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Étude de la normativité sexuelle contemporaine Le cas d’une communauté de pratiques BDSM

Mémoire

Caroline Déry

Maîtrise en sociologie Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Caroline Déry, 2017

Étude de la normativité sexuelle contemporaine Le cas d’une communauté de pratiques BDSM

Mémoire

Caroline Déry

Sous la direction de :

Madeleine Pastinelli, directrice de recherche

Résumé

Afin de cerner la teneur de la normativité sexuelle en contexte contemporain, cette étude prend pour objet les discours de praticien-ne-s de BDSM (bondage, discipline, domination, soumission, sadomasochisme) et la manière dont ces derniers font l’expérience du regard des autres sur leurs pratiques. L’étude montre que le type de rapport au jeu des praticien-ne- s influence leur rapport à la norme. Selon que les praticien-ne-s cherchent ou non à gommer la distance entre leur rôle dans le cadre du jeu et leur identité sociale, ils sont susceptibles de se positionner en rupture ou en continuité vis-à-vis de la normalité sexuelle. Tandis que ceux qui cherchent à quotidianiser leur pratique adoptent une attitude de distinction et conçoivent la sexualité normale comme étant ennuyeuse, les autres qui conçoivent le BDSM comme un jeu circonscrit dans des moments spécifiques sont portés à normaliser leurs pratiques et à les situer dans le prolongement de la normalité sexuelle. Les distinctions entre les deux types de rapport au BDSM (celui des tenant-e-s de la vieille école et des joueurs) portent essentiellement sur leur rapport aux coulisses du jeu et à la distance vis-à- vis des rôles. Les praticien-ne-s ne ressentent que très peu de stigmatisation auprès d’autrui. Les traces de l’épreuve d’un stigmate n’apparaissent que via le prisme de complexes et questionnements personnels chez les répondant-e-s qui s’interrogent parfois à savoir si leur intérêt pour certaines pratiques est sain. Les pratiques BDSM sont de l’ordre de la sphère privée et constituent un stigmate invisible. Les praticien-ne-s choisissent à qui et de quelle manière révéler qu’ils s’adonnent au BDSM en se basant sur la compréhension qu’ils ont de la normativité. Le niveau d’intimité partagé ainsi que la séparation entre la sphère privée et publique font office de critères pour départager à qui révéler son intérêt pour le BDSM et comment.

iii Table des matières Résumé ...... iii Table des matières ...... iv Liste des tableaux, graphique et figures ...... vi Remerciements ...... vii Introduction ...... 1 Chapitre I ...... 7 1. Histoire des mœurs et des pratiques sexuelles 1.1 Quelques considérations historiographiques ...... 8 1.2 Définir le concept de norme ...... 10 1.3 Les discours institutionnels sur la sexualité comme données ...... 12 1.4 Religion et sexualité au début du XXe siècle au Québec ...... 14 1.5 Le puissant tabou autour de la sexualité ...... 17 1.6 Le marquis de Sade, Von Sacher-Masoch et nous ...... 20 1.7 Contraception et naissance de la sexualité plastique en Occident ...... 21 1.8 Le discours scientifico-médical sur la sexualité ...... 22 1.9 L’avènement de la psychanalyse et la normalisation de la déviance ...... 24 Chapitre II ...... 26 2. Les transformations de la normativité 2.1 Montée de l’individualisme et de la psycho pop ...... 27 2.2 La psychiatrie à la remorque des normes sociales...... 29 2.3 Maladie mentale ou conflictualité sociale : en quête de définitions ...... 30 2.4 La subjectivité individuelle comme critère diagnostique ...... 33 2.5 La normalité sexuelle selon la psychiatrie ...... 34 2.6 Sadisme et masochisme sexuels : déviance ou troubles mentaux ...... 37 2.7 Le BDSM sur le plan juridique ...... 39 2.8 Discussions sur le retrait du sadisme et du masochisme du DSM...... 41 2.9 Le DSM : d’un usage destiné à la clinique à un usage heuristique ...... 46 2.10 Réorientation de la psychiatrie devant le constat de son échec ...... 47 2.11 Les transformations contemporaines de l’intimité en cinquante nuances ...... 51 Chapitre III ...... 57 3. Le BDSM dans la culture populaire: la normativité actuelle 3.1 L’idéologie libérale et l’avènement des libertés individuelles ...... 57 3.2 Des vecteurs d’une contre-culture SM ...... 58 3.3 Les pratiques SM et les polémiques au sein des mouvements féministes ...... 60 3.4 Le BDSM au goût du jour dans les chansons pop et au grand écran ...... 62 3.5 Le statut social mitigé du BDSM ...... 66 3.6 D’une problématique à une question de recherche ...... 68 Chapitre IV ...... 71 4. Méthodologie 4.1 Considérations sociographiques sur le champ d’études de la sexualité ...... 71 4.2 Les pratiques sexuelles: invisibles et indicibles ...... 73 4.3 Stratégies de contournement liées au tabou autour de la sexualité...... 74 4.4 Méthode : l’entretien compréhensif ...... 75 4.4.1 Le schéma d’entrevue ...... 76 4.5 La préenquête : comment aborder mon terrain...... 77 4.6 Méthode de recrutement ...... 79 4.7 Corpus de données ...... 82

iv 4.8 La conduite de l’entrevue et les pièges à éviter ...... 84 4.9 Biais de la recherche ...... 86 4.9.1 Les limites de la méthode de recrutement ...... 86 4.9.2 Reprise d’une catégorie émique et constitution idéale-typique ...... 86 Chapitre V ...... 88 5. Les normes régissant la pratique du BDSM 5.1 Le BDSM : une diversité de pratiques et d’identification à des rôles distincts ...... 88 5.2 Les joueurs ...... 96 5.3 Les praticien-ne-s se disant de la vieille école ...... 101 5.4 Les relations Ds selon les praticien-ne-s de la vieille école ...... 104 5.4.1 Une incarnation des rôles dans la durée et au quotidien ...... 106 5.4.2 La « vraie » relation Ds : celle dont on oublie le caractère consensuel ...... 108 5.4.3 La sexualité accessoire et l’immuabilité des rôles ...... 111 5.5 Le BDSM conçu par les joueurs...... 113 5.6 Un jeu de rôles collectif ou un ensemble de pratiques interindividuelles ...... 116 5.7 Deux rapports au jeu chez les joueurs et les tenant-e-s de la vieille école ...... 120 5.8 Le BDMS : central ou secondaire dans la vie des répondant-e-s ...... 121 5.9 Ceux qui assument de faire comme si et ceux qui veulent y croire...... 122 Chapitre VI ...... 132 6. Le rapport à la normalité et à la marginalité sexuelle des praticien-ne-s 6.1 Le rapport à la normalité sexuelle des praticien-ne-s ...... 132 6.1.1 L’influence du type de pratiques BDSM sur le rapport à la norme ...... 132 6.1.2 La vieille école en rupture avec la normalité sexuelle ...... 134 6.1.3 Le BDSM des joueurs dans le prolongement de la normalité sexuelle ...... 141 6.2 L’expérience du regard des autres sur ses pratiques BDSM ...... 146 6.2.1 La ligue séparant le privé du public ...... 146 6.2.2 Ceux qui ont besoin de savoir et les autres ...... 150 6.2.3 Les manières d’aborder le BDSM ...... 156 6.2.4 Différentes attitudes vis-à-vis du stigmate lié au BDSM ...... 159 Chapitre VII ...... 167 7. Conclusion 7.1 Comment les praticien-ne-s négocient-ils leur marginalité ...... 175 7.2 L’état actuel de la réception sociale du BDSM ...... 176 Annexe I ...... 180 Grille d’entrevue Annexe II ...... 184 Courriel envoyé aux organisateurs Annexe III ...... 185 Formulaire de consentement Bibliographie ...... 188

v Liste des tableaux, graphique et figures

Tableau 1: Répartition des répondant-e-s selon leur orientation sexuelle ...... 83 Tableau 2: Niveaux d'études des répondant-e-s ...... 83 Tableau 3: Distribution des répondant-e-s selon leur rôle ...... 92 Tableau 4 : Composantes du type de rapport au BDSM des tenant-e-s de la vieille école 130 Tableau 5 : Composantes du type de rapport au BDSM des joueurs ...... 131 Tableau 6 : Rapport aux protocoles ...... 168 Tableau 7 : Idéaux-types de rapport au BDSM ...... 170 Graphique 1: Ancienneté dans le BDSM des répondant-e-s selon leur âge ...... 95 Figure 1 : Couverture du magazine Bizarre (Willie 1946) ...... 59 Figure 2: Captures d'écran d'un vidéoclip de (YouTube 2009) ...... 63 Figure 3: Captures d'écran d'un vidéoclip de Rihanna (YouTube 2011)...... 63 Figure 4: Photos de Katy Perry et Madonna parues dans le magazine V (2014) ...... 65

vi Remerciements

Avant toute chose, je désire exprimer ma gratitude à Madeleine Pastinelli pour ses conseils avisés, sa grande disponibilité et son souci de l’exactitude qui m’ont permis de pousser plus loin ma réflexion. Je la remercie de m'avoir prise sous son aile et de m'avoir fait confiance en me donnant à plusieurs reprises des opportunités de participer à des projets de recherche stimulants. Nourrie de ces expériences, je termine mon mémoire avec la certitude d'avoir été formée à la bonne école. Je tiens également à adresser les plus sincères remerciements à mes parents qui ont stimulé ma curiosité intellectuelle et nourri mon désir d’apprendre. Votre appui m’a permis de me consacrer à mes études l’esprit tranquille. Merci à ma mère qui m’a transmis les richesses inestimables du plaisir de la lecture et de l’écriture et à mon père pour m’avoir inculqué cette précieuse qualité qu’est la persévérance. Merci aussi à mon frère pour être un modèle de détermination des plus inspirants. Je désire aussi exprimer toute ma reconnaissance à Jean-René pour sa présence lumineuse, sa grande écoute et son appui indéfectible. Merci de m’avoir accompagnée à chaque stade de ma réflexion et d'avoir toujours cru en moi. Ton support a fait la différence. J’aimerais aussi souligner l’apport de mes collègues du baccalauréat et de la maîtrise qui sont avant tout de grand-e-s ami-e-s avec qui j’ai refait le monde d’innombrables fois sur un coin de table. Vous avez nourri ma passion pour la sociologie et je tiens à vous remercier pour ces précieux échanges qui ont marqué mon parcours et éveillé ma conscience. Vous êtes une source d'inspiration chacun-e à votre manière et vous avez coloré mon passage à l'Université. Je veux également remercier l'organisme subventionnaire FQRSC pour son apport financier qui m'a été précieux tout au long de mes études à la maîtrise. En terminant, je voudrais remercier chaleureusement les praticien-ne-s de BDSM ayant accepté de contribuer à mon étude. Leur générosité a rendu possible la réalisation de cette recherche et je tiens à les en remercier chaleureusement.

vii

Introduction

En 2010, la sortie de la trilogie Cinquante nuances de Grey centrée sur des pratiques BDSM (bondage, discipline, domination, soumission, sadomasochisme) suscitait un attrait aussi fulgurant qu’inattendu. Si la trilogie ne doit pas sa popularité à ses qualités littéraires, il y a lieu de se demander si elle la doit au caractère osé et hors-norme des pratiques érotiques et sexuelles qu’elle comporte. Cette immense popularité de l’œuvre qui fut qualifiée de « porno pour mères de famille » (mommy porn) en mal d’aventures (Illouz 2014) plaçait sur la mappe du social, des pratiques que l’on aurait pu croire a priori réservées à une frange marginale de la population aux inclinations particulières, voire déviantes. Ce que le succès monstre de la trilogie en 2010 a permis de comprendre, en plaçant sous les projecteurs de la consommation de masse des pratiques sexuelles a priori considérées comme marginales et hors-norme, est que le tabou autour de ces pratiques camoufle sinon un attrait populaire, du moins une curiosité largement partagée pour celles- ci. Mon questionnement de départ a émergé à partir de ce qui m’apparaissait être une contradiction entre ce que je croyais être une sorte de consensus social sur les normes en matière de pratiques sexuelles. Les assomptions que j’avais m’emmenaient à supposer que les pratiques marginales se réclamant du BDSM étaient réprouvées socialement, ce que contredisait de toute évidence la popularité de la trilogie. Bien sûr, ce n’est pas parce qu’une œuvre comprenant des pratiques BDSM connaît un succès populaire que lesdites pratiques ont l’aval de la population (tout comme les fans des Freddie n’étaient pas adeptes de tueries en série). Néanmoins, il semble que la popularité de l’œuvre ait rejoint une lecture répandue du BDSM, vu comme moyen titillant et sexy de susciter du plaisir, ce qui contraste avec la vision pathologisante du BDSM conçu comme pervers et désaxé. (Dymock : 2013) En 2012, alors que Cinquante nuances de Grey devenait un best-seller et gagnait en popularité, il apparaissait que cet engouement pour la trilogie —que tout le monde connaissait, mais que peu reconnaissaient avoir lu1— était révélateur des normes

1 Voir à ce sujet l’article de Sarah Harman et Bethan Jones : « Fifty Shades of Ghey : Snark fandom and the figure of the anti-fan » Reprenant le concept d’anti-fan de Jonathan Gray, les auteurs discutent de la manière dont les réactions négatives vis-à-vis de la trilogie permettent d’éclairer le positionnement de la trilogie dans la culture populaire en réaffirmant une distinction de goût comme le défini Bourdieu. (Deller, Harman et Jones, 2013)

1 actuelles en matière de sexualité. Si ces pratiques étaient si taboues et réprouvées socialement, comment expliquer alors le succès retentissant de ce qui était à l’origine une fan-fiction basée sur l’histoire de Twilight portant sur l’initiation d’une étudiante en littérature aux pratiques BDSM par un riche PDG aux goûts particuliers qui lui fera connaître les racoins obscurs de sa chambre rouge? Mon questionnement de départ a donc émergé à partir de cette ambivalence concernant la place qu’occupent les pratiques BDSM dans la société.

Si le succès qu’a connu Cinquante nuances de Grey ne révèle pas la levée généralisée d’un tabou vis-à-vis des pratiques BDSM, il témoigne tout de même de profondes mutations en matière de moralité sexuelle entre le début du XXe siècle et aujourd’hui. Au cours du XXe siècle, l’ensemble de l’Occident a connu un assouplissement de la morale vis-à-vis de la sexualité. Ce relâchement des codes normatifs en lien avec la sexualité prenait place dans un contexte caractérisé par une pluralité de normes en matière de sexualité se distinguant de l’ancien modèle qui avait caractérisé la première partie du XXe siècle plus uniforme et univoque en matière de normes sexuelles. À l’aune de ces transformations, on peut se demander quelles sont les normes qui s’appliquent à l’heure actuelle dans notre société, dans quel contexte et pour qui. Ce sont ces questions qui sont au cœur de la présente recherche. Pour mieux cerner la teneur des normes sociales relatives à la sexualité, cette étude prend pour objet le rapport que des praticien-ne-s de BDSM (bondage, discipline, domination, soumission, sadomasochisme) entretiennent vis-à-vis ces normes sexuelles que je cherche à circonscrire. Plus précisément, cette étude apporte un éclairage sur la manière dont les praticien-ne-s de BDSM, font l’expérience du regard des autres sur leurs pratiques et comment ils se situent par rapport à ce qu’ils considèrent être la normalité en matière de pratiques sexuelles.

Le premier chapitre porte sur l’évolution de la normalité sexuelle à travers l’histoire des mœurs et des pratiques sexuelles. J’y présente d’abord quelques considérations historiographiques pour situer le champ d’études des sexualités dans celui de la sociologie. À travers un portrait historique de la façon dont la sexualité a été traitée au cours du XXe siècle, j’aborde le puissant tabou autour de la sexualité en m’intéressant à la nature de la

2 normalité sexuelle et de l’anormalité sexuelle ou de la déviance. Ce faisant, je montre comment les discours institutionnels de la religion et la médecine sur la sexualité au XXe siècle ont façonné une norme sexuelle et son revers en situant chaque fois la représentation de ce qu’aurait été l’équivalant des pratiques BDSM ou leur corollaire.

Le deuxième chapitre porte sur les grandes transformations normatives qui ont marqué le XXe siècle. J’y définis le concept de norme avant de traiter de la manière dont la montée de l’individualisme a modifié les dynamiques normatives passant de commandements univoques, absolus et externes à l’individu; à des normes prescriptives plurielles et parfois contradictoires plaçant l’individu à l’avant-plan. Par la suite, j’explique comment les balises institutionnelles auparavant claires en matière de normes sexuelles se sont brouillées à mesure que les normes se sont diversifiées, laissant à l’individu contemporain la tâche de se constituer sa propre éthique sexuelle responsable. (Bozon 2004) La suite du deuxième chapitre s’intéresse à la psychiatrie et plus précisément à l’évolution de ses catalogues répertoriant les troubles mentaux. J’y montre de quelle façon la subjectivité individuelle, dans le sillage du processus d’individuation, est montée en importance dans la deuxième moitié du XXe siècle en se substituant aux anciens critères religieux de bien et de mal. Ce faisant, je concentre mon attention sur la manière dont les pratiques BDSM ont été reléguées à la marge par les discours religieux et médico-psychiatriques. À partir des classifications des troubles mentaux, je tente de circonscrire de quoi est faite la normalité sexuelle contemporaine telle que proposée par la psychiatrie à partir des pathologies sexuelles qu’elle répertorie dont le sadisme et le masochisme sexuels. Je traite de la façon dont la subjectivité individuelle s’est érigée comme nouveau critère diagnostique supposé différencier ce qui est sain de ce qui est pathologique en psychiatrie, et comment l’incorporation d’un critère aussi relatif est venue questionner la validité même du système de catégorisation des troubles mentaux, à l’origine de la crise que traverse actuellement la psychiatrie. J’aborde le cas particulier des conditions considérées comme déviantes socialement, mais qui ne posent pas problème pour l’individu, avant de traiter des troubles du sadisme et du masochisme sexuels figurant toujours dans les manuels de troubles mentaux. Ce développement permet de comprendre comment le caractère marginal des pratiques BDSM s’est construit et comment leur catégorisation de « pathologique » s’est

3 par la suite relativisée alors que le système de classement des troubles mentaux (pour le sadisme et le masochisme sexuels) fut remis en question. J’aborde ensuite la prégnance des normes sociales dans la classification psychiatrique des troubles mentaux et le problème de l’imbrication tautologique des domaines juridique et psychiatrique qui se renvoient la balle au moment de justifier la présence du sadisme et du masochisme sexuel dans les classifications des troubles mentaux. Par la suite, j’aborde l’absence de justification objective quant à la catégorisation du sadisme et du masochisme sexuel en tant que pathologies psychiatriques, avant de présenter le statut juridique des pratiques BDSM légalement considérées comme des voies de fait. Ces sections permettent d’éclairer en quoi le statut du BDSM est toujours ambivalent en société alors que du point de vue historico- institutionnel il frôle tantôt le malsain, tantôt la violence. Je traite ensuite de la manière dont certains groupes minoritaires (LGBTQ+) visés par des diagnostics psychiatriques ont revendiqué une reconnaissance de leur particularité, ce qui a entraîné le retrait de l’homosexualité des manuels de troubles mentaux. Finalement, le deuxième chapitre se conclut sur la présentation d’une explication du succès retentissant de la trilogie Cinquante nuances de Grey, et ce, malgré le statut normatif ambivalent du BDSM en société. La présentation de la thèse développée par la sociologue israélienne Eva Illouz sur cette question permet d’introduire le chapitre suivant.

Le troisième chapitre porte sur les représentations du BDSM dans la culture populaire et l’espace public. J’y expose comment certains groupes plaidant pour la reconnaissance des pratiques BDSM se sont constitués aux États-Unis en parallèle à l’essor de revendications d’autres communautés LGBTQ+ dans les années soixante. Conjointement à l’émergence de ces contre-cultures mettant de l’avant des modèles de sexualités alternatives, sont abordées la réception du BDSM par les mouvements féministes et la visibilité accrue du BDSM dans l’imagerie populaire et dans l’espace public. Je montre également comment, malgré cette plus grande diffusion, la réception du BDSM demeure mitigée. Finalement, quelques considérations sur le pluralisme normatif en contexte contemporain m’amènent à introduire ma question de recherche à savoir « Comment se configurent les rapports entre normalité et marginalité en contexte contemporain ainsi que les modalités de fonctionnement des

4 normes en matière de sexualité? » et plus précisément « Comment les praticien-ne-s de BDSM font-ils l’expérience du rapport à la norme? ».

La présentation de la méthodologie est l’objet du chapitre IV. Les enjeux liés à la conduite d’une quinzaine d’entrevues semi-dirigées y sont discutés, ainsi que ceux relevant de l’analyse qualitative de discours. J’expose également les particularités du terrain d’enquête sur les pratiques sexuelles marginales, avant de faire état des stratégies employées pour éviter certains biais. Le chapitre se conclut sur la présentation du corpus de données.

Le chapitre V consiste en l’analyse des discours des répondant-e-s. Les normes auxquelles adhèrent les praticien-ne-s et les manières de faire préconisées dans le cadre de leur pratique du BDSM y sont discutées. J’y présente une distinction entre deux groupes de praticien-ne-s adhérant à des normes distinctes: ceux se réclamant de la vieille école, et les autres ne se désignant par aucune appellation particulière que j’ai qualifiés de joueurs. Le chapitre V porte essentiellement sur les différences entre ces deux manières distinctes de pratiquer le BDSM, et sur la place que le BDSM occupe respectivement dans la vie des joueurs et des tenant-e-s de la vieille école. Au fil de l’analyse, je montre comment se dessinent deux types de pratiques du BDSM propres à chacun des groupes. Ces types de pratique du BDSM se distinguant l’une de l’autre sur la base de l’imbrication plus ou moins forte du BDSM à la vie quotidienne des répondant-e-s et sur l’existence (ou l’absence) d’une volonté, chez certain-e-s, de réduire la distance entre leur identité sociale et leur rôle dans le cadre du jeu.

Finalement le chapitre VI traite de la manière dont les répondant-e-s se représentent la normalité sexuelle et la marginalité et du rapport qu’ils entretiennent à celles-ci. La première partie aborde comment les praticien-ne-s se situent vis-à-vis de ce qu’ils considèrent être la normalité sexuelle. Plus précisément, j’y montre comment certain-e-s cherchent à se positionner en rupture vis-à-vis de la normalité sexuelle, et comment d’autres tendent à se situer dans son prolongement. Je décris comment la volonté de se distinguer de la normalité et à l’inverse de normaliser ses pratiques sont respectivement adoptées par les tenant-e-s de la vieille école et les joueurs. La deuxième partie du chapitre

5 VI se concentre sur la manière dont les répondant-e-s font l’expérience de leur particularité au quotidien et aborde la séparation entre la sphère privée et la sphère publique. Cette séparation entre la vie intime et la vie publique constitue un critère qui permet aux répondant-e-s de déterminer les contextes où il est opportun de révéler leur intérêt pour le BDSM ou non. Le niveau d’intimité partagé constitue le second critère permettant aux répondant-e-s d’identifier à qui révéler leur intérêt pour les pratiques BDSM.

6 Chapitre I

1. Histoire des mœurs et des pratiques sexuelles

L’évolution des normes en matière de sexualité a, de manière générale, connut une évolution qui fut assez semblable partout en Occident, à quelques différences près quant au rythme de ces changements. Puisque j’ai fait enquête au Québec, je m’intéresse plus spécifiquement au cas particulier du Québec, pouvant être considéré dans la présente mise en contexte à titre de cas de figure exemplaire des transformations qui ont touché l’ensemble de l’Occident au sens où ce que l’on y observe est à bien des égards semblable à ce qui se passe ailleurs. Étudier un pan marginal de la sexualité, comme sphère déjà hautement taboue et reléguée à la sphère privée implique de travailler à partir d’une histoire parsemée d’ellipses vue l’absence de documentation et de données sur le rapport des individus aux normes en matière de comportements sexuels. Si j’ai d’abord aspiré déceler les traces de ce qui aurait pu être dans le Québec du XXe siècle des manifestations de fantasmes, de comportements ou de pratiques que l’on aurait pu a posteriori associer à ce que l’on considère aujourd’hui comme des pratiques BDSM, cette entreprise s’est avérée impossible. D’abord, les données auxquelles nous avons accès pour étudier les mœurs sexuelles du début du siècle au Québec sont souvent le fruit de discours institutionnels de l’église ou de la médecine. Les tréfonds de la pensée des Québécois-es du début du siècle ne nous sont accessibles que par l’entremise des récits confessionnaux constitués par les curés ou de données médiatisées par l’institution religieuse (Gagnon dans Beauregard 1997). Or, on peut penser que l’absence de traces de fantasmes ou de pratiques liées au BDSM ou à une sexualité qui aurait été en marge du modèle dominant (hétérosexuel, visant la reproduction dans lequel le plaisir est toléré, comme conséquence accidentelle de l’acte sexuel) n’évacue pas la possibilité qu’une telle forme de sexualité ait pu exister. Un tour d’horizon de la littérature disponible sur l’histoire de la sexualité et des mœurs des couples des foyers québécois du début du siècle m’amène à conclure que les conditions nécessaires à l’émergence d’une telle forme de sexualité n’étaient pas réunies au début du XXe siècle. Il faudra attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que les contrecoups de l’individualisation et la montée de l’idéologie du sujet libéral touchent la sphère de

7 l’intimité pour que soit rendue possible l’émergence du jeu de rôles érotique qu’est le BDSM fondé sur le consentement et la négociation explicite.

1.1 Quelques considérations historiographiques

Comme le soulignent Gérard Bouchard et Jean-Philippe Warren, la littérature portant sur les mœurs sexuelles au Québec, est parcellaire. On retrouve plusieurs monographies sur le sujet qui concernent des époques et des milieux spécifiques. L’ouvrage de Serge Gagnon réalisé à partir de sources ecclésiastiques, par exemple, nous informe sur la sexualité au Bas-Canada. Pour la fin du XIXe et les premières décennies du XXe siècle, Denise Lemieux et Lucie Mercier ont étudié des confidences épistolaires en milieu bourgeois. Enfin, pour la première moitié du XXe siècle, Andrée Lévesques s’est intéressée à l’Univers de la marginalité à travers l’étude des pratiques liées à la maternité et des transgressions des femmes à l’égard des normes strictes dont leur vie sociale et sexuelle était l’objet. (Bouchard 2000) Les études existantes sur la sexualité au Québec amènent à supposer que les écarts au modèle dominant en matière de sexualité à l’époque— ou du moins ceux que les données disponibles nous permettent d’identifier— n’avaient pas grand-chose à voir avec des pratiques marginales s’apparentant au BDSM. En effet, un survol des monographies portant sur les mœurs sexuelles de l’époque révèle que la déviance se manifeste surtout par des tentatives des femmes pour échapper au strict contrôle dont leur sexualité faisait l’objet notamment par le pouvoir social incarné par le clergé. Le rôle de la religion et de son emprise sur la sexualité dans l’histoire du Québec est une question polémique. La société québécoise moderne a entretenu certains mythes quant à l’emprise exercée par la religion sur l’ensemble de la vie sociale incluant la sexualité. Comme l’affirme Gaston Desjardins : Toute question relative à la sexualité, pour la période antérieure à 1960, nous renvoyait d’emblée au climat de peur et de répression d’une culture catholique ancienne dont nous n’en finissons plus de porter les séquelles. […] Combien d’institutions, de groupes d’intervention sociale, d’éducateurs ou de thérapeutes trouvent encore leur principe moteur, leur grille d’explication, dans la certitude d’un passé morbide, fortement stéréotypé, aux conséquences problématiques. Partout, on continue de s’appuyer sur une sexualité catholique indubitablement refoulée. (1993 : 10)

8 La manière d’interpréter ou de raconter la Révolution tranquille dans l’histoire québécoise déchire encore aujourd’hui les historien-ne-s. Les sociologues et historien-ne-s sont eux- mêmes tombé-e-s dans le piège de confondre la réalité avec les mythes et représentations dont leur société avait besoin pour mieux s’arcbouter à l’image d’un passé noir et répressif permettant de mieux bondir vers le futur -tout aussi mythique- d’une libération (tranquille). (Paquet 2010) Ce phénomène a donné lieu à des descriptions historiques biaisées de la période ayant précédé la Révolution tranquille connue sous le nom de Grande noirceur. Le climat de répression et le caractère arriéré des mœurs furent exagérés. C’est du moins ce dont le sociologue français Philippe Garrigue, débarqué dans le champ de l’historiographie québécoise comme un cheveu sur la soupe, accusait toute une génération d’élite universitaire québécoise. Il leur reprochait de s’être trompés sur toute la ligne en targuant le Québec de la première moitié du XXe siècle de folk society en empruntant à Hugues un concept inadapté au Canada-Français qui dépeignait le Québec de manière caricaturale comme une société presque féodale confondant le traditionalisme des discours à un traditionalisme empirique de mœurs. C’est toute une cohorte d’érudits en sociologie et en histoire au Québec qui en prenait un coup. Suite à cet événement que Gilles Paquet (2010) qualifia de « pavé dans la marre », un courant moderniste et révisionniste se mit en place en Histoire afin de rectifier le tir, se donnant l’entreprise de rescaper du passé les traces d’une révolution tranquille avant la date : les éléments précurseurs que l’on avait un peu négligés qui décrivaient un passé somme toute pas si répressif que ça ou moins qu’on le pensait. Mais l’histoire ne s’arrête pas là (et encore moins l’historiographie) puisqu’un troisième courant néo-révisionniste se constituait dans les années 1990. Ce dernier manifeste un intérêt renouvelé pour les caractéristiques du Québec d’avant 1960 et pour ses spécificités qui furent peut-être négligées par le premier révisionnisme qui était peut-être allé dans l’autre excès, à force de vouloir montrer le caractère libéral, entrepreneurial et moderne du Canada français du XVIIIe et XIXe siècle2.

2 Sur le néo-révisionnisme, voir Cardinal, Couture et Denis (1999).

9 1.2 Définir le concept de norme

Ce quiproquo historiographique provient il me semble du double caractère prescriptif et descriptif du concept de norme social. La question de savoir si, pour saisir la nature des normes en vigueur dans une société donnée, il faut étudier les discours et représentations ou s’il faut plutôt se pencher sur les mœurs et pratiques n’est pas simple. Le contraste entre les représentations d’un Canada français féodal et arriéré, et les pratiques pourtant entrepreneuriales qu’on pouvait y observer témoignant d’une dynamique marchande et capitaliste, a été à l’origine de cette divergence quant à la qualification de la société québécoise. Avant d’aller plus loin, il convient de baliser le concept de norme qui sera mobilisé au fil de l’étude. Le concept de norme a une dimension descriptive et est couramment utilisé pour désigner ce qui est majoritaire et statistiquement dominant. Or, il se distingue des concepts d’usages, de coutumes ou d’habitudes sociales de par sa dimension prescriptive, qui indique ce qu’il convient de faire. (Dubois 2002) Contrairement au concept de règle qui recèle l’idée d’une contrainte, la norme dans son caractère prescriptif enjoint une désirabilité qui renvoie aux valeurs socialement admises, ou à une utilité sociale qui renvoie aux prescriptions de notre fonctionnement social. C’est donc dire que le comportement correspond à un certain idéal valorisé ; et à un comportement attendu et adapté dans une société donnée. Aussi, la norme sociale se distingue-t-elle des valeurs en ce qu’elle porte sur des comportements ou jugements qui sont observables dans la vie sociale contrairement aux valeurs qui renvoient à des finalités ou des « états-buts ». (Dubois 2002) Cette idée rejoint à certains égards la réflexion que Jean-Pierre Cometti développe sur la règle qu’il conçoit comme n’étant pas différente de ses applications : « les règles existent de manière d’abord implicite, avant de s’expliciter, […] nos actions leur sont coordonnées, ce qui veut dire qu’elles ne se distinguent pas de leur application » (Cometti 2008 : 148) Ainsi, la règle n’est pas donnée de manière explicite et ne préexiste pas non plus aux interactions sociales. C’est la coexistence d’actions et d’interactions entre agents sociaux et le jeu d’expériences sociales qui fondent les normes que l’on formalisera par la suite en énoncés qui peuvent ou non se cristalliser en règles. Certaines règles deviendront l’objet de contrôle et de sanctions par certaines institutions comme l’Église, ou la loi. Or, les institutions ne se transforment pas toujours aussi vite que les normes sociales et il se

10 trouve que la jurisprudence est un exemple où l’application (ou transgression) de normes tient lieu de source qui informe l’énonciation de la règle elle-même, et la corrige. Selon Cometti, «la notion de règle ne se dissocie pas des procédures —et donc des applications— au sein desquelles elle joue son rôle normatif ». (Cometti : 145) Faut-il donc chercher la norme sociale dans l’occurrence des comportements, ou dans les discours énonçant ces prescriptions normatives3? Nicole Dubois en sociolinguistique préfère dissocier le concept de norme de la régularité des comportements puisqu’un comportement pourrait être désirable, car jugé valable au sein d’une culture ou d’une population, et néanmoins ne pas être adopté par la majorité qui pourrait avoir des raisons de se conduire autrement. Ainsi faut-il « admettre l’idée selon laquelle les gens peuvent avoir de bonnes raisons de ne pas se montrer normatifs dans certaines situations sans pour autant invoquer l’existence d’autres normes concurrentes » (Dubois 2002). Par exemple, la norme comportementale d’altruisme enjoignant un comportement d’aide vis-à-vis d’une personne en détresse tend à ne pas être observée quand les gens sont pressés (Darley et Batson 1973 dans Dubois 2002). Ceci ne devrait pas conduire à supposer une contre-norme de « non-aide » agissant de manière concurrente à celle de l’altruisme, mais plutôt à admettre que des variables situationnelles peuvent entraver le conformisme vis-à-vis d’une norme. Nicole Dubois conclut que « l’étude de la production effective des comportements et des jugements peut s’avérer inopérante pour révéler les comportements et les jugements normatifs. » (2002) Il est beaucoup plus effectif de chercher les conditions susceptibles de faire apparaître les comportements et les jugements normatifs par l’activation de la norme qui les sous-tend comme dans une situation dite normative d’évaluation telle qu’une entrevue d’embauche. Dans le cas qui nous intéresse, il est fort peu probable qu’une personne, lors d’une entrevue d’embauche, dévoile ses activités BDSM. La transgression de la norme serait triple, d’une part le dévoilement de détails personnels relevant de la sphère privée dans un contexte formel, d’autre part le caractère marginal et réprouvé des pratiques, et finalement

3 La formulation des énoncés peut aussi être normative. Citons en ce sens les propos de Nicole Dubois sur la norme d’internalité qui s’inspire des travaux de Bavent et Lacassagne (1986): « […] dans notre société, nous préférons, ou sont socialement valorisées, les explications qui accentuent le poids causal de l’acteur, ce qui correspond à la définition même de la norme d’internalité. Si l’énoncé « Quand on se pose une question, le mieux c’est encore d’essayer d’y répondre par soi-même » est normatif, ce n’est point parce que c’est vrai, mais c’est parce qu’il actualise une préférence sociale pour, ou une valorisation sociale de la capacité à trouver en soi la possibilité de satisfaire ses besoins et de répondre aux questions qu’on se pose, ce qui est la définition même de la norme d’autosuffisance. » (Dubois 2002)

11 l’impertinence de la mention en lien avec l’emploi. En ce sens Pierre Demeulenaere, qui expose les logiques de fonctionnement des normes, rappelle que le fait que différentes normes apparemment contradictoires se juxtaposent les unes aux autres ne gomme en rien la tendance globale, qui dans la société occidentale converge vers le respect des libertés individuelles. (2003 : 274) Ainsi tout comme l’arbre ne doit pas nous faire perdre de vue la forêt, il faut voir qu’au-delà des variations normatives se jouant dans le présent, une tendance lourde caractérise l’évolution de la normativité sociale, soit l’individualisation. (De Singly 2003) Ce qu’il y a à retenir de cet aparté sur le concept de normes est qu’il n’y a pas d’un côté les règles et les normes et de l’autre les faits et les manifestations empiriques de celles-ci (Dubois 2002), il n’y a qu’une négociation constante des normes alors que les actes, les discours, les comportements et les jugements se manifestent soit en adéquation avec la norme —que l’on a déduite à partir des rouages sociaux— ou en inadéquation avec celle-ci, ce qui mènera peut-être éventuellement à sa transformation. Ces considérations sur le concept de norme seront utiles tout au long de la recherche et dans la section suivante portant sur la normativité sexuelle du début du XXe siècle.

1.3 Les discours institutionnels sur la sexualité comme données

Lorsque l’on parcourt la littérature sur les normes sexuelles en vigueur au début du XXe siècle au Québec, on constate que l’influence de la religion sur la sexualité colle à cette vision d’une religion répressive et plus largement d’une société qui entretiendrait une image d’elle-même en décalage avec la réalité. Or, la religion s’immisçait effectivement dans l’intimé des foyers pour dicter le nombre de grossesses, produisant des représentations de la sexualité fortement taboues ainsi que des normes patriarcales en matière de rôles de genres dans les sphères reproductive et sexuelle. Gérard Bouchard, dans son article « La sexualité comme pratique et rapport social chez les couples paysans du Saguenay » auquel je me réfère abondamment pour documenter l’influence de la religion sur la sexualité au début du XXe siècle, admet que son enquête corrobore les vieux clichés : « Sous divers aspects, les conclusions de cette enquête viennent confirmer quelques vieux stéréotypes concernant la femme, la sexualité et la religion dans cette société rurale canadienne-française. » (Bouchard 2000 : 216) Le sociologue, dont certains travaux —de son propre aveu—

12 s’inscrivent pourtant dans la première vague révisionniste, se fait rassurant en disant s’être écarté de ces grands paradigmes idéologiques en mettant «provisoirement à distance les grandes thèses qui balisent actuellement les études historiques sur la sexualité et la condition féminine ». (2000 : 217) De plus, le caractère empirique et fondé des conclusions de l’auteur et l’attention qu’il porte à l’écart parfois détectable entre certains discours normatifs religieux de l’époque et l’application ou non de ces prédicats par les paroissien- ne-s via des indicateurs objectifs l’emmènent à conclure que les écarts à la norme repérés, plutôt marginaux, n’invalident pas le panorama plus général qui se dégage d’un travail empirique étoffé et rigoureux.

Dans le champ d’étude de la normativité sexuelle, une porte d’entrée classique est l’analyse de discours normatifs institutionnels de l’époque à l’étude4. Ceux-ci, vu leur accessibilité apparaissent constituer des données privilégiées. L’historien français Bertrand Mickaël émet des réserves quant à cette méthode d’analyse de textes normatifs institutionnels « puisque les dissensions entre la norme et les pratiques sont nombreuses ». (2009 : 3) La seule prise en compte des discours institutionnels laisse de côté le rapport que les individus entretiennent vis-à-vis de ces derniers. Cependant, dans l’étude des pratiques marginales liées à la sexualité, les sources empiriques qui traiteraient du rapport que les individus entretenaient vis-à-vis des normes dominantes au début du XXe sont rares. La rareté de la documentation portant sur le rapport individuel aux discours normatifs dominants en matière de sexualité, explique ce choix de me concentrer dans la présente mise en contexte sur les discours normatifs des institutions religieuse et médicale. Cette approche permettra de circonscrire la constitution du modèle normatif dominant en matière de pratiques sexuelles au cours du XXe siècle.

4 Michel Foucault par exemple, base son Histoire de la sexualité sur des discours normatifs générés par les institutions. Marcela Iacub dans son histoire de la pudeur publique, se base quant à elle sur les jugements de la cours. (Foucault 1984 ; Bertrand 2009)

13 1.4 Religion et sexualité au début du XXe siècle au Québec

L’Église, de par le contrôle social strict qu’elle imposa, a eu une grande influence sur le rapport à la sexualité et la normalisation de celle-ci en Occident et peut-être plus spécialement au Québec. L’éthique religieuse autour de la sexualité était omniprésente dans les milieux ruraux du Saguenay de 1871 à 1930 et également à Montréal en milieu urbain comme le montre Gérard Bouchard dans « La sexualité comme pratique et rapport social chez les couples paysans du Saguenay entre 1860 et 1930 » (2000). Au Moyen-Âge, la sexualité était associée au mal et les plaisirs de la chair et du corps étaient diabolisés. C’est par le biais du mariage que celle-ci était en quelque sorte moralement réhabilitée en faisant de ce dernier le seul cadre possible de son exercice. (Bozon, 1993) Au Québec comme ailleurs, la religion catholique a sacralisé la sexualité en lui attribuant une haute valeur morale en adéquation avec sa finalité première : la procréation. Ceci n’empêchait pas que l’univers de la sexualité fut aussi synonyme d’impureté et de répulsion. Bouchard souligne que les figures de la femme vierge/souillée ou mère/impure reflétaient les deux univers de sens contradictoires auxquels on associait la sexualité. Au Québec, des lègues historiques de cette diabolisation de la chair sont perceptibles dans la manière dont l’Église du début du XXe siècle, reléguait le plaisir au second plan : « Elle acceptait […] (ou plus exactement tolérait) le plaisir qui lui était associé, mais à condition que les couples s’efforcent de s’en détacher afin de conférer au lien qui les unissait une qualité de plus en plus spirituelle » (Bouchard 2000 : 190) Dans les faits, le plaisir était l’affaire des hommes. « La sexualité et la procréation étaient souvent pour la femme synonymes de rudesse et même de violence sur les plans physique et psychologique. » (Bouchard 2000 : 209) C’est ce que Bouchard conclut sur la base de l’analyse de cent cinquante témoignages des femmes de l’époque récoltés trente ans plus tard alors qu’elles étaient âgées de 75-80 ans. Ces femmes décrivent comment les rapports sexuels s’effectuaient de manière mécanique et expéditive. Les féministes ont d’ailleurs dit que les femmes à cette époque faisaient l’amour « la peur au ventre » (Bozon 2004 : 6) en redoutant l’éventualité d’une autre grossesse. Toute forme de contraception étant interdite par l’Église, qui faisait par ailleurs pression sur les femmes pour qu’elles alignent les naissances consécutivement sans que trop de temps ne s’écoule entre ces dernières, auquel cas le curé intervenait. Aussi Bouchard mentionne que les

14 femmes étaient tenues responsables lorsque le mari allait voir ailleurs. Ce sont elles qui assumaient le fardeau de la honte sociale lorsque le mari était infidèle. « Si l’homme venait à commettre l’adultère, c’était bien sa faute à elle, qui n’avait pas su "lui donner son besoin" ». (Bouchard 2000) Subissant l’opprobre social en plus de ruiner la situation conjugale, les femmes n’avaient alors peu de marge de manœuvre et « faisaient donc l’amour par devoir, en silence ». (Bouchard, 2000 : 198) Celles-ci en étaient venues à appréhender l’acte sexuel comme une sorte de corvée journalière. La moitié des femmes interrogées par Bouchard affirment n’avoir quasiment pas connu d’orgasme et n’avoir trouvé aucun plaisir dans les rapports sexuels. « Il n’y avait qu’une façon de faire ça », disait-on. (Corpus de Bouchard 2000 : 196) L’acte sexuel se déroulait sans préalable ni variante et toute stimulation sexuelle s’écartant de la pénétration vaginale aurait été mal vue. « On allait à l’essentiel », rapporte Bouchard, toute l’affaire se déroulant en quelques minutes voire moins. Les époux œuvraient en silence dû à la promiscuité domestique et gardaient leur tenue de nuit. (Bouchard 2000 : 196) On peut d’ores et déjà constater que les pratiques BDSM caractérisées par le consentement et la recherche de sensations et de plaisir réciproques sont en rupture drastique avec d’une part cette mise en plan du plaisir lié à l’acte sexuel en principe dédié à la procréation, et d’autre part avec cette obligation de faire l’acte sexuel qui pesait sur les femmes qui va à l’encontre de l’idée du consentement et d’une négociation des pratiques.

Dans ce contexte, les déviances ou transgressions, de même que les normes et règles qui régissaient la sphère sexuelle concernaient dans une grande partie plutôt les femmes que les hommes. C’est la sexualité des femmes qui était l’objet du plus grand contrôle et de restrictions en matière de plaisir. (Bouchard 2000) Dans la sphère privée, la fréquence et les modalités de l’acte sexuel étaient sous la gouverne du mari. En plus du poids des travaux domestiques lors de la grossesse et l’inconfort subi, les femmes devaient répondre aux injonctions à la reproduction du curé, respecter l’interdiction de recourir à la contraception et répondre aux avances de leur mari qu’elles ne pouvaient refuser sauf en période de relevailles (quarante jours), laquelle s’écourtait parfois devant l’impatience du conjoint. Ainsi les femmes assumaient les fardeaux et responsabilités liés aux grossesses tout en devant être en permanence sexuellement disponibles pour leur mari : « Les futures

15 conjointes venues se confesser avant la cérémonie nuptiale étaient informées que désormais, leur corps ne leur appartenait plus et elles étaient instamment invitées à faire leurs devoirs envers leur mari. » (Bouchard, 2000 : 206). De plus, les risques de mortalité associés aux accouchements étaient élevés pour les femmes, puisqu’en cas de complication il était impératif aux yeux du clergé de sauver l’enfant au détriment de la mère. (Bouchard 2000)

À une époque marquée par une forte domination patriarcale, où le corps des femmes appartenait aux hommes, la transgression ne prenait pas la même forme qu’aujourd’hui. À ce propos, Bouchard relève que la déviance prenait la forme de manifestations de résistance par les femmes qui mettaient de l’avant des tentatives contraceptives 5 . En somme, l’inégalité de genres qui caractérisait la sexualité balise et limite les possibles quant à ce qu’aurait pu être le BDSM s’il avait existé à une telle époque. Un homme dominant sa femme et qui se serait montré violent avec elle (dans la sexualité ou dans le reste de la vie) n’aurait pas nécessairement été déviant dans ce contexte. On peut penser qu’une forme de déviance possible aurait été le fait qu’un homme souhaite se faire dominer/battre par une femme et non l’inverse, puisque la domination masculine était alors inscrite dans la normalité. L’inversion des rôles de domination et de soumission entre les hommes et les femmes n’aurait pas manqué de désavouer la virilité de l’homme et de l’inférioriser dû à une effémination de ses penchants soi-disant inscrits dans l’ordre de la nature6 (nature, faut- il le rappeler, fondée sur une différenciation des rôles de genres foncièrement inégalitaire). Par ailleurs, puisque, comme nous le verrons, le BDSM repose en principe sur une entente contractuelle supposant dans une certaine mesure une égalité et une réciprocité entre les partenaires, on peut penser qu’une évolution en matière de rapports de genres plus

5 Ces tentatives furent infructueuses et ne se traduisirent pas par une diminution des naissances dans les courbes démographiques, dû à leur inefficacité, mais attestent sans contredit d’une volonté de subversion de la part des femmes des foyers du Saguenay-Lac-St-Jean d’avant 1930, comme en témoigne les données qualitatives de l’enquête de Bouchard. (2000) 6 Historiquement, la psychiatrie a naturalisé les rôles de genres et les différences sexuelles en considérant ce qui s’en écartait comme pathologique. Les manifestations normales ou anormales des rôles de genres selon que l’on était homme ou femme étaient bien documentées. Par exemple, dans les premiers manuels psychiatriques, le « masochisme féminin » était naturalisé et perçu comme étant dans l’ordre naturel des choses, tandis que le masochisme masculin était hautement pathologique. Voir à ce sujet le texte de M.L. Bourgeois (2010) : « La différenciation des sexes et des genres. II –Aspects psychosociaux. Débats et polémiques actuelles » ainsi que celui de Michel Bozon (1999) : Les significations sociales des actes sexuels.

16 égalitaires fut nécessaire pour que se mettent en place les conditions d’existence du BDSM. Dans un contexte plus égalitaire où l’on prône le consentement et la négociation réciproque entre partenaires, la transgression devient alors l’écart à ces normes et non plus l’idée qu’un homme puisse vouloir se faire dominer par une femme. L’absence de consentement est ce qu’on qualifie aujourd’hui de viol, notion qui n’aurait pas pu s’appliquer à la sphère conjugale entre mari et femme au début du XXe siècle. Les grammaires individuelles et sociales, tout comme les niches de sens nécessaires à une telle conceptualisation n’étaient alors pas disponibles. J’ajouterais que les normes plus contemporaines de négociation et de consentement n’opèrent que sur le plan des discours et des représentations idéales et qu’en pratique des écarts à ces normes surviennent. Toutefois, le fait que le consentement soit désormais mis de l’avant dans les discours laisse deviner la constitution d’une normativité centrée sur le respect des libertés individuelles. Revenons maintenant aux manifestations empiriques de la normativité sexuelle du début du XXe siècle pour mieux comprendre comment la normativité actuelle s’est transformée et s’en distingue.

1.5 Le puissant tabou autour de la sexualité

Au début du XXe siècle, un puissant tabou entourait la sexualité. La profonde ignorance dans laquelle les jeunes femmes et jeunes hommes étaient gardé-e-s par rapport à l’acte sexuel et son fonctionnement, dans tout ce qu’il a de « normal », traduit assez bien dans quelle mesure il aurait été impensable que quelqu’un entretienne des fantasmes s’apparentant au sadomasochisme ou à une forme de domination ou de soumission. À moins de concevoir de tels fantasmes comme pulsionnels, inscrits dans les gènes et étrangers à une socialisation. La thèse que je propose est que les représentations sadomasochistes étaient aux antipodes des idées circulant sur la sexualité du début du XXe siècle. Souvenons-nous qu’à l’époque, les garçons et filles étaient séparés (à l’école, à l’église, dans les associations), ce qui faisait en sorte qu’ils et elles arrivaient au mariage très ignorant-e-s et n’avaient connu au mieux que des fréquentations étroitement surveillées par un chaperon. Les formulations creuses et énigmatiques des prédicats de l’Église ne permettaient aucunement aux futurs époux de lever le voile de mystère qui entourait la sexualité. On disait par exemple que les deux époux devraient : « se respecter comme des

17 temples sacrés » (Bouchard 2000 : 191) La sexualité était bannie des conversations ordinaires et quasiment absente de l’éducation des jeunes gens. (Bouchard 2000) Surtout chez les filles, à qui on ne disait pas mot de la sexualité, ni sur les règles d’ailleurs jusqu’au mariage. Le tabou autour de la sexualité et des règles par extension était tel que les filles ne découvraient « la réalité brutale des menstruations » que lorsque celles-ci se manifestaient. La plupart des informatrices interrogées par Bouchard affirment avoir vécu cette expérience « dans le silence et dans de terribles angoisses », croyant être atteintes d’une maladie honteuse qui allait peut-être même les conduire à la mort. (Bouchard, 2000 : 194) En contrepartie, aux dires de Bouchard, il était plus courant pour les garçons d’apprendre des bribes d’informations aux chantiers forestiers, par exemple. Les jeunes filles qui osaient questionner n’avaient souvent en guise de réponse de leur mère qu’un mutisme, qui ne faisait qu’amplifier leur inquiétude. À l’occasion seulement, une sœur aînée, ou même le curé au confessionnal venait lever le voile sur le tabou, mais le fait que les jeunes filles ne s’entraident pas davantage en dit long sur le poids du tabou qui pesait sur la sexualité et les règles par extension. Dans les cas où certaines obtenaient des renseignements soit de sœurs aînées ou d’amies plus âgées, ces derniers étaient plus qu’élémentaires. On savait qu’il fallait « faire l’acte » pour devenir enceinte et qu’il fallait devenir enceinte (« partir en famille ») pour avoir un bébé… « Et parmi ces « privilégiées » [soutient Bouchard,] très peu semblent avoir su exactement ce qu’était l’« acte » lui-même. » (2000 : 193) Puis, venait enfin la nuit de noces : passage obligé, aussi effrayant que le mystère qui planait autour de la teneur de la nuit de noces qui s’effectuait chez les deux époux dans la plus grande gêne, et pudeur et menait parfois à des désillusions : La nuit de noces, en particulier, était un cauchemar pour la majorité. Fréquemment, l’union n’était pas consommée dès la première nuit, par pudeur, par crainte ou par incapacité physique. Très rares étaient les jeunes mariés qui, en cette occasion, offraient leur nudité à la vue de leur conjoint ; les jeunes femmes, en particulier, se réfugiaient plutôt dans la salle de bains, derrière la porte ou même dans la garde-robe (penderie) pour enfiler leur robe de nuit. Certaines, au moment de « se faire étrenner» par leur mari, découvraient avec un peu de dégoût que les hommes étaient poilus, ou s’effrayaient de la dimension de leur sexe. D’autres croyaient qu’en mariage on faisait l’amour une fois l’an, ou que la femme avait un enfant chaque fois qu’elle faisait l’« acte ». (Bouchard 2000 : 194) Si parfois, les époux allaient au presbytère demander clarifications, nul ne parlait ouvertement de ce sujet à ses proches. Les jeunes gens étaient aussi ignorants en matière de

18 sexualité qu’ils l’étaient pour les grossesses, et les accouchements. Les jeunes conjointes en apprenaient sur leurs conditions à mesure que les inconforts, tels nausées, maux, somnolences, seins qui gonflent et eaux qui crèvent, se présentaient à elles. Étrangement, relève Bouchard, on retrouve ici encore peu de traces de consultations auprès des aînées. Les représailles étaient si féroces vis-à-vis de toute forme de contraception que les femmes redoutaient les fausses-couches de peur d’être soupçonnées par le voisinage d’avoir mis délibérément un terme à leur grossesse. Pour cette raison, les femmes cachaient leurs grossesses en se « corsant » le ventre, et en portant des jupes amples pour dissimuler leur état. Toute sorte de croyances apparaissant quasi farfelues étaient entretenues comme la croyance que le bébé allait sortir par le nombril, ou qu’il fallait nourrir le foetus en continuant à avoir des relations sexuelles, etc.

J’ai déjà abordé l’obligation des femmes de se donner à leur mari. En effet, eux seuls pouvaient décider des modalités et fréquences des rapports sexuels pouvant survenir parfois une à deux fois par jour, toujours selon l’enquête de Bouchard. L’étude qualitative de Bouchard révèle aussi qu’il n’était pas du tout monnaie courante à l’époque de parler de l’acte sexuel à l’intérieur du couple qui n’abordait à peu près pas le sujet. « Il n’y avait guère là matière à discussion ou à négociation. […] "on ne pensait pas rien qu’à ça" [rapporte une des répondantes interrogées], pas plus qu’on échangeait ou dialoguait sur le reste de la vie émotive : les sentiments, les perceptions, les attentes, « on n’avait pas le temps de parler de ça ». Ainsi, on ne parlait pas des règles, des grossesses, des relations sexuelles -encore moins du plaisir sexuel- ni des sentiments et attentes réciproques entre époux. C’est dire la puissance du tabou entourant la sexualité d’une part, et d’autre part, à quel point cette norme du non-dit que nous venons de décrire et l’idée que l’on n’adresse pas des sujets comme les sentiments et aspirations individuelles, contraste en tout point avec le contexte actuel où la communication entre partenaires intimes apparaît comme une obligation (Illouz 2014). À la fin du XXe siècle, l’expression des tréfonds de sa pensée, de ses attentes et désirs tout comme l’introspection relevant d’une capacité à objectiver ses pratiques et ses pensées sont désormais constitutives d’une nouvelle normativité. Les conditions d’émergence de cette mise à l’avant-plan de la subjectivité et de la problématisation du soi psychique ne seront remplies qu’avec la montée de

19 l’individualisme. (Illouz 2006) Avant d’aborder les conséquences de cette transformation majeure de la normativité, je vais d’abord conclure la réflexion amorcée sur le passé du Québec du début du XXe siècle en ce qui concerne la normativité sexuelle.

1.6 Le marquis de Sade, Von Sacher-Masoch et nous

En introduction, j’ai émis l’hypothèse que malgré l’absence de données l’attestant, il n’était pas impossible qu’il ait existé des formes de sexualité au cours du XXe siècle que l’on aurait pu a posteriori associer aux pratiques BDSM. Or, l’examen plus approfondi du contexte normatif de l’époque concernant la sexualité m’amène à supposer l’inexistence d’une telle forme de sexualité marginale pouvant s’apparenter au BDSM. Bouchard avance que la grande ignorance en matière de sexualité, la sévérité morale et l’influence de la religion aussi bien en milieu métropolitain que rural périphérique, aurait été une réalité dans les années 1900 qui aurait concerné l’ensemble de l’Occident. De nombreuses descriptions analogues à celle de Bouchard portant sur le Québec ont été répertoriées pour le Canada anglais, les États-Unis, la Grande-Bretagne, et l’Europe continentale. (Bouchard 2000) Il est vrai que si la nature de l’austérité morale du Québec du début du XXe siècle ait rendu peu probable qu’une sexualité érotique telle que le BDSM voie le jour, on ne peut pas en dire autant pour l’Europe du XVIIIe et XIXe siècle qui fut le berceau des œuvres du Marquis de Sade (1740-1814) et de Von Sacher Masoch (1835-1895) à qui l’on doit les appellations de sadisme et de masochisme. (Deleuze 2006) L’émergence de telles idées a été possible à une époque qui a vu éclore le libertinage : courant intellectuel résolument athéiste qui s’opposait aux dogmes religieux et dont les œuvres littéraires se caractérisaient entre autres par une dépravation morale. Toutefois, ces courants de pensée étaient réservés à une élite restreinte, instruite et très minoritaire. La diffusion de ces idées à teneur politique n’atteignait pas la population générale et demeurait le fait d’une minorité. Le contexte normatif et socioculturel du Québec du XIXe siècle (alors appelé le Bas-Canada) fut tout à fait différent en ce qu’il ne fut pas le bassin d’une émulsion d’idées subversives, autour de variations sexuelles et de « jeux » érotiques souvent violents dans les œuvres littéraires, pas plus au sein de la population que chez l’élite. Mentionnons que dans le cas du Marquis de Sade, les nombreux cas de figure dans ses écrits sont non-consentants.

20 L’usage d’instruments et de torture générant une excitation ou un plaisir sexuel renvoie la plupart du temps à des viols. C’est dans l’emblématique Vénus à la fourrure de Von Sacher-Masoch que se retrouve la dimension contractuelle et consentante des rapports de domination et de soumission dans une forme similaire à celle qui caractérise les rapports BDSM aujourd’hui. Cette négociation prend place entre Severin personnage du livre, et la comtesse qui se fera convaincre d’exercer sur lui sa domination.

1.7 Contraception et naissance de la sexualité plastique en Occident

Le modèle de sexualité que j’ai décrit basée sur l’obligation de la reproduction et fortement différencié selon le genre s’est vu transformé radicalement au Québec et plus largement dans l’ensemble de l’Occident. L’émergence d’une « sexualité plastique » c.-à-d. affranchie des exigences de la reproduction, se situe vers la fin du XVIIIe siècle en Occident. Celle-ci a trouvé les conditions de son essor dans la volonté de limiter drastiquement la taille des familles, dans le développement de la médecine moderne et la diffusion des moyens de contraception et nouvelles techniques de reproduction. (Giddens 2004) L’émergence de cette sexualité a joué un rôle crucial dans les transformations modernes de l’intimité puisqu’elle constitue le point de départ des revendications des femmes au plaisir sexuel. L’autonomisation de la sexualité de la sphère reproductive a aussi marqué le début du déclin du règne univoque du point de vue masculin sur la sexualité. (Giddens 2004 : 11) Parallèlement à l’émergence de cette sexualité ludique séparée de la sphère reproductive, divers types de relations dites « libres » en marge du couple monogame classique se sont développées. Anthony Giddens décrit le passage de l’éthos de l’« amour romantique » basé sur la division des rôles selon les sexes et associé à l’institution du mariage, à celui de la « relation pure » fondée sur un contractualisme perpétuel visant l’épanouissement individuel. Le développement de ce type de relation pure plus égalitaire, parce que fondée sur la négociation réciproque des partenaires plutôt que sur la division des rôles sexuels, trouve son origine dans la séparation de la sexualité de la reproduction. La tendance visant à limiter le nombre d’enfants joue le rôle de véritable catalyseur historique du point de vue de la sexualité. « Pour la première fois, l’immense majorité des femmes eut en effet la possibilité de dissocier cette dernière de l’enchaînement fatal et monotone des grossesses et

21 des accouchements. » (Giddens 2004 : 40) Si l’on comptait chez les femmes des partisanes de longue date de la régulation des naissances, ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale que l’on note une inflexion majeure dans la perception sociale de ces pratiques dans l’instauration progressive dans les pays occidentaux du mouvement du planning familial. En 1921, un discours adressé à l’Église par Lord Dawson, médecin personnel du roi, montre un changement dans l’opinion officielle britannique, qui s’était souvent montrée violemment hostile face à ces pratiques : « Le contrôle des naissances est voué à rester dans les mœurs. C’est un fait désormais établi et, pour le meilleur ou le pire, il nous faut l’accepter […] Aucune protestation ne sera en mesure de l’abolir. » (Giddens 2004 : 41) C’est dans ce contexte de différenciation progressive du sexe vis-à-vis des impératifs de la reproduction, qu’émerge, selon Giddens, la sexualité comme propriété malléable sur laquelle il est possible d’agir et dont chaque individu serait potentiellement détenteur. Le détachement de la sexualité de la reproduction, des liens de parenté, et à la succession des générations, a grandement affecté la vie des femmes pour qui, le plaisir sexuel s’était historiquement toujours trouvé intrinsèquement lié à la peur des grossesses à répétition et de la mort liée au pourcentage considérable de femmes qui périssaient à l’accouchement et au taux élevé de mortalité infantile. (Giddens, 2004 : 45) Voyons à présent de quelle manière la mainmise de la médecine sur la sexualité s’est amplifiée et a éventuellement donné lieu à la constitution de la psychologie comme discipline.

1.8 Le discours scientifico-médical sur la sexualité

Au cours du XIXe siècle, la sphère de la sexualité ainsi que l’éthique qui la régissait sont tombées sous l’égide d’un autre type de discours étranger aux dessins de Dieu : le discours scientifico-médical. La société s’est sécularisée et l’ancienne dyade religieuse du bien et du mal en vient à être progressivement remplacée par celle du sain et du malsain. Le XXe siècle a donné lieu à l’étude de la sexualité et à l’élaboration de toute sorte de propos à son sujet. La psychologie s’est développée et s’est institutionnalisée comme discipline en prenant appui sur le succès qu’avait connu au début du siècle l’œuvre de Freud. En s’intéressant à la question du désir sexuel, Freud a fait de la sexualité non seulement un objet de discours, mais aussi un facteur explicatif de nombreuses dimensions de la

22 personnalité et de l’expérience humaine. (Illouz 2006) La médecine et la psychiatrie, d’abord engluées dans les termes de la moralité chrétienne, s’en sont progressivement dépêtrées à mesure qu’elles se distanciaient peu à peu du vocabulaire qu’elles avaient initialement emprunté. Par exemple, le terme « perversion » comportant une connotation péjorative fut peu à peu remplacé.

Le terme « sexualité » se rapprochant de l’usage qu’on lui connaît aujourd’hui est apparu pour la première fois dans un ouvrage paru en 1889 portant sur le caractère des femmes aspirant au plaisir sexuel, puisque ce dernier était alors conçu comme étant essentiellement le propre de l’homme. Le sociologue britannique Anthony Giddens affirme que la « découverte » de l’existence de la sexualité féminine fut suivie de son anéantissement purement et simplement. On voyait dans la sexualité féminine l’origine pathologique de l’hystérie. (2004 : 34) La sexualité des enfants était qualifiée de contre nature. La régulation dont faisait l’objet la sexualité entre époux était stricte et élaborée. Non seulement elle devait s’accomplir dans le cadre du mariage, mais elle devait en outre être organisée selon certains modes spécifiques. L’interdiction violente de la contraception faisait de l’abstinence une méthode censée limiter spontanément la taille des familles. (Giddens 2004) Ainsi, la sexualité a émergé à la fin du XIXe siècle comme source d’inquiétude requérant des solutions. Un catalogue exhaustif des perversions et des remèdes pour s’en guérir fut élaboré. En 1886, Krafft-Ebing publiait Psychopathia sexualis qui présente des définitions et des tableaux des grandes perversions. Or, diriger un intérêt scientifique sur les sexualités périphériques (« déviantes ») revenait à élargir ce que constituait la sphère de la sexualité et à rétrécir ce qui composait la sexualité normale qui devenait de plus en plus précise. (Bozon 1999 : 11) Dans Psychopathia sexualis, des catégories de personnes y sont définies par leurs pratiques. Le sadique et le masochiste y apparaissent parmi tant d’autres. « Il en résulte une incorporation progressive des perversions petites et grandes (de la sexualité orale à la zoophilie) dans le champ de la sexualité ainsi qu’une première spécification des identités sexuelles : l’homosexuel et le fétichiste deviennent des espèces qui diffèrent par leur sensibilité sexuelle. » (Bozon 1999 : 11)

23 1.9 L’avènement de la psychanalyse et la normalisation de la déviance

C’est en 1905 que Freud publiait ses trois essais sur la théorie sexuelle qui ont contribué à réintroduire l’anormalité dans le spectre de la normalité en diffusant l’idée que les comportements déviants ─loin d’être restreints à une minorité─ se rencontraient communément dans la sexualité de tout un chacun. (Giddens 2004) Freud affirme que « ce trait général suffit en lui-même à dénoncer l’absurdité d’un emploi réprobateur du terme de perversion. (Giddens 2004 : 48) Alors que jusqu’à la fin du XIXe siècle, la frontière entre les fous et les autres avait été nette et rigide, faisant en sorte que la psychiatrie ne s’intéressait qu’à des minorités, au début du XXe siècle, avec la notion de névrose, c’est tout un chacun qui devenait l’objet potentiel de traitements psychanalytiques. La déviance concernait désormais tout le monde. La psychanalyse est parvenue à réhabiliter le sujet dans le champ psychiatrique, qui avait été disqualifié par le paradigme biologiste qui ne jurait que sur des évidences physiologiques pour attester de la présence d’une maladie. La compréhension de l’« épaisseur biographique et la singularité des sujets » est devenue la pierre angulaire des traitements psychanalytiques. Chez Freud, le sujet est à la fois l’auteur et la solution de son mal. En effet, Freud, avec sa théorie, marquait un point tournant en psychiatrie en concevant les psychonévroses comme les maladies du conflit : l’angoisse, par exemple, est appréhendée comme un mécanisme de défense en réponse à un conflit intrapsychique comme moindre mal mis de l’avant inconsciemment par le sujet. Si les thérapies proposées par les prédécesseurs de Freud visaient un malade, la thérapie de ce dernier vise plutôt un sujet de la maladie. La pathologie est ici conçue comme « porteuse de vérité pour le malade ». (Ehrenberg 2000 : 46) La compréhension du patient, sa narration et sa capacité à faire sens de sa maladie en l’intégrant à son histoire personnelle sont au cœur de la thérapie psychanalytique. Le patient n’a pas qu’un rôle passif face au psychiatre comme dans le modèle de Janet dans lequel la maladie mentale état conçue comme le résultat d’une insuffisance psychique; d’une ratée de l’esprit. Dans le modèle de Freud, le patient est agent : à la fois possesseur de son mal et de son remède. La psychiatrie s’est réorganisée autour de la souffrance du patient et sa subjectivité est mise au centre du processus thérapeutique. On passe « de la peur du fou à la parole des patients ». (Landman et al 2015) La psychanalyse a ramené le sujet au centre des discours. La méthode clinique

24 d’objectification de soi par le patient préconisée par la psychanalyse s’est étendue dans bon nombre de sphères de l’existence, non pas comme conséquences de la montée de la psychanalyse, mais comme phénomène parallèle dont l’émergence fut rendue possible grâce aux conditions sociales engendrées par un mouvement beaucoup plus large qui toucha tout l’Occident : la montée de l’individualisme. Nous pourrions voir dans la montée en importance du discours sur soi et du rôle actif du patient dans le processus thérapeutique les bases du nouvel ordre normatif de notre société actuelle caractérisée par « la référence à l’autonomie, la responsabilité et l’initiative ». (Otero 2005 : 85)

25 Chapitre II

2. Les transformations de la normativité

Dans ce chapitre, j’expliquerai comment la sexualité est devenue objet de discours et de réflexivité dans la deuxième moitié du XXe siècle. Je discute la manière dont la psychiatrie en est venue à constituer une nouvelle normalité sexuelle fondée sur l’atteinte de l’orgasme simultané en même temps qu’elle précise certaines identités marginales comme celle du sadique ou du masochiste. Je montre également comment les conceptions de la norme sociale imprègnent les catalogues des troubles mentaux en psychiatrie et comment les changements de normes sociales influencent les catégorisations psychiatriques des troubles mentaux. J’aborde aussi l’interinfluence respective des systèmes de classification psychiatrique et juridique qui se renvoient la balle au moment de justifier de part et d’autre la présence du sadisme et du masochisme sexuels. Je discute ensuite plus spécifiquement du statut juridique des pratiques BDSM que la jurisprudence a déjà considérées comme des voies de fait avant de réviser ce statut. Puis, j’aborde la remise en question de la scientificité des classifications psychiatriques des troubles mentaux à l’aube du XXIe siècle, alors que de nouvelles maladies apparaissent à chacune des rééditions du DSM et que d’autres troubles qui gagnent en acceptabilité sociale en viennent à être retirés du DSM. Par la suite, je présente la problématique engendrée par la classification de certains troubles mentaux susceptibles de stigmatiser les individus se reconnaissant dans les symptômes. Finalement, je m’intéresse aux cas de l’homosexualité qui fut retirée du manuel ainsi qu'à celui de la dysphorie du genre dont le statut s’est vu transformé au fil du temps suite à des revendications LGBTQ+. Je fais ultimement un parallèle entre l’histoire de ces troubles et celui du sadisme et du masochisme sexuel dont j’interroge le statut futur. Voyons sans plus tarder comment la sexualité s’est érigée en objet de savoirs et de discours institutionnels.

26 2.1 Montée de l’individualisme et de la psycho pop

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les sciences sociales développent un intérêt grandissant pour la sexualité à travers des enquêtes portant sur les pratiques sexuelles. « [L]’incessant développement de ce type d’investigations signale, en même temps qu’il rend possible, une réflexivité accrue au niveau des pratiques sexuelles les plus ordinaires et quotidiennes. » (Giddens, 2004 : 44) Si la prise pour objet de la sexualité est loin d’être un phénomène propre au XXe siècle, c’est toutefois récemment que l’on a assisté à une diffusion massive du savoir produit sur celle-ci qui était auparavant réservé à une élite7. Dans le sillage de la psychanalyse, la production de connaissances sur la sexualité à travers de grandes enquêtes comme le rapport Kinsey capte l’attention du public et exerce une influence sur ce dernier. Ces connaissances et discours sur la sexualité contribuent à modifier les vues de tout un chacun sur l’activité sexuelle et les rapports amoureux. Pendant ce temps, la sexologie qui se constitue comme discipline contribue à consolider le modèle typique de sexualité saine et surtout à diffuser le bien fondé d’agir sur sa sexualité en cas de non-conformité avec ce modèle où l’atteinte de l’orgasme (simultané de préférence) est gage de réussite. (Béjin 1982) En ce sens, Otero affirme que l’approche clientéliste qui se développe dans le domaine de la santé pousse les spécialistes à appréhender l’individu comme un « inadapté » qu’il s’agit de conformer aux exigences de l’environnement. (2005) La prise pour objet de la sexualité s’accompagne à la prise pour objet du soi comme l’avance Giddens. Selon le sociologue, le soi devient pour chacun un authentique projet réflexif alors que l’individu s’interroge sur lui-même, sur son passé, son présent et son futur. « Ce projet [dit-il,] on s’y lance en ayant à sa disposition une véritable pléthore de ressources réflexives : thérapies et manuels de développement personnel en tout genre, programmes de télévision, articles de magazines, etc. » (2004 : 46) La réhabilitation

7 En effet, Foucault s’est servi des discours techniques des médecins victoriens du XVIIIe siècle, pour montrer que les discours institutionnels — qui avaient essentiellement pour fonction de restreindre la sexualité féminine en même temps qu’ils interdisaient et sanctionnent certaines pratiques — diffusaient paradoxalement l’idée de l’existence de pareilles pratiques et contribuaient à les intégrer à la sexualité malgré qu’ils aspiraient les bannir. Giddens exprime quelques critiques vis-à-vis de la démarche de Foucault, qui ne prend pour objet que les discours (écrits, hautement spécialisés) uniquement accessibles à l’élite minoritaire d’une société par ailleurs largement illettrée. Ainsi, la démocratisation de la réflexivité autours de l’activité sexuelle peut être plus justement située dans la deuxième moitié du XXe siècle, alors que les interrogations autrefois réservées à des élites médicales, deviennent les lieux communs abondamment abordés dans diverses sources émettrices de normes en matière de sexualité (médias, psychologie vulgarisée, écoles, enquêtes sur la sexualité, campagnes de prévention, et littérature).

27 du sujet en psychiatrie auquel a contribué la psychanalyse au début du siècle trouve son extension dans le déploiement « d’une nouvelle culture psychologique et la généralisation d’une sensibilité thérapeutique individualiste. » (Otero 2005 : 82)

Dans les années 1960, l’État Providence rend possible l’autonomisation de l’individu du collectif. Ce dernier a désormais un filet social lui permettant de se détacher des injonctions de sa famille et de suivre ses ambitions propres. Cette autonomisation de l’individu conjointement à la réduction des naissances et à la constitution du modèle de famille nucléaire intégrée à un certain mode de consommation de masse favorise la généralisation de la norme d’autonomie. En fait, ces « changements sociaux ont contribué à l’émergence d’une normativité qui ne repose plus sur la perception par les acteurs qu’il existerait des principes absolus, intangibles, externes à eux-mêmes. » (Bozon et Maques 2004 : 3) À mesure que modèle normatif religieux perd sa posture hégémonique et que d’autres discours et moeurs se juxtaposent à l’ancien, l’individu acquiert un rôle déterminant dans le fonctionnement des logiques normatives concernant la sexualité, le couple, la famille. Selon Bozon et Marques, la sexualité auparavant régie par des disciplines externes passant par des injonctions institutionnelles devient régulée par des contrôles internes à l’individu qui se traduisent par une intériorisation d’un amalgame de normes déterminées selon les trajectoires individuelles8. (Bozon et Marques 2004) Or, la multiplication des repères ne signifie pas qu’il n’y aurait plus de normes et contraintes. « Plus que d’une émancipation, d’une libération ou d’un effacement des normes sociales, on pourrait parler d’une individualisation, voire d’une intériorisation, produisant un déplacement et un approfondissement des exigences et des contrôles sociaux. » (Bozon et Marques 2004 : 1) Comme le souligne Otero : « [...] si l’individu contemporain est contraint d’agir de plus en plus "en son propre nom", c’est-à-dire en tant qu’individu, cela ne veut pas dire forcément qu’il est plus autonome, mais plutôt qu’il est soumis à de nouvelles règles sociales qui régulent sa conduite, tout particulièrement à la généralisation de la « norme d’autonomie ».

8 Il est juste de dire que dans l’ancien modèle également l’individu n’avait pas un rôle passif et pouvait aussi s’opposer aux dogmes et injonctions de la religion et y résister (nous l’avons vu avec les tentatives contraceptives des foyers du Saguenay entre 1860 et 1930 [Bouchard 2000]). Toutefois, le discours normatif de l’institution religieuse, demeurait tout de même la référence qui structurait la vie sociale à une époque où les trajectoires de vies, sans être complètement unifiées, étaient beaucoup moins hétérogènes qu’actuellement.

28 (Otero 2005 : 82) J’écarte donc l’idée d’une libération sexuelle, ou d’un relâchement des injonctions normatives, et adhère plutôt à celle d’une transformation de la normativité sexuelle en ce qu’il revient désormais à l’individu de faire sens d’une pluralité de normes : Dans un univers qui ne cesse pas d’être structuré en profondeur par les inégalités entre sexes et entre classes, mais où les normes en matière de sexualité se sont mises à proliférer plutôt qu’à faire défaut, les individus sont désormais sommés d’établir eux-mêmes, malgré ce flottement des références pertinentes, la cohérence de leurs expériences intimes. Ils continuent néanmoins à être soumis à des jugements sociaux stricts, différents selon leur âge et selon qu’ils sont hommes ou femmes. » (Bozon et Marques 2004 : 2) Cette multiplication des possibilités et des repères normatifs entraîne par le fait même une sorte de brouillage des injonctions qui perdent de leur clarté puisqu’elles n’ont peut-être plus le caractère absolu et définitif que leur conférait le dogme religieux.

2.2 La psychiatrie à la remorque des normes sociales

Avec la prise pour objet de la sexualité par la médecine, « les problèmes du sujet et de son engagement dans la sexualité ont cessé d’être principalement appréhendés comme des problèmes moraux pour tendre à être interprétés comme une question de bien-être individuel et social, dont rendent compte la notion de santé sexuelle (Giami 2003), et celle de comportement responsable.» (Bozon et Marques 2004) La psychiatrie reprend dans une certaine mesure les conditions que la religion avait départagées entre bien et mal. La possédée devient l’hystérique, l’hérétique devient l’aliéné mental. Freud écrit en 1923 que les démons qui possédaient l’âme deviennent « des créatures psychiques […] dans la vie intérieure de ces malades où elles résident. » (dans Ehrenberg 1998 : 32) « On voit ainsi comment se place la psychiatrie entre le médical et le moral : elle transforme des entités morales, dont la personne est responsable, en entités médicales, dont la personne est atteinte. » (Ehrenberg 1998 : 32) Or, c’est « […] à partir d’observation d’un univers hétérogène de comportements et d’attitudes, fait de déviances, d’étrangetés, d’extravagances, de différences dérangeantes, de criminalité, de pauvreté extrême, etc. », que les pères fondateurs de la psychiatrie occidentale entreprennent d’identifier un nombre d’"entités cliniques" qu’ils conçoivent comme "catégories psychopathologiques". » (Otero 2012 : 7) « Il s’agissait de séparer de manière technique le mental pathologique spécifique,

29 objet de la psychiatrie, de sa gangue sociale et morale problématique contextuellement et historiquement volatile (pauvreté, criminalité, débauche, déviance, etc.). » (Otero 2012 : 7) Tout se passe comme si les balbutiements des grands catalogues des maladies mentales conçus par la psychiatrie se basaient sur l’identification spontanée de « ce qui pose problème ». (Otero 2012) Or, comme le mentionne Otero, la nature problématique d’un comportement social, défini comme un problème de santé mentale pour la psychiatrie, n’est pas déterminée par elle, mais par la société. C’est la société qui détermine pour la psychiatrie ce qui pose problème à travers la norme sociale de ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Cela dit, le fait que « la folie n’existe qu’en société » (Foucault dans Otero 2012 : 23) n’en fait pas un phénomène moins réel. Mais ces critères que nous qualifions de normatifs fluctuent au gré des inflexions de la norme sociale et ne jouissent plus du même caractère absolu que les interdits religieux, pensés comme d’origine divine.

2.3 Maladie mentale ou conflictualité sociale : en quête de définitions

Or, comment distinguer un trouble mental d’une inadaptation sociale, ou d’une particularité statistiquement minoritaire qui ne poserait pas de problème d’un point de vue de la santé publique et qui ne nécessiterait pas d’intervention? Marcelo Otero a montré comment, en psychiatrie, la terminologie qui renvoyait à la maladie et à la pathologie s’est déplacée vers le champ lexical de la dysfonction et l’inadaptation. Ce glissement de la maladie mentale vers le trouble ou le problème mental amplifie le « problème déjà ardu de la définition des frontières entre les dimensions du "mental pathologique" et du "social problématique" dans l’univers des problèmes sociaux. » (Otero 2012 : 7) Pour le psychiatre français Roger Ferreri, la folie est désignée par autrui comme la manifestation de quelque chose d’insupportable. (Paquet 2009) Vers quels critères se tourner pour fonder un diagnostic? Quand aucune dysfonction organique ou lésion physiologique n’est identifiable, à partir de quand une particularité, ou une différence devient-elle un signe d’inadaptation qui pose problème pour l’individu, ou pour autrui? En d’autres mots à partir de quand la non- conformité sociale devient-elle une maladie mentale? Sont-elles équivalentes où la maladie mentale aurait-elle une nature propre, et si oui en quoi consisterait-elle?

30 Comment déterminer le caractère problématique d’une condition sans en référer à une norme sociale changeante au gré des époques, des cultures et des transformations de la vie sociale? Si ce qui fait que l’on est « malade » ou « dysfonctionnel » est une incapacité à correspondre à certains standards de références, la catégorie de trouble mental se trouverait- elle vidée de sa substance? Un individu pourrait non pas souffrir de sa « condition » (appelons-là ainsi), mais des effets psychologiques pour lui-même générés par une ostracisation sociale de son environnement en réaction à cette différence initiale9. Ceci, à la fin de la boucle, nous amène de manière indirecte à confirmer que c’est effectivement la condition initiale qui « cause » la souffrance chez l’individu. Comme l’avance Jean-Claude Maleval psychanalyse français et professeur de psychopathologie: « […] au terme d’une telle recherche diagnostique, il ne resterait rien d’autre que ce qui l’aurait suscitée: la souffrance subjective. » (2003 : 56) Moser et Kleinplatz qui ont réfléchi à la présence du sadisme et du masochisme dans les différentes éditions du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) et du CIM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) soulignent les difficultés de distinguer un intérêt sexuel problématique en soi, du problème engendré par la discrimination envers les minorités sexuelles. (Moser et Kleinplatz 2010) La condition dans certains cas devient ainsi problématique par ricochet. Elle devient un trouble parce que normativement identifiée comme tel, et par la suite « trouble mental » puisque l’on a « escamot[é] le social par sa psychologisation ». (Otero 2005 : 6) En effet, les dimensions sociales ont été évincées sous le règne d’une psychologisation massive de nombreuses sphères de l’existence « […] (enfance, adolescence, amitié, sexualité, divorce, travail, politique, chômage, loisirs, vieillesse, maladie, mort, bonheur, etc.) par le biais de leur association directe au domaine de la santé mentale, de la souffrance psychique et du psychologique. » (Otero 2005 : 6) [L]a définition d’un « problème » comme relevant du champ de la santé mentale plutôt que du champ de la différence ou de la conflictualité sociale est un processus complexe où la culture, les normes et les rapports de force entre les groupes interviennent de manière forte et décisive sur ce qui est « capté » ou non par les disciplines psychologiques, psychosociologiques et médicales

9 Ici, précisions que le sujet pourrait ressentir les effets néfastes d’une stigmatisation, même éventuelle, et sans que celle- ci ne soit effective dans des interactions sociales. Un individu pourrait ainsi se sentir inadéquat, différent, bizarre, car il a intériorisé les normes sociales. La stigmatisation peut être effective, même lorsque la source du stigmate est invisible (Goffman 1975) ou lorsque le stigmate se camoufle dans la sphère privée comme c’est le cas pour plusieurs paraphilies.

31 comme étant « naturellement » problématique, car enraciné dans une épaisseur psychologique, biologique, voire génétique. (Otero 2012 : 8) Certaines catégories de population considérées comme problématiques se posent plus facilement comme objets de politiques de santé publique et d’interventions. Des phénomènes « non conformes problématiques » comme l’itinérance, la toxicomanie, le décrochage scolaire, la dépression se posent d’emblée comme problématiques sociales d’individus inadaptés aux injonctions contemporaines de productivité, de performance, et de responsabilité individuelle. Mais il existe d’autres troubles mentaux répertoriés dans le DSM-V pour lesquels le caractère problématique n’est pas aussi évident d’autant plus lorsque les gens diagnostiqués ne constituent pas un problème pour la société et ne requièrent pas une intervention autre que pour les personnes elles-mêmes souffrant de ces conditions. En quoi et pour qui la personne diagnostiquée du trouble de sadisme sexuel, de masochisme sexuel, de fétichisme sexuel, de transvestisme sexuel pose-t-elle problème? En quoi et pour qui la personne trans (c.-à-d. s’identifiant à un autre genre que celui assigné à la naissance sur la base du sexe) est-elle problématique? Comme l’a démontré Dominic Dubois (2010), la réponse de la psychiatrie au phénomène trans fut non pas de traiter les personnes trans, mais bien de les soulager. « Puisqu'on ne peut pas agir au niveau de la conviction [d’être un homme dans un corps de femme ou une femme dans un corps d’homme] — à preuve les échecs de la psychothérapie —, il vaut mieux rendre disponibles les moyens techniques qui permettent de soulager la souffrance. » (Dubois 2010 : 84) C’est la souffrance éprouvée qui justifie ici le traitement médical et c’est sur la base de la souffrance ressentie par l’individu opéré que l’on évalue la validité du traitement (chirurgie de réassignation et hormones). À défaut de pouvoir traiter la dissonance entre l’identité de genre et le sexe assigné à la naissance de la personne via une psychothérapie, la psychiatrie avec le docteur Harry Benjamin, pionnier en la matière, s’est rabattu non pas sur les causes de la dysphorie, mais sur leurs conséquences, c’est-à-dire la souffrance en amenuisant cette dissonance par l’intervention chirurgicale. Or, le trouble de l’identité sexuelle peut difficilement donner lieu à une demande de démédicalisation au même titre que l’homosexualité. Les personnes trans qui veulent accéder à la chirurgie et aux traitements hormonaux ont besoin de l’intervention médicale pour ce faire et doivent donc au préalable être diagnostiquées par un psychiatre. Ce n’est probablement pas le cas pour les autres catégories de troubles mentaux qui ne requièrent pas par défaut l’intervention médicale ou

32 psychiatrique. D’un point de vue clinique, il est évident que la personne demandant elle- même de l’aide, car souffrant de sa condition, sera traitée. Or, dans le DSM, outre la correspondance des symptômes, un critère souvent employé pour valider le diagnostic est la souffrance cliniquement significative ressentie. Cette situation peut poser problème puisque ce qui détermine le diagnostic est le rapport « problématique » ou « non-problématique » entretenu face à sa condition et se traduisant par une souffrance. Le problème est que si la stigmatisation sociale liée au fait de correspondre à un trouble mental répertorié dans le DSM peut à elle seule engendrer une souffrance subjective, c’est dans ce cas l’identification même à ce trouble mental qui engendre une des conditions du diagnostic (outre les symptômes le constituant), soit la souffrance subjective.

2.4 La subjectivité individuelle comme critère diagnostique

Ainsi pour départager l’anormalité saine de l’anormalité pathologique, la psychiatrie s’en remet à la souffrance ressentie que détermine la subjectivité individuelle. Par ailleurs, comme critère déterminant si une personne est saine ou non, la conformité à la courbe statistique pose problème considérant son caractère relatif et changeant. Sur cette base, certains groupes de personnes concernées par ces catégories de troubles mentaux questionnent l’existence de ces pathologies et veulent se faire reconnaître non pas comme malades, mais comme différents. C’est le cas pour les troubles du spectre de l’autisme. (Cubbison 2000, Bagatell 2010, Akrich et Méadel 2007, Chamak 2008-2009) Les syntagmes tels que « de la cure à la communauté » (Bagatell 2010), ou « de la maladie à la différence » (Chamak 2008), sont des exemples qui témoignent de ce phénomène de reconfiguration normative. Le retrait de l’homosexualité des manuels diagnostiques (en 1973 pour le DSM et en 1992 pour la CIM10) (Kleinplatz et Moser 2005) est emblématique du questionnement du fondement de la catégorisation des troubles mentaux qui émerge à la fin du XXe siècle et au début du XXIe. On prend conscience du fait que la norme sociale (ce qui est accepté ou réprouvé socialement) est au fondement de certaines catégorisations de

10 Classification internationale des maladies ou en anglais ICD : International Statistical Classification of Diseases and Related Health Problems, ICD.

33 troubles mentaux. L’institution psychiatrique doit se positionner devant cette remise en cause des fondements de certains diagnostics particuliers d’autant plus que la quête qui a occupé la médecine depuis trente ans et qui consiste à essayer de trouver des preuves de l’existence de marqueurs physiologiques causant les dysfonctions répertoriées dans le DSM s’est avérée être un échec. (Lupien 2016)

2.5 La normalité sexuelle selon la psychiatrie

Si Durkheim disait que le crime n’est parfois qu’une « anticipation de la morale à venir » (dans Otero 2012 : 4), il en va peut-être de même pour certains troubles mentaux qui tendent à disparaître à mesure que se reconfigure la normativité contemporaine. C’est le cas de l’homosexualité qui n’apparaît plus dans les manuels diagnostiques depuis le milieu des années 70. Récemment, on a envisagé la déclassification psychiatrique du trouble de la personnalité narcissique considérant la généralisation des symptômes et peut-être même l’intérêt qu’a chacun à adopter ce genre de trait dans notre société où l’estime de soi est de plus en plus valorisée, car elle favorise la capacité à se concevoir comme individus « digne de ce nom dans une société d’individualisme de masse ». (Otero 2012 : 5) Ainsi, l’individu diagnostiqué d’un trouble de personnalité narcissique pourrait être conçu dans le contexte actuel comme étant adapté. Bon nombre de troubles mentaux revêtent des traits signalant l’envers de la norme. Le dépressif est au contexte contemporain où il est nécessaire de performer, l’équivalent de ce qu’était l’hystérique dans un contexte de répression et de contrôle des pulsions. Bon nombre de troubles répertoriés dans les manuels diagnostiques tracent les contours de la norme « en creux ». Il est aisé de déduire à partir de la liste de troubles mentaux de la catégorie Dysfonctions sexuelles du DSM-IV en quoi consistent les pratiques sexuelles attendues. La dysfonction se répartit autour de deux pôles : la dysfonction du corps (la capacité physiologique à exercer le coït [lire ici la pénétration] et à atteindre l’orgasme); et la dysfonction du désir lorsque déviant des standards habituels regroupant les paraphilies.

34 Dans le premier groupe, on retrouve11 : - l’éjaculation précoce chez l’homme (trouble de l’éjaculation persistant ou répété lors de stimulations sexuelles minimes avant, pendant, ou juste après la pénétration, et avant que le sujet ne souhaite éjaculer) ou l’éjaculation différée (délais marqués dans l’éjaculation, difficulté ou absence d’éjaculation dans 75 à 100% du temps) - troubles érectiles chez l’homme (incapacité persistante ou répétée à atteindre, ou à maintenir jusqu’à l’accomplissement de l’acte sexuel une érection adéquate) - les troubles de l’orgasme chez la femme (absence ou retard persistant ou répété de l’orgasme après une phase d’excitation sexuelle normale lors d’une activité sexuelle adéquate en intensité, en durée et quant à son orientation), - trouble de la pénétration chez la femme ou douleur génito-pelvienne (douleur génito-pelvienne durant l’acte sexuel, difficulté persistante ou répétée associée à la pénétration chez la femme, spasme involontaire, répété ou persistant de la musculature du tiers externe du vagin perturbant les rapports sexuels, anxiété ou peur résultant de l’anticipation d’une douleur génito- pelvienne durant les rapports sexuels avec pénétration) - les troubles du désir sexuel chez l’homme et la femme (baisse du désir, déficience de fantaisies imaginatives et de désirs d’ordre sexuel), les troubles de l’excitation sexuelle) Puis finalement: - les dysfonctions sexuelles dues à une affection médicale générale ou induite par une substance (substances qui donnent lieu à abus (ex. alcool), antidépresseurs, etc.) Pour être diagnostiqués, les troubles énumérés doivent répondre à des critères diagnostiques. Le critère A constitue les symptômes caractérisant le trouble. B. Les symptômes du critère A persistent pour une durée d’approximativement 6 mois. C. Les symptômes du critère A sont à l’origine d’une souffrance cliniquement significative chez l’individu. D. La dysfonction sexuelle n’est pas mieux expliquée par un trouble mental non sexuel ou à des difficultés interpersonnelles ou autres stresseurs, et n’est pas due exclusivement aux effets physiologiques directs d’une substance (c.-à.-d.

11 Les troubles sont tirés du DSM-V. Cependant, ils ont fait l’objet d’une traduction libre, mais inspirée d’un article dans psychomédia basé sur le DSM-IV repéré à http://www.psychomedia.qc.ca/diagnostics/quels-sont-les-troubles-sexuels)

35 donnant lieu à l’abus, un médicament) ou d’une affection médicale générale. (traduction libre12) De cette série de dysfonctions sexuelles que nous venons d’énumérer à partir du répertoire du DSM-V, il ressort qu’une sexualité fonctionnelle, saine, ou normale est basée sur l’existence de désir sexuel, sur la capacité physiologique chez l’homme et la femme à exercer le coït (la pénétration) et à atteindre l’orgasme, mais pas de manière trop précoce chez l’homme. André Béjin soulignait déjà en 1982 cette prégnance de l’atteinte de l’orgasme comme paradigme de ce qui constituerait la bonne sexualité : Peut être considéré en bonne santé sexuelle tout individu capable de parvenir — à volonté (de nombreux sexologues, nous le verrons, rajouteraient : mais sans exercer de violence) — à cette acmé de la jouissance sexuelle que l'on désigne aujourd'hui, de façon habituelle, par le vocable « orgasme ». Il faudrait dire, plutôt, que la santé sexuelle d'un individu est jugée d'autant plus parfaite que ses satisfactions sont moins éloignées de l’ « orgasme idéal », c'est-à-dire du modèle normatif de l'acmé de la jouissance sexuelle, tel qu'il est défini par les sexologues considérés, à un moment donné, comme les plus « compétents ». Cet « orgasme idéal » peut être envisagé sous deux aspects complémentaires : d'une part, comme un étalon de mesure grâce auquel on peut dénombrer les satisfactions d'autre part, comme le paradigme d'une qualité et d'un processus de jouissance sexuelle (par rapport auquel on peut dire d'un orgasme qu'il est « complet », « incomplet », plus ou moins « intense »...). (1982 : 178) Parallèlement à cette prévalence de l’orgasme comme aboutissement normatif de l’acte sexuel sain dans les années 2000, il est de la responsabilité de l’individu d’être en bonne santé sexuelle, comme le montre la diffusion massive du concept de « comportement sexuel responsable » au sein des organisations telles World Association of Sexology et la Pan American Health Organization, et l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le concept de « comportement sexuel responsable établit les critères qui visent à préserver et développer la santé et le "bien-être" du point de vue de la responsabilité des individus. » (Béjin 1982 : 59) La culture sanitaire contemporaine (Massé 2003) est celle de la prévention et du dépistage à la source d’une dysfonction éventuelle. La prévention des ITS est ainsi comprise dans cette conception d’une sexualité saine.

12 « B The symptoms in Criterion A have persisted for a minimum duration of approximately 6 months. C The symptoms in Criterion A cause clinically significant distress in the individual. D The sexual dysfunction is not better explained by a nonsexual mental disorder or as a consequence of severe relationship distress or other significant stressors and is not attributable to thes effects of a substance/medication or another medical condition. » (DSM-V 2013 : 440)

36 2.6 Sadisme et masochisme sexuels : déviance ou troubles mentaux

L’autre catégorie —celle qui nous intéresse— est celle des troubles des paraphilies que l’on pourrait qualifier de dysfonctions du désir par opposition aux dysfonctions du corps. On y retrouve : - voyeuristic disorder (trouble de voyeurisme) - exhibitionistic disorder (trouble de l’exhibitionnisme) - frotteuristic disorder (trouble de frotteurisme) - sexual masochism disorder (trouble de masochisme sexuel) - sexual sadism disorder (trouble de sadisme sexuel) - pedophilic disorder (trouble de pédophilie) - fetichistic disorder (trouble de fétichisme) - tranvestic disorder (trouble de transvestisme) - other specified paraphilic disorer (autre trouble de paraphilies spécifiques) - unspecified paraphilic disorder (trouble de paraphilie non spécifique) Il est écrit dans le DSM que les diagnostics paraphiliques peuvent être posés, lorsque les fantaisies imaginatives sexuellement excitantes, les impulsions sexuelles ou les comportements décrits: - surviennent de façon répétée et intense et s'étendent sur une période d'au moins 6 mois, - sont à l'origine d'un désarroi cliniquement significatif ou d'une altération du fonctionnement social, professionnel, ou dans d'autres domaines importants. C’est le cas du trouble de masochisme sexuel et du trouble de sadisme sexuel13. Ici encore la souffrance subjectivement ressentie par l’individu (désarroi) et la dysfonction sociale, occupationnelle, ou dans d’autres sphères de la vie, sont au cœur d’un des critères tous deux nécessaires à la pose du diagnostic. Or, notons ici que le DSM fait une distinction

13 Pour le trouble de masochisme sexuel (Sexual Masochism Disorder), les critères diagnostiques sont les suivants : « A. Over a period of at least 6 months, recurrent and intense sexual arousal from the act of being humiliated, beaten, bound or otherwise made to suffer, as manifested by frantasies, urges, or behaviors. B. The fantasies, sexual urges, or behaviors cause clinically significant distress or impairment in social, ocupational, or other important areas of functionning. » (DSM-V 2013 : 694) Pour le trouble du sadisme sexuel (Sexual Sadism Disorder), les critères diagnostiques sont les suivants : « A. Over a period of at least 6 months, recurrent and intense sexual arousal from the pysical or psychological sufering of another person, as manifested by fantasies, urges, or behaviors. B. The individual has acted on these sexual urges with a nonconsenting person, or the sexual urges or fantasies cause clinically significant distress or impairment in social, occupational, or other important areas of functionning. » (DSM-V 2013 : 695)

37 entre les troubles de masochisme sexuel et de sadisme sexuel et ce qui serait une préférence sexuelle pour le masochisme et le sadisme. En effet, dans la 5e édition du DSM, il est précisé qu’« à l’inverse, s’ils [les individus] n’expriment pas de souffrance, se manifestant par de l’anxiété, obsession, culpabilité, ou honte, au sujet de ces impulsions paraphiliques, et ne constituent pas une entrave à la poursuite de buts personnels, ils pouvaient être considérés comme ayant un intérêt sexuel masochiste [ou "sadiste"], mais ne devraient pas [souligné dans le DSM] être diagnostiqués avec un trouble du masochisme sexuel [ou du sadisme sexuel]. 14 » (APA 2013 694-695) On peut y lire également : « La majorité des individus actifs dans une communauté qui ont des pratiques sadiques ou masochistes, et qui n’expriment pas d’insatisfaction liée à leur intérêt sexuel, et leur comportement ne peuvent rencontrer les critères diagnostiques pour le trouble de sadisme [ou masochisme] sexuel15. » (traduction libre issue du DSM-V 2013 : 697) Ainsi, ces personnes sont considérées comme déviantes de la norme socialement admise sans pour autant être atteintes d’un trouble au sens du DSM-V.

Ainsi, les personnes qui, sans souffrir subjectivement de leur condition (critère B du DSM), présentent les autres symptômes d’un trouble répertorié dans le DSM ou la CIM, ne peuvent être considérées comme mentalement atteintes d’une pathologie (dû à l’absence de désarroi significatif). Ces dernières ne peuvent pas non plus être considérées comme socialement problématiques, car il semble qu’il soit socialement admis que des individus soient « actifs dans une communauté qui ont des pratiques sadiques ou masochistes » (APA 2013) comme le spécifie l'APA elle-même. Il semble que ce qui justifiait jadis la catégorisation de sadisme et de masochisme sexuels comme troubles mentaux renvoie désormais à une norme sociale qui s’est transformée. Une plus grande acceptabilité sociale est susceptible de réduire le désarroi ressenti dû à l’écart à la norme et l’impression d’être déviant-e. On peut se demander si ce processus se poursuivra jusqu’à rendre caduque la

14 Pour la catégorie du « Sexual Masochism Disorder », il est spécifié : « In contrast, if they declare no distress, exemplified by anxiety, obsessions, guilt, or shame, about these paraphilic impulses, and are not hampered by them in pursuing other personal goals, they could be ascertained as having masochistic sexual interest but should not be diagnosed with sexual masochism disorder. » (DSM-V 2013 : 694) Et il en va de même pour le sadisme sexuel. (DSM-V 2013 : 695) 15 The majority of individuals who are active in community networks that practice sadistic and masochistic behaviors do not express any dissatisfaction with their sexual interests, and their behavior would not meet DSM-5 criteria for sexual sadism disorder. (DSM-V 2013 : 697)

38 catégorie de ces troubles de sadisme et de masochisme sexuel et leur présence dans les manuels diagnostiques. Quoi qu’il en soit, il semble que pour l’instant, le fait d’avoir des fantasmes et désirs masochistes ou sadistes peut difficilement être conçu comme étant « socialement problématique », ce qui ne laisse que la dimension « mentale pathologique » pour diagnostiquer ces troubles fondés sur le critère de désarroi éprouvé par l’individu.

2.7 Le BDSM sur le plan juridique

J’ai exposé les bases du problème de catégorisation médico-psychiatrique qui s’est posé pour bon nombre de conditions au cours des dernières décennies incluant le trouble de sadisme sexuel et le trouble de masochisme sexuel que l’on retrouve dans le manuel psychiatrique des troubles mentaux. J’ajouterais que le BDSM se distingue des paraphilies comme le trouble de la pédophilie qui implique un abus vis-à-vis d’une personne mineure (et donc par défaut juridiquement non consentante), ou des troubles de voyeurisme, d’exhibitionnisme, ou de frotteurisme qui sont tous dirigés vers des personnes non consentantes (tel que spécifié dans le DSM-V). Concernant le BDSM cependant, on peut imaginer des situations où malgré le consentement des deux partenaires engagés dans les activités BDSM, ces pratiques pourraient être sujettes à des accusations d’homicide involontaire ou de négligence criminelle, en cas d’accident causant des lésions graves ou la mort, comme ce fut le cas pour l’affaire Patrick Deschâtelets en 2012. En effet, alors que Deschâtelets s’adonnait à des pratiques BDSM avec sa partenaire, il s’est absenté pour aller chercher des pâtes à l’épicerie, laissant celle-ci attachée au plafond par une chaîne reliée à un collier métallique. Celle-ci est morte asphyxiée. (Voir Desjardins dans La Presse 2012 et Gontier dans le Journal de Montréal 2012) Cependant, le BDSM consensuel par définition se distingue nettement du viol prenant place dans un contexte où des pratiques BDSM seraient employées (usage de cravache, ligotage japonais, cire chaude, etc.). C’est la question du consentement qui départage le BDSM de l’abus, et non la nature des pratiques. Par exemple, à la sortie d’une audience dans le cadre d’un procès ayant eu lieu en France, en 2005 et lors duquel sept adeptes de pratiques sadomasochistes étaient accusés de viols et d’acte de barbarie sur trois femmes lors de séances filmées, l’avocat de la défense déclarait : « On est dans un contexte de violence propre au sadomasochisme où parfois une

39 attitude de refus équivaut à une attitude positive. Toute la difficulté de ce dossier est de savoir si elles (les femmes) sont passées d'un stade de consentement à un stade non consenti". [Du côté des plaignantes:] "il n'y a pas d'équivoque". "On ne peut pas mélanger ce qui est viol et le reste, qui sont des relations entre adultes consentants" » (propos tirés d’un article de TF1 France, rapportés par un praticien de BDSM16) À ce propos, pour marquer la distinction entre le jeu BDSM et un viol empruntant les techniques, instruments ou esthétiques BDSM, un autre praticien intervenant dans un forum de discussion « BDSM ou Abus 17» disait: « Une personne violée avec un gode ceinture estampillé spécial "sm" n'est pas une victime du bdsm. C'est une victime de viol.»

Au Canada, selon l’article 265 du Code criminel (LRC 1985, c C-46), le fait d’infliger des blessures corporelles à quelqu’un est considéré comme une voie de fait. Par exemple, causer des marques corporelles (bleus, ecchymoses) lors d’une séance où des jeux d’impacts comme le fouet, ou la fessée entrent dans la définition de blessures corporelles du Code criminel. Selon Brenda Crossman, professeure en Droit à l’Université de Toronto, le Droit canadien ne permet pas de consentir à une voie de fait sauf pour quelques exceptions considérées comme socialement utiles telles les sports de contacts (boxe, hockey), ou les modifications corporelles (piercing et tatous) auxquelles on attribue une valeur culturelle. En ce sens, le BDSM tombe dans un flou juridique puisque selon la jurisprudence, il n’est pas clair que sur la base des décisions de la cour suprême, cette exception puisse s’appliquer au BDSM18. Le consentement peut en outre légitimer l'emploi de la force même quand il ne s'agit pas de simples touchers: citons par exemple les interventions

16 Propos recueillis sur un forum dédié aux victimes d’abus et à la prévention BDSM, intitulé « BDSM ou abus ? » 2007, 26 octobre). Aspect juridique : Exemples de décisions de justice. [consulté le 17 août 2015] Repéré à http://forum.bdsm- ou-abus.org/abus3/viewtopic.php?t=51&p=8531 17 Propos recueillis sur un forum dédié aux victimes d’abus et à la prévention BDSM, intitulé "BDSM ou abus? " (2010, 15 août). Aspect juridique : Exemples de décisions de justice. [consulté le 17 août 2015] Repéré à http://forum.bdsm-ou- abus.org/abus3/viewtopic.php?t=51&p=8531 18 Les arrêts de la cours suprême R. c. Jobidon, [1991] 2 R.C.S. 714 et R. c. Paice, [2005] 1 R.C.S. 339 traitent de la question du consentement à des voies de fait, mais exclusivement pour des cas de bagarres à coups de poing. Dans ces cas-ci, les décisions rendues statuaient qu’un consentement (même prouvé), ne constitue pas une défense en cas de lésions corporelles. En d’autres mots, en loi, on ne peut consentir à une voie de fait. Dans cette situation la limite au consentement à des voies de fait est le fait de causer des « lésions corporelles » définies à l'article 2 du Code criminel LRC 1985, c C-46 comme « Blessure qui nuit à la santé ou au bien-être d’une personne et qui n’est pas de nature passagère ou sans importance. » Dans l’arrêt de la cours suprême R.c. Jobidon, la cour mentionne le sadomasochisme comme exemple de flou juridique.

40 chirurgicales et la pratique des sports. Mais, au Canada, la même règle peut-elle s'appliquer dans d'autres circonstances, par exemple à l'égard des pratiques sadomasochistes? La réponse à cette question demeure incertaine. (Commission de réforme du droit du Canada 1984, Document de travail 38 : Les voies de fait, à la p. 26 cité dans R.c. Jobidon, 1991 CSC, [1991] 2 RCS 714 à la p. 734.) En 1995, dans R. v. Welch, (R. v. Welch, 1995 CanLII 282 [ON CA]) la cour d’appel de l’Ontario qui se basait sur la décision rendue par la Cour suprême, R. c. Jobidon, ne reconnaissait pas d’utilité sociale au BDSM. Cependant en 2013, la décision R.v. Zhao (R. v. Zhao, 2013 ONCA 293 [CanLII]), qui portait sur des accusations d’agressions sexuelles ayant causé des lésions corporelles soulignait la distinction en termes d’utilité sociale entre une bagarre à la sortie d’un bar (Jobidon) et des rapports sexuels (Zhao): « L'utilité sociale des relations sexuelles intimes est significativement différente de celle des bagarres de bar consensuelles, en tant que telles, les raisons politiques sous-tendant la décision rendue dans Jobidon ne peuvent pas être généralement applicables dans un contexte sexuel tel que suggéré par la décision rendue dans Welch. (traduction libre 19 - R.v. Zhao cité dans Taddese 2014) Ceci laisserait donc ouverte la possibilité, dans le futur, de questionner le jugement rendu dans le cas de Welch. (Taddese 2014) Ainsi, il semble que d’un jugement à l’autre la question du consentement à des voies de fait, et donc du statut du BDSM dans le contexte de la loi canadienne puisse être revisitée. Mais la vitesse de transformation de l’institution du Droit est beaucoup moins rapide que celle de la médecine et de la psychiatrie qui, dans chaque édition du DSM, révise son répertoire de troubles mentaux.

2.8 Discussions sur le retrait du sadisme et du masochisme du DSM

La difficulté d'établir un critère clair et invariable en psychiatrie a pour effet que les professionnels de la santé sont susceptibles de s’en remettre aux valeurs culturelles prédominantes. (Moser et Kleinplatz, 2013) Aussi, le critère de la minorité statistique est-il peu convaincant pour déterminer du caractère pathologique d’une condition comme l’ont montré Moser et Kleinplatz (2013) puisque l’on peut trouver des conditions statistiquement

19 « The social utility of intimate sexual relationships is significantly different from that of consensual bar fights, as such, the underlying policy reasons for the ruling in Jobidon cannot be generally applicable in a sexual context as suggested by the ruling in Welch. » (R.v. Zhao cité dans Taddese 2014)

41 minoritaires, mais non problématiques (par exemple : avoir un Q.I de 160) et inversement des conditions répandues au sein de la population, mais pathologiques (cancer, hypertension). Selon le DSM-V, la prévalence du trouble de masochisme sexuel au sein de la population est inconnue, mais on y mentionne qu’en Australie, on estime que 2,2% des hommes et 1,3% des femmes auraient été impliqués dans des pratiques de bondage, discipline, sadomasochisme et domination et soumission dans les 12 derniers mois. (APA 2013) Pour le trouble du sadisme sexuel, on mentionne dans le DSM-V que la prévalence est aussi inconnue, car fortement influencée par les individus des populations témoins. Il est précisé que selon le critère employé pour le sadisme sexuel, la prévalence varie entre 2% et 30% de la population20. Même en adoptant temporairement cette lunette statistique, il s’avère que les fantasmes associés au sadomasochisme21 ne sont pas rares. Dans une étude menée en 1953, Kinsey, Pomeroy, Martin et Gebhard relèvent que 22% des hommes et 12% des femmes de leur échantillon rapportent répondre érotiquement à des histoires sadomasochistes pendant que 50% des hommes et 55% des femmes de leur échantillon répondent érotiquement au fait d’être mordu lors d’un rapport sexuel. (dans Moser et Kleinplatz 2013 : 62) Dans une autre étude menée en 1993, Janus et Janus quant à eux affirment que 14% des hommes et 11% des femmes de leur échantillon relèvent avoir eu des expériences sadomasochistes (Moser et Kleinplatz 2013 : 62). Selon une autre étude menée en 1999 par Renaud et Byers, 65% des étudiant-e-s d'universités canadiennes interrogé-e-s (N = 292) fantasmeraient d’être attaché-e-s pendant que 62% fantasmeraient d’attacher un-e partenaire. (Moser et Kleinplatz 2013 : 62; Renaud et Byers 1999 : 17) Plus récemment, une étude quantitative et qualitative sur les fantasmes sexuels d’un échantillon de 1 516 adultes menée à l’Université de Québec à Trois-Rivières par Joyal, Cossette et Lapierre révèle que les thèmes de la domination et de la soumission étaient communs

20 Selon le DSM-V, moins de 10% des agresseurs sexuels au civil seraient des sadiques sexuels, mais on n’y précise aucunement s’il s’agit là du trouble de sadisme sexuel, ou de l’intérêt pour des pratiques sexuelles sadiques, mais non- problématique, ce qui demeure assez flou. Aussi, ajoute-t-on que parmi les individus qui ont commis des homicides sur la base de motifs sexuels, les taux de troubles de sadisme sexuel atteignent les 37% à 75%. (APA 2013) 21 Dans les années 1970-1980, on employait l’acronyme SM (sadomasochisme) pour désigner les activités aujourd’hui connues sous l’acronyme BDSM (bondage, domination, soumission, sadomasochisme). Il serait intéressant de s’attarder à ce que ce changement de terminologie révèle du regard posé sur le phénomène au cours des dernières décennies. Il semble que le sadomasochisme renvoie plus facilement au paradigme de « types de personnes » associées à des « types de fantasmes ». Alors que le BDSM renvoie plus aisément à un ensemble de pratiques auxquelles peut s’adonner un individu selon ses préférences. Quoi qu’il en soit, les termes SM et BDSM sont employés dans la présente recherche comme synonymes. La variation de l’emploi dépend de l’époque à laquelle ils furent utilisés.

42 (présents chez plus de 50% de l’échantillon) et significativement corrélés selon le genre, les femmes fantasmant de pratiques masochistes et les hommes de pratiques sadiques. Le genre s’est avéré constituer le meilleur prédicteur pour déterminer les types de fantasmes sexuels. (2015) L’étude partait de la définition des paraphilies donnée dans le DSM-IV comme : « fantasmes sexuels inhabituels, atypiques ou anormaux (ou pulsions ou comportements) » (traduction libre22 - Joyal et al., 2015 : 328) selon le critère A du DSM-IV et le critère G1 du the ICD-10). (Joyal et al., 2015 : 328) D’un point de vue clinique, il est facile de déterminer quand un fantasme sexuel ―habituel ou non― est un trouble (disorder): « Il est obligatoirement compulsif, et est à l’origine d’une dysfonction ou d’une souffrance marquée chez l’individu » (traduction libre23 - Joyal et al., 2015 : 328) selon le critère B du DSM-IV et le critère G1 du ICD-10. L’étude remet en question le postulat selon lequel un fantasme sexuel « inhabituel » est un indicateur de « déviance » et justifierait un traitement. Selon les auteurs, bon nombre de traitements et de théories se basent sur cette assomption, sans questionner ce qui fait qu’un fantasme est considéré comme « inhabituel ». En ce qui concerne le critère B du DSM : « Les diagnostics de paraphilie peuvent être portés, lorsque les fantaisies imaginatives sexuellement excitantes, les impulsions sexuelles ou les comportements décrits sont à l'origine d'un désarroi cliniquement significatif ou d'une altération du fonctionnement social, professionnel, ou dans d'autres domaines importants. » (traduction libre24 - Psychomédia) Charles Moser, docteur en médecine, sexologue clinicien et chercheur au Sutter Medical Pacific foundation en Californie, ainsi que Peggy Kleinplatz sexologue et professeur en psychologie clinique à l'Université d'Ottawa en arrivent à la conclusion qu'il faut retirer le sadisme et le masochisme sexuel du DSM: « Le critère diagnostique du DSM pour classer les intérêts sexuels inhabituels de pathologiques reposent sur une série d'assomptions non prouvées et par-dessus tout non testées. » (traduction libre25 - Moser et Kleinplatz 2005)

22 « unusual, atypical or anormalous sexual fantasies (or urges or behaviors) » (Joyal et al., 2015 : 328) 23 « it is obligatory, compulsive, and/or results in sexual dysfunction or causes distressment to the individual » (Joyal et al., 2015 : 328) 24 « Fantasies, behaviors, or objects are paraphilic only when they lead to clinically significant distress or imparirment (e.g. are obligatory, result in sexual dysfunction, requiere participation of nonconsenting individuals, lead to legal complications, interfere with soial relationsips) » (APA, 2000 : 568 dans Moser et Kleinplatz 2013 : 63) 25 Traduction libre de l'extrait suivant « [T]he DSM criteria for diagnosis of unusual sexual interests as pathological rests on a series of unproven and more importantly, untested assumptions." (Moser et Kleinplatz 2005)

43 Il n'y a aucune preuve qui démontre que le SM ―qu'il soit commun ou rare― crée un désarroi ou une dysfonction pour les praticiens, ou qu'il mette en danger des individus consentants plus que n'importe quel autre passe-temps socialement accepté. Ainsi, on ne peut que conclure que le SM n'est pas pathologique. L'intégrité clinique requiert que le SM soit retiré des futures éditions du DSM et du ICD. (traduction libre26 - Moser et Kleinplatz 2013: 67) Richard B. Krueger, psychiatre ayant travaillé auprès de personnes atteintes de paraphilies pendant vingt ans, a fait partie du comité de révision pour la 5e édition du DSM avant sa parution. Krueger fait sensiblement le même constat que Moser et Kleinplatz, c'est-à-dire qu’il affirme qu'il n’est pas clair du tout que le sadisme ou le masochisme sexuels soient pathologiques et selon lui, il est nécessaire de mieux documenter le phénomène auprès de populations témoins. (Krueger 2009, 2010) Or cette constatation amène Richard Krueger à conclure exactement le contraire : soit que les troubles de masochisme et sadisme sexuels devraient demeurer dans le DSM. Krueger remarque que bien que des comportements masochistes et/ou sadiques se retrouvent relativement fréquemment (« with some frequency ») au sein de la population et sont généralement associés à un bon fonctionnement psychologique et social, il y a un très petit nombre de cas pour lesquels les fantasmes et comportements masochistes ou sadiques résultent en de sévères blessures ou entraînent la mort. Selon Krueger ces cas ―bien que minoritaires― indiquent clairement un intérêt sexuel pathologique. Il en conclut que le peu de connaissances sur ce comportement rend nécessaire la réalisation de nouvelles recherches. (2009 - 2010) Il avance que l’inclusion du trouble de masochisme sexuel (et du trouble de sadisme sexuel) dans le DSM-V facilitera la réalisation de ces études, ce qui explique sans doute qu’il se prononce en faveur du maintien de ce trouble dans le DSM. De leur côté Moser et Kleinplatz soulignent que l’APA elle-même statue que « Ces individus viennent rarement consulter de leur propre chef et généralement ils ne sont portés à l'attention des professionnels de la santé mentale que lorsque leur comportement a généré un conflit auprès de partenaires sexuels ou vis-à-vis de la société. » (traduction libre27 - APA dans

26 «There is no evidence to demonstrate that SM, however common or uncommon, creates personal distress or dysfunction for participants or otherwise endangers consenting individuals any more than occurs in the course of other, socially sanctionned pastimes. As such, one can only conclude that SM is not pathological. Clinical integrity requieres that SM be removed from future editions of the DSM and ICD. » (Moser et Kleinplatz 2013 : 67) 27 « These individuals are rarely self-referred and usually come to the attention of mental health professionals only when their behavior has brought them into conflict with sexual partners or society » (APA dans Moser et Kleinplatz 2013 : 63)

44 Moser et Kleinplatz 2013: 63) Selon Moser et Kleinplatz, justifier la catégorisation du masochisme et du sadisme sexuel comme troubles mentaux par l’engagement dans des activités non consensuelles est biaisé dû à l’intrusion de la notion de crime « conflict between the individual and society » dans le champ psychiatrique, qui est explicitement exclu de la définition d’un trouble mental. (2013 : 63) D’ailleurs, l’argument de Moser et Kleinplatz est toujours valide pour la 5e édition du DSM puisque les raisons qui sont mentionnées pour justifier la catégorie des paraphilies sont du même ordre : Traditionnellement, les troubles ont été sélectionnés pour la classification et l'attribution de critères diagnostiques explicites et spécifiques dans le DSM pour deux principales raisons: ils sont relativement courants, par rapport à d'autres troubles paraphiliques, et certains d'entre eux impliquent des actions, qui, en raison de leur nocivité ou du préjudice potentiel qu'elles constituent pour les autres, sont classées comme des infractions pénales. (traduction libre28 - APA 2013: 685) La question de déterminer quand le BDSM peut être dommageable pour autrui n’est pas simple et la notion de consentement est centrale. D’autant plus que des blessures sérieuses ou même la mort peuvent survenir même dans un cas où les personnes engagées sont consentantes. Dans ce cas, la cause des blessures ou de mort est-elle due aux penchants sadiques ou masochistes des personnes engagées dans ces pratiques, ou à une négligence criminelle découlant de celles-ci? Dans ce dernier cas, le phénomène ne relèverait plus du champ psychiatrique, mais du registre juridico-légal. D’ailleurs l’imbrication de ces deux systèmes peut donner lieu à des logiques tautologiques où l’on entendra la défense en cours se référer à la présence du sadisme ou du masochisme sexuel comme troubles mentaux, puis inversement la psychiatrie en appeler au cas où les pratiques SM résultent en des blessures graves, voire même la mort. Le rapport étroit entre psychiatrie et norme sociale (fondement du droit) est problématique dans l’élaboration de critères valides pour déterminer « ce qui pose problème ». (Otero 2012)

28 The disorders have traditionnally been selected for specific listing and assignment of explicit diagnostic criteria in DSM for two main reasons : they are relatively common, in relation to other paraphilic disorders, and some of them entail actions for their satisfaction that, because of their noxiousness or potential harm to other, are classed as criminal offenses. [je souligne] (APA 2013 : 685)

45 2.9 Le DSM : d’un usage destiné à la clinique à un usage heuristique

Ici, il me semble pertinent d’aborder l’évolution dans le temps du rôle joué par le DSM. Ce manuel a été conçu au départ dans le but d’uniformiser et de standardiser les critères diagnostiques et les constituants des troubles mentaux afin d’offrir une classification psychiatrique que tout médecin ou psychiatre pourrait utiliser indépendamment de son adhésion théorique étiologique aux traditions fondatrices de la psychiatrie : soit l’école psychanalytique axée sur la trajectoire biographique ou l’école néo-kraepelinienne axée sur le biologique. La solution proposée pour réconcilier sous un même parapluie les divergences entre écoles de pensée qui divisent la psychiatrie était d'adopter une approche centrée sur les symptômes et ouvertement dite « athéorique ». (Maleval, Bercherie 2010, Otero 2012, Di Vittorio et al. 2013, Champion et Demailly 2014) Or, cette approche se voulant neutre dans le DSM III et DSM-IIIR cache mal un changement de paradigme qui se précise dans le DSM-IV, préconisant « une approche […] clairement neuropsychologique, neurophysiologique et génétique » (Bercherie 2010 : 636) et qui aspire à se baser sur des évidences empiriques. (Gureje et Stein 2012; Bercherie 2010) La justification derrière cet « athéorisme » repose sur le projet de standardiser la manière dont les cliniciens posent des diagnostics d’abord aux États-Unis avec l’APA, puis à travers le monde avec la Classification internationale des maladies (CIM) proposée par l'OMS. « L’argument majeur mis en avant par les concepteurs du DSM-III en faveur de leur réalisation réside dans l’amélioration de la fidélité diagnostique inter-cotateurs, c’est-à-dire de la cohérence dans les diagnostics attribués par des cliniciens différents aux mêmes patients. » (Maleval 2012 : 47) La position a-théorique est en fait plutôt une position anti-psychanalytique. « Dans cette volonté de chasser l’étiologie29 (et du coup, l’ontologie30) et de préférer la description et la mesure à toute formulation d’une consistance psychique quelconque, un concept central à l’organisation des DSM-I et II doit être renvoyé au musée de la psychiatrie : la névrose31. »

29 L'étude des causes d'une maladie. 30 L'étude de l'être. 31 La névrose telle que définie en psychanalyse est une « Affection psychogène résultant d'un conflit inconscient entre les désirs du sujet et les interdits qui s'opposent à leurs réalisations » (Virel 1997). La psychatrie psychopathologique considère la névrose comme étant « caractérisée par l'absence de lésion ou de trouble organique et ayant ses racines dans l'inconscient du sujet » (Névrose 2012).

46 (Otero 2012 : 86) La troisième édition du DSM-IV est dépourvue des concepts psychanalytiques comme celui de névrose qui disparaît après avoir été mis entre parenthèses dans la troisième édition. Les raisons évoquées sont que le concept de névrose, comprenant en lui-même la cause du trouble 32 , ne pouvait constituer une grammaire commune pour tous les praticiens d’allégeances théoriques distinctes qui useraient du manuel de par sa connotation étiologique. Le « mantra » répété de la nécessité d’une nosologie descriptive et a-théorique a donné lieu à l’évincement de la psychanalyse. Ce changement de paradigme au sens kuhnnien où le sujet, et son histoire personnelle sont au cœur du processus diagnostique cède sa place à une application sérielle de procédures standardisées où le clinicien coche le nombre de symptômes devant être observés selon certains critères (souvent la durée/récurrence et la souffrance cliniquement significative) dans des entretiens rapides évacue la relation entre patient-e et clinicien-ne qui, selon Maleval serait nécessaire à la pose du bon diagnostic face à des patient-e-s dont les troubles occasionnent des réticences à dévoiler l’étendue de leurs symptômes à un médecin nouvellement rencontré (2012). Maleval fait la brillante démonstration du risque de la pose de faux-diagnostics que peut entraîner l’application procédurale que suppose le DSM et la perte de l’entretien clinique de longue durée. Si c’est la souffrance cliniquement significative du patient qui justifie au bout du compte le diagnostic, le temps où l’analyste tentait de comprendre comment ce dernier souffre et quelle forme précise cette souffrance revêt prend des airs de sinistre « revanche posthume de Janet sur Freud » (Ehrenberg 2008 : 231), au sens où la neuroscience et le paradigme biologiste évincent la dimension biographique du sujet.

2.10 Réorientation de la psychiatrie devant le constat de son échec

Si la psychiatrie clinique s’est préoccupée de la fidélité diagnostique, c’est-à-dire la capacité pour différents cliniciens d’identifier en conformité un même trouble mental, la validité diagnostique quant à elle, c’est-à-dire l’adéquation entre l’étiquette du trouble et un réel type clinique bien délimité par rapport à d’autres troubles, est problématique. On sait

32 « conflit inconscient provoquant une angoisse et conduisant à l’usage inadapté des mécanismes de défense, d’où découle une formation symptomatique » (Otero 2012 : 86)

47 que si l’étiologie (les causes d’un trouble), le pronostic (la capacité à prévoir le développement futur d’un trouble ―via un gêne par exemple―) et le traitement d’un trouble sont connus, la définition du trouble en question est considérée valide sans conteste. D’ailleurs on peut lire dans le DSM- III-R « Il faut néanmoins se rendre compte du fait que, pour la plupart des catégories […] les critères diagnostiques reposent sur un jugement clinique et n’ont pas encore été totalement validés par des données concernant d’importantes corrélations, telles l’évolution clinique, le pronostic, l’histoire familiale et la réponse au traitement ». (APA, cité par Maleval 2012 : 49 souligné par moi) Historiquement, au fil des rééditions du DSM (cinq au total) le domaine de la recherche en psychiatrie était alors pétri de cette aspiration d’arriver à valider les catégories diagnostiques en arrivant entre autres à identifier les marqueurs et mécanismes biologiques sous-tendant ces diagnostics. Ainsi, pendant des décennies, les catégories employées en recherche pour chercher les traces génétiques de ces troubles mentaux dans le but d’éventuellement créer des tests diagnostiques sont celles du DSM. On cherche le gène de la schizophrénie, ou de la dépression par exemple. Jusqu’à ce que vers la fin des années 1990 et au début des années 2000, la National Institute of Mental Health (NIMH), un important organisme subventionnaire aux États-Unis finançant les recherches en psychiatrie, se braque et remette en question toute la nomenclature du DSM. La posture de la NIMH fut reçue comme une bombe dans le champ de la recherche en psychiatrie. En effet, la NIMH affirma que si les milliards de dollars investis en recherche afin de trouver les marqueurs biologiques au fondement des troubles mentaux du DSM n’avaient donné aucun résultat en cinquante ans, on pouvait en tirer deux conclusions : soit il n’y a pas de mécanismes biologiques expliquant les troubles mentaux ―ce qui est tout à fait insensé― soit la nomenclature basée sur les symptômes utilisée pour catégoriser les troubles mentaux n’est pas valide. (Lupien 2016)

Encore aujourd'hui en 2016, malgré les progrès de la neuroscience, les preuves empiriques correspondant aux troubles mentaux du DSM manquent toujours à l’appel, et ce, malgré les millions de dollars investis en recherche dans le but de les trouver et ainsi de valider le système de classification du DSM. Ainsi, les aspirations des tenants du DSM furent déçues ce qui emmena Pierangelo Di Vittorio, docteur en philosophie s'intéressant à la psychiatrie,

48 à affirmer que le fameux « changement de paradigme espéré, c’est-à-dire la définition des pathologies mentales sur des bases biologiques, n’aura[it] pas lieu. » (Di Vittorio et al. 2013: 88) En avril 2013, dans la lignée de ce que des observateurs ont qualifié de « crise de la psychiatrie », Thomas Insel, le directeur de la NIMH publiait sur son blogue un article percutant affirmant l’invalidité des catégories diagnostiques employées dans le DSM en se positionnant en faveur d’une approche en recherche fondée sur les dimensions transdiagnostiques et transneusologiques (comme l’anxiété que l’on retrouve dans tous les troubles mentaux) plus susceptibles de mener à l’identification de mécanismes biologiques que les symptômes sur lesquels les troubles mentaux du DSM reposent. (Insel 2013) C’est dans ce billet que Thomas Insel a écrit la fameuse phrase qui allait rester dans les annales : « Les patients atteints de troubles mentaux méritent mieux » (Insel 2016; Lupien 2016) en référence à la nomenclature psychiatrique du DSM freinant les avancées scientifiques qui tentent de trouver les marqueurs biologiques des troubles mentaux. Toutefois, en avril 2013, avant la sortie de la cinquième édition du DSM, l’APA qui envisageait d’intégrer la notion de « dimensions » transversale à sa nomenclature s’est finalement refusée à le faire. S’en est suivi l’annonce par Thomas Insel le président de la NIMH que son organisation subventionnaire la plus importante mondialement, ne financerait plus les recherches fondées sur les catégories du DSM, mais celles travaillant à partir des dimensions transdiagnostiques (dépression, colère, manie, anxiété, idées suicidaires, abus de substance). (Lupien 2016) D’ailleurs, la non-validité des troubles mentaux du DSM qui ne reposent pas sur des évidences scientifiques n’est pas le seul problème à l’agenda de la psychiatrie. En effet on a souvent reproché « [l]a mainmise de l'industrie pharmaceutique sur les experts participant à l'élaboration du DSM. » (Cabut 2013) Sandine Cabut, dans son article « Psychiatrie DSM-5 : le manuel qui rend fou » paru dans Le Monde souligne que « Ces collusions ont été notamment décortiquées par l'historien américain Christopher Lane, dans son ouvrage Comment la psychiatrie et l'industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions (Flammarion, 2009), et plus récemment par le philosophe québécois Jean-Claude St-Onge, dans Tous fous ? (Ecosociété, 236 p., 19 euros). (2014)

Malgré que la scientificité du DSM soit de plus en plus remise en question par rien de moins que « les scientifiques les plus éminents » (Di Vittorio et al. 2013 : 90) et qu’il ait

49 été qualifié de « pure construction consensuelle » (Provencher et Grisé 2014) manquant de fondements scientifiques, son usage s’est pourtant universalisé et dépasse actuellement largement le spectre restreint d’acteurs auquel il était à l’origine destiné. En pratique, le DSM est utilisé par de multiples agents : les chercheurs en psychiatrie biologique, en épidémiologie et en psychopharmacologie clinique ; les médecins, du psychiatre universitaire au généraliste, les psychologues, les infirmiers et les travailleurs sociaux ; les experts judiciaires ; les patients et leur famille, notamment via Internet ; l’industrie pharmaceutique pour ses essais cliniques, mais aussi pour son marketing ; les caisses d’assurances publiques et privées ; enfin les enseignants en psychologie et psychiatrie. Le DSM ne peut pas satisfaire des utilisateurs aussi divers. » (Di Vittorio et al., 2013 : 86) Ainsi, au-delà des conséquences cliniques en psychiatrie, les retombées de la diffusion massive du DSM sont multiples et inattendues. Depuis 1980 (parution du DSM-III) chaque sortie des rééditions du DSM est l’objet d’une attention médiatique de masse. Selon Ethan Watters, ceci n’est pas sans conséquence. Il rapporte […] qu’à Hong Kong, la première description de l’anorexie mentale dans les médias en novembre 1994 a précédé l’apparition explosive de cette pathologie qui y était auparavant pratiquement inconnue. Ainsi, l’incapacité du DSM à s’établir sur de solides bases scientifiques n’a pas empêché son universalisation par ses usagers, y compris les plus concernés, les patients eux-mêmes. (dans Di Vittorio 2013 : 91) Le DSM est un vecteur important de la norme sociale, en amont et en aval. Il en est à la fois l’écho et l’émission. C’est la déviation de l’usage clinique originel auquel était destiné le DSM qui devînt problématique à mesure que les catégories du DSM devinrent employées non seulement pour établir des diagnostics standardisés par les cliniciens auprès de leurs patient-e-s, mais aussi comme postulats de départ pour mener des recherches en psychiatrie. Le DSM non plus seulement réservé à un usage clinique s’est popularisé auprès d’acteurs dépassant largement les seuls psychiatres clinicien-ne-s et est devenu une sorte d’outil heuristique pour un grand public non spécialisé. Comme l’affirme Jean-François Pelletier, professeur et chercheur au département de psychiatrie de l'Université de Montréal : «Le fait de poser un diagnostic précis, avec une terminologie parfois trop spécialisée, peut faire en sorte de stigmatiser les gens et les amener à s'auto-stigmatiser». (Mercure 2013)

50 2.11 Les transformations contemporaines de l’intimité en cinquante nuances

En 1974, après le retrait de l’homosexualité du DSM comme trouble mental suite aux pressions de divers groupes ayant milité en ce sens, le trouble « d’homosexualité égo- dystonique » s’est vu intégré au DSM-III « diagnostic réservé à ceux que leurs pulsions homosexuelles plongent dans le désarroi » (Maleval 2003 : 45) avant de disparaître complètement dans l’édition DSM-III-R. Les débats autour des classifications des différentes éditions du DSM que prennent comme objets Dubois avec la question trans et Krueger avec celle du sadisme et du masochisme sont des indicateurs témoignant de transformations dans la normativité contemporaine. Il ne s’agit plus de caractériser de manière absolue certaines pratiques d’immorales, de contre nature ou de perverses de manière extérieure à l’individu, mais bien de se pencher sur la manière dont l’individu lui- même s’accommode ou non de ses différences. La question est maintenant de savoir si ces pratiques ou désirs différents sont à l’origine d’un stigmate qui entraînerait une souffrance.

Désormais, la cible de la norme ne prend plus pour objet les pratiques existantes en les interdisant ou les autorisant, mais porte plutôt sur leurs modalités d’application. Dans la sphère sexuelle, on a laissé de côté les injonctions binaires « tu dois »/ « tu ne dois pas », pour se rabattre sur le « comment ». Au lieu de tenter de dissuader les gens d’adopter certaines pratiques plus à risque, on diffuse plutôt de l’information sur la manière de les rendre plus sécuritaire. À ce titre la brochure « Jeux Kinky plus sécuritaires » élaborée par l’organisme montréalais RÉZO - Santé et mieux-être des hommes gais et bisexuels- portant sur les pratiques BDSM est exemplaire, puisqu’elle constitue une sorte de mode d’emploi sur la manière d’adopter des pratiques aussi marginales que le fisting, l’urolophilie, ou l’anilingus, de façon sécuritaire. (RÉZO) Nous sommes passés de l’interdit —on reconnaît là la bonne figure du pouvoir souverain de Foucault— à un paradigme de gestion de risques, ou de modelage des conduites intériorisées (biopouvoir).

Le sociologue François de Singly qui étudie les transformations contemporaines de la normativité soutient qu’il y a aujourd’hui coexistence de deux régimes de normativité : la norme morale fondée sur le commandement (la règle explicite) et la norme psychologique

51 fondée sur une autonomie calculée. « Idéalement le principe psychologique est l’équilibre entre des contraires, entre le laisser-faire et la répression, entre le "trop" et le "pas assez", entre le "sous" et le "sur". » (Singly 2003 : 16) Ce jeu d’équilibriste prend place dans toutes les sphères du social : de l’éducation des enfants, en passant par les relations patrons/employés en entreprise avec la venue du management, jusqu’aux rapports sexuels et aux relations de couple. Si la prévalence du régime de normativité psychologique se manifeste en contexte contemporain et que l’on associe le régime axé sur le commandement à une époque révolue, selon Singly, ces deux modalités de fonctionnements normatifs coexistent en pratique. Ces deux types de normativité collent aux deux tableaux sociohistoriques que j’ai présentés d’une norme religieuse usant d’interdit et de répression, l’on passe à une norme située dans le registre médical dans un contexte de pluralisme normatif mettant l’individu à l’avant-plan. La différence de génération peut également jouer un rôle important dans le rapport aux normes et à la marginalité dans la mesure où des transformations culturelles importantes ―bien que graduelles― ont culminé dans les années soixante. (Singly 2003) Il peut subsister des clivages normatifs d’une génération à l’autre. Sans parler de l’influence incommensurable d’Internet qui tend à reconfigurer le rapport à la norme et surtout à la marginalité, pour les communautés de pratiques marginales qui par l’entremise de ce médium peuvent désormais mettre leur expérience en commun et se constituer positivement une identité.

Par ailleurs, le consentement, la communication et l’expression de ses désirs mutuels se sont érigés en normes. Anthony Giddens parle du développement de ce qu’il appelle l’ « amour convergent » reposant sur un type de relation « pure » où «[…] la connaissance des caractéristiques les plus intimes d’autrui remplit une fonction absolument centrale. On a ici affaire à une version de l’amour dans laquelle la sexualité d’un individu est un facteur qui doit faire l’objet d’une négociation, comme élément à part entière de la relation ». (2004 : 84) Ce sont les discours prescriptifs en matière d’épanouissement sexuel au sein du couple qui portent cette nouvelle injonction à la communication. On pourrait penser que cet idéal normatif serait plus populaire au sein des classes plus instruites et privilégiées, néanmoins, ce modèle normatif idéal tend à s’étendre à l’ensemble de la société au moins sur le plan des idéologies, des discours et des représentations. Anthony Giddens attribue

52 entre autres la montée en importance de la communication et de la place accordée à l’expression de ses sentiments aux femmes, qui selon lui, ont été porteuses de la constitution du moi et de l’intimité dont le berceau aurait été la sphère domestique et le rapport parent-enfant dans lesquels les femmes ont joué un rôle central. Cette observation entre en résonnance avec la thèse que développe Eva Illouz pour expliquer l’immense succès de Cinquante nuances de Grey comme un triomphe d’un point de vue féminin sur la culture longtemps dévalorisée sur le plan de la hiérarchie des goûts. (2014) Voyons maintenant en quoi consiste la thèse que l’auteure israélienne développe dans son ouvrage Hard Romance. Cinquante nuances de Grey et nous.

Selon Eva Illouz, l’engouement pour Cinquante nuances de Grey s’expliquerait par le fait que la trilogie met en lumière une reconfiguration contemporaine des normes autour de la sexualité et de relations intimes. Illouz prend pour point de départ la thèse de Robert Darnton suggérant que le succès des contes populaires que se racontaient les paysans de l’Europe prémoderne serait dû au fait que ces contes ayant pour toile de fond leurs conditions de vie sociales et physiques leur permettaient de faire sens de leurs conditions de vie difficiles et arbitraire. Elle formule l’hypothèse que «[…] les textes qui deviennent des best-sellers sont précisément ceux qui encodent des situations sociales problématiques — des situations qui menacent la capacité des individus de poursuivre certains objectifs essentiels, qu’il s’agisse de la satiété, du bonheur ou de la richesse matérielle. » (2014 : 47) Ainsi, les textes qui thématisent et véhiculent sous une forme encodée les contradictions du social relevant par exemple de l’inadéquation entre les objectifs que les individus se fixent dans un contexte donné, et les moyens dont ils disposent pour les atteindre, seraient les plus susceptibles de rencontrer l’intérêt du public. Selon Illouz, non seulement la trilogie Cinquante nuance de Grey parviendrait-elle à mettre en scène une contradiction du social relevant de la sphère intime et des rapports de genre dans la sphère amoureuse et sexuelle, mais dans la lignée de la littérature issue de la culture du self-help, elle proposerait en plus des solutions pour transcender cette aporie contemporaine, établissant ainsi une passerelle entre le texte et le réel à travers des instructions quant à la manière de procéder dans une situation donnée.

53 Il s’agit d’envisager Cinquante nuances de Grey comme un genre où s’entrelacent une sorte de commentaire sur l’état funeste de l’amour et de la sexualité, un fantasme romantique, ainsi que des instructions pour améliorer sa vie personnelle. La trilogie romanesque encode les apories des relations hétérosexuelles, développe un fantasme visant à les surmonter et fonctionne comme un manuel de self-help en matière de sexualité. (2014 : 54) Selon Eva Illouz, qualifier la trilogie de porno pour mères de famille est réducteur et ignore la structure culturelle et complexe de la sexualité féminine, qui ne renverrait pas seulement à la quête de plaisir, de liberté ou de pouvoir, mais aussi à la redéfinition de leur identité et à la gestion de leurs relations intimes. « La sexualité féminine moderne est, plus fortement que la sexualité masculine, prise en étau entre la liberté sexuelle et la structure sociale traditionnelle de la famille, entre la quête individuelle de plaisir et l’impératif de l’accomplissement des devoirs familiaux. » (2014 : 73) Illouz affirme que l’hétéronormativité, c’est-à-dire les normes régulant les relations entre hommes et femmes, serait entrée en crise. La réappropriation par les femmes de leur sexualité combinée aux effets de l’individuation aurait redéfini l’objet du mariage, de l’amour et de la reproduction à travers les valeurs d’égalité et de consentement. Les idéaux normatifs de liberté et d’autonomie dans les relations sexuelles enjoignent les individus à négocier leur consentement, la symétrie et la réciprocité de leurs rapports. Or, avance Eva Illouz, le caractère négocié et consenti des relations modernes est aussi ce qui les rend empreintes d’incertitude. La révolution féministe qu’Illouz qualifie d’inachevée aurait laissé derrière elle plusieurs sphères de la société sous le joug de la domination masculine comme la sphère économique, familiale et la structure du désir hétérosexuel. Or, Eva Illouz avance que ce dont les femmes seraient nostalgiques dans les relations amoureuses (ce que Cinquante nuances de Grey viendrait encoder) n’est pas la figure du patriarche dominant ces dernières, mais bien le fort ciment social que procurait la certitude des rôles prédéfinis allant de pair avec l’inégalité fondée sur la différenciation des genres. « À l’inverse, parce qu’elles conduisent à renoncer aux rôles prescrits et aux identités prédéfinies, les normes égalitaires contraignent à l’improvisation et transforment les relations en objets de négociation à travers l’injonction de « communiquer » » (2014 : 113) Le réel tabou qu’adresserait Cinquante nuances de Grey n’est peut-être pas tant les relations sadomasochistes, que le fantasme inavouable de l’ « amour absolu », celui basé sur la complémentarité des genres et aussi fondé sur une profonde asymétrie entre les hommes et

54 les femmes. Eva Illouz avance que Cinquante nuances de Grey encoderait ces tensions régissant les relations hétérosexuelles de nos jours tiraillées entre une nostalgie de la clarté des rôles formant un épais ciment social, et une volonté d’autonomie et de liberté individuelles. […]pour résumer tout cela : une manière de caractériser notre condition amoureuse consiste à dire que l’autonomisation de la sexualité a rendu le domaine des interactions émotionnelles incertain et les règles de négociation de l’engagement, de l’amour et du désir ambivalentes. En termes sociologiques, ce domaine est devenu indéterminé. Cinquante nuances de Grey a encodé cette indétermination ; ou, plus exactement encore, son histoire oscille entre indétermination et détermination ―entre l’indétermination des relations amoureuses contemporaines et la détermination des rôles et des positions dans le SM. (2014 : 137) Selon Eva Illouz, le BDSM, dans la trilogie offrirait une série de stratégies symboliques venant résoudre les dilemmes de l’indétermination normative dans les relations hétérosexuelles en répondant à la question : « […] que signifie renoncer à sa souveraineté tout en aspirant dans le même temps à l’autonomie ? ». Premièrement, dans la trilogie, le BDSM délie les rôles sexuels des identités de genre immuables et en fait l’objet de négociation, ce qui entre tout à fait en cohérence avec l’idéologie moderne du sujet libéral. Ce faisant, le BDMS contourne l’ambivalence inhérente à l’égalité de genres. Deuxièmement, l’incertitude et l’anxiété générées par l’injonction contemporaine de concilier les impératifs contradictoires de l’autonomie et de l’attachement sont, dans le livre, transformées en souffrances physiques, puis en plaisir. Troisièmement, la codification du BDSM dans Cinquante nuances de Grey rend la pratique de rapports sexuels exempte d’anxiété contrairement aux rapports sexuels normaux. Le BDMS constituerait ainsi une forme de « pur consentement » et débarrasserait l’individu de tout ce qui est laissé à l’improvisation dans les « relations pures » (Illouz : 137) étant le fruit de négociations interminables de la vie quotidienne. D’une part la trilogie problématise ces tensions en combinant les attributs féminins et masculins dans chacun des personnages d’Anna et de Christian, mais elle met d’autre part en scène une utopie contemporaine de l’amour sexuel qui renaîtrait des cendres d’une passion romantique fondée sur la complémentarité des rôles que la performance de sadomasochisme viendrait réaffirmer. Ce faisant, la trilogie allie l’autonomie et l’indépendance. Alors que le désir d’autonomie peut normalement mettre en péril le ciment relationnel dans un couple, dans Cinquante nuances de Grey,

55 l’indépendance dont fait preuve le personnage d’Anna vient au contraire raviver l’amour de Grey. « Alors que la dynamique du désir s’oppose normalement à l’autonomie (le désir rend le sujet vulnérable et dépendant), elle ne fait ici qu’alimenter le projet d’autonomie dans un mouvement téléologique qui renforce la signification même de l’hétéronormativité. » (Illouz 2014 : 101) « Le BDSM est ainsi une solution fantasmatique ingénieuse à la volatilité des rapports amoureux, pour la raison précise qu’il constitue un rituel immanent, ancré dans une définition hédoniste du sujet, qui définit à l’avance les rôles qui seront tenus, permet de contrôler la douleur et est régi par la figure du consentement. » (Illouz 2014 : 150)

Nous avons vu dans ce chapitre comment la normativité s’est transformée au cours du XXIe siècle à travers les vecteurs de la religion, de la psychiatrie, et de l’individuation occidentale. Nous avons vu comment dans chacune de ces sphères le BDSM ou son équivalent de l’époque ont été traités à l’intérieur du cadre normatif en vigueur. Dans le prochain chapitre, je propose de m’attarder plus spécifiquement aux transformations des représentations du BDSM devenant progressivement moins tabou et de mieux en mieux toléré ou admissible. Au passage nous verrons comment l’idéologie du sujet libéral et des libertés individuelles fut une condition sine qua non de la visibilité grandissante du BDSM en société et de sa reconnaissance comme pratiques sexuelles consentantes se distinguant de la violence.

56 Chapitre III

3. Le BDSM dans la culture populaire: la normativité actuelle

Dans le présent chapitre, je m’intéresse aux revendications et aux différents mouvements sociaux, notamment féministe et LGBTQ+, qui ont fait du BDSM tantôt un objet de revendication, tantôt un objet de débats et à la manière dont ont évolué les revendications autour du BDSM depuis les années 1960. J’aborderai plus spécifiquement les balbutiements de la constitution d’une contre-culture pro-BDSM aux États-Unis. Je montrerai comment le BDMS a gagné en visibilité dans la culture populaire dans la deuxième moitié du XXIe siècle et comment sa réception a été mitigée. Je mettrai de l’avant le double caractère subversif et oppressif que des groupes féministes ont attribué aux pratiques BDSM de manière à mettre en évidence les postures opposées qui ont caractérisé historiquement les discours sur le BDSM. Puis, je reviendrai sur la normativité sexuelle actuelle pour introduire ma question de recherche. Voyons maintenant comment certains groupes militants se sont fait les porte-étendards d’une nouvelle normativité sexuelle en transformation.

3.1 L’idéologie libérale et l’avènement des libertés individuelles

La relativisation des critères pour diagnostiquer les pathologies connaît son versant politique et critique : une appropriation culturelle par la revendication de reconnaissances et de droits pour les identités alternatives. Cette réappropriation identitaire se produit dans le sillage de transformations sociales et culturelles en Occident (en France avec mai 68, aux États-Unis avec la contre-culture opposée à la guerre du Vietnam, et au Québec avec la Révolution tranquille et le Refus global). Des groupes marginalisés qui se rallient sous la bannière des LGBTQ+ emboîtent le pas aux féministes et militent pour la reconnaissance de leur identité en dénonçant le terme de « déviance » qui s’était substitué à celui de perversion. L’apparition d’importantes communautés gaies donne le coup d’envoi au mouvement défendant la pluralité sexuelle, ce qui permettra à ces voix discordantes de sortir de l’invisibilité et de se faire entendre publiquement. « En d’autres termes, la

57 diversité sexuelle, bien qu’elle soit encore considérée de nos jours par maints groupes hostiles comme de la pure et simple perversion, est passée directement des carnets où Freud consignait ses "histoires de cas" au monde social dont nous faisons quotidiennement l’expérience. » (Giddens, 2004: 48) Giddens interprète le déclin de la perversion comme le triomphe (au moins partiel et jamais acquis) du droit de s’exprimer dans une démocratie libérale. Il s’agit d’un remplacement de la perversion par un pluralisme (Giddens 2004) ou d’un passage de la « perversité à [la] diversité » (Dubois 2010). Les normes de la société contemporaines s’orientent de manière générale vers le respect des libertés individuelles. (Demelenaere 2003) « […] celles-ci ont pour effet de minimiser la place de la déviance, puisqu’une pluralité de conduites de vie y est possible, tant que celles-ci n’affectent pas directement les capacités d’action des individus de manière asymétrique. » (Demelenaere 2003 : 273) L’éclosion apparente d’une pluralité de normes est la manifestation d’une normativité centrée sur l’individualisation et le respect des libertés individuelles se traduisant par la valorisation de l’affirmation de ses différences qui deviennent des particularités permettant de s’affirmer. Les revendications et protestations de différents groupes visés par les catégories du DSM comme les groupes LGBTQ+, les fétichistes, les sadomasochistes, et les personnes diagnostiquées avec un syndrome du spectre de l’autisme (pour ne nommer que ceux-ci) mettent en évidence une reconfiguration de la norme contemporaine autour de l’individu. Dans ce contexte, on assiste à une réappropriation de certaines étiquettes transformées en attribut identitaire permettant de se distinguer.

3.2 Des vecteurs d’une contre-culture SM

Il est difficile de parler d’un courant de masse autour du sadomasochisme, mais c’est dans les années soixante parallèlement aux mouvements féministes et LGBTQ+ que s’organisent quelques rassemblements SM. Cependant, cette mobilisation n’apparaît pas ex nihilo et dès les années cinquante certains phénomènes culturels constituent des remparts pour ceux et celles qui cultivent les fantasmes SM. Entre 1946 et 1959 aux États-Unis, la revue culte Bizarre (qu’on peut qualifier de « soft-porn ») qui relate les aventures de Gwendoline est créée par John Willie, et rencontre un vif succès malgré la censure. (Poutrain 2012)

58 Figure 1 : Couverture du magazine Bizarre (Willie 1946)

En décembre 1970, le musicien Pat Bond publie une annonce dans l’hebdomadaire Screw qui donnera lieu à quelques réunions SM : « Masochiste ? Heureux ? Est-ce que le moment n’est pas venu de nous réunir et de faire quelque chose ensemble ? » (Poutrain 2012 : 19) Des organisations visant à apporter du soutien moral et à informer les personnes impliquées dans le SM voient le jour aux États-Unis. Parmi celles-ci, les plus célèbres sont The Eulenspiegel Society (TES) à New York, et The Society of Janus issu de la communauté lesbienne à San Francisco. (Poutrain, 2012) The Society of Janus pose les principes de base de la pratique sadomasochiste : « Toutes les activités sadomasochistes doivent résulter d’un consensus entre les participants, exclure toute exploitation et respecter la sécurité de chacun ». (dans Poutrain 2012 : 19) Dans la montée en visibilité du phénomène BDSM à travers certains groupuscules qui s’organisent ici et là dans les années 80, certains acteurs de la société civile se positionnent vis-à-vis du phénomène BDSM devenant objet de débats et de polémiques. Ces discours sur le BDSM n’ont certainement pas monopolisé une place centrale dans l’espace public en ce qu’ils concernaient une frange d’organisations politisées, souvent féministes se sentant interpellées par les enjeux soulevés par le BDSM. Néanmoins, afin de cerner la place qu’a occupée le BDSM dans la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, je me permets d’exposer la posture d’une frange des mouvements féministes à propos du BDSM.

59 3.3 Les pratiques SM et les polémiques au sein des mouvements féministes

Dans les années quatre-vingt aux États-Unis, en réaction à une frange du féminisme s’opposant à la pornographie et aux représentations d’une sexualité violente, certaines organisations féministes conçoivent au contraire le BDSM comme un lieu de subversion qui donnerait aux femmes l’opportunité de s’affranchir d’une morale puritaine en lien avec la sexualité en s’appropriant leur corps et leur sexualité. Le mouvement féministe a été une niche foisonnante de discours sur le BDSM et l’on ne peut aborder la place occupée par le BDSM sans en tenir compte. Contextuellement, à l’aube des années quatre-vingt, les États- Unis d’après Reagan sont marquées par la montée de la new right faisant la promotion de valeurs traditionnelles dont « […] le racisme, l’anti-féminisme et le « libéralisme » [qui] en sont l’expression la plus directe ». (Braidotti 1983) Suite au rejet de l’amendement sur l’égalité des genres, en 1982, le courant féministe s’essouffle. C’est alors que devant le constat de l’augmentation impressionnante de la violence contre les femmes aux États-Unis se traduisant par des viols, de la pornographie « hard », et de la prostitution d’enfants, une frange du courant féministe à New York se déclarant « contre la violence contre les femmes » (Braidotti 1983) fait de la pornographie son principal cheval de bataille. Le collectif War Against Pornography (W.A.P) est créé33. Pendant ce temps, une autre frange du mouvement féministe se rencontre à New York, le 24 avril 1982 lors du colloque annuel sur le féminisme pour discuter de la sexualité. On tente de répondre à l’urgence d’« une critique féministe » de la « morale sexuelle féministe ». (Braidotti 1983 : 63) Le constat qui en est tiré est qu’à force de faire de la sexualité hétérosexuelle un terrain de guerre des sexes où « la domination de genre s[e] matérialise » (Bozon 1999 : 21), les mouvements féministes ont été incapables de formuler des avenues concrètes pour les femmes qui dépasseraient les dénonciations. Judith Friedlander affirmait : Pourquoi ce colloque sur la sexualité? Parce que cela nous oblige à poser toutes les questions inconfortables autour de ce problème. [D]ès que l’on commence à parler des possibilités de plaisir qui existent pour nous dans la société patriarcale, beaucoup d’entre nous ―moi y compris― se crispent. Bien que la plupart des travaux théoriques avancés aujourd’hui tournent autour de cette

33 Par un étonnant jeu d’alliance, la lutte rejoindra l’idéologie puritaine de Reagan auprès de femmes non-féministes croyantes, pratiquantes, et républicaines de droite, ce qui vaudra à W.A.P. des accusations d’être récupéré par la New Right.

60 question, nous sommes encore dépourvues d’un vocabulaire commun. » (Judith Friedlander cité dans Braidotti (1983) Au programme figure l’épineuse question du désir sexuel et du plaisir sexuel. Dans le mouvement féministe des années quatre-vingt aux États-Unis, les organisations féministes SM telles que No More Nice Girls et The Lesbian Sex Mafia (New York) et Samois (San Francisco) s’en prennent au « moralisme réprobateur des W.A.P. ». (Braidotti 1983 : 64) Leur programme est clair : critiquer le mouvement féministe de l’interne en faisant de toute perversion sexuelle un élément subversif pour les femmes et faire du désir, des fantasmes, et de l'imaginaire sexuel une problématique féministe de premier ordre. « Sera ainsi nommée "subversive" toute capacité sexuelle non reproductive, ou « contre nature ». L’exploration de cette sexualité "interdite", constitue une voie ouverte à la "transgression", c’est-à-dire à la liberté fantasmatique 34» (Braidotti 1983 : 64) Cette frange du féminisme lesbien des années quatre-vingt invite les femmes à délaisser leur rôle assigné d’éternelles victimes du patriarcat et à prendre celui de sujet désirant. « L'extériorisation de la violence qu'elles subissent d'habitude renverserait donc l'équilibre du pouvoir en faveur des victimes. » (Braidoti 1983 : 72) La dimension d’empowerment associée à l’autoapropriation par les femmes de la sexualité (récréative telle que le BDSM qui viendrait subvertir l’ordre sexué ancré dans le mariage hétéronormé) fut discutée au sein de divers mouvements féministes. Braidotti adopte une autre posture vis-à-vis du SM et du féminisme et se montre critique vis-à-vis de cette position des féministes SM qu’elle juge réactionnaire. Selon elle, les moyens désignés pour que les femmes explorent la place du sujet sont aussi vieux que le patriarcat : la pornographie, la prostitution, la violence, même pour exorciser des rapports de pouvoir genrés. Ainsi, pendant que les unes voyaient dans ces pratiques une potentialité d’empowerment pour les femmes se constituant en sujet désirant, en plus d’un potentiel de subversion d’un ordre moral répressif, puritain et hétéronormé, les autres voyaient au contraire dans les pratiques BDSM un système d’oppression perpétuant l’infériorisation des femmes, et leur objectification par la « répétition systématique des situations oppressives et mortifères » (Braidotti 1983 : 72). En somme, le phénomène SM a gagné en visibilité au cours des cinquante dernières années, non sans susciter une certaine controverse.

34 À propos de la décolonisation de l’imaginaire, se référer à Katherine Roussos : Décoloniser l’imaginaire. Du réalisme magique chez Maryse Condé, Sylvie Germain et Marie NDiaye. Paris, L’Harmattan, 2007, 251 p.

61

Braidotti le soulignait déjà en 1983, et c’est encore vrai aujourd’hui : « [à] partir du moment où la pratique SM devient un système réglé, codé, elle est aussi un engagement contractuel fondé sur le consentement réciproque. Ainsi est-elle privée non seulement de tout son potentiel maléfique, mais aussi de toute connotation oppressive. » (1983 : 71) À supposer que le BDSM soit en pratique ce dont il se réclame : une pratique consensuelle et négociée, on peut se demander que vient-il subvertir au juste, sinon ces rapports asymétriques genrés qui caractérisaient les relations de couple où l’absence de consentement était normalisée. Dans la mesure où il devient normal d’avoir des rapports contractuels et négociés dans lesquels les partenaires expriment leurs attentes réciproques comme l’illustre la « relation pure » (Giddens 2004), on peut se demander si le BDSM ne correspondrait pas en fait à cet idéal normatif qu’est la relation pure et s’il n’est pas en fait à l’avant-garde de cette nouvelle normativité sexuelle fondée sur la communication et le consentement.

3.4 Le BDSM au goût du jour dans les chansons pop et au grand écran

Les praticien-ne-s de BDSM se réunissent au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, par l’entremise de magazines annonçant la tenue de certains événements, mais le réseautage entre les adeptes n’est pas facilité par la communication relativement différée que suppose le médium des magazines périodiques. La démocratisation d’Internet permettra une diffusion plus large d’information et la création d’une sous-culture BDSM à plus grande échelle. Sans arguer que les pratiques BDSM sont désormais admises, l'esthétique de l'imaginaire BDSM depuis les années soixante-dix s’est immiscée graduellement dans les représentations et la culture populaires. On ne compte plus les apparitions de scènes inspirées de l’esthétique sadomasochiste dans des productions adressées au grand public telles que les films The Piano Teacher (2001), Secretary (2002), et plus récemment The Venus in furs (2013). Les chanteuses pop adoptent également le style esthétique du sadomaso. Brigitte Bardot dans son vidéoclip Harley Davidson sorti en 1967, porte des hautes cuissardes en cuir, et manie sensuellement des chaînes. En 1990, dans Justify my love, Madona ne fait plus dans la suggestion et est carrément dans une maison où des

62 scènes SM prennent place. Ici, en plus des tenues vestimentaires en cuir, c’est l’imaginaire de la domination et de la soumission qui est mobilisé dans un contexte érotique. Enfin, en 2010, dans Not myself tonight et Rihanna dans S&M ne peuvent être plus explicites avec la présence de costume en latex, de jeux de domination et de soumission, de bondage, et d’instruments comme le fouet et le gag ball. Le S&M ludique et parfois quasi de Rihanna contraste avec celui d’une Madonna sulfureuse dans un tournage en noir et blanc, que l’on sent braver l’interdit dans cette maison de débauche où l’on voit dans l’embrasure des portes qui s’ouvrent successivement différentes scènes SM. Figure 2: Captures d'écran d'un vidéoclip de Madonna (YouTube 2009)

Figure 3: Captures d'écran d'un vidéoclip de Rihanna (YouTube 2011)

Les différentes mises en scène font écho aux paroles respectives des chansons. Alors que Madona se contente de quelques insinuations trop vagues pour en déduire la présence explicite de rapports SM : Yearning, burning For you to justify my love (chorus) What are you gonna do? […| Talk to me - tell me your dreams Am I in them?

63 Tell me your fears Are you scared? Tell me your stories I'm not afraid of who you are We can fly!35 Rihanna y va dans l’affirmation sans pudeur de ses goûts particuliers dans un couplet et un refrain qui vont comme suit : Feels so good being bad There's no way I'm turning back Now the pain is for pleasure 'Cause nothing can measure […] (chorus) Cause I may be bad but I'm perfectly good at it Sex in the air, I don't care, I love the smell of it Sticks and stones may break my bones, But chains and whips excite me36 Ces différentes représentations du BDSM dans la culture populaire sont révélatrices d’une transformation de la manière de percevoir le BDSM qui fut à une époque transgressif avant d’être banalisé dans un décor pop rose bonbon. Dans le domaine de la mode cette fois, le cuir, le latex, les hautes bottes à talons aiguilles, et le port de casquettes de style militaire ont exercé une influence sur la mode et ont inspiré les looks de dominatrice. Dans les années 2000, le BDSM n’est pas qu’évoqué par des codes esthétiques ou des matières, il est reproduit à tous les égards autant sur le plan de l’esthétique que de la mise en scène de la domination et de la soumission. Un cas exemplaire est celui d’une séance photo parue dans la revue de mode américaine Magazine V à l’été 2014 avec Madona ―qui n’en est pas à sa première tenue de cuir― jouant la soumise aux côtés de Katie Perry coiffée comme Bettie Page. Nous sommes très loin ici des cuissardes de Brigitte Bardot.

35 Justify my love. (s.d.). Dans AZlyrics. Repéré à : http://www.azlyrics.com/lyrics/madonna/justifymylove.html La traduction libre: Brûlant pour que tu justifies mon amour. Qu’est-ce que tu vas faire ? Parle-moi, parle-moi de tes rêves ? En fais-je partie ? Parle-moi de tes peurs, as-tu effrayé ? Parle-moi de tes histoires, je n’ai pas peur de qui tu es, nous pouvons nous envoler ! 36 SM Lyrics-Rihanna. (s.d.). Dans metrolyrics. Repéré à : http://www.metrolyrics.com/sm-lyrics-rihanna.html Traduction libre: C’est si bon d’être mauvaise. Aucune chance que je fasse demi-tour. Maintenant la douleur est mon plaisir et rien ne peut s’y mesurer. Parce que je suis peut-être vilaine, mais je suis parfaitement bonne à ça. Du sexe dans l’air, je m’en fou j’en aime l’odeur. Des bâtons et des pierres peuvent me briser les os, mais les chaînes et les fouets m’excitent.

64 Figure 4: Photos de Katy Perry et Madonna parues dans le magazine V (2014)

Après les années cinquante, la place grandissante du BDSM en société oscillant entre le transgressif et le « normal avant-gardiste », fait du BDSM un phénomène fascinant à démystifier sur la place publique. Dans les années soixante-dix, Janette Bertrand reçoit en entrevue deux praticiens de BDSM37 à son émission « Parler pour parler » et les interroge sur leurs pratiques et leur mode de vie. Plus récemment, en 2014, suite à l’affaire Gomeshi (un animateur de CBC accusé d’agression sexuelle s’étant défendu en affirmant avoir eu des rapports sexuels BDSM consensuels), l’émission BazzoTv traite du phénomène BDSM et de la question du consentement38. Le BDSM fait aussi couler de l’encre dans des articles de magazines féminins populaires. Dans le magazine Marie-Claire pourtant adressé à un public de femmes d’âge mur, on peut lire l’article « Osez le SM en douceur » 39, dans le magazine ELLE: « Sadomasochisme : ce qu’il faut savoir avant de se lancer »40, et dans Femme actuelle : « 4 jeux pimentés pour s’initier (en douceur) aux jeux sadomaso soft » 41.

37 La vidéo fut retirée de YouTube après son visionnement, mais on retrouve le scripte de l’entrevue sur ce site : http://www.allreadable.com/6c855n96 38 Bazzotv (2014). Magazine d’affaires sociales, politiques et culturelles, Réalisation de Mario Rouleau, Montréal, Télé- Québec, 6 novembre 2014, 21h00. Repéré à : http://bazzotv.telequebec.tv/occurence.aspx?id=1478&invite=294 39 Glard, A. (2008, juillet). Sadomasochisme : Tout connaître des pratiques SM. Les clés pour oser le SM en douceur, Marie-Claire. Repéré à : http://www.marieclaire.fr/,sexe-oser-le-sm-en-douceur,20256,10841.asp 40 Œuvrard, A. (2015, 9 Février ). Sadomasochisme : Ce qu’il faut savoir avant de se lancer. Elle. Repéré à : http://www.elle.fr/Love-Sexe/Sexualite/Dossiers/sado-maso-2886590 41 Apolline, H. (2014, 22 mai), 4 jeux pimentés pour s’initier (en douceur) aux jeux sadomaso soft, Femme actuelle. Repéré à : http://www.femmeactuelle.fr/amour/sexo/jeux-sm-soft-03194

65 3.5 Le statut social mitigé du BDSM

Si l'on ne peut nier qu'il existe toujours un modèle normatif dominant en matière de sexualité42 et des types de sexualités périphériques, il n'en demeure pas moins qu'une transformation majeure s'est produite sur le plan de la normativité sexuelle alors que des pratiques sadomasochistes autrefois jugées carrément inadmissibles et obscènes au côté de la bestialité et de la pédophilie font aujourd'hui partie du domaine du montrable et sont considérées comme des préférences sexuelles, qui bien que marginales et ne faisant pas l’unanimité, sont désormais de l’ordre du concevable et du non pathologique. Même dans un segment traitant du BDSM à l’émission BazoTv, la sexologue Jocelyne Robert prenait soin de distinguer trois « types » de phénomènes : 1) les gens dont l’intérêt pour les pratiques sadomasochistes est lié à leur histoire (et découlerait donc d’un traumatisme), raison pour laquelle ―selon les dires de la sexologue― bon nombre d’individus souffrant énormément de leur incapacité à s’érotiser autrement, seraient souvent amenés à consulter ; 2) les pratiques sadomasochistes relevant de fantaisies sexuelles entre adultes consentants prenant la forme d’un jeu ; et 3) l’invocation des pratiques sadomasochistes (à tort), faisant de la sexualité un canal, un lieu d’expression de la violence, du mépris et de l’infériorisation des femmes ou du/de la partenaire. C’est un panorama plus large du BDSM qui est présenté et qui fait la part des choses entre : - le BDSM comme jeu consensuel, - le rapport problématique à ces pratiques, - et l’agression non consentie et violente se réclamant du BDSM. Ainsi une vision nuancée des phénomènes que l’on regroupe sous la bannière sadomaso s’exprime à l’occasion dans l’espace public, ce qui contraste avec une autre époque où le sadomasochisme apparaissait de manière univoque comme une forme de perversion contre nature ou de pathologie mentale. On admet désormais que le BDSM puisse être pratiqué entre adultes consentants et consister simplement en un jeu érotique qui se distingue du trouble mental et de l’agression sexuelle. Le BDSM est sans contredit plus visible qu’il ne

42 À propos du système normatif dominant, Carolyn Meeker souligne qu’il existe clairement une « bonne » sexualité par opposition à une sexualité illégitime. La sexualité légitime serait hétérosexuelle, dans le cadre du mariage, monogame, procréatrice, non-commerciale, entre deux partenaires, prenant place dans une relation de couple, entre des personnes d’une même génération, en privé, sans pornographie, et sans instruments autres que les corps. (2013)

66 l’était et a pénétré l’imagerie populaire en passant du carrément obscène au montrable. Certaines organisations BDSM (dont un club dans la ville de Québec) affichent publiquement la tenue de certains évènements comme des soirées de démystification ou encore des festivals ouverts au grand public, ce qui aurait été tout à fait impensable dans les années 1950. Ce phénomène témoigne assurément d’une transformation de la norme par rapport au BDSM et plus largement par rapport à la sexualité. Malgré tout, on sait bien que le BDSM est loin d’être complètement normalisé et que ces préférences sexuelles demeurent marginalisées. Il y a lieu de se demander si cette augmentation de la visibilité est synonyme d’acceptabilité sociale. Il semble en effet que ce ne soit pas le cas, car selon Susan Wright, le BDSM demeure encore fortement réprouvé socialement et continue à être négativement perçu. (2006) Susan Wright décrit les risques pour les adeptes de subir de la discrimination, la perte de la garde de leurs enfants, la perte d’un emploi ou d’une promotion à cause de leurs préférences sexuelles (Wright 2006). Margaret Weiss soulève par ailleurs le caractère sensationnaliste des représentations circulant sur le sadomasochisme qui, selon Moser et Kleinplatz, contribuerait à renforcir la polarisation entre le « nous » (les gens normaux), et les praticien-ne-s de BDSM relégués à la marginalité. (2006) En effet, Weiss qui a étudié la représentation du BDSM dans les médias constate que les adeptes du sadomasochisme trouvent l’image dépeinte de leurs pratiques dans les médias discordante avec ce qu’elles sont réellement. Est-ce encore le cas avec la sortie de Cinquante nuances de Grey? Carolyn Meeker qui a étudié la gestion en milieu de travail du stigmate auprès de praticien-ne-s de BDSM explique qu’ils jugent préférable de ne pas dévoiler leurs pratiques BDSM puisque cela pourrait nuire à leurs relations au travail et à leur carrière. (2013) Ainsi d’un côté le BDSM serait encore tabou, sujet à discrimination et à stigmatisation; mais de l’autre, les pratiques BDSM apparaissent néanmoins plus acceptées qu’avant.

La trilogie Cinquante nuances de Grey sortie en avril 2012, faisant du BDSM sa trame de fond a connu un succès monstre dans les tabloïdes. Le mois suivant la sortie des trois volumes, la saga atteint la première place des listes de best-sellers du monde anglo-saxon. À la fin du mois de mai, dix millions d’exemplaires des trois volumes s’étaient écoulés aux États-Unis, passant à vingt millions au mois de juillet. (Illouz 2014 : 15) « Jamais

67 auparavant [selon Eva Illouz] autant d’exemplaires d’un même ouvrage n’avaient été vendus en un laps de temps aussi bref. » (2014 : 15) Les droits de traduction des livres sont vendus à trente-sept pays. Les ventes fracassent des records. En France : 150 000 exemplaires vendus en deux jours tandis qu’en Grande-Bretagne, le tome I devient l’un des livres les plus vendus de l’histoire. Depuis, dans le monde entier, soixante-dix millions d’exemplaires se sont écoulés. La question demeure : quel statut le BDSM occupe socialement en regard de l’opinion publique? Comment situer le BDSM dans ces deux univers de signification, oscillant entre celui de la perversion, du pathologique, du malsain; et celui de la libération sexuelle, de la subversion, de l’exploration individuelle du plaisir?

3.6 D’une problématique à une question de recherche

À l’aune de ces transformations de la normativité sexuelle, je propose dans cette étude de faire du BDSM un cas à travers lequel éclairer ce que devient la norme en matière de pratiques sexuelles, de voir quels en sont les enjeux et comment s’est modifié le rapport à la norme et à la marginalité en contexte contemporain. Dans un contexte où l’acceptabilité sociale du BDSM s’est transformée, je m’intéresse à la manière dont les adeptes du BDSM font l’expérience du regard des autres sur leurs pratiques, pour prendre la mesure, depuis la marge, des multiples variations de rapports à la norme en matière de comportements liés à la sexualité. Dans ce contexte, je me demande comment, aujourd’hui, les praticien-ne-s de BDSM font-ils l’expérience de la norme sociale vis-à-vis de leurs pratiques sexuelles. Le BDSM serait-il une manière de se distinguer des autres positivement, d’affirmer son ouverture d’esprit, ses aptitudes à la communication avec son partenaire, etc. ? Ou est-ce à l’inverse une source de gêne et d’inconfort, un ensemble de pratiques vécues comme stigmatisantes ? La question générale à laquelle la présente recherche tentera d’apporter un éclairage va comme suit : Comment se configurent en contexte contemporain les rapports entre normalité et marginalité, et les modalités de fonctionnement des normes en matière de sexualité? Pour rendre compte des logiques normatives contemporaines en matière de sexualité, j’ai choisi d’étudier le BDSM, car le phénomène m’apparaît constituer un cas exemplaire faisant jaillir les points de friction entre plusieurs normes. L’étude de ce point de

68 convergence et de divergence entre l’acceptable et l’inacceptable peut être révélatrice du fonctionnement des logiques normatives et de la teneur des normes contemporaines en matière de sexualité. À partir de cette question, j’ai formulé une question plus précise pour structurer mon enquête de terrain me permettant d’apporter des éléments de réponse empiriques à ce questionnement théorique : Comment les praticien-ne-s de BDSM font-ils l’expérience de la norme? Pour mieux comprendre ce qu’il en est, j’ai tenté de circonscrire dans le cadre de quels rapports sociaux, de quels contextes et situations d’interactions les praticien-ne-s de BDSM vivent leur particularité comme une dimension de leur vie sans importance particulière, comme un stigmate qu’il vaut mieux cacher ou comme un attribut identitaire leur permettant de se distinguer positivement. La démarche visera les objectifs suivants: Décrire comment se traduit l’implication des répondant-e-s dans le BDSM en fonction de leur rapport vis-à-vis du BDSM : 1. Circonscrire quelle forme prend l’implication dans le BDSM des praticien-ne-s sur le plan pratique, relationnel, et communautaire en fonction de leur rapport au BDSM et aux représentations qu’ils en ont.

Identifier les normes en vigueur à l’intérieur de la sous-culture et de la communauté BDSM : 2. Dégager les représentations de ce qu’est le BDSM (ou ce qu’il devrait être) pour les personnes interrogées et inversement de ce que n’est pas le BDSM (ou ce qu’il ne devrait pas être) en regard des types de pratiques que les praticien-ne-s valorisent et celles qu’ils discréditent et/ou critiquent.

Comprendre comment les praticien-ne-s positionnent le BDSM en regard de la normalité sexuelle et comprendre comment ces derniers font l’expérience du regard des autres sur leur pratique : 3. Déterminer s’ils cherchent à distinguer les pratiques BDMS des pratiques sexuelles non-BDSM, ou au contraire s’ils cherchent à positionner les pratiques BDSM sur le même continuum que les pratiques sexuelles de tout un chacun.

4. Déterminer dans quels contextes les praticien-ne-s révèlent ou non leur intérêt pour les pratiques BDSM (à qui, et comment). Identifier dans quels contextes ils et elles vivent leur particularité comme un stigmate ou comme un attribut identitaire qui leur permettrait de se distinguer.

69 Avant d’aller plus loin, voyons la méthodologie utilisée dans cette étude pour répondre à la question de recherche.

70 Chapitre IV

4. Méthodologie

La sphère sexuelle comme objet d’étude ancré dans l’intimité implique des spécificités qui influent sur le rapport des chercheurs et chercheuses vis-à-vis de cet objet dû à son caractère privé et tabou. J’exposerai dans ce chapitre quelques particularités sociographiques du champ d’études sur la sexualité en général et plus particulièrement au Québec. Cette présentation me permettra dans un deuxième temps d’aborder comment le caractère tabou et privé de la sexualité a influencé mon rapport à mon objet sur le plan méthodologique.

4.1 Considérations sociographiques sur le champ d’études de la sexualité

Jean-Philippe Warren pointe la pauvreté relative de l’historiographie québécoise en matière de sexualité en comparaison avec le foisonnement de ce domaine de recherche au Canada anglais et aux États-Unis marqué par un déploiement des gender studies au cours des vingt dernières années. (2012) Ce retard qu’accuse le champ d’études sur la sexualité dans les universités québécoises s’explique par plusieurs facteurs, dont la conception essentialiste d’une sexualité pulsionnelle et innée qui aurait été une entrave à l’étude historique et sociologique de la sexualité (laquelle requérait une conception de cette dernière comme étant contextualisée et influencée par la société dans laquelle elle prend place). L’éclosion tardive du champ d’études de la sexualité au XIXe siècle s’explique par un désintérêt académique envers la chose privée et domestique et par ricochet envers une dimension de la vie sociale hautement investie par les femmes. À mesure que parler de sexualité et produire des discours sur celles-ci devenait acceptable dans la société en général, la sexualité s’est peu à peu normalisée comme objet d’étude au sein des institutions universitaires. Ce sont les acteurs sociaux eux-mêmes porteurs de changements et à l’avant-garde des transformations normatives en matière de sexualité qui sont les pionniers de l’écriture de l’histoire de ces transformations. Comme l’avance Jean-Philippe Warren, l’institutionnalisation universitaire des recherches sur la sexualité a été suscitée au Québec

71 par les revendications des mouvements féministes, gais et lesbiens, ce qui a donné lieu à une prévalence de militants et militantes au sein des pionniers de l’histoire des sexualités au Québec. On observe ce phénomène également dans la littérature portant sur le BDSM à travers des études de terrain où les chercheurs et chercheuses sont impliqué-e-s dans des activités BDSM comme Susan Wright qui milite pour la défense des droits des gens pratiquant le BDSM. Or, les universités québécoises ont été peu réceptives dans les années 1980 et 1990 à l’apport des études gaies, lesbiennes et féministes comparativement aux universités nord-américaines anglophones. Ce contexte a pu entraîner au sein de certaines Universités québécoises, sinon une dévaluation, un désintérêt vis-à-vis des sujets liés à la sexualité, et je dirais un discrédit du fait que les études sur ces sujets aient été menées par des gens personnellement concernés par l’objet. Aussi les tabous autour de la sexualité se prolongent-ils dans le contexte académique. Le puritanisme de la société québécoise a exercé son influence à trois niveaux distincts de l’institution universitaire : au niveau des valeurs conservatrices d’une génération encore marquée sourdement par son éducation catholique ; au niveau du capital symbolique, la sexualité étant considérée comme un sujet moins prestigieux que d’autres thèmes plus cotés dans le monde universitaire, car considérés comme intellectuellement et scientifiquement plus dignes d’attention ; enfin, au niveau de l’écriture même de l’histoire, l’histoire des sexualités —souvent traitée de manière plus subjective par ses auteurs— se heurtant à une tradition stylistique classique plus anonyme et neutre. (Warren, 2012 : 11) Gaston Desjardins explique que dans les milieux des historiens « la sexualité a gardé le statut de la petite histoire, une histoire vénale, un peu racoleuse, refoulée assez bas dans la hiérarchie des savoirs historiques. » (Desjardins 1997 : 10) Ce tabou autour de la sexualité est encore plus grand en regard du BDSM, puisqu’il s’agit d’un phénomène marginal et moralement mitigé se situant à l’intérieur de cette sphère en elle-même taboue. C’est le propre du stigmate d’être contagieux par association, comme l’a démontré Goffman. (1975) La question du stigmate au cœur de ce mémoire portant sur la marginalité et la norme fut intéressante non seulement à penser, mais aussi à expérimenter comme étudiante à la maîtrise notamment vis-à-vis de certains membres de ma famille chez qui mon sujet a suscité une certaine inquiétude pour ne pas dire une inquiétude certaine. Mon rapprochement avec l’univers BDSM en lien avec ma recherche me valait une association de mes pratiques sexuelles à mon objet. Je me souviens de la réaction de mon directeur de

72 département de l’époque, qui avait réagi à l’annonce de mon sujet en y allant d’un « Oh ! C’est osé comme sujet … ». Autrement, l’énonciation de mon sujet d’étude a suscité une panoplie de réactions variées passant du silence mortifié à l’enthousiasme débordant. Ces différentes réactions parfois aux antipodes vis-à-vis du BDSM dont j’ai été témoin ont sans doute eu une incidence dans le choix de ma question de recherche. Deux types de réactions me reviennent et me semblent a posteriori révélatrices. Une réaction d’une personne dans la cinquantaine associant le BDSM à la perversion et la maladie mentale; et l’autre, d’une personne de la communauté universitaire dans la mi-vingtaine qui s’inquiétait franchement pour le bien-être des praticien-ne-s de BDSM qu’elle soupçonnait être potentiellement victimes de relations de manipulation et/ou de violence. Si ces deux cas sont anecdotiques, il me semble qu’ils sont révélateurs de deux registres normatifs différents qui coexistent et qui sont, dans ce cas-ci, le fait de deux générations. D’un côté, l’opinion tranchée en référence à une norme externe et institutionnelle déterminant le « bien/mal » et le « sain/malsain ». On reconnaît là la dyade religieux-médical et surtout le régime normatif moral fondé sur le commandement dont parlait Singly. (2003) De l’autre, le BDSM n’étant pas conçu comme bon ou mauvais en lui-même, mais comme un univers où des relations de violence sont susceptibles de survenir alors que le consentement risquerait de ne pas être libre et éclairé. Tout à coup, le bien et le mal deviennent tout à fait relatifs alors que c’est l’expérience subjective des acteurs impliqués qui prime sur le dictat externe d’où l’intérêt que cette personne —véhiculant le deuxième régime normatif « psychologique »— manifestait pour le contenu des entrevues et le discours des personnes concernées43. Ces considérations en plus d’informer les logiques normatives contemporaines me seront utiles pour aborder ma manière d’appréhender le BDSM.

4.2 Les pratiques sexuelles: invisibles et indicibles

Les pratiques sexuelles et la construction symboliques de ces dernières sont marquées par deux traits fondamentaux dit Bozon (1999) : l’invisibilité de la sexualité physique et l’indicibilité ou plutôt les difficultés et résistance des sujets à nommer leurs pratiques

43 Bien sûr comme le montre de Singly, une personne mobilise les différents registres selon les moments et les situations.

73 sexuelles sans recourir à des métaphores. De manière générale, l’acte sexuel en lui-même ne s’est que très peu donné à voir. « [L]a sexualité s’est trouvée isolée dans une enclave secrète, dans le sanctuaire de l’intimité et du domaine privé. » (Bozon 1999 : 5) Plus qu’une convention normative intériorisée, devoir se cacher est une obligation sociale dit Bozon, faisant de l’exhibitionnisme un délit —et j’ajouterai : une pathologie mentale— tandis qu’il n’en est rien pour le regard du voyeur. Il en découle qu’il ne nous est possible d’accéder à l’acte sexuel que via notre expérience directe, soit à la première personne ou de manière indirecte via les énoncés des autres.44 Les deux registres sémantiques disponibles pour parler de sexualité sont le langage technique de la sexologie (fellation) et le registre argotique (pipe). (Bozon 1999 : 6) Ainsi, la manière ordinaire de dire la sexualité est d’employer des termes courants de manière métaphorique (faire, prendre, mettre, venir, manger) ce qui, selon Michel Bozon, illustre le caractère innommable des pratiques sexuelles. Bidard ajoute que l’on parle peu explicitement de la sexualité même avec les confidents et les proches. (dans Bozon 1999 : 6) Pour les chercheurs, la manière de sonder les pratiques sexuelles et de les interroger est un enjeu récurant, car l’évocation de certaines pratiques provoque le dégoût et la gêne des personnes interrogées. (Bozon 1999 : 6) Si l’on ne nomme pas les pratiques sexuelles directement, c’est en raison du « danger » que représente le fait de les exposer. « Un entretien sur la sexualité, même s’il s’agit d’une interview scientifique, est en lui-même une forme d’interaction sexuelle » (Devereux dans Bozon 1999 : 6) Ainsi, parler de sexualité reviendrait à faire l’expérience de la sexualité. Ce n’est pas peu dire.

4.3 Stratégies de contournement liées au tabou autour de la sexualité

Warren souligne à juste titre que l’histoire des sexualités a été en quelque sorte édulcorée et aseptisée au travers d’études plus institutionnelles portant par exemple sur la fécondité, le mariage, la contraception, l’hygiène ou l’organisation de la famille. Un peu comme si à

44 Aux critiques avançant qu’il existe pourtant une « sexualité explicite » que ce soit dans la pornographie, le spectacle érotique, ou la possibilité d’être voyeur dans un club d’échangisme ; Bozon répond que ces phénomènes quittent alors le registre de la sexualité pour glisser vers celui du spectacle. (1999 : 5) Ceci fait en sorte, comme le mentionne Georges Devereux que l’observation participante est impossible en matière de sexualité, pour les anthropologues, qui se verraient bien mal aisé d’inclure à leur analyse le fait d’avoir eu des pratiques sexuelles sur le terrain. (Kulick et Willson dans Bozon 1995)

74 défaut d’aborder de front la question de la constitution du désir, de l’érotique et de la charge symbolique liée à la sexualité —qui apparaît hautement complexe et difficile à saisir d’un point de vue méthodologique—, on abordait celle-ci par le prisme du traitement qu’en ont fait les institutions45 ou en manœuvrant par le biais des indicateurs les plus classiques de la sociologie. Comme Sylvie Chaperon l’observe justement: « Les études se penchent plutôt sur l’amont ou l’aval de la sexualité […], mais guère sur la rencontre des corps. » (citée par Warren, 2012 : 10) Ce constat n’épargne pas la présente étude. A posteriori, je constate que la manière dont j’ai problématisé le BDSM dans ma recherche en l’empoignant par ricochet via le rapport aux normes, la question de la négociation du stigmate éventuel et l’articulation de l’intérêt pour le BDSM des praticien-ne-s à leur vie quotidienne s’inscrit peut-être dans cette édulcoration dont parle Jean-Philippe Warren, laquelle est symptomatique du champ d’études des sexualités et rejoint pour ainsi dire la « stratégie » de contournement mentionnée par Chaperon. Ainsi, le casse-tête méthodologique à savoir comment aborder les pratiques en elles-mêmes de front, à travers ce qu’en disent les répondant-e-s ne se pose pas, puisque les questions portent sur la manière dont ils et elles font l’expérience du regard des autres46 et de la norme.

4.4 Méthode : l’entretien compréhensif

Pour rendre compte des logiques normatives contemporaines en matière de sexualité, j’ai choisi d’étudier le cas du BDSM, car les regards ambigus posés sur ce phénomène en font un objet d’étude exemplaire en ce qu’il est révélateur des rapports contemporains entre normalité et marginalité en matière de sexualité. Pourquoi alors choisir d’interroger directement les praticien-ne-s de BDSM et non pas monsieur ou madame Tout-le-Monde sur ce qu’ils pensent du BDSM ? En fait, l’idée d’étudier le point de vue des praticien-ne-s

45 Il me semble par ailleurs que cette tendance ne soit pas non plus étrangère à l’œuvre de Michel Foucault comme passage obligé pour quiconque s’intéresse à l’étude de la sexualité, et du traitement qu’il en fit, qui aurait selon moi fortement influencé la manière de prendre la sexualité à travers les discours institutionnels produits sur celle-ci. 46 Dans le questionnaire administré aux praticien-ne-s, j’ai substitué le terme rapport à la norme, par des expressions telles que « le regard des autres », sachant que la norme qui passe pas une reconnaissance sociale commune, se manifeste ensuite chez l’individu qui l’a intériorisée, sans que ce regard d’autrui soit effectif. À cet égard, Edgard Morin disait « […]l'ego porte en lui un ego alter, c'est à dire qu'il y a déjà l'altérité en soi […]» (http://peyronbonjan.free.fr/complex11.htm) L’altérité, c’est l’étranger, et l’étranger, c’est l’Autre : la norme sociale.

75 se justifie du fait que ce sont eux qui sont à même de faire l’expérience quotidienne de la « gestion » du statut marginal de leurs pratiques faisant en quelque sorte office de baromètre de la norme sociale à travers la manière dont ils manient l’information sur leur particularité au quotidien. La méthode préconisée est l’entretien compréhensif s’inscrivant dans une démarche qualitative. Via des entretiens, je tente d’accéder à des descriptions de situations où les praticien-ne-s auraient adopté certains comportements traduisant leur rapport à la norme et illustrant la manière dont ils gèrent le stigmate éventuel associé au fait de pratiquer le BDSM.

4.4.1 Le schéma d’entrevue

La grille d’entrevue se divise en deux grandes parties. La première porte globalement sur le parcours d’entrée du ou de la répondant-e dans le BDSM, sur ses expériences dans le milieu et sur son degré et type d’implication dans le BDSM. La deuxième partie aborde le rapport aux normes du/de la praticien-ne à travers le récit de situations de coming out, la manière dont il/elle négocie empiriquement son intérêt pour le BDSM au quotidien vis-à-vis des autres, comment il/elle vit subjectivement le caractère marginal des pratiques BDSM, et comment le BDSM s’articule à la sexualité non-BDSM et est médiatisé dans divers types de relations (partenaires de jeux, amitiés, relations amoureuses, relations de domination et de soumission). La grille d’entrevue a été conçue selon les canons de l’entretien compréhensif, c’est-à-dire que je posais des questions à l’interviewé-e et formulais subséquemment des sous-questions en fonction des propos recueillis. Cela m’a permis d’aborder des thématiques imprévues pouvant s’avérer pertinentes. L’idée étant de ne pas restreindre le contenu de l’entrevue en fonction des questions pensées par la chercheuse, mais de laisser émerger des éléments qui n’avaient pas été pensés au préalable. Si le schéma d’entrevue (voir en annexe I) était relativement détaillé, le cadre de l’entretien se voulant assez souple quant à lui, aspirait à laisser place à une certaine improvisation favorisant l’échange et une fluidité s’apparentant davantage à une conversation ordinaire qu’à une entrevue formalisée qui peut s’avérer inhibante pour le/la répondant-e. Si cette aspiration ne s’est pas concrétisée lors de chacune des entrevues (vu le nombre de questions assez volumineux que contenait la grille), elle a tout de même donné lieu à certains apartés

76 lors desquels certain-e-s répondant-e-s racontaient leur expérience plus librement (anecdotes, confidences). La grille d’entrevue permet d’aborder les stratégies concrètes et pratiques mobilisées par les praticien-ne-s pour préserver le secret autour de leur pratique du BDSM. Les questions portant sur les pratiques viennent possiblement contrebalancer celles portant davantage sur des impressions subjectives et peuvent éventuellement faire jaillir des contradictions entre les discours et les pratiques.

4.5 La préenquête : comment aborder mon terrain

Au tout début de ma démarche, alors que j’hésitais encore entre deux sujets de maîtrise, j’ai repéré l’annonce de la tenue d’un festival de BDSM dans le magazine Fugues couvrant entre autres des thèmes liés à la communauté LGBTQ+ de la ville de Québec. Le festival se déroulait sur deux jours et était ouvert au public. J’ai choisi de me présenter à un atelier d’environ une heure, ayant lieu en après-midi qui portait sur le ligotage japonais. Ce fut l’occasion d’établir un premier contact avec le milieu. J’en étais encore au balbutiement de ma démarche et l’exercice consistait surtout en une validation de mon sujet de maîtrise par confirmation de la faisabilité du travail de terrain. Pour cette raison je n’ai alors pas mentionné aux personnes présentes mon statut de chercheuse. Cet exercice m’a permis de confirmer non seulement l’existence d’une communauté BDSM dans la ville de Québec, mais aussi la possibilité de rejoindre des gens du milieu via cette porte d’entrée. Lors de la phase de familiarisation avec ce terrain, une connaissance informée de mon sujet de maîtrise m’a transmis les coordonnées d’une personne qu’elle connaissait et qui est impliquée dans l’univers du BDSM à Québec. J’ai par la suite contacté cette dernière qui a accepté de m’accorder une entrevue à titre d’experte de terrain. Cette entrevue très exploratoire qui lançait officiellement ma préenquête m’a été utile pour mieux comprendre le milieu du BDSM, les normes et mœurs de la communauté ainsi que la structure de la communauté de Québec qui se divisait en deux clubs regroupant chacun des personnes différentes47. Via cette répondante, j’ai pris connaissance de l’existence d’un réseau social

47 Mon experte de terrain m’expliquait que la division de la communauté de Québec en deux clubs remontait à quelques années. À l’époque, il n’y avait plus de club formel de BDSM jusqu’à ce qu’un praticien provenant d’une autre province en fonde un nouveau. Ce dernier invitait les gens de Québec à s’inscrire en échange de frais d’adhésion d’une quinzaine

77 en ligne en tout point semblable à Facebook sur le plan du dispositif, mais exclusivement dédié aux adeptes de BDSM. Via ce médium se décrivant comme « un réseau social pour la communauté BDSM et fétiche », j’ai pris acte des différents événements BDSM dans la ville de Québec et j’ai pu rejoindre plus facilement la communauté locale. Ce réseau social en ligne a été une source d’informations considérable, qui me donnait accès à des billets écrits par des usagers, à une panoplie de différents rôles, statuts et liens existant entre les membres du groupe de la communauté de Québec. Ces observations ont nourri également ma compréhension des conceptions, des normes et des signifiants constitutifs de la sous- culture BDSM.

Lors de ma préenquête qui s’échelonna de septembre à mai 2013, en plus de cette entrevue avec mon experte de terrain, j’ai assisté à cinq événements BDSM dans la ville de Québec organisés respectivement par deux clubs différents dont deux soirées de jeux dans un établissement sur la rue St-Jean, et trois « munchs », consistant en des rencontres entre praticien-ne-s dans des restaurants de la ville de Québec lors desquels ils et elles échangent sur divers sujets dont le BDSM. Pour ce faire, j’ai contacté les deux personnes qui organisaient pour leur club de BDSM respectif des événements BDSM dans la ville de Québec, via le réseau social en ligne auquel mon informatrice de terrain m’avait introduite.

J’ai expliqué respectivement à l’organisatrice et à l’organisateur d’événements mon projet de recherche et ma démarche en leur demandant l’autorisation de me présenter aux

de dollars pour devenir membre. Les activités pour la plupart payantes (dix dollars), étaient à prix réduit pour les membres. Mon experte de terrain raconte que certaines personnes sont devenues membres du club et ont commencé à prendre part aux activités, alors que d’autres ont choisi de rester à l’écart. Elle ajoute que certaines rumeurs commençaient à circuler à propos de la manière de jouer de l’organisateur en question. Ces rumeurs auraient évoqué des supposés « comportements de prédateurs » à l’égard de jeunes filles de la communauté. Par ailleurs, selon Andrée-Anne certaines personnes critiquaient le manque de transparence de l’organisateur quant à la gestion de l’argent issue des frais d’adhésion au club. Au même moment, une relation entre deux personnes de la communauté qui tournait au vinaigre, emmena tout un chacun par un jeu d’alliance à prendre parti. C’est à ce moment que le fondateur du club publia sur le réseau social en ligne une annonce invitant les gens à devenir bénévoles pour l’aider lors d’une prochaine activité. Andrée-Anne raconte qu’une personne qui se trouvait à être impliquée d’assez près dans le quiproquo lui proposa son aide. Ce dernier refusa son offre, prétextant que celle-ci n’était pas assez expérimentée. Or, selon Andrée-Anne, il est probable que ce refus était fondé sur une volonté de ne pas attiser la bisbille entre les deux personnes en conflit qui auraient toutes deux été présentes audit événement. Quoi qu’il en soit, ce refus fut interprété comme une attaque par certain-e-s. « Là, [raconte Andrée- Anne], il y a du monde qui l’ont pris de travers ne pensant pas que ce n’était peut-être pas la vraie raison pour laquelle il refusait… [Les gens se disaient] si elle, elle n’est pas assez expérimenté qu’est-ce que ça dit sur tout les autres ? » Andrée- Anne raconte que ce quiproquo a explosé en débat sur Internet et qu’à partir de là, chacun aurait continué à organiser des événements chacun de son côté.

78 événements de chacun des clubs (voir courriel envoyé aux organisateurs en Annexe II). Une fois sur place, j’ai divulgué à tou-te-s les praticien-ne-s présent-e-s à qui j’avais l’occasion de parler mon statut de chercheuse et leur ai expliqué les grandes lignes de mon projet. Contre toute attente, les réactions à ma démarche ont été positives et enthousiastes48. J’avais cru qu’il me serait difficile de recruter des gens pour partager leur vécu considérant que le contenu de l’entrevue aborde des sphères très personnelles et intimes. Aussi, la réception ambiguë du BDSM socialement, m’avait-elle fait appréhender une certaine réticence des praticien-ne-s à participer à une recherche, de peur de voir leur expérience instrumentalisée à des fins sensationnalistes. Au contraire, les gens se sont montrés non seulement réceptifs, mais tout à fait contents de pouvoir partager leur vécu à quelqu’un qui s’y intéressait en dehors de la communauté.

4.6 Méthode de recrutement

À chaque événement, j’ai récolté des noms de personnes intéressées à participer à mon enquête que je contactais par la suite via le réseau social en ligne ou via l’adresse courriel qu’elles m’avaient donnée. Les praticien-ne-s que j’ai recruté-e-s l’ont été d’abord sur la base de leur présence aux activités de la communauté BDSM de Québec et sur le réseau social en ligne. C’est donc dire que pour les praticien-ne-s rencontré-e-s dans le cadre de cette étude, le BDSM n’est pas qu’une pratique réservée à la chambre à coucher, c’est aussi le référent partagé qui leur permet de se lier à une communauté à laquelle ils et elles participent (à des degrés divers) notamment lors des activités offertes (des ateliers de toute sorte sur la maîtrise d’un aspect du jeu, des soirées de jeu thématiques, des pique- niques/bondage, etc.).

J’ai recruté les participant-e-s dans un souci de couvrir la diversité des rôles dans le BDSM et j’ai pris soin d’équilibrer mon échantillon pour avoir des praticien-ne-s de tout âge, avec un niveau d’ancienneté varié dans le BDSM de manière à accéder à des points de vue issus de différentes étapes de trajectoire dans le milieu. J’ai également fait en sorte de constituer

48 Presqu’à tout coup, des personnes qui se disaient disposées à partager leur expérience et à raconter leur vécu, se portaient d’ailleurs volontaires sans que je n’aie même à solliciter leur participation.

79 un échantillon comprenant des combinaisons de rôles et de genres diversifiées et d’interroger des praticien-ne-s adhérant respectivement à chacune des deux écoles distinctes de BDSM. À l’origine, j’avais entrepris de recruter les répondant-e-s sur la base de la diversité de leur rôle respectif adopté dans le jeu BDSM (dominant-e, soumis-e, switch) pouvant à certains égards être conçu comme un jeu de rôle et en visant le recrutement d’un nombre à peu près égal d’hommes et de femmes. Intriguée par cette asymétrie entre le rôle de dominant-e et le rôle de soumis-e, mon approche était influencée par l’idée que l’expérience de la personne soumise serait tout à fait distincte de celle de la personne dominante, tout comme leur rapport aux normes et leurs motivations49. Or, au fil des entrevues, il m’est apparu que ce n’était pas tant le type de rôle (dominant/soumis/switch) qui modulait significativement l’expérience du BDSM et les normes des praticien-ne-s, mais plutôt l’adhésion à une certaine « école » de BDSM qui semblait a priori coïncider avec la division de la communauté en deux clubs de BDSM et avec l’âge des répondant-e-s (les plus âgés d’un côté et les plus jeunes à l’autre). Alors que j’avais réalisé la moitié des entrevues, il semblait s’avérer plausible que l’expérience du BDSM et le rapport au BDSM des praticien-ne-s -souvent plus âgé-e-s- formé-e-s selon les normes de la « vieille école » (telle que qualifiée par les répondant-e-s) différait de celle des praticien-n-e-s plus jeunes de l’échantillon qui ne s’associaient pas à cette « vieille école » du BDSM. J’ai donc revu mon critère de recrutement initial (fondé sur les types de rôles) pour rencontrer davantage de praticien-ne-s issu-e-s respectivement des deux écoles de BDSM qui correspondent d’une manière générale à deux générations distinctes50. Il n’est pas surprenant que ma méthode de recrutement sur la base de la présence aux soirées publiques ait mené à une surreprésentation des jeunes, puisque comme je l’apprendrais plus tard, il semble que les tenant-e-s de la vieille école fréquentent moins les soirées ouvertes au public de cette communauté. J’avais vu dans la littérature portant spécifiquement sur le

49 Il se peut bien que la rhétorique contemporaine sur la promotion de l’égalité relationnelle entre les partenaires passant par une négociation égalitaire m’ait inconsciemment donné des visées de traquer normativement un «bon et un mauvais BDSM jusqu’à ce que le travail de terrain me fasse complètement revoir ces dispositions. Les expériences que les praticien-ne-s m’ont racontées et leur propre réflexion sur ces expériences sont nuancées et leur complexité ne saurait être réduite autour de deux pôles (bien/mal). 50 J’élaborerai davantage sur les distinctions entre les deux écoles dans l’analyse. Pour l’instant, je parlerai de la vieille école et de l’autre école qui par opposition pourrait être qualifiée de jeune école. Mais comme nous le verrons, c’est davantage le mode d’intégration à la sous-culture BDSM qui détermine au sein de quelle école un-e praticien-ne a été initiée, ce qui tend à être lié à l’âge des praticien-ne-s.

80 BDSM des références à cette distinction entre deux écoles, mais a priori il ne m’avait pas semblé que cette distinction serait déterminante de la manière de faire l’expérience du caractère marginal des pratiques. J’ai ainsi réajusté le tir et complété mon enquête en rencontrant plutôt des répondant-e-s plus âgés, s’identifiant à la vieille école et fréquentant le nouveau club. Souvent, les répondant-e-s interrogé-e-s m’orientaient en me référant des personnes selon le profil que je recherchais, c’est-à-dire qu’ils et elles me dirigeaient vers des praticien-ne-s de la vieille école. J’ai ainsi pu constituer un corpus équilibré sur le plan de l’âge, de l’ancienneté dans la communauté, des genres, des différents rôles (dominant-e, soumis-e, switch, top, bottom) et des différentes étapes de parcours.

Toutes les personnes que j’ai contactées pour réaliser une entrevue avaient déjà été rencontrées auparavant lors d’un événement. Si ma présence à ces cinq événements a nourri mes réflexions et ma compréhension des pratiques BDSM et du fonctionnement de la communauté, je n’aborderai pas en détail le déroulement des soirées de jeux auxquelles j’ai assisté, mais je référerai le lecteur ou la lectrice qui s’y intéresse au mémoire de Jessica Carusso (2012) qui a fait un travail de description ethnographique détaillée sur le déroulement des soirées de jeux dans la communauté montréalaise. Les discussions informelles et propos que j’ai pu recueillir lors de ces événements, souvent plus « ouverts » ou désinhibés, furent complémentaires au contenu des entrevues. Également, les scènes de jeu dont j’ai été témoin lors des deux soirées de jeux auxquelles j’ai assistées ont donné un support incarné aux propos des praticien-ne-s qui m’ont décrit leur expérience et leur ressenti vis-à-vis de leur pratique de BDSM et les motivations qui les habitaient, ce que je n’aurais pas pu saisir de la même manière sans cet aperçu de la pratique. Cela a permis de mettre des corps et des visages sur des discours concernant des impressions parfois « difficiles à expliquer » aux dires des praticien-ne-s.

81 4.7 Corpus de données

C’est au cours de l’année 2014, que j’ai réalisé quatorze entrevues qualitatives avec quinze praticien-ne-s de la ville de Québec aux profils variés. La durée des entrevues varie entre une heure et quatre heures. Mon corpus compte trois couples dont un, avec qui j’ai réalisé une entrevue où les deux conjoints étaient présents51. Pour les deux autres couples de mon échantillon, j’ai procédé à des entrevues individuelles en rencontrant chacun des conjoints à des moments différents52. Alors que l’entrevue effectuée avec le couple était intéressante puisqu’elle donnait parfois lieu à des discussions sur les divergences de conceptions des deux conjoints, le contexte semblait à d’autres moments influencer et limiter les propos de l’un en fonction de ceux de l’autre. Les autres entrevues qui avaient lieu en différé avec chacun des deux conjoints séparément permettaient une parole plus libre en ce qui a trait notamment à la relation ou aux cheminements respectifs de chacun. Les entrevues se sont déroulées dans des restaurants de la ville de Québec selon les préférences respectives des personnes recrutées. J’expliquais alors ma démarche aux répondant-e-s et leurs lisais le formulaire de consentement (voir annexe III) qu’ils et elles ont accepté de signer.

Mon corpus est composé d’entrevues réalisées avec sept femmes dont une femme trans et huit hommes pour un total de quinze personnes interrogées. Voici la répartition des répondant-e-s selon leur orientation sexuelle53.

51 Durant l’entrevue avec mon experte de terrain qui devait à l’origine être une entrevue individuelle, son conjoint était non seulement présent, mais apportait de temps à autre des compléments d’information. J’ai donc jugé bon de poursuivre en adressant les questions aux deux personnes alors que celles-ci répondaient librement en alternance. J’ai ensuite complété avec lui les questions auxquelles il n’avait pas répondu. 52 Alors que j’interrogeais Daniel, sa conjointe Myriam (que j’avais déjà interrogée) est arrivée avant la fin de l’entrevue. Nous avons donc finalisé l’entretien entre Daniel et moi avec la présence de Myriam, sans toutefois que celle-ci n’intervienne. 53 L’orientation sexuelle des répondant-e-s correspond à celle qu’ils affichaient sur leur profile en ligne via le réseau social dédiés aux adeptes de BDSM. Si aucun homme parmi les répondant-e-s ne s’affiche comme étant bisexuel, trois parmi ceux-ci ont déjà pratiqué des jeux BDSM avec un autre homme. Seulement un homme de l’échantillon a déjà fait une scène BDSM avec un autre homme qui comportait une pratique sexuelle.

82 Tableau 1: Répartition des répondant-e-s selon leur orientation sexuelle Orientation Hétérosexuel- Hétéroflexible Bisexuel- Lesbienne Pansexuel- sexuelle le (6) (4) le (3) (1) le (1) Répondant-e-s André Xavier Maryline Érika Andrée- Daniel Sabrina Chloé Anne Christophe Myriam Louise Marc-Antoine Carl Claude Gaston

Parmi ces répondant-e-s, on retrouve une diversité de rôles adoptés dans le cadre du BDSM. J’aborderai plus en détail les spécificités de chacun des rôles ci-après dans l’analyse. Retenons seulement pour l’instant qu’une diversité de rôles, de genres, et d’âge compose le corpus. Aussi, les personnes interrogées étaient issues de domaines professionnels variés54 tels que: traduction, cuisine, ébénisterie, informatique, comptabilité, hôtellerie, ressources humaines, anthropologie, restauration, et tourisme. Voici la répartition des répondant-e-s selon leur niveau d’étude.

Tableau 2: Niveaux d'études des répondant-e-s Types de diplôme Nombre - Études universitaires 9 - Études collégiales (Cégep) 1

- Études professionnelles 3 - Études secondaires 2

54 Certaines informations sur les répondant-e-s sont fournies délibérément de manière séquencées par soucis de préserver l’anonymat des personnes interrogées et de manière à les rendre plus difficilement reconnaissables. Dans le même ordre d’idée, certains domaines professionnels ont été substitués par d’autres jugés équivalents.

83 4.8 La conduite de l’entrevue et les pièges à éviter

En entrevue, il est courant que les personnes interrogées tentent de « plaire » à l’interviewer en ajustant leurs discours à ce qu’elles croient être approprié en regard de la personne qui se trouve en face d’elles. D’ailleurs, ce phénomène d’ajustement aux attentes et croyance de l’interlocuteur se produit dans la conversation ordinaire. À ce propos, Gérard Althabe propose de rompre avec le modèle épistémologique reposant sur une dissociation entre la pratique de l’investigation menée par la chercheuse et la communication ordinaire. Cette approche qui octroie aux données d’entrevues un statut différent de celui de toute autre communication en contexte normal d’interaction sépare le matériau rassemblé du contexte dans lequel il a été conçu. « En conséquence, la manière dont un sujet participe au jeu social étudié ne peut être comprise d'une manière satisfaisante de l'intérieur de celui-ci, à partir de l'espace de communication où l'investigation s'est déroulée. » (Althabe 1990) Ainsi plutôt que de voir ces influences des représentations respectives des acteurs sociaux (chercheuse et personne interrogée) en situation d’entrevue comme des biais, il convient plutôt d’en tenir compte en en faisant des instruments d’analyse. Ainsi, réfléchir à la manière dont la personne interrogée perçoit la chercheuse et à la façon dont cette perception structure ses propos devient un point de départ de l’analyse pour mieux restituer le sens de la communication à travers son contexte de production : les positions sociales respectives des acteurs en présence. Dépendamment de l’interprétation que les praticien-ne-s font de la réceptivité de leur interlocuteur vis-à-vis du BDSM, ils et elles tendront à ajuster le contenu et la forme de leurs propos. En tant que praticien-ne-s de BDSM, à qui choisit-on de révéler le fait que l’on pratique, comment choisit-on d’aborder son implication dans le milieu, et quel contenu choisit-on de mentionner ? Mon statut social d’étudiante en sociologie à la maîtrise détermine certainement chez les répondant-e-s des conceptions à mon égard, ce qui influence en second lieu ce qu’ils et elles sont à même de me divulguer, tout comme la manière dont ils et elles le font ou non. Ainsi, on peut penser qu’une étudiante de mon âge n’aurait pas la même attitude en situation d’entrevue qu’un homme fin cinquantaine issu de la « vieille garde » du BDSM qui en a vu d’autres et réciproquement. Le rapport social différencié qui s’installe entre l’interviewer et l’interviewé-e est suceptible de teinter les propos.

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J’ai traité longuement des préconceptions négatives circulant socialement sur le BDSM, lesquelles renvoient au caractère pervers, pathologique et malsain de ces pratiques. Ainsi, on peut penser que des discours visant à contrer ces conceptions sont susceptibles d’être développés en entrevue. Il est de ce point de vue intéressant de voir comment le discours des répondant-e-s est structuré par l’idée qu’ils et elles ont de ce que leur interlocuteur pense. En effet, ces données sont d’autant plus révélatrices qu’elles m’informent sur ce que les praticien-ne-s qui tentent de « bien faire paraître » le BDSM conçoivent comme étant des éléments valorisés de la norme sociale en matière de sexualité. Ainsi, même dans cette entrevue qui constitue une « situation normative » au sens de Nicole Dubois (2002), je suis susceptible de trouver là une conception de la norme sociale en matière de sexualité et sur ce que les praticien-ne-s conçoivent comme étant acceptable de dévoiler. Si parler de sexualité est une expérience sexuelle, alors la norme que l’on pourrait associer à la délimitation du privé et du public intervient au moment de divulguer, non seulement ses pratiques, mais son rapport à la norme en lien avec celles-ci. Par exemple, s’il est considéré comme normal de faire l’expérience d’un stigmate vis-à-vis du BDSM, sans quoi l’on pourrait passer pour une personne débridée étalant sa vie sexuelle, on pourra être tenté de convaincre le chercheur que l’on sait bien manier au quotidien cette norme et que le choix de ce que l’on révèle, des personnes à qui on le révèle et de quelle manière est tout à fait correct, normal et sensé. Inversement, si l’on conçoit que faire l’expérience d’un stigmate en lien avec ses pratiques BDSM revient à être une personne réprimée qui ne s’assume pas, on pourra être tenté de minimiser auprès d’un chercheur le poids de ce stigmate et adopter un discours affirmant que l’on est émancipé et que l’on n’a que faire du regard des autres, etc. La question de savoir comment les perceptions des répondant-e-s influencent leurs propos n’est pas aisée et il n’existe pas de méthode systématique permettant d’y répondre. Sur ce plan, il convient de s’en remettre à l’intuition, au décodage empathique des interactions, à l’identification de récurrences de certains propos et au sens global se dégageant de l’entrevue. Néanmoins, j’assume que le fait de considérer les propos recueillis comme des données d’entrevues, produites en contexte d’entrevue et influencées par ce contexte, me permet d’en tirer selon les cas des informations pertinentes pour répondre à ma question de recherche.

85

4.9 Biais de la recherche

4.9.1 Les limites de la méthode de recrutement

Puisque j’ai recruté des personnes fréquentant des événements de la communauté inscrites sur le réseau social en ligne, les adeptes du BDSM qui ne fréquentent par la communauté ne font pas partie de mon corpus. Ainsi, les conclusions de mon enquête en lien avec la gestion d’un stigmate éventuel chez les praticien-ne-s de BDSM ne concernent que les types de praticien-ne-s s’impliquant dans une communauté BDSM et ne rendent pas compte de l’expérience du BDSM qu’auraient des personnes pratiquant à l’extérieur d’une communauté.

4.9.2 Reprise d’une catégorie émique et constitution idéale-typique

Comme je l’expliquerai plus avant dans l’analyse, dans mon étude je reprends une catégorie émique des acteurs qui définissent le BDSM qu’ils pratiquent comme étant issu de la « vieille école » du BDSM. Or, l’utilisation que je fais de cette catégorie peut porter à confusion puisque je lui attribue un autre sens que celui proprement employé par chacun des praticien-ne-s et qui n’ont bien sûr pas tous la même compréhension des choses. En effet, je reprends la méthode développée par Weber consistant à extraire les récurrences les plus typiques d’un phénomène avant de les amalgamer dans un modèle théorique consistant en un assemblage des caractéristiques dont on a grossi la réalité pour en obtenir la forme la plus pure. À partir des propos des répondant-e-s se réclamant de la vieille école, j’ai identifié les éléments qui revenaient d’un-e répondant-e à l’autre, avant d’en accentuer le caractère pour créer un type dans sa forme idéale, ce que Max Weber nomme un idéal-type. Or, l’idéal-type de rapport au jeu des praticien-ne- s de la vieille école que j’ai constitué à partir de leurs propos ne se retrouve pas dans cette forme pure en réalité. D’où l’impression d’inadéquation entre cet idéal-type et la réalité que des répondant-e-s qui liraient le présent mémoire pourraient ressentir. Ainsi, il est important d’insister sur la différence entre

86 l’usage émique des termes « vieille école » et le nouveau sens que j’attribue à cette catégorie idéale-typique suite au processus de grossissement des traits récurrents dans leur forme empirique.

Comme je l’ai exposé dans l’analyse, certain-e-s répondant-e-s ont une pratique qui correspond de manière archétypique à l’un ou l’autre des deux pôles. Or, la pratique d’autres répondant-e-s se situerait davantage au milieu du spectre puisque l’on peut facilement identifier lesquels des éléments de leur pratique correspond à quel type. Toutefois, en procédant à une validation des idéaux-types avec les cas empiriques, je constate que les cas qui combinent des éléments propres à chacun des types peuvent facilement s’expliquer. Par exemple, Daniel et Myriam ont été formé-e-s selon les normes idéal-typiques de la vieille école (type 1 : vieille école), mais côtoient quotidiennement des praticien-ne-s issu-e-s de l’autre école idéal-typique (type 2 : les joueurs), ce qui explique l’amalgame d’éléments correspondant aux deux types de pratique.

87 Chapitre V

5. Les normes régissant la pratique du BDSM

Dans le but de répondre à ma question de recherche à savoir comment les praticien-ne-s de BDSM font l’expérience du rapport à la norme, j’aborderai le rapport à la norme des praticien-ne-s en deux temps. Je présenterai d’abord les normes auxquelles adhèrent respectivement les praticien-ne-s à l’intérieur de la communauté de BDSM à travers leurs conceptions des « bonnes » et des « mauvaises » manières de pratiquer le BDMS. Par la suite, dans la deuxième section de l’analyse, je traiterai des manières dont les répondant-e-s font l’expérience de la norme à travers le regard que les non-initié-e-s posent d’une part sur le BDSM en général, et d’autre part sur leur pratique personnelle. En ce qui concerne la manière dont se négocient les normes à l’intérieur de la communauté BDSM, je montrerai d’abord comment se traduit l’implication des praticien-ne-s de l’échantillon pour donner un aperçu de la diversité des formes que peut prendre l’implication dans le BDSM. Par la suite, je montrerai comment les différentes conceptions du BDSM respectivement partagées par les praticien-ne-s créent une division au sein de la communauté de la ville de Québec constituée de deux groupes affinitaires : l’un se réclamant de ce qu’ils appellent la « vieille école » et l’autre ne se réclamant d’aucune appellation particulière. Cette distinction entre ces deux groupes qui partagent respectivement des conceptions similaires du BDSM ainsi que le même rapport au jeu, sera l’objet de la première partie de l’analyse qui abordera entre autres les manières de faire respectivement valorisées et discréditées de part et d’autre des deux groupes.

5.1 Le BDSM : une diversité de pratiques et d’identification à des rôles distincts

D’abord il faut savoir que les praticien-ne-s de BDSM constituent un groupe hétérogène. Les pratiques adoptées autant que l’importance accordée au BDSM dans leur vie varient, autant que l’intensité avec laquelle ils et elles s'y engagent et les motivations qui fondent leur intérêt pour le BDSM. Cette variété se reflète dans mon échantillon de répondant-e-s. Les praticien-ne-s ont chacun-e leurs raisons et leurs motivations propres à pratiquer le

88 BDSM. Ils et elles sont nombreux/ses à associer les pratiques BDSM à des désirs sexuels très forts ou des fantasmes pour certaines situations qui remontent souvent à l’enfance et pour lesquelles les témoignages abondent : J’ai toujours eu ces fantasmes-là d’une femme habillée sexy avec des grandes bottes. Me faire tenir en laisse, ça c’est venu par après, mais ça a toujours été mon penchant dès l’âge de neuf ou dix ans. Ou une femme qui fume un cigare, je deviens carrément en transe. (Claude) Ces désirs-là je les ai depuis tout petit là depuis l’adolescence. Ça a commencé par le fétichisme de certaines matières, des choses que je voyais sur les filles. C’était l’époque des petites ceintures fines avec des rivets dessus qui faisaient deux fois le tour de la taille : je ca-po-tais ! (Xavier) Dans mon enfance il y avait tout le temps des espèces de petits jeux Dominant/dominé55. Le plus loin remonte à cinq ans. Je jouais au papa et à la maman comme tous les enfants. C’était moi la maman, puis j’ai chicané mon enfant, je lui ai donné une fessé puis elle est partie en braillant, mais moi je ne comprenais pas. C’était comme ça que j’aurais voulu qu’elle joue avec moi. Alors ça remonte quand même à loin. (Myriam) D’autres comme Marc-Antoine s’investissent dans la communauté BDMS avant tout pour le réseau social et sont là « pour la gang » : Donc après deux semaines dans la communauté j’avais eu une journée d’atelier, une soirée d’atelier, puis une soirée privée avec du jeu. Et là, je reviens chez nous, et je dis Wooo ! Un instant là. On peut tu se mettre la tête dans le frigidaire puis penser un peu là ? Je suis parti de… du gars qui n’a pas de vie sociale, puis du jour au lendemain je me retrouve avec tout ce monde-là ? J’étais un enfant dans un magasin de bonbons ! […] À la longue bin c’est ça vu que tu te lies d’amitié avec les gens, tu as envie de les revoir, puis un moment donné le thème de l’événement était devenu plus secondaire. Oui c’est correct on va faire ça, ç’est bien, mais peu importe. Même si c’était de quoi qui m’intéressait un peu moins, j’y allais quand même juste pour voir la gang.

55 À l’écrit des marqueurs liés à la pratique de la soumission ou de la Domination sont préservés par les praticien-ne-s lorsqu’ils emploient les étiquettes associées aux rôles respectifs. Ainsi, une lettre majuscule est employée au début des termes « Maître-sse », Dominant-e, ou des appellations « Madame » ou « Monsieur » renvoyant dans le cadre du BDSM à la Domination. Inversement l’usage de la minuscule est de mise pour les termes renvoyant à la soumission tels que « soumis-e». Dans le cadre du présent mémoire, ce même usage des majuscules et minuscules a été adopté pour ce qui est des étiquettes renvoyant à la Domination et à la soumission dans le but d’être en adéquation avec les usages observés sur le terrain. Cependant, pour les autres étiquettes qui ne s’inscrivent pas d’emblée dans une logique de rapport de Domination et soumission (Top, Bottom, Switch notamment) une majuscule est employée en accord avec l’usage préconisé par le dispositif du réseau social en ligne. Cela dit, la logique de l’emploi de la majuscule dans ces cas ne reflète aucun statut hiérarchique particulier, mais souligne que l’utilisation du terme Switch est propre à la communauté BDSM.

89 Les raisons motivant l’implication des répondant-e-s sont variées et propres à chacun-e. Chaque praticien-ne ne s’adonne pas nécessairement à toutes les activités associées aux lettres de l’acronyme Bondage-discipline (BD), domination-soumission (DS), sadomasochisme (SM). (Carusso 2012) Le BD représente une combinaison entre la restriction de mouvement et la punition ou encore le contrôle du partenaire (Henkin et Holiday, 2003). Le jeu de Ds renvoie à la domination et à la soumission et représente l’échange de pouvoir ou de contrôle érotique d’un partenaire à un autre, sans nécessairement inclure la douleur physique (Henkin et Holiday, 2003). La composante SM, c’est-à-dire sadomasochiste, fait référence à l’érotisation de la douleur ( Brame et Jacobs 1993). (Carusso 2012 : 6) Ces pratiques peuvent aussi être combinées. Un individu qui s’adonne à la Domination et à la soumission (Ds) pourrait tout à fait instrumentaliser le bondage (ligotage) pour souligner la différence hiérarchique entre les deux partenaires au rôle distinct tout en incluant dans une même scène56 de jeu des pratiques physiques sadomasochistes. Une autre personne quant à elle pourrait pratiquer du bondage sur quelqu’un sans qu’aucun rapport de Domination et de soumission ne soit performé entre les deux partenaires et sans s’identifier ni au rôle de Dominant-e ni au rôle de soumis-e. Certain-e-s praticien-ne-s s'identifient à un rôle, tandis que d'autres ne s'identifient à aucun rôle. Par ailleurs, tou-te-s les praticien-ne-s de BDSM, y compris ceux et celles qui ne s'identifient pas à un rôle, emploient des pseudonymes. Ces pseudonymes sont employés sur la plateforme en ligne, mais aussi lors des événements organisés par la communauté. Sur cette plateforme en ligne anglophone fréquentée par les praticien-ne-s, chaque pseudonyme s’accompagne d’une étiquette (en anglais) à laquelle le/la praticien-ne s’identifie dans le cadre de la pratique du BDSM qui indique sa préférence en ce qui a trait aux pratiques BDSM. Par exemple, sur le profil d'une usagère dont le pseudonyme serait « Xéna », on pourrait retrouver l'étiquette « Dominante ». Bien que ces étiquettes informent sur la nature des pratiques adoptées par les usagers dans le cadre du BDSM, les entrevues informent davantage sur les préférences des praticien-ne-s dont la complexité dans certains cas ne saurait être contenue en la seule étiquette apparaissant sur le réseau social en ligne. En effet, je remarque que ces étiquettes

56 La scène est le moment spécifique et délimité dans le temps durant lequel les praticien-ne-s s’engagent physiquement dans des pratiques BDSM et peuvent y performer des rôles selon les cas. Une scène peut comprendre des actes sexuels, mais peut tout autant en être complètement exempte, ce qui n’en fait pas moins une scène de BDSM à part entière pour de nombreux praticien-ne-s.

90 varient dans le temps pour certain-e-s praticien-ne-s qui ―depuis la réalisation des entrevues― ont revu leur « statut » sur cette plateforme en ligne, donc dans un intervalle de deux ans. La liste des étiquettes disponibles dans le menu déroulant parmi lesquelles un usager de la plateforme doit choisir (le dispositif ne permet d’en sélectionner qu’une seule) s’élève à soixante-six possibilités57, ce qui donne une idée de l’ampleur des catégories distinguées par les praticien-ne-s. Parmi cet éventail de titres, ceux qui reviennent couramment, ou du moins ceux avec lesquels j’ai été le plus en contact via mon enquête de terrain et qui reflètent ce que l’on retrouve le plus souvent dans la communauté BDSM sont les rôles de Dominant-e, Maître-sse, soumis-e, Top, Bottom et Switch. Le terme Top est employé par les répondant-e-s en référence à la fonction occupée par celui ou celle qui attache ou qui exécute les pratiques sur quelqu’un d’autre. Le terme Bottom quant à lui est employé par les répondant-e-s en référence à la fonction occupée par la personne sur laquelle le/la Top exécute des pratiques. Les rôles de Top/Bottom se distinguent des rôles de Dominant-e/soumis-e en ce qu’aucune différence hiérarchique n’existe entre la personne Top et la personne Bottom contrairement à la dyade Dominant-e/soumis-e dans laquelle l’asymétrie entre les deux partenaires est au fondement du rapport de pouvoir performé. La différence majeure entre la dyade Dominant-e/soumis-e et celle Top/Bottom réside dans le fait que les premiers incarnent dans le cadre de leur pratique un rôle qu’ils et elles personnifient, tandis que pour les seconds, le titre consiste davantage en l’assignation d’une fonction pratique (attacher ou se faire attacher par exemple). Les Tops et Bottoms organisent leur pratique sur la base de leur intérêt plus ou moins marqué pour certaines pratiques particulières sans égard à la performance d’aucun rôle. Par ailleurs, ce qui distingue les titres de Dominant-e et de Maître-sse est le niveau d’expérience y étant associé. Le/la Maître-sse serait plus expérimenté-e que le/la Dominant-e. Cela dit, il semble qu’il n’y ait pas de procédures à respecter pour s’octroyer ces titres et que ceux et celles portant ces titres s’autoproclament Maître-sse que ce soit en choisissant ce titre parmi ceux

57 Parmi lesquelles on trouve : « Dominant, Domme, Switch, submissive, Master, Mistress, slave, kajira, kajirus, Top, Bottom, Sadist, Masochist, Sadomasochist, Kinkster, Fetishist, Swigner, Hedonist, Exhibitionist, Voyeur, Sensualist, Princess, Slut, Dol, sissy, Rigger, Rope Top, Rope Bottom, Rope Bunny, Spanko, Spanker, Spankee, Furry, Leather Man, Leather Woman Leather Daddy, Leather Top, Leather bottom, Leather boy, Leather girl, Leather Boi, Bootblack, Primal, Primal Predator, Primal Prey, Bull, Cuckold, cuckquean, Ageplayer, Daddy, Mommy, Big, Middle, little, brat, baby girl, babyboy, pet, kitten, pup, pony, Evolving, Eploring, Vanilla, Undecided, Not Applicable ». Il est à noter que l'usage de majuscule ou minuscule en début de chaque terme dans la plateforme a été conservé tel quel.

91 disponibles via la plateforme en ligne ou que ce soit en l’intégrant carrément à leur pseudonyme BDSM (Maîtresse Carmel). Notons que le rôle de Switch quant à lui peut autant être adopté par quelqu’un qui alternerait entre les rôles de Top et Bottom que par quelqu’un qui alternerait entre les rôles de Dominant-e et de soumis-e dans le cadre du jeu Ds. Finalement, certaines personnes s’identifient comme Fétichiste, c’est-à-dire qu’elles ont la particularité d’érotiser « certains matériaux, objets, comportements ou parties du corps » leur procurant une excitation sexuelle (Carusso 2012 : 103). Puisque le fétichisme renvoie à une attirance sexuelle particulière envers certains éléments précis, le titre de Fétichiste peut être adoptée autant par une personne Dominante, soumise, Top, que Bottom.

Tableau 3: Distribution des répondant-e-s selon leur rôle Maître Dominant-e soumis-e esclave Switch Fétichiste Top Sadomasochiste Indécis (corde) 2 2 4 1 2 1 1 1 1

Parmi les praticien-ne-s de mon échantillon, certain-e-s disent appartenir à ce qu’ils et elles appellent « la vieille école du BDSM » tandis que les autres répondant-e-s ne se réclament appartenir à aucune école et ne s’identifient à aucune désignation particulière. Pour mieux identifier les deux groupes, je référerai aux répondant-e-s qui ne s’identifient pas à la vieille école sous le terme de joueurs58. Au fil de mon analyse, il m’est apparu clair que les praticien-ne-s s’identifiant à la vieille école partagent tout-e-s des conceptions similaires à l’égard du BDSM et entretiennent un rapport à celui-ci qui se distingue du rapport au BDSM entretenu par le reste des praticien-ne-s du corpus que j’ai qualifié de joueurs. Ce que les praticien-ne-s de la vieille école ont tou-te-s en commun est de pratiquer le BDSM dans le cadre du jeu de rôles Ds dans une relation Ds tandis que l’on retrouve chez les autres répondant-e-s une plus grande variété de pratiques puisque tou-te-s ne pratiquent pas nécessairement la Domination et la soumission. Chez les joueurs, certain-e-s pratiquent la Domination et la soumission, tandis que d’autres cultivent plutôt un intérêt pour un ensemble de pratiques comme le bondage ou les jeux d’impact notamment sans adopter un

58 La catégorie « joueur » telle que je l’emploie n’est pas celle des acteurs, d’où son utilisation en italique pour bien marquer la distinction entre le terme d’usage commun et la catégorie « joueur » employée dans l’analyse.

92 rôle dans le cadre de leur pratique. La différence majeure entre les manières de faire de la vieille école et celles des joueurs porte sur la volonté des tenant-e-s de la vieille école de performer leur jeu de rôle et d’appliquer le protocole au quotidien, alors que chez les joueurs la pratique du BDSM, même pour ceux qui pratiquent de la Ds, demeure davantage restreinte à des moments spécifiques bien circonscrits et ne déborde pas des scènes de jeu. Voyons comment ces différences se traduisent dans le cadre d’une relation Ds.

Dans le cadre d’une relation de Domination et de soumission entre deux personnes, le BDSM consiste essentiellement en l’instauration des règles de conduites et d’interdits par la personne Dominante que la personne au rôle de soumis-e s’engage à respecter. Le respect de ces règles et interdits serait encadré par la personne au rôle de Dominant-e, souvent à travers un système de punitions et de récompenses convenu avec la personne au rôle de soumis-e. Par exemple, la personne au rôle de Dominant-e pourrait « exiger » de la personne au rôle de soumis-e qu’à chaque début de scène, celle-ci se positionne à genou, porte un bandeau sur les yeux en la vouvoyant tout au long de la séance. Ces règles de conduite à adopter en début de chaque scène feraient dans ce cas partie du « protocole » établi entre une Maîtresse et son soumis. Selon cette conception des relations Ds, d’une séance à l’autre, les règles établies demeurent effectives et deviennent autant d’occasions pour la personne dominante 59 d’en récompenser ou d’en corriger l’exécution. Dans l’exemple précédant, le protocole pour performer la relation Ds n’est appliqué que durant les scènes de jeu, ce qui correspond de manière générale à la façon de faire propres aux joueurs. Pour les joueurs, la relation Ds se termine au moment où la scène prend fin, alors que pour les tenant-e-s de la vieille école, celle-ci peut se poursuivre en dehors de ces moments balisés. Les tenant-e-s de la vieille école appliqueraient leur protocole et performeraient leur relation Ds au quotidien, en dehors des séances de jeu par l’entremise de rituels leur permettant de jouer leurs rôles presque perpétuellement, et ce, de manière plus subtile que lors des scènes.

59 La formule « personne soumise » ou « personne dominante » est un raccourci pris pour référer à une personne adoptant le rôle de soumis-e ou de Dominant-e.

93 Avant d’aller plus loin, il convient de mentionner qu’au moment de l’enquête, le découpage entre deux écoles coïncidait plus ou moins avec celui deux clubs différents à Québec, fréquentés respectivement par les joueurs et les tenant-e-s de la vieille école. Selon mes observations de la fréquentation de ces clubs, il semblerait que la moyenne d’âge des praticien-ne-s de la vieille école fréquentant le même club soit plus élevée que celle du club fréquenté par les joueurs. Selon les observations que j’ai faites durant la préenquête, il est probable que les praticien-ne-s plus jeunes (les joueurs) aient moins d’ancienneté dans le BDSM que les praticien-ne-s de la vieille école. Bien que cette hypothèse ne se vérifie pas dans mon corpus (lequel ne se voulait pas statistiquement représentatif), elle semble plausible même si je ne suis pas en mesure de la vérifier. Quelques-uns seulement parmi les répondant-e-s fréquentaient les deux clubs. Par exemple, Claude (48 ans) dont le jeu correspond aux caractéristiques des joueurs participait pourtant aux événements des praticien-ne-s de la vieille école faisant partie du même groupe d’âge que lui. Il m’est impossible de déterminer si l’appartenance à une école et l’âge sont des facteurs concomitants ou si l’un des deux facteurs serait plus déterminant que l’autre dans le choix de fréquenter un club plutôt qu’un autre. Le graphique ci-après illustre l’ancienneté dans le BDSM des répondant-e-s : les joueurs (en vert) et les répondant-e-s de la vieille école (en bleu).

94 *UDSKLTXH  $QFLHQQHWp GDQV OH %'60 GHV UpSRQGDQWHV VHORQ OHXU kJH

Christophe 23 ans Maryline 25 ans Sabrina 29 ans Chloé 32 ans André-Anne 32 ans Carl 33 ans Marc-Antoine 35 ans Élodie 40 ans Claude 48 ans Myriam 27 ans André 39 ans Daniel 42 ans Xavier 45 ans Louise 52 ans Gaston 57 ans

1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015 Année d'initiation au BDSM (en vert les joueurs et en bleu la vieille école)  3DUPLOHVTXLQ]HSUDWLFLHQQHVLQWHUURJpVTXDWUHV¶LGHQWLILHQWjODYLHLOOHpFROH'HX[DXWUHV UpSRQGDQWHVGLVHQWDYRLUpWpLQLWLpHVVHORQOHVQRUPHVGHODYLHLOOHpFROHPDLVFKHUFKHQW SDUDLOOHXUVjV¶HQGLVWDQFLHU¬FHUWDLQVpJDUGVODSRVWXUHGHFHVGHX[UpSRQGDQWHVYLVj YLVGXMHXVHPEOHFRUUHVSRQGUHGDYDQWDJHjFHOOHSDUWDJpHSDUOHVMRXHXUVpWDQWGRQQpTX¶LOV QHFKHUFKHQWSDVjSHUVRQQLILHUOHXUU{OHDXTXRWLGLHQPDLVGDQVGHVPRPHQWVGpOLPLWpV $YDQWGHPRQWUHUHQTXRLVHGLVWLQJXHOHUDSSRUWDX%'06GHVMRXHXUVHWGHVWHQDQWHVGH ODYLHLOOHpFROHYR\RQVFRPPHQWVHGHVVLQHO¶pFKDQWLOORQGHUpSRQGDQWHV-HSUpVHQWHUDL G¶DERUGFKDFXQHGHVUpSRQGDQWHVLQGLYLGXHOOHPHQWHQFRPPHQoDQWSDUOHVMRXHXUVSRXU HQVXLWHSUpVHQWHUOHVUpSRQGDQWHVTXLV¶LGHQWLILHQWjODYLHLOOHpFROH        

 5.2 Les joueurs

Parmi les joueurs, nombreux/euses sont ceux et celles qui ne s’adonnent pas à la Domination et à la soumission dans le cadre d’un jeu de rôle, mais qui cultivent un intérêt pour une variété de pratiques. Carl, André-Anne, Marc-Antoine, Claude et Christophe sont de ce nombre. La plupart pratiquent principalement le bondage (ligotage). Toutefois, leur intérêt pour l’apprentissage de ce savoir-faire appréhendé par certain-e-s comme une forme d’art ne les empêche pas d’intégrer à une « scène» de jeu d’autres pratiques faisant partie du BDSM.

Par exemple, lors d’une séance de ligotage alors qu’Andrée-Anne (32 ans) attache son/sa partenaire, il peut arriver par exemple qu’elle le/la griffe, ou lui administre une fessée. Parmi les répondant-e-s principalement intéressé-e-s par le bondage, certain-e-s préfèrent attacher plutôt que d’être attaché-e et inversement. C’est le cas de Carl (33 ans) dans mon échantillon qui se définit comme « Rope Top ». Quoique dans le cas de Carl, il n’est pas exclu qu’il puisse se faire attacher à l’occasion, tout comme il peut lui aussi intégrer à sa pratique du ligotage d’autres éléments (« nipple play », tirer les cheveux, griffer, serrer les poignets, etc.). À la différence d’André-Anne, Carl attribue peu d’importance à la dimension esthétique du ligotage et est plutôt attiré par les moments forts et intenses d’intimité partagés avec son/sa partenaire. Alors que Carl s’identifie sur le réseau en ligne au titre de Top (même s’il lui arrive d’être Bottom de temps à autre) Andrée-Anne qui affectionne elle aussi le ligotage se définit quant à elle comme étant Switch puisqu’elle peut passer de Top à Bottom d’une scène à l’autre avec le/la même partenaire, ou selon les partenaires avec qui elle pratique.

Marc-Antoine (35 ans) quant à lui est un véritable « touche-à-tout ». Si c’est son intérêt pour le bondage qui l’a d’abord amené à s’intéresser au milieu BDSM via Internet, il a aussi eu l’occasion d’essayer la Domination et la soumission avec des partenaires différentes en plus de pratiquer le ligotage tantôt à titre de Bottom, tantôt à titre de Top. En entrevue, s’il dit préférer le rôle de « Bottom » à celui de « Top », Marc-Antoine dit par

96 ailleurs pouvoir s’accommoder d’une fonction ou d’une autre si cela lui permet de pratiquer avec quelqu’un. « Faute de pain, on mange de la galette », dit-il.

Claude (48 ans) quant à lui s’identifie au rôle de « Fétichiste ». Il aime être tenu en laisse aux pieds de femmes dégageant une certaine autorité. « C’est de me sentir à leurs pieds, de vénérer les femmes et les admirer ». Cette situation lui plaît autant que les bottes hautes portées par la gente féminine qu’il fétichise. Si Claude se dit Fétichiste plutôt que soumis, c’est qu’il ne recherche pas quelqu’un pour pratiquer sur lui des jeux (bondage, cire chaude, cravache, ou fouet, par exemple), mais plutôt une femme ayant une certaine prestance et dégageant une confiance en elle encline à reproduire avec lui certaines situations qu’il trouve hautement excitantes comme celle d’être tenu en laisse. Il cherche avant tout quelqu’un avec qui partager sa vie plus que des partenaires de jeu occasionnelles. Or, je constate que deux ans après avoir réalisé l’entrevue, Claude a troqué son statut de Fétichiste pour celui de soumis, ce qui démontre que l’identification à certains titres, peut évoluer dans la trajectoire des répondant-e-s.

Parmi les répondant-e-s faisant partie des joueurs on retrouve également Christophe (23 ans) qui affiche le statut d’« Indécis ». Sa situation est particulière en ce qu’il est engagé dans une relation amoureuse avec une jeune femme qui s’identifie comme soumise et qui attend de lui qu’il la domine, alors que celui-ci ne se sent pas du tout la fibre d’un Dominant et considère plutôt qu’il pratique avec elle du bondage à titre de Top sans incarner le rôle de Dominant. Ce désir de pratiquer la soumission est demeuré à ce jour inassouvi pour Christophe. C’est par ce concours de circonstances que Christophe s’est retrouvé un peu malgré lui, dans le rôle de Top, s’adaptant aux préférences de sa copine60.

60 Ce cas particulier révèle une inadéquation entre le rôle souhaité et le rôle qu’il adopte en pratique. Les titres affichés par les répondant-e-s ne rendent pas toujours compte des situations plus complexes expliquant le choix d’afficher tel titre plutôt que qu’un autre. Ceci fait échos aux propos de deux autres praticiens Xavier et Marc-Antoine, qui disent tous deux s’être affichés comme Dominants à leur début dans la communauté « pour se protéger », et pour prendre le temps d’observer la dynamique avant de s’afficher comme soumis. N’ayant pas recueilli ce genre de témoignages auprès de femmes qui se sont d’emblée identifiées comme soumises dès leur arrivée dans la communauté, il est pertinent de se demander si ces réserves n’auraient pas quelque chose à voir avec une éventuelle peur d’être disqualifié en tant qu’hommes s’identifiant comme soumis, comme si les rôles adoptés devaient correspondre aux stéréotypes de genres. C’est ce qu’affirme d’ailleurs Daniel qui croit que les hommes soumis sont moins bien vus par certaines personnes dans la communauté. Enfin, retenons que l’identification à un rôle peut varier dans la trajectoire d’un individu dû à plusieurs facteurs circonstanciels, et peut même relever d’une décision stratégique comme c’est le cas de Daniel qui dit s’être

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J’ai dressé le portrait des joueurs qui ne pratiquent pas de Ds, je m’intéresserai à présent aux profils des répondant-e-s, qui, parmi les joueurs, pratiquent la Domination et la soumission. Comme je le montrerai, ces derniers pratiquent généralement dans des moments spécifiques qui ne débordent pas des scènes de jeu. Si certain-e-s tentent l’expérience de poursuivre le jeu Ds à l’extérieur des moments strictement réservés au BDSM, ils et elles ne le font que pour une durée de temps restreinte (trois semaines) à la fin de laquelle ils et elles échangent de rôle, ce qui fait en sorte que la pratique demeure ponctuelle et ne prend pas place dans un cadre quotidien.

Sabrina (29 ans) n’accorde pas une haute importance à la performance théâtralisée de son rôle malgré qu’elle s’identifie comme étant Dominante-masochiste. Elle concentre sa pratique autour de son envie du moment. C’est-à-dire qu’au lieu de chercher à créer une continuité entre les séances et à établir une progression dans une dite relation Ds, elle aborde chaque séance comme étant sans lien avec la dernière ou la prochaine. Elle pratique à titre de Dominante-masochiste de manière ponctuelle. Ceci contraste avec la manière de pratiquer la Domination et la soumission des praticien-ne-s de la vieille école qui, comme nous le verrons, insistent sur les notions de progression, d’évolution et de cheminement pour décrire leur conception d’un rapport Ds continu et non entrecoupé. Ainsi, dans le cas de Sabrina, on pourrait dire que la Domination et la soumission ne sont pas pensées comme étant un cheminement ni une relation, mais comme étant une pratique pouvant être ponctuelle et discontinue. Sabrina se dit « Dom-maso » (Dominante et masochiste) parce qu’elle aime sentir des sensations intenses et la douleur et subir de la restriction physique, mais tout en étant en contrôle. Ainsi une situation où elle dicte de manière autoritaire à son partenaire quoi lui faire et comment pour la satisfaire lui conviendrait tout à fait. C’est son conjoint avec qui elle est depuis deux ans qui l'a initiée. Celui-ci est soumis, n’est pas amateur de bondage, et est plutôt attiré par l’humiliation —pratique pour laquelle Sabrina ne manifeste aucun intérêt. Leurs rôles étant plus ou moins compatibles, ils jouent avec d’autres partenaires à l’occasion. Sabrina pratique de temps à autre des techniques de corde d’abord affiché comme Dominant pour maximiser ses chances de rencontrer une partenaire féminine, croyant celles-ci plus nombreuses à s’identifier au rôle de soumise et plus susceptibles selon lui de se chercher un Dominant.

98 avec des amis et participe à l’occasion à une activité de la communauté. Au moment de l’entrevue, elle évaluait sa participation à quatre ou cinq soirées organisées par la communauté BDSM au total. Sa pratique qu’elle considère comme « un passe-temps comme un autre » demeure donc très occasionnelle et relativement secondaire dans sa vie selon ses dires.

Chloé (32 ans) pratique à titre de soumise et performe son rôle uniquement lors de scènes de jeu, et non pas à travers une ritualisation du quotidien comme c’est souvent le cas pour les autres praticien-ne-s de la vieille école qui insistent sur l’authenticité de leur lien Ds. Elle trouve tout à fait légitime que d’autres ne sentent pas le besoin de s’identifier à aucun rôle ou encore qu’ils préfèrent changer de rôles. Chloé est en couple dans la vie de tous les jours avec un conjoint qui n’a pas d’intérêt pour le BDSM. Celle-ci entretient une relation extraconjugale avec un autre homme qui s’affiche sur le réseau social en ligne non pas comme Dominant, mais comme Top. Or, cette relation avec son Dominant comprend des rapports sexuels qui ne sont pas sus ni consentis par le conjoint de Chloé. Si ce dernier consent et sait que Chloé est impliquée dans une relation Ds avec un autre homme, il ignore le caractère sexuel que prennent certaines scènes. Les deux amants ne font pas strictement du BDSM, mais s’adonnent à des activités tout à fait standard pour un jeune couple. Chloé, ne s’en cache pas : si elle demeure dans cette situation délicate, c’est qu’elle éprouve des sentiments pour cet homme qui ne désire pas s’engager plus formellement pour l’instant. Elle communique chaque jour avec celui qui pimente sa vie à raison d’une journée par semaine, leur rencontre pouvant comprendre une séance de jeu proprement dite, mais pouvant aussi se dérouler sans qu’aucune activité BDSM ne survienne. Ainsi il est clair dans le discours de Chloé que l’adoption de son rôle de soumise se limite aux moments précis où elle et son partenaire joue et qu’ils ne sont pas dans une logique où ils tenteraient de faire persister leur rapport Ds en dehors de ces séances. Pour Chloé, le BDSM est en grande partie associé à cette relation qui est pourtant davantage une relation entre amant-e-s qu’une relation Ds. Lorsqu’on la questionne sur l’importance qu’elle attribue au BDSM dans sa vie, sa réponse ne porte pas tant sur le BDSM comme champ d’activité, ou sur les activités de la communauté auxquelles elle participe occasionnellement, que sur cette relation affective importante à ses yeux, qui est tout à fait indissociable de sa pratique, mais

99 qui dépasse largement le cadre BDSM. Cette répondante, qui se décrit comme « peu sociale » ne cherche pas à communautariser outre mesure sa pratique du BDSM ou à se faire des ami-e-s dans le milieu. Elle dit concentrer sa pratique du BDSM dans le cadre de cette relation et ne pas sentir le besoin de participer à toutes les activités de la communauté bien qu’elle prenne part à quelques-unes à l’occasion.

Maryline (25 ans) est une autre praticienne parmi les joueurs qui s’adonne à la Domination et à la soumission. Dans sa dernière relation, Maryline qui se définit comme Switch échangeait de rôle avec son conjoint en alternant entre celui de Dominante et de soumise environs toutes les trois semaines. Leur implication dans le BDSM était très prenante, à raison d’une trentaine d’heures par semaine réparties entre l’écoute de films SM japonais, les munchs, les pratiques de cordes entre amis, les ateliers de bondage auxquels ils participent, les soirées publiques, en plus des séances de jeux au sein du couple dans la sphère privée. Certains rituels de soumission et de Domination pouvaient être présents au quotidien, en dehors des séances, mais puisque l’échange de pouvoir survenait sporadiquement et que le compteur retournait en quelque sorte à zéro d’une fois à l’autre, cette modalité relationnelle se distingue des relations Ds propres à la vieille école, qui comme nous le verrons sont progressives au sens où le lien Ds s’amplifie au fil du temps.

Élodie (40 ans) aime faire ce que l’on appelle dans la communauté du « service » à titre de soumise. Ce service consiste à s’habiller en soubrette (femme de ménage) et à vaquer aux tâches domestiques dans la maison de sa Maîtresse, qui selon ses dires rend l’exercice d’autant plus stimulant qu’elle lui fait porter divers accessoires qui auront comme effet d’érotiser la situation, comme une ceinture de chasteté. L’implication d’Élodie dans le BDSM revient à voir sa Maîtresse une fin de semaine sur trois en plus de consacrer du temps à l’écriture ludique de nouvelles érotiques. Elle vit par ailleurs avec un compagnon de vie qui ne pratique pas. Si Élodie soutient qu’elle aimerait pouvoir pratiquer 24 heures sur 24, pour elle cette aspiration relève du domaine du fantasme et elle en est consciente puisque celle qui dit pratiquer à temps partiel affirme par ailleurs qu’une pratique plus soutenue serait impensable vu les responsabilités qu’elle doit assumer dans sa vie de tous les jours où elle jongle entre son travail et l’entretien de sa maison.

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5.3 Les praticien-ne-s se disant de la vieille école

Voyons maintenant comment se structure la pratique du BDSM pour les autres praticien- ne-s qui s’identifient à la vieille école (André, Louise, Gaston, Xavier, Myriam, et Daniel) et pour qui la pierre angulaire du BDSM est le jeu de rôle dans le cadre de relation Ds. Les manières de concevoir la Domination et la soumission chez les tenant-e-s de la vieille école diffèrent grandement de celles des joueurs qui pratiquent du Ds. Ces différences sont palpables dans les descriptions qui suivent dans lesquelles je présente l’implication dans le BDSM de chaque répondant-e de la vieille école. La manière dont les relations Ds des répondant-e-s de la vieille école s’imbriquent à leur quotidien et débordent des séances de jeu est entre autres ce qui caractérise leur rapport au BDSM. Avant d’aborder ce que ces praticien-ne-s de la vieille école ont en commun et comment ils se distinguent des autres, voici le portrait individuel de ces répondant-e-s de la vieille école.

Gaston (57 ans) est dans une relation de Domination et de soumission qu’il prend très au sérieux, depuis plusieurs années avec Louise (52 ans) qui, en plus d’être sa soumise, est aussi l’élue de son cœur. Les conjoints qui vivent séparément se voient les fins de semaine. Aux dires de Louise et Gaston, leur relation s’inscrirait la plupart du temps dans la dynamique de Domination et de soumission, même en dehors des séances de jeu plus physiques. En présence de Gaston, Louise dit devoir demander une permission pour aller aux toilettes ou lors d’un repas attendre que Gaston ait commencé à manger et lui ait donné l’autorisation pour entamer à son tour. Les deux répondant-e-s insistent sur le fait qu’en tout temps (ou presque), Louise doive s’adresser à Gaston en le vouvoyant et en l’appelant par son titre de « Maître », et ce, même en dehors des séances de jeu physique. En l’absence de Gaston, il semble que Louise doive observer des « rituels » convenus avec son Maître. Aussi, celle-ci dit tenir Gaston informé de toutes ses allées et venues via la messagerie instantanée de sorte qu’il sache en permanence où elle est. Dernièrement, Gaston a entrepris avec Louise une formation d’ « esclave » pour s’engager avec elle dans un degré de Domination et de soumission encore plus profond. En plus de Louise, Gaston

101 est en relation Ds avec trois autres soumises à qui il consacre un nombre d’heures très variable selon les circonstances. C’est très sporadique et irrégulier. Quand je suis en train de travailler une mise en scène, un événement particulier à faire vivre ou une étape cruciale pour l’une des soumises, je peux lui consacrer à elle seule 30 heures dans la semaine, pour tout mettre au point. J’ai un contact avec chacune d’elle chaque jour, mais ça peut varier entre 1 minute, 5 minutes, ou 1 heure : c’est selon le contexte. Xavier (45 ans) quant à lui est soumis en plus d’être Fétichiste (de pieds, de certaines matières et de ceintures particulières). Son cas est particulier en ce que sa conjointe avec qui il est marié n’a que faire du BDSM et l’autorise à entretenir une relation de Domination et de soumission extraconjugale (qui n’aurait rien de sexuel selon leur entente) avec une femme qui pratique avec lui via son rôle de Maîtresse. En dehors de sa vie de famille avec sa femme et son fils, Xavier est le soumis de cette femme avec qui il communique par texto sur une base quotidienne et à qui il dévoue une (ou deux) fin(s) de semaine complète(s) par mois. À ces occasions, il la rejoint dans une autre ville pour prendre part à un événement organisé par la communauté. Aux dires de Xavier, lui et sa Maîtresse ne sortiraient de leur rôle qu’en de rares occasions, et le plus souvent ils entretiendraient des contacts via leurs rôles respectifs et leurs interactions seraient codifiées en fonction de leur relation Ds.

Pour André (39 ans) l’emploi du terme BDSM renvoie à plusieurs choses distinctes. Cela correspond d’abord à son implication dans la communauté qui se traduit par l’organisation d’événements. À une certaine époque il dit avoir consacré bénévolement jusqu’à quarante heures par semaine à la communauté, sans compter la trentaine d’heures de plus qu’il aurait passé à jouer en privé à titre de Dominant avec sa soumise ou d’autres partenaires occasionnel-le-s. À cette époque, il semble qu’André (qui est un cas très particulier en matière d’implication dans le BDSM) aurait été si investi dans le milieu, que selon ses dires « ça [lui] manquait de faire du vanille61 ». Pour André, dont la vie était apparemment principalement centrée autour du BDSM, il semble que le terme « vanille » (qui renvoie à ce qui est exempt de BDSM) ait pris une extension beaucoup plus large jusqu’à référer aux activités les plus banales de la vie quotidienne comme « d’aller voir un film au cinéma, ou

61 Le terme « vanille », dans la communauté BDSM, réfère généralement à tout ce qui ne comprend pas de BDSM : ce qui n’est pas « kinky ». Quelqu’un de vanille par exemple, est simplement quelqu’un qui ne pratique pas de BDSM.

102 de faire l’épicerie », par exemple62. André était si immergé dans le BDSM, tant sur le plan social, professionnel que relationnel dans le cadre de ses relations Ds qu’il en est venu à situer lui-même comme étant presque constamment « dans l’univers BDSM », alors que selon ses dires il ne replongeait dans « l’univers vanille » que très rarement (lorsqu’il devait aller au centre commercial ou payer ses factures par exemple). Ainsi il semble que pour André, le terme vanille renvoie très largement aux obligations de la vie quotidienne jugées monotones par opposition à ce qui ferait partie de l’univers BDSM : un univers de possibilités, de liberté et d’ouvertures. Désormais, André ne consacre qu’une trentaine d’heures par mois au BDSM et s’est retiré complètement de la sphère organisationnelle. Il aspire cependant à faire carrière dans le domaine en offrant divers ateliers rémunérés dans des communautés. Il dit ne plus faire dans les relations dites « 24-7 », et pratique alors le BDSM lors de séances de jeu avec sa copine qu’il a initiée au BDSM et avec qui il est en relation de couple stable depuis six mois. Comme elle demeure dans une autre ville, ils se fréquentent surtout durant les fins de semaine. Désormais, André tente de trouver un équilibre dans sa relation avec sa copine, entre la vie « normale » (vanille) et les moments où les deux revêtissent leur rôle respectif de soumise et de Maître. Le BDSM prend surtout place lors des séances de jeu, mais aux dires d’André qui dit se considérer d’un naturel dominant, son goût pour le contrôle fait en sorte qu’il décide par exemple des choix de menu, et des activités de couple.

Daniel (42 ans) et Myriam (27 ans) sont des cas particuliers en ce qu’ils disent avoir été initié-e-s au BDSM via les normes de la vieille école, avant de s’en distancier quelque peu au contact de praticien-ne-s partageant des visions différentes (les joueurs) qu’ils côtoient toujours d’ailleurs. Ainsi, ils adhèrent tantôt aux conceptions typiques des tenant-e-s de la vieille école, tantôt partagent des visions du jeu et des rôles qui correspond davantage aux conceptions partagées chez les joueurs. Daniel et Myriam sont en couple dans la vie de tous les jours et demeurent ensemble. Ils pratiquent le BDSM ensemble dans une relation de Domination et de soumission depuis plusieurs années. Myriam a été pendant longtemps la soumise de Daniel jusqu’à ce qu’elle se découvre un intérêt pour la Domination et se

62 André raconte que c’était alors sa soumise, avec qui il était dans une relation qu’il qualifie de 24-7 qui allait faire ses courses.

103 mette à explorer l’autre côté de la médaille à titre de Dominante. Ce changement de rôle a compliqué la pratique du BDSM au sein du couple, qui a finalement décidé d’échanger leurs rôles. En effet, attribuer chaque fois le rôle de soumis-e ou de Dominant-e avant les séances de jeu ne convenait pas à Daniel et Myriam, qui, sans jouer 24-7, tiennent néanmoins à garder une certaine continuité d’une séance à l’autre dans les rôles. C’est ainsi, que Daniel a troqué son titre pour celui de soumis. Si les conjoint-e-s ne jouent pas 24-7, ils conviennent toutefois à l’occasion d’un laps de temps (trois semaines tout au plus) durant lequel leur relation Ds se joue non plus seulement dans les séances de jeu, mais au quotidien. Cependant, aux dires de Daniel et Myriam, il est sain de revenir à la normale après ces périodes prolongées qui demeurent l’exception. Il faut dire qu’à la différence des relations entre Louise et Gaston et entre Xavier et sa Maîtresse qui ne se voit que de fins de semaine, Daniel et Myriam partagent le quotidien et vivent ensemble, ce qui peut expliquer cette recherche d’équilibre entre les moments consacrés au BDSM et les moments qui en sont exempts. Le couple est très investi dans la communauté BDSM en ce qu’il organise de nombreux événements publics et administre un groupe en ligne dédié aux adeptes de la ville de Québec sur le réseau social en ligne dédié au BDSM. Daniel se dédie aussi à la fabrication artisanale de jouets employés dans le BDSM, ce qui, cumulé à leur pratique du BDSM personnelle et au temps dédié à l’organisation, constitue somme toute, un investissement de temps majeur. Sans compter qu’en parallèle Myriam est la Dominante de deux soumis, et de temps à autre, le temps d’une scène avec un partenaire de jeu de longue date, elle renoue avec la soumission.

5.4 Les relations Ds selon les praticien-ne-s de la vieille école

Je traiterai à présent de décrire ce qu’ont en commun les praticien-ne-s de la vieille école, avant d’aborder ce qui distingue leur rapport au BDSM de celui des autres répondant-e-s de l’échantillon que j’ai qualifié-e-s de joueurs. En plus des séances de jeux physiques auxquelles ils et elles prennent part, les praticien-en-s se disant de la vieille école disent par ailleurs maintenir au quotidien des rituels et se plier à des règles d’interaction faisant en sorte que le lien Ds se prolongerait dans le quotidien, en marge des séances physiques de jeux. Les répondant-e-s expliquent qu’ils et elles instrumentalisent des actions banales de la

104 vie quotidienne en les recadrant dans le contexte de performance d’un rapport de Domination et de soumission.63 Les répondant-e-s de la vieille école seraient tout à fait d’accord avec l’énoncé suivant voulant qu’un rapport de Domination et de soumission est le processus par lequel la personne au rôle de Dominant-e met en place un « protocole » (ensemble de règles convenues) à respecter pour donner corps à la Domination et à la soumission. Si ce « protocole » est adopté de manière consensuelle et convenu par les deux personnes, le plus souvent, les discours de ces praticien-ne-s de la vieille école laissent entendre que ce dernier serait instauré (voire « imposé ») par la personne au rôle de Dominant-e. Cette affirmation des répondants me semble faire partie du jeu. En effet, les propos de la plupart des praticien-ne-s de la vieille école se structurent de manière générale autour d’une volonté de faire comme si la relation Ds était « réelle » bien qu’ils ont tout-e-s par ailleurs très bien conscience de son caractère simulé comme je l’expliquerai64. Selon ces répondant-e-s, il relèverait du rôle de la personne Dominant-e de faire preuve d’inventivité dans l’établissement des mesures à respecter par la personne soumise dont le

63 Tandis qu’une scène de jeu engage physiquement et sensuellement les partenaires de manière relativement intense et théâtralisée durant un court laps de temps délimité lors duquel toute l’attention des partenaires est entièrement dédiée aux pratiques en cours en vue de générer des sensations intenses, une ambiance particulière ou une tension érotique ; la ritualisation d’activités ordinaires vise à étendre les lieux et moments d’exercice du pouvoir et du lien Ds dans des situations normalement a-érotique (telles que servir un repas, se saluer avec un décorum particulier, demander une permission pour aller aux toilettes) en actualisant les rôles via certaines restrictions, permissions à demander, ou obligations positives dont les personnes au rôles de soumis-e-s doivent s’acquitter. Un exemple de tâche « ordinaire » pouvant être instrumentalisée à des fins érotiques et sensuelles est celui des tâches ménagères. Élodie et sa Maîtresse, par exemple, font des tâches domestiques un objet d’exercice de pouvoir alors qu’Élodie dans le rôle de soumise « doit » s’acquitter de nettoyer la maison de sa Maîtresse souvent en portant des tenues sexy ou un accessoire stimulant des zones érogènes. En ce qui concerne l’encadrement de certaines activités replacée dans le cadre d’une relation Ds, André raconte qu’alors qu’il était en relation Ds avec une soumise qui désirait se remettre en forme et perdre du poids, ils ont d’un commun accord décidé d’intégrer cet objectif personnel dans leur dynamique Ds en y appliquant la même logique de récompenses et de punitions que pour toute autre chose étant l’objet du jeu de pouvoir. Ce dernier raconte avoir ainsi pu soutenir cette dernière dans l’atteinte de ses propres objectifs en les intégrant de cette manière au jeu de Domination et de soumission. André ajoute qu’il aurait pu faire de même pour des travaux scolaires, ou toute autre obligation que sa soumise lui aurait suggéré d’encadrer. Pour certain-e-s praticien-ne-s, la domination et la soumission semble aller bien au- delà de la scène de jeu en tant que telle et trouve une extension à travers certains rituels et règles à respecter qui viennent se greffer à des activités quotidiennes tout à fait ordinaires en dehors des séances de jeu proprement dites. Une personne dans le rôle du/de la Dominant-e pourrait par exemple décider des choix de menu par exemple, ou de ce que la personne au rôle de soumis-e pourrait porter comme vêtement lors de certaines occasions comme André qui raconte en avoir fait l’expérience à titre de Dominant. 64 Cette idée de la personne dominante qui « impose » des règles auxquelles la personne soumise « doit » se plier, ne doit pas faire oublier que le BDSM est un jeu consensuel et que toute personne est en principe libre de s’extraire du jeu ou d’une relation Ds, d’en modifier les modalités, de les accepter ou de les refuser, voire d’appeler la police et de signaler un abus. En principe, le BDSM se distingue de l’agression par son caractère librement consenti. Or, cela n’empêche évidemment pas la possibilité que le BDSM puisse être pratiqué dans des couples caractérisés par des rapports de dépendance ou de contrôle financier, social ou psychologique dans lesquels le caractère librement consenti des pratiques BDSM serait bien discutable. Or, aucun-e répondant-e-s de l’échantillon ne se trouve dans une situation de dépendance économique vis-à-vis d’aucun partenaire de jeu. Bien que je ne puisse écarter en dehors de tout doute la possibilité qu’un- e répondant-e soit impliqué-e dans un rapport inégalitaire qui dépasserait le cadre du jeu, il me semble raisonnable sur la base de la compréhension que j’ai de l’expérience de mes répondant-e-s d’écarter cette possibilité.

105 rôle consisterait à l’inverse à appliquer et à mettre à exécution ces règles qui constituent ultimement les canaux par lesquels la relation Ds prend forme. Cette manière de concevoir et de décrire une relation de Domination et de soumission comme une manière de « mettre l’autre à sa main » ou « d’asseoir son pouvoir sur l’autre » (Myriam) fait partie des moyens mobilisés par les tenant-e-s de la vieille école pour faire oublier le caractère factice des relations Ds, qui sont, de fait, consensuelles. Comme je l’expliquerai dans la section suivante, c’est précisément cette volonté de croire en la véracité de la relation Ds en mettant de l’avant son caractère véridique ainsi que la pratique quotidienne du rapport Ds qui caractérisent le rapport au BDSM des tenant-e-s de la vieille école.

5.4.1 Une incarnation des rôles dans la durée et au quotidien

Certaine-s praticien-ne-s de la vieille école (Gaston et Louise ainsi que Xavier et sa Maîtresse) insistent sur le fait que leur protocole Ds s’appliquerait presque en permanence, mais il s’avère que ces praticien-ne-s ne se voient respectivement de visu que durant les fins de semaine et ne font pas vie commune. Toutefois, même lorsqu’ils ne se côtoient pas de visu, ils disent poursuivre leur relation Ds à distance et persister dans la performance de leur rôle: Tous les jours, on se communique via Facebook ou par texto. Tous les jours, il y a un minimum de « Bonjour Maîtresse, Bonsoir Maîtresse, Bonne nuit Maîtresse ». Tous les jours, il y a un petit mot c’est sûr. Si je n’ai pas un petit mot de ma Maîtresse, je vais m’inquiéter pour elle. C’est toujours présent, tout le temps. (Xavier) Louise raconte que ça fait partie du protocole (ou de l’entente) établi entre elle et son Maître de s’agenouiller lorsqu’il lui téléphone. Quand je suis à la maison, et qu’il m’appelle, je me mets à genou jusqu’à ce qu’il me dise « Bon tu peux te lever, va te mettre en dessous de tes couvertes, puis on va continuer à parler ». Ce sont des affaires comme ça. Soulignons ici que le caractère consensuel de la relation et le fait que la Domination et la soumission soient simulées apparaît évident dans le cas de ces relations se poursuivant à distance, dans la mesure où la personne au rôle de soumis-e pourrait tout à fait décider de ne pas se plier au protocole convenu avec sa Maître-sse voire même éteindre son téléphone. Or, ils et elles n’en font rien. Alors que Louise, Gaston, et Xavier insistent sur le fait que

106 l’application de leur protocole serait toujours effective même à distance, en l’absence de l’autre, d’autres répondant-e-s de la vieille école disent plutôt performer leur rôle durant des périodes de temps délimitées (pouvant varier de 2 jours jusqu’à 3 semaines) selon les répondant-e-s. Quand Xavier « sort » avec sa Maîtresse une fin de semaine durant, il est dans son rôle de soumis du moment où il la salue, jusqu’au moment où il la quitte. En dehors de leur participation à un événement organisé par la communauté où lors des scènes les pratiques physiques BDSM seront réalisées à l’endroit de Xavier par sa Maîtresse, leurs rôles persistent même au restaurant ou lorsqu’ils déambulent dans les rues. À nul moment Xavier ne se permettrait de tutoyer sa Maîtresse et ce, peu importe le contexte. Pour moi quand je vais sortir, je suis toujours soumis avec ma Maîtresse, même quand on est dans un environnement vanille par exemple, on vient à table, je vais rester debout. Je vais attendre un petit signe de sa part pour m’autoriser à m’asseoir. Après on va nous apporter nos assiettes, je ne vais pas boire sans une autorisation, je ne vais pas manger sans une autorisation. Je ne vais pas me lever sans mon autorisation, je ne vais pas aller aux toilettes sans mon autorisation. Tout se demande. Cependant pour Xavier, les moments où il voit sa Maîtresse sont coupés du reste de sa vie sociale (loin de sa famille et de ses ami-e-s) et il ne mélange pas les deux, ce qui rend possible pour lui la perpétuation du vouvoiement par exemple en présence d’autrui qui sont essentiellement des inconnu-e-s. Tandis que si Louise reçoit sa famille à souper en présence de Gaston qui passe uniquement pour son conjoint dans un pareil contexte, le vouvoiement sera suspendu temporairement. Certains rituels de Domination et de soumission peuvent persister en contexte public, mais prennent alors une forme plus discrète. Le collier de cuir de la personne au rôle de soumise par exemple sera alors remplacé par une chaînette. S’il est convenu par exemple, qu’en tout temps, la personne soumise doive avoir la permission de son/sa Maître-sse pour commencer à manger ou pour aller aux toilettes comme c’est le cas entre Louise et Gaston ; en public, cette convention sera maintenue, mais elle sera mise en pratique de façon plus subtile, imperceptible pour les autres. La communication entre les deux partenaires peut alors se traduire par un contact visuel, ou un léger hochement de tête. Quand on fait des soupers en famille, je le sers d’une certaine façon, je lui verse du vin dans son verre d’une certaine façon, je lui donne son manteau. Je ne mange pas avant qu’il me dise que je peux manger —c’est du protocole ça— quand j’ai envie d’aller à la toilette, j’ai besoin d’une permission. Quand il y a ma famille autour, je suis très subtile, je lui fais signe. Puis quand il me fait signe que non, je suis comme Arg ! [Expression amusée]. Alors, c’est un jeu

107 aussi. J’aime ça. Il n’y a que nous qui sommes au courant, on a du fun là- dedans ! Remarquons que le fait que Xavier continue de vouvoyer sa Maîtresse en public, auprès d’inconnu-e-s, alors que Louise et Gaston ajustent ce qu’ils appellent leur « protocole » de manière à ce que leurs comportements apparaissent normaux aux yeux de leurs proches est révélateur de leur conception de la normalité et permet de voir auprès de qui ils s’évertuent à camoufler leurs pratiques et quelle pratique apparaît normale aux yeux des autres. Tandis que le vouvoiement entre Xavier et sa Maîtresse n’apparaît pas particulièrement étrange aux yeux d’inconnu, le vouvoiement entre Louise et Gaston apparaîtrait en présence de proches tout à fait incongru.

5.4.2 La « vraie » relation Ds : celle dont on oublie le caractère consensuel

Les répondant-e-s s’identifiant à la vieille école semblent attacher beaucoup d’importance au caractère profond et psychologique 65 de la Domination et la soumission. Comme Gaston se plaît à le répéter : « Les plus beaux bondages que je fais, [dit-il], ils n’ont pas de cordes. C’est entre les deux oreilles. Ça, c’est le plus beau bondage qui puisse exister. […] C’est l’esprit d’abord, puis ensuite le corps », dit-il. Un discours récurrent chez certain-e-s praticien-ne-s de la vieille école que j’ai interrogé-e-s porte sur l’importance accordée dans à leur relation de Domination et de soumission. On peut lire entre les lignes de l’extrait suivant une volonté de convaincre du sérieux que revêt cette relation Ds aux yeux du répondant alors que Gaston dit faire passer sa relation Ds avant sa relation de couple. Tellement, que Gaston raconte qu’au moment où Louise et lui ont commencé à avoir des sentiments l’un pour l’autre alors qu’ils avaient déjà amorcé une relation Ds ensemble, ce dernier craignait que leur relation de couple n’interfère dans leur relation Ds : J’ai dit à Louise : - Là on a un problème. - Ah oui Maître ? - Oui, un gros problème. Il va falloir y réfléchir. Ça paraît « wow » ce qu’on vit là, mais si on s’est rencontré c’est pour une passion et là on est en train d’en développer une autre. Il ne faut pas perdre de vue ce pour quoi on s’est rencontré.

65 Par opposition à une Domination et une soumission qui serait exclusivement physique.

108 […]Quand il y a un sentiment d’amour et de tendresse qui s’installe avec le sujet [le soumis], la ligne devient tellement mince que des fois sans t’en rendre compte —c’est sournois— ça peut t’influencer dans tes décisions de Maître, dans le cheminement que tu vas emmener.[…]C’est ça qui te guette parce que si tu as un sentiment qui vient se mêler là dedans ça va peut-être influencer ton choix et là tu vas faire une erreur, tu ne l’auras pas emmenée sur le bon chemin. […] Parce qu’on est beaucoup plus exigeant envers la personne qu’on aime. Parce qu’on s’attend à ce qu’elle se dépasse plus, qu’elle soit encore meilleure. Donc Louise, mettons qu’elle doit prendre une position, je vais aller la corriger : son pied droit n’était pas assez ouvert à mon goût. Mais en même temps, il faut que je fasse attention ! Il ne faut pas que je l’ « écoeure » de sa passion, il faut que je l’épanouisse ! En effet, les discours des praticien-ne-s de la vieille école insistent de manière récurrente sur le « sérieux » du BDSM qu’ils et elles pratiquent. Si le BDSM est un jeu, comme le souligne Myriam « C’est [toutefois] un jeu très sérieux parce qu’il y a des conséquences à ce que tu fais là-dedans ». Notons qu’ici ce qui définit le jeu c’est son caractère librement choisi et la possibilité d’en sortir qui constituent toujours la toile de fond des discours des tenant-e-s de la vieille école, alors qu’ils mettent de l’avant le caractère « profond », « vrai », « senti », voire même à certains égards « difficile » de leur relation de Domination et de soumission. La compréhension que j’ai de mes données m’emmène à conclure que certains propos formulés en entrevue par les praticien-ne-s de la vieille école doivent être envisagés littéralement comme partie intégrante de leur jeu BDSM. En entrevue, s’ils et elles cherchent à me convaincre de la véracité de leur lien de Domination et de soumission, c’est non pas dans le but de dénoncer une situation de violence qui serait réelle, mais plutôt dans le but de distinguer leur pratique de celle des autres praticien-ne-s qui, selon eux, ne prennent pas le jeu au sérieux. L’analyse des discours normatifs permettant aux répondant- e-s de se distinguer d’autres praticien-ne-s me semble expliquer de manière beaucoup plus satisfaisante ces propos décrivant la véracité de leur relation Ds et les difficultés rencontrées dans leur rapport Ds que l’hypothèse selon laquelle ces praticien-ne-s seraient aux prises avec un réel rapport de pouvoir inégalitaire. Lorsque Louise raconte son parcours, celle-ci distingue le BDSM qu’elle associe au jeu, du vrai BDSM beaucoup plus profond qu’elle pratique actuellement avec son Maître : À l’époque, c’était seulement quelque chose de physique, ce n’était pas cérébral le BDSM. Même avec mon groupe d’amis, c’était des jeux. C’est avec Maître aujourd’hui que j’apprends que c’est beaucoup plus profond que ça. […] Le

109 vrai sens du BDSM je ne savais pas encore c’était quoi. C’était plutôt un niveau de jeu physique avant. Le périple dans la Domination et la soumission est souvent associé à l’idée d’une « progression » (Louise), d’un « cheminement » (Myriam), d’une « évolution », d’une « profondeur » (Xavier) et même à une dimension « spirituelle » (André). Les praticien-ne- s de la vieille école que j’ai interrogé-e-s, se montrent par ailleurs critiques vis-à-vis certaines conceptions du BDSM ou pratiques ne correspondant pas au BDSM protocolaire que les tenant-e-s de la vieille école assimilent à leur conception d’une relation Ds. « Pour moi, le BDSM ce n’est pas m’exécuter. C’est beaucoup plus, c’est le ressenti qui vient me chercher. Ça s’est perdu aujourd’hui. Le monde, ils sont moins passionnés, ils ne comprennent pas, ce n’est pas une passion pour eux autres et c’est malheureux. » (Louise) Certain-e-s praticien-n-es de la vieille école déplorent le fait que des nouveaux initié-e-s verraient le BDSM comme un moyen de pimenter leur sexualité ce qui contraste avec l’engagement qui caractériserait leur rapport au jeu et le « sérieux » avec lequel ils semblent s’engager dans leur relation Ds. « Comme je t’ai dit la majeure partie là-dedans ont des fantasmes sexuels, puis ils vont dans le BDSM comme un refuge. […] Moi, je ne vois pas ça comme de la sexualité le BDSM pour moi. C’est beaucoup plus profond que ça. » (Louise) Selon les répondant-e-s de la vieille école, les plus jeunes praticien-ne-s n’accorderaient pas d’importance à ce qu’eux associent à une pratique BDSM intéressante : celle comprenant une dimension psychologique et allant au-delà des artifices. Dans le même ordre d’idée, Gaston parodie l’approche mécanique et « garrochée » qu’il attribue aux jeunes praticien-ne-s qui ne pratiqueraient pas le BDSM de la vieille école et dont le niveau de pratique demeurerait superficiel selon lui, car uniquement axé sur les jeux physiques et sexuels, et reposant sur l’apparence : Comme je disais tantôt, c’est que ça a été pris comme un refuge. [Gaston se lance dans la parodie d’une nouvelle initiée hypothétique en adoptant une voix aiguë (en italique)] : - Je viens de perdre mon chum, puis je suis tannée de baiser de même, je m’en vais dans le BDSM. Elle prend le catalogue : - Ok, je vais me commander un suit de même, ça va être pas pire ça. Il y en a qui font ça de même là ! - Où est-ce que ça se passe vendredi soir ? C’est où l’activité ? C’est là ? Ok. 20 $ Salut c’est moi. Check mon suit. Tu as un fouet toi ? Viens ici, rougis-moi le cul.

110 Tu vas en avoir de ça. [ajoute-t-il.] [Il conclut en disant que la communauté BDSM] « d’aujourd’hui est un ramassis. Les gens de mon parcours, quand on regarde ça, on a le fou rire [dit- il] parce que bien des fois tu vas à des activités BDSM, puis c’est une mascarade. Ce n’est pas ça le BDSM. Maintenant c’est rendu : « 250 pieds de cordes ! » « Hey j’ai mis 300 pieds ! », « Moi, j’en ai mis 400 pieds aujourd’hui ! ». Moi, j’ai le fou rire. Je ne me révolte pas contre ça, mais j’ai le fou rire parce que le plus beau bondage qu’on peut faire : il a zéro corde. Ainsi, les tenant-e-s de la vieille école cherchent à se distinguer des manières de faire qu’ils attribuent à l’autre groupe de praticien-n-es que j’ai qualifié de joueurs. Dans cette volonté de se distinguer des autres, de part et d’autre, se dégagent deux conceptions du BDSM. C’est à partir de ces distinctions que j’ai formulé deux idéaux-types de manières d’envisager le jeu qui se préciseront au fil de l’analyse.

5.4.3 La sexualité accessoire et l’immuabilité des rôles

En entrevue, les praticien-ne-s de la vieille école, s’appliquent à décrire la sexualité comme un canal comme un autre à travers lequel sont performées la Domination et la soumission. Ces derniers désapprouvent l’idée que la motivation emmenant les gens à pratiquer le BDSM puisse tourner univoquement autour de la sexualité. Selon eux, le BDSM qu’ils et elles assimilent normativement à la Domination et à la soumission ne saurait se réduire uniquement à une manière de pimenter sa vie sexuelle. En effet, ces derniers disent considérer la sexualité comme étant accessoire au BDSM et se désolent de voir autant de nouveaux praticien-ne-s passer complètement à côté de ce qui serait le cœur du BDSM : la profondeur que peut prendre une relation Ds. Ces praticien-ne-s trouvent inconcevable de changer de rôle et critiquent cette pratique consistant à passer d’un rôle à l’autre selon les contextes tout comme ils et elles semblent désapprouver le titre de Switch qu’ils et elles considèrent être un « entre-deux » qui ne correspondrait pas à leur manière progressive et durable de s’engager dans des relations Ds via un seul et même rôle permanent. Aujourd’hui c’est du n’importe quoi. Ce n’est pas clair, tu ne sais pas ce qu’ils veulent les jeunes qui sont là-dedans. Les nouveaux qui viennent d’arriver ne savent pas ce qu’ils veulent. Ils ne savent pas s’ils sont soumis-e ou Dominant- e, alors ils explorent les deux, mais ils ne prennent pas un côté. Parce que tu es un ou tu es l’autre. Switch là, c’est difficile parce que c’est deux états très différents. (Louise)

111 Daniel quant à lui fait une analogie entre la réprobation du rôle de « switch » par la vieille école et celle du/de la bisexuel-le au sein de la société : Nous deux on est un peu de l’école où est-ce que tu prends un rôle, puis tu l’assumes. […] Je comparerais ça aux hétérosexuel-le-s, à comment ils voient les bi. Si tu rencontres un bi-sexuel, tu vas dire : « c’est quelqu’un qui ne s’est pas branché ou qui n’a pas trouvé sa voix ». Bien, il y en a beaucoup pour qui ça ne leur passe même pas par la tête que ça puisse exister : « oui, tu aimes les deux ». Bin c’est la même chose dans le BDSM, exactement la même chose. Les bi, les Switch, ça n’existait pas. Il n’y en avait pas, puis c’était la mentalité à l’époque : tu es Dominant, ou tu es soumis, mais tu ne peux pas être les deux. Tu ne peux pas être les deux ! C’était aussi tranché que ça. Cette idée que l’on devrait choisir un rôle et s’y tenir est en adéquation avec la conception que ces praticien-ne-s ont d’une relation Ds qui suivrait selon eux un développement progressif, lequel peut s’exprimer par l’acquisition graduelle de certains titres (passer de « en considération » à « soumis-e », ou à « esclave » par exemple) rendus visibles par le port successif de collier de différentes grosseurs et couleurs accompagnant ces différentes étapes. Il faut dire que ces relations Ds sont généralement conçues comme étant de durées relativement longues dans le temps (de quelques mois à quelques années) et non pas comme un phénomène temporaire que l’on adopterait tantôt avec un partenaire, tantôt avec un autre. D’ailleurs, tandis que les tenant-e-s de la vieille école réfèrent à leur Dominant-e, Maître-sse, soumi-e, ou esclave par ces titres, chez les autres praticien-e-s, il existe la notion de « partenaire de jeu ». Le partenaire de jeu peut être ponctuel, occasionnel et changeant tandis que les praticien-ne-s de la vieille école projettent leur relation Ds dans la durée. L’approfondissement du lien Ds se traduirait par l’ajout de certaines règles à respecter ou de certains rituels à réaliser par la personne au rôle de soumise pour la personne au rôle de Dominant-e.

En somme, ce qui caractérise le BDSM tel que conçu par les tenant-e-s de la vieille école est que celui-ci se pratique dans le cadre de relation Ds progressive et envisagée comme étant de longue durée. Les praticien-ne-s de la vieille école disent s’engager sérieusement dans leur relation Ds et insistent sur le caractère psychologique et profond (voire difficile) de leur relation. Les rôles Dominant-e et soumis-e sont pensés comme étant immuables, ce qui emmène les répondant-e-s de la vieille école à critiquer le rôle de Switch qu’adoptent

112 d’autres praticien-ne-s (les joueurs). La sexualité est considérée comme instrumentale à la relation Ds et la motivation de certain-e-s praticien-ne-s qui reposerait uniquement sur l’envie de pimenter sa sexualité est dévalorisée par les tenant-e-s de la vieille école. Aussi, la performance de leur rôle et de leur relation Ds prend place au quotidien et déborde des seules séances de jeu, à travers l’application du protocole propre à leur relation selon le contexte.

5.5 Le BDSM conçu par les joueurs

Je synthétiserai à présent ce qu’ont en commun les conceptions du BDSM partagées par les répondant-e-s ne s’identifiant pas à la vieille école que j’ai qualifié-e-s de joueurs en reprenant les mêmes thématiques abordées dans la section précédente soit la conception des rôles, la manière d’envisager le jeu, les moments où le jeu prend place et la place de la sexualité dans le BDSM. Ces répondant-e-s, contrairement aux tenant-e-s de la vieille école, conçoivent tout à fait que l’adoption des rôles puisse être fluide et changeante voire même sans importance. Ils et elles reconnaissent la légitimité du rôle de Switch tout comme ils et elles admettent que l’on puisse pratiquer du BDSM sans accorder d’importance à l’identification à un rôle particulier. « L’avantage c’est que maintenant les Switch sont plus acceptés. Même, je dirais que c’est quasiment la norme maintenant. Les gens ne se « badrent » plus de la position des gens, ça fait qu’on joue, un point c’est tout. » (Daniel) André-Anne se souvient d’une fois où elle s’est présentée à une soirée privée organisée par des praticien-ne-s de la vieille école : La première fois que je suis allée dans un party privé, c’était du monde qui tripait protocole à mort. Puis la première chose qu’ils nous ont demandé c’est : - entre vous deux, c’est qui le Dominant puis le soumis ? » Puis on fait comme « buaabluaaaabluaaabluaaaabluaaa »…. Puis là tout de suite on était jugé par ce que ça ne « fitait » pas avec le groupe. Également, ces praticien-en-s qui ne s’identifient pas à la vieille école semblent vouloir se distancier du type de rapport au BDSM des praticien-ne-s de la vieille école et de leur manière plus sérieuse de pratiquer la Domination et la soumission qui peut parfois apparaître aux yeux des autres comme malsaine à certains égards. C’est un jeu, puis c’est correct, je trouve ça le fun parce que justement, fondamentalement, c’est un jeu. Moi j’ai toujours vu ça comme ça, puis ceux

113 qui voient pas ça de même, je trouve pas ça normal. Je trouve ça malsain. (Daniel) Ils insistent plutôt sur le caractère ludique du BDSM, ce qui peut les emmener dans certains cas à désapprouver le type de rapport au jeu entretenu par les praticien-ne-s de la vieille école. Ils insistent sur la démarcation qui se doit d’être nette entre les moments en jeu, et les moments hors jeu dictant ce qui est permis de faire et ce qui ne l’est plus. « C’est comme l’humiliation. Tu sais, l’humiliation pour de vrai dans quelque chose d’intime : non. Tu peux l’humilier en jeu, mais justement quand ça sort du jeu, je trouve que c’est malsain. » (Maryline) Ces praticien-e-s insistent sur la nécessité de faire la part des choses entre le jeu impliquant les codes et les règles consenties de la Domination et de la soumission et la vraie vie dans laquelle ces mêmes codes qui sont acceptés dans le cadre du jeu deviennent alors intolérables: « Il y a certaines personnes qui ont eu une journée de merde, et ils vont le faire payer à leur soumis ou quoi que ce soit, mais dans mon cas c’est pas un assouvissement c’est pas un genre de punching bag. Ça reste deux univers. » (Sabrina) Plutôt que de chercher à souligner l’imbrication du BDSM à sa vie quotidienne comme certain-e-s praticien-ne-s de la vieille école font, Sabrina cherche au contraire à bien marquer la distance entre les deux, ce qui revient dans le discours des joueurs. Ces derniers conçoivent le BDSM comme un jeu et ne cherchent pas à insister sur la dimension « sérieuse » ou « authentique » des relations Ds (s’il y a lieu), mais en assument tout à fait le caractère factice, simulé et joué. D’où le choix de l’appellation « joueurs » pour désigner le groupe de répondant-e-s dont la pratique du BDSM est ludique et relève du jeu. En ce sens, les propos d’André-Anne sur le consentement et la négociation des pratiques entre les partenaires, témoignent d’une prise de distance vis-à-vis de sa pratique et mettent de l’avant la séparation entre les moments où elle est « en jeu », des moments où elle est « hors jeu » ou « en coulisse ». Quand j’attache quelqu’un, souvent je leur donne des indications : « je veux que tu restes alerte à tel truc » parce qu’il y a des gens qui tombent en subspace66, et ces gens-là me font peur parce que s’il y a un problème, ils seront incapables de t’en informer. […] Ou [la question à savoir si on peut] négocier quelque chose d’un peu plus hard quand la personne est un peu partie… Est-ce qu’une fois la scène commencée, cette personne-là est encore capable de

66 Le subspace est un terme employé dans la communauté BDSM qui désigne l’état second dans lequel une personne (soumise ou Bottom) voit ses facultés affaiblies lors d’une séance de jeu physique dû à la production d’endorphines.

114 consentir à quelque chose de nouveau ou pas ? Ç’est un débat qui ne finira jamais… Il n’y a pas de réponse parfaite. Les propos des joueurs rendent explicites le fait que les pratiques sont consensuelles et négociées, ce qui contraste avec ceux des tenant-e-s de la vieille école qui parlent du BDSM depuis leur rôle de Dominant-e ou de soumis-e, en traitant par exemple de la bonne façon pour un-e Dominant-e d’emmener son/sa soumis-e à intégrer tel rituel (Gaston) ou de la manière dont ils et elles sont parvenus en tant que soumis-e-s à intégrer un enseignement ou une leçon importante (Xavier) suite à une correction punitive administrée par leur Maitr- esse. Tandis que les joueurs discutent explicitement des rouages de l’arrière-scène et des conditions qui rendent possibles la tenue du jeu (en abordant la question du consentement notamment) —ce qui témoigne d’une distance prise vis-à-vis de leurs pratiques et de leur rôle (s’il y a lieu)— les répondant-e-s de la vieille école mettent de l’avant des expériences qu’ils ont vécues en tant que Dominant-e ou soumis-e, dans le cadre de leur relation Ds et non à titre de personne jouant à un jeu de rôle. Cette distinction est capitale et me permettra d’approfondir subséquemment dans mon analyse les deux idéaux-types de rapport au jeu que je développe. Les joueurs disent pratiquer soit uniquement dans le cadre de séances de jeu ou encore dans le cadre de périodes délimitées dans le temps pour ceux engagés dans des relations Ds (trois semaines au maximum pour ce qui est du Ds passant par la ritualisation du quotidien). Ainsi, les joueurs ne semblent pas vouloir convaincre que leur pratique de la Domination et de la soumission (s’il y a lieu) est maintenue de manière constante au quotidien puisque ceux et celles pratiquant la Domination et la soumission, à un moment où un autre de l’entrevue, se sont tou-te-s défendu de pratiquer du 24-7. Il y en a qui ne voient pas ça comme un jeu, c’est clair. Pour eux, c’est un style de vie. C’est une position qu’ils ont à tous les jours, tout le temps. C’est ce qu’on appelle du 24-7. Il y en a qui croient à ça dur comme fer. […] le 24, 7 c’est un trip mais après mon trois semaines : non. C’est le fun, c’est drôle, mais une fin de semaine c’est correct ; une semaine ok ; mais plus que ça, ça devient lourd. Ça doit rester un jeu. Ça a toujours été notre créneau. (Daniel) Concernant le rapport entre la sexualité et le BDSM, les joueurs cherchent à démystifier l’idée répandue selon laquelle les pratiques BDSM seraient nécessairement sexuelles et soutiennent qu’une séance de BDSM n’est pas moins complète si elle ne comprend pas de pratiques sexuelles. « On va souvent faire des scènes de cordes, puis tu sais, le sommet de l’intensité de la scène n’a absolument rien de sexuel » (Carl) « En contexte de jeu il va se

115 passer quelque chose de beaucoup plus intense que juste un côté sexuel. » (Marc- Antoine) Cependant, ces derniers admettent les liens étroits entre la sexualité et le BDSM et ne cherchent pas à dissocier l’un de l’autre. À la question « Le BDSM et la sexualité sont-ils reliés pour toi? », Chloé répond : « Quand même oui. J’ai déjà joué avec des gens où il n’y avait pas de connexion sexuelle. Au fond, c’était vraiment un jeu pour le fun. Mais en gros oui, quand même beaucoup. Moi je trouve qu’il ne faut pas le cacher, il y a un bon fond du BDSM qui reste sexuel. » Si la posture peut apparaître nuancée, on remarque tout de même une différence entre cette position et l’insistance avec laquelle les autres répondant-e-s se disant de la vieille école s’efforcent de distinguer le BDSM de la sexualité en la considérant comme secondaire, instrumentale et accessoire.

5.6 Un jeu de rôles collectif ou un ensemble de pratiques interindividuelles

À partir des propos des répondant-e-s et de leur identification ou non à la vieille école, j’ai dressé le portrait des manières de faire et conceptions partagées respectivement par les tenant-e-s de la vieille école et par les joueurs. Voyons maintenant comment ces distinctions se manifestent dans la tenue d’événements collectifs selon qu’ils sont organisés par les joueurs ou par les tenant-e-s de la vieille école. Ce qui m’apparaît distinguer le BDSM des tenant-e-s de la vieille école de celui des joueurs renvoie deux manières de s’engager dans le BDSM, lesquelles sont si différentes que l’on pourrait presque affirmer qu’ils et elles ne jouent pas tout à fait au même jeu. Comme je le démontrerai dans la section qui suit, pendant que les praticien-ne-s de la vieille école jouent à un jeu de rôle collectif, les autres entretiennent un intérêt pour certaines pratiques de manière interindividuelle. La différence entre les deux types de jeux apparaît d’autant plus grande lorsqu’on étudie les dynamiques collectives lors des événements organisés tantôt par ceux de la vieille école, tantôt par les joueurs. Les événements correspondant aux normes de la vieille école sont désignés comme étant des « événements protocolaires ». Un souper protocolaire, par exemple, consiste en un événement lors duquel chacun-e performe son rôle du début à la fin sans en sortir, et ce, non seulement entre les couples de Dominant- e/soumis-e en relation Ds, mais entre tout un chacun de manière collective. Les règles d’interactions sont alors régies par l’asymétrie hiérarchique entre les Maître-esse, et les

116 Dominant-e d’un côté, et les soumis ou esclaves de l’autre côté. Si j’ai déjà défini le protocole par un ensemble de règles d’interactions établies entre deux personnes engagées dans une relation Ds, il faut ici souligner que le protocole pour les tenant-e-s de la vieille école peut également s’appliquer dans un cadre collectif. Lorsqu’un groupe affinitaire convient d’un ensemble de règles à respecter et de rituels à observer lors d’événements organisés, on parlera du protocole de la soirée. D’où le nom de soirées « protocolaires » que les tenant-e-s de la vieille école (ou ceux comme Daniel et Myriam ayant été formés selon ces modalités) donnent aux soirées fonctionnant selon des règles communément convenues, lors desquelles chacun performe son rôle vis-à-vis d’autrui en fonction de ces règles67. Daniel qui a déjà fréquenté un club privé fonctionnant selon les règles de la vieille école, c’est-à-dire de manière collective selon un même protocole, raconte son expérience: [C]’était très protocolaire à cette époque-là. Ça veut dire que les soumis et les soumises s’assoyaient à terre, et les Dominants et les Dominantes étaient sur une chaise. Il y avait le principe du baise-main ou de salutation. Il y avait plein de petites règles et de normes. (Daniel) Sur la base des récits de Daniel, Gaston et de Xavier qui ont fait l’expérience de ce genre de club ou événement protocolaires associés à la vieille école, il est possible de dresser un portrait de leur fonctionnement. On pouvait par exemple convenir de salutations spécifiques que les personnes au rôle de soumis-e-s devaient adresser à celles au rôle de Dominant-e-s à leur arrivée. Le baisemain aux dires de Gaston était une pratique couramment observée. Un autre exemple de convention rapporté par Xavier consistait en l’obligation pour les personnes au rôle de soumis-e de laisser les sièges et le mobilier à l’usage des personnes au rôle de Dominant-e-s. Les répondant-e-s mentionnent également l’existence d’un code selon lequel le positionnement de la laisse d’une personne soumise informe de la manière dont il convient de la traiter. D’après les répondants, une laisse positionnée sur l’épaule de la personne soumise signifiait que celle-ci ne pouvait être approchée que par son Maître ou sa Maîtresse. À l’inverse, lorsque la laisse était laissée pendante, il semble que cette

67 À noter qu’il arrive que des joueurs organisent une soirée et transmettent un « protocole » aux invité-e-s. Dans ce contexte, le protocole réfère à l’ensemble des règles de conduite à adopter lors de cette soirée particulière par exemple : la réglementation concernant la permission ou non d’avoir des rapprochements sexuels, la nécessité de nettoyer/désinfecter les accessoires ou stations de jeu après utilisation, etc. Ces règles ne portent pas comme tel sur les modalités d’interactions entre personnes Dominantes et personnes soumises, mais sur ce qui est permis ou non de faire lors de cette soirée.

117 personne pouvait être approchée par les autres personnes dominantes, qui pouvaient même aux dires des répondant-e-s s’engager avec elle dans des pratiques BDSM.

Les joueurs quant à eux, n’observent pas de protocoles (de règles d’interactions entre personnes au rôle distinct) de manière collective entre tout un chacun-e, mais uniquement à l’intérieur de leur binôme (ou trinôme dans le cas de Myriam qui à l’occasion domine deux soumis-e-s en même temps) et ce, généralement uniquement pendant les moments précis où ils entrent en scènes de jeu physique. Certain-e-s tenant-e-s de la veille école expliquent comment les événements ouverts au public tenus dans la communauté BDSM actuellement, ne correspondent plus auxdits « événements protocolaires » de cette époque des clubs privés où l’on s’adonnait en fait à un jeu de rôle collectif. Ils et elles soulignent comment cette divergence dans la pratique du BDSM aurait fait en sorte que les praticien-ne-s de la vieille école se seraient retiré-es des événements communautaires semi-publics pour pratiquer entre eux avec d’autres praticien-ne-s de la vieille école lors d’événements « privés » c’est-à-dire n’étant pas accessibles à tout-te-s via la plateforme en ligne, mais uniquement accessibles aux personnes y étant personnellement invitées. Gaston attribue ce supposé « retrait » des tenant-e-s de la vieille école se regroupant entre eux, à « l’envahissement » du BDSM par un certain type de « clientèle » en référence à ceux qui partagent le rapport au jeu des joueurs. La manière dont Gaston se représente les joueurs nous informe davantage sur sa conception du jeu que sur celle de ceux qu’il décrit. D’ailleurs chacun des deux groupes se représente les manières de faire de l’autre de manière à mettre de l’avant les éléments qu’eux-mêmes/elles-mêmes valorisent ou dévalorisent. Ainsi, il faut voir la description que Gaston fait des manières de faire qu’il attribue aux autres comme étant non pas représentative de la réalité, mais représentative de sa conception de ce que devrait être ou pas le BDSM. Dans cet extrait, il semble viser ceux et celles qui pratiquent du bondage alors qu’il parodie les propos imaginés d’une praticienne hypothétique : - Il m’a attaché. J’ai tout fait ! J’étais tellement serrée, que j’étais engourdie ! Il fait bien ça en tabarnic. 250 pieds de cordes. Ah oui ? Toute une soirée, [ironise Gaston :] 250 pieds de cordes ! On est tu aux quilles ou quoi? Donc cet envahissement là de ce type de clientèle là a dilué [le BDSM] et ce que je remarque est que ceux qui recherchent le BDSM pur, épuré, tu sais vraiment dans la philosophie de ce qui existe, cette clientèle-là a

118 tendance à se tasser, à s’isoler. Je n’ai pas peur de ça [assure-t-il]: j’en fais partie moi-même. Les seuls soirées ou événements auxquels Gaston dit avoir du plaisir à prendre part désormais sont ceux organisés en privé avec les siens. Les soirées où est-ce que je m’amuse sont des soirées avec des ami-e-s que j’ai de partout parce qu’on s’organise des soirées, des différents thèmes, des soupers protocolaires que j’adore, différentes choses. Ça pour moi c’est mon BDSM. Or, on peut penser que ce soi-disant repli des praticien-ne-s de la vieille école entre eux, n’en est pas un, puisqu’à en croire les discours des répondant-e-s, les clubs protocolaires ont toujours été une affaire privée et sélecte. Sur la base des récits de Gaston et de Daniel, la dynamique de groupe entre les Dominantes et les soumis-e-s passait par le respect collectif des mêmes règles d’interactions. Ces règles sont par ailleurs connues par Louise et Xavier qui savent définir le BDSM protocolaire puisque même si ces derniers n’ont pas fréquenté ces clubs, ils ont eu l’occasion de recréer en groupe des « soupers protocolaires » en privé. Ces mêmes rituels ou règles qui relèveraient d’un protocole supposément typique du BDSM tel que pratiqué par les tenant-e-s de la vieille école dans des clubs privés à une époque, sont d’ailleurs mentionnés et connus par plusieurs répondant-e-s. Bien que chaque club BDSM ou groupe affinitaire, convenait de son propre protocole particulier, et que celui-ci pouvait donc varier d’un club à l’autre, on peut supposer que certaines règles ou façons de faire étaient récurrentes et que cet ensemble de codes et de référents commun semble s’être transmis dans l’imaginaire de tout un chacun.

Quoi qu’il en soit, ces normes qui s’appliquaient collectivement lors de soirées privées dans ces clubs restreints où on était en fin de compte entre soi, c’est-à-dire entre individus pratiquant le même BDSM selon les mêmes balises ne peuvent plus s’appliquer désormais alors que s’est développée une pratique du BDSM diversifiée qui ne correspond plus à un jeu de rôle entre binôme Dominant-e/soumis-e-s. Les événements organisés par la communauté BDSM actuellement sont beaucoup plus ouverts en ce qu’ils sont diffusés sur le réseau social et peuvent rassembler un public éclectique constitué entre autres de personnes qui n’adhèrent à aucun rôle et qui ne connaissent pas les manières de faire dites protocolaires instaurant une hiérarchie entre personnes Dominantes et personnes soumises. Les praticien-ne-s connaissent l’existence de ces règles auparavant plus observées, mais n’y

119 adhèrent tout simplement pas. Chez les plus jeunes, un couple pratiquant la Domination et la soumission le fait généralement exclusivement dans le cadre de sa relation, et on ne s’attend pas à ce que des marques de déférence soient observées vis-à-vis de la personne dominante par autrui à un niveau collectif. En collectivité, les interactions ne sont pas médiatisées par les rôles comme c’était le cas dans le type de clubs privés que Gaston décrit ou dans les soupers dits protocolaires que certain-e-s se plaisent à reproduire à l’occasion.

5.7 Deux rapports au jeu chez les joueurs et les tenant-e-s de la vieille école

J’ai décrit les différentes manières de faire et conceptions du jeu des joueurs et des tenant- e-s de la vieille école en montrant comment ces différences s’illustraient lors d’événements communautaires fonctionnant selon une logique de jeu de rôle collectif pour la vieille école ou de performance interindividuelle pour les joueurs. La section suivante porte sur la manière dont les praticien-ne-s articulent le BDSM à leur vie quotidienne et plus précisément sur leur manière de se représenter le BDSM en fonction de la distance qu’ils entretiennent vis-à-vis de leur rôle. Comme je l’exposerai, il semble que les praticien-ne-s de la vieille école aspirent à gommer la distance entre leur identité sociale et leur rôle dans le BDSM dans une volonté de croire en la réalité de leur personnage et de leur relation Ds. Ces derniers veulent prendre le jeu au sérieux et cherchent à ce que celui-ci déborde dans le quotidien. À l’inverse, les joueurs semblent assumer que le jeu soit un jeu et qu’il soit circonscrit à des espaces-temps bien délimités, reconnaissant qu’ils et elles jouent à un jeu de rôles, lequel suppose donc une distance entre leur identité sociale et leur rôle dans le jeu (lorsque rôle il y a). Cette distinction me permettra par la suite d’expliquer deux manières distinctes de se positionner vis-à-vis de la normalité sexuelle. Avant d’entrer dans le vif du sujet, voyons l’importance que les praticien-ne-s accordent respectivement au BDMS dans leur vie.

120 5.8 Le BDMS : central ou secondaire dans la vie des répondant-e-s

Quatre répondant-e-s s’identifiant à la vieille école disent considérer le BDSM comme un « mode de vie » ou un « style de vie68 », les autres répondant-e-s que j’ai qualifié-e-s de joueurs qualifient quant à eux le BDSM de « jeu » (Daniel), « de plaisir que je me suis donné » (Élodie), de « passe-temps » (Claude), ou d’« activité comme une autre » (Sabrina) et se défendent tout-e-s sans exception de considérer le BDSM comme un mode de vie ou de le pratiquer dans un cadre « 24-7 ». - Ce n’est pas un mode de vie parce que je ne veux pas baser ma vie là-dessus (Myriam) - Ce n’est pas une relation 24/7. Ce n’est pas à tous les jours. (Chloé) - Les gens qui font du 24/7 pour moi ça n’entre pas dans mes paramètres parce que j’ai d’autres visions de ma vie de couple et des gens qui vivent en société. (Claude) - Le vivre 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, j’aurais de la difficulté. (Marc- Antoine) Toutefois, il ne faut pas croire que parce que les joueurs qualifient le BDSM d’« activité comme une autre » et qu’ils et elles ne considèrent pas le BDSM comme un « mode de vie », mais plutôt comme un passe-temps, que ces derniers ne considèrent pas le BDSM comme étant très important, voire même essentiel à leur vie au même titre que les praticien- ne-s de la vieille école. La plupart —autant chez les joueurs que chez les tenant-e-s de la vieille école— affirment qu’ils et elles ne pourraient se passer de BDSM. Seulement deux praticien-ne-s (Sabrina et Christophe) parmi les quinze répondant-e-s de l’échantillon ont qualifié le BDSM de secondaire dans leur vie et ont répondu qu’ils pourraient se passer de BDSM. Tous les autres répondant-e-s toutes écoles confondues affirment qu’ils et elles ne s’en passeraient pas. Si la majorité des praticien-ne-s accorde une importance considérable au BDSM, qu’est-ce qui fait que les répondant-e-s de la vieille école le considèrent comme un mode de vie et que les joueurs semblent considérer le BDMS comme un passe-temps ?

68 Sauf Gaston qui qualifie le BDSM de « passion », mais d’une manière qui rejoint tout à fait la qualification de « mode de vie » des autres tenant-e-s de la vieille école.

121 5.9 Ceux qui assument de faire comme si et ceux qui veulent y croire

Tou-te-s les praticien-ne-s entretiennent une distance vis-à-vis du rôle qu’ils adoptent dans le cadre du BDSM, sans quoi il ne serait plus un jeu, mais cette distance n’est pas la même pour tout le monde. La thèse que j’avance est que ce qui distingue les praticien-ne-s de la vieille école des joueurs, outre l’adhésion à des normes différentes dans le cadre de la pratique du BDSM, est la distance plus ou moins grande que les praticien-ne-s prennent vis-à-vis de leur rôle dans le cadre du jeu. Les tenant-e-s de la vieille école voudraient pouvoir oublier que le BDSM est un jeu. C’est ce rapport distinct vis-à-vis de la distance entre soi et son rôle qui est au cœur des dissensions normatives faisant l’objet de débats au sein de la communauté BDSM scindée entre les deux écoles. En effet, les praticien-ne-s de la vieille école voudraient pouvoir croire en la réalité de leur personnage et produire l’illusion que leur relation Ds est « vraie » et non pas le fruit d’un accord mutuel, tandis que les joueurs, à l’inverse, assument tout à fait de « faire comme si » et ne cherchent pas à camoufler les éléments trahissant la mise en scène et le caractère simulé du jeu. Ainsi, les praticien-ne-s de la vieille école cherchent à se donner des conditions leur permettant de croire au sérieux de leur rôle et de leur relation Ds qu’ils et elles s’appliquent à rendre crédibles. Voilà pourquoi lors d’événements collectifs, ils et elles incarnent leur rôle auprès de tou-te-s le temps que les autres reconnaissent qu’ils et elles sont bel et bien ce qu’ils- elles prétendent être. Cette reconnaissance extérieure par tout un chacun de son statut de Dominant-e ou de soumis-e est une manière de rendre crédible son rôle à ses propres yeux. De la même manière, les tenant-e-s de la vieille école cherchent à performer leur rôle au quotidien de sorte que les moments où ils et elles sortent de leur rôle ne parviennent pas à « briser la magie. Pour les joueurs, le BDSM est un jeu, c’est-à-dire qu’ il appartient à des temps et des espaces clairement délimités, ce qui suppose une distance relativement importante aux rôles qui sont incarnés dans le jeu. À l’inverse, pour les praticien-ne-s de la vieille école, le jeu est pris au sérieux : il déborde dans le quotidien, n’est pas autant confiné à des temps et des espaces bien définis. D’où l’emploi par les tenant-e-s de la vieille école de divers procédés pour réduire cette distance entre eux et leur rôle, entre leur personnage dans le cadre du jeu et le reste de leur vie personnelle et sociale. Ces derniers, il me semble, voudraient pouvoir oublier que le BDSM constitue un cadre avec ses règles

122 propres distinct du reste de leur vie. En ce sens, leur conception du BDSM selon laquelle il faudrait choisir un rôle et s’y tenir pour de bon et leur insistance sur le fait que le « protocole » serait (ou devrait être) observé au quotidien converge tout à fait avec mon hypothèse voulant que ceux-ci usent de différents moyens dans cette volonté de croire au simulacre de leur relation Ds. En ce sens, on n’imagine pas du tout un-e praticien-e de la vieille école changer de rôle d’une séance à l’autre avec un-e partenaire différent-e, ce qui par contre est tout à fait pensable pour un joueur amateur de Ds qui préserverait une distance entre le jeu et le hors-jeu, ou encore chez un amateur de bondage par exemple. À l’inverse, chez les tenant-e-s de la veille école, je décèle cette volonté d’atténuer cette distance lorsqu’ils et elles insistent sur l’aspect véridique de leur relation Ds et qu’ils et elles semblent vouloir convaincre qu’ils et elles prennent le jeu au sérieux. Pour se faire, ils et elles font état des difficultés bien réelles rencontrées dans le cadre du jeu (qu’ils et elles finissent par surmonter), affirmant par exemple que leur relation Ds est pour eux plus importante que leur relation de couple, soutenant que la performance du rôle est si intégrée qu’elle est devenue « automatique », etc. Lorsque j’interroge Louise à savoir comment elle agence le BDSM à sa vie quotidienne et comment elle passe de l'un à l’autre, elle répond : C’est intégré les deux. Absolument, parce qu’au début quand il me faisait faire certaines choses, c’était en dehors disons de ma vie quotidienne. Mais une fois que tu comprends le protocole au quotidien, c’est le geste, la compréhension, l’acceptation, après ça t’habite. Ça fonctionne comme ça. Au cours de l’entrevue, Louise revient à plusieurs reprises sur le caractère naturel et automatique de son rôle de soumise: Depuis que j’ai commencé dans le BDSM, je peux te dire que j’ai beaucoup changé comme personne aussi, ça m’habite. Le BDSM ça m’habite. […] À tous les jours, oui le protocole c’est à tous les jours. Mais c’est parce que je l’ai accepté et que ça m’habite. Comme je te dis c’est quelque chose de très naturel qui m’habite, c’est automatique, je n’ai même pas besoin d’y penser que ça arrive comme ça. Dans le même sens, plusieurs praticien-ne-s de la vieille école mettent l’emphase sur le caractère parfois moins ludique de leur relation Ds qui implique la rencontre de certains obstacles ou difficultés. Xavier fait état de son expérience : Jusque là [dit Xavier], on a toujours parlé de bonheur, de bien-être, et de belles choses, ça c’est le BDSM, mais la soumission là… (pause) c’est quelque chose. Dans ta soumission —et moi je suis un vrai soumis— tu évolues. Et dans ton évolution, il n’y a pas que des bonnes choses qui se passent. Tu as aussi des

123 choses que tu fais faux, parce que tu cherches peut-être [à tester] les limites de ta maîtresse. On en revient au mot « brat ». Le « brat », il veut foutre la merde69. Tu en as envie pour voir. Donc il y a ces choses que tu fais que tu n’avais pas le droit de faire. Puis là, tu reçois la punition. La punition c’est quelque chose de plus gros. C’est la correction. […]Et là, on passe dans un autre domaine du BDSM où tu n’as plus le contrôle. Tu n’as même plus droit à ton mot [d’alerte], ton mot de passe [pour mettre fin à la séance]. C’est vraiment fait pour faire mal, pour te faire comprendre que tu n’as pas le droit de faire ça. C’est fait pour te corriger et je peux t’assurer qu’après, tu ne la refais plus cette chose-là, c’est sûr. La punition, ce n’est pas drôle. Ça fait mal. […]Les Dominants, ils n’aiment pas du tout donner des corrections punitives. Ils détestent. Mais si tu veux évoluer dans ce milieu-là, dans cette chose-là, et bien la correction punitive en fait partie lorsque tu n’as pas respecté les règles. Après, tu ressors de là avec une certaine fierté quand même. Je ne peux pas dire que j’ai aimé parce que si elle me dit : « tu as une correction », je capote ! Mais je suis ressorti fier d’avoir réussi à passer ce cap-là. Ce passage portant sur le caractère difficile de la Domination et de la soumission pratiquée ici pourrait presque faire oublier que Xavier est librement engagé dans un jeu consensuel. Or ces « règles » dont il parle ont été instaurées entre lui et sa Maîtresse et Xavier y a bien entendu consenti. Précisons au passage que ce ne sont pas tou-te-s les praticien-ne-s qui vont aussi loin et consentent à intégrer dans le jeu ce qui est appelé dans la communauté BDSM la notion de « non-consentement consensuel ». C’est-à-dire que Xavier a consenti au préalable avec sa Maîtresse à la possibilité pour celle-ci de lui administrer une punition lors de laquelle elle lui retirerait momentanément son mot d’alerte, comme si ce dernier consentait à ce qu’ultérieurement il ne puisse plus consentir d’où l’appellation « non- consentement consensuel » (ou en anglais consensual non-consent). D’ailleurs, même ce retrait temporaire du mot d’alerte ne signifie pas qu’il n’y a plus de limite et que la punition n’est pas balisée. Xavier et sa Maîtresse jouent ensemble depuis trois ans et celle-ci semble à même de décoder les signes non verbaux que Xavier envoie : Moi je suis toujours déçu quand ça s’arrête, mais ma Maîtresse, elle sait quand elle doit arrêter. Un moment donné mon corps il tremble au complet comme une feuille, je tremble, je suis hors de contrôle : tout mon corps tremble. Puis dans ce moment-là, je partirais en subspace facile. Là tu en aimerais encore encore encore et encore parce que là t’es plus à même de dire stop là, tu sais, tu

69 Le terme « brat » est employé au sein de la communauté BDSM pour désigner celui ou celle qui, comme soumis-e tend à défier son maître ou sa maîtresse, ou encore désobéit délibérément pour tester son/sa dominant-e en vu de se mesurer aux conséquences de cette désobéissance. Si vis-à-vis des praticien-ne-s de la vieille école le bratt (ou l’attitude bratt) est dévalorisé-e au point où le terme en lui-même a une connotation péjorative, il est cependant admis (voire valorisé pour certain-e-s) au sein de l’autre groupe de praticien-ne-s.

124 perds complètement ton contrôle, donc c’est là que c’est important la confiance que tu donnes à ton Maître ou ta Maîtresse : c’est le Dominant qui doit dire stop, ce n’est plus toi. Ce que j’avance est que ce jeu de « non-consentement consensuel » tout comme bien d’autres pratiques et discours chez les praticien-ne-s de la vieille école sont autant d’outils dont se dotent ces derniers pour rendre plus crédible leur personnage de Dominant-e-s et de soumis, pour réduire la distance aux rôles joués. D’ailleurs, la manière des répondant-e-s de la vieille école de réduire la distance entre eux et leur rôle semble fonctionner, puisqu’en entrevue il me semblait davantage interroger de « réels » Dominant-e, Maître-sse, soumis-e ou esclave se présentant comme tel-le, plutôt que des personnes pratiquant le BDSM. Néanmoins, les répondant-e-s sont pertinemment au fait de la distance existant entre eux et leur rôle, de l’existence de moments « en jeu » et « hors jeu » où ladite relation Ds cesse d’être le prisme via lequel les partenaires interagissent pour laisser place à une autre forme de rapport social comme une relation d’amitié, de couple, et/ou d’amant-e-s. Xavier, en parlant de la correction punitive ajoute que ça fait partie du jeu. Dans les faits, ces praticien-ne-s ne sont pas constamment en train d’exercer leur rôle et partagent sans aucun doute avec leur partenaire des moments « hors jeu » lors desquels ils et elles s’extraient de la mise en scène qu’ils et elles veulent faire passer pour « vraie » pour retourner en « coulisses » pour ainsi dire, où ils-elles prennent du recul vis-à-vis de leur relation Ds, vis- à-vis du rôle qu’ils-elles incarnent et vis-à-vis de leurs pratiques. On va dire que ça [la correction punitive] c’est vraiment quelque chose de… c’est comme un peu le protocole, tu ne vas pas vivre ça si tu vas juste vivre une petite soirée kinky là. C’est quelque chose qui se passe en profondeur dans une vraie relation Ds là. Donc ça fait partie de la game. (Sourire). De la même manière, bien qu’André prenne le jeu très au sérieux, il est néanmoins tout à fait conscient de la séparation entre le BDSM et la vie « ordinaire ». Puis pour moi le côté BDSM, c’est un monde où tout est possible. Chaque fantasme que tu as, […]ça existe dans le BDSM. Pour moi c’est ça, c’est tellement un autre monde, c’est vraiment une façon de vivre en dehors de nos obligations de chaque jour. Cette manière de concevoir le BDSM est tout à fait cohérente avec la définition du jeu élaborée par l’historien néerlandais Johan Huizinga spécialiste de l’histoire culturelle : Sous l’angle de la forme, on peut définir le jeu comme une action libre, sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins

125 d’absorber totalement le joueur; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité; qui s’accomplit en un temps et dans un espace expressément circonscrits, [et] se déroule avec ordre selon des règles données [...] (1951 : 35) Le BDSM permet à André de se réinventer lui-même jour après jour à travers son rôle de Maître. Se réinventer, c’est bien de cela qu’il s’agit pour André qui est conscient de la distance entre lui-même et son personnage: J’ai regardé un documentaire récemment à propos de quelqu’un qui expliquait pourquoi il aimait le BDSM, puis il a dit : « c’est ennuyant de toujours être soi ». Alors de sortir de soi, et d’être quelqu’un d’autre… J’étais super d’accord avec ça, c’était la première fois que je l’entendais comme ça et je me suis dit, oui c’est vraiment ça que je recherche, sortir de ma vie de tous les jours. André est un cas exemplaire dans sa manière de continuer à incarner son rôle au quotidien, en allant jusqu’à fondre son identité à celle du Maître qu’il se dit être. En effet, sa tentative de faire disparaître cette distance entre lui et son rôle sur le plan des représentations va aussi loin que ce dernier affirme employer son nom de Maître auprès de ses ami-e-s et de ses proches alors même qu’il n’est pas dans un contexte de jeu, ni dans une soirée BDSM, ni en présence de sa soumise. Selon ses dires, rares seraient les personnes de son entourage qui connaîtraient son vrai nom.

Pour les joueurs, à l’inverse, le jeu est délimité à des temps et des espaces bien circonscrits. Ces derniers ne cherchent aucunement à prendre le jeu au sérieux, c’est-à-dire à réduire la distance entre leur identité sociale et le rôle (pour ceux et celles qui en ont). Ces derniers disent même vouloir préserver une nette délimitation entre leurs rapports sociaux dans le cadre du jeu et ceux prenant place dans les autres sphères de leur vie. Ainsi, contrairement à André qui préfère se présenter sous son nom de Dominant-e en toute circonstance selon ses dires, Carl quant à lui s’esclaffe devant le fait que son pseudonyme employé via la plateforme en ligne est presque identique à son prénom. D’ailleurs, celui-ci dit que souvent, même entre joueurs, ces derniers s’appellent par leur prénom, ce qui tombe sous le sens dans la mesure où le pseudonyme est lié à l’incarnation d’un rôle. En entrevues, les joueurs ne cherchent pas à dissimuler les éléments d’arrière-scène permettant de donner corps à la mise en scène des rapports Ds (ou de toute autre pratique). Ces derniers, bien au contraire, mettent de l’avant et rendent visibles les « coulisses » qui contribuent à constituer la mise en scène lorsqu’ils et elles parlant notamment de manière de s’assurer du consentement de

126 leur partenaire avant et pendant une scène, des concepts derrières chaque séance photo de bondage réalisé avec des ami-e-s, des soirées d’apprentissage de ligotage entre amis-e-s se. André-Anne me raconte par exemple comment elle en est venue à maîtriser le Shibari, une forme de ligotage japonais en pratiquant sans relâche différents nœuds et figures avec un ami en s’aidant d’un livre de ligotage 101. Cela contraste beaucoup avec la manière dont Gaston campe son récit à l’intérieur même de l’univers BDSM en se décrivant lui-même comme apprenti Dominant, formé par son mentor Maître-un-tel qui lui « prêtait » généreusement des soumises avec qui pratiquer, sous le regard et les indications de ce mentor. Plutôt que de décrire comment un ami lui aurait montré les rouages de la Domination, en employant un « cadre de référence » vanille (non-BDSM) pour ainsi dire, il réfère à cette personne sous le terme de « mentor », ce qui est un terme employé dans la communauté pour décrire certaines relations de Mentor-apprenti70. Lorsque Gaston raconte comment s’est passé son apprentissage et sa maîtrise progressive de la Domination, il n’aborde jamais comment depuis son univers vanille, il devait par exemple se rendre au club après un quart de travail. Plutôt, il se positionne d’emblée depuis l’univers BDSM au sein du club qu’il fréquentait : Pendant ces deux ans là de formation, mon mentor me faisait pratiquer certaines choses sur des sujets. […]C’était soit des soumises que mon mentor ou un de ses amis me prêtait pour le bien de la cause. Il venait me parler après : - Fais pas ça comme ça. - Pourquoi ? - Il faut que tu viennes chercher l’émotionnel… - Ah oui, j’avais pas vu ça de même, ok. Ça a été ça mon parcours, mon école. Et puis après est venu le temps de me trouver un sujet à moi, oh ! Encore là mon mentor a joué un grand rôle parce qu’aux entrevues, il était là. Aux entrevues, [les candidates] déposaient leur C.V. de soumise —parce que moi, ça prend un C.V— puis on faisait passer une entrevue. Je ne veux pas savoir tu aimes faire ceci, ou si tu aimes faire ça, nenon : une entrevue.

70 Dans la plateforme en ligne, les praticien-ne-s peuvent afficher sur leur profil leur statut relationnel avec telle ou telle personne. Parmi la liste disponible dans le menu déroulant, il est possible de sélectionner « mentoré par » (mentored by) ou encore « étudiant de » (student of). Il n’est par conséquent pas rare que des praticien-ne-s s’amalgament à des réseaux de relations que l’on pourrait qualifier en quelque sorte de « familles » BDSM, ou de « maison » au sein desquelles chacun occupe différents statuts hiérarchiques (servant-e de, Maître-sse de, sœur de, sous la protection de, mentor de, etc.) reproduisant d’une certaine manière les clubs de la vieille école au sein desquels chacun avait un rôle.

127 […]puis je veux savoir dans ton C.V. pourquoi tu veux venir à mes pieds. […] Dans un C.V. de soumise, tu t’exprimes, puis tu me dis pourquoi, les buts recherchés, c’est quoi ton plan de match, ton plan d’avenir. C’est tu juste du jeu, quelque chose de plus loin, quelque chose de plus profond. Bref, prendre le jeu au sérieux suppose de se doter de conditions permettant de jouer son rôle, tout en faisant comme s’il ne s’agissait pas là d’une mise en scène ni d’un jeu. À contre-courant de la rhétorique faisant l’apologie de l’aspect ludique et par ricochet inoffensif du BDSM dont témoigne l’emploi des champs lexicaux du « jeu » et du « théâtre », les praticien-ne-s de la vieille école dans leurs discours se gardent d’aborder l’aspect ludique du jeu et quand certain-e-s le font, ils et elles insistent alors sur le sérieux de leur engagement dans le jeu. Myriam qui a été initiée aux normes de la vieille école raconte : « Je viens d’une époque où c’était très mal vu juste du jeu pour du jeu. C’était très protocolaire, très suivi, très rigoureux, donc ça a teinté ma vision de cet univers-là ». La manière dont Myriam emploie le terme « joueur » pour qualifier un ami, renferme une signification révélatrice. « Il est dans notre monde, mais lui c’est plus l’aspect ludique qui l’intéresse : c’est plus un joueur. » (Myriam) La figure du joueur ici, renvoie à celui qui cultive un intérêt pour certaines pratiques, et qui ne cherche pas à incarner un rôle de telle sorte que ce rôle puisse lui apparaître crédible même à ses propres yeux et point trop distant de sa réalité.

À partir de l’adhésion de certain-e-s répondant-e-s à la vieille école et à un ensemble de normes particulières, j’ai identifié deux groupes de praticien-ne-s et décrit en quoi leurs pratiques du BDSM respectives se distinguent l’une de l’autre tant sur le plan des normes, des manières de faire préconisées que des représentations normatives entretenues à l’égard des pratiques attribuées à l’autre groupe et à l’égard du BDSM en général. À partir de ces deux ensembles, j’ai constitué deux idéaux-types correspondant à deux manières distinctes de s’engager dans le BDSM propres aux joueurs et aux tenant-e-s de la vieille école. Ce faisant, j’ai associé à ces deux types de rapports au jeu un rapport distinct entretenu vis-à- vis de la distance au rôle, et vis-à-vis de la circonscription du BDSM à des espaces-temps bien définis. À l’aune de cette première section de l’analyse, j’ai eu l’occasion de répondre

128 à mes deux premiers objectifs71 visant à répondre en partie à ma question de recherche. Les deux types d’expériences du BDSM que mon analyse révèle sont synthétisés dans les tableaux suivants.

71 1. Comment se traduit l’implication des répondant-e-s dans le BDSM en fonction de leur rapport vis-à-vis du BDSM : Comment leur implication dans le BDSM se traduit-elle dans leur vie sur le plan pratique, relationnel, et communautaire, en fonction de leur rapport au BDSM et aux représentations qu’ils en ont. 2. Comment se négocient les normes à l’intérieur de la sous-culture et de la communauté BDSM : Dégager les représentations de ce qu’est le BDSM (ou ce qu’il devrait être) pour les personnes interrogées et inversement de ce que n’est pas le BDSM (ou ce qu’il ne devrait pas être) en regard des types de pratiques qu’ils valorisent (les leurs) et celles (des autres) qu’ils discréditent et/ou critiquent.

129 7DEOHDX&RPSRVDQWHVGXW\SHGHUDSSRUWDX%'60GHVWHQDQWHVGHODYLHLOOHpFROH

Conception Conception Modalité de Distance vis- Rapport aux Agencement du rapport des rôles pratique du à-vis des coulisses du du BDSM à entre dans le cadre BDSM rôles jeu sa vie sexualité et du BDSM BDSM

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Conception Conception Modalité de des rôles Distance vis- Rapport aux Agencement du rapport pratique du dans le à-vis des coulisses du du BDSM à entre BDSM cadre du rôles jeu sa vie sexualité et BDSM BDSM

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  -HWHQWHUDLjSUpVHQWGHUpSRQGUHDX[GHX[GHUQLHUVREMHFWLIVGpFRXODQWGHPDTXHVWLRQGHUHFKHUFKH jVDYRLUFRPPHQWOHVSUDWLFLHQQHVSRVLWLRQQHQWLOVOH%'60HQUHJDUGGHODQRUPDOLWpVH[XHOOHHW FRPPHQWIRQWLOVO¶H[SpULHQFHGXUHJDUGGHVDXWUHVVXUOHXUSUDWLTXH    

 Chapitre VI

6. Le rapport à la normalité et à la marginalité sexuelle des praticien-ne-s

6.1 Le rapport à la normalité sexuelle des praticien-ne-s

6.1.1 L’influence du type de pratiques BDSM sur le rapport à la norme

Jusqu’à maintenant, j’ai présenté les normes en vigueur à l’intérieure de la communauté BDSM entre deux types de praticien-ne-s (les joueurs et les tenant-e-s de la vieille école) sans traiter de la perception du BDSM par les non-praticien-ne-s. Une des manières de répondre à ma question de recherche à savoir « Comment se configurent le rapport entre la normalité et la marginalité ainsi que les modalités de fonctionnement des normes en matière de sexualité en contexte contemporain? » est de comprendre comment les praticien- ne-s conçoivent la « normalité sexuelle » et surtout comment ils et elles se positionnent vis- à-vis cette normalité telle qu’ils-elles se la représentent. Il faut savoir qu’au sein de la communauté BDSM, une manière commune de tracer une frontière entre les praticien-ne-s et l’ensemble des non-praticien-ne-s, est d’employer le terme « vanille » qui peut être compris comme l’équivalent de « non-BDSM ». On dira que l’on est sorti avec « un gars ou une fille vanille ». On parlera des « gens vanille » ou de « relations vanilles » 72 . Par opposition au terme « vanille », l’adjectif « kinky » employé par les praticien-en-s signifie en argot « qui sort de l’ordinaire », ou « qui aime les expériences sexuelles sortant de l’ordinaire 73 ». Les répondant-e-s mobilisent aussi les termes « univers », « monde », « domaine », et « milieu » pour désigner et marquer une différenciation entre le BDSM et ce qui correspondrait à une sexualité générique ou pour reprendre la métaphore: sans « côté chocolaté ». Si tou-te-s les praticien-ne-s emploient ces désignations pour différencier l’univers BDSM de l’univers « vanille », tou-te-s n’ont cependant pas le même rapport à la

72 À propos de l’origine du terme, il est plausible que le terme « vanille » soit issu du domaine informatique puisqu’on qualifie de version « Vanilla » (ou vanille en français) « la version standard d'un programme informatique : ni patché, ni modifié ». 73 Kinky. (s.d.). Dans Wiktionnaire, le dictionnaire libre. Repéré le 1er avril 2016 à https://fr.wiktionary.org/wiki/kinky

132 normalité sexuelle. Alors que certain-e-s conçoivent leurs pratiques comme tout à fait éloignées des pratiques sexuelles normales, d’autres au contraire y voient des similarités et ont l’idée que « monsieur et madame Tout-le-monde » reproduisent dans leurs rapports sexuels certaines pratiques BDSM ou formes de Domination/soumission qui se situeraient dans le prolongement d’activités BDSM. Les autres répondant-e-s, à l’inverse se figurent la « sexualité vanille » comme étant beaucoup plus « fleur bleue », par opposition à ce que l’on retrouverait dans le BDSM. Ces derniers tendent à opposer le BDSM et l’image qu’ils ont de la sexualité « vanille » : monotone, répétitive et limitée.

Selon le type de pratique et l’intensité avec laquelle les répondant-e-s s’engagent dans des activités BDSM, ils et elles sont plutôt enclin-e-s à voir le BDSM comme en continuité ou en rupture avec la normalité sexuelle. Le portrait que j’ai dressé en première partie d’analyse m’a servi à déconstruire l’idée selon laquelle la marginalité serait un bloc homogène. Comme je l’ai démontré, le spectre de la « déviance » est aussi diversifié et variable que celui de la « normalité », qui ne se définit pas de la même manière pour tous. Dans la première partie de l’analyse, j’ai bien marqué la différence entre deux manières de s’engager dans le BDSM chez les joueurs et les tenant-e-s de la vieille école. Cette distinction me servira à présent de point de départ pour montrer que selon que l’on cherche ou non à « quotidianiser » le BDSM à travers un jeu de rôle (comme le font les tenant-e-s de la vieille école), deux types d’attitudes en regard de la normalité sexuelle se dégagent : alors que les joueurs semblent situer leurs pratiques BDSM en continuité avec ce qu’ils considèrent être des pratiques intimes et sexuelles normales74, les tenant-e-s de la vieille école tendent au contraire à distinguer leur pratique BDSM de l’image qu’ils et elles ont de la normalité sexuelle. Deux répondant-e-s sur quatre, parmi ceux de la vieille école établissent une forte distinction entre la sexualité « vanille » et leurs pratiques BDSM. Il s’agit d’André et de Gaston. Louise qui fait partie de la vieille école, pense également ses pratiques comme en rupture avec celles des autres, mais dans une moindre mesure, alors

74 La norme est ici relative aux conceptions que s’en font les praticien-ne-s interrogé-s. Mon analyse est fondée sur leurs réponses à différentes questions portant sur leur perception normative de la sexualité « vanille » par rapport à la sexualité (ou à l’érotisme) dans un cadre BDSM, sur les avantages et désavantages qu’ils associent à la sexualité « vanille » versus la sexualité dans le cadre du BDSM, et s’ils croient que les gens auraient avantage ou non à s’initier au BDSM, etc.

133 que Xavier, aussi de la vieille école, ne fait pas de distinction. Or chez les joueurs, la totalité des répondant-e-s situe les pratiques BDSM en continuité avec la normalité sexuelle. C’est ce qui m’emmène à conclure que l’on retrouve de manière générale une attitude de normalisation des pratiques BDSM du côté des joueurs et une attitude de distinction du côté des répondant-e-s de la vieille école malgré que certains répondant-e-s de la vieille école ne correspondent pas de manière aussi typique à l’attitude de rupture qui se dégage globalement de cette catégorie.

6.1.2 La vieille école en rupture avec la normalité sexuelle

Gaston, qui affirme ne plus avoir vraiment de sexualité qui ne serait qu’exclusivement « vanille », affirme : « C’est parce que c’est plate vanille, c’est fade. Je mange beaucoup épicé moi. Ma sexualité, il faut qu’elle soit épicée75 ». Il ajoute : Tu vas rencontrer des gens qui sont « drabes » dans la vie, on appelle ça des « bas bruns ». C’est fade. À 5h15, ils s’assoient puis ils mangent leur soupe, à 6 h00 ils mettent leur pantoufle en Phentex, puis ils écoutent leur petit programme. Je les respecte, je ne les ridiculise pas, c’est leur style de vie. Ils sont bien là dedans puis c’est correct, mais pour moi c’est « drabe » comme vie. Ce n’est pas coloré, puis ce n’est pas « wow ». Pour eux autres c’est le summum ! C’est correct, je suis à l’aise avec ça moi : j’accepte tout, mais ce n’est peut-être pas des gens de même qu’on va rencontrer dans le milieu et qui vont explorer une passion pour le BDSM. […] Ça prend quelqu’un qui a une ouverture d’esprit assez prononcée pour être capable de vivre sa passion. Ça prend du guts ! Dans le même ordre d’idée, André affirme lui aussi ne plus réellement avoir de sexualité qui ne soit pas teintée d’élément BDSM et dit ne plus fréquenter de gens « vanilles ». Ce dernier pousse la distinction encore plus loin: S’il faut que je pense à une personne dans ma vie qui soit vanille, dans mon entourage, à part ma famille, je ne suis même pas sûr que j’en aie une. Dans le temps oui, mais depuis que je suis sorti du vanille, ça m’intéresse moins. Je me trouve un peu arrogant des fois de dire ça, mais c’est juste que je trouve qu’on ne se comprend pas de la même façon le monde vanille [et moi]. Je me sens limité avec eux. Pas nécessairement que j’ai besoin qu’ils embarquent dans mes jeux, mais c’est juste que je trouve que c’est des gens normalement qui arrêtent

75 Remarquons au passage que la thèse de Bozon selon laquelle il est courant de « dire sans nommer » la sexualité physique « à travers des termes ordinaires utilisés de manière métaphorique » semble ici s’illustrer dans le registre de la cuisine épicée employé par le répondant. (Bozon 1999 : 5)

134 d’évoluer. Je ne parle pas de tout le monde qui ne sont pas dans le BDSM, mais normalement quand je rencontre des gens qui sont vanilles, qui ne sont pas ouverts à au moins parler de BDSM, normalement, ils sont limités dans leur façon de vivre, et c’est des gens qui normalement m’ennuient. La dichotomie qu’André trace entre le BDSM et le monde « vanille » sur le plan des représentations est aussi hors du commun qu’elle est drastique. Cette distinction n’est sans doute pas étrangère au fait qu’il a réorganisé sa vie autour du BDSM tant sur le plan professionnel (il aspire à vivre du BDSM en animant des ateliers), relationnel (il entretient des relations de couple dans un cadre Ds) que social (son réseau est tissé autour des personnes issues de la communauté). Dans sa conception, tout se passe comme si le BDSM qu’il oppose radicalement au monde « vanille » devenait une véritable cosmologie, comme une manière binaire de cataloguer son univers social et symbolique. Pour moi c’est vraiment deux côtés, tellement que j’ai un cerveau vanille puis un cerveau BDSM. Si je suis dans le cerveau vanille, je ne peux rien faire de BDSM. Puis l’inverse, si je suis dans le cerveau BDSM, ça m’ennuie de penser faire des affaires vanilles. Le côté vanille c’est toutes les responsabilités, toutes les obligations qu’on a dans le monde, dans notre vie de tous les jours : on travaille, on va à l’école, on se fait une vie… Pour moi le côté BDSM, c’est un monde où tout est possible. Chaque fantasme que tu as, si tu veux être un chien, un cheval, si tu veux être une reine et avoir dix soumis à tes pieds qui te vénèrent ―n’importe quel fantasme― et bien ça existe dans le BDSM. Pour moi c’est ça, c’est tellement un autre monde c’est vraiment une façon de vivre en dehors de nos obligations de chaque jour. Cette manière de vivre en dehors des obligations de tous les jours colle tout à fait à la manière dont on définit ce qu’est un jeu, en l’occurrence un jeu de rôle. On peut penser que plus une personne réorganise sa vie autour du BDSM et moins elle investit des sphères que l’on pourrait qualifier de « vanille » (que ce soit sur le plan professionnel, social, ou occupationnel), plus elle est susceptible de tracer une frontière nette entre l’univers « vanille » et l’univers BDSM. Cette hypothèse permet du moins de rendre compte de la posture de Louise et Gaston pour qui la rupture est moins grande avec « l’univers vanille ». En couple, ils s’investissent dans leur jeu de rôle et côtoient des ami-e-s impliqués dans le BDSM, mais ils conservent des « amitiés vanilles », des passe-temps autres que le BDSM et occupent tous deux un emploi qui n’a rien à voir avec le BDSM. Par ailleurs, ce qui explique que Xavier ne trace pas une ligne aussi nette que ses homologues de la vieille école entre le « vanille » et le BDSM tient sans doute au fait que ce dernier, contrairement à

135 Gaston, Louise et André qui pratiquent le BDSM dans le cadre de leur couple, est marié à une conjointe qui ne pratique pas de BDSM. Il pratique donc son BDSM à l’extérieur de son couple, de façon plus occasionnelle. En somme, il semble que plus les répondant-e-s de la vieille école aménagent leur vie autour du BDSM, plus ils et elles tendent à positionner ce dernier en rupture avec ce que serait la normalité sexuelle et l’univers « vanille ».

Poussé à l’extrême, je constate que le cadre de référence depuis lequel les répondant-e-s se situent pour parler du BDSM ou de l’univers « vanille » s’inverse. André accole le terme « vanille » à des activités pour lesquelles on ne jugerait jamais nécessaire de spécifier qu’elles n’appartiennent pas au registre du BDSM, comme si d’emblée tout était considéré comme relevant du BDSM à moins de spécifier le contraire. Le « vanille » pour André équivaut aux responsabilités, aux obligations et aux contraintes conçues comme des freins à sa liberté, à l’expression de ses désirs et de sa créativité. André a fait le choix de se retrancher dans le BDSM dans des relations qui lui permettent un plein exercice de sa liberté, c’est-à-dire la possibilité d’explorer avec d’autres partenaires des pratiques sexuelles et des jeux BDSM. Il estime avoir trop investi de lui-même, à une époque où il « vivai[t] encore dans le vanille » dans des relations qui se sont soldées par des trahisons et des échecs. Ces épisodes expliquent en partie pourquoi il se positionne en rupture drastique vis-à-vis l’univers « vanille » (qu’il associe temporellement à une époque de sa vie, à certains lieux physiques ou types d’activités). Désormais, André trouve « difficile d’avoir besoin de donner tellement de [s]a liberté du côté BDSM pour vivre une relation stable ». Il associe le mode de vie « vanille » à la pénibilité et la monotonie du travail salarié. En parlant des gens qu’il qualifie de « vanilles », il dit : C’est drôle, parce qu’ils sont déjà dans du bondage, ils sont déjà dans une cage, une cage qu’eux se sont créée… Mais c’est aussi eux qui en ont la clé. Ils ont l’impression d’être en sécurité dans leur cage un peu comme un chien enfermé toute la journée qui y retourne même quand tu ouvres la porte. Puis c’est une impression que l’environnement que tu te fais est vraiment sécure, mais ce ne l’est vraiment pas. Pour moi c’est une perte de vivre vraiment, de faire la même chose chaque jour sans explorer. On est tous des êtres sexuels, des êtres sensuels, ne pas explorer ça : je ne comprends pas. Je ne comprends pas comment quelqu’un peut vraiment profiter de la vie sans explorer sans savoir lui-même ce qu’ils aiment et qu’ils n’aiment pas. Tu sais, jusqu’à 18 ans, ils se font une idée de ce qu’ils aiment, et puis après ça, ils arrêtent d’explorer.

136 Il juge trop élevé le prix à payer du mode de vie « vanille » qu’il associe à la contrainte d’exclusivité dans un couple, au paraître, à la consommation matérielle, au travail routinier, et à une vie sexuelle fade se ternissant au fil du temps. André et Gaston partagent tous deux cette idée que la sexualité « vanille » dans un couple finit par devenir de plus en plus monotone, voire inexistante. « Après sept ans de couple avec quelqu’un dans mon mariage, à coucher dans deux chambres séparées : il ne pouvait pas y avoir plus vanille que ça. » (André) Notons qu’ici le terme « vanille » semble presque employé comme un synonyme d’ennuyeux. Dans le même ordre d’idée, voici la conception de la sexualité « vanille » chez les couples de longue date de Gaston qui y associe une diminution de la fréquence des rapports sexuels : Un phénomène qui est assez courant —j’entends beaucoup mes amis et mes connaissances en jaser— c’est que souvent, après un certain nombre d’années, ça commence par trois fois par jour, puis ça baisse à une fois par jours, puis à une fois par semaine, puis à une fois par mois, puis à une fois par trois mois. Dans le BDSM, ça fait un cycle contraire. J’adore l’effet contraire. La conception de la sexualité dans un couple « vanille » de Louise rejoint celle d’André et de Gaston bien qu’elle soit moins tranchée: Il y a des gens qui ne s’épanouissent pas dans leur sexualité. Le sommet de la sexualité d’une femme est à quarante ans. Quand j’ai eu quarante ans, j’ai décidé de vivre ma sexualité. C’est dommage parce qu’il y en a beaucoup qui ne le font pas. C’est quelque chose qu’ils répriment en eux. J’ai une chum au bureau là que c’est comme ça. C’est encore avec les lumières fermées, puis ça dure cinq minutes. BDSM ou non-BDSM c’est malheureux qu’il y ait du monde encore comme ça. Ceux qui sont dans le BDSM qui voient le BDSM comme des fantasmes sexuels, ce qui se passe est que ça fait un clic dans leur tête. « Wow qu’est-ce que je viens de vivre, ça a toujours été quelque chose que j’ai réprimé! » Ainsi, si les propos de Louise laissent sous-entendent que quelqu’un peut être épanoui dans sa sexualité sans nécessairement pratiquer le BDSM, ils laissent aussi entendre que le BDSM est sans aucun doute une des manières de le faire tandis que la sexualité « vanille » ne serait pas garante d’un épanouissement sexuel. J’ajouterais par ailleurs que tou-te-s n’ont pas la même conception de ce qu’est la sexualité vanille, par opposition à ce qui serait une sexualité empreinte de BDSM, et que ces conceptions varient grandement d’un-e

137 répondant-e-s à l’autre76. La distinction que Louise fait entre la sexualité « vanille » et la sexualité dans un cadre BDSM rejoint l’idée d’une rupture entre le BDSM et la sexualité « vanille » que partagent Gaston et André. Là où André, Gaston et même Louise voient dans la sexualité « vanille » (qu’ils ne pratiquent que rarement) un certain aspect monotone et routinier par opposition au BDSM qui est conçu comme étant excitant, Xavier qui, lui, explore différentes choses dans sa sexualité avec sa femme ne conçoit pas que la sexualité « vanille » soit intrinsèquement monotone, et tend même à projeter sur autrui un intérêt pour le BDSM : La dernière madame à qui j’ai fait des confidences, elle ne savait pas. Moi j’ai de la misère à comprendre ça justement. Je suis tellement dedans que je ne peux pas imaginer que le monde ne connaisse pas ça, que le monde n’a pas ça en tête. […] Tu côtoies du monde et tu te dis « je me demande si cette personne ne fait pas aussi ce que je fais », tu vois ? Tu as des petits indices. Il y avait une madame pour qui je me suis posé la question. Puis après tu te dis : « arrête de fantasmer là, tu capotes tu en vois partout ! » Une autre conception du BDSM qu’André et Gaston partagent est l’idée que les relations dans un cadre BDSM par opposition à celles dans un contexte « vanille » ne sauraient tolérer de demi-vérité ou de cachotterie et en appelleraient à une franchise sans faille. Le BDSM, c‘est la richesse et la profondeur d’une relation humaine à un point sans limites. Ce n’est pas en surface. Tu parles de vraies choses, il n’y a pas de place pour la frime. […] ça ne peut pas fonctionner, tu ne peux rien simuler aucune frime. Imagine-toi un environnement où est-ce qu’il n’y a aucune frime possible. Je ne te dis pas qu’il n’y a pas de gens qui friment dans ça, ce n’est pas ce que je veux dire, mais le pur BDSM, il n’y a pas de place pour la frime. (Gaston)

76 Un fait intéressant est qu’alors que Gaston et André disent ne plus avoir de sexualité purement « vanille » (ou alors très peu), Xavier qui se livre à des jeux plutôt hors du commun avec sa femme dans lesquels on pourrait voir une forme de soumission et de fétichisation, considère que cette sexualité est « vanille ». Par ailleurs, André explique que certaines pratiques qu’il considère a priori comme étant « vanilles » (comme porter de la lingerie), passent du côté BDSM lorsque lui-même s’y adonne. Ainsi, chez les répondant-e-s la perception de ce qui est « vanille » ou BDSM dans la sexualité fluctue et il est difficile d’établir des balises objectives pour départager si telle pratique est plutôt « vanille », ou plutôt BDSM. Comme bon nombre de répondant-e-s le soulèvent, sur le plan des pratiques, on retrouve souvent entremêlés des éléments qui seraient considérés comme étant typiquement « vanille » (des baisers dans le cou par opposition à une fessée qui serait typiquement « BDSM ». « Pour moi, une scène où il n’y a pas de toucher ou de “flattage” qui en théorie sont considérés comme des préliminaires vanille, n’est pas une scène non plus. Tu sais, le BDSM, ce n’est pas que de la douleur, ce n’est pas que du bondage, c’est la sensualité aussi. Je pense que la ligne est quand même floue entre ce qui est vanille et ce qui est BDSM souvent. Pour moi c’est important qu’il y ait quand même des éléments considérés vanilles qui embarquent dans une scène. Tu sais, ce n’est pas tout de mettre des pinces à vêtement sur des seins si tu ne les flattes pas avant, si tu ne les embrasses pas avant… » (Sabrina) On peut penser que là où Gaston et André voient du BDSM alors qu’ils ont des rapports sexuels « plus rough » avec la personne qui est leur soumise dans le cadre du BDSM, d’autres comme Xavier qui adoptent certains jeux de rôles comprenant une fétichisation et un rapport de soumission avec sa femme qu’il qualifie de « 300 % vanille », sont susceptibles de n’y voir que du « vanille ».

138 De la même manière, pour André, le BDSM en appellerait à une ouverture et à une transparence envers son partenaire tandis que d’évoluer dans un couple « vanille » implique pour lui de ne pas vivre ses désirs au grand jour: Les désavantages de la sexualité vanille c’est sûr que c’est d’être fermé, d’avoir besoin de cacher tes désirs et tes fantasmes. Les avantages BDSM, ―je parle en couple là, pas du BDSM en général― dans mon opinion, il faut être beaucoup plus ouvert, avec ton partenaire, il y a plus d’intimité, plus de confiance.77 Une autre conception cette fois-ci d’André est que le BDSM serait un univers social ouvert et tolérant comparativement à l’univers « vanille »: Il y a plein de choses qui ne me manquent pas dans le monde vanille, les gens fermés par exemple. Tu sais, quand tu vis dans le BDSM 24\7, tu es entouré de monde qui est dans le BDSM, alors le monde est ouvert à toute conversation sexuelle, même la sexualité gaie, bisexuelle. Tous ces termes, ça n’existe pas vraiment dans le BDSM, on ne s’assoit pas vraiment en disant : « moi je suis bisexuel », non, c’est ouvert. Tu n’as pas vraiment besoin de te donner un titre, c’est tellement ouvert. Tandis que dans le monde vanille, c’est encore des titres qu’on utilise, parce qu’on ne se sent pas bien. C’est ça, ça ne me manque pas de vivre dans, dans un monde où tout est encadré. À l’inverse, André critique la manière dont la société investie la sphère privée de ses normes et comment le tabou entourant les fantasmes hors norme fait en sorte que l’on ne peut explorer sa sexualité : Quand ton environnement, ta société embarquent dans ton monde privé, ça ne te permet pas de parler vraiment de tout ce que tu veux, parce que tu veux quand même être accepté par ta société. La société commence avec toi et après ça, c’est ta famille, tes amis, puis ton travail, ta communauté religieuse, tout. Si tu ne peux pas en parler à ta famille, c’est sûr que tu ne vas pas commencer à parler de tes fantasmes à tes amis. […] Je suis une personne qui a besoin de variété, d’explorer, sensuellement, sexuellement, alors de vivre dans un monde qui me le permet, ça me rend bien dans ma peau. Par ailleurs, André qui est bien conscient d’établir une nette rupture entre l’univers « vanille » et BDSM se défend d’être intentionnellement arrogant : Je sais que des fois ça paraît un peu arrogant, quand on sépare le BDSM et le vanille. Ça peut avoir l’air de dire : « nous, les BDSM, on est mieux », mais ce n’est pas ça. C’est un peu comme de déménager dans une autre ville. Tu vois les gens qui sont marabouts dans l’autre ville, et toi tu adores la nouvelle ville

77 Il faut dire que la conception d’André des relations de couple « vanille » qui favoriseraient le mensonge découle du fait qu’il ne parle pas des relations de couple « vanille » en général, mais plutôt de relations de couple « vanille » au sein desquelles une personne qui aurait déjà des fantasmes de BDSM ne pourrait s’exprimer.

139 et tu es fier d’y vivre. Mais quand tu vois les gens qui vivent dans l’autre ville, tu te sens mal pour eux, et ta manière de leur dire que tu aimes ta nouvelle ville, ça passe un peu comme de dire « moi, je suis mieux ici dans cette ville que vous dans votre ville ». L’intention n’est pas d’être arrogant, c’est juste que quand on est bien, on est bien et des fois quand don dit aux gens qu’on est bien, ou qu’on montre aux gens qu’on est bien, ça passe comme si on disait « moi je suis mieux que toi ». Ce qui explique que les répondant-e-s qui situent le BDSM en rupture avec l’univers « vanille » sont ceux qui s’identifient à la vieille école est sans doute que leur pratique du BDSM, ne peut tout simplement pas se situer dans le prolongement d’une sexualité « vanille » plus « épicée » (pour reprendre la métaphore de Gaston). En effet, leur BDSM est pour eux bien plus qu’une forme de sexualité ponctuelle, car il déborde du champ de la sexualité en ce qu’il constitue un jeu de rôle qui s’applique à des contextes ou des situations qui n’ont rien de sexuel. La possibilité d’étendre la performance du jeu de rôle au quotidien rend faisable ou pensable la réorganisation de sa vie de couple autour du BDSM, ce qui permet de penser le BDSM comme étant en rupture avec l’univers « vanille » et non comme une manière de pimenter celui-ci. Le rôle auquel on veut croire pour pouvoir mieux s’extraire de l’ordinaire permet aux répondant-e-s de se réinventer et de quitter momentanément leur identité sociale « vanille » et de se penser eux-mêmes dans l’univers BDSM, et ce, même au quotidien. C’est tannant d’être toujours soi, d’avoir le même rôle, le même nom, les obligations [qui viennent avec le fait d’être] soi-même. Tu sais tout ce qui n’est pas le fun : le travail, l’école, gérer les comptes, tout ça : c’est plate. De juste être toi, d’être pris dans ton corps, de regarder toujours la même face chaque jour : c’est plate. Pour moi, c’est plate. Alors d’être capable de sortir de ça et d’être quelqu’un d’autre dans un monde où tout est possible, c’est mieux. C’est mieux d’avoir deux différents mondes. (André) Pour André, le BDSM est le tremplin par lequel il se parachute lui-même dans un décor où il se sent artisan de sa propre vie qu’il assimile à son rôle de Maître à un point tel que peu de gens dans son entourage connaîtraient son nom réel. Son identité de maître BDSM est devenue la sienne et il se présente sous son pseudonyme dans la plupart des contextes sociaux. Finalement, les praticien-ne-s de la vieille école ont bien raison de voir leurs pratiques comme en rupture avec les pratiques sexuelles, les relations de couple et le mode de vie de monsieur et madame Tout-le-monde puisque le jeu auquel ils jouent s’en

140 distingue autrement plus que les pratiques adoptées par l’autre groupe de répondant-e-s que j’ai qualifié de joueurs.

6.1.3 Le BDSM des joueurs dans le prolongement de la normalité sexuelle

Plutôt que de chercher à se distinguer d’un mode de vie, de gens, ou de pratiques sexuelles qui seraient « vanilles », les répondant-e-s que j’ai qualifiés de joueurs considèrent leurs pratiques comme en continuité avec ce qu’ils considèrent être la normalité sexuelle. Non seulement les joueurs ne conçoivent pas que le BDSM puisse être un mode de vie, mais ils et elles s’en défendent même. Pour eux-elles, tout rapport sexuel est susceptible à un moment ou un autre de comporter un certain rapport de Domination ou de soumission, même sans comporter de pratiques typiquement BDSM (comme des jeux d’impacts, ou un jeu de rôle Ds très élaboré). Ainsi, pour les joueurs, l’objet de la distinction éventuelle entre les dimensions « vanille » et BDSM se situe exclusivement sur le plan des pratiques. C’est- à-dire qu’ils et elles ne considèrent pas que le BDSM puisse consister en un mode de vie qui s’opposerait au « mode de vie vanille », mais davantage en un ensemble de pratiques liées à la sexualité ou à l’érotisme. Aussi, les joueurs n’attribuent pas une plus grande ouverture d’esprit aux praticien-ne-s de BDSM et considèrent simplement que c’est une question d’intérêt ou de préférences. Une manière de se situer en continuité avec la normalité sexuelle pour les joueurs est de supposer que monsieur et madame Tout-le- monde auraient eux aussi, sinon des pratiques sexuelles se situant dans le prolongement du BDSM, à tout le moins des fantasmes BDSM. Oui, c’est considéré hors norme, mais personnellement, je ne vois personne qui n’aurait absolument aucun intérêt. […] Tout le monde a le goût d’être en contrôle un jour, puis de ne pas l’être, puis même s’il n’y a pas d’objets impliqués dans la chose, juste une relation de domination dans une relation sexuelle vanille devient un élément de BDSM, tout le monde pratique jusqu’à un certain point c’est juste que tu ne te qualifies pas comme ça. C’est juste de se donner le qualificatif ou pas. (Sabrina) L’image du couple soi-disant « vanille » qui emploie pourtant des menottes ou un bandeau sur les yeux dans leur rapport sexuel revient couramment dans les propos des répondant-e-s que je qualifie de joueurs. Comme on dit souvent, il y a beaucoup de gens qui le vivent à la maison puis qui ne s’en rendent même pas compte, ne serait-ce qu’une paire de menottes

141 avec du minou dessus ou une fessée au lit, c’est du BDSM aussi. Il y en a beaucoup qui l’ont vécu et qui ne mettent pas le nom dessus, « non », mais en réalité oui. (Daniel) Chez les joueurs, on a l’idée que la différence entre les praticien-ne-s de BDSM, et monsieur et madame Tout-le-monde qui pratiqueraient du BDSM de chambre à coucher « sans le savoir » est justement que ces derniers ne se réclameraient pas d’adopter des pratiques BDSM ou d’appartenir à une communauté. Au fond, ceux et celles qui selon les joueurs adopteraient certaines pratiques associées au BDSM dans leur chambre à coucher le feraient sans y apposer l’étiquette BDSM ou « sadomaso » : l’étiquette « qui fait peur ». c’est quoi les statistiques, mais à mon avis elles sont assez fortes du monde qui font du BDSM de chambre à coucher. Ne serait-ce qu’une de nos pratiques, tout le monde a un certain rapport ne serait-ce que Dominant-dominé, parce qu’il y en a tout le temps un qui prend un rôle, mais tu sais, d’aller un petit peu plus loin, ou les gens qui s’attachent, mais ils vont s’attacher avec un foulard ou avec des menottes avec du poil, […] il y a plein de choses qu’ils vont faire, mais comme ils ne mettent pas les mots, ça fait moins peur que de dire « je suis sadomasochiste » ou « je suis Dominante » ou peu importe... C’est gros ! [Ils vont plutôt dire :] « mais non, mais moi j’ai juste une sexualité un peu plus ouverte ». Tu vois la nuance ? (Myriam) Quand tu le dis « sadomaso » ça passe tout de suite moins bien. Mais quand tu dis soumission et Domination, ou bondage, ça peut passer, mais quand tu dis sadomaso, là ça choque. Là les gens ont peur, c’est l’étiquette, il est fou. « Ça c’est des tarés ces gens-là » qu’ils se disent. (Xavier) Non seulement les joueurs partagent l’idée que les pratiques BDSM de chambre à coucher seraient plus courantes qu’on ne le croit, mais ils vont jusqu’à avancer que des rapports de Domination et de soumission seraient au cœur même de la sexualité dite « vanille ». Moi des fois j’aime ça dire je suis sadomaso juste à cause que ça choque plus que « j’aime ça rough » tu sais. Tout le monde —« bien », pas tout le monde— mais il y a beaucoup des gens qui sont un petit peu sadomaso. Les filles, la plupart aiment ça quand même rough. Elles aiment ça aussi sentir leur pouvoir de séduction sur l’homme quand le gars est vraiment excité. Quelle fille n’aime pas ça ? C’est exactement ça : ce sont des jeux de pouvoir. (Maryline) Cette manière chez les joueurs d’associer certains aspects des pratiques sexuelles « vanilles » au rapport Ds présent dans le BDSM, achève le tableau que les joueurs dressent de la normalité sexuelle en situant le BDSM dans le prolongement d’une sexualité « normale » pétrie de rapports de pouvoir conçus ici comme étant inhérents à toute sexualité.

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On peut voir dans ce type de discours des joueurs une entreprise de banalisation des pratiques BDSM qui seraient selon eux plus répandues qu’on ne pourrait le croire au sein de la population générale. En effet, les joueurs ne tracent pas une ligne qui départagerait qualitativement les pratiques BDSM et les pratiques sexuelles « vanilles », mais les positionnent plutôt sur un même spectre, ce qui suggère que la nature de la distinction ne serait pas qualitative, mais au niveau du degré d’intensité. Maintenant avec tout ce qu’on voit, tu as même des pub à consonance BDSM, tu as les Cinquante nuances, et bien toutes ces affaires-là ça favorise à ce que les gens s’essayent un petit peu, donc je pense que ça ouvre un petit peu les portes [pour ceux] qui sont un petit peu plus curieux qui [autrement] pourraient peut-être ne jamais oser. Il y aurait ceux et celles qui feraient du BDSM « sans le savoir », ceux et celles pratiquant du BDSM de chambre à coucher et ceux et celles intégré-e-s à une communauté de pratiques BDSM. Même si quelqu’un n’est pas dans le BDSM ça se peut qu’il fasse des choses dans sa vie vanille qui ne sont vraiment pas autant vanilles que ça. J’imagine qu’il y a beaucoup de monde qui ne sont pas aussi vanilles que ça. Ils ne sont juste pas assumés dans une communauté. (Christophe) La manière des joueurs de percevoir les gens « vanilles », diffère grandement de celle véhiculée par André et Gaston. Les joueurs, contrairement à Gaston et André n’attribuent pas des traits de personnalités aux personnes pratiquant du BDSM ou aux personnes dites « vanilles »: Il y a des gens que ça intéresse, des gens que ça n’intéresse pas. Mais je ne vois pas ça comme une différence au niveau social ou au niveau de l’ouverture d’esprit. Ce n’est pas parce qu’une personne n’est pas dans le milieu qu’elle n’est pas ouverte d’esprit. Les gens de la communauté viennent d’un peu partout. Le fil conducteur, si je dois en trouver un, c’est de vivre quelque chose d’intensément. Puis j’ai de la misère à aller plus loin parce qu’il y a tellement de choses différentes, de pratiques différentes que c’est difficile de trouver quelque chose de commun à tout le monde. (Marc-Antoine) Je trouve que les gens BDSM, il y en a vraiment de tous les genres. Puis les gens vanilles, et bien, on est tous vanille à quelque part, tu sais…C’est sûr que j’ai l’impression que le BDSM emmène une certaine ouverture d’esprit, mais encore là des fois c’est encore drôle… Chez les vanilles aussi il y en a des vraiment ouverts d’esprit, puis il y en a des vraiment fermés. Non je ne fais pas vraiment de différence. (Maryline)

143 C’est plutôt une vision constructiviste et circonstancielle de l’intérêt pour le BDSM qui se dégage chez les joueurs bien qu’ils et elles ne s’expliquent pas toujours tout à fait ce qui fait que des gens ont certains fantasmes pour des pratiques BDSM et que d’autres non. Au contraire chez certains tenants de la vieille école, surtout chez Gaston et André, il semble presque qu’à certains moments ce qui détermine le caractère BDMS ou « vanille » d’une pratique est la façon dont celui qui l’adopte la nomme. Lorsqu’André adopte une pratique « vanille », tout se passe comme si cette dernière devenait soudainement insufflée d’un caractère « kinky » et basculait dans le champ du BDSM : Quelqu’un qui s’habille en soubrette78, on peut voir ça du côté vanille, bien ça serait un peu comme ça, mais je dirais un peu plus changé, parce que couple vanille qui s’habille en soubrette, c’est un petit jeu de rôle, c’est presque drôle, mais moi c’est plus… Ça tombe plus côté fétiche, BDSM, nos jeux, c’est plus quelque chose qui vient me parler, qui vient me chercher qu’un petit jeu de rôle, de soubrette… C’est plus quelque chose que je dirais, c’est la même sensation que j’ai dans le BDSM. Puis c’est moins sexuel, c’est plus « arf », je ne serais même pas capable de… je dirais c’est plus émotionnel, ou spirituel. De cet extrait se dégage une conception plutôt essentialiste du fétichisme associé au BDSM qui n’aurait pas la même résonnance selon que l’on soit fétichiste ou que l’on ne le soit pas (ou selon la conception d’André : selon que l’on soit une personne « vanille » ou pas). Quand je parle de désir, je ne veux pas dire juste le désir sexuel. C’est plus que ça. De voir disons, un homme à quatre pattes qui aime promener des femmes sur son dos, c’est sûr que ça vient le chercher quelque part en lui d'une manière que seul lui peut comprendre. Mais ce « quelque part », ça n’existe pas dans chaque personne. D’essayer de donner une définition ça serait comme d’essayer d’expliquer l’esprit. C’est quoi l’esprit, ça vient d’où... Je pourrais même dire que dans mes croyances c’est le même endroit, ça vient nous chercher dans l’âme. Tu sais, la sexualité, on a tous une, c’est sûr que c’est une expérience physique au niveau de la peau, des sensations, mais il y en a qui le ressentent à l’intérieur. J’aimerais croire que tout le monde peut dans la sexualité puisse le sentir à l’intérieur, mais ça, je n’en ai aucune idée. Je pense qu’il y a des gens qui sentent ça juste physiquement. Mais c’est sûr que dans le BDSM, je dirais que oui, ça va jusqu’à l’âme. Puis d’essayer d’expliquer ça, c’est impossible.

78 « On désigne par « soubrette » une domestique dont la tenue, volontairement affriolante, se compose généralement de variantes du modèle : gants ou mitaines en satin, ou dentelle, coiffe tablier blanc, mini robe courte et décolleté noir, jupon blanc froufroutant, corset ou porte-jarretelles, bas, talons aiguilles et plumeau, le tout souvent agrémenté d'un collier dit de chien et parfois d'une culotte blanche. » (Wikipedia) https://fr.wikipedia.org/wiki/Soubrette repéré 5 avril 2016

144 Les praticien-ne-s que j’ai qualifié-e-s de joueurs, vont même jusqu’à se dissocier de cette attitude qu’ils attribuent à certain-e-s praticien-ne-s de la vieille école ou qui se disent 24-7, consistant à considérer les gens « vanilles » comme étant différents : Pour moi le BDSM, c’est un passe-temps, quelque chose qui se passe dans l’intimité. Par contre, les gens qui font du 24-7 pour moi ça n’entre pas dans mes paramètres parce que j’ai d’autres visions de ma vie de couple, puis les gens qui vivent dans une société. Il y a plusieurs personnes que j’ai observées qui ont une vision des choses comme ça : « Tu ne fais pas partie de mon monde, donc pas que je te rejette, mais pas loin… » Ça, ça m’agace. C’est des gens avec qui j’ai plus ou moins envie d’échanger, ou d’approcher parce que je ne trouve pas de ponts entre nous pour communiquer. […] moi je n’aime pas les gens qui rejettent la société dite normale ou régulière, ou ceux qui ont des pratiques standard si on peut appeler ça. Pour moi ça ne fonctionne pas. On vit dans la même société. On peut décider d’avoir les cheveux bleus, puis l’autre une coupe normale, la couleur normale, mais on va rester sur le même pied d’égalité. (Claude) Marc-Antoine abonde dans le même sens : Non en fait, je n’embarque pas dans le jeu de dire que ceux qui ne pratiquent pas, c’est parce qu’ils n’ont pas compris… Il y en a plusieurs qui sont comme ça. Pour moi c’est une question de préférence.

Dans cette section, j’ai expliqué comment les praticien-ne-s se positionnent vis-à-vis de la normalité sexuelle, ce qui m’a permis de répondre au troisième objectif découlant de ma question de recherche. Ce qui explique que les joueurs partagent l’idée que tout un chacun s’adonnerait à des pratiques pouvant s’apparenter au BDSM est sans doute que leurs pratiques BDSM sont plus près de celles du commun des mortels que ne le sont celles des praticien-ne-s de la vieille école investi-e-s dans un jeu de rôle. Pour les joueurs, le BDSM renvoie à un ensemble de pratiques comprenant une dimension sexuelle/érotique importante, alors que pour les autres de la vieille école, il s’agit d’un jeu de rôle qui s’applique à d’autres contextes que celui des rapports sexuels. Mon analyse montre que moins les répondant-e-s aménagent leur vie autour du BDSM, ou plus ils et elles conçoivent le BDSM comme une facette parmi tant d’autres de leur vie (pouvant être très importante, sans toutefois être centrale), plus ils et elles semblent tendre à positionner ce dernier en continuité avec l’univers « vanille » au sein duquel ils et elles se sentent toujours investi-e-s, et moins ils et elles cherchent à opposer les dimensions BDSM et « vanille ».

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6.2 L’expérience du regard des autres sur ses pratiques BDSM

J’en suis désormais à répondre au quatrième objectif découlant de ma question de recherche, à savoir comment les praticien-ne-s vivent-ils/elles l’expérience du regard des autres sur leurs pratiques. Dans cette section, je serai amenée dans un premier temps à identifier dans quels contextes les praticien-ne-s révèlent ou non leur intérêt pour les pratiques BDSM (à qui, et comment) et dans un deuxième temps à identifier dans quels contextes ils et elles vivent leur particularité comme un stigmate ou comme un attribut qui leur permettrait de se distinguer. En fait, il est rapidement apparu en entrevue que le « regard des autres » sur les pratiques des répondant-e-s n’était pas aussi présent qu’anticipé puisque les répondant-e-s peuvent généralement choisir à qui et comment ils et elles décident de révéler leur particularité. Une révélation involontaire et accidentelle peut survenir dans certains contextes, mais celles-ci sont plutôt rares. Si le fait de pratiquer le BDSM peut potentiellement être stigmatisant, cette particularité fait partie des types de stigmates que Goffman qualifie d’« invisibles ». (1963) Comme je l’ai montré dans mon cadre théorique, la sexualité est un domaine tabou en lui-même qui relève de la sphère privée. Ainsi ce qui implique que l’on expose rarement le détail de ses pratiques ou préférences sexuelles dans la vie sociale. Il en va de même pour ce qui est du BDSM qui fait partie de la sphère sexuelle privée en plus de se retrouver en marge, conférant aux pratiques BDSM un caractère doublement tabou. Voyons désormais comment la séparation entre le privé et le public ainsi que le niveau d’intimité partagé avec autrui influencent les répondant-e-s au moment de choisir quoi révéler, à qui.

6.2.1 La ligue séparant le privé du public

Pour les praticien-ne-s, la question de savoir à qui et comment révéler son intérêt pour le BDSM, ne pose pas problème, puisque la ligne séparant « ceux qui ont besoin de savoir » des autres « qui n’ont pas besoin de savoir » apparaît aller de soi en ce qu’elle correspond précisément à ce qui sépare la sphère privée de la sphère publique. Le niveau d’intimité

146 partagé avec autrui détermine de manière complémentaire à qui les répondant-e-s se confient sur leurs pratiques. Il y a monde à qui j’en parle et il y a du monde à qui je n’en parle pas. En fait, c’est un peu comme quand tu es gai, ou transgenre. J’ai lu un truc sur une personne qui est passé de « femme » à « homme » puis [il] disait : « la fille au café ou au bar, elle n’a pas vraiment besoin de savoir que j’étais une fille avant, elle a juste besoin de me voir comme je suis par ce que c’est ça que je suis. (Marie-Ève) Dans le même ordre d’idée Sabrina établit une distinction entre les particularités qui relèvent de la vie privée comme le fait de s’adonner à des pratiques sexuelles hors normes, et les particularités relevant du domaine public comme avoir une orientation sexuelle alternative qui est éventuellement susceptible d’apparaître au grand jour à mesure que les gens organisent leur vie de couple et/ou de famille sur cette base. À l’inverse, les pratiques BDMS adoptées dans une communauté restreinte ou dans le cadre de relations dans la sphère privée sont moins susceptibles d’être exposées au regard de non-initié-e-s. Si Sabrina trouve justifié le fait que son ami homosexuel ait fait son « coming out », elle considère à l’inverse tout à fait facultatif d’annoncer qu’elle a des préférences sexuelles pour des pratiques BDSM : « Le chum de mon ami gai, je vais le rencontrer, mais moi, je ne lui ferai pas rencontrer mes playpartner, alors ce n’est pas quelque chose que je sens que j’ai besoin de communiquer. Tu sais ceux qui ont à le savoir le savent puis c’est tout » (Sabrina). La question de savoir à qui divulguer son intérêt pour les pratiques BDSM apparaît aller de soi et découle du degré d’intimité partagé et de l’ouverture d’esprit de ceux/celles à qui l’on s’ouvre: Oui j’ai des amis qui ne sont pas dans le milieu à qui j’en ai parlé, puis je connaissais leur ouverture d’esprit pour savoir que je ne serais pas jugée là- dessus. Mais autrement, non. Je ne le crie pas ça sur les toits pour le fun non plus. Ça reste quand même du privé. (Chloé) Dans le même sens, Chloé affirme : « Je suis pudique avec ma sexualité. J’ai mes amis SM, et j’ai mes ami-e-s « vanilles » qui sont au courant et je ne pense pas que la terre entière doit le savoir nécessairement ». En continuité avec ces propos, Myriam ajoute : « J’en ai parlé justement à Simon [un ami qui démontrait de l’intérêt pour le BDSM], j’en ai parlé à mon amie vanille plus jeune, mais je ne mélange pas trop les choses. De toute façon c’est comme mon jardin, ça m’appartient » (Myriam). André, dont la principale occupation est (ou est en voie d’être) d’animer des ateliers BDSM, est amené contrairement aux autres

14 7 praticien-en-s à franchir cette division entre la sphère publique et privée. Puisque contrairement aux autres praticien-ne-s de l’échantillon qui choisissent à qui ils révèlent leur particularité, chaque fois qu’il se fait demander ce qu’il fait dans la vie (souvent en contexte de covoiturage), il est emmené à parler de son style de vie. Avec mes expériences passées, quand je parle du BDSM aux vanilles, j’essaie de ne pas trop en dire. Donc j’ai choisi de dire que j’organisais des événements de modes de vie alternatifs, du rockabilly au fétiche, de gothique jusqu’au BDSM. Puis, parmi tout ça, elle a choisi de me questionner sur le BDSM. « Ah ouais, c’est quoi le BDSM ? » Ça a commencé comme ça, puis je lui disais ce que je faisais, puis, pendant deux heures de route, on a parlé que de BDSM. Pour la grande majorité des praticien-ne-s, les collègues de travail sont dans la catégorie des gens qui n’ont pas besoin de savoir. « Mes amis de gars et mes collègues ne savent rien, rien rien », dit Daniel, avant d’ajouter laconiquement : « Ils ne font pas partie de ceux qui doivent savoir ». Claude qui travaille dans le public auprès de jeunes et qui vit dans une petite municipalité craint que ses penchants pour le BDSM ne soient découverts, ce qui selon lui, nuirait grandement à son image professionnelle. Maryline qui a travaillé dans un milieu d’hommes avoue qu’elle aurait craint de perdre son emploi si la nature de ses pratiques avait été découverte : « C’est sûr qu’il faut faire attention. Surtout, justement avant j’étais dans un milieu d’hommes et je n’aurais vraiment pas voulu qu’un de mes collègues masculins sache ça parce que c’est sûr que je me serais fait « écoeurer » à l’infini, puis j’aurais eu peur de perdre mon emploi pour ça. » En marge de cette tendance générale consistant à demeurer discret en milieu de travail, Louise qui qualifie certaines collègues de travail de bonnes « copines », raconte qu’il lui est arrivé de dévoiler son intérêt pour le BDSM à certaines collègues de travail. Alors que l’une d’elles confiait à Louise son désir de pimenter sa vie sexuelle en s’achetant un déshabillé, Louise s’est proposé de l’accompagner sur l’heure du midi à une boutique qu’elle-même fréquentait de temps à autre. Devant la curiosité de sa collègue qui se demandait ce qui l’emmenait à fréquenter une boutique de lingerie, celle-ci lui a alors révélé son mode de vie et s’est confiée au sujet de sa relation Ds avec Gaston. Chloé quant à elle affirme que son employeuse sait qu’elle a « quelqu’un de spécial dans [sa] vie ». Devant le meilleur rendement de Chloé au travail, son employeuse lui aurait même dit à la blague : « ne le lâche pas celui-là ! ». Outre ces quelques exceptions, les praticien-ne-s cherchent à demeurer discret quant à leur pratique du BDSM en milieu de travail.

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Parmi les personnes qui ont « besoin de savoir » selon les praticien-ne-s interrogé-e-s, on retrouve aussi les professionnel-le-s de la santé. Ces consultations constituent des moments où ces éléments de la sphère privée sont objets de questions. « Mon médecin a besoin de savoir, puisque ça a un impact sur son travail et sur la façon dont il m’approche, les gens sur lesquels mon BDSM n'a pas d’impact n’ont pas besoin de savoir. » (Marie-Ève) Ainsi, il y a ceux à qui l’on pourrait dévoiler ses pratiques BDSM, et ceux qui n’ont absolument pas à être mis au courant. Au-delà de cette distinction, les praticien-ne-s sont nombreux à préciser que s’ils ne l’ont pas révélé à certaines personnes ce n’est pas par gêne, ou par peur du rejet, mais bien parce que comme le dit Myriam, ça fait partie de leur jardin secret. Ceci apporte un éclairage à la question du stigmate éventuel ressenti par les praticien-ne-s, qui d’emblée, ne semblent pas vivre difficilement le regard des autres sur leur pratique. Bien je n’ai jamais caché, disons que j’ai toujours cru que la sexualité, c’était quelque chose qui nous appartenait. […] Ma sexualité, ça m’appartient, alors si j’entre en relation avec quelqu’un, c’est sûr que je vais lui avouer que j’ai une préférence sexuelle… Je n’ai jamais été gêné d’avouer ça à mes amis ou à ma famille, c’était juste quelque chose qu’ils n’avaient pas besoin de savoir. (André) Sabrina abonde dans le même sens : « Ce n’est pas que je ne suis pas prête à en parler, c’est juste que ce n’est pas ce type de confession là… Si ça arrive, ça arrivera, mais ce n’est pas un poids sur mes épaules. » En ce sens, il s’avère que les facteurs faisant en sorte que les répondant-e-s parlent ou non de leurs pratiques BDSM sont similaires aux facteurs qui encadrent pour monsieur et madame Tout-le-monde l’abord de sa sexualité et de ses pratiques sexuelles avec autrui. Sabrina résume bien le phénomène lorsqu’elle dit : « Dans ma tête c’est comme n’importe quelle pratique sexuelle, je veux dire : tu ne vas pas dire à ta meilleure amie que ta position préférée c’est le « doggy style », alors pourquoi lui dire que tu aimes ça te faire attacher. Ce n’est pas un poids de ne pas le dire aux autres, ça entre dans la démarche sexuelle ». De la même manière, Maryline s’appuie sur cette séparation entre le privé et le public et avance que du moment que les pratiques adoptées sont consensuelles, il n’est pas légitime de s’ingérer dans la vie sexuelle d’autrui puisque la sexualité serait en fin de compte une affaire personnelle. Rationnellement pourquoi tu serais contre des pratiques entre adultes consentants ? Qu’est-ce que ça change que deux personnes s’attachent dans la

149 chambre à coucher, ou que l’on se fasse des soirées auxquelles tu n’es même pas invité ? Puis ça peut ne pas t’intéresser et [tu peux] ne pas aimer ça, mais tu ne peux pas être contre ça. Tu sais, je veux dire : « ah moi je suis contre le doggy style » ? Ok fais-le pas chez vous ! Maintenant que j’ai expliqué comment cette distinction entre le privé et le public reposant sur l’intimité partagée détermine à qui les répondant-e-s choisissent de divulguer leur intérêt pour le BDSM, voyons maintenant plus précisément comment celle-ci se décline et plus concrètement qui sont ceux et celles qui ont besoin de savoir.

6.2.2 Ceux qui ont besoin de savoir et les autres

La plupart s’entendent pour dire qu’ils et elles n’en parleraient pas à leur famille, ce qui pourrait être lié au tabou de l’inceste (Durkheim 1897, Strauss 1947) et plus concrètement l’idée que l’on ne parlerait pas ou peu de ses pratiques sexuelles dans un cadre familial. « C’est ma vie privée puis c’est juste ma vie privée et c’est tout et j’en parle aux gens qui partagent ma vie privée. Mes parents ne savent absolument rien ». (Marie-Ève) « Clairement ma famille, je pense qu’ils n’ont pas à savoir ça, surtout ma mère tu sais, un moment donné tu n’as pas besoin de la choquer pour rien. (Myriam) Au fil de l’analyse, il apparaît que certaines entorses sont faites à ce principe premier de ne pas parler de ses pratiques BDSM aux membres de sa famille lorsque l’intimité partagée avec certains membres de la famille est assez prononcée pour que les répondant-e-s abordent leur intérêt pour les pratiques BDSM. Seulement trois répondant-e-s de l’échantillon l’ont révélé à leur(s) parent(s) par souci de transparence. Les seuls cas où est-ce que je l’ai révélé, c’est dans le fond aux filles avec qui j’ai eu des relations sexuelles qui l’ont su. Pour diverses raisons, des fois peut- être pour tâter le terrain, ou pour dire tout simplement « bon regarde c’est un trip de même ». Mais les deux seules personnes à qui je l’ai dit, qui n’étaient pas dans l’univers et qui n’avaient pas intérêt nécessairement à le savoir c’était ma meilleure amie que je connais depuis vingt-cinq ans, et ma mère. C’est pas évident à dire. Je ne me rappelle plus pourquoi je lui ai dit… J’avais ça sur le cœur, puis je savais qu’elle était capable de comprendre, ça fait que je lui ai raconté. Mais de toute façon elle s’en doutait. Quand on est adolescent, on pense que nos parents voient rien, mais ils sont perspicaces. (Daniel) Marc-Antoine quant à lui a choisi de dévoiler son intérêt pour le BDSM à ses parents par souci de transparence:

150 Je pense à mes parents envers qui j’ai décidé d’être honnête. Du jour au lendemain je passe du mode solitaire, réservé, quasiment Hermite, à… tout d’un coup j’ai full de monde autour de moi. Ça ne me tentait pas de m’enfarger dans mes menteries, donc j’ai dit ça passe ou ça casse. J’ai donc mis les cartes sur tables. J’ai dit c’était quoi la communauté et ce que j’allais faire là et heureusement pour moi ça a passé. […]Ma mère était au courant depuis un bon bout de temps parce que ma première relation que j’ai eue il y a une douzaine d’années, je lui en avais parlé. Comme ça prenait pas mal de place, je justifie comment que j’ai une relation avec une fille qui reste à 800 km de chez nous ? Quand les questions ont commencé à venir, comment vous vous êtes rencontrés ? Qu’est-ce qui a fait que vous en êtes venus là ? J’ai décidé d’être honnête et de le dire. […] Je m’en suis tenu à la base, puis j’ai répondu aux questions, mais pas plus. Marc-Antoine affirme qu’il s’en est tenu au minimum au moment de l’annoncer à ses parents, mais plus tard, il dit (en parlant de son père) : « La première fois qu’il a vu une photo de moi avec un collier, il m’a regardé avec la face du gars qui vient de croquer dans un citron (rire). C’est le plus loin que je suis allé avec. Je n’ai pas… je ne me suis jamais, je ne lui ai pas montré de photos de moi habillé en kinky parce que je me dis « il n’est pas rendu là ». Or, on peut penser que contrairement à ce qu’il laisse entendre, Marc-Antoine va plutôt loin dans ses confidences à ses parents. Ceci laisse penser que ce dernier est très intime avec ses parents, et par conséquent, que le fait de ne pas leur livrer tous les détails de son implication dans le BDSM constitue pour lui une forme de retenue.

Tout-e-s les répondant-e-s s’entendent pour dire qu’ils ne le révéleraient jamais à leurs grands-parents. Ceci est peut-être dû au niveau d’intimité généralement plus grand avec ses parents qu’avec ses grands-parents, ou encore à l’idée qu’il existerait une distinction générationnelle sur le plan de l’acceptabilité de certaines pratiques sexuelles hors normes. Pour certains répondant-e-s, il serait plus difficile de dévoiler son intérêt pour les pratiques BDSM à son père qu’à sa mère. Avec mon père ça a été difficile. Parce que c’est une personne plus fermée un peu. Je pense que le fait que ma mère était ouverte, ça l’a aidé à s’ouvrir. S’il avait été tout seul à gérer ça, et à digérer ça, ça aurait été plus problématique, je pense. (Marc-Antoine) Je n’en parlerai pas comme je disais, en famille. Je ne pense pas que mon père ait besoin de savoir ça, pas nécessairement. Même si je sais que je ne pense même pas que ça lui ferait quelque chose, mais honnêtement, je ne pense qu’un

151 père veuille savoir que sa fille se fait fouetter là (rire) C’est l’image de la petite fille qu’il ne veut pas qu’elle ait mal. (Chloé) Ceci suggère peut-être une distinction selon le genre pour les parents, peut-être reliée à cette idée ancienne selon laquelle le domaine du privé et de l’intimité serait l’affaire des femmes alors que celui du public serait l’affaire des hommes, le père pourvoyeur ne partageant pas une intimité aussi prononcée que la mère avec ses enfants. Enfin, la différenciation selon les genres de ce qui est acceptable pour une fille ou pour un garçon est peut-être également en filagramme dans le propos de Marc-Antoine dont le père sourcille devant l’image de son fils en soumis et de ceux de Chloé qui s’imagine la figure du père protecteur pas très chaud à l’idée que sa fille reçoive des coups dans le cadre d’une sexualité alternative alors qu’elle joue à la soumise.

Bien que les répondant-e-s partagent l’idée générale selon laquelle la famille n’aurait pas besoin de savoir qu’ils et elles pratiquent du BDSM, certain-e-s répondan-e-s disent avoir été amenés dans un contexte particulier à leur révéler. Certain-e-s disent l’avoir révélé à une sœur ou à un frère avec qui ils/elles sont plus proches, mais ne vont pas en profondeur et se contentent de dire le minimum. La sœur de Claude a été mise au courant de ses penchants par un concours de circonstances alors qu’ils demeuraient ensemble et qu’il lui empruntait sa machine à coudre pour se fabriquer des accessoires en cuir : Ma sœur sait que je vais à des soirées, je lui ai dit un club social, elle je mentionne soirées fétiches, mais elle ne me pose pas de questions à savoir les détails de toute façon je ne lui dévoilerai pas ce genre de détails. (Claude) Il y a des gens qui n’ont pas besoin de savoir, c’est ça. Avec ma sœur par exemple, ça a juste tombé que j’ai participé à un concours, et si je gagnais, j’allais publier un livre. Puis je voulais écrire un mémoire à propos de mes expériences dans le mode de vie BDSM. Donc, j’ai approché ma sœur : « si je gagne le concours et que je publie le livre, c’est mieux que je te le dise avant que tu n’apprennes toute ma vie. » Quand je l’ai dit, elle n’était pas surprise du tout. […] la famille le sait, mais n’aura pas de détail. Ils le savent, mais ils ne veulent pas le savoir. C’est ma sexualité, ils n’ont pas de raison de savoir ce qui se passe derrière mes portes. (André) Pas étonnant que sa sœur n’ait pas été surprise, puisqu’André est le seul répondant qui affiche autant son implication dans le BDSM, et ce, même sur son compte Facebook qui est à son nom de Maître et via lequel il diffuse toute sorte de publications associées au BDSM. Myriam quant à elle a jugé bon d’en informer sa sœur puisqu’elle s’est rendue compte que

152 cette dernière s’adonnait elle-même à des pratiques BDSM dans la chambre à coucher. Selon ses dires, c’est par souci de sécurité pour cette dernière que Myriam s’était alors permis d’afficher ses connaissances en la matière pour qu’elle les réalise dans un cadre sécuritaire. Un fait intéressant est que Sabrina, qui est pourtant au courant que son frère cultive lui aussi un intérêt pour le ligotage, ne juge pas bon d’aborder leur passion commune avec lui. Alors qu’elle recevait son courrier pendant que celui-ci était parti en tournée, elle était tombée par hasard sur un livre de bondage que ce dernier s’était fait livrer. À la question de savoir si elle n’avait pas eu envie d’aborder le sujet avec lui, elle répond : « bah, ça reste mon frère », ce qui achève de démontrer d’une part le tabou subsistant pour certaines personnes quant à l’abord de la sexualité avec les membres de sa famille, et d’autre part le fait que les pratiques sexuelles relèvent de la sphère privée. Elle ajoute : « comme je dis, je ne trouve pas que je suis en train de cacher quelque chose, c’est pas un poids que j’ai sur mes épaules alors, ce n’est pas une libération d’en parler ». Ainsi, il est évident que pour certains praticien-ne-s comme Sabrina, pour qui le BDSM est secondaire et fortement assimilé à la sexualité, ce n’est pas tant le caractère marginal de celui-ci qui l’empêcherait de révéler son attirance pour ces pratiques que le caractère privé de la sexualité. Dans ce sens, le regard des autres n’est pas vécu comme étant lourd ni éprouvant et il n’y a pas lieu de parler de stigmate. Dans la même lignée que les propos de Myriam et d’André par rapport à l’annonce qu’ils ont faite à leur sœur respective, ce sont les circonstances qui ont emmené Marie-Ève à annoncer à sa tante son implication dans le milieu BDSM. Alors que Marie-Ève participait à un festival de ligotage dans la ville de sa tante chez qui elle prévoyait rester pour quelques jours, elle a jugé pertinent de lui annoncer le motif de sa présence dans cette ville : Ça a comme pris de l’extension parce que maintenant je donne des cours, je fais des shows alors c’est rendu comme plus public ma vie, ça fait que j’ai une de mes tantes à qui j’en ai parlé, Puis là elle m’a dit : « ah, tu sais on le sait tous. Tu es une originale puis tu aimes les affaires qui ne sont pas conformistes. » Je le savais qu’elle, elle serait ouverte d’esprit. Je n’en ai pas parlé à la personne la plus fermée d’esprit dans ma famille en premier (Marie-Ève) En effet, bon nombre de répondant-e-s justifient de parler de leur intérêt pour le BDSM avec certaines personnes sur la base des circonstances qui s’y prêtaient et d’une présumée ouverture d’esprit chez l’autre. Ceci traduit d’une part que la plupart des répondant-e-s ne se sentent pas pris avec un secret qu’ils/elles rêveraient de partager, mais plutôt qu’ils/elles

153 ne sentent pas la nécessité d’aborder leur particularité avec tout un chacun et que lorsqu’ils et elles le font c’est soit parce que les circonstances les y emmènent, ou soit par souci d’éviter de devoir mentir aux personnes qui partagent leur quotidien et qui seraient à même de percevoir un changement, comme Marc-Antoine qui aurait eu à expliquer l’apparition de son nouveau réseau d’ami-e-s à ses parents. Dans le même ordre d’idée, Christophe qui vit chez ses parents leur a révéler, car ces derniers lui ont demandé où il allait alors qu’il se rendait à une soirée organisée par la communauté. C’est sûr que la première fois j’étais pas très à l’aise de le dire à mes parents parce que je ne savais pas ce qu’ils allaient penser, mais quand ils m’ont demandé où est-ce que je m’en allais, j’ai dit : « bien c’est un peu spécial », et ils m’ont dit « c’est correct, on veut le savoir », alors je leur ai dit. […]Je leur ai demandé s’ils savaient c’était quoi le BDSM et les deux ne le savaient pas. J’ai comme expliqué juste un petit peu et ils ont comme fait « ah ok cool ». Ce genre de « coming out » que l’on pourrait qualifier d’involontaire au sens où ce n’est pas Christophe qui a approché ses parents pour le leur annoncer, mais eux qui ont posé des questions n’est plus susceptible d’arriver lorsque les praticien-ne-s sont adultes et partagent un domicile avec leur partenaire de jeu qui est potentiellement leur conjoint-e « vanille ». De manière générale, ils n’ont pas à justifier leurs allées et venues à qui que ce soit sauf en de rares circonstances : Quand je vivais encore chez mes parents, je me trouvais tout le temps des excuses pour sortir, puis même quand j’étais jeune adulte j’avais l’impression de jouer un double jeu, alors que dans le fond ça ne les regardait pas [ses parents], mais tu sais comme je suis pas quelqu’un qui ment, c’était comme… mais maintenant que je suis en couple j’ai mon chez-nous avec mon conjoint [c’est différent]. (Maryline) Ainsi, sauf Maryline dont la mère a accidentellement vu une de ses photos de bondage alors qu’elle lui empruntait son appareil photo, aucun-e répondant-e n’a fait l’expérience d’une découverte accidentelle qui n’aurait pas été voulue. Toutefois au quotidien, il arrive que les praticien-en-s prennent des précautions pour camoufler les indices révélateurs pour prévenir que leur leur(s) enfant(s) ne le découvre(nt), par exemple, pour ceux qui en ont. Les quatre parents interrogés (Louise, Xavier, Claude et Daniel) affirment qu’ils n’exposent pas leur(s) enfant(s) à leur pratique BDSM, et qu’ils les préservent en ces sens.

154 Cependant et il s’agit là d’un phénomène intéressant, Xavier et Claude ajoutent que la situation la plus malheureuse qui pourrait survenir, serait que leur(s) enfant(s) ne le découvrent sans s’en être douté auparavant et sans avoir eu des soupçons de sorte que la surprise soit atténuée. Claude craint qu’au cas où il décéderait, son fils ne découvre son armoire pleine d’accessoires BDSM, alors que celui-ci ne pourrait lui expliquer de son vivant ses préférences. J’ai toujours caché à mon fils, ce genre d’activité de son père, puis là je pense que je suis rendu à l’étape où ça devient plus mûr. Je veux lui dévoiler certaines choses. Que je suis dans un club social pas exemple, mais sans lui dire qu’est- ce qu’on fait là-dedans là parce qu’un jour si je décède par accident de façon immédiate, j’ai une armoire qui est remplie de films de vidéos, d’objets en lien avec ça. Alors s’il trouve l’armoire puis qu’il ouvre ça, je ne voudrais pas que ça soit la découverte puis la surprise en même temps et que je ne sois plus là. Alors au moins s’il sait que son père a certaines activités sans les détails, et bien il pourrait découvrir les objets en sachant que j’avais quand même certaines pratiques… Xavier partage cette idée de laisser glisser certains indices pour atténuer la surprise en cas de découverte : Il [son fils] commence gentiment à devenir ado, il va sûrement aller fouiller un moment donné. Sur mon Facebeook, je suis abonné à des sites où il y a des talons hauts qui passent et des habits de cuir, donc il va le découvrir veut veut pas petit à petit. […]Le plus grand malaise, ça serait qu’il le découvre puis qu’il soit surpris. Mais je pense qu’il est quand même baigné dedans sans détails, et que le jour où ça va se découvrir un petit peu plus il sera moins surpris. Je pense que quelqu’un qui ne sait pas du tout, qui n’ a aucune idée et qui le découvre d’un jour à l’autre, là ça va poser plus de problèmes, je pense. Si tous les parents de l’échantillon disent cacher leurs objets BDSM dans des endroits inaccessibles aux enfants, certains comme Claude mettent plus de zèle que d’autres dans la stratégie de camouflage. Pendant que Daniel se contente de ranger ses accessoires dans sa chambre, Claude a quant à lui conçu un mécanisme complexe de cadenas, caché dans le double fond d’un tiroir de commode qu’il a confectionné pour assurer un maximum de sécurité. De manière générale si les répondant-e-s arrivent assez bien à articuler leur quotidien à leur pratique du BDSM, quelques anecdotes rendent compte de situations où ils et elles doivent user de stratagèmes pour dissimuler certaines choses. Louise se remémore la fois où son fils lui avait demandé à quoi servait le crochet au plafond du sous-sol qu’elle utilisait pour réaliser des suspensions de cordes. « J’ai dit c’est pour Noël! On met des

155 boules de cristal ! », avant que celui-ci ne lui rétorque : « j’ai jamais vu de boule de cristal accrochée là ». Maryline se remémore cette fois où, lors d’un déménagement, elle avait dû se glisser en catimini dans l’appartement pour couvrir d’une couverture un jouet qu’elle et son conjoint avaient oublié d’emballer dans les boîtes afin de le préserver des regards.

Si plusieurs répondant-e-s affirment ne pas ressentir le besoin de parler de leur pratique du BDSM à des gens vanilles ou à leurs proches, c’est sans doute dû au fait qu’ils et elles ont déjà leur cercle d’ami-e-s à l’intérieur de la communauté BDSM avec qui parler de leur passion et avec qui s’épancher sur les différentes facettes composant le jeu ou le fait de s’y adonner. À ce propos cet extrait de Carl dont on retrouve des échos dans les propos d’autres répondant-e-s est éloquent : Par rapport à l’acceptation des gens, je n’ai pas besoin de l’acceptation des gens, alors je n’en parle pas aux gens dans des situations où… au travail, je n’en parle juste pas puis pour la vie sociale, bien on se la bâtit comme on veut, puis on se trouve des ami-e-s qui sont là dedans relativement, puis on passe beaucoup de temps avec eux autres, puis ça nous permet d’être plus ouverts, puis de ne pas avoir à être constamment en train de se poser la question : « je devrais tu dire ça, je devrais tu pas dire ça », puis rendu là s’il y a un bon pourcentage du temps que je passe dans ma vie durant lequel je peux être ouvert, puis avoir du fun, bien tu sais le reste du temps, je me concentre sur mon travail. Je ne pense pas au BDSM pendant que je suis en train de travailler.

6.2.3 Les manières d’aborder le BDSM

Dans les rares cas où les répondant-e-s choisissent de révéler qu’ils s’adonnent au BDSM soit à des amis très proches, des confidant-e-s ou à d’éventuels partenaires sexuels jugés ouverts d’esprit et dans certains cas à des membres de leur famille, ils et elles sont alors prudent-e-s avec les termes qu’ils et elles emploient. Ils et elles sont nombreux/nombreuses à parler d’abord du bondage qui selon eux/elles « frappe moins l’imaginaire » en insistant sur le caractère artistique, esthétique et sensuel plutôt que sur l’aspect Domination et soumission du BDSM, susceptible d’être réprouvé, car susceptible d’évoquer une violence potentielle. Souvent la corde me donne une bonne porte d’entrée. Parce que ce n’est pas quelque chose qui frappe l’imaginaire des gens. Au-delà des menottes en minou et le bandeau sur les yeux, ce n’est pas intense. Donc c’est plus facile d’entrer par là. Et selon la réponse que je vais recevoir avec ça je vais en ajouter un peu ou un peu moins. Je vais dire bon ok si la personne a un peu de misère juste

156 avec ça, c’est tout. Mais j’en ai dit assez pour avoir une façon d’introduire le fait que je suis allé à telle place en fin de semaine. Puis pour les personnes que je considère plus ouvertes, bin je vais en dire un petit peu plus. Quand je commence à voir qu’il y a une résistance, je prends du recul puis je m’arrête là et c’est tout. (Marc-Antoine) Ma grande soeur m’a dit « ouais comme ça tu fais des photos… » Puis là je l’ai comme rassurée : « C’est avec Simon, c’est du Shibari, c’est japonais ». J’étais comme « tu sais maman, elle fait du tai-chi… Elle était comme : « ouais ». J’étais comme « bien c’est un peu comme ça, mais un petit peu plus érotique là ». Tu sais genre « Art asiatique ». Les cordes, ça passe généralement assez bien, alors souvent c’est la seule pratique que je divulgue. Tu sais comme mettons à ma sœur je lui avais montré des images de cordes justement où la personne était toute habillée, comme clean là, pour qu’elle comprenne la beauté là-dedans aussi. (Maryline) Maryline explique aussi qu’elle parle de l’aspect communautaire du BDSM et précise qu’elle se garde bien de mentionner son intérêt pour des pratiques telles que l’humiliation, ce qui passerait beaucoup moins bien que de parler de ligotage. J’aborde plus le côté social, le côté soirées, où il y a d’autres personnes, je dis que des fois on fait des munchs, des soirées pas de sexe et que sexuellement c’est des trucs que j’aime. Mais je ne veux pas dire quelles pratiques exactement. Mais comme parler des cordes ça ne me dérange pas parce que c’est quand même une pratique qui passe bien tu sais. Alors je dis par exemple les cordes, mais je n’irai pas dire : « par exemple l’humiliation »… De la même manière, Xavier fera quelques allusions en « tendant des perches » pour toiser la réceptivité de son interlocuteur lors d’une discussion. Dans une discussion qui vire gentiment sur la sexualité, je vais dire « bien moi j’aime bien le cuir » par exemple ou « Ça me fait flipper des habits de cuir ». Ou bien je vais balancer un truc du style « ouais bin si tu continues, on va te donner la fessée bientôt si tu ne restes pas sage, ou on va t’attacher », tu sais je vais lancer une perche pour voir si la perche est prise ou si ça reste lettre morte. En parallèle à ces méthodes, Myriam entretient l’idée qu’il vaut mieux éviter d’employer des mots « qui font peur », pour rejoindre un interlocuteur vanille. Premièrement les gens ne diront pas BDSM ils vont dire sadomasochisme et ils vont tout englober dedans. Alors ils ne connaissent pas nécessairement la terminologie. C’est pour ça que je fais beaucoup attention à la terminologie si je parle de cet univers-là parce que je n’utiliserai pas les mots qui font peur. Mais je vais pouvoir parler des pratiques un petit peu de façon un peu plus douce. En contrepartie, la manière de Gaston d’aborder le BDSM avec des gens vanilles se distingue de celle des autres répondant-e-s. Alors que ces derniers cherchent à mettre de

157 l’avant le caractère artistique du BDSM en passant par le ligotage, ou à éluder certaines pratiques révélant une asymétrie comme la Domination et la soumission, ou encore l’humiliation, Gaston emploie une phrase d’approche qui met d’emblée de l’avant une relation de Domination reposant dans son cas sur le genre en y allant d’un : « C’est toujours plus intéressant une femelle quand elle est soumise à son homme ». Alors que les autres tentent d’atténuer cet aspect du BDSM, Gaston met d’emblée de l’avant la Domination et la soumission et plutôt que de la cacher, il semble en quelque sorte chercher à la banaliser en établissement un rapprochement entre entre les rapports Ds dans le BDSM et l’asymétrie de genre entre les femmes et les hommes. « Je commence comme ça, [poursuit-il] j’ai toujours commencé par quelque chose comme ça, par un parallèle avec le vanille. Puis on va dériver un petit peu, sortir des standards préconçus. » Cette manière de s’y prendre qui semble unique dans l’échantillon laisse deviner une conception des genres non seulement hautement différenciée, mais foncièrement inégalitaire qui naturalise une posture subalterne des femmes vis-à-vis des hommes. Le « parallèle avec le vanille » que fait Gaston, va à l’encontre de l’idée selon laquelle le BDSM en tant que jeu de rôles consensuel réaffirmerait « une répartition strictement définie et codifiée des rôles sexuels, mais sans pour autant les river à des identités de genre immuables » (Illouz 2014 : 133). Si le BDSM comprend ce potentiel détachement des rôles sexuels et des genres, pour Gaston, l’asymétrie Ds est naturalisée sur la base des sexes. Gaston est le seul à faire ainsi une lecture genrée des rôles de Dominant-e et de soumis-e. Pour les autres répondant-e-s les rapports de Domination et de soumission sont admissibles dans la mesure où le rôle est choisi et non pas pré-déterminé.

Lorsqu’il s’agit d’informer quelqu’un qui n’a pas un intérêt direct à savoir que l’on pratique le BDSM ou encore lorsqu’un-e répondant-e sent que l’annonce pourrait entraîner un rejet de la part de l’autre le recours aux allusions est préconisé. À un certain moment, Xavier rencontrait des difficultés avec sa Maîtresse et se sentait mis de côté alors que celle-ci avait pris sous son aile une deuxième soumise. Il était bouleversé par la situation et alors qu’il était seul et au fond de sa déprime (sa famille était en voyage) il raconte être allé passer quelques jours chez une amie de confiance à qui il s’est livré : Je lui ai dit : « il y a des choses que je ne vais pas pouvoir te dire parce que j’ai peur de te perdre comme amie ». C’est délicat parce que tout à coup tu dévoiles

158 une chose, la personne peut se bloquer, puis c’est fini ! Et j’avais vraiment peur de ça. On s’est promis que non et j’y suis allé petit à petit façon questions- réponses. C’est moi qui posais des questions pour qu’elle vienne elle sur mon terrain. « Tu penses que je vais faire quoi quand je sors à Montréal où ma femme me permet d’aller ? ». Donc je l’emmenais petit à petit à ce qu’elle découvre. Il y a quelque chose qui m’a beaucoup rendu service ! C’est vrai j’y pense, c’est la fameuse trilogie Cinquante nuances de Grey. Ça m’a rendu service pour ouvrir cette porte-là pour avancer dans la discussion, ça c’est le best du best ! Dans des cas où les répondant-e-s désirent informer une personne plus intimement concernée par la nouvelle comme un-e partenaire de vie ou un-e partenaire sexuel-le, ils et elles choisissent une méthode plus directe. Ainsi, lorsque Maryline avait envie de s’engager dans un rapport sexuel plus musclé avec un éventuel partenaire sexuel qu’elle qualifie de vanille, elle a employé une méthode plus « directe ». C’est vraiment délicat. Je ne suis pas super bonne pour ces affaires-là. J’aime mieux la façon directe. Le truc c’est que tu prépares l’autre personne à quelque chose de vraiment terrible comme ça au pire ça va être vraiment moins pire que ce à quoi l’autre personne s’attendait. […] souvent je vais l’expliquer vraiment en détail. [Je vais dire que] c’est consentant, que moi j’aime ça, qu’il y a plein de gens qui aiment ça. Pas que je me justifie, bien un peu, mais quand l’autre connaît pas ça je ne veux pas qu’il parte en peur. Claude aussi y est allé directement (c’est le moins qu’on puisse dire) et a tenté le tout pour le tout alors qu’il a annoncé à une femme qu’il fréquentait et avec qui il s’entendait bien qu’il avait un penchant pour certaines pratiques. Jusqu’à ce moment là ça allait bien avec elle. Je me suis dit, avec elle, je n’attends pas. Je le dévoile, avant de m’investir trop loin émotionnellement, je me suis dit : « Il faut qu’elle le sache tout de suite ». Pendant qu’elle était dans la douche, j’avais étalé les bottes sur le lit, la cravache, puis les bracelets de cuir. J’avais une crainte, quand je l’ai entendu fermer le robinet de la douche, puis descendre au rez-de-chaussée. Je me suis dit « ouf ! Soit que la guerre commence ou soit qu’on joue ! » J’avais -excusez l’expression- le trou de pet serré ! Heureusement pour Claude, c’est le deuxième scénario qui s’est produit.

6.2.4 Différentes attitudes vis-à-vis du stigmate lié au BDSM

Ce que l’on peut retenir des manières employées par les répondant-e-s pour parler du BDSM à d’autres est qu’ils et elles sont bien conscient-e-s de son caractère potentiellement

159 choquant. D’ailleurs ils et elles sont nombreux à percevoir que l’image du BDSM véhiculée en société n’est pas très reluisante et est plutôt éloignée de la réalité. Par ailleurs les répondant-e-s ont cette idée qu’il y a du BDMS sain et du BDSM malsain. Souvent dans les médias c’est dépeint de façon assez moyenne. Je trouve aussi que souvent ils vont mélanger les notions comme le BDSM, puis les paraphilies, d’après moi ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas une maladie mentale quand c’est sain. Je pense que le BDSM manque de démystification, d’images différentes que le gros monsieur avec son petit harnais tu sais… Des fois les affaires des médias quand je vois que c’est super teinté, vraiment pas objectif, vraiment pas informatif. « Cette violence… » Les autres prennent ça pour du beurre. Des fois ça me frustre un peu. (Maryline) André quant à lui trouve que l’image du BDSM que la culture populaire et notamment le cinéma renvoient est dramatique : Pour quelqu’un qui ne connaît pas le BDSM et qui fait une recherche, ça fait trop film d’horreur. La façon de fonctionner du cerveau fonctionne c’est par association, alors dans les films d’horreur, c’est que le meurtrier qui porte une cagoule, des vêtements en cuir, avec un couteau et qui attache la personne ou encore la menotte. Et à la fin du film, la personne meurt. Alors quand on voit des gens de la communauté, avec une cagoule sur la tête, un fouet dans les mains qui commence à attacher quelqu’un, on se dit : ça va finir mal ! (rire)

Dans le même ordre d’idées, Marc-Antoine évoque « l’espèce de cliché du fouet, puis de tout ce qu’on voit dans les médias », tandis que Xavier s’inquiète de voir le cas Gomeshi entacher la réputation des praticien-ne-s. Selon André, « Le BDSM sur Internet » projette une image décalée de la réalité : « C’était vraiment des affaires trop hardcore. » Daniel quant à lui avance que le BDMS serait « bien vu » ou plutôt « mitigé », avant d’ajouter : « c’est moins pire qu’avant. C’est parce que Fifty Shades of Grey est passé, alors quand toutes tes tantes et tes cousines l’ont lu… Un moment donné quand tu n’es pas allumé sur le sujet, je ne sais pas ce que ça te prend ! » Ainsi, Daniel a conscience que le BDSM est plus connu qu’auparavant et qu’il a gagné en visibilité auprès de la population vanille. Il ajoute : « Ceci dit, ça n’a pas nécessairement toujours été le cas. Il y a quand même le vieux stéréotype où tu es tout harnaché de cuir et que tu te "varges" dessus à tour de bras. Il y a ce vieux stéréotype-là qui est resté. Ça peut rebuter certaines personnes qui vont se dire "c’est de la violence"». Ainsi, aux yeux de Daniel, l'image du BDSM en société est « moins pire qu'avant » sans pour autant que ce genre de pratiques soit acceptable. Gaston quant à lui partage l'idée que le BDSM ne serait pas bien vu en société, mais ajoute contre toute attente

160 que le BDSM serait en fait moins bien perçu qu’avant (!). Cette conception repose sur l’idée qu’il a que le BDSM tel qu’il était anciennement pratiqué par les tenant-e-s de la vieille école, dans des clubs privés, garantissait plus de sécurité pour les praticien-ne-s que le BDSM d’aujourd’hui. En effet, selon lui tout un chacun ferait un peu n’importe quoi et ne respecterait pas les règles de sécurité. Je dirais que c’est plus mal perçu en ce moment que ça ne l’était il y a vingt ans contrairement à toute croyance populaire. Oui, c’est plus connu aujourd’hui qu’il y a vingt ans, mais avec tous les cauchemars qui sont véhiculés à travers ça, ça a beaucoup moins de fini, et de poli que ça avait anciennement. Maintenant, tu vas voir des reportages qui ne sont vraiment pas de bon goût qu’on ne voyait pas anciennement. Avant ça quand tu lisais quelque chose sur le BDSM et c’était plus pointu, plus précis, c’était pas rock’n roll. […] Aujourd’hui tu ouvres La Presse, les reportages au bain St-Mathieu, l’une s’est fait fouetter, l’autre a sucé six gars, puis toute sorte de choses comme ça. C’est galvaudé, c’est vraiment le terme. C’est beaucoup plus galvaudé aujourd’hui. Ces conceptions que les répondant-e-s ont de l’image du BDSM sont influencées par les préjugés qu’eux-mêmes partageaient à l’égard du BDSM avant d’y être initié-e-s. Ils et elles sont également nombreux à avoir entretenu une image du BDSM assez éloignée de ce qu’ils/elles en ont découvert plus tard, à un point tel que Maryline qui avait déjà certains fantasmes SM ne faisait pas le pont entre cette image clichée du BDSM qu’elle avait et ses propres désirs pour certaines pratiques. Pour elle, le BDSM c’était l’affaire des autres, c’était l’altérité. « J’ai toujours eu un intérêt pour ça quand j’étais jeune, mais je ne savais pas que c’était du sadomasochisme. Moi dans ma tête les gens qui faisaient ça étaient des gens étranges, je n’avais pas fait le lien » (Maryline) Elle affirme d’ailleurs avoir entretenue une image ridicule du BDSM : Je ne trouvais pas ça malsain, je trouvais ça ridicule. Tu sais moi j’imaginais toujours le classique gros monsieur avec un collier, la cagoule, et le petit harnais, puis « tich tich » ! Le fouet jusqu’au sang! (rire), Mais j’étais vraiment ignare parce que je me suis bien rendu compte que je ne connaissais juste pas ça. Certain-e-s comme Marc-Antoine entretenaient une image stéréotypée du BDSM. Des préjugés, et des clichés je dirais de ce qu’on voit qui est rapporté dans les différents médias de masse. L’espèce de relation Ds où le Dominant ou la Dominante, est habillé-e en cuir avec la casquette, puis l’autre avec un collier, puis une laisse qui se promène en petit chien. C’est très loin de la réalité, mais quand c’est tout ce que tu as à te mettre sous la dent… Je savais qu’il y avait

161 probablement plus que ça, mais je ne pouvais pas me faire une représentation de ce que c’était. Tandis qu’André « pensai[t] que le BDSM c’était 100% violence », Myriam quant à elle y voyait quelque chose de malsain : « C’est sûr que je voyais des affaires dans les films, ce que tu vois c’est le gars tout en cuir qui a quasiment l’air d’un psychopathe ». On peut penser que ces images du BDSM qu’ils et elles ont entretenues à une époque aient pu alimenter plus tard chez certain-e-s un complexe personnel vis-à-vis du fait qu’eux-mêmes pratiquaient. En effet, si tous les répondant-e-s affirment ne pas vivre le regard des autres comme un fardeau et plutôt bien vivre avec ce dernier, c’est sur le plan du processus d’autoacceptation que les indices de l’épreuve d’un stigmate se font sentir. « Ce n’était pas la réaction des autres qui me dérangeait, c’était plus le fait d’être confronté à moi-même. » (André) « C’était difficile à accepter pour moi, maintenant je sais que je peux quand même être une petite enfant modèle puis avoir ces fantasmes-là, mais sur le coup j’avais vraiment de la misère. Ce n’était pas l’image que j’avais de moi, ce n’était pas l’image que je voulais projeter. » (Maryline) Par ailleurs, plusieurs se questionnent sur l’origine de leurs désirs pour le BDSM et se demandent si ce qui a généré chez eux ces désirs n’est pas manière malsain d’une certaine au sens où, dans ce cas, le BDSM serait thérapeutique et serait une réponse à une expérience potentiellement traumatique. Les propos de Maryline illustrent très bien cette inquiétude partagée par d’autres répondant-e-s : « Je sais que le BDSM ça peut être vécu sainement, Mais je ne sais pas dans quelle mesure les désirs BDSM sont sains ». Claude attribue l’origine de son intérêt pour les pratiques BDSM à un événement traumatisant de son enfance qu’il aurait cherché à exorciser à travers le BDSM : Il y avait de l’humiliation. Mes résultats scolaires n’étaient pas très bons. Je venais d’un milieu familial très dysfonctionnel, donc j’arrivais à l’école très fatigué et j’étais le souffre-douleur du professeur. Donc c’est un peu ça qui a fait que j’ai un peu exorcisé ça en tombant dans le domaine du BDSM en me disant si je me fais humilier j’aurai moi-même le contrôle de décider d’arrêter ou de poursuivre. C’est une façon d’avoir un contrôle sur ce qu’auparavant je n’avais pas. Plus tard alors que je le questionne sur sa réaction éventuelle si son fils en venait hypothétiquement à manifester un intérêt pour le BDSM, il ajoute : J’espère seulement qu’il n’ait pas à passer par les mêmes émotions par lesquelles moi j’ai passé. J’espère que si lui se lance dans ce genre d’activités, que ça ne soit pas parce qu’il aurait subi de l’humiliation ou vécu un sentiment

162 d’infériorité dans certaines situations. S’il a le goût de le découvrir, que ce soit par curiosité et non pas pour exorciser quelque chose comme moi j’ai fait. Maryline également se questionne sur l’origine de ses fantasmes : J’ai toujours été dans des relations vraiment saines avec des hommes même dans mes relations amicales, elles sont vraiment saines. Je sais que je suis une personne équilibrée, mais justement j’ai vraiment des fantasmes quand même… hors norme. Par exemple l’humiliation, c’est vraiment… c’est quand même hardcore… Je me dis : « c’est tu qu’à quelque part je ne m’aime pas ? ». Je suis masochiste aussi alors je me dis : « est-ce que c’est qu’à quelque part je me dis que je mérite ça ?, que je mérite qu’on me fasse mal ? » Noooonnn, mais quelque part, peut -être…. Personne ne le sait exactement, mais justement j’ai décidé de le canaliser puis de le vivre sainement. C’est pas mal juste ça que je peux faire. Daniel, se questionne également sur l’origine de ses fantasmes qu’il associe à certaines blessures de son enfance : Je trouve ça important de savoir pourquoi puis je n’ai pas de réponse. Je me pose toujours la question : « c’est tu moi ?, c’est tu normal ?, pourquoi est-ce que c’est normal ? ». Puis il y a toujours des remises en question, j’ai toujours une petite voix en arrière de ma tête qui me dit : « il y a de quoi dans ma vie qui a fait que j’aime ça ». C’est quoi maintenant ? C’est tu ma jeunesse, des éléments dans ma jeunesse qui ont fait que j’aime ça ? Parce que ça change beaucoup de choses quand même, ça veut dire que je vis des choses dans le BDSM qui sont la conséquence de blessures ou de choses traumatisantes qui se sont passées dans ma vie. Ça veut dire que ça se pourrait que si je réussissais à guérir certaines blessures ou à changer certaines choses ce n’est pas impossible que le BDSM redevienne secondaire ou que les désirs disparaissent, mais je ne le sais pas. Peut-être que non. On veut pas ça ! Mais ça sous-entend que si c’est une blessure d’enfance, ça veut dire que le BDSM c’est pas sain en tant que tel, parce que quelqu’un qui aurait eu une enfance, je dirais normale, une belle enfance, une belle vie, et que rien ne l’aurait traumatisé, et bien il n’irait pas vers le BDSM. Par ailleurs, Daniel et Myriam attirent l’attention sur le fait que d’être autant impliqué-e dans le BDSM, signifie aussi de restreindre grandement leur choix de partenaires puisque ceux qui souhaitent s’engager dans ce genre de pratiques demeurent minoritaires. Je tripe puis j’ai du fun puis tout ça, mais si quelqu’un m’arrivait un peu comme dans la matrix et me disait : « tu as une pilule à prendre, puis si tu prends cette pilule-là : toutes tes envies s’effacent. Ou tu ne prends pas la pilule puis tu continues à vivre comme tu vis là », j’aurais bien de la misère à faire un choix. Bien franchement j’aurais bien de la misère à choisir parce que combien de fois j’ai pu maudire ces désirs-là. Parce que mine de rien tu t’aliènes une bonne partie de la population. Il te reste quoi ? 10 % de la population ? (Daniel)

163 Ainsi, il semble que pour les praticien-ne-s de BDSM, le « poids » de la norme sexuelle ne se fasse pas tant sentir à travers le regard des autres comme tel ou dans la négociation quotidienne de leur particularité, mais davantage dans le regard qu’ils et elles posent sur leurs propres fantasmes à travers les normes intériorisées, les menant à se questionner sur le caractère sain ou malsain de leurs désirs et envies. En ce sens, il me semble que les praticien-ne-s dont l’intérêt pour des fantasmes BDMS semble plus « viscéral 79 » (les fétichistes notamment, comme Claude et Xavier) que la résultante d’un choix (comme Marc-Antoine) sont plus enclins à se questionner sur la nature de leurs désirs et sur leur caractère sain ou malsain80. En somme, on ne peut pas parler d’un stigmate ressenti chez les praticien-ne-s, mais plutôt d’une conscience du caractère potentiellement stigmatisant de leurs pratiques. Cette conscience du caractère hors norme de leurs pratiques passe davantage par les réflexions personnelles des praticien-ne-s et leur processus d’autoacceptation que par la gestion quotidienne de leur particularité.

Le fait que les praticien-ne-s contrôlent la plupart du temps les paramètres de la divulgation de leur intérêt pour le BDSM à des personnes qu’ils et elles choisissent d’informer m’amène à affirmer que les praticien-ne-s de BDSM interrogé-e-s arrivent sans trop de problème à composer avec leur particularité au quotidien et à déterminer à qui ils et elles vont révéler leurs préférences et de quelle manière. Cette relative facilité avec laquelle la plupart déterminent qui a besoin de savoir et qui n’a pas besoin de savoir relève du niveau d’intimité partagé avec les autres et de la présomption d’une certaine ouverture d’esprit. Les méthodes employées par les praticien-ne-s pour annoncer leurs préférences lorsqu’ils et elles s’adressent à des gens qui n’ont pas un intérêt direct à le savoir leur laissent l’opportunité de ne pas aller plus loin en cas de manque de réceptivité chez l’autre. Ce

79 C’est du moins ce qui se dégage de certains parcours. Pas que les désirs sexuels soient innés, mais il semble que certains répondants se les représentent comme étant pour eux naturels et irrépressibles. 80 Les parcours de Claude et de Xavier qui ont entretenu des désirs pendant des années avant d’oser faire un pas dans leur exploration du BDSM (et ce, malgré que leur conjointe vanille respective n’ait pas été intéressée par ces pratiques) semblent les emmener à concevoir leur désir comme « viscéral ». Pour d’autres, comme Marc-Antoine dont l’intérêt pour le BDSM repose sur une envie de socialiser, ou Sabrina qui a été initiée par son conjoint, leur désir est conçu comme lié à une expérience sociale. S’il est facile de classer ces parcours en particulier, il me semble que l’entreprise consistant à départager les répondant-e-s dont l’intérêt pour le BDSM se serait développé de manière « extrinsèque », des autres dont l’intérêt pour le BDSM serait « intrinsèque » n’est d’une part pas pertinente et d’autre part apparaît très malaisée puisqu’il semble que des autres parcours se dégage l’impression que le développement de leur désir a reposé à la fois sur une attirance prédisposée ou une réceptivité et un environnement externe facilitateur.

164 faisant, ils et elles évitent d’être stigmatisé-e-s par des personnes desquelles ils/elles ne sont pas suffisamment proches. Dans les cas où il leur semble nécessaire de révéler leur intérêt pour le BDSM à quelqu’un, les répondant-e-s comptent la plupart du temps sur le fait que l’intimité partagée avec cette personne leur évitera d’être l’objet d’un rejet total par l’autre. « Je dirais plus [que c’était] une réaction avec des réserves, plutôt qu’une mauvaise réaction. Personne ne m’a dit : "tu es un fucké je ne veux plus te voir". Moi pour moi c’est ça une mauvaise réaction. » Dans les cas où ils décident de divulguer leur intérêt pour le BDSM à des personnes directement concernées par l’annonce, comme un-e conjoint-e, ils et elles ne peuvent reculer et vont au bout de leur confidence, ce qui peut dans certains cas susciter des réactions plutôt négatives. J’étais isolé, je me sentais vraiment bizarre, différent. Surtout que ma conjointe du moment me disait que j’étais fêlé... Moi j’étais bien là dedans, mais en même temps je me posais des questions, est-ce que j’ai besoin d’un coup de main d’un thérapeute pour me remettre sur le droit chemin? Mais dans le fond, je n’en avais pas envie parce que ça me plaisait. (Claude) Ces expériences négatives peuvent engendrer chez les répondant-e-s des remises en question personnelles quant à la nature potentiellement malsaine de leurs désirs. Maryline a également fait l’expérience d’une réaction hautement stigmatisante qui l’a rendue inconfortable et l’a remplie de doutes : « Il m’avait… je m’en souviendrai tout le temps, il m’avait genre regardé, puis il m’avait dit : " T’es donc bien salope ! " Je capotais! J’étais comme : " ah mon dieu ! " » Les expériences de Maryline et de Claude ont toutes deux en commun le fait de s’être produites avec un conjoint-e vanille alors que les répondant-e-s n’étaient pas encore intégré-e-s à une communauté BDSM, pas plus qu’ils n’étaient en contact avec le milieu. Comme dans bien des cas de communautés de pratiques marginales, c’est lorsque les praticien-ne-s ont l’opportunité de réaliser qu’ils et elles ne sont pas seul-e- s à avoir cette particularité que le poids du stigmate s’allège. Maryline raconte qu’elle cherchait à savoir si ses fantasmes étaient normaux dans la section forum de discussion du site Internet Doctissimo et que lorsqu’un internaute lui a suggéré d’aller dans la section « sadomasochisme », elle a été soulagée de constater qu’elle n’était pas seule : Ça m’a quand même soulagée disons. Parce qu’avant c’était comme quelque chose que je dissociais beaucoup. J’étais comme : « je suis donc bien salope », dans mes pensées. C’est pas facile non plus à accepter tout le temps. Mes amis vanilles visiblement n’avaient pas ce genre de pensées-là, puis mon copain vanille à qui j’avais essayé d’en parler un peu, ça l’avait vraiment traumatisé.

165 Il semble que plus la vie des répondant-e-s comprend des interactions avec un réseau social impliqué dans le BDMS, moins ils et elles sont susceptibles de vivre difficilement leur différence. Les conflits majeurs qui furent relevés sont des cas où les répondant-e-s qui étaient déjà en couple dans une relation vanille ont verbalisé leur intérêt pour les pratiques BDSM. Le seul épisode relevé lors duquel les représentations sociales mitigées du BDSM auraient pu engendrer des conséquences autres qu’une stigmatisation est celui du divorce de Daniel dans lequel se jouait la garde des enfants. Daniel raconte qu’il a momentanément cessé de s’adonner à des activités BDSM alors qu’il craignait de perdre la garde de ses enfants si ses préférences pour le BDSM en venaient à être utilisées contre lui: Quand le couple a explosé, il est arrivé une situation où est-ce que mon ex- conjointe, pour une raison qui lui est propre, a raconté à une travailleuse sociale que j’étais là-dedans. Le spectre de la DPJ81 est arrivé. Ca fait que j’ai tiré sur la plogue. Parce que moi la DPJ, je peux pas, ils ne comprendraient pas. Ça fait que j’ai tiré sur la plogue je me suis séparé de ma première soumise comme ça parce que le spectre de la DPJ était trop présent. Les situations où se brouille la séparation entre la vie privée et la vie publique sont celles susceptibles d'exposer des pans de la vie intime des praticien-ne-s à un auditoire n'y étant pas destiné, ce qui se produit plutôt rarement. Ainsi, mis à part les complexes de certain-e-s praticien-e-s se traduisant par des remises en question de leurs désirs dans leur processus d'autoacceptation, la question du stigmate s'esquive et ne se pose pas aussi longtemps qu'ils et elles arrivent à préserver une frontière étanche entre leur vie privée et leur vie publique.

81 L’acronyme DPJ renvoie au Directeur de la protection de la jeunesse.

166

Chapitre VII

7. Conclusion

À partir de distinctions identifiées chez les praticien-ne-s autant sur le plan pratique qu’au niveau de l’adhésion à des normes distinctes, j’ai élaboré deux idéaux-types de pratiques du BDSM, en agglomérant sous un même parapluie les caractéristiques les plus typiques propres aux joueurs et aux praticien-ne-s de la vieille école. Jessica Carusso avait déjà repéré dans son mémoire deux approches chez les praticien-ne-s de BDSM de la communauté montréalaise auprès desquels elle a fait enquête quant au rapport entretenu par ces derniers vis-à-vis des protocoles. Dans l'orientation qu’elle qualifie de « paradigmatique » à l'égard des protocoles, les praticien-ne-s adhéreraient fortement aux protocoles établis et ne dévieraient que rarement du modèle proposé, ce qui correspond dans la présente étude au rapport au protocole de la vieille école. « Les joueurs qui adhèrent à cette vision croient en un BDSM traditionnel, régulé, ritualisé et encadré. » (Carusso 2012 : 145) L’orientation « postparadigmatique » quant à elle comprendrait un rapport aux protocoles plus souple. « Dans ce qu'on peut définir comme étant une orientation postparadigmatique à l'égard des protocoles, on dénote une forme de demi-mesure; les joueurs respectent et connaissent les protocoles, mais préfèrent les adapter à ce qui leur convient le mieux. » (Carusso 2012 : 145) On reconnaît ici le rapport aux protocoles des joueurs. Mon étude confirme l’observation de Carusso en ce qui a trait aux deux approches distinctes à l’égard des règles englobées par les protocoles en plus de relever une différence dans le cadre d’application de ces derniers en lien avec une dynamique collective chez les praticien-ne-s de la vieille école et une approche davantage interindividuelle chez les joueurs.

167 Tableau 6 : Rapport aux protocoles Vieille école Joueurs Conception du/des protocoles  Le protocole consisterait en  Les protocoles renverraient l’ensemble de règles encadrant la pratique davantage aux règles de base et de sécurité dans une relation Ds « imposée » par le/la du BDSM qu’aux règles d’interactions Dominant-e dans une relation Ds  Le respect de ce protocole  Le contenu des protocoles est caractériserait la vieille école selon les conçu comme variable d’où l’idée de praticien-ne-s l’existence de divers protocoles Application des règles lors d’événements collectifs  Événements protocolaires  Événements informels  Hiérarchie Ds observée  Hiérarchie observée dans les collectivement couples Ds uniquement  Protocole collectif et relationnel  Protocole relationnel seulement

Jessica Carusso qui s’est intéressée aux normes de la communauté BDSM et aux scénarios sexuels mobilisés par celle-ci soulignait en 2012 la pertinence d’étudier la vision personnelle des praticien-ne-s au sujet des pratiques et protocoles par l’entremise d’entretiens avec des membres de la communauté BDSM. Aussi soulignait-elle qu’une comparaison entre les praticien-ne-s correspondant à l’orientation paradigmatique et postparadigmatique serait intéressante à approfondir, ce que je me suis proposé de faire dans la présente étude.

Il me semble intéressant de pointer les similitudes dans les deux régimes normatifs à l’œuvre respectivement chez les tenant-e-s de la vieille école ne jurant que par l’application rigide d’un système de règles que l’on pourrait qualifier de plus absolu dans son application collective et le système normatif psychologique qui semble s’étendre chez les joueurs dont la pratique s’est individualisée au gré des préférences de chacun-e. Si l’on peut considérer la communauté BDSM comme un microcosme social et un reflet de la société dans son îlot le plus marginal, on pourrait voir là une analogie entre la tendance voulant que le régime normatif psychologique prenne la place du régime de la règle absolue dont parlait Singly (2003). En ce sens on peut se demander si le type de rapport au BDSM entretenu chez les tenant-e-s de la vieille école n’est dans sa forme, qu’une déviation du régime normatif absolu qui était auparavant en vigueur avec le modèle religieux, excepté qu’il en diffère grandement dans son contenu. L’individualisation des pratiques et des normes chez les

168 joueurs est contenue dans la maxime qu’ils se plaisent à répéter : « My kink is not your kink » que l’on peut associer à cette mouvance idéal-typique actuelle chez les jeunes générations qui prônent l’inclusion et qui va de pair avec une individuation des goûts et la promotion de l’exploration comme démarche souveraine rompant avec des codes unilatéraux.

Dans les études portant sur le BDSM, il est courant de s’intéresser aux pratiques en elles- mêmes et peu au rapport des praticien-ne-s envers celles-ci ou à l’articulation de leur pratique BDSM au reste de leur vie. C’est cet aspect souvent négligé que mon mémoire proposait de mettre en lumière. En effet, à partir de différences qui émergeaient dans les manières de pratiquer le BDSM, j’ai identifié deux groupes partageant respectivement des conceptions similaires. À partir de ces derniers, j’ai conçu deux idéaux-types de rapport au BDSM distincts à même de rendre compte des divergences perceptibles par l’entremise d’indicateurs. En effet, les divergences de points de vue entre praticien-ne-s, au-delà de porter sur certaines règles organisant le jeu, se sont avérées révélatrices de l’existence de rapports complètement distincts au BDSM se situant bien en amont des différentes conceptions du BDSM, des différentes manières de faires et des normes régulant la pratique. L’apport de mon étude est d’être parvenue à dépasser la description des normes distinctes auxquelles les praticien-ne-s adhèrent, en agglomérant plusieurs dimensions à même de restituer sa cohérence au type rapport au jeu propre aux joueurs et aux tenant-e-s de à la vieille école. Les divergences relevées quant aux deux types de rapport au jeu, reposent sur la manière de situer le jeu vis-à-vis du reste de sa vie, ou sur le rapport à la distance entre son identité sociale et son rôle dans le cadre du jeu. Ces deux types de rapport au jeu sont constitués de quatre dimensions comprenant chacune divers indicateurs. Ces dimensions sont : 1) les modalités de pratique du BDSM, 2) la conception des rôles dans le BDSM, 3) la conception du rapport entre la sexualité et le BDSM, et 4) l’agencement du BDSM à sa vie. La mise en relation de ces dimensions m’a emmené à dégager deux autres dimensions portant sur 5) le rapport aux coulisses du jeu, et 6) le rapport à la distance vis-à-vis des rôles.

169 7DEOHDX,GpDX[W\SHVGHUDSSRUWDX%'60 9LHLOOHpFROH -RXHXUV  0RGDOLWpVGHSUDWLTXHGX%'60 x /H%'60pTXLYDXWjODSUDWLTXHGHOD x /H%'60HVWFRQoXFRPPHXQHQVHPEOH 'RPLQDWLRQHWGHODVRXPLVVLRQGDQVOHFDGUHGH GHSUDWLTXHVGLYHUVHV GRQWODSUDWLTXH'V  UHODWLRQVVXLYLHV x /HVUHODWLRQV'VVRQWSHQVpHVFRPPHpWDQW x /HVMRXHXUVSHXYHQWV¶DGRQQHUjGLYHUVHV FRQWLQXHVHWGHORQJXHGXUpH SUDWLTXHV GRQWOD'V GHPDQLqUHSRQFWXHOOH x /DILJXUHGXSDUWHQDLUHGHMHXQ¶H[LVWHSDV x )LJXUHGX©SDUWHQDLUHGHMHXªDYHFTXL x 2QSUDWLTXHDYHFVRQVD'RPLQDQWHRX O¶RQSUDWLTXHRFFDVLRQQHOOHPHQW VRXPLVHRXHQFRUHDYHFXQHSHUVRQQHTXLVH x /HVSDUWHQDLUHVGHMHXSHXYHQWYDULHU ©JUHIIHDXELQ{PHªRXTXLHVW©SUrWpHªSRXU O¶RFFDVLRQ  &RQFHSWLRQGHVU{OHVGDQVOH%'60 x /¶DGRSWLRQG¶XQU{OHHVWREOLJDWRLUH x / DGRSWLRQG XQU{OHHVWIDFXOWDWLYH x 5{OHVELQDLUHV 'V  x 5HFRQQDLVVDQFHGXU{OHGH6ZLWFK x 5HMHWGXU{OHGH6ZLWFK x 8QHSUDWLFLHQQHDGRSWHXQVHXOU{OHHWHQ x 8QHSUDWLFLHQQHSHXWFKDQJHUGHU{OH DSSURIRQGLHODPDvWULVH G¶XQHVpDQFHjO¶DXWUHRXG¶XQHSDUWHQDLUHjO¶DXWUH  &RQFHSWLRQGXUDSSRUWHQWUHODVH[XDOLWpHWOH%'60 x /DVH[XDOLWpHVWSUpVHQWpHFRPPHpWDQW x /DVH[XDOLWpELHQTXHIDFXOWDWLYHHVW DFFHVVRLUHHWVHFRQGDLUH SUpVHQWpHFRPPHpWDQWXQHSDUWLHLQWpJUDQWHGX %'60 x /H%'60QHGHYUDLWSDVVHUpGXLUHjXQH x / LQWpJUDWLRQGX%'60jVDVH[XDOLWpSRXU PDQLqUHGHSLPHQWHUVDYLHVH[XHOOH DMRXWHUGXSLTXDQWHVWYDORULVpH x /DVH[XDOLWpGRLWrWUHDXVHUYLFHGHOD x ,OHVWDGPLVTXHOH%'60SXLVVHrWUHXQH UHODWLRQ'VHWQRQO LQYHUVH H[WHQVLRQjODVH[XDOLWp  $JHQFHPHQWGX%'60jVDYLH x %'60WUqVLQWpJUpjODYLHTXRWLGLHQQH x /H%'60GHPHXUHXQHGLPHQVLRQ SpULSKpULTXHGDQVOHXUYLH RXSDUDOOqOH  x 3HUIRUPDQFHTXRWLGLHQQHGHVU{OHVYLD x 3UDWLTXHGX%'60SRQFWXHOOHORUVGH O DSSOLFDWLRQG XQSURWRFROHHWGHULWXHOV VpDQFHVGpOLPLWpHVGDQVOHWHPSV  x 'LVFRXUVSUpVHQWDQWVDSUDWLTXHGX%'60 x 3UDWLTXHGX%'60SUpVHQWpHFRPPHpWDQW FRPPHpWDQWFRQWLQXH LQWHUPLWWHQWH 

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 Dès mes premiers contacts avec le milieu BDSM, une distinction entre ceux qui me semblaient s’investir plus intensément que d’autres dans le BDSM m’est apparue, sans toutefois que je n’arrive à cerner sur quoi reposait cette intuition et sans que je ne puisse vérifier empiriquement une telle différence. Il me semblait que les praticien-ne-s qualifiant leur pratique de 24-7 ou ceux et celles qui se disaient engagé-e-s dans une relation Maître- sse/esclave étaient plus fortement investi-e-s dans le BDSM ou que leurs pratiques étaient plus poussées ou plus prenantes que celles des autres répondant-e-s. Jusqu’ici pour analyser différentes formes de pratiques à l’intérieur du BDSM, (Bauer 2008 ; Carusso 2012 ; Hébert & Weaver 2015 ; Prior & William 2015) les chercheurs reprennent la catégorie émique des acteurs qualifiant leur pratique du BDSM de 24-7 (choix méthodologique qui s’explique tout à fait surtout face à un objet d’étude dont la seule circonscription requerrait presque une étude en amont83). Reprendre comme catégorie d’analyse la distinction faite par les acteurs disant pratiquer le BDSM 24-7 permet de s’assurer d’éviter de comparer des pommes avec des oranges, dans un contexte où les expériences observables sur le terrain sont fort variées. Or, il semble que ce critère de sélection bien que pratique puisse poser problème dans la mesure où l’on ne connaît pas de quoi est faite la supposée consistance de cette catégorie de pratique 24-7, que l’on croit intuitivement correspondre à une intensité de pratique. Justement, des enquêtes comme celle quantitative de Dancer, Kleinplatz et Moser (2013) ou celle de Harviainen (2011) ou de Jozifkova (2013) informent sur la façon dont les praticien-ne-s ritualisent leur quotidien pour étendre la relation Ds en dehors des scènes de jeu et montrent bien comment derrière des apparences de réelle Ds, les personnes soumises ou esclaves peuvent néanmoins d’une façon ou d’une autre refuser un ordre ou poser des limites même si elles disent ne pas employer de mot d’alerte. En ce sens, l’étude de Dancer, Kleinplatz et Moser contribue à comprendre de quoi est faite cette catégorie de

83 J’ai d’ailleurs moi-même repris la catégorie « vieille école » employée chez les acteurs. Toutefois si je suis d’abord tombée dans le piège de ne pas considérer les propos de ces praticien-ne-s insistant sur le sérieux de leur relation, comme faisant partie du jeu, en en venant presque à croire moi-même que leur relation de Domination et de soumission était réelle jusqu’à me demander s’il y avait lieu de s’inquiéter pour ces derniers, c’est en prenant plus de recul vis-à-vis des discours que j’ai pu dans un deuxième temps parvenir à dépasser le premier degré des discours pour ultimement entrer dans un deuxième niveau d’analyse. Ainsi, l’approche dont j’ai fait part dans la section méthodologie consistant à prendre les propos des répondant-e-s comme des données produites par la situation d’entrevue et influencée par celle-ci s’appliquait et s’est avérée probante, alors que je devais dans ce cas-ci dépasser le contenu littéral des discours et en interroger le cadre de production, les intentions derrière ceux-ci qui pouvaient me mener à comprendre de quoi les acteurs qui s’identifiaient à la vieille école et les autres cherchaient à me convaincre en mettant ces discours respectifs en relation vis-à-vis de ceux de l’autre groupe dont l’effet miroir me permettait de mieux saisir la logique globale.

172 pratique 24-7 et lui donne une consistance de sorte que l’on sait à quoi correspond la pratique d’un répondant-e s’identifiant au 24-7 à condition que l’on retrouve bel et bien une adéquation entre l’identification des praticien-ne-s à cette étiquette et leur pratique. À la question de savoir s’il est admis de sortir de son rôle dans des relations de type 24-7, les répondant-e-s de l’enquête de Dancer, Kleinplatz et Moser ont émis des réponses variées : « Les commentaires varient de "Je suis souvent en dehors de mon rôle, les exigences de la vie le requièrent régulièrement" à "EN DEHORS DE SON RÔLE ? Ce N’est PAS un jeu de rôle, ici… c’est du 24-7" (traduction libre) 84. (Dancer, Kleinplatz et Moser 2013 : 93) Certain-e-s praticien-ne-s qui ne pratiquent pas constamment et qui disent effectivement sortir de leur rôle s’identifient tout de même à des praticien-ne-s 24-7. Ces considérations viennent questionner la désignation de pratique 24-7 ou plus précisément l’adéquation entre celle-ci et ce à quoi elle est censée correspondre empiriquement sur le plan des pratiques. Cette identification de 24-7 ne doit donc pas être comprise dans son sens littéral, où les praticien-ne-s joueraient 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Elle indique plutôt le fait qu’on prend le jeu au sérieux et qu’on met en place des moyens pour rendre le plus possible la pratique du BDSM quotidienne. La perspective que j’ai adoptée dans le présent mémoire implique de concevoir le fait même de désigner sa pratique de 24-7 comme un outil mobilisé par les praticien-ne-s qui désirent croire en la réalité de leur personnage (le type de rapport au jeu que j’ai associé à la vieille école). Si le fondement de la distinction entre ceux et celles qui semblent s’investir plus intensément et les autres a souvent été cherché sur le plan des formes de la pratique Ds (au lieu de ne jouer uniquement que durant des scènes, on performe le rapport Ds au quotidien via des rituels, et des règles à respecter, etc.) jusqu’à maintenant il me semble que l’on n’était pas encore parvenu à la situer sur le plan du rapport à la distance entretenue vis-à-vis du rôle, ce qui constitue l’apport de mon étude. À la lumière de cette réflexion, il me semble qu’il faille revoir le fondement de la désignation 24-7 qui n’est selon moi pas à chercher uniquement du côté pratique (dans quelle mesure les praticien-ne-s observent effectivement leur rôle et dans quelle mesure ils pratiquent effectivement 24 heures sur 24 et observent des rituels au quotidien), mais aussi,

84 « Comments ranged from “I’m often out of role, life’s demands require it for us on a regular basis,” to “OUT OF ROLE? This is NO roleplaying here . . . this is 24/7. » (2013 : 93)

173 et surtout qualitativement sur le plan des représentations découlant directement de leur type de rapport au jeu.

En ce sens, il m’apparaîtrait intéressant d’étudier par exemple les facteurs faisant en sorte que les praticien-ne-s pratiquent davantage d’une manière plutôt que de l’autre. Ces facteurs sont-ils circonstanciels et le type de rapport au jeu est-il influencé par la manière dont les praticien-ne-s sont initié-e-s à la communauté (auprès de quel groupe de praticien- ne-s)? Ou le type de rapport au jeu serait-il influencé par des caractéristiques socio- économiques comme l’âge tel que le suggèrent les propos des répondant-e-s de mon échantillon qui avancent que les praticien-ne-s de la vieille école seraient plus âgé-e-s et inversement que les autres paticien-ne-s seraient plus jeunes? L’ancienneté des praticien- ne-s dans l’univers BDSM a-t-il un impact sur leur rapport aux normes et le type de rapport qu’ils et elles entretiennent avec le jeu. À ce propos, je m’interroge sur les conditions de transmission des normes à l’intérieur des communautés BDSM, à savoir si le fait que l’on ait accès via le réseau social en ligne à une pluralité de discours rendant visible le fait qu’il y a une grande diversité de manières de jouer qui ont leur place dans la communauté, ne tendrait pas à favoriser la transmission du rapport au jeu des joueurs. Je me questionne sur le rôle des clubs privés décrits surtout par Daniel et Gaston dans la transmission des normes et manières de faire de la vieille école. Je me demande si l’impression que ce genre de clubs privés aurait disparu est fondée et dans quelle mesure la même chose s’observe ailleurs qu’au Québec. Aussi, il serait extrêmement intéressant de chercher à avoir si l’ensemble de normes des tenant-e-s de la vieille école dans les manières d’organiser la pratique et leur type de rapport à la distance vis-à-vis de leur rôle tendraient à disparaître comme le voudrait l’hypothèse suggérée par certain-e-s praticien-ne-s de la vieille école et dans quelle mesure les manières de faire et de concevoir le jeu des praticien-ne-s de la vieille école sont transmises ou non auprès des nouvelles générations de praticien-ne-s. J’aimerais en ce sens connaître actuellement la proportion de praticien-n-es de la vieille école que l’on ne parvient peut-être pas à « répertorier » puisqu’il est possible qu’ils et elles pratiquent davantage dans des groupes affinitaires à l’écart de la communauté, en regard de la proportion de praticien-n-es dont le type de rapport au jeu correspondrait à celui des joueurs assumant le caractère ludique du BDSM.

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7.1 Comment les praticien-ne-s négocient-ils leur marginalité

Aux questions « Vivez-vous le regard des autres comme un fardeau ? », et « Diriez-vous que vous vivez difficilement le regard des autres sur vos pratiques ? », tou-te-s les répondant-e-s sans exception ont répondu non. Il semble que comme c’est le cas dans d’autres communautés de pratiques marginales, le seul fait de se retrouver « entre soi » avec des gens qui partagent la même particularité et reconnaissent ses pratiques comme acceptables permet d’échapper à l’isolement et de ne pas se sentir stigmatisé. En effet, les praticien-ne-s qui développent un réseau d’ami-e-s qui pratiquent le BDSM sentent possiblement moins le besoin de s’extérioriser auprès de ceux et celles qui ne pratiquent pas le BDSM. Pour les praticien-ne-s qui font l’expérience de fantasmes BDSM avant de découvrir l’existence d’une communauté, l’étape de la communautarisation des pratiques semble jouer un rôle important dans leur processus d’acceptation. Il semble par ailleurs que les autres qui découvrent le BDSM plus ou moins en même temps que la communauté sont moins susceptibles de faire l’expérience de remises en question de leur attirance pour ces pratiques puisque son caractère construit est dès lors plus évident. Ce phénomène de normalisation de certaines pratiques déviantes a été étudié par Becker (1985) qui a développé le concept de carrière déviante. Erving Goffman évoquait ceci en termes de « modifications du système de représentation par lesquelles l’individu prend conscience de lui-même et appréhende les autres. » (1968 : 179) Il semble justement que les praticien-ne-s passent par un processus de normalisation de certaines pratiques qui leur apparaissent au tout début comme choquantes, mais qu’ils ou elles finissent parfois par adopter par la suite.

Mon étude montre que les praticien-ne-s ne subissent pas ou peu de discrimination, mais ressentent à certains égards une crainte de subir un rejet de la part de certaines personnes à qui ils et elles choisissent de révéler leur particularité. Certains contextes qui font en sorte que les pratiques du BDSM, a priori privées, sont rendues publiques posent problème. En ce sens le cas de Daniel qui redoutait la DPJ alors qu’il était impliqué dans une bataille juridique entourant la garde des enfants est exemplaire. Égalment, les personnes comme Claude qui travaillent auprès d’enfants, dans le public, s’inquiètent de voir leur réputation

175 entachée dans le cas où seraient ébruitées leurs préférences sexuelles. Cependant, ces craintes manifestées par certain-e-s répondant-e-s ne se sont pas traduites par une discrimination effective, mais peuvent être comprises comme un indicateur d’une réticence à s’afficher en tant que praticien-ne-s de BDSM en lien avec la crainte de la stigmatisation y étant toujours associée. J’en suis venue à la conclusion que, dans certains contextes, ce n’est pas tant la perception du statut « immoral » ou « condamnable » des pratiques BDSM, qui est réprouvée ou qui serait perçu comme anormal, mais bien le fait d’étaler sa vie intime dans un contexte qui ne s’y prête pas, comme en contexte de travail. À ce titre, j’aimerais apporter une nuance aux propos de Suzan Wright (2006) lorsqu’elle affirme que le BDSM demeure fortement réprouvé socialement et continue d’être négativement perçu en lien avec la description qu’elle fait de la crainte des praticien-ne-s de perdre leur emploi ou la garde de leur enfant dû à leur intérêt pour le BDSM. S’il est vrai que les praticien-ne-s de mon échantillon ressentent cette crainte, il me semble que la cause de la discrimination éventuelle est d’une autre nature.

7.2 L’état actuel de la réception sociale du BDSM

En somme, il est possible d’affirmer que le BDSM est plus acceptable qu’auparavant comme en témoigne son infiltration dans la culture populaire. Malgré les réserves formulées par Margot Weiss (2011), mon étude m’emmène à conclure qu’il semble que dans le cas du BDMS le gain en visibilité aille de pair avec une plus grande acceptabilité sociale ou tolérance. Il est pertinent de souligner au passage que durant la médiatisation de l’affaire Gomeshi85, ce n’était pas le caractère violent des pratiques qui étaient au cœur des discussions sur la place publique, mais bien plutôt la question du consentement. Ainsi l’enjeu du renvoi de l’animateur par son employeur CBC n’était pas le fait qu’il s’adonnait à des pratiques BDSM, mais bien qu’il ait été suspecté d’avoir agressé des femmes sans leur consentement (BDSM ou non). À l’intérieur de la culture BDSM, il semble que les discours se soient adaptés aux changements dans la normativité contemporaine où l’idéal de la communication, du consentement et du sujet libéral maître de ses choix se soit répandu.

85 Ex-animateur à CBC qui avait été accusé par plusieurs plaignantes de harcèlement et d’agression sexuelle et qui s’était défendu de ces accusations en affirmant s’être plutôt adonné avec elles à des pratiques de nature BDSM consensuelles.

176 En effet, comme le montre bien l’auteur brésilien Bruno Dalla Cort Zilli dans son article intitulé « BDSM from A to Z : consent as a tool against pathologization in internet BDSM "handbooks" » la notion de consentement et celle de bien-être sont au cœur des échanges d’internautes qui pratiquent le BDSM. Ces derniers selon l’auteur tendent à censurer les propos qui feraient apparaître les pratiques BDSM comme inacceptables, autant que les éléments évoquant une violation du consentement. Les praticien-ne-s de BDSM auraient renforcé la distinction entre les comportements sexuels pathologiques et leurs pratiques en mettant de l’avant une éthique fondée sur le consentement. (Zilli Corta : 2013) L’auteur relève une « domestication » du BDSM et de ses éléments en marge de ce qui serait considéré acceptable comme la violence et l’absence de consentement. Dans cette optique, le BDSM est désormais pensé comme une activité sexuelle favorisant le bien-être des adeptes et l’atteinte du plaisir, ce qui entre dans la logique de la « santé sexuelle ». Cette vision s’appuie sur une conception libérale du sujet contemporain que l’on assume capable de prendre conscience de son état ou de ses processus émotionnels dans le but d’exprimer ouvertement ses désirs sexuels pour les vivre avec un partenaire. (Corta Zilli 2013: 703, traduction libre) L’accent mis par les joueurs sur la négociation des pratiques et la démonstration d’une compréhension raffinée du consentement qui (comme le faisait remarquer une répondante) demeure l’objet de perpétuelles réflexions, pourrait à la rigueur, nous emmener à affirmer que les praticien-ne-s de BDSM se positionnent non pas dans le spectre de la « déviance », mais dans celui d’une « hypernormalité », au sens où ce sont bien eux/elles qui correspondent à une figure avant-gardiste des idéaux normatifs contemporains de communication, de rationalisme, d’égalitarisme et de quête de plaisir fondée sur les désirs réciproques de chacun. Si Eva Illouz souligne la prégnance d’une conception libérale du sujet dans la sphère sexuelle et relationnelle où l’égalitarisme est devenu une valeur importante à l’aube de la transformation des rapports de genres (qu’elle qualifie toutefois d’inachevée depuis une perspective féministe), mon étude suggère qu’au- delà de ce constat il n’y aurait pas matière à une plus grande politisation du phénomène BDSM. En effet, le fait que les pratiques BDSM soient ancrées dans la sphère privée et qu’elles soient dissimulables en public fait en sorte que les praticien-ne-s de BDSM ne constituent pas une population marginalisée qui pourrait se constituer en sujet politique au même titre que les communautés LGBTQ+ qui subissent des discriminations et dont les

177 droits fondamentaux sont brimés. Si l’on a assisté à des mobilisations de la communauté BDSM au Royaume-Uni en 2014, celles-ci étaient en réaction à une politique interdisant certaines activités sexuelles de la pornographie telles que le « facesitting », le « spanking », et le « physical restraint » (voir la liste complète86). En dehors de contextes particuliers comme celui-ci, il me semble peu probable de voir se constituer un mouvement politique autour du BDSM étant donné son ancrage dans la sphère privée, la plus grande acceptation dont ces pratiquent bénéficient et le peu de discrimination que les praticien-ne-s subissent.

Si on réfléchit à ce qu’est la norme en matière de pratiques sexuelles de nos jours à la lumière des propos des répondant-e-s, on pourra retenir que les pratiques sexuelles sont toutes acceptables si elles sont sécuritaires et consensuelles, qu’elles permettent à chacun de s’épanouir, qu’elles demeurent confinées à la sphère privée et surtout qu’elles prennent place dans des temps et des espaces bien délimités. Si les praticien-ne-s de la vieille école se sentent en rupture avec le commun des mortels et avec la normalité sexuelle, c’est parce qu’ils et elles vivent (ou aspirent à vivre) un type de sexualité ou d’érotisme qui ne serait pas restreint à des temps et des lieux particuliers et qui pourrait s’étendre à la totalité du quotidien. Par ailleurs, ce qui explique que les joueurs cherchent à se dissocier du type de pratique 24-7 qu’ils et elles associent aux tenant-e-s de la vieille école est que ce type de pratique qui se veut quotidienne (mais qui l’est dans une moindre mesure comme je l’ai montré) apparaît malsaine justement parce qu’elle ne serait pas (en apparence) circonscrite à des espaces-temps précis, ce qui porte à croire qu’elle ne serait plus un jeu. C’est précisément de là que provient l’idée que les relations Ds de type 24-7 seraient malsaines et qu’elles seraient en rupture avec la normalité sexuelle actuelle. Peut-être que le dernier bastion transgressif du BDSM, celui des pratiques qui ne seraient pas totalement acceptables, consiste justement dans le fait de pratiquer en permanence. Ainsi, les praticien- ne-s ont peut-être raison de croire que l’image véhiculée du BDSM n’est pas tout à fait représentative de la réalité. On pourrait même dire qu’en ce sens, les praticien-ne-s de la

86 La liste de pratiques bannies par le gouvernement est issue de l’article paru dans le journal Independent intitulé « A long list of sexa cts just got banned in UK porn » : « Spanking, Caning, Aggressive whipping, Penetration by any object "associated with violence", Physical or verbal abuse (regardless of if consensual), Urolagnia (known as "water sports"), Role-playing as non-adults, Physical restraint, Humiliation, Female ejaculation, Strangulation, Facesitting, Fisting ». (Repéré à : http://www.independent.co.uk/news/uk/a-long-list-of-sex-acts-just-got-banned-in-uk-porn-9897174.html)

178 vieille école se sont fait prendre à leur jeu, du fait que leur tentative de rendre crédible leurs relations Ds semble avoir fonctionné puisque d’aucun-e s’inquiète du caractère supposé non-ludique de celles-ci. Mon étude m’emmène à conclure que c’est en cela que leurs pratiques apparaissent choquantes du point de vue des « normaux ». Ceci, les praticien-ne-s de la vielle école l’ont apparemment assez bien compris, d’où la conviction qu’ils et elles ont d’être en rupture avec la normalité sexuelle et de se situer en marge de celle-ci, et non dans son prolongement à la manière des joueurs.

179 Annexe I Grille d’entrevue

1. Trajectoire : Initiation au BDSM  À quand remonte votre intérêt pour le BDSM ?  Comment avez-vous vous été amené(e) à vous intéresser au BDSM ? (Racontez-moi brièvement votre parcours)  Avez-vous déjà eu un(e) ou des partenaires avec qui vous aviez des pratiques BDSM, ou en avez-vous présentement? o Combien de partenaire(s) avez-vous eu(es) dans le passé approximativement ? o Avez-vous un(e) ou des partenaires avec qui vous faites du BDSM présentement?

2. Représentation du BDSM : avant et après y avoir été initié(e)  Quelle image aviez-vous du BDSM, avant d’y être initié(e) ?  Cette image s’est-elle modifiée au fil du temps ? Comment ?  À vos débuts, comment vous sentiez-vous face aux désirs que vous éprouviez ou par rapport au fait que vous commenciez à vous intéresser à ces pratiques ? Comment vous sentez-vous par rapport à ça, maintenant ?  Comment vous sentez-vous par rapport au caractère marginal/ ou peu commun du BDSM ? par rapport à la norme ?  Comment vous sentez-vous désormais face aux désirs que vous éprouvez ou par rapport au fait que vous êtes un(e) adepte de BDSM ?  À vos débuts quelles étaient vos conceptions sur le BDSM avant d’en apprendre davantage ? (préjugés positifs ? négatifs ?)  Et maintenant que sont devenues ces conceptions ?

3. Le BDSM subjectivement (pourquoi les adeptes s’adonnent-ils au BDSM)  Qu’est-ce qui vous plaît dans le BDSM? o [Est-ce la nature des relations ? les pratiques elles-mêmes ? la philosophie ? le réseau social tissé autours de la communauté ?]  Pour vous, que représente le BDSM ? o Qu’est-ce que vous apporte le BDSM ?  Que vous apporte le BDSM que vous ne retrouvez pas dans d’autres dimensions  de votre vie ?  Quelle(s) influence(s) ou quel(s) impact(s) le BDSM a-t-il dans votre vie ? ou a-t-il eu dans votre vie ?

4. L’importance du BDSM pour les adeptes  Quelle importance accordez-vous au BDSM dans votre vie ? (subjectivement)  Le BDSM, dans votre vie, est-il : a) Plutôt central ? plutôt secondaire ? b) En quoi est-il central ou secondaire?  Pourriez-vous vous passer du BDSM ?  Considérez-vous le BDSM comme : -plusieurs réponses possibles- o Un mode de vie ? o Un domaine qui contribue à vous définir ? o Une activité/ un passe-temps?

180 . En quoi le BDSM est-il un mode de vie\ contribue-t-il à vous définir ?\ est-il un passe- temps ?  Y a-t-il des attributs de votre personnalité que le BDSM vous permet d’exprimer ? Lesquels ?

5. Degré d’implication des adeptes (Types d’activités et fréquence)  Combien de temps et d’énergie consacrez-vous au BDSM, ou à la communauté? o Comment se traduit votre intérêt pour le BDSM dans votre vie ? o Combien de temps consacrez-vous à ces pratiques hebdomadairement ?  Votre implication liée au BDSM varie-t-elle selon les périodes ?  Comment ces variations se présentent-elle ? [est-ce cyclique ? Était-ce intense au début, puis ensuite plus modéré ?]

6. BDSM vs Vanille  Pour vous, les dimensions BDSM et sexualité sont-elles plus ou moins liées ? Expliquez.  Comment s’articulent vos pratiques sexuelles non-BDSM (vanille) à vos pratiques BDSM ?  Comment avez-vous rencontré votre\vos partenaires avec qui vous avez eu des pratiques BDSM, par le passé?  Étaient-ce une/des personne(s) issue(s) du milieu BDSM ?  Pour vous, qu’est-ce qui caractérise la sexualité BDSM ou vanille et quels sont les avantages et désavantages respectifs y étant associés ? En d’autres mots, que vous apporte respectivement le BDSM et la sexualité vanille ?  Comment voyez-vous la sexualité sans BDSM ?  (la sexualité « vanille » serait-elle plate et ennuyeuse ?)  Que pensez-vous de la sexualité des gens qui ne connaissent pas le BDSM ?  Vous arrive-t-il d’avoir des relations sexuelles non-BDSM, ou « vanille » ? o Avec des partenaires avec qui vous avez des pratiques BDSM ? o Ou avec des partenaires que vous qualifieriez de non-BDSM, ou de « vanilles » ? o [Les deux sphères sont-elles imbriquées l’une dans l’autre –les pratiquez-vous de manière indifférenciée dans une même « scène » ou dans le cadre d’un rapport sexuel ?Ou avec la même personne, mais à des moments différenciés? o Ou plutôt de manière différenciée avec des partenaires distincts qui seraient respectivement assignés à l’une et l’autre des types de pratiques ? ]

7. Coming out aux personnes vanilles  Avec les partenaires, qui ne sont pas impliqués dans la communauté BDSM, que vous rencontrez, est-ce que vous abordez éventuellement le fait que vous pratiquez le BDSM ? Comment vous y prenez-vous ?  Y a-t-il certain(e)s partenair(e)s qui vous semblent plus susceptibles d’être ouverts aux pratiques BDSM que d’autres ?  À partir de quels indices vous basez-vous pour déterminer si vous en parlez ou non ?  Après combien de temps ?

8. Les adeptes de BDSM et les autres (auto-identification de soi en rapport aux autres et vice versa)  Y a-t-il selon vous des différences entre ceux qui pratiquent le BDSM et les autres qui ne le pratiquent pas ?  Comment voyez-vous ceux et celles qui ne connaissent pas le BDSM ?

181  Comment situez-vous l’univers BDSM et l’univers non-BDSM l’un par rapport à l’autre ? (le/la répondant(e) les voient-ils comme entremêlés ? comme deux mondes séparés et distincts entre lesquels les individus transitent ? comme deux mondes parallèles qui ne se rencontrent pas ?)  Est-ce que pour vous il y aurait d’un côté les adeptes de BDSM, et de l’autre côté : les autres ? Ou la ligne qui les sépare est-elle plutôt poreuse?  Comment expliqueriez-vous que des gens soient attirés vers le BDSM alors que d’autres passeront leur vie sans s’y intéresser ?

9. Jugements normatifs sur le BDSM  Diriez-vous que les gens auraient avantage à expérimenter le BDSM ? o Ou ce n’est pas pour tout le monde ? Expliquez…  Qu’est-ce qui différencie les gens susceptibles de trouver leur compte dans le BDSM, des autres ?  Si vous aviez le choix, préfériez-vous que vos enfants/jeunes frères et/ou sœurs s’initient au BDSM ? ou non. Expliquez.  Si cela arrivait, comment réagiriez-vous ? Quelle serait votre réaction ?

10. La place que la communauté BDSM prend dans la vie des praticien-ne-s  Quelle place les personnes que vous rencontrez dans le milieu occupent dans votre vie ?  Est-ce que vous les voyez seulement dans un cadre BDSM ? Lors des soirées  organisées ?  Parlez-vous seulement de BDSM ?  Considérez-vous ces gens comme des ami(e)s ?

11. Que dévoiler, que garder caché  À qui révélez-vous de vos pratiques ou intérêts BDSM ? (dans quelles sphères – travail/ ami(e)s/ famille/ ou via quels médiums : Facebook…  Qu’est-ce que vous racontez de votre intérêt pour le BDSM et qu’est-ce que vous préférez ne pas dévoiler? À qui ?  Qui sont ces personnes à qui vous en parlez et qui sont ces personnes à qui vous n’en parlez pas ?  En parlez-vous à votre famille proche ou élargie ? à vos collègues de travail ? à vos camarades de sport ? à vos amis de longue date ? à des gens rencontrés en voyage ? à des gens que vous ne risquez pas de recroiser ? à vos voisins ? À vos fréquentations intimes ?  Qu’est-ce qui fait que vous en parlez à ces personnes plutôt qu’aux autres ? (Sur quels indices vous fiez-vous pour décider d’en parler ou non?) [y aurait-il des contextes, des facteurs circonstanciels qui favoriseraient le dévoilement, plutôt que des types de personnes?]  Pourriez-vous me raconter la dernière fois que vous avez dévoilé le fait que vous étiez un(e) adepte de BDSM à quelqu’un ? o Qui était-ce ? Dans quel contexte ? Qu’avez-vous dévoilé ?  Avez-vous des photos de vous sur Fetlife ? Camouflez-vous votre visage ? o Y a-t-il certains types de photos que vous évitez de mettre ? Quels sont-ils ? o Utilisez-vous des stratagèmes pour éviter que vos intérêts pour le BDSM soient découverts ? Quels sont-ils ? o Vous est-il déjà arrivé que des gens en apprennent sur vos pratiques et vos intérêts et que vous l’ayez regretté ? o Qui sont les gens à qui vous ne parleriez jamais de votre intérêt pour le BDSM et pourquoi ?

12. Rapport à la marginalité

182  Comment vivez-vous avec l’opinion des autres par rapport à votre intérêt pour le BDSM ?  Diriez-vous que vous vivez votre intérêt pour le BDSM plutôt comme une  fierté ? ou plutôt comme quelque chose que vous préférez garder secret ? ou les deux ?  Dans quels contextes ceci varie-t-il ?  Est-ce qu’il vous arrive de ressentir l’effet du regard éventuel des autres comme un fardeau ?  Est-ce qu’il vous arrive de ressentir de la fierté liée à vos pratiques BDSM ou à votre intérêt pour le BDSM, ou à toute chose associée au BDSM ?  Si oui, dans quels contextes ?  Vous arrive-t-il parfois d’éprouver de la gêne/un malaise par rapport à une  situation qui dévoilait ou risquait de dévoiler votre intérêt pour le BDSM ?  Craignez-vous parfois que votre intérêt pour le BDSM soit découvert ?  Dans quels contextes cette situation se présente-t-elle ?  Qu’est-ce qui vous ennuie à l’idée que certaines personnes découvrent votre intérêt pour les pratiques BDSM ? o Est-ce que votre rapport à la normalité/marginalité et à l’opinion des autres s’est modifié avec le temps ? o Êtes-vous plus ou moins à l’aise qu’avant avec le fait que des gens découvrent votre intérêt ?

13. Profil socioéconomique  Quel âge avez-vous ?  Quel est votre niveau d’étude ?  (si applicable) Quel a été votre domaine d’étude ?  Quelle est votre occupation professionnelle (si applicable) ?

183 Annexe II Courriel envoyé aux organisateurs Bonjour,

Je m’appelle Caroline Déry, je suis étudiante à la maîtrise en sociologie à l’Université Laval et j’entreprends dans le cadre de mon mémoire une recherche sur le BDSM. La recherche a pour but d'étudier le rapport que les adeptes de BDSM entretiennent vis-à-vis de la normalité et de la marginalité en matière de pratiques et comportements associés à la sexualité.

Pour comprendre comment les adeptes expérimentent la marginalité en regard de la norme, je cherche à savoir dans quels contextes les adeptes de BDSM vivent leur particularité comme une dimension de leur vie qu’il vaudrait mieux cacher, c’est-à-dire, comme un stigmate; ou à l’inverse, comme un attribut identitaire leur permettrait de se distinguer. Je cherche à savoir quelle place le BDSM occupe-t-il dans la vie des adeptes. Dans quelle mesure cet intérêt est constitutif de leur identité ou leur apparaît plutôt comme une dimension secondaire de leur vie, ne contribuant pas à les définir. Également, je m’intéresse aux représentations que les gens ayant un intérêt pour le BDSM se font de la sexualité « vanille », et comment ils et elles se situent, ou se définissent en tant qu’adeptes de BDSM par rapport à cette conception qu’ils ont de ce qu’est la normalité en matière de comportements en lien avec la sexualité.

Dans un contexte sociale où coexistent une pluralité de normes en matière de sexualité, on pourrait être emmené à croire que toutes les formes de pratiques sexuelles en marge sont acceptées. Or, ma recherche permettra très concrètement de mieux comprendre comment opèrent les normes sociales relatives à la sexualité dans ce contexte de pluralisme normatif contemporain.

Pour ce faire, j’aimerais rencontrer des adeptes/membres/personnes qui pratiquent le BDSM pour réaliser une quinzaine d’entretiens individuels d’environ une heure et demi, autant avec des « novices » du milieu, des personnes plus expérimentées, que des personnes expertes dans le domaine. Ces entretiens et les données sont traités de manière confidentielle. À cette fin, je sollicite votre précieuse collaboration à titre de personne impliquée dans le milieu BDSM de la ville de Québec, pour me permettre de diffuser mon annonce de recrutement lors des événements que vous organisez, et au besoin pour faire suivre mon annonce de recrutement, ci-jointe, à des gens issus de la communauté.

Je vous remercie beaucoup pour votre considération,

Si vous avez des questions, n’hésitez pas à m’en faire part,

Cordialement,

Caroline Déry Étudiante à la maîtrise au département de sociologie de l’Université Laval Membre du centre interuniversitaire d'études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT)

184 Annexe III Formulaire de consentement Présentation de la chercheuse Cette recherche est réalisée dans le cadre du projet de maîtrise de Caroline Déry dirigé par Madeleine Pastinelli, du département de sociologie à l’Université Laval.

Avant d’accepter de participer à ce projet de recherche, veuillez prendre le temps de lire et de comprendre les renseignements qui suivent. Ce document vous explique le but de ce projet de recherche, ses procédures, avantages, risques et inconvénients. Nous vous invitons à poser toutes les questions que vous jugerez utiles à la personne qui vous présente ce document.

Nature de l’étude Dans le contexte contemporain où il y a plusieurs normes coexistant en matière de sexualité, je désire étudier le rapport à la norme des adeptes de BDSM. Pour comprendre comment les adeptes expérimentent la marginalité en regard de la norme, je cherche à savoir dans quels contextes sociaux et dans le cadre de quels genres de relation (amicale, familiale, professionnelle, de voisinage, etc) les adeptes de BDSM vivent leur particularité comme une dimension de leur vie qu’il vaudrait mieux cacher, c’est-à-dire, comme un stigmate; ou à l’inverse, comme un attribut identitaire qui leur permettrait de se distinguer. Plus simplement, je cherche à savoir dans quelles situations les adeptes de BDSM affichent leurs préférences pour le BDSM, et dans quelles autres ils et elles choisissent de dissimuler cet aspect de leur vie.

Également, je cherche à savoir quelle place le BDSM occupe-t-il dans la vie des adeptes selon le temps y étant consacré, et selon l’importance qu’ils accordent au réseau social développé à travers le BDSM. Je cherche à comprendre dans quelle mesure cet intérêt pour le BDSM est constitutif de leur identité ou leur apparait plutôt comme une dimension secondaire de leur vie, qui ne contribuerait pas à les définir.

Également, je m’intéresse aux représentations que les gens ayant un intérêt pour le BDSM se font de la sexualité « vanille », et comment ils et elles se situent, ou se définissent en tant qu’adeptes de BDSM par rapport à cette conception qu’ils ont de ce qu’est la normalité en matière de comportements en lien avec la sexualité.

Déroulement de la participation Votre participation à cette recherche consiste à participer à une entrevue individuelle, d’une durée d’environ une heure et demi, qui portera sur les éléments suivants:  éléments d'information sur les participant(e)s (leur profil socioéconomique);  éléments sur la trajectoire des participant (e)s et la manière dont ils ont développé de l’intérêt pour le BDSM ;  éléments sur les conceptions des participant(e)s quant à ce qui caractérise le BDSM et la sexualité vanille ;  éléments sur la place que le BDSM occupe dans la vie des participant(e)s,  éléments sur la façon de s’identifier des adeptes, selon le contexte, en rapport à la conception qu’ils et elles ont de la « normalité » en matière de sexualité « vanille » ou non-BDSM.

Avantages, risques ou inconvénients possibles liés à votre participation

185 Le fait de participer à cette recherche vous offre une occasion de réfléchir et de discuter en toute confidentialité, à votre rapport à la norme et à la marginalité, en lien à la sexualité vanille et BDSM, et à votre façon de l’expérimenter vis-à-vis des autres et des autres sphères de votre vie. Il est possible que le fait de raconter votre expérience suscite des réflexions ou des souvenirs émouvants ou désagréables. Si cela se produit, vous pourrez consulter la liste des ressources qui vous sera remise au début de l’entrevue.

Participation volontaire et droit de retrait Vous êtes libre de participer à ce projet de recherche. Vous pouvez aussi mettre fin à votre participation sans conséquence négative ou préjudice et sans avoir à justifier votre décision. Si vous décidez de mettre fin à votre participation, il est important d’en prévenir la chercheure dont les coordonnées sont incluses dans ce document. Tous les renseignements personnels vous concernant seront alors détruits.

Confidentialité et gestion des données Les mesures suivantes seront appliquées pour assurer la confidentialité des renseignements fournis par les participant(e)s:  les noms des participant(e)s ne paraîtront dans aucun rapport;  les divers documents de la recherche seront codifiés et seule la chercheure aura accès à la liste des noms et des codes;  les résultats individuels des participants ne seront jamais communiqués;  les matériaux de la recherche, incluant les données et les enregistrements, seront conservés au domicile de la chercheure, sous clé et les données sur un ordinateur protégé par un mot de passe. Ils seront détruits deux ans après la fin de la recherche, soit en septembre 2016;  la recherche fera l'objet de publications dans des revues scientifiques, et aucun(e) participant(e) ne pourra y être identifié(e) ;  un court résumé des résultats de la recherche sera expédié aux participant(e)s qui en feront la demande en indiquant l’adresse où ils aimeraient recevoir le document, juste après l’espace prévu pour leur signature.

Remerciements Votre collaboration est précieuse pour nous permettre de réaliser cette étude et nous vous remercions d’y participer.

Signatures Je soussigné(e) ______consens librement à participer à la recherche intitulée : « Entre stigmate et distinction: étude de la normativité sexuelle contemporaine à partir d’une communauté de pratiques BDSM». J’ai pris connaissance du formulaire et j’ai compris le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de recherche. Je suis satisfait(e) des explications, précisions et réponses que la chercheure m’a fournies, le cas échéant, quant à ma participation à ce projet.

______

Signature du participant, de la participante Date

Un court résumé des résultats de la recherche sera expédié aux participant(e)s qui en feront la demande en indiquant l’adresse où ils aimeraient recevoir le document. Les résultats ne seront pas

186 disponibles avant le 15 août 2016. Si cette adresse changeait d’ici cette date, vous êtes invité(e) à informer la chercheure de la nouvelle adresse où vous souhaitez recevoir ce document.

L’adresse (électronique ou postale) à laquelle je souhaite recevoir un court résumé des résultats de la recherche est la suivante :

J’ai expliqué le but, la nature, les avantages, les risques et les inconvénients du projet de recherche au/à la participant(e). J’ai répondu au meilleur de ma connaissance aux questions posées et j’ai vérifié la compréhension du/de la participant(e).

______

Signature de la chercheure Date

Renseignements supplémentaires Si vous avez des questions sur la recherche, sur les implications de votre participation ou si vous souhaitez vous retirer de la recherche, veuillez communiquer avec Caroline Déry à l’adresse courriel suivante : [email protected]

Plaintes ou critiques Toute plainte ou critique sur ce projet de recherche pourra être adressée à l'Ombudsman de l'Université Laval :

Pavillon Alphonse-Desjardins, bureau 3320 2325, rue de l’Université Université Laval Québec (Québec) G1V 0A6 Renseignements - Secrétariat : (418) 656-3081 Ligne sans frais : 1-866-323-2271 Télécopieur : 418 656 3846 Courriel : [email protected]

Copie du/de la participant(e)

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