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ÉRIC DESHAYES

Plongeant ses racines dans le contexte psychédélique et contestataire de la fin dessixties , la vague planante, électronique et expérimentale allemande des années soixante-dix a révolutionné les manières de concevoir la pop music. , Can, , Neu!, Cluster, Faust et bien d’autres mènent les musiques populaires AU-DELÀ « au-delà du rock ». Pour les musiciens aventureux d’Allemagne de l’Ouest, affirmer leur identité nécessite de transcender leurs influences, de s’émanciper des modèles dominants anglais et américains. Ils prolongent le rock psychédélique en s’inspirant des DU ROCK LA VAGUE PLANANTE, ÉLECTRONIQUE pratiques d’improvisation du free jazz, des musiques du monde et ET EXPÉRIMENTALE ALLEMANDE en utilisant les synthétiseurs en pionniers. Au-delà du rock relate le DESHAYES ÉRIC DES ANNÉES SOIXANTE-DIX parcours de ces groupes allemands, repérant leurs influences et leur descendance. Il retrace l’itinéraire de quelques personnages clés (producteurs, ingénieurs du son) et présente une vue transversale des principaux labels discographiques qui ont diffusé ces productions hors normes.

Né en 1973, Éric Deshayes est passionné par la scène expérimentale et alternative des années soixante-dix. Il est concepteur-rédacteur du webzine Néosphères et a déjà publié les biographies de Kraftwerk et de Can ainsi que L’Underground musical en France aux éditions Le mot et le reste. AU-DELÀ DU ROCK DU AU-DELÀ

Prix : 26 euros 9HSMDQB*djhjfb+ M ISBN : 978-2-36139-795-1 — LE MOT ET LE RESTE R

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ÉRIC DESHAYES

AU-DELÀ DU ROCK la vague planante, électronique et expérimentale allemande des années soixante-dix

le mot et le reste 2021

À mon oncle

AVANT-PROPOS

La vague allemande est une phase essentielle dans l’histoire de la musique du xxe siècle. Kraftwerk, Can, Tangerine Dream, , Faust, Neu!, , Cluster, Amon Düül II et Popol Vuh ont redessiné les contours de la pop music et l’ont menée au-delà du rock.

Le contexte psychédélique et contestataire de la fin des années soixante exaltait toutes les libertés et l’affirmation de soi. Pour les musiciens d’Allemagne de l’Ouest, cela nécessitait d’harmo- niser leur identité avec leur environnement direct. La culture allemande était alors annihilée par le désastre du régime nazi. En quête de clés dans ce territoire vivant sous la menace nucléaire, divisé par les puissances extérieures, concrètement matérialisé par la construction du Mur de en 1961, ils ont ressenti le besoin de créer des modes d’expressions affranchis des modèles anglo- saxons. Après avoir repris des standards rock pendant la période de la beat-music, le virage radical a été l’invention de pratiques d’improvisation inspirées du free jazz et des musiques du monde, et la mise en jeu d’expérimentations électroacoustiques et psyché- déliques. Ils ont tracé leurs trajectoires tels des vaisseaux spatiaux lancés hors de l’attraction terrestre et ont trouvé une force de propulsion aux racines du rock : le rythme. Ils ont exploité cette rythmique sous la forme d’une cadence hypnotique pour créer la musik et lui ont fait subir des outrages à l’opposé. Ils ont

AVANT-PROPOS 9 dissous ce rythme dans un bain d’acide, pour produire des digres- sions hors temps, de la Kosmische Musik.

Le format couplets / refrain est abandonné. Lorsque le chant est employé, assez rarement, il est anglophone, parfois germano- phone, et réduit à quelques mots utilisés pour leur musicalité. Leurs productions sont majoritairement instrumentales, électri- fiées et électroniques. Le studio est un instrument de création à part entière pour capter les vibrations dans la profondeur de ­l’espace sonore. Le groupe n’est pas incarné par un chanteur leader, ni par la virtuosité d’un guitar hero. Les guitares cèdent la place aux synthétiseurs et à leurs palettes sonores infinies. Pas de stars pour la propagande promotionnelle, pas de culte de la personnalité. Ou alors, ce culte est poussé à l’extrême, par Kraftwerk, qui fabrique des mannequins pour se faire représenter dans les médias.

Diverses bannières ont été inventées pour désigner ces produc- tions, dont l’unique point commun est géographique : rock allemand, deutsch rock, , rock planant allemand, Kosmische Musik, Trance-Musik… Au final, elles dépassent les frontières politiques. Elles sont transnationales voire universelles. Ils se sont réapproprié ce qu’ils ont puisé dans la culture afro- américaine (blues, rock, jazz, free jazz), les musiques du monde et l’électronique apatride. Kraftwerk a trouvé son identité en exprimant la musicalité du village global, le . Tangerine Dream et Klaus Schulze n’expriment rien de moins que leurs visions sonores du Cosmos.

Cette vague allemande est devenue un référentiel du langage pop. Elle a inspiré l’ de et la trilogie berli- noise de . Elle est aux fondements du new age, de la new wave, de la synth-pop, de l’électro-funk et est révérée par tous les DJs de la planète. Elle a inspiré le post-rock, l’electro- nica, Sonic Youth, , Radiohead, Autechre, Aphex Twin et bien d’autres encore.

10 AU-DELÀ DU ROCK UNE HISTOIRE DE LA VAGUE PLANANTE ÉLECTRONIQUE ET EXPÉRIMENTALE ALLEMANDE

1945-1960 la préhistoire du rock allemand

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’Allemagne est un pays vaincu, sinistré. Littéralement rayé de la carte, il est divisé en zones par les Alliés. Les enfants nés à cette époque, ceux qui auront vingt ans à la fin des années soixante, grandissent dans un pays en ruines. Mais ces ruines sont un terrain de jeu « idéal ». Le témoi- gnage que livre Lothar Baier dans son récit, Un Allemand né de la dernière guerre, est assez instructif. Alors que les écoles mater- nelles et primaires sont à peine réorganisées, il y avait « ­l’immense terrain d’aventure qu’offraient les maisons en ruines, les cratères de bombes, les vestiges de fortifications ». Le regard de ces enfants est aussi évidemment très éloigné de toutes considérations poli- tiques. Ils observent les soldats américains avec admiration. Pour leurs parents, ils représentent une force d’occupation. Les Alliés imposent la thèse de la culpabilité collective à l’Allemagne, rendue entièrement responsable de cette guerre dévastatrice. Selon cette thèse, un excès de politisation de la société allemande a conduit au national-socialisme. La reconstruction est une période de restau- ration, un retour à l’Allemagne d’avant 1933. Elle s’accompagne

INTRODUCTION 11 d’une campagne de dénazification pour réorganiser la vie politique sur des bases démocratiques. La dénazification paraît souvent incohérente et injuste. Beaucoup de « petits nazis » vont être montrés du doigt. D’autres, hauts fonctionnaires sous le Troisième Reich, ont le droit à l’indulgence et maintiennent leur rang dans les nouvelles institutions étatiques. L’Allemagne de l’Ouest naît institutionnellement en 1949.

En juin 1953, une révolte d’ouvriers sur Stalinallee, en zone est de Berlin, est réprimée par l’armée soviétique. Une autre guerre commence, froide celle-là. À l’Ouest, l’ennemi intérieur est progres- sivement remplacé par un autre, le communiste. Les enfants et adolescents des années cinquante grandissent dans un climat où règnent les non-dits, les tabous concernant Auschwitz, le rôle de leurs parents pendant la guerre. Le refoulement du passé s’effectue d’autant plus rapidement en adoptant l’antibolchevisme. En 1956, le parti communiste est interdit en Allemagne de l’Ouest. Il est considéré comme « ennemi de la constitution », contraire à la Loi fondamentale de 1949, qui se veut pourtant démocratique.

Dans le domaine culturel, l’Allemagne doit également oublier, refouler toutes références rappelant le régime nazi en renouant avec le passé d’avant 1933. Cette période de restauration ne va pas sans équivoque. La famille Wagner, héritière de Richard Wagner, retrouve sa place à Bayreuth. L’œuvre wagnérienne a amplement servi au décorum hitlérien. Le festival de Bayreuth, mené par Winifred Wagner pendant la guerre, aura été un lieu de parade pour les hauts dignitaires nazis. Après la guerre, un tribunal mili- taire interdit à Winifred Wagner de diriger le festival. La direction est confiée à ses fils Wieland et Wolfgang Wagner. Ils rouvrent le Festspielhaus en 1951, qui sera qualifié de « nouveau Bayreuth ».

Dans le domaine de la musique contemporaine, l’idée d’une refon- dation, le concept d’Allemagne « année zéro » est nettement plus frappant. Ce contexte permet l’éclosion de l’école de Darmstadt,

12 AU-DELÀ DU ROCK dont Karlheinz Stockhausen devient une figure emblématique. Les compositeurs de musiques nouvelles se retrouvent, à partir de 1946, aux cours d’été de Darmstadt. L’école dite de Darmstadt prend son essor en 1951. Elle radicalise les postulats du séria- lisme élaborés, dans les années 1910-1920, par Arnold Schönberg, Anton Webern et Alban Berg. S’inscrivant en rupture totale avec le lyrisme wagnérien, ces trois compositeurs suggéraient d’utiliser la succession, selon un ordre fixe, des douze notes de la gamme occidentale, la série, comme matériau de base. À partir de 1951, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio et Pierre Boulez, pour ne citer que les principaux, vont en faire un langage musical, le sérialisme intégral. Le sérialisme est appliqué à tous les aspects de la musique (rythme, durée, timbre) de façon mathématique. Il aboutit à une musique atonale (sans rythme régulier ni mélodie). Cette musique paraît aride pour les non initiés. Elle révèle cepen- dant une richesse de timbre et des textures sonores extrêmement variées. Les nouvelles ressources liées à l’électronique vont juste- ment permettre à Karlheinz Stockhausen d’avoir une maîtrise totale sur les sons qu’il souhaite produire. L’Allemagne de l’Ouest acquiert rapidement un rayonnement mondial dans le domaine des musiques dites « savantes ».

À l’inverse, dans le domaine des musiques populaires, le pays n’a rien à proposer au reste du monde. En Allemagne, comme ailleurs, dès 1954 la culture américaine devient un modèle d’émancipation pour la jeunesse. Les AFN (American Forces Network), les stations de radio pour les GI’s des bases militaires américaines, permettent aux adolescents d’assimiler progressivement le rhythm’n’blues et le rock’n’roll. En 1956 commence à paraître Bravo, le premier magazine allemand destiné aux teenagers. Le King vient jouer les ambassadeurs. est affecté à Friedberg, d’octobre 1958 à mars 1960, pour effectuer son service militaire. Près de deux mille fans l’accueillent à son arrivée dans le port de Bremerhaven le 1er octobre 1958.

INTRODUCTION 13 Au lendemain de 1945, la « chanson à texte » allemande est sinis- trée, le chant ayant été employé à outrance par le régime nazi, à des fins de propagande et d’endoctrinement. La chanson mili- tante refait progressivement surface à la fin des années cinquante. Elle retrouve son lieu de prédilection depuis les années vingt et trente, les ruines du château de Burg Waldeck. Des ateliers de créations collectives s’y développent et Burg Waldeck redevient un lieu de discussions politiques et de débats. L’idée d’un festival y naît en 1961 et se concrétise trois ans plus tard. De 1964 à 1969, un important festival international de la chanson folk y est orga- nisé. Il fait écho au courant du protest song aux États-Unis. Ce festival accueille autant les chanteurs engagés locaux (Reinhard Mey, Franz Josef Degenhardt…) que les célébrités internationales (Pete Seeger, Phil Ochs…). Le festival de Burg Waldeck marque le point de départ du mouvement folk en RFA. À Burg Waldeck, de jeunes producteurs, animateurs radio et journalistes se forgent une conscience politique. Parmi eux, il y a Martin Degenhardt et Rolf-Ulrich Kaiser, les futurs organisateurs du festival d’Essen de septembre 1968, premier épicentre historique de la vague expéri- mentale allemande.

1960-1966 l’âge d’or de la beat-music

Au début des années soixante, la guerre froide atteint son paroxysme. Le Mur de Berlin est construit en août 1961. La crise de Cuba éclate en 1962. Une nouvelle génération, celle qui n’a pas directement connu les traumatismes de la guerre et du régime nazi, s’éveille dans ce contexte frigorifiant. Les teenagers accueillent les nouveaux rythmes du rock’n’roll comme une bénédiction, un défouloir. La jeunesse allemande se met à l’heure anglaise, une heure marquée par les temps binaires de la beat-music. Ce style se développe en Allemagne au contact direct de groupes anglais.

14 AU-DELÀ DU ROCK Grâce au Top Ten Club et au Star Club (fondé en 1962), Hambourg devient le centre névralgique de la beat-music. De nombreux groupes, en provenance directe de Liverpool, vont y séjourner, en particulier les Silver Beatles en 1960. Le groupe, devenu The Beatles, passe trois mois au Top Ten Club en 1961, et fait plusieurs séjours au Star Club en 1962. Les Beatles jouent d’ailleurs au Star Club lorsqu’ils apprennent que leur premier single Love Me Do est entré à la 17e place des charts anglais. À des clubs du même type voient le jour, en particulier le PN, le Blow Up et le Big Apple.

Au milieu des années soixante, les Beatles, les Rolling Stones, les Animals ou encore les Kinks deviennent les fers de lance de la beat-music. Le 15 septembre 1965 les Rolling Stones donnent un unique concert au Waldbühne de Berlin-Ouest. Il s’achève vingt-cinq minutes après avoir commencé, en raison d’affron- tements entre la foule et les forces de l’ordre. En Allemagne de l’Est, où le climat était encore permissif face aux beatniks, les conséquences de cet événement ne se font pas attendre. Pour les pouvoirs politiques il est hors de question de laisser se développer un mouvement aussi « dangereux » dans leur pays : quarante- quatre groupes amateurs sont interdits, dont les Butlers, l’un des groupes les plus appréciés par la jeunesse. En signe de protestation une manifestation spontanée a lieu une semaine plus tard. Elle est violemment dispersée par les policiers. Les meneurs sont inter- pellés et font quatre semaines de prison. Les cheveux longs sont dès lors interdits et les « chevelus » arrêtés pour être emmenés illico chez le coiffeur le plus proche. La musique rock en RDA est condamnée à la clandestinité. Certains groupes s’en sortent en se mettant à jouer un folk mièvre chanté dans leur langue maternelle. Les groupes rock seront à nouveau autorisés à la fin des années soixante, sous réserve de chanter en allemand.

En RFA la situation est bien différente. Une multitude de groupes beat aux noms très anglais voit le jour : The Rattles, The Boots,

INTRODUCTION 15 Petards, The Lords, The Yankees… Les Lords, formés en 1959, font la première partie des Kinks en tournée en Allemagne en mai 1965. Catapultés par cette promotion, The Lords décrochent un tube avec leur premier single Shakin’ All Over. The Rattles démarrent en 1961, avec pour guitariste Achim Reichel (qui formera par la suite A.R. & Machines). Ils jouent à maintes reprises au Star Club, font deux tournées en Angleterre en 1963. The Rattles se produisent, en première partie des Animals, à la Cavern de Liverpool, là où les Beatles ont grattouillé leurs guitares pour la première fois, devant un parterre circonspect. The Rattles cartonnent en Allemagne avec les 45-tours La La La (1965), Come On And Sing (1966) et Cauliflower (1967). Ils disposent même d’un fan-club en Grande-Bretagne. Derrière ces têtes d’affiche de la beat-music, des dizaines de groupes « amateurs » se forment : The Ones avec Edgar Froese (futur Tangerine Dream), The Tigers avec Lutz Ulbrich et Chris Franke (futurs Agitation Free), Soul Caravan, qui deviendra Xhol Caravan.

En 1965, de retour d’un séjour en Grande-Bretagne où il a décou- vert Top Of The Pops, le jeune producteur Gerhard Augustin crée l’émission de télé The Beat Club, produite par Radio et la WDR (Westdeutscher Runfunk, la radio-télévision ouest-­ allemande). Diffusé de septembre 1965 à décembre 1972, The Beat Club programme The Small Faces, Procol Harum, The Bee Gees, The Who, The Moody Blues, une émission spéciale Frank Zappa en 1968, ou encore Sonny & Cher et des formations de beat-music allemandes, The Lords, The Rattles et The Yankees.

1966-1968 le contexte politique et artistique

Les années 1966-1968 marquent un tournant. En RFA, le mouve- ment de contestation politique s’amplifie. En 1966 les deux grands partis politiques, le CDU (les chrétiens-démocrates) et le SPD (les socialistes) forment une grande coalition. Le débat

16 AU-DELÀ DU ROCK parlementaire s’en trouve biaisé. Il ne peut alors s’exercer qu’en dehors des institutions. Une opposition d’extrême gauche s’orga­ nise autour de l’union des étudiants socialistes (SDS), animée par Rudi Dutschke. À Berlin, le 2 juin 1967, l’étudiant Benno Ohnesorg est mortellement blessé par un policier lors d’une mani- festation de protestation contre la visite officielle du Shah d’Iran. Cet événement cristallise cette « opposition extraparlementaire » (APO). La jeunesse, majoritairement et délibérément apolitique jusque-là, s’oppose maintenant au soutien inconditionnel que le gouvernement apporte à la guerre américaine au Vietnam. Mais plus qu’une contestation politique, ce mouvement exprime une contestation de la société allemande envers son conservatisme et son autoritarisme.

Les étudiants organisent des contre-universités et lors de teach- in, ils redécouvrent et débattent des mouvements contestataires du passé. Les mouvements ouvriers, la Révolution de 1917, le marxisme suscitent l’émoi et la réflexion. Les thèses de Wilhelm Reich et de l’école de Francfort (Adorno, Horkheimer) ont un franc succès. La structure familiale et l’éducation répressive sont alors accusées de produire et reproduire un « syndrome autori- taire », un syndrome à la source de tout fascisme. Par effet de boomerang, le passé nazi, refoulé, ressurgit dans les familles. Il empoisonne l’atmosphère, voire provoque des ruptures défini- tives. L’accent est mis sur les formes de vie (Lebensformen). La vie en communauté apparaît alors salutaire.

De nombreuses communautés se forment à ce moment-là. L’une des premières, la Kommune 1 (K1), se forme à Berlin, en janvier 1967, autour d’un noyau d’une dizaine de personnes, dont Dieter Kunzelmann, Fritz Teufel et Rainer Langhans. Leur mode de vie communautaire est leur premier engagement. Ils lancent également des actions délibérément grotesques pour provoquer le débat au sein d’une société sclérosée. La K1 se fait connaître en avril 1967, lorsque le groupe organise un « Pudding-Attentat »

INTRODUCTION 17 contre le vice-président américain en visite à Berlin. Arrêtés la veille de leur action, ils sont rapidement libérés et donnent leurs premières conférences de presse. La K1 vit d’abord dans un appar- tement puis dans une usine abandonnée. Amon Düül s’y installe au lendemain du festival d’Essen en septembre 1968. Agitation Free y trouve un refuge pour ses répétitions, trop bruyantes pour se tenir dans leur appartement.

Ce mouvement contestataire agite les universités en 1967 et 1968. Le 3 avril 1968 Andreas Baader, Gundrun Ensslin, Söhnlein et Thorwald Proll incendient deux magasins de Francfort. En octobre, ils sont jugés pour ces faits et sont condamnés à trois ans de prison. Ce happening violent contre la société de consom- mation déclenche l’engrenage de la répression. Le gouvernement sort notamment l’arme de l’interdiction professionnelle pour le simple postier ou l’instituteur participant à une manifestation. Rudi Deutschke du SDS prône une « longue marche vers les insti- tutions ». Une frange de l’extrême gauche se radicalise et en vient à militariser son action politique. Ainsi, Ulrike Maria Meinhof, éditorialiste au mensuel de gauche Konkret, condamne en 1968 l’incendie des magasins Kaufhof et Schneider. Le 14 mai 1970, elle prend part à l’évasion d’Andreas Baader. Cette action est l’acte fondateur de la Fraction armée rouge. Cette radicalisation a mené le gouvernement à mettre en place un système répressif. Dans ce contexte beaucoup d’Allemands se détournent de la contestation politique.

Parallèlement à ces événements politiques et sociaux, de nouveaux modèles émergent. Dans le domaine de l’art contemporain, le mouvement néo-dadaïste et intermédia Fluxus trouve un certain écho en Allemagne. En 1961 Karlheinz Stockhausen joue Originale pour une performance de Nam June Paik à . En 1962 et 1963, des événements artistiques estampillés Fluxus sont organisés à Düsseldorf, Wuppertal et Wiesbaden, par George Maciunas, Nam June Paik, Wolf Vostell et Yoko Ono. Cette

18 AU-DELÀ DU ROCK dernière bénéficie déjà d’une certaine réputation en Allemagne, bien avant qu’elle soit la compagne de John Lennon. À Cologne en 1965 et 1966, le saxophoniste Peter Brötzmann prend part à plusieurs interventions de Nam June Paik, qui s’impose comme le pionnier de l’art vidéo. Il faut aussi citer l’artiste conceptuel Joseph Beuys qui a été un mentor pour , pendant ses années d’études à Düsseldorf. , futur « designer » pour Kraftwerk, a suivi l’enseignement de Joseph Beuys et de Gerhard Richter. Ces courants artistiques dessinent les contours de la création intermédia, où le son, l’image, la présence physique forment un tout indissociable. Le Living Theatre ouvre quant à lui la voie vers le « spectacle total ».

Les light-shows seront les premières tentatives du rock psyché- délique pour s’ouvrir sur d’autres domaines que la musique. La musique pop est entrée dans une nouvelle phase, celle de l’acid rock. L’objectif est d’exprimer par la musique les sensations éprouvées sous l’emprise de drogues. Le professeur d’université prouve par ses recherches scientifiques les bien- faits du LSD sur l’ouverture d’esprit, les niveaux de conscience. Il est alors un gourou pour la contre-culture aux États-Unis et, de fait, une influence majeure pour le rock psychédélique de la fin des années soixante. Timothy Leary a inspiré à John Lennon le titre « Tomorrow Never Knows » sur Revolver en 1966. De nouveaux groupes américains de la côte Ouest s’imposent, Jefferson Airplane, The et Frank Zappa & The Mothers of Invention. La première période de Frank Zappa, celle qui mêle autodéri- sion, théâtralité, rock sophistiqué et expérimentations en studio, va avoir un fort impact en Allemagne. On trouve aussi, en vrac, Jimi Hendrix qui déchire les ondes avec ses improvisations à la guitare et l’utilisation de pédales d’effets, le blues rock torturé des Doors et le rock arty du Velvet Underground. Chez les Anglais les nouveaux modèles sont et, surtout, Pink Floyd avec ses albums The Piper At The Gate Of Dawn (1967) et A Saucerful Of Secrets (1968). Pink Floyd, qui se produit à Essen en avril 1968, va

INTRODUCTION 19 avoir une influence considérable sur la production musicale alle- mande, à la fois par son orientation singulièrement « cosmique » et par son utilisation de l’électronique. Moins connus, les Anglais d’Hapshash & The Coloured Coat sont les graphistes du club UFO à Londres. Ils ont également enregistré un disque sorti en 1968. Leur 33-tours rouge vif Hapshash & The Coloured Coat Featuring The Human Host And The Heavy Metal Kids distille un acid-folk libertaire qui va sérieusement impressionner les membres d’Amon Düül. Le terme UFO, ovni en version française, permet au passage de noter l’importance de la thématique de la science-fiction dans le rock psychédélique. Cette thématique va imprégner une bonne partie des groupes allemands, notamment ceux qui vont utiliser l’électronique comme matériau sonore.

Dans un tout autre registre, le compositeur Karlheinz Stockhausen devient également un modèle pour les jeunes générations. Il s’est éloigné de l’orthodoxie du sérialisme pour embrasser une sorte d’universalisme, tant musical que spirituel. En 1966, il crée Telemusik, un collage électroacoustique piochant dans toutes les musiques du monde. Son but avoué est de créer une musique dans laquelle les populations du monde entier puissent se reconnaître. Il poursuit ce même objectif en créant la même année le monu- mental Hymnen, une œuvre électroacoustique excédant deux heures. Mais son œuvre fait scandale. Il se permet de triturer les hymnes nationaux de différents pays et, en particulier, celui de la RFA. Le Deutschlandlied est pourtant méconnaissable, mais Karlheinz Stockhausen touche au symbole d’une identité natio- nale encore fragile, et pour cause, l’Allemagne n’est plus unie. Les Beatles l’élèvent au rang d’icône en le faisant apparaître sur la pochette de Sgt. Pepper en 1967. John Lennon s’inspire directe- ment d’Hymnen pour son collage sonore « Revolution#9 » sur l’Album blanc en 1968.

La musique minimaliste américaine, celle de La Monte Young, Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass, pour ne nommer que

20 AU-DELÀ DU ROCK les quatre principaux, est souvent citée, a posteriori, comme une influence importante pour les groupes allemands. de Can a eu le privilège d’aller à New York en 1965, où il a rencontré Steve Reich, La Monte Young et Terry Riley. L’influence de ce courant de la musique contemporaine est encore marginale à cette époque. Le courant minimaliste et le rock expérimental allemand vont réellement commencer à se diffuser simultanément, à la toute fin des années soixante, d’où l’impression qu’ils sont intimement liés. Cette impression est renforcée par l’utilisation de certains éléments communs, notamment l’électronique, les sons continus et la répétition de structures simples. La musique planante alle- mande va créer empiriquement une forme de musique minimaliste et répétitive, sans forcément s’inspirer des modèles américains.

1966-1968 l’éveil allemand

Dans ce bouillonnement politique et artistique de la fin des années soixante, de nombreux musiciens et groupes allemands dispersés sur le territoire et, au départ, sans contacts directs entre eux, vont progressivement rejeter les voies académiques, sortir des sentiers balisés pour affirmer leurs singularités.

Floh de Cologne, avec Vietnam (Pläne, 1968), enregistré avec Dieter Süverkrüp, est parmi les premiers à se faire connaître grâce à la publication d’un disque. Le collectif de musiciens et comédiens Floh de Cologne s’est formé en 1966 pour créer des spectacles mêlants rock, textes satiriques et théâtre. Comme le titre de leur premier album l’indique, en 1968, ils s’insurgent contre la guerre menée au Vietnam par les États-Unis. À Munich en 1967 Amon Düül prône le communautarisme, l’usage des drogues psychédé- liques, la liberté sexuelle et la recherche de nouvelles formes musi- cales par l’improvisation collective. Amon Düül émane en partie de la scène jazz munichoise très vivace au milieu des années soixante.

INTRODUCTION 21 À Cologne, Irmin Schmidt et suivent l’enseigne- ment de Karlheinz Stockhausen, et son assistant, David Johnson, apporte son aide technique lorsqu’ils fondent Can en 1968. Schmidt et Czukay sont marqués par la démarche expérimentale de Stockhausen, mais ils sont assez peu attirés par une musique qui manque singulièrement de swing. Ils vont chercher des musi- ciens d’autres sphères. Le batteur vient du jazz. Il a accompagné Chet Baker et participé au Globe Unity Orchestra, le big band free jazz d’Alexander Von Schlippenbach. Le guita- riste , plus jeune de dix ans, est le seul membre véritablement rock de Can. Ils sont bientôt rejoints par le peintre et sculpteur américain Malcom Mooney, au chant, qui va aussi orienter le groupe dans une direction plus rock.

L’ingénieur du son fait quant à lui ses débuts en tant qu’assistant dans les studios de la WDR, là où ont œuvré des pion- niers des musiques électroacoustiques et électroniques, Karlheinz Stockhausen, Mauricio Kagel et Edgar Varèse. Conny Plank se sent de moins en moins à l’aise dans ce contexte des musiques dites sérieuses. Il s’en va en 1969 pour produire Kraftwerk, , et bien d’autres groupes par la suite.

La scène jazz est aussi une rampe de lancement pour les musiciens de la vague planante et expérimentale. Klaus Doldinger s’est fait accompagner de Lothar Meid et Olaf Kübler, qui intégreront par la suite Amon Düül II. Comme Jaki Liebezeit et Peter Brötzmann, est passé dans les rangs du Globe Unity Orchestra. Il a d’ailleurs commencé une carrière de batteur de jazz dès les années cinquante. Mani Neumeier et le bassiste jouent en trio avec la pianiste Irene Schweizer en 1968. Mais la décou- verte de Jimi Hendrix, Frank Zappa et Pink Floyd les décide à aller vers des musiques plus électrifiées. Mani Neumeier et Uli Trepte fondent alors le groupe .

22 AU-DELÀ DU ROCK En 1967, du côté de Düsseldorf, à Kamp-Lintfort, une autre communauté donne naissance au groupe Ambition of Music, qui deviendra trois ans plus tard Annexus Quam. Près de Düsseldorf, à la Kunstakademie de Reimscheid, deux élèves du conservatoire, Florian Schneider et Ralf Hütter, partagent le même intérêt pour l’improvisation et l’envie de « faire de la musique électronique contemporaine », quelque chose qui soit à la fois différent de la musique classique et du rock. En 1968 ils fondent Organisation, qui devient Kraftwerk en 1970.

En 1967, le Berlinois Edgar Froese, alors étudiant en art, et son groupe The Ones, participent à des happenings mélangeant litté- rature, arts plastiques et musique dans la villa de Salvador Dalí, à Cadaqués, en Espagne. Cette expérience est décisive pour Edgar Froese. Avec Charlie Prince de The Ones, il fonde Tangerine Dream en septembre 1967. Berlin est la seule ville où, a posteriori, le rock expérimental se développe avec une certaine cohérence. L’isolement a au moins l’avantage de faciliter les échanges « intra- muros ». Conrad Schnitzler y fonde en 1968 le Zodiak Free Arts Lab (ou Zodiak Club), un espace dédié au nouveau théâtre de happening. Le Zodiak s’installe dans les sous-sols du Schaubühne, le théâtre de Peter Stein, qui bouscule alors les règles établies de l’art théâtral. Conrad Schnitzler et Hans-Joachim Roedelius y sévissent avec Geräusche (Bruits) un collectif de « non-­musiciens », suivant les préceptes de Joseph Beuys selon lequel tout le monde peut être artiste. Hans-Joachim Roedelius est venu au Zodiak Club avec sa troupe Human Being, inspirée du Living Theatre. Le Zodiak devient l’épicentre de la scène berlinoise. S’y produisent aussi Klaus Schulze, Agitation Free, Tangerine Dream, Guru Guru…

Dès les années 1967-1968, il existe déjà une multitude de groupes novateurs aux quatre coins de l’Allemagne de l’Ouest. Le festival d’Essen va pour la première fois rassembler ces formations en un même lieu. En fréquentant les ateliers de Burg Waldeck, le ­journaliste et critique musical Rolf-Ulrich Kaiser, prend conscience

INTRODUCTION 23 du rôle sociopolitique de la musique, de son pouvoir à répandre de nouvelles idées et faire évoluer une société. Il décide alors de ­s’investir dans le développement du mouvement Pop-Folk à travers l’écriture, l’organisation de concerts et la production de disques.

Martin Degenhardt, Thomas Schroeber et Rolf-Ulrich Kaiser coorganisent, du 25 au 29 septembre 1968, ­l’Internationale Essener Song Tage Festival (le Festival International de la Chanson d’Essen). Ils invitent les principaux artistes de la contre-culture, de l’underground. Le Festival d’Essen est l’occasion pour de jeunes groupes de se produire pour la première fois devant un large public, notamment Tangerine Dream, Floh de Cologne, Soul Caravan, Guru Guru, Amon Düül I et Amon Düül II. Le free jazz est représenté par le saxophoniste Peter Brötzmann et par Günter Hampel et sa formation Time Is Now. Les chanteurs protestataires Franz Josef Degenhardt et Dieter Süverkrüp sont également au programme. Des têtes d’affiche de la scène internationale viennent compléter le tableau : les Mothers of Invention de Frank Zappa, The Fugs, Julie Driscoll et Brian Auger & Trinity, Paco De Lucia, Tim Buckley. Environ quarante artistes sont invités. Quarante mille personnes participent au festival. Pour Rolf-Ulrich Kaiser ce festival est l’acte de naissance de la « nouvelle pop musique ».

1969-1972 ouvrez vos oreilles

En 1969 deux disques captent l’attention de la critique nationale et surtout internationale : Monster Movie de Can et Phallus Dei d’Amon Düül II. Ces deux disques sont publiés par Liberty / United Artists grâce au manager Gerhard Augustin, qui a créé l’émission The Beat Club quelques années plus tôt. Can décoche sur Monster Movie quatre titres flamboyants. Leur post-rock (ou post-jazz ?) les impose d’emblée comme l’un des groupes les plus novateurs de cette fin de décennie. Le groupe possède en outre une maîtrise technique ahurissante. Can enfonce le clou avec

24 AU-DELÀ DU ROCK en 1971, son chef-d’œuvre indépassable, et produit les années suivantes , en 1972, et en 1973. L’album d’Amon Düül Phallus Dei présente quant à lui un mélange sidé- rant d’acid rock, d’orientalisme, de violon amplifié et d’incanta- tions proches du kobaïen de Magma. Le tout est soutenu par une rythmique basse / batterie sépulcrale. Deux batteurs sont sur la brèche. Quand d’autres tergiversent sur le sexe des anges, Amon Düül II sonne les vêpres pour la Verge de Dieu. Mis à part le très flower power Carnival In Babylon en 1972, les albums suivants d’Amon Düül II vont finir de l’asseoir parmi les groupes les plus originaux de l’époque. Yeti en 1970, Dance Of The Lemmings en 1971 et Wolf City en 1973 ne possèdent pas la radicalité de Phallus Dei. Ils accusent quelques faiblesses sur certains titres, mais restent totalement fascinants.

Gerhard Augustin est également à l’origine du contrat qui permet la publication, toujours sur United Artists, du premier album de Popol Vuh, Affenstunde en 1970. Affenstunde est le premier disque allemand presque entièrement joué au synthétiseur Moog. Gerhard Augustin fait également en sorte qu’Amon Düül II, Kraftwerk et Popol Vuh soient programmés dans l’émission The Beat Club au cours de la saison 1970-1971.

Fin 1969, l’ingénieur du son Conny Plank, qui vient de quitter la WDR, produit l’album d’Organisation. Il s’agit du premier disque de Ralf Hütter et Florian Schneider, qui ébauchent là leur « musique électronique contemporaine » à l’aide d’improvi- sations rythmiques au groove improbable. Publié en Angleterre, sur RCA, le disque passe inaperçu. Ce n’est qu’un faux départ. Hütter et Schneider dissolvent Organisation et sortent, sur Philips cette fois, Kraftwerk 1 (1970). Sur ce premier opus de Kraftwerk, les cadences rythmiques deviennent infernales, secouées d’intenses­ décharges électriques. En décembre 1970 Conny Plank aide le groupe Kluster à enregistrer et Zwei-Osterei, deux disques de live accompagnés de textes contestataires.

INTRODUCTION 25 En 1969, Rolf-Ulrich Kaiser édite son livre sur les nouvelles musiques pop (Das Buch der neuen Pop-Musik). Il conspue les maisons de disques, leur surdité à l’égard de nouveaux groupes totalement originaux. Il parle notamment de Tangerine Dream, Can, Xhol, Limbus, Embryo, Floh de Cologne. Les disques de United Artists (Monster Movie et Phallus Dei) sont publiés presque simultanément et commencent déjà à le contredire. De même l’éphémère label CPM a publié trois albums, les premiers disques de Limbus 3, Missus Beastly et Checkpoint Charlie en 1969. CPM aura peut-être inspiré Rolf-Ulrich Kaiser. Il trouve surtout de très bons appuis dans l’industrie du disque, malgré la prétendue surdité de celle-ci. Rolf-Ulrich Kaiser met sur pied son propre label, Musik, avec l’aide financière du directeur d’Hansa Musik, Peter Meisel. La distribution est assurée par la grande compagnie allemande Metronome. Le slogan du label est tout simplement Macht das Ohr auf (Ouvre l’oreille). En 1970, le premier disque à paraître sur Ohr Musik, Fließbandbaby’s Beat Show du groupe Floh de Cologne, est un album de folk expérimental agrémenté de textes marxistes déclamés en langue allemande.

La même année paraît l’album instrumental Electronic Meditation de Tangerine Dream, enregistré par Edgar Froese, Klaus Schulze et Conrad Schnitzler. Le coup d’envoi est donné à la parution d’une série de 33-tours qui vont imposer Ohr Musik comme le label majeur de la vague allemande. Sur Ohr Musik paraissent, de 1970 à 1973, les premiers albums de Tangerine Dream (Alpha Centauri, Zeit et Atem), de Klaus Schulze (Irrlicht et Cyborg), de Guru Guru (UFO et Hinten), d’Annexus Quam (Osmose et Beziehungen), d’Ash Ra Tempel (Ash Ra Tempel, Schwingungen, Seven Up et Join Inn) ou encore ceux de Walpurgis, Xhol et Mythos.

Rolf-Ulrich Kaiser a su se faire entendre. En 1971, la compagnie BASF lui confie la direction de son label Pilz (Champignon). Le nom de ce label laisse imaginer des vinyles emplis de divagations hallucinées produites par quelques substances illicites. C’est à peu

26 AU-DELÀ DU ROCK près cela. Au cours de ses trois courtes années d’existence Pilz fait paraître des albums de folk progressif d’excellente qualité, notamment les albums Bröselmaschine (1971) de Bröselmaschine et Hölderlin’s Traum (1972) de Hölderlin, ainsi que deux albums de Popol Vuh, In der Garten Pharaos (1971) et Hosianna Mantra (1973).

Les maisons de disques, petites ou grandes, n’étaient pas complè- tement sourdes. Dès 1969, la filiale hambourgeoise de Polydor est attisée par les succès de Can et Amon Düül II, avec respectivement Monster Movie et Phallus Dei. Elle a déjà en boîte Die Grüne Reise, les premières expérimentations en re-recording du guita- riste Achim Reichel, qu’elle publiera en 1970. Polydor Allemagne décide d’une opération coup de poing. Le journaliste Uwe Nettelbeck est chargé de recruter un groupe qui puisse devenir la version électronique des Beatles. Uwe Nettelbeck a écrit, en 1967, dans le quotidien allemand Die Zeit une série d’articles intitulée « Die Kinder von Sergeant Pepper und Mary Jane – Bericht einer Reise nach » (Les enfants de Sergeant Pepper et Mary Jane – Journal d’un voyage à Londres). Uwe Nettelbeck déniche deux formations, Nukleus et Campylognatus Citelli. Fusionnées en une seule, elles donnent corps au groupe Faust. Un studio à Wümme leur est spécialement dédié. Chaperonnés par un ingénieur du son, Kurt Graupner, ils sont priés de pondre le chef-d’œuvre d’avant-garde pop qui coiffera tout le monde sur le poteau. De cette expérience de laboratoire naît l’album Faust fin 1971. Trois titres, trente-quatre minutes. Un collage d’expérimentations élec- troacoustiques, lardé çà et là de guitares saturées, le tout ponctué de quelques mélodies. Faust a berné Polydor par un album qui devient instantanément culte. Polydor ne met cependant pas tous ses œufs dans le même panier. La compagnie publie à peu près au même moment Epitaph, le premier album du groupe éponyme, salué comme un classique du hard-rock allemand.

INTRODUCTION 27 Deux ans à peine après la fondation de Ohr Musik, deux de ses employés, Günter Koerber et Bruno Wendel, semble-t-il excédés par l’omniprésence de Rolf-Ulrich Kaiser, partent fin 1971 pour manager leur propre label, . Ils font appel à Conny Plank pour les enregistrements en studio. Parmi les cinq premières publications du label, en 1972, figurent de Scorpions, Together de Jane, I Turned To See What Voice It Was de Gomorrha, Neu! de Neu! et II de Cluster. La juxtaposition paraît aujourd’hui audacieuse. Elle est le reflet exact de la politique du label durant les années soixante-dix. Brain Records donnera leur place à trois tendances du rock : heavy, progressif et expérimental.

Et en matière de rock expérimental, le groupe Neu! est un jalon. Il tague le slogan publicitaire le plus basique qui soit, « Nouveau ! », sur son premier disque pour accrocher le chaland. Le groupe responsable de ce travail de vandale est un duo composé du batteur et du guitariste . Ils viennent de quitter Kraftwerk, n’étant plus sur la même longueur d’onde. La rébel- lion rock est de retour. Ils reprennent les cadences de Kraftwerk mais de façon beaucoup plus directe. Les rythmiques décharnées de Klaus Dinger et les zébrures de guitares de Michael Rother définissent le schéma squelettique d’une nouvelle motorik musik.

Neu! est enregistré par Conny Plank en décembre 1971. Le mois suivant ce même Conny Plank est en compagnie de Cluster, un autre duo d’expérimentateurs autodidactes composé de et Hans-Joachim Roedelius. Ils ont déjà commis ‘71, publié par Philips. Ils prolongent leurs processus sonores méca- niques et arides sur Cluster II, publié en avril 1972. La pochette de l’album est un feu d’artifice étoilé. Il s’agit bien de musique cosmique, lugubre et lointaine, peut-être celle produite par un astre en formation.

Guru Guru trouve également refuge sur Brain Records, après avoir été lancé par Ohr Musik. Le power trio composé de Mani

28 AU-DELÀ DU ROCK Neumeier, Uli Trepte et Ax Genrich fait le grand écart entre improvisations hendrixiennes et séquences atonales. Héritiers du free jazz, ils créent leur propre musique libre à l’aide d’instruments rock. Guru Guru publie tous ses albums sur Brain, de Känguru en 1972, jusqu’à sa dissolution en 1979.

Ohr Musik, Pilz et Brain Records constituent le « noyau dur » de la vague planante, électronique et expérimentale allemande de ce début des années soixante-dix. D’autres labels ont leur importance, tels que Liberty, Philips, Polydor, Bacillus, Kuckuck. Les maisons de disques, petites ou grandes, désirent toutes signer leur lot de groupes allemands, dans l’espoir qu’avec l’un d’eux elles touchent le jackpot. Au début des années soixante-dix, l’activité du secteur discographique d’Allemagne de l’Ouest paraît frénétique.

1972-1974 la fin de l’underground

Si quelques groupes ou albums se sont déjà fait remarquer en dehors de la RFA, c’est véritablement à partir des années 1972- 1973 que la presse musicale internationale aborde la scène alle- mande dans son ensemble et insiste sur l’éclosion d’un mouvement rock novateur en Allemagne de l’Ouest. En avril 1972, Michael Watts publie dans Melody Maker, ­l’article « Deutsch Rock », soit une page complète dans ce journal de grand format. En 1972 et 1973 l’hebdomadaire New Musical Express publie une série d’articles intitulée « Germany Calling », écrit par Ian MacDonald, dont le premier volet, en décembre 1972, se présente comme la première analyse en profondeur de « la scène rock la plus étrange au monde ». Ian MacDonald emploie exclusivement l’étiquette German Rock dans cette série d’articles. Il aborde les principaux groupes allemands : Kraftwerk, Can, Cluster, Neu!, Amon Düül, Tangerine Dream, Guru Guru, Embryo, Xhol, Annexus Quam…

INTRODUCTION 29 En France, dans le magazine Actuel, catalyseur de la contre- culture, Jean-Pierre Lentin publie en janvier 1973 l’article de fond « Le rock allemand enfin ! ». Cet article, extrêmement vivant, grâce à de nombreux commentaires de concerts et d’extraits d’inter­views, parle de Tangerine Dream, Amon Düül II, Guru Guru, Can, Ton Steine Scherben, Ash Ra Tempel, Klaus Schulze, Conrad Schnitzler, Kluster, Deuter, Popol Vuh, Kraftwerk, Neu!. À Paris, Carrefour de l’Odéon, le magasin de disques Music- Action, tenu par des passionnés de la première heure, importe et diffuse en spécialiste les pépites d’Outre-Rhin. La Fnac s’y met également. L’équipe d’Actuel organise, les 14 et 15 février 1973, un festival « rock allemand » au Théâtre de l’Ouest Parisien, à Boulogne-Billancourt. Sont à l’affiche Guru Guru, Kraftwerk, Tangerine Dream, Ash Ra Tempel et Klaus Schulze. La plupart de ces groupes jouent pour la première fois en France. Pour marquer le coup, la livraison de Rock&Folk de février 1973 contient un article de six pages, signé Paul Alessandrini. Il expose le sujet : « le terme même de rock ne désigne que très mal les différentes expé- riences et recherches sonores entreprises depuis plusieurs années par de jeunes musiciens ». Le contexte de leur émergence est présenté, ainsi que l'ampleur de la vague. Selon Paul Alessandrini, « cent cinquante groupes sont maintenant sous contrat. Pour 1972, on annonce une production de plus de deux cent cinquante LPs de groupes allemands ». La fin de son article est prophétique : « le rock allemand a fait son entrée sur la scène internationale, et l’on n’a pas fini d’en entendre parler ».

Cette entrée dans le music business ne va pas se faire sans quelques déboires. Et Rolf-Ulrich Kaiser se retrouve évidemment en première ligne. En 1972, il rencontre le prophète du LSD Timothy Leary, réfugié en Suisse pour échapper à la justice américaine. Rolf-Ulrich Kaiser est totalement converti aux idées de Leary, qui prône la consommation et la distribution de drogues pour ouvrir les consciences humaines. Kaiser transforme Ohr Musik en Die Kosmische Kurriere, les messagers cosmiques, à défaut de pouvoir

30 AU-DELÀ DU ROCK utiliser le nom de Kosmische Musik dont Edgar Froese revendique la paternité. Rolf-Ulrich Kaiser organise plusieurs sessions d’enre- gistrement auxquelles participe le duo folk progressif Witthuser & Westrupp, des musiciens de Wallenstein, des musiciens d’Ash Ra Tempel (Manuel Göttsching et Harmut Enke) et Klaus Schulze. Ils entourent Timothy Leary pour l’album Seven Up (1972) d’Ash Ra Tempel, le spécialiste d’ésotérisme Sergius Golowin, pour Lord Krishna von Goloka (1973), et le peintre et cartomancien Walter Wegmüller pour Tarot (1973).

Après ces rencontres, Manuel Göttsching et sa compagne Rosi Müller, Jürgen Dollase, Harald Großkopf et Klaus Schulze, répètent au cours de jam-sessions dans le studio de à Stommeln, de février à mai 1973. Les différents participants n’ac- cordent que peu d’intérêt au matériel enregistré, mis à part Rolf- Ulrich Kaiser et sa compagne Gille Lettmann. Ils retravaillent les bandes pour donner naissance à pas moins de cinq disques publiés sous le nom de The Cosmic Jokers, sans rétribuer les musiciens. Ces disques sont à l’origine de la chute irrémédiable des entre- prises du Kaiser. En 1973, plusieurs groupes, dont Wallenstein, Tangerine Dream et Hölderlin, assignent le label Ohr Musik en justice pour divers problèmes de contrat ou de non-paiement de royalties.

En 1973 et 1974, Rolf-Ulrich Kaiser abandonne ses activités au sein de Ohr Musik et Pilz. Il se consacre à Die Kosmischen Kuriere et aux Cosmic Jokers. Il disparaît totalement du music business en 1975. Cette chute de « l’empire » Kaiser contraint tous les groupes des labels Ohr Musik, Pilz et Die Kosmischen Kuriere à se tourner vers d’autres maisons de disques.

Beaucoup de groupes allemands, parmi les plus importants, vont signer sur le nouveau label indépendant anglais Virgin et s’assurer­ une large diffusion. Fondé en 1972 par Richard Branson et Nik Powell, Virgin se constitue (à la vitesse grand V !) l’un des catalogues­

INTRODUCTION 31 de rock progressif et expérimental les plus alléchants : Tangerine Dream, Robert Wyatt, Gong, Faust, Henry Cow, Edgar Froese, Hatfield and The North, Mike Oldfield… Virgin obtient l’exclusi- vité de la distribution des disques de Can hors des frontières alle- mandes. C’est sur Virgin que paraissent les albums de Faust Faust Tapes et IV en 1973. Sur IV un morceau est titré « Krautrock » et présente, sous une forme quasi parodique l’arché­type du genre : des rythmiques répétitives, lancinantes, comme une interminable mélopée menant à la transe. Mais il ne faut pas se faire d’illusions, Virgin l’indépendant lâche Faust en 1975, refusant de sortir leur cinquième album après l’échec (commercial) de IV. Hasard de l’histoire, Faust enregistre IV, au Manor Studio d’Oxfordshire, de jour seulement. La nuit, ou plus précisément aux heures du petit matin, le studio est occupé par Mike Oldfield qui élabore Tubular Bells, seul, piste par piste, depuis plusieurs mois. Sa publication en 1973 est portée par le succès du film L’Exorciste. L’album Tubular Bells s’écoule à dix millions d’exemplaires (entre 16 et 17 millions à ce jour) et permet à Virgin d’envisager l’avenir sereinement.

Sortant des expérimentations de ses deux premiers albums en publiant un excellent disque de transition, Ralf & Florian en 1973, Kraftwerk trouve sa voie, ou plutôt son autoroute, grâce au synthétiseur Moog et à une musique résolument mécanique et novatrice. Avec Autobahn (1974), l’improvisation et le « bidouil- lage aléatoire » font maintenant place à un son synthétique très maîtrisé et à des mélodies imparables. Kraftwerk fait danser les machines et décroche un tube avec une version écourtée du titre Autobahn. Diffusé sur les ondes des radios américaines, Autobahn devient n° 1 aux États-Unis.

Les années 1974-1975 sont des années charnières. L’empire de Rolf-Ulrich Kaiser s’effondre. Faust se retrouve sans maison de disques. Agitation Free se sépare, fatigué par les tournées inter- minables. Conny Veit laisse de côté Gila pour partir sur les routes avec Amon Düül II. Amon Düül II, justement, publie Vive la

32 AU-DELÀ DU ROCK trance, et se rapproche d’un rock progressif conventionnel. Au beau milieu de tout ça, Kraftwerk sort Autobahn. Cluster fait paraître , qui ne connaît pas le même succès, mais annonce clairement l’Intelligent Dance Music à venir. Alors même que le rock expérimental allemand trouve un écho dans les charts internationaux, il opère un glissement vers autre chose. Il s’éloigne davantage du rock psychédélique en entrant dans l’ère synthétique.

Au-delà du rock cette inquiétante étrangeté

Ian MacDonald parlait, en décembre 1972, de « la scène rock la plus étrange au monde ». Ces groupes allemands lui paraissent étranges, parce qu’ils s’inscrivent en rupture par rapport aux modèles anglais et américains, mais sans les abandonner complè- tement. Des éléments sont reconnaissables, mais ces musiciens allemands repoussent le rock psychédélique bien au-delà du rock.

Par l’usage qu’il fait des psychotropes, le rock psychédélique est intimement lié aux sens, à la perception. Les groupes allemands attaquent, de façon plus ou moins consciente, les fondements du rock pour amplifier encore l’impact de la musique sur les sens. Ils s’attaquent au rythme pour altérer la perception du temps. Le rythme est réduit à une cadence obsessionnelle. Ou, à l’op- posé, ce rythme est vaporisé pour laisser place à des séquences « hors temps ».

Certains groupes ont placé le rythme au cœur de leur musique, tout particulièrement Can, Neu! et Kraftwerk. Le terme « motorik », est souvent utilisé pour en parler. Can s’appuie sur une rythmique métronomique jouée par Jaki Liebezeit à la batterie. Ce décompte du temps hypnotique et obsédant est un pivot central pour les expérimentations et improvisations de chacun. Elle assure la cohésion du groupe. Amon Düül et Amon Düül II, à leurs débuts, improvisent collectivement pour mener à une forme de transe,

INTRODUCTION 33 à l’instar de beaucoup de musiques extra-occidentales. Le rythme est alors assuré par des percussions diverses (crécelles, tambou- rins…), et même par deux batteurs sur l’album Phallus Dei. Pour Kraftwerk, le rythme est l’élément sonore fondamental. Dès leurs premiers albums les séquences percussives tournoyantes servent de canevas pour tisser leurs expérimentations électroniques. Dès les premiers albums de Kraftwerk, Florian Schneider, flûtiste de formation, émet avec son instrument de simples sons qu’il répète comme un leitmotiv. La flûte a une fonction plus rythmique que mélodique. Les différents éléments de leur musique créent un flot sinusoïdal. La perception du temps s’accélère et se ralentit en fonc- tion de l’accélération ou du ralentissement de leur course musicale.

Tangerine Dream et Klaus Schulze vont exceller dans la composi- tion de textures sonores, que le rythme soit ou non présent. Le son d’origine synthétique crée des sensations auditives nouvelles. La synthèse sonore devient l’élément essentiel de leurs productions. Elle rejoint là leur besoin de nouvelles sensations que le rock tradi- tionnel ne peut leur apporter. La question n’est plus de savoir s’ils font ou non du rock. Elle consiste à les mener ailleurs. Tangerine Dream et Klaus Schulze sont les pionniers d’une musique cosmique, la Kosmische Musik dont rêve Rolf-Ulrich Kaiser. Cette musique paraît si étrange, si fascinante, qu’elle ne semble même pas terrestre.

Kraftwerk va lier les deux. Il fabrique des rythmes très intenses en utilisant des sons synthétiques. Non seulement ces rythmes sont très éloignés des modèles fondamentaux du rock, mais ils sont créés par des instruments non conventionnels. La syncope du rock est là, mais elle ne ressemble à rien de familier. La musique de Kraftwerk ne semble même pas humaine. « Homme ou machine ? » questionne Melody Maker en 1975.

Le champ des possibles est à ce moment-là fabuleusement élargi par les appareillages électrifiés et électroniques : pédales d’effets,

34 AU-DELÀ DU ROCK orgues électriques, synthétiseurs. Les studios d’enregistrement ont quant à eux déjà démontré l’étendue de leurs possibilités. Faust les a explorées à Wümme, puis au Manor Studio de Virgin. Can a quasiment depuis ses débuts installé l’Inner Space Studio. Kraftwerk a progressivement développé le studio Kling Klang à Düsseldorf. Le rôle des ingénieurs du son Conny Plank et Dieter Dierks est immense. Leur maîtrise technique offre bien plus qu’un appui aux recherches sonores des groupes qu’ils enregistrent. Ils participent directement à leur processus créatif.

Au milieu des années soixante-dix les cartes sont redistribuées autour de ces éléments fondamentaux. Le « rock allemand » pouvait être perçu comme une passade, un dernier feu d’artifice psychédélique. Il continue sur sa lancée grâce à ses acquis tech- niques. Les pionniers allemands de l’électronique vont tenir le haut du pavé à partir de ces années-là, tout particulièrement les mélopées cosmiques de Tangerine Dream et Klaus Schulze, les mélodies robotiques de Kraftwerk et, en embuscade, la motorik de Neu!, Cluster et La Düsseldorf.

1974-1977 synthetic symphony et motorik musik

Le succès de Tangerine Dream et de Klaus Schulze en Allemagne et au niveau international donne naissance à un courant très spéci- fique au sein du rock allemand, celui de la « Kosmische Musik ». Tangerine Dream signe chez Virgin en 1973 et aligne une série d’albums devenus des classiques : Phaedra (1974), Rubycon (1975), Ricochet (1975) et Stratosfear (1976). Tangerine Dream vient en France en 1974, le 13 décembre exactement, pour l’un de ses concerts les plus légendaires, celui de la cathédrale de Reims, avec Nico en première partie. La cathédrale, conçue pour accueillir 2 000 âmes pieuses reçoit subitement 5 000 adeptes de messes électroniques pas catholiques du tout. À cette époque Tangerine Dream enchaîne les tournées et les dates de concert. En 1975, son

INTRODUCTION 35 premier album live, Ricochet devient n° 1 des ventes en Grande- Bretagne. Il s’agit là d’un véritable exploit pour un album qui n’est composé que de deux longs morceaux expérimentaux. Ce sont les grandes années du groupe. Il fait couler beaucoup d’encre et alimente les rumeurs les plus folles. Tangerine Dream est alors réputé pour donner les concerts rock au volume sonore le plus élevé. Tangerine Dream joue à fond cette carte. Lors de sa première tournée aux États-Unis, en 1977, la partie visuelle est assurée par des laserium et light shows. Les affiches annoncent les concerts « les plus dangereux que vous n’ayez jamais vus ». Une impor- tante campagne de promotion est orchestrée sur les radios. Une pleine page publicitaire est insérée dans le New York Times. Le merchandising va bon train, on trouve même des miroirs gravés reprenant la pochette de l’album Stratosfear ! Tangerine Dream est à son zénith en termes de popularité.

Klaus Schulze connaît le même succès et publie ces années-là, sur Brain Records, ses albums les plus réputés : Black Dance (1974), Timewind (1975) et Moondawn (1976). Timewind est son premier album à être correctement distribué aux États-Unis. En 1977 Klaus Schulze rejoint le label Island, qui, à l’occasion de la publication de l’album Mirage, en 1977, sort la grosse artillerie promotionnelle. Island organise le Mirage Tour, la plus importante tournée que Klaus Schulze n’ait jamais faite : trente-cinq concerts dans les plus grandes salles d’Europe. À Paris, il remplit l’hippodrome de Pantin. Après cela, Klaus Schulze souhaite calmer le jeu. Pour sa tournée suivante il limite la promotion et préfère des salles plus intimistes.

Pour Kraftwerk, après le succès d’Autobahn, le virage est diffi- cile à négocier. Kraftwerk relève le défi sans pour autant caresser le public dans le sens du poil. Le combo de Düsseldorf publie le mélancolique Radioactivity en 1975. Cet album contient des joyaux de pop électronique préfigurant la new wave. Il n’obtient pas le même succès qu’Autobahn aux États-Unis, mais il se classe n° 1 des ventes en France. Les albums suivants de Kraftwerk, Trans-

36 AU-DELÀ DU ROCK Europe Express (1977) et The Man-Machine (1978), creusent le même sillon rétrofuturiste. Ils placent Kraftwerk en tête des réfé- rences majeures de la musique électronique allemande et de la musique électronique tout court. Kraftwerk devient à partir de là un mythe de la pop internationale, une légende en activité.

Après Future Days en 1973, Can n’a plus de chanteur attitré et commence à se perdre dans son propre concept d’hybrida- tion musicale. Il continue encore un temps à paraître comme en avance sur son temps aux yeux de la critique. Il décroche un tube disco avec « I Want More » en 1976. Le succès est là, mais l’intérêt est moindre. Jusqu’à la fin des années soixante-dix, Can continue de produire de bons albums, contenant chacun quelques excellents titres.

Lorsque Polydor absorbe Brain Records en 1975, Günter Koerber quitte le navire pour garder son indépendance et fonde . Ce label publie les derniers albums de Cluster et une série d’albums solo signés Michael Rother.

Après la synth-pop déglinguée de Zuckerzeit, en 1974, Cluster s’oriente vers une musique plus vaporeuse. Et pour cause, à cette époque Roedelius et Moebius collaborent avec Brian Eno et contri- buent ainsi largement à la naissance de l’ambient music. (1976), leur premier album sur Sky Records (ils en feront cinq) est sans doute le meilleur de cette période. La musique de Cluster n’y a jamais été aussi fluide et légère. Le duo livre des moments de pure beauté grâce à un subtil mélange de boîtes à rythmes et de synthétiseurs. De leur collaboration avec Brian Eno résulte Cluster & Eno (1977). L’assemblage de l’ambient music d’Eno et de l’élec- tronique de Cluster aboutit à une musique particulièrement subtile et maîtrisée. C’est la suite logique de leur glissement progressif du bruitisme des débuts à une ambient music finement élaborée. Roedelius, Moebius participent également aux albums de Brian Eno, et de 1978.

INTRODUCTION 37 Dans un registre plus sombre et rythmé, Sky Records publie en 1981 l’excellent , le deuxième album d’, qui s’était déjà fait connaître pour sa participation à Cluster & Eno (1977) et avec son premier album Nachtstücke (1980). Biotop est la transition parfaite entre la motorik des années soixante-dix et la .

Sky Records publie aussi les trois premiers albums solos de Michael Rother, (1977), (1978) et (1979). Le guitariste déroule des séquences motorik dynamiques mais apaisées. Son style peut apparaître comme une version new age et simplifiée de Neu! et Harmonia. Il est en tout cas très accessible et trouve un large public.

Klaus Dinger formait Neu! avec Michael Rother jusqu’en 1975. Klaus Dinger prolonge également la tendance motorik avec son groupe La Düsseldorf, mais façon pop éclectique. Le disque La Düsseldorf, en 1976 aborde aussi bien le punk rock que la pop ambient. Le single Silver Cloud, un instrumental extrait de La Düsseldorf, se classe dans le hit-parade allemand et tombe certainement dans les oreilles de David Bowie. Le caméléon est alors en Allemagne pour s’imprégner de cette vague expérimen- tale dont tout le monde parle. Avec l’aide de Brian Eno, David Bowie concocte les albums Low (1976) et Heroes (1977), en partie dans les studios d’Hansa Musik à Berlin. David Bowie, Ziggy Stardust himself, se convertit aux nouveaux sons alle- mands. En 1977, petit clin d’œil en retour, Kraftwerk évoque un rendez-vous sur les Champs-Élysées avec David Bowie sur le titre « Trans-Europe Express ».

1977 et l’after-punk

Il est de coutume de dire que le rock expérimental allemand reçoit le coup de grâce en 1977, achevé par la déferlante punk venue d’Angleterre. C’est aller un peu vite en besogne et même inverser

38 AU-DELÀ DU ROCK les rôles. S’il y a un cercueil sur le parvis, c’est celui du rock. Hasard de l’histoire, Elvis Presley s’éteint cette année-là. Les Punks tentent de ressusciter le rock à coups d’accords de guitares binaires et rageurs. Ils lui réinsufflent une énergie fondamentale, son esprit rebelle. Les Punks rejettent, avec la même violence, la technicité du rock progressif et l’utilisation des synthétiseurs. Ils vomissent sur les guitar heroes. Mais il faut se rendre à l’évidence : le rock ne connaît plus d’évolution notable. Il est maintenant essentiel- lement marqué par les ressassements. La vague punk est effecti- vement une révolution, au sens astronomique, un retour à une position originelle. Les Punks sont en plein revival. À l­’inverse, la vague planante, électronique et expérimentale allemande a fini d’achever le rock. Elle est partie du rock psychédélique pour le mener au-delà de ses propres limites, au point de générer autre chose. Cette autre chose ne peut plus décemment être qualifiée de rock. La musique allemande des années soixante-dix va ainsi figurer parmi les sources d’inspiration des mouvements new age, new wave, des musiques électroniques, et plus tard du post-rock. La particule « post » est ici lourde de sens. Dans les années quatre- vingt-dix, le rock n’est plus évoqué pour lui-même mais pour un après, un au-delà.

Le succès médiatique des Punks réussit à éclipser la musique sophistiquée allemande. De nombreux groupes se séparent, ou se mettent en veille. Amon Düül II raccroche les gants en 1978. Guru Guru est dissous en 1979. Can sort un album tout simplement intitulé Can, en 1979. En surinterprétant les mots, leur titre « All Gates Open » exprime comme un sentiment mitigé. Can est satis- fait d’avoir ouvert toutes les portes, celles qui ont permis au rock de prendre de nouvelles formes.

Cette ouverture des portes est le moment de bascule historique des musiques populaires de la fin du xxe siècle. L’assaut punk de 1977 est, médiatiquement, le dernier soubresaut du mouve- ment punk lui-même. Le dénigrement du rock progressif et de la

INTRODUCTION 39 technicité synthétique « bourgeoise » s’imposait, mettant dans le même sac Emerson, Lake and Palmer et Tangerine Dream. Beaucoup auront dû passer sous silence leur intérêt pour la vague allemande. Pourtant, Johnny Rotten des Sex Pistols et Pete Shelley des Buzzcocks admiraient un groupe allemand : Can.

Le post-punk s’inspire largement de la vague allemande. En Europe, la pop électronique conceptuelle de Kraftwerk person- nifie l’archétype essentiel de la synth-pop à l’electronic body music, de OMD à , de New Order à Front 242. Aux États-Unis, en 1982, Afrika Bambaataa & The Soul Sonic Force cartonnent avec le maxi-45-tours « Planet Rock ». Il adapte directement la mélodie de « Trans-Europe Express » et la pulsa- tion rythmique de « Numbers », non crédités. Kraftwerk a obtenu un accord à l’amiable, évitant au label Tommy Boy de trop longues poursuites judiciaires. Ce « Planet Rock » est une pierre angulaire de l’electro-funk, le germe ADN commun au hip-hop et la .

Dans ces mêmes années, aux États-Unis, les productions commer- ciales new age prennent une place considérable dans les bacs des disquaires. Les polyphonies synthétiques, les harmonies ethniques et l’ambient music alimentent ce large courant. Les paysages sonores incitant à la méditation et au voyage spirituel sont le prolongement logique du trip psychédélique. Ces musiques paraissent trop utilitaires. Elles ont justement des effets sur leurs auditeurs. Le qualificatif « new age » est associé à un fourre-tout idéologique. Dans ce fatras, se trouve la résurgence du concept antique et médiéval de l’harmonia mundi, l’harmonie du monde.

De la même façon, la musique au cinéma est jugée trop fonction- nelle, alors même que sa valeur esthétique a un effet capital sur les spectateurs auditeurs. Le domaine des musiques de films est un espace d’activités privilégié par la vague allemande. Tangerine Dream a composé une trentaine de musiques de films, dont Sorcerer de William Friedkin en 1977, Thief en 1981 et The Keep

40 AU-DELÀ DU ROCK en 1983 de Michael Mann, Risky Business de Paul Brickman en 1983 ou encore Legend de Ridley Scott en 1985, ces deux derniers avec le jeune Tom Cruise. Popol Vuh a poursuivi sa collaboration avec le cinéaste hypnotique Werner Herzog, pour les musiques de Cœur de verre en 1977, Nosferatu en 1978, Fitzcarraldo en 1982 et Cobra Verde en 1987. Irmin Schmidt a régulièrement composé pour l’écran depuis la mise en sommeil de Can. Michael Hoening d’Agitation Free s’est installé à Hollywood, où il a composé, entre autres, la bande-son de The Blob, de Chuck Russell, un film d’hor- reur culte de 1988.

Manuel Göttsching d’Ash Ra Tempel a enregistré E2-E4 en 1981, publié en 1984 seulement. « E2-E4 » est un morceau-fleuve d’une heure, conçu en solo, aux synthétiseurs et à la guitare. Remixé par des DJ italiens sous le nom de Sueño Latino en 1989, E2-E4 devient un énorme succès dans les clubs et les charts en Europe. E2-E4 est également mixé par les DJs Larry Levan à New York, Derrick May et Carl Craig à Détroit. La phase de maturation des musiques électroniques s’accompagne d’une quête de légitimité et de parrains historiques. Elles les trouvent en redécouvrant les pionniers de l’électroacoustique (Pierre Schaeffer, Pierre Henry, Stockhausen…) et le rock planant et électronique allemand des années soixante-dix. Dans un spectre plus large, un nouvel intérêt se développe pour les productions underground en tous genres, du rock progressif aux bandes-son de films de série B, en passant par l’instrumentarium électronique.

Dans les années quatre-vingt-dix, les courants et post- rock émergent dans un contexte d’expérimentations aux frontières du rock. Nombre de groupes indépendants, anglais et américains, intègrent la vague allemande à leur référentiel : Moonsake, Mouse On Mars, Gastr Del Sol, Tortoise, Stereolab, Trans Am, et même le plus rock Pavement. Ces deux grandes tendances contiguës, musiques électroniques et post-rock, ont provoqué une redécou- verte massive du Krautrock. L’année 1996 est le millésime de la

INTRODUCTION 41 réémergence totale avec l’édition de pas moins de trois livres : Cosmic Dreams at Play de Dag Asbjørnsen, Krautrocksampler de Julian Cope et l’encyclopédie The Crack In The Cosmic Egg des disquaires anglais Steven et Alan Freeman (rééditée en version DVD augmentée en 2020).

L’étiquette Krautrock, peu utilisée en France dans les années soixante-dix, s’est imposée chez les disquaires et les vinyl diggers. Cette utilisation a presque fait oublier la connotation péjorative liée à son étymologie. Le préfixe Kraut est l’abrégé de Sauerkraut, le chou émincé et fermenté. Pour preuve de son ancienneté, il a été ajouté en 1520 au nom de la commune alsacienne de Krautergersheim (aujourd’hui connue comme la « capitale de la choucroute »). À la fin du xixe siècle, les Anglais désignaient les Allemands par « The Krauts », les mangeurs de choucroute. Le terme « Krautrock » scintille aujourd’hui comme un mot de passe donnant accès au « secret le mieux gardé de l’histoire de la musique ». C’est compréhensible, cette étiquette n’a jamais été très appréciée par les principaux concernés. Feu Jaki Liebezeit de Can déclarait à Igor Hansen-Love de L’Express en 2011 : « Franchement, si vous pouviez arrêter de me parler de chou- croute, vous me feriez un plaisir fou. »

Les groupes allemands des années soixante-dix sont enfin reconnus comme pionniers des courants musicaux qu’ils ont anti- cipés et, mieux encore, réappréciés pour leurs propres qualités. Pratiquement tous leurs albums ont été réédités en CD, puis vinyles, souvent agrémentés de bonus conséquents. Le retour en grâce de cette vague allemande a incité de nombreux groupes à se reformer dans les années quatre-vingt-dix. Cela a été le cas pour Guru Guru, Amon Düül II, Agitation Free, Faust et Cluster.

La reconnaissance de cette vague allemande dans l’histoire de la musique s’est aussi traduite par des initiatives muséographiques, de la plus étrange et statique aux plus dynamiques. En 1996, Gen

42 AU-DELÀ DU ROCK Fujita a fait installer une salle « German Progressive » dans son Musée de Cire de la Tour de Tokyo (Tokyo Tower Wax Museum). Jusqu’à sa fermeture en 2013, le musée proposait des vitrines dédiées à Klaus Schulze, Ash Ra Tempel, Guru Guru, Tangerine Dream, Faust et Agitation Free. En 2004, l’Inner Space Studio de Can a été déménagé au musée de Gronau, près de Dortmund. Il est maintenu en état de fonctionner. La table de mixage du studio de Conny Plank a été réinstallée au Studio 7 à Londres, pour être maintenue en état de marche. Kraftwerk s’est lui-même attelé à la restauration numérique de son patrimoine. Il propose depuis 2011 des shows 3D revitalisant son catalogue musical, ses vidéos et des ballets graphiques sensationnels. Ses concerts en 3D ont été programmés par tous les grands musées d’art moderne à travers le monde.

La vague allemande des années soixante-dix a ainsi connu un reflux dans les années eighties et trois grandes marées éditoriales, dans chacune des trois décennies suivantes. Elle est un patrimoine musical en mouvement et une source d’inspiration intarissable.

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