Le rôle de la philosophie et des mathématiques dans le design paramétrique en

Mohammed Akazaf, Architecte Doctorant, Centre des Etudes Doctorales, Ecole Nationale d’Architecture de Rabat [email protected] Mouna M’hammedi Professeur Habilité, Centre des Etudes Doctorales, Ecole Nationale d’Architecture de Rabat, [email protected]

Résumé L'architecture a toujours été caractérisée par des relations fortes et systématiques avec les inventions technologiques. Son histoire est bien documentée sur cette oscillation entre art et technique, deux polarités ayant chacune ses préoccupations et ses fondements philosophiques et fonctionnels. Nous sommes actuellement saisis par la diversité et l’originalité de l’architecture contemporaine à travers le monde, une architecture souvent caractérisée par des formes fluides et par des processus de réalisation non-standard. Le but de cet article est de jeter un éclairage sur les relations qui relient l’architecture aux technologies du numérique ; nous allons essayer d'expliquer comment cette mutation, générée par la révolution numérique, a été « co-pilotée » à l'origine par d'autres sciences telles que les mathématiques et la philosophie. Les signes de cette mutation remontent à la fin des années 60, années de l'avènement du microprocesseur et de la découverte en mathématiques d’autres types de géométries non euclidiennes. Il a fallu une vingtaine d’années, qui étaient nécessaires au développement des machines, pour qu'une poignée d'architectes américains adoptent ce qu’ils ont convenue comme la french theory de certains philosophes français pour définir de nouvelles écritures formelles pour l'architecture. L’esthétique architecturale du numérique design est désormais soumise à l'hégémonie de l'algorithme. La nature de celui-ci confère à l'approche conceptuelle de multiples appellations telles que : Morphogenesis, Architecture Génétique, Géométrie Fractale, Design Paramétrique etc. Bien que l'architecture du numérique s'est bien libérée avec la découverte de nouveaux outils de design, mais le chemin pour découvrir de nouveaux outils et procédés de constructions, aux regards de la lenteur d’évolution en CNC appliquée à l’architecture, semble encore long.

Mots-clés : Architecture, design paramétrique, philosophie, mathématique, géométries fractales, design computationnel, design génératif

Abstract Architecture has always been characterized by strong and systematic relationships with technological inventions. Its history is well documented on this oscillation between art and technique, two polarities each having its concerns and its philosophical and functional foundations. The aim of this paper is to shed light on the relationships that link architecture to digital technologies; we will try to explain how this mutation, generated by the digital revolution, was originally "co-piloted" by other sciences such as mathematics and philosophy. Signs of this mutation date back to the late 1960s, when the microprocessor was introduced and when other types of non-Euclidean geometry were discovered in mathematics. The architectural aesthetic of digital design, whose transcendent meaning is linked to its generative logic, is now subject to the hegemony of the algorithm giving to the conceptual approach multiple names such as: Morphogenesis, Genetic Architecture, Fractal Geometry, etc. Although digital architecture has been liberated, but the path to discover new construction tools and processes, in view of the slowness of evolution in CNC applied to architecture, still seems long.

Keywords: Architecture, parametric design, philosophy, mathematics, fractal geometries, computational design, generative design

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1. Introduction

Cette réflexion trouve sa justification dans les questionnements -toujours en suspens- portant sur le devenir de l’architecture et du métier de l’architecte à l’âge du numérique. Selon L’historien de l’architecture Mario Carpo, il faudrait un grand historien, un mathématicien et un philosophe pour expliquer comment et pourquoi cette révolution culturelle marquée par la technologie du numérique a engendré un nouveau style architectural basé sur des lignes et des surfaces lisses et courbes1. Ce questionnement concourt avec les préoccupations de cette recherche et étant convaincu que la prévision du futur est derrière nous, nous comptons nous attarder sur la genèse et les initiatives qui ont été à l’origine de cette révolution en architecture.

Nous sommes effectivement saisis, aujourd’hui par la diversité et l’originalité de l’architecture contemporaine à travers le monde, une architecture souvent caractérisée par des « blobs » fluides et par des processus de réalisation non-standard. Des formes marquées par des courbes audacieuses et exubérantes qui poussent certains architectes à qualifier cette architecture de ou de néobaroque II, des mots qui ont ressurgi durant les années 1990, dans certains discours autour de l’architecture numérique. Le musée Guggenheim de à , constitue l’exemple le plus exposé par tous les protagonistes de cette révolution numérique, dont les conséquences pour le secteur de la construction, sont significatives voire similaires à celles de la révolution industrielle. On date souvent le début du tournant décisif qu’a engendré le numérique en architecture par la réalisation de ce musée à Bilbao en 1997 bien que certaines publications révèlent une origine un peu plus ancienne que cela2. Les conséquences de la révolution numérique devront être perçues de manière similaire à celles de la révolution industrielle, et un parallélisme devra être établit entre le Guggenheim de Bilbao et le Crystal Palace réalisé par Joseph Paxton en 1851, afin de mesurer l’ampleur du tournant esthétique que le numérique est en train de faire subir à l’architecture. Cette comparaison devra éveiller un débat responsable et une comparaison sérieuse qui pointe les aspects de nouveauté et les changements profonds opérés sur les mentalités professionnelles par l’un comme par l’autre.3 La révolution dans le Crystal Palace a ramené un changement aux niveaux des matériaux utilisés certes (l’usage du verre), mais les principes de conception et d’esthétique qui étaient d'usage auparavant sont restés les mêmes. Il a fallu un siècle pour que les bâtiments en verre et en acier soient omniprésents dans les quatre coins du globe. Le numérique est en train de révolutionner la manière de concevoir (Design Computationnel), la manière de collaborer (Building Information Modelling) ainsi que la manière de réaliser (CNC. CAD/CAM/ CFAO)4. De nouvelles compétences et de nouveaux mécanismes professionnels sont en train de voir le jour et de murir à l’issu d’une série d’initiatives isolées nécessitant des efforts d'adaptation colossaux. Ces improvisations sont engagées par des architectes, éparpillés sur la planète, çà et là, sans qu’un cadre juridique, à même de suivre les bouleversements que devra subir l’écosystème professionnel classique, soit établi. Il faut bien admettre que ce qui pilote l’architecture est situé en dehors de l’université et de ses laboratoires de recherches. Se conformer, donc, aux nouvelles exigences de la profession et de son nouveau paradigme de production, ne peut pas s’établir en l’absence d’un enseignement pédagogique actualisé, sans lequel des générations d’architectes seront sacrifiées.

Il est temps de s’accorder que les préoccupations portant sur le style en architecture qui constituaient le ciment qui fédérait les théories homogènes donnant naissance à des courants bien distincts, sont mortes. Ces préoccupations ont cédé la place à d'autres ambitions et challenges qui font de

1 Mario Carpo, The Second Digital Turn : Design beyond Intelligence, Writing Architecture Series, Massachusetts Institute of Technology, 2016. 2 Greg Lynn, Folding In Architecture, Wiley-Academy, 1995. 3 Branko Kolarevic, Architecture in the Digital Age: Design and Manufacturing (New York, NY: Spon Press, 2003). 4 Nous comptons consacrer cet article rien que pour le design.

87 l’architecture ce qu'elle est aujourd'hui. En exploitant ce qu'offre actuellement la technologie à tous les niveaux, l’architecture s'est redéfinie d'autres rêves, d'autres désirs et d’autres caprices.

2. Approche méthodologique

L’approche méthodologique que nous comptons adopter dans ce cadre est une approche qualitative basée sur une démarche inductive. Nous nous baserons sur les textes, les conférences et les publications traitant les problématiques afférentes à l’introduction des technologies du numérique en architecture. Nous analyserons les discours des architectes d’avant-garde afin de dépoussiérer les fondements philosophiques qui leurs servent d’arguments pour justifier une architecture marquée par des connections et des structures si complexes. Nous confrontons aussi leurs propos à d’autres discours antagonistes afin d’essayer de faire émerger d’autres vérités et de s’assurer des catalyseurs qui pilotent la mutation en architecture du numérique. Notre préoccupation de définir la nature de cette mutation est portée par la volonté de rattraper le retard accusé en matière de l’enseignement de l’architecture et de la formation des professionnels ; elle est aussi motivée par le désir d’anticiper l’avenir pour préfigurer un environnement technico-juridique où le numérique sera au service de l’architecte et de son architecture.

Nos variables spécifiques dans cet article sont l’architecture, le numérique, la philosophie et les mathématiques. Nous allons analyser toutes les articulations constructives possibles afin de nuancer entre le particulier et le général. Nous commencerons dans un premier temps par déconstruire tous les préjugés qui attribuent le changement du style en architecture uniquement au numérique pour vérifier, ensuite, à quelle mesure et à quel degré ce constat devrait être validé ou pas. Nous allons analyser à travers une reconstruction chronologique, de cette mutation de l’architecture sous l’égide du numérique, comment s’est cristallisée cette culture du numérique en architecture pour constituer un nouveau paradigme de réflexion et de conception paramétrique, itératif et collaboratif.

3. Résultats

3.1. Genèse et Origine

Nous sommes aujourd’hui incapables d’envisager un processus de production du projet architectural sans faire appel aux technologies numériques. Mais avant de commencer à examiner le potentiel des ordinateurs et des technologies numériques, nous allons établir une lecture chronologique pour comprendre comment somme-nous arrivés à la situation contemporaine.5

L’esprit pluriel impliquant la multiplicité, la variabilité et les formes pliables qui caractérisent l'architecture du numérique trouve son ancrage théorique d’origine dans la philosophie de Gilles Deleuze (1925-1995), l'un des penseurs français les plus influents du XXe siècle6 dont la vision a été adoptée par quelques architectes d’avant-garde aux Etats Unis d’Amérique. Deleuze estime que la réalité et les événements ne sont pas organisés suivant des fils continus, dans une succession ordonnée7. Le « pliage » ou le « pli » est parmi les nombreux termes et concepts, tels que l'affiliation, l'espace lisse et strié, la souplesse et la multiplicité, qui sont attribués aux œuvres et à la vision du monde de Deleuze :

« Le Baroque ne renvoie pas à une essence, mais plutôt à une fonction opératoire, à un trait. Il ne cesse de faire des plis. Il n’invente pas la chose : il y a tous les plis venus d’Orient, les plis grecs, romains, romans, gothiques,

5 Nick Dunn, Digital Fabrication in Architecture (: King, 2012). 6 Kolarevic, Architecture in the Digital Age.2003 7 Gilles Deleuze. A Thousand Plateaus: Capitalism and Schizophrenia. Minneapolis: University of Minnesota Press, 1987.

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classiques... Mais il courbe et recourbe les plis, les pousse à l’infini, pli sur pli, pli selon pli. Le trait du Baroque, c’est le pli qui va à l’infini.».8

Cette vision a été empruntée par des architectes, contemporains tel que Peter Eisenman, Greg Lynn et Bernard Cache,9 Pour justifier une nouvelle esthétique marquée par les plis et les structures connectées et, surtout, pour contester la causalité linéaire omniprésente de la pensée conceptuelle « classique ».

Deleuze n’était pas le seul philosophe à avoir influencé les architectes américains par des paradigmes philosophiques. Il y avait bien avant lui Jaque Derrida, le philosophe français, dont la théorie déconstructiviste a été accueillie par Peter Eisenman, Frank o Gehry, et Daniel Libeskind, et bien d’autres qui ont adopté ce qui est convenu comme la french theory. Ils ont traduit cette théorie en expressions architecturales très controversées. Dans sa construction théorique, Jacques Derrida s'est aperçu de la non légitimité scientifique de certaines modes de pensée qui ont perdu leur argumentaire au regard de la mutation sociale et technologique. En architecture, La trabéation, par exemple, est une technique conceptuelle qui a caractérisé l’architecture depuis la hutte primitive, mais aujourd’hui, celle-ci se voit dépassée avec l’apparition du béton auto-plaçant qui combine une fluidité très liquide et une résistance impressionnante. De ce fait, les principes de verticalité exigée autrefois par la stabilité face aux lois de la pesanteur sont à reconsidérer. Avec la philosophie déconstructiviste, la fenêtre se définit différemment pour assumer son rôle d’éclairage et d’aération et pour participer à la plasticité de l'œuvre et donner naissance à une architectonique dont les caractéristiques dépassent les qualités tridimensionnelles pour rajouter une 4ème dimension, qui est perçue à travers les mouvements suggérés par les formes. L’action d’investir l’espace en lui donnant un sens, pousse toujours les architectes à recourir à des sémantiques et des métaphores qui dégagent des massages codés, et qui interprètent les préoccupations intellectuelles et sociales de leurs temps.

En opposition à l’architecture du numérique, qui se veut fluide et connectée, celle déconstructiviste est caractérisée de Conflit et de Contradiction. L’usage du contraste, souvent utilisé pour décrire cette architecture, réduit sa valeur et prône celle du numérique qui a pris dans ses débuts des appellations comme Blob-architecture ou Blobitecture10. La contradiction et le conflit renvoient d'ailleurs tous les deux au même sens, celui de l’opposition. Le recours à cette sémantique, présente dans l'architecture, est motivé essentiellement par des préoccupations artistiques auxquelles une œuvre d'architecture devra répondre ; d’ailleurs Dennis Boyes, dans son livre Etre et Art lie l’accomplissement d'une œuvre d'art à sa capacité d'exprimer les contradictions qui régissent le fonctionnement humain et celui de ces émotions 11. Ces aspects, auxquels l’architecture est tenue de se conformer, ne sont ni d'ordre technique ni d'ordre philosophique, et ils sont communs à beaucoup d'œuvres arts réparties sur plusieurs courants et plusieurs périodes dans l'histoire.

3.2. Les facteurs de la mutation en architecture

Avant de passer à un discours beaucoup plus technique qui porte sur le numérique en architecture, nous avons tenté dans un premier temps d’assainir les préjugés faisant de la technologie du numérique l’unique élément qui a engendré le changement dans l’architecture contemporaine. Si nous effectuons cette déconstruction/reconstruction, c’est juste pour démontrer que le rôle des technologies du numérique n’est pas à la base de l’évolution en architecture que celle-ci semble tout à fait naturelle, et pour préciser aussi, que le rôle du numérique en tant que « outils », consiste à permettre de

8 Gilles Deleuze, Le pli: Leibniz et le Baroque, Collection « Critique » (Paris: Editions de Minuit, 1988). 9 Bernard Cache est un des rares architectes français qui s’est intéressé à la philosophie du pli de Deleuze. 10 Ce mot a été utilisé pour la première fois par Greg Lynn, dans la revue "Folding In Architecture".1995 11 Dennis Boyes, Etre et Art, Desclée De Brouwer, Ddb.christianis, 1993.

89 sélectionner parmi les plusieurs orientations esthétiques possibles, celle qui semble la plus contextualisée et qui traduit les soucis intellectuels, philosophiques et artistiques de son temps.

La première raison de cette mutation qui semble naturelle et qui reste propre à la condition humaine reste l’ennui provoqué par l’effet de la répétition. L’ennui constitue le premier facteur de mutation vers le «Nouveau». Johann Wolfgang Von Goethe (romancier, dramaturge, poète, scientifique, théoricien de l'art et homme d'État allemand, d’après Wikipédia) disait que «si les singes savaient s’ennuyer, ils pourraient devenir des hommes»12. En effet, à la différence de l’animal, l’ennui fournit à l’homme le sentiment d’éprouver l’insatisfaction dans des situations où rien de son besoin vital ne lui manque. Ce n’est pas un hasard si parmi les synonymes de « l’ennui » figure le désœuvrement, le déplaisir, le crève-cœur et le dégout et parmi ses antonymes la recréation, l’activité, le plaisir, la joie et l’occupation. Ce premier facteur n’est, évidemment, pas spécifique à la mutation de l’architecture du numérique mais il reste commun à l’évolution humaine de manière générale. L’homme se trouve, ainsi, poussé à évoluer et à muter par les programmes qui lui sont offerts par son créateur. Gaston Bachelard estimait que l’homme est une espèce qui a besoin de muter :

« Par les révolutions spirituelles que nécessite l'invention scientifique, l'homme devient une espèce mutante, ou pour mieux dire encore, une espèce qui a besoin de muter, qui souffre de ne pas changer. Spirituellement, l’homme a des besoins de besoins.»13.

L’homme est traumatisé devant la répétition et la multiplicité qui ne dispose d’aucune variabilité, elle lui inspire la stagnation et la mort. La répétition génère un sentiment négatif et non désirable quand elle ne parvient à aucune originalité dans son ensemble14. Gilles Deleuze a dédié tout un ouvrage pour traiter le concept de la différence et son opposition à la répétition :

« ..si la répétition est possible elle est du miracle plutôt que de la loi. Elle est contre la loi…à tout égard la répétition, c’est la transgression15. »

Nous ajouterons qu’elle est contre la loi du Changement qu’Héraclite qualifie comme seule loi permanente dans ce monde (Rien n’est permanent sauf le changement16). La répétition au-delà d'une certaine limite, crée une inflation dans l'originalité de l’artefact, elle simule une stagnation similaire à la ligne horizontale dans un ECG qui annonce la mort d’une personne. Pour illustrer cela, il suffit de prendre le Guggenheim de Bilbao, aussi singulier qu’il soit, et le multiplier tel qu’il est, dans la même ville une dizaine de fois.

Bien que l’adoption d’un style permette de produire des écritures architecturales variées, celles-ci restent le résultat de standards et de corpus de fabrications qui finissent par homogénéiser les productions architecturales dans une aire géographique jusqu’à saturation.

Le deuxième facteur est celui de l’esprit capitaliste qui caractérise la civilisation occidentale depuis l’invention de l’horloge mécanique dans le monastère17. L’obsession de l’ouverture de nouveaux

12 « Annales, notes quotidiennes et annuelles de 1822 à 1825 (1830). - 1 citations - Référence citations », dicocitations.lemonde.fr, http://dicocitations.lemonde.fr/reference_citation/7818/Annales_notes_quotidiennes_et_annuelles_de_1822_a_1825_18 30_.php. 13 Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, vol. 5, Bibliothèque des textes philosophique, 1934. 14 Remy Butler, Rythmes et Répétitions - YouTube, https://www.youtube.com/watch?v=cjiYWdU-pjE. 15 Gilles Deleuze, Différence et répétition (Presse Universitaires de France, Bibliothèque de Philosophie contemporaine, 1968). 16 Héraclite, philosophe grec de la fin du VI siècle av. J.-C. 17 Selon Lewis Mumford c’est L'horloge, et non la machine à vapeur, qui reste la machine-clé de l’ère industrielle moderne.

90 marchés qui caractérise le capitalisme investit l’ennui pour justifier et légitimer la nouveauté des nouveaux produits et procédés qu’il propose dans le marché. Le troisième élément est défini par la force créative et la sensibilité de l'Homme qui dépassent toujours ses capacités d'expression. Il n’est pas à prouver que beaucoup d’aspects relatifs aux sens dont jouit l'être humain sont toujours méconnus. L'esprit humain à chaque fois qu'une nouvelle invention apparait, se voit donner des possibilités supplémentaires pour se faire connaitre en allant au bout de ses rêves et pour vider toutes les charges émotionnelles issues de son indifférence vis-à-vis de son vécu. Régit par la loi du changement, L'Homme évolue toujours pour réceptionner, à chaque fois, les choses de manière différente, ce qui produit des rebondissements différents dans un processus interactif et itératif.

Ces constats placent les technologies du numérique dans le registre d’un système technicien global, réticulé et actif, qui évolue selon ses propres mécanismes, et dont l’évolution est plutôt géométrique et imprévisible que arithmétique et tendancielle. Les technologies du numérique sont des outils d’abord « techniques » et elles sont susceptibles d'être dépassées, dans le futur, par d’autres encore plus bluffantes.

3.3. Le numérique et la nouvelle esthétique en architecture

Nous ferons l’économie de parler des avantages offerts par le numérique en matière d’archivage de transfert, de copie et d’impression, avantages que nous estimons communs à tous les domaines et non seulement la discipline de l’architecture et qui n’impactent pas la nature de l’architecture à vrai dire. Cette fascination du numérique qui reste effectivement attractive s’applique pour d’autres raisons dont nous allons décliner les plus saillantes :

3.3.1. Les surfaces à double courbures, les NURBS et le Bézier Spline

La première fascination de l’architecture pour les technologies du numérique est liée aux nouvelles aptitudes de représentation géométriques permettant l’obtention d’une nouvelle esthétique formelle. Les mécanismes classiques de projections des concepts de projets basés sur la géométrie euclidienne telle que la symétrie, la centralité, la répétition, la rotation, etc., n'intéressent plus les architectes. En dépit de leur utilité, de leur beauté, de leur stabilité, et surtout de leur universalité, les lois d'Euclide se voient écartées par la nécessité esthétique de la « Blobitecture ». Si l’architecture est la cousine de l'architecture comme l’a affirmé Violet le duc, c’est parce que l’architecture reste dépendante de son système génératif et il est tout à fait naturel qu’en changeant de système, la nature des formes produites change aussi. Cette dépendance de la chose à son système a été déjà révélée par Aristote :

«En un autre sens, la cause est la forme et le modèle des choses ; c'est-à-dire la notion qui détermine l'essence de la chose . .. La nature agit par un principe intérieur, tandis que l'art est toujours une cause extérieure à ce qu'il produit ».18

Si nous accordons une grande importance à cet aspect de géométrie générative de la conception, c’est parce qu’il se trouve à la base de la particularité de l’architecture des blobs et parce que les possibilités et les limitations géométriques conditionnent la construction des projets. Le constat pertinent de William Michell a synthétisé ce rapport systématique qui a toujours limité l’architecture durant la phase de construction :

« architects drew what they could build, and built what they could draw"19

18 Aristote, Physique d’Aristote, Leçons sur les Principes Généraux de la Nature, trad. par Barthélémy Saint-Hilaire, Librairie Philosophique de la Drange, vol. II, Chapitre 1, § 3 (Paris, 1862). 19 William J. Mitchell. “Roll Over Euclid: How Frank Gehry Designs and Builds” in J.Fiona Ragheb (ed.), Frank Gehry, Architect. New York: Guggenheim Museum Publications, 2001, pp. 352–363. “Les architectes dessinaient ce qu'il pouvaient construire et construisaient ce qu'il pouvait dessiner”

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Nous admettons que la prédominance de la courbe et des angles pliés et arrondis n'est pas propre à l'architecture du numérique, elle est bien présente dans beaucoup de projets iconiques bien avant cela. L’opéra de Sidney en constitue un exemple pertinent dans ce cadre, le projet a été imaginé par le danois Jorn Utzon en 1957 (1957-1973)20 et il est l'un des plus célèbres bâtiments du 20ème siècle. L’opéra jouit d’une architecture originale et révolutionnaire de son époque, il ressemble à un voilier pour les uns, ou à un coquillage pour les autres. Les projets d’Eero Saarinen (1910-1961), constitue aussi un bon corpus qui démontre de l’usage de la fluidité et des courbes bien avant le numérique.

Les œuvres d’Ero Saarinen tel que le Terminal de l'aéroport international de Washington-Dulles, ou le Terminal 5 de l'aéroport international John-F. Kennedy ou encore le design de la chaise Tulipe, sont des œuvres dont la morphologie reste bien marquée par la courbe et les arrondis. Selon Branko Kolarevic21, l'approche prudente de Saarinen à l'égard de la forme plastique est exemplaire parce qu’elle illustre l'apparente ambivalence des modernistes envers les lignes curvilignes. Quant à Bernard Cache, il a expliqué cette ambivalence, par l’incapacité de Saarinen à identifier la nature et l’usage de cette nouvelle géométrie bien qu’il ait senti son émergence.22

La courbe du passé est différente de celle d'aujourd'hui, celle d’hier est alourdie par une inertie euclidienne, elle était le résultat d’un consensus entre les capacités de perception géométrique d’un architecte et la quête d’une liberté dans un mouvement cherchant une beauté formelle. Les lois de la géométrie euclidienne intervenaient toujours pour se rapprocher de ce virtuel non complètement définit à la base dans l'imaginaire des concepteurs. Ainsi, les courbes aussi belles, aussi sinueuses et élégantes sont inscrites dans des arcs de cercles et d’ellipses iso-planes dont on connait les propriétés de dessin, dont on a les traces courbes et dont on maitrise les techniques de constructions.

Figure 1: Côte à côte Opéra de Sydney de Jorn Utzon à gauche avec une simple courbure et Centre Culturel Heydar Aliyev de Zaha Hadid à droite avec une double courbure. Ce mode opératoire qui consiste à faire projeter une image mentale, aussi désirée dans l’imagination, sur la planche à dessin, selon des assimilations et des approximations géométriques produit une perte qualitative importante. Cet handicape est à l’origine du décalage qui sépare la qualité esthétique du premier geste qui jaillit de l'esprit de l'architecte et sa projection géométrique et technique sur le papier. Que ce soit de manière consciente ou pas, tous les architectes de la vieille école ont été exposés à cette difficulté.

20 « History », Sydney Opera House, consulté le …2018, https://www.sydneyoperahouse.com/content/soh/our- story/sydney-opera-house-history.html. 21 Bernard Cache. Earth Moves. Cambridge: MIT Press, 1995. 22 Kolarevic, Architecture in the Digital Age.2003.

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Figure 2: Les plaques d'acier à double Figure 3: Utilisation de surfaces roulées et à double courbure pour la salle de conférence de courbure dans le pavillon de l'eau (1998), Pays-Bas, la DG Bank (2000), Berlin, Allemagne, architecte Lars Spuybroek / NOX Architects. architecte Gehry Partners.à droite avec une double courbure. Source: Branko kolarevic Architecture in the Digital age Design and manufacturing Edited by. Source: Branko kolarevic Architecture in the Digital age Design and manufacturing Edited by.

Le deuxième handicap est lié aux difficultés de la construction. Les masses sont souvent inscrites dans des formes géométriques primitives, élémentaires pour des raisons de faisabilité du coffrage et du coulage. Ce paradigme simpliste produit des formes facilement identifiables, qui sont saisies et dominées par la perception, ce qui ne produit chez l'observateur que peu de satisfaction qui reste temporaire. Au demeurant, l'ennui finit par produire des sentiments de rejet à cause de l'absence d'une d'esthétique défiante. L’exemple le plus représentatif, encore une fois, est celui du Musée de Guggenheim de Bilbao de l’architecte Frank Gehry. Le projet bien qu'il reste identifiable par la richesse de ses lignes et ses emboitements sculpturaux, se refuse d’être mémorable ou d’être dominé par la perception. Son côté plastique lui permet d'échapper à la rigidité euclidienne et de s'exposer à la vue de l’observateur, pour prendre, à chaque rencontre une manifestation différente.

Pourquoi les courbures sont si présentes dans l'architecture du numérique ? Et qu'est ce qui rend l'architecture aussi subjuguée par les courbures plus que jamais ? Qu’est ce qui rend ce retour à la courbure permise par le logiciel aussi attractif?

Avec les possibilités de l’algorithme, les propriétés de la courbe commandée par Spline et par Béziers23, offrent une nouvelle richesse esthétique beaucoup plus intéressante. Le rayon des tronçons de cercles qui se joignent pour former la courbe change de manière continue et donne plus de douceur et de finesse. Or dans la géométrie classique la courbe est issue, juste, d'un d'assemblage de trois ou quatre (10 maximum) arcs de cercles dont le centre est défini. Sans le logiciel il est impossible de tracer une courbure formée d’une infinité d’arcs de cercles. Voilà comment l’infini est devenu non seulement atteignable par l'algorithme mais surtout paramétrable et maîtrisable.

23 Les courbes de Bézier sont des courbes polynomiales paramétriques décrites pour la première fois en 1962 par Pierre Bézier (ingénieur Arts et Métiers et Supélec à la régie Renault dans les années 1950). Wikipédia

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Quel est le sens phénoménologique qui transcendait la courbe dans la géométrie Euclidienne particulière et celui qui la transcende dans la géométrie topologique ? Le retour à la courbe est porté par une mutation technologique qui a, à la fois, nourri et facilité la perception et qui est en train de faciliter leurs rebondissements sur le réel. La nature des courbes infinies dans leur définition jaillit comme une conspiration universelle à des rêves tant emprisonnés. La filière de production conceptuelle, qui donnait naissances à des artefacts architecturaux, empruntait une voie où se faisant beaucoup de déperditions qualitatives. L’architecte quand il cherchait l’original ne parvenait jamais à projeter son imaginaire, il procédait par une série d’approximations que ce soit lors de la réflexion, lors de la projection de dessin ou lors de la construction. Le décalage entre le rêve et la réalité était important au point que le projet réalisé ne constitue qu'un symbole ou un avatar du projet initialement pensé. Cette potentialité des courbes NURBS dotées d’une continuité variable et douce, génère multiplicité, diversité, plusieurs angle de beauté, plusieurs profils aussi convainquant l’un que l'autre. Ce potentiel donne la possibilité d'interpeller la perception à chaque fois différemment; d’où l’esthétique défiante qui se refuse à la domination.

Figure 4: Greg Lynn, courbe obtenue par géométrie Euclidienne en haut et courbe Spline obtenue par des Bézier Spline, telles qu’utilisées par les logiciels de modélisation 3D (en bas). La courbe en haut est composée de 9 fragments d’arcs de cercles alors que la courbe Spline est composée d’infinité d’arcs. Source: G. Lynn, Animate Form, 1999, p.21. © Greg Lynn.

3.3.2. Le Design computationnel génératif

Le deuxième élément attractif est lié à de nouvelles aptitudes de conception et de composition. Il s’agit du Design Génératif basé sur la morphogensis, la tectonique, les L-système et la géométrie fractale comme nouvelle approche du design. Ce sont des opérations computationnelles durant lesquelles les logiciels ne sont plus des outils de représentation destinés à la visualisation mais fonctionnent comme des outils générateurs par la dérivation des masses et des formes. C’est à ce niveau où le processus cognitif de réflexion classique et linéaire se voit bousculé, opérant ainsi un balancement décisif dans les modes de conception du design en architecture. En s'éloignant radicalement des traditions et normes séculaires de la conception architecturale, les formes générées numériquement ne sont ni conçues ni dessinées comme le voudraient le paradigme traditionnel, mais elles sont obtenues par des méthodes de calcul génératif qui sont choisies par le concepteur. Ainsi, au lieu de modéliser une forme externe, les concepteurs articulent une logique générative interne, par le

94 choix d’une règle ou l’écriture d’un code de script qui produit ensuite, de manière automatique, une gamme de possibilités à partir desquelles il pourrait choisir une proposition formelle appropriée pour un développement ultérieur. C’est une des possibilités offertes aujourd’hui par la machine, et qui reste la plus originale et la plus révélatrice des changements importants qui s’amènent en Architecture. Nous parlons désormais de l’algébrisation de l’architecture, du design computationnel où le rôle de l’algorithme dépasse la représentation de la réalité virtuelle pensée mais participe dans sa fabrication.

Pour comprendre comment cela s’est établi en architecture, il faut remonter à l’année 1968, (une année avant l’invention du microprocesseur par un ingénieur et un physicien d'Intel : Marcian Hoff et Federico Faggin)24, quand un biologiste angrois nommé Aristid Lindenmayer (1925-1989) a introduit un formalisme pour simuler le développement d’organismes multicellulaires, qui a été convenu par la suite sous l’appellation du L-Systems25.

Figure 5 : L’interprétation visuelle du processus mathématique de la production de la courbe du flocon de neige avec 3 étapes de dérivations.

Ce formalisme, étant étroitement lié aux langages formels, a suscité l’intérêt immédiat des théoriciens dans les sciences de l’informatique. Son développement qui a été suivi par des applications dans la modélisation des plantes, a pris une ampleur révolutionnaire après 1984, lorsque, Alvy Ray Smith a introduit des techniques d'infographie de pointe pour visualiser les structures et les processus modélisés.26

24 Alain Binet, Le Second xxe siècle (1939-2000), Paris, Ellipses, 2003, p.208 25 A. Lindenmayer. Mathematical models for cellular interaction in development, Parts I and II. Journal of Theoretical Biology, 18:280–315, 1968. 26 Alvy Ray Smith, « Plants Fractals and Formal Languages. », Computer Graphics, juillet 1984, http://alvyray.com/Papers/CG/PlantsFractalsandFormalLanguages.pdf.

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Figure 6 : le premier formalisme des plantes par algorithme sur écran d’ordinateur (Alvy Ray Smith).

Les effets qui sont, désormais, appliqués à la matérialité et à la forme, par le logiciel, ne sont pas plastiques mais sont des lois mathématiques transcrites dans des scripts qui les font subir aux formes. Le logiciel 3d studio Max et le module de Dynamo pour Revit constituent tous les deux des exemples pertinents pour illustrer ce niveau du computationnel design. On ne procède plus dans ce processus par la détermination de la masse, de la peau ou de l'enveloppe mais on commence par définir la règle intérieure de la « tectonique » qui commande vers l’extérieur des manifestations morphologiques.

Figure 7 : Structure variées d’arbres générés par un paramétrique DOL-Systeme avec différentes valeurs des constantes.

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Ce processus paramétrable donne une multitude de résultats morphologiques qui permettent à l'architecte de faire des validations par phase et selon un avancement très contrôlé. Les relations classiques qui lient les représentations du dessin au design se voient ébranlées, voire même rompues aux regards des possibilités infinies que le computationnel design offre actuellement. Le plan ne génère plus la façade et la coupe se dote d'un rôle purement analytique27. Une partie de la théorie de Philippe Boudon en architecturologie notamment celle se rapportant au plan générateur est à reconsidérer dans ce nouveau paradigme génératif du design.

3.3.3. La variabilité infinie de masse

Le troisième élément attractif, et qui rime à son tour avec les visions de Deleuze, relève de la variabilité infinie selon une ressemblance. Les grilles, les répétitions et les symétries perdent leurs raisons d’être car la variabilité infinie devient aussi réalisable que la modularité et que la personnalisation de masse présente des alternatives à la production de masse28. Les anciens principes de composition se voient neutralisés, aussi classiques soient-ils, ils permettaient de structurer, d’occuper, de remplir, d’harmoniser, et d’unifier les éléments d’une conception. Ils permettaient aussi de réguler la disproportion qui peut surgir de l’union d’un élément avec le tout. Apparemment ces éléments de composition gênent l’architecture, elle ne les supporte plus. La répétition tue, on ne sait pas où est ce qu'on s'arrête et elle est synonyme de limite, il n'y a pas d'évolution dans la répétition qu'on devra toujours distinguer du rythme. Quant à la symétrie, elle rappelle la monarchie, une seule source de commandement où tout est ramené à une seule référence qui est l'axe ou le centre de symétrie. Ce n’est pas un hasard si l’esprit de l'architecture contemporaine qui se veut libre, équitable, durable, a du mal à coexister avec ces principes.

Figure 8 : Tutoriel Grasshopper », Maison paramétrique - Tutoriels Rhino Grasshopper (blog), de Mohamed Yazdi.

Au design cohérent, unifié, reconnaissable et perceptible, le computationnel design offre une variabilité aussi bien infinie que la répétition monotone, il produit une dialectique architecturale diversifiée mais unifiée par son obéissance aux mêmes scripts générateurs. Dans la multitude des formes, produites avec ce paradigme de la variabilité infinie, on ne peut identifier aucune copie identique si ce n’est des ressemblances et des similitudes formelles perçues grâce au référentiel du gène qui s’applique à toutes les formes. Le computationnel permet une contextualisation à laquelle l’architecture ne cesse d’aspirer et si cette contextualisation s’est manifestée par l'acier, le verre, le béton dans l'architecture moderne, elle est en train de le faire aujourd'hui moyennant un formalisme computationnel.

27 Kolarevic, Architecture in the Digital Age.2003 28 Ibid.

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4. Conclusion

L’algorithme mathématique combiné au transistor sont dominants aujourd’hui, ils embarquent dans leur train de mutation tous les domaines. L’architecture ne fait pas l’exception bien qu'elle constitue la dernière forteresse qui résiste face à cette conquête. Elle se voit imposée une nouvelle géométrie séduisante, dont les lois et les mécanismes sont aussi mathématiques et universels que ceux et celles de la géométrie classique d’Euclide.

Le paradigme du design génératif par le computationnel permet à l’algorithme de concurrencer l’architecte dans son rôle de créateur. Les compositions et formes obtenues à l’issu de ce mode conceptuel sont le résultat d’une intelligence hybride (analogique et numérique). Ces compositions apparaissent souvent comme des résultats surprenants et non attendus face auxquels l’architecte demeure comme un spectateur et non comme un acteur.

Le paradigme de la variabilité de masse obtenu par le computationnel a été perçu par les architectes de l’avant-garde numérique comme une échappatoire au paradigme de la standardisation de masse qui a neutralisé les architectes et qui n’a été bénéfique que pour les entreprises de la manufacture.

Il faut s’attendre à un futur plus intelligent et plus connecté où l’information transmise par les surfaces vers l'environnement deviendra plus importante que les aspects formels et esthétiques. La prédominance actuelle de l'esthétique reculera au profit du nombre et des mathématiques. L’esthétique, faute de se définir des théories universelles, à même de lui procurer une grande longévité, se verra absorbée par la machine rationnelle de l’algorithme mathématique. L’esthétique en Architecture a erré depuis très longtemps, à gauche et à droite sans vraiment atteindre au-delà d’une beauté subjective et le plus souvent éphémère, un argumentaire indispensable pour la condition humaine.

Ainsi dans un futur dominé par le nombre, par l’information, par la multiplicité, par l'optimisation, par la gestion automatique des énergies et du confort, par les objets connectés, par l’homme dont les yeux restent fixés plusieurs heures sur son smartphone, qui se souciera de la forme ou de l'esthétique. Ce n’est surtout pas le rôle de la machine ou de l’algorithme qui est inquiétant dans cette révolution mais c'est la grande vitesse qui fait défiler les nouveautés sans pour autant que ces nouveautés soient complètement consommées et digérées. Nous sommes saisis par cette vitesse.

La dématérialisation est en train de tuer le présent. Si ces multiples effets ont été déjà signalés par plusieurs penseurs (Aristote, Heidegger, Jacques Ellul, Bertrand Giles, John Crary..) personne ne pouvait en mesurer l'ampleur et l’impact qui se cristallisent jour après jour dans notre quotidien. Comme toute technique, la dématérialisation qui constitue une des nouveautés apportées par l'ordinateur agit essentiellement sur le temps et sur l’espace. Elle rend le présent insignifiant en le remplaçant soit par un futur qui installe une anxiété chronique, soit en forçant un voyage nostalgique dans le passé ; du coup il n’y a plus de présent, il n'y a que le futur avec quelques moments du passé. Le philosophe français Bernard Stiegler qualifie les effets du numérique de disrupteurs, un concept qui définit l'incapacité à suivre et à se synchroniser avec les nouveautés qui surgissent de temps à autre de cette technologie du numérique devenue ubiquitaire. Ce changement accéléré qui frappe l’écosystème technicien ne va pas sans répercussions sur le métier de l’architecte ainsi que sur le processus de production du projet architectural qui tente toujours d’abandonner le paradigme du workflow linéaire et chronologique pour un autre réticulé, paramétrable et interopérable de manière instantanée. Cette réalité est constatée dans la mise à jour des programmes qu’effectuent les éditeurs de programmes régulièrement. Beaucoup de modules sont rajoutés chaque année et font l’éloge de la dernière version du logiciel sans que les précédentes soient maitrisées et utilisées. Les phénomènes technologiques se défilent dans un enchaînement non linéaire et selon une vitesse qu'ils ne laissent

98 même pas le temps aux philosophes, chroniqueurs, sociologues, psychologie pour en étudier l’impact et d’en mitiger les risques.

Références bibliographiques

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