Mon Ami Jean Giraudoux Souvenirs

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Mon Ami Jean Giraudoux Souvenirs MICHEL AI.BEAUX-FER.NET MON AMI JEAN GIRAUDOUX SOUVENIRS III 'armistice est signé. A Paris, le ciel chargé de nuages lourds pèse sur les rues silencieuses. Que pense Jean Giraudoux de notre écrasement, de l'humi• liation du régime de Vichy ? Aucun de nos amis communs ne peut le dire. Nous apprenons simplement qu'on l'a vu à Vichy plusieurs fois se rendant à l'hôtel du Parc où s'est replié le per• sonnel du Quai d'Orsay ; lui-même a logé un temps à l'hôtel Trianon. Il a joué au bridge, sans entrain ; il paraît détaché du monde, il répète à plusieurs amis : « Les Français ont été battus, non la France. » A l'automne nous apprenons qu'il a refusé le poste de mi• nistre de France à Athènes. Dans la détresse où nous laissait le brutal et inattendu effon• drement de la IIP République, je me demandais avec inquiétude quelle serait la position des autorités d'occupation vis-à-vis de Giraudoux. Elles ne pouvaient méconnaître ni la notoriété de l'écrivain ni sa connaissance approfondie de l'Allemagne. Mais ! Son pre• mier grand roman, Siegfried et le Limousin, décrit sans bienveil• lance des personnages allemands aussi bien que des paysages et des villes dans lesquels l'auteur a vécu. Sa première pièce, Sieg• fried, avait suscité certains remous outre-Rhin : « Comment appa- MON AMI JEAN GIRAUDOUX 57 raissons-nous ? claquant des talons..., le héros n'a absolument pas les pieds sur terre..., ténébreuse démonie, persiflage. » Sans doute Sieburg avait-il déclaré : « Siegfried n'est pas un Allemand, il est tout au plus l'incarnation de l'image qu'un Français intelligent et sensible peut se faire de l'Allemagne. » Sans doute aussi, en 1932, le théâtre municipal de Bonn avait-il monté la pièce, mais avec un succès médiocre : cinq représentations. Que pensent les militaires allemands du combattant de 14- 18, auteur de souvenirs de guerre si vivants mais germano• phobes et ressentant « cette haine pour l'injustice et l'Alle• magne que tous les Français ont ressentie pendant cinq ans » ? Comment apprécient-ils l'ancien chef d'information et de presse du ministère des Affaires étrangères, créateur du Pariser Corres- pondenzblatt, du diplomate boîte à idées, devenu commissaire gé• néral à l'Information de juillet 1939 à mai 1940, dénonçant « ce personnage de conte maudit, cet apprenti sorcier : Hitler » ?... u mois de mars 41, je trouve dans mon courrier une enveloppe A de l'hôtel Bristol où je reconnais l'écriture de Jean Girau• doux ! « J'aurais été très heureux, pour bien des raisons, m'écrit- il, de vous voir un peu longuement pendant mon séjour à Paris. Ce sera pour bientôt, j'espère, car mes sentiments ne s'accommodent pas de ce long silence... » Je suis désolé d'avoir manqué son appel téléphonique. Quelques semaines plus tard, dînant à Neuilly chez mes amis Polignac, je trouve Jean Giraudoux dans le salon ; il est pelotonné dans un fauteuil comme s'il avait froid. Il se lève avec une sou• plesse qui contraste avec l'amertume pétrifiée de son visage, il a maigri, ses tempes se sont creusées, le regard est lointain, le nez est effilé, le menton est aigu. D'une voix terne, il évoque le pays massacré, l'exil volontaire de son fils. Aux questions que lui pose Mme de Polignac, il répond sur un ton harassé, puis avec une sorte d'indifférence polie. Vers dix heures, nous marchons ensemble jusqu'à la station de métro Sablons ; pendant le trajet, il me dit qu'il loge à l'hôtel et qu'il ne veut voir personne : « Les gens sont devenus laids par dépersonnalisation, mieux vaut les ignorer... » Le lendemain, il me téléphone : il viendra déjeuner si je suis seul chez moi. Il arrive avant l'heure convenue ; tout de suite, il 58 MON AMI JEAN GIRAUDOUX me dit son désarroi : « Sans doute, je vivrai ici et j'irai sans diffi• cultés en zone non occupée ; les Allemands me connaissent, mes pièces ont été traduites et jouées à Berlin. Mais leurs uniformes font mal, on voudrait être doué d'un regard qui les effacerait à volonté. Mon fils est parti et je suis sans nouvelles. Sa mère sup• porte mal la vie actuelle ; je ne veux rien lui demander. A l'hôtel, on se sent moins sensible et pourtant on ne peut pas demeurer impassible. J'aurais pu quitter la France, mais pour cela il faudrait moins l'aimer. » Il enlève ses lunettes de myope ; il en essuie les verres puis m'observe avec inquiétude, et je vois le regard le plus terne, le plus décoloré, le plus délavé que j'aie jamais vu. Il fait quelques pas. Je parle de Pétain avec précaution : « Son rôle me parait difficile, dit Giraudoux, car il est mal posé : comment enseigner à la France un avenir national en lui répétant qu'elle a démérité et qu'elle a la mémoire courte ? » Il se rassoit : « Le Maréchal est âgé, mais il a su s'entourer de personnalités qui ont fait leurs preuves. Nous n'avons rien à renier de notre attitude sur le plan international ; nous avons tout fait pour éviter la guerre et respecter nos engagements. Maintenant... Maintenant il faudrait derrière le nazisme, retrouver, contacter la vraie Allemagne, celle du romantisme, celle du seul romantisme oit s'incarne l'âme allemande. » Repensant à ce monologue, je revois son visage subitement détendu qu'animait un sourire ironique. Ma méconnaissance, quasi totale, du romantisme allemand avait dû me donner un air penaud, et Giraudoux s'en amusait visiblement. Ne voulant pas laisser à l'Allemagne son monopole poétique, je plaidais pour Vigny, pour Victor Hugo, pour Lamar• tine ; je citais quelques vers des uns ou des autres : il hochait la tête avec commisération. « C'est une époque, disait-il, elle n'a pas eu de descendants. » Je parlais de Banville, de Rostand, je racon• tais qu'en classe de seconde mes camarades et moi-même appre• nions des tirades entières de Cyrano de Bergerac et je commen• çais celle des « non merci ! » ; je n'allai pas loin : chaque vers provoquait chez lui une mimique moqueuse. « Ne pas monter bien haut peut-être... (il se dresse sur ses jambes, lève les yeux au plafond) ... mais tout seul ! » (il se rassoit d'un air accablé puis, narquois : « pas haut », sûrement ! et « tout seul »... heureusement !) MON AMI JEAN GIRAUDOUX 59 u cours des mois suivants, je vis Giraudoux par périodes, A coupées — me semblait-il, car il parlait peu de son mode d'existence — de séjours auprès de sa mère et de son frère ; il se rendait à Cusset par le train et passait sans incidents la zone de démarcation. Nous dînions parfois chez lui quai d'Orsay où il n'habitait pas ; je le trouvais triste, affichant une sécheresse sans désinvolture et sans pose, conversant avec une apparente non• chalance sur des sujets divers dont la guerre était apparemment exclue. Un soir, je partis vers 11 heures ; il me rejoignit dans l'escalier : « Ne manquons pas le dernier métro », me dit-il. Sur le pont de l'Aima, il ralentit le pas, me prit par le bras et se tint un long moment immobile ; je me demandais avec curio• sité s'il allait me confier quelque événement important sur la guerre. Je le regardais : il fixait la Seine et les quais avec extase. D'une voix sourde, il expliquait : « Notre-Dame, l'île de la Cité, l'Institut, le Panthéon : voyez comme le ciel est clair ; jamais l'on n'a si bien vu les étoiles ; ce calme, cette grandeur, voilà le passé de la France. » M'entraînant de l'autre côté de la chaussée, il poursuivit : « Ces nuages lourds, ces usines, ce lointain, ces nuances rougeâ- tres, cette sorte de bourdonnement... l'avenir, les usines, le sur• peuplement, l'encombrement, la fin d'une civilisation, la fin de tout peut-être... tout ce que nous avons aimé, défendu avec nos moyens propres et qui maintenant, pour combien de temps... » u printemps 1942, je vois Giraudoux à son retour de Suisse. A « Ce fut une évasion, me dit-il, et pas seulement dans le pré• sent... dans le passé aussi : on se croit, par moments, aux jours in• souciants d'avant la guerre. J'ai fait une conférence comme avant la guerre. J'ai parlé du théâtre, comme avant la guerre. C'est la seule façon d'appeler l'avenir. » Il fixe d'un regard triste le mur : « J'ai écrit à Jouvet au Brésil. Je lui ai envoyé une petite pièce ; nous la verrons à son retour : il y a un rôle pour Madeleine et pour lui. » Je pose quelques questions. Il sourit et me dit : « Jouvet joue le rôle d'Apollon, le dieu de la lumière. On m'a dit que l'acadé• micien Claude Farrère prétend, par la seule puissance de son re- 60 MON AMI JEAN GIRAUDOUX gard, agir sur les boutons électriques : cela ne marche pas. Jouvet lui, le fera. » Il promet de me donner sa conférence. Je ne l'ai lue qu'après sa mort, quand elle fut éditée à Neuchâtel en 1947 sous le titre de Visitations. Pour la première fois — et, hélas ! pour la dernière — il parle de lui et le reconnaît avec simplicité. « En cette semaine de février, qui est la première que je passe hors de mon pays depuis quinze mois tragiques... pour la première fois je parle devant un auditoire de mon théâtre et de moi-même ; ce n'est pas pour payer une contribution d'égoïsme ou de sacrifice à l'actualité littéraire mais pour me donner à ce relâchement et à cette confidence ami• cale dont je n'ai jamais savouré plus le charme que sur le bord d'un de vos lacs.
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