis effrayé qu’un certain nombre de GI ne les trouvent pas agréables55. 63 Collectionner les pin-up tisse un lien social au sein des armées, un code, engendrant cohésion voire une certaine solidarité. C’est souvent avec passion que les soldats défendent leur pin-up, la même passion avec laquelle on attend qu’ils défendent le pays. Les réactions très vives qui ont suivi l’interdiction d’afficher des pin-up dans les chambres d’hôpital en sont un exemple frappant : Vous pouvez nous dire quoi lire, nous ordonner de faire notre devoir, nous dire quoi porter, quoi manger ou comment dormir, vous pouvez inculquer à nos esprits imbéciles comment penser, mais jamais vous ne pourrez nous enlever notre admiration pour les pin-up56. 64 La pin-up, par son utilisation massive lors de ce conflit, à la fois sur les différents fronts militaires, mais aussi à l’arrière, a joué un rôle primordial pendant ce conflit.

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65 Dans une sorte d’hommage à ces idoles de papier, en 1944, un journaliste de Stars and Stripes, conclut son article sur la « cheese-cake », terme métaphorique pour désigner la pin-up (comme le gâteau, la pin-up est douce et légèrement salée), par ces lignes : Quand l’histoire de cette guerre sera écrite, l’infanterie, la cavalerie, les ingénieurs et tout le reste viendront partager la gloire qu’ils méritent. Il y aura des statues pour les héros et des parades pour les jours de mémoire. Mais, ce ne serait pas complet, si par quelques moyens, nous ne reconnaissions pas le rôle de la cheese- cake dans cette victoire. L’Histoire pourrait oublier. Seul le gars qui a vécu là-bas sait combien il doit à la cheese-cake57. 66 En 1950, l’Amérique et les pin-up se trouvent au seuil d’une nouvelle ère pleine de promesses. Non seulement les pin-up sont devenues socialement acceptables, mais elles sont aussi parfaitement intégrées dans la culture populaire de la nation. Toujours aussi attirantes et opérationnelles, sans pour autant inciter à la débauche et sans sortir des codes moraux, elles conservent leurs tracés, en lignes, en courbes et en rondeurs. Pour ces critères et pour leur efficacité, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les pin-up sont exploitées dans les multiples campagnes de publicité déployées par de grands annonceurs. Les pin-up deviennent alors un excellent moyen de promotion, servant la société de consommation en présentant une image pleine de vie, d’espoir, d’abondance, de jeunesse et de beauté.

67 En raison de leur caractère, de leur aspect typiquement américain et de leur rôle positif lié à l’optimisme consumériste, les pin-up trouvent également un public hors des frontières, car les États-Unis sont en pleine période d’expansionnisme économique et culturel. Elles symbolisent une économie florissante et un avenir radieux. Représentantes d’une société où « tout va bien », elles matérialisent le mythe de l’ American way of life. 68 De plus, à l’inverse de la vamp, beauté inaccessible, la pin-up ne met pas en péril le pouvoir masculin et, image accessible, elle est potentiellement féconde. C’est pourquoi, d’autres pays européens vont utiliser cette figure, tout en l’adaptant à leurs propres critères érotiques, comme symbole d’un renouveau économique, social et culturel. Le corps des pin-up porte non seulement les accessoires et les signes du désir et de l’érotisme mais aussi les valeurs d’une société américaine victorieuse, optimiste et en pleine expansion.

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NOTES

1. Livre de poche, littérature de gare. 2. Charles Dana Gibson, illustrateur anglais. La Gibson Girl, incarnation de la femme moderne, est la première représentation féminine à paraître sous forme de poster. Voir à ce sujet Sternberg & Chapelot 1971 ; Stein 1974 ; Buszed 2006 : 85-99 et Favre 2006 : 59-60. 3. Georges Petty et Alberto Vargas sont deux illustrateurs américains. Petty arrête de dessiner des pin-up vers 1956, tandis que Vargas continue, lui, de créer des Vargas Girl pour Playboy de 1957 à 1978. Ces deux dessinateurs se signalent par un style graphique très particulier : aquarelle et aérographe pour rendre la texture de la peau plus subtile et sensuelle. Les couleurs de leurs pin-up sont très douces. Voir Martignette & Meisel : 1996 ; Favre 2006 : 150-154. 4. Gil Elvgren est le maître incontesté des pin-up. Son style, reconnaissable entre tous, influencera fortement toute une génération d’artistes des pin-up des années quarante et cinquante. Ce style, dit Sundblom, du nom d’un autre dessinateur de pin-up (Haddon Sundblom 1899-1976), ou encore Mayonnaise, se définit par d’épais coups de pinceaux, par l’emploi de la peinture à l’huile et de couleurs vives et franches. Voir la monographie consacrée à ce dessinateur par Martignette & Meisel 1999 ; ou encore Favre 2006 : 143. 5. Gretchen 2005 : 7. 6. L’érotisme de la « fille d’à côté » est très proche de celui de la « femme-enfant ». Favre 2007. 7. Favre 2006 : 31-35. 8. Favre 2007 : 26-38. 9. Sur les différentes mises en scène dans lesquelles apparaissent les pin-up, voir Favre 2006 : 35-37 et 2007 : 33-35. 10. Éditorial d’Esquire, 1941, cité dans Vargas & Austin 1978 : 29. 11. Mary 1983 : 279. 12. Ibid. 13. Bordel Militaire de Campagne, voir à ce sujet Hardy 2004.

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14. Voir les différents travaux sur les viols de guerre, notamment Audoin-Rouzeau 1995 pour la Première Guerre mondiale et Lilly 2003 pour la Seconde Guerre mondiale. 15. Hanson 2006 : 130. 16. Ibid. 17. Mary 1983 : 279. La presse militaire de la Première Guerre mondiale bénéficie de très nombreuses études, voir par exemple Audoin-Rouzeau 1986 ou Tubergue 1999, à l’inverse de la presse militaire de la Seconde Guerre mondiale. Voir aussi Coutau 2005. 18. Mary 1983 : 279. 19. Gretchen 2005 : 7 20. « B » Boy, Pin-up Ban, « Courrier des lecteurs », Stars and Stripes, n°116, 16 novembre 1944, p. 2. 21. Health and beauty fan, VD, Pinups, PX, and You, « Courrier des lecteurs », Stars and Stripes, n°189, 1er février 1945, p. 2. 22. HISLAND Bob, KEMPER Ivan, Girl with two legs, « Courrier des lecteurs », Yank, n°18, 26 novembre 1944, p. 18-19. 23. Cpt. DYER Morris, Top-turret Pin-up, « Courrier des lecteurs », Yank, n°35, 25 mars 1945, p. 18-19. 24. Cpt. POWEL Wilburn, Request, « Courrier des lecteurs », Yank, n°29, 11 février 1945, p. 14-15. 25. Bande dessinée de quatre vignettes. 26. Ibid. 27. Ibid. 28. Caniff 2004 : 11. 29. Auxiliaires féminines de l’infanterie, 1944. 30. Auxiliaire féminines de la marine, 1944. 31. Infirmière, 1944. 32. Conférence sur la campagne de mobilisation. 33. Les starlettes ou chorus girl (second rôle ou figurantes dans les films des années quarante) sont aussi appelées pin-up. Voir Mary 1983 : 226-239. 34. Mary 1983 : 268-273. 35. Ethell & Simonsen 1992 : 13. Selon ces deux auteurs, 55% des peintures du Nose art représentent des femmes. 36. Mary 1983 : 292-299. L’auteur recense et classe un grand nombre de noms de ces pin-up de Nose art. 37. Devreux 2002 : 117-123. L’auteure analyse dans ce chapitre la relation complexe entre le soldat et son fusil et notamment les connotations sexuelles des termes employés pour parler des armes. Voir aussi Mary 1983 : 139-144 qui remarque que de très nombreuses armes (fusils, chars) de la Première Guerre mondiale portent des noms féminins. 38. Ethell & Simonsen 1992 : 25. 39. Les artistes du Nose art ne sont pas des artistes officiels, confirmés et reconnus. Ils sont amateurs, très souvent des soldats qui se sont distingués dans leur groupe ou leur base, par leur « coup de crayon ». 40. Ethell & Simonsen 1992 : 13. Selon ces deux auteurs, plus de la moitié des bombardiers de ce conflit ont été peints. 41. Ogre. 42. Devreux 2002 : 117-123. 43. Hess 1972 : 224. 44. Mary 1983 : 83. Voir aussi les travaux de Caruchet 1976 ; Dinter 2007 ; Pierrat & Guillon 2000, 2005. 45. Anonyme, Cheesecake, Watermelon and Corn, Stars and Stripes, n°65, 18 septembre 1944, p. 2. 46. Cpt. Lonymore D.C, « Courrier des lecteurs », Yank, n°49, 1er juillet 1945, p. 18.

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47. The boys in tents 106 and 302, All or Nothings Pin-ups, « Courrier des lecteurs », Yank, n°12, 15 Octobre 1944, p. 18-19. 48. Cpt. Frame Richard, Pin-up, « Courrier des lecteurs », Yank, n°34, 18 mars 1945, p. 14-15. 49. Cpt Forley Bill, F.A and 43 others, Pan Cheesecake, Stars and Stripes, n°155, 29 décembre 1944, p. 2. 50. Cpt. Hamlet Margaret Mary, Lady, You’re No Man, « Courrier des lecteurs », Yank, n°35, 25 mars 1945, p. 14-15. 51. Roynette 2000 : 340. 52. Anonyme, « Courrier des lecteurs », Yank, n°49, 1er juillet 1945. 53. Voir les analyses de Lilly 2003 sur les viols de guerre comme moyen de conquête et de réappropriation d’un territoire, et les travaux de Vigarello 1998 qui analyse le viol de guerre comme moyen de soumettre l’adversaire dans sa totalité : les femmes par la souffrance et la honte qu’on leur fait subir, les hommes pour n’avoir pas su les protéger. 54. The Moselle River Art, « Courrier des lecteurs », Yank, n°15, 5 novembre 1944, p. 18-19. 55. T/Sgt Sander Franck, « Courrier des lecteurs », Yank, n°15, 5 novembre 1944, p. 18-19. 56. « B » Boy, Pin-up Ban, « Courrier des lecteurs », Stars and Stripes, n°116, 16 novembre 1944, p. 2. 57. Anonyme, Cheesecake, Watermelon and Corn, Stars and Stripes, n°65, 18 septembre 1944, p. 2.

RÉSUMÉS

L’érotisme très particulier de la pin-up, celui de la « fille d’à côté », fait de cette figure une icône américaine des années 40 dans l’imaginaire collectif. L’engouement populaire qu’elle suscite, dans ces années là, est réel, notamment aux États-Unis. Pourtant autour de cette simple image de légèreté et d’insouciance, de nombreux enjeux politiques se nouent. Employée de manière massive durant la Seconde Guerre mondiale pour « remonter le moral des troupes » sur le front et à l’arrière, la pin-up, multipliant ses fonctions, devient bel et bien un instrument de stratégie militaire.

During the 1940s, the pin-up became an American icon in collective memory because of the special character of her eroticism, as the « girl next door ». The pin-up encountered massive popular success in these years in the United States. This article explores the political stakes that surrounded what first appears as a light-hearted and carefree image. During the Second World War the pin-up was used to “bolster the morale of the troops” both at the front and the home front. In this fashion, it became an object of military strategy.

INDEX

Keywords : eroticism, nose art, patriotism, pin-up, Second World War, United States Index géographique : États-Unis Index chronologique : Seconde Guerre mondiale Mots-clés : érotisme, nose art, patriotisme, pin-up

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AUTEUR

CAMILLE FAVRE

Camille Favre est enseignante dans le secondaire. Parallèlement à cela, elle réalise une thèse en histoire du genre et des sexualités sous la direction de Sylvie Chaperon au sein du laboratoire FRAMESPA (CNRS-UMR 5136) de l’Université Toulouse II le Mirail. Elle travaille aussi comme scénariste dans le domaine de la bande-dessinée historique. [email protected]

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Clio a lu

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Susan BROOMHALL & Colette H. WINN, Les femmes et l’histoire familiale (XVIe- XVIIe siècle) Paris, Champion, 2008, 202 p.

Sylvie Mouysset

RÉFÉRENCE

Susan BROOMHALL & Colette H. WINN, Les femmes et l’histoire familiale (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Champion, 2008, 202 p.

1 Susan Broomhall et Colette H. Winn nous proposent ici les récits autobiographiques de deux femmes de la première Modernité, Renée Burlamacchi (1568-1641) et Jeanne du Laurens (1563-1631). La première doit son prénom à sa marraine Renée de France, duchesse de Ferrare et protectrice des huguenots. Fille d’un banquier fortuné de Lucques, sa famille a émigré en France au moment des guerres de Religion, puis à Genève. La deuxième est Arlésienne, fille d’une bonne famille qui compte plusieurs médecins : son grand oncle, Honoré de Castellan, premier médecin de Catherine de Médicis, son père et trois de ses frères ont également exercé l’art de guérir, sans oublier Conchet, fils adoptif de ses parents, ainsi que certains de ses fils.

2 La catholique Jeanne et la protestante Renée ne se sont jamais rencontrées… Elles auraient eu, pourtant, bien de choses à se dire. Jeanne appartient à une fratrie de onze enfants, deux filles et neuf garçons, dont elle est la septième et l’aînée des filles. À la mort de son père, elle vient d’avoir onze ans ; sa mère s’attache alors à éduquer sa progéniture le mieux possible. Jeanne, qui a « beaucoup veu et lu », peut sans peine tenir le livre de raison et le façonner à sa guise tel un vrai mémorial de famille, afin que « mes enfans et ceux qui dépendent de moy, m’attoucheront moyens comme mes devanciers ont vecû et qu’en bien vivant, Dieu assiste toujour les parens ». Mariée à

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deux reprises, elle a six enfants auxquels elle transmet, selon le souhait maternel, l’histoire et les valeurs des siens en forme de « Genealogie de Messieurs du Laurens ». 3 Renée, quant à elle, a subi les souffrances de l’émigration protestante. Elle appartient, comme Jeanne, à une belle fratrie, aînée de huit enfants dont les lieux de naissance – de Luzarches à Montargis, en passant par Sedan, sans oublier Paris – disent l’itinérance de la famille. En 1586, elle épouse Cesare Balbani, riche négociant Lucquois établi à Genève, dont elle aura dix enfants, tous morts en bas âge. Un lointain parent, Fabrizio Burlamacchi, décède de la peste et confie ses deux enfants au couple. À la mort de Cesare, en 1621, Vincenzo fait l’éloge de ce père adoptif qui l’a si bien aimé et élevé : « un vrai homme de bien, ce qui est si rare en notre temps »1. En secondes noces, Renée épouse Agrippa d’Aubigné dont elle devient la secrétaire, confidente et « médiatrice de ses pensées ». À sa mort, en 1630 à Saconnet près de Genève, le poète lui lègue sa fortune et ses livres français et italiens. Les mémoires de Renée, comme sa correspondance ou son testament, sont un hommage à sa famille ainsi qu’aux êtres chers dont elle a reçu une aide précieuse quand ses parents et elle-même étaient dans l’adversité. Si ses écrits soulignent le rôle central de Dieu dans sa destinée, ils insistent aussi sur la nécessité absolue d’une forte solidarité familiale, ciment de toute vie accomplie, au-delà de la réussite sociale ; et Renée encourage sa filleule, fille de son frère et nommée comme elle Renée Burlamacchi, à vivre selon ces principes. 4 Ces récits autobiographiques ont en commun une plume féminine alerte, ce qui est assez rare pour être souligné. Les livres de raison, genre auquel appartiennent leurs écrits, sont en grande majorité tenus par des hommes à cette époque, pour des raisons à la fois culturelles – la faible alphabétisation des femmes contrarie leur accès immédiat et quotidien à l’écriture – mais surtout sociales : l’organisation domestique réserve la tenue du livre au chef de famille. C’est la raison pour laquelle les scriptrices sont souvent veuves, position qui leur donne accès à ce rôle social de gardien de la mémoire collective. Renée et Jeanne ont rédigé l’histoire de leur famille, s’effaçant volontiers derrière elle, préférant le « nous » au « je » même si leur conscience de soi s’affirme au fil de la plume, traçant leur propre parcours comme bien symbolique qui solidifie, enracine et pérennise la lignée. 5 Le deuxième point commun à ces deux femmes est le désir d’écrire sous le regard de Dieu. Le sentiment d’avoir vécu des événements extraordinaires soutient leur récit, et comme le soulignent très finement les éditrices, elles ne sont pas seules en leur temps à agir ainsi : de Jeanne d’Albret à Charlotte Arbaleste ou Marguerite de Valois, nombre d’entre elles ont tenu à porter témoignage de ce qu’elles avaient vu et vécu en des moments difficiles. Si Jeanne est plus tentée par le repli lignager, Renée n’hésite pas à métamorphoser son récit familial en chronique du malheur des temps : sa description de la Saint-Barthélémy, par exemple, est aussi émouvante qu’inouïe : cette petite huguenote de quatre ans a, en effet, été recueillie avec ses frères dans la maison des Guise, autant dire dans la maison du loup ! 6 Enfin, troisième point commun et non des moindres, ce sont là des écrits qui témoignent valablement de cette « agency » féminine qui intéresse tant les chercheur-e- s aujourd’hui. En effet, Jeanne comme Renée sont deux femmes dont l’agentivité (néologisme récent pour agency) ressort à chaque page : leur pouvoir d’action, porté par une éducation solide et une forte personnalité reconnue au sein de leur famille, est immédiatement lisible et contrarie bien des lieux communs colportés au sujet des femmes de ce temps.

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7 On est tenté de dire qu’il s’agit-là de deux « femmes puissantes » et l’on se prend, une fois encore, à imaginer une rencontre rêvée de Jeanne et de Renée, à mi-chemin entre Arles et Saconnet. Grâce à leur très patient et précieux travail de transcription et d’édition critique, Susan Broomhall et Colette H. Winn ont donc apporté ici une très belle pierre à l’édifice de la recherche sur la complexité de la place des femmes dans la société occidentale de la première Modernité.

NOTES

1. Vincenzo di Fabrizio Burlamacchi est l’auteur d’un Libro di ricordi degnissimi delle nostre famiglie, édité par Simonetta Adorni Bracessi, Roma, Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1993 (Rerum italicarum scriptores recentiores ; 7).

AUTEURS

SYLVIE MOUYSSET

Université de Toulouse – FRAMESPA

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Elizabeth HOOTON (1600/1672). Une guerrière de la paix : ses lettres traduction et présentation par Bill F. NDI, Langaa Research & Publishing CIG, Bamenda, Cameroun, 2011, 79 p.

Christine Dousset

RÉFÉRENCE

Elizabeth HOOTON (1600/1672). Une guerrière de la paix : ses lettres, traduction et présentation par Bill F. NDI, Langaa Research & Publishing CIG, Bamenda, Cameroun, 2011, 79 p.

1 L’Angleterre du XVIIe siècle connut un intense bouillonnement politique et religieux dont le paroxysme se situe au milieu du siècle, lors de la première révolution anglaise. De profondes aspirations égalitaires s’exprimèrent au sein de certains groupes. Les sectes dissidentes qui émergèrent alors offrirent à des individus, jusque-là condamnés au silence par leur position sociale, la possibilité de prendre la parole et la plume pour s’exprimer publiquement. Les femmes furent nombreuses à se saisir de l’occasion, tout particulièrement au sein du mouvement quaker naissant fondé par George Fox. Les recrutant en grand nombre, le quakerisme des premiers temps leur accorda en effet une place tout à fait singulière pour l’époque. Refusant tout clergé, les Quakers acceptaient que les femmes prêchent et fassent œuvre de missionnaires. Elizabeth Hooton fut l’une des premières à être reconnue comme prédicatrice. De sa vie personnelle, on ne sait pas grand chose, si ce n’est qu’elle fut mariée et qu’elle eut des enfants. Comme ses coreligionnaires, elle connut la prison en Angleterre, vit ses biens confisqués. Déjà âgée et veuve, elle se rendit trois fois en Amérique, comme bien d’autres Amis, où elle se heurta à l’intolérance des puritains, qui n’hésitèrent pas à faire exécuter une femme, Marie Dyer, en 1660 à Boston. C’est lors de son dernier voyage en compagnie de George Fox qu’elle s’éteignit à la Jamaïque en 1672.

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2 Bill F. Ndi propose pour la première fois une traduction en français d’une trentaine de ses lettres qui témoignent de son activité incessante au service de la nouvelle foi. Pour la plupart non datées, elles sont d’une longueur très variable, de quelques lignes simplement à une douzaine de pages. Elles diffèrent également selon leurs destinataires et leur contenu. Une dizaine sont adressées à d’autres Quakers. Quelques-unes sont destinées à des personnes précises, telle Margaret Fell, l’épouse de George Fox. Les plus longues sont des lettres aux Amis, qui constituent autant de témoignages édifiants racontant les épreuves traversées par Elizabeth Hooton en Nouvelle-Angleterre. Elle y subit les persécutions déclenchées contre les Quakers par les puritains, qui la condamnèrent à plusieurs reprises au fouet et au bannissement. Les écrits les plus nombreux, au ton radicalement différent, sont envoyés aux adversaires des Quakers et aux autorités : Oliver Cromwell, puis le roi, le parlement, des juges… Le style et le contenu des lettres surprendront le lecteur moderne, non familier de la littérature anglaise radicale du XVIIe siècle. D’une manière virulente, Elizabeth Hooton y exprime ses critiques et ses demandes d’un ton parfois comminatoire. Selon l’usage quaker, elle emploie systématiquement le tutoiement au nom de l’égalité. « Ô ! Homme que fais-tu là, sans défendre la Vérité qui est piétinée ? Qui sait si tu n’as pas été désigné pour sauver tes frères de la servitude et de l’esclavage, et pour que l’on puisse libérer la Vérité et pour qu’on en parle librement, sans payer ni lui fixer un prix », écrit-elle ainsi à Cromwell. Signant parfois « celle qui chérit vos âmes », elle est toute investie par sa mission au service de la Vérité. 3 L’introduction de Bill F. Ndi fournit une utile présentation d’Elizabeth Hooton, en reconstituant les principaux épisodes de sa vie mal connue. Cependant, l’auteur, poète, dramaturge et traducteur, mais non historien, n’a pas dressé un tableau, même rapide, du contexte politique et religieux très particulier du milieu du XVIIe siècle anglais. Ce manque d’éclairage historique handicapera le lecteur non spécialiste de l’Angleterre du XVIIe siècle, malgré la présence de quelques notes au fil des lettres. Gênante aussi, l’absence de précisions sur les lettres originales et les choix de publication. S’agit-il d’une édition complète de l’ensemble de ses lettres ? Elles ne sont pas toutes reproduites intégralement, mais quels critères ont présidé à ces coupures ? Absentes enfin, les références aux travaux des historiens qui se sont intéressés ces dernières années à la place des femmes dans les sectes dissidentes et le quakerisme en particulier. Ces lacunes desservent la lecture de lettres dont le réel intérêt n’est pas suffisamment mis en valeur par cette publication. 4 Telles qu’elles sont éditées, elles n’en sont pas moins saisissantes par la force de conviction et la détermination qui s’en dégagent. Mais c’est sous l’angle du genre qu’elles sont les plus frappantes. Bien que rédigées à la première personne et mettant longuement en scène dans les témoignages destinés aux Amis les tribulations d’Elizabeth, les lettres ne sont pas assignables à un genre. Elizabeth Hooton ne se présente ni ne s’exprime en tant que femme, à de très rares exceptions près, alors même qu’elle aurait pu utiliser son appartenance au sexe faible comme un argument. Telles qu’elles sont rédigées, les lettres pourraient tout aussi bien avoir été écrites par un homme. Cette forme d’indifférenciation sexuée est remarquable pour un siècle où les identités de genre déterminent de manière si contraignantes les destinées des individus. Leur lecture représente donc un témoignage marquant de l’extraordinaire émancipation par la foi de certaines femmes au sein de la mouvance quaker et de la portée subversive du mouvement à ses débuts. Des femmes, éclairées par la Lumière

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intérieure, prenaient la parole hardiment, écrivaient, s’adressaient aux puissants, sans tenir compte de leur situation sociale et de leur genre. Mais cet activisme féminin se heurta, comme le soulignent les historiens, à de fortes oppositions masculines, qui aboutirent à son déclin dès les années 1660.

AUTEURS

CHRISTINE DOUSSET

Université de Toulouse – FRAMESPA

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Nicole Lemaitre

RÉFÉRENCE

Jean-Pierre BARDET, Elisabeth ARNOUL & François-Joseph RUGGIU (dir.), Les écrits du for privé en Europe du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Enquêtes, analyses, publications, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux (coll. Histoire « Mémoires vives »), 2010, 657 pages.

1 Ce volume fait le point sur plusieurs années de recherches méthodologiques et archivistiques et complète les publications récentes des membres du GDR sur le sujet, dont les dernières : Entre mémoire et histoire. Écriture ordinaire et émergence de l’individu, éd. S. Mouysset et N. Lemaitre, Paris, CTHS ; Car c’est moy que je peins. Écritures de soi, individu et liens sociaux (Europe, XVe-XXe siècle), dir. S. Mouysset, Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu, Toulouse, Framespa, coll. « Méridiennes ». Quarante-trois spécialistes mettent ici en commun leur savoir sur une source, l’écrit privé, qui est particulièrement rétive à l’interprétation en raison de sa variabilité intrinsèque. Ils appartiennent aux mondes variés de l’histoire et des archives mais aussi de la littérature. Rien de plus glissant en effet que ces documents personnels ; car ils sont organisés par une subjectivité qui, de plus, s’affirme dans des sens différents à mesure

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que progresse l’écriture. Ils nous révèlent un pan de l’histoire personnelle d’un être qui est généralement caché à ses proches ; c’est un document non administratif, non conventionnel, parfois sauvage pour tout dire. En même temps l’écrit privé sert à l’occasion de mémoire identitaire voire de preuve juridique et construit donc des conformismes sociaux sur le temps long. Le support institutionnel de cette rencontre est une équipe CNRS née en 2003 qui rassemble depuis lors à peu près tous les spécialistes français qui travaillent sur ces étranges documents.

2 Ici, la rencontre de 2006 s’est transformée en évidence européenne avec l’intervention, non seulement des Italiens, pionniers en matière d’analyse des Libri de famiglia, mais aussi des Anglais, Espagnols Allemands, Polonais et Russes. Une première partie montre comment les écrits personnels sont « un thème de recherches européen » (A. Castillo Gómez, R. Mordenti, A. Baggerman, C. Ulbrich, S. Roszak, Y. Zaretsky). Une seconde va comprendre comment on peut Écrire le secret des familles (J. Tricard, S. Mouysset, M. Wrede, James S. Amelang, V. Sierra Blas, L. Martínez Martín). Une troisième parcourt les Solitudes et solidarités (E. Arnoul, M. Trévis, D. Taurisson-Mouret, S. Beauvalet, E. Berthiaud). Une quatrième explore Au plus près du secret des corps (P. Lejeune, P. Rieder, P. Testud, M. Himmesoëte). Une cinquième analyse les Ordres et désordres de soi dans les écrits du for privé (I. Luciani, A. Béroujon, V. Piétri, A. Iuso). Une sixième observe La religion dans les livres de raison (S. Gomis, C.H. Winn, P. Martin, F. Meyer, R. Beck). Une septième cerne L’événement dans les écrits du for privé (V. Garrigues, M. Cassan, F.-J. Ruggiu, L. Pimenova, G. Pichard, H. Billard). Enfin trois auteurs mettent au point ce qui structure toutes les tentatives d’édition de ces écrits : L’ecdotique au service de l’historien (C. Nougaret), La nécessaire contextualisation (F. Martineau) et Les exigences de l’édition électronique (C. Dauphin et D. Poublan). 3 Les confrontations entre chercheurs européens révèlent une grande proximité des quêtes et une étonnante convergence des résultats, avec des décalages significatifs dans les chronologies, mais manifestent des processus d’évolution des documents modélisables dès maintenant. Les écrits personnels émergent partout de pratiques d’écriture profession-nelles. On passe des comptes ou des livres de raison et de famille à des journaux ou à des autobiographies, selon des processus qui relèvent des contraintes confessionnelles, familiales ou sociales. L’étude du développement de la conscience de soi, un thème marqueur de la modernité, peut alors se déployer dans ce changement d’objectif, mais aussi celles du genre, du rapport au corps malade, à la culpabilité, à la folie… On voit peu à peu monter cette conscience personnelle, unique par essence, au sein même des écrits, en même temps que l’émergence d’écritures de plus en plus féminines. L’écrit de soi et l’expression féminine entretiennent dès lors des rapports étroits. 4 Tous les chercheurs soulignent les conditions de l’accès à l’intimité véritable, qui suppose une archéologie stricte de l’écriture, avec ses ratures et ses repentirs. À l’évidence les « barbouillages » et l’écriture de l’intimité sont complexes à interpréter et imposent aux chercheurs une étude fine des pratiques d’écriture du ou des scripteurs. Or nous avons là, à travers cette tension entre écriture de soi et écriture pour le groupe familial ou pour les autres, un universel qu’on trouve également dans les Amériques et le monde arabe, mais aussi en Chine ou au Japon. 5 C’est dire les perspectives vertigineuses de comparaison qui s’ouvrent à la recherche. Cet ouvrage témoigne de deux manières d’aborder le problème : soit en descendant

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dans l’analyse fine d’un texte, souvent long et répétitif, qui ouvre à la complexité des êtres écrivant, soit en mettant en série des phénomènes contenus dans chaque genre littéraire. Bien entendu les deux attitudes se complètent. Comme ces documents de l’intime sont encore en cours de repérage, l’équipe « Écrits du for privé » a de longues années de labeur devant elle, mais elle sait où elle va, fondée sur la pluralité des générations et des cultures, ce qui lui donne une inventivité et une efficacité prometteuses.

AUTEURS

NICOLE LEMAITRE

Université Paris I (Panthéon-Sorbonne)

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Sylvie MOUYSSET, Jean-Pierre BARDET & François-Joseph RUGGIU (dir.), « Car c’est moy que je peins ». Écritures de soi, individu et liens sociaux (Europe, XVe- XXe siècle) Toulouse, CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, collection « Méridiennes », 2010, 281 pages.

Anna Iuso

RÉFÉRENCE

Sylvie MOUYSSET, Jean-Pierre BARDET & François-Joseph RUGGIU (dir.), « Car c’est moy que je peins ». Écritures de soi, individu et liens sociaux (Europe, xve-xxe siècle), Toulouse, CNRS- Université de Toulouse-Le Mirail, collection « Méridiennes », 2010, 281 pages

1 Le but de ce volume, véritable prisme de questionnements et d’études de cas, est d’essayer de tracer, à travers les écritures de soi, les conditions d’émergence d’un moi, d’un ego, de la notion même d’individu. Nécessairement, ceux qui l’ont conçu ont dû ratisser large. Les différentes contributions analysent des cas dispersés sur plusieurs siècles, en tenant compte de plusieurs genres de récits de soi : livres de raison, journaux plus ou moins intimes, chroniques…

2 Les présupposés sous-jacents de ce volume sont d’une portée très vaste, à savoir la dimension européenne des récits du for intérieur, aire culturelle dans laquelle a été conçue et façonnée la notion (moderne) d’individu. Les interrogations qui surgissent tout au long de la lecture des différentes contributions portent à se demander si les écrits de soi sont le lieu où se reflète la constitution de la notion d’individu, ou bien s’ils ont un rôle actif dans cette constitution ? Auraient-ils un pouvoir maïeutique ?

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3 Pour répondre à cette ample question, il fallait en premier lieu s’atteler à repérer les traces du « soi » parsemées, parfois cachées, dans les écritures du for privé les plus variées. De là la structure du volume, organisé en quatre sections, qui sont autant de tentatives de « carottage » : « Le soi et l’autre », « J’écris, je suis : l’individu au miroir de lui-même, « Dire et écrire ‘Je’ au féminin », et « Le soi est là où on ne l’attend pas ». 4 Il s’agissait donc de se mettre sur les traces d’ego, d’essayer de cerner comment il se construit par rapport à son monde social, et de quelle façon ce rapport se reflète – ou se construit – dans ces écrits personnels, qui oscillent invariablement entre public et privé. Quelques textes portent sur des enquêtes de repérage de ce genre d’écrits dans des régions assez circonscrites (la Catalogne, Rome…), d’autres sont des études de cas. Il est impossible de rendre compte du panorama extrêmement riche que toutes ces contributions dessinent. Je me limiterai donc à souligner quelques pistes de réflexion incontestablement fécondes. 5 La perspective générale des travaux qui s’attachent aux textes les plus anciens débouche sur une périodisation de la notion de moi, de sujet, d’individu, tout en laissant encore inexplorée la question de la légitimité d’une libre expression du moi d’un scripteur contraint par les lois du genre d’écriture entrepris. 6 En fait, l’analyse rapprochée et, je dirais, génétique entreprise par Isabelle Luciani sur quelques livres de raison allant du XVIe au XVIIe siècle montre que la subjectivité (du moins celle que nous voyons dans l’écriture) prend différentes formes et évolue au fil du temps. L’autonomie du sujet qui fait irruption dans les canons du livre de raison en cherchant des moyens pour exprimer l’indicible douleur d’une perte est lue, à juste titre, comme une tentative de forcer les frontières du genre textuel choisi pour en faire un genre nouveau, quoique in fieri. L’expression de la honte, de la peur, de la souffrance offre en effet un terrain fertile pour l’observation des dynamiques d’adéquation ou de distanciation d’un sujet par rapport à sa collectivité, tandis que la récurrence de certains schémas narratifs suggère que l’individu se construit (encore plus qu’il ne se connaît) dans les ressources narratives dont il dispose. 7 Parmi les surprises que nous réserve ce volume, figure celle de voir diminuer sensiblement la distance qui sépare normalement les textes annalistiques des livres de raison. Dans une réflexion qui vise à redéfinir les genres qui composent les écrits du for privé et à sonder les voies jusqu’ici inaperçues de l’expression de soi, le travail analytique de François-Joseph Ruggiu sur des chroniques du XVIIIe siècle permet de capter la remarquable intertextualité dont celles-ci tiraient parti et de déceler des modèles scripturaires auxquels les chroniqueurs étaient plus ou moins consciemment redevables. Or, pour trouver les indices de la subjectivité qu’offrent ces écritures annalistiques, deux voies me semblent particulièrement fructueuses : l’analyse de la tension entre le projet initial du scripteur et les centres d’intérêt tels qu’ils se composent tout au long de l’écriture, et le repérage des niveaux d’information. 8 Ces chroniqueurs semblent en effet dessiner autour d’eux trois niveaux de récit relatant les événements qui les concernent, eux-mêmes et leur famille, les faits dont ils ont été les témoins directs, les événements qui leur ont été rapportés. Ils mettent en écriture, d’une certaine façon, l’articulation du rapport entre individu et collectivité tel qu’il a été conçu par Ricœur (ré-élaborant Halbwachs) qui place, entre le « soi » et les « autres », les proches.

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9 Pour finir, une approche à l’analyse de l’écriture à travers la prise en compte du point d’observation du lecteur. Philippe Lejeune nous présente le cas du journal de Philippe de Noircarmes, diariste hyperbolique du XVIIIe siècle, qui semble vivre pour écrire et qui de fait écrit pour survivre. Son écriture n’est pas cryptographiée, mais abrégée. Très fastidieuse à déchiffrer, elle réserve des contenus plats et ennuyeux. Les moindres gestes et mots d’une vie monotone sont notés de façon maniaque, au point que la rédaction du journal devient objet d’écriture. Bref, rien n’est fait pour plaire au lecteur, lequel ne semble pas même être envisagé. En retournant l’observation du côté de la lecture, à travers une analyse détaillée et fine, Philippe Lejeune décèle dans ce manque de destinataire l’indice de la nature réellement, et profondément, intime de ce journal. Une invitation à la lecture de ce beau volume.

AUTEURS

ANNA IUSO

Università di Roma - Sapienza (Italie)

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Michel BRAUD & Hélène CHARPENTIER (dir.), Adèle, Adèle et Léontine. Journaux de jeunes filles protestantes à la fin du XIXe siècle Pau, Cairn, 2009, 158 pages

Danielle Rives

RÉFÉRENCE

Michel BRAUD & Hélène CHARPENTIER (dir.), Adèle, Adèle et Léontine. Journaux de jeunes filles protestantes à la fin du XIXe siècle, Pau, Cairn, 2009, 158 pages

1 La collection consacrée aux « Écrits du for privé des Pays de l’Adour », dirigée par Michel Braud et Maurice Daumas vient de publier les journaux que trois jeunes protestantes béarnaises ont rédigés dans le dernier tiers du XIXe siècle : il s’agit d’un journal intime et de récits de voyages par des jeunes filles issues de la bourgeoisie protestante. Elles appartiennent toutes trois à des familles socialement aisées, mais les aléas de l’existence conduisent deux d’entre elles loin du berceau des origines, les confrontant à l’altérité de lieux et de milieux différents.

2 Leurs relations respectives donnent une image assez fidèle de la condition des filles de la bourgeoisie provinciale ayant reçu une éducation pétrie de bonnes manières. Si la tonalité des récits est différente, des passerelles nombreuses relient les diaristes. La religion constitue le premier lien ; fille, nièce ou proche parente de pasteurs, toutes trois expriment un attachement sincère à la foi de leurs pères. L’écriture, parfaitement maîtrisée, rappelle aussi l’importance de l’éducation dans la culture protestante, soucieuse de dispenser dès les origines de la Réforme une égale alphabétisation entre les sexes. Les trois récits révèlent un attachement fort aux racines familiales et provinciales, mais ils manifestent aussi une réelle ouverture sur des ailleurs dont les

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rédactrices décrivent avec curiosité, voire empathie, les particularismes et les attraits. L’appartenance des trois jeunes filles à un même réseau familial et amical peut également expliquer la parenté des discours. 3 Adèle Sarandet est une adolescente tourmentée ; elle entreprend la rédaction de son journal en janvier 1874, mais l’interrompt brutalement moins de deux ans plus tard. La tenue en est très irrégulière, marquée d’interruptions plus ou moins longues liées à ses humeurs. Orpheline de mère à l’âge de cinq ans, en perpétuelle quête d’affection, Adèle vit au sein d’une famille de petits industriels alsaciens où sa sœur aînée occupe les fonctions de gouvernante. Le journal, offert à sa demande comme cadeau de Nouvel an, joue le rôle de confident privilégié. Réceptacle de ses désarrois comme de ses enthousiasmes, il devient un véritable compagnon avec lequel elle entretient une étroite relation au point de s’adresser à lui à la première personne. Elle lui confie ses émois, ses doutes, ses chagrins en marge des récits du quotidien. Revenue en Béarn, elle interrompt sans explication la rédaction du journal dont elle découpe soigneusement, par ailleurs, un certain nombre de feuillets. 4 Les textes d’Adèle Nogaret sont de facture très différente. Âgée d’une vingtaine d’années, Adèle est de tempérament enjoué ; nantie d’un diplôme d’enseignement, elle s’engage comme gouvernante auprès de riches familles étrangères en villégiature à Pau. Elle les accompagne ainsi au fil de leurs pérégrinations à travers l’Europe et rédige, à cette occasion, deux journaux de voyage : le premier raconte un séjour en Angleterre tandis que le suivant nous entraîne en Pologne. Un troisième texte ébauche la relation inachevée d’une excursion dans un massif des Pyrénées. Contrairement au journal de l’autre Adèle, on ne trouve point ici d’épanchement sentimental ou d’introspection de soi : la diariste se contente de rapporter des faits, ordinaires ou extraordinaires, dont elle semble vouloir garder trace pour un récit ultérieur. Dans le premier journal tenu durant l’été 1881, les mentions se résument essentiellement à une liste de personnes rencontrées ; noms, qualités, attitudes sont soigneusement consignés dans de brèves notices ponctuées d’abréviations et sans préoccupation littéraire. Le voyage en Pologne, de mars à juillet 1882, donne lieu en revanche à un tableau beaucoup plus détaillé ; le récit fourmille de descriptions des paysages, des particularités ou des travers des compagnons de voyage, des recettes de cuisine, des activités des espaces parcourus... Au fil des étapes, le récit nous entraîne de Pau à Paris, à Berlin et à Varsovie. L’emploi du temps bien rempli de cette société oisive, tourbillonnant de visites en promenades, de séances d’emplettes en séquences d’essayages, de préparations festives en réceptions données et rendues, est minutieusement noté. La diariste, qui partage totalement le mode de vie de ses maîtres, donne l’impression de se plier sans déplaisir aux fantaisies de cette existence un peu désœuvrée. Elle évoque au passage le programme d’étude qu’elle est censée dispenser à ses jeunes élèves, même si ce programme ne semble pas occuper une place essentielle dans ses activités, et elle apparaît davantage ici comme dame de compagnie que gouvernante. La relation laisse peu de place à l’expression des sentiments ou à l’analyse des situations. Elle s’apitoie parfois sur le sort des êtres souffrants, gratifie Prussiens et Russes de jugements de valeur peu flatteurs mais se garde bien de tout aveu susceptible de dévoiler son for privé . 5 Le récit de l’excursion au Port de Vénasque, col frontalier situé dans la région de Bagnères-de-Luchon, est rédigé en 1883. Il prend la forme d’un exercice de style où la

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diariste manifeste d’indéniables qualités littéraires. Probablement destiné à une certaine diffusion, il ne s’inscrit pas dans le registre du journal. 6 La dernière scriptrice, Léontine Nogaret originaire de Bayonne, relate la visite de deux jeunes cousins parisiens. Ces derniers sont accueillis chez ses parents ; fille de pasteur, benjamine d’une fratrie de neuf enfants, elle tient, du 1er au 18 avril 1887, un bref journal évoquant la préparation et la réception des deux cousins. Le récit est allègre, dévoilant le contentement juvénile de son auteur ; il est en revanche peu descriptif et ne s’épanche guère en confidences personnelles, hormis peut-être l’évocation nostalgique de la séparation au terme du séjour des deux cousins. La narration conduit le lecteur d’excursions en visites familiales et amicales rassemblant un groupe de jeunes gens insouciants et heureux de parcourir ensemble Béarn et Pays basque, tout en se découvrant eux-mêmes. Ici encore, il s’agit davantage de conserver la mémoire d’un événement exceptionnel qui a rompu la monotonie du quotidien familial, que de faire récit ; Léontine n’a apparemment pas poursuivi la rédaction de son journal. 7 Nous avons, dans les trois cas, des fragments de récits souvent interrompus et sans continuité et non de véritables journaux intimes. Ils témoignent pourtant, non seulement de la part grandissante des femmes dans la prise d’écriture mais aussi, à travers l’affirmation de leurs convictions ou de leurs goûts, d’une certaine émancipation féminine et constituent à ce titre des sources utiles pour l’histoire des femmes.

AUTEURS

DANIELLE RIVES

Professeur agrégé d’histoire

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Manola Ida VENZO (ed.), L’ultima estate di Contessa Lara. Lettere dalla Riviera (1896) Rome, Viella, coll. « La memoria restituita. Fonti per la storia delle donne », 2011, 179 pages

Sylvie Mouysset

RÉFÉRENCE

Manola Ida VENZO (ed.), L’ultima estate di Contessa Lara. Lettere dalla Riviera (1896), Rome, Viella, coll. « La memoria restituita. Fonti per la storia delle donne », 2011, 179 pages

1 Depuis 2007, Marina Caffiero et Manola Ida Venzo réjouissent lectrices et lecteurs passionnés d’écrits féminins avec la collection qu’elles dirigent chez l’éditeur romain Viella, intitulée « La memoria restituita. Fonti per la storia delle donne » (La mémoire restituée, sources pour l’histoire des femmes). Pour la première fois en Italie, cette collection déjà forte de six volumes présente des écrits féminins rédigés de la fin du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Les chercheur-e-s ont donc ici matière à réflexion sur l’accès des femmes à la culture et les modes d’appropriation, d’invention et de personnalisation de leurs pratiques d’écriture. Afin de se faire une idée plus précise de la richesse des cinq premiers volumes – d’Anna de Cadihac à Violante Camporese Giustiniani ou Anna del Monte, sans oublier les chroniques du monastère romain de Santa Cecilia – on peut jeter un coup d’œil sur le site www.viella.it afin d’y trouver la liste des publications disponibles.

2 La dernière livraison, dirigée par Manola Ida Venzo, offre un recueil de lettres d’Evelina Cattermole, écrivaine mieux connue au XIXe siècle sous le pseudonyme de Comtesse Lara. Célèbre en son temps pour sa poésie, ses nouvelles et ses romans, elle le fut aussi comme collaboratrice régulière de nombreux journaux, tel le célèbre Corriere della sera. Non seulement ses vers, mais la vie tout entière de la belle comtesse fut dédiée au

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romantisme de son temps : elle a, en effet, au cours d’une existence tumultueuse et passionnée, perdu son amant tué en duel par son époux, et connu, elle aussi, une fin tragique, assassinée d’un coup de pistolet par son dernier compagnon, le jeune Giuseppe Pierantoni. 3 Les lettres publiées ici ont été rédigées sur la côte ligure durant l’été 1896, peu de temps avant sa mort. Cette correspondance inédite, après bien des tribulations liées au décès d’Evelina, est aujourd’hui conservée dans le fonds Corte d’Assise de l’Archivio di Stato à Rome. Trente-deux lettres ont été rédigées entre août et octobre 1896 et adressées à Pierantoni. Trois missives ont été adressées à celui-ci ou à sa sœur Eugenia en 1895 et complètent l’ensemble. Enfin, quelques lettres à des membres de la famille Bottigni à l’automne 1896 étoffent cet intéressant corpus. Presque toutes ces prises d’écriture sont curieusement agencées en « righe incrociate » : la comtesse écrit tout à fait naturellement, en lignes horizontales, puis croise celles-ci perpendiculairement de lignes verticales, l’agencement géométrique ainsi obtenu augmentant considérablement la difficulté de lecture. Ces écritures croisées sont assez communes sous des plumes féminines maniérées au XIXe siècle et n’ont que peu à voir, semble-t-il, avec la confidentialité des propos rapportés ; selon l’analyse érudite de Manola Ida Venzo, en effet, elles sont plutôt à considérer comme une sorte de jeu de société pratiqué entre soi, et plus spécifiquement entre membres de la bonne société. 4 Véritable « egodocument », le recueil épistolaire ainsi présenté nous permet de pénétrer dans l’intimité des derniers mois de l’existence de la comtesse. Tout à la fois journal de voyage, correspondance amoureuse, journal intime et testament spirituel, cette écriture narcissique oscille ainsi entre divers modes d’écriture autobiographique afin de satisfaire l’insatiable besoin d’épanchement de son auteure. Au-delà de l’intime, la comtesse Lara, intellectuelle engagée, livre aussi à son lecteur un passionnant tableau de l’Italie « fin de siècle ». Femme cultivée, féministe, sensible aux questions sociales, son témoignage personnel est donc d’une grande richesse et sa portée historique et littéraire dépasse largement le simple intérêt que nous pourrions avoir pour ce bel exemple d’écriture épistolaire féminine.

AUTEURS

SYLVIE MOUYSSET

Université de Toulouse – FRAMESPA

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Albert VIARD, Lettres à Léa, 1914-1919 (choisies et présentées par Bruno Viard), éditions de l’aube, 2010, 223 pages

Françoise Thébaud

RÉFÉRENCE

Albert VIARD, Lettres à Léa, 1914-1919, (choisies et présentées par Bruno Viard), éditions de l’aube, 2010, 223 pages

1 La Grande Guerre peut paraître lointaine. Longtemps éclipsée dans les mémoires par les années noires de l’Occupation et le combat contre le nazisme, elle a retrouvé récemment une place de premier plan : renouvellement historiographique induit par les approches d’histoire culturelle et d’histoire des femmes et du genre, questionnement sur son caractère matriciel dans les violences du XXe siècle et sur l’anthropologie du combat, publication de carnets et de correspondances de guerre. Lettres à Léa en sont un exemple, « livre de mémoire et de tendresse » comme l’écrit la quatrième de couverture. Plusieurs niveaux de lecture sont possibles.

2 L’origine et la composition de l’ouvrage d’abord. Inscrit dans le contexte évoqué, Lettres à Léa publie de larges extraits d’un trésor de famille oublié des décennies durant et retrouvé à la mort de Marguerite, enfant de la guerre et deuxième fille du combattant épistolier, « vestale de la mémoire familiale » sans doute restée célibataire. Deux types d’écrits du quotidien ont été sélectionnés par Bruno Viard – qui n’explicite pas les critères adoptés – et éditées par Jean Viard, qui rendent ainsi l’un et l’autre hommage à leur grand-père, sous-officier d’artillerie mobilisé à 27 ans : d’un côté, plus de 150 lettres ou extraits de lettres choisis parmi le courrier envoyé quasi quotidiennement, entre le 31 juillet 1914 et le 26 juin 1919, par Albert à sa femme Léa qui est retournée vivre chez ses parents dans son village natal des Vosges ; de l’autre, un journal de marche écrit également à l’intention de Léa pour décrire la guerre au jour le jour entre la mobilisation et le 14 octobre 1914. Bien maîtrisée, l’orthographe d’Albert, qui semble avoir fait des études militaires comme le suggère la photo prise le jour de son mariage,

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a été respectée mais la ponctuation, jugée défaillante, a été « rétablie ». L’ouvrage donne en effet à voir quelques photos de famille de différentes époques, ainsi que des reproductions de lettres ou cartes postales manuscrites. Les supports d’écriture sont de formats variés, l’écriture, à la plume ou au crayon, fine et serrée avec des lettres bien formées et de belles majuscules. 3 Lettres à Léa est ainsi un témoignage sur les pratiques d’écriture et les codes épistolaires. Il informe également sur les mots et les gestes pour dire l’amour et l’affection et tenter de combler l’absence de l’aimée. Si « Ma chère petite femme » ouvre la conversation épistolaire, la formule finale est plus variée : « je t’embrasse de tout cœur », « ton petit homme qui t’aime de tout son cœur », « ton Albert qui te croque », « ton petit homme qui te gobe ». Albert demande à Léa de lui envoyer une photographie, de lui parler de ses toilettes, de lui faire don d’une mèche de cheveux. L’amour paternel n’est pas en reste pour le « petit trésor » qu’est Jeanne – la fille aînée qui allait décéder en 1932 –, et pour la « petite Guite » née au début de 1918 et dont « la bonne frimousse » fait vite oublier à Albert sa préférence pour un garçon. Le 13 juin 1918, il écrit : « C’est une grosse privation pour moi d’être privé des joies si douces que nous aurions ensemble. Comme je voudrais entendre appeler papa et avoir un bon sourire en rentrant à la maison ». 4 Jamais les Français et les Françaises n’ont tant écrit que durant la Grande Guerre, échangeant de nombreuses lettres et cartes postales dont l’industrie devient prospère. Les combattants disent leurs difficiles conditions de vie (« nos misères ») et la mort omniprésente, remercient pour les envois de la famille, demandent des nouvelles des proches, évoquent la permission à venir, donnent des consignes à leurs femmes pour tenir la ferme ou la boutique – ou faire acte d’autorité sur les enfants –, et expriment parfois leurs états d’âme. Pour tous comme pour Albert, la lettre de l’aimée permet de penser le futur et de garder courage, car « c’est une journée perdue quand on ne reçoit rien » (24 avril 1918). Mais la correspondance d’Albert, dont le lecteur sait seulement qu’il est le cinquième enfant d’un épicier vosgien monarchiste, a des tonalités particulières. Celle d’un ardent patriote qui méprise « les lâches », assure sa femme qu’il fera son « devoir jusqu’au bout sans aucune défaillance » (30 octobre 1914), reçoit pour son courage médailles et citations – et fin 1916 une formation à l’École d’application de l’Artillerie et du Génie. Celle aussi d’un fervent chrétien qui écrit que « l’homme propose et Dieu dispose » (2 octobre 1917), qui demande à sa femme de prier pour lui et d’accepter à son égal les épreuves « en expiation des fautes » (28 septembre 1914). S’il décrit son quotidien et aspire au bonheur des retrouvailles et du « petit nid tranquille », il ne se plaint jamais, comme le lui fait remarquer Léa. La permission tant attendue de juillet 1918 est cependant retardée par la contre-offensive alliée qui permet, selon les mots d’Albert, de « regagner cette belle terre de France que le boche a souillée » (29 juillet 1918), puis suspendue pour cause de blessure. Celle-ci fait du valeureux « une pauvre chose meurtrie et sanglante » (31 août 1918) qui attend fiévreusement la lettre ou la visite de sa compagne, et qui pleure certains jours sur le portrait de celle-ci. Souffrant de plus en plus du manque de l’autre, les époux ne se retrouvent que l’été 1919 où Albert, militaire de carrière, est affecté à une garnison. 5 Une dernière lecture mérite d’être mentionnée, l’ouvrage permettant une comparaison entre les lettres et le journal de marche qui, non soumis au contrôle postal, est plus précis sur les lieux et les opérations de guerre. L’intérêt principal de Lettres à Léa est cependant de susciter une histoire intime du conflit, à l’échelle des destins individuels.

Clio. Femmes, Genre, Histoire, 35 | 2012 224

AUTEURS

FRANÇOISE THÉBAUD

Université d’Avignon, émerite

Clio. Femmes, Genre, Histoire, 35 | 2012 225

Hélène LANGEVIN-JOLIOT & Monique BORDRY (dir.), Marie Curie et ses filles. Lettres Paris, Pygmalion, 2011, 417 pages

Anne-Claire Rebreyend

RÉFÉRENCE

Hélène LANGEVIN-JOLIOT & Monique BORDRY (dir.), Marie Curie et ses filles. Lettres, Paris, Pygmalion, 2011, 417 pages

1 Marie Curie, double Prix Nobel de physique et de chimie, est sans aucun doute la femme scientifique la plus connue au monde. Sa fille aînée, Irène Joliot-Curie a suivi brillamment sa trace, obtenant elle aussi un Prix Nobel de chimie. Elle a par ailleurs donné son nom à un prix qui récompense aujourd’hui le parcours remarquable de femmes scientifiques. Mais derrière la carrière exceptionnelle de ces deux femmes, derrière les découvertes scientifiques d’intérêt mondial, il y a une mère et une fille qui s’aiment tendrement et se l’écrivent. Leurs lettres, près de 1000 en tout, ont été données par la fille cadette de Marie Curie, Ève Labouisse-Curie (elle-même auteure de nombreuses missives), à la Bibliothèque Nationale de France. Ce livre est constitué de 200 lettres échangées entre 1905 et 1934 (date du décès de Marie Curie), éditées par Hélène Langevin-Joliot, fille d’Irène, et Monique Bordry, ancienne directrice du musée Curie.

2 Car c’est bien d’une correspondance familiale qu’il s’agit, remplie de petits riens – de fugaces impressions sur le temps qu’il fait, des divertissantes notes de voyages, de chaleureuses recommandations maternelles, de protestations d’amour filial… Une immense tendresse en émane aussi bien du temps de l’enfance des filles que plus tard. Marie Curie, qui ne s’est jamais remise de la mort accidentelle de son époux Pierre en 1906, reporte toute son affection sur ses « douces chéries », sa « chère Irène » et sa

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« chère Èvette », ce que celles-ci lui rendent bien : elle demeure toute sa vie leur « Mé chérie ». 3 Voyageant beaucoup pour des raisons professionnelles ou familiales, Marie Curie écrit à ses filles depuis Varsovie, Alger, Madrid, Berlin, Rome, New-York ou Genève. Elle est tout aussi sensible à la météo et aux paysages, qu’aux événements historiques : la Grande Guerre l’occupe avec sa flotte de voitures radiologiques, le krach boursier d’octobre 1929 l’inspire peu alors que la jeune République espagnole l’exalte en avril 1932 et que l’affaire Stavisky la peine en janvier 1934. 4 Marie Curie apparaît comme une mère soucieuse de la santé de ses filles (de plus en plus fragile dans le cas d’Irène). Elle-même n’est guère vaillante, souvent malade, toujours très sensible au froid. Une lettre mémorable d’Ève relate un séjour à Madrid en avril 1932 : ne supportant plus « l’image de Mé buvant du thé froid avec une tête de martyre chrétienne », Ève met la maison « à feu et à sang pour allumer le chauffage ». Bonne nageuse, Marie Curie apprécie aussi les prouesses sportives de ses filles, même si elle craint toujours pour leur vie (« ne nage pas au large et ne te noie pas » ordonne-t- elle à Ève en juillet 1922). Elle se montre enfin très fière des progrès de ses petits- enfants. 5 Marie Curie ne prodigue des conseils d’ordre moral que lorsque ses filles en réclament, expliquant à Ève que « le raisonnement en suffit pas et qu’il faut être en état de réceptivité (…) à la beauté du monde (février 1928) ou que « le bonheur n’est certainement pas dans le drame » (août 1932), et rappelant à Irène que « plus on vieillit, plus on sent que savoir jouir du présent est un don précieux » (décembre 1928). Elle est très proche affectivement de ses filles, mais aussi intellectuellement. Irène est pour elle une « amie » et une précieuse collaboratrice à l’Institut du Radium, et Ève l’aide à rédiger ses articles et conférences. 6 C’est là que cette correspondance, avant tout familiale, sort de l’ordinaire en raison de la personnalité de Marie Curie. Elle forme Irène à la radiologie pendant la Première Guerre mondiale, évoque avec elle le comportement du polonium ou lui réclame un tiré à part de son article sur la distribution des rayons α pour… Albert Einstein. Elle fait allusion à partir de 1922 aux discussions de la Commission internationale de coopération intellectuelle à la SDN. Elle annonce à Ève dans une lettre datée du 15 janvier 1934, l’une des dernières, que le couple Joliot-Curie a opéré une importante découverte sur la radioactivité artificielle. Elle se plaint régulièrement des désagréments liés à sa célébrité, en particulier de l’enchaînement de conférences et de dîners mondains (y compris à la Maison Blanche). 7 Cela dit, ce livre est davantage destiné aux amateurs de correspondances familiales qu’aux spécialistes d’histoire des sciences. Il offre un regard neuf et émouvant sur une figure tellement renommée qu’elle en devient désincarnée. Cette correspondance redonne ainsi vie à Marie Curie, en tant que femme et mère.

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AUTEURS

ANNE-CLAIRE REBREYEND

Lycée français de Madrid

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Christine MORROW, Une abominable époque. Journal d’une Australienne en France 1940-1941 Toulouse, Éditions Privat, 2008, 221 pages

Hanna Diamond

RÉFÉRENCE

Christine MORROW, Une abominable époque. Journal d’une Australienne en France 1940-1941, Toulouse, Éditions Privat, 2008, 221 pages

1 Ce témoignage qui fut publié en anglais en 1972, a été traduit puis réédité par Rémy Casals pour l’inclure dans sa collection « Témoignages pour l’histoire ». Née et élevée en Australie, l’auteur, Christine Morrow, arrive en Europe en 1935 pour préparer sa thèse de doctorat à Londres et ensuite à Paris. Lorsqu’elle touche au terme de ce travail en mai 1940, elle se trouve en Bretagne quand les Allemands envahissent la France. Sa nationalité britannique l’oblige à fuir la zone occupée pour traverser la ligne de démarcation et rejoindre Toulouse où elle réussit à finir son travail universitaire et regagner l’Angleterre par la suite. Elle narre ses expériences en se les remémorant à l’aide de son journal de l’époque et la deuxième partie du livre cite plusieurs extraits notés au moment de ces événements.

2 Son texte fait part de son vécu au jour le jour à compter de son départ de Bretagne dans la précipitation avec son amie Gisèle. Elle passe des moments difficiles où elle manque d’argent, souffre de la faim et doit vivre à la dure comme un vagabond. Elle dort à droite et à gauche dans des greniers ou là où on lui trouve de la place ; une nuit, par exemple, ce fut sur le quai de la gare à Bordeaux. En zone occupée, elle ne peut se permettre de parler en public par peur de trahir sa nationalité. Elle est souvent dépendante de la générosité des autres et elle estime avoir rencontré plus de bonne volonté que de mauvaise.

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3 Son extraordinaire amour pour la France et sa répulsion vis-à-vis des Allemands est palpable. Elle commente « l’infestation » du pays par la présence allemande et elle évite tout contact avec eux jusqu’à même refuser de manger en leur présence. 4 À Toulouse, elle affronte des moments difficiles et elle nous retrace bien l’ambiance des défis de survie auxquels les réfugiés qui remplissent la ville étaient confrontés. Pendant qu’elle cherche une astuce pour pouvoir passer à l’étranger, elle croise beaucoup de gens de passage qui sont dans la même situation qu’elle et qui veulent simplement quitter le territoire français. Elle passe des mois à faire face à diverses péripéties pour essayer d’obtenir un visa de départ pour le Portugal mais les règles changent tout le temps constamment de manière « kafkaienne » et elle court sans arrêt d’une ambassade à l’autre et de Toulouse à Marseille pour amasser une collection de visas et d’autorisations qui finalement ne servent jamais à rien. 5 Son témoignage nous dépeint avec précision les mentalités et les réactions des Français de l’époque à l’égard des étrangers qui furent piégés dans cette ville par ces tragiques événements, et en particulier le comportement des autochtones surpris par cette invasion de réfugiés. Car, malgré tout, avec l’aide d’un entourage de résistants du milieu universitaire toulousain, Christine Morrow parvient à soutenir sa thèse après avoir terminé ses corrections pendant les nuits où elle ne pouvait pas dormir à cause des puces qui avaient envahi son lit. C’est cette même détermination qui permet à la jeune Australienne de trouver un moyen de rentrer à Londres. Émouvante par sa franchise et sa fraîcheur, Christine Morrow nous fournit un témoignage important sur ce milieu de réfugiés qui furent obligés de se déplacer continuellement la peur au ventre et de tout risquer pour fuir les Allemands.

AUTEURS

HANNA DIAMOND

University of Bath

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Comptes rendus divers

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Katharine PARK, Secrets de femmes. Le genre, la dissection et les origines de la dissection humaine traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Quiniou, Paris, Les Presses du réel, 2009, 362 p.

Laurence Moulinier-Brogi

RÉFÉRENCE

Katharine PARK, Secrets de femmes. Le genre, la dissection et les origines de la dissection humaine, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Quiniou, Paris, Les Presses du réel, 2009, 362 p.

1 Cet ouvrage dédié à trois pionnières américaines de l’histoire de la médecine et de l’histoire des femmes, Caroline Walker Bynum, Joan Cadden et Nancy G. Siraisi, est la traduction française du dernier ouvrage, paru à New York en 2006, de Katharine Park, professeur d’histoire des sciences et de women’s studies à Harvard. K. Park est célèbre entre autres pour son ouvrage sur les médecins et la médecine à Florence au début de la Renaissance1. Tout en continuant de privilégier l’étude de la pratique médicale dans le domaine italien2, elle n’a cessé depuis cette date de mener des recherches sur le corps, notamment féminin, qui convergent dans son dernier ouvrage.

2 En différents articles, elle a en effet interrogé tour à tour les rapports entre autopsie et dissection à propos des corps des criminels et des corps des saints3, mené l’enquête sur des cas particuliers, notamment sur Isabella della Volpe à propos de la césarienne post mortem4, ou sur Chiara de Montefalco (†1308), au sujet de l’expertise des corps saints après leur mort5. Bien que médiéviste avant tout6, elle dépasse volontiers la césure académique entre Moyen Âge et Renaissance et a souvent poussé ses enquêtes jusqu’au XVIe siècle et au-delà, pour tâcher de cerner par exemple la notion de « corps renaissant »7, ou de montrer toute la richesse du problème de l’hermaphrodisme dans

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la France du début de l’époque moderne8. Mais assurément, c’est son récent article sur la dissection du corps féminin entre Moyen Âge et Renaissance9 qui fait figure de travail préparatoire aux Secrets de femmes présentés ici. 3 En cinq chapitres lui permettant de mener quatre études de cas étalés entre XIIIe et XVIe siècle, Katharine Park démontre comment deux courants se rejoignent à l’orée de la Renaissance : d’un côté l’intérêt croissant des médecins et des philosophes pour les Secreta mulierum, les « secrets des femmes », un syntagme englobant tout un savoir relatif à la génération et à la sexualité féminine et ayant donné son nom à un genre littéraire ayant fait florès depuis le XIIIe siècle, d’abord en latin puis en langues vulgaires10 ; et de l’autre, l’intérêt de plus en plus marqué des médecins et chirurgiens italiens pour l’ouverture des corps, qui trouvera sa traduction la plus éclatante avec la parution du De corporis humani fabrica de Vésale en 1543. Un tel intérêt est incontestable dans la péninsule, mais l’on pourrait toutefois apporter un correctif à l’assertion selon laquelle la dissection humaine est restée cantonnée à l’Italie entre la fin du XIIIe et la fin du XVe s. (p. 15). Un médecin, ou plutôt un chirurgien du XIVe s. comme Guy de Chauliac (v. 1300-1368) qui pratiqua à Montpellier, déclarait que la connaissance anatomique provenait de deux sources, l’expérience des corps morts, et la doctrine des livres : on parvient « à la connaissance de l’anatomie et corps des hommes, des singes, pourceaux et plusieurs autres animaux et non par les peintures comme à fait le susdit Henry qui avec troize peinture a semblé montrer l’anatomie », disait-il… « On procède à l’expérience sur des cadavres fraîchement morts pour avoir été décapités ou pendus, ou des corps desséchés au soleil ou consumés en terre ou fondus dans l’eau courante ou bouillante ». Difficile de savoir s’il a pratiqué ; mais il revendique l’utilité de la pratique, lui qui par ailleurs était clerc, chanoine du chapitre de Saint-Just à Lyon en 1344 et médecin de papes, Clément VI (1342-1352), Innocent VI (1352-62) et Urbain V (1362-70). Et comme l’a souligné récemment Danielle Jacquart, contrairement en effet à ce qui se passe en Italie au XIVe siècle, les preuves légales et officielles, ou les documents d’archives attestant de dissection anatomique dans le cadre universitaire parisien manquent ; mais cela n’autorise pas la généralisation selon laquelle les mentalités nord européennes auraient retardé le développement de l’approche anatomique de la médecine11. D’autres sources font en effet penser à un intérêt croissant pour l’anatomie humaine bien avant 1407 (autopsie de Jean Canard) ou 1477-1478 (le registre universitaire mentionnant pour la première fois les 18 sous dus au bourreau chaque année pour transporter le corps d’un pendu dans un endroit où il puisse être disséqué). En fait, il y a des preuves que, bien avant Vésale, des médecins de l’université de Paris, à commencer par Albert le Grand, examinèrent scientifiquement des crânes et des squelettes au cimetière des Innocents. 4 Quoi qu’il en soit, pour nous amener au milieu du XVIe siècle, K. Park reprend entre autres en détails les informations dont on dispose sur les autopsies de corps féminins au Moyen Âge, qu’il s’agisse de corps saints comme ceux de Colomba da Rieti et d’Elena Duglio ou de Chiara de Montefalco, dont le cœur était devenu une sorte de reliquaire privé des instruments de la passion du Christ, ainsi que l’ouverture de son corps après sa mort permit de le vérifier, ou bien de corps de femmes laïques et moins illustres, des mères patriciennes voire une criminelle exécutée. Les enjeux de ces ouvertures de cadavres variaient certes d’un cas à l’autre : authentifier une sainteté féminine, comprendre les mécanismes de la génération, renforcer le système patriarcal par le contrôle masculin sur le corps féminin. Mais dans tous les cas, ces expertises post

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mortem rappellent que le corps de la femme exerçait une sorte de fascination-répulsion sur les hommes (cf. p. 31), qui étaient le plus souvent largement exclus de son observation directe. En mettant en relation ces différents modes d’ouverture, K. Park met tout d’abord efficacement à mal l’idée reçue selon laquelle l’interdit religieux aurait freiné la pratique de la dissection humaine – une idée largement entretenue par une mauvaise interprétation de la bulle Detestande feritatis de Boniface VIII, qui s’en prenait en réalité non aux activités des anatomistes, mais aux excès de démembrement des corps, notamment ceux des Grands morts au loin12, auxquels on procédait pour faciliter leur sépulture ou la sépulture dans des lieux multiples. K. Park montre même davantage, à savoir que, face à l’essor du culte des saints, c’est l’Église elle-même qui fut demandeuse d’ouverture de certains corps : « les pratiques sociales et plus spécifiquement religieuses ont joué un rôle bien moins périphérique dans l’histoire de la dissection que ne l’ont laissé entendre la plupart des histoires de l’anatomie », écrit- elle (p. 15). Elle montre aussi, notamment dans son beau et dernier chapitre, richement illustré, sur « L’empire de l’anatomie », que, contre toute attente, le corps féminin joua finalement un rôle central dans l’histoire de l’anatomie, entre son émergence progressive à la fin du XIIIe siècle en Italie (du moins d’après les sources dont on dispose) et sa reconnaissance comme pilier de la médecine savante au milieu du XVIe.

5 Ce n’est pas l’un des moindres attraits de cet ouvrage que de proposer un dossier d’illustrations anatomiques finement analysées. Si l’on se penche sur l’histoire de l’illustration anatomique, on se rend ainsi compte que l’utérus gravide fut le premier organe interne humain à être représenté dans un ouvrage de médecine italien sur la base d’une observation directe (fig. 2. A). L’illustration en question, une gravure sur bois représentant une femme assise dont l’abdomen a été ouvert à des fins d’inspection et qui orne la couverture de l’ouvrage de K. Park, apparaît dans le Fascicolo di medicina de 1494. Dans cette traduction augmentée de l’édition originale en latin publiée trois ans plus tôt par le même imprimeur, le Fasciculus medicinae de Johann von Ketham, la figure de l’utérus est la seule planche gravée à avoir été entièrement remaniée, et le titre de l’illustration, « figura dela matrice dal natural d’una dona », « figure de la matrice d’une femme d’après nature », attire l’attention sur l’élément d’observation directe. 6 L’originalité de la gravure représentant son corps ouvert ressort clairement de la comparaison avec celle de l’édition latine du Fasciculus parue en 1491 (fig. 2.2) : fondée sur une tradition manuscrite allemande de la fin du XIVe, cette dernière gravure ne fait aucune allusion écrite ou visuelle à la dissection. 7 La traduction italienne de ce traité dans le Fascicolo imprimé eut en tout cas pour effet d’élargir considérablement son public en le rendant accessible non seulement aux professeurs de médecine auxquels était destinée l’édition de 1491, mais aussi aux chirurgiens et praticiens ne lisant pas le latin et aux lecteurs profanes. C’était l’objectif des imprimeurs, qui en remanièrent la présentation pour la rendre attractive pour un public humaniste. Ils réduisirent le format du volume, remplacèrent les doubles colonnes en caractères gothiques par des textes en pleine page en caractères romains, et commandèrent 4 nouvelles illustrations, dont la figure féminine et la représentation célèbre d’une leçon d’anatomie fondée sur une dissection humaine (fig. 2.5), spécialement créée pour introduire la traduction italienne de l’Anathomia de Mondino venue s’ajouter à la compilation. Ce nouveau contexte culturel et bibliographique (la

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publicité venant s’ajouter à la publication) contribua à dissiper le prétendu caractère secret du corps humain en général, et des organes reproductifs féminins en particulier. 8 Le Fascicolo offrait ainsi aux lecteurs un accès privilégié à l’utile et piquant savoir concernant la sexualité et les organes génitaux féminins (les fameux « secrets des femmes ») et à l’expérience visuelle encore plus privilégiée de l’observation d’une dissection. Dans ce nouveau régime de publicité étaient exclus de la connaissance du corps féminin tirée de la dissection les seuls non lecteurs, pour la plupart des femmes. 9 De fait, Katharine Park, qui pousse la réflexion sur ce sujet jusqu’à l’époque moderne avec l’œuvre de Vésale, dont la Fabrica humani corporis contient quatre illustrations du corps féminin, rejoint aussi, pour finir, les dernières positions de Monica Green quant à la dépossession progressive des femmes du savoir dont on les crédita longtemps dans le domaine de la sexualité et de la reproduction13 ; leur savoir fondé sur l’expérience et l’observation fut longtemps oral et vernaculaire, mais avec l’essor de l’imprimé, elles cessèrent peu à peu d’être sujets de savoir sur leur propre corps pour en devenir l’objet. 10 On l’aura compris, ce livre aussi riche en acquis qu’en perspectives peut intéresser un public pluriel, et dépasse très largement les cloisonnements plus ou moins artificiels entre champs d’études et entre périodes.

NOTES

1. Doctors and Medicine in Early Renaissance Florence, Princeton, Princeton University Press, 1985. 2. Voir par exemple « Stones, Bones and Hernias: Surgical Specialists in Fourteenth- and Fifteenth-Century Italy », in Roger FRENCH et al. (eds), Medicine from the Black Death to the French Disease, , Aldershot, Ashgate, 1998, p. 110-130, ou « Country medicine in the city marketplace : snakehandlers as itinerant healers », Renaissance studies, 15, 2001, p. 104-120. 3. Katharine Park, « The criminal and the saintly body: Autopsy and dissection in Renaissance Italy », in John J. MARTIN (ed.), The Renaissance. Italy and Abroad, Londres, Routledge, 2003, p. 224-252. Voir aussi Id., « The life of the corpse : division and dissection in Late medieval Europe », The Journal of the History of Medicine and allied Sciences, 50, 1995, p. 111-132. 4. « The Death of Isabella della Volpe: Four Eyewitness Accounts of a Postmortem Caesarean Section in 1545 », Bulletin of the history of medicine, 82, 2008, p. 169-187. 5. Voir « Relics of a Fertile Heart: The “Autopsy” of Clare of Montefalco », in A.L. McClanan, K. Rosoff Encarnación (eds), The Material Culture of Sex, Procreation, and Marriage in Premodern Europe, New York, Palgrave McMillan, 2001, p. 115-134. 6. Voir « Medicine and society in medieval Europe, 500-1500 », in A. WEAR (ed.), Medicine in society. Historical Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 59-90. 7. « Was there a Renaissance body? », in A. GRIECO, M. ROCKE & F. GIOFFREDI SUPERBI (eds), The Italian Renaissance in the twentieth century, Florence, Olschki, 2002, p. 321-336.

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8. L. Daston & K. Park, « The hermaphrodite and the orders of nature: sexual ambiguity in early modern France », in L. Fradenburg & C. Freccero (eds), Premodern Sexualities, Londres, Routledge, 1996, p. 117-136. 9. « Dissecting the Female Body: From Women’s Secrets to the Secrets of Nature », dans Crossing Boundaries. Attending to Early Modern Women, ed. J. Donawerth, A. Seeff, Newark- Londres, University of Delaware Press, 2000, p. 29-47. 10. Une œuvre du nom de De secretis mulierum, constituée de douze chapitres traitant d’embryologie, d’accouchement, de stérilité et d’allaitement, circula dans l’Occident latin à partir du XIIIe siècle. Elle fut longtemps attribuée à Albert le Grand, car elle utilise de nombreux extraits de son De animalibus mais elle aurait peut-être été composée par un de ses élèves, Henri de Saxe, ou en tout cas en Allemagne. Au XIVe siècle, un anonyme en donna une traduction rimée en moyen-néerlandais et le De Secretis mulierum fut aussi mis en moyen-anglais et en moyen-allemand en une traduction glosée due au médecin bavarois Johann Hartlieb, vers 1460-1468. L’œuvre fut adaptée en français au XVe sous le titre de Secrets des dames, avant 1454, date à laquelle un certain Étienne Beludet acheva de la copier dans le ms. Paris, BNF, fr. 19994. Elle se présente à la fois comme traduite du latin et interdite aux femmes : le titre complet en est « ce sont les secres des dames translates de latin en françois mes il sont defandus de reveler a fame par nostre sainct pere le pape sous peine d’escomuniement en la decretal ad meam doctrinam ». Voir entre autres M.H. Green, « From “Diseases of Women” to “Secrets of Women” : The Transformation of Gynecological Literature in the Later Middle Ages », Journal of Medieval and Early Modern Studies, 30/1, 2000, p. 5-39. 11. Danielle Jacquart, La médecine médiévale dans le cadre parisien, Paris, Fayard, 1998. 12. Voir par exemple la brève et efficace mise au point d’A. Paravicini Bagliani, « Démembrement et intégrité du corps au XIIIe siècle », Terrain, 18 : Le corps en morceaux, 1992, p. 26-32. 13. Monica H. Green, Making Women’s Medicine Masculine: The Rise of Male Authority in Pre-Modern Gynaecology, Oxford, Oxford University Press, 2008.

AUTEURS

LAURENCE MOULINIER-BROGI

Université de Lyon II

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Matthieu BRÉJON DE LAVERGNÉE, Histoire des Filles de la Charité (XVIIe- XVIIIe siècle) Paris, Fayard, 2011, 690 pages.

Bernard Hours

RÉFÉRENCE

Matthieu BRÉJON DE LAVERGNÉE, Histoire des Filles de la Charité (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Fayard, 2011, 690 pages.

1 Il n’existait encore aucune synthèse digne de ce nom sur l’une des congrégations féminines les plus importantes par le nombre et l’extension : à leur apogée dans les années 1960, les Filles de la Charité étaient 45 000 ; elles sont encore présentes aujourd’hui dans une centaine de pays. Ce volume se présente comme le premier d’une histoire qui fera l’objet d’un second tome couvrant la période contemporaine depuis la Révolution. Il concerne la France et accessoirement la Pologne, seul pays dans lequel la congrégation a essaimé avant le XIXe s. Cette étude fouillée fera référence pour longtemps, écrite dans un style limpide, appuyée sur une exploitation rigoureuse des archives ; elle est munie d’une solide bibliographie, d’un index et de notes abondantes, éclairée par de nombreuses cartes et par la publication de documents significatifs en annexe de chaque chapitre. Connu pour ses travaux sur la Société Saint-Vincent-de- Paul et le catholicisme social au XIXe s., l’auteur se montre parfaitement à l’aise dans la période moderne.

2 Pour tout historien d’un ordre religieux, la figure des fondateurs constitue un passage risqué en raison du poids de leur représentation mémorielle construite au fil des générations. M. Bréjon de Lavergnée s’est contenté de mettre l’accent soit sur des points négligés jusqu’à présent, soit sur les aspects qui permettent de mieux comprendre les origines de la Compagnie. À propos du bref passage de Vincent de Paul

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à Châtillon-sur-Chalaronne en 1617, paroisse rurale moins déshéritée que l’hagiographie ne l’a laissé entendre, il éclaire les circonstances de sa nomination étroitement liée à l’histoire de la jeune congrégation de l’Oratoire. Il met l’accent sur le rôle des gardes-malades associées à la confrérie de charité qu’il y fonda sur le modèle des confraternités romaines, et voit en elles la préfiguration des futures Filles de la Charité. De Louise de Marillac, il éclaire définitivement le « mystère » de ses origines illégitimes et montre bien l’impact de cette souffrance intime sur sa psychologie et sur sa vie spirituelle. Il retrace la lente maturation personnelle de la fondatrice depuis l’expérience libératrice de la Pentecôte 1623 dans l’église Saint-Nicolas des Champs jusqu’à l’établissement de la compagnie en 1633. 3 La compagnie est vraiment née de la rencontre entre Marguerite Nezot et Louise à qui Monsieur Vincent envoya cette « fille de paroisse ». Les dames des confréries paroissiales de charité organisées par les Lazaristes au cours de leurs missions rurales aussi bien qu’à Paris surmontaient avec peine la répugnance sociale que le service des pauvres malades leur inspirait. D’où l’idée de recruter des filles du peuple pour remplir cet office. On a souvent parlé du génie de Monsieur Vincent qui sut mettre sur pied – à rebours de l’esprit post-tridentin qui ne reconnaissait à la femme que deux positions sociales, le mariage ou le cloître – une congrégation non soumise à la clôture. L’auteur est plus précis : son génie consiste à avoir constitué les Filles de la Charité non pas en congrégation religieuse (même si dans la pratique elles y ressemblent en tous points), mais en confrérie, et d’avoir su maintenir l’ambiguïté une fois obtenue leur reconnaissance définitive par l’archevêque de Paris en 1655. Mais celle-ci ne valait que pour son diocèse puisqu’il s’agissait d’une confrérie. Contournée de manière tacite, la difficulté fut levée par Benoît XIV dont la constitution Quamvis justo (1749) admit le principe d’une autorité supérieure centrale s’exerçant sur des maisons réparties dans des diocèses différents. 4 Le gouvernement de la compagnie fait l’objet d’une analyse très fouillée. La supérieure élue applique les directives du supérieur général de la Mission à qui reviennent les décisions (élections, fondations, arrêt des comptes) et du directeur qui l’assiste et exerce une fonction de conseil. Jean Bonnet dont le supériorat au début du XVIIIe s. a été marqué par une importante clarification réglementaire, rappelait la nature de cette sujétion : celle d’une fille à son père. La supérieure type est une femme d’expérience, de trente ans de vocation, ayant exercé des responsabilités soit en paroisse soit en hôpital, et ayant appartenu au conseil qui assiste la supérieure dans son gouvernement. Une vingtaine de supérieures se succédèrent entre 1633 et 1790, et certaines d’entre elles, comme Mathurine Guérin à la fin du XVIIe s., ont marqué la vie de la compagnie. Le corps électoral se restreint : seules votent les sœurs de Paris et des environs, si bien qu’en raison de la multiplication des établissements, il passe de 34 % des sœurs en 1685 à 9 % en 1787, ce qui favorise sans doute les contestations de l’autorité durant la deuxième moitié du XVIIIe s. La centralisation se renforce autour de la maison mère de Paris, qui trouve son emplacement définitif en face de Saint-Lazare en 1641 et son extension définitive en 1692. Elle est à la fois un lieu de pouvoir, de formation (le « séminaire »), une maison de retraite pour les sœurs âgées et un centre majeur d’œuvres charitables. Les Filles de la Charité sont implantées soit dans des paroisses (60 % servent en ville) soit dans des hôpitaux dont la moitié sont implantés dans des villes petites ou moyennes. À côté des sœurs servantes qui sont les déléguées de la supérieure et exercent en son nom l’autorité, sont progressivement mises en place les

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visitatrices qui sillonnent leur province (14 en 1712, 20 en 1727) pour contrôler chaque communauté, aider à régler les problèmes et apaiser les tensions. 5 Plus de 500 fondations sont réalisées en France, dont 280 avant 1700, les années 1660-1700 étant les plus fécondes. Environ 420 établissements sont actifs en 1790 : plusieurs ont disparu au cours du siècle, notamment à la suite de la banqueroute de Law, mais il s’en crée presque 230 au cours de la même période, selon un rythme plus soutenu après 1750. Le régime des vœux se stabilise durant la seconde moitié du XVIIe s. : simples et annuels, prononcés au terme de cinq ans passés dans la compagnie, renouvelables chaque année le 25 mars par l’ensemble des sœurs. L’esprit de la compagnie est de privilégier « les bonnes filles de village », mais avec le temps et selon les régions, le recrutement s’ouvre aux élites populaires et s’urbanise. Après un ralentissement au cours des années 1695-1725, il redémarre et la seconde moitié du XVIIIe s. témoigne d’une belle vitalité. La compagnie n’est pas en crise en 1790 : 3 000 religieuses âgées de 41 ans en moyenne, dont le tiers n’a pas dépassé la trentaine. 6 Des évolutions ont eu lieu, donnant une image plus contrastée et plus complexe de la compagnie qu’un siècle auparavant. Les permanences spirituelles sont évidentes : c’est toujours le Christ que les sœurs sont invitées à servir dans le pauvre, la dévotion mariale est plus que jamais à l’honneur et c’est par mépris du monde que l’on est censée entrer dans la Compagnie. Les fondateurs sont toujours présents dans les mémoires, avec la béatification (1729) puis la canonisation (1737) de saint Vincent de Paul, avec le transfert de la dépouille de Louise de Marillac dans la chapelle de la maison mère (1755), mais celle-ci tend à s’effacer dans l’ombre du premier. Des préoccupations nouvelles se manifestent, repérables à travers les rappels à l’ordre de la supérieure. Le soin des malades semble faire négliger l’oraison : mais n’est-ce pas l’effet indirect de la médicalisation croissante des pauvres ? Une vision moins doloriste de la vocation se fait jour. Les circulaires des supérieures s’enrichissent de références scripturaires et les directeurs s’inquiètent de la circulation d’ouvrages qui ne sont d’ailleurs pas nécessairement des livres profanes. Ils entérinent les modifications d’un vêtement plus confortable, tout en condamnant la coquetterie. Mais l’évolution la plus profonde réside dans la représentation que les Filles de la Charité se font de leur fonction et dans celle que traduit la « gestion du personnel ». Les sœurs se spécialisent dans l’enseignement ou dans l’assistance aux pauvres malades ou âgés. Souvent elles demeurent d’abord une dizaine d’années dans un établissement où elles acquièrent expérience et compétence. Ensuite, mais ce n’est pas systématique, elles peuvent être affectées successivement à divers établissements de la même province. Arguant de leurs compétences, certaines revendiquent le droit d’exprimer un choix. La médicalisation croissante des hôpitaux, déchargés des mendiants par les nouveaux dépôts de mendicité, renforce les sœurs dans cette vision de leur fonction, d’autant que leurs compétences suscitent des rivalités avec certains métiers comme les apothicaires ou les chirurgiens. De même certains supérieurs doivent rappeler à l’ordre des sœurs qui, afin mieux se consacrer à leur « métier », sont tentées de recourir pour le reste à des domestiques salariées. 7 Ainsi, l’histoire des Filles de la Charité se situe à l’intersection de plusieurs champs. L’histoire religieuse ne bénéficie pas nécessairement des apports les plus neufs : c’est bien plutôt l’histoire des femmes qui est ici l’objet central, celle de leur difficile autonomisation sociale, de leur professionnalisation dans le cadre des progrès de la médicalisation et de l’enseignement populaire.

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AUTEURS

BERNARD HOURS

Université de Lyon II

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Laure CHALLANDES, L’âme a-t-elle un sexe ? Formes et paradoxes de la distinction sexuelle dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau Lieu édition Éditions Classiques Garnier (coll. « L’Europe des Lumières », 6), 2011, 292 pages.

Isabelle Brouard-Arends

RÉFÉRENCE

Laure CHALLANDES, L’âme a-t-elle un sexe ? Formes et paradoxes de la distinction sexuelle dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, Lieu édition Éditions Classiques Garnier (coll. « L’Europe des Lumières », 6), 2011, 292 pages.

1 L’auteur a pris le risque de traiter d’une question qui, aujourd’hui encore, fait polémique : celle du rapport qu’entretient le philosophe et romancier Jean-Jacques Rousseau avec la différence sexuelle. L’un des mérites de l’étude de Laure Challandes est d’argumenter, avec une grande précision, sur la nécessaire frontière qui existe entre les textes théoriques, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Du contrat social, Émile ou de l’éducation, entre autres, et les textes fictifs, parmi lesquels figurent La Nouvelle Héloïse, Narcisse, La Reine fantasque et Pygmalion. S’appuyant essentiellement sur La Nouvelle Héloïse, elle dissèque, le plus souvent avec une grande pertinence, les zones de fracture entre les positionnements théoriques sur la différence sexuelle, énoncés dans des textes philosophiques et par des personnages comme Julie, et la mise en fiction de situations et de comportements qui mettent à mal la distinction sexuelle, bouleversent la catégorisation homme/femme et ouvrent la fiction sur des formes élargies de différentiation.

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2 Le projet de L. Challandes est énoncé avec clarté : la démarche est plus poétique que philosophique, la minutie de l’analyse l’emporte sur le souci d’exhaustivité, ce dont le lecteur se félicite. En effet, l’attention portée à un texte en particulier, La Nouvelle Héloïse, mais quel texte ! se justifie par la plasticité qu’offre ce genre poétique, le roman, et la ressource qu’il a constituée pour nombre d’auteurs de l’époque et pour J.-J. Rousseau en particulier. Il suffit de lire l’Entretien sur les romans entre l’éditeur et un homme de lettres, publié après la Nouvelle Héloïse, pour se convaincre de l’espace de liberté qu’a représenté cette forme textuelle chez l’auteur. L. Challandes reprend, à bon escient, l’affirmation de Pierre Fauchery qui considère le roman comme « odyssée de la conscience sexuée ». L’écriture romanesque par sa plasticité offre un contrepoint au thème de la distinction des sexes et expose une image nouvelle de la représentation de l’identité sexuelle. Alors que dans la Lettre à d’Alembert, le motif de l’indistinction sexuelle est exprimé sous la forme de la condamnation parce qu’elle signe la dégénérescence de l’individu sexué, mâle et femelle, et, conséquemment, de toute la société, les variations apportées dans l’espace textuel romanesque nuancent de manière éloquente l’affirmation rousseauiste concernant la différence de nature entre l’homme et la femme. 3 L’ouvrage se compose de trois parties. La première partie intitulée « Principes et poétique de distinction sexuelle » pose l’énoncé rousseauiste comme fondamentalement marqueur de la différence. Sont mis en avant les concepts de la séparation, de l’espace (le dedans et le dehors), des comportements, des droits et des devoirs. L. Challandes met en évidence l’évolution vers une radicalisation du positionnement rousseauiste du Contrat social à la Lettre à d’Alembert. Julie, dans le roman, assure la fonction d’énonciatrice et déclare ces postulats comme légitimes dans l’organisation des rapports de sexe, en particulier dans la communauté de Clarens. Elle estime que la différence est de « nature », les physiques des hommes et des femmes la manifestant à l’évidence. À partir d’une observation factuelle, descriptive, se met en place une position normative qui ordonne la hiérarchisation des sexes. 4 La deuxième partie, la plus développée sous le titre « Ambiguïtés et poétique d’indistinction sexuelle », contient l’essentiel de l’argumentation de l’auteur et révèle l’originalité de sa pensée. Le principe de distinction est mis en péril par les caractéristiques des personnages. Claire est une « espèce de monstre », au fil de la narration, elle évolue vers une plasticité de plus en plus grande, se masculinise et constitue avec Julie un couple monosexuel tandis que Saint-Preux aspire à une féminité qui lui permettrait de se rapprocher, sans tabou, de Julie. L’auteur étudie avec un grand discernement les ambiguïtés des positionnements des personnages. Elle en conclut que les discours sur la distinction ne rendent pas compte de l’intégralité des représentations rousseauistes sur la question de l’identité sexuelle. Émile ou de l’éducation auquel L. Challandes recourt régulièrement, permet un contrepoint à l’étude de la Nouvelle Héloïse. La fiction propose une ouverture qui dépasse la rigidité des rôles sexuels pour expérimenter les variations identitaires. Il existe chez J.-J. Rousseau, l’homme et l’auteur, une exigence paradoxale entre une demande de lisibilité de l’identité sexuelle et une liberté dans l’attribution des identités affranchies de leurs caractères sexuels. Narcisse, La Reine fantasque et Pygmalion expérimentent l’indistinction sexuelle. Dans ces trois textes, l’identité homme / femme est une réalité floue, plastique. La physionomie est source de confusion dès lors que les personnages

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revêtent des habits qui modifient leur identité. L’auteur analyse finement dans ces trois œuvres les méandres de la variation vestimentaire, moteur de quiproquos équivoques. 5 La troisième partie, « Substitutions : la distinction dans l’indistinction », confirme les tensions inhérentes au rapport complexe de l’identité individuelle avec l’ordre classificatoire, dans le positionnement rousseauiste. Il semble que l’imaginaire ait ouvert la boite de Pandore. Je cite L. Challandes, p. 209 : « Lorsque Rousseau théorise sur les sexes, il prêche en faveur d’un ordre social où les individus seraient idéalement divisés en deux groupes sexuels complexes. […] Il y a donc une inadéquation entre le modèle théorique, qui résulte d’un effort analytique, et l’imaginaire, qui exploite toute la gamme des possibles de l’identité sexuelle ». De bonnes pages sont consacrées dans cette dernière partie à l’émergence d’un monde d’hommes après la mort de Julie, en relation avec la distribution des décès dont l’analyse montre qu’elle n’a rien d’aléatoire et répond à un principe implicite de distinction sexuelle. La mort de Julie amène Saint- Preux à prendre la place des père et mère. Elle a pour effet la diminution progressive des personnages féminins (Claire annonce elle-même sa disparition prochaine) et une émergence graduelle des hommes. L’analyse de L. Challandes est complétée par un index des noms propres, toujours utile, et une bibliographie dont la présentation pèche par son imprécision dans la dénomination et la délimitation des parties et leur ordonnancement. Cette restriction mise à part, la lecture de l’ouvrage est stimulante, ouvre des perspectives originales sur une question, celle de la différence des sexes, pourtant largement débattue concernant J.-J. Rousseau. La tension entre textes théoriques et fictifs, source de paroles multiples et parfois équivoques, révèle le rapport ambigu à la femme qui demeure, pour beaucoup, une ‘terra incognita’, au-delà de l’écrivain et philosophe Rousseau, dans ce siècle des Lumières.

AUTEURS

ISABELLE BROUARD-ARENDS

Université de Rennes II

Clio. Femmes, Genre, Histoire, 35 | 2012 243

Ana BARRETO, Mujeres que hicieron historia en el Paraguay Asunción, Servilibro (Coleccion La mujer paraguaya en el bicentenario), 2011, 392 pages.

Capucine Boidin

Clio. Femmes, Genre, Histoire, 35 | 2012 244

RÉFÉRENCE

Ana BARRETO, Mujeres que hicieron historia en el Paraguay, Asunción, Servilibro (Coleccion La mujer paraguaya en el bicentenario), 2011, 392 pages

1 L’ouvrage rassemble les notices biographiques de centaines de femmes paraguayennes des XIXe et XXe siècles, obtenues par une recherche bibliographique mais aussi dans les archives, par des enquêtes d’histoire orale et un travail avec les historiens autodidactes de nombreuses régions du pays. L’auteur souligne qu’elle n’a pas pu pour des raisons linguistiques avoir accès aux femmes immigrées (allemandes ou coréennes) et indigènes. La section Civile et Judiciaire et les Testaments des Archives Nationales d’Asunción font apparaître les noms et prénoms de ces femmes qui font appel à la justice, défendent leur honneur, sollicitent l’autorisation d’ouvrir un commerce, réclament des terres etc. Les notices sont bien écrites et destinées à un large public qui doute encore que les femmes soient pleinement des protagonistes historiques. On regrette que les archives transcrites soient non pas précisément référencées mais globalement renvoyées en fin d’ouvrage. Malgré tout, celui-ci a le mérite d’éclaircir l’histoire des mythes concernant certaines figures féminines centrales dans l’imaginaire national et de représenter la première tentative du genre pour le Paraguay. L’ouvrage est utile aux historiens du cône sud qui souhaiteraient entamer une comparaison avec le Paraguay. Dans la vague des publications liées au bicentenaire de l’indépendance nationale, Ana Barreto a aussi publié Elisa Alicia Lynch, Asunción, El Lector, 2011, Coleccion Protagonista, qui confronte la construction littéraire du personnage avec les sources existantes.

AUTEURS

CAPUCINE BOIDIN

IHEAL- Sorbonne Nouvelle Paris 3

Clio. Femmes, Genre, Histoire, 35 | 2012 245

Barbara POTTHAST, Madres, Obreras, Amantes, Protagonismo femenino en la historia de América latina Madrid, Iberoamericana-Vervuet, 2011, 394 pages.

Capucine Boidin

RÉFÉRENCE

Barbara POTTHAST, Madres, Obreras, Amantes, Protagonismo femenino en la historia de América latina, Madrid, Iberoamericana-Vervuet, 2011, 394 pages.

1 Traduction à l’espagnol de l’original allemand publié en 2003, l’ouvrage présente de manière à la fois synthétique et vivante une histoire des femmes et du genre en Amérique latine en se fondant sur une très ample bibliographie. Les premiers chapitres (Les femmes indigènes et la conquête ; la société coloniale ; le rôle des femmes dans l’économie ; la modernisation du XIXe siècle et les deux chapitres sur le XXe siècle) n’ont été repris qu’a la marge tandis que le dernier chapitre sur les représentations de la féminité et de la masculinité a fait l’objet de profonds remaniements. Extrêmement utile et bien mené également, l’essai bibliographique final a été actualisé (25 pages). Le livre est nourri par la longue trajectoire de l’auteure en histoire des femmes de l’Amérique latine. Spécialiste des XIXe et XXe siècles au Paraguay, en Argentine et les côtes caraïbes, l’auteur offre pour une fois une vision d’ensemble qui ne se restreint pas aux seuls empires précoloniaux (Aztèques, Incas), aux centres coloniaux (Mexique, Cuzco) ou aux seules puissances économiques contemporaines (Mexique, Brésil, Chili, Argentine) et qui inclut le XIXe siècle, jusqu’alors moins travaillé. Le chapitre sur le rôle économique des femmes est décliné pour toutes les catégories sociales et propose des études de cas pour différentes époques, tout en accueillant des montées en généralisation fondées sur les débats théoriques les plus récents. Le dernier chapitre synthétise les travaux sur les deux images stéréotypées de l’homme et de la femme « latino-américains », à savoir le machisme (valorisation excessive de la virilité, de la

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domination sur les femmes et les autres hommes) et le marianisme (hyper valorisation de la mère « pure », fidèle et qui se sacrifie pour ses enfants). Une des hypothèses de l’auteur est que « se représenter la supériorité morale du genre féminin s’appuie sur des conceptions mythiques religieuses provenant autant du christianisme que des religions indigènes et africaines. Toutes ont leurs racines dans le pouvoir féminin de donner la vie. (…) Vu que les mères facilitèrent le métissage et édifièrent les liens entre les cultures, elles devinrent les symboles des nouvelles sociétés latino-américaines et plus tard des États indépendants » (p. 359). En Amérique latine, les hommes suivraient leurs instincts tandis que les femmes les contrôleraient davantage. Ces représentations sont aujourd’hui mieux comprises dans leur diversité, suivant les histoires nationales, leurs complexités et leurs actuelles métamorphoses. Par exemple, les individus et mouvements politiques actuels s’appuient sur ces stéréotypes mais les subvertissent aussi. L’ouvrage, à la fois essai personnel et synthèse bibliographique, est accessible à un vaste public tout en étant très utile et pratique pour les étudiants et les enseignants universitaires.

AUTEURS

CAPUCINE BOIDIN

IHEAL- Sorbonne Nouvelle Paris 3

Clio. Femmes, Genre, Histoire, 35 | 2012 247

Christine FAURÉ (dir.), Nouvelle encyclopédie politique et historique des femmes Paris, Les Belles Lettres, 2010, 1216 p.

Siân Reynolds

RÉFÉRENCE

Christine FAURÉ (dir.), Nouvelle encyclopédie politique et historique des femmes, Paris, Les Belles Lettres, 2010, 1216 p.

1 La première édition de cet impressionnant ouvrage (885 pages) est parue en 1997 : Mathilde Dubesset en a fait le compte-rendu pour Clio (n° 7, 1998, p. 254-256). Sa réussite a provoqué des versions américaine et espagnole, et la nouvelle édition en a tenu compte pour réaliser une réactualisation profonde. Une nouvelle génération de chercheurs/ses et d’étudiant(e)s va donc découvrir ce recueil déjà très riche mais qui a été élargi et remis à jour.

2 Ne sous-estimons pas l’énorme travail qui consiste à remanier un ouvrage de référence : il s’agit non seulement d’étoffer les bibliographies – excellentes – mais de tenir compte des nouvelles études publiées depuis 1997. Certains chapitres ont été refaits, d’autres ajoutés. La version de 1997 avait comme sous-titre « Europe et Amérique du Nord ». La nouvelle édition comporte pour la première fois des chapitres sur le Mexique, le Brésil, sur certaines dictatures en Amérique du Sud, et sur la Pologne. Y ont contribué 46 auteur(e)s, soit une équipe internationale d’expert(e)s, mais à majorité française (une vingtaine). Comme l’écrit Christine Fauré dans sa préface, la collection « ne peut pas et ne veut pas embrasser la condition politique des femmes dans tous les pays » (p. 9) : c’est déjà un exploit que de produire dans un seul volume, très facile à manier d’ailleurs sur papier pelure d’oignon, tant de matière à réflexion.

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3 La belle photo en couverture de Gerda Taro, s’entraînant à manier des armes à Barcelone en 1936, indique suffisamment la problématique de la collection : « son style est analytique. Il se concentre sur l’exposé des problèmes révélés par des évènements et théories politiques » (C. Fauré, p. 9). Il s’agira surtout de la pensée politique en ce qui concerne les femmes, et plus concrètement de la participation des femmes à des mouvements ou à des évènements politiques, y compris les luttes féministes. 4 La structure du livre, très claire et plus ou moins chronologique, demeure inchangée : après un prospectus signé par la directrice de l’ensemble (on y reviendra), une première section (env. 100 p.) considère les débats sur les femmes et le pouvoir « au seuil de la modernité ». La deuxième partie, « L’Ère des révolutions » (470 pages), privilégie les révolutions surtout européennes depuis le XVIIe jusqu’au début du XXe siècle (URSS). La France s’y taille la part du lion, avec trois chapitres sur la Révolution de 1789, d’autres sur celles de 1848 et 1871, sur la philosophie des Lumières et sur les idées de Fourier. On devine que pour les étudiant(e)s en histoire, cette section sera beaucoup consultée, car elle offre un complément indispensable encore aujourd’hui aux récits traditionnels. La troisième partie, « Combats pour la démocratie » (545 p.) embrasse une liste impressionnante – un tantinet arbitraire, néanmoins – de pays européens ou américains (Portugal, Suisse, Canada entre autres). Il s’agit ici des luttes de toutes sortes, aux XXe et XXIe siècles, y compris sous le nazisme, le fascisme et dans la France de Vichy, pour terminer sur des synthèses inspirées par la mondialisation de nos jours. En analysant « la troisième vague féministe, religions et sécularisation des années 1990-2007 », Florence Rochefort évoque avec subtilité les actuels sujets à réflexion, à l’échelle du monde, y compris la question des femmes et l’Islam. Giovanna Procacci et Maria G. Rossilli décrivent « la construction de l’égalité dans les organisations internationales » – qu’elles jugent peu satisfaisante d’ailleurs... 5 Est-il besoin de dire que la conception du « politique » qui a présidé au choix des sujets et souvent à leur traitement est surtout « progressiste » ? Il est vrai que la collaboration des femmes à certains régimes conservateurs ou autoritaires est reconnue par les auteurs des chapitres en question, très au courant des recherches actuelles, mais la plupart du temps l’accent est mis sur les mouvements révolutionnaires ou de résistance à l’oppression. « Nous avons privilégié le tapage des révolutions » (p. 18). À condition d’accepter ce parti pris (assez près finalement du « Whig view of history » heuristique), la lectrice ou le lecteur pourra en fait très facilement s’orienter et choisir de s’informer amplement. 6 On peut cependant se demander si, en mettant l’accent sur la lutte pour le pouvoir, ou sur les obstacles imposés à la participation des femmes, on ne laisse pas un peu de côté les effets d’un chemin plus ouvert, ce qui est le cas dans beaucoup de pays. Odile Rudelle a raison de soulever un coin du tapis, à la fin de sa bonne synthèse sur le bilan des droits politiques des femmes européennes, en suggérant qu’en Scandinavie « l’expérience montre que la politique ne change pas de nature avec l’arrivée de femmes aux postes de décision » (p. 727). Mais elle intègre cette observation à une discussion sur les systèmes majoritaire ou proportionnel, ce qui nous ramène encore une fois à la recherche du pouvoir. À ce propos, curieuse de voir si on allait ou non parler de Margaret Thatcher, j’ai cherché en vain son nom dans l’index, pour le trouver précisément à la même page dans le chapitre d’O. Rudelle – sans hélas d’analyse. On aurait, par exemple, pu confronter son cas à l’expérience française de femmes ministres nommées par le pouvoir masculin sous la Ve république. La conquête du

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pouvoir plutôt que son exercice – problème de plus en plus actuel – continue d’occuper ici le devant de la scène. 7 À vrai dire, si l’on me permet cette observation, la Grande-Bretagne est un peu l’absente/présente de ce livre, comme c’est souvent le cas en France : évoquée à plusieurs reprises parce qu’incontournable (idées du XVIIIe siècle, lutte des « suffragettes » – mais pas des suffragistes, pourtant plus nombreuses –, féminisme des années 1970, ouvrages remarqués dans les bibliographies etc.), elle a la part belle au tournant d’une page, sans que son histoire soit confrontée directement, sauf dans l’unique chapitre dû à une historienne britannique (Ann Hughes, sur la révolution anglaise du XVIIe siècle).

8 Dans le même ordre d’idées, vu le caractère international de cet ouvrage, il est dommage que, dans son prospectus, Christine Fauré semble récidiver dans une polémique franco-française. On s’attendrait, pour la nouvelle édition, à une explication des modifications apportées au texte, à une reconnaissance du travail renouvelé de son équipe, et surtout à un tour d’horizon transnational évoquant, pour les nouveaux venus, le champ d’études à une échelle dépassant les divergences d’optique entre historien(ne)s françaises. Mathilde Dubesset (p. 255) regrettait déjà en 1998 « une manière péremptoire et expéditive […] de disqualifier la question des frontières entre espace privé et espace public » indiquant une « étroitesse de vue » chez la directrice de cette collection. Je dois répéter à mon tour qu’il ne sert pas à grand chose aujourd’hui de critiquer – cette fois nommément – l’Histoire de femmes en Occident parue dans les années 1990 ( !), pour ne pas avoir de chapitre sur l’esclavage, ou pour adhérer à une soi-disant « représentation consensuelle d’une histoire à petits bruits, où les grosses colères des révolutions avaient été oubliées. » En somme, en qualifiant plus ou moins de « voyeurisme » cette Histoire des femmes, pour avoir privilégié la vie privée, ce qui est la véritable bête noire de Christine Fauré. Pourtant, un des premiers slogans du mouvement féministe des années 1970 était « the personal is political ». Le pouvoir se trouve, comme le disait Michel Foucault, dans les interstices de toute vie humaine. Christine Fauré a sans doute raison d’accuser l’école des Annales d’un certain aveuglement, ou de déplorer – mais là encore il s’agissait de 1989 et la situation a bien changé – l’absence d’études sur les femmes pendant le bicentenaire de 1789. En revanche, elle a tort à mon sens de prétendre que les ouvrages sur l’histoire de la culture ou de la vie privée « [font] passer aux oubliettes les passions publiques ». Cela laisse rêveur lorsqu’on constate qu’un des débats qui a mobilisé récemment le plus de passions publiques, de part ou d’autre, portait sur la manière de s’habiller de certaines femmes. Si les études sur les femmes constituent une grande république mondiale sur le modèle de la république des lettres – ainsi qu’on peut le croire en lisant la plupart des communications dans ce livre admirable – il faudrait admettre qu’il faut de tout pour faire un monde. Depuis quarante ans, l’histoire des femmes, du genre et du féminisme est devenu un champ de réflexion énorme : difficile à contenir dans un seul livre, qu’il s’appelle ou non encyclopédie !

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AUTEURS

SIÂN REYNOLDS

Université de Stirling, Ecosse

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Francesca ALBERICO, Giuliana FRANCHINI, M. Eleonora LANDINI & Ennio PASSALIA (dir.), Identità e rappresentazioni di genere in Italia tra Otto e Novencento Gênes, Università degli studi di Genova, 2011, 212 pages

Alessandra Gissi

RÉFÉRENCE

Francesca ALBERICO, Giuliana FRANCHINI, M. Eleonora LANDINI & Ennio PASSALIA (dir.), Identità e rappresentazioni di genere in Italia tra Otto e Novencento, Gênes, Università degli studi di Genova, 2011, 212 pages

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’italien par Christiane KLAPISCH-ZUBER

1 Ce volume qui rassemble les actes d’un colloque tenu à Gênes en 2008 se présente comme un véritable kaléidoscope, une série articulée de fragments se proposant d’analyser, selon différentes perspectives, les identités et les représentations de genre dans l’Italie des XIXe et XXe siècles. Une telle problématique n’échappe pas à une tendance centrifuge en raison de l’extrême variété des thèmes abordés mais a le mérite d’exprimer la vitalité et l’originalité des études de genre en Italie.

2 Familles, migrations, identités masculines et féminines, homosexualité, expériences de guerre, cultures politiques sont placées sous la lentille du genre. Les sources sont

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hétérogènes et confirment la variété des approches dans le cadre de l’histoire du genre. Dans certains cas, les thèmes et les interprétations se situent dans une tradition désormais bien établie. Ainsi en va-t-il des séparations conjugales au début du XXe siècle abordées par Ennio Passalia, ou des identités de genre dans la production de mémoires sous la République sociale italienne étudiées par Francesca Alberico, ou encore des modèles féminins dans la presse néofasciste de l’après-guerre, objets de l’étude de M. Eleonora Landini, ou enfin de la prison et de l’imaginaire de genre dans les écrits d’Italiens internés en Allemagne après le 8 septembre 1943, thèmes abordés par Giuliana Franchini. À travers journaux intimes, mémoires et correspondances, G. Franchini analyse ce passage délicat de la condition de combattant à celle de prisonnier, marqué du reste par des violences et humiliations inouïes. C’est vers les années cinquante que se tournent Laura Rossi et Elisabetta Girotto qui enquêtent respectivement sur la passion politique et l’émancipation des militantes communistes, pour la première, et sur l’identité de genre et les rôles familiaux quant à la seconde. Maria Casalini, pour la même décennie, se réclame d’une « approche d’histoire politique centrée sur la catégorie du genre » dans un essai consacré aux familles communistes italiennes. Cet examen attentif d’une décennie aussi cruciale que négligée par l’historiographie italienne constitue certainement l’un des grands atouts du volume. 3 Les croisements sont parfois particulièrement féconds du point de vue épistémologique. Tel est le cas de la contribution d’Enrica Asquer qui repose sur des interviews dans les familles de classes moyennes résidant dans les années 1960 et 1970 à Milan, métropole productive et moderne, et à Cagliari, « chef-lieu administratif d’une périphérie méridionale dans la gêne ». À côté de sources plus traditionnelles, telles que lettres, journaux, écrits autobiographiques, témoignages oraux et matériel audiovisuel, des documentations plus inhabituelles sont passées au crible. Maya De Leo, fidèle à une approche d’histoire culturelle, étudie la littérature pornographique plus ou moins clandestine qui contribua autant que la littérature médicale à construire à la fin du XIXe siècle des « types » et des « stéréotypes » dotés d’un « pouvoir de définition structurant » sur tout l’éventail des liens masculins et féminins. 4 La réévaluation de sources aussi complexes, riches et problématiques que les fiches cliniques est au cœur du dense essai méthodologique de Vinzia Fiorino, l’une des contributions les plus stimulantes du volume. La « fiche » est une source « rarement étudiée par l’historiographie italienne » (p. 51) ; loin d’être la simple amplification du savoir psychiatrique, elle représente, selon l’auteure, « un mélange d’éléments- miroir ». Pour V. Fiorino, la « maladie mentale » est plutôt « un système complexe de signes et de traces culturelles à l’apparition et à la manifestation desquels concourent différents éléments culturels : les codes psychiatriques en font assurément partie, ainsi que les codes formels du droit, mais aussi des codes plus étroitement liés aux structures culturelles les plus durables et les mieux enracinées » (p. 56). V. Fiorino met l’accent sur l’importante question de l’historicité de la maladie mentale qui déborde l’histoire des savoirs médicaux et concerne « les savoirs populaires, les expressions culturelles de la douleur, les usages du corps, les formes de l’imaginaire, les expériences des individus et leurs vécus » (p. 57-58). C’est pourquoi, à en croire l’auteure, l’attention portée au genre en tant que construction culturelle produite par la réitération d’actions effectuées dans le temps et de gestes accomplis par des corps qui créent ainsi des identités sexuées, nous invite à penser le savoir psychiatrique comme un lieu important de la codification et de la diffusion des modèles sexués traditionnels, tout en suggérant

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des articulations plus complexes que la recherche devrait enfin prendre en compte. Les fiches cliniques sont également au centre de l’article de Francesca Arena qui, de façon sans doute plus traditionnelle, traite des Italiennes immigrées en France et internées dans l’asile d’aliénés de Marseille au début du XXe siècle. Deux thèmes d’importance s’y croisent : le complexe rapport entre folie et migration et l’histoire de la « folie puerpérale », dont les quatre femmes dont il est ici question sembleraient affectées. 5 C’est à nouveau la source – 224 compositions à forte tonalité autobiographique rédigées par des étudiants âgés de 13 à 35 ans pour l’obtention du brevet – qui constitue l’originalité spécifique de la contribution que Paola Barcella consacre à la représentation du conflit dans les écrits d’Italiens, hommes et femmes, émigrés en Suisse dans les années 1970. Pour finir, Anna Scattigno qui assume la difficile tâche de revenir sur le rapport complexe et fécond entre genre et recherche historique, conclut le volume en soulignant les hybridations, les ruptures épistémologiques, l’altérité, la multiplicité, les déplacements de perspective qui ont permis de sortir des oppositions binaires (centre/périphérie, colonisés/colonisateurs, nature/culture, public/privé) et de faire émerger une gendered world history.

AUTEURS

ALESSANDRA GISSI

Università degli studi di Napoli “L`Orientale”

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« Femmes en guerres » Sextant, Revue du groupe interdisciplinaire d’études sur les femmes et le genre, numéro coordonné par Sophie MILQUET & Madeleine FRÉDÉRIC, Université de Bruxelles, n° 28, 2011, 118 pages.

Yannick Ripa

RÉFÉRENCE

« Femmes en guerres », Sextant, Revue du groupe interdisciplinaire d’études sur les femmes et le genre, numéro coordonné par Sophie MILQUET & Madeleine FRÉDÉRIC, Université de Bruxelles, n° 28, 2011, 118 pages.

1 C’est une « lecture du fait guerrier selon le prisme du genre » (Sophie Milquet) que propose Sextant, revue bruxelloise du Groupe interdisciplinaire d’études sur les femmes et le genre. Elle s’inscrit ainsi dans l’une des plus riches problématiques de ces dernières années, dont rend compte la contribution de Luc Capdevila qui ouvre ce numéro. Il y souligne l’ambivalence de la guerre, à la fois lieu par excellence de la domination masculine, qui conduirait sur la longue durée à « consolider la différence entre les sexes », et « temps des possibles » propice à « une dynamique de rapprochement des conditions masculines et féminines », par « la transgression des assignations de sexe ».

2 On s’attendait dès lors à voir ce questionnement interpeller des conflits de nature différente, ce que le titre posait d’emblée ; or, dans les contributions suivantes – à l’exception de celle de Michèle Touret sur « Louis Guilloux et les Libérateurs dans O.K. Joe ! » et celle, brève et historiographique, de Justine Feyereisen sur « Les identités de genre en guerre » –, les articles portent uniquement sur la guerre civile espagnole, limitant la réflexion à un type de conflit, dont l’une des spécificités est d’emblée de mobiliser l’ensemble du corps social, de brouiller les lignes de partage civil/militaire, front/arrière, patrie/agresseur étranger. La nationalisation du corps des femmes, bien repérée par les historiens dans les guerres inter étatiques, n’est pourtant pas absente dans ce conflit interne, ce qui conduit Maud Joly, qui a achevé une brillante thèse sur ce sujet, à s’attarder sur la « singularité et la signifiance de la corporéité de la guerre

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d’Espagne ». Tontes, purges, viols font partie intégrante de la stratégie guerrière des nationalistes. Ces violences sexuelles qui façonneront la mémoire féminine de la guerre sont autant réelles que symboliques ; la lecture sexuée du conflit n’est possible, affirme l’historienne, que parce qu’il est une guerre totale, celle-ci est donc nécessairement genrée. Telle est bien la dimension qui traverse les récits de guerre des républicaines dont la littérature se fait aussi l’écho, comme le prouve l’analyse que donne Sophie Milquet de l’œuvre d’Agustin Gomez-Arcos. Elle démontre la centralité du corps des vaincues comme « un des vecteurs privilégiés » et de l’expérience féminine de la guerre et de la construction identitaire. 3 L’article de Dolores Martin Moruno sur l’hygiène sexuelle durant la guerre civile espagnole vient confirmer le parti pris des auteur-e-s, qui, au fil des pages, perturbe, voire fausse, l’inscription du genre dans cette guerre : en effet, seule l’expérience des républicaines est envisagée, qu’elle soit négative – comme nous venons de le voir – ou positive – le conflit comme facteur d’émancipation féminine et de développement du féminisme, thèse au demeurant fort discutable, car bien oublieuse du passé des Modernas, ces intellectuelles des années 20, et de celui de Maria Lejarraga qui n’a pas attendu la guerre et ses soixante ans pour avoir une conscience politique et féministe. Si son engagement est bien connu des historiens espagnols, Allison Taillot s’étonne du peu d’attention portée à la mission d’attachée culturelle de la République espagnole confiée, en plein conflit, à cette écrivaine qui longtemps écrivit sous le nom de son mari, Martinez Sierra. L’auteure voit dans ce silence historiographique un refus de considérer l’action de cette théoricienne du féminisme autrement que comme l’expression d’un altruisme. 4 La focalisation sur les républicaines conduit à une dommageable confusion entre cette catégorie d’Espagnoles, elle-même nullement homogène, et la population féminine dont une partie est, de surcroît, constituée de femmes nationalistes. Ce numéro n’en demeure pas moins d’un riche apport, notamment en posant le problème générationnel de la mémoire au féminin étroitement articulée avec les trois phases de l’histoire contemporaine espagnole (le franquisme, la transition, la démocratie). La post- mémoire, admirablement romancée par Almudena Grandes dans El Corazon helado [Le cœur glacé], ressuscite aussi les souvenirs nationalistes. Si ce retard se comprend à l’aune de l’enjeu national de la réconciliation, on est conduit à se demander pourquoi ce délai de cicatrisation semble s’être imposé en Belgique comme en France où des décennies durant les éditeurs ont bloqué les publications historiques sur ce thème. Aussi ne peut-on reprocher aux chercheuses actuelles d’ignorer les travaux antérieurs, juste déplorer cette perte de temps et s’interroger sur son sens historique.

AUTEUR

YANNICK RIPA

Université Paris 8

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Anne-Marie WIMMER, Code : Mado, Enquête. Mais qui donc est Laure Diebold-Mutschler ? Enquête, photos et documents inédits préface de Vladimir Trouplin, Strasbourg, Ponte Vecchio éditions, 2011, 261 pages

Marie-Josèphe Bonnet

RÉFÉRENCE

Anne-Marie WIMMER, Code : Mado, Enquête. Mais qui donc est Laure Diebold-Mutschler ? Enquête, photos et documents inédits, préface de Vladimir Trouplin, Strasbourg, Ponte Vecchio éditions, 2011, 261 pages

1 Comme l’indique le sous-titre, ce livre n’est pas une biographie, mais une enquête sur la disparition dans la mémoire collective d’une grande résistante, une des six femmes Compagnons de la Libération, Laure Diebold-Mutschler. Engagée dès 1940 dans la Résistance, à l’âge de vingt-cinq ans, elle est notamment agent de liaison du réseau Mithridate avant d’entrer à Lyon dans les Forces Françaises libres et de devenir la secrétaire de . Elle sera arrêtée le 24 septembre 1943 à Paris, au bureau du Secrétariat de la Délégation générale avec huit autres personnes, dont son mari, déportée en Allemagne d’où elle rentrera ainsi que son mari en 1945.

2 Anne-Marie Wimmer l’a découverte en faisant une enquête sur sa ville natale de Erstein, en , où elle sont nées toutes les deux. En reconstituant sa vie et au fur et à mesure de l’enquête, Anne-Marie Wimmer découvre que la petite résistante « Mado » qu’évoque incidemment dans son livre Alias Caracalla, eut à Lyon, un rôle bien plus important qu’il ne le dit. Engagée officiellement dans le réseau Délégation Générale dès le 1er septembre 1942 en qualité de secrétaire-dactylo de Jean Moulin,

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dépositaire de tous les secrets puisque c’était elle qui codait, décodait et tapait à la machine les courriers que « Rex » transmettait au BCRA de Londres, elle était donc un élément clé de l’action de Moulin dans la réunification de la Résistance. Elle sera d’ailleurs nommée Compagnon de la Libération dès le 20 novembre 1944, alors qu’elle était toujours déportée au Kommando de Taucha, près de Leipzig. 3 Ce livre passionné et vagabond s’interroge sur les causes d’une occultation incompréhensible, au regard des états de service de Laure Diebold-Mutschler. Pourquoi n’a t-elle pas intéressé les historiens ? Pourquoi Cordier minore-t-il son rôle ? Pourquoi n’a-t-elle rien écrit à son retour de déportation et, finalement, qui avait intérêt à occulter son rôle ? Les circonstances de son arrestation n’ont pas vraiment été élucidées et il est probable que tout n’a pas été dit sur ce qu’on appelle « l’affaire du 129 rue de la Pompe », à commencer par Cordier lui-même qui termine Alias Caracalla sur l’arrestation de Moulin en juin 1943. Il ne parle pas de ce qu’il a fait après. Si cette enquête nous laisse sur notre faim, ne doutons pas qu’Anne-Marie Wimmer va poursuivre ses recherches sur une résistante dont le rôle fut si important et qui peut beaucoup nous apprendre sur l’engagement des femmes dans la France combattante et leur participation aux plus hautes instances de la Résistance.

AUTEURS

MARIE-JOSÈPHE BONNET

Historienne, écrivaine

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Clio a reçu

Clio. Femmes, Genre, Histoire, 35 | 2012 259

Clio a reçu

ARENAL. REVISTA DE HISTORIA DE LAS MUJERES, Rosa Cid (dir.) « Mujeres, viajeras, peregrinas, aventureras, estudiosas y turistas », 17/1, avril-juin 2010.

ARENAL. REVISTA DE HISTORIA DE LAS MUJERES, Pilar Ballarín Domingo (dir.) « Cien años sin pemiso : las mujeres en la universidad española », 17/2, juillet-décembre 2010. ARMANET Elisabeth, Le ferment et la grâce. Une ethnographie du sacré chez les Druzes d’Israël, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2011, 363 p. BASCH Françoise, Iliona, ma mère et moi. Une famille juive sous l’Occupation 1940-1944, Donneparie-Dontilly, éditions iXe, 2011, 128 p. BECQUET Hélène, Marie-Thérèse de France. L’orpheline du Temple, Paris, Perrin, 414 p.

BELLAVITIS Anna & Nicole E DELMAN, Genre, femmes, histoire en Europe, Paris, Presses universitaires de Paris Ouest, 2011, 408 p., coll. « Genre et société ». BERASATEGUI Maiaien, La comtesse de Ségur. Ou l’art discret de la subversion, Rennes, Presses universitaire de Rennes, 2011, coll. « Mnémosyne », 222 p. BOEHRINGER Sandra & Violaine SEBILLOTTE CUCHET (dir.), Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine. Le genre : méthode et documents, Paris, Armand Colin, 2011, coll. « Cursus », 192 p. BOSQUET Marie-Françoise & Chantal MEURE (dir.), Le féminin en Orient et en Occident, du Moyen Âge à nos jours : mythes et réalités, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « L’école du genre », 2011, 436 p. BRANCHE Raphaelle & Fabrice VIRGILI (dir.), Viols en temps de guerre, Paris, Payot, 2011, 270 p. BRET Patrice & Brigitte VAN TIGGELEN (dir.), Madame d’Arconville. Une femme de lettres et de sciences au siècle des Lumières, Paris, Hermann, 2011. CHABROL GAGNE Nelly, Filles d’album, Le Puy-en-Velay, L’Atelier du poisson soluble, 2011, 238 p. DAVIE Neil (dir.), L’évolution de la condition féminine en Grande-Bretagne à travers les textes juridiques fondamentaux, Paris, ENS Éditions, 221 p.

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FEND Mechthild, Les limites de la masculinité. L’androgyne dans l’art et la théorie de l’art en France (1750-1830), Paris, La Découverte/INHA/Centre allemand d’histoire de l’art, 2011, 312 p. FOURNIER Éric, La « belle Juive » d’Ivanhoé à la Shoah, Paris, Champ Vallon, 2012, 392 p.

GEORGES Jocelyne, Les féministes de la CGT. Histoire du magazine Antoinette (1955-1989), Paris, Editions Delga, 2011, 236 p. GUERENA Jean-Louis, Un infierno español. Un ensayo de bibliografía de publicaciones eróticas españolas clandestinas (1812-1939), Madrid, Libris, 2011, 382 p. GUTERMANN-JACQUET Deborah, Les équivoques du genre. Devenir homme et femme à l’âge romantique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, 374 p. HAJJAT Abdellali, Les frontières de l’identité nationale. L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte, 2012, 337 p. HENNQUIN-LECOMTE Laure, Le patriciat strasbourgeois (1789-1830). Destins croisés et voix intimes, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2011, 397 p. HUSSEIN Suzanne Taha, Avec toi. De la France à l’Égypte : « un extraordinaire amour » Suzanne et Taha Hussein (1915-1973), Paris, Cerf, 2011, 376 p. L’Homme. Europaïsche Zeitschrift für Feministiche Geschichtswissenschaft, 22/1, 2011 „ Mitgift“, 192 p. LEFORT Geneviève, L’éducation des mères, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 290 p. MANSKER Andrea, Sex, Honor and Citizenship in Early Third Republic France, Houndsmill, Palgrave Macmillan, 2011, 310 p. PARESYS Isabelle & Natacha COQUERY (dir.), Se vêtir à la cour en Europe, 1400-1815, coll. « Histoire de l’Europe du Nord-Ouest », Centre de Gestion de l’édition Scientifique, Université Charles-de-Gaulle–Lille 3, 2011, 350 p. POTTHAS Barbara, Madres, Obreras Amantes. Protagonismo femenino en la historia de América latina, Madrid, Iberoamericana, 2011, 394 p. PRESCENDI Francesca & Agnès A. NAGY (dir.) avec la collaboration de Marc Koakowski & Aurore Schwab, Victimes au féminin, Genève, éditeur Georg, 2011, 302 p. RAPPORT de la Sénatrice Michèle ANDRÉ, Égalité des femmes et des hommes dans le sport. Comme dans le marathon, ce sont les derniers mètres les plus difficiles, rapport n° 650 de la Délégation aux Droits des femmes et à l’égalité des chances, 2010-2011. Sextant. Revue du groupe interdisciplinaire d’études sur les femmes et le genre, Muriel ANDRIN & Stéphanie LORIAUX (coord.), « Pratiques de l’intime », 29, 2012.

SONNET Martine, L’éducation des filles au temps des Lumières, 2 e édition, Les éditions du Cerf, CNRS Éditions, 2011, 356 p. Volume ! La revue des musiques populaires, Malek BOUYAHIA, Franck FREITAS & Karima RAMDANI (coord.), « Sex sells, Blackness too ? Stylisation des rapports de domination dans les cultures populaires et postcoloniales », Éditions Mélanie Seteun, 8/2, 2011.

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