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ÉRIC FASSIN ET JOANA MASO DEMI-CERCLES À New York, un salon artistique, amical et amoureux, réunit une avant-garde cosmopolite autour de Walter et Louise Arensberg : Henri-Pierre Roché, , , , Charles Demuth, , etc. fig. 1 Roche et Gleizes considèrent avec désapprobation ces fêtes trop arrosées, Juliette Roche, « Brevoort », Un art joyeusement sinistres – et plus encore après la déclaration de guerre. Demi cercle, 1920. de la critique d’art Les années invisibles de Juliette Roche

Quand Juliette Roche arrive à New York en septembre 1915, la presse américaine la reconnaît d’emblée comme une artiste à égalité avec , qu’elle vient d’épouser. Ils quittent la France en guerre pour les États- Unis, pays neutre jusqu’en avril 1917. Début octobre, le couple fait la une du New York Tribune pour parler de la guerre, des journaux et de l’art. Gleizes était déjà bien connu : en 1913, il avait exposé à l’Armory Show où le cubisme faisait scandale. Pourtant, c’est Roche qui s’a!rme dans l’article. Quinze jours plus tard, le même quotidien consacre une pleine page à ces artistes français qui fuient l’Europe en guerre : aux côtés de Jean et Yvonne Crotti, et , on retrouve le couple1. Dans l’article, Roche est « poète autant que peintre ». Or, pendant les années qui suivront à New York, celle-ci semble peu produire, qu’il s’agisse de tableaux ou de poèmes. Ou plutôt, elle n’y exposera jamais, ni ne publiera rien. À la di#érence de Gleizes, elle n’envoie même aucune œuvre aux Indépendants de New York en avril 1917. Pourtant, elle aussi en avait « semé les germes », comme elle l’écrit dans ses Souvenirs2. En outre, de 1906 à la guerre, c’était une habituée du Salon des Indépendants parisien ; elle y exposera de nouveau régulièrement à partir de 1920. Les années new- yorkaises qui suivent son mariage semblent donc marquer une parenthèse dans la production de Roche. Toutefois, c’est précisément pendant ces années invisibles qu’elle transforme la critique d’art en une pratique artistique. C’est ainsi qu’on peut lire ses poèmes visuels et surtout La Minéralisation de Dudley Craving Mac Adam, poème 1 Frederick William Macmonnies, en prose ou nouvelle à clé : elle y brosse un portrait sévère, inséparablement « French Artists Spur on politique et esthétique, de l’avant-garde new-yorkaise. Pour elle, à la di#érence an American Art », New York Tribune, 24 octobre 1915. de ces artistes expatriés, être paci$ste, ce n’est pas faire abstraction de la guerre 2 qui les rattrape d’ailleurs. Roche invente donc une forme de critique face à un Bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou, sous-fonds Juliette cercle qui fait $ des contextes sociaux et politiques, contre un art « hors du Roche, « 1917 ». temps et de l’espace ». 12 ŒUVRES EXPOSÉES

Citation Juliette Roche Saudi derita delesti quam remodit qui rae vitatqu iaectemque porem essunt magnimi liquiaturis “ma dolorepre ” Scènes urbaines

Avant la Première guerre mondiale, Juliette Roche ne se contente pas de représenter des jardins publics parisiens, mais s’intéresse aussi à des espaces qui la confronte à des milieux sociaux parfois éloignés du sien. Le monde a priori prosaïque du négoce l’inspire à plusieurs reprises et elle n’hésite pas à représenter marchandes de draps, épiciers ou bouquinistes sous des traits volontiers caricaturaux. La vision frontale de son Epicerie (cat. 00, p. 00), déjà présente dans son Repos (cat. 00, p. 00), vient renforcer le caractère inquiétant des deux employés qui $xent le spectateur sans aménité. La cliente des Bouquinistes qui se retourne vers nous ne semble guère plus aimable (cat. 00, p. 00). Cet intérêt pour ces lieux populaires d’échanges économiques distingue Juliette Roche de ses prédécesseurs nabis, tout comme celui lié à la pratique sportive : natation La Piscine Deligny (cat. 00, p. 00), patin à roulette, qui fait alors fureur dans les grandes capitales (cat. 00, p. 00), ou même boxe (cat. 00, p. 00). Sur le ring, qu’elle situe pourtant en province, cat. 0 on repère un boxeur noir qui fait sans doute écho Légende à venir, non daté Technique, format aux succès du champion américain Jack Johnson 26 Ardèche

Terre familiale de Juliette Roche, dont le père a d’ailleurs été longtemps un élu respecté, l’Ardèche et plus particulièrement Serrières, où elle a passé une partie de son enfance, tient une place importante dans son inspiration. Avant la guerre, l’artiste peint des scènes de genre et des paysages de la région qui, à vrai dire, ne se distinguent guère stylistiquement de ses œuvres parisiennes. Elle les présente d’ailleurs ensembles à la galerie Bernheim-Jeune en 1914. Dans la continuité des scènes enfantines brossées à Paris, Roche choisit ainsi de représenter un manège installé à la croisée des rues d’un village recomposé, visiblement inspiré par Serrières (cat. 00, p. 00). Disproportionné, au point de rendre lilliputiennes les familles qui se pressent autour de lui, ce manège stylisé frappe par son statisme et sa monumentalité. Traversée par une ligne de chemin de fer et reliée par un pont à Sablons de l’autre côté du Rhône, Serrières est un lieu de communication non négligeable. Représentant la ligne ferroviaire cat. 0 à une dizaine de kilomètres de la petite cité, Légende à venir, non daté Technique, format Juliette Roche s’attache à $gurer un passage à 30 ARDÈCHE 31

cat. 13 cat. 14 Manège, non daté Passage à niveau à Andance, 1911 Huile sur carton, 45,2 × 60,5 cm Huile sur toile, 50 × 61 cm 32 ARDÈCHE 33

cat. 16 cat. 15 Le Tournant du Rhône à Serrières, Serrières, 1911 non daté Huile sur toile, 31 × 90 cm Huile sur toile, 31 × 90 cm 34 CHRONOLOGIE

Citation Juliette Roche Saudi derita delesti quam remodit qui rae vitatqu iaectemque porem essunt magnimi liquiaturis “ma dolorepre ” 52 53

PIERRE GEORGEL Pour un portrait-souvenir

Elle aimait dire, non sans un brin de cabotinage : « Je suis un diplodocus », et, je la trouvai installée dans un des de fait, était l’un des tout derniers survivants de temps héroïques : les belles vastes fauteuils cubiques laqués de années de la Troisième République, où son père bien-aimé était ministre, où blanc qui faisaient bon ménage -- à sa marraine, la Comtesse Gre#ulhe, était une des reines de Paris ; puis, dès l’image de ses intérêts contrastés avant sa rencontre avec Gleizes et a fortiori après, les mémorables débuts -- avec des meubles anciens de de l’art moderne, des Nabis au Cubisme et à l’irruption du premier , où grand goût provenant de l’héritage elle avait fait plus que jouer les comparses. Témoin direct et personnage à Roche. Un peu partout, des part entière d’une prestigieuse histoire, elle recevait encore de loin en loin la poteries d’Anne Dangar ; aux murs visite d’historiens empressés à recueillir ses souvenirs, et ce qui lui restait de ou posés çà et là, des tableaux de son ancienne fortune lui permettait, sinon de poursuivre une vie mondaine sa propre main. Elle m’accueillit dont elle n’avait plus l’âge et avait depuis longtemps perdu le goût, du moins avec une courtoisie légèrement de garder une existence indépendante et raisonnablement animée, entre distante, m’invita à faire mon choix et accepta sans discuter le prix presque fig. 1 l’appartement ensoleillé du boulevard Lannes et le paisible domaine des symbolique que je lui en proposai. Sur quoi, la conversation prit un tour plus Juliette Roche sur le balcon de la maison principale Méjades où elle prenait ses quartiers d’été. Mais le temps avait fait son œuvre, dégagé. Elle s’enquit de la situation du musée, feignit de s’étonner de le voir de Moly-Sabata, la société de sa jeunesse s’était évanouie, Gleizes était mort depuis vingt ans, s’intéresser aux dessins de son époux alors qu’il ne montrait quasiment plus Sablons, vers 1955 ses cadets s’en allaient les uns après les autres. Le beau visage impassible ses peintures, enchaîna sur un plaidoyer très articulé pour une réévaluation que montraient ses photographies d’autrefois avait revêtu le masque de la de l’apport de Gleizes au cubisme, éclipsé par celui de Braque et de Picasso vieillesse, le port altier s’était tassé, et l’antique majordome – le bien nommé (c’était un de ses chevaux de bataille, j’allais souvent l’entendre y revenir). Majesté– avait beau vaquer nonchalamment à son service, la peinture des murs Puis des souvenirs en rafale, ponctués de ré%exions plus ou moins désabusées était défraîchie, les tentures s’e!lochaient, le fouillis des papiers s’accumulait. mais volontiers malicieuses, du ton faussement sentencieux du vieux sage C’est donc une très vieille dame – elle approchait quatre-vingt-onze ans, j’en qui ne prend pas trop son personnage au sérieux. Quand je me levai pour avais presque soixante de moins—qu’il me fut donné de rencontrer un jour de prendre congé, elle parlait depuis plusieurs heures, posément, la voix fatiguée, 1975, puis à maintes reprises jusqu’à sa mort en 1980. J’étais alors conservateur l’élocution et la syntaxe parfaites. au Musée national d’Art moderne, qui se préparait à déménager du Palais de Cette première entrevue était comme l’abrégé de toutes celles qui allaient Tokyo à Beaubourg. Ayant reçu mission de monter un cabinet d’art graphique suivre. Mme Gleizes n’avait pas manqué de m’inviter à revenir, ravie de se à la mesure des nouvelles ambitions de l’institution, et m’attachant en priorité découvrir un nouvel interlocuteur. Devrais-je plutôt dire « un nouvel auditeur » ? à éto#er la part de la génération historique, j’avais pris le parti de m’adresser Pas tout-à-fait. SI elle craignait l’ennui par-dessus tout et ne cachait pas son pendant qu’il en était temps aux derniers détenteurs de fonds d’atelier, dont plaisir à discourir, elle était consciente d’avoir fait le tour de son répertoire Mme Gleizes était de loin la doyenne. (« je rabâche ») et ne rencontrait plus, dans son petit cercle de $dèles surtout L’achat de dessins fut vite conclu. Mme Gleizes avait fait disposer plusieurs composé d’anciens disciples de Gleizes, qu’un silence déférent et admiratif. cartons dans le salon où elle avait l’habitude de se tenir. Introduit par Majesté, Ils étaient loin, les échanges policés de la société des esprits du tournant