Annales historiques de la Révolution française

323 | janvier-mars 2001 Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/192 DOI : 10.4000/ahrf.192 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2001 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 323 | janvier-mars 2001 [En ligne], mis en ligne le 06 avril 2004, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/192 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/ahrf.192

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SOMMAIRE

Articles

Des sujets aux citoyens, une analyse des projets electoraux avant les cortes de cadix, 1808-1810 Richard Hocquellet

L’attitude des rois de prusse a l’égard des émigrés français durant la Révolution Thomas Höpel

Aristocrate malgré lui, ou les mésaventures d’un père d’émigré (1792-1805) Frédérique Pitou

« Qui nous protegera de la garde nationale ? » : Le conflit ruralo-urbain dans le departement de l’aube Jeff Horn

Robespierre et la liberté des noirs en l’an II d’après les archives des comités et les papiers de la commission Courtois Jean-Daniel Piquet

Thèses

Une révolution à l’œuvre : le faubourg Saint-Marcel (1789-1794) Exposé de soutenance de thèse d’État Haim Burstin

Travaux soutenus

Liste des travaux soutenus portant sur la période révolutionnaire (vers 1750-vers 1830) Années universitaires 1996-2000

Nécrologie

Aglaïa i. Hartig (1941-1999) Florence Gauthier

Comptes rendus

La pensée politique de Jacques‑René Hébert (1790‑1794). Jacques Guilhaumou

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L’Allier en Révolution. Sur les pas de Joseph Fouché, représentant en mission. Michel Biard

La politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire (1789-1794). Claude Mazauric

La Constitution de l’an III: Boissy d’Anglas et la naissance du libéralisme constitutionnel Jean-Pierre Gross

Les Lumières Annie Duprat

Mémorable Marmontel, 1799‑1999 Lise Andries

La vie prodigieuse de Bernard-François Balssa (père d’Honoré de Balzac) Annie Duprat

Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards Michel Biard

Il patriota e il vaudeville. Teatro, pubblico e potere nella Parigi della Rivoluzione. Michel Biard

Des beautés plus hardies… Le théâtre allemand dans la de l’Ancien Régime (1750-1789). Michel Biard

Friedrich II. König von Preußen, Totengespräch zwischen Madame de Pompadour und der Jungfrau Maria Jean Delinière

Olympes de Gouges. Die Rechte der Frau. 1791 Marita Gilli

Andreas Riem. Ein Europäer aus der Pfalz. Schriften der Siebenpfeifer‑Stiftung Jean Delinière

Journal de voyage à Paris (1788-1791), suivi du Journal politique (1793) et de la Correspondance diplomatique (1793) Raymonde Monnier

Idéologie: Zur Rolle von Kategorisierungen im Wissenschaftsprozess Jacques Guilhaumou

The French Emigrés in Europe and the struggle against Revolution, 1789-1814 Jean-Paul Bertaud

La presse régionale, XIXe-XXe siècles Jean-Paul Bertaud

Les Drômois sous Napoléon, 1800-1815 Jean-Paul Bertaud

Autour du Consulat et de l’Empire Jean-Paul Bertaud

La conscription en débat ou le triple apprentissage de la nation, de la citoyenneté, de la République (1789-1889). Xavier Boniface

Auvergnats malgré eux. Prisonniers de guerre et déserteurs étrangers dans le Puy-de-Dôme pendant la Révolution française (1794-1796) Annie Crépin

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Napoléon de la mythologie à l’histoire Annie Crépin

Révolte à Caen 1812. Guy Lemarchand

La police secrète du Premier Empire Bernard Gainot

L’identité politique de Lyon. Entre violences collectives et mémoire des élites (1786-1905) Bernard Gainot

Les républiques-sœurs sous le regard de la Grande nation (1795‑1803). De l’Italie aux portes de l’Empire ottoman, l’impact du modèle républicain français Claude Mazauric

Il triennio rivoluzionario visto dalla Francia 1796‑1799 Vittorio Criscuolo

La Repubblica napoletana del Novantanove. Memoria e mito. Michèle Benaiteau

Marc‑Antoine Jullien de Paris (1789‑1848). Une biographie politique. Michèle Benaiteau

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Articles

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Des sujets aux citoyens, une analyse des projets electoraux avant les cortes de cadix, 1808-1810

Richard Hocquellet

1 Suite aux abdications de la famille royale en faveur de Napoléon en mai1808, les Espagnols qui luttent contre les Français doivent s’organiser politiquement pour exister en tant que pouvoir réel face au gouvernement de Joseph Bonaparte. La solution à la disparition de ce que les patriotes considéraient comme le pouvoir légitime, ne s’impose pas de suite. On passe par des tentatives dont les juntes suprêmes provinciales, puis la Junte centrale et le Conseil de régence sont les étapes. Elles provoquent de multiples réflexions sur le type de pouvoir qu’exercent de fait les patriotes et sur leur mode de représentation. Elles aboutissent finalement à la réunion d’une Assemblée constitutante, les Cortes de Cadix, en septembre 1810.

2 Si la nécessité de les réunir n’a pratiquement pas été remise en cause, la manière de les convoquer a donné lieu à un des débats les plus riches de la période. La toile de fond événementielle est occupée par la guerre contre les armées napoléoniennes qui soutiennent le projet impérial de faire de l’Espagne un État vassal. Dès juin 1808, Napoléon a doté la Monarchie catholique d’une constitution qui établit la séparation des pouvoirs, le pouvoir législatif revenant à des Cortes refondées. Les patriotes qui refusent la solution imposée par la France à la crise du régime ne se battent pas pour autant pour la permanence d’un système qui vient de prouver sa faillite. Le déroulement du soulèvement patriotique dans les provinces libres de troupes impériales entre la fin du mois de mai et le début de celui de juin 1808 provoque une rupture majeure dans les relations qu’entretiennent les Espagnols avec le pouvoir. En décidant la révolte vis-à-vis du gouvernement légal de Madrid contrôlé par Murat au nom de la défense du souverain légitime Ferdinand VII, les patriotes font valoir un fondement différent du pouvoir qui se traduit par l’institution des juntes suprêmes (au sens de souveraines). Ces organes de gouvernement locaux, qui s’entendent au mois de septembre 1808 pour mettre en place la Junte centrale, revendiquent leur autorité au nom de principes qui bouleversent les bases de la monarchie bourbonienne le « vœu de

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la nation plutôt que le fait du prince1. À partir de là, un processus s’engage de mutations profondes dans l’ordre du politique durant les premières années de la Guerre d’Indépendance espagnole.

3 C’est à travers l’étude des projets électoraux parus en préparation de cette convocation que je me propose de les analyser.

4 L’intérêt de ces textes par rapport à l’ensemble du discours patriotique réside dans le fait qu’ils révèlent un effort de cohérence dans la pensée du politique. En mettant au point des systèmes électoraux, les auteurs s’obligent à transposer dans la pratique des théories. Inversement, l’analyse de ces projets renseigne sur la réalité et la validité des idées énoncées ainsi que leurs implications concrètes. Prendre les élections comme objet historique nous amène à être plus attentifs aux modalités de l’action politique2.

5 Pour la période comprise entre juillet 1808 et septembre 1810, j’ai pu rassembler 66 textes contenant des projets électoraux. La plupart proviennent de la consultation nationale (consulta al pais) lancée par la Junte centrale suite au décret du 22 mai 1809 annonçant la prochaine convocation des Cortes. Ils ont la forme de rapports envoyés à la Commission de rédaction et d’ordonnancement3 chargée de les distribuer aux différentes commissions préparatoires aux Cortes (28 dictamenes oficiales et 11mémoires individuels(4)). D’autres sont des mémoires de particuliers, au nombre de 6, commandés par la junte de Catalogne et devant servir de base à l’élaboration de son rapport5. Par ailleurs, le recensement des textes patriotiques politiques fait apparaître des écrits traitant de ces mêmes thèmes. Ils sont soit anonymes [10], soit signés [11], publiés en feuillets ou dans la presse et correspondent à des prises de positions spontanées dans le débat du moment6.

6 La distribution chronologique de ces textes entre l’été 1808 et l’automne 1810 n’est pas égale. Elle s’aligne sur la chronologie des étapes de la vie politique de l’Espagne comme nous pouvons le voir sur le graphique suivant:

7 Trois moments bien isolés sont repérables. Ils nous aident à saisir la motivation des auteurs et à définir leur problématique.

8 Le premier moment se situe en juillet, août et septembre 1808, cet été du soulèvement patriotique où, après la formation des juntes suprêmes qui reprennent en main l’autorité dans les provinces et se chargent d’organiser la lutte, les patriotes cherchent à établir un pouvoir central représentant tout autant celui du roi absent que l’idéal patriotique. Certains des textes écrits à ce sujet vont aller plus loin que l’organisation d’un gouvernement de circonstance et proposer une refonte du système politique, seul moyen d’assurer légitimité et stabilité à ce nouveau pouvoir.

9 Les mois qui suivent voient disparaître ce genre d’écrits. La Junte centrale a été reconnue par les provinces patriotes. La relance du débat commence au début de l’été 1809 à l’initiative de la Junte centrale, suite à son décret du 22 mai 1809 qui assure les

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Espagnols de la prochaine réunion des Cortes. C’est le moment de la consultation nationale dont les premières réponses arrivent en juillet. Elles vont s’étaler jusqu’en décembre et constituer un ensemble de réflexions sur la monarchie espagnole sans précédent.

10 Le troisième moment correspond aux quelques mois qui précèdent l’ouverture des Cortes. Suite à l’invasion de Séville par les troupes napoléoniennes en janvier 1810, le gouvernement central s’est replié à Cadix. Dans les derniers réduits de l’Espagne patriote des auteurs vont faire publier des textes qui se présentent comme des bases de discussion pour les futures Cortes, comme des projets dont pourraient s’inspirer les députés.

11 Au-delà de la diversité des manières d’exposer les idées, l’ensemble de ces textes peut s’étudier comme un système articulé autour de quelques questions essentielles. J’en retiendrai plus particulièrement deux : d’une part celle de la définition du corps politique et d’autre part celle de sa participation à l’action politique dont la première modalité correspond au droit d’élire. La vision du corps politique, nouvelles approches de la nation 12 Définir ou redéfinir le corps politique revient à poser la question de la nation, sa composition et les liens qui permettent d’inclure ses membres dans l’ordre politique.

13 Tout d’abord voyons comment le discours sur la nation énonce une nouvelle vision du corps politique La maison commune, la métaphore familiale du corps politique 14 Le grand élan du soulèvement de mai et juin 1808 s’est produit grâce au mouvement populaire. Le rôle joué par le peuple (bajo pueblo, plebe) dans la résistance à l’occupation française a été une des composantes du patriotisme espagnol. Le discours s’en est fait l’écho dès ses premières productions. Parallèlement le soulèvement fut reconnu unanime dans toutes les provinces. Les patriotes en tirent deux conclusions immédiates. Premièrement le peuple ayant montré l’exemple il doit être considéré non plus comme la partie la plus basse de la population (bajo pueblo) mais comme la partie la plus nombreuse de la population (el Pueblo español). Les expressions employées à l’époque sont étonnantes en regard de ce qu’était la monarchie espagnole quelques semaines plus tôt : « Ce bas peuple qui est la partie constitutive des États et le dépositaire le plus sûr de nos anciennes vertus publiques.» 7

15 La deuxième conclusion prend en compte cet aspect et le met en parallèle avec la reconnaissance de l’identité patriotique dans toutes les provinces. Chaque province s’est d’abord soulevée isolément, autour de sa capitale. Les nouvelles du soulèvement de toutes les provinces non occupées par les Français font prendre conscience qu’il existe une communauté de sentiments et une équivalence du mouvement. « Il n’y a plus maintenant en Espagne des Estrémègnes, des Andalous, des Valenciens, des Aragonais ni d’autres provinces, il n’y a seulement que des Espagnols et à ce grand corps politique une seule âme donne vie.» 8

16 Nous pouvons observer un glissement dans la représentation politique du peuple : les patriotes s’identifient à l’ensemble du peuple pour aboutir à une nouvelle équation le peuple=la nation au sens d’une communauté constituée autour d’un même intérêt politique9.

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17 Le poète Manuel Quintana, futur animateur des libéraux à la Junte centrale, explicite ce glissement dans les premiers numéros du Semanario patriótico. Il en arrive à la conclusion que le mouvement qui s’est opéré en Espagne depuis le soulèvement revient à « fonder une patrie » car les Espagnols sont devenus des « frères d’armes ». Il s’agit là d’une patrie-fratrie selon une métaphore familiale qui renvoie à une vision traditionnelle de la communauté. La métaphore se retrouve aussi dans la manière de considérer la place du roi : si les Espagnols sont tous frères, ils ont le même père : le roi Ferdinand VII ; ce qui leur fait dire, suite à son abdication forcée qu’ils sont des « orphelins ». Dans la logique de cette vision de la nation espagnole, les patriotes précisent que personne, aucune catégorie, ne peut prétendre incarner à elle seule la nation.

18 Les deux fondements de la nation moderne se retrouvent dans le mouvement patriotique le droit des peuples et le principe des nationalités10. En refusant les abdications, les Espagnols revendiquent le droit de prendre en main leur destin et en luttant contre l’occupant français, ils s’appuient sur une identité nationale déjà définie dans le champ culturel et historique11. La nation à l’épreuve du politique 19 Pour l’instant, j’ai pu me permettre de ne pas prendre en considération les différentes acceptions des termes peuple, nation, patrie car les auteurs eux-mêmes finissent par les interchanger. Mais, quand il va s’agir d’aborder les conséquences politiques de cette nouvelle approche de la nation espagnole, ces termes vont revêtir des sens différents selon l’opinion des auteurs. Des divergences apparaissent à propos de la définition des capacités des membres de la nation et des procédures qui permettent de se reconnaître comme participant à un même corps politique.

20 « Au peuple seul se doit la liberté de la nation »12. Cette affirmation largement partagée sert de base aux nouveaux principes qui impliquent une inclusion de ce peuple dans le corps politique. Reste à savoir s’il devient la seule et unique référence pour le constituer ou s’il gagne seulement en considération à côté de la noblesse et du clergé qui y possédaient jusqu’alors plus de droits. On s’aperçoit qu’il n’est pas toujours considéré comme le rassemblement de tous les membres de cette nation. Beaucoup de textes le considèrent encore comme le troisième ordre, le commun (el común).

21 Le débat porte sur la question des privilèges. Dans l’ancienne vision de la nation, la qualité de membres du corps politique était fonction de privilèges : ceux de la noblesse divisée en trois catégories (grandes de España, titulados de Castilla, hidalgos), ceux du clergé, divisé entre prélats et autres clercs, et ceux de quelques villes ayant droit à une représentation aux Cortes. Ces privilèges sont tous considérés comme abusifs, traces d’un temps aujourd’hui révolu.

22 Cette critique des privilèges ne débouche pas sur une même définition du nouveau corps politique. On observe une déclinaison de propositions allant du respect de la séparation en ordres jusqu’à l’affirmation d’une communauté d’individus égaux.

23 Les auteurs les plus traditionnels respectent les divisions anciennes : la nation est constituée des trois ordres, chaque membre de la nation se rattache exclusivement à l’un d’eux. L’intégration du peuple – au sens du tiers état– au corps politique se fait par l’intermédiaire des villes, c’est-à-dire des institutions municipales qui puisent leur légitimité politique dans l’héritage médiéval. Ce type de propositions apparaît surtout sous la plume de membres du clergé attachés à la tripartition justifiée par l’Église

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depuis le Moyen Âge. Les 19 textes recensés (près de 30%) gardant une vision par ordres du corps politique font preuve de prudence vis-à-vis des événements, ils craignent tous une modification trop brutale de l’organisation politique. Ils se réfèrent aussi aux vieux codes de lois, voire aux constitutions médiévales.

24 D’autres textes, moins nombreux [13], tentent d’aménager cette tradition en tenant compte des circonstances. Le corps politique est toujours pensé à partir des distinctions d’ordres mais la part que doit y tenir le peuple est augmentée pour rendre justice à ses efforts dans la lutte. L’idée est que « tout le peuple soit entendu »13 (selon l’expression de l’audience d’Estrémadure dans son rapport sur les Cortes).

25 Un pas est franchi avec la disparition de la distinction d’ordres ou de classes. On pense alors en terme d’individus : tous les Espagnols sont mis sur un pied d’égalité.

26 Pour autant, certains auteurs veulent préserver une certaine hiérarchie dans ce corps politique si vaste et si égal. Des constructions souvent artificielles sont présentées pour distinguer ses membres. Certains auront plus de droits que d’autres. Ainsi de la représentation aux Cortes : certes tous les membres du corps politique pourront participer aux élections mais on choisira d’avantager certains. Soit les archevêques, membres de droit des Cortes. Soit les élites intellectuelles et économiques par de savants systèmes de péréquation visant à augmenter la représentation des grandes villes : les « talents doivent représenter la masse du peuple »14. Soit en faisant une différence selon la fortune : seuls les plus riches pourront être élus. Le recours à un système censitaire est souvent présenté comme la meilleure façon de distinguer à l’intérieur d’un corps politique indifférencié ceux qui auront plus de droit que les autres.

27 Les textes les plus modernes intègrent la totalité des Espagnols dans le corps politique selon une procédure unique, valable pour tous. Sur l’ensemble des textes 40% proposent une organisation de la nation à partir d’individus égaux. Les textes qui cherchent à distinguer les élites à l’intérieur du corps politique peuvent être aussi considérés comme présentant la nation composée d’individus et non plus d’ordres. Ce sont alors 51% des textes qui font table rase de l’ancienne vision du corps politique.

28 La justification de cette rupture renvoie à la doctrine pactiste selon laquelle la communauté – la société – définit elle-même le régime et le chef qui la gouverneront, et ce dès l’origine. La crise du printemps 1808 a rompu, de fait, le cadre du pacte. À cette communauté tout entière revient le droit de se doter d’une nouvelle forme de régime pour recomposer le pouvoir en Espagne. C’est donc le peuple qui est appelé à participer à cette reconstitution, comme à l’origine des sociétés.

29 En 1808 c’est par l’intermédiaire d’une représentation populaire que peut se réaliser cette participation et par l’intermédiaire des élections que se matérialise l’inclusion de tous dans le corps politique.

30 Il existe d’autres visions plus modernes : plutôt que le pactisme, elles font référence aux Droits de l’homme comme la Révolution française a pu les définir. C’est Alvaro Florés Estrada, un des meilleurs représentants de la fin des Lumières espagnoles, qui les expose le plus clairement pour présenter sa constitution15. Comme les principes individuels des Droits de l’homme atomisent la société en renvoyant chacun de ses membres à ses propres intérêts – la sécurité, la liberté par exemple – il faut instituer un lien collectif qui permette de réunir tous ces intérêts particuliers en un intérêt général, possible puisque tous jouissent des mêmes droits. La participation de tous à

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l’élaboration de leur gouvernement constitue ce lien et fonde un corps politique actif producteur de la volonté générale16.

31 Distribution chronologique de la définition du corps politique

32 L’étude de la répartition dans le temps de ces différentes positions vis-à-vis de la constitution du corps politique, permet de mieux cerner l’influence des circonstances sur le débat. Le graphique ci-dessus présente la chronologie des textes selon leur définition du corps politique.

33 La vision moderne est très présente pendant l’été 1808. C’est le moment des premières réflexions sur le politique, nous sommes juste après le soulèvement et l’image du peuple actif marque les auteurs qui lui concèdent une participation entière dans la communauté politique et cherchent à fonder une représentation de la nation d’essence populaire. L’autre position représentée à cette période est la vision traditionnelle, correspondant à des auteurs qui veulent préserver certaines formes jugées valables pour atténuer le bouleversement subi par la monarchie espagnole.

34 Ensuite, lors de la consultation sur les Cortes nous voyons un éparpillement des opinions avec toute une gamme de propositions allant du plus traditionnel (en général les évêques), au plus moderne (en général les universités). Entre les deux, les juntes et les municipalités sont celles qui cherchent les solutions hybrides assurant au peuple une intégration franche dans le corps politique tout en évitant toutes dérives trop démocratiques. Tenants d’une autorité, mais en liaison avec l’élément populaire, ces institutions veulent reconstruire l’ordre politique à partir de l’expérience du soulèvement tout en réservant l’exercice du pouvoir aux cadres traditionnels de la société.

35 À l’approche de la réunion des Cortes nous pouvons nous rendre compte que les termes du débat ont changé. Les idées les plus avancées ont triomphé suite à la publication de la convocation du peuple aux Cortes extraordinaires. Les seuls textes recensés proviennent de particuliers qui prennent parti pour une participation prédominante du peuple parfois nuancée par le rôle supérieur assigné aux élites. Suivant en cela le règlement électoral (suffrage quasi universel) préparé par la Commission des Cortes, ils optent pour un corps politique constitué de citoyens. Le domaine d’action du politique ; le problème de la souveraineté

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36 Une fois constitué, le corps politique se délimite un espace propre correspondant à sa souveraineté. La délimitation de cet espace touche à la question du pouvoir qui découle de la souveraineté ainsi que les moyens d’exercice de ce pouvoir.

37 Dans la vision pactiste traditionnelle, une fois délégué, le pouvoir est assuré par le prince. La communauté reste en retrait si ce n’est pour contrôler le respect des conditions du pacte17. Ce contrôle se faisait par l’intermédiaire des anciennes Cortes. À la fin du XVIIIe siècle plusieurs auteurs espagnols ont réévalué la portée de cette institution en le considérant comme un moyen de limiter le pouvoir du roi. L’idée des « lois fondamentales » qui sont les termes du pacte passé entre la communauté et le prince, sert à définir une monarchie tempérée où la souveraineté est finalement partagée entre la nation et le roi. Souveraineté originelle de la nation, souveraineté active du roi.

38 À partir de 1808, la tendance générale est à diminuer le pouvoir du roi et à valoriser celui de la nation. Tout le pouvoir n’a pas été délégué au prince, celui-ci ne possède que le pouvoir exécutif. Le pouvoir de définir les règles et les orientations du pays revient à la communauté (ce qui correspond au pouvoir législatif même si tous les auteurs n’emploient pas cette distinction). C’est une revendication présente dans tous les textes, même les moins novateurs : à titre d’exemple citons un passage du rapport de la junte de Majorque : « Il est une opinion commune en tous temps parmi les hommes éclairés que la conservation de l’État, son bonheur et son bien exigent que le souverain traite avec les provinces de son royaume des affaires importantes du gouvernement.» 18

39 Dans l’esprit du « constitutionnalisme historique » les Cortes contiennent le pouvoir du roi et de ses ministres, ils doivent s’appuyer sur elles pour gouverner car elles servent à présenter au prince « le vœu de la nation ». En ce sens, le rapport de la ville de Cadix parle des Cortes comme « états généraux du royaume ».

40 Nous pouvons facilement détecter ici ce que cette vision doit aux circonstances. Le système du favori est attaqué particulièrement. Une des critiques qui revenaient le plus souvent dans les premiers textes de l’été 1808 était le « despotisme ministériel » et l’arbitraire des décisions du favori, en l’occurrence Godoy. De la même façon, l’altération de l’ordre dynastique était considérée comme la preuve de la décadence de la monarchie. Le recours aux lois fondamentales du royaume permet de placer les aménagements politiques dans le fil d’une reconstitution du régime dans la pureté de ses origines.

41 Poursuivant cette réflexion sur l’indépendance du corps politique par rapport à son prince, d’autres auteurs proposent que les Cortes soient totalement souveraines et que leur revienne la totalité du pouvoir de faire les lois. Faire les lois, tel que l’explique un texte de l’été 1808, c’est la formalisation de la volonté générale à travers les règles que se donne la communauté pour assurer son existence19. En tant que tel, le pouvoir législatif ne peut revenir qu’à la nation par l’intermédiaire des Cortes. Elles doivent se constituer par elle-même sans l’intervention du prince. Ensuite le prince gouverne, c’est-à-dire qu’il exécute les décisions prises par les Cortes. Nous nous trouvons face à une théorie différente basée sur l’unicité et l’indivisibilité de la souveraineté. Résidant dans la nation elle ne peut être partagée avec le prince20. Cette théorie, étrangère aux lois fondamentales, nécessite des explications et les auteurs passent souvent beaucoup de temps à définir les différents éléments, faisant un travail d’éducation politique, de pédagogie de la politique. la référence au pactisme est toujours présente dans le

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constat, point de départ de la réflexion : comme le pacte qui constituait la monarchie espagnole a été rompu, « la nation a récupéré la totalité de ces droits » et peut donc légitimement se reconstituer à travers de nouvelles Cortes.

42 L’objet des premières Cortes sera d’élaborer la constitution de la monarchie espagnole, et ceci sans intervention du roi. La constitution, qu’elle soit considérée comme le rassemblement des codes, des lois fondamentales adaptées aux nouvelles conditions, ou qu’elle soit un nouvel ensemble de règles correspondant au nouveau contrat de la communauté, est l’affirmation de cette autonomie conférée à la nation par l’intermédiaire du pouvoir législatif, défini comme étant à l’origine un pouvoir constituant21.

43 D’autres auteurs, à peu près la moitié des textes étudiés, ne s’embarrassent pas de justifications conciliant une certaine légalité historique avec les nouvelles circonstances. Refusant de voir dans les lois fondamentales autre chose qu’un rassemblement vague de lois aujourd’hui inutiles(22), refusant d’y voir un code qui tempérait le pouvoir du roi, ils plaident pour une reconstruction totale et radicale du régime. « Les maux des sociétés, en fin de compte, n’ont d’autres causes que l’oubli ou le mépris des droits des citoyens et le manque de respect des devoirs du gouvernement vis-à-vis des gouvernés.» 23

44 La nation n’a pas à se justifier, son pouvoir existe, elle l’avait perdu tant par sa faiblesse que par la malignité des princes.

45 Ces positions radicales affirment l’autonomie du corps politique, à partir des droits premiers de ses membres. La référence n’est plus le pactisme mais le principe du contrat social passé entre des individus isolés décidant de s’associer pour pouvoir jouir de leurs droits naturels. La nation est « essentiellement souveraine » et non plus seulement originellement souveraine (théorie pactiste). Il est remarquable de noter que ce genre de propositions émane surtout de particuliers écrivant plutôt vers 1810. Ils tirent les conclusions logiques d’une place de plus en plus importante accordée au peuple comme source de légitimité aussi bien à travers les dernières décisions de la Junte centrale (ce que l’on appelle la « victoire » du groupe « libéral » de Quintana(24)) que par l’exemple de la formation de la deuxième junte de Cadix dont les membres sont élus par l’ensemble de la population masculine de la ville : la légitimité n’émane que de la nation L’élection comme réalisation de la souverainetéL’impératif de la représentation de la nation 46 Les nouvelles définitions de la nation et les précisions données sur le type de pouvoir du corps politique constitué amènent à traiter des moyens de réaliser cette souveraineté. Le pouvoir de la nation ne peut s’exercer directement en raison de la nature de ce corps. Il s’incarne à travers sa représentation. Toute souveraineté nationale est d’essence représentative25. Le premier acte du corps politique, celui qui le fait exister, correspond au choix de ses représentants. Selon les bornes fixées à ce corps politique, le type de représentation sera différent.

47 La vision traditionnelle propose une représentation nationale très proche de l’image historique des anciennes Cortes : ce sont les ordres qui seront représentés. Certains partent des villes privilégiées qui avaient droit de vote aux Cortes et proposent qu’on élargisse ce privilège à d’autres villes importantes26. D’autres prennent pour base les diocèses27. Plus rarement les provinces28. Si le résultat aboutit pour chaque cas à une

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représentation éclatée entre les prélats, la noblesse et le peuple, les moyens ne sont jamais identiques. Pas un de ces projets ne propose la même méthode mais il en ressort toujours que le choix lors de l’élection se trouve limité par la permanence des ordres. Parfois même à l’intérieur de chaque ordre. La mention fréquente des prélats comme représentants de l’ensemble du clergé renvoie au système ancien où l’élite représente l’ensemble du corps. De la même façon, les Grands d’Espagne sont mieux placés pour représenter la noblesse. Pour ce qui est de la représentation du tiers, les auteurs raisonnent à partir des villes et de leur municipalité : le peuple est représenté par l’intermédiaire de la municipalité. Représentation de type ancien puisque le choix est limité à l’élite municipale constituée en corps et que l’ensemble des habitants (vecinos) ne paraît pas convoqué dans ces cas.

48 Tout en conservant cette vision deux textes proposent de pallier le déficit de représentativité des villes aux Cortes. Pour les villes ayant déjà ce droit, on ne modifie pas le mode de choix de la représentation, mais pour les autres on institue un nouveau système de représentation à partir de l’ensemble des habitants de la ville. On calcule le nombre de députés en rapport avec la population de ces villes29. Ce mélange de respect de la tradition et d’idées nouvelles correspond à une certaine vision du patriotisme où la tradition est considérée comme la référence première mais où quelques innovations sont tentées en parallèle pour être en accord avec les circonstances.

49 D’autres hybridations entre tradition et nouveautés sont repérables parmi les projets. Prenons l’exemple du rapport de la municipalité de Grenade qui après avoir fustigé les anciennes lois et les Cortes traditionnelles, ne croit pas opportun pour autant que la représentation nationale soit basée sur des individus égaux. On garde la distinction d’ordre mais pour être en accord avec la réalité du pays et pour qu’aucune catégorie ne soit lésée, on élit les représentants de chaque ordre en proportion du nombre de leurs membres. Ce maintien de la séparation en ordres est motivé par la crainte de la démocratie, mais nous pouvons nous rendre compte de l’aspect strictement formel de cette protection anti-démocratique, puisque finalement les représentants sont élus proportionnellement à l’ensemble de la population et que les ordres sont considérés égaux entre eux.

50 D’autres exemples de transition vers la représentation moderne, basée sur le libre choix d’un individu par l’ensemble des membres du corps politique, privilégient tel ou tel aspect de la tradition et de la nouveauté. L’élément nouveau qui se rencontre le plus souvent est la proportionnalité des représentants par rapport à la population. La junte de Palma de Majorque adopte ce principe mais en même temps fait élire deux députés pour chaque province, permanence d’une représentation de corps (la province) et en même temps confère une place de député de droit à chaque archevêque d’Espagne et d’Amérique. La junte de Valence penche aussi vers un système double où l’on représente la nation de deux façons différentes, l’une en la considérant comme constituée par l’ensemble des provinces (deux députés pour chaque capitale de province, c’est-à-dire que la capitale représente l’ensemble de la province), et comme constituée par l’ensemble des habitants (un député élu pour 300 000 habitants). Il n’est pas étonnant de retrouver ce système double élaboré par les juntes provinciales. La pratique de leur pouvoir depuis le soulèvement les a placées à la tête de leur province. C’est en tant que représentantes de la province qu’elles ont envoyé deux de leurs membres comme députés à la Junte centrale.

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51 Le principe d’une représentation proportionnelle à la population correspond à tous les projets les plus modernes. Les termes individus et citoyens sont cités pour définir ceux qui prendront part à l’élection. Ce sont 31 textes, c’est-à-dire pratiquement la moitié, qui proposent ce type de représentation. L’arithmétique politique : les calculs sur la représentation 52 Les projets de représentation moderne comportent tous la description du système électoral qui correspondrait le mieux à la composition du corps législatif.

53 Une représentation proportionnelle au nombre d’habitants nécessite tout d’abord de fixer le taux de représentativité. La question du nombre de députés détermine ce taux. Un corps législatif nombreux n’a pas le même sens politique que s’il est restreint. Les taux se situent entre 1 pour 30 000 et 1 pour 60 000. Les auteurs prennent comme base de calcul le dernier recensement : 11 millions d’habitants pour la péninsule et à peu près autant pour les possessions d’outre-mer. La taille du corps législatif varie entre les différents projets selon le taux adopté et selon qu’on intègre ou non l’Amérique dans la représentation ( et la plupart des textes n’en parlent pas sauf lors de la consulta al pais où un des points traitait de sa participation aux Cortes – les réponses acceptent rarement une représentation égale, le plus souvent une représentation symbolique). Les chiffres extrêmes sont 733 députés pour le projet de cortes les plus nombreuses et 183 pour les plus restreintes.

54 Les partisans d’une représentation nombreuse la justifient en pensant que les décisions de l’assemblée correspondraient plus sûrement à l’expression de la volonté générale et que le grand nombre de députés rendrait difficile au pouvoir exécutif de la soumettre. Mais en même temps certains estiment que des Cortes trop nombreuses seraient trop difficiles à gérer et qu’inévitablement des « factions » apparaîtraient30. L’exemple de la France est cité, les « dérapages » de la Révolution sont expliqués par l’agitation qui régnait dans les assemblées trop nombreuses. Il s’avère que les partisans de Cortes peu nombreuses (moins de 400 députés) veulent éviter que le nouveau système soit trop démocratique en donnant une représentativité du peuple trop importante. À l’inverse, des Cortes comportant plus de 400 députés affirment la prééminence de la représentation populaire.

55 Après avoir réglé la question du nombre des députés, les projets s’intéressent au mode d’élection. Nous trouvons là des nuances quant au sens à donner à la représentativité de la nation.

56 Un seul texte propose un scrutin organisé à partir des livres des contributions évitant de convoquer la population à une assemblée électorale. Les électeurs se succéderaient pour apposer leur choix en face de leur nom. Ce système est pensé pour éviter le « tumulte » de l’assemblée et non pas pour garantir l’individualité du choix. En effet le type de représentation proposée par l’auteur est celle de Cortes divisées selon les trois ordres avec un cens très élevé pour être député du tiers (15 000 réaux)31.

57 Les autres présentations de mode d’élection choisissent un suffrage à deux voire trois degrés. Le schéma du système électoral est le suivant : la base électorale est la paroisse, les habitants y sont assemblés pour choisir leur électeur qui ensuite ira se joindre aux autres électeurs à la capitale de la province (dans le cas du suffrage à trois degrés, il y a une étape intermédiaire entre la paroisse et la capitale : le siège du corregimiento [district]). À partir de cette trame, il existe de nombreuses modalités de vote. Plusieurs auteurs s’appuient sur le système des élections des diputados del común des

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municipalités pour choisir les « commissaires électeurs » qui concourront à la capitale de province. Un autre terme pour désigner les électeurs issus du premier degré revient souvent : celui de procureurs. Nous voyons là une solution de continuité avec les quelques pratiques électorales qui existaient en Espagne depuis la réforme d’Aranda sur les municipalités en 1766 (élection annuelle de représentants des habitants dans le cadre de la paroisse).

58 Quelle que soit la manière de procéder, il est manifeste que le premier degré de l’élection opère un tri dans l’électorat. Au second degré nous ne devons retrouver que les personnes les plus capables de choisir ceux qui iront assumer le pouvoir législatif. Il n’est jamais question de demander à l’ensemble du peuple de se positionner par rapport à un choix de politique, de choisir un parti plutôt qu’un autre, mais seulement de déléguer leur portion de souveraineté à d’autres qui la représenteront au nom de toute la nation. Donc pas de campagne électorale, les consignes de vote se limitent à la préférence qui doit être donnée aux meilleurs paroissiens : « Une réputation de probité et d’instruction est le seul guide que l’on suivra lors de ces élections ou nominations.» 32

59 Il est manifeste aussi que ces élections au premier degré doivent renvoyer l’image d’une nation unie, et que ses représentants doivent montrer l’unanimité qui seule assure la cohésion de tout corps. Dans les circonstances de la lutte patriotique, ce besoin d’unanimité correspond aussi bien à une permanence de la vision des élections anciennes qu’à une nécessité stratégique.

60 Certains auteurs proposent à l’issue du scrutin un tirage au sort pour désigner le ou les députés. Pratique traditionnelle qui fait intervenir la Providence dans le choix des individus, mais aussi rempart contre toute manipulation de l’électorat. Il s’agit d’éviter les factions, hantise des patriotes qui basent leur engagement sur un idéal d’unanimité.

61 Par ailleurs, et dans le même esprit qui tend à raccorder pratiques anciennes et modernes, nous trouvons fréquemment la mention de festivités pour marquer l’élection. Fêtes traditionnelles avec illumination et processions accompagnées de rogations pour que le peuple mesure la gravité de l’acte et pour que Dieu les guide dans leur choix. Plus civiquement, d’autres textes réclament simplement un discours du curé de la paroisse et du syndic-procureur du commun puis un serment public des électeurs choisis pour représenter les paroissiens.

62 Les projets s’intéressent ensuite aux conditions d’éligibilité. Il s’agit, là aussi, d’un moyen de préciser la réalité de cette représentation populaire. La plupart des textes consacre du temps à la présentation des conditions d’éligibilité, surtout quand elles sont restrictives ou favorisent une catégorie plutôt qu’une autre. Pour le premier degré, malgré les principes généreux sur la représentation large du peuple(33), certains auteurs limitent le droit de vote par la richesse ou la possession d’une propriété. Les cens sont généralement bas, permettant tout de même au plus grand nombre de participer à l’élection. En revanche, en ce qui concerne les électeurs du deuxième degré, les restrictions sont plus importantes. Le cens est relevé. L’argent est loin d’être le seul critère pour définir le profil de l’électeur du deuxième degré. Des auteurs critiquent la restriction par l’argent en craignant qu’elle n’exclue de l’élection des personnes de « talents » mais pas assez riches. Nous retrouvons la question du « marc d’argent » qui avait divisé les constituants français en 1791. Ils souhaitent voir l’assemblée composée des individus les plus éclairés de l’Espagne, dans l’optique d’une réforme politique de la monarchie, mais aussi selon le principe de la délégation du

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pouvoir aux plus capables de l’exercer. Nous retrouvons aussi, sous-entendu, une certaine défiance de nos auteurs vis-à-vis du peuple : il est encore « ignorant », n’a pas atteint le niveau de connaissance politique lui permettant de participer aux affaires publiques.

63 La question des talents oblige certains auteurs à des acrobaties dans les calculs de la représentation. Ainsi, on considère que l’on trouve plus de ces personnes dans les grandes villes où abondent les établissements publics (collèges, universités, tribunaux) mais aussi les lieux de réunion de l’élite éclairée (tertulias, sociétés économiques). On cherche donc à les avantager en leur donnant un taux de représentativité supérieur au reste de la province. F. X. Uriortua dans sa Tentativa para variar la representación nacional propose que les villes de Madrid, Barcelone et Séville aient au moins deux députés de plus en raison de leur importance ainsi que les villes de Cadix, Málaga et même Xérez de la Frontera en raison des relations commerciales internationales qu’elles entretiennent et donc de leur utilité pour le pays. De la même façon, on conseille de faire en sorte que les nobles et les ecclésiastiques soient préférés aux autres électeurs mais sans institutionnaliser un privilège électoral. Là aussi, le rôle des villes capitales de province est rehaussé puisque c’est dans ces villes que réside le plus de membres de la noblesse. Plusieurs systèmes sont ainsi élaborés pour ne garder dans les Cortes que la sanior pars de la nation. Ces limites à l’égalité du corps politique montrent la différence qui est faite entre la souveraineté déclarée du peuple et son exercice. Le peuple n’est convoqué que pour faire un choix, le meilleur possible. Le pouvoir réel réside dans l’élite ainsi dégagée. Selon le type de réformes que l’on assigne à la future assemblée, les auteurs privilégient l’élite économique ou bien l’élite intellectuelle. L’élite économique, dans un esprit proche des physiocrates, saura choisir les réformes qui favoriseront le commerce et l’industrie et moderniseront l’agriculture. L’élite intellectuelle permettra la mise en place d’un système politique qui garantira l’Espagne d’un retour au despotisme. Il apparaît clairement que dans ce cas la vision idéale des membres des Cortes renvoie aux modèles de réformes élaborés depuis le règne de Charles III dans les cercles éclairés comme ceux des Sociétés des amis du pays. Ce moment où tout est à construire est l’occasion pour tenter de les appliquer. Ces esprits formés par la critique de l’absolutisme excluent de l’éligibilité les fonctionnaires de l’administration royale et tous les bénéficiaires de pensions royales. Leur dépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif est considérée comme incompatible avec le rôle de contrôle du pouvoir royal. Pourtant un auteur défend les fonctionnaires royaux au nom de leurs connaissances des affaires et de leur niveau d’instruction supérieur à la moyenne34. L’utilité publique nécessite leur présence dans l’assemblée car le nouveau système n’en fait plus des hommes au service du roi mais au service de la nation toute entière.

64 Les autres exclusions du vote ou de l’élection touchent ceux qui sont trop liés à un maître ou à un groupe : cas des domestiques et du clergé régulier (un texte propose même que chaque communauté religieuse ait droit à une seule voix collective). Enfin, et selon la même logique qui écarte du droit de vote les personnes dépendantes, les femmes, comme les mineurs, ne sont pas autorisées à participer aux élections. Conclusion la particularité de la révolution espagnole 65 La multiplicité des programmes, des calculs démontre l’intérêt des auteurs pour la question des pratiques électorales. Ils cherchent à composer un système parfait en utilisant plusieurs principes, en revisitant certaines pratiques anciennes et en adoptant

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d’autres modernes. Les références foisonnent et s’entremêlent. L’utilisation de l’histoire de l’Espagne, en particulier le Moyen Âge est un élément souvent rhétorique, alors que les réflexions sur la souveraineté rappellent les débats de la Révolution française. Dans une certaine mesure, la problématique du passage d’un souverain-roi à un souverain-peuple rapproche les années françaises 1789-1792 des années 1808-1810. La richesse de la pensée politique patriote correspond à cette conjonction entre les circonstances qui obligent la recherche de nouvelles formes politiques, le ressentiment vis-à-vis d’un système absolutiste qui a fait faillite et l’apparition du peuple sur la scène politique comme acteur (ou comme décor). Les différences entre chaque projet sont le fruit de cette période de transition entre l’Ancien Régime et la modernité politique. Nous avons pu parcourir toute une échelle de propositions allant d’un aménagement de la tradition à une volonté de rupture. Les degrés ne sont pourtant pas linéaires et c’est un des enseignements de l’analyse de détails des pratiques électorales projetées. Il en ressort une impression d’hybridation complexe qui fait la fécondité des périodes de transition35. Chaque auteur apporte sa contribution personnelle à l’édifice de reconstruction d’une monarchie en crise. L’élargissement du débat à la sphère publique est une autre donnée essentielle de la période l’apparition de l’opinion comme action politique rationnelle. Ces éléments, joints au refus de solutions dictées de l’extérieur, fondent une des particularités de la révolution espagnole.

NOTES

1.Cf. Richard HOCQUELLET, « Los reinos en orfandad, la formación de las juntas supremas en España (1808), Los procesos de las independencias en la América española, Actas del Congreso internacional, Colegio de Michoacán-Instituto Nacional de Antropología e Historia, Morelia (Mexico), 2000. 2.Cf. Patrice GUENIFFEY, Le nombre et la raison. La Révolution française et les élections, Paris, Éditions de l’E.H.E.S.S., 1993, p.27. 3.Tous les rapports (dictamen) disponibles sont conservés à l’Archivo del Congreso de los Diputados (A.C.D.) de Madrid, série General, legajos 5 et 6. 4.L’ensemble de la consulta fait l’objet d’une analyse détaillée dans ma thèse Du soulèvement patriotique à la souveraineté nationale. La première phase de la révolution espagnole, 1808-1810 (Université de Paris I, 1999), pp.559-582. Une version abrégée est à paraître en 2001 à la Boutique de l’Histoire Éditions Résistance et révolution durant l’occupation napoléonienne, Espagne 1808-1812. 5.Il s’agit de 6 textes tirés des correspondances de la junte de Catalogne, Archivo de la Corona de Aragon (A.C.A.), Junta de Cataluña, caja 11. 6.Ces écrits proviennent des deux immenses collections de textes patriotiques conservées à Madrid: la Colección documental del Fraile déposée au Servicio Histórico Militar et la collection de Gómez-Imaz déposée à la Biblioteca Nacional. 7.Manifestación política sobre las actuales circunstancias, Valence, 10 juin 1808. 8.Proclama de Belalcazar, dans Manifiestos firmados por distintas personalidades, Séville 1808.

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9.Richard HOCQUELLET, « La recomposition politique et territoriale de l’Espagne pendant la Guerre d’Indépendance, Voies de renouvellement de l’histoire de l’Empire, colloque Université d’Avignon, mai 2000. Actes à paraître à la Boutique de l’Histoire Éditions. 10.Cf. les analyses de Jean-Yves GUIOMAR, La Nation entre l’histoire et la raison, Paris, La Découverte, 1990, pp.116 et 120. 11.À ce titre, il serait réducteur de considérer le mouvement patriotique comme « un nationalisme du ressentiment. L’histoire des Espagnols n’est pas totalement déterminée par les actes de Napoléon. Natalie PETITEAU, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, Paris, Seuil, 1999, pp.292-293. 12.Dictamen de la Junta de Badajoz, dans Miguel ARTOLA, Los origenes de la España contemporánea, Madrid, 1959, t. II, p.294. 13.Dictamen de l’Audience d’Estrémadure, 25-X-1809, dans Fedérico SUAREZ (ed.), Informes oficiales sobre Cortes, Pampelune, Universidad de Navarra. 14.Voir le texte de F. X. URIORTUA, Tentativa sobre la necesidad de variar la representación nacional que se ha de convocar a las futuras Cortes, op. cit. et la réponse de F. de Paadín, (BN Madrid R 60087). 15.Alvaro FLORES ESTRADA, Constitución para la Nación española, Birmingham, 1810. 16.Voir les analyses de Pierre ROSANVALLON, dans Le sacre du citoyen, histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992, pp.55-63 « L’égalité politique et les formes du social» . 17.Voir la théorie élaborée par la néo-scolastique espagnole du droit à la rébellion en cas de manquement du prince au pacte. 18.Dictamen de la Junte de Majorque in Informes oficiales sobre Cortes, op. cit., vol.1, p.114. 19.« La loi n’est rien d’autre que l’expression de la volonté et du consentement de la nation, manifestée par elle-même ou par le moyen de ses représentants, et publiée de manière à ce que personne ne puisse l’ignorer. Pensamientos de un patriota español para evitar los males de una anarquía o la división entre las provincias que actualmente componen el territorio de toda la monarquía española y establecer un gobierno conveniente a toda ella, observando lo que prescriben la justicia, la razón natural y los derechos de la Nación misma, anonyme, juillet 1808, p.10. 20.Le débat sur la souveraineté partagée entre le prince et les Cortès ou sur l’unicité de la souveraineté des Cortès sera largement développé lors des Cortes de Cadix. Voir Joaquín VARELA SUANZES, La teoría del Estado en los origenes del constitucionalismo hispánico (las Cortes de Cádiz), Madrid, Centro de Estudios constitucionales, 1983, chapitre 2. 21.La revendication de Cortes constituantes s’impose progressivement. Cf. Francisco TOMAS Y VALIENTE, « Genesis de la Constitución de 1812. De muchas leyes a una sola constitución, Anuario de de Historia del derecho español, Madrid, 1996, pp.13-125. 22.Le dictamen de l’université de Séville parle de « lois vagues et traditionnelles s’affaiblissant petit à petit et qui finalement furent oubliées pendant le dépostime des rois. À Grenade, la municipalité se référant aux vieux codes de lois considère, « qu’aujourd’hui, ils sont tous trop particuliers ou inutiles et qu’ils ne doivent pas distraire des sérieuses et graves occupations du royaume. Les mots les plus durs reviennent au texte: Reflexiones sociales ó ideas para la constitución española que un patriota ofrece a los representantes de Cortes (Valence, 1810) qui parle des Partidas comme d’un « mélange extravagant de liberté et de servitude, de savoir et d’ignorance, et assure qu’elles ne forment pas la constitution de l’Espagne (p.3). 23.Alvaro FLORES ESTRADA, introduction à la Constitutión para la nación española, op. cit.

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24.Dans la précipitation du départ de la Junte centrale de Séville à Cadix, début février 1810, seul le décret de convocation des députés du tiers a été envoyé. Certains accusent Quintana, premier officier du secrétariat, d’avoir volontairement fait disparaître les décrets de convocation de la noblesse et du clergé sans qu’il soit possible de le vérifier d’après les sources (voir le récit dans Albert DEROZIER, Quintana ou la naissance du libéralisme espagnol, Besançon, Les Belles Lettres, 1968, pp.497-498 et Federico SUAREZ, El proceso de la convocatoria a Cortes 1808-1810, Pampelune, Eunsa, 1982, pp.427-438). 25.Marcel GAUCHET, La révolution des pouvoirs. La souveraineté, le peuple et la représentation, 1789-1799, Gallimard, Paris, 1995, p.47. 26.Voir les dictamenes de l’évêque d’Albarracín, de la ville de Cordoue (A.C.D., leg.6), mais aussi les Cartas Patrióticas du père Tomás de Salas (Séville, 1809) et la Memoria de H. M. Cipriano envoyée à la Junte centrale fin 1808 à propos des Cortes (Madrid, Archivo Histórico Nacional, leg.52-D, n°183). 27.Dictamenes des évêques de Ciudad Rodriguo ou de Cordoue (A.C.D., leg.6). 28.Dictamen de l’Audience d’Estrémadure (A.C.D., leg.5), Manifiesto histórico sobre las actuales circunstancias publié à Valence en 1808 ou mémoire de l’archidiacre de Vich de septembre 1809 (A.C.A.). 29.Le dictamen de Cordoue propose qu’on élise un député pour chaque ville de plus de 4000 habitants et que pour les villes de moins de 4000 un député sans droit de vote aux Cortes soit nommé (observateur appelé defensor). Un article du Voto de la Nacion Española du 3 janvier 1810 demande que l’on garde les trois classes habituelles pour la convocation des Cortes, les villes ayant voix aux Cortes gardent un député auquel on en adjoint un second pour chaque junte provinciale, et pour le reste on élit un député pour 40000 à 50000 familles. 30.« De los gobiernos representativos, dans El Espectador Sevillano, n°67, op. cit. 31.Mémoire envoyé à la junte de Catalogne par Juan Gispert, 30 août 1809, (A.C.A.). 32.Tentativa sobre la necesidad de variar la representación nacional... op. cit., p.23. 33.Le suffrage le plus élargi ne peut être à cette époque que celui des hommes majeurs (l’âge de la majorité varie selon les auteurs entre 21 et 27 ans). 34.Carta que D. F. de P. de Paadín escribía al señor D. F. X. Uriortua exáminando su papel intitulado Tentativa sobre la necesidad de variar la representación nacional que se ha de convocar en las futuras Cortes, Cadix, 1810. 35.Cf. François-Xavier GUERRA, Modernidad e independencias, Mapfre, Madrid, 1992, pp. 170‑175.

RÉSUMÉS

Alors que l’Espagne est déchirée par la guerre contre les troupes napoléoniennes, les patriotes qui refusent les abdications des Bourbons en faveur de Joseph Bonaparte tentent d’organiser un pouvoir souverain légitime. Le versant politique de la résistance comporte un moment crucial le débat sur la convocation d’une assemblée assurant la représentation de la nation en lutte. Spontanément ou à la demande du gouvernement central patriote, des particuliers et des institutions vont élaborer des projets électoraux. L’ensemble de ces contributions forme une

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série d’énoncés politiques d’une grande richesse pour saisir la complexité d’une période de transition entre l’Ancien Régime et la modernité politique car leurs auteurs s’obligent à transposer dans la pratique des théories. Inversement l’analyse de ces projets renseigne sur la réalité et la validité des idées ainsi que leurs implications concrètes. Trois thèmes sont ici privilégiés la définition du corps politique national, la question de la souveraineté et le problème de sa représentation. Même si l’hybridation des théories est la règle générale, le processus enclenché mène à la valorisation de la nation comme source unique de la légitimité et comme base de la souveraineté.

From Sujects to citizens. An analysis of electoral projects before the Cortes of Cadix, 1808-1810. As Spain is engaged in the war against the napoleonic armies, the patriots who refuse the abdications of the Borbons on Joseph Bonaparte intent to organise a legitimate sovereign power. The political side of the struggle comprises a crucial moment : the debate for the convocation of a national assembly. From themselves or requested by the central patriot government, private persons or institutions are going to work on electoral projects. All of these texts compose a whole of great ressources political wordings. They help to understand the complexity of a period of transition between Ancien Régime and political modernity because the autors must transpose in pratices theories. Inversely, the analysis of these projects give informations on the ideaes’ reality and validity as their concrete implications. We base this study on three themes : the definition of the political corps ; the question of sovereignty and the problem of his representation. Even if theories’ hybridizations are general, the process lead to the valorisation of the nation as unic source of legitimity and base of sovereingty.

INDEX

Mots-clés : Espagne, révolution, élections, nation

AUTEUR

RICHARD HOCQUELLET Université de Paris I Panthéon-Sorbonne – UMR 85-65

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L’attitude des rois de prusse a l’égard des émigrés français durant la Révolution1

Thomas Höpel

« Malgré tous ses défauts, sur lesquels s’étendent complaisamment ses biographes, le roi Frédéric- Guillaume II, neveu du Grand Frédéric, a sur son oncle, dont il ne possède pas le génie, l’avantage d’une bonté naturelle, assez rare chez les princes ».

1 Cette description de Ghislain de Diesbach dépeint le roi de Prusse comme un « brave homme de roi, toujours ouvert et généreux à l’égard des émigrés »2 . Cette attitude constante du roi de Prusse s’est opposée dans les faits à la volonté des fonctionnaires d’État et des réfugiés huguenots, hostiles aux nouveaux arrivants. Son fils, Frédéric- Guillaume III, qui lui succède en 1797, ne tarde pas à rompre avec cette ligne de conduite désuète. Diesbach fonde sa description de Frédéric-Guillaume II sur les Mémoires de certains émigrés réfugiés à la Cour de Prusse durant la Révolution, tel le vicomte de Dampmartin dont il reprend le jugement : « Tandis que ces derniers [les ministres d’État] mettaient de l’aigreur et de la dureté dans les mesures relatives aux émigrés, le roi se plaisait à leur accorder des preuves de bonté »3.

2 Cet exemple pose la question de savoir si la solidarité de classe affichée par le roi et son proche entourage à l’égard des émigrés a influencé durablement la politique intérieure prussienne. Cette solidarité s’est-elle du reste exprimée toujours de la même façon ? L’étendue de l’immigration française en Prusse, comme l’analyse de l’attitude développée par les Hohenzollern, semblent permettre de se faire une idée assez juste de la situation. Les conditions d’intégration des émigrés dans l’armée prussienne méritent un examen tout aussi rigoureux en raison de la richesse des documents existants. L’ampleur de l’immigration en Prusse

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3 Bien que le gouvernement prussien ait été instruit très tôt du problème de l’émigration par le biais de son envoyé extraordinaire à Paris, l’arrivée massive des émigrés ne commença qu’après la bataille de Valmy 5539émigrés au total furent enregistrés dans les possessions prussiennes, Neuchâtel exclu. Ce chiffre ne doit être en aucun cas interprété comme un instantané mais un bilan cumulé, établi sur l’ensemble de la période révolutionnaire.

4 Le tableau qui suit donne des renseignements sur l’origine et la stratification sociale des émigrés parvenus en Prusse. La sous-catégorie b permet d’apprécier par rapport au chiffre total (a) la proportion d’émigrés ayant séjourné en Prusse pendant plus de trois mois. Ce délai réglementaire était accordé généralement aux émigrés arrivés pendant l’hiver.

5 L’arrivée des émigrés débuta (si l’on néglige le cas de Neuchâtel proche de la France) en 1793-1794 dans les provinces rhénano-westphaliennes. Ce phénomène s’étendit à la Franconie en 1794 avant de toucher le centre de la Prusse en 1795. L’attraction naturelle exercée par les villes de Berlin et de Potsdam semble s’être conjuguée dans ce dernier cas avec les conséquences diplomatiques de la paix de Bâle. Cette dernière venait en effet d’accorder un statut de neutralité aux États relevant des Hohenzollern. L’année 1796 fut marquée pour sa part par l’irruption en Silésie et en Prusse méridionale d’une vague d’émigrés fuyant les offensives menées par l’armée révolutionnaire dans le sud de l’Allemagne. Le retrait des armées françaises ne provoqua le retour que d’une partie seulement de ces émigrés.

Origine et composition sociale des émigrés parvenus en Prusse4

Origine Total Noblesse Clergé Tiers État N.S.P.

ababababab

Total 5539 4969 2346 2106 1118 967 1543 1382 531 513

France 4308 3978 1930 1796 1003 878 1105 1072 270 262

Provinces-Unies 524 512 151 147 7 2 165 162 201 201

Pays-Bas autrich. 268 239 101 88 72 64 79 73 16 14

Saint-Empire 287 102 125 45 17 7 129 41 16 9

Liège 83 73 21 14 19 16 38 38 5 5

Prusse 32 32 5 5 - - 19 19 8 8

Suisse 24 22 5 5 2 2 6 5 11 10

Italie 10 8 5 3 - - 3 3 2 2

Angleterre 3 3 3 3 ------

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Nombre d’émigrés recensé au total dans les États prussiens 5

6 L’est de la Prusse ne fut guère concerné par l’immigration française. Cette dernière fut en revanche massive dans les villes de Rhénanie, Westphalie et de Franconie auxquelles il convient d’ajouter les zones de Berlin et de Varsovie en Prusse méridionale (Pologne actuelle) (voir la carte).

7 Les informations dont nous disposons sur le retour des émigrés en France sont pour certaines provinces rudimentaires en l’absence de rapports ou de tableaux généraux adressés à Berlin. On peut toutefois placer le début de ce phénomène durant l’année 1800, bien que son point culminant fût atteint en 1802 avec l’amnistie générale promulguée par Bonaparte. Les Hollandais et les Belges eurent la possibilité de rentrer dans leur patrie plus tôt en raison de la promulgation à leur endroit de lois moins restrictives. Un certain nombre de nobles et d’anciens prélats demeurèrent, quant à eux, en Prusse après 1802 pour des raisons idéologiques. L’attitude bienveillante des rois de Prusse 8 Frédéric-Guillaume II a soutenu, comme les autres monarques européens, dès 1790, les frères du roi de France opposés au régime révolutionnaire. Il commença par donner secrètement 100 000 écus au comte d’Artois par l’intermédiaire de son oncle, le prince Henri 6. Après la déclaration de guerre de la France au roi de Hongrie et de Bohême, Frédéric-Guillaume II continua à soutenir les préparatifs de guerre des émigrés. Lors de la campagne d’automne 1792, l’armée prussienne prit en charge l’approvisionnement de la plus grande partie des contingents royalistes, qu’elle n’hésita pas à entretenir financièrement. Cette aide fut rompue au lendemain de la défaite de Valmy sans avoir atteint un stade inconditionnel. Les 100000 écus de 1790 n’ont jamais été en effet plus qu’un simple geste au regard des crédits alloués au même moment par la Russie7. La demande formulée par Louis XVI le 12 janvier 1792 d’une intervention militaire prussienne s’était déjà heurtée au pragmatisme de Frédéric-Guillaume II, soucieux de dédommagements financiers. Le roi de Prusse commenta cette lettre en soulignant que la question du dédommagement devait être résolue avant toute chose8. Bien que le

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plénipotentiaire de Louis XVI à Bruxelles, Breteuil, ait rassuré le roi sur ce chapitre par une lettre du premier février 1792(9), le ministre d’État prussien Schulenbourg exigea une assurance écrite, signée de la main du roi de France10. Les Prussiens cherchaient à obtenir les principautés de Juliers et de Berg dont les princes régnants devaient être dédommagés en contrepartie en Alsace aux dépens de la France. Frédéric-Guillaume II sympathisa donc avec les émigrés sans subordonner pour autant à leur cause sa politique étrangère. Il ne semble jamais avoir puisé d’ailleurs dans le trésor d’État sans espérer quelques contreparties substantielles. La rupture soudaine de l’approvisionnement des émigrés peu après la bataille de Valmy révèle clairement cette inclinaison de sa politique11.

9 Frédéric-Guillaume accorda un grand nombre de permissions de séjour à des émigrés illustres comme les frères du roi de France séjournant en Westphalie à Hamm. Il fut cependant toujours en accord parfait avec la ligne politique du gouvernement d’État, hostile à l’entrée d’un grand nombre d’émigrés en Prusse. Il était aussi opposé à une ouverture de l’ensemble des territoires prussiens aux émigrés français comme l’atteste L’édit concernant le comportement des sujets pendant la guerre contre la France du 6juin 179312. Les adoucissements postérieurs de cette ligne politique n’ont pas relevé de l’initiative propre du roi mais de celle de la Chambre domaniale et militaire de Clèves. Le souverain a témoigné plus de sentiments de solidarité dans les territoires franconiens récemment passés sous domination prussienne (d’ailleurs en bonne intelligence avec le ministre d’État gouvernant en Franconie, Hardenberg). Les émigrés nobles obtenaient ainsi plus facilement des permis de séjour à Ansbach et Bayreuth que dans le reste du domaine prussien. Divers châteaux sans occupant furent utilisés afin de loger les nouveaux arrivants, soutenus par un fonds de subvention spécial. Les autorités avaient pour principe toutefois de ne jamais sacrifier les intérêts prussiens à cette solidarité de classe. Les pratiques ayant cours en Franconie devaient se conformer (avec le nombre croissant des émigrés en Ansbach-Bayreuth) aux réglementations des autres provinces prussiennes.

10 Si les récits des émigrés placés sous la protection directe du roi de Prusse encensent généralement sa politique, d’autres récits plus critiques nous révèlent certains aspects moins nobles de sa personnalité. Le marquis de Bouthillier mentionne ainsi un épisode révélateur, survenu en 1793 alors que Frédéric-Guillaume était à la tête des armées coalisées. Bouthillier servait alors dans le corps de Condé soldé par les Autrichiens. Condé venait d’écrire une lettre à Frédéric-Guillaume lui exposant la situation difficile des émigrés capturés par les troupes révolutionnaires. Ces derniers risquaient en effet d’être fusillés s’ils n’étaient pas intégrés dans les conventions d’échange de prisonniers : « Je ne puis, lui répondit ce monarque, me charger de vous comprendre (i.e. inclure) dans le cartel ; des décrets lancés contre les Français par leurs compatriotes13 sont des règlements de discipline particulière, publié[s] contre des hommes qui paraissent coupables à leurs yeux. Nous nous sommes fait la loi, l’empereur d’Autriche et moi, de ne jamais nous immiscer dans les détails de leur gouvernement intérieur. Nous ne pouvons pas davantage le menacer de représailles ; ce serait exposer nos propres sujets, auxquels nous nous devons avant tout, à en voir exercer de terribles contre eux. La valeur des émigrés français doit nous être un sûr garant qu’ils ne tomberont jamais vivants entre les mains de leurs ennemis »14

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11 Bouthillier critique avec aigreur dans le commentaire qu’il fait de cette lettre le comportement égoïste du roi de Prusse.

12 Le cas du marquis d’Autichamp, qui avait projeté en 1794 de créer un corps d’émigrés dans le territoire de Clèves, est comparable. Frédéric-Guillaume II, qui réprouvait ce projet, ordonna l’expulsion du marquis après l’avoir déclaré persona non grata15.

13 Frédéric-Guillaume II consentit cependant toujours à quelques exceptions comme après l’invasion des Pays-Bas autrichiens par les troupes françaises. Il accorda alors un traitement plus souple aux émigrés séjournant dans les provinces rhénano- westphaliennes, de même qu’un permis de séjour en bonne et due forme à l’ensemble des prêtres du diocèse de Metz ou émigrés présents sur le territoire prussien depuis plus d’un an et demi. Les nouveaux arrivants devaient rester dans les provinces prussiennes occidentales à condition de fournir des preuves écrites de leurs bons sentiments royalistes et d’être autonomes financièrement16. Une protestation combinée du Directoire général et du Département des Affaires étrangères, sensibles à la situation difficile de ces provinces, incita le roi à accepter une ligne politique plus dure17. Frédéric-Guillaume II approuvait d’ailleurs les mesures restrictives promulguées à l’encontre des émigrés dans les provinces centrales et particulièrement en Kurmark et à Berlin. Sa bienveillance ne dépassait donc pas les provinces occidentales de Rhénanie, Westphalie et Franconie.

14 Le roi, qui privilégiait l’intérêt de l’État, se bornait à soutenir certains émigrés choisis. Cinq d’entre eux obtinrent la charge de chambellans tandis que de petites pensions étaient allouées à d’autres. La générosité du roi s’étendait parfois à des dons de terres de dimensions modestes. Il ordonna également au gouvernement de Clèves18 de rejeter les plaintes contre les princes français concernant des dettes contractées avant leur entrée en Prusse. Frédéric-Guillaume II leur adressa d’ailleurs 200000 écus lors de leur arrivée à Hamm, fournis pour la moitié par la couronne de Russie19.

15 D’autres membres de la famille royale s’intéressèrent au sort de certains émigrés français en soutenant leur demande de permis de séjour. Quelques enfants ou adolescents intégrèrent la Cour (en tant que page) ou des instituts de cadets. Le frère de Frédéric II, le prince Henri, se distingua pour sa part en invitant à sa cour de Rheinsberg de nombreux Français qu’il connaissait de longue date20.

16 Frédéric-Guillaume II déclinait néanmoins généralement la majorité des suppliques rédigées par les émigrés afin d’obtenir une aide financière ou un asile en Prusse21. Il ne semble être intervenu qu’une fois auprès du gouvernement français, et ce en faveur d’un émigré natif des Pays-Bas autrichiens possessionné dans la principauté de Magdebourg22. Frédéric-Guillaume II tenait donc compte des aspirations du gouvernement français dans son comportement vis-à-vis des émigrés. Il acquiesça notamment le 19mai 1797 la décision de ses ministres d’État qui avaient défendu aux émigrés le port de la Croix de Saint Louis accordée par le comte de Provence à ses favoris, suite à une plainte de l’envoyé extraordinaire français, Caillard23.

17 Son successeur, Frédéric-Guillaume III se comporta vis-à-vis des émigrés avec plus de réserve. Les émigrés, qui avaient bénéficié de la bienveillance de Frédéric-Guillaume II, le remarquèrent avec regret. Dampmartin prétend que le roi avait depuis sa prime jeunesse une aversion contre tout ce qui était français. Il avait, d’après Dampmartin, étendu ce rejet sur les émigrés :

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« L’éloignement pour leur langue s’étendit bientôt sur les Français. La Révolution ne pouvait, par les excès qui l’avaient suivie, que blesser un esprit droit et une âme honnête. De plus, une plainte assez généralement répandue disait que les Français admis dans l’intérieur de Frédéric-Guillaume II avaient contribué par leurs exemples et par leurs discours aux dépenses ainsi qu’aux faiblesses qui avaient répandu quelques nuages sur son règne. [...] Dès lors les émigrés reçus dans le monde virent la froideur succéder à l’empressement »24 .

18 La marquise de Nadaillac soutient que son premier décret aurait eu pour objectif d’expulser l’ensemble des émigrés résidant en Prusse. Il aurait invité simultanément le prince de Brunswick à faire la même chose dans sa principauté25.

19 En fait, le changement à la tête de la monarchie prussienne ne semble pas avoir provoqué une telle césure. La pression prussienne exercée sur le duc de Brunswick ne résultait nullement de l’animosité du nouveau roi, mais de la pression du gouvernement français conforté par le coup d’État du 19fructidor. L’envoyé prussien à Paris, Sandoz Rollin, rapporte en effet le 7novembre 1797 que : « Blanckenbourg est regardé ici comme le centre de toutes les conspirations contre le Directoire, et irrite en conséquence les esprits »26 .

20 L’envoyé français à Berlin, Caillard, intervint le 7 décembre 1797 dans ce sens auprès du ministre de cabinet, Haugwitz. L’argument principal de Caillard était que Blanckenbourg se trouvait dans la zone de neutralité définie par le traité international du 5 août 179627. C’était aussi l’intervention française qui incita Frédéric-Guillaume III à interdire aux émigrés le port de toute décoration d’Ancien Régime28.

21 Frédéric-Guillaume III à la différence de son père était opposé à toute exception à la règle. Il pensait que les décrets existants étaient suffisamment pertinents pour qu’aucune entorse n’y fût faite. Un ordre de cabinet du 6décembre 1797 nous révèle sa position au lendemain de son entrée en fonction : « Il faudroit que des raisons bien particulières motivassent le vœu d’un émigré françois pour que je m’écartasse des ordonnances sages tendantes à éloigner de mes États des sujets onéreux & si rarement utiles »29 .

22 On ne peut cependant pas parler d’une rupture profonde avec la politique de son père dans la mesure où Frédéric-Guillaume III soutenait financièrement le projet d’une colonie émigrée implantée en Prusse méridionale. Cet établissement dirigé par le chevalier de Boufflers était loin de recevoir le même suffrage de la part des ministres d’État prussiens, hostiles dès l’origine au projet30. Hardenberg continuait pourtant à entretenir au même moment certains émigrés nobles en Franconie avec le consentement du roi31.

23 L’attitude développée par Frédéric-Guillaume III à l’égard du comte de Provence au lendemain de son expulsion de Mitau par le tsar (1801) est à ce titre très révélatrice. Le monarque lui permit de rester temporairement avec sa suite en Prusse sous le pseudonyme du comte de l’Isle. Le prétendant français dut s’occuper personnellement du logement de la nombreuse escorte qui l’accompagna en mars 1801 à Varsovie32. Frédéric-Guillaume III lui accorda une autorisation de séjour prolongée en septembre 1801 après avoir obtenu le consentement du gouvernement français33. Le roi de Prusse ne voulait risquer aucune complication avec la France, qui pouvait déranger sa politique de neutralité en Allemagne du nord34. Il accorda par la suite à un certain nombre de parents et de courtisans du comte de Provence expatriés l’autorisation de gagner Varsovie. Les émigrés, qui sollicitaient une telle permission, devaient se soumettre à un examen approfondi. La découverte d’un nid d’espions implanté à

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Bayreuth (« l’agence de Souabe ») poussait en effet les autorités prussiennes à la prudence. Frédéric-Guillaume III concéda au même moment au comte de Provence une protection efficace contre les créanciers des années 1791-1792 en quête de remboursements35. Il ne prit cependant jamais le risque de le soutenir financièrement ou de l’exonérer de ses dettes. Il essaya au contraire de racheter ses créances qui atteignaient alors la somme considérable de 925 000 écus36.

24 Le roi de Prusse demanda au comte de Provence de s’abstenir de toute action politique susceptible de compromettre ses relations avec la France en contrepartie de son hospitalité. Les autorités prussiennes remarquèrent rapidement la mauvaise volonté du comte de Provence. Ce dernier se vit refuser à ce titre un lieu d’hébergement plus occidental. Frédéric-Guillaume III affirme notamment dans une de ses lettres que « le comte de Provence court après le fantôme d’une contre-révolution. Notre relation momentanée avec la France, le calme en Europe, notre propre salut demandent de contrecarrer de tels projets. On ne peut avoir aucune confiance37 dans le comte ou son environnement. On ne peut pas attendre non plus de lui la discrétion voulue »38 .

25 Frédéric-Guillaume III mit en garde le comte de Provence contre ces dangers au mois de juillet 1804 alors que ce dernier se préparait à partir de Varsovie pour rencontrer plusieurs membres de sa famille. Le roi mit la poursuite du séjour du comte à Varsovie dans la balance afin de minimiser les risques de conspiration. Le séjour du frère de Louis XVI en Pologne était devenu à cette date par sa notoriété la pierre d’achoppement des relations franco-prussiennes. Une prétendue tentative d’empoisonnement eut lieu contre le comte de Provence et sa suite peu avant son départ. Le roi de Prusse comme ses ministres d’État ou ses fonctionnaires de Varsovie ne croyaient guère en la solidité de cet attentat exécuté avec trop de dilettantisme. Le conseiller secret de cabinet Beyme écrivit à Hardenberg le 31 juin 1804 : « D’ailleurs, cette dénonciation semble à Sa Majesté dénuée de tout fondement. Une enquête criminelle est cependant nécessaire. Il faudra vérifier si cette dénonciation ne se fonde que sur une intrigue et en punir convenablement l’auteur, surtout s’il s’agit de Coulon »39 .

26 L’enquête judiciaire portait à croire que ce complot avait été mis en scène par des membres de la suite du comte afin d’alimenter la propagande anti-révolutionnaire. Les émigrés ne tardèrent pas à publier un article dans le Courrier de Londres dans ce sens : « Nous donnons le défi à tous les éditeurs de papiers anglois, et à tous les journalistes de Buonaparte de contester l’authenticité des détails, que nous publions et si les papiers françois osent entreprendre de justifier M. Buonaparte de ce nouveau crime, nous nous chargerons de démontrer, qui en est le véritable auteur »40 .

27 Cette version orientée entache encore de nombreuses publications consacrées à l’histoire des émigrés en raison de l’enterrement du dossier par les autorités prussiennes41. Les enquêteurs n’ayant trouvé aucune preuve probante attribuèrent la paternité de l’attentat à un domestique du comte de Provence. Le département des Affaires étrangères, soucieux d’apaiser les tensions causées par cette affaire, inséra un article dans plusieurs journaux innocentant l’agent commercial français montré du doigt par les royalistes. L’enquête finit par inquiéter un baron de l’entourage immédiat du comte de Provence avant d’être enterrée à la suite d’une décision du gouvernement prussien. Hardenberg déclara le 5 février 1805 au grand chancelier Goldbeck qu’on ne pouvait poursuivre l’enquête

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« sans compromettre plusieurs personnes de l’entourage du comte de l’Isle. Le départ de celui-ci la rendrait du reste par trop difficile »42 .

28 Berlin n’avait manifestement aucun intérêt à incriminer sans bonnes raisons ses alliés objectifs.

29 La rencontre de Calmar offrit l’occasion rêvée pour mettre un terme au séjour du comte de Provence à Varsovie43. Le roi de Prusse était alors soucieux d’entretenir de bonnes relations avec la France dans l’espoir d’imposer sa suprématie en Allemagne du . L’envoyé prussien à Stockholm, von Tarrach, fut chargé en conséquence de déclarer poliment au comte de Provence que son séjour à Varsovie « n’était plus souhaité »44.

30 Frédéric-Guillaume III reprochait aux émigrés leur profonde inutilité économique comme les nombreuses complications diplomatiques que leur présence sur le territoire prussien induisait au niveau politique. Il n’avait cependant aucune sympathie pour le nouveau régime institué en France. L’extradition des émigrés, qui avaient agi contre la France à partir du territoire prussien, ne fut jamais à l’ordre du jour comme un ordre de cabinet du 27 juin 1801 permet de le constater : « L’extraction des émigrés françois qui, de mes État[s] entretiennent, dit-on, des correspondances criminelles dans leur ancienne patrie, auroit quelque chose d’odieux dans le cas même où le fait seroit bien prouvé ; mais elle répugne surtout quand on considère qu’il s’agit de les livrer à un gouvernement qui sera à la fois accusateur, juge et partie »45 .

31 L’envoyé prussien à Paris intervenait parfois sur ordre du roi en faveur de certains émigrés comme quatorze ordres de cabinet le montrent. Ces mesures visaient la plupart du temps à les rayer de la liste des émigrés.

32 On ne peut douter de la sympathie vouée par Frédéric-Guillaume III aux émigrés, bien que ce dernier leur ait accordé beaucoup moins d’autorisations de séjour que son père. Son soutien se subordonna toujours aux exigences du budget de l’État et au maintien de bonnes relations franco-prussiennes. Frédéric-Guillaume II avait réduit de la même façon son soutien financier après 1792 en raison de ses aspirations politiques comme de la situation précaire de ses finances46. De même après la paix de Bâle, Frédéric- Guillaume II s’efforça de ne pas compliquer les relations franco-prussiennes par un soutien trop manifeste des émigrés. L’insertion des émigrés dans l’armée prussienne 33 La noblesse française a sacralisé sous l’Ancien Régime son rôle d’élite à travers sa contribution militaire qualifiée « d’impôt du sang47. Ce facteur d’identité a amené beaucoup d’émigrés à chercher à entrer dans l’armée prussienne à un moment où cette dernière s’auréolait d’une réputation internationale. Les Prussiens, dépassés par les événements, se montrèrent très réservés envers ces nombreuses demandes. Le principe de la raison d’État poussait à protéger les officiers issus de familles prussiennes, dont on attendait un fort patriotisme. La politique des rois de Prusse depuis Frédéric- Guillaume Ier visait à créer un corps d’officiers recruté dans le royaume même de façon à aboutir à une symbiose entre l’armée et la noblesse prussienne48. Il n’y avait que deux sortes d’exceptions à ce principe fondamental, en cas de compétences extraordinaires, ou d’une intervention du roi en faveur d’un impétrant (42 cas au total). On acceptait dans le deuxième cas de jeunes émigrés descendant de familles prestigieuses. Ces derniers commençaient leur service dans des écoles militaires ou avec le grade d’officier subalterne en cas d’intégration directe (37cas). Frédéric-Guillaume III exigeait qu’ils apprissent très rapidement l’allemand49 afin de faciliter leur socialisation rapide

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dans l’armée prussienne, que le roi considérait comme la première étape de leur assimilation politique. Les documents d’archives révèlent que seize émigrés intégrés ainsi dans l’armée prussienne y demeurèrent après l’amnistie de 1802.

34 Le cas du comte de Rézicourt est particulièrement représentatif de ce système d’assimilation. Ce noble lorrain, qui avait obtenu en 1798 la permission d’acheter un domaine rural à Ansbach en Franconie, était devenu par là même sujet du roi de Prusse. Il chercha à placer dès 1801 son fils de douze ans dans l’École des cadets de Berlin avec l’appui du ministre d’État Hardenberg. Le commandant en chef de l’école s’y opposa par une lettre dans laquelle il affirme qu’ « il existe un ordre explicite qui permet seulement à des fils de nobles prussiens nés en Prusse d’être éduqués dans cet institut »50 .

35 Hardenberg conseilla alors au comte de Rézicourt de s’adresser directement au roi en lui présentant son fils lors de son prochain séjour en Franconie. L’acquisition de son domaine d’Ansbach était donc à cette date trop récente pour permettre à son fils d’intégrer le corps d’officiers sur lequel la société prussienne se fondait51. Conclusion 36 Les souverains prussiens ne furent jamais obligés de prouver leur patriotisme par une attitude politique rigoriste, conforme à la raison d’État alors qu’elle animait leurs ministres ou leurs hauts fonctionnaires. Ils représentaient l’union des États prussiens par leur personne. Quand ils montrèrent plus de solidarité pour les émigrés que les hauts fonctionnaires, ce n’était donc pas parce qu’ils étaient de mauvais patriotes. Cela montre plutôt qu’ils étaient en tant que rois de Prusse aussi des représentants du principe monarchique. Leur attitude à l’égard des émigrés a constamment oscillé en fonction de ces deux facteurs identitaires. En cas de conflit d’intérêts, ce fut toujours la raison d’État qui eut le dernier mot et non la solidarité de classe.

37 L’importance de la raison d’État se montra clairement dans le cas de l’insertion des émigrés dans l’armée prussienne qui était un instrument fondamental pour l’intégration de la monarchie prussienne. Les rois ne permirent l’insertion des émigrés à ce corps d’élite que s’ils étaient soit utiles par leurs hautes compétences de la technique militaire soit assez jeunes pour pouvoir adopter les sentiments du patriotisme prussien.

NOTES

1.Mes remerciements vont à Pierre-Vincent Claverie (Université de Paris I) pour sa lecture critique et attentive de la version française. 2.Ghislain DE DIESBACH, Histoire de l’Émigration 1789-1814, Paris, 1975, pp. 336-338. 3.Anne-Henri DAMPMARTIN, Mémoires sur divers événements de la Révolution et de l’Émigration, Paris, 1825, t.II, p. 236. Un jugement comparable sur Frédéric-Guillaume II transparaît du témoignage fourni en 1792 par le vicomte de Caraman, alors colonel dans l’armée prusienne (cf. “Mémoires du Duc de Caraman, Revue contemporaine, t. X, 1853, p. 379). Les mêmes preuves de bonté à l’égard des émigrés ressortent des

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Mémoires de la marquise de Nadaillac et du duc Des Cars: Mémoires de la marquise de Nadaillac, duchesse d’Escars suivis des mémoires inédits du duc d’Escars, publiés par son arrière-petit-fils le colonel marquis de Nadaillac, Paris, 1912, p. 242 ; Mémoires du duc Des Cars, publiés par son neveu le duc Des Cars, Paris, 1890. 4.Les chiffres reposent sur une banque de données établie par l’auteur. Elle rassemble les noms de tous les émigrés enregistrés dans les documents bureaucratiques prussiens déposés dans les archives à Berlin, Munster, Dusseldorf, Bayreuth et Ansbach. 5. Ibid. 6.Geheimes Staatsarchiv Preußischer Kulturbesitz Berlin (GStA) PK, I. HA, Rep. 96, Geheimes Zivilkabinett, n° 148 K 2. 7.Catherine II devança dans son soutien précoce le tsar Paul I qui constitua une rente en faveur du comte de Provence lui permettant d’entretenir une vaste suite à Mitau puis Varsovie. Voir René DE CASTRIES, Les Émigrés, Paris, 1962, pp. 74, 87, 114 ; Wilhelm BRINGMANN, Louis XVIII. von Frankreich im Exil. Blankenburg 1796-1798, Frankfurt/Main 1995, p. 261. 8.GStA PK, I. HA, Rep. 11, Frankreich, n° 89, fasc. 298: Secretissima sur les affaires de France 1792, Schulenburg à Frédéric-Guillaume II, Berlin, 13 janvier 1792. 9.GStA PK, I. HA, Rep. 11, Frankreich, n° 89, fasc. 298: Secretissima sur les affaires de France 1792, Breteuil à Schulenburg, Bruxelles, 1er février 1792. 10.GStA PK, I. HA, Rep. 11, Frankreich, n° 89, fasc. 298: Secretissima sur les affaires de France 1792, Schulenburg à Breteuil, Berlin, 13 février 1792. 11.GStA PK, I. HA, Rep. 11, n° 91 a, Französische Emigranten, Gen. fasc. 1, Vol. 1 (M): Note de Lucchesini, 7 novembre 1792. 12.Titre original: “Edict das Verhalten der Königlichen Unterthanen bey dem gegenwärtigen Kriege mit Frankreich betreffend. Berlin 6. Juny 1793: GStA PK, I. HA, Rep. 11, n° 91 a, Französische Emigranten, Gen. fasc. 1, Vol. 1 (M). 13.Ms.: “compatriotes émigrés (à la suite d’une confusion). 14.André DE MARICOURT, “L’armée de Condé. Le marquis de Bouthillier et ses Mémoires, Revue des questions historiques, 3e série, t. VI, 1925, pp. 354-355. 15.Rescrit au Gouvernement de Clèves et au Chambre domaniale et militaire de Clèves, Berlin, 23août 1794: GStA PK, I. HA, Rep. 11, n° 91a, Französische Emigranten, Gen. fasc. 4. 16.Ordre de cabinet, camp proche d’Oppalin, 14 juillet 1794: GStA PK, I. HA, Rep. 11, n° 91 a, Französische Emigranten, Gen. fasc. 1, vol. 2 (M). 17.Ordre de cabinet au ministère d’État, camp de Wola, 5 septembre 1794: GStA PK, I. HA, Rep.11, n° 91 a, Französische Emigranten, Gen. fasc. 1, vol. 2 (M). 18.Les gouvernements étaient dans l’ancienne Prusse des cours de justice provinciales. 19.René DE CASTRIES, op. cit., Paris, 1962, p. 114. 20.Fernand BALDENSPERGER, “L’émigration de chevalier de Boufflers, Revue de Paris, 1912, pp.791‑801. 21.On trouve plus de cent suppliques de ce genre dans les seuls fascicules 1 à 44 de la série des documents GStA PK, I. HA, Rep.11, n° 91b, Französische Emigranten – Unbestimmter Aufenthalt, Spez. (M). La plupart restèrent lettres mortes en raison de l’hostilité du roi. 22.GStA PK, I. HA, Rep. 11, n° 91, Frankreich – Privata, fasc. 36, Acta betr. die von dem Grafen von Merode-Westerloo nachgesuchte Königliche Verwendung bey Frankreich, wegen seiner Reichsbaronie Petersheim. 23.Ordre de cabinet, Potsdam, 19 mai 1797: GStA PK, I. HA, Rep.11, n° 91a, Französische Emigranten, Gen. fasc. 7.

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24.Anne Henri DAMPMARTIN, op. cit., Paris, 1825, t.II, p. 280. 25.Mémoires de la Marquise de Nadaillac (...), op. cit., p. 111. 26.GStA PK, Rep. 11, n° 93h, Frankreich –Allianzen, n° 3, fol. 10. 27.GStA PK, Rep.11, n°93h, Frankreich – Allianzen, n° 3, Bl. 10-28. Voir aussi Wilhelm BRINGMANN, Louis XVIII. von Frankreich im Exil. Blankenburg 1796-1798, Frankfurt/Main 1995, pp. 239-241. 28.Voir Département des Affaires étrangères au Collège supérieur de guerre, Berlin, 20 mars 1798: GStA PK, I. HA, Rep. 11, n° 91a, Französische Emigranten, Gen. fasc. 7. 29.GStA PK, 1. HA, Rep.11, n° 91b, Französische Emigranten – Unbestimmter Aufenthalt, fasc.spéc. 50 (M). 30.GStA PK, I. HA, Rep.11, n° 91b, Französische Emigranten in Südpreußen, fasc. spéc. 66 (M). 31.Voir le rapport de HARDENBERG “Die Unterstützung der französi. Emigranten aus den könig. Kassen betr., Ansbach, 23 décembre 1797: GStA PK, I. HA, Rep. 96 A, n° 19, Aufenthalt französischer Emigranten in Preußen. 1797-1804, Bl. 1 ; et la lettre de Hardenberg au Département des Affaires étrangères, Ansbach, 6 juillet 1799: GStA PK, I. HA, Rep.11, n° 91b, Französische Emigranten in Ostpreußen und Neuostpreußen, fasc. spéc. 7. 32.Ordre de cabinet à Alvensleben et Schroetter, Berlin, 21 février 1801: GStA PK, Rep. 11, n°93h, Frankreich – Allianzen, n° 3, Bl. 95. 33.Ordre de cabinet, Potsdam, 29 septembre 1801: GStA PK. HA, Rep. 11, n° 93h, Frankreich – Allianzen, n° 3., Bl. 144. 34.Concernant la politique de neutralité de la Prusse de 1795 à 1805 voir Philip DWYER, “The Politics of Prussian Neutrality 1795-1805”, German History, t. 12 (fasc. 3), pp. 351-373. 35.Ordre de cabinet, Potsdam, 2 octobre 1802: GStA PK. HA, Rep. 11, n° 93h, Frankreich – Korrespondenz mit französischen Herrschern, n° 5, Bl. 52. 36.Frédéric-Guillaume II avait allégé la dette des princes français de 530583 écus (cf. GStA PK, I. HA, Rep. 96 A, n° 9 B b 5). 37.Ms: “ne peut pas avoir (sic). 38.Lettre du conseiller secret de cabinet Beyme, Charlottenbourg, 21 août 1802: GStA PK, Rep.11, n° 93h, Frankreich – Allianzen, n° 3, Bl. 181-182. Citation originale: “Unser gegenwärtiges Verhältniß mit Franckreich, die Ruhe von Europa, unsre eigne Wohlfahrt erfordern solchen Absichten geradezu entgegen zu arbeiten. Vertrauen kann mann ohnehin in den Grafen und seine Umgebung nicht setzen. Discretion kann mann gar nicht erwarten. 39.Citation originale: “Uebrigens scheint auch Sr. May. die gantze Anzeige bloß aus der Luft gegriffen, dennoch es aber nöthig zu sein, eine förmliche Criminal-Untersuchung zu eröfnen, damit wenn die Anzeige auf eine bloße Intrigue beruhen sollte dieses ausgemittelt und der Urheber derselben, besonders aber der Coulon zur gebührenden Strafe gezogen werde: GStA PK, I. HA, Rep. 96A, Geheimes Zivilkabinett, n° 9 A4 ; Schriftwechsel der Kabinettsminister Alvensleben und Haugwitz mit Beyme in vermischten Angelegenheiten des Auswärtigen Departements, 1799-1804. 40.Rapport du préfet Meyer rédigé à Varsovie le 20 septembre 1804 (copie): GStA PK, Rep. 11, n° 93h, Frankreich – Korrespondenz mit französischen Herrschern, n° 4, betr. die angeblich beabsichtigte Vergiftung des Grafen de L’Isle und dessen Familie und den deshalb denunciirten Coulon zu Warschau. 41.Voir René DE CASTRIES, op. cit., pp. 348-349 ; René DE CASTRIES, La vie quotidienne des émigrés, Paris, 1966, pp. 287-288 ; Ghislain DE DIESBACH, op. cit., p. 348 ; Évelyne LEVER,

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Louis XVIII, Paris, 1988, p. 281. Philip MANSEL donne un jugement plus nuancé (cf. Louis XVIII, Gloucestershire, 1999, p. 81). 42.Hardenberg à Goldbeck, Berlin, 4 février 1805: GStA PK, Rep. 11, n° 93h, Frankreich – Korrespondenz mit französischen Herrschern, n° 4. betr. die angeblich beabsichtigte Vergiftung des Grafen de L’Isle und dessen Familie und den deshalb denunciirten Coulon zu Warschau. Citation originale: “Ohne mehrere Personen des Gefolges des Grafen von Lille mit hinein zu ziehen, dieses aber bey ihrer nunmehrigen Entfernung mit vielen Weitläuftigkeiten verknüpft ist [...]. 43.Le comte de Provence et le comte d’Artois rédigèrent alors au nom de l’ensemble de leur famille une protestation contre le couronnement de Napoléon afin de contester la légitimité de son sacre en rappelant leurs prétentions sur la couronne de France. Cette déclaration fut rédigée sur mer en raison de la neutralité affichée par les différentes monarchies européennes (cf. René DE CASTRIES, op. cit., pp.351-353 ; Jacques GODECHOT, La Contre-Révolution 1789-1804, Paris, 1961, pp. 404-405). 44.Rescrit à von Tarrach, Berlin, 5 octobre 1804: GStA PK, Rep. 11, n° 93h, Frankreich – Allianzen, n° 3, Bl. 215-216. 45.Ordre de cabinet adressé à Haugwitz le 27 juin 1801 de Charlottenbourg: GStA PK, I. HA, Rep.11, n° 91b, Französische Emigranten in Ansbach-Bayreuth, fasc. spéc. 46 (M). 46.Voir sur ce dernier point Wolfgang NEUGEBAUER, “Zur neueren Deutung der preußischen Verwaltung im 17. und 18. Jahrhundert. Eine Studie in vergleichender Sicht, Jahrbuch für die Geschichte Mittel- und Ostdeutschlands, t. XXVI, 1977, p. 99. 47.Ce thème devint un sujet de débat en France à la suite de la publication de La noblesse commerçante de l’abbé Coyer en 1756. Le chevalier d’Arcq y répondit la même année par un pamphlet intitulé La noblesse militaire ou le patriote français par lequel il entendait défendre la vocation militaire de l’aristocratie française (cf. Pierre SERNA, “Der Adlige, Der Mensch der Aufklärung, éd. M. Vovelle, Frankfurt/Main-New York, 1996, pp. 74-76 ; Pierre GOUBERT, Daniel ROCHE, Les Français et l’Ancien Régime. La société et l’État, Paris, 1984, p. 136). 48.Concernant l’aristocratisation du corps des officiers prussiens au XVIIIe siècle voir Karl DEMETER, Das deutsche Offizierskorps in Gesellschaft und Staat 1650-1945, Frankfurt/ Main, 1965, pp. 2-5 ; Otto BÜSCH, Militärsystem und Sozialleben im alten Preußen 1713-1807, Frankfurt/Main-Berlin-Wien, 1981, spécialement le chapitre “Adel und Offiziersdienst”, pp. 79-84. 49.Le roi répondit favorablement, selon le ministre d’État Lucchesini, à la supplique du marquis de Boyer d’Eguilles en faveur de l’incorporation de ses fils à la condition d’apprendre l’allemand avant d’être cantonnés en Pologne dans de nouveaux régiments prussiens (cf. Supplique du marquis de Boyer d’Eguilles, Düsseldorf, 21 mars 1793: GStA PK, I. HA, Rep. 96, Geheimes Zivilkabinett, n° 148 K1 [Die französischen Emigranten 1790-1797]). Dans le cas d’Antoine Charles de Tabouillot, Frédéric-Guillaume II promit l’intégration dans un régiment de hussards après une amélioration sensible de son niveau de langue (cf. GStA PK, I. HA, Rep. 11, n° 91 b, Französische Emigranten in der Kur – und Neumark, fasc.spéc. 27). 50.Lingelsheim à Hardenberg, Berlin, 8 janvier 1802: GStA PK, II. HA, Generaldirektorium – Ansbach-Bayreuth, Abt. IV, Militärsachen, n° 47. Citation originale: “Da der ausdrücklichen Vorschrift gemäß nur im Lande gebohrnen Söhnen preußischer Vasallen, das Beneficium der in dieser Anstalt zu genießenden Erziehung theilhaftig werden solle.

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51.GStA PK, II. HA, Generaldirektorium – Ansbach-Bayreuth, Abt. IV, Militärsachen, n° 47.

RÉSUMÉS

Entre 1789 et 1806, plus de 5500 émigrés furent enregistrés dans les États prussiens. Le but de l’article est de savoir si la solidarité de classe affichée par le roi et son proche entourage à l’égard des émigrés a influencé durablement la politique intérieure prussienne. Les rois prussiens montrèrent plus de solidarité de classe vis-à-vis des émigrés que les hauts fonctionnaires. Néanmoins, la raison d’État était aussi pour eux prédominante et les empêcha de recevoir beaucoup d’émigrés en Prusse. L’importance de la raison d’État se montra clairement dans le cas de l’insertion des émigrés dans l’armée prussienne qui était un instrument fondamental pour l’intégration de la monarchie prussienne. Les rois ne permirent l’insertion des émigrés à ce corps d’élite que s’ils étaient soit utiles par leurs hautes compétences de la technique militaire, soit assez jeunes pour pouvoir adopter des sentiments d’un patriotisme prussien.

The attitude of the Prussian kings towards the French émigrés during the Revolution. Between 1789 and 1806, more than 5500 émigrés were registered in the Prussian territories. The objective of the article is to show the extent to which class solidarity influenced the politics of the King and the royal family vis-à-vis the émigrés. Was this principle of class solidarity only relevant in specific cases or was it dominant ? The Prussian monarchs showed a higher solidarity with the émigrés of the than the Prussian government officials. However, for the Prussian kings the welfare of the State was of highest importance and prevented them from receiving a lot of émigrés of the French revolution in the Prussian territories. The role of Prussian patriotism and of the «raison d’état» is to be seen obviously in the attitude of the Prussian kings concerning the admission of French émigrés in the Prussian army. Such admissions were widely refused. The army was together with the bureaucracy the most important institution for the integration of ancient Prussia. Prussian officers had to be also Prussian patriots which was not at all the case for French émigrés.

INDEX

Mots-clés : émigrés, raison d’État, solidarité de classe, patriotisme prussien

AUTEUR

THOMAS HÖPEL Université de Leipzig

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Aristocrate malgré lui, ou les mésaventures d’un père d’émigré (1792-1805)

Frédérique Pitou

« Á une peine en succède bientôt une autre, on n’a pas sitôt évité une tempête qu’on est accueilli d’un nouvel orage. Lamer en courroux ne s’apaise dans un endroit que pour soulever les flots avec fureur dans un autre ».1

1 Ces considérations sur l’instabilité des choses humaines qui mènent l’individu à s’en remettre aux desseins de la Providence, sont extrêmement fréquentes dans la correspondance des Hardy de Lévaré, famille de notables lavallois vouée depuis des générations à la magistrature et à l’Église. Pendant la Révolution, l’un de ses représentants, René Hardy, a pu en faire l’expérience en 1789, cet avocat de cinquante ans, riche et considéré, fait partie des « premiers habitants » de la ville sa vie, celle de son épouse et celle de ses enfants basculent, non tant avec la Révolution qu’avec l’émigration de son fils aîné, en 1792. S’en suivent une succession de malheurs, emprisonnement, mise sous scellés de ses meubles, séquestre de ses biens fonciers, que l’on peut reconstituer grâce à une série de plus d’une centaine de lettres qui lui sont adressées, conservées avec les brouillons des mémoires et des pétitions qu’il a rédigés2. Le réseau de correspondants que se constitue René Hardy entre 1795 et 1800 est composé essentiellement d’avocats de « l’ancien barreau » qui semblent retrouver facilement, dans ces combats de procédure, une culture juridique et des réflexes qu’ils mettent visiblement au service d’autres clients ou amis rencontrant les mêmes soucis. Toute l’énergie de Hardy et de ses correspondants parisiens est consacrée à y voir clair dans la législation mouvante concernant les parents d’émigrés et à choisir la stratégie la plus efficace. Ces documents ne font pas une grande part aux opinions ni aux états d’âme ; les allusions aux drames subis par les uns et les autres et aux espoirs entrevus sont fugitives ; les prises de position politiques sont absentes, mais le ton global de la correspondance est celui de la déploration. Face à ces hommes de loi, dont les réseaux

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tentent de se reconstituer, l’administration apparaît un peu comme un pouvoir autonome, avec sa hiérarchie et ses rites qu’il importe de connaître et de respecter pour obtenir satisfaction. Tous adressés à Hardy, ou émanant de lui, ces lettres et ces mémoires permettent d’évoquer sa traversée de la Révolution. Un notable d’Ancien Régime 2 L’exercice généalogique semble la règle parmi les familles de notables lavallois pour la famille Hardy, on dispose de celle qui a été rédigée par Jean Baptiste Hardy de Lévaré3. Implantée dans le Maine depuis le XVesiècle, cette famille appartient au monde de la magistrature : « Ce qu’il y a de constant est qu’elle a dès ses premiers commencements vécu noblement en occupant plusieurs états distingués dans la robe ». Au XVIIIesiècle, les garçons de la famille se partagent entre le droit et l’Église parmi les enfants de René I (1662-1722), juge civil et de police du comté de Laval, deux prêtres4 et deux avocats, dont le premier maire électif de Laval, Ambroise-Jean (1700-1780) ; parmi les enfants de ce dernier, quatre se destinent à la prêtrise, deux sont avocats, dont René II. Les filles concluent des alliances avec les familles les plus riches de la ville (maîtres de forge, négociants), ou les plus élevées en dignité (aristocrates).

3 René II dispose donc d’une position en vue dans la ville et le comté, il est le descendant de cinq générations d’avocats et de magistrats, le fils du maire de la ville, le petit-fils d’un premier juge ; sa famille est également honorable par le nombre important d’ecclésiastiques qu’elle comporte. Lui même est né en 1738, il fait des études de droit, est avocat au Parlement de Paris. Quelques allusions dans la correspondance montrent qu’il a vécu dans la capitale ; sans doute a-t-il bénéficié pendant ses études de l’hospitalité de son oncle, curé de Saint-Médard. Il épouse en 1766 Marie-Anne Guédé du Bourgneuf, s’installe à Laval comme avocat, est naturellement admis dans la société du jardin Berset dans laquelle se retrouvent les notables de Laval5. En 1772, il est commis de la recette des tailles alors que le propriétaire de l’office est son cousin Julien-André Coustard de Souvré, mineur émancipé dont il est le curateur. Dès l’année suivante, il acquiert l’office et s’y fait recevoir(6), mais il doit affronter l’opposition des héritiers du jeune homme qui composent cependant en 17827. Les difficultés qu’il a rencontrées pour entrer en possession de cet office expliquent la différence entre l’évaluation à 60000 livres faite en 17718 et l’affirmation de Hardy suivant laquelle il lui en a coûté 150000 livres(9)… Malgré l’importance de sa finance, cette charge n’est pas anoblissante, Hardy se définit d’ailleurs comme « de caste roturière »

4 Les rôles fiscaux établis en 1792 placent René Hardy parmi les 24 plus gros contribuables à la cote mobilière10. D’après l’inventaire réalisé à son domicile, dans des circonstances dramatiques(11), en août 1794, le montant des meubles de sa communauté est de 4084 livres il ne s’agit ici que des « meubles meublant », aucun des autres postes composant habituellement l’actif des inventaires, notamment les dettes actives et les fonds de prisée de bestiaux (dont on sait par ailleurs qu’ils sont de 6000 livres), ne sont indiqués. Ses biens fonciers se composent de maisons de ville et d’exploitations agricoles(12) ; on peut en dresser le tableau suivant, dans lequel ont été distingués les acquêts de la communauté (cté) et les biens propres, de la ligne maternelle (PM) ou paternelle (PP).

Localisation du Désignation du bien Nature Évaluation du bien bien en mai 1798

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Laval Maison et cour PP 7 000 F

Laval Maison occupée par Hardy, rue de la PP 16 000 F Trinité

Laval Maison rue du Val de Maine PP 800 F

Avesnières Deux maisons rue de Rivière Cté 1 600 F

Avesnières la closerie de la Grande Selle ou Mondésir 1/3 cté 12 300 F et les prés situés en Avesnières 2/3 PM

Saint-Berthevin la closerie de la Petite Bézière PP 8 000 F

Saint-Berthevin la closerie de la Grande Bézière PP 7 600 F

Saint-Berthevin deux closeries aux Brûlés 1/2 cté 6 000 F 1/2 PP

Bonchamps la métairie du Bois Morin Cté 30 000 F

Astillé la métairie de la Herberdière PM 24 000 F

Astillé la métairie de la Pilaronnière PM 9 000 F

Le Genest la closerie de la Louchère PP 5 000 F

Le Genest 4 closeries de l’Écottière PP 15 500 F

Forcé la métairie du Vau PP 8 000 F

5 Cette fortune est caractéristique des notables bourgeois de Laval. Ils possèdent en ville une maison confortable qu’ils occupent et d’autres qu’ils louent ; parmi leurs exploitations agricoles, de nombreuses closeries (exploitations de petite taille), dont certaines sont sans doute jointives (les 4 closeries de l’Écottière) et quelques belles métairies. On remarque enfin que ces exploitations sont situées dans des paroisses proches de Laval, ce qui permet une exploitation en métayage, comme le suggèrent les 6 000 livres de prisée de bestiaux qui entrent dans l’actif de la communauté. Dans un de ses mémoires, Hardy revient sur la composition de sa fortune, qui a changé lors de l’acquisition de l’office de receveur des tailles : pour le payer, il a vendu six métairies. L’office permettait donc d’espérer un revenu qui valait qu’on lui sacrifiât autant. La traversée de la Révolution 6 On ne dispose d’aucun renseignement sur les sentiments de Hardy au début de la Révolution ; toutefois, il se retire complètement des affaires publiques dès 1790 (année de ses dernières recettes), et ne prend aucune responsabilité dans la nouvelle administration, ni municipale, ni départementale, contrairement à de nombreux notables lavallois(13), son homologue Frin de Cormeré par exemple. Le personnage de Jérôme-Charles Frin de Cormeré mérite qu’on s’y arrête un instant : né à Laval en 1751,

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il est trésorier des guerres en 1783, puis receveur particulier des finances dans l’élection de Laval, charge absolument équivalente à celle de René Hardy, l’un étant chargé des années paires, l’autre des années impaires. Il est comme lui membre de la société du jardin Berset (adhésion 1773), mais fait partie en 1786 des membres fondateurs de la loge maçonnique aristocratique des Amis-Unis de Laval14. Membre du comité de surveillance de l’une des sections de la ville, il adhère au fédéralisme et est arrêté en octobre 1793... mais reprend ses fonctions de receveur des impositions directes en février 1796, devient receveur général du département en février 1797, est nommé maire de Laval en 1810 (il meurt en charge en 1813)15. La fin d’un monde la liquidation des offices 7 La décision de l’abolition et du remboursement des offices est prise par la Constituante ; dans un mémoire présenté au tribunal civil du département de la Mayenne, Hardy évoque cet épisode « L’acquisition de cet office, l’augmentation de finance, et les procès indispensables pour la conservation de ce même office, lui ont coûté plus de 150000 livres en numéraire […] ainsi le citoyen Lévaré en perdant son office a perdu dans le même instant le fruit d’un travail assidu de 30 années, la dot de sa femme, partie de son patrimoine, et demeure chargé de beaucoup de dettes »16. La suppression de la vénalité des offices paraissait conforme au nouvel ordre des choses, mais l’indemnisation des nombreux officiers et leur inscription, sous certaines conditions, sur « le grand livre de la dette publique » se fait lentement : les services de la trésorerie n’examinent les comptabilités des receveurs particuliers qu’en juin 1795. Hardy doit chercher des hommes de confiance pour s’occuper de cette affaire. Un certain nombre de courriers lui parviennent d’un nommé Poirier, employé à la trésorerie nationale qui intervient de 1795 au début de l’année 1797. Le correspondant le plus régulier et le plus fidèle de la famille de Lévaré est un certain Bidault, homme de loi d’origine lavalloise implanté dans la capitale. Il est son conseiller et son ami, comme en témoigne la lettre de Hardy du 26 mars 1796 : « Nous avons confiance en vous et nous avons besoin de secours. » Mais le 9 septembre 1803, Bidault, âgé de 75 ans, prévient Hardy qu’il ne peut plus s’occuper de ses affaires il définit en même temps la tâche qui était la sienne : « Mon âge avancé et l’affaiblissement de mes facultés intellectuelles ne me permettent pas de continuer à me charger ici de l’instruction, suite et sollicitation de vos affaires contentieuses. »

8 Les anciens officiers doivent fournir à la trésorerie la preuve que tous leurs comptes sont arrêtés et soldés (lettre de Poirier, 18 juillet 1795)17. Hardy n’obtient ce certificat du département que le 30 avril 1796, car il lui a fallu rassembler préalablement 13 pièces différentes, dont 10 grosses d’arrêts de l’ancienne chambre des comptes donnant quitus pour les exercices 1762 à 1788 (années paires), le compte de l’impôt des chemins, exercice de 1790, le compte de la contribution patriotique, exercice de 1790, qui sont ses dernières recettes. Cette formalité accomplie, il est sur le point d’être inscrit sur le grand livre de la dette publique, mais son fondé de pouvoir, qui hante pour lui les bureaux de la trésorerie, lui apprend qu’un obstacle est apparu, empêchant l’achèvement de la procédure, « une opposition », évoquée pour la première fois le 22 avril 1796 (lettre de Poirier). Datant de l’époque du procès qui a opposé Hardy, acquéreur de l’office de receveur, aux héritiers du précédent titulaire, cette opposition a bien été levée en son temps, mais des traces subsistent sur lesquelles on lui demande de s’expliquer. Plus de six mois plus tard, et bien que Bidault annonce, le 11 février 1797, « vous avez une inscription sur le grand livre de la dette publique consolidée [… ]

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de la somme annuelle de 3 992 livres » correspondant au capital de 79 840 livres, l’opposition n’a pas été levée.

9 Apparaissent alors dans la correspondance des personnages qui semblent tout- puissants puisque c’est en définitive de leur bon vouloir que dépend le franchissement des obstacles successifs nécessaire pour obtenir satisfaction. Après avoir essuyé les refus du citoyen Nau « conservateur pour la vérification et réception des oppositions formées sur les paiements à faire au trésor public et liquidation des offices supprimés » et du citoyen Alain « agent du trésor public pour la suite des instances relatives aux dettes et créances de la nation et pour tous les actes judiciaires de la trésorerie nouvelle », les procureurs de Hardy se pourvoient en son nom au tribunal civil du département de la Seine, lequel, dans son audience du 26 ventôse anV lui donne raison. Malgré cette décision de justice, « on ne veut toujours point à l’administration se contenter de la quittance que vous m’avez envoyée […] et on prétendait exiger de vous […] des justifications à l’infini » (Bidault, 4 mars 1797). Les talents de négociateur de Bidault s’exercent alors, non seulement auprès de la hiérarchie (il rencontre le conservateur des hypothèques), mais surtout auprès du personnel des bureaux, comme l’agent Alain qui semble devenu très favorable : « Il a goûté les raisons que je lui ai données pour vous, il m’a montré les meilleures dispositions ». Ils se mettent d’accord sur une stratégie, « tout cela va se faire d’accord, j’en ai la parole de M. Alain et j’espère en conséquence que sous moins d’un mois ce sera une affaire consommée » (Bidault, 4 mars 1797). Le 26 mai 1797 enfin, Bidault peut écrire à son correspondant : « La mention de l’opposition est maintenant rayée. » L’émigration du fils et la succession des malheurs 10 La situation d’ancien officier n’avait rien d’exceptionnel, et Hardy n’a sans doute pas souffert plus que les autres des lenteurs de l’administration et de la dévaluation des moyens de paiement ; celle de père d’émigré est infiniment plus difficile à vivre. Michel Denis évalue l’émigration en Mayenne à un niveau faible (150 à 200 personnes)18. Le départ de Xavier Hardy date du 18 janvier 1792. Quoique nous n’ayons aucun témoignage direct de sa part et que toutes les informations le concernant soient présentées par son père, un certain nombre d’éléments objectifs se dessinent. Son état civil tout d’abord, il est né le 17 mai 1770, il était donc majeur lors de son départ, il est célibataire et « sans état », puisque après ses études de droit il était sur le point de se faire recevoir au Parlement de Paris, lorsque celui-ci fût supprimé. Selon ses propos, « il s’ennuie depuis 18 mois qu’il y est sans occupation », au point que « le séjour de Laval lui était maintenant insupportable »19. Son esprit d’indépendance et ses relations difficiles avec son père semblent attestés dans une famille où l’autorité paternelle ne se discute pas. Dans les circonstances du moment, sa place était ailleurs et « les chemins de l’honneur » dont il assure son père « qu’il n’y avait point à craindre un seul instant qu’il s’en écartât jamais » passaient sans doute, pour lui, par l’émigration20.

11 Xavier Hardy est de retour à Paris en juillet 1800, avant l’amnistie consulaire. Les termes de la correspondance de Bidault (lettre du 28 juillet 1800) donnent l’impression d’un personnage incontrôlable et imprudent « il y a deux jours que nous avons eu une visite à laquelle nous ne nous attendions très certainement pas, c’est celle de votre X [avier] tombé chez nous comme une bombe à 6 heures du matin ». Son arrivée n’est sans doute pas du goût du vieil homme qui le reçoit, par amitié pour sa famille, mais qui doit être bien effrayé d’une telle audace : « Je ne vous dissimulerai pas que, vu le peu de discrétion qu’a mis votre Xavier dans la visite qu’il nous a faite très à l’improviste, il

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nous a mis et nous resterons dans une inquiétude plus forte que le plaisir de le voir, jusqu’à ce qu’il ait obtenu et montré une radiation définitive » (lettre du 7 août 1800). À la fin de l’année, il est de retour à Laval et Bidault peut féliciter ses parents « du retour de la brebis égarée » (lettre du 8 décembre 1800), après huit ans d’abscence, pendant lesquels on ne sait rien de lui.

12 Dès 1792, lorsque l’émigration du fils est connue(21), toute la famille est inquiétée22. Elle subit tout d’abord les dispositions relatives à l’assignation à résidence, en particulier l’arrêté du département de la Mayenne du 23 août 1792, conséquence de la loi du 15 août 1792, qui « consigne les père et mère femmes et enfants des émigrés dans leur municipalité sans aucune exception ». Hardy père est convoqué le 2 septembre 1792 par le procureur de la commune, « pour entendre la lecture de la loi du 15 août ».23

13 Par la suite, en septembre 1792, on lui demande de fournir l’équipement de deux gardes nationaux. Le 22 septembre 1792, le notaire Urbain Hubert, procureur syndic du district, lui signifie cette obligation, car « le départ de notre cavalerie nous force d’user de cette mesure sans aucun retard. Je vous prie donc de fournir deux manteaux de drap bleu dans le courant de la semaine prochaine à raison de chacun de vos fils émigrés […] nous les ferions faire à nos frais si vous ne nous les donniez pas ». Le 22novembre 1792, son ancien homologue co-receveur Frin, désormais trésorier du district de Laval, prévient Hardy que « la solde et équipement sont fixés pour chaque enfant émigré à 881 livres 15 sols 8 deniers et il m’est ordonné d’en poursuivre le recouvrement ». Dès ces premières attaques, et cette attitude sera fréquemment la sienne lors de tous ses conflits avec l’administration, René Hardy ne s’adresse pas aux autorités locales, mais tente d’atteindre directement des sphères plus élevées. Il écrit au ministre de l’Intérieur Roland qui lui répond le 21 décembre 1792, sans doute pas dans le sens souhaité : « Puisqu’il vous est impossible de justifier de la résidence de l’un de vos fils dans la République, il faut que vous payez les 881 livres 15 sols 8 deniers qui vous sont demandées… »

14 Les lois condamnent les parents d’émigrés à l’internement (25 août 1792), et attribuent à la Nation la jouissance de leurs biens (11 janvier 1793). Les étapes de « la persécution » de la famille Hardy, telles que le père les raconte dans une pétition adressée le 11 septembre 1794 aux administrateurs du district de Laval, sont les suivantes : « On a mis en détention les père et mère le 26 mars 1793. On les a relâchés le 12 juillet suivant. On a repris le père seul le 12 octobre 1793, on l’a conduit à Chartres, on l’a ramené à Laval le 17 mai 1794. Le 26 juillet dernier, on a incarcéré son épouse et deux de ses filles et mis des gardes auprès d’une troisième fille malade le 13 août, on a rendu la liberté à sa fille aînée restent en détention le père, la mère et une fille. Du lieu de leur détention, les pétitionnaires viennent d’apprendre qu’on avait mis les scellées sur leurs effets mobiliers et fait saisir tous les revenus de leurs héritages de campagne, seule ressource pour la subsistance de toute la famille… » De fait, le 12 août 1794, le juge de paix réalise l’inventaire sommaire des biens mobiliers de René Hardy de Lévaré « à l’occasion de l’absence de son fils » et appose les scellés chez lui. La trace d’un paiement pour reconnaissance de scellés effectué par Hardy en novembre 1794, doit correspondre au moment où la famille a été libérée après un avis favorable de la commission philanthropique créée à Laval après thermidor24.

15 Depuis sa prison des Bénédictines de Laval, Hardy ne reste pas inactif et organise sa défense. Il s’appuie sur le sentiment que la loi du 7 décembre 1793 (17 frimaire an II), qui pose le principe de la saisie des biens des parents d’émigrés, fait une exception en

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faveur des parents d’émigrés majeurs qui prouveraient qu’ils ont agi activement pour empêcher l’émigration. Hardy va tenter de montrer qu’il se trouve dans ce cas il ne peut être considéré comme responsable des actes de son fils majeur, d’une manière générale, tous les deux étaient souvent en désaccord, et dans le cas précis de l’émigration, le père avait clairement dit à son fils qu’il désapprouvait cette attitude. Le 9 novembre 1794, il donne sa version des faits et fait comparaître des témoins qui déposent tous dans le même sens25. Ainsi, il expose « que son fils aîné a quitté la maison paternelle en janvier 1792 à l’insu de ses père et mère que plusieurs années avant cette sortie ce fils indocile avait pris à tâche de désobéir en tout à son père que son père, apprenant qu’il voulait quitter la maison paternelle, lui défendit expressément de la quitter à peine d’encourir son indignation que ce fils a surpris un passeport de la municipalité à l’insu de ses parents sous prétexte d’aller à Paris qu’il n’a jamais approuvé ni devant ni depuis l’absence de son fils ceux qui émigraient, trouvant indigne qu’un honnête homme prît les armes contre sa patrie en conséquence il n’a donné aucun argent à son fils à cette époque. » Par ailleurs, Hardy rassemble différents indices de son « civisme », depuis lemariage de sa fille avec « un soldat républicain » jusqu’à des déclarations faites en privé témoignant de ses sentiments.

16 Parmi les témoins figurent, outre deux de ses amis (anciens officiers), des artisans ayant travaillé chez lui (une dresseuse et un maçon), des voisins et deux amis de la famille (un officier de santé et un notaire devenu officier municipal), ainsi que deux amis de son fils, dont un lieutenant de la garde nationale d’Ernée. Les mauvaises relations entre le père et le fils sont connues de ceux qui fréquentent la famille ; d’une manière générale, tous témoignent du mauvais caractère du fils, de son esprit indépendant et du refus d’accepter les conseils de son père. Il peut paraître audacieux pour René Hardy de se faire passer pour favorable à la Révolution, il le tente cependant et trouve des témoins pour dire qu’il en parlait « d’une manière avantageuse », du moins « dans le commencement ». Plusieurs personnes témoignent l’avoir entendu appeler à respecter les lois en toutes circonstances, en particulier lors du tirage du 10 mars, où « beaucoup de gens vinrent le consulter », notation intéressante qui donne une idée de l’influence de ce notable et de la confiance de la population à son égard. Tous témoignent en tout cas de son « horreur » de l’émigration, assurent que celle de son fils s’est non seulement faite sans son consentement, mais sans qu’il en ait eu connaissance ; c’est ce que Hardy « a toujours dit à tous ceux qui ont voulu l’entendre ». C’est ce qu’il fallait démontrer, pensait Hardy, pour bénéficier du régime de faveur qu’on ne manquerait pas de faire aux parents d’émigrés qui s’étaient opposés à l’émigration de leur fils, suivant la loi du 7décembre 1793 (17 frimaire an II).

17 La remise en liberté ne met pas fin aux tracas en ce qui concerne les biens fonciers, au contraire, les ennuis commencent. Le 6 décembre 1794, on procède à leur adjudication, après séquestre, devant Louis Jean Moreau la Noë et Jean Joseph Barbeu, administrateurs du district de Laval. Ce dernier était, sous l’Ancien Régime, lieutenant général du siège ordinaire et membre de la Société du jardin Berset, comme tous les magistrats de la ville et comme Hardy lui-même. On peut imaginer qu’il ait permis ou encouragé des procédures permettant à Hardy, dans un contexte politique attentiste où la levée définitive du séquestre pouvait intervenir d’un jour à l’autre, de conserver la gestion de ses biens. Ses deux filles se rendent en effet adjudicataires de la majorité des exploitations qu’elles prennent à ferme, les exploitants restant en place, de telle sorte que le père peut, sous leur nom, jouir de ses revenus. Dans un premier temps, il a sans doute cru pouvoir le faire sans acquitter les fermages dus à la Nation ; c’est

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vraisemblablement pourquoi il a payé, comme lorsqu’il était propriétaire, les impôts fonciers de 1794 et 1795, pour 46558 livres, ainsi que 3000 livres d’emprunt forcé. Mais au printemps 1796, la Nation lui demande une nouvelle contribution à l’emprunt forcé pour la somme de 3700 livres, payable en valeur métallique, et des fermages, payables en nature… L’effondrement de la monnaie ajoute au sentiment d’injustice : « Si je suis obligé de réaliser le prix des quintaux je vais être obligé d’acheter plus de 500000 en papier et ensuite quand me paiera-t-on de l’année 1794 et de l’année 1795, ce sera sans doute en papier qui plus on va moins ont de valeur » (Hardy, 28 mars 1796).

18 C’est alors qu’Hardy reprend contact avec d’anciennes relations parisiennes, membres de l’» ancien barreau », qui ont renoué avec les affaires et retrouvé des occasions d’exercer leurs compétences. Si le premier de ses conseillers reste Bidault, auquel Hardy expose régulièrement ses soucis, il échange également des courriers avec des personnalités comme Maucler, ancien avocat au Parlement de Paris, Lechat apparenté à la famille du conseiller au Parlement de Bretagne qui avait une résidence en Mayenne(26), Duchauffour. Dans une lettre du 5 juin 1799, celui-ci évoque ses relations anciennes avec Hardy de Lévaré : « Depuis longtemps mon bon ami nous avons été dans le cas de ne pas communiquer ensemble […] j’ai appris avec douleur que vous étiez encore exposé à des discussions dont l’effet doit affecter votre fortune… » Il donne des informations sur sa propre situation « je suis obligé de travailler comme si je recommençais ma carrière […] j’aurais bien désiré de pouvoir vous servir mais mes anciennes relations n’existent plus… » On en apprend davantage dans la suite de la correspondance, en particulier dans une lettre du 24 août 1803 : « J’ai trouvé le moyen de quitter la préfecture dont je ne pouvais plus suffire les travaux en obtenant la place de greffier en chef du tribunal de police […] Je ne pouvais trouver mieux d’après ma santé qui ne me permet plus de travailler comme je l’ai fait depuis 50 ans. » Bourdereau, le gendre de Bidault, apparaît à la fin de la correspondance, dans une lettre du 24 avril 1805 : « J’étais ci-devant avocat au Parlement de Paris et depuis notre dissolution je n’en ai plus exercé les fonctions que pour rendre les services que je me fais un vrai plaisir de vous offrir. »

19 Au printemps 1795, Hardy écrit pétition sur pétition pour obtenir la levée des séquestres. Les textes qu’il envoie à ses conseils pour avis reçoivent un accueil mitigé : ils n’approuvent pas la franchise avec laquelle il s’exprime sur le rôle de ses filles. Dans un courrier du 28 avril 1796, Bidault semble même irrité : « Nous vous le répétons une bonne fois pour toutes, il n’y a pas dans le moment actuel de mémoire à présenter en votre nom, nous le pensons ainsi, c’est au nom de vos enfants adjudicataires des biens de l’administration qu’il faut le faire ; on sait bien qu’ils ne sont ici que vos prête-noms, mais les baux ne disent et ne peuvent dire cela. » Hardy fait de nouvelles pétitions s’inspirant des avis de Bidault (lettres du 15 juin 1795, du 13 avril 1796 et du 28 juin 1796) qui se réfèrent encore à la loi du 17 frimaire anII : il s’agit de montrer que le séquestre des biens est nul car la loi s’applique aux émigrés ; il faut démontrer que le fils n’est qu’absent (que d’ailleurs cette absence est contraire à la volonté de Hardy, mais a nécessité la complicité des autorités municipales qui lui ont fourni un passeport).

20 Si ce discours est au point, reste à savoir à qui adresser la pétition. Dans un premier temps, Hardy s’adresse aux politiques. Ses correspondants parisiens sont partisans d’épuiser les démarches au niveau local avant de s’adresser aux autorités centrales : « Le mémoire doit être présenté aux autorités constituées sur les lieux. Vous me dites

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sur cela en avoir parlé aux administrateurs de votre département qui vous ont dit avoir défense de s’en occuper. Eh bien, si cela est, ils répondront d’un « passé à l’ordre du jour » motivé de leur défense et nous nous autoriserons ici de cette réponse pour présenter la pétition au ministre des Finances, de là au directoire exécutif et enfin au corps législatif… C’est quand nous en serons venus à ce point que nous pourrons parler utilement à MM. Plaichard et Lanjuinais » (Bidault, le 28 avril 1796). Hardy aurait plutôt la tendance inverse ; on se souvient de sa lettre au ministre de l’Intérieur Roland, on trouve dans sa correspondance un billet de Lanjuinais, daté du 17 avril 1796, alors qu’il est membre du Conseil des Anciens. Il répond à une requête : « Votre pétition ci-jointe est de la compétence de l’administration du département. Il faut d’abord se pourvoir devant elle. Le recours ensuite est ouvert en cette matière au ministre des Finances qui ne manquerait pas de vous rendre justice. Je ne puis que vous donner cette instruction, compatir à vos peines et vous exprimer mes regrets de n’être pas à lieu de vous être utile. » Hardy le connaît-il, a-t-il eu l’occasion de le rencontrer à Rennes, lui écrit-il simplement en raison de ses opinions ? Aurait-il écrit à Lanjuinais sans en prévenir ses amis parisiens ? Bidault peut triompher dans un courrier du 28 juin : « Je ne suis point du tout étonné que M de Lanjuinais vous ait renvoyé votre mémoire » …

21 Dans un second temps, il s’adresse aux juges, malgré ses réticences : « Suivant ce que vous mandez, le tribunal civil de votre département à commencer par le président n’est point composé de gens de loi et qui aient l’habitude des affaires ; c’est, je crois, un petit malheur, parce que nous devons toujours leur supposer de l’honnêteté et une bonne judiciaire ; au surplus vous iriez par appel à un autre tribunal voisin de département et ensuite l’affaire viendrait ici au tribunal de cassation après quoi il y aurait encore à recourir au corps législatif » (Bidault, 27 juillet 1796). Bidault semble se résoudre à s’engager dans une procédure au long cours : « Il faudra bien essuyer, comme on dit, toutes les longues et les brèves et parcourir tous les degrés de juridiction (il y en aura 3 jusques et compris le tribunal de cassation où j’aurais quelqu’un à ma disposition pour le soutien et la défense de votre affaire… puis ensuite nous irions s’il le fallait par une pétition au Conseil des Cinq-Cents et de là à celui des Anciens… » (27juillet 1796). Suivant son conseil, Hardy adresse donc un mémoire au tribunal civil du département de la Mayenne (1er fructidor an IV, 18 août 1796) par lequel il demande la levée du séquestre sur ses biens, reprenant des thèmes évoqués dans les pétitions précédentes (différence entre l’absence et l’émigration, différence entre émigrés mineurs et majeurs, parents qui se sont opposés à l’émigration…). Le 29 août 1796 (12 fructidor an VII), le tribunal, expliquant que « les lois relatives aux émigrés… ont attribué aux administrations la compétence de tout ce qui est relatif au fait de l’émigration », se déclare incompétent et renvoie Hardy vers l’administration centrale du département ou vers le pouvoir exécutif… Malgré cet échec, Bidault ne semble pas ébranlé dans sa stratégie ; il affirme à nouveau qu’il faut saisir le pouvoir judiciaire et suggère de recommencer l’action. Le 6 octobre 1796 (15 vendémiaire anV), il propose à Hardy un « nouveau travail », véritable cours de droit, à la fois leçon de procédure et catalogue des textes relatifs à l’émigration.

22 Et pourtant, le décret du 9 floréal an III (28 avril 1795), qui précise les conditions du séquestre des biens des parents d’émigrés, remet en cause cette démarche. Dès le 7 juin 1795, Maucler indique clairement à Hardy que ce texte ne permet plus d’invoquer l’exception qui paraissait appartenir aux pères et mères qui avaient résisté à l’émigration. Il faut désormais, selon lui, se résoudre à la déclaration des biens. Le long commentaire qu’il écrit pour Hardy sur la législation directoriale (joint à un courrier de

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Bidault du 11février 1797) se conclut ainsi : « le plan du gouvernement sur cette matière… se réduit à cette alternative, ou vous offrirez le partage de vos biens ou vous en souffrirez le séquestre ». L’hypothèse n’apparaît que le 21janvier 1797 dans une lettre de Bidault où il explique ses deux mois de silence (sa dernière lettre date du 18 novembre). « Il est des vérités que l’on n’aime pas, que l’on a toutes les peines du monde à se persuader à soi-même avant que de les persuader à ceux à qui il devient nécessaire de les dire, en se mettant pour le moment à leur place dans leur fâcheuse position, parce que ces vérités nous contrarient nous-mêmes dans les idées que nous avons de la justice et de la raison, et voilà pourquoi mon cher parent et ami j’ai été si longtemps à vous répondre… » Il donne le résultat de ses réflexions : « Au 20 floréal an IV il n’y a plus lieu d’espérer d’être favorablement écouté dans une demande de levée des séquestres, cette loi prévoyant pour les ascendants d’émigrés le maintien des séquestres ou le partage. »

23 Hardy se résout donc à demander le partage et présente pour cela une déclaration de tous ses biens meubles et immeubles et, en attendant que les opérations soient terminées, demande la levée du séquestre (pétition du 13mai 1797), ce à quoi l’administration centrale du département de la Mayenne consent. De fait, le 28 mai 1798, le partage avec la Nation des biens de Hardy de Lévaré, parent d’émigré, est réalisé : certains biens sont « réunis au domaine national », sur les autres le séquestre est complètement levé. Hardy et son épouse « sont quittes envers le Trésor public, à raison de l’émigration de leur fils ». En août 1798, on procède à la vente aux enchères des biens confisqués, c’est-à-dire de la métairie du Vau de l’une des closeries de l’Écottière, de deux maisons rue de Rivière et de la métairie de la Pilaronnière, dont Hardy de Lévaré et son épouse se rendent adjudicataires.

24 Leurs soucis ne sont pas terminés pour autant, comme on peut le voir dans la pétition présentée à l’administration centrale du département de la Mayenne le 1er messidor de l’an VII (19 juin 1799) : Hardy est accusé de n’avoir pas déclaré tous ses revenus et est condamné à une forte amende. C’est sans doute en raison de cette nouvelle péripétie que sa closerie des Brûlés est de nouveau mise sous séquestre (Bidault, 9 septembre 1803). Ce dernier différend avec l’administration entraîne à nouveau Hardy dans le cycle des pétitions adressées à la nouvelle administration. Dès juin 1799, les mêmes questions se posent de savoir à qui faire parvenir les requêtes, à l’administration centrale (les conseillers d’État) ou locale (le préfet), qui faire intervenir… Les deux dernières années de la correspondance évoquent les nouvelles pétitions de Hardy, jusqu’à la mention dans une lettre de Bourdereau, le gendre de Bidault, le 24 avril 1805, du rejet d’une dernière demande par l’Empereur lui-même. Une correspondanceDes correspondants d’infortune 25 Les correspondants de Hardy de Lévaré, s’ils ne partagent pas tous ses malheurs (en particulier l’émigration de son fils et le séquestre des biens familiaux qui en résulte), sont tous des avocats, pour la plupart d’entre eux d’anciens officiers, pour qui la Révolution a entraîné des modifications de style de vie considérables. Bidault le suggère à propos de la législation sur les offices : « Il est bon que vous sachiez et je vous l’apprends avec bien du plaisir, vu l’intérêt que nous y prenons tous que vous, et bien d’autres compagnons d’infortune êtes relevés de la déchéance que les précédentes lois vous avaient fait encourir. Il y avait longtemps que nous attendions ce remède à nos maux, tout depuis le 9 Thermidor dernier nous le faisait espérer » (Bidault, 15 juin 1795).

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26 Bidault résume l’esprit de tout ce qui est dit au-delà des aspects juridiques qui sont l’objet de ces échanges épistolaires : « Vous avez mon cher parent et ami le chagrin dans le cœur et moi aussi » (Bidault, lettre du 22février 97) ; le sentiment dominant est souvent l’impuissance devant le sort qui semble s’acharner. Ces personnages ne sont pas dans les bons réseaux, « et malgré qu’il n’y ait rien de bien consolant à dire qu’on n’a ni accès ni connaissance auprès du ministre qu’il s’agirait d’intéresser à votre position, encore faut-il vous le dire ».Dans son courrier du 12 juin 1796 Maucler décline successivement lassitude : « Je ne vous répondrai pas mon ancien ami d’après ma propre doctrine sur des lois dont je n’ai jamais eu le courage de suivre la marche… », scepticisme : « dans une matière rigoureuse on ne doit pas se flatter de faire admettre des exceptions ; quand on a pour soi la vérité des faits, on a le droit sans doute de la réclamer, mais il ne faut pas calculer sur leur succès », réprobation : « il aurait fallu dans les derniers jours avoir des amis en enfer, c’est-à-dire parmi les agioteurs et avoir du numéraire pour avoir des mandats à vil prix où ils étaient tombés. On nous dit qu’ils ont repris valeur quadruple aujourd’hui quoiqu’ils ne soient pas encore au sixième de leur valeur nominale. Mais il y a un genre de succès auquel l’honnêteté ne peut aspirer. »

27 La majorité de ces personnages ne sont pas dénués d’humour. Maucler en particulier attend dès le 7 juin 1795 « que de bons esprits aient trouvé la sortie de la caverne où nous sommes enfoncés ». Le même personnage fait une analyse partiale mais lucide de la loi du 9 floréal an III, qui a ordonné le partage des biens des parents d’émigrés… « mais bientôt ce partage exigé d’autorité des pères et mères vivants apparut trop brutal et la loi a été suspendue. La suspension a cessé quand après une année révolue les législateurs ont découvert les moyens d’arriver au même but par une voie plus polie. La République a dit aux ascendants d’émigrés nous n’exigerons aucun partage par autorité mais nous voudrons bien l’accepter quand vous viendrez nous l’offrir. C’est ce trait de génie qui a enfanté la loi du 20 floréal anIV, loi qui loin d’être pénale est au contraire dit-on une loi de faveur puisqu’elle met dans la main des pères et des mères et autres ascendants d’émigrés l’usage d’une faculté au moyen de laquelle ils peuvent faire cesser le séquestre de leurs biens… Le plan du gouvernement sur cette matière se réduit à cette alternative : ou vous offrirez le partage de vos biens, ou vous en souffrirez le séquestre. Telle est la marche de l’autorité contre laquelle on lutterait inutilement. J’ai cru en conséquence qu’il fallait se présenter au partage, non par le motif de la persuasion, mais parce qu’il faut se laisser conduire par la leçon de l’expérience » (11 février 1797).

28 Sur dix années de correspondance (1795-1805), même si la situation des protagonistes et leurs difficultés ne sont que « le contrecoup de celles de la chose publique » (Bidault, 27 juillet 1796), on trouve peu d’allusions précises au contexte politique. Pour les régions de l’Ouest en général et le département de la Mayenne en particulier, les opérations armées sont le premier souci. Les revenus de l’année 1795 ont été médiocres : « Les héritages ont beaucoup souffert du passage des troupes et des incursions des gens armés. Les bras manquent à l’agriculture. La Nation a mis en réquisition fourrages, bestiaux et grains » (pétition d’avril 1796). Les « chouans » sont encore présents au printemps 1796. Les troubles de 1800 apparaissent plus graves encore ; pour la première fois Bidault en évoque la conséquence sur les communications : « Les troubles qui agitent vos malheureuses contrées et qui sont à la veille de prendre le caractère le plus terrible ne vont-ils pas faire obstacle à notre

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correspondance ? » (Bidault, 15 janvier 1800). Un mois plus tard (14 février) il est plus optimiste : « Nous croyons ici d’après les journaux pouvoir vous féliciter tous du rétablissement de la paix dans votre ville et les environs… » Satisfecit rare dans cette correspondance, Lechat félicite le gouvernement : « J’ai souvent pensé à votre pénible situation au milieu des troubles qui agitent les départements de l’Ouest. Grâce au ciel, ils vont entièrement cesser, puisque notre gouvernement actuel réunit le pouvoir à la volonté… »(1er janvier 1800).

29 On rencontre également quelques allusions à l’attente des élections sous le Directoire. Bidault, le 26 mai 1797, évoque « le renouvellement du corps législatif qui fait concevoir des espérances pour l’adoucissement des lois portées contre les familles des émigrés et absents ». Le 3 juillet 1799, après avoir formulé des vœux pour la réussite des affaires de Hardy, il espère « que la nouvelle tournure de la chose publique n’y aura point influencé en mal… ».

30 Loin des cénacles parisiens, mais témoignant de la considération dont Hardy pouvait jouir dans les milieux catholiques conservateurs, le curé d’Athée, fraîchement revenu d’exil, souhaite connaître son sentiment à propos de la promesse de fidélité à la Constitution de l’an VIII exigée des prêtres : « Marquez-moi je vous prie ce que vous pensez des affaires concernant la promesse et ce qui se fait chez vous à cette occasion. Je trouve qu’il est fort difficile de prendre un parti… M. Chatizel27 donnerait de grandes lumières sur cet article s’il était en pays je m’en fierais bien à sa décision. Je serais encore plus content si Rome parlait. » (Vaulgeard28 curé d’Athée, 19 juillet 1801). Cette demande de soumission, qui figure dans une déclaration des consuls de décembre 1799, est rendue obligatoire par un arrêté du préfet de la Mayenne le 4 juillet 1801. Au moment où il écrit, les hésitations du curé d’Athée sur l’attitude de Rome ne sont plus de mise, puisque le Concordat est déjà signé (15 juillet 1801).

31 S’il y a peu de lignes consacrées à l’évolution de la situation politique et aux positions des uns et des autres, pratiquement toutes les lettres décrivent ou analysent le fonctionnement de l’administration et s’interrogent sur les moyens à mettre en œuvre pour en obtenir satisfaction. Du bon usage de l’Administration 32 La première difficulté consiste apparemment à connaître le texte exact des lois. Bidault écrit le 15 juin 1795 : « Je ne puis rien vous dire de bien positif encore sur ce que vous devez faire pour obéir à la loi du 9 floréal, n’en ayant pas les dispositions précises et détaillées. J’en ai causé ce matin avec le citoyen Poirier votre fondé de procuration que j’ai vu et qui n’est guère plus avancé que moi là-dessus. »

33 L’incertitude alimente les interprétations et les spéculations, comme le suggèrent les formules utilisées par Maucler dans une lettre du 7 juin 1795, à propos du décret du 9 floréal anIII : « on tient pour certain… », « on doute… », « le décret semble supposer… », « plusieurs espèrent cependant… ». Plus tard, le 12 juin 1796, le même Maucler évoque les discussions qu’on imagine très intéressées, à propos de « la nouvelle loi » (sans doute du 9 mai 1796) dans les milieux où les proches d’émigrés sont nombreux « on tient assez communément… », « on croit également… », « l’opinion la plus générale est que… », « on prétend ici… ». Des délais entre la loi et son application dans les départements font l’objet de commentaires optimistes : « ceux qui voient en beau ajoutent que ce retard a pour objet de diminuer la rigueur de la loi… »

34 L’évolution de la situation politique amène des lois nouvelles ou des décrets qui les modifient, comme l’explique Maucler à propos du décret du 9floréal an III : « On est

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persuadé qu’il interviendra quelque modération aux rigueurs du décret, on en cite même une déjà comme à peu près convenue… Comme quand une fois la nécessité de quelques exceptions aura été reconnue, l’esprit de justice peut conduire de l’une à l’autre, la conclusion ordinaire est qu’il est bon de profiter du délai du décret et de ne donner sa déclaration que dans un temps voisin de son expiration en se tenant toujours en mesure pour y satisfaire. » Il faut donc savoir utiliser les délais, ne pas se précipiter de manière à pouvoir profiter d’une éventuelle disposition plus favorable. Dans une lettre du 13 avril 1796, Bidault semble modérer l’impatience de son ami : « Vous devez rester tranquille et ne rien dire… lorsqu’il y aura une loi claire et précise à cet égard (des parents des émigrés) vous vous montrerez. » Une telle attitude conduit parfois à placer les individus dans un état de tension permanent. Bidault écrit de Fontenay-aux- Roses, le 28 juin 1796 : « les circonstances des temps sont telles que continuellement on en est aux expédients sur ses propres affaires, on est aussi perpétuellement sur le qui- vive ne sachant jamais le jour ce qui arrivera le lendemain. Nous avons hier soir quitté Paris pour venir ici où nous avons un petit logement à loyer dont nous ne faisons pas un grand usage étant sans cesse ramenés à Paris par la crainte que notre absence ne nous y mette en défaut. » Tous les correspondants de Hardy le disent, il est d’autant plus important de se tenir au courant des nouvelles dispositions qu’il faut être toujours prêt à s’y soumettre : « Il faut vous attacher à l’exécuter dans la plus grande ponctualité en vous conformant tout à la fois au texte et à l’esprit de la loi » (Bidault, 15 juin 1795).

35 Aussi importante que la bonne connaissance des textes eux-mêmes, celle de « ce que l’on appelle l’air du bureau » (lettre de Bidault, le 17 juin 1799). Le terme même de bureau est très fréquemment employé, pour qualifier un type d’organisation, avec ses employés, ses divisions et ses chefs, mais aussi un certain type de fonctionnement. Successeurs des bureaucrates d’Ancien Régime(29), ceux de l’époque révolutionnaire constituent un pouvoir distinct du politique. « Nous disons, M. Maucler et moi, que c’est affaire de bureau, que c’est ainsi que l’on y a réussi à Paris en pareille circonstance, en négociant avec l’administration centrale et se donnant bien garde de recourir pour cela aux autorités supérieures. » Il semble que, paradoxalement, dans le fonctionnement des bureaux, les individus ont une grande importance. Bidault explique comment court-circuiter la hiérarchie ordinaire : « Nous avons été retrouver le citoyen Alain qui doit revoir le ministre et fera humainement tout le possible pour avoir de lui, sans l’entremise du chef de ses bureaux en cette partie, un mot d’écrit pour vous » (3juin 1799). La correspondance présente aussi des personnages moins aimables, tel un certain Pajot : « Hier je me suis rendu rue de Tournon Hôtel de Minervois pour y voir M. Pajot et lui montrer votre lettre… il m’a alors été dit que M. Pajot n’était pas encore à son bureau, qu’il ne tarderait pas à y arriver, mais que ce n’était pas jour à pouvoir lui parler par ce qu’il ne recevait le public que les mercredi et samedi… Réfléchissant à l’urgence… je prenais le pari d’attendre qu’il arrivât et il n’a pas tardé je me suis en conséquence hasardé à lui parler malgré que l’on m’eût répété plusieurs fois que ce n’était pas jour à le voir et effectivement j’ai été de lui reçu comme, dit le proverbe, un chien dans un jeu de quilles … » (Bidault, 16 septembre 1803).

36 Pratiques caractéristiques des hommes de loi d’Ancien Régime habitués à la valeur des protections et qui cherchent à reconstituer leur univers ou évidente continuité des usages entre l’ancienne administration et la nouvelle, la recherche de bons intermédiaires reste essentielle au succès d’une affaire. On sollicite des personnages que l’on connaît. Poirier, le fondé de procuration de Hardy, va faire intervenir Lechat, « toujours rempli de bonne volonté pour vous et nous espérons que, par son moyen, il

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parviendra enfin à obtenir la liquidation de la finance de votre office » (lettre de Bidault, 15 juin 1795). Quatre ans plus tard, le même personnage a conservé toute son influence : « S’il en résulte qu’il faille obtenir quelque mot encore du ministre des Finances, mandez-le-moi, je m’adresserai aussitôt… à M.Lechat… » (Bidault, le 17 juin 1799). Il ne s’agit parfois guère plus que de conseiller des adresses. Alors qu’il a demandé le partage de ses biens, une question préoccupe Hardy, qui est de savoir si la Nation peut prendre dans son lot « l’inscription sur le grand livre ». Consulté, Maucler répond : « Je vous dirais de vous adresser au citoyen Boivin rue des Grands-Augustins n°30 qui a fait réussir à ma connaissance des opérations de cette nature en l’avertissant de m’en parler il ne s’y refuserait pas… » (20 janvier 1797). Mais ne connaître personne dans une administration, voire un tribunal auquel on s’adresse semble dramatique : Bidault évoque le 20 octobre 1797 « La malheureuse circonstance où vous vous trouvez de ne connaître personne […] dans aucune des communes aux tribunaux desquelles vous seriez dans le cas de vous portez appelant » ; Hardy écrit à un administrateur de l’enregistrement et des domaines, le 4 mars 1805 : « Si vous avez la bonté de faire passer un petit mot de recommandation à ce ministre […] je vous avoue que je ne [le] connais point, ni personne que je puisse employer auprès de lui. »

37 À travers cette riche correspondance, on voit se reconstituer un réseau d’avocats des anciens barreaux et particulièrement du barreau de Paris. Ces personnages sont d’âge divers ; les plus âgés ou les plus riches semblent avoir cessé leur activité professionnelle, mais continuent à donner des consultations et à s’entremettre, d’autres entreprennent de nouvelles carrières, dans les nouveaux tribunaux ou les nouvelles administrations. Bien qu’on ait le sentiment qu’ils regrettent tous une grandeur passée, évoquant des logiques qui n’opèrent plus ou des relations qu’ils n’ont plus, certains d’entre eux semblent retrouver une certaine influence. L’accélération de l’activité législative et réglementaire et le développement de l’administration qui l’accompagne sont tels que les hommes de loi de l’Ancien Régime y réintroduisent leurs compétences et leurs pratiques.

38 Les mésaventures de Hardy de Lévaré ne sont pas isolées et sur les listes établies pour le département de la Mayenne, on compte les émigrés par dizaines. Les « fils de famille émigrés » de Laval en revanche ne sont que sept sur la liste arrêtée en juin 179230. Parmi les familles dont les propriétés ont été séquestrées en raison de l’émigration d’un de ses membres on retrouve beaucoup de noms de familles de l’aristocratie et celui de quelques rares roturiers dont précisément celui de Hardy de Lévaré. C’est peut-être en cela que le destin de René Hardy est original : pendant la Révolution il a, à cause de l’émigration de son fils, un destin d’aristocrate, alors que ni lui, ni aucun des membres masculins de sa famille, ne se sont anoblis sous l’Ancien Régime. Cette situation s’explique peut-être par l’insuffisance de leurs moyens, mais plus certainement par l’attachement à la carrière du barreau et à la ville de Laval (dont aucune charge n’est anoblissante) ainsi qu’à un certain nombre de valeurs essentiellement bourgeoises, répétées à l’envi par celui qui fait figure de patriarche, Ambroise-Jean, le premier maire électif de Laval, le propre père de René Hardy. Parmi ces valeurs, l’économie, le travail, le sens du devoir, le respect de la tradition, la crainte et l’amour de Dieu. La correspondance familiale dans laquelle se détache également la figure de l’oncle de René Hardy, curé de Saint-Médard, violemment opposé aux philosophes comme aux jansénistes, et condamné par le parlement pour refus de sacrement 31), donne le sentiment d’une critique permanente des idées du siècle. Deux extraits de lettre adressée à un autre jeune homme de la famille qui se destine à la profession d’avocat

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par Ambroise-Jean Hardy, son grand père, d’une part et par René Hardy son oncle permettent de comprendre l’attachement forcené de cette famille à la tradition. Le grand-père écrit à son petit-fils qui vient d’être reçu avocat au Parlement de Paris, le 14 février 1772, « quand on s’établit en province, il faut se conformer au pays où l’on est et ne pas conserver des idées de grandeur ; vous apprendrez avec moi la simplicité et l’humilité, ce sont les leçons que j’ai reçues de mon père et que je n’ai cessé et ne cesserai de vous donner »32. De son côté, René Hardy écrit à son neveu : « Nous tenons de nos pères deux trésors l’un est l’amour de la vertu et l’autre l’amour du travail, les deux avantagesne peuvent subsister l’un sans l’autre, nous faisons tous nos efforts pour ne point dégénérer venez en partage avec nous, montrez que réellement vous êtes de notre famille et que vous en avez tous les sentiments. » (4janvier 1769)33

39 Une des explications au repli de la famille en 1789-1790 pourrait bien être son attachement à un catholicisme très rigoureux. Sans doute René Hardy était-il trop prévenu par son éducation pour être favorablement touché par le souffle révolutionnaire et son retrait des affaires alors que bien des notables lavallois, qu’il côtoyait au jardin Berset, s’engagent dans la nouvelle administration, témoigne de ses réserves précoces sur le nouveau cours des choses. Par la suite, son attention aux questions religieuses demeure ; parmi sa correspondance figure un billet dont il a dû apprécier le ton peu amène pour le clergé constitutionnel et qu’il a recopié de sa main : « Cytoyen, je vous adresse une pièce qui vous fera connaître les singes de l’église catholique ; c’est aujourd’hui que Lecoz prétend faire de Dorlodot un évêque »34.Alors que ses affaires s’améliorent, la correspondance évoque des services rendus au Lavallois par les Parisiens, notamment par un des fils de son ami Bidault, libraire, qui lui procure des revues et des livres. On voit même, en 1805, Hardy chercher à faire publier différents ouvrages, l’un relatant « le loisir des prêtres de Londres », l’autre qui pourrait prendre la forme de « dissertations théologiques » sur l’eucharistie, sur saint Joseph, sur Ponce-Pilate… dont les auteurs n’ont comme but que de « réveiller l’attention de ceux qui aiment la religion » et qu’Hardy souhaiterait présenter au pape. On comprend donc, même si la correspondance est muette sur le sujet, que la politique religieuse des autorités révolutionnaires n’ait pu trouver grâce à ses yeux.

40 Cet état d’esprit se maintient-il à la génération suivante ? Il y a évidemment dans l’émigration du fils une part de conviction (il s’engage à nouveau dans la chouannerie en 1815) mais elle semble aussi être l’aboutissement de la conjonction de facteurs favorables (l’âge, l’inaction, la disponibilité, la mésentente avec le père, la recherche de l’aventure). Sa carrière semblait toute tracée : avocat, il aurait acquis une charge quelconque et aurait suivi l’exemple de son père, de son grand-père, de ses oncles. C’est par d’autres moyens et avec des conséquences dramatiques pour sa famille que Xavier Hardy va lui aussi faire tous ses efforts « pour ne point dégénérer »

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NOTES

1.Lettre du diacre Hardy à sa mère, s.d., Archives départementales de la Mayenne (noté désormais ADM), 17 J 102. 2.Les fonds Hardy rassemblent des documents provenant de plusieurs membres de cette famille de notables, et particulièrement de trois personnages, appartenant à trois générations successives René I Hardy de Lévaré (1662-1722), juge de police et juge civil du comté pairie de Laval, ADM 14 J 45, son fils Ambroise-Jean (1700-1780), juge de police puis maire électif de Laval, ADM 17 J, et son petit-fils René II (1738-1815), receveur particulier des finances de l’élection de Laval, ADM 14 J 48. 3.ADM, 1Mi 146, R 29. Jean-Baptiste Joseph Hardy (1702-1765), avocat, est le fils de René I, le frère d’Ambroise-Jean et l’oncle de René II. 4.René Florent (1690-1736), curé de l’Huisserie et Pierre (1696-1778), curé de Saint- Vénérand de Laval en 1739, puis chargé de la cure de Saint-Médard à Paris en 1742 voir Jules-Marie RICHARD, “Lettres lavalloises, Bulletin de la Commission historique et archéologique de la Mayenne (BCHAM), 1911 et 1912. 5.En 1766, la société enregistre l’adhésion de “Hardy… ADM 183 J 18 voir Jules-Marie RICHARD, “La société du jardin Berset à Laval, BCHAM, 1910. 6.Provisions accordées par le Roi le 4 août 1773 réception par les officiers de l’élection le 30 août, ADM C 287. 7.Acte Leray 12 août 1782, ADM 3 E 35/214. 8.Évaluation de l’office de receveur de la taille, 23 octobre 1771, ADM 3 E 35203. 9.Mémoire au tribunal civil du département de la Mayenne, 18 août 1796, ADM 14 J 48. 10.Frédérique PITOU, Laval au XVIIIe siècle, Marchands, artisans, ouvriers dans une ville textile, SAHM, Laval, 1995, p. 144. 11.Inventaire du citoyen Lévaré à l’occasion de l’absence de son fils, 12 août 1794, ADM 14 J 48. Ilest réalisé par un juge de paix en vertu d’ordres du district. 12.Extrait des registres des arrêtés de l’administration centrale du département de la Mayenne, 9prairial an VI, ADM 14 J 48. 13.Listes dans Ferdinand GAUGAIN, Histoire de la Révolution dans la Mayenne, Mayenne, 1989, 4vol. (1re éd. 1918), t. I, pp. 175 et 523. 14.André BOUTON, et Marius LEPAGE, Histoire de la franc-maçonnerie dans la Mayenne (1756‑1951), Le Mans, 1951. 15.F. GAUGAIN, La Révolution…, t I, pp. 344 et 345. 16.Mémoire au tribunal civil du département de la Mayenne, 18 août 1796, ADM 14 J 48. 17.Toutes les lettres citées se trouvent en ADM 14 J 48, sauf indication contraire. 18.Michel DENIS, Les royalistes de la Mayenne et le monde moderne, XIXe-XXe siècles, Klincksieck, 1977, p. 83. Xavier Hardy de Lévaré figure dans le tableau des anciens émigrés de la Mayenne en 1815, p.87. 19.Lettre de Xavier Hardy à ses parents, du 18 janvier 1792, déposée par son père chez le notaire Aubry, 3 E 40150. C’est le seul document que nous possédions de la main de Xavier Hardy il est écrit à Laval avant son départ et ne dit évidemment rien de ses intentions. 20.“L’émigration était générale, à cette époque écrit le général d’Andigné en résidence à Angers chez sa mère puis au château de Princé chez sa sœur, en 1791, Mémoires du Général d’Andigné, Mayenne, Yves FLOCH, 1990, t 1, p. 90 (1re édition Paris, Plon, 1900).

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21.Contrairement à ce qu’affirme son père, “jamais Xavier Hardy Lévaré n’a été compris dans aucune liste d’émigrés, c’est un fait de notoriété publique, il figure bien dans les différentes listes dressées depuis juin 1792, ADM Q 88, Q 100, Q 101, Q 102, Q 103. 22.Hardy de Lévaré et son épouse figurent notamment dans la “Liste des particuliers indiqués pour la réclusion dans la maison des Bénédictines, 26 mars 1793 (ADM L 1319) qui leur vaudra leur arrestation et dans l’“État nominatif des parents d’émigrés et de leurs alliés, des ci-devant nobles compris dans les lois des 3 brumaire an IV et 9 brumaire an VI, des aïeuls et aïeules de chouans… dressé en exécution de la loi du 24 messidor an VII sur la répression de la chouannerie (ADM L 481). 23.Un registre est alors ouvert “pour y recevoir la signature des parents des émigrés qui se rendront chaque jour au secrétariat de notre municipalité, ADM L 612. Le registre est tenu du 5septembre 1792 au 2 avril 1793 et ne recueille qu’une dizaine de signatures, toujours les mêmes en tout cas celle de Hardy de Lévaré n’y figure jamais. 24.Registres de délibération de la commission philanthropique, brumaire-frimaire an III, ADM L 1629. Sur cette commission, Jean STEUNOU, 1790-1795, Laval, Siloë, 1990. 25.Enquête de témoins pour Hardy de Lévaré, du 19 brumaire an III (9 novembre 1794), ADM 14 J 48. 26.Gauthier Aubert évoque la richesse de l’inventaire fait après le décès du conseiller Lechat en 1750 dans son château de Vernée, Gauthier AUBERT, “Nobles rennais en pays ligériens, La Mayenne, 1999. 27.Sans doute Pierre Jérôme Chatizel de la Néronnière (1733-1817), Alphonse ANGOT, Dictionnaire de la Mayenne, Mayenne, Floch, 1986, 4 t., t.1, pp. 612-613 et Émile-Pierre QUERUAU-LAMERIE, “L’abbé Chatizel de la Néronière, curé de Soulaines-en-Anjou BCHAM, t. XV, 1899. 28.Pierre-François Vaulgeard, curé depuis 1787, refusa le serment, fut exilé en Angleterre, reprit ses fonctions en 1800, mourut en 1813, A. ANGOT, Dictionnaire… article “Athée, t. 1, p. 92. 29.Daniel Roche évoque la montée de la “bureaucratie “La centralisation du XVIIIe siècle produit les bureaux et les archives, les enquêtes et les formalités, et soulève des protestations rituelles contre l’engorgement et la paperasserie. En même temps, elle produit d’autres réalités, distribuant le pouvoir et arbitrant les conflits selon des règles qui ne sont plus tout à fait celles de la société inégalitaire…, Daniel ROCHE, La France des Lumières, Fayard, 1993, p. 200. 30.ADM Q 100. 31.ADM 17 J/167 à 213 famille Hardy de Lévaré, correspondance familiale et professionnelle, 1688-1782. 32.ADM 17 J 190. 33.ADM 17 J 191. 34.Dorlodot est consacré comme évêque constitutionnel de la Mayenne le 7 avril 1799 par Le Coz, métropolitain de Rennes.

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RÉSUMÉS

La correspondance qui lui est adressée, essentiellement de 1795 à 1800, permet de retracer les mésaventures d’un notable contre-révolutionnaire. En 1789, René Hardy fait partie des plus grosses fortunes de la ville de Laval, il est avocat et pourvu de l’office de receveur des tailles. Il cesse toute activité publique dès 1790, mais sa vie et celle de sa famille basculent avec l’émigration de son fils aîné, en 1792; elle entraîne son emprisonnement, la mise sous scellés de ses meubles, le séquestre de ses biens fonciers. Sans beaucoup de commentaires sur la situation politique, ses correspondants, essentiellement d’anciens avocats, consacrent toute leur énergie à comprendre la législation concernant les parents d’émigrés et à choisir la stratégie la plus efficace pour obtenir satisfaction de l’administration.

The Reluctant Aristocrat, or the Mishaps of an Émigrés Father (1792-1805). The correspondence which is addressed to him, from 1795 to 1800, makes possible to recount the mishaps of a leading-citizen during the Revolution. In 1789, Rene Hardy belongs to the largest fortunes of the town of Laval, he is a lawyer and owns one office of receiver of the taxes. He stops any public activity since 1790, but its life and that of its family change with the emigration of his elder son, in 1792 ; it involves its imprisonment, the setting under seals of its furniture, the sequestration of its land properties. Without a lot of comments about the political situation, its correspondents, former lawyers, devote all their energy to understand the legislation concerning the parents of emigrants and to choose the most effective strategy to obtain satisfaction of the administration.

INDEX

Mots-clés : Contre-Révolution, émigration, avocats, Mayenne, Laval

AUTEUR

FRÉDÉRIQUE PITOU Université du Maine (Laboratoire d’Histoire Anthropologique)

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« Qui nous protegera de la garde nationale ? » : Le conflit ruralo- urbain dans le departement de l’aube

Jeff Horn

1 En Champagne méridionale, une organisation politique permettant la pression populaire précéda la formation du Club des jacobins1. La force ou la menace qu’elle représentait s’imposèrent comme un facteur dominant dans la politique locale avant la mise en œuvre de la Terreur, particulièrement au niveau municipal mais aussi dans quelques districts et le département tout entier. La garde nationale était le moyen institutionnel qui concrétisait ces thèmes majeurs autour d’un même problème : comment passer outre aux résultats d’un scrutin défavorable ? L’habitude persistante des autorités révolutionnaires, notamment municipales, de recourir à la force plutôt que d’accepter une défaite politique apparut tôt. Étrangement, ce furent les partisans de la révolution municipale, pourtant ardents défenseurs d’une participation politique élargie et de la notion de la souveraineté du peuple, qui rejetèrent la volonté des votants et des citoyens actifs exprimée dans les scrutins départementaux. Ils se servirent de la garde nationale pour organiser leurs adhérents, résister à l’autorité de l’élite socio-économique rurale et, en fin de compte, pour dominer le département. Sous la Révolution, la garde nationale fut au centre du développement de la politique locale dans celui de l’Aube, et cette situation a été peut-être plus répandue en 1789-1790 qu’on ne le pense habituellement2.

2 Pendant les premières années de la décennie révolutionnaire, la garde nationale fut au cœur du conflit politique en Champagne méridionale. Le spectre d’une politique populaire, puis révolutionnaire dans la ville de Troyes, futur chef-lieu du département de l’Aube, terrifiait la plupart des élites socio-économiques des campagnes et des bourgs de la région après la série d’émeutes de la faim qui culminèrent début septembre 1789, avec le terrible meurtre public du maire et la mutilation de son cadavre. La peur qu’inspirait la « menace d’en bas », devenue plus manifeste dès avril

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1788, polarisait la politique départementale3. Au printemps 1790, cette menace incita les citoyens à se rendre en masse aux urnes, ce qui valut à l’Aube le record national de participation pour l’année (73,4%) ! Ils sélectionnèrent des électeurs qui choisirent des fonctionnaires départementaux et de district explicitement destinés à éliminer, ou tout au moins à limiter l’influence de la municipalité récemment élue à Troyes4. Ainsi, les citoyens actifs mirent en place les éléments pour une épreuve de force entre les notables urbains du chef-lieu du département et l’élite possédante des bourgs et villages de l’Aube pendant l’été 17905.

3 L’enjeu de cette lutte était le contrôle de la garde nationale de Troyes, devenue la force armée la plus importante dans la région6. Quand l’élection critique et fondamentale d’avril-mai 1790 échoua à produire pour le département une classe dirigeante acceptable pour les Troyens, la politique en Champagne méridionale se résuma pour chaque faction à tenter d’exercer la plus forte pression, formelle ou informelle, souvent à l’aide de partisans armés. La garde nationale fournissait aux notables urbains (qui formeraient bientôt le Club des jacobins) le cadre institutionnel pour organiser petits marchands, artisans et ouvriers du textile troyens en une force politique, répondant à l’idéal de la volonté du peuple et de la participation politique de tous7. Une fois organisée, la population de la ville, encadrée par les notables traditionnels et quelques hommes nouveaux qui soutenaient les principes révolutionnaires (ou « patriotes »), se servit de la menace de la garde nationale pour prendre le contrôle effectif de ce département largement rural, ce qui avait été impossible par le biais des élections.

4 Dès sa création à l’été 1789, la question de la garde nationale sema la discorde dans la politique locale. La garde nationale issue de la milice bourgeoise fut créée lors de la révolution municipale, où l’on vit un « Comité général provisoire » élu remplacer en juillet les administrateurs municipaux précédents. À la mi-août, des élections furent tenues pour élire des officiers de la garde nationale : le négociant Nicolas Camusat de Belombre, un député troyen aux États généraux, l’emporta sur le commandant de la garnison royale. Quand la nouvelle troupe refusa de réprimer l’émeute du 9septembre, même après l’assassinat du maire, les propriétaires troyens, pour l’essentiel des négociants, marchands et maîtres artisans, formèrent deux compagnies d’élite dans la garde nationale. Leur soutien ainsi que l’arrivée de 1200 soldats royaux supplémentaires permit aux dirigeants traditionnels de la ville – magistrats du bailliage et riches négociants – de reprendre le contrôle et de prendre leur revanche, polarisant de ce fait davantage la situation. Il y eut donc trois groupes rivaux dans les forces armées à Troyes, les gardes nationales « populaires » (614 hommes), les deux compagnies d’élite (160 hommes) et la garnison royale composée de 400 hommes de troupe, ce qui ajouta à la confusion des pouvoirs politiques entre le gouvernement central à Paris, les autorités municipales traditionnelles et le Comité Général Provisoire8.

5 Lors des élections municipales en janvier-février 1790, les partisans du Comité général provisoire remportèrent la victoire. Celle-ci avait été préparée par les officiers de la garde nationale, qui avaient effrayé les privilégiés troyens, les propriétaires ruraux et les élites des bourgs et villages du département nouvellement formé9. La municipalité, menée par le substitut du maire, Pierre-Nicolas Perrin, futur conventionnel et régicide, sollicita immédiatement du gouvernement central la dispersion des deux compagnies d’élite et le rappel de la garnison10. Dès le début, les partisans de la politique du Comité général provisoire ont compris le rôle prépondérant de la garde nationale dans les

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luttes de pouvoir locales. En 1790, la notabilité municipale est la base du pouvoir départemental : plus de 60% des électeurs et tous les Troyens l’ont déjà emporté dans les élections municipales.

6 Les commissaires royaux qui supervisaient la division du département en districts utilisèrent les troupes en garnison pour menacer la nouvelle municipalité de dispersion et limiter son influence régionale11. Cette stratégie fonctionna puisque lors des élections du premier degré d’avril-mai, les propriétaires ruraux et les votants des bourgs et villages choisirent délibérément des électeurs, puis des fonctionnaires départementaux et de district opposés aux Troyens12. Le choix du général Henri Picot, comte de Dampierre, comme président du département et de Jacques-Claude Beugnot, un des commissaires du roi, comme procureur général syndic, hommes qui affichaient publiquement ces vues, était important, mais ce qui est plus frappant est que sur les trente-six administrateurs du département deux seulement soient des Troyens, eux- mêmes notables traditionnels fortement opposés aux actions du Comité général provisoire. Le fait que ni l’un ni l’autre ne soit choisi comme électeur ou officier municipal à Troyes montre que ces deux hommes ne sont pas représentatifs de l’opinion dans la capitale départementale.

7 Une fois en place, les premiers administrateurs du département considérèrent comme de leur devoir d’éviter de nouvelles émeutes à Troyes. Ils comprirent que la présence permanente de troupes royales soutenues par les compagnies d’élite de la garde nationale était leur seule protection contre des représailles des partisans du Comité général provisoire13. L’administration départementale et les possédants troyens envoyèrent des délégations à Paris et à Versailles pour s’assurer que les troupes royales resteraient, même une fois le calme revenu14.

8 De même, la plupart des Troyens politiquement actifs désiraient désespérément se débarrasser de ces obstacles à leur liberté d’action. Un lieutenant de la garde, François Chaperon, agent de police et l’un des chefs troyens de la cause « patriote » prit les choses en main au soir du 14 juillet 1790, lors d’une représentation théâtrale achevant la commémoration troyenne de la Fête de la Fédération. Peu après le lever du rideau, Chaperon se dressa dans l’amphithéâtre et critiqua le manque d’enthousiasme « patriotique » des acteurs, les encourageant à jouer avec plus d’émotion. Du parterre, les membres des compagnies d’élite le huèrent. Une rixe s’engagea au terme de laquelle les membres des compagnies d’élite, plus nombreux, jetèrent dehors Chaperon et les autres gardes ainsi que plusieurs soldats de la garnison royale qui avaient tenté de s’interposer15.

9 Cet incident entraîna des plaintes qui attirèrent finalement l’attention du ministre de la Guerre, le comte de La Tour du Pin. Celui-ci décida que la garnison attisait le conflit des factions plutôt qu’elle ne l’atténuait, et transféra l’essentiel de ses effectifs. Cent soixante citoyens actifs firent une ultime tentative pour conserver les troupes. Ils arguèrent du fait qu’ils payaient les quatre cinquièmes des taxes locales et auraient donc mérité la protection des artisans et des ouvriers du textile qui composaient la garde nationale. Parmi les signataires figuraient 19 hommes de loi, 31 anciens officiers royaux, 40 membres du clergé et 45 négociants ou manufacturiers. Ils posaient une question « Qui nous protégera de la garde nationale ? » à laquelle ils répondaient : « la garnison royale ! » 16

10 Les grands propriétaires ruraux et ceux des bourgs du département adhéraient totalement à ce point de vue. Selon Edme Bourgoin, le procureur syndic du district de

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Bar-sur-Seine, « la présence des troupes de ligne appelées à Troyes a été et sera seule capable d’en imposer, de prévenir et d’empêcher les désordres trop justement craints dans cette ville » 17. Ainsi donc, au moment où l’armée et la garde nationale coopéraient à la fête de la Fédération à Paris, elles étaient à couteaux tirés en Champagne méridionale. Malgré la forte concentration de Troyens riches et influents parmi les pétitionnaires et un autre appel du directoire du département, neuf cents des mille deux cents soldats quittèrent la ville de Troyes à la fin du mois de juillet. On a l’impression que, du point de vue du gouvernement central, la menace de la violence à Troyes n’était pas un risque à courir18.

11 Mais l’état-major de la garde nationale restait insatisfait. Il jugeait la décision du ministre de la Guerre timide et s’offensait de l’hostilité constante des administrateurs départementaux19. Les actions du gouvernement et de l’administration départementale pour tenir la ville en respect sont à la source de la mutation des partisans du Comité général provisoire aux Jacobins, désignés comme « patriotes » qui protègent la Révolution. Dans ce rôle, l’état-major tint tout d’abord tête à ses adversaires. Le commandant, Augustin Gueslon, un négociant exclu des offices municipaux avant 1789, déclara que la garde nationale pouvait assurer elle-même le maintien de l’ordre à Troyes. Dans un discours à l’administration départementale, il déclara : « Tous ceux qui s’opposent au départ des troupes sont des ennemis du bien public et de la Révolution, et il est croyable que vous avez adopté ce parti. Oui, car vous avez envoyé à Paris un des membres de votre directoire ; il est ici... [il désigne ce membre] c’est lui qui a été solliciter le contre-ordre. Si vous persistez, nous vous dénoncerons à la Nation, au roi, à M. de La Fayette, à nos frères d’armes de Paris et à toutes les gardes nationales du royaume. »20

12 Lors d’un rassemblement général des gardes, le 4 août, ces officiers pressèrent le peuple de la ville d’imiter les citoyens de Nîmes et de Montauban qui s’étaient rebellés avec succès contre leurs administrateurs départementaux « aristocrates ». Secondés par la municipalité de Troyes, les officiers de la garde nationale commencèrent leur propre pétition à l’Assemblée nationale, demandant que les troupes royales restantes quittent la ville et que les compagnies d’élite soient dissoutes. Des gardes armés récoltèrent les signatures au porte à porte et quiconque avait des liens avec l’administration municipale était fortement « encouragé » à signer. Le comte de Dampierre, rapporte : « La portion de la garde citoyenne qui a déclaré vouloir le renvoi des troupes continue à user de tous les moyens imaginables pour grossir le nombre de ses partisans, les menaces et même les violences sont employées, on ne parle pas moins aujourd’hui que de casser et dégrader les officiers qui ont osé signer le mémoire que les citoyens actifs ont arrêté de présenter à l’Assemblée nationale et au pouvoir exécutif » 21. Au même moment, la municipalité cessa d’accepter les ordres du département et du district, une méthode de résistance aux autorités supérieures héritée de l’Ancien Régime22.

13 Le Comité constitutionnel de l’Assemblée nationale refusa ces actes de rébellion des « patriotes » de la municipalité et de la garde nationale de Troyes. Dans sa décision du 29 août 1790, il encouragea fermement l’administration départementale formée selon lui de vrais patriotes. Le Comité s’efforça de limiter l’influence politique de la garde en la subordonnant clairement au directoire du département. Le Comité constitutionnel écrivit que « la Garde nationale n’étant autre chose que la réunion des citoyens eux- mêmes appelés au besoin par l’autorité légale, pour le maintien de la chose publique, ne peut ni se considérer comme un corps, ni délibérer sur les affaires politiques, ni encore

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moins faire imprimer et afficher ses délibérations, ni enfin demander aux corps administratifs compte de leur conduite » 23. Afin de prévenir tout nouvel acte de « sédition », le reste de la garnison demeura à Troyes.

14 Les gardes nationaux et leurs alliés à la municipalité rejetèrent la décision du Comité constitutionnel. Pour assurer leur position dans l’opinion publique locale, ils discréditèrent leurs supérieurs dans la hiérarchie de l’État en les associant à l’ordre d’avant 1789, à présent détesté. La municipalité écrivit qu’ils avaient « … la noble fierté de croire qu’ils ne doivent pas leur être subordonnés comme l’arbitraire et le despotisme. Ils savent que l’Assemblée nationale a foudroyé pour jamais ces deux monstres de l’Ancien Régime, et en a proscrit jusqu’aux simulacres qui voudraient en représenter leurs hideuses figures » 24. En marquant l’administration départementale du sceau de l’Ancien Régime dans les discours publics, les pamphlets et les affiches, les gardes nationaux et les partisans de la municipalité usaient avec succès de la caricature politique afin de justifier leur résistance à leurs supérieurs administratifs25. Leurs adversaires répondirent en publiant un journal satirique, Le Groupe Sire Jean, sur le modèle du périodique parisien Le Père Duchesne.

15 Pour coordonner la résistance et préparer les élections des juges de paix qui devaient se tenir cet automne-là, trente partisans « patriotes », tous anciens adhérents du Comité général provisoire, formèrent une Société des amis de la constitution affiliée au Club des jacobins parisien. Ses membres les plus influents étaient des officiers de la garde et/ou des membres de la municipalité troyenne. Ceux-ci font partie de l’élite socio- économique, mais politiquement, ils sont des hommes nouveaux. Les premiers Jacobins à Troyes n’avaient pas eu d’offices ni de pouvoir sous l’Ancien Régime, mais par leur richesse, leurs occupations et leur rang social, ils ne sont pas loin des anciens dirigeants de la ville26. Entre les Jacobins et les dirigeants traditionnels, la division était politique et c’est sur cette division qu’était polarisée la situation de la ville et du département27.

16 La nouvelle municipalité continua à ignorer tous les ordres venant d’en haut et la garde nationale de nombreux villages des cantons forestiers et des pays de grande culture du centre et de l’ouest du département commença à jouer un rôle politique plus actif. Dans plusieurs bourgs et hameaux, on passa outre aux résultats des élections et beaucoup de maires furent déposés ou arrêtés par des gardes nationaux28. Ils empêchèrent aussi l’exportation des grains et mirent en arrestation plusieurs personnes dans leur domicile29. Les officiers de la garde nationale de Troyes brûlèrent publiquement tous les exemplaires du Groupe Sire Jean qu’ils purent trouver et dénoncèrent cette publication comme « dangereuse pour la tranquillité publique ». Le directoire du département n’envoya pas de troupes pour mettre fin à ces exactions car il craignait une réaction violente de la garde nationale troyenne, ce qui aurait conduit à une guerre civile locale30.

17 L’administration départementale admit sa faiblesse devant les directoires de district du département, en déclarant : « C’est avec un véritable regret que nous avons appris, Messieurs, que dans certaines paroisses les gardes nationales exerçaient des actes d’autorité tout à fait contraires aux décrets de l’Assemblée nationale et se permettaient même des exactions plus répréhensibles encore » 31. Malgré leurs craintes et les efforts redoublés des Jacobins, des gardes nationaux et des officiers municipaux de Troyes, les adversaires de ces « patriotes » gagnèrent assez facilement les élections judiciaires d’octobre 1790 dans cinq des six districts de l’Aube. Les Jacobins de Troyes répondirent par une méfiance encore plus affichée. Unilatéralement, ils ordonnèrent aux

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compagnies d’élite de se dissoudre et à la garnison de quitter la ville. Bien sûr, ces ordres furent contrecarrés par la direction départementale et l’Assemblée nationale, mais il était clair que les Jacobins aubois n’étaient pas près de faiblir dans leur lutte continuelle contre les notables du département hors de Troyes. Et aussi longtemps qu’ils seraient soutenus par la garde nationale, ils pourraient ignorer les ordres du département et du gouvernement central en toute impunité32.

18 De juin à novembre 1790, l’administration départementale, menée par le comte de Dampierre et Beugnot, engagea une lutte désespérée et finalement vaine pour imposer son autorité à la municipalité troyenne et aux gardes nationales. À l’automne 1790, l’esprit combatif de l’administration départementale avait faibli devant son incapacité croissante à imposer ses décisions à Troyes et dans plusieurs autres endroits des districts de Troyes et d’Ervy. Fin octobre 1790, face à de nouvelles provocations des Troyens, l’Assemblée nationale projeta de suspendre les officiers municipaux et menaça de les poursuivre pour obstruction à l’action du gouvernement. Dampierre rejeta cette solution : une révolte armée de la garde nationale à Nantes lui faisait craindre un même dénouement pour Troyes33.

19 Dampierre et les autres administrateurs départementaux devaient faire un choix. Ils pouvaient continuer sur la même voie, qui semblait devoir aboutir à un conflit armé, ou être plus conciliants. Considérant que leurs ordres étaient soit ignorés soit activement bloqués par les gardes nationaux non seulement dans la capitale départementale, mais aussi dans de nombreux cantons des alentours, Dampierre et les autres administrateurs commencèrent à recommander de plus en plus la conciliation comme la meilleure réponse à leur impuissance politique. Reconnaissant l’inévitable, l’administration départementale permit à l’état-major de la garde nationale de disperser les compagnies d’élite34. Dampierre consentit à consulter encore plus fréquemment les officiers municipaux jacobins. Sa soumission aux « patriotes » jacobins lui permit de mener à son terme son mandat de président du département dans une paix relative. Ainsi, plutôt que de provoquer un conflit armé entre la garde nationale de Troyes et la garnison royale, l’administration départementale préféra abandonner son contrôle sur la ville, et finalement sur le département, aux « patriotes » et aux Jacobins35.

20 Grâce à cette capitulation, la collecte des impôts put reprendre, les directives départementales furent généralement suivies et la garde nationale ne gêna plus le travail de l’administration. Les relations s’améliorèrent au point que la municipalité de Troyes fut prête à reconnaître publiquement la supériorité nominale de l’autorité de l’administration départementale36. En compensation, l’administration départementale approuvait le retrait du reste de la garnison royale de Troyes en février 179137. Les troupes de ligne ne devaient pas revenir en permanence avant le Consulat. Un affrontement armé fut évité grâce à la seule prudence des administrateurs départementaux vis-à-vis d’un mouvement « patriote » militant qui disposait d’un profond soutien populaire.

21 Les administrateurs ainsi que l’élite socio-économique de l’Aube durent accepter l’emploi croissant de la menace physique et même de la violence par les gardes nationaux, à Troyes comme dans d’autres lieux du département. Mais ils n’avaient pas à la cautionner. Dampierre se plaignait constamment de la force grandissante du mouvement jacobin à Paris et à Troyes, et particulièrement de « la croissance de la doctrine du républicanisme. Lorsque les électeurs départementaux essayèrent presque unanimement de le réélire président du département, il refusa pour reprendre son

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poste dans l’armée38. Par une ironie du sort, il mourut en martyr de la Révolution dans la défense de Valenciennes en avril 1793. Cependant, dans l’Aube, le seul recours pour les élites départementales était de ralentir les mesures radicales ou de refuser d’agir. Ainsi, la léthargie administrative fut la forme essentielle de réponse pour la plupart d’entre elles à la « victoire » du mouvement jacobin dans l’Aube.

22 Le conflit au sein de l’élite politique de l’Aube se poursuivit après la capitulation de l’administration départementale en novembre 1790. Du fait de la base sociale et de la prédominance rurale de la région, les Jacobins de l’Aube avaient une bataille difficile à mener pour gagner les élections départementales. Après l’élection d’un candidat compromis comme évêque en mars 1791, ils obtinrent un bon résultat en septembre en assurant l’élection de certains de leurs partisans à des postes importants du département et à la Législative, mais ils étaient encore loin d’avoir la majorité39. Même en 1792, ils échouèrent à dominer les élections départementales ; cependant sur neufs députés, l’Aube envoya trois montagnards à la Convention nationale et les administrations municipales furent popularisées40. Tout au long de la période cruciale de 1791-1792, la garde nationale joua un rôle important en propageant l’influence des Jacobins en dehors du district de Troyes, en ouvrant des clubs affiliés, ou en introduisant des administrateurs locaux dans les clubs existants41.

23 La menace de la force ou de la dénonciation étant habituellement suffisante, la violence fut rarement nécessaire. Ce procédé se développa après la chute de la monarchie avec l’arrivée dans l’Aube de la première des quatorze missions menées par des représentants de la Convention nationale. Le rôle joué par les gardes nationaux comme agents de recrutement et garants de l’invulnérabilité des Jacobins cessa seulement avec le début de la guerre civile en Vendée. L’Aube contribua de manière impressionnante à la levée de l’été 1793 en envoyant 12000 recrues42. Les gardes qui partirent étaient souvent parmi les militants les plus actifs, ce qui amoindrit l’efficacité du commandement local43. À l’automne 1793, un détachement parisien de l’armée révolutionnaire reprit le rôle de soutien à la politique révolutionnaire, et en fin de compte à la Terreur, qu’avait tenu jusque là la garde nationale. Il ne fut dispersé qu’au printemps 179444. Après la chute de Robespierre, les gardes nationaux comme les Jacobins furent largement discrédités. Cependant, contrairement aux Jacobins, la garde nationale ne recouvra jamais son influence dans l’Aube45.

24 En conclusion, ce fut la garde nationale qui permit le succès des Jacobins dans l’Aube. Elle fournit en effet trois éléments d’une importance décisive pour cette victoire. Tout d’abord, elle fut le moyen logistique par l’intermédiaire duquel le mouvement « patriote » forma des dirigeants et recueillit le soutien populaire nécessaire pour faire face à la précoce Contre-Révolution troyenne. Ensuite, elle protégea les adhérents de la cause « patriote » de la dispersion et des représailles de l’un ou l’autre des adversaires locaux regroupés dans les « compagnies d’élite » ou l’armée royale. Enfin, la garde nationale fut le moyen majeur par lequel l’influence « patriote » puis jacobine s’étendit au-delà de la capitale départementale. En résumé, sans la garde nationale, la politique « patriote » et ultérieurement le Club des jacobins de l’Aube, eussent été mort-nés. L’objet principal de cet article était de démontrer la différence de la situation et du rôle des gardes nationales dans la politique locale avec celle du département de l’Ille-et- Vilaine étudiée par Dupuy ou celle des autres départements de l’Ouest. En se concentrant sur les agissements du Club, on néglige le rôle précoce et crucial de la garde nationale dans le développement de la politique révolutionnaire ainsi que dans la

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culture politique révolutionnaire. On ne devrait pas laisser le manque général de sources « nous protéger de la garde nationale » ni nous garder d’une meilleure compréhension de son rôle dans la politique locale pendant les premières années de la Révolution.

NOTES

1.Traduit avec l’assistance de Renata Pstrag et Raymonde Monnier. L’auteur remercie Raymonde Monnier et Stephen Clay pour des suggestions très utiles. 2.Paul Bois a trouvé que la garde nationale a joué le même rôle central dans la Sarthe et Roger Dupuy a fait l’étude la plus approfondie sur le rôle de la garde nationale pendant la Révolution française, mais les deux cas concernaient l’Ouest. P. BOIS, Paysans de l’Ouest : Des structures économiques et sociales aux options politiques depuis l’époque révolutionnaire dans la Sarthe, Flammarion, 1971 [1960] ; R.DUPUY, La garde nationale et les débuts de la Révolution en Ille-et-Vilaine (1789-Mars1793), C.Klincsieck, 1972. La structure sociale de ces départements est très différente de celle de l’Aube et mon objet ici est seulement d’ajouter à la compréhension du développement de la politique en province et de souligner l’importance de la garde nationale hors de l’Ouest. Voir aussi Paul D’HOLLANDER, “Les gardes nationales en Limousin (juillet1789-juillet 1790), Annales historiques de la Révolution française, 1992, n°4, pp.465-489. 3.Lynn Hunt estime qu’en 1789 Troyes a connu une révolution municipale “radicale, ainsi qu’une Contre-Révolution précoce. Pour elle, “radical signifie participation populaire et mise en œuvre des idées politiques qui culmineront en l’an II. En 1790, le terme souvent employé pour décrire cette position était “patriote j’utiliserai ce terme. Lynn Avery HUNT, Revolution and Urban Politics in Provincial France Troyes and Reims, 1786-1790, Stanford University Press, 1978, p.5. Voir aussi John MARKOFF, The Abolition of Feudalism : Peasants, Lords, and Legislators in the French Revolution, Pennsylvania State University Press, 1996, p.419. 4.Pour les variations du niveau de la participation électorale dans ce département ou les caractéristiques socio-professionnelles de ces groupes, voir mon article “Toute politique est locale Une relecture critique de Le nombre et la raison la Révolution française et les élections, Annales historiques de la Révolution française, 1998, pp.89-109 où ma thèse Elections and Elites the Development of Local Political Power in Southern Champagne, 1765-1812, University of Pennsylvania, 1993. 5.Pour la liste des électeurs Procès-Verbal de l’assemblée électorale pour la formation du Département de l’Aube du 31 Mai 1790 et jours suivants, Archives nationales [ci-après AN] B I 18. J’ai groupé les électeurs de l’Aube par occupation laboureurs/cultivateurs/ vignerons – 32,1% marchands/négociants – 14,0% propriétaires/bourgeois – 11,7% avocats/procureurs – 11,7% employés de l’État royal/baillis – 10,1% notaires – 8,3% fabricants/artisans/entrepreneurs 5,3% médecins/chirurgiens 3,2% clergé – 2,5% divers – 3,0% inconnu – 3,2%. En deux groupes 5,0%. Les occupations viennent d’une compilation faite pour ma thèse, de 14000 individus formant le personnel électoral de l’Aube.

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6.Adresse d’une Partie des Citoyens Actifs de la Ville de Troyes à l’Assemblée nationale et au Roi, 1790, Bibliothèque municipale de Troyes [ci-après BM Troyes] carton local 370. 7.Il semble que ces idées se sont formées sur les traditions politiques de la ville, les pratiques politiques mises en place par les réformes de l’Averdy en 1764-65 et l’existence des assemblées communales dans le pays du vignoble étudié par Claudine WOLIKOW, “La Maison commune. Culture politique et démocratie locale. Communautés du vignoble de Champagne méridionale dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, thèse pour le doctorat, Université de Paris I, 1994, pp.370-460. Wolikow a une compréhension différente des effets des réformes de l’Averdy. Sur ce sujet, voir mon article “The Limits of Centralization Municipal Politics in Troyes during the L’Averdy Reforms”, French History, 9 : 2, 1995, pp.153-179. 8.Tous les chiffres des forces armées pour l’Aube sont bien inférieurs à ceux d’Ille-et- Vilaine où il y a 2000 soldats des troupes royales Rennes a 3400 gardes nationales et Saint-Malo 2600 (R. DUPUY, La garde nationale, op. cit., p.125). Après la réorganisation de la garde en février 1792, la garde nationale troyenne compte 1700 membres. Albert BABEAU, Histoire de Troyes pendant la Révolution, 2 tomes, Dumoulin, 1873-1874, I, pp. 480-481. 9.Procès-verbal des séances des députés des municipalités et gardes nationales du département de l’Aube, réunis en la Ville de Troyes pour convenir d’un projet de Confédération entre elles, 25 avril 1790, BM Troyes 108178. Une description des actions de la garde nationale en ce temps par Jacques-Claude Beugnot, futur membre de la Législative et pair de France sous Louis XVIII se trouve dans les Procès-verbaux des délibérations du directoire du département de l’Aube, 22 octobre 1790, Archives départementales de l’Aube [ci-après AD Aube], Ld1 registre 14. 10.Par exemple, voir la Lettre des officiers municipaux de Troyes à l’Assemblée nationale et au roi, 13juillet 1790, BM Troyes Fonds Carteron 26. 11.Discours que Sissous a prononcé, lors de sa réception, et que le directoire du département veut aujourd’hui faire supprimer, 1790, BM Troyes Fonds Carteron 26. L’avocat Pierre- Louis Sissous est procureur de la commune de Troyes en 1790 et futur membre de la Législative. Voir aussi Mémoire pour les officiers municipaux de la Ville de Troyes, s.d. [1790], BM Troyes Fonds Carteron 26. Voir aussi les lettres de Trippier, Frichet, et des communes de Marigny, Lévigny, et La Ferté-sur-Aube au Comité de Constitutution de l’Assemblée nationale pendant le printemps de 1790, qui se trouvent dans AN D IV 19. 12.Claudine Wolikow donne un exemple superbe de la domination des bourgs et villages de vignoble par une bourgeoisie qui est “à la fois propriétaire, officière, et marchande. Cette description démontre aussi la difficulté de la prosopographie pour la région (La Maison commune, op. cit., p.297). 13.Voir Procès-verbal de la Prestation de Serment fait par les gardes nationales de la Ville de Troyes et les Troupes de ligne qui y sont en garnison, 14 juillet 1790, et Avis du Comité de Constitution, 29 août 1790, BM Troyes Fonds Carteron 26, et une Lettre des officiers municipaux de la ville de Troyes au Comité de Constitution, 29 juin 1790, AN D IV 19. 14.Adresse d’une partie des citoyens actifs de la Ville de Troyes…, op. cit. et Mémoire à l’Assemblée nationale et aux Comité de Constitution et des Rapports par le directoire du département de l’Aube, juillet 1790, AN D IV 19. 15.Journal du département de l’Aube 30 et 31, 28 et 29 juillet 1790 et BABEAU, Histoire de Troyes, I, pp. 343-344. 16.Adresse d’une partie des citoyens actifs de la ville de Troyes..., op. cit.

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17.Edme BOURGOIN, Extrait du cahier des délibérations du directoire du district de Bar-sur- Aube, 6août 1790, AN D XXIX/2. 18.Avis du Comité de constitution, 29 août 1790, BM Troyes Fonds Carteron 26 et Mémoire à l’Assemblée nationale et aux Comité de constitution et des rapports par le directoire du département, op. cit. 19.L’événement qui a montré la lutte pour le pouvoir à Troyes concerne la placement de la bannière envoyée aux gardes nationales du département par les gardes nationales de Paris après la Fête de la Fédération. Si les “patriotes” de l’état-major de la garde nationale et la municipalité ont dominé la fête à Troyes pour célébrer la Fédération, le directoire du département a pris sa revanche avec leur exclusion à l’arrivée de la bannière. Il a organisé sa propre fête caractérisée par des démonstrations physiques et verbales de la supériorité en droit de l’administration départementale. Le conflit autour de la bannière a polarisé de nouveau la situation à Troyes. Voir mon article “Who Speaks for the Nation : Electoral Politics and the Issue of Sovereignty in the Department of the Aube during 1790, dans Ronald CALDWELL, Donald D. HOWARD, John W. ROONEY, Jr., John K. SEVERN, eds., The Consortium on Revolutionary Europe 1750-1850 Selected Papers (1994), Florida State University, 1994, pp.479-487. 20.AD Aube L 273. Cité par BABEAU, Histoire de Troyes, op. cit., I, pp.346-347. Ce document est désormais introuvable. Gueslon attendait la guillotine le 9 thermidor à Paris pour avoir dénoncé un agent du Comité de salut public. La chute de Robespierre le sauva. 21.Henri PICOT, Lettre à MM du Comité des rapports, 11 août 1790, AD Aube registre 108. 22.Mémoire à l’Assemblée nationale..., juillet 1790, op. cit. 23.Avis du Comité de constitution, 29 août 1790, BM Troyes, Fonds Carteron 26. 24.Lettre au Comité de la constitution de la municipalité de Troyes, 14 juillet 1790, AN D IV 19. 25.Voir Lettre du directoire du département de l’Aube à MM du Comité des rapports et Lettre du directoire du département de l’Aube à M. de Dampierre, toutes deux du 11 août 1790, AD Aube Lg1 registre108. 26.On trouvera la prosopographie complète des Jacobins de l’Aube comparée à l’Ancien Régime dans “Who Speaks for the Nation ?..., art. cit., et dans ma thèse Elections and Elites, op. cit., chap. II. 27.Sur ce phénomène, voir Lynn HUNT, Politics, Culture, and Class in the French Revolution, University of California Press, 1984, pp.149-212. Cette partie n’est pas traduite pour la version française. 28.Proclamation des présidents, administrateurs et procureur-syndic du district de Troyes, 11 octobre 1790, AN F 1A 404 et les lettres au Comité Constitutionnel des cantons de Romilly et Marigny en AN D IV 19. La garde nationale de Rennes a essayé ce type d’intervention, mais pas aussi souvent que la garde nationale de Troyes. En général, les Troyens n’ont pas fait les mêmes types d’activités que les gardes nationales de l’Ille-et- Vilaine (DUPUY, La garde nationale, op. cit., pp.103-105, 232). 29.Circulaire du département de l’Aube aux six Districts, 4 octobre 1790, AD Aube Lg1 registre 109. Quatre des six districts et trois municipalités se sont plaints auprès des députés du département contre les activités des Troyens. Lettre du directoire du département de l’Aube à MM. les députés du département de l’Aube, 12 août 1790, AD Aube Lg1 registre 108. 30.Extrait du procès-verbal des séances de l’assemblée du conseil général du département de l’Aube, 9novembre 1790, BM Troyes, Fonds Carteron 26.

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31.Circulaire du directoire du département de l’Aube aux six districts, 4 octobre 1790, AD Aube, Lg1 registre 109. 32.Proclamation de la municipalité de Troyes, 14 septembre 1790, AN F 1A 404 Loi Sur un décret de l’Assemblée nationale, du 20 novembre 1790, qui improuve la conduite de la municipalité de Troyes et Réclamation de la municipalité de Troyes, toutes deux du 22 novembre 1790, BM Troyes, Fonds Carteron 26. 33.Journal du département de l’Aube 39, 29 septembre 1790. 34.Des registres de correspondance et des délibérations du directoire du département fin 1790 et jusqu’à la fuite à Varennes contiennent beaucoup des références à ce changement de politique. Voir en particulier les exemples suivants Lettre du Directoire du Département à M. De Dampierre, député du département de l’Aube à Paris, 18 novembre, 1790, AD Aube Lg1 registre 109 ; Lettre du directoire du département à MM des districts d’Arcis-sur-Aube et Ervy, 13 décembre 1790, AD Aube Lg1 registre 111 ; et procès-verbal de la Séance publique, tenue par la Société des amis de la constitution, 10 avril 1791, BM Troyes 108166. 35.Dupuy a trouvé que les troupes de ligne et les gardes nationales ont collaboré dès juillet 1789. En Ille-et-Vilaine, le conflit pour l’autorité concernait les gardes nationales et les municipalités, une situation bien différente de celle de l’Aube (La garde nationale, op. cit., pp.169-170, 174-177). 36.Lettre de la garde nationale de Troyes et la Société des amis de la constitution de cette ville réunis au Comité de constitution militaire, 23 janvier 1791, AN D IV 19. 37.Procès-verbal des séances de l’Assemblée électorale du département de l’Aube tenues les vingt Mars 1791, AN F 1C III Aube 4 et BABEAU, Histoire de Troyes, op. cit., I, pp.375-378. 38.Adresse de Dampierre aux municipalités du département, 25 juillet 1791, AD Aube, L 307. 39.Journal du département de l’Aube et districts voisins 13 (30 mars 1791) ; Jacques-Claude BEUGNOT, Lettre à MM. de la société des amis de la constitution, 30 mars 1791, AD Aube Lg1 registre 112 ; Extrait du registre des délibérations de la Société des amis de la constitution d’Arcis-sur-Aube, 1791, BM Troyes Fonds Carteron 39 ; Extrait des feuilles et minutes déposées au secrétariat du district de Bar-sur-Seine, 23 septembre 1791, AD Aube L 196 ; Procès-verbal de l’Assemblée électorale du 4-9e 1791 et jours suivants, AN F 1C III Aube 4. 40.Procès-verbal de l’Assemblée électorale du Département de l’Aube, 1-8 septembre 1792, AN C//178. 41.BRAMAND, Discours sur les objets qui ont fixé l’attention des amis de la constitution de la ville de Troyes pendant les mois de Juillet & Août 1791 prononcé dans la salle de leurs séances, le mercredi 7 septembre 1791 en présence de MM. les électeurs, BM Troyes Fonds Carteron 26 ; Journal du département de l’Aube 28, 13 juillet 1791 ; Jacques-Claude BEUGNOT, Lettre pour la convocation des électeurs, 18 août 1791, AD Aube L180 Procès-verbal des séances de l’assemblée administrative du département de l’Aube tenues à Troyes, novembre-décembre 1791, 24 novembre 1791, BM Troyes cabinet local 50 les listes des clubs jacobins pour l’Aube, AD Aube L327. 42.BABEAU, Histoire de Troyes, op. cit., II, pp.78-81. 43.Procès-verbal des séances de l’assemblée administrative du département de l’Aube, tenues à Troyes dans les mois de décembre 1792, janvier & février 1793, BM Troyes cabinet local 50 et Adresse de Noël Raverat, 29 juin 1793, AD Aube L282. 44.Anonyme [Robert et Augustin GUÉLON], Histoire du terrorisme exercé à Troyes par Alexandre Rousselin et son comité révolutionnaire, pendant la tyrannie de l’ancien comité de salut public, 1795, B.N., Rés. Lk7.9960 et Richard COBB, The People’s Armies, trans. Marianne Elliott, Yale University Press, 1987 [1961, 1963], pp.535-536.

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45.Sur ce sujet, voir mon article “Thermidor and the Crisis of Local Government, dans Bernard A.COOK, Kyle O. EIDAHL, Donald D. HORWARD, et Karl A. ROIDER, eds., The Consortium on Revolutionary Europe 1750-1850 : Selected Papers “1995”, Florida State University Press, 1995, pp.225-232.

RÉSUMÉS

En 1790, la garde nationale devient la base de l’organisation politique populaire dans le département de l’Aube. Un groupe de « patriotes » qui s’est formé à Troyes pendant la révolution municipale de 1789, et qui contrôle les gardes nationales, ne parvient pas à l’emporter contre les élites traditionnelles de la région dans les scrutins départementaux. En novembre 1790, les dirigeants de l’administration centrale, voulant éviter une guerre civile entre l’armée royale et la garde nationale, laissent le pouvoir aux « patriotes » de la ville de Troyes et des environs qui ont formé les Clubs jacobins à cause de leur impuissance électorale. L’institution de la garde nationale permet ainsi aux » patriotes » de prendre aux élites traditionnelles un pouvoir qu’ils ne réussissaient pas à obtenir par la voie électorale.

« Who will protect us from the National Guard ? » : Urban-Rural Conflict in the Department of the Aube in 1790. In 1790, the national guard emerged as the basis of popular political organization in the department of the Aube. A group of «patriots» which coalesced during the municipal revolution in Troyes of 1789 that controlled the national guard could not defeat the traditional elites of the region at the polls. The leadership of the departmental administration did not want to start a civil war between the royal army and the national guard and conceded power to the «patriots» of the city of Troyes and its environs that had formed Jacobin clubs because of their lack of electoral success. Institutionally, the national guard allowed the «patriots» to seize power from the traditional elites that they could not take through elections

INDEX

Mots-clés : garde nationale, jacobins, politique urbaine, Aube, Troyes

AUTEUR

JEFF HORN Manhattan College, New York

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Robespierre et la liberté des noirs en l’an II d’après les archives des comités et les papiers de la commission Courtois

Jean-Daniel Piquet

1 Le 16 pluviôse an II (4 février 1794), l’esclavage était aboli pour la première fois dans le monde. La spécificité de cette abolition ne réside pas seulement dans son caractère pionnier mais aussi dans un contexte idéologique très particulier: un pays en révolution, une colonie en insurrection et un mouvement populaire très influent sous l’autorité de Maximilien Robespierre. Le rôle de ce dernier, qui représente l’osmose entre le mouvement populaire et la défense universelle des Droits de l’homme de 1789 reste à éclaircir et synthétiser. Sa chute en juillet 1794 et les polémiques qu’elle a engendrées ont brouillé la vision de ce personnage relativement à cette première abolition. Colons de Saint-Domingue et antiesclavagistes de la métropole se sont affrontés sur la mémoire (ou plutôt la contre-mémoire) du personnage: agent des trois députés de Saint-Domingue, porteurs de l’abolition après leur arrivée à Paris, ou complice des planteurs et résolument hostile à l’émancipation des Noirs. L’attitude de Robespierre sur cette question ne manque pas de contradictions et a suscité des doutes sur ses intentions supposées antiesclavagistes. Et pour cause, ses quasi-silences sur un décret qu’il aurait dû applaudir frénétiquement à la lumière de ses anciens combats ont alimenté une polémique dans laquelle les avocats de la thèse d’un révolutionnaire plutôt hostile à cette abolition dominent. Ainsi, selon Aimé Césaire, Robespierre, qui à la Constituante avait eu de belles paroles telles que « Périssent les colonies s’il doit vous en coûter votre honneur », non seulement se tut à la Convention (hormis une dénonciation de la traite négrière en avril 1793 que Césaire a oubliée alors que ses biographes l’avaient relevée), mais de plus apostropha, le 17 novembre 1793, « la faction Brissot » souhaitant à la fois « réduire le peuple au statut d’hilotes et le soumettre à l’aristocratie des riches, et en un instant affranchir et armer tous les nègres pour perdre nos colonies »1. A.Césaire y voyait une confirmation de certains

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propos que lui a attribués en février 1795 l’un des trois députés de Saint-Domingue, Dufaÿ, se référant à Barère et faisant état d’une opposition de Robespierre à l’abolition antérieure au 16 pluviôse an II souhaitée au contraire par son collègue; l’auteur percevait aussi dans la démarche de Robespierre une démarche nationaliste de coexistence pacifique avec l’Angleterre2. Y.Bénot a repris cette thèse en soulignant davantage le nationalisme expansionniste qui exigeait le maintien du statu quo dans les colonies3. C.Wanquet suppose que Robespierre s’inscrivait aussi dans le soutien à Camille Desmoulins auteur d’un pamphlet, Jean-Pierre Brissot démasqué en février 17924. Mais l’auteur ne tranche pas entre les deux interprétations du nationalisme formulées par A. Césaire ou par Y. Bénot. Et, toujours selon lui, à l’exception de Collot d’Herbois, auteur de l’Almanach du père Gérard, instigateur de l’arrestation de Page et Brulley, l’abolitionnisme des Montagnards était pratiquement inexistant et leur silence a été particulièrement frappant dans l’attitude à l’égard des Mascareignes5. Note-t-on aussi : ce que Robespierre a dit en public sur les après leur élimination, il le répète peu avant leur arrestation contre Danton et Delacroix : « Danton m’a dit un jour : il est fâcheux que nous ne puissions céder nos colonies aux Américains. Depuis, Danton et Lacroix ont fait passer un décret dont les conséquences sont vraisemblablement la perte des colonies »6. Un ami de Robespierre, Jeanbon Saint-André, passe pour être résolument esclavagiste. Outre de longues relations, elles certaines, avec Page et Brulley entre l’été 1793 et l’hiver 1794, un discours colonialiste tenu le 3 septembre 1793 où Saint-André présentait les Blancs comme des victimes des Noirs, de la politique émancipatrice de Sonthonax, ainsi qu’un document d’archives postérieur à l’abolition, ont accrédité cette image. À telpoint que si Y.Bénot admet la possibilité, en l’attente d’autres témoignages, de l’intervention de Robespierre en faveur de la pétition abolitionniste du 4juin 1793, signalée dans une affiche, au côté de l’abbé Grégoire, eu égard à ses interventions passées en mai 1791 et avril 1793 en ce qui concerne Jeanbon Saint-André également mentionné il l’exclut pratiquement7. Nous avons déjà mis en relief deux documents où Robespierre paraît étroitement lié dans sa politique en l’an II à la députation de Saint-Domingue8.

2 C.L.R. James et Florence Gauthier ont évoqué Robespierre et les problèmes coloniaux dans leurs relations avec le mouvement populaire. Pour le premier(9), Robespierre était un bourgeois, dépassé sur sa gauche, qui desservit la cause antiesclavagiste par son combat contre les Enragés et les Hébertistes. Pour la seconde –qui fait exception au groupe précité d’interprétations négatives de l’Incorruptible et de la question coloniale(10)– Robespierre symbolisa tout au contraire la défense du droit naturel dans toute son étendue, aussi bien à la Constituante en 1791 qu’à la Convention : en avril 1793 il inséra la dénonciation de l’esclavage dans son projet populaire d’économie politique. Des manipulations expliqueraient les propos de novembre 1793, notamment les dénonciations constantes de Sonthonax, Polverel et du diplomate Genêt par les colons blancs de Saint-Domingue présents à Paris.

3 À la lecture de documents d’archives inédits nous devons renoncer à l’interprétation d’un groupe robespierriste hostile ou indifférent à l’abolition ou d’une exception géographique quelconque dans la volonté de liberté et d’égalité. Deux auteurs ont discuté des relations de Robespierre avec Danton : Georges Hardy, Michelet. Nous ne pouvons pas dire au contraire de ce que croyait le premier que Danton et Delacroix s’étaient désintéressés des questions d’émancipation coloniale, ni que Danton avait suivi Barnave en mai 1791. Michelet, est l’unique historien de la Révolution au

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XIXesiècle à avoir évoqué –fût-ce de manière elliptique– le 16 pluviôse an II (4 février 1794) et ses suites, adresses et fêtes, quoi qu’on en ait dit par ailleurs. Mais il a souligné le rôle de Danton sans percevoir la continuité d’une action abolitionniste montagnarde après sa mort en avril 1794 jusqu’à la fin juillet 1794 en corrélation avec le mouvement populaire. Les formes complémentaires de l’action robespierriste se sont harmonisées dans les relations pouvoir/mouvement populaire, le second devançant parfois le premier, et méritent d’être analysées dans le sens vu par F.Gauthier mais au travers de documents inédits. Le récent travail de C.Wanquet fournit des témoignages étayant celui trouvé par Y.Bénot, relativement aux soutiens reçus par Grégoire le 4juin 1793 au sein de la Convention.

4 À l’inverse, les multiples explications retenant soit les dérapages antibrissotins de l’automne 1793, soit les convictions esclavagistes, soit le nationalisme, soit la manipulation, soit le combat contre le mouvement populaire nous paraissent sinon fausses du moins simplificatrices. Des documents extraits des papiers de la commission Courtois, des archives des Comités de salut public, de sûreté générale ou des colonies montrent en fait que Robespierre se situait formellement ou tacitement dans l’action abolitionniste de l’anII dont les registres ou les décrets comptaient autant que les propos de 1791 (lesquels avaient leur importance) et les ont même radicalisés. La relation Desmoulins-Brissot-Robespierre de 1792 constitue une contre-preuve d’un dérapage alors étranger à Robespierre qui nous le verrons mais s’est davantage démenti en 1793 et 179411. Par ailleurs, Aimé Césaire a assez gravement déformé les propos de Barère et Dufaÿ qui, après Thermidor, n’ont pas osé attribuer à leur ancien collègue un passé esclavagiste. Mais nous ne partageons pas tout à fait l’interprétation des manipulations à propos de la phrase du 17 novembre 1793 considérant que dans le cadre des choix politiques de la Montagne, il y a bien eu déphasage robespierriste avec une partie du mouvement populaire après le 4 juin 1793 ; il y a aussi dans le mouvement lui-même, la désunion du groupe des libres de couleur, plus aussi unanimement antiesclavagiste qu’en juin 1793 comme il y a une certaine dislocation du groupe des colons blancs. Ces réalités brouilleront la vision des questions coloniales par Robespierre qu’il comprendra mieux après l’arrivée des trois députés de Saint- Domingue et le décret du 16 pluviôse an II(4 février 1794). Prélude à l’abolition : la pétition du 4 juin 1793 et ses enjeux politiques 5 Les journées des 31 mai, 1er et 2 juin 1793 sont connues pour être celles de l’expulsion de 29 députés girondins de la Convention. Ce à quoi on ajoutera dans les semaines suivantes l’incarcération de 73 autres députés brissotins qui protestèrent contre ces expulsions. Beaucoup d’entre eux étant d’anciens membres de la Société des Amis des Noirs. Ce rapprochement a fait dire à certains que l’antiesclavagisme n’avait désormais plus cours dans la grande Assemblée républicaine. Pourtant, ces journées sont marquées par la mobilisation de la Commune, des Jacobins et de la Montagne à la Convention pour faire aboutir l’abolition de l’esclavage dans les colonies12. Robespierre s’insère dans ce mouvement aux Jacobins comme à la Convention. Le 3 juin le Club des Jacobins accueillit en son sein des hommes de couleur en présence de Robespierre et engagea une discussion sur lesmodalités d’intégration au club des nouveaux arrivants. Le 4 juin 1793 une délégation de sans-culottes et d’hommes de couleur, conduite par Chaumette, présente à la Convention une pétition demandant la liberté générale des Noirs dans les colonies et un drapeau tricolore représentant les trois couleurs des colonies enfin réconciliées13. Dans l’Assemblée le mouvement est soutenu non seulement par l’abbé Grégoire mais aussi, selon le témoignage d’un métis de la

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Martinique présent, Julien Labuissonnière, par Robespierre, Jeanbon Saint-André (également présent le 3 juin aux Jacobins) et d’autres « justes » de la Montagne dont ferait partie Couthon d’après un correspondant de Labuissonnière, Milscent. D’après Labuissonnière, ces membres de la « Sainte » Montagne échouèrent du fait des « vils campagnards de la Convention »14. Une semaine plus tard, ledit Labuissonnière est inculpé pour vol et le 11 juin J.-F.Varlet, militant « enragé » de la Commune, y dénonce un complot blanc destiné à faire échouer la pétition. Un grand mouvement pour l’abolition immédiate de l’esclavage se structurait. Les trois noms des personnalités montagnardes considérées généralement soit comme relativement indifférentes (Couthon, Robespierre) soit comme hostiles (Saint-André) à l’abolition, le contenu de l’intervention d’un « Enragé » indiquent la portée et les limites de ce mouvement. Ces interventions témoignent d’un intérêt de la Montagne pour cette abolition malgré (ou à cause de) la chute de la Gironde. D’autres témoignages que celui de Labuissonnière existent : ceux des milieux colons des Mascareignes15. En juillet 1793 l’un d’eux rapporte avec inquiétude qu’une bonne partie de la Convention approuve la pétition, et un autre que Grégoire paraît désormais prudent. Par ailleurs même s’il est vrai que les accusations contre Labuissonnière ne provenaient pas forcément d’un complot(16), la réaction de Varlet témoigne de la part d’une bonne partie du mouvement populaire à l’égard des aristocrates de Saint-Domingue d’une solidarité avec leurs frères sans- culottes noirs des colonies et d’une haine de leurs bourreaux blancs.

6 De ce fait, une partie de la Montagne se mit sous l’influence de véritables intrigants. On pense notamment à la phrase de Robespierre prononcée le 17 novembre 1793 opposant les droits à la liberté générale des Noirs au maintien des colonies. Ce jacobin avancé sembla opposer les droits des pauvres en métropole et le droit à la liberté des esclaves. Ni la thèse des convictions esclavagistes du personnage, de la volte-face pour alliance avec Danton, ni celle de la manipulation pure et simple ne sauraient convenir. L’affaire du 4 juin 1793 est déjà significative : les plaintes de Labuissonnière sur les tentatives des députés du Marais d’étouffer la revendication abolitionniste de « la Sainte Montagne » doivent être prises en compte. Car ils constituaient une partie non négligeable des auditeurs de Robespierre le 17novembre. Mais ils ne sont pas les seuls.

7 Mais il faut aussi citer la double dislocation du groupe de pression des Blancs et des hommes de couleur, au second semestre 1793.

8 Le premier point est caractérisé par l’emprisonnement de Philippe-Rose Roume, le 27 juin 1793, ancien commissaire à Saint-Domingue sur dénonciation à Rochefort de Victor Hugues17. Bien qu’ami de Marat, Roume, ancien gouverneur de Tabago, ne partageait pas en 1791 sa sympathie pour la cause des Noirs, esclaves ou mulâtres. Il avait alors défendu le maintien des prérogatives des assemblées coloniales de Saint- Domingue18. Mais il fut malgré tout nommé commissaire pour porter le décret du 15 mai 1791 en faveur de l’égalité des Blancs et des libres de couleur citoyens actifs non affranchis. À peine apprit-il à Saint-Domingue la révocation de ce décret le 24 septembre, qu’il appela les métis à se rendre et à se fier à la générosité des Blancs prêts à leur pardonner. Il dut cependant fléchir devant les victoires militaires des mulâtres déterminés à ne pas se laisser faire (comme l’avait prophétisé Marat en septembre 1791). Aussi progressivement en deux ans Roume modifia-t-il son point de vue dans un sens plus progressiste au point d’être considéré comme traître par nombre de colons (Hugues, Page, Brulley). Il n’avait cependant pas évolué sur le droit à la liberté et à l’égalité des esclaves. De retour à Paris, début 1793, du fond de sa prison en juillet il

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s’adressa une première fois à son ami Marat qui accepta de prendre sa défense au tribunal révolutionnaire (et qui venait le 6 juillet d’être élu au comité colonial de la Convention[19]), juste avant d’être poignardé dans les conditions que l’on sait. Roume adressa alors à Danton et Robespierre une lettre d’explication sur les événements de Saint-Domingue. Il fut libéré en août sur initiative d’un ami de Danton, Chabot, qui percevait cet emprisonnement comme « une trame » des colons blancs20. Mais Roume fut aussi relaxé grâce au témoignage à décharge au tribunal révolutionnaire, d’un colon, Larchevesque-Thibault21 qui malgré son amitié pour Page et Brulley fit preuve du même pragmatisme que lui à l’égard des droits des mulâtres. On trouve dans les papiers de Danton le rapport de Roume du 27 janvier 1793, accompagné d’une pièce de Larchevesque-Thibault : « On ne peut plus dire désormais que ce soient les citoyens de couleur et nègres libres qui fomentent, qui attirent la rébellion de nos esclaves ; ils n’ont plus d’intérêt à l’entretenir ; ils ont au contraire le même intérêt que nous à la faire cesser. Il y a donc une cause sourde qui travaille nos esclaves. Quelle est-elle cette cause, si ce n’est la fureur d’opérer, à quelque prix que ce soit la contre-révolution ? Je veux croire que la philanthropie entre pour beaucoup dans les malheurs que nous éprouvons ; mais cette philanthropie n’y entre que comme instrument et non comme cause. Il fallait aux contre-révolutionnaires un appât qu’ils pussent présenter à nos esclaves pour les soulever contre la servitude ; ils l’ont trouvé dans la Déclaration des droits de l’homme. Mais sans les contre-révolutionnaires jamais cette déclaration n’eût produit sur nos esclaves une impression assez forte pour les faire passer tout d’un coup de la soumission la plus parfaite aux derniers excès de la révolte. »22

9 Cette pièce assimile la Déclaration des droits de l’homme, sur laquelle s’appuient les esclaves, à un complot de la Contre-Révolution. Elle exclut de l’intrigue les libres de couleur. Robespierre, allié de Danton, s’est fondé en toute bonne foi sur le texte d’une personne qui a dénoncé une trame pour en faire passer une autre.

10 Il faut aussi compter avec l’entrée à la Convention du premier libre de couleur, Janvier Littée, député de la Martinique, en septembre 1793 23. Il s’agit comme Labuissonnière d’un ayant droit à la loi du 4 avril 1792 (accordant définitivement, du moins jusqu’en 1802, l’égalité des Blancs et des libres de couleur sans discrimination aucune), mais qui au contraire de lui est comme Larchevesque-Thibault très lié à Page et Brulley, dont il partage les vues d’ensemble sur la situation à Saint-Domingue. En la présence des deux colons, le 12 juillet 1793, Littée rencontra Jeanbon Saint-André24. Le 3septembre ce dernier tourna complètement le dos à l’intervention rapportée par Labuisssonière du 4 juin 1793 : « Les événements malheureux dont la ville du Cap a été le théâtre et la victime depuis le 19 juin jusqu’au 23 sans interruption ; ces événements, dont est résulté l’assassinat des Blancs, qui ont forcé une quantité de marchands d’abandonner cette rade et de se réfugier dans les États-Unis ont été l’ouvrage de Polverel et de Sonthonax »25. Ce discours colonialiste où les colons blancs esclavagistes réunis autour de Galbaud, contre les hommes de couleur et Noirs alliés à Sonthonax et Polverel étaient présentés comme ses victimes, a pu être prononcé sous l’influence de Page et Brulley certes, mais aussi sous celle du « nouveau citoyen » de couleur Janvier Littée. Cette allocution ne signifie donc pas forcément une opposition de principe à l’émancipation des Noirs ni même un reniement.

11 Cela est encore plus vrai de Robespierre. Car quand il s’exprima devant la Convention le 17 novembre, ce « nouveau citoyen » de couleur, convaincu de la nocivité du principe

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de la liberté générale des esclaves, était député depuis le 19 septembre 1793. À ce sujet lorsque Garran-Coulon affirme l’opposition probable de Robespierre à la liberté générale des esclaves, il confirme notre conjecture. À l’appui de son propos, Garran fournit deux références différentes, qui l’une et l’autre commentent la phrase du discours de novembre 1793, la première au travers de Littée, la seconde de Page et Brulley. La première provient d’un pamphlet thermidorien de Leborgne, créole antiesclavagiste de la Martinique contre Littée : Leborgne y accuse Littée d’appartenir à une faction qui « inspira l’infâme discours de Robespierre contre la liberté des Noirs » (26).La seconde référence, Garran-Coulon l’appelle « Registre de la commission de Saint- Domingue, fin pluviôse » : soit le cahier de Page et Brulley. Or pour l’ensemble de la période concernée, 17-30 pluviôse (5-17 février 1794), aucune réaction de Robespierre à l’abolition n’y filtre. En revanche on trouve dans le registre, à la « fin brumaire » deux réactions satisfaites de Page et Brulley au « discours lumineux de Robespierre »27.

12 On peut certes considérer la phrase comme une preuve indirecte de cette opposition et l’expliquer par un nationalisme outrancier peu rationnel, qui voudrait maintenir les colonies telles quelles afin de ne pas y jeter un trouble susceptible d’être exploité par les ennemis ou rivaux de la France. Le nom de Camille Desmoulins, auteur d’un violent pamphlet contre Brissot en 1792 et allié de Robespierre dans l’opposition à la guerre, vient à l’esprit. En outre, en décembre 1793 les deux Montagnards s’unissent une dernière fois dans ce qu’on commence à appeler la crise des factions, contre Cloots et n’ont pas de mots assez forts pour fustiger « l’étranger », « le prussien »28. Ne serait-ce pas la preuve d’un dangereux tournant xénophobe ?

13 Il faut cependant se souvenir que lorsque Robespierre s’opposa en 1792 avec acharnement au bellicisme des Girondins, un mois après la déclaration de guerre du 20 avril, il se livra à un bilan plutôt négatif de l’action des Girondins à l’Assemblée législative en faveur des libertés, mais remarqua avec ostentation un unique élément positif : le combat zélé des Brissotins pour l’égalité des Blancs et des libres de couleur qui aboutit à la loi du 4avril 179229. Robespierre désavouait ainsi Desmoulins qui, en février 1792, dans son pamphlet Jean-Pierre Brissot démasqué, amalgamait en Brissot l’humanisme de Las Casas et l’expansionnisme d’Alexandre le Grand. Camille a dit que les 2 premiers numéros du Vieux Cordelier avaient été contrôlés par Robespierre avant leur parution30. Ses écrits de haine fielleuse à l’encontre de Cloots le 10 décembre 1793, relayés oralement par Robespierre le 12, sont plus complexes qu’il n’y paraît. Car n’oubliant pas la question coloniale, Camille tourne le dos à Jean-Pierre Brissot démasqué, et rejoint le Robespierre de 1791 et 1792 : « Quoiqu’il ait des entrailles de père pour tous les hommes, Cloots semble en avoir moins pour les nègres ; car dans le temps, il combattait pour Barnave contre Brissot dans l’affaire des colonies ; ce qui montre une flexibilité de principes et une prédilection pour les Blancs peu digne de l’ambassadeur du genre humain. En revanche on ne peut donner trop d’éloges à son zèle infatigable à prêcher la république une et indivisible des quatre coins du monde, à sa ferveur de missionnaire jacobin à vouloir guillotiner les tyrans de Chine et du Monotapa. Il n’a jamais manqué de dater ses lettres depuis cinq ans, de Paris, chef-lieu du globe ; et ce n’est pas sa faute si les rois de Danemark, de Suède gardent leur neutralité, et ne s’indignent pas que Paris se dise orgueilleusement la métropole de Stockholm et de Copenhague. »31

14 Camille Desmoulins articulait ainsi l’universalité des principes de la Révolution au refus d’exporter par les armes les principes de liberté aux quatre coins du monde. Si Robespierre a bien participé à la rédaction de l’article, cela montre qu’il maintient ses

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positions sur la question mulâtre, alors que Desmoulins paraît s’être singulièrement métamorphosé par cet hommage implicite à Brissot. Comme en 1792, pour Robespierre et Camille Desmoulins, la guerre de l’an II reste une guerre défensive32. Qu’en est-il pour Robespierre de la traite et de l’esclavage ? Les deux problèmes se retrouvent à cette même époque, en janvier 1794, dans les inédits de la commission Courtois de 1824 et ont à ce titre été censurés par le célèbre Conventionnel. Un Jacobin anglais, Patterson, résidant à Boulogne-sur-mer, le 4 pluviôse an II (23 janvier 1794) rendait hommage à Robespierre pour son discours du 21 nivôse an II (10 janvier 1794) où pour souder le club fissuré par la crise des factions, il appelait à se préoccuper des « vices de la Constitution anglaise », parmi lesquels « un des plus importants » : « Il y a environ deux ans que tout le peuple anglais exprimait formellement et constitutionnellement son vœu contre la traite des nègres. La nation entière dégoûtée des horreurs commises dans cet infernal commerce, la nation entière pétitionnait. Accablé de cette unanimité l’exécrable Pitt semblait céder au désir du peuple. Cependant la Chambre des Communes, dirigée secrètement par ce traître, osait remettre à quatre ans l’espérance de la nation... mais ô honte cette espérance échouait totalement dans la Chambre des Pairs. »33

15 Patterson se souvenait du discours de Robespierre sur les Droits de l’homme du 24 avril 1793 qui déboucha sur la suppression des primes à la traite, votée le 27 juillet 1793 sur proposition de l’abbé Grégoire, au moment où l’Incorruptible entrait au Comité de salut public. Ce point amena sans doute Courtois à censurer la lettre ; mais aussi censura-t-il la partie relative au droit des gens : « (...) que sur ses débris s’élève l’autel de la liberté et de l’égalité où la France et l’Angleterre puissent jurer une paix constante, une fraternité sans réserve. Voilà mes plus ardents souhaits et en t’exprimant ma reconnaissance pour la discussion que tu as ouverte à cet égard je ne suis pas sans savoir combien elle est capable d’amener leur accomplissement. Je suis bien convaincu qu’une voie est maintenant ouverte par laquelle la vérité peut entrer triomphante dans notre île. Il me reste à désirer que cette voie soit aplanie et gardée par une sagesse égale à celle qui a su la montrer. Empêche cher Robespierre, je te le conjure, qu’on y jette les pierres de la discorde. Les épithètes injurieuses que l’on prodigue à notre caractère national et individuel ne sont-elles pas pourtant des obstacles non moins fatals aux progrès de la vérité ? Tu sais bien que tout peuple est essentiellement bon, même celui auquel j’appartiens. » (souligné dans le texte)

16 Patterson souhaite faire tomber la constitution anglaise comme Robespierre, et en appelle à son autorité modératrice et à son esprit universaliste de fraternité de celui-ci. Il a à l’esprit « la perfide Albion » parfois employée mais absente des discours les plus violents de Robespierre qui se limitent aux attaques contre la Monarchie corrompue et contre les hommes politiques anglais qui l’acceptent. Pour Patterson la paix pourrait s’établir entre les deux peuples quand les Anglais, prenant conscience de l’injustice de leur combat, renverseront leur constitution aristocratique, que les Français de leur côté sous l’impulsion de Robespierre arrêteront les injures cocardières. L’image d’un Robespierre à la fois nationaliste et/ou esclavagiste en l’an II, qui de nos jours domine encore une grande partie de l’historiographie française, est démentie par ce document méconnu. En 1795 les risques politiques provoqués par un tel démenti ne sont pas sans expliquer la censure de la pièce par la Commission Courtois.

17 Il existe d’ailleurs un autre document colonial censuré par Courtois relatif à l’arrivée des trois députés de Saint-Domingue, en février 1794, à la Convention. Ces trois hommes symbolisaient les trois couleurs de l’ile, réconciliées : Dufaÿ (blanc), Mills (métis), Belley (noir)34. Ce document implique le mouvement populaire lorientais et

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deux Montagnards robespierristes : Jullien de Paris et Prieur de la Marne. Jullien de Paris envoie une lettre à Robespierre le 26 nivôse an II (15 janvier 1794) qu’il termine ainsi : « Je profite aujourd’hui pour t’écrire du départ de trois députés de Saint- Domingue, près la Convention. Le citoyen Barbier, chargé par Prieur de les accompagner, est un patriote de Lorient qui doit faire plusieurs demandes pour la commune.Tu provoqueras l’adoption de celles qui te paraîtront justes. »35

18 Il s’agit de la seule lettre de la correspondance Jullien-Robespierre, restée inédite en 1795.Ce document a donc été censuré. Il faut y voir le désir de camoufler la considération pour la députation de Saint-Domingue d’un homme de confiance de l’Incorruptible, en prison au moment de la publication du document, ce probablement par Garran-Coulon qui fit également supprimer sa propre lettre adressée à Carnot en juin 1794 dans laquelle il se félicitait de l’échec des attentats contre Robespierre et Collot d’Herbois36. On doit noter qu’après une première accusation par Leborgne en septembre 1794 contre Littée de complicité avec Robespierre, le député de la Martinique lui répliqua que Robespierre avait au contraire sauvé Leborgne d’une comparution devant le Tribunal révolutionnaire37. Or cette dernière imputation n’est pas dénuée de tout fondement : l’arrivée de Leborgne en France en novembre 1793 s’est déroulée de manière analogue à celle de Dufaÿ, Mills et Belley en janvier 1794. Du fond de sa prison le 29 janvier 1794, dans une lettre à la Convention, Leborgne oppose les intrigues dont il a été victime à son arrivée à Paris vers le 20 novembre 1793 à l’accueil fraternel qui lui fut accordé le 3 novembre par les protagonistes de Lorient : la Société populaire de la Montagne, Prieur et Jullien38. La police de l’abolition jusqu’au plus haut niveau de l’État 19 Le décret du 16 pluviôse an II(4 février 1794) brille par son étendue et son originalité qu’aucun autre décret abolitionniste ne lui a disputées. On ne rappellera jamais assez qu’à la différence de tous les autres décrets d’émancipation négrière (dont celui de 1848), il refusait toute indemnité aux propriétaires. Le facteur révolutionnaire était au centre de ce refus : les colons sont relégués au rang de la noblesse et du clergé dépossédés sans condition en 1789 de leurs privilèges. En fait, loin d’avoir entrepris, comme les révolutionnaires de 1848 la moindre négociation avec les planteurs, les Conventionnels, parmi lesquels la plupart des membres du Comité de salut public, et/ ou les sections populaires ont séquestré nombre de leurs porte-parole présents à Paris. Faits qui s’inscrivent en faux à la fois contre la théorie d’un suivisme du mouvement populaire et contre celle d’une indifférence des Montagnards à laquelle Collot d’Herbois ferait exception.

20 Dans les débats entre les accusateurs et les accusés, Page et Brulley rappellent à Sonthonax et Polverel, qui leur reprochent d’avoir toujours trouvé bonne écoute auprès du Comité de salut public, leur arrestation quelques jours avant le 19 ventôse an II (9 mars 1794) sur un ordre de ce Comité. Ces dernières années, cet ordre a effectivement été retrouvé ; rédigé et signé par Collot d’Herbois et Saint-Just après réception par eux de deux lettres de dénonciation : une de Dufaÿ, Mills et Belley contre les activités occultes des deux hommes, une autre de Roume. Cet ordre dans lequel les deux lettres sont citées prouve les opinions et le rôle abolitionniste des deux Montagnards (et pas seulement comme l’écrit C.Wanquet du premier, Collot d’Herbois)39. Mais Page et Brulley ajoutent aussi avoir été précédemment arrêtés le 5 mars 1794 par la section des Tuileries. Le 4 mars Dufaÿ lui dénonça la Commission(40), et obtint immédiatement satisfaction. L’examen du registre quotidien de Page et Brulley corrobore au moins le

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récit de la datation de leurs premiers ennuis ce 4 mars. Ce même jour est celui du dernier récit de leur registre41.

21 Cette fois-ci Roume rompt avec l’analyse de Larchevesque-Thibault, à laquelle il avait sacrifié en 1793, d’une insurrection d’esclaves manipulée par la Contre-Révolution. Collot d’Herbois et Saint-Just tinrent compte du témoignage de Roume dans leur enquête pour la rédaction de l’ordre d’arrestation du 17 ventôse an II (7 mars 1794) de Page et Brulley ; la police de l’abolition était en marche : il ne suffisait plus pour le Comité de salut public et la Convention d’être acquis à la cause des mulâtres pour être patriote ; il fallait aussi cesser de présenter l’insurrection d’esclaves comme manipulée par la Contre-Révolution. Dans cette période précise les Robespierristes jouent leur rôle, montrent le caractère unitaire du décret d’abolition. Les dossiers de police générale F7 4700 des colons indiquent qu’à la fin mars 1794 la nouvelle Commune robespierriste relaya la politique entamée par Chaumette et les Hébertistes peu avant leur élimination d’arrestations massives des membres d’assemblées coloniales, symboles vivants de l’aristocratie de la peau. Ce fait n’a jamais été introduit dans les études robespierristes des quatre derniers mois de l’an II dans les relations de Robespierre avec le mouvement populaire. Par exemple, pour raison de santé pendant quinze jours, du 10 au 24 mars 1794, Larchevesque-Thibault fut arrêté et gardé à domicile par un sans-culotte de la section de la Halle au Bled42. Dans la nuit du 24 au 25 mars, en pleine épuration des Hébertistes, la police de la Commune de Paris sévit et transféra Larchevesque-Thibault à la prison du Luxembourg. La cause de ce changement n’est pas politique mais financière : le coût financier important pour la section. Jusqu’à l’automne 1794 aucune réclamation de Larchevesque-Thibault et de sa femme ne firent changer d’avis les autorités43. Après thermidor, Page et Brulley n’eurent pas tort d’affirmer qu’au faîte de sa puissance, au printemps et au premier mois de l’été 1794, Robespierre avait été l’un des plus puissants alliés des trois députés de Saint-Domingue. Il est fort possible à cet égard qu’ils aient participé activement à la fête de l’Être suprême à laquelle ils étaient de toute façon invités comme tous les autres députés. Un autre esclavagiste l’affirme. Le jour même, 20 prairial an II (8juin 1794), Thomas Millet, colon de Saint-Domingue incarcéré depuis six semaines à la prison des Carmes, s’indigne par lettre au Comité de salut public de la présence de Dufaÿ à « l’auguste fête »44. Ce témoignage paraît crédible en raison de son détachement du contexte passionnel thermidorien. Pour répliquer au rapport présenté par Dufaÿ le 4 février 1794, relatif à une hostilité des colons blancs aux Noirs, Millet invoque au contraire l’alliance des colons blancs et des colons de couleur contre les esclaves à Saint-Domingue qu’il prétend prouver par un exemple personnel (une orpheline métisse qu’il a amenée à Paris dont les parents auraient été victimes d’un massacre de nègres)45.

22 Si Garran-Coulon a conclu à une opposition de Robespierre à la liberté générale et immédiate des esclaves en novembre 1793, des compléments d’information montrent qu’en juillet 1794 au moins, ses deux sources relatives au député de couleur, Janvier Littée et à Page et Brulley s’avèrent anachroniques.

23 Le soupçon existe certes que Robespierre ait fréquenté jusqu’en thermidor Page et Brulley. Si Y.Bénot affirme qu’aucune relation directe n’a existé entre eux, selon lui le premier a une fois reçu les deux intrigants le 4février 1794 dans une séance du Comité de salut public. C.Wanquet va cependant plus loin en arguant de l’existence plausible de contacts personnels entre Robespierre et Brulley ; il s’appuie sur des informations

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fournies en ce sens le 22 août 1794 par le montagnard thermidorien, Thuriot46. Pourtant les deux allégations sont sujettes à caution. L’une se fonde sur l’indication inexacte selon laquelle le 16 pluviôse an II (4 février 1794), à l’instar de Prieur de la Marne et de Saint-Just, Billaud-Varenne se trouvait en mission47. L’autre ignore la réponse de Page et Brulley : d’après eux il s’agissait d’un homonyme, « Brulé », « envoyé en mission dans divers départements voisins de la Vendée lorsqu’on y faisait la guerre »48.

24 En fait un document, cité par Page, nous indique ce qu’il en est des relations de Robespierre avec Janvier Littée et les deux colons de Saint-Domingue après l’abolition : « Pour juger de l’influence dont nous jouissions, lisez le rapport Courtois. Vous y verrez que Littée, notre ami, le seul qui nous ait soutenu dans la Convention nationale, était poursuivi par les agents de Robespierre ; et vous y verrez avec quelle précaution Robespierre se faisait rendre compte des numéros que nous adressions au Comité de salut public, intitulés : Notes au Comité de salut public. Si nous eussions été dans un si grand rapport avec le Comité de salut public, Robespierre n’aurait pas fait épier nos démarches, & fait des recherches pour savoir ce que nous écrivions et ce que nous n’écrivions pas ; enfin il n’aurait pas fait suivre et espionner Littée, qui était notre protecteur dans la Convention. »49

25 La référence à l’édition de 1795 des papiers Courtois sonne étrangement. On a vu que Courtois avait censuré deux papiers relatifs aux colonies ; mais il affirmait en même temps n’en avoir trouvé aucun. De fait, sans le savoir, Courtois en a publié un que nous citons ici : « Du 27 messidor an II : Un des citoyens que nous occupons, a donné à dîner, le 20 messidor courant à la citoyenne Masse, et l’a conduite au bal. Ce fut le même jour qu’elle lui remit le n° 5, et ils parlèrent peu de l’objet en question. Le même citoyen l’a revue chez elle le 24 et lui ayant dit qu’il avait oublié le n° 5, elle l’engagea à le brûler sous peine d’être compromis puisqu’il ne devait être connu que de certains députés, et elle lui fit espérer le 6e numéro. Littée donna à dîner, le 22 courant à cinq de ses collègues desquels sont les citoyens Las et Chesnier, qui engagèrent fortement la citoyenne Masse de demeurer avec le citoyen Littée ; et sur l’observation qu’elle leur fit qu’elle serait compromise s’il arrivait quelqu’événement, on lui répondit : Nous nous entendrons pour vous faire une pension, si vous ne pouvez être dédommagée par le mobilier du citoyen Littée. La citoyenne Masse dit à notre agent que le citoyen Littée se faisait aimer de tous ceux qui le connaissaient, parce qu’il est franc et qu’il a un caractère prononcé contre l’injustice. Il a, dit-elle, des ennemis, mais qu’il ne craint pas. Le citoyen Littée est homme de couleur : il a épousé une femme très riche. Il a à Saint-Pierre- Martinique beaucoup de maisons et propriétés qui lui sont conservées par les Anglais par égard pour sa femme. Il est certain qu’il existe un parti attaché au citoyen Littée ; mais il faut d’autres renseignements pour fixer l’opinion qu’on doit en avoir. Nous osons espérer de parvenir à en découvrir la source, si notre homme peut conserver cette femme qu’infailliblement il perdrait, si elle allait demeurer avec le citoyen Littée, car elle est toujours très en garde sur les questions qu’il lui fait. Comme on faisait espérer de donner, sous peu, le n° 6 nous avons d’autant plus la facilité de le faire aujourd’hui que nous avons découvert le dépôt ; il paraît que celui qui en est chargé doit distribuer ces écrits, puisqu’il les porte chez les différentes personnes qu’il croit faites pour les lire ; et ce qui peut confirmer ce soupçon c’est que demain nous pouvons obtenir les numéros et la brochure que nous joignons ici. »50

26 Ce texte de Claude Guérin est daté du 15 juillet 1794, soit quatre mois après l’emprisonnement de Page et Brulley. Il explique que depuis au moins une semaine, cet

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agent s’enquérait des démarches de Littée. Elles lui étaient suspectes à deux titres : les relations avec les Anglais qui occupaient alors la Martinique et ses contacts avec les colons de Saint-Domingue symbolisés par les n° 5 et n°6 des Notes fournies au Comité de salut public. Disons d’emblée que le n°6 ne figure pas dans le recueil imprimé à la Bibliothèque nationale de France51. Sa parution prochaine était annoncée à la fin du volume52. Les manuscrits53 ne correspondent qu’aux textes des cinq numéros imprimés et disponibles à la Bibliothèque nationale de France. En fait ce n°6 est celui dont Page a cru bon de dire « que nous n’écrivions pas » par opposition au précédent que « nous écrivions ». Les deux sources utilisées par Garran-Coulon pour imputer à Robespierre une « opposition absolue » à l’abolition se retournent contre la théorie de son auteur. En juillet 1794, trois mois avant Leborgne, Robespierre considérait Littée comme un Contre-Révolutionnaire. Et dans ce crime de contre-révolution entraient les délits de diffamation-xénophobie-racisme à l’encontre de chacun des trois députés de Saint- Domingue. Car, dans sa première partie, le n° 5 attaquait violemment la députation de Saint-Domingue : Dufaÿ y était traité « d’aristocrate », Mills « d’agent anglais », Belley « d’Africain Bambara ». Le rapport de Guérin montre aussi que l’Incorruptible s’intéressait également aux moyens financiers (les pensions faites à la citoyenne au cas où elle « serait compromise ») destinés à encourager la diffusion de ce pamphlet aussi contraire aux idées universelles de liberté et d’égalité. Mais toute cette action eut lieu en osmose avec le mouvement populaire lequel se montra parfaitement autonome. Ainsi la section parisienne de Bonne-Nouvelle anticipa le décret du 9 mars 1794 : le 27 pluviôse an II (15 février 1794), elle assigna à résidence deux de ses membres, colons de Saint-Domingue, au motif qu’ils avaient pétitionné contre la députation de Saint- Domingue lors de son arrivée à Paris et fait opposition « au décret sur la liberté des hommes de couleur ». Jusqu’en messidor an II ces deux colons, Derragis et Derosière, subirent cette assignation. Mais, coup de théâtre, le 20 messidor (8 juillet 1794), l’un d’entre eux, Derosière, fut incarcéré à la prison des Carmes. D’après son propre témoignage, il devait ce transfert à un certain Jarry, porteur d’un ordre du Comité de salut public daté du 11 messidor (29juin) et signé Robespierre, Saint-Just, Couthon, Billaud-Varenne54. Si nous n’avons pas la preuve formelle de cet ordre, ainsi attribué aux plus radicaux des membres du Comité de salut public présents à Paris, son existence n’en est pas moins plausible. Billaud-Varenne connaissait fort bien Jarry : il reconnut publiquement en mai 1794 avoir recours à ses services pour faire suivre Tallien. Or après le 9 thermidor, il sera question du n° 5 des notes de Page et Brulley dans les débats de la Convention qui nous indiquent le nom d’un de ses porteurs... Derragis. Comment ne pas y voir une relation avec l’ordre de transfert et d’incarcération de son ami Derosière ? Les quatre signataires n’auraient-t-il pas cherché à faciliter les recherches de leurs agents en incarcérant l’ami de ce Derragis ?

27 Un doublement des appointements à Claude Guérin a été décrété dans les premiers jours de thermidor par Couthon et Saint-Just. Mais cette surveillance de Littée fut peut- être aussi encouragée par Jeanbon Saint‑André, très souvent en mission dans l’ouest de la France. Ceci nous amène à réviser les idées reçues d’une hostilité de Jeanbon à l’abolition. Au travers du journal de Page et Brulley, nous n’avons aucune indication de leur part sur l’opinion de Jeanbon relative au décret du 16pluviôse. La seule information étayant son éventuelle hostilité active à l’abolition est inexacte et de toute façon sans grande portée55. Mais surtout dans l’ouest de la France, il mena lui aussi avec Prieur de la Marne une politique de neutralisation des ennemis de l’émancipation créant une commission sur les colonies et envoyant à ses collègues parisiens, par une

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lettre de juin 1794, une liste de colons de Saint-Domingue emprisonnés. Jeanbon qui, en septembre 1793, opposait les intérêts des sans-culottes français à ceux des esclaves noirs renverse la dialectique : les planteurs blancs sont des ennemis de la République au même titre que les émigrés européens. Or précisément il revint à Paris entre les 11 et 18 messidor (29 juin et 6 juillet 1794) juste au moment de l’ordre de transfert de Derragis, mais une semaine avant le début de la surveillance de Littée. Dans ses conversations avec ses collègues, Saint-André n’a-t-il pu alors discuter des questions coloniales déjà contenues dans sa lettre de début juin et par la même occasion signaler les liens de Littée avec Page et Brulley, qu’il avait rencontrés, tous les trois le 12juillet 1793 ? Les décrets d’application du Comité de salut public et les problèmes politiques du moment 28 Le contexte de l’élimination physique de Danton et Delacroix a de fait accrédité l’idée d’un esclavagisme de Robespierre visible dans une signature à un décret d’accusation de Sonthonax et Polverel le 22 germinal anII (11avril 1794) qu’il n’a pas apposée à celui de l’abolition le 23 germinal anII (12 avril 1794). Paradoxalement, c’est une source à laquelle n’a pu avoir accès Garran-Coulon, qui crédibilise ses soupçons sur l’opposition de Robespierre et le complot esclavagiste antidantoniste : Les notes de Robespierre contre les Dantonistes56.

29 Robespierre relie le décret du 16 pluviôse an II à une offensive passée des Dantonistes à l’automne 1793 en faveur de la rétrocession des colonies antillaises à l’Amérique en échange d’une alliance militaire avec les États-Unis. Et cette phrase comme celle contre Brissot laisse percevoir une volonté de maintenir la politique de neutralité à l’égard des États-Unis. Cette puissance, il convenait diplomatiquement d’en ménager à la fois la neutralité et les structures sociales esclavagistes. Faut-il pour autant en conclure que Danton et Delacroix ont été guillotinés entre autre pour cette raison ? En fait la phrase a été surestimée par quelques-uns de ses analystes(57), car, note A. Mathiez, Saint-Just qui a relu et corrigé les notes de Robespierre « laissa tomber l’observation »58. Or au vu des liens qui existaient entre ces deux amis, comment ne pas croire que Saint-Just n’ait pas discuté de ce détail du rapport et n’ait alors raisonné son ami ? Robespierre était-il comme en novembre 1793 sous l’influence de Littée ?

30 Michelet résume en une phrase la situation : « L’affranchissement des Noirs et les réactions d’ivresse et d’enthousiasme qu’il suscita attendrirent également les cœurs ». Outre que cette phrase montre un caractère moins complet de l’occultation qu’il n’a été dit, elle présente l’intérêt d’intégrer le thème de la liberté et de l’égalité des Noirs – comme plus tard chez Jaurès l’égalité des sang-mêlé à la Constituante et à la Législative – dans une analyse politique : ici la rivalité Danton-Robespierre. Selon Michelet pour arracher aux Robespierristes le monopole des mesures de bienfaisance, les Dantonistes surenchérissent dans « les mesures d’attendrissement » : l’élévation – par la voix de Cambon– à 10millions de francs d’une somme de secours votée pour les indigents, somme ainsi vingt fois supérieure à celle de 500000 F, proposée par les Robespierristes59. Et si comme Michelet le dit « deux reines ne peuvent régner sur une même ruche »(60), n’excluons pas qu’à ce titre l’une des deux, Robespierre, en qui ces mesures provoquaient l’alarme, en ait voulu à l’autre de cette surenchère sans qu’on puisse vraiment assurer qu’il la récusait.

31 Cependant quoi qu’en ait pensé Michelet « ces scènes d’ivresse et d’enthousiasme » continuèrent après la mort des Dantonistes. Robespierre n’a certes pas commenté le décret du 16 pluviôse an II notamment à la séance du 17 pluviôse an II (5 février 1794)

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où il aurait pu souligner l’immoralité de l’esclavage alors qu’une offensive se développait pour son maintien61. Mais le rapport d’un agent du Comité de sûreté générale, Latour-Lamontagne, juxtapose l’intervention de Robespierre au Club des jacobins le 19 pluviôse an II (7 février 1794) pour l’exclusion de Brichet et Santex qui réclamaient la comparution devant le Tribunal révolutionnaire des conventionnels de la Plaine, à un débat colonial assez original. « On faisait ce soir la motion d’abandonner aux hommes de couleur la partie de Saint-Domingue qui appartient aux Espagnols. Si ce décret était rendu disait l’orateur je répondrais de sa prompte exécution. Cette proposition a trouvé des approbateurs et des contradicteurs »62. Une discussion a visiblement eu lieu sur le droit à l’autodétermination du peuple noir sous tutelle espagnole : intégration à la France de Santo-Domingo, ou indépendance de cette colonie espagnole libérée de la servitude esclavagiste. Nous ne connaissons malheureusement pas les noms de « l’orateur » qui formula cette proposition ou de ses « approbateurs et contradicteurs » faute d’avoir trouvé le moindre écho de ce débat dans la presse jacobine63. Ce silence s’explique-t-il par la crainte d’évoquer sur la place publique une question aussi délicate que l’indépendance d’une colonie ? Ou par celle de traiter d’un débat colonial auquel Robespierre participait et dont les propos risquaient selon l’hypothèse exprimée récemment par Claude Mazauric de susciter des polémiques inutiles64. L’unicité du témoignage privé de T.Millet sur le caractère antiesclavagiste de la fête parisienne de l’Être suprême peut aussi l’expliquer ; mais aussi à distance, l’écho dans la presse parisienne de l’antiesclavagisme de la fête brestoise de l’Être suprême, organisée par Prieur de la Marne : « Un de ces hommes que la barbare politique de l’Europe réduisit à l’état de bêtes de somme, un de ces hommes qui naquirent libres, et qui cependant furent vendus comme de vils troupeaux, un Noir aujourd’hui citoyen est aujourd’hui à côté du représentant. Prieur le désigne au peuple, demande après quelques réflexions pleines de sentiments, si on le reconnaît pour frère. Ce mot est à peine achevé que des acclamations affirmatives retentissent de toutes parts et le représentant donne à ce digne Africain l’accolade fraternelle. »65

32 L’examen de la séance du 7 février 1794 au Club des Jacobins pour la liberté générale fragilise la thèse d’un complot antiabolitionniste contre Danton, car il montre un Robespierre assistant à une discussion où tout le monde s’accordait sur la liberté des Noirs dans les colonies françaises et à Santo-Domingo : seule la question de l’indépendance de la colonie espagnole divisait.

33 En dépit des apparences, cette politique émancipatrice n’épargne pas non plus l’image nouvelle des commissaires de Saint-Domingue, Sonthonax et Polverel dont le décret d’accusation du 16 juillet 1793 a été confirmé le 22germinal an II (11 avril 1794), pour partir le lendemain avec le décret d’abolition. C’était en fait un texte de police, comparable à celui signé le mois précédent par Saint-Just et Collot d’Herbois à l’encontre de Page et Brulley. Il réclamait la destitution du commandant Simondes, chargé de faire arrêter Sonthonax et Polverel, sur demande écrite de Dufaÿ, Mills et Belley ( 8 germinal an II – 28 mars 1794)66. Les trois députés y présentaient Simondes comme un dangereux facteur de destabilisation de la colonie du fait de son lourd passé de créole, ennemi des hommes de couleur. Robespierre, signant ce texte, se situait donc dans la philosophie émancipatrice du 4 février 1794. L’arrestation et la mort de Danton et de Delacroix n’empêchèrent donc pas Robespierre à propos de Sonthonax et de Polverel de distinguer le bon grain abolitionniste de l’ivraie brissotine (ou supposée telle).

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34 En plus de la complémentarité des décrets des 11 et 12 avril 1794 il faut prendre en compte un autre décret rédigé le 3 floréal an II (22 avril 1794) qui confirme ce diagnostic. Sur réclamation écrite de Pierre Chrétien et Victor Hugues, deux commissaires choisis par le ministère de la Marine pour l’exécution du décret dans les Îles-du-Vent, envoyée à Barère et Billaud-Varenne le 26 germinal an II (15 avril 1794) (67), Robespierre co-signa avec Barère, Collot d’Herbois, Carnot, Billaud-Varenne et Prieur de la Côte d’Or, un ordre nommant Sijas, un troisième commissaire de sécurité68. La lecture du décret du 22 avril, confrontée à celle de la lettre du15, indique qu’il s’agissait de surmonter les difficultés d’application géographique causées par une zone composée de trois Îles-du-Vent, Martinique, Guadeloupe, Sainte-Lucie, de prévenir une non-application du décret d’abolition de la servitude des Noirs en cas de décès de l’un d’entre eux ou de différend entre les deux commissaires69. Par ailleurs la missive du 12 avril prévoyait l’abolition dans les colonies françaises, toutes explicitement nommées. Et nous ne voyons nul embarras spécifique à propos des Mascareignes, comprises dans le texte, à l’instar de Saint-Domingue, des Iles-du-Vent et de Cayenne. En fait l’embarras commence lorsque le comité suspend le 2 floréal an II (21 avril 1794) le décret pour l’océan Indien. Mais cette fois, Robespierre n’apposa pas son nom au texte comme le firent ses cinq collègues cosignataires du texte du 22 avril. S’agissait-il d’une méfiance personnelle à l’égard d’une possible manœuvre de Benoît Gouly, le député crypto-esclavagiste des Mascareignes, peut-être commanditaire de cette suspension(70) ? Une altercation aux Jacobins entre Robespierre et Gouly le 6 thermidor an II (24 juillet 1794) pourrait étayer cette hypothèse.

35 Mais il serait hasardeux de l’affirmer, sans commettre l’erreur d’oublier le caractère fortuit des signatures, présences et lectures de lettres reçues. Plus encore, nous ne savons rien de la lettre qui a motivé la suspension formulée dans ce décret du 21 avril : des raisons militaires, liées aux risques d’une expédition beaucoup plus lointaine que les Antilles ne sont pas à exclure.

36 Ajoutons-y la complexité de Benoît Gouly. Dans son combat contre Robespierre en thermidor le député créole s’est appuyé sur Tallien, Fouché, Dubois-Crancé et Thuriot(71), soit des Montagnards résolument opposés avant et après Thermidor aux colons esclavagistes de Saint-Domingue(72) ; à partir de février 1794, au Comité des colonies, Gouly plaida la libération de Leborgne et l’obtint peu après le 9 thermidor73.

37 En tout cas en avril 1794, Robespierre avait bien changé par rapport au discours de novembre 1793, et à ses Notes contre les Dantonistes. Ou plutôt il renouait avec son approche rigoureuse, dénuée de tout sectarisme, formulée en mai 1792 et peut-être en décembre 1793 par le biais de Desmoulins dans le Vieux Cordelier. Robespierre distingua à nouveau politique métropolitaine et politique coloniale : Sonthonax et Polverel sont suspects d’avoir été de vigoureux Brissotins dans le débat sur la guerre d’attaque en 1791-1792, mais on ne saurait leur reprocher pour autant d’avoir libéré les Noirs de Saint-Domingue. Robespierre était redevenu « le juste » que présentait Labuissonnière en juin 1793.

38 Par ailleurs, le « n° 5 » des notes fournies au Comité de salut public, suspecté par Robespierre de Contre-Révolution, contenait dans sa deuxième partie, un autre pamphlet contre Sonthonax et Polverel. Les rapports sur les colons emprisonnés à Brest sous l’autorité de Prieur de la Marne et de Jeanbon Saint-André montrent que l’hostilité aux deux commissaires fut prise en compte dans leur incarcération. Peut-on

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alors affirmer que ces deux hommes ont échappé à la guillotine pour être arrivés après le 9 thermidor ? Il serait là aussi risqué de l’affirmer. François Polverel, le fils d’un des commissaires, arrivé de Saint-Domingue en France avant thermidor et arrêté sur ordre officiel du Comité de salut public, y a bien échappé. Mais plus encore, alors qu’il devint dans la période thermidorienne violemment antirobespierriste, il affirma alors que cet ordre d’arrestation... fut faussement attribué au Comité de salut public74. Par ailleurs les critiques que Dufaÿ tient sur Robespierre le 13 février 1795, sont plus mesurées que ne l’a affirmé Aimé Césaire75. Dufaÿ n’a pas opposé avant le 16 pluviôse l’esclavagisme de Robespierre à l’abolitionnisme de Barère. Les propos rapportés par Barère à Dufaÿ traitaient des divergences relatives à certaines modalités d’application du décret : envoi de troupes et/ou de nouveaux commissaires. En fait la critique de Robespierre par Dufaÿ se limite ici à celle, artificielle et commune à tous les autres thermidoriens, d’un tyran qui a voulu usurper le pouvoir pour le compte de l’Angleterre76.

39 Dans ce discours, Dufaÿ se plaignit en fait de la négligence de la Convention pour les colonies depuis un an. Il constatait ainsi avec amertume que rien n’avait changé depuis la chute du tyran. De son propre aveu les Thermidoriens ne sont pas plus attachés à l’abolition. À cette différence près que la réaction et le démantèlement du mouvement populaire sont allés de pair avec une libération progressive des colons emprisonnés par les décrets ou décisions de sections de l’hiver 1794, qui parlent, écrivent et agissent désormais au grand jour.

40 En 1794, au vu notamment des papiers de la commission Courtois, Robespierre adopte une attitude antithétique à celle qu’on lui attribue souvent dans ses discours de mai et septembre 1791 : défense des droits des libres de couleur au détriment des esclaves. À ses yeux tous les hommes méritent en soi considération et ceux, Blancs ou Métis, qui seraient ennemis de la liberté et de l’égalité, des « Nègres ci-devant esclaves », paraissent suspects. Aussi les accusations thermidoriennes des colons de Saint- Domingue contre Robespierre d’avoir été un agent des trois députés de la colonie paraissent un hommage, ô combien fondé du vice aristocratique à la vertu égalitaire et universaliste !

NOTES

1.« Rapport fait au nom du Comité de salut public, par le citoyen Robespierre, membre de ce Comité, sur la situation politique de la République », 27 brumaire an II – 17 novembre 1793, Œuvres, tome 10, pp.173-174; Aimé CÉSAIRE, Toussaint-Louverture, la Révolution française et le problème colonial, Paris, 1961, p. 185. 2.Aimé CÉSAIRE, op. cit., p.186. 3.Yves BÉNOT, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, la Découverte, 1987, p. 173. 4.Claude WANQUET, La France et la première abolition de l'esclavage 1794-1802: le cas des colonies orientales, Paris, Karthala, 1998, pp.174-175, à partir d'Y. BÉNOT, op. cit., pp. 100-101 et 153. 5.C. WANQUET, op. cit., pp. 168-176.

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6.Jean-Claude HALPERN, « Entre esclavage et liberté: les variations d'un ethnotype dans la France de la fin du XVIIIesiècle », pp.129-138, dans Actes du 123e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Antilles, Guyane, 575 p., p.137, d'après Albert MATHIEZ « Notes de Robespierre contre les Dantonistes » dans Études sur Robespierre, Paris, 1989, p.136. Georges HARDY, « Robespierre et la question noire », Annales Révolutionnaires, 1920; Y. BÉNOT, « Robespierre, les colonies et l'esclavage », dans Robespierre, de la nation artésienne à la République et aux nations, actes du colloque organisé à Arras le 1er,2 et 3 avril 1993, par l'Université Charles de Gaulle, Lille III, Centre d'Histoire de la région du Nord et de l'Europe du Nord-Ouest, coll. Histoire régionale de Picardie, 1994, pp. 409-421, p.420. 7.Yves BÉNOT, « Un antiesclavagiste kleptomane? En marge de l'affaire Milscent », XVIIIesiècle, n°22, 1990, pp. 295-300; « Quelques remarques sur les problèmes de l'histoire de la Révolution française dans ses rapports avec la question coloniale », dans Recherches sur la Révolution, La Découverte, pp. 439-444. Les remarques de Saint-André proviennent de l’ouvrage de Ruth NECHELES, The abbé Grégoire, The odyssey of an Egalitarian, 1787-1831, Westport Connecticut, 1971, pp.131 et 134. 8.J.-D. PIQUET, « L'arrestation de Sonthonax et Polverel: Robespierre réceptionne une lettre des trois députés de Saint-Domingue contre un créole suspect, avril 1794 », AHRF n° 306, octobre-décembre 1996, pp.713-717 et erratum n°309, juillet-septembre 1997, pour le texte complet et corrigé de Dufaÿ, Mills et Belley. « Le Comité de salut public et les fêtes sur la liberté des Noirs, Châlons-sur-Marne, Lyon, Paris (L'Être Suprême) », Robert-Louis STEIN, Sonthonax, the Lost Sentinel of the Republic, Farleight Dickison University Press, London and Toronto, 1984, pp.111-112; Yves BÉNOT, « Robespierre, les colonies », art. cit. p. 420. 9.Cyrille Lionel R. JAMES, Les Jacobins noirs, Paris, 1938, Éditions Caribéennes, 1983. 10.Florence GAUTHIER, Triomphe et mort du droit naturel en révolution,1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992. « La Révolution française et le problème colonial: le cas Robespierre », AHRF, avril-juin 1992 pp.169-192; « Le rôle de la députation de Saint-Domingue dans l'abolition de l'esclavage », dans Les abolitions de l'esclavage de Léger-Félicité Sonthonax, 1793, 1794-1848, Presses universitaires de Vincennes UNESCO, 1995, pp.199-211. 11.J.-D. PIQUET, « L'émancipation des Noirs dans la pensée et le processus révolutionnaire français (1789-1795) », Doctorat N.R., Paris VIII, octobre 1998, 736 p. 12.F. GAUTHIER, op. cit., pp. 216-220. 13.Ibid. 14.Yves BÉNOT, « Un antiesclavagiste kleptomane? », art. cit, pp.297-298. 15.Claude WANQUET, op. cit., pp. 33-34. 16.Yves BÉNOT, art. cit. 17.AN, F74434, Dossier « Danton »; François CHEVREMONT, Marat, esprit politique accompagné de sa vie scientifique, politique et privée, Paris, 1880, 2 vol, tome 2, annexes. Précis de la Vie de Roume par lui même, 17 septembre 1795, AN, AF II 302; F. GAUTHIER, « La Révolution française... », art. cit. pp. 176-177. 18.P. R. ROUME DE SAINT-LAURENT, Sur la question des gens de couleur, 11 mai 1791, BNF, 4 lk9 141. 19. , tome 68, p. 307. 20.AN, DXXV 76, Chabot l'expliquait ainsi à Page et Brulley venus lui demander d'annuler la libération. 21.AN, D XXV 56, dossier Roume.

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22.Voir Archives parlementaires, 30 janvier 1793, tome 58, pp. 67-87. « Rapport de Philippe Rose-Roume sur la situation à Saint-Domingue en qualité de commissaire civil », pp. 81-82, « Extrait du réquisitoire de M.Larchevesque-Thibault, procureur syndic de la commune du Cap », 1er août 1792; « Lettre du citoyen Larchevesque- Thibault, procureur-syndic de la commune du Cap », p. 83. 23.Ce personnage est très discrètement sorti de l'obscurité, à l'occasion du cent- cinquantenaire de la seconde abolition. Son nom est signalé dans la chronologie détaillée de l'exposition parlementaire des deux abolitions comme le premier homme de couleur à avoir siégé à la Convention en septembre 1793. 24.AN, DXXV 76 dos 751. 25. , tome 73, séance du 3 septembre 1793, pp.354-355. 26.Joseph LEBORGNE, Enfin la vérité sur les colonies en réponse à Janvier Littée député de couleur, 24 vendémiaire an III- 15 octobre 1794 (p. 29 d'après le rapport de Garran), B.H.V.P., 604.352. 27.27, 29 brumaire an II – 17, 19 novembre 1793, AN, DXXV 76 dos 753. 28.Sophie WAHNICH, L'étranger dans la Révolution, Paris, Albin Michel, 1997, pp. 195-197. 29.Le défenseur de la Constitution, n° 3-31, mai 1792, in Robespierre,Œuvres, tome 4, p.84; Voir Y.BÉNOT, « Robespierre, les colonies... », art. cit. pp. 413-414; J.-D. PIQUET, op. cit. 30.Jean-Paul BERTAUD, Camille et Lucille Desmoulins, un couple dans la tourmente, Paris, 1986, p.142. 31.Le Vieux Cordelier, n° 2, 20 frimaire an II – 10 décembre 1793, Paris, Belin, 1987, 153 p., p. 45. 32.F. GAUTHIER, op. cit., p. 224; Marc BELISSA, Fraternité universelle et intérêt national 1713-1795. Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998. J.-D. PIQUET, « La déclaration constitutionnelle de paix à l'Europe, grand sujet de débat dans la Révolution de 1791 à 1794 », 119e congrès du C.T.H.S., Amiens, 1994, La Révolution française, la guerre et la frontière, sous la direction de Monique Cubells, Paris, éd. du C.T.H.S., 2000, 527 p., pp.387-397. 33.Papiers inédits...trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc., Paris, 1828, tome 2, pp. 176-178. B.H.V.P., 8 H 92. 34.Archives parlementaires, tome 84, séance du 15 pluviôse an II – 3 février 1794. Le député Camboulas se félicita de la nouvelle présence à la Convention d'un Noir, d'un Jaune et d'un Blanc. F.GAUTHIER, Triomphe et mort..., p.234. 35.Papiers inédits..., op. cit., tome 3, p. 55. 36., tome 3, pp.170-173. 37.Leborgne à Janvier Littée, BNF, 8 lk12 32 6 vendémiaire an III – 27 septembre 1794; Janvier LITTÉE, Réponse à P.-J. Leborgne, BNF, 8 lk9 218, 17 vendémiaire an III – 8 octobre 1794. 38.Archives parlementaires, tome 84, annexes III au n° 36 de la séance du 10 pluviôse an II – 29janvier 1794. 39.F. GAUTHIER, « Inédits de Belley, Mills et Dufaÿ, députés de Saint-Domingue, de Roume et du Comité de salut public, concernant le démantèlement du réseau esclavagiste en France (février-mars1794) », AHRF, n° 302, octobre-décembre 1995, pp. 607-611. 40.Débats entre les accusateurs et les accusés dans l’affaire des colonies, BNF, 8 lb38 1662, 9 vol, tome2, 2 ventôse an III – 20 février 1795, p. 283. 41.AN, DXXV 76 dossier 755. 42.AN, F7/4765 Dos 3.

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43.Ibid. 44.AN F7 4774 46, « Thomas Millet » plainte contre Duffay (sic), J.-D. PIQUET, « Le Comité de salut public... », art. cit. 45.Millet dans le même texte fournit un portrait mesuré de l'abbé Grégoire qu'il rencontra en février 1791. Il oublie justement qu'il lui demandait de renoncer à la défense des libres de couleur: « Lettre à Grégoire », Annales politiques, civiles et littéraires du XVIIIesiècle, 1791, p.399. 46.Y. BÉNOT, « Robespierre, les colonies... », art cit. p.420; C.WANQUET, op. cit., pp.170-171. 47.Selon Y. BÉNOT, « Comment la Convention a-t-elle aboli l'esclavage en l'an II? », Révolutions aux colonies, AHRF, 1993. Le 16 pluviôse, « au nombre de sept, Billaud- Varenne, Saint-Just et Prieur de la Marne étant en mission, Couthon malade, les membres du Comité recevaient Page et Brulley, écoutaient leurs doléances. Il est vrai que le Comité ne leur accorde pas la confrontation demandée qui ferait perdre trop de temps, mais est prêt à accueillir leurs mémoires et à les examiner ». En fait Billaud partit en mission le 29 pluviôse (17 février) et peut donc à la date du 4 février être adjoint aux six autres; Robespierre était occupé par la préparation du rapport sur les principes de morale politique qui guident la Convention nationale sur son administration intérieure qu'il présenta le 17 pluviôse (5 février). De son côté, Couthon n'était pas encore tombé malade: le 4 février, d'après leur registre Page et Brulley se sont présentés à son domicile et ne l'ont pas trouvé. Il aidait sans doute Robespierre à la rédaction du rapport; le 5, à la Convention, Couthon demanda là-dessus la mention honorable. 48.PAGE, BRULLEY, Calomniateurs dénoncés à la Convention nationale, 8 fructidor an II – 25 août 1794, BNF, 8 lk12 460. 49.Débats entre les accusateurs et les accusés… , op. cit., pp.282-283. 50.ROBESPIERRE, Papiers inédits, tome 1, pp.376-378, pièce n° XXVIII (version de 1824). 51.PAGE, BRULLEY, Notes fournies au Comité de salut public, BNF, 8 lk 12 452. Ces notes traitaient de la situation à Saint-Domingue en 1793, revue et corrigée par leurs auteurs. 52.Page et Brulley y ajoutèrent cependant l'exclamation « Enfin! ». 53.AN, DXXV 68, Dos 682. 54.AN, Police générale F7 4670 Dos 3, « De Ragis ». 55.AN, DXXV 72, dos 720, p. 17. Il ne s'agissait pas de Saint-André, mais de Saint-Just, qu'ils avaient certes également beaucoup fréquenté, mais dont ils ignoraient le rôle décisif dans leur arrestation. Page et Brulley en juin 1794 se sont simplement félicités de l'annonce de son retour. 56.Albert MATHIEZ, op. cit., p. 136. 57.Jean-Claude HALPERN, art. cit., p. 137. Georges HARDY, art. cit. 58.Albert MATHIEZ, op. cit. 59.Jules MICHELET, Histoire de la Révolution, Paris, Gallimard, Pléiade, 2 vol, tome 2, p. 775. 60.Ibid., p. 771. 61.Y. BÉNOT, « Robespierre, les colonies... », p. 420, « Comment la Convention... », art.cit., p. 13. 62.Pierre CARON, Paris sous la Terreur, tome 4, p. 7, rapport du 21 pluviôse an II – 9 février 1794. 63.Le Journal de la Montagne, Le Mercure universel, Le Républicain, Le Messager du Soir, Le Créole patriote et sous réserve de vérification Le Journal du Soir et du Matin de Sablier.

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64.C. MAZAURIC, Présentation des Œuvres de M. Robespierre en 10 vol, réimpression en fac- similé, éd. Phénix, 2000, 16 p., pp. 9-10 à propos de sa présence supposée à la Convention le 17 pluviôse (sa présence le 16 étant, on l'a vu, très improbable). 65.Le Journal de la Montagne, n° 74, 22 messidor an II – 10 juillet 1794. 66.AN, DXXV 57, dos 565 ter., J.-D. PIQUET, « L'arrestation de Sonthonax et Polverel... », art cit. 67.AN, F74435 plaquette 3, pièces 88 et 90. 68.Ibid, pièce 74 et A. AULARD, Recueil des actes du Comité de salut public, tome 12, p.709. Mais faute d'avoir reçu l'ordre avant l'embarquement, Sijas ne put partir: A. AULARD, op. cit., tome 13, pp. 84 et 671. 69.Le cas de Hugues, créole esclavagiste de Saint-Domingue, dénonciateur de Roume à Rochefort en juin 1793 et de la députation de Saint-Domingue en janvier 1794 à Lorient, posait peut-être problème à Chrétien issu d'un milieu sans-culotte de la Dordogne, et qui avait été à ce titre nommé à l'automne 1793 au côté de Sijas et d'un certain Bétrine. En mars 1794, Bétrine fut mystérieusement remplacé par Hugues tandis que Sijas fut oublié. 70.Y. BÉNOT, « Quelques remarques sur les problèmes... », art. cit., p. 439. 71.F. GAUTHIER, Triomphe et mort..., op. cit., p. 261. 72.J.-D. PIQUET, op. cit., p. 634. 73.Ibid. et AN, DXXV 56 dos Leborgne et DXXV 77 dos 762. Leborgne le rappela dans ses brochures: Leborgne à Janvier Littée, Enfin la vérité sur les colonies, op. cit. 74.Nicolas ROCHE, « La question coloniale en l'an III: l'invention du mythe de la Gironde », AHRF, n°302, pp.587-605, octobre-décembre 1995, p. 593. 75.Aimé CÉSAIRE, op. cit., p. 185. 76.Voir F.GAUTHIER, « Note sur le système de défense de Dufaÿ sous la Convention thermidorienne », Triomphe et mort... pp. 267-269.

RÉSUMÉS

La position de Robespierre sur le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794) relatif à l’émancipation des esclaves, a été controversée. Il a pourtant bien agi pour l’application de celui- ci. Certains propos formulés en novembre 1793 ont accrédité en lui une réputation d’esclavagiste. Mais on peut les expliquer par la présence d’un député mulâtre de la Martinique, Janvier Littée, très lié aux colons blancs de Saint-Domingue. Or ce député et ces liens, Robespierre les surveillait peu avant sa mort, avec l’aide de la section parisienne de Bonne-Nouvelle qui avait anticipé de plusieurs semaines la loi d’arrestation des colons hostiles au décret et prouvé ainsi l’importance d’un mouvement populaire. Ce mouvement populaire agissant de concert avec les Robespierristes s’était déjà manifesté à Lorient en janvier 1794. Par ailleurs Robespierre a également signé au Comité de salut public en avril 1794 deux ordres d’application du décret du 4 février.

Robespierre and the liberation of blacks in the Year II from the archives of the committees and the papers of the Courtois Commission.

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Although he ordered the application of the decree of 16 pluviose YearII (4February 1794) which suppressed slavery, Robespierre's position on the emancipation of the slaves has been steeped in controversy. Based on a few statements he made in November, 1793, Robespierre is reputed to have supported slavery. Those statements, though, reflected the influence, at the time, of Janvier Littee, a mulatto deputy from Martinique, who was closely connected to white colonists in Saint- Domingue. However, a short time before his death at the end of July, 1794, Robespierre, with the assistance of activists from the Bonne-Nouvelle section, monitored the activities of Littee and his colonial allies. Prior to that, and several weeks before the decree's issuance, the Bonne-Nouvelle section arrested some colonists who were hostile to emancipation, thus establishing the importance of the popular movement to abolitionism. In January, 1794, this popular movement was acting in concert with Robespierrists at Lorient. Moreover, in April, 1794, Robespierre, on behalf of the Committee of Public Safety, signed two administrative orders into law relative to the 4 February decree.

INDEX

Mots-clés : Robespierre, 1re abolition de l’esclavage colonial, mouvement populaire, commission Courtois, comités de gouvernement

AUTEUR

JEAN-DANIEL PIQUET APECE

Annales historiques de la Révolution française, 323 | janvier-mars 2001 84

Thèses

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Une révolution à l’œuvre : le faubourg Saint-Marcel (1789-1794) Exposé de soutenance de thèse d’État 1

Haim Burstin

1 Le projet initial de la thèse que je présente aujourd’hui plonge ses racines dans une saison historiographique particulièrement heureuse pour les études sur Paris révolutionnaire celle qui se situe entre les années 50 et 70. À cette époque arrivaient à maturation les travaux d’Albert Soboul, Richard Cobb, Georges Rudé, Walter Markov, Käre Tønnesson, Marcel Reinhart une génération d’historiens dont les efforts convergeaient pour donner plein éclat à ce secteur d’études. Si l’on songe que ce grand renouveau de l’histoire parisienne s’enchaînait, vers la fin des années 60, avec une vague de contestation sociale et politique de grande ampleur, caractérisée par d’importantes émeutes urbaines, on comprend qu’il y avait de quoi passionner le jeune chercheur que j’étais je trouvais dans cet ensemble de circonstances une incitation à chercher des précédents illustres de ce que je venais de voir se passer sous mes yeux.

2 Néanmoins l’extraordinaire richesse des études qui venaient de paraître semblait décourager de nouvelles recherches en cette direction : l’impression était que, vu l’état des sources, l’étude était pour l’essentiel achevée et qu’il ne restait qu’à glaner. La preuve en est que ce secteur fut progressivement délaissé et l’intérêt des historiens se porta vers d’autres sujets. D’autant plus que les archives parisiennes, comme tout le monde sait, sont caractérisées par de profondes lacunes provoquées par les incendies de 1871, ce qui compliquait davantage les choses.

3 Le projet de pousser plus loin mes connaissances sur Paris, malgré tous ces inconvénients, prenait donc le goût d’un défi. Un défi que j’avais décidé de relever dès le début de mes recherches en France, dans le cadre de l’Institut d’histoire de la Révolution française – mon premier point de chute à Paris – où Albert Soboul, dont j’ai le plaisir d’évoquer ici le souvenir, venait de créer un séminaire de doctorat.

4 Mais encore fallait-il savoir quel chemin emprunter sur un terrain –celui de la Révolution parisienne – qui s’avérait sans doute parmi les plus battus de l’histoire de France. Le premier critère adopté fut celui d’une réduction d’échelle, par le choix

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d’étudier un seul quartier, le faubourg Saint-Marcel, renommé pour sa pauvreté et pour son tempérament révolutionnaire ; ce qui revenait à rouvrir le dossier sur les couches populaires parisiennes. À ce niveau toutefois, le problème des sources se compliquait davantage, imposant un changement de stratégie : abandonner donc provisoirement toute tentative de reconstruire une histoire politique sur la base d’une documentation trop fragmentaire, pour emprunter un chemin détourné visant à approfondir d’abord la connaissance du faubourg Saint-Marcel par une étude de sa physionomie démographique, économique et sociale.

5 Ce premier travail donnait lieu à une thèse de 3e cycle entièrement consacrée à ces questions (2) ; les résultats de cette étude, en enrichissant ma connaissance du vieux faubourg, me permettaient d’aborder son histoire proprement politique en faisant appel à un éventail thématique large, fondé sur un ensemble de sources plus riche et varié que celui que j’avais initialement envisagé. La documentation n’était pas pour autant moins lacunaire, mais les pistes à suivre s’en trouvaient multipliées, notamment par la possibilité de faire parler des témoignages liés à la vie profonde du quartier, et de les relier à l’événement révolutionnaire sans une telle étude préalable plusieurs de ces témoignages seraient restés muets ou insignifiants.

6 D’ailleurs le rapport entre figures sociales et comportements politiques demeure une question encore insuffisamment explorée dans le cadre parisien : on ne peut pas, par exemple, déduire l’artisan du sans-culotte, comme souvent il a été fait il faut au contraire essayer de comprendre comment et par quel processus l’artisan devient un sans-culotte. Même si sous la Révolution la politique tend à envahir le quotidien de la population parisienne et à s’y superposer, les gens ne cessent pas pour autant de vivre et de travailler dans le cadre traditionnel de leur quartier et de faire face à leurs problèmes concrets. Mais réciproquement il serait naïf, comme souvent on le prétend, de voir le monde de l’atelier et de la boutique confluer automatiquement dans celui du sans-culotte il s’agit au contraire d’un complexe métabolisme, fait de continuités et de ruptures, que j’ai essayé d’observer de près. Social et politique se révèlent donc strictement imbriqués et la question sociale rentre à part entière à composer ce que j’ai appelé l’imaginaire politique populaire, à savoir le système d’attentes qu’au niveau populaire on confie à la politique.

7 Après une étude autant fouillée que possible sur les caractères du faubourg Saint- Marcel vers la fin du XVIIIe siècle, je pouvais revenir finalement à son histoire politique armé cette fois-ci d’une grille élargie et d’un éventail thématique plus riche, ce qui me permettait d’augmenter les sources à interpeller. Ceci dans une stratégie de recherche qui prévoyait d’une part une dilatation chronologique sur toute la période comprise entre 1789 et Thermidor et, d’autre part, le projet de rassembler tous azimuts autant de données possibles ayant affaire à l’histoire du faubourg, sans négliger celles qui, à première vue, n’apparaissaient pas immédiatement éclairantes. Il fallait donc affronter jusqu’aux détails dans le but non pas d’une miniature, mais d’une grande fresque où rassembler une masse documentaire unique par sa taille et sa qualité. Le dossier s’avérait ainsi fort épais, néanmoins il ne s’agissait pas d’un simple travail d’accumulation mais d’un expédient heuristique pour faire face aux lacunes documentaires ; le défi se déplaçait et s’affinait car il s’agissait d’essayer d’incorporer par agglutination une masse des matériaux disparates pour en faire un ensemble cohérent.

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8 Certes cette technique et le choix de la petite échelle comportaient des inconvénients notamment le risque d’en arriver, par souci d’exhaustivité, au microscopique. Cependant je crois que ce type d’approche en soi sollicite implicitement un changement dans la qualité des attentes non pas une synthèse, mais la possibilité de se mettre à l’écoute des différents segments de la société révolutionnaire en les laissant parler pour saisir toute sa créativité et sa capacité d’élaboration politique : voilà un laboratoire en mouvement qui donne lieu à une gamme très variée de comportements politiques.

9 D’ailleurs, si le choix a été celui de la petite échelle, encore faut-il réfléchir sur le caractère de cette échelle les quatre sections du faubourg Saint-Marcel représentaient tout de même 1/10 de la population parisienne, donc environ 60000 habitants, ce qui correspond à une ville moyenne d’Ancien Régime. En plus il n’a pas été adopté un registre univoque, mais une sorte d’alternance entre différentes échelles : le champ d’observation peut se réduire du quartier à l’îlot et même aux individus avec leurs biographies en revanche il peut s’élargir à des réalités plus étendues, comme le bloc des faubourgs populaires ou la ville dans son ensemble, lorsqu’une démarche comparative s’impose. La modulation entre différentes échelles est régie par l’état des sources aussi bien que par le souffle de la conjoncture faubourienne : lorsque le quartier tend à se déployer, s’orientant vers la ville dans son ensemble pour en partager l’histoire, l’échelle augmente lorsqu’au contraire le quartier tend à se replier sur lui-même et sur ses problèmes spécifiques, le champ d’observation doit forcément se restreindre. À ce sujet il serait important de savoir si ce mouvement s’inscrit dans un rythme synchronique partagé par d’autres quartiers parisiens.

10 En adoptant ce procédé il est inévitable de se laisser piloter par les sources celles-ci tendent à se rassembler spontanément autour de certains moments forts de la conjoncture faubourienne, mais aussi autour de certains noyaux thématiques que j’ai suivis tout au cours de cette recherche, au prix d’un très long et patient travail de montage. Néanmoins, si une bonne partie des documents recueillis se reliaient entre eux grâce à une sorte de tissu conjonctif naturel, pour une importante partie des données rassemblées à la suite de la multiplication des paramètres de recherche, il a fallu avoir recours à une technique en quelque sorte « pointilliste ». Autrement dit, là où les renseignements tirés des archives ne s’intégraient pas spontanément, ils ont été assemblés par juxtaposition c’est souvent cette juxtaposition qui permet la composition d’une image que, sans cela, il serait difficile de saisir. Voilà donc ce qui, plus qu’un choix, s’est révélé un critère pour essayer de compenser les lacunes présentes au niveau documentaire.

11 On pourrait voir dans cette méthode un certain abus d’empirisme. Une démarche comme la nôtre, essentiellement pragmatique, qui plaide pour un retour aux sources et prétend leur laisser la parole, privilégiant les archives aux travaux, s’inscrit en effet en contrepoint par rapport notamment à une tradition consolidée dans l’historiographie politique de la Révolution caractérisée par un fort encadrement idéologique et catégoriel ou par de fortes ambitions conceptualisantes. Cependant, une telle tradition risque de court-circuiter en quelque sorte la recherche, en faisant de la Révolution un terrain privilégié pour la confection de paradigmes et le pôle d’attraction de différentes formes de déterminisme. Pour réagir donc à un type d’histoire politique qui attribue implicitement un rôle à la Révolution avant même d’en avoir analysé à fond le fonctionnement, une autre approche a été adoptée : celle qui refuse de croire que tout était inscrit ab initio dans l’événement, mais qui regarde la Révolution comme un

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phénomène original, sujet à toutes sortes de conditionnements à chaud, où rien n’était fatalement prédestiné, mais plusieurs voies étaient ouvertes : un itinéraire in fieri qui trace sa route au fur et à mesure, expérimentalement 3.

12 L’antidote que notre étude s’est donné, vis-à-vis d’un excessif empiétement des a priori dogmatiques et des formes les plus obstinées du déterminisme, a été le choix d’opérer une suspension provisoire de jugement sur les grandes questions historiographiques : une sorte d’époké, pour emprunter une expression des philosophes sceptiques ou, si l’on préfère, de « réduction phénoménologique » en retenant la formule husserlienne. Cette opération provisoire de suspension, de mise entre parenthèses, prétend revenir aux phénomènes dans leur manifestation originelle, autant que possible non encore élaborée sous forme conceptuelle, privilégiant ainsi le flux de l’expérience vécue (Erlebnisstrom) par rapport à un emploi de catégories idéologiques trop contraignantes. Dissoudre donc une grille interprétative excessivement rigide pour saisir le déroulement de l’expérience révolutionnaire et en cerner avec un esprit plus « laïque » les mécanismes de fonctionnement. Certes il ne s’agit pas d’un refus systématique, mais, encore une fois, d’un expédient herméneutique provisoire, fonctionnel à libérer la recherche de certains conditionnements trop marqués ; ceci n’empêche certainement pas pour autant de récupérer des catégories synthétiques, le débat sur les interprétations et un certain niveau d’abstraction ; mais sans prétendre insérer précocement l’expérience révolutionnaire dans un lit de Procuste conceptuel trop restreint. Cette procédure d’attente nous permet en revanche d’observer les phénomènes se déployer dans toute leur trajectoire avant d’en faire des pièces ou des outils d’un « lego » politologique ; il s’agit donc d’une analyse à caractère génétique, dans le but de saisir ce que je serais tenté d’appeler, en réadaptant la célèbre formule d’E.P. Thompson, the making d’une révolution.

13 De ce point de vue il est possible d’essayer de comprendre le fonctionnement de l’engrenage révolutionnaire sans le conditionnement des historiographies militantes cet engrenage en effet n’est pas un mécanisme inexorable, une « machine » – comme souvent on le prétend – , mais un phénomène avec ses modalités et ses inerties spécifiques que la petite échelle d’un quartier permet de bien explorer. En quittant le centre de la ville et les principaux théâtres de la vie politique parlementaire pour pénétrer dans le microcosme d’une réalité périphérique, j’ai même acquis une attitude différente et un intérêt plus circonstancié il n’était plus question de me tourner vers le faubourg Saint-Marcel dans la simple quête d’éléments destinés à enrichir l’histoire générale de la ville, en délaissant tout ce qui ne visait pas directement ce but. J’ai essayé au contraire de reconstruire une réalité munie de sa propre personnalité et d’un rythme spécifique de pulsation, non nécessairement à l’unisson avec le reste de Paris. D’où l’artifice de recommencer à raconter la Révolution du commencement à partir du point d’observation spécifique d’un quartier, en faisant partiellement abstraction de son histoire générale, tenue somme toute pour acquise. Il s’agit donc d’une démarche délibérément elliptique qui se reflète aussi sur le choix d’une bibliographie dépouillée et sélective.

14 Si l’approche que j’ai choisie est consciemment minimaliste et évite toute extrapolation hâtive, privilégiant le large assemblage de sources, je n’ai pas pour autant ignoré les questions de fond ; celles-ci apparaissent en filigrane tout au long de la thèse. À certaines de ces questions j’ai essayé de donner une réponse pour certaines autres, j’ai avancé des hypothèses que des recherches à venir vont confirmer ou démentir.

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15 Paris devient en effet, sous la Révolution, la plus grande arène de discours et de débat politique à tous les niveaux le fossé entre la ville « qui parle » et celle « du silence » est ici bien plus restreint qu’ailleurs, car, ne serait-ce que par émulation, ceux qui veulent prendre la parole – chacun à sa façon – sont nombreux : voilà donc que nous est livré un laboratoire d’observation extraordinairement riche et varié. À l’échelle d’un quartier il a été possible donc d’examiner au microscope une large gamme de phénomènes et de comportements politiques leur origine, leur diffusion, leur standardisation. C’est le cas, par exemple, de l’expérience de la participation à la vie publique et de la pratique de la démocratie ; j’ai suivi pas à pas la mise en place d’une nouvelle sociabilité politique avec ses organismes, ses règles et ses pratiques mûries à chaud, expérimentalement ; mais aussi ses inconvénients, sa crise et son déclin. J’ai pu voir apparaître et se développer le militantisme, en particulier le militantisme populaire, un phénomène nouveau, nullement prévu et qui n’attend pas l’an II pour se manifester. De même, j’ai pu suivre de près le mode de fonctionnement de l’appareil institutionnel et administratif parisien, dans le complexe jeu d’interaction de ses nombreux organismes sectionnaires.

16 Il y a, d’autre part, des concepts couramment employés par l’histoire politique et qu’on considère comme acquis dont cependant ne sont pas toujours clairs ni l’origine, ni l’évolution. Dans le cas, par exemple, du concept d’opinion publique – une abstraction de large emploi – il est particulièrement important de comprendre comment elle se forme, à quels conditionnements elle est soumise et comment concrètement elle se manifeste. Une opinion publique révolutionnaire n’apparaît pas toute prête, mais, encore une fois, est le résultat d’un processus graduel dont on peut, au niveau d’un échantillon restreint, bien cerner les étapes sous la poussée de certains événements ou de certaines réactions.

17 Curieusement, l’idée d’une évolution continue de l’Ancien Régime à la Révolution est d’habitude acceptée ; on admet en effet que certaines notions ou pratiques politiques puissent avoir une gestation et même des précédents illustres bien avant la Révolution ce qu’on accepte moins souvent est en revanche que ces mêmes pratiques connaissent une évolution significative dans le temps court du processus révolutionnaire lui-même, grâce à une accélération de la conjoncture et à une intensification de la pratique politique. En fait, c’est comme si on pouvait paradoxalement cerner un temps long dans la courte durée.

18 Il en est de même en ce qui concerne le grand thème de la radicalité comme j’ai essayé de le démontrer, il ne s’agit pas d’un péché originel, inné a priori dans la Révolution, mais d’un processus qu’on peut observer et analyser, dont les mécanismes, le rythme et les accélérations répondent à une logique qu’il est important de cerner dans ses manifestations concrètes. D’ailleurs la radicalisation n’est pas une prérogative de la Terreur, au contraire elle la précède et s’étale tout au long de la période révolutionnaire débouchant certes sur le paroxysme de l’an II, mais par un itinéraire complexe entamé précocement et fait de phénomènes en chaîne. Toutefois la Terreur aussi a une histoire dans le temps court et connaît une incubation spécifique il y a une dialectique entre radicalité et Terreur qui s’exprime tant dans les hauts lieux de la politique que dans les comportements collectifs et qu’on peut analyser au ralenti, sur le plan local.

19 Sur l’ensemble de ces thèmes, qui sont au cœur de l’histoire politique de la Révolution, on ne trouvera pas dans ma thèse une interprétation conclusive, tant s’en faut, mais un

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banc d’observation approfondie et une vaste anthologie de matériaux sélectionnés, dégrossis et assemblés à la lumière justement des questions qu’on vient d’évoquer et qui peuvent servir comme point de comparaison pour d’autres recherches spécifiques ou pour des travaux de synthèse.

20 Même en ce qui concerne plus spécifiquement le quartier que nous présentons, on peut saisir une séquence dynamique, notamment dans la constitution d’une nouvelle identité qui change et évolue au fil des années révolutionnaires. D’une part il est question de l’image que le faubourg Saint-Marcel se fait de lui-même, mais aussi bien de celle qu’il donne de soi au reste de la ville ; dans ce processus sont concernés non seulement les lieux de la politique ou la rue avec ses remous, mais sont en jeu toute la société faubourienne et le rapport qu’elle instaure avec la Révolution. C’est progressivement, quoique irrégulièrement, que cette société se refaçonne : de nouvelles valeurs se superposent aux anciennes dans les domaines les plus divers dans ce cadre mûrissent les stratégies que les différents acteurs sociaux et politiques élaborent par rapport à l’évolution de la conjoncture révolutionnaire dans son ensemble.

21 Si l’image du quartier qui ressort de notre ouvrage ne comporte aucune « révision » particulière, ni prétend non plus bouleverser immédiatement le cadre que nous livre l’historiographie parisienne traditionnelle, notre effort a été celui de comprendre, à partir de cet échantillon, comment la Révolution travaille concrètement : pour le saisir, il a fallu accepter de rentrer entre les plis de la vie faubourienne afin d’observer sur ce terrain les divers comportements politiques et, par ce biais, voir confirmées ou démenties certaines interprétations générales. À ce niveau, en effet, on peut vérifier et saisir dans le vif les étapes d’une acculturation politique, en passant par le repérage des premiers lieux d’apprentissage et de politisation, pour aboutir aux formes de sociabilité et de militantisme plus mûres et achevées.

22 Certes, le procédé que nous avons choisi comporte un tribut important à payer à l’érudition l’approche monographique impose en effet de reconstruire avec autant de soin que possible la trame des événements, quoique ce travail n’ajoute pas forcément des éléments nouveaux à la compréhension d’ensemble. Néanmoins, malgré les inévitables lourdeurs que cela représente, je n’ai pas cru devoir reculer face à cette tâche, dans le souci de compléter le dossier et par cohérence avec une étude de cas qui, pour se prétendre exhaustive et démontrer toutes ses potentialités, n’admît point de raccourcis. D’ailleurs, en ce qui concerne par exemple les journées insurrectionnelles, nous ne disposons pas d’analyses spécifiques sur le rôle joué par les différents quartiers ; toute tatillonne que cette démarche puisse paraître, il ne faut pas y renoncer, car elle est en mesure de nous fournir des éléments utiles sur les comportements de masse et les dynamiques insurrectionnelles. C’est sur ce terrain par exemple que se noue le complexe rapport entre spontanéité et direction politique dont le rôle respectif demeure très important à éclaircir de même c’est dans l’insurrection que se développent à chaud certains facteurs de radicalisation souvent imprévus qu’il est important de saisir car, loin de disparaître avec la fin de l’événement, ils constituent des précédents qui s’inscrivent durablement dans l’expérience révolutionnaire jusqu’à en conditionner les suites.

23 Notre histoire du faubourg Saint-Marcel ne se réduit pas pour autant à une suite d’événements des noyaux thématiques particulièrement importants dans la vie du quartier – et parfois très bien documentés – ont été cernés et suivis tout au long des

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années révolutionnaires. C’est le cas, par exemple, des élites locales dont on a essayé de reconstruire le parcours entre Ancien Régime et Révolution, non seulement dans le cadre d’une étude sur la notabilité, mais aussi à travers une analyse des comportements politiques. Certaines trajectoires typiques ont été esquissées aussi bien que certains tempéraments, avec le soin toutefois de ne pas les extraire du contexte qui les avait produits. Parmi ces élites, les intellectuels, présents en grand nombre grâce aux différents établissements scientifiques et universitaires installés dans cette partie de la capitale, jouent un rôle tout à fait particulier ; le rapport contradictoire qu’ils nouent avec la politique révolutionnaire est un thème qui mérite toute notre attention.

24 Au niveau des couches populaires, une attention constante a été consacrée aux problèmes relevant du monde du travail et de l’assistance : un sujet de très grande importance, notamment dans un quartier populaire, un sujet souvent sous-estimé au bénéfice de l’étude sur l’engagement politique. Cette attention, qui s’étale sur toute la période révolutionnaire, permet de vérifier concrètement dans ce milieu tout à fait particulier les éléments de continuité et de rupture avec le passé et la façon où monde du travail et politique interagissent. Il en est de même en ce qui concerne la communauté locale de quartier et ses formes de sociabilité dont on connaît le poids dans le Paris d’Ancien Régime ; même si elle est soumise à un processus d’érosion, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il n’en reste pas moins important d’aller voir ce que de cette expérience de longue durée réapparaît dans la nouvelle koiné révolutionnaire après que la vie populaire est passée à travers le philtre d’une politisation intense.

25 Il n’y a dans ce qui précède qu’un aperçu des questions que je me suis posées ; la réponse dépendant à l’évidence largement de l’état des sources, ceci explique certaines incohérences dans la façon dont ces mêmes thèmes sont affrontés tout au long de la thèse. Il se peut que d’autres quartiers de Paris disposent d’un dossier documentaire différemment composé, ce qui permettrait de mieux développer certains aspects restés insuffisamment traités dans le cadre du faubourg Saint-Marcel. C’est pourquoi il vaudrait la peine d’appliquer ces mêmes critères de recherche à d’autres lieux de la ville, ne serait-ce que dans le cadre d’un travail comparatif. Dans cette perspective, je crois avoir proposé une grille de recherche et un type de travail sur les sources qui peuvent contribuer à rouvrir un chantier, celui de l’histoire parisienne sous la Révolution, somme toute délaissé, mais encore riche de potentialités.

NOTES

1.Doctorat d’État ès lettres et sciences humaines sous la direction de Michel Vovelle, Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Jury : M. Maurice Agulhon (président), Mme Catherine Duprat, MM.Colin Lucas, Jacques Revel, Daniel Roche, Michel Vovelle (3 novembre 1999). 2.H. BURSTIN, Le faubourg Saint-Marcel à l’époque révolutionnaire. Structure économique et composition sociale, Paris, Société des études robespierristes, 1983.

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3.Un exemple récent particulièrement significatif de cette tendance nous est fourni par T.TACKETT, Becoming a revolutionary. The deputies of the French National Assembly and the emergence of a revolutionary culture (1789-1790), Princeton, Princeton University Press, 1996.

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Travaux soutenus

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Liste des travaux soutenus portant sur la période révolutionnaire (vers 1750-vers 1830) Années universitaires 1996-2000

Clermont-FerrandMaîtrises

1 Chambon Fabien, Les sociétés politiques en Creuse pendant la Révolution (1790-anVI), ssdir. Ph. Bourdin, 2000.

2 Chassang Véronique, Les communautés religieuses féminines de Haute-Auvergne pendant la Révolution (1789-début XIXe siècle), ss dir. Ph. Bourdin, 2000.

3 Chomette Magali, Les résistances au modèle républicain sous le Directoire à travers les archives du Tribunal criminel du Puy-de-Dôme, ss dir. Ph.Bourdin, 2000.

4 Triolaire Cyril, Les fêtes dans le Puy-de-Dôme pendant le Consulat et l’Empire (anVIII-1815), ss dir. Ph. Bourdin, 2000. Grenoble IIMaîtrises 5 Barona Franck, La perception de l’Italien à Grenoble dans la seconde moitié du XVIIIe siècle visions et stéréotypes concernant les ultramontains, ss dir. G. Bertrand, 1999.

6 Bentin Sophie, Des livres d’histoire profane de la bibliothèque de Monseigneur de Caulet [évêque de Grenoble de 1725 à 1771], ss dir. G. Bertrand, 1998.

7 Berne Audrey, La bibliothèque de Monseigneur de Caulet, évêque de Grenoble (1726-1771), ss dir. G. Bertrand, 1998.

8 Bertrand Mariette, La vision de la Norvège au tournant des Lumières à travers quelques récits de voyageurs européens (1770-1820), ss dir. G. Bertrand, 1998.

9 Blanc Magali, La représentation du peuple dans les récits de voyage. Voyageurs français en Italie au XVIIIesiècle, ss dir. G. Bertrand, 1998.

10 Caspi Fanny, Madrid des Lumières à l’invasion napoléonienne, persistance et métamorphoses du regard des voyageurs français, ss dir. G. Bertrand, 1999.

11 Chaumat Nathalie, Vienne et les voyageurs, ou l’image d’une ville dauphinoise à travers les récits et guides de voyages du milieu du XVIe au milieu du XIXesiècle, ss dir. G.Bertrand, 1998.

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12 Clerc Philippe, L’hindouisme à travers les récits de voyage et l’œuvre des philosophes français dans le dernier quart du XVIIIesiècle, ss dir. G. Bertrand, 1997.

13 Corréard Cédric, Les phénomènes sismiques de 1750 à 1800. La catastrophe au cœur des Lumières, ss dir. G. Bertrand, 2000.

14 Delhomme Béatrice, Sur une institution éducative à Grenoble au XVIIIesiècle : le collège des jésuites et ses transformations, ss dir. G. Bertrand, 1999.

15 Faury Dominique, Le cosmopolitisme de la noblesse dans l’Europe de la seconde moitié du XVIIIesiècle : le prince de Ligne, Alexandre de Tilly et Madame de Genlis, ss dir. G.Bertrand, 1997.

16 Gallic Anne, À la découverte des glacières. Le regard du voyageur en Savoie de 1740 à 1820, ss dir. G. Bertrand, 1998.

17 Giraud Sylvain, À la rencontre de l’homme noir. Planteurs, voyageurs, philosophes et hommes de lettres, de Labat à l’abolition de l’esclavage, 1694-1794, ss dir. G.Bertrand, 1997.

18 Kalfoun Béatrice, Le voyage en Italie de l’abbé Jean-Antoine Nollet (27 avril-18novembre 1749). Journal d’un physicien à la mode, ss dir. G. Bertrand, 2000.

19 Marin Olivier, La vision politique du Levant dans les récits de voyageurs français de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle, 1770-1820, ss dir. G. Bertrand, 1997.

20 Merle Pascale, Le Royaume des Deux-Siciles et les voyageurs européens, 1763-1790, ss dir. G. Bertrand, 1997.

21 Neury Laurent, L’image au secours de la religion. Théories et pratiques de l’image religieuse dans le Dauphiné de la Contre-Réforme, 1650-1789, ss dir. G. Bertrand, 1997.

22 Poteau Nicolas, Voyage et relativisme culturel. L’exemple des parlementaires français en Italie, de Montesquieu à Dupaty, ss dir. G. Bertrand, 1997.

23 Sanchez Cécile, Livre et vie culturelle dans le Grésivaudan à l’époque des Lumières, ss dir. G. Bertrand, 1997.

24 Subra Émilie, Venise et son reflet. Regards français sur la ville et la République de Venise de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ambassadeurs, voyageurs, philosophes, artistes, historiens, ss dir. G. Bertrand, 1998.

25 Thoral Marie-Cécile, L’Angleterre vue par les voyageurs français au XVIIIe siècle : la découverte de la différence, l’apprentissage de la modernité, ss dir. G. Bertrand, 1998.

26 Weitz Gregory, Faujas en Belgique, ou le voyage d’un naturaliste dans la tourmente révolutionnaire, ss dir. G. Bertrand, 1998. DEA 27 Aufray Sandrine, La connaissance des mondes non européens (Afrique, Asie, Océanie) dans la «France révolutionnaire et impériale» [de Monglond] (1789-1812), ss dir. J. Solé, 1994.

28 Bertrand Mariette, Science et expérience au XVIIIe siècle. Le voyageur européen naturaliste et l’Alpe scandinave, ss dir. G. Bertrand, 1999.

29 Bexon Alain, Le rôle de Genève dans la représentation du paysage de la Savoie et son influence sur les peintres savoyards de 1770 à 1870, ss dir. T. Dufrène, 2000.

30 Chaumat Nathalie, Die «erbländerischen» Reisen, ou l’étude de deux itinéraires de voyage dans les Alpes autrichiennes à travers un siècle de récits de voyage et de géographies (1669-1786), ss dir. G. Bertrand, 1999.

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31 Giraud Sylvain, Anthropologies de l’Africain. Naturalistes et voyageurs à la recherche de la différence, 1788-1805, 1999.

32 Rochas Joëlle, Du Cabinet de curiosités au Muséum : les origines scientifiques du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble (1773-1855), ss dir. D. Grange, 2000. Lille IIIMaîtrises 33 Caliez Aurélie, Démographie et aspects de la vie quotidienne à Wormhout de 1715 à 1789, ss dir. P. Guignet, 2000.

34 Cardon Yann, L’armée à Valenciennes l’empreinte militaire sur le paysage urbain valenciennois (1677-1789), ss dir. P. Guignet, 2000.

35 Deleersnyder Audrey, Les édifices religieux à Douai pendant la Révolution française, ssdir. P. Guignet et C. Engrand, 2000.

36 Doudelet Doriane, Démographie, société et économie à Lannoy au XVIIIe siècle, ss dir. P.Guignet, 1999.

37 Lenetz Aurélie, Vivre à Saint-Amand entre 1750 et 1815. Aspects démographiques et sociaux, ss dir. P. Guignet, 2000.

38 Lescieux Sandrine, Population et vie quotidienne à Gravelines au XVIIIe siècle, ss dir. P.Guignet, 1999.

39 Messager Ganaëlle, Esquernes. Étude démographique et sociale d’un village suburbain de Lille (1757-1858), ss dir. P. Guignet, 2000.

40 Moreel Edwige, Étude démographique et sociale de Catillon-sur-Sambre du milieu du XVIIesiècle à 1815, ss dir. P. Guignet, 2000.

41 Oyez Aurore, Justice et justiciables dans le ressort du bailliage de Bouchain au XVIIIesiècle. Identités et activités des officiers, ss dir. P. Guignet, 1999.

42 Piar Stéphanie, Les structures sociales à Lille en 1785 à partir des contrats de mariage et des registres paroissiaux, ss dir. P. Guignet et C. Engrand, 2000.

43 Poilleux Ludivine, La culture matérielle à Valenciennes et dans ses environs au début du Premier Empire (1805-1808) à partir des inventaires après décès, ss dir. P. Guignet, 1999.

44 Rohrmann Lydie, Étude démographique de la population halluinoise de 1730 à 1789, ssdir. P. Guignet, 1999.

45 Ryckebusch Olivier, Carrière et choix politiques d’un homme public douaisien le comte d’Haubersart (1732-1823), ss dir. P. Guignet, 1999.

46 Tafani Sandra, L’alphabétisation à Dunkerque de 1737 à 1789, ss dir. P. Guignet, 1999.

47 Travet Johann, Le personnel politique et administratif d’Avesnes biographie individuelle et collective de notables engagés, ss dir. P. Guignet, 2000. Lyon IIMaîtrises 48 Billard Aurélie, Les comités de surveillance dans le Beaujolais (1793-95), ss dir. F. Bayard, 2000.

49 Billet Amanda, Les élections primaires de paroisses dans le bailliage de Beaujolais en 1789, ss dir.F. Bayard, 2000.

50 Chaphard Nicolas, La Garde Nationale dans le district de Lyon-campagne (1789-95), ss dir. S. Chassagne, 2000.

51 Cuchet Alexandra, Un député et représentant en mission franc-comtois, Ch.Vernerey, ss dir. S. Chassagne, 2000.

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52 Hugon Christophe, La célébration du bicentenaire à Lyon, ss dir. S. Chassagne, 2000.

53 Paoli Stéphane, La Garde nationale dans le district de Villefranche (1789-95) ss dir. S.Chassagne, 2000.

54 Perret Édith, Les vignerons du Beaujolais pendant la Révolution, ss dir. F. Bayard, 2000.

55 Saoura Cécile, La scolarisation à Lyon pendant la Révolution, ss dir. S. Chassagne, 2000.

56 Zins Ronald, L’invasion du Lyonnais en 1815, ss dir. S. Chassagne, 2000. DEA 57 Chabannas Bruno : Imbert-Colomès, un personnage clef de la Contre-Révolution à Lyon, ss dir. S. Chassagne, 2000. NantesMaîtrises 58 Albert Raphaël, Louis-Antoine de Bertellet consul de France à Livourne (1763-1796), ssdir. J-P. Bois, 2000.

59 Durand Marina, La guerre des sexes. Violences sexuelles en Cour d’assises en Loire-Inférieure sous la monarchie de Juillet, ss dir. J-C. Martin, 2000.

60 Garcin Mathilde, La présence française à Gênes aspects et influence politique, ss dir. J‑P.Bois, 2000.

61 Le Tertre Laurent, Le Consulat de Philadelphie et la question de Saint-Domingue, 1793‑1803, ss dir. M. Bélissa.

62 Ory Wanda, François de Pages, un aventurier au siècle des Lumières, ss dir. E. Noël, 2000. DEA 63 Chotard Pierre, Représentations, enjeux et imaginaires des exécutions de justice criminelle l’échafaud à Nantes aux XVIIe et XVIIIe siècles, ss dir. G. Saupin, 2000.

64 Michon Bernard, Les relations entre Nantes et ses avant-ports aux XVIIe et XVIIIe siècles, ssdir. G. Saupin, 2000.

65 Rouvier Arnaud, Le corps de l’artillerie en France de Louvois à la Révolution française problèmes et méthodes, ss dir. J-P. Bois, 2000. Paris IThèses 66 Burstin Haïm, Une révolution à l’œuvre le faubourg Saint-Marcel (1789-1794), thèse d’État, ss dir. M. Vovelle, 1999.

67 Chappey Jean-Luc, La Société des Observateurs de l’homme (1799-1804). Genèse, personnel et activités d’une société savante sous le Consulat, ss dir. C. Duprat, 1999.

68 Chenique Bruno, Les cercles politiques de Géricault (1791-1824), ss dir. J-C. Lebensztejn, 1998.

69 Dalisson Rémi, De la Saint-Louis au cent-cinquantenaire de la révolution. Fêtes et cérémonies publiques en Seine-et-Marne (1815-1939), ss dir. A. Corbin, 1997.

70 Guillet François, Genèse et épanouissement d’une image régionale en France. La Normandie, 1750-1850, ss dir. A. Corbin, 1998.

71 Verdo Geneviève, Les «provinces désunies» du Rio de la Plata souveraineté et représentation politique dans l’indépendance argentine (1808-1821), ss dir. F-X. Guerra, 1998. DEA 72 Biberon Matthieu, Présentation critique des Mémoires inédits de Jacques Casimir Jouan, dir. C. Duprat, 1996.

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73 Boubetra Carima, Bibliographie critique des journaux parisiens parus sous la Convention montagnarde, dir. J.-P. Bertaud, 1996.

74 Bonin Emmanuel, Étude sur la direction et le développement des réseaux royalistes contre- révolutionnaires en France sous le Directoire (1795-1799), dir. C. Duprat, 1998.

75 Calvet Stéphane, Les officiers charentais de 1789 à 1815, dir. J.-P. Bertaud, 1996.

76 Chaubert Gaëtan, «Le Journal de la Montagne» (2 juin 1793-28 brumaire an III), dir. J.‑P. Bertaud, 1997.

77 Chollet Cécilia, La communauté française d’Istanbul pendant la Révolution française (1789-1798), dir. J.-P. Bertaud, 1997.

78 Delmas Guillaume, Germinal an III. Recherche sur la répression politique anti-montagnarde en l’an III, dir. C. Duprat, 1998.

79 Rapoport Nicolas, Mort violente, discours politique et mentalités révolutionnaires (1793-anII). Sources et directions de recherche à travers l’exemple des grandes exécutions parisiennes, de Louis XVI à Robespierre, dir. C. Duprat, 1996.

80 Régent Frédéric, Entre esclavage et liberté : la population de couleur en Guadeloupe pendant la Révolution française, dir. J.-P. Bertaud, 1997.

81 Rieu Pascale, La presse dans les départements d’Eure-et-Loir, d’Indre-et-Loire, du Loir-et-Cher, du Loiret et du Maine-et-Loire pendant la Révolution française. Étude comparative, dir. J.-P. Bertaud, 1996.

82 Roucaud Michel, Les réformes de l’armée sous le Consulat. Une approche spécifique le corps des inspecteurs aux revues, dir. C. Duprat, 1998.

83 Todorov Nicolas, Le département de l’Elbe dans le royaume de Westphalie (1807-1813), dir. J.- P. Bertaud, 1996.

84 Truchet Xavier, Les représentants en mission médiateurs d’acculturation politique dans les départements de la Haute-Saône et du Doubs, 1793-an IV, dir. C. Duprat, 1997.

85 Tzwangue Marc, Les représentants en mission et la Terreur à Bordeaux, de vendémiaire anII à thermidor an II, dir. C. Duprat, 1997.

86 Vignon Agnès, La mission des conventionnels Milhaud et Soubrany près l’armée des Pyrénées- Orientales (nivôse an II–fructidor an II), dir. C. Duprat, 1999. Maîtrises (*) 87 Albasini Gaëlle, Les officiers illyriens au service de Napoléon (1810-1814). Annexes et bibliographie, dir. C. Duprat et B. Gainot, 1998.

88 Almazor François, L’évêque Jean-Baptiste Gobel, de la tenue des États généraux à la chute des Hébertistes, dir. C. Duprat, 1998.

89 Alves Georges, La levée en masse et l’effort de guerre dans le département du Nord, dir. J.‑P. Bertaud, 1994.

90 Atzori Sandrine, Les imprimeurs parisiens en l’an II, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

91 Archimbaud Gilles, Les représentants en mission dans le département du Doubs (mars1793- brumaire an IV), dir. M. Biard et F. Brunel, 2000.

92 Aveneau Julien, Missions bretonnes à l’Armée des Côtes-de-Brest et à l’Armée navale de la République, de mars 1793 à Thermidor an II (Finistère-Morbihan). Aspects militaires et stratégiques, (2 tomes), dir. C. Duprat, 1998.

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93 Avignon Anne, Honneurs et préséances pour le Consulat et le Premier Empire, dir. J.‑P.Bertaud, 1997.

94 Baudequin François, Les gendarmes de la Garde ordinaire du Roi. Présentation historique succincte de la Maison du Roi, de la compagnie des gendarmes de la Garde et dictionnaire des gendarmes à pied, dir. J.-P. Bertaud, 1996.

95 Bazouges Hughes de, La légion de Damas au service des Provinces-Unies (1793-1795). L’émigration militaire de la survivance des armées royales au service étranger, dir. J.‑P. Bertaud, 1995.

96 Beeldens Alexandra, «Les Nouvelles lunes du Cousin Jacques» (3 janvier-25 juillet 1791) de Beffroy de Reigny, dir. J.-P. Bertaud, 1997.

97 Berthommier Steffen, Deux missions du représentant Joseph-Mathurin Musset dans les départements (sept. 1793-nivôse an III), dir. C. Duprat, 1998.

98 Bessot Elsa, Antoine-Alexis Cadet de Vaux ou le génie de l’éclectisme, dir. C. Duprat, 1998.

99 Bessy Florence, L’éducation du citoyen selon le journal des «Révolutions de Paris», tome17 (20 juillet 1793-10 ventôse an II), dir. J.-P. Bertaud, 1995.

100 Biberon Matthieu, Mémoires de Jacques-Casimir Jouan, dir. C. Duprat, 1994.

101 Blanc Stéphanie, La postérité de Babeuf sous la monarchie de Juillet : défense de l’héritage et mutations, dir. C. Duprat, 1997.

102 Bonin Emmanuel, Les représentants en mission dans le département du Var (nivôse an II- brumaire an IV), dir. C. Duprat, 1997.

103 Bourgeois Jean-Claude, Le problème des subsistances à l’armée des Alpes en 1793-1794, dir. J.- P. Bertaud, 1997.

104 Brocard André, Le bataillon des volontaires de la Butte-des-moulins dans les campagnes de la Révolution (de 1792 à 1795), dir. J.-P. Bertaud, 1996.

105 Brouard Karine, Les survivants du grand corps le devenir des capitaines de vaisseau de 1789 à 1802, dir. C. Duprat et B.Gainot, 1998.

106 Brouillet Nathalie, La demande sociale en Charente-Inférieure de septembre 1792 à thermidor an II, dir.C. Duprat, 1998.

107 Bureau Olivier, L’affaire et le procès Custine à travers la presse, dir. J.-P. Bertaud, 1997.

108 Buttier Jean-Charles, Les manuels élémentaires de morale et d’instruction civique pendant la période révolutionnaire (1784-1807). Approche politique, économique et culturelle, dir. C. Duprat, 1997.

109 Camps François-David, Instituts philanthropiques et réseaux contre-révolutionnaires de l’an V au Consulat, dir. C. Duprat, 1995.

110 Carceles Céline, La justice militaire à l’armée du Nord an l’an IV et l’an V, dir. J.‑P.Bertaud, 1997.

111 Castillo Eliseo, La levée en masse à Paris l’exemple des deux faubourgs Saint-Antoine et Saint- Marcel. Contributions en hommes, efforts matériel et moral, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

112 Chollet Cécilia, La critique dramatique sous le Consulat à partir des articles de Julien-Louis Geoffroy au «Journal des débats (10 ventôse an VIII-10 ventôse an IX), dir. J.-P. Bertaud, 1995.

113 Choron Romain, Les régiments de réfractaires et la répression de la désertion dans l’armée impériale (1808-1814), dir. C. Duprat et B. Gainot, 1998.

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114 Corrège Stéphanie, Les imprimeurs parisiens en l’an II, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

115 Courtat Corinne, Le personnel de la 2e division du ministère de la Guerre en mai 1793. Étude sociologique, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

116 Cuvillier Jacques, La levée en masse dans le département de la Seine-Inférieure (Loi du 23août 1793), dir. J.-P. Bertaud, 1994.

117 Darreau Tanguy, Les prisonniers de guerre espagnols dans l’Empire français (1808-1814), dir. C. Duprat et B. Gainot, 1998.

118 Delmas Guillaume, Les représentants du peuple en mission près l’armée des Côtes-de-La Rochelle et de l’Ouest (30 avril 1793-nivôse an II), dir. C. Duprat, 1997.

119 Denizo Guillaume, Lettres et adresses des armées à la Convention nationale (juin-septembre 1793), dir. C. Duprat, 1998.

120 Deparis Frédérique, La diffusion de l’innovation médicale. La vulgarisation de la vaccine sous le Consulat, en France, de l’an VIII à l’an XII, dir. C. Duprat, 1999.

121 Desherbes Sylvain, Les «Marie-Louise entre mythe et réalité les conscrits de 1815 du département de l’Aisne à la fin du premier Empire, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

122 Deslot Bruno, les sociétaires du Théâtre-Français au XIXe siècle (1815-1852), ss dir. C.Charle, 1999.

123 Devilliers Marie-Pierre, L’image de la femme à travers le Journal de la Montagne, en l’an II, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

124 Dufour Sophie, Un procès politique à la cour des Pairs sous la Restauration la conspiration du 19 août 1820, ss dir. C. Charles et R. Sanson, 1997.

125 Duguet Marianne, L’image de la guerre dans «le Batave», dir. J.-P. Bertaud, 1996.

126 Faget Renaud, La bataille d’Hondschoote dir. J.-P. Bertaud, 1994.

127 Fauquet Anne-Sophie, Les officiers des trois bataillons de Paris en 1791 (origines et destins), dir. J.-P. Bertaud, 1997.

128 Frugnac Céline, Les aspects religieux des fêtes révolutionnaires de l’an II d’après les rapports et adresses à la Convention nationale, dir. C. Duprat, 1999.

129 Garnier Aurélia, Le devenir des imprimeurs-libraires parisiens du Roi sous la Révolution, dir. J.-P. Bertaud, 1996.

130 Gava Virginie, Pratiques sociales et bienfaisantes des Parisiennes à l’époque révolutionnaire (avril 1789-frimaire an V), dir. C. Duprat, 1996.

131 Geffroy Marie-Pierre, Missionnaires ou «proconsuls» Les représentants du peuple en mission dans les Hautes-Pyrénées (mars 1793-messidor an II), dir. C. Duprat, 1999.

132 Geoffroy Sylvia, Le 8e régiment d’artillerie à pied, 1796-1799. Guerre et société au XVIIIesiècle, dir. J.-P. Bertaud, 1996.

133 Gerbier Cyrille, Le conventionnel François-Xavier Lanthenas, dir. C. Duprat, 1996.

134 Gour Stéphanie, La levée en masse à Paris. L’exemple de quatre sections du Centre-Est parisien, dir. C. Duprat et B. Gainot, 1998.

135 Gousset Frank, Les comités de surveillance dans le district d’Étampes en l’an II, dir. C.Duprat, 1994.

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137 Grimaldi Charlotte, La politique sociale des représentants en mission dans les départements de l’Oise et de la Seine-et-Oise (an II-an III), dir. C. Duprat, 1999.

138 Harnack Holger, Les cercles constitutionnels du département de la Seine (an VI-an VII), dir. C. Duprat, 1996.

139 Hervier Bertrand, Les Français dans le Grand Duché de Berg. Histoire de l’administration d’une conquête, dir. J.-P. Bertaud, 1996.

140 Jacquaniello Pascal, L’affaire de Lille (du 7 au 21 avril 1790), dir. J.-P. Bertaud, 1997.

141 Jacquier Marc, Le partage des biens communaux dans le département de l’Oise, dir. C.Duprat, 1999.

142 Jarry Bertrand, Indigents secourus à domicile et commissaires de bienfaisance du Faubourg Saint-Marcel (an V-1816), dir. C.Duprat, 1999.

143 Kanner David, Le théâtre historique sous la Révolution française évolutions et représentations (1789-1792), dir. C. Duprat, 1995.

144 Koerper Sylvie, Les mutineries militaires dans L’Ami du Peuple de Marat et L’Ami du Roi, dir. J.-P. Bertaud, 1997.

145 Lachenicht Suzanne, L’Argos veille sur la Révolution la Révolution française vue à travers le journal Argos, oder der mann mit den Hundert Augen, édité par Euloge Schneider, dir. J.-P. Bertaud, 1995.

146 Lamblat Daniel, L’insurrection du Royal Champagne «L’armée au choc de la Révolution», dir. C. Duprat et B. Gainot, 1998.

147 Lamotte Frédéric-Georges, Le gouvernement général de Catalogne (1810-1812) à travers les Archives de la guerre, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

148 Laurent Pascal, Les représentants en mission dans le Loiret (mars 1793-juin 1795), dir. C.Duprat, 1998.

149 Lavergne Lionel, Les délits ruraux et leur répression durant le Premier Empire et plus particulièrement dans le département du Lot, dir. J.-P. Bertaud, 1995.

150 Lecaille Valérie, Représentants en mission et commissaires du pouvoir central en Indre-et- Loire (Vendémiaire à thermidor an II), dir. C. Duprat, 1994.

151 Lechaudelec Yannick, La levée en masse dans les départements de l’Indre et de l’Indre-et-Loire sous la Convention, dir. J.-P. Bertaud, 1996.

152 Ledru Frédéric, La Haute Cour nationale d’Orléans (1791-1792), dir. C. Duprat, 1999.

153 Leloup Denis, François-André Isambert (1792-1857), un «anticlérical sous la monarchie constitutionnelle, ss dir C. Charles et R. Sanson, 1996.

154 Lemaire Olivier, Les représentants en mission et la Haute-Vienne (mars 1793-thermidor anIII) réalisations, acculturation, confrontations, dir. M. Biard et F. Brunel, 2000.

155 Lemoine Olivier, L’hommage aux morts en l’an II d’après les «Archives parlementaires», dir. C. Duprat, 1999.

156 Lescure Stéphane, Les missions de Jean-Baptiste Bo, conventionnel (mars 1793-thermidor an II), dir. C. Duprat, 1996.

157 Llabrès Pierre-Alexandre, L’abbé Sicard (1742-1822), un homme de science au service d’une catégorie d’indigents les sourds-muets, dir. C. Duprat, 1999.

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158 Maclin Frédéric, La justice militaire et la désertion à l’armée de Sambre-et-Meuse en l’anV, dir. C. Duprat, 1999.

159 Maillard David, Représentants en mission et vecteurs d’acculturation politique (sociétés populaires, comités révolutionnaires) dans le département de la Charente de 1793 à 1795, dir. C. Duprat, 1995.

160 Marois Armand, La Convention de Mortefontaine du 8 vendémiaire an IX (30 septembre 1800), dir. J.-P. Bertaud, 1995.

161 Mathevon Cyril, La bataille de Wattignies, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

162 Mayen Emmanuel, Les représentants en mission dans le département du Gard, de mars 1793 à brumaire an III, dir. C. Duprat, 1999.

163 Méchin Alexandra, Les dévastations commises lors de l’invasion de 1814 dans les départements du Nord-Est, Meurthe, Moselle, Haut-Rhin, Bas-Rhin, dir. J.-P. Bertaud, 1995.

164 Méreaux Stéphanie, Les officiers de santé nommés en l’an II, dir. C. Duprat et B. Gainot, 1998.

165 Midan Christophe, La conscription dans le Sancerrois, de la loi Jourdan-Delbrel à 1815, dir. J.- P. Bertaud, 1996.

166 Moreel Vincent, Les représentants en mission dans le département du Cher (mars 1793- messidor an III), dir. C. Duprat, 1999.

167 Morin Mathieu, La question du partage des biens communaux en Seine-et-Marne sous la Révolution (1790-an IV), dir. C. Duprat, 1999.

168 Mougin Nathalie, Projets d’architecture et d’urbanisme dédiés à la Liberté et à l’Égalité, à Paris, 1789-1795, dir. C. Duprat, 1997.

169 Moullier Igor, L’assistance aux pauvres valides, à Paris, pendant la Révolution (1789-anIV), dir C. Duprat, 1997.

170 Munduteguy Virginie, Recherche sur l’Église constitutionnelle post-thermidorienne à travers une société et un périodique (an III-an IV), dir. C. Duprat, 1996.

171 Nusse Céline, Rougyff ou le franc en vedette d’Amand Guffroy. Un journal subventionné à vocation populaire en l’an II, dir. J.-P. Bertaud, 1995.

172 Parent Martine, Alexandre Berthier un maréchal d’Empire, prince souverain à Neuchâtel, dir. J.-P. Bertaud, 1995.

173 Park Youn Duk, Essai de bibliographie des pamphlets politiques de 1787-1788, dir. C.Duprat, 1996.

174 Perrault François-Xavier, Nicolas Maure, conventionnel et représentant en mission, dir. C.Duprat, 1999.

175 Pette Sébastien, Les corps francs et les partisans français des troupes franches en 1814, dir. C. Duprat et B. Gainot, 1998.

176 Pezet Gilles, Jacques Brival, un conventionnel en mission en Corrèze, dans la Haute-Vienne et dans la Vienne, de juin 1793 à ventôse an II, dir. C. Duprat, 1997.

177 Picot Florence, Le thème du citoyen à travers le journal «L’anti-fédéraliste ou le correspondant des sociétés populaires et des armées (26 septembre 1793-19 janvier 1794), dir. J.-P. Bertaud, 1994.

178 Pinçon Charles, Desgenettes, médecin en chef de l’expédition d’Égypte – Précurseur des médecins coloniaux, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

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179 Potin Vincent, Les votes populaires dans la Nièvre (1793-1795), dir. C. Duprat, 1994.

180 Pradalié Françoise, Boulogne, de la paroisse à la commune. Histoire d’un village de l’ouest parisien à la fin du XVIIIe siècle, dir. C. Duprat, 1994.

181 Prissette Aurélie, Le culte de l’Être Suprême à travers la presse de l’an II (18 floréal-9 thermidor de l’an II) (7 mai-27 juillet 1794), dir. J.-P. Bertaud, 1994.

182 Puyou Jean-Baptiste, Les représentants en mission dans les Basses-Pyrénées, de mars 1793 à l’été de l’an II, dir. C. Duprat, 1996.

183 Ramella Laurent, Les pupilles de la Garde impériale (1811-1814), dir. J.-P. Bertaud, 1997.

184 Recher Bastien, Les représentants en mission dans les Côtes-du-Nord (mars 1793-brumaire an IV). Des représentants absents, un département «circonvoisin, dir. M.Biard et F. Brunel, 2000.

185 Reig Vincent, La conscription dans le département de l’Oise de 1798 à 1805, dir. C.Duprat et B. Gainot, 1998.

186 Renault Thierry, «Gazette historique et politique de la France et de l’Europe. Étude d’un journal sous la Terreur. Nivôse-thermidor an II–Janvier-juillet 1794, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

187 Robert Carole, Enfants et adolescents de l’an II. Pratiques et représentations civiques à travers les «Archives parlementaires, dir. C. Duprat, 1995.

188 Robin Alice, France-Sicile, contacts de civilisation (1816-1847), ss dir. Ph. Gut et C.Charles, 1997.

189 Robin Florent, Les représentants du peuple en mission dans l’Isère (mars 1793-brumaire an IV), dir. M. Biard et F. Brunel, 2000.

190 Ronsin Samuel, Recherche sur la théophilanthropie (an V-an X). Fondements et contenus d’une morale et d’un culte naturels, dir. C. Duprat, 1994.

191 Roucaud Michel, Le 24e régiment de ligne d’après ses contrôles : les hommes de 1803, dir. J.-P. Bertaud, 1997.

192 Royer Emmanuelle, L’image des soldats dans le théâtre parisien, juillet 1789-avril 1792, dir. J.- P. Bertaud, 1997.

193 Salaun Anne-Laure, Représentations et initiatives des femmes dans les fêtes civiques à travers les récits de fêtes en l’an II, dir. C. Duprat, 1998.

194 Sartre Sophie, La naissance et l’évolution du service de santé militaire étudiées à travers les textes de loi de 1708 à 1803, dir. J.-P. Bertaud, 1995.

195 Savouré Thierry, L’invasion de 1814 et ses conséquences économiques et sociales en Seine-et- Marne, dir. J.-P. Bertaud, 1995.

196 Schmitt Véronique, Contributions à l’étude des imprimeurs de l’an II l’entreprise de François- Jean Baudoin, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

197 Schneider Christian, Contribution à la biographie du général Béchet de Léocour, un officier noble sous la Révolution et l’Empire (1791-1811), dir. C. Duprat et B. Gainot, 1998.

198 Tellier Jérôme, Étude d’un journal sous la Terreur : «Les Soirées de la Campagne» (11vendémiaire-23 brumaire an II), dir. J.-P. Bertaud, 1996.

199 Todorov Nicolas Peter, Les projets de débarquement français aux Îles britanniques après Trafalgar (1810-1813), dir. J.-P. Bertaud, 1994.

200 Traversy Marc, Le 18 fructidor à travers le discours mémorialiste, dir. C. Duprat, 1998.

Annales historiques de la Révolution française, 323 | janvier-mars 2001 104

201 Tréguier Jean-Yves, La critique dramatique et l’esprit public à Paris de 1789 à janvier 1793, dir. C. Duprat, 1995.

202 Treussart Marie-Laure, Surveiller et punir dans les départements de Rome et du Trasimène, dir. J.-P. Bertaud, 1994.

203 Truchet Xavier, Essai sur les résistances à la Révolution en Franche-Comté, dir. C.Duprat, 1994.

204 Tzwangue Marc, Deux missions à Bordeaux de Claude-Alexandre Ysabeau (août 1793-frimaire an III), dir. C. Duprat, 1996.

205 Vandepoorter Violaine, Le conventionnel Pierre Paganel, représentant en mission (9 mars 1793-27 messidor an III), dir. C. Duprat, 1999.

206 Vas Véronique, Recherches sur les commissaires de bienfaisance à Paris, 1793-1804, dir. C. Duprat, 1996.

207 Vignon Agnès, Les missions du conventionnel Goupilleau de Fontenay, dir. C. Duprat, 1998.

208 Volondat Stéphane, L’image de la guerre dans «Le Moniteur universel» (août 1793-juin 1794), dir. J.-P. Bertaud, 1996.

209 Zorninger Sylvain, La levée en masse dans l’Allier et la Creuse, 1793-1796, dir. J.-P. Bertaud, 1997. Paris VIIMaîtrises 210 Attia-Tillet Corentine, Sur la véritable nature des Enragés, ss dir. F. Gauthier, 1996.

211 Blondet Claire, Prieur de la Marne ou le défi de la liberté pour tous, 1793-1794, ss dir. F.Gauthier, 1997.

212 Crouin Caroline, La réception du décret d’abolition de l’esclavage du 16 pluviôse an II-4février 1794, ss dir. F. Gauthier, 2000.

213 Flaux Christine, Le ministère de la Marine du marquis de Castries, 1780-1787, ss dir. F.Gauthier, 1997.

214 Gaultier Nathalie, Les débats parlementaires sur le système censitaire sous la Constituante, ss dir. F. Gauthier, 1999.

215 Glaser Thomas, Servitude volontaire et révolution. Le discours politique de Marat du 10août 1792 au 21 janvier 1793, ss dir. F. Gauthier, 1996.

216 Guetata Jouda, La politique coloniale du Directoire à Saint-Domingue, 1795-1798, ss dir. F. Gauthier, 1996.

217 Lessoud Stéphane, Un exemple de lutte paysanne : le vol de bois à Villemomble, 1770-1789, ss dir. F. Gauthier, 2000.

218 Madec Laurence, La fête du 10 août 1793. Une représentation de l’avénement d’une nouvelle société à l’occasion de la proclamation de la Constitution de 1793, ss dir. F.Gauthier, 2000.

219 Maillard Bruno, Benoît Gouly, un député esclavagiste à la Convention, 1793-1795, ss dir. F. Gauthier, 1996.

220 Marius-Hatchi Fabien, La Guadeloupe comme tremplin de la révolution du droit naturel. La Commission nationale aux Iles du Vent sous la Convention, 1794-1795. ss dir. F.Gauthier, 1998.

221 Martinez Olivia, La Révolution des 31 mai-2 juin 1793 ou l’action du mouvement populaire parisien contre les mandataires infidèles de la Convention nationale, ss dir. F.Gauthier, 1996.

222 Mongie Hélène, La Guerre des farines à Paris en 1775, ss dir. F. Gauthier, 1997.

Annales historiques de la Révolution française, 323 | janvier-mars 2001 105

223 Piollet Sophie, La mise à mort de Milscent, créole, 1792-1794, ss dir. F. Gauthier, 1997.

224 Poitoux Franck, Hérault de Séchelles, rédacteur-rapporteur de la Constitution de 1793, ssdir. F. Gauthier, 1997.

225 Revalant Stéphane, J. Raimond, commissaire civil à Saint-Domingue, 1796-1797, ss dir. F.Gauthier, 1996.

226 Riandey Juliette, Le Comité d’agriculture de la Convention en 1793-1794, ss dir. F.Gauthier, 1998.

227 Roux Delphine, Milscent Créole ou la lutte contre le préjugé de couleur et l’esclavage, 1790-1793, ss dir. F. Gauthier, 1999.

228 Saxemard Émilie, Les citoyens de couleur de Saint-Domingue. La Révolution contre le préjugé de couleur, 1789-1792, ss dir. F. Gauthier, 1998.

229 Vergneau Jérôme, L’abbé Maury, théoricien de la Contre-Révolution à la Constituante, ssdir. F. Gauthier, 1996. DEA 230 Blondet Claire, Fraternité entre les Sans-culottes de France et de Saint-Domingue : Utopie ou réalité ? Les politiques coloniales à l’époque révolutionnaire, 1792-1795, ss dir. F.Gauthier et M- L. Pelus-Kaplan, 1999.

231 Maillard Bruno, Les peines privatives de liberté à l’époque de la Révolution française, 1789-1799, ss dir. F. Gauthier et M-L. Pelus-Kaplan, 2000.

232 Marius-Hatchi Fabien, La Guadeloupe dans le cadre des Révolutions caribéennes, 1789-1804, ss dir. F. Gauthier et M-L. Pelus-Kaplan, 2000.

233 Roux Delphine, L’histoire du préjugé de couleur, fondement de l’ordre colonial esclavagiste, 1685-1794, ss dir. F. Gauthier et M-L. Pelus-Kaplan, 2000. Thèse 234 Kupiec Anne, Le livre-sauveur. La question du livre sous la Révolution française, 1789‑1799, ss dir. M. Abensour, 1997. Paris XIIMaîtrises 235 Ferrez Christelle, L’évolution de l’image de Marie-Antoinette dans l’opinion française depuis son arrivée en France jusqu’à la Restauration, ss dir. P. Boutry,1998.

236 Koubi Nicolas, Le conventionnel Marc-Antoine Baudot (1765-1837) acteur et témoin de la Révolution française, ss dir. P. Boutry, 1999.

237 Lautour Emmanuelle, La gestion du château de Madrid sous J.B. Méry (1776-1792). Un exemple d’administration domaniale au XVIIIe siècle, ss dir. J. CL. Waquet, 1999.

238 Michel Pierre, Le château de Vincennes pendant la Révolution et le Premier Empire (1787‑1815), ss dir. P. Boutry, 1997.

239 Michler Sabrina, La prénomination à Limeil-Brévannes et Boissy-Saint-Léger, 1792-1840, ss dir. P. Boutry, 1999.

240 Robelot Franck, Le contentieux fiscal devant la Cour des Aides de Paris, 1776-1786, ss dir. M. Touzery, 1999.

241 Rocher Alexis, Les légitimistes à Paris pendant la monarchie de Juillet, ss dir. P. Boutry, 1997.

242 Sebire Maria, La politique autrichienne de la France de 1809 à 1813, ss dir. M. Encrevé, 1998.

243 Sick Sylvain, Les Piémontais dans la Grande Armée durant la campagne de Russie en l’an 1812, ss dir. P. Boutry, 1998.

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244 Werneer Jean-Baptiste, La prénomination à Orly, 1770-1848, ss dir. P. Boutry, 1999.

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Nécrologie

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Aglaïa i. Hartig (1941-1999)

Florence Gauthier

1 Notre amie Aglaïa Irmgard Hartig est morte le 30 mai 1999 des suites d’une perfide maladie.

2 Nous sommes nombreux à l’avoir rencontrée au séminaire d’Albert Soboul, le samedi après-midi : elle fit partie du noyau initial qui avait incité Soboul à créer ce lieu de rencontre resté fameux dans les annales de l’histoire révolutionaire. C’était en 1971.

3 Aglaïa Hartig fit des études de Lettres à l’Université libre de Berlin-Ouest où elle enseigna la littérature à la fin des années soixante. Elle s’était alors engagée dans la lutte étudiante contre la guerre du Vietnam et participa notamment à la marche de Pâques au cours de laquelle Rudy Dutschke fut grièvement blessé par la police.

4 Ses recherches consacrées aux Lumières la conduisirent à s’intéresser à la Révolution. Elle vint à Paris poursuivre des recherches sur l’utopie et la société française à la veille de la Révolution sous la direction d’Albert Soboul et publia avec ce dernier :

5 Pour une Histoire de l’Utopie en France au XVIIIe siècle suivi d’un Essai de bibliographie, Société des études robespierristes, 1977, 83 p.

6 Elle entreprit par ailleurs des recherches sur les communautés familiales en Haute- Auvergne à l’époque où le séminaire de Soboul s’intéressait avec enthousiasme aux problèmes paysans et à la grande question de l’égalitarisme agraire, et contribua à un renouveau décisif sur le plan de la recherche érudite comme de la réflexion et de la problématique : des chercheurs venus de toutes les parties du monde discutaient et échangeaient leurs idées et leurs expériences intellectuelles. Souvenons-nous de ces riches années où nous nous retrouvions, sous la présidence attentive de Soboul, avec Makoto Takahashi, Hernani Resende, Claudine Wolikow, Guy Robert Ikni, Anatoli Ado, Philippe Goujard, Jean Defranceschi, Guy Lemarchand, Claude Gindin, Suzanne Petersen. Aglaïa Hartig publia :

7 « La dissolution des communautés taisibles de la région thiernoise et le code civil », A.H.R.F., 1980, pp.205-215, puis « Révolution et communautés familiales. Témoignages et représentations », A.H.R.F., 1982, pp. 59-70.

8 Elle participa à l’exposition organisée par l’Institut Goethe de Paris sous la direction de Jacques Grandjonc et Klaus Voigt sur le thème : Émigrés français en Allemagne. Émigrés

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allemands en France, 1685-1945. Lui fut confiée la partie consacrée aux émigrés français en Allemagne pendant la Révolution et l’Empire(1).

9 À l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, elle publia avec Olivier Bétourné un essai historiographique : Penser l’histoire de la Révolution. Deux siècles de passions françaises, Paris, La Découverte, 1989.

10 Parallèlement à ses recherches en histoire, elle enseignait l’allemand à Paris, traduisait et facilitait les échanges éditoriaux entre la France et l’Allemagne.

11 Grande voyageuse, amie des arts, des lumières et de la liberté, on l’appelait aussi Sophie pour sa magnifique érudition.

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Comptes rendus

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La pensée politique de Jacques‑René Hébert (1790‑1794).

Jacques Guilhaumou

RÉFÉRENCE

Antoine Agostini, La pensée politique de Jacques‑René Hébert (1790‑1794), Presses Universitaires d’Aix‑Marseille, 1999, 227 pages.

1 L’ouvrage du politiste Antoine Agostini étudie le contenu et l’évolution de la pensée politique d’Hébert sur la base d’une lecture attentive de son journal, le Père Duchesne, le plus célèbre des périodiques de la presse pamphlétaire par sa longévité et l’ampleur de sa diffusion.

2 Nous pouvons ainsi parcourir le contenu de ce journal d’une période à l’autre, et en leur sein d’un thème à l’autre. Ainsi se précise un portrait contrasté, voir contradictoire, d’Hébert penseur politique. D’abord royaliste en 1791, mais d’emblée attaché à la souveraineté du peuple, Hébert devient, au moment de la fuite du roi, un «patriote avancé» dans la lutte contre un pouvoir exécutif royal jugé traître à la nation. C’est à ce titre qu’il occupe un temps la présidence du club des Cordeliers, puis qu’il est élu dirigeant de la Commune de Paris en 1792. Mais, déjà, selon l’auteur, il met en place son «programme terroriste» de 1793, qui va le mener jusqu’à l’élaboration, au cours de l’automne 1793, d’un programme d’organisation révolutionnaire du pouvoir exécutif concurrent de l’établissement du gouvernement révolutionnaire par les Montagnards. Attitude qui sera la cause principale, en l’an II, de son échec politique et de son exécution par les robespierristes. Certes l’auteur ne se risque pas à parler, en ce domaine, de fédéralisme jacobin, comme nous l’avions fait dans nos travaux d’habilitation en partie inédits sur Hébert et le club des Cordeliers en 1793, mais il nous concède le caractère atypique du jacobinisme d’Hébert.

3 Sans mettre en cause le cliché historiographique d’un Hébert situé au faîte de l’art de la démagogie, l’auteur s’efforce donc de restituer la diversité thématique d’une pensée «jacobine de gauche» et en déduit l’originalité de sa doctrine politique en dépit d’un

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certain «totalitarisme», emprunt, cela va de soi, à l’idéologie jacobine. Oscillant entre une recherche d’originalité et la réitération des conformismes idéologiques sur le jacobinisme, l’auteur dissocie, en fin de parcours, hébertisme et jacobinisme sur la question de la souveraineté du peuple, et fait ainsi d’Hébert un penseur égalitaire tant sur le plan social que politique.

4 Cependant, il nous semble manquer, dans la démarche de l’auteur, certains maillons de la recherche. Ne faut‑il pas d’abord dater le Père Duchesne, puis le contextualiser au sein même de l’activité politique d’Hébert? Et plus spécifiquement peut‑on étudier la pensée politique d’Hébert à partir d’une seule source, le Père Duchesne? À vrai dire, faute d’un élargissement des sources, ne serait‑ce qu’aux interventions diversifiées d’Hébert dans le monde de la presse révolutionnaire (autres que le Père Duchesne, bien sûr) puis surtout dans les assemblées révolutionnaires (sections, Commune de Paris, club des Jacobins et club des Cordeliers), l’analyse thématique perd de son originalité en cours de route: elle perd également en précision dans la relation aux événements majeurs, faute d’avoir pris en compte la datation des numéros du Père Duchesne effectuée par Ouzy Elyada et nous‑même. De même, s’il s’en tient en tant que politiste à une stricte analyse de contenu, l’auteur aurait pu malgré tout considérer l’effet du «style populaire» propre au Père Duchesne sur la réception des idées politiques d’Hébert, d’autant plus qu’une partie de ce journal a été numérisée par le laboratoire de lexicologie politique de l’ENS Lyon (ex‑ENS de Saint‑Cloud), et s’avère donc disponible pour des interrogations lexicales automatisées.

5 Cependant, l’historiographie de la Révolution française a le plus souvent, en ce qui concerne Hébert, privilégié des jugements idéologiques péjoratifs sur l’étude des textes. Dans la lignée des premiers travaux d’Albert Soboul sur Hébert, mais d’un point de vue idéologique fort différent, l’auteur a le mérite d’avoir revisité une source célèbre, mais rarement lu avec attention.

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L’Allier en Révolution. Sur les pas de Joseph Fouché, représentant en mission.

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Élisabeth Liris, L’Allier en Révolution. Sur les pas de Joseph Fouché, représentant en mission, Saint-Julien-Chapteuil, éditions du Roure, 2000, 254 p.

1 Encore une biographie de Fouché Certes non et le livre d’Élisabeth Liris est de toute évidence destiné à occuper une place à part aux côtés des biographies classiques de Fouché, notamment de celle, récente, rédigée par Jean Tulard. Là où la plupart des auteurs se passionnent avant tout pour la carrière de Fouché aux lendemains des heures terribles de 1793-1795, là où les œuvres cinématographiques ont surtout consacré l’image du «policier», là où Fouché lui-même se tait prudemment sur ses missions dans ses Mémoires (il avoue simplement ne pas avoir eu le choix, plaide la «fatalité des circonstances» et déclare avoir tout fait pour «mitiger» la rigueur des décrets…), Élisabeth Liris s’attache au contraire au représentant en mission de 1793 et choisit de suivre son action dans le département de l’Allier.

2 Une soixantaine de pages ouvre le livre en présentant le Bourbonnais, transformé en département de l’Allier, avec ses caractères propres, avec la classique bataille du découpage du département en districts (Saint-Pourçain ville indignée d’être oubliée et ainsi confondue «avec le dernier des bourgs»… et qui obtient sa revanche en juin 1793), avec le regard extérieur des visiteurs de passage (à commencer par l’inévitable Arthur Young et ses Voyages). L’espace bourbonnais connaît une entrée en Révolution somme toute plutôt paisible puisque même la Grande Peur n’agite guère campagnes et villes, mais après ce calme relatif vient la tempête du printemps 1790 avec mouvements taxateurs et émeutes antiféodales consécutifs aux désillusions nées de la législation

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d’août 1789 et de mars 1790. Si à Moulins comme à Paris le 14 juillet 1790 est jour d’unanimisme affiché, force est de constater que fractures politiques et fractures sociales sont déjà à l’œuvre, rendant la concorde aussi éphémère que les décors de fête au goût du jour et préparant les futures tensions de l’an II. Élisabeth Liris choisit ici de passer directement de l’été 1790 à l’été 1792 pour mieux aborder ce qui est le cœur de son ouvrage les missions de Joseph Fouché dans l’Allier en 1793 (deux tiers environ du volume).

3 Après avoir brièvement évoqué le parcours initial du futur conventionnel (quelques pages d’une biographie classique), puis les premières missions, notamment celle du 9 mars 1793 pour la levée des 300000 hommes (Fouché se rend alors en Loire-Inférieure et Mayenne), Élisabeth Liris en vient à la mission qui fait entrer l’Allier dans les terres dévolues à Fouché. Le 24 juin 1793 la Convention décide d’envoyer quatre représentants en mission dans «les départements du Centre et de l’Ouest» pour appeler la population à prendre les armes contre les rebelles de «Vendée». Fouché, Esnüe-Lavallée, Méaulle et Philippeaux prennent ainsi la route pour un espace missionnaire aux contours pour le moins flous. Fouché passe d’abord par l’Aube (début juillet) puis, après un bref arrêt en Côte-d’Or, il gagne la Nièvre où naît son premier enfant, une fille qu’il s’empresse de baptiser, au sens républicain du terme, Nièvre (comme par exemple un autre missionnaire, Cassanyès, baptise sa fille Isère). Le 6 août 1793, un second décret le charge de se rendre à Clamecy, ce qui ne fait que l’inciter à séjourner dans la région. Incitation qui prend encore davantage de force avec la rébellion lyonnaise puisqu’en septembre il écrit «devoir» rester dans les départements du Centre et ne pas «pouvoir», lui le député de Loire-Inférieure, se rendre dans ceux de l’Ouest. C’est à ce moment qu’il est pendant quelques jours rejoint par Chaumette, lequel s’empresse de faire son éloge dès son retour à Paris.

4 Élisabeth Liris suit pas à pas l’action du représentant dans l’Allier et, de façon plus indirecte, dans la Nièvre. Elle montre bien comment il utilise le réseau des sociétés populaires et les comités de surveillance, comment il crée une armée révolutionnaire (quelque peu éphémère et qui n’a jamais atteint, semble-t-il, l’effectif théorique de trois cents hommes) et surtout comment il imprime sa marque à tout un département. L’intérêt de l’étude est alors de nettement dégager les responsabilités des uns et des autres, de battre en brèche la thèse du proconsul omnipotent en soulignant que nombre de ses décisions ne sont guère que la stricte application des décrets et arrêtés pris à Paris tandis que l’ardeur des militants locaux n’a parfois pas besoin d’être «électrisée» par le représentant en mission pour se développer. Dès lors beaucoup des actes qui lui seront reprochés au moment des accusations portées contre lui (celles de l’an III comme celles de ses biographes successifs) n’apparaissent à bien des égards que peu originaux. Ainsi en est-il de la lutte contre les «riches égoïstes», des fêtes populaires organisées avec art, du pain de l’égalité ou encore des mesures prises contre les suspects… autant d’actes qui sont aussi le lot quotidien de nombre de ses collègues. Le constat vaut pour la déchristianisation puisque l’auteur fournit de multiples arguments qui montrent que diverses mesures prises par Fouché ne sont guère atypiques, même si leur caractère est parfois plus exacerbé. Aussi, davantage que la «décharlatanisation», la plus grande originalité de Fouché est assurément son fameux arrêté (et non pas décret comme il est écrit) qui laïcise la mort et le lieu du dernier repos, qui assure à l’homme une «nouvelle

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immortalité», celle qui place les héros à tout jamais dans la mémoire des hommes. La seconde originalité de Fouché est liée à sa formation originelle, ainsi qu’à ses premiers engagements à la Convention au sein du Comité d’instruction publique, et concerne son souci permanent de l’éducation du peuple, base du projet régénérateur.

5 Le silence qu’observaient les biographes de Fouché sur ses missions est ainsi rompu, au moins pour l’Allier (le 9 brumaire an II il est désigné pour rejoindre Albitte, Collot d’Herbois et Laporte à Ville-Affranchie où ils vont assumer la terrible répression qui s’abat sur la cité d’entre Saône et Rhône). Au-delà de l’action décrite avec soin, Élisabeth Liris offre au lecteur des dizaines de documents passionnants que beaucoup de chercheurs et d’enseignants pourront utiliser (pour ne citer qu’un exemple, mentionnons les listes de changements de toponymie, de noms de rues, de prénoms…). Au chapitre des regrets, on ne peut tout de même pas omettre de noter que de nombreuses coquilles typographiques auraient pu aisément être évitées par l’éditeur, ce qui aurait permis de ne point modifier telle date ou telle cote d’archives et il faut donc espérer une seconde édition qui puisse corriger ces quelques défauts.

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La politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire (1789-1794).

Claude Mazauric

RÉFÉRENCE

Patrice Gueniffey, La politique de la Terreur. Essai sur la violence révolutionnaire (1789-1794), Paris, Fayard, 2000, 376 p.

1 L’ouvrage de Patrice Gueniffey veut combler une lacune car selon l’auteur «on n’écrit plus guère sur la Terreur» (p.1). Cette affirmation par laquelle commence le livre, surprendra assurément ceux qui ont en mémoire (et en fiches!) les innombrables travaux, recherches, études, colloques, qui ont relancé depuis vingt ans, en France et dans nombre de pays, le débat sur la Terreur, son économie, ses effets et son substrat historique, psychologique, idéologique, etc. Ne retenons en ce domaine que le Colloque de Stanford (1992, actes parus en 1994) que patronnèrent Keith Baker et Colin Lucas, colloque finalement pluraliste et attentif à rendre compte des points de vue divergents, colloque auquel ici ou là se réfère Gueniffey mais en ne retenant du lot que ce qui s’y est dit à son avantage. Sans doute faut‑il considérer plus généralement que nous ne lisons pas les mêmes textes, ni ne fréquentons les mêmes bibliothèques ou librairies que M.Gueniffey! N’accordons cependant pas à cette affirmation péremptoire plus d’importance qu’il n’en faut: c’est après tout la liberté de l’essayiste que de tenir pour fatras érudit, guenilles idéologiques ou billevisées d’illusionnistes, ce que d’autres que lui‑même et ceux auxquels il accorde crédit, ont pu se donner la peine d’énoncer avant lui, et ne retenons que la démarche qui inspire l’essai et la qualité de la matière qui constitue son ouvrage, un ouvrage se voulant d’ailleurs moins une histoire de la Terreur révolutionnaire de 1789 à 1794 (exclusivement) qu’une «réflexion sur la politique de la Terreur et la violence révolutionnaire» (p.12).

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2 Conduite comme une série de conférences dont l’origine serait un enseignement dispensé à l’Université de Macerata en 1997, la mise en œuvre de l’essai de Gueniffey ne manque pas d’inscrire son aboutissement sous l’amical patronage de quelques éminents directeurs d’études de l’E.H.E.S.S. (Paris) – mais pas de tous, on le remarquera aisément!– et dans une référence appuyée à l’œuvre de François Furet dont l’influence posthume se lit tout au long du livre. En onze chapitres qui valent chacun comme une manière d’essai plus ou moins autonome, relatif à un aspect particulier du rapport de la politique à la Terreur et à la violence révolutionnaire, se construit une démarche d’ensemble dont la clarté et la finalité n’apparaissent pas toujours clairement, au‑delà de la thèse initiale qui l’inspire. Ainsi aura‑t‑on un chapitre sur «Les circonstances et la guerre» (V), sur «Le moment de Prairial» (X), sur «Le jacobinisme» (VIII), ou au début sur la vision populaire de la souveraineté (III, «La leçon de l’Ami du peuple») qui énoncent des points de vue ordinairement exposés ailleurs et bien connus, à côté de propositions plus originales et neuves, comme dans le chapitre II («La Révolution française et la Terreur») qui a valeur d’un essai comparatif des expériences révolutionnaires antérieures et prêtant à de sérieuses discussions, ou dans le chapitre VII («Le Contrat social à l’épreuve de l’exception») qui oblige à revenir par le détour de la théorie politique, sur la configuration des champs idéologiques, des pratiques politiques et des héritages multiples, contribuant à faire du moment de la Terreur, dans la limitation chronologique retenue, un phénomène d’une plus vaste ampleur que sa réduction à l’exceptionnel comme on le pensait autrefois.

3 La thèse fondamentale de l’essai de Gueniffey, celle qui parcourt tout le livre, se résume en une proposition assez élémentaire: la Terreur n’a pas constitué un moment particulier et singulier de la Révolution, elle fut simplement la mise en forme, d’ailleurs morphologiquement changeante et institutionnellement différentielle, d’une violence organique consubstantielle à la Révolution elle‑même, en tant qu’elle fut acte en fin de compte démiurgique. Cela n’a pas signifié comme on pourrait le croire que 1789 portait fatalement en soi la violence terroriste postérieure, car «la transformation du réel par l’action de la volonté n’est pas en elle‑même un phénomène nécessairement terroriste» (p.50), sinon quel pourrait être le statut de la politique? Mais «la Terreur est un aboutissement plausible, voire dans certains cas fatal, lorsque l’action politique méconnaissant les limites que lui opposent les circonstances, prétend atteindre toutes les fins qu’elle s’est assignées». L’énonciation à front inversé de cette inattendue «théorie des circonstances» conduit à affirmer que la volonté transformatrice devient terroriste quand elle se fait «absolue», renonciation au «compromis» entre «bien rationnellement conçu» et «pesanteurs réelles»: une profession de foi tout benoîtement réformiste, candidement énoncée, qui pourrait constituer à tout prendre le fil conducteur de toutes les analyses contenues dans l’essai, un essai, je le signale en passant, qui rejette comme d’une guigne, toute référence positive à «l’histoire culturelle», tenue en fin de compte comme une manière de justification de la Terreur par l’attention qu’elle invite à porter sur l’exploration des pratiques, habitus et mentalités: on voit bien ici que c’est l’œuvre de Michel Vovelle qui est évacuée. Cependant, comme toute action politique, serait‑elle radicale ou pas, révolutionnaire ou non, finit toujours par un compromis entre l’objectif recherché et les résistances opposées par les durs pépins de la réalité, en produire le constat, même en lui donnant la qualité d’une norme a priori souhaitable, ne nous éclaire guère comme historiens, sur la nature des processus, la nécessité ou la dynamique des événements ou des politiques qui pour changer peu de choses – ... et la Révolution en est modifiée beaucoup en

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profondeur! – ont été conduits plus ou moins volontairement à en bousculer beaucoup et bien au-delà du souhaitable ou du prévisible de manière à en consolider quelques‑unes, pas forcément d’ailleurs dans ce qui à l’origine paraissait le plus nécessaire à réformer. Mais de cela qui renvoie aux enjeux de la Révolution, il n’est à peu près jamais question dans le livre de Gueniffey et, s’il cite à l’occasion Jaurès (cf. p. 133, p.164, p. 245, pp. 273‑274), lequel (re)devient curieusement avec ce livre et dans ce champ historiographique, une référence obligée après un quart de siècle d’occultation de sa démarche essentielle quand d’autres, comme Soboul, s’évertuaient à republier son Histoire socialiste de la Révolution française et à s’en inspirer, ni Mignet, ni Marx évidemment, ni d’autres plus récents, ne paraissent à lire Gueniffey, avoir énoncé à ce sujet quelques propositions dignes d’être évoquées. L’idée même d’observer les effets de transformation sociale qu’impliquerait l’action politique révolutionnaire à quoi se sont consacrés tant d’historiens, n’effleure guère notre savant essayiste en sorte que sa profession de foi gentiment réformiste de la page 50 ressortit plus à la parade verbale qu’à l’énonciation d’un principe, en vérité à le suivre, la politique ne peut devenir que l’accompagnement dans la sphère du pouvoir de ce que dicte la nature des choses et l’imperturbable compacité des héritages: l’apparent réformisme de la profession de foi se révèle n’être qu’une nouvelle figure du conservatisme et c’est Burke et nul autre que nous lisons en filigrane dans l’essai de Patrice Gueniffey. La probité aurait exigé que le maître à penser soit évoqué sans esquive et que soit pleinement rendu à Carl Schmitt (La dictature..., tr.fr., 2000, ouvrage cité dans sa traduction italienne à la page 367 de la bibliographie de l’essai), ce qui en vérité lui est très visiblement dû.

4 Malgré cette réserve de fond qui a trait à la démarche idéologique et théorétique de Gueniffey, loin de nous est l’idée de mésestimer, au nom de l’orientation qui en fonde la démarche, l’intérêt ou la subtilité de nombre d’analyses, brillantes et souvent éloquentes de son livre. Le chapitre «Les ressorts de la Terreur» observe avec finesse et circonspection la mise en mouvement des répressions révolutionnaires de masse – moins bien les insurrections –, regarde les «extrêmités» (p.260) auxquelles elles ont atteint, notamment en Vendée, les bricolages meurtriers sans cesse renaissants à la base ou du côté des exécutants et leur officialisation ambiguë et tardive, quoique ce soit précisément à travers ces formes incertaines que s’est établi un dispositif qui a conduit en l’an II à la déroute des forces contre-révolutionnaires et à l’inversion d’une situation politico‑militaire majoritairement –Gueniffey n’en disconvient pas– défavorable dans l’été de 1793 et peut-être avant (cf. le chapitre V «Les circonstances et la guerre» que suit le chapitre «Les débuts de la Terreur [1791‑1792]»). Tout aussi bien, la partie du chapitre consacrée au «legs de l’absolutisme» (p. 57) sait développer avec éloquence le contenu de la critique libérale, souvent reprise dans le cours du livre, qui, de Staël à Quinet et jusqu’à Furet, voit dans le despotisme révolutionnaire un produit adultérin de l’absolutisme monarchique fondé sur le principe «d’une extériorité du pouvoir par rapport à la société» (p.60), principe que les révolutionnaires ont à leur tour revendiqué contre «l’indépendance équivoque de l’individu» au profit des «droits de la cité» (Barère, cité p.l89) dont «l’État qui incarne la collectivité dans sa continuité» deviendra avec la Terreur, un innommable Moloch. Soit. Cependant la reprise d’une idée devenue courante ne lui donne pas pour autant le label de la vérité incontestable; a fortiori quand sont évacuées sans la moindre justification, les analyses relatives aux effets cumulatifs de rupture que portaient en elles l’histoire du jansénisme et l’action des jansénistes depuis le milieu du XVIIe siècle, comme nous les a donnés à voir dans sa thèse, Catherine Maire.

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5 Relevons à l’opposé deux moments bien incertains dans la démonstration de Gueniffey. S’agissant du recours aux «circonstances» dans l’émergence et le renforcement de la Terreur, l’auteur qui se place dans le sillage de Furet, conteste l’hypothèse d’une corrélation positive entre accentuation des mesures de Terreur sous couvert de Salut public et aggravation de l’affrontement entre Révolution et Contre-Révolution (cf.chapitres X «Prairial» et XI «Idéologie et politique»). Il y voit l’effet d’une logique internaliste, principalement dominée en bout de période et s’agissant de Robespierre principalement, par une simple stratégie du coup d’État permanent (p.332). Observant la situation initiale et voulant récuser la démarche à la fois prosopographique et sociologique de Timothy Tackett (Par la volonté du peuple..., 1996, tr. fr. 1997), Gueniffey s’appuie – bien abusivement selon moi – sur les fines analyses biographiques de Edna Lemay pour combattre l’idée que les hommes de la Constituante ont changé, se sont transformés dans le temps même où leur action et la modification quelquefois de leur pensée théorique et politique, conduisaient à une transformation d’ensemble de la réalité sociale et des rapports de forces (cf. pp. 103‑109). Mais ne craignant pas la contradiction, voire la cacophonie, l’auteur nous avait antérieurement exposé que 1793‑1794 renoue avec «la logique du pouvoir constituant où l’idée de pouvoirs extraordinaires trouvait aisément sa place» (p.164) – l’observation du travail des divers Comités des recherches vient à l’appui de l’affirmation qui est exacte – tandis que, avant 1792, la «situation était différente» en raison de l’existence de la Constitution de 1791 qui marquait la limite entre les différents pouvoirs. On ne voit pas ici quelle logique interne pourrait expliquer de tels hiatus et de tels errements conceptuels, sauf à incriminer une situation nouvelle, de nouveaux enjeux, une configuration en somme surdéterminante, qui, d’un coup fait basculer la prétendue réfutation de la théorie mathiéziste des circonstances, du côté de ces constructions intellectuelles abstraites qu’aucune source ne vient étayer et qui vient comme justification rhétorique de points de vue préétablis.

6 Sur un autre plan encore, on concédera volontiers à l’auteur d’un essai qu’il n’a pas à s’encombrer de ces démonstrations d’ordre statistique dont l’historien ne saurait se passer et dont Gueniffey connaît les vertus roboratives comme il l’a abondamment montré dans son précédent ouvrage relatif aux élections. Il est vrai que le comptage macabre des victimes est un exercice accablant dont il est cependant difficile de s’affranchir si l’on a le souci d’être exact. Gueniffey y consacre donc quelques pages fatiguées à la suite de l’intertitre: «Un bilan macabre» (p. 234). Car à moins de prendre en bloc tous les décès provoqués par mort violente en les rapportant au passif de «la» Révolution qui devient alors une sorte de manifestation d’un mal métaphysique, force est bien de tenter de mesurer le nombre des décès et des disparitions pour l’un et l’autre côté, l’autre côté étant ici celui des «bleus», des Constitutionnels, des élus et gardes nationaux, des protestants, des requis des départements, etc. Nombre d’historiens s’y sont récemment consacrés, souvent avec prudence, mais il ne reste pas grand chose de cette prudence dans le discours de Gueniffey: ainsi, pouquoi avoir cité en note «l’estimation haute» de J.-C. Martin tout en esquivant le devoir de suivre sa démonstration (n.15, p.234)? Pourquoi ne se fonder que sur les seules évaluations de Jacques Hussenet dans Recherches vendéennes, ou sur celles de Jacques Dupâquier qui participent du mythe du génocide franco‑français, en évacuant d’un trait de plume ou par la mise sous le boisseau toutes les autres propositions? Et pas un mot ni une simple note de surcroît pour évoquer les recherches pionnières en ce domaine de François Lebrun, celles de Claude Petitfrère ou celles de Claudy Valin: peut‑on ici faire silence

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sur de telles occultations dans un domaine aussi sensible? Il ne reste presque rien de la démarche prudente des historiens cités dans le livre de Gueniffey, lequel se réfère aussi bien au début de son livre aux évaluations fantasmatiques d’après Thermidor qu’à des données reçues et remises en circuit sans la moindre évaluation critique. Imaginons que la même désinvolture ait été manifestée par un quelconque historien, à propos des massacres de juin 1848 ou de la Terreur versaillaise de 1871‑1873 (dont Gueniffey nous dit d’ailleurs que «la dictature exercée par le gouvernement révolutionnaire au nom de la Convention préfigure bien plutôt celle qu’exerceront le général Cavaignac [...] et Thiers [...]» [p.271] – ce qui est un comble! –) ou qu’on puisse énoncer quelque chose de comparable pour évoquer la Terreur patriotique anticollaborationniste de septembre à décembre 1944, laquelle succédait à la terreur milicienne et nazie des mois précédents, ou à propos des répressions coloniales, approuvées par gouvernements et Parlement et accompagnées de la torture, que n’entendrions‑nous pas dire de la légéreté de l’essayiste qui s’en rendrait coupable? Mais quand il s’agit de la Révolution, pour beaucoup de ses contempteurs, l’à‑peu‑près et l’oui‑dire paraissent suffisants...

7 À-peu-près et ouï-dire dont on trouve d’autres manifestations comme cette affirmation assez surprenante (p.273) selon laquelle si les révolutions de 1830 et 1848 n’ont pas abouti à la Terreur, c’est qu’on eut la sagesse de ne révoquer personne: outre que c’est faire peu de cas des travaux qui montrent comment 1830 comme 1848 ont modifié en profondeur la nature des enjeux sociaux et le jeu des forces politiques, on s’étonnera de voir ainsi sous‑estimée la grande valse du personnel politico‑administratif auquel on se livra après juillet 1830 sur fond de répression prolongée et renouvelée peu après contre les républicains. Quant à faire, peut‑être pouvait‑on aussi se demander si la mémoire de la radicalité révolutionnaire de 1793 n’était pas la cause première des compromis «en avant» qui s’imposèrent postérieurement: trop engelsien ou «marxiste» assurément! Enfin, dans les pages écrites à propos de la tradition historiographique qui voit dans la filiation du jacobinisme au républicanisme, un «legs» de la Révolution, mais sous la forme d’un «jacobinisme séparé de la Terreur» (p.203), Gueniffey nous la baille belle! Pour sa démonstration, il croit pouvoir s’appuyer sur le témoignage de l’ancien conventionnel Paganel, qualifié par lui de girondin et qui écrivait en 1806... Or, ce Paganel n’a jamais été girondin mais le type même du conventionnel de la Plaine. À tout prendre mieux valait faire appel au témoignage d’un vrai sympathisant de la Gironde, en l’occurrence, le conventionnel Bailleul, mais celui‑ci en l’anV et de nouveau en 1817 en réponse à Germaine de Staël, n’hésita pas à justifier la Terreur dont il fut en partie victime, en raison des circonstances... comme quoi rien dans la réalité n’a la candide simplicité du discours guenifféen.

8 On lit, page 267: «À partir de l’automne de 1791, en s’affranchissant de toutes relations aux circonstances, la Terreur se développe dans le cadre des luttes pour la conquête d’un pouvoir sans base légale et en vue d’une révolution privée de tout objectif identifiable»: quels en sont les ressorts? La passion ou le délire de protagonistes médiocres et débridés, portés à l’exercice du pouvoir, la furieuse domination de savonaroles, privés, à la différence de leur prédécesseur, de toute foi et savoir (N.B.: l’allusion à Savonarole se trouve page 331). La théorie de Gueniffey s’épuise dans cet aveu final d’impuissance. Mais tout cela pour ça, comme on dirait dans un film de Lelouch, ne nous mène pas très loin d’un point de vue heuristique... mais très loin au contraire si l’objectif réellement poursuivi était d’exorciser le mal révolutionnaire toujours potentiellement renaissant, stigmatiser en somme à travers la dénonciation explicite du «jacobinisme», «la réalité atroce de toute révolution» (p.226): fin mot

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assurément d’un essai qu’on pourra à juste titre tenir pour un bricolage hâtif et daté, mais qui sera cité dans toutes les bibliographies, on peut s’en convaincre aisément, moins pour la rigueur démonstrative de son propos, que pour la pertinence idéologique de son dessein.

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La Constitution de l’an III: Boissy d’Anglas et la naissance du libéralisme constitutionnel

Jean-Pierre Gross

RÉFÉRENCE

Gérard Conac et Jean-Pierre Machelon, La Constitution de l’an III: Boissy d’Anglas et la naissance du libéralisme constitutionnel (Actes des Journées d’études de Joviac en Ardèche et de Paris, juin 1994 et printemps 1995, sous l’égide du Centre de recherche de droit constitutionnel de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et du Centre MauriceHauriou de l’Université de Paris V René Descartes), Collection politique aujourd’hui, Presses universitaires de France, Paris, 1999, 296pages.

1 Ce volume d’actes rassemble une quinzaine de communications consacrées à la Constitution thermidorienne, aux travaux de la Commission des Onze et plus particulièrement à Boissy d’Anglas, figure emblématique, avec Daunou, de l’une «des époques injustement décriées» de notre histoire. L’un des animateurs de ces journées, GérardConac, fournit la plus longue d’entre elles, étude comparée des idées constitutionnelles démocratiques de 1793 et de celles, oligarchiques, de 1795 (pp. 201-286, suivie d’une utile bibliographie). Récit chronologique et factuel, dans la tradition établie par Jean-Jacques Chevallier, cet essai pose la question du caractère réactionnaire/novateur de l’épisode thermidorien et fait ressortir la fragilité et l’ambiguité de la Constitution de l’an III, qui ne pouvait être appliquée ni dans son esprit ni dans sa lettre en l’absence d’une réconciliation nationale. Défenseurs des intérêts d’une nomenclature politique et d’une classe sociale soucieuse de pérenniser des droits de propriété récemment acquis, Boissy d’Anglas et Daunou ont eu «l’honneteté de ne pas dissimuler leurs convictions»: pour eux, le libéralisme n’était pas concevable si le droit de propriété n’était constitutionnellement garanti. Mais, selon Conac, l’œuvre constitutionnelle de la Convention thermidorienne a surtout été

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trahie par le régime qu’elle a engendré. Par le recours aux coups d’État et les scandales qu’il a tolérés, le Directoire a brisé les premières aspirations de la société française à l’État de droit.

2 Il conviendrait donc de ne pas juger le texte de l’an III à la lumière des cinq années qui lui ont succédé. Conclusion partagée par Michel Troper et Olivier Passelecq, qui apportent au débat une contribution originale par leur réfutation systématique des idées reçues. Ainsi, Michel Troper (pp.51-71) estime que la séparation des pouvoirs était comprise par les thermidoriens comme un principe essentiellement négatif, comme moyen d’empêcher la concentration des compétences entre les mains d’un seul et le glissement vers un régime despotique. Le pouvoir exécutif étant conçu en l’an III de manière très étroite (ni droit de veto comme en 1791, ni initiative des lois, ni droit de participer aux délibérations), le Directoire ne pouvait être associé à la détermination de la politique et était de ce fait réduit à exécuter la politique législative. C’est pourquoi «la thèse selon laquelle les coups d’État seraient imputables à la Constitution est proprement absurde». Si le texte n’a rien prévu pour résoudre les conflits, c’est qu’il n’y avait pas de conflit possible. Ni en fructidor an V, ni en floréal an VI, ni en prairial anVII, n’y a-t-il eu de blocage institutionnel, le corps législatif conservant sa suprématie totale. Et lorsque le 18 Brumaire Bonaparte prend le pouvoir, il se comporte comme n’importe quel général putschiste, dont nul ne songerait à justifier l’action par les défauts de la Constitution. Aucun des coups d’État n’est imputable à la séparation des pouvoirs, parce que celle-ci n’organise pas de séparation des pouvoirs.

3 De son côté, Olivier Passelecq (pp. 73-98), adepte de «spéléologie constitutionnelle», fait remarquer que si, en France, le Directoire n’a duré que cinq années, en Suisse, où la Constitution de l’an III est à l’origine du système politique en place (structure collégiale du pouvoir exécutif), ce système dure depuis près de deux siècles. Mais dans le contexte français également, c’est une Constitution «étonnante par ses anticipations». Passelecq nous offre un essai de droit comparé entre la Constitution de l’an III et celle de 1958, dont il ressort plusieurs convergences. Le bicaméralisme, tout d’abord: ici, la distinction établie par Boissy d’Anglas entre «l’imagination» de la première chambre et «la raison» de la seconde a conservé toute son autorité sous la VeRépublique. Ensuite, l’usage du référendum constituant: le recours à la ratification populaire, par le biais des assemblées primaires (article 346), est une procédure d’autant plus étonnante qu’elle s’inscrit dans le cadre d’un système essentiellement représentatif. Le texte de l’an III prévoit, par ailleurs, l’amorce, certes timide, d’un contrôle de constitutionnalité des lois. À la suite de Marcel Prélot, l’auteur y détecte également l’amorce de régime parlementaire ou «majoritaire», dans la mesure où le Directoire, après l’élection d’une majorité royaliste aux Conseils en l’an V, fait appel à de nouveaux ministres accordés à la majorité nouvelle. D’où l’actualité de la Constitution de l’an III.

4 Christine Le Bozec, auteur d’une thèse sur Boissy d’Anglas, passe en revue ses idées politiques (pp.141-151), puisées dans le creuset des Lumières: égalité civile fondée sur les droits naturels, défense des libertés individuelles, notamment en matière de foi, tolérance religieuse, essentielle pour ce bourgeois protestant, attachement à la monarchie constitutionnelle, à la liberté du commerce, au développement de l’éducation, volonté d’établir une très nette séparation entre la sphère du privé et celle du public. La politique religieuse de Boissy d’Anglas, la séparation des Églises et de l’État (décret du 3 ventôse an III), ainsi que les nouveaux cultes du Directoire sont examinés par Romuald Szramkiewicz (pp.153-165). Le modèle du régime représentatif

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élaboré par Daunou, oratorien et idéologue, est approfondi par André Dauteribes (pp. 111-138). En somme, les deux principaux artisans de la Constitution de l’an III sont représentatifs de ceux qui cherchent la «voie française» au libéralisme, de ceux qui inventent «un libéralisme de compromis» (Christine Le Bozec).

5 C’est dans ce libéralisme de compromis que l’on constate l’impact négatif de la Terreur sur la pensée politique française (crainte d’un retour à la dictature jacobine ou à la «tyrannie de la plèbe»). Il n’en reste pas moins que Lucien Jaume (pp.167-182) et Henri Grange (pp.183-199), dont on connaît la thèse consacrée aux idées de Necker, mettent tous deux l’accent sur la contribution originale du Sage de Coppet, ainsi que de sa fille Germaine de Staël, à l’évolution des idées constitutionnelles libérales au XIXesiècle. Les textes écrits par Necker pendant et après la Révolution, dont il tire les leçons, font ressortir à quel point le libéralisme neckérien «ne se satisfait pas du laisser-faire, mais veut un usage intelligent et incitatif de la loi». Dans une république propriétaire (les institutions ayant toujours pour fin la liberté des individus et la protection des propriétés), il faut le corollaire du devoir civique. Car, ajoute Necker (à l’instar de Jefferson), «plus on est propriétaire, plus on a d’intérêt au maintien paisible du gouvernement établi». La référence au système anglais est de rigueur, mais Mme de Staël va beaucoup plus loin dans l’imitation du modèle d’Outre-Manche, en exigeant l’inviolabilité des directeurs, associée à une responsabilité parlementaire. Obsédée par la crainte d’une Contre-Révolution, elle propose d’instituer le contrôle de la presse, arme par excellence des régimes totalitaires. Emportée par la passion, elle va jusqu’à s’en prendre à la liberté de penser et appelle de ses vœux une religion d’État. Et dans son propre projet, elle introduit l’idée d’une aristocratie républicaine, d’une oligarchie où les «républicains éclairés», c’est-à-dire son parti, exerceraient dictatorialement le pouvoir, mais en toute légalité!

6 Claude Corvisier (pp.101-109), tout comme Michel Faure (pp.17-19), s’attardent sur la fameuse phrase du rapport de Boissy d’Anglas selon laquelle «un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social; celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature». Si Boissy d’Anglas rend hommage du bout des lèvres à l’égalité de droit, c’est pour y opposer l’égalité de fortune, celle-ci étant présentée comme «la ruine de l’état social et le retour à l’état de nature». Cette double réticence sera consacrée par le régime censitaire, et c’est ainsi que le libéralisme du XVIIIesiècle ayant traversé la Révolution prend sa forme «classique» et en ressort taché et affaibli. Alors se concrétise la république des notables voulue par Boissy d’Anglas, dont Benjamin Constant sera l’héritier. Mais les auteurs de ce volume n’ont-ils pas tendance à oublier que le siècle des Lumières a aussi donné naissance à un libéralisme préclassique à orientation égalitaire, que les jacobins ont introduit dans leur projet constitutionnel, libéralisme reposant sur le préalable du droit égal de tous à la liberté et à la propriété? En proposant l’abolition du cens et de l’état de domesticité, les jacobins introduisirent pour la première fois dans le droit français la promesse du suffrage «universel». C’est ainsi, comme le reconnaît Gérard Conac, que dans la mythologie républicaine, la Constitution de 1793 «reste encore aujourd’hui la Magna carta de la démocratie». Pourtant, ce libéralisme égalitaire ne figure pas parmi les tendances libérales examinées par Lucien Jaume dans son récent ouvrage (L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, 1998), sans doute parce qu’il ne survécut pas à la Révolution. Necker au moins y avait été sensible dès avant son premier ministère, en 1775. L’avait-il entièrement renié en 1795?

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Les Lumières

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Dominique Poulot, Les Lumières, Paris, Presses Universitaires de France, collection Premier Cycle, 2000.

1 Dans une collection bien connue des étudiants d’histoire et qui par la qualité scientifique d’ensemble des ouvrages proposés s’adresse d’ailleurs bien au-delà des préoccupations des enseignements dispensés en Deug, voici venu le temps de la réflexion la plus à jour des acquis récents des recherches et de l’historiographie sur un sujet presque inépuisable, les «Lumières». On retrouve ici, avec bonheur, la précision et l’ampleur de l’érudition maîtrisée dont l’auteur nous avait précédemment fait montre dans ses précédents ouvrages. En effet, spécialiste de l’histoire des pratiques culturelles étudiées tant dans leurs aspects conceptuels que matériels, après nous avoir offert une très importante Bibliographie de l’histoire des musées de France (C.T.H.S., 1994), instrument de travail documentaire indispensable à tous ceux que les questions de muséologie intéressent, et, surtout, son étude minutieuse des politiques successives qui, de la Révolution au premier XIXesiècle, ont posé les bases de la politique de l’État en France en matière de constitution et de sauvegarde du patrimoine, dans Musée, nation, patrimoine (Gallimard, 1997).

2 L’originalité de l’ouvrage présenté ici réside dans le choix très original de la répartition des chapitres selon des thématiques qui nous éloignent de la perception convenue des «Lumières» qui sont habituellement présentées d’abord sous l’angle de la réflexion philosophique. En trois grandes parties (le mouvement et ses acteurs – les vecteurs et les pratiques – les sentiments et l’action) l’auteur choisit de présenter les apports intellectuels des Lumières dans leur siècle (développement du mouvement des sciences, réécriture des concepts philosophiques, et surtout émergence de la figure de l’intellectuel), puis de montrer comment se forgent et se transmettent les idées nouvelles (à travers le développement des récits de voyage), et comment elles se perçoivent dans le paysage de la ville. La dernière partie du livre semble s’inscrire déjà

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dans le mouvement sensualiste de la fin du XVIIIesiècle en étudiant de façon très originale les «politiques d’amélioration» (titre du chapitre 7), en d’autres termes, plus convenus, le «despotisme éclairé») mais l’ouvrage se préoccupe également de la notion de «bonheur», en étudiant la quête de reconnaissance de l’individu, voire de l’individualisme tout en réservant une place originale à la situation de la femme dans la société du XVIIIesiècle. En conséquence, on ne sera pas étonné de considérer la part importante que Dominique Poulot consacre à l’étude du «Beau sensible», à la création des premières collections publiques d’œuvres d’art à côté des collections privées. L’espace public prend alors le pas sur la sphère de l’intime et le «collectionnisme» explique à la fois la multiplication des écoles et la critique du modèle académique forgé au siècle précédent. Manuel destiné théoriquement aux étudiants de Deug d’histoire, ce livre va beaucoup plus loin que ce public étroit on peut parfois même craindre qu’il ne leur soit pas directement profitable en lecture primaire.

3 La démarche de l’auteur est donc très originale et très stimulante par la nouveauté de ses approches, dont rendent compte les titres des parties et des chapitres. Le revers de la médaille réside justement dans ce choix qui éloigne les lignes consacrées à «l’invention de l’opinion» (pp. 207-242), sujet brûlant si l’on compare ne seraient-ce que les écrits de Keith Baker face à ceux de Robert Darnton ou encore d’Arlette Farge, des pages conclusives mais également perspectives sur «Lumières et révolutions (pp. 386-391). La richesse de la matière, la précision des connaissances exposées et la constante rigueur bibliographique (le foisonnement des références marquées sobrement à la façon anglo-saxonne en témoigne, mais on regrettera l’absence de renvois systématiques dans la bibliographie générale) font donc de cet ouvrage bien plus qu’un manuel.

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Mémorable Marmontel, 1799‑1999

Lise Andries

RÉFÉRENCE

Mémorable Marmontel, 1799‑1999, Études réunies par Kees Meerhoff et Annie Jourdan, C.R.I.N. 35, Amsterdam‑Atlanta, 1999, 174 p.

1 Ce recueil de onze contributions a été publié dans les Cahiers de recherches des instituts néerlandais de langue et de littérature françaises (C.R.I.N.), à l’occasion du bicentenaire de la mort de Marmontel. Faisant appel à des spécialistes internationaux de cet auteur comme Robert Granderoute et John Renwick, le volume met principalement l’accent sur trois grands thèmes, l’œuvre romanesque et son rapport à l’Histoire, la réception européenne et américaine de Marmontel au XVIIIe siècle, notamment aux Pays‑Bas (voir les articles de K. Meerhoff, de H. Bots et J. de Vet), la pensée théorique.

2 Dans leur introduction, Kees Meerhoff et Annie Jourdan rappellent d’abord certains éléments biographiques, l’enfance provinciale de ce fils de maître‑tailleur qui écrira sa première tragédie en 1748, à 25 ans, et sera reçu très vite dans les salons parisiens grâce à Voltaire qui le prend sous sa protection, sa contribution à l’Encyclopédie de Diderot par des articles de littérature, son élection à l’Académie française, puis sa nomination à la fonction d’historiographe du roi, à la suite de Voltaire. La carrière de cet homme qui dirigea aussi Le Mercure de France pendant de longues années, peut donc être qualifiée de brillante. Mais que reste‑t‑il aujourd’hui de cette œuvre, très bien accueillie à l’époque? Sans doute davantage la part théorique que les contes et les romans, et en particulier les Éléments de littérature publiés en 1787, dont le contenu inaugure le protocole d’une science de la littérature et fonde son enseignement, en proclamant la prépondérance de la langue française sur le latin et la nécessité de joindre à la rhétorique l’étude de la philosophie.

3 Au XVIIIe siècle, ce sont surtout les Contes moraux, Bélisaire (1767) et le théâtre chanté, avec des pièces comme Le Huron ou Lucile, qui sont appréciés. L’Amérique des grandes découvertes est alors à la mode. Lorsque Marmontel les utilise comme toile de fond de

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ses œuvres, c’est pour souligner le fanatisme et la cupidité des conquistadors, pour prêcher la tolérance religieuse et pour saluer, au passage, l’accès récent de la jeune république américaine à l’indépendance. Pour J. Renwick, Marmontel a «un sens très sûr du goût moyen». Certes, il combat le fanatisme mais il n’a ni la fougue incisive de Voltaire, ni la franchise idéologique de l’abbé Raynal dans l’Histoire des deux Indes. Marmontel est un homme de compromis. Il se fait plutôt le défenseur de l’humanisme chrétien en invoquant les deux grands modèles que sont pour lui Fénelon et Massillon. Sur le plan de l’écriture romanesque, il s’inscrit dans les nouveaux courants esthétiques apparus autour de 1760, qui donnent toute sa place à l’expression de la sensibilité vertueuse.

4 Si les articles d’A. Becq et de J.-P. Sermain soulignent l’originalité de la démarche de l’écrivain lorsqu’il se fait théoricien de la littérature et définit, par exemple, avec rigueur dans sa Poétique française, les différents genres poétiques, de la tragédie à la fable et aux «pièces fugitives» que l’époque aimait tant, Marmontel reste beaucoup plus conservateur dans sa tâche d’historiographe du roi. Lors des événements de 1789, il renonce assez vite à s’en faire le chroniqueur, comme sa fonction aurait pu l’y conduire. Il ne comprend pas les enjeux politiques de la Révolution, il la juge trop violente et trop démocratique. Ses Mémoires, écrits sous le Directoire, sont ceux d’un vieil homme, près de mourir, qui se souvient avec nostalgie de l’âge d’or de l’Ancien Régime et de ses succès passés, littéraires et mondains.

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La vie prodigieuse de Bernard- François Balssa (père d’Honoré de Balzac)

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Jean-Louis Déga, La vie prodigieuse de Bernard-François Balssa (père d’Honoré de Balzac), Rodez, Éditions Subervie, 1998, 667 pages, index des noms propres, sources manuscrites, notes et bibliographie. Préface par Roger Pierrot, conservateur en chef honoraire à la Bibliothèque nationale de France.

1 On connaît à présent mieux les liens affectifs, mais également pour partie idéologiques, qui unissaient Honoré de Balzac à la Révolution, grâce à la récente étude de René- Alexandre Couteix, Balzac et la Révolution(1). Un de ses personnages, l’illustre parfumeur César Birotteau, ne cesse d’ailleurs de rappeler ses hauts faits sur les marches de l’église Saint-Roch, aux côtés de Bonaparte, pour sauver la République lors du coup d’État de Vendémiaire. On ne connaissait guère jusqu’à présent la vie, pourtant bien romanesque de son père, né Balssa en 1746, devenu Balzac sans que l’on puisse guère déterminer avec précision à quelle date, entre 1773 et 1783. Jean-Louis Déga, arrière-petit neveu de son héros, nous livre une volumineuse biographie qui se présente comme une étude minutieuse de la généalogie familiale des Balzac mais dévoile également les vrais patronymes de nombre des héros du romancier Balzac.

2 L’ouvrage s’ouvre sur les années de jeunesse de Bernard-François Balssa, fils aîné d’une nombreuse (onze enfants) famille de paysans du Ségala. En 1766, une jeune fille le traîne en justice sous l’accusation de «gravidation», donc de viol. Incarcéré, il ne doit la liberté qu’au paiement d’une caution par son père qui, pour cela, doit vendre une terre. Ce scandale décide le jeune Balssa à se rendre à Albi où il devient clerc de notaire puis clerc de procureur, puis à Toulouse, puis à Paris, où il est secrétaire auprès de Bertrand de Molleville, conseiller au Parlement. A-t-il prononcé la fameuse phrase «à nous deux,

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Paris», lorsqu’il s’installe dans la ville-lumière au début de l’année 1772 On ne le saura pas, mais en vérité une vie nouvelle s’ouvre à lui.

3 Employé par l’administration des Domaines de la Couronne, il devient secrétaire au Conseil du Roi en janvier 1776 et conserve cette charge jusqu’en 1794. Administrateur tenace et efficace, il se fait rapidement une réputation et une place dans la société. Il s’enrichit mais, même à la tête d’un capital évalué à environ 20000 livres, s’il n’a pas encore choisi d’acquérir une charge anoblissante, il commence à exprimer des doutes sur la pérennité du système de gouvernement et de la société française en ces dernières années du XVIIIesiècle. Il serait même devenu le «jacobin Balzac», selon Jean-Louis Déga. La Révolution n’assombrit pas l’étoile de notre Balzac père, qui entretient les meilleures relations du monde avec un de ses parents, Lacombe Saint-Michel, député du Tarn à l’Assemblée législative puis à la Convention, tout en jouant de ses utiles relations au service du roi dans le réseau de son premier «patron», Bertrand de Molleville. À la suite de la disgrâce de celui-ci, il perd son emploi au ministère de la Marine en 1792, mais, grâce à Lacombe Saint-Michel, Balzac se place immédiatement comme trésorier au bureau central des fourrages de l’armée du Nord. Au sein de sa section à Paris, dont il est le commissaire, il participe à la préparation du 10août 1792 membre du conseil général de la Commune de Paris au début de 1793, il est à la fois l’un de ces militants de la sans-culotterie parisienne d’origine bourgeoise dont Albert Soboul nous avait dressé le tableau dans sa thèse, mais aussi, selon Jean-Louis Déga, un entremetteur jouant double jeu pour renseigner les réseaux d’espionnage de l’ancien ministre Bertrand de Moleville. En avril 1794, Balzac père fuit la guillotine qui s’abat sur les Indulgents et rejoint un poste de directeur des vivres à Soissons. Mais, si Jean- Louis Déga suppose qu’il avait des liens secrets avec les dantonistes, il n’en donne pas la preuve.

4 En 1795, il s’installe à Tours comme directeur des vivres et des subsistances. Dans cette cité dont un archevêque du début du XVIIIe siècle se nommait... Rastignac, le jacobin se mue en notable, fonde une famille (le jeune Honoré naît en 1779). Adjoint au maire en 1803, administrateur de l’hôpital, il devient franc-maçon (loge de la Parfaite Union) et œuvre dès lors pour l’amour de l’Humanité. En février 1814, il retourne à Paris comme directeur des vivres pour la première région militaire de la France, avec un bon traitement. On sait que lors de la Restauration, Louis XVIII entreprend une politique d’amnésie d’État, visant à faire oublier aux Français à la fois la Révolution et l’Empire. Balzac publie un Opuscule sur la statue équestre que les Français doivent faire ériger pour perpétuer la mémoire de Henri IV et de leur amour envers sa dynastie... Ce texte traduit-il un profond sentiment de ralliement à la monarchie des Bourbons ou simplement le souci de protéger sa situation bien confortable de notable Mais nombre de «girouettes» de ces temps troublés ont été conduites à de pareilles reptations... Prudente également est sa conduite lors du procès de son frère, accusé de meurtre et guillotiné en 1819. Balzac père se retire enfin à Versailles où il meurt le 19 juin 1829. Sur sa tombe, au cimetière parisien du Père-Lachaise figure une inscription qu’il avait lui-même choisie, «Balzac Bernard-François, Ancien secrétaire au Conseil du Roi». A-t-il voulu en choisissant pareille épitaphe affirmer son appartenance indéfectible à un monde à jamais révolu ou mettre en exergue la fonction dont il était le plus fier

5 Les pages consacrées à la jeunesse de Balzac père, à ses relations, à ses réseaux d’amitié et de parenté se lisent avec beaucoup de plaisir cependant, on regrettera l’absence de tableaux généalogiques récapitulatifs qui permettraient au lecteur distrait de se

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retrouver dans la forêt dense de tant de personnages. D’autre part, beaucoup d’affirmations ne sont pas étayées sur des dépouillement d’archives et des vérifications scientifiques plus rigoureuses. La biographie du père de Balzac tient donc parfois davantage du roman que du livre d’histoire, mais ces remarques n’entament en rien le plaisir de la lecture et de la découverte du père du plus grand romancier français du XIXe siècle.

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Théâtre du XVIIIe siècle. Jeux, écritures, regards

Michel Biard

RÉFÉRENCE

David Trott, Théâtre du xviiie siècle. Jeux, écritures, regards, Montpellier, Éditions Espaces, 2000, 304 p.

1 Le sous‑titre de cet ouvrage est sans aucun doute plus important que le titre lui‑même. Il ne s’agit point en effet d’un nouvel ouvrage qui tenterait une synthèse sur le théâtre du siècle des Lumières, mais d’un travail qui vise à centrer le regard sur le spectacle vivant, sur la représentation, sur le jeu, sans pour autant oublier le texte. David Trott, professeur à l’Université de Toronto, choisit de mettre en parallèle les saisons théâtrales 1700‑1701 et 1789‑1790. Bien entendu, cela le conduit vers des constats qui ne sont pas véritablement nouveaux, tels le phénomène de la multiplication des entreprises de spectacles, l’explosion de la production (plus de 250 pièces nouvelles pour la première saison en Révolution) ou encore les modifications intervenues dans l’espace théâtral. Mais au‑delà de ces premiers constats, le livre retient l’attention par ses diverses évocations de ce siècle où «on aurait dit que tout le monde jouait».

2 Entre 1700 et 1790, ce sont ainsi plusieurs aspects de la vie et du rôle des acteurs qui se modifient. Le jeu improvisé hérité de la Commedia dell’arte disparaît peu à peu et, avec lui, les pièces qui changeaient au gré des évolutions, trois actes pouvant se trouver réduits en un seul d’une représentation à la suivante. Disparaissent aussi les spectateurs qui s’installaient sur la scène, ce qui offre de nouvelles possibilités d’utilisation de l’espace (en 1760, Le Café, ou L’Écossaise, de Voltaire, installe sur la scène un café avec des chambres sur les ailes, ce qui permet de multiplier les vues sur les personnages). La popularité des prologues s’estompe elle aussi tandis qu’au contraire s’affirme la vogue des parodies, une arme qu’utilise «le non officiel pour attaquer le canonique». La rivalité traditionnelle entre théâtre «officiel » et théâtre «non officiel» se développe avec l’essor des théâtres de la Foire. Le premier persiste à écarter de son

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répertoire les pièces les plus dérangeantes telles le Brutus de Voltaire représenté à la Comédie française en 1730 et qui a le destin que l’on sait à partir de 1789, ou Mélanie, ou La Religieuse de La Harpe (1770) refusée pour avoir osé s’attaquer au monde des couvents, ce qui devient plus que banal en 1790‑1791. Le théâtre «non officiel» est lui en plein essor avec le développement des théâtres de la Foire (plus de 35 troupes foraines à Paris dans la première moitié du siècle), la multiplication des salles de boulevard à partir des années 1770 et celle des théâtres de société (peut‑être plus de 200 à Paris à la veille de la Révolution). Sur ces derniers, David Trott livre ici de précieux exemples (quatorze au total) comme celui du théâtre de la marquise de Montesson qui «paye » de sa personne pour jouer, chanter et même écrire ses propres pièces (représentées en société). L’essai de David Trott met ainsi au premier plan une impression de mobilité qui permet de grandement nuancer les traditionnels clichés sur les hiérarchies rigides du «monde des ombres ».

3 Outre des pages passionnantes sur Marivaux et la théâtralité, sur l’importance de Diderot comme théoricien du théâtre ou encore sur les efforts de Mercier pour que toutes les couches sociales soient présentes sur scène (L’Indigent, 1773), le lecteur trouvera deux précieux index ainsi qu’une bibliographie (dans laquelle on peut toutefois regretter quelques absences, celle, surprenante, de l’ouvrage collectif dirigé par J. de Jomaron ou celle du livre récent de E.-J. Mannucci). Si ce livre ne fait qu’effleurer la période révolutionnaire, toute sa réflexion n’en est pas moins essentielle pour qui veut comprendre le théâtre de la Révolution française tant celui‑ci est fait de continuités et d’héritages autant que de ruptures.

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Il patriota e il vaudeville. Teatro, pubblico e potere nella Parigi della Rivoluzione.

Michel Biard

RÉFÉRENCE

Erica Joy Mannucci, Il patriota e il vaudeville. Teatro, pubblico e potere nella Parigi della Rivoluzione, Naples, Vivarum, 1998, 539 p.

1 En dépit d’un titre qui peut laisser penser à une étude centrée avant tout sur les seuls vaudevilles, l’ouvrage d’Erica Joy Mannucci a pour ambition d’évoquer la scène parisienne dans son ensemble et tous les genres de pièces qu’elle accueille. La plupart des chapitres sont d’une facture très classique et forment une synthèse utile pour le public italien, même si pour les amateurs du théâtre révolutionnaire il y a là peu de nouveautés (à l’exception, heureuse, des chapitres 5 et 6).

2 L’ouvrage s’ouvre avec le débat, antérieur à la Révolution, sur la fonction du théâtre comme école de la vertu ou école du vice. Anathèmes portés par l’Église, affrontements consécutifs aux écrits de Jean‑Jacques, visions futuristes de Mercier pour son Paris de l’an 2440 (où la Cité compte un théâtre d’État érigé au rang d’école publique de la morale et du bon goût), développement progressif du théâtre populaire en marge de la scène privilégiée, élargissement des publics, tout est évoqué en un premier chapitre bien mené qui, tout naturellement, conduit le lecteur à la vie théâtrale parisienne de 1789 à 1792. Les salles (anciennes et nouvelles), le répertoire, le public, les aspects économiques (prix des billets, coûts de production) font l’objet d’un chapitre entier, cependant que sont aussi évoqués les débats sur la censure, l’émancipation des comédiens et la question cruciale de la liberté des théâtres. Le chapitre 4, pour sa part, livre davantage une énumération des divers genres, appuyée sur des exemples, qu’une véritable analyse du répertoire. Par contre, les deux chapitres suivants sont beaucoup plus novateurs. À l’aide d’un corpus d’une centaine d’œuvres, créées et/ou jouées en

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1793 et dans le premier semestre de 1794, Erica Joy Mannucci analyse un nombre important de thèmes plus passionnants les uns que les autres, notamment la vision du soldat français sur les scènes parisiennes. Au‑delà des pièces connues qui louent la mémoire des enfants héros (Bara et Viala célébrés au printemps et à l’été 1794), apparaissent des textes qui relatent la vie et la mort du simple militaire, ce quotidien qui voit par exemple Sans‑Peur et La Tulipe chanter les louanges du vin, liquide qui donne sang froid et courage avant la bataille, liquide considéré comme «une des productions les plus précieuses du territoire français», vin de l’amitié et de la fraternité, vin que l’on offre à l’occasion au déserteur autrichien! Le soldat est évoqué dans ses rapports avec les autorités qui apportent la lumière tout autant que les consignes à respecter (au volontaire qui entend dans un discours «conception nationale» au lieu de Convention nationale, il est répondu que ce devrait être ainsi puisque c’est la Nation qui a conçu la Convention), mais aussi dans ses rapports avec les civils et ici, bien entendu, l’amour est au premier plan. La réputation française n’est plus à faire, à en croire les auteurs de théâtre, et lorsque les soldats quittent le village frontalier où ils séjournaient, «le ragazze sono tristi»... avec les soldats de la République disparaissent la gaieté et la tendresse (Le poste évacué de Deschamps). Du militaire au civil, le pas est vite franchi et Erica Joy Mannucci nous conduit alors vers une vie quotidienne qui, envahie par le politique, n’en reste pas moins intimiste. La parfaite famille républicaine, le bon père de famille, mais aussi le divorce, sont autant de thèmes qui sont analysés aux côtés de l’irruption du tutoiement républicain (La parfaite égalité ou les tu et toi, Les Vous et le toi, Le Sourd guéri ou les tu et les vous... ).

3 Après un chapitre consacré au retour insidieux de la censure et à l’emprisonnement de certains hommes de théâtre en 1793‑1794, ainsi qu’au regain des débats sur la fonction civique du théâtre (Chénier, Maréchal, Cloots, Boissy d’Anglas, etc.), l’auteur nous propose de suivre les voies ouvertes par Cesare Segre (Teatro e romanzo. Due tipi di comunicazione letteraria) et de comprendre le théâtre en Révolution comme un genre particulier de communication, de médiation. Rapports entre pouvoir central, Commune de Paris et «peuple‑public », formes de communication entre auteurs, acteurs et spectateurs sont passés au crible de façon convaincante, même si l’on peut se demander dans quelle mesure certains schémas par trop compliqués ne servent pas qu’à «enfoncer des portes ouvertes»?

4 Pour clore cette appréciable synthèse, l’auteur fournit environ 25 pages de bibliographie (et de listes d’œuvres) et donne en appendice à ses lecteurs italiens le texte de deux pièces: L’Intérieur d’un ménage républicain (de Chastenet) et Le Poste évacué (deDeschamps). Gageons que le lecteur français saura lui aussi y trouver son plaisir.

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Des beautés plus hardies… Le théâtre allemand dans la France de l’Ancien Régime (1750-1789).

Michel Biard

RÉFÉRENCE

François Genton, Des beautés plus hardies… Le théâtre allemand dans la France de l’Ancien Régime (1750-1789), Saint-Denis, éditions Suger, 1999, 358 p.

1 Tous ceux qui pensent encore que la découverte de la littérature allemande est liée en France à l’ouvrage de Madame de Staël (De l’Allemagne), paru à la fin de l’époque napoléonienne, doivent impérativement lire ce passionnant travail de François Genton. Les spécialistes de la Révolution française y trouveront par ailleurs matière à réflexion sur les échanges culturels entre les peuples à la veille de 1789 lorsque l’esprit cosmopolite s’efforce d’anéantir un certain nombre de clichés sur les peuples voisins du royaume des Bourbons.

2 Et Dieu sait que les clichés ne sont point rares L’auteur montre, en des pages parfois délicieuses, à quelle mauvaise réputation était vouée la littérature allemande dans la France des débuts du siècle des Lumières. La fantaisiste «théorie des climats, l’absence d’une réelle capitale capable de rivaliser avec Paris ou Londres, la méconnaissance de la langue allemande par les élites cultivées françaises, la certitude reconnue que cette langue était «impropre à la perfection littéraire, tout concourait à valider la sévérité des propos d’un Voltaire souhaitant aux Allemands «plus d’esprit et moins de consonnes. Et pourtant… tout bascule au milieu du siècle et plus encore à partir des années 1770.

3 C’est tout d’abord la présence de nombreux auteurs de langue française dans les cours allemandes qui renforce la connaissance du monde des lettres germaniques, c’est ensuite la vogue des traductions de théâtres étrangers qui déferle sur la France (le théâtre anglais avec au premier rang Shakespeare, le théâtre espagnol avec notamment

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Calderon) et finit par mettre à jour les œuvres allemandes (Fréron écrit, en 1752 «Nous ne les soupçonnions pas de cultiver la poésie et la belle littérature). Un rôle majeur dans cette découverte du théâtre d’outre-Rhin est joué par le Journal étranger, publié de 1754 à 1762, point de rencontre entre le cosmopolitisme et l’encyclopédisme, qui fait connaître les noms de Gellert, Schlegel, Gottsched, Weisse ou Lessing. Avec les années 1760 cette découverte prend presque les allures d’une mode et les adaptations françaises de pièces allemandes commencent à se multiplier en un mouvement qui ne va plus s’arrêter et qui triomphe dans les années 1770-1780 (des Amants généreux de Rochon de Chabannes, en 1774, à l’Inconnu ou le Préjugé vaincu de Collot d’Herbois, dans les premiers mois de la Révolution française). Au même moment paraissent en France des traductions du théâtre germanique le Théâtre allemand de Junker et Liébault, en 1772 (deux volumes), et surtout le Nouveau Théâtre allemand de Friedel et Bonneville qui offre au lecteur français, de 1782 à 1785, douze volumes (avec deux ou trois pièces par volume) où triomphent notamment Lessing et Goethe (environ un quart des œuvres traduites). Malgré ce bel effort de traduction, loué par la critique, c’est avant tout l’adaptation française qui occupe la scène parisienne et non la représentation des œuvres originales, la présence allemande se concentrant surtout dans deux domaines d’une part ce que François Genton nomme une «littérature d’enfance et de jeunesse (deux auteurs de ce type d’écrits, Campe et Pestalozzi, sont faits citoyens français le 26 août 1792), d’autre part les drames dont un exemple peut être fourni avec les Voleurs de Schiller (1781).

4 L’ouvrage de François Genton se clôt par la liste des traductions et des adaptations d’ouvrages allemands en français de 1750 à 1789, liste qui devrait donner bien des pistes aux chercheurs d’autant qu’une vaste bibliographie et un index précieux leur sont aussi fournis. Il serait d’ailleurs à souhaiter que cette étude puisse être poursuivie pour les années qui suivent 1789, ce qui ne manquerait point de passionner les amateurs de théâtre comme les chercheurs qui travaillent sur la période révolutionnaire.

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Friedrich II. König von Preußen, Totengespräch zwischen Madame de Pompadour und der Jungfrau Maria

Jean Delinière

RÉFÉRENCE

Friedrich II. König von Preußen, Totengespräch zwischen Madame de Pompadour und der Jungfrau Maria. Hrsg., übers. und kommentiert von Gerhard Knoll. Aufklärung und Europa, Schriftenreihe des Forschungszentrums Europäische Aufklärung e. V., Berlin, Berlin Verlag Arno Spitz GmbH, 1999, 92 p.

1 C’est un petit livre fort intéressant que nous livre ici Gerhard Knoll, un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Frédéric II. Il s’agit de la réédition d’un texte considéré comme perdu jusque‑là, puisqu’il ne figurait ni dans les Œuvres posthumes de Frédéric II, roi de Prusse de 1788‑1789 (Berlin), ni dans la grande édition en 31 volumes de 1846‑1857. Sulfureux à souhait, ce dialogue des morts entre Madame de Pompadour et la Vierge Marie avait été vraisemblablement écarté de la publication par le bigot ministre prussien Woellner qui avait été chargé de la première édition des Œuvres posthumes par son souverain en 1787. Il figurait pourtant sur la liste des manuscrits du feu roi de Prusse que lui avait remise l’ancien secrétaire de Frédéric II, Villaume. Frédéric II lui‑même l’avait mentionné plusieurs fois dans sa correspondance et l’avait même envoyé à D’Alembert par l’intermédiaire de Grimm. Ce texte fut cependant publié, au bout dont on ne sait quel cheminement, dans l’édition anglaise des Œuvres posthumes de Frédéric II à Londres en 1789, où il passa quasiment inaperçu. Écrit entre 1773 et 1774, ce court dialogue d’à peine cinq pages mène une attaque magistrale sur deux fronts à la fois. En la personne de la favorite de Louis XV, plus reine de France que le roi, il montre à quel point la monarchie des Bourbons a perdu toute dignité et, en s’en prenant à cette figure

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emblématique qu’est la Vierge Marie, il ridiculise la religion catholique. En effet, comble de l’ironie, c’est la Pompadour qui accuse Marie non seulement de mensonge et d’imposture, mais de blasphème envers la Divinité en se faisant passer pour vierge et mère de Dieu. Ce ne sont donc plus les philosophes qui, par leurs doutes ou leurs critiques, souillent le nom du Créateur, mais le christianisme en général et l’Église catholique en particulier qui sont ici convaincus de profaner le nom de Dieu par des fables aussi grossières que ridicules. Le texte de ce dialogue est publié en français, traduit en allemand et accompagné d’un remarquable commentaire qui l’éclaire sous tous ses aspects.

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Olympes de Gouges. Die Rechte der Frau. 1791

Marita Gilli

RÉFÉRENCE

Karl Heinz Burmeister, Olympes de Gouges. Die Rechte der Frau. 1791, Stämpfli Verlag A G Bern, Manz Wien 1999, 197 p.

1 Ce joli petit livre consacré à Olympes de Gouges comporte une importante introduction qui retrace le contexte dans lequel l’auteur a conçu Les droits de la femme. En effet, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen d’août 1789 ne tenait pas compte des droits des femmes et celles‑ci l’avaient interprétée comme valable pour les hommes seulement. Deux ans plus tard, la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne rédigée par Olympe de Gouges se voulait le pendant de la première et elle était la première proclamation féministe d’égalité entre les hommes et les femmes.

2 Dans l’image du monde des Lumières, les femmes et les Noirs étaient considérés comme des «hommes manqués» et ne faisaient pas partie des citoyens potentiels. On aurait pu s’attendre à ce que la Révolution leur apporte l’égalité; comme l’a dit Sophie de Condorcet: «Dans un pays où on leur coupe la tête, il est naturel qu’elles veuillent savoir pourquoi». Or, la Révolution ne leur apporte pas grand chose. Dans son écrit Über die bürgerliche Verbesserung der Weiber, Theodor Gottlieb von Hippel s’étonne que la Révolution n’ait pas amélioré le statut des femmes, alors que celles‑ci s’étaient engagées et montaient volontiers à la tribune. Olympe de Gouges qui a revendiqué l’égalité totale des femmes, leur indépendance économique, l’introduction du divorce et de la reconnaissance de paternité a été ensuite oubliée, surtout en Allemagne où on ne trouve son nom que dans les très grandes encyclopédies savantes et il a fallu attendre le bicentenaire de la Révolution pour qu’elle soit connue dans ce pays. Hannelore Schröder lui a consacré d’importantes recherches à partir de 1973. À l’heure actuelle, elle a retrouvé la place qui lui revient dans l’histoire de la littérature française.

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3 L’introduction consacre un développement à la situation de la femme dans les Lumières, à la culture des femmes telle qu’elle était conçue au XVIIIe siècle, à la femme dans la Révolution. Est ensuite présentée une biographie d’Olympe de Gouges, puis une longue introduction à son œuvre Les droits de la femme au centre de laquelle se trouve la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Sont ainsi indiquées les dates de parution de l’ouvrage et une longue étude sur les précurseurs éclaire le texte. Puis l’auteur se penche sur les différentes parties de l’ouvage: la dédicace, l’introduction, la déclaration, elle‑même divisée en un préambule et 17 articles, le postambule et la Forme du Contrat social de l’Homme et de la Femme qui clôt l’œuvre. Enfin, l’auteur présente une interprétation, estimant que l’œuvre est loin d’être utopique et fait l’étude de sa réception. Il présente ensuite le texte intégral de cette déclaration et sa traduction en allemand que l’on doit à Ulrike Längle.

4 D’un format agréable et pourvu de belles illustrations, l’ouvrage convient aussi bien au néophyte désireux de connaître Olympe de Gouges qu’au chercheur, dans la mesure où il est accompagné de tout un appareil critique: notes, indication des sources, bibliographie.

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Andreas Riem. Ein Europäer aus der Pfalz. Schriften der Siebenpfeifer‑Stiftung

Jean Delinière

RÉFÉRENCE

Karl H.L. Welker (Hg.), Andreas Riem. Ein Europäer aus der Pfalz. Schriften der Siebenpfeifer‑Stiftung, Bd. 6, Stuttgart, Jan Thorbecke Verlag, 1999, 242 p.

1 Cet ouvrage collectif, résultat d’un colloque tenu à Frankenthal dans le Palatinat, a paru à l’occasion du 250e anniversaire de la naissance d’Andreas Riem, un jacobin allemand qui serait complètement oublié aujourd’hui, si Walter Grab n’avait pas souligné l’importance de cet auteur parmi les admirateurs allemands de la Révolution française. Cette étude a le grand mérite de montrer sans concession la biographie et l’œuvre très variée de cet Aufklärer berlinois. Né en 1749 à Frankenthal, il a fait des études de théologie à Heidelberg et exercé, entre autres, à partir de 1775, des fonctions de pasteur en Prusse où il finira comme secrétaire de l’Académie des arts et des sciences mécaniques, avant d’être banni de cet État en 1795 en raison de ses écrits politiques. Il séjournera peu après auprès de Jourdan, à Cassel, puis dans différents pays d’Europe, en Hollande, en Angleterre, plusieurs fois à Paris avant de retourner dans son Palatinat natal où il achèvera sa vie, dans la misère, en 1814. Son œuvre assez considérable est composée aussi bien d’écrits philosophiques que théologiques, de romans, de récits de voyages ou d’articles politiques, voire de conseils adressés à des ministres prussiens ou aux participants du Congrès de Rastatt. Partout, on retrouve les mêmes constantes: Aufklärer convaincu, il prêche une «religion naturelle» épurée de tout dogme, une tolérance qui le poussera à demander, en 1798, l’égalité des droits pour les Juifs d’Allemagne; admirateur inconditionnel de Frédéric II, il n’a de cesse de reprocher à ses successeurs de s’écarter des grands principes politiques et philosophiques de leur illustre prédécesseur; fervent admirateur de la Révolution française qui a donné aux

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citoyens la liberté et l’égalité, il approuve l’instauration de la République, se détourne de la Terreur qu’il dénonce comme une nouvelle tyrannie, mais fonde ses espoirs dans le Directoire pour restaurer la République; par contre, il reste convaincu qu’une révolution est impossible dans l’Allemagne morcelée de son temps et que les réformes ne pourront venir que d’en haut de la part de souverains éclairés qui comprendront qu’il est urgent d’agir s’ils veulent conserver leurs trônes; à la place des Habsbourg, il verrait d’ailleurs volontiers un roi de Prusse sur le trône impérial d’une Allemagne réorganisée et débarrassée de ses principautés ecclésiastiques rétrogrades; enfin, il tient à écarter d’une nouvelle Europe aussi bien la Grande‑Bretagne, cette vile puissance purement mercantile que cet État «asiatique» qu’est la Russie à ses yeux.

2 Chacun de ces aspects de son œuvre est étudié en détail dans treize exposés clairs et précis et cet ouvrage est complété par un index détaillé des bibliothèques où l’on peut trouver encore les différents textes publiés par Andreas Riem. On ne peut donc que saluer ce livre qui marque une première approche scientifique de cet ardent défenseur de la liberté.

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Journal de voyage à Paris (1788-1791), suivi du Journal politique (1793) et de la Correspondance diplomatique (1793)

Raymonde Monnier

RÉFÉRENCE

Wilhelm von Wolzogen, Journal de voyage à Paris (1788‑1791), suivi du Journal politique (1793) et de la Correspondance diplomatique (1793), trad. de l’allemand Michel Trémousa, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion (Documents et témoignages), 1998, 317 p.

1 La traduction de ces textes, dont la première partie a été publiée en allemand à Francfort en 1989, livre au public francophone un document historique d’une grande richesse, le journal de voyage de Wolzogen, beau‑frère de Schiller, pendant ses séjours à Paris entre 1788 et 1793. Ces documents, longtemps considérés comme disparus, dormaient en réalité dans les archives de la famille. La traduction française de Michel Trémousa présente un double intérêt, puisque l’édition allemande des Carnets de voyage s’arrêtait fin 1789. On peut distinguer deux grandes séquences, correspondant aux buts de voyage et aux activités du jeune baron Wilhelm von Wolzogen, d’abord à Paris comme étudiant et «stagiaire» en dessin d’architecture (1788‑1791), puis chargé de mission à Paris de décembre 1792 à juin 1793, comme conseiller des Légations du duc de Wurtemberg. Le Journal de 1793, intitulé Journal politique, avait été vraisemblablement conçu en vue d’une publication, comme l’atteste l’avant‑propos; il est ici publié presque intégralement, de même que la Correspondance diplomatique (1793), tandis que dans la

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première partie du Journal, l’éditeur a cru bon de pratiquer de nombreuses coupures (imposées nous dit‑on par le «foisonnement» des Carnets).

2 Les circonstances politiques impriment à ces cahiers de voyage du jeune baron un changement de perspective et de ton, avant même son deuxième séjour, même si les événements politiques restent souvent au second plan dans les préoccupations du voyageur, qui ne partage pas en 1789 l’enthousiasme de quelques‑uns de ses célèbres compatriotes. Les Allemands éclairés sont alors nombreux à venir respirer l’air de la liberté; ce qui est moins courant est que Wolzogen est un des rares à séjourner à Paris de l’Ancien Régime à la Terreur. Le baron manifeste lors de sa première visite à Paris la curiosité et l’éclectisme d’un jeune aristocrate cultivé et bien introduit dans les cercles artistiques, ce qui donne au Journal écrit au jour le jour, une grande variété de ton, du genre chronique ou «tableau de Paris» aux observations de l’amateur d’art, et aux impressions plus personnelles, tandis que le Journal de 1793 s’intéresse plus exclusivement à la situation politique et reflète les nouvelles préoccupations du chargé de mission. S’agissant de la Révolution, de l’une à l’autre des grandes séquences du Journal, de 1789-1791 à 1793, l’attentisme sceptique du baron, se mue en condamnation, surtout après l’exécution du roi. Les luttes violentes des factions inspirent une critique alerte des événements et des mœurs révolutionnaires: « Ville singulière – peuple incompréhensible».

3 Les premières pages des Carnets, en septembre 1788, reflétaient pourtant les sentiments d’un noble libéral, certes attaché à sa patrie, mais heureux de s’éloigner d’une ville où la «soumission servile» pervertit les relations sociales et où toute idée noble est étouffée par «un gouvernement digne du despotisme oriental». Ne trouvait‑il pas à Paris la vue de la Bastille choquante? Il donne une description très sombre de la «terrible forteresse», si propre «à éveiller des idées de force, de dureté, de despotisme et d’ignorance». Mais la prise de la Bastille ne lui laisse que l’effroyable impression éprouvée à la rencontre des têtes coupées et de l’atroce exultation de la foule, réveillant chez lui une gallophobie latente: «Non, assurément, le Français n’est pas apte, en ce moment, à la liberté dont jouit l’Anglais, le Suisse, l’Américain. Avant qu’il n’ait chassé de son esprit l’idée selon laquelle l’obéissance aux lois, c’est la servitude, – avant qu’il n’ait un caractère, des principes fermes, il faudra peut‑être des siècles.» Derrière l’opinion certes contre‑révolutionnaire sur la « liberté imaginaire» des Français et les inévitables préjugés du noble baron envers la Nation, on appréciera la curiosité toujours en éveil et le désir de tout voir en se mêlant à la foule pour saisir l’événement sur le vif, ainsi lors du retour de la famille royale à Paris le 6 octobre, pour commenter la façon dont «le premier monarque du monde fit son entrée solennelle». C’est là qu’est tout l’intérêt du Journal, écrit avec une certaine assiduité et où, de l’aveu de l’auteur, tout est pêle‑mêle, mais où au moins rien ne se perd.

4 Lors de son premier séjour à Paris, Wolzogen s’intéresse à son art, rencontre des amis et des personnalités de Stuttgart, fait de nombreuses connaissances et non des moindres, le graveur Alais, le peintre Hubert Robert, Jacques Louis David, grâce à qui il pourra faire son stage chez l’architecte Delanoy. Il a une relation quasi journalière avec Fuessli et Gambs, le secrétaire particulier de madame de Staël. Il fréquente les cafés, le plus souvent le Café de Chartres, va au théâtre et participe à l’activité mondaine; il rencontre d’autres voyageurs, ainsi Karamzine dont il devient l’ami. D’autres notes plus personnelles révèlent une sensibilité déjà romantique, un certain mal de vivre. Sur l’architecture et les arts en général, on appréciera les observations sur divers registres,

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de l’appréciation technique du spécialiste ou de l’amateur éclairé à l’émotion esthétique personnelle. Il partage les goûts de son temps, admire les drames de Schiller, écrit et rend visite à Le Vaillant dont il a lu le Voyage en Afrique avec émotion et s’abandonne au rousseauisme à la lecture des Confessions; une journée passée avec le poète Salis (alors officier au régiment de Salis Samade) le remplit de bonheur.

5 Dans ses commentaires des événements politiques, le baron partage les préjugés de sa caste à l’égard du peuple, émaillant son récit des troubles populaires du vocabulaire du mépris pour la «canaille», les «catins», la «populace»; le ton n’est pas moins sarcastique à l’égard des électeurs du Tiers, «la canaille respectable», qui s’est mise sur son trente et un pour élire ses députés aux États généraux. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir un regard critique envers certains de ses compatriotes – l’ambassadeur Rieger chez qui «le grand bailli de Wurt. perce toujours dans le baron» – et d’apprécier modérément à son retour au Wurtemberg le climat de la cour du duc, où ne se rencontre «nul homme remarquable unissant aux qualités du cœur celles de l’esprit et par qui l’on se sent attiré, aucun de ces êtres indépendants et qui suivent leur propre voie», mais seulement des gens très ordinaires «qui regardent la fréquentation des Princes comme un des degrés de la perfection». S’il quitte Paris sans regrets en avril 1791, c’est avec la conscience pourtant d’avoir vécu une expérience incomparable; dès la fin de 1789, il estimait avoir fait très peu de progrès concernant son art; mais «sous le rapport de l’expérience du monde et des idées nouvelles que j’ai acquises grâce à la grande Révolution, j’ai avancé d’autant plus loin». Quand il revient en décembre 1792, avec la mission d’assurer le gouvernement français de la neutralité du prince de Wurtemberg, soucieux de conserver ses possessions sur le territoire, notamment la Principauté de Montbéliard, c’est pour constater la difficulté d’entretenir des relations diplomatiques dans Paris où tout est suspendu au procès du roi. En 1793, en dehors de ses démarches et de ses négociations délicates auprès du ministre des Affaires étrangères, qu’explicitent tant son Journal que sa correspondance diplomatique, Wolzogen fait l’expérience de la situation «fort précaire» d’un étranger sous la terreur, essayant dans sa mission «de paraître le moins possible au grand jour et de ne prendre la parole qu’en cas d’extrême nécessité» et de vivre pour le reste «aussi discrètement que possible», avant d’être rappelé par le duc au moment du 31 mai. Son Journal politique n’en garde pas moins beaucoup d’intérêt, car si l’auteur se laisse prendre parfois aux rumeurs, il écrit d’une plume alerte et sait trouver le ton juste pour décrire la situation exceptionnelle de Paris en 1793 du point de vue d’un observateur étranger. On lira avec beaucoup de plaisir ces journaux de voyage, souvent proches du récit autobiographique, dont le caractère spontané et authentique atteste l’étendue et la variété des intérêts d’un jeune voyageur éclairé.

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Idéologie: Zur Rolle von Kategorisierungen im Wissenschaftsprozess

Jacques Guilhaumou

RÉFÉRENCE

Brigitte Schlieben-Lange, Idéologie: Zur Rolle von Kategorisierungen im Wissenschaftsprozess, Schriften der Philosophisch-historischen Klasse der Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Bans 18 (2000), Universitätverlag C.Winter, Heidelberg, 2000, 85 pages.

1 Brigitte Schlieben-Lange, récemment décédée, était l’une des meilleures spécialistes du mouvement des Idéologues tant dans l’ensemble de l’Europe qu’en France. Elle a ainsi dirigé une série d’études en ce domaine, éditées en quatre volumes (Europaïsche Sprachwissenschaft um 1800. Methodologische und historiographische Beiträge zum Umkreis des «Idéologie», Munster, 1989-1994). Par ailleurs, son précédent livre, publié en français (Idéologie, révolution et uniformité de la langue, Liège, Mardaga, 1996), fait le point sur les options linguistiques des Idéologues.

2 Le présent ouvrage met plus particulièrement l’accent sur les caractéristiques doctrinales de l’Idéologie française: un programme de recherche lié à une orientation méthodologique précise; des critères classificatoires internes qui permettent de dire qui est Idéologue et quels sont les textes qui ont un statut «idéologique»; un potentiel dynamique de catégorisations du savoir; enfin un statut linguistique spécifique de ces catégorisations cognitives. Il apparaît ainsi que la classification analytique des connaissances et l’activité scientifique de catégorisation sont indissociables chez les principaux théoriciens de l’Idéologie.

3 Plus précisément, la première partie de cet ouvrage montre comment s’associe, chez les Idéologues, à une théorie de la connaissance héritée de l’empirisme anglo-écossais, et surtout du sensualisme de Condillac une position sémiotique qui permet de fixer analytiquement les idées par des signes et une théorie du langage construite sur le

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modèle de la grammaire générale. Mais ce qui fait lien entre ces différents niveaux de la connaissance, c’est un modèle génétique de la formation des connaissances qui donne sa dynamique à l’ensemble. La seconde partie, la plus importante, aborde la notion classifiante d’Idéologie. Cette notion s’élabore d’abord dans les textes des Idéologues eux-mêmes, permettant ainsi de les désigner comme tels, qu’il s’agisse du concept métathéorique d’Idéologie chez Destutt de Tracy, de «l’idéologie physiologique» de Cabanis, de l’union, chez Maine de Biran, entre idéologie et psychologie, et enfin de la nécessité posée par Degerando d’un traité d’Idéologie, pour s’en tenir aux principaux Idéologues. Puis l’auteur aborde la dimension polémique de la désignation d’Idéologue par Napoléon Bonaparte qui vise à la confusion avec le métaphysicien, pourtant exclu d’emblée de l’Idéologie par Destutt au détriment, par exemple, de la métaphysique du moi telle qu’elle est proposée par Sieyès dans son Grand cahier métaphysique, manuscrit récemment publié par nos soins (Des Manuscrits de Sieyès, sous la responsabilité de C.Fauré, Champion, 1999). La troisième partie, beaucoup plus succincte, nous met en garde contre toute lecture réductrice des Idéologues en précisant leur capacité à catégoriser au plus large, donc à constituer un véritable dispositif phénoménologique avant la lettre. De fait, c’est à partir d’une théorie du langage, abordée dans la quatrième partie, que la typification des connaissances au sein du processus cognitif initié par les Idéologues prend tout sa dimension. Il s’agit tout autant de typifier le processus de connaissance lui-même à partir d’opérations d’identification, d’interprétation et d’implication collective, que de catégoriser les connaissances acquises sur la base de l’expérience.

4 En fin de compte, cet ouvrage pose les bases théoriques d’une enquête en cours sur les Idéologues et la grammaire générale dans les écoles centrales, avec la participation d’Ilona Pabst et Jochen Hafner, auteur de l’annexe qui nous donne les premiers éléments documentaires sur les écrits «idéologiques» des professeurs de grammaire générale dans l’attente d’un manuel comprenant, outre des éléments biographiques sur ces professeurs, un répertoire de tous leurs écrits.

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The French Emigrés in Europe and the struggle against Revolution, 1789-1814

Jean-Paul Bertaud

RÉFÉRENCE

The French Emigrés in Europe and the struggle against Revolution, 1789-1814, edited by Kirsty Carpenter and Philip Mansel, London, Macmillan Press, 1999, 236p. index.

1 L’ouvrage rassemble les contributions présentées au colloque de 1997 portant sur «Les émigrés français en Europe de 1789 à 1814». Après deux études, sur l’organisation politique (P. Mansel) et militaire (F. d’Agay), l’ouvrage nous conduit sur les chemins des émigrés à Londres (K. Carpenter), en Hongrie (F. Toth), au Portugal (D.Higgs), en Prusse (T. Höpel), à Édimbourg (Mackenzie‑Stuart) et aux États‑Unis (T.Sonowski). Cinq communications traitent des thèmes de la religion et de la culture dans les milieux de l’émigration: le roman (L.Crook), l’artiste Danloux (A.Gooden), la République vue à travers la presse des émigrés à Londres (S. Burrows), Burke, Boisgelin et les politiques des évêques émigrés (N. Aston), enfin le clergé français émigré en Grande-Bretagne (D.A. Bellenger).

2 Nous connaissions déjà les difficultés éprouvées par le gouvernement en exil et par l’armée des princes, les communications les remettent en perspective et permettent de juger de l’état de dépendance –pour ne pas dire de servilité– dans laquelle les émigrés se trouvèrent pour l’organisation et l’utilisation de leurs forces. L’ouvrage a surtout le mérite de nous faire vivre au quotidien l’adaptation des émigrés aux différents pays de l’ancien et du nouveau continent où quelques‑uns firent souche. S’ils n’oublièrent pas le passé, tous ne furent pas «de ces hommes dont la patrie ne connût en 1815 que les prétentions et qui exigèrent d’elle le prix des services rendus à l’étranger». Quelques‑uns tirèrent enseignement de leurs périples et prirent leur distance avec les tenants d’une Restauration pure et simple de l’Ancien Régime. Partout –et à leur corps

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défendant– ils apportèrent la parole de la Révolution. Leur vie nouvelle s’accompagna de déchirements profonds qu’à travers des cas individuels les auteurs nous font toucher du doigt et dont ils nous montrent les résonances dans le domaine artistique et littéraire. Le romantisme y trouva quelques‑unes de ses racines.

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La presse régionale, XIXe-XXe siècles

Jean-Paul Bertaud

RÉFÉRENCE

La presse régionale, XIXe-XXe siècles, sous la direction de D. J. Grange, Centre de Recherche de l’Histoire de l’Italie et des Pays alpins, Université Pierre Mendès‑France, Grenoble, 1999, 315 pages.

1 Ce recueil d’études sur la presse régionale est issu d’un colloque organisé à Grenoble. Il comprend, entre autres, des communications sur la presse du XVIIIesiècle, de la Révolution et de l’Empire. J. Sgard par l’analyse interne des Affiches du Dauphiné s’attache à cerner l’origine des lecteurs, à dégager leurs intérêts intellectuels et leurs pratiques culturelles. L.Trénard fait l’inventaire de la presse d’Ancien Régime dans la région Rhône‑Alpes, montre l’irruption et l’invasion, là comme ailleurs, du politique dans des feuilles provinciales dont les rédacteurs issus de la bourgeoisie libérale et des hommes de loi se libèrent peu à peu de la tutelle parisienne. lls font preuve, comme leurs collègues de la capitale, d’inventions lexicales qui sont autant d’armes pour détruire les arguments de l’adversaire. R. Chagny contribue à la connaissance de la presse politique locale par une analyse des journaux grenoblois de 1789 à la monarchie de Juillet. Après un panorama de la presse grenobloise, il rend compte de la production du journal et des rapports entre la presse locale et le pouvoir. La suite de l’ouvrage marie les analyses portant sur la presse italienne et française depuis le XIXesiècle jusqu’à une époque très récente.

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Les Drômois sous Napoléon, 1800-1815

Jean-Paul Bertaud

RÉFÉRENCE

Les Drômois sous Napoléon, 1800-1815, par J.-P.Bernard, C.Magnan, J.Sauvageon, R.Serre, C. Seyve, M. Seyve, R. Pierre, Crest, Notre Temps, 1999, 400 pages, chronologie, index, cartes, tableaux et illustrations. Préface de J.-P.Bertaud.

1 L’ouvrage se place dans la continuité de la série «240000 Drômois et la Révolution» dont trois tomes sont parus de 1986 à 1996. Les Drômois ont‑ils accepté, ou subi, la dictature napoléonienne? Comment ont‑ils vécu les mutations imposées? Quelles furent les répercussions sur la société, sur l’économie locale, sur la démographie et la santé, sur les multiples situations de la vie quotidienne des mesures prises par le pouvoir, de l’ouverture des marchés nouveaux ou de la disparition des courants traditionnels d’échange? Le livre fait par des érudits qui connaissent fort bien leurs archives locales et savent les mettre en œuvre avec méthode étudie d’abord la période du Consulat et de l’Empire triomphant jusqu’en 1809. Se trouve ainsi présenté et analysé l’investissement par l’administration napoléonienne du solide bastion républicain où la résurgence du jacobinisme s’était fait particulièrement sentir à la fin du Directoire. Une deuxième partie est consacrée au temps des crises et à un effondrement de l’Empire d’abord bien accueilli avant que le département n’applaudisse au retour de l’Île d’Elbe et ne connaisse une amorce de guerre civile. Une troisième partie intitulée «Vivre dans la Drôme sous Napoléon» enrichit notre connaissance sur les mouvements de population, sur une économie qui ne réussit pas ici à décoller, sur la vie sociale et culturelle où l’étude des loisirs, des jeux et des fêtes est particulièrement bien venue.

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Autour du Consulat et de l’Empire

Jean-Paul Bertaud

RÉFÉRENCE

Autour du Consulat et de l’Empire, Mémoires et documents n° 2 de la Société historique et archéologique de l’Orne, 2000, 236 p. Textes réunis par Jean-Claude Martin. Ouvrage en vente en librairie (150 F) et par correspondance auprès de la S.H.A.O., Archives départementales, 6-10, avenue de Basingstoke, 61000, Alençon (frais d’envoi: 25 F).

1 L’ouvrage de 236 pages, largement illustré, rassemble onze contributions présentées au colloque organisé en octobre 1999 à Alençon, avec une introduction et une conclusion de J.Tulard. Le département de l’Orne apparaît ainsi de 1800 à 1815 sous ses aspects administratif et politique (Le préfet Lamagdelaine par G.Thil, Les grands notables par J.-C. Martin, Les maires par R.Plessix, Les nobles amnistiés par E.Lambert), militaire ( La première promotion de la Légion d’honneur par J.Beauvais), économique ( L’industrie à Alençon par J.-L.Lenhof, Richard‑Lenoir dans l’Orne par C.Cailly, Moulins et questions hydrauliques par Y. Lecherbonnier), religieux et culturel (La reconstruction concordataire par J. Laspougeas, l’École centrale par Y. Roth et la Franc‑maçonnerie par E. Saunier).

2 Ces actes fournissent une monographie de qualité qui s’ajoute aux nouvelles histoires départementales du Consulat et de l’Empire encore trop peu nombreuses.

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La conscription en débat ou le triple apprentissage de la nation, de la citoyenneté, de la République (1789-1889).

Xavier Boniface

RÉFÉRENCE

Annie Crépin, La conscription en débat ou le triple apprentissage de la nation, de la citoyenneté, de la République (1789-1889), Arras, Artois Presses Université, 1998, 258p.

1 À l’heure de la suspension du service militaire en France, l’ouvrage d’Annie Crépin vient à point pour éclairer d’un jour nouveau l’histoire d’une institution née de la Révolution française. Après une thèse consacrée aux Levées d’hommes et esprit public en Seine-et-Marne (1791-1815), l’auteur aborde ici la conscription sous un angle plus global, dans le prolongement des travaux pionniers de Bernard Schnapper, Jean-Paul Bertaud ou Alain Ehrenberg. Étudiant les débats parlementaires à propos des différentes lois sur le recrutement du XIXesiècle, elle souligne la dimension d’abord politique et idéologique de la conscription. Les enjeux soulevés par la mise en place de cette institution concernent en effet l’intégration dans l’État-nation, l’exercice de la citoyenneté et la fidélité à l’esprit républicain, bien plus que la simple organisation technique de l’armée. Après l’application extensive de la loi Jourdan-Delbrel par Napoléon, la Charte de 1814 abolit la conscription. Mais la discussion de la loi Gouvion- Saint-Cyr fait à nouveau planer l’ombre des armées de la Révolution et de l’Empire. Les thèmes abordés à cette occasion se retrouveront de manière récurrente dans les débats ultérieurs sur le recrutement. Ceux de la durée du service militaire, du nombre de soldats à incorporer, ou de l’organisation de réserves instruites revêtent ainsi une signification politique considérable, puisqu’ils touchent au rôle que les militaires

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peuvent jouer comme citoyens. La conscription apparaît comme un prisme d’une grande netteté pour étudier le débat sur la nation.

2 Pour étayer sa démonstration, l’auteur a eu recours à des sources nombreuses, puisées aux Archives nationales et au Service historique de l’Armée de Terre (Vincennes). Les rapports de préfets, les documents administratifs sur le recrutement et les procès- verbaux des assemblées constituent le cœur de ce riche corpus. Une abondante bibliographie permet aussi à l’auteur de faire le point sur quelques controverses historiographiques.

3 Cinq grandes parties, regroupant onze chapitres, structurent l’ouvrage. Le plan adopté mêle les approches chronologiques et thématiques. Après une partie sur «la création et les avatars de l’armée nationale», qui retrace le cadre des lois fondatrices Jourdan et Gouvion-Saint-Cyr, l’auteur présente la conscription comme «enjeu politique et idéologique», à travers les lois Soult et Niel. Puis viennent deux parties thématiques, montrant les enjeux de la conscription «pour l’État-nation», puis «pour l’économie et la société». Enfin, la dernière entité analyse le passage vers le service militaire obligatoire, avec les lois de 1872 et 1889.

4 Ce livre n’étudie pas le statut des marins, qui sont soumis, depuis Colbert, au système de l’inscription maritime : il s’intéresse aux seuls conscrits destinés à l’armée de terre, les plus nombreux. Mais au-delà des débats sur la conscription, l’auteur analyse d’importantes questions qui en sont la conséquence. De très bonnes pages sont notamment consacrées au remplacement, présenté comme une «soupape de sûreté» pour la collectivité, du fait de ses incidences économiques et sociales. L’évolution de l’insoumission, synthétisée dans une série de cartes en annexes, fait également l’objet de développements nuancés quant à ses formes, ses causes, ses disparités géographiques ou chronologiques. À terme, son recul traduit une acceptation globale du service militaire par la population française. Enfin, l’auteur traite longuement des débats sur la conscription des étrangers de seconde génération, qui posent, au XIXesiècle, la question de la nationalité française.

5 Au total, le livre d’Annie Crépin s’avère fort stimulant, par les perspectives neuves qu’il ouvre. Plus encore qu’une étude de la conscription sur le long terme, il apporte une importante contribution à l’histoire de la formation du sentiment national et de l’esprit républicain.

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Auvergnats malgré eux. Prisonniers de guerre et déserteurs étrangers dans le Puy-de-Dôme pendant la Révolution française (1794-1796)

Annie Crépin

RÉFÉRENCE

Frédéric Jarrousse, Auvergnats malgré eux. Prisonniers de guerre et déserteurs étrangers dans le Puy-de-Dôme pendant la Révolution française (1794-1796), publications de l’Institut d’Études du Massif Central, collection Prestige, fascicule n° XIII (1999) XII-249p.

1 Cet ouvrage est issu d’un mémoire de maîtrise réalisé sous la direction de Ph.Bourdin, à l’Université de Clermont II. Ph. Bourdin, qui le préface, rappelle que cette étude s’inscrit dans un contexte national qui voit la Révolution, d’abord universaliste, basculer très vite après l’entrée en guerre dans une attitude de suspicion à l’égard de l’étranger au point que ce terme désigne tout à la fois le non-national, le citoyen déchu, le traître à la Patrie. Il rappelle aussi les perspectives dans lesquelles s’est placé F. Jarrousse qui a eu le mérite de prospecter un champ historiographique peu fréquenté jusque-là, quoiqu’investi récemment par les historiens américains, et d’en proposer une approche renouvelée par les récentes analyses sur le patriotisme et le nationalisme. L’auteur a tenté, dans le cadre d’un département, une esquisse des acculturations entraînées par les guerres de la Révolution, le pluriel montrant qu’il s’agit le plus souvent de résistances.

2 En introduction, l’auteur précise son projet et les sources sur lesquelles il s’est appuyé pour comprendre le devenir des 2000 prisonniers étrangers qui ont vécu dans le Puy- de-Dôme. Il souligne que l’historiographie s’est d’abord intéressée aux Français captifs à l’étranger, que les étrangers retenus en France n’ont donné lieu qu’à de brefs articles et qu’on ne dispose toujours pas d’une synthèse sur la captivité militaire. Le Puy-de-

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Dôme fut même «victime d’une amnésie paradoxale puisque, du XVIIIe siècle à la Seconde Guerre mondiale, il accueillit des prisonniers de guerre. Un érudit local, Marcheix, pionnier oublié, consacra cependant en 1914-1915 un article à cette question mais celui-ci reposait surtout sur des sources officielles. Sans les négliger, F. Jarrousse a aussi utilisé des listes nominatives qui permettent d’appréhender les individus et leur histoire personnelle voire les composantes sociologiques et anthropologiques de celles‑ci. Cette étude qui s’élargit aussi aux déserteurs étrangers concerne la période de 1794 à 1796 pour laquelle les sources sont le plus abondantes.

3 Trois parties structurent l’ouvrage. La première est consacrée à l’histoire personnelle et collective des prisonniers et des déserteurs. Le premier chapitre étudie la provenance par fronts des différents contingents de captifs et montre que le département fut inégalement affecté par leur présence. Zone de «détention idéale, car relativement éloigné des frontières et surtout des lieux de combat, le département n’a pas de dépôts dans touts ses districts certains, tel Riom, accueillent beaucoup d’étrangers, d’autres, celui de Montaigut, peu, d’autres enfin, celui de Besse, pas du tout. La captivité des militaires étrangers est un phénomène qui touche surtout la plaine de la Limagne plus peuplée, son importance décroît quand on s’éloigne de Riom et de Clermont. Les contacts avec la population française n’ont donc pas eu lieu partout.

4 Dans les deux chapitres suivants, l’auteur tire le meilleur parti des sources nominatives, en dépit de leurs lacunes et de leurs déformations. Il étudie d’abord le destin de ces «Autrichiens et Hollandais puis des prisonniers de plus en plus nombreux des armées des Alpes et des Pyrénées-Orientales, confirmant au passage ce que l’on sait des armées d’Ancien Régime mode de recrutement, nombre anormalement élevé d’orphelins de mère, présence de non-combattants voire de femmes et d’enfants, cosmopolitisme, plus marqué cependant pour l’armée des Habsbourg que pour celle du roi du Piémont. L’historien note toutefois que le pays d’origine du prisonnier est souvent confondu avec la puissance qu’il sert. Le troisième chapitre se fonde sur des méthodes historiographiques renouvelées puisqu’il est une approche anthropologique et, mais pour les déserteurs seulement, sociologique, vu l’état des sources. De nombreux tableaux qui ne concernent pas seulement ce chapitre, puisque le livre en comporte trente-sept au total, synthétisent les résultats auxquels est parvenu F. Jarrousse.

5 La deuxième partie aborde les conditions d’existence de ces captifs. Elle est également divisée en trois chapitres, le premier s’intéressant à «ceux de l’autre côté, c’est-à-dire les surveillants des dépôts. L’auteur insiste sur la faiblesse du système et même ses contradictions, la Convention ayant prévu en 1793 de l’organiser autour de sous- officiers, le Comité de salut public leur ayant préféré en 1794 des hommes de la garde citoyenne. L’organisation est également obérée par le manque de gardiens dont la tâche est, au demeurant, délicate car le travail de surveillance s’accompagne d’une dévorante activité comptable et épistolaire. Certains, dont l’historien brosse de vivants portraits, s’accommodent cependant de ce système et y font carrière.

6 Le chapitre suivant –un des plus riches du livre– est consacré au travail des prisonniers. Tout le monde trouve son compte à l’emploi de prisonniers la République d’abord, car cette main-d’œuvre utilement canalisée et détournée d’occasions de se rebeller, sert l’économie d’un pays où la guerre est mangeuse d’hommes, les employeurs ensuite –au premier chef les agriculteurs– car, si les occupations sont diverses, c’est l’agriculture

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qui retient le plus de captifs. Pour les déserteurs, en outre, qui ne reçoivent aucun secours, le travail est une nécessité absolue. Plus encore que le tableau des différents secteurs d’activité, c’est la peinture des liens qui se nouent entre étrangers et habitants du Puy-de-Dôme qui est passionnante. Mais l’auteur relativise la place des étrangers au cœur d’une Révolution qui est culturelle, en remarquant que ces contacts sont sporadiques. Le dernier chapitre évoque de façon vivante la condition de ces captifs, en passant en revue tous les aspects de leur vie matérielle logement, alimentation, habillement et solde. F. Jarrousse conclut à l’extrême précarité de leur vie quotidienne, nullement due, pourtant, à une quelconque malveillance de la part des autorités.

7 Après avoir dépeint le présent des prisonniers, l’historien s’attache dans une troisième partie à évoquer leur devenir, qui a pu les conduire à la mort. Le premier chapitre de cette partie met en effet en lumière le mauvais état de santé de ces hommes, mal vêtus et mal nourris, vivant dans de mauvaises conditions d’hygiène les tableaux qui illustrent ce chapitre sont précieux pour le lecteur. Tous ne meurent pas et certains, cherchant à échapper à leur condition, s’évadent. C’est le sujet du chapitre suivant qui montre ainsi que quelques captifs ont un comportement proche du billardage des armées d’Ancien Régime, fuyant leur dépôt pour aller dans un autre rejoindre des camarades. D’autres s’enfuient après avoir commis un délit. En effet, si quelques prisonniers caressent l’espoir que les autorités ne resteront pas insensibles à la précarité de leur existence, tels ces officiers voire ces sous-officiers qui n’hésitent pas à demander des avances, il en est qui, par désespoir, quittent les chemins de la légalité. Mendicité, larcins, vols avec effraction, de telles actions dégradent leur image auprès de la population locale.

8 Le dernier chapitre examine, autant que l’état des sources le permet, la question complexe des rapports entre les étrangers et les Français du Puy-de-Dôme. L’auteur montre qu’il existe chez les révolutionnaires du département une volonté de combattre l’image négative que ces captifs peuvent avoir de la Révolution, et un prosélytisme de conversion qui ne porte pas de fruits, les prisonniers persistant à se considérer comme des otages. D’autant que, comme le révèlent des passages éclairants, ils gardent une cohésion de groupe et, par conséquent, qu’ils maintiennent les structures qu’ils ont connues auparavant dans leurs propres sociétés. D’abord, parce que chaque dépôt conserve son caractère «national et que les officiers, encore moins les sous-officiers dont la place est primordiale, sont rarement séparés de leurs hommes. Les hiérarchies antérieures, acceptées par les soldats, persistent, la captivité ne joue pas le rôle niveleur qu’elle aurait pû avoir. Par ailleurs, et de façon contradictoire avec leur pédagogie révolutionnaire, les autorités réagissent parfois pour limiter les contacts des étrangers avec les civils qui auraient pu transformer leur vision des choses. Elles craignent la «réciprocité, par exemple de la part des Piémontais «fanatiques. Des prisonniers sont soupçonnés d’avoir joué avec l’émotion populaire, au moment de la réaction thermidorienne, puis en 1799.

9 La libération met fin à ces contacts, mais pas pour tous. Certains choisissent de devenir citoyens français et –ou– de se marier avec une Française. On trouve à la fin de ce chapitre l’évocation très vivante d’un Autrichien, père d’un chef d’orchestre français qui fit carrière au XIXe siècle. Quant à ceux qui revinrent chez eux, on ne sait s’ils se firent missionnaires des idées nouvelles. Sur ce point, on reste un peu sur sa faim mais l’auteur avoue le silence des sources.

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10 Cet ouvrage précis et dense se termine par deux index, l’un thématique et l’autre des noms de personnes, fort utiles pour le lecteur.

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Napoléon de la mythologie à l’histoire

Annie Crépin

RÉFÉRENCE

Natalie Petiteau, Napoléon de la mythologie à l’histoire. Le Seuil, Collection l’Univers historique, Paris, 1999, 444 p.

1 L’ouvrage de Natalie Petiteau tient la gageure d’embrasser dans une vaste synthèse, à la fois la mythologie et l’historiographie napoléoniennes. Dans l’introduction, l’auteur explique que ce projet n’est paradoxal qu’en apparence. L’historiographie napoléonienne a été longtemps influencée, si ce n’est parasitée, par les développements de la légende, qu’elle fût noire ou dorée, et le personnage de Napoléon relégua dans l’ombre l’époque, la nation et la société impériales. Pourtant, le Mémorial invitait à poser des problématiques qui, pour être liées à l’action de l’Empereur, dépassaient sa personne. Mais, jusqu’à une date récente, le temps de Napoléon parut peu propice à l’application des méthodes historiques. Natalie Petiteau retrace donc une double évolution, celle du mythe et de son effacement progressif quoique relatif, comme en témoigne encore aujourd’hui le succès d’une littérature «grand public, celle d’une historiographie qui, par rapport à d’autres champs, tarda à prendre un caractère scientifique.

2 Les quatre chapitres de la première partie sont consacrés à la naissance et aux avatars d’une double légende. La légende dorée fut le fruit de la propagande du régime. Elle prit une dimension européenne et, en France, un caractère populaire. L’historienne écrit des pages éclairantes touchant les lieux communs sur le rôle des médiateurs de cette ferveur populaire, rôle qui n’a jamais été vérifié ni quantifié. Demi-dieu ou monstre, Napoléon, par sa mort, acquiert une nouvelle dimension dans l’imaginaire mais on ne négligera pas l’effet du Mémorial de Sainte-Hélène, c’est-à-dire d’une propagande orchestrée par l’Empereur lui-même de son vivant. Le Prométhée vaincu «bénéficie également du retournement qui s’opère chez les romantiques, tel Hugo, et d’une

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instrumentalisation qui lie tout ensemble la cause nationale, la cause libérale et les victoires impériales.

3 On comprend mieux pourquoi l’historiographie naissante reste sous l’emprise de la mythologie en dépit de la volonté d’impartialité affichée par les historiens. Natalie Petiteau a d’ailleurs le grand mérite d’analyser l’œuvre d’auteurs aujourd’hui peu connus en même temps qu’elle n’oublie jamais la dimension littéraire et européenne de son sujet. L’Empereur a intéressé les écrivains autant que les historiens et, par exemple, W.Scott publie en 1827 une ambitieuse histoire de Napoléon. Mais l’historiographie souffre ainsi de la fascination exercée par un «personnage de roman et aussi de la proximité des années 1789-1815, devenues le champ clos des débats politiques contemporains. On le voit lorsque Thiers publie la «première histoire sérieuse de Napoléon, dans laquelle il ne parvient pas cependant à s’affranchir de ses propres conceptions on le voit lorsque la monarchie de Juillet tente de «récupérer le culte napoléonien, à l’instigation de Thiers. Le poids du politique empêche une histoire distanciée. Ainsi, sous le Second Empire, alors que les auteurs favorables à Napoléon se contentent de reprendre les ouvrages des années 1820-1830, les historiens, qui appartiennent aux oppositions politiques, écrivent une historiographie de condamnation, faute de pouvoir blâmer ouvertement le régime présent.

4 Cette tendance ne disparaît pas avec la chute de l’Empire, Sedan encourageant un parallèle avec Waterloo. Taine est si outrancier en 1887 qu’il s’attire une réplique qui ne quitte pourtant pas le terrain de la légende. Du Napoléon humain –de fait mythifié d’une autre façon– on glisse au Napoléon de l’anecdote, éloigné des problématiques de la Revue historique, créée en 1876, voire de la Revue de Synthèse de 1900. Quelques précurseurs, dont la période napoléonienne n’est pas la spécialité, tel Aulard, tentent pourtant de la faire entrer à l’Université. De même, la Revue des Études napoléoniennes s’engage en 1912 dans une voie prometteuse, vite abandonnée après la Guerre de 1914 et le centenaire de la mort de l’Empereur. Plus que jamais entre les deux-guerres s’exerce «la tyrannie du biographique, de l’événementiel et du politique, comme le montrent les œuvres de J.Bainville et de L.Madelin et la tentative de G.Lefebvre en 1936 demeure isolée. L’hagiographie persistante après 1945, n’est rompue qu’à l’approche du bicentenaire de la naissance de Napoléon. Sous l’égide de J.Godechot, de J.Tulard, voire du soviétique A.Manfred, des voies nouvelles sont dégagées, bien que l’Empereur conserve encore chez eux une identité romantique.

5 Les trois chapitres de la seconde partie montrent que le napoléonisme, fût-il de répulsion, n’a pas empêché l’ouverture de débats touchant les années 1799-1815, dès la parution du Mémorial, au demeurant, qui en donnait sa propre interprétation. Mais l’ombre de l’Empereur faussa ces débats au point que l’on vit tout au prisme de l’action d’un seul homme plutôt qu’on ne tenta de comprendre les voies de passage du monde moderne au monde contemporain.

6 Ainsi dans le chapitre V, où elle passe en revue la thématique à laquelle donna lieu l’instauration d’un régime autoritaire, l’historienne montre que, pendant longtemps, les réponses données aux interrogations sur la nature de la dictature, sur les rôles du sauveur et d’héritier de la Révolution mais aussi du despote que joua Napoléon, furent subordonnées à la position qu’occupaient les historiens sur l’échiquier politique de leur époque. Il fallut l’avènement d’une histoire universitaire, quelles que soient par ailleurs les sensibilités de ses représentants, pour que soient écartés les manichéismes, pour que les débats ne soient plus prétextes à ouvrir une tribune politique. L’auteur le note

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de façon pertinente à propos du thème du sauveur, revisité par une tendance marxiste qui rejoint paradoxalement une interprétation royaliste pour le contester, en se fondant sur l’état de la nation au retour d’Égypte.

7 La responsabilité de Napoléon dans la guerre fait l’objet du chapitre suivant. À une analyse politisée s’est substituée une analyse scientifique, encore affinée par le renouvellement historiographique récent, à propos notamment des origines du conflit franco-britannique et des campagnes d’Espagne et de Russie. Le chapitre VII, qui concerne la politique européenne de l’Empereur, révèle à quel point l’historiographie en a fait une lecture partiale dans laquelle les auteurs projetaient une vision inspirée des problèmes de leur temps voire de leurs souhaits ou de leurs fantasmes on eut tour à tour un Napoléon précurseur de l’unification européenne, initiateur du mouvement des nationalités ou créateur des unités allemande ou italienne. Ce sont les historiens des mouvements nationaux qui ont fait justice de telles assertions, l’Empereur ayant été tout au plus l’inspirateur de «nationalismes de ressentiment.

8 C’est en effet tout l’intérêt de l’étude de Natalie Petiteau que de ne pas se contenter d’un bilan rétrospectif mais d’offrir les résultats de la recherche la plus actuelle. Il est manifeste dans la troisième partie où l’historienne traite des voies du renouvellement de l’histoire napoléonienne. Des trois chapitres qui composent cette partie, le premier est consacré à l’histoire législative et administrative qui, avant même l’école des Annales, a pris les devants en prenant en compte l’Empire et non plus seulement l’Empereur. La centralisation et l’œuvre des Préfets, jugées initialement de façon impressionniste, furent relues par l’histoire universitaire entre les deux guerres à la lumière des monographies locales. On regrette que ne soit pas mentionné ici l’ouvrage de G.Vallée sur la conscription dans la Charente, belle illustration de la fécondité de cette école. La connaissance de l’encadrement des citoyens a progressé aussi par l’étude de l’enseignement, de la justice et de la fiscalité à propos du contrôle policier, l’auteur montre combien son renouveau doit à la publication des sources et à la collaboration entre archivistes et historiens. On aurait souhaité qu’à propos de la conscription soient plus clairement indiqués les courants historiographiques à la croisée de l’histoire institutionnelle et de l’histoire des mentalités.

9 Le dense chapitre IX démontre qu’une des voies les plus prometteuses est celle de l’histoire économique qui, centrée autour du blocus, n’est plus l’histoire de la France seule, fût-elle celle des 130 départements. Mais les perspectives novatrices, telles celles de la thèse de F.Crouzet, n’empêchent pas la persistance de lacunes. Riche pour l’industrialisation, cette histoire est pauvre pour l’agriculture. Toutefois, se dégage l’impression que la signification théorique de ces années est essentielle pour la politique économique et qu’elles furent fondatrices de la France contemporaine, comme pour la politique sociale, longtemps confondue avec les rapports de Napoléon et la Révolution et étudiée dans l’ultime chapitre. Si la statistique et la démographie ont fait l’objet d’études récentes, les historiens ont préféré consacrer leurs efforts à l’ interprétation que la société impériale donnait d’elle-même, par le biais du Code civil. Les premières avancées ont été liées à la multiplication des travaux touchant les notables, ceux de L.Bergeron mettant paradoxalement en lumière les lacunes sur les «petits et les sans-grade, surtout ceux du monde rural.

10 Mais c’est précisément un autre des mérites de cette vaste somme, dont l’ampleur est encore attestée par la bibliographie, qu’en désignant les pistes qui s’ouvrent aux investigations des chercheurs, elle soit à ce point stimulante pour eux.

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Révolte à Caen 1812.

Guy Lemarchand

RÉFÉRENCE

Pierre Coftier et Paul Dartiguenave, Révolte à Caen 1812, Cabourg, éditions Cahiers du Temps 1999, 124 pages.

1 L’émeute qui éclata à Caen à la fin de l’Empire, en 1812, nous est connue dans ses grandes lignes depuis les études qu’en ont données successivement Eugène Canivet en 1871 et Gaston Lavalley en 1896 et 1913. Son retentissement à l’époque et encore aujourd’hui dépasse de beaucoup l’importance du fait lui-même, à la fois parce qu’il s’inscrit dans un contexte de crise économique nationale et de troubles sociaux qui affectent presque la France entière et surtout parce que ce soulèvement très limité fut l’objet d’une répression violente et spectaculaire à l’initiative du gouvernement napoléonien. Deux historiens régionaux de Basse-Normandie ont repris la question à partir d’un dépouillement systématique et étendu des séries M (préfecture) des Archives départementales du Calvados, F (police générale) des Archives nationales, ainsi que d’un récit manuscrit conservé à la bibliothèque municipale de Caen d’un témoin de l’époque, Charles Le Sénécal. Leur travail, clair et précis malgré un plan trop lâche, tente d’établir la synthèse entre l’histoire locale et l’histoire générale. Très soucieux de suivre les sources tout en prenant la distance critique nécessaire, les auteurs ont eu la bonne idée de publier largement des extraits de leurs documents et parfois l’intégralité de ceux-ci, ce qui restitue l’atmosphère propre au régime impérial. Bien réalisé sur le plan matériel, l’ouvrage est agrémenté de diverses gravures du début du XIXesiècle puisées surtout dans les fonds du Musée de Normandie de Caen et les Archives municipales de la ville, qui contribuent à éclairer le texte. Il est dommage qu’en ce qui concerne les travaux utilisés, la bibliographie soit présentée de manière assez confuse et qu’elle soit trop courte. On regrettera que n’aient pas été consultés, entre autres, pour comparaison les travaux sur les troubles au XVIIIesiècle, et surtout le livre bien connu d’A.Chabert sur les prix et les revenus en 1798-1820 (1949) et les articles de J.Vidalenc sur la crise de 1812 dans le Calvados (Actes du Congrès national des

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Sociétés savantes de 1959) et de R.Lantier sur 1812 aussi dans la Manche (Revue de la Manche, 1961, 3).

2 Comme le montrent P.Coftier et P.Dartiguenave, à l’origine de la révolte de Caen est la misère populaire. Dans le Calvados comme dans le reste de la France, celle-ci est liée à la conjonction de deux crises. Il y a d’abord, évoquée un peu rapidement par les auteurs, la dépression industrielle de 1810-1811 liée à la crise financière en Hollande et en Allemagne et au double blocus britannique et continental. Elle atteint presque directement l’exportation industrielle et du même coup certaines activités importantes de Caen et de sa région. Si les tanneries végètent depuis la seconde moitié du XVIIIesiècle, la dentellerie, la draperie et surtout la cotonnade étaient florissantes dans le Calvados au début du XIXesiècle. Des fabriques machinistes s’étaient même installées dans le département et dans l’Orne, en particulier à l’initiative de Richard Lenoir. Le marasme frappe donc durement en 1811. Là-dessus arrive une mauvaise récolte frumentaire en1811 qui hausse brutalement le prix du pain en 1812 et prolonge, selon le schéma classique de Labrousse, les difficultés de la manufacture. De plus les neiges et pluies ont été particulièrement graves en janvier 1812 avec des inondations, principalement dans le Pays d’Auge. Et c’est le cortège habituel de la cherté des grains, surtout à partir de février, du chômage, de la mendicité et des abandons d’enfants que traduit l’introduction du «tourniquet aux hôpitaux de Caen, Bayeux, Falaise, Lisieux et Vire, en application du décret impérial du 19 janvier 1811.

3 Les troubles en eux-mêmes sont peu étendus, brefs et sans grande violence. Le 2mars, à la halle de la place Saint-Sauveur, les acheteurs veulent faire taxer le blé tout en réclamant «de l’ouvrage, ils bousculent et poursuivent le maire et le préfet du Calvados, le baron Méchin, qui se refusent à leur donner satisfaction, des cailloux sont jetés contre l’hôtel de préfecture et l’on va piller en troupe le moulin à eau de Montaigu dont le propriétaire est soupçonné d’expédier du grain à l’étranger. Les incidents s’arrêtent là, mais la tension à propos des subsistances est vive en mars-avril au faubourg populaire de Vaucelles, à Falaise, Vire et Lisieux propos séditieux, placards incendiaires, lettre anonyme, suicides interprétés par la rumeur comme conséquence funeste de la faim. Des attroupements contre les boulangers ou près des granges ou aux halles sont signalés à Villers-Bocage, Pont-L’Évêque et Carentan.

4 Les autorités locales, Méchin en particulier, sans porter créance aux bruits qui courent de complot royaliste soutenu par les croisières de la marine anglaise, ne disposant que d’une douzaine de gendarmes et des compagnies de réserve de médiocre qualité, mobilisent la «garde d’honneur du Calvados mise sur pied à Caen lors de la visite de Napoléon en mai 1811 et formée de propriétaires aisés, ainsi que 300hommes de la garde nationale qui manque d’armes. Le général commandant Cherbourg, alerté, leur envoie 200fantassins cantonnés à Valognes, les administrateurs craignant avant tout, classiquement, la contagion des troubles. Mais pour l’Empereur et Savary cela ne suffit pas le général Durosnel, aide de camp du souverain, est dépêché dès le lendemain en Basse-Normandie avec plus de 1000hommes de la Garde impériale, les pleins pouvoirs et l’aide d’un commissaire général. Aussitôt on procède à 61arrestations – pour leur majorité ouvriers du textile, dentellières et journaliers – sur les indications de la police locale dirigée par un commissaire spécial relevant directement de Savary. Durosnel nomme lui-même une commission militaire qui instruit l’affaire et prononce le jugement dès le 15mars 8prévenus dont 4femmes sont condamnés à mort et immédiatement exécutés, 8 autres feront 8 ans de travaux forcés, 9 subiront 5 ans de

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réclusion et 25 seront soumis à 5 ans de surveillance de haute police. La rapidité et la brutalité de la sentence, comme le soulignent les auteurs, montrent la volonté d’imposer la terreur de la part du pouvoir faire un exemple sanglant. Certes, il faut y insister plus que ne le dit le livre, la conjoncture peut contribuer à expliquer une telle réaction toute la Normandie, en dehors du Calvados et de la Manche, jusqu’au calme Pays de Bray et toute la France ont connu au printemps 1812 des incidents du même genre que ceux de Caen. Mais, comme l’écrivent les auteurs, ce sont les préparatifs de la campagne de Russie (le détachement de la garde ne reste que 10 jours dans le Calvados) qui donnent le secret de cette violence Napoléon craint la montée des oppositions en son absence et en celle de son armée, et il veut à la fois briser toute manifestation de mécontentement qui pourrait être exploitée par ses adversaires intérieurs et inspirer la peur sociale aux possédants afin qu’ils continuent à le soutenir, alors que l’enthousiasme en sa faveur a fortement baissé depuis plusieurs années. En effet il ne suffit pas de contrôler la presse (depuis un an il n’y a plus qu’un journal dans le département), le danger social et politique est encore grossi par la levée d’hommes de février 1811 qui multiplie particulièrement les déserteurs et insoumis dont les bandes affichent un royalisme de surface, comme le montre plus tard la bagarre avec les gendarmes survenue à Dives en février 1814 rapportée par le livre. À quoi il convient d’ajouter le service de garde-côte contre la flotte anglaise, qui fatigue la population canaise. La police relève aussi le fait qu’un émeutier a évoqué en menaçant, lors du soulèvement aux halles, le sort fait à Henri Belzunce, officier d’un régiment en garnison à Caen détesté par son arrogance et exécuté par la foule en août 1789. Va-t-on recommencer la Révolution et voir monter le danger sans-culotte À la lecture des documents publiés, on voit que l’image du peuple que présentent les autorités et la sentence du 15 mars imprimée et largement diffusée est, comme aux siècles précédents, celle de «la populace et de l’enfant ignorant et faible, tenté à chaque instant par le mal, le vol et la violence contre les personnes et les biens. Dans un premier temps le résultat est acquis les propriétaires, du Conseil municipal à l’évêque de Bayeux, se rassemblent autour de l’Empereur au nom du maintien du «bon ordre, comme en témoignent l’adresse de remerciement au souverain du premier et le mandement aux fidèles du second leur prêchant l’obéissance.

5 J’ajouterai une question, à laquelle les données rassemblées par les auteurs permettent de répondre. Si ces événements rappellent fortement les troubles de subsistances de l’Ancien Régime, n’y a-t-il pas également des différences notables avec ceux-ci Si le système ordinaire d’assistance, quoique renforcé par rapport au XVIIIesiècle (bureaux municipaux de bienfaisance, ateliers de charité ouverts en 1811, dépôt de mendicité créé à Caen en 1809), s’avère encore totalement insuffisant et dépassé comme avant 1789 par la crise, faute de moyens financiers, il est remarquable que Bonaparte ne se contente pas de réprimer ni d’écraser impitoyablement les adversaires vrais ou supposés du régime (en 1809 déjà la police avait assassiné près de Luc-sur-Mer un émigré ancien chef Chouan, le marquis d’Aché), mais, allant plus loin que la monarchie de Louis XV et Louis XVI, il tente une politique d’interventionnisme économique et social dans la ligne de la dictature jacobine. En ce qui concerne les approvisionnements, après l’émeute, non seulement le préfet fait acheter 10 tonnes de riz au Havre afin de les distribuer dans le département, incitant à en étendre la consommation, et fait également venir du seigle de Belgique, mais encore, en application des décrets du gouvernement de mai, le grain est taxé, les stocks chez les cultivateurs devront être recensés, les réquisitions sont multipliées et contre la spéculation toujours présente du

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fait de la pénurie, on envoie des garnisaires chez les fermiers soupçonnés de ne pas vendre leurs grains aux halles. Sur le plan social, le 20 mars, des cartes de secours sont délivrées à 4000 indigents de la ville (sur 36000 habitants) pour obtenir du pain à bas prix et, suivant le décret de l’Empereur du 24 mars, 38000 soupes de légumes, riz et pain seront distribués dans le département. On a l’impression d’être revenu à la Révolution dirigiste et sociale de 1793-1794. Malheureusement ce système autoritaire fonctionne mal, les municipalités aux mains des catégories aisées ne mettant aucune bonne volonté pour l’appliquer et l’inertie l’emportant faute aussi de ressources, le préfet lui-même manquant de moyens de contrôle. Ce sera finalement la récolte de 1812, d’un bon niveau, qui détendra la situation. Est-ce dire que le système ait été complètement impuissant et inutile J’en suis moins sûr que les auteurs car d’une part il faut se méfier des plaintes des administrateurs, sous-préfets, préfets, comme sous LouisXIV ou Louis XV, subdélégués et intendants, qui cherchent toujours en face de leurs supérieurs à diminuer leurs responsabilités en grossissant les difficultés qu’ils rencontrent, d’autre part on est obligé d’observer que les troubles, la terreur aidant, il est vrai, ne se sont guère reproduits après la fin mars. Quant aux manifestants de mars condamnés à la prison, la première Restauration, pour illustrer sa volonté pacificatrice, les fera libérer en avril 1814.

6 On voit l’intérêt de cette étude qui apporte des faits nouveaux sur l’événement de1812 et qui permet de préciser certains traits du régime napoléonien.

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La police secrète du Premier Empire

Bernard Gainot

RÉFÉRENCE

Nicole Gotteri (édit.), La police secrète du Premier Empire, Bulletins quotidiens adressés par Savary à l’Empereur de juillet à décembre 1811, tome 3, Paris, Honoré Champion, 1999, 440 p. + index (133 p.).

1 Ce volume est le troisième édité dans la collection Pages d’archives, par les soins de Nicole Gotteri. La période couverte est celle du ministère Savary, de juin à décembre 1810 (tome 1), puis de janvier à juin 1811 (tome 2); ce volume couvre donc la période juillet-décembre 1811. L’entreprise s’inscrit dans la suite des cinq volumes publiés par Ernest D’Hauterive et Jean Grassion, entre 1908 et 1964, qui couvraient le ministère Fouché, de 1806 à 1810.

2 La source principale, ce sont les minutes de la sous‑série F7, rédigées par Desmarest (chef de la première division du ministère), et Jean‑André François (rédacteur du bulletin de police). Ces deux fonctionnaires étaient déjà en place sous Fouché. Une copie du bulletin de police était envoyée à la secrétairerie d’État impériale (sous‑série AFIV).

3 Le bulletin est rédigé quotidiennement à partir de sources diverses: les rapports des commissaires de police, bien sûr, mais aussi les rapports des préfets et sous‑préfets, ainsi que ceux des officiers de la gendarmerie.

4 Les rubriques permettent une accumulation de faits de nature et de provenances diverses. Les rapports administratifs sont complétés par les bulletins des journaux étrangers, traductions de gazettes de divers pays européens, source fondamentale pour étudier l’émergence d’une opinion publique européenne à l’âge du proto‑nationalisme.

5 Cette année 1811 est en effet celle où le Grand Empire connaît son extension territoriale maximum, dans une stabilité relative, si on excepte la question ibérique, sujet d’un grand nombre de bulletins. Mais d’autres craquements se font déjà sentir; la rupture avec Alexandre de Russie, la montée des nationalismes allemands, l’attitude équivoque

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du souverain suédois. Il est également possible de suivre les manifestations et les effets de la crise frumentaire, à travers les variations des mercuriales, les «émotions ouvrières», et la politique de secours publics.

6 Il s’agit d’une entreprise de longue haleine, du plus grand intérêt pour approfondir et renouveler nos connaissances, tant sur le travail des administrateurs, que sur les mentalités des administrés à travers toute l’Europe.

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L’identité politique de Lyon. Entre violences collectives et mémoire des élites (1786-1905)

Bernard Gainot

RÉFÉRENCE

Bruno Benoît, L’identité politique de Lyon. Entre violences collectives et mémoire des élites (1786-1905), préface de Maurice Garden. L’harmattan, l999, collection «Chemins de la mémoire», 212 p + index des noms de personnes associées à l’histoire de Lyon de 1786 à 1905.

1 Cet ouvrage est le produit des nombreuses recherches de l’auteur sur les «représentations» du passé lyonnais véhiculées à l’occasion de divers événements récents et commémorations, parmi lesquels le bicentenaire de la Révolution tient une place éminente.

2 À l’exemple de ce qui s’est produit en Vendée, la population lyonnaise a connu un traumatisme majeur dans le cours de son développement historique: le soulèvement sectionnaire du 29 mai 1793, suivi de l’épisode fédéraliste et du siège pendant l’été. Mais le propos de l’ouvrage n’est pas de présenter un récit chronologique; le rappel des faits dans la première partie, bref mais indispensable, permet d’insister sur la présence récurrente de la violence collective, depuis les émeutes artisanales sur les tarifs de la Fabrique (la révolte des deux sous de 1786) jusqu’à l’assasinat du président Sadi Carnot place des Cordeliers, le 24 juin 1894, en passant par les mouvements libéraux de 1814‑1817, de 1831, de 1834, l’organisation démocratique des Voraces sous la Seconde République, les Internationalistes libertaires de la Commune, etc. Mais l’événement emblématique, la référence majeure, c’est 1793, «événement fondateur, traumatisant, mais aussi émancipateur et identitaire» (p.80).

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3 La mémoire de ces violences collectives, généralement associées à de puissants mouvements sociaux, est l’objet d’une construction politique au cours du XIXe siècle. Les étapes de la «construction mémorielle» sont retracées dans la deuxième partie, ainsi que les vecteurs (textes, armoiries, mythes historiques, historiographie locale) à partir desquels elle s’organise. Les acteurs de cette construction appartiennent à une bourgeoisie locale d’ancienne extraction, de sensibilité modérée, fondamentalement marquée par le péril rouge, mais aussi plus subtilement par la crainte des débordements contre‑révolutionnaires, auxquels peut donner lieu la peur sociale, autorisant ainsi la pesante tutelle du pouvoir central.

4 Bruno Benoît présente dans une troisième partie les contradictions qui parcourent ces «élites libérales» au début du XIXe siècle, dès lors qu’il s’agit de proposer une clef de lecture des événements récents; «la mémoire des élites libérales a mis en place un scénario catostrophe, réactualisé à chaque explosion de violences collectives, où la guerre civile le dispute à la ruine matérielle de la ville» (p. 151). Les «élites» sont effectivement longtemps partagées entre leur répugnance pour la République, généralement associée au souvenir des «chaliers» et de la présence montagnarde de 1793‑1794, et leur méfiance envers le royalisme volontiers assimilé aux excès de la terreur blanche, prompt à se manifester dans les périodes de réaction. La difficile synthèse, réalisée grâce à la fusion progressive entre des républicains modérés et des libéraux très influencés par les évolutions du catholicisme, s’opère sous la Troisième République, avec l’accession d’Édouard Herriot aux responsabilités municipales. Mais ladite «synthèse herriotiste» (p. 163) a été préparée par une «construction mémorielle», qui ordonne les lectures historiques autour d’une identité collective lyonnaise. Les marqueurs d’identité les plus fréquents sont le modérantisme, le rejet de la centralisation, l’attachement à l’autonomie municipale.

5 Ainsi, pour nous en tenir à la période révolutionnaire, le personnage de Chalier, très présent dans la mémoire lyonnaise, emprunte-t-il nombre de ses traits négatifs au fait qu’il soit un «homme nouveau», originaire du Piémont. La lutte acharnée entre les armées de la Convention et les fédéralistes lyonnais prend l’aspect du combat séculaire pour la défense des libertés locales étouffées par le centralisme parisien. Pourtant, l’aspect proprement militaire, l’importance stratégique de la place de Lyon, le boulevard du Midi (vu de Paris) est‑il constamment mis en avant par les autorités, quelle que soit la période d’ailleurs: le maréchal de Castellane le rappelle encore sous le Second Empire; «Lyon exerce une immense influence sur le Midi de la France. Le maintien de la tranquillité dans cette cité est donc chose importante pour le gouvernement...» (p. 73)

6 La notoriété et la longévité d’Herriot sont largement fondées sur le récit historique classique des événements révolutionnaires, symboliquement intitulé Lyon n’est plus. Pour que Lyon existe, il est donc essentiel de dégager un consensus autour de l’autonomie locale et de la république modérée, rejetant aussi bien Chalier, archétype de tous les révolutionnaires sociaux, que Précy, archétype de la récupération royaliste ultra.

7 Quant à la cohésion et à la durée de cette synthèse centriste, il faudrait s’interroger plus longuement sur les héritages du XXe siècle, des débats parfois animés autour de la commémoration de 1989, jusqu’aux emprunts faits par l’actuel maire de Lyon à ladite synthèse pour en proposer la version démocrate-chrétienne.

8 L’auteur insiste, à juste titre, sur l’originalité de cette construction mémorielle autour d’un événement fondateur; ni Bordeaux, ni Marseille, selon lui, n’ont connu semblable

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rupture, en dépit des similitudes de 1793. La grande ville qui serait alors la plus proche de Lyon est Rouen, mais la construction d’une mémoire et d’une identité n’y a pas été aussi poussée que dans l’ancienne métropole des Gaules.

9 Au terme de cette démonstration rigoureuse et convaincante, des interrogations subsistent néanmoins. Tout d’abord sur le lien entre identité politique et identité sociale; Bruno Benoît rappelle les évolutions économiques qui font éclater le cadre de la fabrique, au cours du XIXe siècle. Mais, tout comme le canut cède la place au prolétaire, on peut s’interroger sur la permanence des «élites libérales» tout au long de la période. Le consensus se construit en fait à un moment où s’estompent les formes violentes prises par les rapports sociaux lorsque la fabrique était prédominante. L’identité politique ne se définit-elle pas en occultant une autre mémoire, toute aussi présente dans cette ville qui fut la «ville sainte du socialisme» (p.78)? La figure de Chalier n’occulte-t-elle pas celle de réformateurs sociaux, comme Lange, dont Jaurès soulignait toute la grandeur et l’originalité dans son Histoire socialiste publiée alors même que triomphait la «synthèse herriotiste»?

10 Une autre grande question, fort complexe, est celle du rapport entre le lien national et le lien local. Il y a par exemple ce que le fédéralisme a pu représenter à l’époque même, en 1793, et la relecture qui en a été faite par un régionalisme conservateur au XIXe siècle. D’importantes recherches récentes ont été menées sur le premier aspect, et singulièrement sur les liens avec le jacobinisme. Aussi l’emploi systématique d’expressions comme la «convention jacobino‑montagnarde» (p. 36), les «jacobino- chaliéristes» (p.38), la «Convention républicano‑parisienne» (p. 179), ne contribue guère à la clarification de cette question, d’autant plus qu’elles contredisent la démarche de l’auteur qui montre que ce rejet du jacobinisme n’était pas partagé par l’ensemble de la population lyonnaise, et qu’il participe largement à la Constitution des mythes identitaires.

11 Les dix‑sept pages de la bibliographie, très riche, très maîtrisée, permettent à tous ceux qu’intéresse le développement du mouvement révolutionnaire lyonnais, sa grande singularité par rapport aux autres villes majeures de France, d’approfondir ces questions.

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Les républiques-sœurs sous le regard de la Grande nation (1795‑1803). De l’Italie aux portes de l’Empire ottoman, l’impact du modèle républicain français

Claude Mazauric

RÉFÉRENCE

Michel Vovelle, Les républiques‑sœurs sous le regard de la Grande nation (1795‑1803). De l’Italie aux portes de l’Empire ottoman, l’impact du modèle républicain français, Paris, L’Harmattan, 2000, 350 pages.

1 C’est un recueil bien utile, comportant quelques solides nouveautés et fort intéressant au surplus, que nous propose ici Michel Vovelle. Dans un chapitre introductif à la «Suite italienne» qui constitue la majeure partie du livre et intitulé: Les voyages d’un historien dans l’Italie du bicentenaire (pages 37 à 48), l’auteur revient à la manière d’un récit rétrospectif et initiatique sur l’expérience qui a été la sienne à l’occasion du bicentenaire du Trienno, lequel a pris la suite de l’autre, quand, de Loanno (1995) à Naples (1999), de Porto Ferraio (1998) à Campo Formido ( pour l’anniversaire du Traité dit de Campo‑Formio), il a déambulé à travers la péninsule d’un colloque à l’autre, d’un séminaire ou d’une assemblée aux suivants. Vovelle y traitait de la réalité du Trienno comme de ses effets immédiats et futurs mais tout aussi bien, en même temps que des affaires de diplomatie entre le Directoire, ses agents, Bonaparte, général victorieux, et les patriotes italiens, de Naples, entre Lumières, révolution et réaction sauvage. De toutes ces interventions, Michel Vovelle a eu la juste initiative de faire un livre qu’il a complété, en deux temps, trois mouvements, d’une «Suite helvétique» puis d’une

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percée vers le Sud‑Est européen et la Grèce de Righas Ferraios auquel a été consacré, en 1998, un colloque émouvant et savant à Paris, au palais de l’U.N.E.S.C.O.

2 Les contributions réunies ici sont chargées de science, évocatrices d’un grand savoir qu’on perçoit à travers le filtre d’innombrables allusions, nourries de lectures et de travaux récents ou anciens – ce mélange fait impression – fortement assimilés et rendus éclairants comme on le dirait d’un panorama: le lecteur pressé ou peu informé pourra se sentir dérouté, tout comme celui qui, ignorant presque tout de cet entre‑deux que demeure encore entre Révolution et Empire, un temps qui est précisément celui du Trienno, du Directoire et du Consulat, aura bien du mal à saisir dans ce qui fait le cœur de la période, les prémisses de l’ébranlement qui a contribué à orienter (ou réorienter) ce Risorgimento dont les germes sont bien antérieurs, comme chacun sait. Mais ceux qui ont en mémoire les travaux précédents des grands historiens italiens, des colloques de l’Istituto per la Storia del Risorgimento, ou les études de Godechot ou de Suratteau, auront grand profit à lire le dernier Vovelle et à faire le point avec lui des nouvelles problématiques.

3 Selon moi, trois grandes questions traversent l’ensemble des treize contributions de ce recueil, consacrées à une Italie, placée ici sous le regard, mais aussi la houlette, de la France directoriale et consulaire. En premier lieu, c’est la manière dont les Français (jacobins, néogacobins, modérés conservateurs, Bonaparte ou les Directeurs) se sont représentés les Italiens, qui constitue l’apport central du recueil; naturellement, le partage de l’opinion à leur égard et l’évolution du regard, sont largement fonction des préoccupations dominantes dans la République et du rôle qu’on pourrait faire jouer aux élites italiennes, étant entendu que, dès le départ, malgré le grand exemple de Buonarroti à Oneglia, on n’a nullement songé à tenir le peuple et les «riches terroirs d’Italie» pour autre chose que matériau à prélèvements et contributions! Rendant compte à Naples du livre magnifique de A.M. Rao (Esuli, l’Emigrazione politica italiana in Francia..., 1992), Vovelle évoque bientôt ce temps du passage, dans la représentation française, d’une Italie partagée entre des patriotes de «type modéré, plutôt cisalpin» et «l’extrémisme napolitain», à ce moment où l’Italie « semble redevenir pour les Français le pays du voyage, d’un exotisme où se retrouvent les ethnotypes baladeurs de lointain héritage» (p.249): entre-temps l’hégémonie napoléonienne s’est mise en place. De ce cycle, on retiendra en particulier la fine analyse présentée à Alessandria en 1997, du regard des néo-jacobins sur les Italiens alors que triomphe Bonaparte (p.97). Seconde préoccupation dominante de ce recueil: essayer de comprendre (et non de justifier, quoique tout ici ne soit pas univoque...) les raisons de l’abandon aux mains des Habsbourg de Vienne, de la vénérable République de Venise, à l’occasion des marchandages de Campo Formido, préparatoires au Traité de Campo Formio (p. 147 et p. 167): Vovelle reporte sur la modification de nature idéologique de l’idée que l’on se faisait de la liberté des peuples et des moyens de la mettre en œuvre dans le nouveau contexte, ce qui, incontestablement, n’avait rien de compatible avec le principe de la liberté de choix des peuples, dont la Révolution s’était faite le champion, bien des mois et des années plus tôt! La troisième préoccupation se repère dans l’effort constamment repris par l’auteur, de proposer une sorte de bilan de l’action de la France sur l’Italie, à quoi est destiné l’article à la fois historiographique et d’intention théorique, consacré à «Napoléon et l’Italie» (p. 251).

4 Le lecteur de cette «Suite italienne», éprouve en fin de compte un sentiment partagé: que d’occasions manquées qui pèseront lourd un peu plus tard! Michel Vovelle ne

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manque pas de les relever; occasions manquées qui pour une grande part s’expliquent par le décalage de phase entre une Italie dont la présence française contribue à déverrouiller les blocages venus de la longue durée et consolidés par les échecs des réformateurs éclairés, et une France directoriale, divisée dans ses choix successifs, incertaine de son rôle, hésitante dans ses projets d’expansion, cherchant à combiner les intérêts du court terme, dominés par la guerre et la crise, et les visées à long terme de l’auto‑proclamée «Grande Nation» sur laquelle divers colloques (Clermont‑Ferrand entre autres) ont récemment fort bien démonté la contruction sémantique, le contenu conjoncturel et les contradictions de fond. Dans cet imbroglio qui par sa nature même renforce la part des protagonistes, le retour aux ethnotypes dominants facilite le jeu des propagandes, libère les bonnes consciences, favorise les initiatives du réseau construit par Bonaparte et ses frères. Faut‑il pour autant parler d’une vision univoque de l’Italie et des Italiens chez les Français comme s’il s’agissait d’un fait de mentalité? Vovelle ne le propose pas, qui montre qu’aprés le Trienno puis au‑delà de l’épopée impériale, le partage de l’opinion française sur la «question italienne» fut d’abord un fait d’idéologie et de positionnement politique. Ce qui est bien différent.

5 Se rendre chez le vétéran Biaudet à Lausanne et à Fribourg chez le junior Czouz‑Tornare en 1998, pour évoquer cette république que le vieux Rufer, si érudit, n’appelait que «L’Helvétique», alors que le gouvernement de la Confédération s’était refusé à encourager toute commémoration, n’était pas sans audace... Surtout dans un pays qui a constamment entretenu le souvenir des Suisses massacrés après la prise des Tuileries, le 10 Août 1792..., et ce souvenir‑là seulement. Avec habileté, Michel Vovelle a su rappeler à ses auditeurs que l’opinion helvète s’était elle‑même partagée entre unitariens et fédéralistes, que la crise des dominations et des hégémonies, celle des Prussiens sur une partie du Jura, celle des Bernois sur plusieurs cantons (notamment le canton de Vaud), ou la crise de légitimité du pouvoir exercé par les couches et milieux dirigeants sur leur Canton (comme à Genève), étaient bien antérieurs à la Révolution de France, tout comme l’hétéronomie économique et sociale de cette Suisse travaillée simultanément par la modernisation capitaliste, la proto‑industrie et la manufacture moderne dans le même temps où se pérennisaient la pauvreté et l’abrutissement montagnards, le ruralisme archaïque, entretenus plus que compensés par le mercenariat et l’émigration des portiers et des domestiques dans les beaux hôtels particuliers appartenant aux élites sociales de Paris et d’ailleurs. Dans ce contexte, autant que le courage qu’il fallait montrer naguère comme on le voyait à l’œuvre chez Rufer ou J.-R. Suratteau qui célébraient tout à la fois Pestalozzi et L’Helvétique, mettre l’accent comme s’y est employé Vovelle sur «l’exception vaudoise», paraîtra‑t‑il chargé de connotations à l’évidence subversives!

6 L’influence des «idées françaises» fut, on le sait par d’éminents travaux, très considérable, du moins très valorisée dans l’historiographie pro‑française, parmi les populations de l’espace multinational et souvent de confession majoritairement orthodoxe, encore dominées par les Ottomans ou venant partiellement d’échapper à leur emprise, dans tout le Sud‑Est européen. Michel Vovelle prend sa part de cette recherche qui repart sur l’émergence difficile du mouvement «démocratique», au moins «libéral», dans cet espace qui s’ébranle et où s’affrontent dans un jeu complexe, l’aspiration de peuples, l’influence de l’orthodoxie incarnée par la Russie et la pression française, laquelle trouve, malgré les lenteurs ou la résistance des clergés, le soutien de Grecs, du moins de ceux qui sont ici de mœurs pures, celle de Roumains de Valachie, quelquefois celle de Serbes... Appuyée sur les travaux de Dimitri Nicolaidis, l’analyse de

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Michel Vovelle évite de majorer les effets de la présence républicaine française, ce qui conduit paradoxalement à lui donner encore plus de relief.

7 Le recueil est dédié par l’auteur à ses «élèves» dont une liste de huit noms suit la dédicace de la page 9. «Élèves»: l’emploi souvent répété dans le livre de ce terme paraît aujourd’hui presque insolite mais il traduit plus ici le sentiment de reconnaissance du maître que l’affirmation de dépendance qu’il impliquait autrefois. C’est assez dire que le regard que porte Michel Vovelle sur l’histoire des sociétés qu’il observe, est nourri de la substantielle lecture des thèses récentes et des volumineux travaux dont il a suivi l’élaboration depuis dix‑sept ans: du coup son livre vient opportunément compléter et renouveler les manuels classiques, travaux et recherches antérieurs qui sont dans toutes les mémoires. Un recueil donc, qui fera date.

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Il triennio rivoluzionario visto dalla Francia 1796‑1799

Vittorio Criscuolo

RÉFÉRENCE

Michel Vovelle, Il triennio rivoluzionario visto dalla Francia 1796‑1799, Guida editori (Collana Storici e storia), Napoli, 1999, a cura di Erica Joy Mannucci, traduzioni di Filiberto Agostini, Tukery Capra, Luigi Samarati e Vittorio Scotti Douglas.

1 Après les travaux fondamentaux d’un pionnier tel que Jacques Godechot, les historiens français n’ont plus montré un intérêt particulier pour l’histoire de l’Italie au cours de la période révolutionnaire. C’est pourquoi il faut saluer avec satisfaction l’apparition de ce livre, qui permet aux spécialistes et aux lecteurs italiens d’observer les protagonistes et les événements du triennio 1796‑1799 par le regard pénétrant d’un véritable maître de l’historiographie française.

2 Si l’on excepte un compte rendu d’un livre d’Anna Maria Rao (Esuli. L’emigrazione politica italiana in Francia 1792-1802, Napoli 1992), tous les travaux recueillis dans ce volume sont des interventions aux célébrations du Bicentenaire organisées par diverses villes italiennes entre 1995 et 1997. Cependant ces textes ne présentent pas du tout de considérations de circonstance, et nous offrent au contraire une réfléxion très stimulante sur de nombreuses questions essentielles afin d’approfondir la compréhension historique du triennio.

3 En ce qui concerne les relations entre l’histoire italienne et la Révolution, un problème historique qui a toujours suscité dans la culture italienne des discussions acharnées, Vovelle reconnaît que les événéments français ont laissé dans l’histoire de la péninsule des traces plus profondes que dans les autres pays européens. Le bien‑fondé de cette conclusion est attesté par le grand nombre de congrès, d’expositions, de commémorations, de livres consacrés aux célébrations de la Révolution, fruit d’un effort d’organisation dans lequel l’Italie n’a été inférieure qu’à la France.

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4 En nuançant des convictions bien enracinées dans l’historiographie italienne sur le XVIIIesiècle, Vovelle nous rappelle qu’en 1789 la phase des réformes d’en haut s’était désormais terminée dans les divers états de la péninsule. C’est pourquoi l’influence de la France révolutionnaire a eu la possibilité d’agir en profondeur:

5 «L’Italie de 1789 a de commun avec la France, même si avec des traits particuliers, une expérience politique récente que, même au risque d’une simplification excessive, je définirais l’échec du despotisme éclairé ou de la réforme d’en haut».

6 À partir de ce moment, la vie politique et intellectuelle de la péninsule s’est régénérée grâce à l’exemple extraordinaire de la Révolution, mais elle n’a jamais perdu sa propre spécificité, si bien que les idéaux et les projets des démocrates italiens n’ont jamais été «le calque ou la copie du modèle français». M.Vovelle souligne opportunément l’originalité de l’expérience italienne, qu’il faut considérer comme «une révolution à juste titre dans le contexte de la grande Révolution». Naturellement tout le cours de l’histoire italienne a été conditionné par le fait que les armées françaises descendirent dans la péninsule après la chute du gouvernement révolutionnaire. À partir de cette constatation, M.Vovelle nous offre un tableau très équilibré des forces qui se sont confrontées au cours du triennio 1796-1799: les groupes démocratiques, contrecarrés par les autorités françaises et par le Directoire, les modérés qui ont gouverné la plupart des républiques‑sœurs, les oppositions qui donnèrent lieu souvent au phènomène de l’insurrection contre-révolutionnaire.

7 Le livre est très intéressant aussi en raison de l’attention qu’il réserve à l’histoire des images, un domaine de recherche auquel M.Vovelle et ses élèves se sont consacrés depuis quelques années. On peut trouver en effet à la fin du volume la reproduction d’un certain nombre d’estampes et de gravures: l’analyse de ces témoignages montre que l’image et la caricature sont devenues au cours du triennio un nouveau langage politique, que les ennemis mêmes de la Révolution n’ont pas hésité à utiliser.

8 M.Vovelle n’ignore pas le poids de l’occupation militaire, les rapines et les déprédations des commissaires civils et des généraux, les coups d’État imposés aux républiques‑sœurs. Deux travaux très intéressants sont consacrés à la cession de Venise à l’Autriche, «amer démenti de la promesse révolutionnaire d’émanciper les peuples et de respecter leur droit d’autodétermination». Dans ces deux essais M.Vovelle analyse respectivement les humeurs de l’opinion publique française devant la chute de la république vénitienne, en utilisant entre autres les rapports de police publiés à la fin du siècle dernier par Alphonse Aulard, et les jugements de l’historiographie française sur le traité de Campoformio.

9 Le livre s’occupe aussi de la figure de Bonaparte et, en utilisant encore divers témoignages iconographiques, met en lumière la naissance de la légende napoléonienne en Italie «grâce à une des manipulations majeures de l’opinion publique de l’histoire moderne». Il faut signaler surtout l’essai qui analyse avec une grande finesse les nombreuses implications politiques, idéologiques et psychologiques des relations entre Napoléon et l’Italie. M.Vovelle pense que les Italiens ont gardé une opinion plus positive de Napoléon que les Français, parce qu’il représente à leurs yeux un facteur important de modernisation de la péninsule. Sans doute l’historien français se rattache ici à la tradition républicaine qui n’a jamais pardonné à Napoléon le 18 Brumaire. Il faut rappeler aussi que les positions italiennes devant l’œuvre de Napoléon ont été toujours conditionnées négativement par le souvenir de la complète soumission de la péninsule à l’Empire, si bien que l’on ne retrouve pas dans la vie politique et

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culturelle de l’Italie au XIXesiècle l’enthousiasme que la légende napoléonienne a excité ailleurs.

10 En se trouvant à reparcourir les chemins par lesquels ses compatriotes descendirent il y a deux siècles dans la péninsule, M.Vovelle se demande, avec ironie, en quelle qualité un historien français peut se présenter aujourd’hui à ses amis italiens, afin de commémorer la présence française en Italie: sera‑t‑il considéré comme un «patriote missionnaire», ou plutôt comme un émule des commissaires du Directoire, venu piller jusqu’à la mémoire historique du pays conquis? En fait il n’est pas difficile de reconnaître dans son intérêt pour l’histoire italienne, dans sa sympathie sincère pour les événements des républiques‑sœurs un certain vestige de cette fraternité républicaine qui anima tant de protagonistes de cette période, par-deçà ainsi qu’au‑delà des Alpes.

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La Repubblica napoletana del Novantanove. Memoria e mito.

Michèle Benaiteau

RÉFÉRENCE

La Repubblica napoletana del Novantanove. Memoria e mito, archivio di Stato di Napoli, a cura di Marina Azzinnari, Gaetano Macchiaroli editore, Napoli, 1999,419 p.

1 La culture historique connaît sans doute aujourd’hui une vogue et une diffusion dans le grand public jamais égalées auparavant. Livres, revues, journaux, expositions répandent les résultats des recherches savantes soit dans leur forme première, soit à travers une vulgarisation. Les célébrations officielles ajoutent aussi leur concours...À l’occasion du bicentenaire de la Révolution française, les historiens italiens lancèrent le Comité 1799 chargé de célébrer entre autre l’anniversaire de la République napolitaine (21 janvier 1799 – 21 juin 1799), toute dernière parmi les républiques nées de la fièvre révolutionnaire qui enflamma l’Amérique et l’Europe à la fin du XVIIIesiècle. Cet événement, tombé dans les oubliettes de l’histoire nationale italienne connue par l’école, vient donc de bénéficier d’une année de manifestations culturelles très variées en Italie, et en particulier dans le Mezzogiorno, où cette République s’instaura à l’occasion de l’échec militaire du roi de Naples contre la République romaine soutenue par les armes françaises.

2 Le volume présenté ici a été publié par les Archives d’État de Naples en fonction de l’exposition sur la République de 1799 mise sur pied par cet organisme (13 décembre 1999 – 30 avril 2000), sous la responsabilité de Marina Azzinnari. Ce volume, conçu en partie comme catalogue de 240 pièces exposées au siège des Archives (200) et dans les locaux de la Bibliothèque nationale de Naples (40), a été enrichi de 198 illustrations concernant surtout l’iconographie relative à la République, de trois articles où les réalisateurs de l’exposition expriment les raisons de leurs choix, et enfin de sept articles écrits par des historiens, spécialistes de la question à divers titres.

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3 Les organisateurs (M.Azinnari, S.Attanasio, M.Vergiari) ont donc opté clairement pour la culture historique professionnelle quant au contenu, confiant la mission de vulgarisation à la forme de l’exposition construite sur un parcours didactique, attrayant par l’iconographie et l’existence d’une documentation audiovisuelle. Il s’agit toutefois d’une pédagogie réservée à un public familiarisé avec la pratique historienne, enseignants ou simples amateurs mais déjà rompus à la lecture d’ouvrages d’histoire érudite.

4 Le thème du volume, «Mémoire et mythe», dérive tout naturellement de l’opération entreprise: faire connaître un événement oublié et suivre les avatars d’un mythe délaissé, ce qui favorise une approche critique de l’histoire en général. La République napolitaine fut défaite par les armes royalistes et le gouvernement restauré (le roi, Ferdinand de Bourbon, et la reine, Marie‑Caroline de Hasbourg, sœur de Marie‑Antoinette), non content d’exercer une sanguinaire répression, mit de l’acharnement à effacer la mémoire de la république, détruisant les documents qui en prouvaient l’existence... (M. Azzinnari, pp.177‑184). Le terrain était bien déblayé pour l’épanouissement d’une histoire fortement conditionnée par l’esprit de parti du côté des témoins contemporains, puis par la philosophie politique du côté des générations successives. Aujourd’hui, le travail des archivistes nous restitue ce qu’ils ont patiemment retrouvé des actes et des documents originaux, tandis que les historiens nous expliquent comment, sous le masque du témoignage ou de l’érudition, ce qui s’offre comme mémoire n’est souvent que mythe sophistiqué...

5 En premier lieu Giuseppe Galasso («Trois ans de républiques jacobines en Italie», pp. 25-38) fait l’histoire du terme «giacobino» en italien, appliqué injurieusement tout d’abord par les contre‑révolutionnaires aux fauteurs des républiques italiennes, établies (1796-1799) sous l’égide des armes françaises quand, en France, les jacobins étaient exclus du pouvoir et leur nom officiellement honni. La reprise du terme par l’historiographie successive est donc critiquable mais renvoie à une certaine philosophie politique du Risorgimento qui aimait souligner ainsi une rupture entre l’idée jacobine du peuple «des droits de l’homme et du citoyen», et celle plus proprement italienne du peuple «du droit national». Simultanément se développait l’idée d’une révolution passive imposée par la force des armes par quelques républicains fanatiques ou ingénus dont l’enthousiasme idéaliste n’aurait éveillé aucun écho dans le reste de la société.

6 Anna Maria Rao fait plus précisément le point sur le mythe et l’histoire de la république napolitaine (pp.39‑66). Partant de la fortune rencontrée par ce sujet comme matière d’anectodes romanesques ou bien comme panégyrique de martyrs d’une cause idéalement rattachée à la philosophie politique de certains auteurs (par exemple B.Croce), elle confronte ces approches avec d’autres interprétations apparues récemment sur la base d’une méthode différente de travail. Il suffit de replacer la République napolitaine dans le contexte politique européen qui la génère pour considérer différemment les protagonistes et leur œuvre. Et, comme les travaux récents le démontrent, en lançant systématiquement la recherche sur diverses pistes, beaucoup de faits nouveaux ont émergé, obligeant l’historien à nuancer toute conclusion schématique et tout jugement tranché.

7 Par exemple, Maria Graziay Maiorini (pp.67‑90), en présentant les résultats de travaux sur le détail des manifestations républicaines et des mouvements populaires de réaction des provinces1, déplace inévitablement l’attention du lecteur vers la difficulté

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de synthétiser les faits connus sous la forme d’un jugement politique. Renata De Lorenzo (pp.91‑110) évoque l’histoire de la République napolitaine dans la pensée politique italienne du XIXesiècle, qui après 1821, en a fait un mythe négatif, une erreur à ne pas renouveler. Plus mythiques encore apparaissent les portraits des protagonistes, en particulier les femmes Eleonora Fonseca Pimentel ou Luisa Sanfelice, dont Maria Rosaria Pelizzari (pp.111‑136) suit le développement légendaire depuis les témoignages contemporains jusqu’à l’inspiration artistique récente. Almerinda Di Benedetto (pp. 137-160) analyse un phénomène semblable en se penchant sur l’iconographie de la république. Enfin A. Buccaro nous permet de situer les informations reçues sur les faits déroulés à Naples dans un contexte urbain concret, celui d’une «capitale européenne: architecture et bases de la ville bourgeoise» (pp.161‑176). Par le contraste entre la nudité des documents du catalogue et la complexité des discours historiographiques, se trouve démontée sous nos yeux la machine trompe‑l’œil des faits historiques, qui, loin de parler tout seuls, reçoivent toujours leur inspiration de souffleurs plus ou moins bien cachés.

NOTES

1.Les «sanfedisti» ralliés au cardinal Ruffo qui reconquirent le territoire sur les jacobins italiens et l’armée française.

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Marc‑Antoine Jullien de Paris (1789‑1848). Une biographie politique.

Michèle Benaiteau

RÉFÉRENCE

Eugenio Di Rienzo, Marc‑Antoine Jullien de Paris (1789‑1848). Une biographie politique, Napoli, Guida Editori, 1999, 346 p.

1 On ne peut pas dire que la figure révolutionnaire de Marc‑Antoine Jullien de Paris (pour le distinguer de son père, Jullien de la Drôme) ait été oubliée des historiens. Plusieurs études importantes lui ont été dédiées récemment, dont une biographie en anglais due à Robert R. Palmer et deux articles en français de P. de Vargas. Sur le versant italien il a reçu aussi une bonne dose d’attention, si on considère le portrait tracé par GiorgioVaccarino, les documents publiés par Mario Battaglini, et le volume biographique en italien daté de 1994 que lui a consacré Carlo Pancera. Pourquoi donc une autre biographie? En réalité, comme le titre l’indique il ne s’agit pas d’un ouvrage biographique au sens littéral où l’a entendu C. Pancera, puisque l’étude de E.Di Rienzo ne concerne strictement que la vie et la pensée politiques de Jullien. En outre, cette étude utilise largement les documents manuscrits de Jullien conservés à Moscou, de façon beaucoup plus poussée que ses prédécesseurs, jusqu’à avoir retrouvé des écrits prouvant sans aucun doute que Jullien fut l’auteur de certains documents politiques qui ne lui avaient pas été attribués auparavant. Bien que M.-A. Jullien ait joué un rôle actif de soutien des patriotes italiens de l’époque révolutionnaire, en contradiction avec les intentions mêmes du Directoire, le fil conducteur du livre n’est pas dans ce lien avec l’histoire italienne. Sans entrer en polémique ouverte avec Palmer, cette biographie politique apparaît pourtant clairement conçue pour proposer une interprétation alternative du personnage.

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2 Le volume documente donc l’activité de Julien dans ses divers emplois au service du gouvernement et de l’État, mais en privilégiant particulièrement l’analyse de la forme écrite de cette activité. C’est une exploration exhaustive de la pensée de Jullien qui est entreprise, depuis les rapports et la correspondance qu’il envoya aux membres du gouvernement par devoir de service, jusqu’aux nombreux projets, mémoires, articles de journaux, etc. dus à son initiative personnelle d’homme engagé, en passant par la correspondance privée quand elle contient ses vues politiques. Étant donné l’activisme de l’homme dont la vie ne fut guère distincte de la politique tant qu’il en eut l’occasion, la confrontation entre conduite et idées est facile à faire.

3 Mais, avant tout, précisons que si l’auteur trace un portrait différent de celui peint par Palmer, ce n’est pas pour opposer une réhabilitation morale au jugement de ce dernier qui le condamne à la fois pour fanatisme révolutionnaire et comme opportuniste s’adaptant à tous les régimes afin de jouer un rôle. En évitant le piège du jugement, Di Rienzo se consacre au développement des intentions et des justifications que Jullien lui‑même donna à ses actes et aux événements. Ce n’est pas la personnalité individuelle de Jullien qui en ressort mais le profil du jacobin, de celui qui adhèrait aux principes républicains tels qu’ils furent définis et établis à l’époque. Le suivant pas à pas, Di Rienzo nous montre, qu’en substance, sa conduite fut cohérente avec ses principes et, semblable à celle de tout un groupe d’hommes qui restèrent activement fidèles à la Révolution, assura en quelque sorte la transmission de cet héritage aux générations qui ne l’avaient pas connue.

4 D’ailleurs, que Jullien puisse illustrer le prototype du jacobin, du Montagnard, au point de rester fidèle toute sa vie au même projet de société, cela semble très plausible si l’on considère sa jeunesse. Il fut élevé selon et dans les idées de Rousseau par deux parents pénétrés d’esprit révolutionnaire et tôt convertis au jacobinisme. En 1789, Jullien a 14 ans, est à Paris et fréquente le Palais‑Royal, à 16 ans il est secrétaire de la Société jacobine de Romans fondée par son père, et il fait ses premiers discours publics à la Société jacobine de Paris! À 17 ans on l’envoie comme élève diplomate à Londres et à 18 ans, surmontant la méfiance du général Servan qui le trouve jeune, il s’affirme comme commissaire des guerres... d’avril 1793 à l’été 1794 il multiplie les missions dans les zones atlantiques troublées, où il agit en grande conformité avec les positions de Robespierre. Qu’un homme si jeune occupe un poste de responsabilité n’est pas exceptionnel pendant la Révolution. Apparemment fort énergique et capable, certainement poussé par son père dans la politique, on ne s’étonne pas qu’il ait surtout manifesté une grande capacité de faire écho aux positions de celui qu’il prend pour maître, Robespierre.

5 Thermidor lui vaut un an et demi d’incarcération: il n’ a que 20 ans et il commence une carrière politique d’opposant qui durera toute la vie. Jullien, dans son Journal commencé au Plessis (en prison), baptise la nouvelle ère politique «la mort de la patrie». Même en prison il ne cessa son activité de publiciste et libéré à l’automne 1795, il la continua de plus belle. Parmi les accusations de double jeu portées contre Jullien, il y en a une sur son rôle dans la Conjuration des Égaux. Après avoir fréquenté amicalement au Plessis les hommes qui formèrent le groupe de Égaux, il dénonça leurs plans par la suite. Di Rienzo montre que Jullien se désolidarisa très tôt du groupe par incompatibilité idéologique, restant lui‑même ancré au programme toujours constitutionnel des néojacobins. Ces années sont pour lui terribles, puisqu’il voit s’écrouler tous les piliers de la Révolution et nombreux sont ses écrits de réflexion sur

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cette histoire. Convaincu de la déroute en France, il cherche un espoir du côté des républiques jacobines italiennes jusqu’à ce que son activité politique trop contraire aux ordres du Directoire, en particulier au sujet de la République napolitaine, lui vaille une arrestation.

6 En fait, Jullien resta fidèle à la définition d’une légalité constitutionnelle qu’il ne cessera soit de respecter soit de revendiquer selon ce que la conjoncture offre ou permet. Tel fut le sens de son activité de publiciste sous le Consulat, l’Empire, la Restauration... non sans être plusieurs fois inquiété. Et lorsque la conjoncture politique ne permet plus d’agir aux vieux jacobins de son genre, il s’investit dans la culture scientifique, fondant la Revue encyclopédique ( 1817-1835) qui visait la vulgarisation de toutes les sciences et dont chaque volume analysait régulièrement la production de cinq ou sixpays étrangers et signalait les travaux publiés en vingt-cinq à trente langues diverses grâce à la collaboration des grands centres culturels européens. Il reprenait l’orientation culturelle des Lumières, celle qui avait préparé la Révolution. Pour Di Rienzo, il n’était pas devenu libéral mais retournait aux sources de la pensée sur l’égalité.

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