ÉRIC DESHAYES Plongeant ses racines dans le contexte psychédélique et contestataire de la fin dessixties , la vague planante, électronique et expérimentale allemande des années soixante-dix a révolutionné les manières de concevoir la pop music. Kraftwerk, Can, Tangerine Dream, Neu!, Cluster, Faust et bien d’autres mènent les musiques populaires AU-DELÀ « au-delà du rock ». Pour les musiciens aventureux d’Allemagne de l’Ouest, affirmer leur identité nécessite de transcender leurs influences, de s’émanciper des modèles dominants anglais et américains. Ils prolongent le rock psychédélique en s’inspirant des DU ROCK LA VAGUE PLANANTE, ÉLECTRONIQUE pratiques d’improvisation du free jazz, des musiques du monde et ET EXPÉRIMENTALE ALLEMANDE en utilisant les synthétiseurs en pionniers. Au-delà du rock relate le DESHAYES ÉRIC DES ANNÉES SOIXANTE-DIX parcours de ces groupes allemands, repérant leurs influences et leur descendance. Il retrace l’itinéraire de quelques personnages clés (producteurs, ingénieurs du son) et présente une vue transversale des principaux labels discographiques qui ont diffusé ces productions hors normes. Né en 1973, Éric Deshayes est passionné par la scène expérimentale et alternative des années soixante-dix. Il est concepteur-rédacteur du webzine Néosphères et a déjà publié les biographies de Kraftwerk et de Can ainsi que L’Underground musical en France aux éditions Le mot et le reste. AU-DELÀ DU ROCK DU AU-DELÀ Prix : 26 euros 9HSMDQB*djhjfb+ M ISBN : 978-2-36139-795-1 — LE MOT ET LE RESTE R couv_audeladurock_2021.indd Toutes les pages 29/04/2021 10:30 ÉRIC DESHAYES AU-DELÀ DU ROCK la vague planante, électronique et expérimentale allemande des années soixante-dix le mot et le reste 2021 À mon oncle AVANT-PROPOS La vague allemande est une phase essentielle dans l’histoire de la musique du XXe siècle. Kraftwerk, Can, Tangerine Dream, Klaus Schulze, Faust, Neu!, Ash Ra Tempel, Cluster, Amon Düül II et Popol Vuh ont redessiné les contours de la pop music et l’ont menée au-delà du rock. Le contexte psychédélique et contestataire de la fin des années soixante exaltait toutes les libertés et l’affirmation de soi. Pour les musiciens d’Allemagne de l’Ouest, cela nécessitait d’harmo- niser leur identité avec leur environnement direct. La culture allemande était alors annihilée par le désastre du régime nazi. En quête de clés dans ce territoire vivant sous la menace nucléaire, divisé par les puissances extérieures, concrètement matérialisé par la construction du Mur de Berlin en 1961, ils ont ressenti le besoin de créer des modes d’expressions affranchis des modèles anglo- saxons. Après avoir repris des standards rock pendant la période de la beat-music, le virage radical a été l’invention de pratiques d’improvisation inspirées du free jazz et des musiques du monde, et la mise en jeu d’expérimentations électroacoustiques et psyché- déliques. Ils ont tracé leurs trajectoires tels des vaisseaux spatiaux lancés hors de l’attraction terrestre et ont trouvé une force de propulsion aux racines du rock : le rythme. Ils ont exploité cette rythmique sous la forme d’une cadence hypnotique pour créer la motorik musik et lui ont fait subir des outrages à l’opposé. Ils ont AVANT-PROPOS 9 dissous ce rythme dans un bain d’acide, pour produire des digres- sions hors temps, de la Kosmische Musik. Le format couplets / refrain est abandonné. Lorsque le chant est employé, assez rarement, il est anglophone, parfois germano- phone, et réduit à quelques mots utilisés pour leur musicalité. Leurs productions sont majoritairement instrumentales, électri- fiées et électroniques. Le studio est un instrument de création à part entière pour capter les vibrations dans la profondeur de l’espace sonore. Le groupe n’est pas incarné par un chanteur leader, ni par la virtuosité d’un guitar hero. Les guitares cèdent la place aux synthétiseurs et à leurs palettes sonores infinies. Pas de stars pour la propagande promotionnelle, pas de culte de la personnalité. Ou alors, ce culte est poussé à l’extrême, par Kraftwerk, qui fabrique des mannequins pour se faire représenter dans les médias. Diverses bannières ont été inventées pour désigner ces produc- tions, dont l’unique point commun est géographique : rock allemand, deutsch rock, Krautrock, rock planant allemand, Kosmische Musik, Trance-Musik… Au final, elles dépassent les frontières politiques. Elles sont transnationales voire universelles. Ils se sont réapproprié ce qu’ils ont puisé dans la culture afro- américaine (blues, rock, jazz, free jazz), les musiques du monde et l’électronique apatride. Kraftwerk a trouvé son identité en exprimant la musicalité du village global, le Computer World. Tangerine Dream et Klaus Schulze n’expriment rien de moins que leurs visions sonores du Cosmos. Cette vague allemande est devenue un référentiel du langage pop. Elle a inspiré l’ambient music de Brian Eno et la trilogie berli- noise de David Bowie. Elle est aux fondements du new age, de la new wave, de la synth-pop, de l’électro-funk et est révérée par tous les DJs de la planète. Elle a inspiré le post-rock, l’electro- nica, Sonic Youth, U2, Radiohead, Autechre, Aphex Twin et bien d’autres encore. 10 AU-DELÀ DU ROCK UNE HISTOIRE DE LA VAGUE PLANANTE ÉLECTRONIQUE ET EXPÉRIMENTALE ALLEMANDE 1945-1960 la préhistoire du rock allemand Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’Allemagne est un pays vaincu, sinistré. Littéralement rayé de la carte, il est divisé en zones par les Alliés. Les enfants nés à cette époque, ceux qui auront vingt ans à la fin des années soixante, grandissent dans un pays en ruines. Mais ces ruines sont un terrain de jeu « idéal ». Le témoi- gnage que livre Lothar Baier dans son récit, Un Allemand né de la dernière guerre, est assez instructif. Alors que les écoles mater- nelles et primaires sont à peine réorganisées, il y avait « ­l’immense terrain d’aventure qu’offraient les maisons en ruines, les cratères de bombes, les vestiges de fortifications ». Le regard de ces enfants est aussi évidemment très éloigné de toutes considérations poli- tiques. Ils observent les soldats américains avec admiration. Pour leurs parents, ils représentent une force d’occupation. Les Alliés imposent la thèse de la culpabilité collective à l’Allemagne, rendue entièrement responsable de cette guerre dévastatrice. Selon cette thèse, un excès de politisation de la société allemande a conduit au national-socialisme. La reconstruction est une période de restau- ration, un retour à l’Allemagne d’avant 1933. Elle s’accompagne INTRODUCTION 11 d’une campagne de dénazification pour réorganiser la vie politique sur des bases démocratiques. La dénazification paraît souvent incohérente et injuste. Beaucoup de « petits nazis » vont être montrés du doigt. D’autres, hauts fonctionnaires sous le Troisième Reich, ont le droit à l’indulgence et maintiennent leur rang dans les nouvelles institutions étatiques. L’Allemagne de l’Ouest naît institutionnellement en 1949. En juin 1953, une révolte d’ouvriers sur Stalinallee, en zone est de Berlin, est réprimée par l’armée soviétique. Une autre guerre commence, froide celle-là. À l’Ouest, l’ennemi intérieur est progres- sivement remplacé par un autre, le communiste. Les enfants et adolescents des années cinquante grandissent dans un climat où règnent les non-dits, les tabous concernant Auschwitz, le rôle de leurs parents pendant la guerre. Le refoulement du passé s’effectue d’autant plus rapidement en adoptant l’antibolchevisme. En 1956, le parti communiste est interdit en Allemagne de l’Ouest. Il est considéré comme « ennemi de la constitution », contraire à la Loi fondamentale de 1949, qui se veut pourtant démocratique. Dans le domaine culturel, l’Allemagne doit également oublier, refouler toutes références rappelant le régime nazi en renouant avec le passé d’avant 1933. Cette période de restauration ne va pas sans équivoque. La famille Wagner, héritière de Richard Wagner, retrouve sa place à Bayreuth. L’œuvre wagnérienne a amplement servi au décorum hitlérien. Le festival de Bayreuth, mené par Winifred Wagner pendant la guerre, aura été un lieu de parade pour les hauts dignitaires nazis. Après la guerre, un tribunal mili- taire interdit à Winifred Wagner de diriger le festival. La direction est confiée à ses fils Wieland et Wolfgang Wagner. Ils rouvrent le Festspielhaus en 1951, qui sera qualifié de « nouveau Bayreuth ». Dans le domaine de la musique contemporaine, l’idée d’une refon- dation, le concept d’Allemagne « année zéro » est nettement plus frappant. Ce contexte permet l’éclosion de l’école de Darmstadt, 12 AU-DELÀ DU ROCK dont Karlheinz Stockhausen devient une figure emblématique. Les compositeurs de musiques nouvelles se retrouvent, à partir de 1946, aux cours d’été de Darmstadt. L’école dite de Darmstadt prend son essor en 1951. Elle radicalise les postulats du séria- lisme élaborés, dans les années 1910-1920, par Arnold Schönberg, Anton Webern et Alban Berg. S’inscrivant en rupture totale avec le lyrisme wagnérien, ces trois compositeurs suggéraient d’utiliser la succession, selon un ordre fixe, des douze notes de la gamme occidentale, la série, comme matériau de base. À partir de 1951, Karlheinz Stockhausen, Luciano Berio et Pierre Boulez, pour ne citer que les principaux, vont en faire un langage musical, le sérialisme intégral. Le sérialisme est appliqué à tous les aspects de la musique (rythme, durée, timbre) de façon mathématique. Il aboutit à une musique atonale (sans rythme régulier ni mélodie). Cette musique paraît aride pour les non initiés. Elle révèle cepen- dant une richesse de timbre et des textures sonores extrêmement variées. Les nouvelles ressources liées à l’électronique vont juste- ment permettre à Karlheinz Stockhausen d’avoir une maîtrise totale sur les sons qu’il souhaite produire. L’Allemagne de l’Ouest acquiert rapidement un rayonnement mondial dans le domaine des musiques dites « savantes ».
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