<<

MICHEL AI.BEAUX-FER.NET

MON AMI JEAN GIRAUDOUX

SOUVENIRS III

'armistice est signé. A , le ciel chargé de nuages lourds pèse sur les rues silencieuses. Que pense Jean Giraudoux de notre écrasement, de l'humi• liation du régime de Vichy ? Aucun de nos amis communs ne peut le dire. Nous apprenons simplement qu'on l'a vu à Vichy plusieurs fois se rendant à l'hôtel du Parc où s'est replié le per• sonnel du Quai d'Orsay ; lui-même a logé un temps à l'hôtel Trianon. Il a joué au bridge, sans entrain ; il paraît détaché du monde, il répète à plusieurs amis : « Les Français ont été battus, non la France. » A l'automne nous apprenons qu'il a refusé le poste de mi• nistre de France à Athènes. Dans la détresse où nous laissait le brutal et inattendu effon• drement de la IIP République, je me demandais avec inquiétude quelle serait la position des autorités d'occupation vis-à-vis de Giraudoux. Elles ne pouvaient méconnaître ni la notoriété de l'écrivain ni sa connaissance approfondie de l'Allemagne. Mais ! Son pre• mier grand roman, Siegfried et le Limousin, décrit sans bienveil• lance des personnages allemands aussi bien que des paysages et des villes dans lesquels l'auteur a vécu. Sa première pièce, Sieg• fried, avait suscité certains remous outre-Rhin : « Comment appa- MON AMI JEAN GIRAUDOUX 57 raissons-nous ? claquant des talons..., le héros n'a absolument pas les pieds sur terre..., ténébreuse démonie, persiflage. » Sans doute Sieburg avait-il déclaré : « Siegfried n'est pas un Allemand, il est tout au plus l'incarnation de l'image qu'un Français intelligent et sensible peut se faire de l'Allemagne. » Sans doute aussi, en 1932, le théâtre municipal de Bonn avait-il monté la pièce, mais avec un succès médiocre : cinq représentations. Que pensent les militaires allemands du combattant de 14- 18, auteur de souvenirs de guerre si vivants mais germano• phobes et ressentant « cette haine pour l'injustice et l'Alle• magne que tous les Français ont ressentie pendant cinq ans » ? Comment apprécient-ils l'ancien chef d'information et de presse du ministère des Affaires étrangères, créateur du Pariser Corres- pondenzblatt, du diplomate boîte à idées, devenu commissaire gé• néral à l'Information de juillet 1939 à mai 1940, dénonçant « ce personnage de conte maudit, cet apprenti sorcier : Hitler » ?...

u mois de mars 41, je trouve dans mon courrier une enveloppe A de l'hôtel Bristol où je reconnais l'écriture de Jean Girau• doux ! « J'aurais été très heureux, pour bien des raisons, m'écrit- il, de vous voir un peu longuement pendant mon séjour à Paris. Ce sera pour bientôt, j'espère, car mes sentiments ne s'accommodent pas de ce long silence... » Je suis désolé d'avoir manqué son appel téléphonique. Quelques semaines plus tard, dînant à Neuilly chez mes amis Polignac, je trouve Jean Giraudoux dans le salon ; il est pelotonné dans un fauteuil comme s'il avait froid. Il se lève avec une sou• plesse qui contraste avec l'amertume pétrifiée de son visage, il a maigri, ses tempes se sont creusées, le regard est lointain, le nez est effilé, le menton est aigu. D'une voix terne, il évoque le pays massacré, l'exil volontaire de son fils. Aux questions que lui pose Mme de Polignac, il répond sur un ton harassé, puis avec une sorte d'indifférence polie. Vers dix heures, nous marchons ensemble jusqu'à la station de métro Sablons ; pendant le trajet, il me dit qu'il loge à l'hôtel et qu'il ne veut voir personne : « Les gens sont devenus laids par dépersonnalisation, mieux vaut les ignorer... » Le lendemain, il me téléphone : il viendra déjeuner si je suis seul chez moi. Il arrive avant l'heure convenue ; tout de suite, il 58 MON AMI JEAN GIRAUDOUX

me dit son désarroi : « Sans doute, je vivrai ici et j'irai sans diffi• cultés en zone non occupée ; les Allemands me connaissent, mes pièces ont été traduites et jouées à Berlin. Mais leurs uniformes font mal, on voudrait être doué d'un regard qui les effacerait à volonté. Mon fils est parti et je suis sans nouvelles. Sa mère sup• porte mal la vie actuelle ; je ne veux rien lui demander. A l'hôtel, on se sent moins sensible et pourtant on ne peut pas demeurer impassible. J'aurais pu quitter la France, mais pour cela il faudrait moins l'aimer. » Il enlève ses lunettes de myope ; il en essuie les verres puis m'observe avec inquiétude, et je vois le regard le plus terne, le plus décoloré, le plus délavé que j'aie jamais vu. Il fait quelques pas. Je parle de Pétain avec précaution : « Son rôle me parait difficile, dit Giraudoux, car il est mal posé : comment enseigner à la France un avenir national en lui répétant qu'elle a démérité et qu'elle a la mémoire courte ? » Il se rassoit : « Le Maréchal est âgé, mais il a su s'entourer de personnalités qui ont fait leurs preuves. Nous n'avons rien à renier de notre attitude sur le plan international ; nous avons tout fait pour éviter la guerre et respecter nos engagements. Maintenant... Maintenant il faudrait derrière le nazisme, retrouver, contacter la vraie Allemagne, celle du romantisme, celle du seul romantisme oit s'incarne l'âme allemande. » Repensant à ce monologue, je revois son visage subitement détendu qu'animait un sourire ironique. Ma méconnaissance, quasi totale, du romantisme allemand avait dû me donner un air penaud, et Giraudoux s'en amusait visiblement. Ne voulant pas laisser à l'Allemagne son monopole poétique, je plaidais pour Vigny, pour Victor Hugo, pour Lamar• tine ; je citais quelques vers des uns ou des autres : il hochait la tête avec commisération. « C'est une époque, disait-il, elle n'a pas eu de descendants. » Je parlais de Banville, de Rostand, je racon• tais qu'en classe de seconde mes camarades et moi-même appre• nions des tirades entières de Cyrano de Bergerac et je commen• çais celle des « non merci ! » ; je n'allai pas loin : chaque vers provoquait chez lui une mimique moqueuse. « Ne pas monter bien haut peut-être... (il se dresse sur ses jambes, lève les yeux au plafond) ... mais tout seul ! » (il se rassoit d'un air accablé puis, narquois : « pas haut », sûrement ! et « tout seul »... heureusement !) MON AMI JEAN GIRAUDOUX 59

u cours des mois suivants, je vis Giraudoux par périodes, A coupées — me semblait-il, car il parlait peu de son mode d'existence — de séjours auprès de sa mère et de son frère ; il se rendait à Cusset par le train et passait sans incidents la zone de démarcation. Nous dînions parfois chez lui quai d'Orsay où il n'habitait pas ; je le trouvais triste, affichant une sécheresse sans désinvolture et sans pose, conversant avec une apparente non• chalance sur des sujets divers dont la guerre était apparemment exclue. Un soir, je partis vers 11 heures ; il me rejoignit dans l'escalier : « Ne manquons pas le dernier métro », me dit-il. Sur le pont de l'Aima, il ralentit le pas, me prit par le bras et se tint un long moment immobile ; je me demandais avec curio• sité s'il allait me confier quelque événement important sur la guerre. Je le regardais : il fixait la Seine et les quais avec extase. D'une voix sourde, il expliquait : « Notre-Dame, l'île de la Cité, l'Institut, le Panthéon : voyez comme le ciel est clair ; jamais l'on n'a si bien vu les étoiles ; ce calme, cette grandeur, voilà le passé de la France. » M'entraînant de l'autre côté de la chaussée, il poursuivit : « Ces nuages lourds, ces usines, ce lointain, ces nuances rougeâ- tres, cette sorte de bourdonnement... l'avenir, les usines, le sur• peuplement, l'encombrement, la fin d'une civilisation, la fin de tout peut-être... tout ce que nous avons aimé, défendu avec nos moyens propres et qui maintenant, pour combien de temps... »

u printemps 1942, je vois Giraudoux à son retour de Suisse. A « Ce fut une évasion, me dit-il, et pas seulement dans le pré• sent... dans le passé aussi : on se croit, par moments, aux jours in• souciants d'avant la guerre. J'ai fait une conférence comme avant la guerre. J'ai parlé du théâtre, comme avant la guerre. C'est la seule façon d'appeler l'avenir. » Il fixe d'un regard triste le mur : « J'ai écrit à Jouvet au Brésil. Je lui ai envoyé une petite pièce ; nous la verrons à son retour : il y a un rôle pour Madeleine et pour lui. » Je pose quelques questions. Il sourit et me dit : « Jouvet joue le rôle d'Apollon, le dieu de la lumière. On m'a dit que l'acadé• micien Claude Farrère prétend, par la seule puissance de son re- 60 MON AMI JEAN GIRAUDOUX

gard, agir sur les boutons électriques : cela ne marche pas. Jouvet lui, le fera. » Il promet de me donner sa conférence. Je ne l'ai lue qu'après sa mort, quand elle fut éditée à Neuchâtel en 1947 sous le titre de Visitations. Pour la première fois — et, hélas ! pour la dernière — il parle de lui et le reconnaît avec simplicité. « En cette semaine de février, qui est la première que je passe hors de mon pays depuis quinze mois tragiques... pour la première fois je parle devant un auditoire de mon théâtre et de moi-même ; ce n'est pas pour payer une contribution d'égoïsme ou de sacrifice à l'actualité littéraire mais pour me donner à ce relâchement et à cette confidence ami• cale dont je n'ai jamais savouré plus le charme que sur le bord d'un de vos lacs. » Il se confie à ce public étranger et lui présente des person• nages « qui ne se sont pas eux-mêmes pleinement trouvés, qu'au• cune action dramatique n'a encore convoqués ». Ces débutants, ce sont : Agnès devant Jouvet, exerçant sa séduction envers les hommes et les choses avec un succès tel que le lustre de la pièce s'allume de lui-même ; l'archange, issu des souvenirs de sa jeunesse, annonçant le mal mortel des empires et la fin du monde ; le jardinier enfin, le jardinier d'Electre, plus têtu et raisonneur que jamais. Ce jardinier sait son confiteor et parle de Dieu ; il dit au fils de la maison : « Tu as menti, paressé, travaillé, aimé, péché par omission, péché par désir, péché par dégoût, comme tous les humains que Dieu suit et pardonne — sans pécher. » Et c'est par la voix de ce jardinier que Giraudoux nous dit sa propre attitude devant la défaite : « Ne cède pas. Fais comme moi. Ne t'en va pas battre ta coulpe dans cette catastrophe. Cet aveu de faute qu'ils nous récla• ment, refuse-le, comme moi... Tu verras. Tout ira bien... » A l'époque, il ne se livrait guère, et pas plus sur les autres que sur lui. Il était vraiment difficile de le faire parler littérature ; il craignait tout ce qui pouvait ressembler tant soit peu à un interro• gatoire. Au cours de nos rencontres il prenait très vite la tan:... atc, tangente dont il faisait l'éloge : seule technique pour passer un examen avec succès : «Il faut ou bien laisser parler l'examina• teur, très souvent satisfait de faire son cours devant un visage attentif, auditoire inespéré bien qu'unique ou parce qu'unique ; ou MON AMI JEAN GIRAUDOUX 61 bien prendre avec autorité la direction des opérations et, peu à peu, par des phrases anodines, amener le propos sur un sujet de votre choix, terrain bien connu de vous et où vous évoluez à l'aise. » Giraudoux pratiquait l'esquive avec une dextérité qui vous laissait pantois : « Montaigne, oui, le nonchaloir, cela ne va pas très loin. Proust, oui, les souvenirs : c'est de l'éparpillement. Labi• che, ah ! Labiche ! je me suis offert le Chapeau de paille d'Italie illustré par Peynet avec un petit dessin original. C'est charmant. — Le texte ou l'illustration ? — Les deux. » Impossible d'aller plus loin. Esquive — éloignement où vrai• ment il était passé maître — et pas seulement intellectuelle mais aussi physique car il disparaissait sans bruit, sans le boniment de l'illusionniste. Un soir j'avais invité, espérant lui faire plaisir, le professeur Alajouanine, ami de Valéry Larbaud, chantre du Bourbonnais, fin lettré et charmant convive. A défaut d'une chère délicate les vins étaient bons et la conversation animée. Cependant, après le dîner, nous nous trouvâmes face à face, le maître neurologue et moi : Jean Giraudoux s'était éclipsé. Quelques semaines plus tard, ma fidèle domestique. Maria, une Luxembourgeoise placide, m'accueille affolée : « M. Gi• raudoux a téléphoné, il vient déjeuner ! Il a dit qu'il amène un ami, mais qu'on ne s'inquiète pas, il mange comme nous ! C'est bien joli mais je n'ai pas grand-chose. » Je la rassure, je descends à la cave : dans une malle bien cachée, je trouve quelques conser• ves : du thon à l'huile, bien sûr (il en raffole), une boîte de petits pois, une compote d'ananas. On sonne, j'ouvre la porte : un grand caniche brun bondit dans l'antichambre puis, debout sur ses pattes arrière, s'accroche à mes épaules. « Je vous présente mon ami Puck ; Puck, voilà le monsieur dont je t'ai parlé et qui m'a hébergé la semaine dernière.» Puck me lâche et file dans le couloir. « // tient à se rendre compte de tout par lui-même, continue Giraudoux ; voyez comme il remue la queue : il approuve le lit confortable, le cabinet de toilette pra• tique ; maintenant il regarde les livres : il inspecte les bons auteurs ; allons Puck, ce n'est pas l'heure de la lecture, viens t'asseoir ! » Puck s'accroupit sur un fauteuil dans la salle à manger, il ne nous quitte pas des yeux même quand il absorbe avec dignité une pâtée 62 MON AMI JEAN GIRAUDOUX improvisée ; de temps à autre, il donne son avis et seulement quand son maître le lui demande : il n'aboie pas, il ne grogne pas, il chante plutôt, sur deux ou trois notes. Après le repas, il se couche la tête sur les souliers de Girau• doux, il se trouve bien ; il ne va pas, comme la veille au soir, après un dîner un peu long pour lui, chercher au vestiaire le cha• peau de son maître ; il ne va prendre sa laisse que sur sa sugges• tion. Je les accompagne jusqu'à l'avenue ; Puck gambade avec allé• gresse ; à n'en pas douter c'est lui qui promène Giraudoux : le premier s'en va devant, le second suit par derrière, tous deux manifestement contents l'un de l'autre.

n 1942, Jean Giraudoux fait, de nouveau, un séjour chez moi. E Précédé d'un court appel téléphonique, le voici, très maigre, le menton enfoncé dans un gros foulard, un pardessus très long, la voix presque éteinte, à la main une valise très légère. Il a froid, il avoue qu'il n'a pas de sous-vêtements, il n'a pas de carte d'ali• mentation. (Quelques jours plus tard, il m'apportera Littérature avec, comme dédicace, ces quelques mots : « En échange de trente coupons, de la santé et de son amitié. ») Après dîner, il erre lentement dans ma bibliothèque : le regard inquisiteur derrière les lunettes d'écaillé, il hésite sur les livres qu'il va prendre pour lire au cours de la nuit, une moue condescendante devant les Maurois, un hochement de tête devant les Mauriac ; il sourit devant les Miomandre : « Ah, vous avez Ecrit sur de l'eau : cela mérite bien son titre. Tiens ! Mon Camé• léon avec des photos. J'invite cet animal de sang froid à se ré• chauffer dans mon lit. » Il se met à rire, d'un rire étouffé, puis continue : « Francis m'enviait beaucoup de connaître les trois demoiselles Montagnac. Vous les connaissez : elles sont devenues Marie de Lambertye, Yvonne Baugnies, et Pata de Polignac. Je lui parlai de leur esprit, de leur élégance ; bref, il s'en éprend, me presse, me supplie de les lui faire connaître. J'obtiens sans difficulté qu'elles viennent pren• dre le thé chez lui. Bouleversé de foie, il fait nettoyer à fond son appartement, travail important car, quand on lui demandait : « Comment cela va-t-il chez vous ? », il répondait avec un sourire penaud qui en disait long sur le niveau de la poussière : « L'humus monte. » MON AMI JEAN GIRAUDOUX 63

La veille, il achète des boîtes de thé de Chine et de Ceylan. des kilos de petits fours, il emprunte un service à thé à l'un de ses amis lieutenant de vaisseau, il remplit de roses son salon ; éperdu de bonheur, il passe une nuit blanche coupée de rêves enchanteurs. A l'heure convenue, je me trouve à la porte de son apparte• ment escortant mes trois amies, toutes trois ravissantes dans des toilettes légères de printemps et belles comme le jour. Je sonne : la bonne ouvre et nous voyons en face de nous une porte qui se ferme précipitamment tandis qu'une chasse d'eau fait entendre son bruit caractéristique. Il n'y eut rien à faire. Moque• ries, objurgations, menaces, furent vaines. Francis resta enfermé où il était et nous partîmes prendre le thé chez Rumpelmeyer. » Dès lors, je compris que le seul moyen d'amener Giraudoux à s'ouvrir un peu, c'était de n'attacher apparemment d'importance à rien, de parler avec légèreté des choses sérieuses ; alors dans certains cas, avec un peu de chance, son regard devenait brillant, et... il parlait, mêlant toujours humour et métaphores. Il me semble le voir encore, observant d'un sourire amusé mon aquarium : j'en vantais les dimensions, le système d'aération, les plantes aquatiques, le chauffage réglé par un thermostat, les habitants à la nage si souple, aux couleurs si vives... je forçais l'enthousiasme. Mais lui, me désignant un guppy tournant autour d'une algue : « Regardez, il saute à la corde ! » Et quelques jours plus tard il terminait une lettre en m'écri- vant : « Bonjour aux petits poissons qui regardent et qui deviennent du thon délicieux. » Délivré en quelque sorte de la syntaxe obligatoire et du ton réservé de la conversation courante, il semblait que son langage naturel fût composé d'images et de métaphores ; c'est ainsi que, relatant un dialogue délicat avec un général atteint d'un bégaie• ment pénible, il s'en amusait en disant : « C'est une course d'obstacles... » Le ton devenait grave sur deux sujets qui, manifestement, lui tenaient à cœur, l'amitié et l'attitude devant la vie courante. Parlions-nous d'amis communs puis d'amis qui s'étaient révélés... différents. « Oui, disait-il, dans des circonstances inatten• dues on les voit gênés par un événement heureux qui vous arrive ou réjouis d'un malheur immérité qui vous peine. On découvre, on voit tomber un masque. C'est curieux mais il ne faut pas s'éton• ner. Il faut continuer sa route, ne plus les voir, ne plus penser à 64 MON AMI JEAN GIRAUDOUX eux. Est-il possible d'éviter ce qu'on pourrait appeler, à tort, une déconvenue ? Ah ! c'est difficile ! Et cependant il existe un moyen de prévention, et je vous le recommande : tout faire, rendre ser• vice aux vrais et rares amis, aux amis sûrs. Pour les autres, les rela• tions, les confrères, la phrase de Confucius, la bienveillante indif• férence. » Le deuxième thème, celui que je lui ai entendu traiter sou• vent et toujours les yeux brillants derrière les lunettes, c'est celui des petits bonheurs : « Le bonheur ! le bonheur ! existe-t-il vrai• ment ? Même l'amour est un leurre. Même la nature change. Tout se modifie, tout évolue, tout vieillit. Mais il y a la joie, la gaieté, le pittoresque ; il y a un sourire, une promenade. Il faut des esca• pades, des envolées et les saisir en sachant qu'elles sont éphémères ; c'est peut-être là leur valeur et leur prix, car on paie, toujours. » Il me semble qu'il se rendit compte lui-même de cette modi• fication de son comportement, de cette ouverture, de cet abandon dans nos conversations. Je crois tout à la fois pouvoir l'affirmer et en fixer la date. C'était après un déjeuner. J'avais posé sur mon bureau une plaquette que je venais d'acheter : Combat avec l'image de Jean Giraudoux, à petit tirage, ravissamment illustré par un dessin, re• produit en totalité puis par fragments situés dans le texte, de Foujita. L'écriture en est aérienne, détachée. L'écrivain se présente, dans sa chambre d'hôtel : il « veut vivre, seul, nu, libéré ». Il avoue sa volonté d'isolement ; il s'y complaît. Or l'image sur carton posée sur sa table de travail est celle d'une très jolie femme dont on ne voit que la tête et la main gauche posée sur sa poitrine. Les pau• pières sont closes : c'est l'épure du sommeil. Elle dort, cette jeune femme ; cependant elle inquiète car toutes les femmes sont derrière elle : « La cohorte, dit l'auteur, de toutes celles qui déco• raient l'univers et que j'avais effacées de mon décor et de ma mé• moire pour ma contrition ou ma libération... Cette femme exerce à mon front sa carrière de fille, alors que mes pauvres souliers se terniraient sur d'autres pieds, et que mes lunettes n'apporteraient aux autres yeux que le trouble et la catastrophe ; ...elle va chasser la défaite et les égoismes et la cécité de la défaite. » L'ouvrage est délicieux et le monologue de l'image d'une légèreté pleine de grâce. MON AMI JEAN GIRAUDOUX 65

En le tendant à Jean Giraudoux, je lui dis : « Vous ne pou• vez nier que vous voilà amoureux. Vous dites que, quand vous rentrez dans votre chambre, c'est sur ce visage de femme que, lors• qu'il y a coupure de courant, vous dirigez la lumière de votre lam• pe de poche. » Il sourit, et je continuais : « Je ne vous demande pas de dédi• cace pour ne pas vous enlever un cil de la paupière de cette folie femme mais j'aimerais que vous écriviez seulement le nom de l'heu• reux possesseur. » Alors il ouvrit la bouche : « Une fois de plus, j'approuve votre diagnostic et je date l'événement : 8 avril 1942. »

e crois bien ne l'avoir vu que de façon épisodique pendant les J mois suivants. Au début de l'année 1943, il me téléphone: « Vous avez aussi votre image, mais oui, votre toile de Chirico. J'en ai parlé dans mon Combat. Puis-je venir la voir ? » Il vient déjeuner ; il m'apporte un recueil de morceaux choi• sis, tiré à 850 exemplaires pour les élèves et anciens élèves de l'Ecole des sciences politiques prisonniers de guerre : Portraits de la Renaissance. Il en a fait la préface et, en quelques lignes, dé• peint cette époque dont « l'unité est de contrastes, l'harmonie d'aversion, alors que la France est menacée de toutes parts » et a « son cœur tranché par deux religions qui s'y égorgent... La France n'est que confusion, sa vie est journalière, elle parle à peine son vrai langage, elle est prise corps et âme dans la gestation, le rumi- nement, mais au-dessus de ce chantier, de ce bégaiement, de cet accouchement, d'Ambroise Paré ânonnant la santé, de Bernard Palissy aux mains fondues dans l'argile, rayonne pour tous une lumière qui est la gloire. »... Pendant plusieurs semaines, il disparaît. Aucun de nos amis ne sait où il est. S'il est à Paris, à quoi passe-t-il le temps dans ses chambres d'hôtel au triste anonymat, au médiocre chauffage ? Sur une table, j'ai vu quelques livres brochés non coupés, un bloc de papier écolier.

l écrit, et ce sont des souvenirs d'enfance enfouis au fond de son I cœur qu'il évoque avec une merveilleuse précision poétique... Ces souvenirs, il les expose en de petites phrases courtes, selon le parler d'un enfant, tour de force qui, à ma connaissance, 66 MON AMI JEAN GIRAUDOUX n'a été réussi que par l'écrivain anglais Stephen Hudson, dans Une histoire vraie. A seize ans, il a refusé, un dimanche après- midi, de sortir avec un camarade afin de lire les Morceaux choisis de Mérimée. Plus tard, un autre de ses camarades ne lui a pas remboursé deux louis, et il en garde une certaine rancune. Puis c'est une conversation curieuse avec Jules Renard. Et subitement, un souvenir poignant, tout à fait inattendu : il a rêvé de son père, lui qui n'en parlait jamais. Son père lui fait des reproches... sur son silence, et le fils promet de se confier enfin à son père. Il parle de sa vie professionnelle. En 1911 (il a vingt-trois ans), c'est sa rencontre avec Berthelot qui lui explique pourquoi il s'intéresse à lui : il a vu Claudel rire en lisant une phrase d'une de ses nouvelles : « Un cheval passa. Les poules suivirent, remplies d'espoir », et il note : « Voilà à quoi je devrai peut-être ma carriè• re. » Un mois plus tard, il est envoyé à Constantinople parce qu'on l'a confondu avec un vieux consul nommé Giraudou (sans x !). Il écrit sur ses voyages d'inspection des postes consulaires : dit qu'il ne les aimait pas, mais le pittoresque, l'éton- nement et l'humour sont bien là dans ses descriptions successives et soigneusement datées de l'Indochine, du Mexique, de Saint- Domingue, de la Nouvelle-Zélande, de Java. Sans doute a-t-il plaisir, en évoquant des souvenirs d'avant- guerre, à s'évader du lugubre quotidien... Il me parla des répétitions de Sodome et Gomorrhe : « L'ab• sence de Jouvet m'inquiète, mais j'ai une merveilleuse distribution : vous verrez, c'est exactement ce que je voulais pour faire ressentir ce que j'ai moi-même éprouvé. » A n'en pas douter, la pièce est dans une large mesure la trans• position du drame personnel de l'écrivain : l'effondrement de l'amour conjugal. Souffrance à l'époque de Jérôme Bardini, désar• roi lors du Combat avec l'ange, éclatement lors de la création à'Ondine ; il est étalé au grand jour dans l'atmosphère de fin du monde de Sodome et Gomorrhe... Pour Giraudoux écrivain, c'est aussi la chute d'un idéal : ses craintes et ses avertissements ont été vains. Malgré La guerre de Troie n'aura pas lieu, malgré Ondine, la guerre avec l'Allemagne a eu lieu et, comme le chevalier allemand Hans qui a perdu On• dine, Jean Giraudoux se trouve seul. Les répétitions sont cependant détente et travail ; il me dit le réconfort éprouvé par le talent et l'intelligence scénique MON AMI JEAN GIRAUDOUX 67 d'Edwige Feuillère, par l'ingéniosité inventive de Bérard qui « fe• rait des bracelets d'or avec des bouts de ficelle ». « C'est agréable de voir évoluer de folies femmes ; maintenant que leurs toilettes de scène sont prêtes, je vous emmène demain les admirer. » Hélas ! il me téléphone qu'il part pour Cusset : sa mère est morte. Ce 11 octobre 1943, à 19 h, le boulevard des Batignolles (1) est lugubre : les lumières sont rares ; les arbres sont squelettiques, les gens émergent du métro comme des ombres ; quelques couples surgissent de caisses posées sur deux roues et tirées par un cycliste. Quand le rideau se lève et que, du haut d'un escalier touchant presque au cintre, l'Archange des archanges annonce avec force la fin du monde, un silence se fait, lourd d'une angoisse qui ne cessera de grandir. C'est que les deux ailes de Jean Giraudoux sont brisées : plus de fierté, plus de fantaisie. Dans une très longue scène de ménage, d'où éclatent par courtes périodes des évocations poétiques incendiaires et soufrées, la salle ne voit et n'entend que des mots accablants. Un de mes amis me dit : « Jamais je n'ai autant admiré Giraudoux : il a eu le courage d'affronter un sujet terrible ; il a été jusqu'au bout. » Dans la mémoire se fixent les décors de Bérard aux tonalités africaines, les attitudes altières des actrices très belles, aux voix fortes et dures ; les comédiens sont ternes, mais l'un se détache par la pureté de sa diction, l'élégante douceur de sa démarche et un regard profond et triste : Gérard Philipe. Dans cette pièce infernale où Dieu lui-même est impitoyable, il fait passer le souffle de la poésie et de la pitié.

/~\ uelques mois plus tard, chez moi, presque allongé dans un fauteuil, les pieds posés sur un petit poêle à bois, Giraudoux me dit : « Quel calme ! pas de voitures, pas de cris, pas d'allées et venues. On ne fait de mal à personne en oubliant pour quelque temps les soucis du monde. » Je lui dis : « Peu d'écrivains l'ont dit avec franchise ; je connais un contemporain qui a eu recours à une image très évocatrice : « La vie chasse les hommes, comme une voiture chasse un poulet. Elle est derrière, il croit aussitôt qu'elle le poursuit et l'idée ne lui vient pas de se ranger et de la

(1) Où se trouve le Théâtre des Arts. 68 MON AMI JEAN GIRAUDOUX

laisser passer au galop et avec ses jurons ; il court oubliant qu'il a des ailes et ce n'est qu'une carriole qui bourlingue, pleine de fro• mages et dans laquelle des filles rient. » Qu'en dites-vous ? — « Qu'il vaut mieux être dans la carriole. — C'est la vôtre. — Comment ? — Oui, c'est celle des Provinciales. — Je ne la renie pas. » Pouvais-je me douter que cette soirée était la dernière de nos tête-à-tête ? Le mardi 25 janvier 1944 à 18 h 15, à l'Opéra-Comique, le rideau se levait sur une première curieuse : à la musique de la poésie giralducienne on allait ajouter celle d'un orchestre. Le tout petit programme (restriction de papier) annonçait : Amphitryon 38, pièce lyrique en trois actes, d'après l'œuvre de M. Jean Girau• doux. Livret de M. Alexandre Guinle. Musique de M. Marcel Bertrand. Décors et costumes d'après les maquettes de M. Gérard Cochet. Nous nous trouvions cinq dans une loge du fond à l'orchestre. Devant : Suzanne Giraudoux, Mme Jean-Louis Vaudoyer et Jean- Louis Vaudoyer ; derrière eux, Giraudoux et moi-même. Ce fut navrant au point qu'avant l'entracte Jean-Louis Vaudoyer excédé se retourna vers moi pour chuchoter avec accablement : « C'est d'un ennui sordide. » Mais c'était pire encore : Jean Giraudoux, les traits tirés, très pâle, déclarait ne pas se sentir bien, puis se sentir mal, puis très mal. Le rideau tombé, Jean-Louis Vaudoyer avec autorité sur Giraudoux, moi-même avec fermeté sur Suzanne, obtînmes l'ac• quiescement du couple pour que Jean Giraudoux se rendît direc• tement quai d'Orsay dans l'appartement qu'il avait si longtemps délaissé. Après cinq jours de souffrance, et malgré les consultations de médecins et chirurgiens d'une haute compétence, Jean Girau• doux s'éteignait à 10 h 30 du matin le 30 janvier.

st-ce dans la nuit ou à l'aube que Jean Cocteau se glissa dans E l'appartement ? Je ne m'en souviens plus. Il s'installa au bord du lit, un bloc de papier Canson sur les genoux et, d'une sû- MON AMI JEAN GIRAUDOUX 69 reté de trait , fit un dessin du profil de Jean Giraudoux couché ; quand il l'eut fini, il écrivit en une courbe ces mots : « Jean à Jean », et en dessous y mit une petite étoile. J'ai une reproduction de ce dessin que m'a donnée Suzanne ; je sais où elle est classée dans ma bibliothèque, mais ma peine est trop grande pour l'en sortir. Je crois que je ne pourrai jamais la regarder. Cocteau ne partit pas tout de suite : il balança sa silhouette en fil de fer toute la matinée, de groupe en groupe dans le salon où des amis, de plus en plus nombreux, parlaient à voix basse. Je le vis rentrer dans la chambre ; il me dit alors doucement : « Où est Jean maintenant ? » et, regardant le caniche Puck dont la tête s'appuyait sur mes souliers : « Son chien, dit-il, peut-être, le sait. » Quelques jours plus tard, François de Roux écrivait de l'auteur de Lectures pour une ombre : « Avant le grand batte• ment d'ailes qui le tua, il ressemblait à un long oiseau mince qui penchait légèrement la tête », et je pensais avec quelle joie il aurait chanté la libération de la France...

reize mois après la mort de Jean Giraudoux, au mois de mars i- 1945, j'appris par les journaux le retour à Paris de Jouvet ; je téléphonai aussitôt à l'Athénée et quelques minutes plus tard Marthe Herlin me rappelait : M. Jouvet viendrait dîner le lende• main. A huit heures, Suzanne Giraudoux, tremblante d'anxiété, s'asseyait sans mot dire sur le canapé de mon bureau. Une demi- heure plus tard, coup de sonnette impératif ; j'ouvris la porte : Jouvet était là, raidi dans un grand manteau, très pâle. « Comment va l'oncle ? » me dit-il : je lui donnais des nouvelles de mon oncle l'amiral, puis de mon oncle médecin qu'il connaissait bien ; il n'écoutait pas, enlevait son pardessus, tournait sur place : « Suzanne est arrivée ? — Oui. — Laisse-moi, je te rejoins. » Je rentrai dans la pièce. De longues minutes s'écoulèrent. Enfin, d'un pas lent, les bras collés au corps, Jouvet entra : « Louis... », murmura Suzanne. Jouvet la prit dans ses bras, sans pouvoir articuler une syllabe, puis se tournant vers moi : « Mon vieux, on ne parlera pas de lui ce soir, c'est impossible. » 70 MON AMI JEAN GIRAUDOUX

La soirée ne fut qu'un long monologue : Jouvet, comme pour fuir une idée lancinante, racontait sa tournée de quatre ans en Amérique du Sud, ses nombreux déboires. Suzanne, vers 11 heures, partit, se disant fatiguée. Jouvet, quand je revins après l'avoir reconduite, marchait à grandes foulées dans la pièce, se versait un grand verre de cognac, le déposait brutalement sur le rebord de la bibliothèque ; enfin, me fixant de ses yeux brouillés de larmes : « Maintenant, mon petit vieux, tu vas me parler de lui ; on ne peut pleurer qu'entre hommes. » Nous nous revîmes souvent ; et toujours nous parlions de lui.

u mois de novembre 1945, dans sa loge-bibliothèque de A l'Athénée, Jouvet me montre le manuscrit de la pièce qu'il allait répéter : en marge de la première page, au crayon rouge, de la fine écriture déliée de Giraudoux, ces mots : « La Folle de Chaillot a été jouée pour la première fois sur la scène du Théâtre de l'Athénée par le 17 octobre 1945. » Il me dit : « // voulait Marguerite Moréno : je l'ai. Je suis sûr qu'il aurait pris Bérard pour les décors et les costumes : on l'a. Mais on n'est pas prêt. On ne peut pas l'être. Sûrement il aurait préféré que l'on re• tarde. Alors je retarde la générale. » Je pense que dans deux mois il y aura deux ans que Jean Giraudoux est mort. Comme s'il me devinait, Jouvet bougonne : « Ne t'inquiète pas, on lèvera la toile avant l'anniversaire. » Il continue : « Tu as vu ce qu'a donné l'appel du Figaro // y a six mois : « Contribuez à vêtir la Folle de Chaillot », ces centaines de robes, des mètres de tissus, si tu avais vu Bébé patauger là-dedans ! Il est là sur le plateau, va le voir. » Je vais sur la scène : soutenues par des câbles accrochés aux cintres, des fenêtres flottent sur deux ou trois étages. Un jappement, des petits cris joyeux, une boule de poils d'un blanc sale avec des taches de peinture rose et bleue : voilà Cola, le petit Ténériffe de Bérard. Une blouse grise sur un corps accroupi qui se relève : c'est Bébé, son visage poupin, enfantin, qu'encadre une courte barbe et, au-dessus du front lisse et rose, des cheveux longs d'un blond roux ; les grands yeux tendres, aux cils touffus, pétillent de gaieté. Il me crie : « Je suis sûr que vous n'avez jamais regardé que la terrasse de Francis. Moi j'ai fait tout l'immeuble. » Sa main droite, MON AMI JEAN GIRAUDOUX 71 petite et potelée, balance mollement un mégot de cigarette tandis que, de la main gauche, il pose une touche de vermillon tout dou• cement sur un bout de toile rugueuse... Les jours suivants, les journaux parlent de la pièce, dont le titre intrigue. Dans le Figaro littéraire, Kessel et Brassai ressuscitent la silhouette de la Môme Bijou : vieille, crasseuse et fascinante, dans sa cape de velours noir, au buste constellé de faux bijoux, « palette vivante » rencontrée au bar de la Lune et rôdant sur les trottoirs des lieux de plaisir de la capitale. Je me souviens l'avoir croisée sur le pont de l'Aima alors que nous allions, un soir d'avant-guerre, le ménage Giraudoux et moi, dîner chez Francis. A table Jean Giraudoux m'avait longuement interrogé sur certains fous qui ont un raisonnement normal sauf sur un point : une illu• sion entretenue de façon constante à partir de laquelle ils dé• raillent. A la mi-décembre, dans une enveloppe de l'Assemblée cons• tituante, où il est député, me parvient l'invitation de Jean-Pierre Giraudoux pour la répétition générale A de la pièce. Le 21 décembre, la salle de l'Athénée est pleine à craquer bien avant 20 h 30, heure indiquée pour le lever de rideau. Les spectateurs, en saluant leurs relations, parlent à voix basse. Dans la baignoire de face, au fond de la salle, Suzanne Giraudoux est en robe noire, coiffée d'un immense chapeau noir, les yeux cachés par de larges lunettes noires ; elle répond d'un bref mouvement de tête aux hommages de ses amis. Le rideau se lève sur le lumineux décor de la terrasse du café Francis : applaudissements. Silence poignant avec quelques toux d'émotion et des paupières mouillées lors du monologue d'Emma qui clôt le premier acte. Nouveaux applaudissements, plus prolongés, au deuxième acte devant le grand lit à baldaquin rouge de la chambre d'Amé• lie. Rires de détente après le papotage et la danse des quatre folles. Silence recueilli avant les acclamations finales et l'annonce. Marguerite Moréno est l'objet d'applaudissements prolongés car sa composition est remarquable. Jouvet plein de désinvolture goguenarde s'incline dans ses loques de chiffonnier. Toute la troupe, et notamment Monique Melinand, modeste plongeuse, a donné une impression de perfection. Et puis, il y a les décors de Bérard, que Colette dans un article de journal apostrophe : « Vous ne sauriez nous quitter de 72 MON AMI JEAN GIRAUDOUX

longtemps, lambeaux rouges, grands drapeaux battants, illumi• nant la couche où Marguerite Moréno, couleur de vieil ivoire, berçait les songes de la Folle. » Je retourne à l'Athénée quelques jours plus tard, à une soirée donnée au profit de l'Association des résistants. Ambiance sé• vère ? Fatigue des comédiens ? Le deuxième acte, après la danse des folles, se traîne, prend une allure de grand-messe, de cérémonie rituelle. Je monte dans la loge de Jouvet. Avant que j'ouvre la bouche, il me dit d'un ton bourru : « Ce soir, Jean n'est plus là... nous le sentons, le public aussi. On va retravailler. »

MICHEL ALBEAUX-FERNET