L’ EMSAV DANS LA LITTÉRATURE BRETONNE CONTEMPORAINE

Il est impossible de parler de la littérature bretonne sans que la politique fasse immédiatement intrusion, et politique, dans ce cas, signifie avant tout le rapport au mouvement nationaliste breton, à l’Emsav . Le simple fait d’écrire en breton constitue déjà, pour la plupart des écrivains bretons, une option politique fondamentale. Beaucoup d’entre eux se considèrent comme des partisans livrant un combat désespéré contre une puissance étrangère vouée à la totale annihilation de leur identité ethnique. Leurs efforts, au cours du siècle qui touche à sa fin, ont souffert des erreurs commises, dans la perpective du devenir historique, par certains de leurs prédécesseurs. A la fin des années trente, la direction du Parti National Breton (P.N.B.), communément appelé aussi Breiz Atao [Bretagne toujours], du nom de son journal, était passée dans les mains d’hommes prêts à employer n’importe quels moyens pour réaliser leur but”: une Bretagne totalement indépendante, totalement coupée du joug de la . A l’exemple des rebelles irlandais de 1916 (et l’exemple de la victoire irlandaise fut un motif déterminant dans leur choix), ils s’étaient tournés vers l’Allemagne. Après la défaite française de 1940, les espoirs qu’ils avaient placés dans une victoire allemande furent vite déçus. L’Allemagne victorieuse trouva plus expédient de traiter avec le gouvernement de Vichy, qui ne demandait qu’à collaborer avec elle. A la fin de 1940, le P.N.B. était coupé en deux factions. La majorité, sous la conduite des leaders les plus modérés, tenta d’abord de négocier avec Vichy, puis, lorsque la victoire des Alliés apparut certaine, avec les Anglo-américains. Mais il était trop tard, et leurs efforts ne furent pas suffisants pour effacer, dans une opinion publique manipulée par la propagande anti-bretonne du nouveau gouvernement français, l’idée que tout nationaliste breton était pro-nazi. La minorité pro-allemande, très peu nombrreuse, dont l’un des chefs était dans le secret des V1 et des V2, crut jusqu’à la fin à la possibilité d’une victoire de l’Allemagne. Son organisation militaire, le Bezen Perrot , laquelle ne comptait pas plus de soixante-douze hommes (nombre proportionnellement dérisoire, en comparaison de celui des Français qui s’engagèrent dans la Milice ou de ceux qui, dans la L.V.F., combattirent sous l’uniforme des Waffen-SS ), suivit jusqu’au bout les armées allemandes dans leur retraite. Ni l’une ni l’autre de ces factions, cependant, ne tenait compte des véritables sentiments des Bretons, qui furent les premiers à répondre en masse à l’appel du Général de Gaulle. On oublie trop que des Bretons constituaient la moitié des effectifs des Forces Françaises Libres et le tiers de ceux de la Résistance combattante. Une poignée de Bretons seulement s’engagea dans le Bezen Perrot (soixante-douze tout au plus, comme je l’ai mentionné plus haut). Ce nombre, paar rapport à celui des milliers de Français qui s’engagèrent dans la Milice ou dans la L.V.F., aurait dû paraître négligeable, mais il servit de prétexte pour justifier les mesures répressives prises à l’encontre de tous les nationalistes bretons après la Libération. En novembre 1944, mille Bretons furent arrêtés. Huit membres du Bezen Perrot furent fusillés. Les chefs de la minorité pro- allemande P.N.B. avaient gagné l’étranger. Jugés in absentia , il furent condamnés à mort par contumace. La plupart des Bretons qui avaient été arrêtés put prouver qu’ils étaient innocents de tout acte de collaboration avec l’occupant, mais ce ne fut qu’après avoir passé de longs mois en prison ou en camp de concentration. Certains de ceux qui furent trouvés coupables reçurent des peines de prison. La sentence la plus commune fut la condamnation à un certain nombre d’années d’indignité nationale, peine qui entraînait la perte des droits civiques, du droit de vote, notamment, mais aussi du droit d’exercer certaines professions, telles que diriger une banque, publier un journal, tenir une pharmacie, ou occuper une fonction publique, celle de professeur de lycée, par exemple. Cette répression fur ai arbitraire et si inique que le gouvernement anglais, 136

poussé par les parlementaires gallois, se crut obligé de protester auprès du gouv ernement français. Il n’en restait pas moins que, à la fin de 1945, le nationalisme breton avait cessé d’exister en tant qu’idéal politique viable. Les jeunes Bretons restreignaient leur activité au plan culturel, organisant des cercles celtiques où ils s’assemblaient pour étudier la langue de leurs ancêtres, pour apprendre les danses traditionnelles, pour jouer de la bombarde et du biniou, etc... Les jeunes intellectuels analysèrent les erreurs commises par leurs devanciers. Leurs efforts préparèrent le terrain pour l’extraordinaire renouveau nationaliste en Bretagne des années soixante. La création de l’Union Démocratique Bretonne (U.D.B.) en 1964, et les premières bombes du Front de Libération de la Bretagne (F.L.B.), en 1966, apportèrent la preuve qu’il fallait de nouveau compter avec l’ Emsav . Signalons que l’U.D.B., tout en proclamant que son but était l’autonomie politique de la Bretagne, rejetait catégoriquement toute sympathie pour l’idéologie Breiz Atao , et soulignait ses affinités avec les partis français de gauche. Le F.L.B. se réclamait aussi d’une idéologie gauchiste. Les symboles de l’impérialisme français en Bretagne, casernes de gendarmerie, bases militaires, bureaux de perception, banques, appartements et marinas réservés aux riches estivants étrangers furent les cibles favorites des bombes du F.L.B. 1 La littérature a subi le contrecoup d’une situation politique en constante évolution. Il est significatif que la première oeuvre littéraire de langue bretonne qui manifeste une réelle originalité soit La Bataille de Kerguidu, roman historique publié en 1877-1878. Cette chronique de la rébellion bretonne contre la tyrannie de la Terreur avait pour but de présenter à ses lecteurs bretons un exemple et un modèle. On ne peut pourtant la considérer comme ayant une inspiration véritablement nationaliste, puisque l’auteur, un prêtre du Léon, préconisait le retour du prétendant légitimiste au trône de France, le prétendant orléaniste n’étant à ses yeux qu’un vil usurpateur. Il n’en reste pas moins que cette oeuvre incitait ses lecteurs à résister, par la force au besoin, aux menées de la République française anti-cléricale. 2 C’est à une époque infiniment plus reculée que se situe le roman historique de Meven Mordiern, Skêtla Segobrani .3 Mémoires supposés d’un guerrier gaulois, cet ouvrage avait pour but de réveiller chez ses jeunes lecteurs bretons la fierté d’un passé glorieux et le désir de reconquérir la place au premier rang des nations qui avait été arrachée à leurs ancêtres par les vicissitudes de l’histoire. Il est incontestable que, de 1925 à 1944, la littérature bretonne a été dominée par la figure de Roparz Hémon. Jeune professeur agrégé d’anglais au lycée de Brest, il résolut de consacrer sa vie à la défense et à l’illustration de la langue et de la littérature bretonnes. Jusqu’à sa mort, en 1978, il travailla inlassablement, fournissant à lui seul, s’il en était besoin, la preuve que la langue bretonne était l’égale de toute autre dans tout genre littéraire, poésie, roman, théâtre et critique. Fondateur de la revue littéraire Gwalarn, Roparz Hémon avait groupé autour de lui les plus grands talents de sa génération: Maodez Glanndour, , Jakez Riou, , Langleiz, Kerverziou, Roperh ar Mason, Divi Kenan Kongar, Meavenn, etc. Bien qu’il ait publié de nombreux romans et nouvelles, l’ Emsav n’apparaît comme thème important que dans deux d’entre eux, datant tous les deux des années vingt. Il s’agit d’ An Aotrou Bimbochet e Breizh

1. Alain Déniel, Le mouvement breton de 1919 à 1945 (Paris: Maspéro, 1976). On pourra aussi utiliser la documentation préparée par le Strollad an Deskadurez Eil Derez , organisme fondé en 1962 dans le but de fournir des manuels en langue bretonne pour un enseignement du niveau du secondaire. 2. Lan Inizan, Emgann Kergidu (Brest: Lefournier, 1877-78. 2 vols). Réédition du centenaire aux éditions Al Liamm (Brest: 1977). Traduction française aux Éditions Robert Laffont (1977). 3. Meven Mordiern, Skêtla Segobrani (Prudhomme: Saint-Brieuc, 1923-1925. 3 vols.) 137

[Monsieur Bimbochet en Bretagne ]. publié dans Gwalarn en 1925, et du roman inachevé Ar Vugale fall [ Les Enfants méchants ], publié également dans Gwalarn entre 1928 et 1930. An Aotrou Bimbochet est une utopie. L’action se situe au XXIIe siècle, à une époque où o~u la Bretagne est indépendante depuis des générations et où sa population a été totalement receltisée. Monsieur Bimbochet est la caricature de l’universitaire français. Il a été envoyé de Paris par la Société pour regalliciser les régions perdues par la France . Il espère retrouver quelques traces de la culture française qui jadis florissait en ces lieux. Il lui faut déchanter. Personne en Bretagne ne parle plus français, personne n’a gardé le moindre souvenir de la place que la France a jadis occupée dans l’histoire de la Bretagne. Les Bretons se sont tournés ailleurs, vers les autres nations celtiques et vers l’Amérique. Revenu chez lui, Monsieur Bimbochet, d’un coup de ciseaux, détache la Bretagne de la carte de france fixée au mur de son bureau, puis il meurt, le coeur brisé. L’auteur ironise évidemment sur l’impérialisme culturel des intellectuels français, mais il veut aussi communiquer à ses lecteurs la vision que les jeunes nationalistes bretons, dans les années vingt, voulaient présenter à leurs compatriotes, celle d’une Bretagne qui, devenue indépendante, connaîtrait une prospérité égale à celle de pays comparables en taille et en population et ne jouissant pas d’avantages naturels plus grands, tels que la Suisse, la Hollande ou le Danemark. Les Enfants méchants présentent le revers de la médaille. L’auteur y peint un portrait attristant et comique de jeunes nationalistes qui, dans les années vingt, avaient à combattre non seulement le pouvoir de l’État français, mais encore l’aliénation culturelle de leurs propres compatriotes, pourris par le matérialisme mesquin qui caractérisait la petite bourgeoisie française. Comme la plupart de ceux qui avaient joué un rôle important dans le mouvement littéraire et culturel des années vingt et trente, Roparz Hémon fut arrêté après la fin de la guerre. Sa condamnation à dix ans d’indignité nationale entraînait automatiquement la perte de son poste d’enseignant. Il quitta la France pour s’établir définitivement en Irlande où l’accueillait l’I nstitíuid Ard-Léin Bhaile Atha Cliath , ou Institute for Advanced Studies. Même sa mort, survenue en 1978, n’a pas mis fin aux haines que son activité pro-bretonne avait provoquées chez les ennemis de tout nationalisme en Bretagne. En exil, il devait poursuivre une oeuvre considérable d’érudit et d’écrivain. Nombre des poèmes, romans et nouvelles qu’il produisit au cours de ces années manifestent sa nostalgie de la terre natale. Les plus significatifs, selon moi, se rapportent aux suites tragiques de la guerre. Il s’agit de “Kanenn evit Deiz an Anaon” [Cantique pour le Jour des Morts] et de “Galv ar Bezioù” [L’Appel des tombes]. “Kanenn...” fut écrit en 1948 à la mémoire des huit jeunes Bretons fusillés pour avoir appartenu au Bezen Perrot . Le poème s’ouvre sur une invocation à la Vierge dont le Fils rendra la vie à un monde privé de lumière. Le symbolisme chrétien constitue un message d’espoir. Les jeunes hommes qui donnèrent leur vie pour la Bretagne, si grave qu’ait pu être l’erreur de leur choix, revivront dans les patriotes qui leur succéderont. Dans les jours les plus sombres de l’histoire de leur pays, leur sacrifice rayonnera comme un exemple de totale abnégation. Songeant aux jeunes Bretons qui, durant la guerre, combattaient dans des camps ennemis, le poète demande qu’il soit mis fin aux vieilles haines: “Nulle haine / Pour ceux qui donnèrent leur jeune vie / Pour une cause qu’ils croyaient pure / Et qui dira qu’ils avaient tort / Et qui dira que les feuilles ont tort / Lorsque, arrachées à l’arbre par l’ouragan / Elles s’en vont, certaines portées par le courant jusque sous la roue du moulin / Et d’autres poussées par le vent sous la roue des charrettes dans la boue de la route / Nulle haine / Pas même pour ceux qui furent cruels et mauvais / Ivres de sang et aveuglés par la fureur obscène / 138

Qui dort dans le coeur d’un enfant derrière l’innocence de ses yeux bleus / Oeil contre oeil / Acier contre acier / Lui de l’autre cIoté du talus / Mon ennemi / Mon frère / Autour de nous la splendeur du monde / Et entre nous rien / Que la Mort. 44 Aux vainqueurs vont les dépouilles, “le cliquetis des médailles et les discours des politiciens / Dans la langue des Français”, “la sonnerie des cloches pour la ville entière, / Les croix de pierre, les monuments sculptés, / Et des arcs-de-triomphe par milliers”, mais pour les autres il n’y a rien, “Rien qu’un mot, / Sur les lèvres d’un camarade, misérable et sans le sou, en exil ou en prison, / Rien qu’une messe basse / Dans le coin d’une église déserte, tôt le matin, / Rien qu’un prêtre dont les mains sont gourdes et bleuies de froid, / Rien qu’un rosaire sur les genoux d’une soeur, / Toute seule” ( Ibid ., pp. 93- 96). L’auteur se tourne alors vers la mère de l’une des victimes. Elle est venue au cimetière où les restes de son fils ont été enterrés, mais il n’a pas eu droit même à une tombe où elle pourrait déposer ses fleurs: elle les abandonne au vent. Et le poète de demander où sont les tombes des héros légendaires de l’indépendance bretonne: le roi Noménoë, Jeanne-la-Flamme, Pontkalleg. Nul non plus ne le sait ( Ibid .). “L’Appel des tombes” date de la fin des années cinquante, moment où le mouvement breton prenait un nouveau départ. Le poète annonce une nouvelle levée d’hommes tandis qu’il voit apparaître dans le lointain une autre génération de partisans: jeunes et vieux, prêtres et laïques, ouvriers et paysans, tous ont entendu l’appel des tombes, l’appel des héros qui les ont précédés. Youenn Drezen est peut-être, après Roparz Hémon, le romancier le plus marquanrt du groupe Gwalarn . Le récit An dour en-dro d’an inizi [L’eau autour des îles] peut se lire comme un roman d’initiation. 5 Le protagoniste, le jeune sculpteur Maheo, a reçu commande de deux statues, l’une de l’ancien roi Gralon, l’autre de la fille du roi, la princesse Dahut. Il prend pour modèle de la princesse la jeune femme qui lui a commandé les statues, Anna Bodri. Divers indices suggèrent qu’elle représente la Bretagne nouvelle. Elle est vêtue aux couleurs du drapeau breton, jupe et chandail blanc, avec un “ hevoud ” noir, ancien symbole celtique, à hauteur du sein gauche. Sa beauté est celle de sa terre natale, et elle ramène Maheo à ses racines bretonnes. L’oeuvre maîtresse de Youenn Drezen, le roman, Itron Varia Garmez, publié d’abord en 1941, se situe dans les années trente, dans la ville natale de l’auteur, Pont-l’Abbé. 6 Les temps sont durs. C’est la crise: les pêcheurs ne vendent pas leurs prises, les paysans ne trouvent pas d’acheteurs pour leurs récoltes, les ouvriers sont sans travail. La faute en est aux politiciens français qui promettent des secours et ne tiennent jamais parole. Les nationalistes veulent secouer le joug de l’État français qui prend l’argent des Bretons, les envoie se faire tuer dans des guerres étrangères, ferme les marchés d’autres pays par une politique douanière insensée, et maintient son pouvoir par le recours aux mouchards, à la police et à la force armée. Le roman d’Abeozen, Hervelina Geraouel , révèle un autre aspect de la vie de l’ Emsav . L’oeuvre montre comment, dans les années vingt, de jeunes étudiants bretons qui d’abord voulaient simplement connaître l’histoire et la littérature de leur peuple sont devenus nationalistes. 7 Dans son roman Evit ket ha netra , publié sous le pseudonyme d’Abherri, Roperz

4 Roparz Hémon, Barzhonegoù (Brest: Al Liamm, 1972), pp. 92-93

5 Youenn Drezen, An dour en-dro d’an inizi [La mer autour des îles] (Brest: Al Liamm, 1972) 6 Youenn Drezen, Itron Varia Garmez [Notre-Dame des Carmes] (Brest: Al Liamm, 1977) 7 Abeozen, Hervelina Geraouel (Brest: Skridoù Breizh, 1943) 139

ar Mason donne un plus ample développement à ce thème. 8 La narratrice, Fant, appartient à une famille bourgeoise, laquelle, comme beaucoup de bourgeois bretons de l’époque, méprise les paysans qui ne parlent que breton et qui persistent à porter le costume traditionnel. C’est seulement lorsque son frère épouse une jeune fille dont la famille appartient à l’ Emsav que Fant découvre ce qu’elle avait ignoré, la richesse spirituelle de son peuple, sa langue, son histoire et sa culture. L’action se situe dans les années trente, à une époque où l’Emsav est aussi plein d’espoir que la jeune héroïne. Par la bouche de sa protagoniste, l’auteur souligne le fait que, pendant la guerre, la masse de l’ Emsav n’a nullement collaboré avec l’occupant nazi. Quelques militants bretons seulement ont pris le parti des Allemands, mais Fant les condamne sans appel:”Prendre la livrée des Nazis! Quelle horreur pour des chrétiens!” (p. 143). Après la Libération, les actes de ces rares collabos sont mis à profit par les autorités françaises pour discréditer et détruire l’ Emsav . Des innocents sont sommairement exécutés, des milliers de personnes sont emprisonnés sans raison. Fant elle-même doit prendre la fuite. Arrêtée et jugée, elle est condamnée à l’indignité nationale et ses biens sont confisqués. Elle ne perd pas l’espoir, cependant. Les Gallois et d’autres Celtes d’outre-mer ont pris la défense des militants bretons, et, tôt ou tard, il faudra bien que la voix de l’ Emsav soit entendue. De tous les écrivains groupés autour de Gwalarn le plus grand poète est sans conteste Maodez Glanndour. Komzoù bev est son principal recueil. 9 Nombre de ses poèmes sont inspirés par la beauté de sa terre natale, par la pure puissance des forces de la nature, pluie, vent, mer. Son oeuvre manifeste un profond sentiment d’unité avec toute créature vivante: les poissons dans la mer, les oiseaux dans l’air, un chat jouant avec une feuille, ou même un moucheron visible dans un rayon de soleil. L’art n’est que le prolongement sur le plan humain de cette beauté de l’être. Il trouve son expression la plus parfaite dans les vieilles églises et dans les calvaires qui s’intègrent si harmonieusement dans le paysage. La beauté de cette terre est un don de Dieu qu’il convient de préserver pour la rendre à Dieu. En tant que poète, que chrétien et que prêtre, c’est son devoir de combattre les puissances qui dégraderaient son peuple en le coupant de sa culture ancestrale. “Lun Fask” [Lundi de Pâques] constitue un excellent exemple de l’ardeur militante du poète et de sa foi dans le pouvoir rédempteur du sacrifice individuel, puisque le titre fait allusion à la foi à la rébellion irlandaisae de 1916 et à la mort et à la résurrection du Christ:”S’il te plaît toujours de manger le pain de la honte, / Fais-le, moi je ne peux plus: / Il a un goût trop amer pour ma bouche, / Et sa croûte est trop dure pour ma gorge. / Et je suis malade tellement il me donne envie de vomir /.... / Venez, forces de l’ordre, / Valets de César, / Venez avec la nuit menteuse, / Pour me tuer. / Et je mourrai, arrogant et raide, / Sans plier devant votre force, sans souffrir votre honte, / Le feu au coeur, / Le feu à la gueule.” 10 Anjela Duval, née en 1905, appartient à la même génération que les écrivains de Gwalarn , mais elle avait dépassé la cinquantaine lorsqu’elle s’est mise à écrire. Toute sa vie s’est

8 Abherri [Roperz ar Mason], Evit ket ha netra [Pour moins que rien] (Brest: Skridoù Breizh, 1951 9 Maodez Glanndour, Komzoù bev [Paroles vives] (La Baule: Skridoù Breizh, 1949). Ses autres recueils sont: Vijelez an deiz diwezhañ [Vigile du dernier jour] (Brest: Al Liamm, 1978); Va levrig skeudennoù [Mon petit livre d’images] (Brest: Al Liamm, 1983); Telennganoù [ Chants pour la harpe] (Brest: Al Liamm, 1985) 10 Va levrig skeudennoù , pp. 41-42. La traduction française donnée ici provient de l’anthologie bilingue procurée pasr Yann-ber Piriou, Défense de cracher par terre et de parler breton (Paris: Oswald, 1971), pp. 81-83 140

écoulée sur sa ferme familiale. Elle tire son inspiration du paysage qui l’entoure. La poésie est l’arme avec laquelle est combat les forces qui pourraient détruire tout ce qu’elle aime, ses champs, ses bêtes, les traditions de son peuple:”Je n’aime pas beaucoup voir les bâtiments de mon pays / Passer dans les mains de l’étranger pour une liasse de papier... / Ni les jeunes de mon pays courir vers les grandes villes / Pour y vendre la force et la liberté de leur vie / A un patron moqueur... / Ni les mères de mon pays / Parler la langue des maîtres à leurs petits enfants.” 11 Les maîtres en question sont les riches Français qui abusent de la pauvreté des paysans et achètent non seulement meubles et statues anciens pour en décorer leurs salons, mais encore de bonnes terres pour en faire des résidences secondaires et des réserves de chasse, et les terrains de la côte pour y construire hôtels et marinas pour touristes étrangers. Anjela Duval ne met pas un instant en doute que la Bretagne a servi de colonie à l’État français: elle a été utilisée comme réserve de chair à canon et de main-d’oeuvre taillable et corvéab le à merci, et son développement économique a été négligé sinon entravé pour la maintenir dans cette condition inférieure, forçant ainsi les jeunes Bretons à émigrer vers les grands centres pour y gonfler les rangs du prolétariat urbain et “y sacrifier leur liberté / leurs familles / leurs maisons / leur terre / pour aller vers les grandes villes / vers l’enfer des usines / où leur vie sera enchaînée / nuit et jour / à l’horloge / qui mesure leur temps / seconde par seconde.” 12 Nul ne songe à contester le talent de Per Jakez Hélias, que l’immense succès de son Cheval d’orgueil auprès du grand public a consacré. 13 De nomb reux militants, par contre, le trouvent trop timide, trop disposé à accepter le rang inférieur fait à son peuple. 14 Le sentiment qui domine, dans sa poésie, est le regret du monde perdu de son enfance, la nostalgie d’un monde dont le charme magique n’a cessé de le hanter. C’était un monde peuplé de figures aussi étranges que “Lan-Maria des Vaches, / Qui n’avait d’alphabet que les étoiles”, ou “Jean Dix-sept, / Qui chantait en ramant sur un trépied de bois”. 15 Dans un autre poème, il s’adresse aux vieux villages abandonnés dans les hautes terres:”Vous aviez levé la marre et la houe / Contre les ajoncs qui mordaient vos seuils. / Vous voilà devenus îles dans les seigles, / Vous voilà conquérant des chapeaux de velours, / Des coiffes de dentelles, / Des toits de pierres bleues. /... / Mais le fruit de vos entrailles s’en allait / Par terre et mer, au moteur la machine, / Et Brest et , cinéma, / Et Paris et les Pays Noirs, à tire-d’aile, / Vers des champs inconnus de vous, / Qui n’avez cure que des vôtres. / Quand vous avez frotté vos yeux, / Les vagues de l’ajonc refluaient sur vos ruines. / Vieux villages, descendez en terre! / Vos temps sont révolus.” 16 Ce fut un choc, pour les jeunes Bretons qui atteignirent l’âge d’homme au lendemain de la seconde guerre mondiale, de découvrir que leur langue et leur culture ancestrales, si rien

11 Anjela Duval, Kan an douar [Le Chant de la terre] (Brest: Al Liamm, 1973), pp. 16-17 12 Anjela Duval, op. cit ., p. 61 13 Per Jakez Hélias, Le Cheval d’orgueil (Paris: Plon, 1975). C’est l’immense succès de la traduction française qui a plus tard permis la publication de l’original breton, Marc’h al lorc’h (Paris: Plon, 1986) 14 Voir en particulier l’ouvrage de Xavier Grall, Le Cheval couché (Paris: Hachette, 1977), pp. 57, 83-85 15 Per Jakez Hélias, Maner kuz [Manoir secret] (Paris: André Silvaire, 1964), p. 13. Per Jakez Hélias a publié d’autres recueils: Ar Mên du [ La Pierre noire] (Brest: Emgleo Breiz, 1974); An Tremen-buhez [Le Passe-vie] (Brest: Emgleo Breiz, 1979); Amsked [Clair-obscur] (Brest: Emgleo Breiz, 1990) 16 Maner kuz , pp. 27-29 141

n’était fait pour les sauvegarder, allaient connaître le sort du Grand Auk et autres espèces aujourd’hui éteintes. Il semblent qu’ils aient trouvé plus d’attrait au militantisme passionné d’Anjela Duval qu’à la mélancolique résignation de Per Jakez Hélias. Tel est le cas, entre autres, de Youenn Gwernig, dont Per Jakez Hélias a préfacé un recueil. 17 Dans “Hent ar Vamenn” [Le Chemin de la source], les lieux de son enfance apparaissent baignés de mystère:”C’était un petit chemin creux / couvert d’aubépines et de noisetiers, / chemin de mon enfance, / la statue de Sainte Candide se levait pour m’y accompagner / ou peut-être ma grand-mère / je ne m’en souviens plus très bien...” Ce monde a été impitoyablement détruit:”ma grand-mère est morte depuis longtemps / et l’on a rasé son petit chemin creux, / aubépines et noisetiers, / par un bull- dozer.” 18 Youenn Gwernig exprime ainsi sa haine de la civilisation mécanisée qui a ruiné un mode de vie traditionnel et fait disparaître les figures mythiques qui le préservaient. Il ne va pas cependant tomber dans la passivité de ceux qui attendent un train miraculeux pour les ramener au pays perdu au lieu de le reconquérir par leur propre combat:”Quel est ce train que j’attends / au vert glacé de ma fenêtre / et qui ne peut m’emporter vers ce cap / là-bas au-dessus de la mer /.../ mon pauvre Pays bafoué / volé, que l’on trait jusqu’au sang, / les Dieux au visage figé / entrevus dans mes rêves / ne peuvent qu’ordonner, gronder et attendre, / c’est à nous de forger l’acier de nos socs / libres et vifs comme ailes de mouettes / et partir en avant sans plus attendre / en l’éclat du jour / ce train problématique / qui ne viendra jamais. 19 Pour Youenn Gwernig, le pire ennemi est le collabo, le Breton qui, pour gagner privilèges et profits, se vend au capital étranger, à l’instar du politicien de village décrit dans cette “Comptine pour un premier mai”: “monsieur le maire est heureux / les bouseux de sa commune sont allés à Paris / pour se faire / un derrière / tout propre /.... / monsieur le maire est heureux / car la terre / sera vendue / à des étrangers / qui voteront bien.” 20 Les poèmes de Yann-Ber Piriou sont aussi remplis d’une amère ironie. “Trugarekadenn” [Remerciement] est adressé à Marianne, figure symbolique de la République représentée sur les timbres-poste et dont le buste de plâtre orne les mairies françaises. Le texte est bourré d’allusions: aux guerres d’Indochine et d’Algérie, aux mesures prises par l’État français pour étouffer la langue bretonne, au brocard qui réserve “les pommes de terre pour les cochons, / Les épluchures pour les Bretons”, aux terres confisquées pour y établir des bases aériennes, des écoles militaires ou des terrains de tir, aux jeunes Bretonnes réduites à la prostitution, à la réduction des cinq départements bretons à quatre, etc...:”Mille mercis pour ta Liberté / Et ton amour de l’humanité / Vietnamiens et Algériens / Savent bien de quoi elle a l’air / Pour tes flics et tes paras / Pour tous ceux qui ont eu la chance / Raides et froids et médaillés / De s’endormir pour la France /... / Pour notre langue à demi-morte / Grand merci, douce Marianne / ... / Pour ta Gesta Dei per Francos / Pour nos cochons et tes épluchures / Pour nos cinq départements / pour les Mirages de L:andivisiau / et les casos de Coëtquidan / Pour tes valets casqués / Pour les barbelés qu’ils ont mis / Autour de notre ancien domaine / Pour nos paysans emprisonnés / Et pour nos filles dans tes bordels” 21 Nombre de ces poèmes ont vtrait à l’actualité la plus brûlante,

17 Youenn Gwernig, An toull en nor [Le trou dans la porte] (Rostrenen: Centre-Bretagne, 1972. Youenn Gwernig a publié un autre recueil, An diri dir [Les escaliers d’acier] (Pedernec: Ar Majenn, 1976) 18 An toull en nor , p. 25 19 An toull en nor , pp. 107-109 20 An diri dir , p. 55 21 Yann-Ber Piriou, Mallozhioù ruz [Malédictions rouges] (Paris: Oswalld, 1974), pp. 49-50 142

aux problèmes sociaux et politiques qui affectent la vie quotidienne des paysans, des ouvriers et des pêcheurs bretons: guerre du lait, grèves du Joint français et de Big Dutchman , pétroliers qui polluent les parcs à huîtres et les lieux de pêche sans que le gouvernement français prennent la moindre mesure pour prévenir ces catastrophes écologiques. Au XVIIe siècle, des paysans bretons osèrent se rebeller contre le Roi-Soleil et ses redoutables dragons. Sebastian ar Balp était leur chef et “Torr e benn” [Casse-lui la tête] leur cri de guerre. Aux maîtres actuels, Yann-Ber Piriou lance cet avertissement:”Tremblez, capitalistes de tout poil / Torr e bemm / Se fera encore entendre / .... / Prenez garde, vous les maîtres / Prenez garde, vous les patrons / Le tour des Bretons est venu / De rendre la liberté à leur pays / Ar Balp n’est pas mort.”22 Contemporain de Yann-Ber Piriou, Paol Keineg ne se montre pas moins militant. Ses Poèmes-tracts contiennent cette simple déclaration:”Non, je ne suis pas Français.” 23 Pour lui, être Français, cela veut dire se laisser exploiter par des affairistes cupides ou des politiciens véreux, se soumettre à l’oppression par la police et l’armée, et au lavage de cerveau par ces perles de la culture française que sont Ici-Paris ou France-Dimanche :”Aujourd’hui / des voix lointaines autorisées radiophoniques / viennent nous dire: il faut partir / ... / elles nous interdisent notre langue / elles nous interdisent jusqu’au nom de notre patrie / elles nous refusent le droit de vivre. / Et quand nous nous rebellons / elles nous envoient politiciens financiers et policiers / car en ce pays il n’est de place / que pour les traîtres et pour les matraqués.” 24 Mojennoù gwir relate des épisodes de la vie d’un fou, mais il s’agit d’un fou que l’on a fabriqué:”Si vous passiez la main dans mes cheveux / Vous y découvririez une charnière en cuivre / A l’âge de cinq ans on m’assit sur une chaise / On me découpa à la scie le haut du crâne / De temps en temps on m’ouvre encore la tête / Et des mains inconnues me malaxent le cerveau.” 25 Un autre texte identifie ces mains: ce sont celles de ses “maîtres aimés.” 26 Ces poèmes donnent une image frappante du trauma que constituait le fait, pour un enfant, d’être envoyé dans une école où il était contraint de vider son cerveau de tout ce qu’il avait appris auparavant, à commencer par sa langue maternelle, afin d’absorber la seule culture reconnue, la culture française. Parler breton devenait l’équivalent d’une maladie honteuse dont il fallait se guérir au plus vite:”J’ai traversé toute la ville / La main sur la bouche / ... / J’ai avancé droit devant / La main obstinément sur la bouche / Refusant de répondre / A ceux qui me demandaient l’heure / A l’hôpital j’ai refusé de répondre / Aux infirmières qui me questionnaient / J’ai fini par murmurer à l’oreille d’un médecin: / Docteur je parle breton.” 27 Reun ar C’halan figure aussi parmi ceux dont l’oeuvre fait une place importante à sa terre natale et à son histoire. C’est le cas notamment de son recueil Klemmgan Breizh , que le critique et historien de la littérature bretonne Yann Bouëssel du Bourg caractérise en ces termes:”Élégie de la Bretagne asservie et avilie, portée en terre encore vivante, telle la jeune femme mystérieuse de Trécesson. Malédiction à ses ennemis qui ne règnent que par l’hypocrisie et le mensonge, aux renégats qui ont coupé les ponts avec la tradition. Dans la vallée de Josaphat, au jour de la

22 Ar mallozhioù ruz , pp. 91-97 23 Paol Keineg, Chroniques et croquis des villages verrouillés. Barzhonegoù-trakt (Poèmes- tracts) (Paris: Oswald, 1971), p. 109 24 Paol Keineg, op. cit ., pp. 104-106 25 Paol Keineg, Histoires vraies. Mojennoù gwir suivi de Irlande du Sud Irlande du Nord. Iwerzhon ar C’hreisteiz Iwerzhon an Hanternoz (Paris: Oswald, 1974, p. 16) 26 Ibid. , p. 44 27 Ibid ., p. 46 143

Résurrection, leurs tombes resteront closes, leur part sera le néant. Évocation de notre glorieuse et douloureuse histoire comme une brillante trame. Images d’une beauté mystérieuse et saisissante, jaillies au-delà et qui nous emportent avec elles en une autre dimension.” 28 Le vert paradis d’une enfance bretonne s’y confond avec le le passé mythique des races celtiques:”Les dieux alors nous étaient proches / Ils mettaient dans nos mains le rameau d’or du songe / La terre nous parlait aux bouches des fontaines / La rose alors fleurissait sous nos pas / L’herbe était une douce chevelure / Les fruits ne se défendaient pas encore / Le soleil virait aux creux des eaux / Et les yeux riaient à sa flamme / La mer à l’horizon brillait comme un mirage / Chaque étoile nous livrait son nom / L’abeille du savoir bruissait à notre front / Et nous chantions des hymnes à la nuit / La nuit si douce aux soupirs de velours.” 29 Le locuteur s’attarde en cet illud tempus :”Que savions-nous alors des secrets de la mort? La mer au loin agitait ses anneaux d’argent / Le cidre dans les bols chantait sa chanson d’or / Et la joie plantait son décor.” 30 Aux chants de l’innocence succèdent bientôt les discordances de l’expérience. Avec son peuple, le locuteur revit l’enfer de l’histoire: les mains des guerriers coupées au ras du poignet, les femmes et les enfants vendus à l’encan, les filles violées et les rebelles vaincus pendus, roués, décapités à la hache, guillotinés, fusillés, les cadavres verdis sortant à fleur de terre, les champs dévastés, les trains sifflant sur les rails de l’exil, la honte pourrissant dans les bouches silencieuses, l’horreur plus claire que l’oeil de la vipère. Dans un compte-rendu de ce même recueil, Yann Bouëssel du Bourg fait encore ce commentaire perspicace:”Sans doute n’est-il pas surprenant que se développe, à notre époque, alors que l’angoisse nous saisit le coeur et que la nuit s’étend sur un monde dont la trompe de l’Ange semble déjà annoncer le terme, une littérature d’apocalypse dont le grand poème de Maodez Glanndour, Vijelez evit an deiz diwezhañ , a été l’une des expressions les plus parfaites. Le véritable art a toujours été prophétique. La sensibilité du poète, comme celle de l’artiste, pressent ce qui ne deviendra que plus tard une évidence pour les natures plus épaisses. Mais Reun ar C’halan trouve aussi dans cet ouvrage une tradition profondément enracinée depuis les premiers âges de notre littérature brittonique, celle du barde, oeil et guide de la nation.” 31 C’est ce prophète qui annonce le jour où le cercle du temps sera enfin brisé. C’est lui qui fait de l’avenir un présent où flambe “le brasier des ancêtres”, où “les bâillons sont tombés / Les maillons sont brisés”, où son peuple aborde enfin les îles mythiques connues de leurs ancêtres, les lieux édéniques de l’amour, de la vie et de l’éternelle jeunesse, Tír-n-an-Óg , Tír-inna-mBeo , Tír-inna-mBan .32 C’est ce même esprit prophétique qui se manifeste dans certains textes d’un recueil antérieur:”Nous étions las de ce monde ancien / Resté si longtemps à pourrir lentement / Pendu à une branche morte / Pomme oubliée par le pressoir du temps / On n’en pouvait plus d’attendre l’ouragan / Qui la jetterait à terre, brisant net / Le fil de son histoire.” 33

28 Yann Bouëssel du Bourg, “Un poète de la Diaspora bretonne: Reun ar C’halan”, Dalc’homp soñj (été 1985), p. 9 29 Reun ar C’halan, Klemmgan Breizh [Doléance de l’hermine] (Brest: Al Liamm, 1985), p. 18 30 Ibid ., p. 12 31 Yann Bouëssel du Bourg, “Reun ar C’halan, Klemmgan Breizh ”, La Bretagne à Paris , 12 avril 1985 32 Klemmgan Breizh , pp. 47, 51 33 Reun ar C’halan, Levr ar Blanedenn [Le Livre de la Destinée], (Brest: Al Liamm, 1981), p. 131 144

Reun ar C’halan est également l’auteur de récits qui, bien que l’Emsav n’y soit pas le thème dominant, illustrent la prise de conscience qui fut celle des jeunes Bretons devant la menace d’extinction pesant sur leur langue et sur leur culture ancestrales. Le protagoniste de Laora est un jeune officier servant dans les troupes d’occupation en Allemagne. Il y trouve le souvenir des jeunes Bretons qui, sous la Révolution, luttèrent dans l’armée des émigrés contre les soldats de la République. Ils n’aimaient pas le roi, mais la monarchie, à leurs yeux, étaient un moindre mal que les centralisateurs fanatiques de la Convention. Cette prise de conscience de l’histoire se manifeste, à un niveau plus profond, dans la structure narrative qui, dans Laora comme dans un autre récit, Malinal , est exactement l’inverse de celle que l’on découvre dans la célèbre Prière sur l’Acropole de Renan. 34 Ce dernier explique comment la beauté de la déesse étrangère, Pallas Athéné, lui fit oublier les charmes plus discrets des filles de son pays. Le jeune Breton de Laora résiste à la séduction d’une fille du Rhin, Laora, qu’il voit sous l’aspect de la périlleuse Loreley, laquelle attirait les jeunes mariniers à leur perte. Il reviendra dans son pays natal. Le protagoniste de Malinal succombe à l’attrait d’une culture étrangère, incarnée dans ce récit pars une jeune Mexicaine qui se croit la réincarnation de l’épouse indienne de Cortez, Malinal, à qui le récit emprunte son titre. Lui aussi fera retour aux sources qu’il avait d’abord rejetées. L’ Emsav joue au contraire un rôle central dans les romans et dans la poésie de Youenn Olier. 35 Le roman E penn an hent se situe dans les années soixante, c’est-à-dire au temps où les attaques du F.L.B. contre la présence française en Bretagne ne se comptaient plus. Le protagoniste, qui est entré dans la clandestinité, est tué lorsqu’il tente de faire passer des armes en contrebande. Il est clair, dans le roman, que l’auteur a de sérieux doutes sur le choix de la violence armée comme instrument révolutionnaire. L’action de Porzh an Ifern se situe vers l’année 2030. Les plans du protagoniste pour la libération de la Bretagne comportent l’utilisation de groupes terroristes semblables aux Brigate rosse italiennes ou à l’ Armée rouge japonaise, mais la section bretonne de l’ Armée rouge qu’il a organisée est trahie par un mouchard et échoue misérablement. Le protagoniste rappelle les révolutionnaires des Possédés . Les valeurs profondément chrétiennes de l’auteur ne sont du reste pas sans rappeler celles de Dostoevsky. Ce que montrent ces deux romans, c’est que la violence est une voie sans issue. Ceci ne signifie nullement que Youenn Olier préconise l’abandon de toute lutte. Bien au contraire, la figure de l’ Emsaver , du militant nationaliste, occupe une place dominante dans ses poèmes. 36 L’ emsaver est l’homme qui lutte pour le spirituel, tandis que les masses se laissent fasciner par les néo- sophistes qui leur promettent non seulement de satisfaire leurs besoins matériels, mais encore de les délivrer du fardeau de la liberté et de l’angoisse de la responsabilité morale qui en est la conséquence inévitable. En échange, ces faux dieux s’emparent de leurs terres, de leur langue et de leur fierté et font de leur âme un désert gelé privé de tout espoir et de toute joie. Sur les plaines de Ballon, site de la victoire qui jadis libéra la Bretagne du faix de la domination étrangère, le poète cherche en vain les héritiers des nob les chevaliers qui combattirent en ce lieu. L’écho de leur voix résonnant à travers les siècles fera-t-il surgir des guerriers dignes de leur glorieux passé? Un nouveau Moïse apparaîtra-t-il pour délivrer de l’esclavage un peuple vaincu

34 Reun ar C’halan, Laora , récit recueilli dans l’anthologie Danevelloù (Lesneven: Hor Yezh, 1985), pp. 41-71; Malinal , récit paru dans la revue Al Liamm , no 191 (1978), pp. 409-421 35 Youenn Olier, E penn an hent [Au bout de la route] (Brest: Al Liamm, 1981), roman; Porzh an Ifern [La Porte de l’Enfer] (: Imbourc’h, 1982), roman 36 Youenn Olier, Kelc’h an amzer [Le Cercle du temps], (Kistreberzh: Imb ourc’h, 1987) 145

et démoralisé? N’est-ce là qu’un vain rêve, ou cette terre porte-t-elle encore en son sein la semence d’un futur renouveau? La place occupée par l’Emsav dans l’oeuvre de Per Denez n’est pas moins importante. Le récit qui occupe la majeure partie du recueil Hiroc’h an amzer eget ar vuhez porte ce titre symbolique:” Milliget ra vezin ma tisoñjan ac’hanoc’h, Jeruzalem ” [Que je sois maudit si je t’oublie, Jérusalem]. 37 Dans sa jeunesse, sous l’occupation, le narrateur était membre d’un groupe nationaliste. Arrêtés pour ses activités, d’abord par les Allemands, puis, après la Libération, par les autorités françaises, celles-ci lui mettent le marché en main: la prison, ou un engagement dans le corps expéditionnaire destiné à l’Indochine. Le narrateur a choisi la seconde option. Aigri par cette expérience, il abandonne la lutte pour la cause bretonne. A l’âge de cinquante-huit ans, il possède un commerce de vins qui prospère. Mais un jour, alors que, dans sa voiture, il fait la tournée de sa clientèle, il entend à la radio que sa fille, âgée de vingt-deux ans seulement, vient d’être tuée par la police alors que, à l’instar de groupes palestiniens, par exemple, elle tentait de capturer un avion de ligne. L’âge à son importance: c’est celui qu’une ballade populaire, bien connue dans les milieux nationalistes, attribue à celui en qui l’Emsav salue un héros et un martyr de la cause de l’indépendance bretonne, Pontkalleg, décapité à Nantes pour avoir organisé une conspiration contre l’autorité du Régent. La douleur et le désespoir du père s’accompagnent d’un profond sentiment de culpabilité, mais aussi d’une involontaire fierté. émotions mélangées furent celles d’un certain nombre de Bretons lorsqu’ils apprirent la mort de Yann-Kel Kernalegen, un jeune militant breton qui sauta sur sa propre bombe le 16 juin 1976. Il l’avait, szemble-t-il, déposée dans une ferme qui venait d’être confisquée par l’État français afin d’agrandir une base militaire: il croyait la ferme vide de tout occupant. Il s’éloignait déjà lorsqu’il vit une lumière. Ayant repris sa bombe, il tentait de la désarmer lorsqu’elle explosa. Il avait choisi de risquer sa propre vie plutôt que celle d’inconnus. Ar Chase , de Goulc’han Kervella, est une fable plutôt qu’un roman à proprement parler, et la dette envers l’Orwell d’ Animal Farm est évidente. 38 Le protagoniste, Louarnig (le nom signifie Petit Renard) est amoureux de Yarig (Petite Poule). Son anti-conformisme fait qu’ils sont poursuivis par la police qui est évidemment constituée de chiens policiers. Les amants fugitifs cherchent refuge dans le pays natal de Yarig. On y reconnaît aussitôt la Bretagne des années soixante et soixante-dix: on y trouve en effet des postes de police démolis par des bombes, des slogans nationalistes sur les murs, des champs de mines entourant les champs et les prairies confisquées aux paysans pour l’établissement de bases militaires, des plages polluées par le pétrole. Louarnig et Yarig se joignent à un groupe de militants nationalistes. Yarig est tuée par la police au cours d’une manifestation. Louarnig est arrêté et exécuté. Un recueil plus récent illustre la pérennité du thème. Il s’agit de Dev an avel , de Koulizh Kedez, l’un des poètes les plus doués de sa génération. 39 Son oeuvre est aussi l’une des plus difficiles à pénétrer, partiellement en raison de son vocabulaire quelque peu ésotérique, et aussi, je le soupçonne, à cause du caractère apocalyptique de ses images. Il ne faut pourtant pas s’exagérer l’hermétisme de cette poésie, qui doit une bonne part de sa puissance à l’emploi de procédés aussi traditionnels que la métaphore et la métonymie. Dans la “ Gwerz ar Boudedeo nevez ” [Ballade du nouveau Juif errant], par exemple, le locuteur se voit sous l’aspect de ce

37 Per Denez, Hiroc’h an amzer eget ar vuhez [Le temps est plus long que la vie] (Lesneven: Hor Yezh, 1981) 38 Goulc’han Kervella, Ar Chase [La Chasse] (Brest: Al Liamm, 1980) 39 Koulizh Kedez, Dev an avel [Brûle le vent] (Lesneven: Hor Yezh, 1987) 146

représentant archétypique de l’exil. 40 C’est la contiguïté, plutôt que l’analogie, qui constitue le principe moteur de deux autres poèmes, “Gwerz kelan Bastian ar Balp” [Ballade de Bastian ar Balp] et “... E tremene va c’helan...” [Passait mar carcasse...]. 41 La juxtaposition de ces deux textes établit l’identification du locuteur, tandis qu’il marche le long des avenues du Paris d’aujourd’hui, avec la charogne pourrissante de Bastian ar Balp, qui fut écartelé par les bourreaux du Roi-Soleil: il avait pris la tête de la révolte paysanne des Bonnets rouges en Bretagne. La répression fut terrible, quoi qu’en dise un témoin comme Madame de Sévigné, laquelle ne semble pas s’être émue outre-mesure au spectacle des paysans pendus aux arbres voisins de ses domaines. Il serait vain de vouloir épuiser un tel sujet. Cette étude, si incomplète qu’elle soit, suffit amplement à illustrer l’étroite interdépendance, dans la littérature de ce siècle en Bretagne, de l’activité d’écriture et de la conjoncture politique. Une connaissance approfondie de celle-ci est aussi nécessaire au lecteur que la compétence linguistique, indispensable, elle aussi, dans le cas d’oeuvres si rarement traduites en d’autres langues.

40 op. cit ., pp. 21-22 41 op. cit. , pp. 35-42