Anthropologie & développement

40-41 | 2014 Les terrains du développement et de l’humanitaire : convergences et renouveau réflexif Fieldwork in Development and Emergency Settings: Confluence and Renewed Reflexivity

Sylvie Ayimpam, Magali Chelpi-den Hamer et Jacky Bouju (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/anthropodev/276 DOI : 10.4000/anthropodev.276 ISSN : 2553-1719

Éditeur APAD - Association pour l'anthropologie du changement social et du développement

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2014 ISBN : 9791093476018 ISSN : 2276-2019

Référence électronique Sylvie Ayimpam, Magali Chelpi-den Hamer et Jacky Bouju (dir.), Anthropologie & développement, 40-41 | 2014, « Les terrains du développement et de l’humanitaire : convergences et renouveau réflexif » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2016, consulté le 17 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/anthropodev/276 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anthropodev.276

Ce document a été généré automatiquement le 17 octobre 2020.

La revue Anthropologie & développement est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International. 1

Issu du colloque 2013 de l’APAD, le dossier de ce numéro rassemble des textes qui explorent dans une logique réflexive les difficultés et spécificités des enquêtes « en terrains difficiles », que ceux-ci soient liés à des objets intimes et occultés comme l’avortement, à des régimes politiques autoritaires, à des contextes de violence et d’insécurité physique. Ce numéro double commence par un hommage à notre collègue Hadiza Moussa, tragiquement disparue en juillet 2013. The texts which came out of the 2013 APAD conference make up the feature section of this issue, exploring the difficulties and specificities of “challenging environments” from a reflexive point of view, whether they be related to intimate objects such as abortion, to authoritarian political regimes, or to contexts of physical violence and insecurity. This double issue opens with homage to our colleague Hadiza Moussa, who, tragically, passed away in July, 2013.

NOTE DE LA RÉDACTION

Ce numéro a bénéficié d’un soutien de l’Agence française de développement (AFD) et de l’IRD, dans le cadre de la valorisation du colloque 2013 de l’APAD.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 2

SOMMAIRE

Éditorial Philippe Lavigne Delville

Editorial Philippe Lavigne Delville

Hommage

Hommage à Hadiza Moussa Discrète mais combative Marion Fresia, Oumarou Hamani et Maud Saint-Lary

Dossier : Les terrains du développement et de l’humanitaire : convergences et renouveau réflexif

Défis éthiques et risques pratiques du terrain en situation de développement ou d’urgence humanitaire Introduction Sylvie Ayimpam, Magali Chelpi-den Hamer et Jacky Bouju

Ethical Challenges and Practical Risks of Fieldwork Research in Development or Emergency Contexts Introduction Sylvie Ayimpam et Jacky Bouju

Enquêter entre interdictions et non-dits au sein d’un programme de coopération bilatérale au Vietnam Une heuristique des contretemps Mikaëla Le Meur

Ethnographic Challenges Encounteredin Rwanda’s Social Topography The Researcher as Navigator Molly Sundberg

L’ethnographie au risque de l’agression : expérience de terrain à risque Sylvain Batianga-Kinzi

L’anthropologue entre les tyrannies des terrains et le choix d’une éthique A propos de trois contextes d’enquête au Niger Hadiza Moussa

Face à l’avortement : exigences éthiques et dilemme moral à Ouagadougou (Burkina Faso) Ramatou Ouedraogo

Inaccessible Fields: Doing Anthropology in the Malian Political Turmoil Sten Hagberg et Gabriella Körling

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 3

Lu et à lire

Annie Benveniste (ed). Se faire violence. Analyse des coulisses de la recherche Sylvie Ayimpam

Nathalie Mondain, Arzouma Eric Bologo (dir.). La recherche en contexte de vulnérabilité. Engagement du chercheur et enjeux éthiques Pascale Moity-Maïzi

Christian Papinot. La relation d’enquête comme relation sociale. Epistémologie de la démarche de recherche ethnographique Laurence Boutinot

Du côté des thèses

Le système burkinabè de maintien des personnes âgées en autonomie fonctionnelle à domicile. Analyse centrée sur les acteurs de la ville de Bobo-Dioulasso Thèse de Doctorat (PhD), Bruxelles (Belgique), Université catholique de Louvain (UCL), 2013 Abdramane Berthé

The Burkinabe system of maintaining elders in functional autonomy at home: analysis focused on the actors of the city of Bobo-Dioulasso Doctoral thesis (PhD), Bruxelles (Belgique), Université catholique de Louvain (UCL), 2013 Abdramane Berthé

Diaspora at Home? Wartime Mobilities in the Burkina Faso-Côte d'Ivoire Transnational Space Thèse de Doctorat (PhD), Uppsala University (Suède), Department of Cultural Anthropology and Ethnology, 2013 Jesper Bjarnesen

Pratiques Economiques et transactions avec les Ancêtres. Étude des cérémonies famadihana dans un village malgache Thèse de Doctorat (PhD), Louvain-la-Neuve (Belgique), Université catholique de Louvain (UCL), 2012 Antoine Deliége

Ceux qui cherchent le pouvoir sont parmi nous. Décentralisation, transformations du politique et autorités traditionnelles dans le Delta intérieur du fleuve Niger () Thèse de Doctorat (PhD), Louvain-la-Neuve (Belgique), Université catholique de Louvain (UCL), 2014 Marie Deridder

Those seeking power are among us: decentralisation, political transformation and traditional authorities in the Inner Niger Delta (Mali) Doctoral thesis (PhD), Louvain-la-Neuve (Belgique), Université catholique de Louvain (UCL), 2014 Marie Deridder

Ménages et pratiques de la solidarité à Lubumbashi. Transfert des parents, stratégies de cohésion et vie conjugale Thèse de Doctorat (PhD), Bruxelles (Belgique), Université libre de Bruxelles (ULB), 2013 Olivier Kahola Tabu

In Search of the State: A Ethnography of Public Service Provision in Urban Niger Thèse de Doctorat (PhD), Uppsala University (Suède), 2011 Gabriella Körling

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 4

Associations confessionnelles et dynamique de développement. Analyse des pratiques marchandes et financières des associations confessionnelles à l’Est de la République Démocratique du Congo Thèse de Doctorat (PhD), Louvain-la-Neuve (Belgique), Université Catholique de Louvain (UCL), 2014 Emmanuel Musongora Syasaka

La prévention de la maladie, une construction sociale de l’anticipation. Analyse de la hiérarchisation des pratiques d’anticipation dans des ménages à l’Ouest du Burkina Faso Thèse de Doctorat (PhD), Aix-Marseille Université, Université de Provence, 2010 Léa Paré Toé

Le service public de l'eau en milieu rural au Sénégal : l'exemple de la communauté rurale de Moudéry Thèse de Doctorat (PhD), Aix-Marseille Université, Université de Provence, 2011 Clément Repussard

Gestion des ressources en eau et stratégies d’acteurs. Analyse des politiques locales en matière de gestion de l’eau au Burkina Faso : cas de l’Oubritenga en pays moaga Thèse de Doctorat (PhD), Université de Mainz (Allemagne), Institut d’Ethnologie et des Études africaines, 2013 Alexandre Sessouma

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 5

Éditorial

Philippe Lavigne Delville

« Anthropologie & développement » prend son rythme de croisière : proposez-vos articles !

1 Issu du colloque 2013 de l’APAD, ce numéro 40-41 d’Anthropologie & développement est consacré aux recompositions des terrains anthropologiques, du fait de l’affaiblissement des frontières entre situations d’urgence et situations de développement, et de la multiplication des terrains difficiles. Difficiles d’abord pour les enquêtés, bien sûr, du fait de contextes de crise et de violence qu’ils connaissent, ou parce qu’ils vivent des souffrances morales et des stigmatisations. Difficiles aussi pour le chercheur, qui se confronte à la violence, à des parcours de vie qui le questionnent sur ses propres références, à des dilemmes éthiques, ou pour qui l’accès au terrain lui-même devient problématique ou dangereux. Du fait des nouveaux objets qu’ils explorent et de la multiplication des situations de crise politique, les chercheurs en sciences sociales sont de plus en plus confrontés à ces enjeux et l’APAD se devait de contribuer à la réflexion sur ce thème.

2 Avec cette parution, la seconde de cette nouvelle formule, Anthropologie & développement prend son rythme de croisière. Désormais revue à comité de lecture, la Revue de l’APAD entend continuer à explorer les dynamiques de changement social et les processus de développement, en Afrique et ailleurs. Alternant dossiers et numéros « varia », elle ouvre ses pages à des articles à fort contenu empirique, en français et anglais. Les deux numéros de 2015 seront des « varias ».

3 Cette Revue est la vôtre : envoyez vos propositions d’articles à l’adresse suivante : [email protected].

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 6

Socio-anthropologie de l’action publique : prochain colloque à Cotonou fin 2015

4 Les colloques bisannuels de notre association sont des moments forts d’échanges scientifiques et amicaux. La valorisation scientifique du colloque 2013 se poursuit, avec la préparation d’un ouvrage collectif sur l’anthropologie des institutions d’aide, et d’un numéro de revue consacré aux confrontations entre savoirs anthropologiques, savoirs locaux, savoirs experts.

5 Poursuivant la tradition bien établie d’alternance Nord/Sud, le prochain colloque de l’APAD aura lieu fin 2015 à Cotonou. Organisé en partenariat avec le LADYD (Laboratoire d’analyse des dynamiques de développement, de la Faculté des sciences agronomiques, l’Université d’Abomey-Calavi), le LASDEL (Laboratoire d’études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local), et l’équipe du projet ANR « APPI », il sera consacré au thème de La fabrique de l’action publique dans les pays « sous régime d’aide ». En amont de l’analyse de l’impact des actions pour les populations, il s’agit d’interroger la façon dont des acteurs hétérogènes, nationaux et internationaux, façonnent l’action publique en définissant des problèmes et en proposant des façons de les traiter. Partout dans le monde, l’action publique est, de plus en plus, le produit contingent de l’action d’acteurs publics et privés, dans des relations complexes de négociations et d’imposition de normes, de concurrences et de complémentarités. Ces processus prennent des formes spécifiques dans les contextes marqués par la prégnance de l’idéologie et des ressources de l’aide internationale, formes qu’il est utile de documenter empiriquement et d’analyser de façon rigoureuse.

Félicitations

6 Le 14 mai dernier, Jean-Pierre Olivier de Sardan a reçu le Prix Ester Boserup, délivré par le Centre for Development Research de Copenhague à des chercheurs qui ont fait une contribution exceptionnelle à la connaissance des dynamiques de développement. L’APAD est particulièrement bien placée pour mesurer tout ce que la recherche sur le développement, et l’association elle-même, doit à Jean-Pierre, à ses travaux, aux dynamiques collectives de recherche qu’il a sans arrêt impulsées avec l’enthousiasme, le dynamisme et la rigueur intellectuelle qu’on lui connaît. Elle adresse toutes ses félicitations à Jean-Pierre pour cette récompense, ô combien méritée.

Hommage

7 Ce numéro est dédié à la mémoire d’Hadiza Moussa. Enseignante-chercheure à l’Université Adbou Moumouni de Niamey, membre du LASDEL, Hadiza était une jeune chercheure particulièrement dynamique. Elle avait publié un ouvrage remarquable sur la gestion de la fécondité féminine à Niamey et poursuivait ses travaux sur les questions de genre. Elle était aussi investie dans une recherche sur les conséquences sociales de l’exploitation pétrolière dans l’est du Niger. Elle venait d’être élue au bureau de l’APAD quand elle a tragiquement disparu en juillet 2013. C’est donc à la fois une collègue, une amie et un membre du Bureau à qui nous rendons ici hommage, avec un

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 7

témoignage de collègues et amies, et en publiant sa communication au colloque 2013, qui sera hélas son dernier texte.

8 Que la terre lui soit légère !

AUTEUR

PHILIPPE LAVIGNE DELVILLE Président de l’APAD E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 8

Editorial

Philippe Lavigne Delville

Anthropologie & Développement Is Up and Running: Send in Your Articles!

1 Emanating from the APAD’s 2013 symposium, this issue of Anthropologie & Développement is devoted to the reconfigurations in the fields of anthropology caused by the blurring of the lines between emergency and development situations and the multiplication of difficult contexts. Difficult, first, for the people we study, of course, because of the crises and violence surrounding them or because they are subject to moral suffering and stigmatisation. Difficult, too, for researchers who are faced with this violence, with life courses that call into question their own references, with ethical dilemmas, or for whom access to the field itself becomes problematic or dangerous. Due to the new subjects they explore and the multiplication of political crises, social science researchers are increasingly faced with these challenges, and the APAD needed to contribute to thinking on this theme.

2 With this issue—the second in its new format—Anthropologie & Développement is fully up and running. Now peer-reviewed, the APAD’s Journal intends to continue to explore the dynamics behind social change and development processes in Africa and elsewhere. Alternating thematic and non thematic issues, it is opening its pages to articles with strong empirical content in French and English. 2015’s two issues will be non thematic.

3 This Journal is yours! Send in your papers for consideration to the following address: [email protected].

The Socioanthropology of Public Action: Next Symposium in Cotonou at the End of 2015

4 Our association’s symposiums, held every two years, are powerful moments of scientific and amicable exchange. The scientific publications from the 2013 symposium are ongoing, with the preparation of a collective book on the anthropology of aid

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 9

institutions, and an issue of the journal devoted to the comparison of anthropological, local and expert knowledge.

5 Continuing the well-established tradition of alternating between venues in the North and the South, the APAD’s next symposium will be held at the end of 2015 in Cotonou (Benin). Organised in partnership with LADYD (the Laboratoire d’Analyse des Dynamiques de Développement in the Agronomic Sciences Department of the Université d’Abomey-Calavi), LASDEL (the Laboratoire d’Études et de Recherches sur les Dynamiques Sociales et le Développement Local), and the staff of the ANR “APPI” project, this symposium will be devoted to the topic of The Production of Public Action in “Aid-Regime” Countries. The aim is to examine how heterogeneous national and international actors design public action by defining the issues and proposing ways to resolve them, focusing on an earlier stage than the project’s practices and impacts in the field. Worldwide, public action is increasingly the result of the actions of public and private actors in complex relationships of negotiation and impositions of standards, competition and complementarity. These processes take specific forms in contexts marked by the pervasiveness of international aid ideology and resources—forms that would be useful to document empirically and analyse rigorously.

Congratulations

6 On May 14, 2014, Jean-Pierre Olivier de Sardan was awarded the Ester Boserup Prize by the Copenhagen Centre for Development Research. This Prize is awarded to researchers who have made an outstanding contribution to knowledge of development dynamics. APAD is particularly well suited to measure just how much development research—and the APAD itself—owes to Jean-Pierre, his research, the collective research dynamics that he has continuously and enthusiastically promoted, and his vitality and intellectual rigor. APAD extends its heartiest congratulations to Jean-Pierre for this much-deserved honour.

In Memory

7 This issue is dedicated to the memory of Hadiza Moussa. Research assistant with Adbou Moumouni University in Niamey and member of LASDEL, Hadiza was a particularly dynamic young researcher. She published a remarkable book on managing female fertility in Niamey, and was continuing her research in gender issues. She was also involved in research on the social consequences of oil drilling in eastern Niger. She had just been elected to the APAD Bureau when she was tragically taken from us in July 2013. It is therefore to our colleague, friend and Bureau member that we pay homage, with testimony from colleagues and friends and by publishing her paper from the 2013 symposium, sadly her last.

8 May the earth rest lightly upon her!

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 10

AUTHOR

PHILIPPE LAVIGNE DELVILLE President of the APAD E-mail: [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 11

Hommage

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 12

Hommage à Hadiza Moussa Discrète mais combative

Marion Fresia, Oumarou Hamani et Maud Saint-Lary

1 Hadiza, les routes du Niger ont eu raison de ta vie. Tu nous as quittés trop vite, sans crier gare, et nous obliges à te dire Adieu.

2 Hadiza Moussa a disparu en plein élan, l’élan d’une chercheure pleine de promesses, de travaux novateurs et d’engagements militants. Ancienne institutrice reconvertie à l’anthropologie, Hadiza venait tout juste d'être élue membre du bureau de l'APAD mais surtout d’intégrer ses fonctions de maître-assistante à l’Université Abdou Moumouni de Niamey, où elle enseignait l’anthropologie de la santé. Un champ qu’elle a investigué dans une perspective critique dès les débuts de sa carrière d’anthropologue, en s'intéressant aux « pharmacies par terre » comme alternative face aux défaillances de la politique pharmaceutique nigérienne (Moussa, 2000). Cette posture critique, elle l'élargira par la suite, en se saisissant des questions de genre, de sexualité et de santé reproductive dans la société nigérienne, apportant une contribution essentielle tant à la recherche africaine en sciences sociales que – et c'était là son espoir – aux débats publics relatifs à la place des femmes dans les sociétés ouest-africaines.

3 Dans le cadre de son doctorat à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, et en tant que chercheure au LASDEL depuis 2003, Hadiza se construira en anthropologue à la fois rigoureuse, engagée et combative, en osant se saisir d'un sujet fortement tabou au Niger : l'infécondité. Sa thèse, publiée sous le titre « Entre absence et refus d’enfant. Socio-anthropologie de la gestion de la fécondité féminine à Niamey, Niger » (2012), décrit finement les rapports sociaux de sexes en jeu autour de la question de ce qu'elle appellera « la sexualité inféconde ». Elle y dévoile les mécanismes de domination masculine – elle parle de « sujétion plurielle du corps féminin » – pointant sans vergogne le rôle crucial joué par la polygamie qui apparaît tour à tour comme solution pour les époux face à l’infécondité de leur femme, comme moyen pour les épouses de reporter les accusations de stérilité sur le mari, mais aussi et surtout comme lieu d’expression de la concurrence et de la jalousie entre les épouses et leur progéniture. Elle restitue, en même temps, à travers des récits de vie poignants, les trajectoires de

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 13

ces femmes stériles, victimes de moqueries et de mépris, mais également la diversité de leurs « microstratégies subversives ».

4 Hadiza analyse comme les deux facettes d’un même phénomène les logiques sociales associées à la stérilité et celles découlant du contrôle des naissances et du recours à la contraception. Elle développe alors une réflexion qui associe études de genre et anthropologie de la reproduction s’inscrivant de plus en plus nettement dans une perspective féministe. En matière de recours contraceptif, Hadiza montrera dans une étude commanditée par l’UNFPA, que les maris constituent le principal frein dans le recours à la contraception des femmes nigériennes. Ses conclusions conduiront à la mise en place de « l’école des maris », un projet destiné à sensibiliser et impliquer les époux dans le contrôle des naissances. Penser ensemble infertilité et contrôle des naissances avec toutes les contraintes sociales et les stratégies féminines qui entourent ces phénomènes, tel est le défi que Hadiza relève sans pour autant tomber dans une victimisation de la gent féminine.

5 Que les femmes concourent à leur propre domination est un phénomène classique qui n’échappe pas à Hadiza. Cette réalité, souvent constitutive des rapports de genre, est également abordée dans sa thèse à travers le rôle des co-épouses et des belles-mères, mais aussi dans ses travaux sur les consultations de planification familiale. Dans cette relation asymétrique entre parturiente et soignante, Hadiza a aussi montré, dans une autre étude, comment les consultations de PMI deviennent des lieux où s’exerce une violence qu’elle qualifie de « discrète » et qui, de ce fait, est « sous-estimée, donc banalisée, acceptée et même légitimée » (Moussa, 2003). La dissymétrie des rapports entre patientes, souvent issues de milieux défavorisés, et sages-femmes permet à ces dernières d’abuser de leur pouvoir, en imposant des délais d’attente excessifs, en négligeant les règles de bienséance ou en trahissant ouvertement les principes de discrétion et de confidentialité. Hadiza décrit un système de santé, où la PMI apparaît comme un lieu d’humiliations pour les patientes.

6 Progressivement, Hadiza s’est ainsi affirmée comme une chercheure engagée dans la cause féminine, tout en développant une diversité plus large de thématiques dans le cadre du LASDEL (sur la décentralisation, l'Etat local ou encore les réformes scolaires). Elle souhaitait fondamentalement que ses recherches puissent servir à l’amélioration de la condition des femmes et l’assumait pleinement. Ses travaux les plus récents portaient sur l’accès des femmes nigériennes à l’espace public et aux fonctions politiques. Lorsqu’à moitié en plaisantant, nous la projetions dans la peau d’une future ministre de la promotion féminine, elle répondait que le vrai progrès pour les femmes africaines résidait dans leur possibilité d’accéder à la fonction de ministre de la défense...

7 Au-delà de ses contributions multiples, Hadiza était avant tout une collègue et une fidèle amie, qui a marqué profondément, d'une manière ou d'une autre, nos parcours. De plaisanteries et d’anecdotes, elle en avait plein le sac. Elle avait, en particulier, beaucoup de respect pour la parenté à plaisanterie qui la liait à certaines groupes sociolinguistiques du Niger (tels que les Peuls et les Mauris). Avec certains de ses collègues du LASDEL, elle a toujours partagé ce code bien connu : « prenez soin de vous, chaque jour est une vie ! » Elle est partie les armes à la main : quelques heures avant sa mort, elle avait planifié de regagner son bureau au retour d’une cérémonie sociale pour finaliser un rapport, en plein week-end. Son courage et sa générosité étaient appréciés de tous. Sa perte, si prématurée, est une grande douleur pour nous tous mais,

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 14

nous en sommes convaincus, ses travaux sauront inspirer celles et ceux qui, comme elle, voient avant tout dans la recherche un outil d'engagement citoyen et politique.

8 Que la terre te soit légère chère Hadiza !

BIBLIOGRAPHIE

MOUSSA H., 2012, Entre absence et refus d'enfant : socio-anthropologie de la gestion de la fécondité féminine à Niamey, Paris, L'Harmattan, coll. la Sahélienne, 448 p.

MOUSSA H., 2003, « Devoir de soigner et droit d'exercer la violence : ethnographie des consultations de planification familiale à Niamey/Niger », Bulletin de l'APAD, 25.

MOUSSA H., 2000, « "La pharmacie par terre" au Niger : une alternative à l’échec de la politique pharmaceutique nationale ? Etude de cas à la commune Niamey III », mémoire de maîtrise, Ouagadougou.

AUTEURS

MARION FRESIA Anthropologue à l’Université de Neuchâtel Email : [email protected]

OUMAROU HAMANI Anthropologue et chercheur au LASDEL à Niamey E-mail : [email protected]

MAUD SAINT-LARY Anthropologue et chercheure associée à l'Institut des Mondes Africains, Paris E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 15

Dossier : Les terrains du développement et de l’humanitaire : convergences et renouveau réflexif Fieldwork in Development and Emergency Settings : Confluence and Renewed Reflexivity

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 16

Défis éthiques et risques pratiques du terrain en situation de développement ou d’urgence humanitaire Introduction

Sylvie Ayimpam, Magali Chelpi-den Hamer et Jacky Bouju

1 De l’image, encore très ancrée, de l’anthropologue installé dans un village pendant des années pour étudier en profondeur une culture exotique, on est passé à une anthropologie plus « rapide », portée sur des enjeux de société actuels, médiatiques parfois, et sur des terrains tant proches que lointains. Ce changement est important à noter parce qu’il souligne de nouveaux enjeux pour la discipline, notamment celui de savoir s’articuler avec les études sociologiques qualitatives et la géographie sociale quand elles s’inspirent des mêmes terrains. On s’accorde aujourd’hui à considérer que, sous l’effet de la mondialisation et des conjonctures nouvelles auxquelles sont confrontées les populations, les terrains se sont « métamorphosés »1 (Copans et Genest, 2000 : 5). C’est ainsi que depuis une quinzaine d’années, les nouvelles générations d’anthropologues ont été particulièrement attentives à la multiplicité des discours, à la diversité des intérêts locaux, à la complexité du « réel des Autres »2. Elles se sont révélées également très réflexives sur le thème de la rencontre ethnographique et des difficultés que pose la communication interculturelle, et très attentives aussi à décrire l’enquête en n’oubliant pas la participation des assistants de recherche et des informateurs dans le travail de production et de restitution de l’information (Robben et Sluka, 2007).

2 L’anthropologie du développement a participé à ce renouveau en explorant de nouvelles manières de faire de l’ethnographie dans des situations d’interventions courtes et planifiées opérant dans des contextes parfois difficiles. C’est ainsi qu’aujourd’hui, nombre d’anthropologues sont engagés dans des formes de recherche collaboratives et participatives dans lesquelles l’information est un processus de co- production épistémologique issue d’une interaction dialogique répétée (Pink, 2000,

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 17

2006). Mais, dans la dernière décade, l’accroissement des foyers de tensions s’est accompagné localement de guerres civiles avec leurs lots d’atrocités collectives, de génocides, et de violations récurrentes des droits de l’Homme dans le monde, qui ont transformé quantités d’êtres humains en réfugiés ou qui les ont contraints à la migration forcée ou à l’exode rural. L’exposition croissante des situations d’enquête sur le terrain à de multiples risques a incité un nombre croissant de chercheurs à prendre conscience des dimensions éthiques, morales et politiques de l’enquête. Cette prise de conscience les a conduits à étudier, entre autres, la guerre, les catastrophes, la violence, la souffrance sociale et les traumatismes culturels, la résilience et la reconstruction sociale3.

3 La multiplication des situations « d’urgence », de « conflit » ou de « post-conflit » a soumis l’enquête de terrain en situation d’urgence humanitaire ou de développement à de nouveaux risques auxquels elle a dû s’adapter. Les politiques de l’humanitaire s’étant rapprochées des politiques de développement, l’anthropologie de l’action humanitaire s’est rapidement réapproprié nombre d’idées issues des travaux en anthropologie du développement (les questions de capture et de manipulation de l’intervention « par le haut » et « par le bas », la question du degré d’enchâssement dans l’environnement immédiat, les jeux d’acteurs et les jeux de pouvoir). Elle participe pleinement aujourd’hui aux enjeux de positionnement de la discipline, notamment pour ce qui concerne la mise en débat des résultats de recherche sur des objets d’enquête en général fortement médiatisés. De nouveaux objets d’étude émergent donc et prennent la forme d’un retour réflexif sur des expériences personnelles d’implication au sein des institutions d’aide. L’étude des enjeux et des logiques internes à ces institutions fait aussi partie de cette nouvelle objectivation, tout comme les réflexions plus épistémologiques qui touchent à l’étude de la production d’une myriade de savoirs-experts qui dérivent des interventions humanitaires et de développement.

4 Dans ces nouveaux champs qui sont aujourd’hui explorés par les anthropologues du développement et de l’humanitaire, on mesure mieux encore à quel point le chercheur est en interaction permanente avec une gamme élargie d’acteurs également investis dans le champ de l’aide, et à quel point il doit négocier sa place et ses relations, voire ses objets de recherche. À des degrés variés donc, la production anthropologique sur ces nouveaux terrains se retrouve modelée par ces interactions, voire en partie coproduite par cet ensemble d’acteurs opérant et/ou enquêtant sur les mêmes terrains. On est là donc pleinement dans un champ « perturbé » par la situation d’intervention et où cette perturbation a finalement tendance à devenir la norme puisque de nos jours, dans les contextes de crise, les champs vierges de toute intervention d’aide sont rares. Tous ces acteurs observent et enquêtent sur les mêmes terrains, mais avec des objectifs, des moyens et des méthodes différents, ce qui n’est pas sans entrainer une certaine confusion chez les sujets enquêtés. Cela peut aussi amener à une certaine ambiguïté d’autant plus grande quand le chercheur endosse simultanément le rôle d’expert4.

5 Pourtant, force est de constater que, mis à part l’ouvrage de référence de Florence Bouillon, Marion Frésia et Virginie Tallio (2005), le monde francophone du développement et de l’humanitaire est resté peu touché par la vague réflexive anglo- saxonne. Bouillon, Frésia et Tallio abordent la question des « terrains sensibles » par trois entrées : certains terrains sont qualifiés de sensibles au sens où les objets d’étude sont caractérisés par des pratiques illégales ou informelles et où les principaux sujets

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 18

d’étude sont souvent marqués par une forte stigmatisation sociale (squatteurs, migrants en transit, sans-papiers, etc.) ; d’autres terrains (parfois les mêmes) sont dits « sensibles » au sens où, méthodologiquement, il s’avère difficile pour le chercheur de mettre en œuvre une observation prolongée dans le temps (à cause de la situation de clandestinité, à cause de lieux d’enquêtes et d’observations sujets à des fermetures soudaines, à cause des relations de confiance rendues plus difficiles par des mises en danger immédiates sur les sujets d’étude, ou tout simplement à cause d’un régime autoritaire qui freine la liberté d’expression) ; d’autres terrains, enfin, sont qualifiés de « sensibles » parce qu’ils expriment de manière très concrète la fin du monopole du chercheur sur certains sujets. En effet, de plus en plus, dans des lieux d’enquêtes marginaux, conflictuels ou à forts enjeux sociaux — comme les zones de conflits, de non droit, soumises à un régime autoritaire, les camps de réfugiés, les situations d’urgence humanitaire, avec tout le tapage médiatique qui les accompagnent —, les chercheurs doivent composer avec d’autres acteurs médiateurs d’information (ONG locales, agences internationales, travailleurs sociaux, journalistes, etc.). La transversalité complexe et multidimensionnelle des terrains a des implications méthodologiques nouvelles qui obligent le chercheur et l’informateur à s’impliquer chacun dans la vie de l’autre, de telle sorte qu’ils partagent un espace de subjectivité dans lequel ils co- construisent le savoir ethnographique. Mais, la patiente construction d’un espace d’intersubjectivité entre le chercheur et les participants à la recherche est bien souvent « minée » (Albera, 2001 : 5). Moins, cependant, par la posture et la méthode de l’anthropologue, que par la métamorphose des conditions de la confrontation interculturelle qui se révèle en situation d’enquête (Pulman, 1988 : 28). Certains chercheurs doutant de leur capacité méthodologique et éthique à protéger leurs informateurs sans se mettre eux-mêmes en danger estiment qu’il n’est pas possible d’enquêter sur certains terrains. Si leur prudence est louable, il reste nécessaire de s’interroger sur le ‘risque’. Qu’entend-on par là et comment en faire une analyse pertinente?

6 En organisant en 2013 un colloque international sur le thème « Enquêter en contexte de développement ou d’urgence », l’APAD avait, entre autres ambitions, de faire un état de la situation dans le monde francophone. C’est ainsi que les chercheurs et les praticiens invités à participer au colloque ont été conviés à porter un regard critique réflexif sur leurs expériences et leurs pratiques récentes du terrain. Les communications, passionnantes, ont été révélatrices de manières de faire et de bricolages, mais aussi de doutes et de questions sans réponse, qui confirmaient amplement ce qu’avaient déjà montré les travaux anglophones.

Le risque du terrain et sa perception

7 Une première sorte de difficulté associée à la situation d’enquête sur le terrain tient à l’expérience de la tension interculturelle (psychologiquement risquée) que le chercheur doit résoudre en gérant au mieux les rapports de distance et de proximité dans ses interactions quotidiennes. Mais, cette expérience empirique a le mérite de lui révéler les stratégies d’évitement et de surveillance employées par les uns et les autres, et les conséquences de l’enchaînement des attributions d’intentions favorables ou malveillantes sur la place qu’il est censé occuper. L’expérience du terrain se joue alors dans l’ensemble des relations d’enquête qu’il choisira de maintenir (au prix de subir les

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 19

tensions liées à la suspicion permanente d’être considéré comme un agent, un journaliste, un « indic » ou un « espion » commandité par le projet, la hiérarchie, l’administration ou le bailleur de fonds et d’être traité en conséquence) ou de réduire (au prix de l’encliquage, du parti-pris ou de la prise de risques physiques ou juridiques au cas où il serait considéré par les autorités locales comme un agitateur ou un complice d’activités illégitimes voire illégales).

8 La perception des risques liés à un terrain dépend dès lors de la compréhension fine de ce qui est en jeu dans l’expérience que vit le chercheur dans la situation d’enquête. Elle dépend donc directement de son implication de chercheur dans son objet de recherche, des rôles qu’il a déjà tenu auparavant dans ce milieu local, des identités imposées qu’il a dû négocier et des rôles nouveaux qu’il se sent prêt à assumer. Cette sorte de difficulté est subjective et systématique, aussi personnelle qu’inévitable. Daniel Bizeul (2007 : 73) rappelle à ce propos que le degré de difficulté rencontré par le chercheur ne peut être détaché de ce qu’il est, de sa trajectoire initiale, de ses expériences de vie, du style de recherche pratiqué dans son laboratoire, de son identité psychologique et morale aux yeux des autres. La situation d’enquête sur le terrain est toujours une expérience personnelle forte, « à la fois l’évidence d’une rupture et l’incertitude quant à sa signification » (Bensa et Fassin, 2002 : 17). Ce n’est qu’a posteriori que l’anthropologue peut en reconstruire la signification et en comprendre les vraies difficultés.

9 Les questions de confidentialité, de respect de l’anonymat et de neutralité axiologique se posent de manière nouvelle dans ces nouveaux champs et plusieurs difficultés pratiques ressortent des contributions. Changer les noms et les lieux ne suffit pas à rendre les informateurs anonymes et un chercheur consciencieux ne devrait pas se contenter d’un anonymat « de façade » (Weber, 2008). Pour autant, il faut bien y réfléchir car en gommant nuances et liaisons, l’anonymisation peut conduire à un appauvrissement de l’analyse.

Terrains à risques et objets de recherche sensibles

10 La question de la perception subjective du risque du terrain ayant été posée, il est alors possible d’envisager ce qui peut constituer un risque objectif sur le terrain et de considérer les enjeux méthodologiques et éthiques et les dilemmes qu’ils posent à l’action d’enquêter. Nous n’aborderons pas, dans ce numéro, les défis éthiques et méthodologiques particuliers que pose l’enquête sur le terrain en contexte de guerre ou de violence physique avérée5. Les textes proposés ici analysent plutôt des situations d’enquête en situations de risques « modérés » tant pour le chercheur que pour les participants à la recherche. En s’engageant dans ce genre de situations d’enquête, le chercheur accepte d’emblée de se trouver dans des espaces sociaux embarrassants dont certains sont plus difficiles à occuper que d’autres.

11 Ces risques tiennent à la nature de l’objet de recherche qui peut être politiquement « sensible », socialement « illégitime » ou religieusement « tabou ». La difficulté particulière de ces objets de recherche est d’être caractérisée par des luttes conceptuelles qui les rendent hostiles, fuyants, « saturés » d’enjeux sémantiques qui mettent à mal les canons de la méthode (neutralité du chercheur, rigueur méthodologique, etc.), comme on le verra avec les contributions de Ramatou Ouedraogo et de Hadiza Moussa, dans lesquelles les chercheures se trouvent prises dans des luttes de significations très tendues, à propos de l’avortement dans un contexte de

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 20

stigmatisation communautaire ou encore à propos de l’excision dans un contexte de religiosité exacerbée. Ces risques peuvent aussi tenir aux contextes autoritaires dans lesquels se déroule l’enquête comme c’est le cas avec les contributions de Molly Sundberg et de Mikaëla Le Meur, ou de guerre civile rendant l’accès au terrain impossible, qu’illustre si bien l’analyse de Sten Hagberg et de Gabriella Körling.

12 Mais, ces risques tiennent aussi aux populations et aux catégories sociales méprisées, abandonnées ou stigmatisées qui sont concernées par l’enquête. Ainsi, une situation locale d’extrême tension politique ou d’exacerbation des haines religieuses, susceptible de basculer à tout instant dans l’expression d’une violence brutale, constitue à l’évidence un risque objectif tant pour le chercheur que pour les sujets enquêtés. Ce type de situation engendre des émotions personnelles qu’il faut gérer et une adaptation de l’enquête qui peut prendre toutes les formes imaginables jusqu’à sa suspension pure et simple. Quand le chercheur est informé par avance de l’atmosphère empoisonnée qui règne sur « le terrain », il peut malgré tout choisir d’y aller quand même. Mais, en s’engageant dans ce genre de situations d’enquête, il accepte d’emblée de se trouver dans des espaces sociaux embarrassants dont certains sont plus difficiles à occuper que d’autres à cause des risques qu’ils représentent6. En témoigne l’expérience de Sylvain Batianga en République centrafricaine qui s’est trouvé pris dans une situation d’enquête « minée » par la contrainte politique et la suspicion contre « les » humanitaires. Plusieurs contributions font allusion à la difficulté de gérer l’empathie et les émotions qui découlent des interactions sur le terrain d’enquête. Non seulement faut-il que les acteurs consentent à être utilisés comme sujets d’observation, mais il faut aussi de manière très précautionneuse anticiper les conséquences de ce consentement afin de les protéger des répercussions potentielles de leur implication. C’est le principe du « do no harm », qui est encore plus difficile à atteindre dans les zones de post-conflit à cause de contextes politiques fortement polarisés, de la présence de plusieurs forces armées et tout simplement de la difficulté générale de prévoir les événements à court et moyen terme. La gestion des risques, notamment ceux que le chercheur fait prendre à ses interlocuteurs et ceux qu’il prend lui-même, fait également débat.

13 Les contributions réunies dans ce volume constituent autant d’interrogations différentes des défis éthiques et des risques pratiques rencontrés sur le terrain qui peuvent être résumées de la manière suivante: • Comment s’informe et se déforme l’approche méthodologique dans des contextes autoritaires où l’enquête n’est pas bienvenue et la prise de parole sur-contrôlée ? • Quelles réflexions méthodologiques et éthiques particulières se dégagent quand on enquête dans des lieux pouvant devenir dangereux, en situation de pré-conflit ou de post-conflit ? • Peut-on vraiment enquêter sur tout objet de recherche quelle que soit sa sensibilité ? • Enfin, jusqu’où peut-on aller sans enquête in situ ? Quels sont les enjeux méthodologiques et éthiques du suivi à distance pour la discipline ?

Enquêter dans des contextes autoritaires où l’enquête n’est pas bienvenue et la prise de parole sur-contrôlée

14 Enquêter en contexte autoritaire est ainsi bien souvent un exercice complexe et délicat et plusieurs sujets d’étude peuvent clairement être considérés sensibles par les pouvoirs publics locaux comme en témoignent les deux contributions de Mikaëla Le

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 21

Meur et de Molly Sundberg. Leurs contributions retracent les tribulations d’enquête en régime autoritaire et là où la prise de parole reste encore sur-contrôlée sur certains sujets (telle l’étude de projets gouvernementaux). Leur problème principal fut d’arriver à collecter des informations qui soient les moins manipulées possibles dans un contexte très défavorable.

15 Explorant la question de la gestion des déchets en milieu semi-urbain, dans le cadre d’un programme de développement mené conjointement par une administration provinciale vietnamienne et un organisme de coopération européen, Mikaëla Le Meur, qui s’est trouvée confrontée à des difficultés pratiques d’accès à l’information, nous livre une belle analyse de ses hésitations méthodologiques. Dans le contexte vietnamien, c’est le gouvernement qui « décrète le réel ». L’approche anthropologique dans l’exploration des pratiques du quotidien, par la distanciation qui lui est propre, pourrait amener à remettre en question la politique du régime, et peut ainsi se révéler très problématique. Les notions de confiance, de réputation, de confidentialité revêtent ainsi une dimension particulière en terrain autoritaire, du fait des risques que le chercheur fait prendre à ses interlocuteurs et à lui-même. Le Meur mettra ainsi en avant l’aide opportune d’une logeuse qui, contrairement aux autres avant elle, ne craignait pas de se faire intimider par les policiers locaux, étant elle-même fonctionnaire communale avec son père représentant de quartier. Enquêter en tant que chercheur « infiltré » dans ce genre d’institution peut donc devenir assez délicat une fois que l’on aborde la question de la restitution qui, dans une certaine mesure et dans certaines cultures, peut véritablement être interprétée comme une menace pesant sur la cohésion institutionnelle.

16 Sa contribution permet de souligner deux éléments fondamentaux de la relation d’enquête : d’abord, la nécessité de s’interroger constamment sur la méthodologie en tant que telle en n’hésitant pas à réviser son approche initiale pour ‘coller’ au mieux aux sensibilités locales ; ensuite, la nécessité de trouver des intermédiaires pertinents, capables d’ouvrir les bonnes portes. L’auteure précise que sa situation d’enquête n’a jamais pu être explicitée auprès des membres de l’institution ; c’est seulement en partageant le quotidien des réunions internes, informelles et des activités officielles qu’elle cherche à rendre compte des enjeux de pouvoir liés à l’accès, à la circulation des contenus et à l’instrumentalisation des informations. Sur ce dernier point en particulier, la manipulation du chercheur par certains informateurs — que ce fût à des fins de contrôle du contenu des informations collectées, à des fins de promotion sociale individuelle ou à des fins plus sournoises, dans le but de faire endosser au chercheur des casquettes qui ne sont pas les siennes — est un élément qui ressort de plusieurs contributions. Ce problème d’instrumentalisation du chercheur n’est pas propre aux terrains à risques, mais sur ces terrains et ces thématiques particulières, les auteurs sont peut-être plus conscients d’être l’objet de stratégies manipulatoires. Une conséquence de cette situation est d’entrainer une complexification des jeux sociaux du don et du contre-don. Ceci n’est pas sans rappeler la description par Rosalie Wax du jeu social qui caractérise l’interaction entre enquêteur et enquêté comme une partie de poker dont les règles seraient redéfinies à chaque nouvelle rencontre. A chaque nouvelle interaction, les deux acteurs s’entendent pour jouer ensemble, mais en négociant la co-construction des règles de leur échange de telle sorte que puissent s’imposer les règles que chacun considère comme non négociables (Wax, 1986 : 54).

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 22

17 Alors même que la collecte des déchets dysfonctionnait gravement dans le quartier, Mikaëla Le Meur décrit le « tabou » qui entourait l’évocation de ce sujet dans les conversations, à tel point que dans des lieux d’échanges informels comme les cafés ou les bars locaux, des personnes extérieures pouvaient intervenir dans la conversation en faisant remarquer à l’enquêté « qu’il parle trop ». L’interlocuteur du chercheur est ainsi constamment tiraillé entre ce qu’il souhaiterait partager et ce qu’il peut réellement exprimer sans s’attirer les foudres de l’appareil policier. La présence d’un « chaperon » officiel lors d’entretiens formels est d’ailleurs caractéristique de cette volonté d’encadrer le contenu de l’information officiellement donnée au chercheur. Pour autant, il ne faut pas oublier que l’un des rôles principaux de ces chaperons est de dédouaner l’enquêté de manière visible, en rendant impossible toute accusation ultérieure de conspiration contre le régime. L’enjeu principal donc, dans ces types de terrains où les interactions et les conversations sont très surveillées et réglementées, est d’arriver à créer un espace propice à l’émergence d’un discours moins stéréotypé. Les détours de langage, les plaisanteries, même anodines, apparaissent alors, dans un tel contexte de rareté du discours spontané, comme des éléments précieux que le chercheur est avide de collecter.

18 La contribution de Molly Sundberg rapportant une expérience de recherche sur un programme d’éducation civique au Rwanda — appelé Itorero — souligne, elle aussi, les défis d’une recherche entreprise dans un contexte social et politique caractérisé par la méfiance, la surveillance politique, la violence et le contrôle. Le programme d’éducation civique Itorero, qui aborde des sujets controversés voire contestés, tels que l’identité ethnique, les causes du génocide, les politiques et les lois sur la justice et la réconciliation, etc., suscite la méfiance et la suspicion du pouvoir. Sundberg indique que des rumeurs insistantes de surveillance policière (caméras de surveillance dans les restaurants, et micros implantés dans certains hôtels) circulaient parmi ses amis et ses informateurs rwandais, qui couraient le risque d’être convoqués par les services de renseignement et les services secrets du gouvernement à cause des délateurs existant dans leur communauté locale. Dans un tel contexte, donner un témoignage présente un risque pour les informateurs du chercheur qui développent alors des moyens de communications alternatifs. Elle a dû affronter en permanence l’autocensure7 de ses interlocuteurs qui se manifestait sous forme de silences, d’omissions, de dictons et plus particulièrement de rumeurs alarmantes. Dans ses interactions au quotidien avec les voisins, les autorités ou encore les participants au programme d’éducation civique Itorero, il n’était pas rare que l’on réponde à ses questions par une autre question, par un proverbe ésotérique ou de manière culturellement codée. Malgré l’aide de ses assistants de recherche pour les comprendre, les sens de ces réponses sont souvent restés énigmatiques. Le chercheur réalise alors que l’énoncé de tout témoignage sincère ne peut provenir que de la longue et patiente construction d’une relation de confiance qui passe par l’acceptation et l’interprétation des silences et des omissions, des rumeurs et des proverbes.

Enquêter dans des lieux pouvant devenir dangereux, en situation de pré-conflit ou de post-conflit

19 Dans le contexte socialement délétère d’une situation post-conflit en République centrafricaine, Sylvain Batianga témoigne d’une expérience sensiblement différente

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 23

puisque l’Etat est absent. La situation d’enquête, « minée » par la suspicion et la contrainte politique, rapporte les réactions agressives de ses interlocuteurs alors qu’il revenait travailler comme chercheur après avoir régulièrement séjourné dans la zone comme collaborateur des organisations humanitaires. Découvrant avec stupéfaction la conception négative que la population locale se faisait du personnel humanitaire, il a décidé de changer l’objet de son investigation dans un souci d’apaisement, provoquant ce faisant un basculement réflexif de son analyse. Il est ainsi passé de l’analyse de la vulnérabilité des personnes déplacées et prises en charge par des organisations humanitaires, à l’analyse de sa propre vulnérabilité sur le terrain. En prenant de la distance avec l’émotion suscitée par l’agression verbale dont il a été l’objet, le chercheur a pu accéder à un univers de représentations locales de l’intervention humanitaire dont il ne soupçonnait pas a priori l’existence : à savoir que les organisations humanitaires entretiendraient l’insécurité afin de se reproduire par le renouvellement de leurs financements.

20 Le contexte ultra-militarisé, ultra-politisé, ultra-polarisé de terrains sous perfusion humanitaire après avoir été sérieusement troublés par des conflits violents influence fortement l’enquête et affecte la qualité des données collectées. L’approche narrative communément choisie invite les personnes à se remémorer les événements violents auxquels elles ont participé à un titre ou un autre. Elle pose cependant un certain nombre de problèmes éthiques et méthodologiques. Le premier, et non des moindres, est que la personne enquêtée se retrouve dans une situation où elle se sent ‘obligée’ de se livrer. Elle risque alors de se sentir gênée, soit par les révélations faites, soit par ses non-dits et ses silences, soit par le simple fait d’avoir été obligée de mentir sur une partie de son vécu. Certains acteurs percevront cet exercice de mémoire de manière moins invasive ; la difficulté pour le chercheur consistera à pouvoir distinguer les expériences individuelles des interprétations imaginées collectivement par la rumeur ou reconstruites à partir d’informations journalistiques ou politiques, par exemple. Un autre dilemme propre aux recherches qui ont pour objet des catégories sociales produites par les intervenants humanitaires (« réfugiés », « vulnérables », « enfants soldats », « ex-combattants », etc.) est d’arriver à s’extraire de leur approche normative tout en essayant de capitaliser sur les savoirs produits par ces institutions. Comment s’assurer en effet de la qualité des données collectées dans de tels contextes ultra- militarisés, ultra-politisés, ultra-polarisés et souvent sous perfusion humanitaire ? Si l’on considère la place prise par le discours institutionnel dans les zones soumises à l’intervention humanitaire et la présence physique de certains de ces acteurs dans des zones jusqu’alors évitées par les chercheurs parce que jugées trop dangereuses, la littérature grise de ces institutions constitue une mine d’informations. Pour s’assurer des données de qualité, il faut d’une part composer avec la multiplicité des acteurs et d’autre part utiliser le dispositif humanitaire en place comme gatekeeper, c’est-à-dire comme un moyen d’accès à un certain nombre d’informateurs par le biais des projets mis en place (santé, réinsertion sociale ou économique de certains groupes, etc.). S’il y a un réel risque de biais méthodologique à cause d’un engagement institutionnel mal distancié, l’entrée par les interventions humanitaires offre néanmoins des opportunités d’accès à un vivier important d’informateurs potentiels, relativement disponibles et ouverts à la discussion.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 24

Peut-on vraiment enquêter sur tout ?

21 Enfin, à côté des risques liés au contexte immédiat, d’autres risques sont liés à la nature de l’objet de recherche qui peut être politiquement « sensible », socialement « illégitime » ou religieusement « tabou ». La sensibilité particulière de ces objets de recherche se traduit par des conflits conceptuels qui les rendent hostiles, fuyants, « saturés » d’enjeux sémantiques qui mettent à mal les canons de la méthode (la neutralité du chercheur, la rigueur méthodologique, etc.), comme on le verra dans ce numéro avec les contributions de Ramatou Ouedraogo et de Hadiza Moussa qui ont trouvé leurs objets de recherche pris dans des conflits de significations très tendus. L’un concernait la question de l’avortement dans un contexte de stigmatisation communautaire (Ramatou Ouedraogo) tandis que l’autre concernait le problème de l’excision dans un contexte de religiosité exacerbée (Hadiza Moussa), deux objets d’étude caractérisés par un fort stigma social. L’anthropologie de la santé est une mine en ce domaine. Comment étudier des patients séropositifs, dans des milieux où le SIDA est encore auréolé de croyances populaires ? Comment étudier les interruptions volontaires de grossesse là où l’on restreint juridiquement leur pratique et où les femmes sont exposées à une forte réprobation sociale? Comment arriver à parler des pratiques d’excision dans des contextes où les populations pratiquantes privilégient le repli identitaire et le silence sur le sujet ?

22 La contribution de Hadiza Moussa donne un éclairage particulier sur les contraintes subies par le chercheur enquêtant sur les pratiques d’excision au Sahel. Stigmatisé de manière particulièrement négative au Burkina Faso où la pratique est sévèrement réprimée par les autorités locales, cet effet « Burkina » a essaimé dans les pays voisins et notamment au Niger, terrain choisi par l’auteure pour illustrer les précautions méthodologiques nécessaires à l’appréhension d’un tel sujet. La première précaution est de nature sémantique. Partant de son expérience de chercheure-experte associée à un programme éducatif porté par le comité nigérien sur les pratiques traditionnelles (CONIPRAT), l’auteure montre la nécessité d’épurer les questionnaires et les guides d’entretien des termes posant problème (« excision », « mutilations génitales féminines », « circoncision »). Une terminologie plus neutre a ainsi été préférée qui privilégie les termes de type « marquage corporel », ce qui permettait d’inclure des pratiques locales répandues telles que les pratiques de scarifications, de piercings et de taillage de dents. La deuxième précaution méthodologique qui a été adoptée a été d’adapter l’approche. Dans un contexte où le chercheur peut être accepté ou rejeté, selon l’étiquette qui lui est associée (si on le perçoit en tant qu’agent répressif par exemple), il était important de former les enquêteurs à aborder le thème de l’excision de manière indirecte dans les lieux d’enquête, en utilisant comme entrée les réflexions personnelles des enquêtés sur les droits humains et en passant complètement sous silence – malgré les dilemmes éthiques que cela impliquait – le fait que l’étude était commissionnée par la CONIPRAT. Sans surprise, les résultats ont été mitigés : certaines personnes pratiquant ou ayant pratiqué l’excision ont accepté de se livrer tandis que d’autres, lassées des critiques toujours plus virulentes de l’UNICEF ou des ONG sur ces pratiques, ont choisi le silence ou le repli sur soi en s’abritant derrière la défense d’une tradition ancestrale revendiquée comme patrimoine culturel.

23 Dans sa contribution portant sur une expérience d’enquête sur le thème de l’avortement au Burkina Faso, Ramatou Ouedraogo fait part de préoccupations proches

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 25

de celles de Hadiza Moussa. Comment enquêter sur ce qui peut être considéré comme une douleur pour les uns et une déviance pour les autres ? Comment faire une recherche sur un objet connu de tous mais invisible ? Comment investiguer une pratique faisant l’objet d’une « mauvaise foi sociale » ? Sa contribution souligne à quel point le champ de l’avortement au Burkina Faso peut être un lieu de confrontation de convictions diverses où les acteurs naviguent entre non-dits, faux-semblants, censures et suspicions. Si, comme elle le montre, le contexte normatif de l’avortement au Burkina Faso transforme la quête de l’avortement en une sorte de « chemin de croix » fait de souffrance, de solitude, de vulnérabilité, de violence, de danger et de douleurs dans lequel le réseau relationnel joue un rôle important, les jeunes femmes en quête d’avortement tentent généralement leur chance auprès de toutes les personnes susceptibles de les aider dans leur réseau social. Le chercheur se retrouve alors « incorporé » malgré lui dans ce réseau. Dans ses interactions avec ces jeunes femmes burkinabés en quête d’avortement, le chercheur devient alors un recours possible. Elles imaginent qu’il dispose de moyens pour les aider dans leur quête et cherchent à l’impliquer dans leur démarche (en les aidant à trouver un avorteur, en les aidant à prendre leur décision, etc.). Réagir ou non à ces sollicitations, répondre ou non aux attentes des sujets enquêtés peut engendrer une forme de souffrance de la part du chercheur, d’abord au regard de ses propres valeurs, ensuite au regard du risque d’enfreindre une loi s’il se rend complice de certains actes.

24 Apprendre à gérer les émotions, tant du côté du chercheur que des sujets enquêtés, est un défi permanent tout au long des recherches conduites sur des terrains dangereux ou sur des objets tabous. Dans ce genre de recherches, le chercheur est parfois confronté à des représentations extrêmes de la réalité, à certaines idées et pratiques de la violence. Jusqu’où le chercheur peut-il prétendre suspendre son jugement ? Après combien d’écoutes ? Comment apprendre à canaliser ses émotions dans une méthodologie réflexive ? Plusieurs contributions illustrent ces aspects. Les chercheurs ne sont pas immunisés contre les chocs émotionnels et certains discours restent difficiles à entendre, même pour les esprits les plus ouverts. Wood (2006) est une des premières à reconnaître l’importance des dynamiques émotionnelles ; en nier l’impact sur le processus d’analyse peut amener le chercheur à des erreurs de jugement. Dans un article provocateur, Kevin Haggerty (2004), sociologue et criminologue, s’interroge sur la notion de ‘harmful’ que l’on pourrait traduire dans ce contexte par ‘néfaste’ ou ‘préjudiciable’. Dans l’article, il définit ainsi l’idée d’un projet risqué: « Si un projet de recherche pose de plus grands risques que ceux usuels auxquels la personne est confrontée dans sa vie quotidienne, ces risques doivent être atténués par le chercheur ; dans le cas contraire, la recherche ne pourra pas être conduite. »8 (Haggerty, 2004)

25 Dans les zones devenues inaccessibles pour les chercheurs extérieurs parce que jugées trop dangereuses à certaines périodes en particulier, la question du ‘suivi à distance’ se pose pleinement.

Jusqu’où peut-on aller sans enquête ? Enjeux méthodologiques et éthiques de l’enquête à distance

26 Informé d’un contexte « à risque » le chercheur peut donc suspendre son départ en mission de recherche. Dans ce cas, il lui reste la possibilité de s’engager dans une forme

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 26

« d’enquête à distance » ou de « suivi à distance » de l’enquête. C’est un élément encore très peu exploré à ce jour ; pourtant, cette solution méthodologique est de plus en plus souvent adoptée dans le cas de terrains d’enquêtes devenus ‘difficiles’ d’accès. L’enquête « à distance » doit être comprise comme la collecte de données par un tiers (généralement un assistant de recherche qui réside in situ, sur le terrain) tandis que le chercheur se trouvant dans l’impossibilité de se rendre personnellement sur le terrain, en raison notamment de l’interdiction de voyager qui est émise par son institution d’appartenance (à cause du caractère jugé « trop dangereux » de la zone), se réserve le travail d’analyse « de loin ». Il s’agit donc d’un dispositif méthodologique qui consiste à s’affranchir de la méthode anthropologique classique pour s’adapter à des contraintes sécuritaires en recherchant des méthodes d’acquisition d’information compatibles avec ses contraintes.

27 La contribution de Sten Hagberg et Gabriella Körling dans ce numéro est éclairante sur ce point. Leur article montre que l’inaccessibilité temporaire du terrain (le Mali dans leur cas) les a obligés à s’engager dans une démarche méthodologique inattendue, au sens anthropologique du terme, mais qui s’est cependant révélée intéressante. Si leur intention de départ était d’explorer l’évolution dans le temps des politiques municipales maliennes, le conflit de 2012 au Mali a empêché la mise en œuvre d’une enquête terrain conventionnelle. Les deux anthropologues ont donc modifié leur prétention initiale et se sont orientés vers une analyse discursive des médias maliens et du discours public. Le changement de démarche a finalement offert des perspectives intéressantes sur la compréhension de la circulation des représentations et des stéréotypes dans les discours locaux. Cette solution méthodologique, pour une discipline qui cultive traditionnellement l’observation longue et directe sur le terrain, propose un positionnement nouveau en réhabilitant, voire en revendiquant, diverses méthodes de ‘suivi à distance’ et d’analyse discursive comme fondement à l’enquête.

28 L’autre manière d’envisager le suivi à distance consiste à passer par des tiers pour procéder à la collecte des informations primaires. Sur des terrains difficiles d’accès, cette pratique est assez répandue en anthropologie, comme en témoignent les travaux de nombreux doctorants des pays ‘du Sud’ qui alimentent les articles de chercheurs ‘du Nord’. Ce dispositif pose un certain nombre de questions méthodologiques et éthiques : comment construire un tel partenariat ? Jusqu’où peut aller le chercheur dans la manipulation des données du tiers? Comment valoriser ce travail collectif à sa juste valeur, sans frustrer le travail de collecte ni sous-valoriser l’analyse ? Les pistes de réflexion sont encore vierges sur le sujet. Pour autant, la démarche anthropologique étant basée sur un investissement personnel important en termes de production de données, l’évolution des pratiques de collecte, surtout quand on touche à des terrains dangereux et/ou difficiles d’accès, doit être documentée. La contribution de Sten Hagberg et Gabriella Körling témoigne ainsi d’un courant anthropologique qui explore les implications épistémologiques d’une enquête de terrain au long cours marquée par la présence sporadique de l’ethnographe sur le terrain.

29 Si la notion d’enquête à distance mérite qu’on s’y attarde, ce n’est pas seulement parce qu’elle permet de résoudre, en partie, certains problèmes d’accès à l’information produite sur le terrain. Il y a, selon nous, une autre raison très importante qui est liée aux récentes évolutions des processus et des medias d’interconnexion. En effet, ces dernières années, la distance physique entre le « terrain » et « l’université » s’est vue extraordinairement réduite par le formidable développement des moyens

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 27

électroniques de communication instantanée. Ainsi, Deborah D’Amico-Samuels considère que le « terrain » ne doit plus être réductible aux translations spatiales du chercheur : « What does ‘leave the field’ mean in a high-tech, postmodern, and globalized world where even research participants in the remotest areas are accessible by telephone? » (D’Amico-Samuels, 1991 : 83)

30 S’en tenant à la conception du terrain comme processus ethnographique, elle considère que le terrain est partout : « There is no division between home and the field because both exist in the same holistic context of globalized power relations. » (ibid.)

31 Aujourd’hui, des anthropologues de plus en plus nombreux considèrent que, d’un certain point de vue, ils ne quittent plus vraiment le terrain et que, dès lors, leur enquête ne se termine jamais (Watson, 1999 : 25). Sten Hagberg et Gabriella Körling notent à ce propos qu’un échange téléphonique avec prise de notes, fondé sur des relations construites avec des assistants de recherche lors de missions précédentes sur le terrain, n’est pas si différent d’un entretien réalisé in situ. Pourtant, il y a une distance physique immense entre les interlocuteurs : le chercheur est « chez lui » en Europe et les assistants de recherche sont sur le terrain, « chez eux », dans un pays en guerre.

Le terrain malgré tout

32 Cette nouvelle orientation de l’enquête, paradoxale à maints égards, est lourde de conséquences épistémologiques ainsi qu’en témoignent les travaux récents de Mirjam de Bruijn et Rijk van Dijk (2012). En effet, la caractéristique fondamentale de l’enquête de terrain était bien d’être présent sur le terrain, « being there » (Bradburd, 1988 ; Wood, 2006), c’est-à-dire sur les lieux de l’enquête. L’enquête à distance oblige donc à se poser la question de la nature des données et des informations ainsi recueillies. Entre autres, celle de savoir si la référence à la réalité peut être entièrement contenue dans les mots prononcés à distance9 ? S’il s’agit d’informations factuelles et objectivées par le langage, l’entretien à distance, par téléphone ou par recours aux informations produites par d’autres medias, peut être très instructif et productif. Par contre, la présence sur le terrain, in situ, s’avère indispensable à la production de savoirs plus complexes à construire. Ainsi, la découverte de certaines conceptions collectives ou individuelles ne peut se faire autrement que par la pratique d’une interaction quotidienne réfléchie qui permet d’être exposé à des représentations non organisées par des concepts ou des notions précises bien que centrales à la compréhension de la situation étudiée.

33 De même, seule la présence sur les lieux de l’enquête permet : « […] l’apprentissage par la pratique de savoirs faire implicites, incorporés, de connaissances tacites, sous-jacentes à l’exercice d’activités routinières, réalisées par ses interlocuteurs sur le mode de l’évidence, comme allant de soi, et relevant par là d’un certain sens commun partagé, agi au quotidien, et n’étant pas pour cela systématiquement formulé. » (Berger, 2004 : 80)

34 L’immersion dans le milieu investigué caractéristique tant de l’observation participante que de l’observation participative et réflexive s’avère irremplaçable car elle fournit des informations sur les non-dits tout en donnant accès à d’autres discours qui corrigent, nuancent, contredisent ou infléchissent celui qui est adressé de manière univoque par

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 28

téléphone à l’anthropologue ou véhiculé par les medias d’information. La valeur heuristique de l’enquête à distance est donc limitée. Malheureusement, la situation d’enquête de longue durée sur un terrain est aujourd’hui menacée de deux manières. D’une part, à cause des problèmes d’insécurité — que nous venons d’évoquer amplement ici — susceptibles de menacer la vie du chercheur, de ses assistants de recherche ou de ses informateurs et, d’autre part, à cause de la réduction des crédits alloués à l’enquête de terrain qui ont partout tendance à diminuer. Ce contexte politico-économique qui pèse sur la recherche et son financement exerce une forte contrainte sur l’enquête anthropologique de terrain et oblige de plus en plus les anthropologues à critiquer la méthode ethnographique et à redéfinir et complexifier encore leur dispositif d’enquête sur le terrain. Avec cette question de l’enquête à distance, la revue Anthropologie & développement ouvre un débat méthodologique qui n’est pas près de se terminer.

BIBLIOGRAPHIE

AGIER M., 1997, « Ni trop près, ni trop loin. De l’implication ethnographique à l’engagement intellectuel », Gradhiva, 21: 69-76.

ALBERA D., 2001, « Terrains minés en ethnologie », Ethnologie française, 1: 5-13.

BENSA A. et FASSIN E., 2002, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, mars, n° 38 : 5-20.

BERGER L., 2004, Les nouvelles ethnologies. Enjeux et perspectives, Paris, Nathan.

BIZEUL D., 2007, « Que faire des expériences d’enquête? Apport et fragilités de l’observation directe », Revue française de science politique, vol. LVII (1) : 69-83.

BOUMAZA M. et CAMPANA A., 2007, « Enquêter en milieu "difficile". Introduction », Revue Française de science politique, vol. LVII.

BOUILLON F., FRESIA M. et TALLIO V., 2005, Terrains sensibles : une expérience de l’Anthropologie, Paris, Editions de l’EHESS.

BRADBURD D., 1988, Being There. The Necessity of Fieldwork, Washington, Smithsonian Institution Press.

COPANS J. et GENEST S., 2000, « Présentation. L’anthropologie et le millénaire. Fin de siècle? », Anthropologie et sociétés, n°24 (1) : 5-14.

D’AMICO-SAMUELS D., 1991, « Undoing Fieldwork: Personal, Political, Theoretical and Methodological Implications », in F.V. Harrison (ed.), Decolonizing Anthropology: Moving Further Toward an Anthropology for Liberation: 68-87.

DE BRUIJN M.E. et VAN DIJK R., 2012, « Connecting and Change in African Societies: Examples of ‘’Ethnographies of Linking” in Anthropology », Anthropologica, 54.

HAGERTY K., 2004, « Ethic Creep: Governing Social Science Research in the Name of Ethics », Qualitative Sociology, 27 (4): 391-414.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 29

LE PALEC A. et LUXEREAU A., 1999, « Introduction: ethnographies en situations extrêmes », Journal des Anthropologues, Situations de violence, n°76 : 27-31.

NILAN P., 2002, « ‘Dangerous Fieldwork’ Re-examined: The Question of Researcher Subject Position », Qualitative Research, 2 (3): 363-386.

NORDSTROM C. et ROBBEN A.C.G.M., 1995, Fieldwork under Fire: Contemporary Studies of Violence and Survival, Berkeley, University of California Press.

PINK S., 2000, « "Informants" Who Come "Home" », in Amit V. (ed.), Constructing the Field: Ethnographic Fieldwork in the Contemporary World, London, Routledge : 96-119.

PINK S. (ed.), 2006, Applications of Anthropology, London, Berghahn Books.

PULMAN B., 1988, « Pour une histoire de la notion de terrain », Gradhiva, 5 : 21-30.

ROBBEN A.C.G.M. et SLUKA J.A. (eds), 2007, Ethnographic Fieldwork. An Anthropological Reader, Blackwell Publishing, Oxford.

SRIRAM C.L., KING J.C., MERTUS J.A., MARTIN-ORTEGA O. et HERMAN J. (eds), 2009, Surviving Field Research: Working in violent and Difficult Situations, London, Routledge.

WATSON C.W. (ed.), 1999, Being there: fieldwork in anthropology, Coll. Anthropology, culture, and society, London, Sterling, Va., Pluto Press.

WAX R., 1986, Doing Fieldwork, Warning and Advice, Chicago, Chicago University Press.

WEBER F., 2008, « Publier des cas ethnographiques : analyse sociologique, réputation et image de soi des enquêtés », Genèses, n° 70, no 1 : 140-150.

WOOD E.J., 2006, « The Ethical Challenges of Field Research in Conflict Zones », Qualitative Sociology, 29 (3): 373-386.

NOTES

1. Le lecteur intéressé trouvera un historique complet de la notion de terrain (fieldwork) et de son évolution ainsi qu’une analyse critique des définitions successives qu’en a donné l’anthropologie dans Robben et Sluka (2007), « Fieldwork in Cultural Anthropology : An Introduction » : 6-22. Pour une discussion critique de la notion de terrain en anthropologie voir Pulman (1988), Albera (2001), Boumaza et Campana (2007), Robben et Sluka (2007). 2. Un clin d’œil à Jean-Pierre Olivier de Sardan! 3. On est bien loin ici de la conception postmoderne du terrain qui n’aurait d’autre réalité que celle d’une « fiction » reconstruite par un travail d’écriture et de distanciation partielle et partiale. 4. Les réflexions actuelles sur les enjeux liés à la double posture chercheur/expert, par exemple, en sont une bonne illustration. Mais cette double posture obéit aussi à une stratégie sécuritaire qui impose sa nécessité quand il existe des possibilités de transports onusiens permettant d’accéder à des zones où il serait dangereux d’aller par ses propres moyens. Cette question sera traitée minutieusement dans un ouvrage collectif en préparation sous la coordination de Philippe Lavigne Delville et de Marion Frésia. 5. Cette situation est bien analysée notamment dans les travaux de Nordstrom et Robben (1995), Agier (1997), Le Palec et Luxereau (1999), Nilan (2002), Sriram et al. (2009). 6. Un défi majeur posé à la réflexivité du chercheur travaillant sur un terrain « à risque » est d’éviter deux écueils : le premier consisterait à tomber dans un discours narcissique faisant de lui une sorte de surhomme bravant des risques pour le seul bien de diffuser un savoir difficilement

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 30

appréhendable ; le second serait de tomber dans une introspection excessivement sur-réflexive qui n’apporterait pas grand-chose à la solution des questions méthodologiques et éthiques en jeu. 7. Molly Sundberg souligne que plusieurs chercheurs se sont plaints en travaillant au Rwanda de ne recevoir que des réponses « conformes aux attentes de l’Etat », dès lors qu’ils abordaient avec leurs interlocuteurs des questions considérées comme politiquement sensibles. 8. « In the eventuality that a research project poses a greater risk than what a person might encounter in his/her daily life, these risks must be managed by the researcher or the research cannot be conducted » (traduit par les auteurs). 9. Dans cette situation d’enquête, le chercheur est dans l’incapacité de confronter les discours aux pratiques des acteurs et de valider les informations par une procédure de triangulation simple ou complexe.

AUTEURS

SYLVIE AYIMPAM Socio-anthropologue à l’Institut des Mondes Africains (IMAf), Aix-Marseille E-mail : [email protected]

MAGALI CHELPI-DEN HAMER Anthropologue à l’Institut des Mondes Africains (IMAf), Aix-marseille E-mail : [email protected]

JACKY BOUJU Anthropologue à l’Institut des Mondes Africains (IMAf) et Maître de Conférences à l’Université d’Aix Marseille E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 31

Ethical Challenges and Practical Risks of Fieldwork Research in Development or Emergency Contexts Introduction

Sylvie Ayimpam and Jacky Bouju

1 The bygone figure of the lonesome ethnologist settled for a long time in an exotic distant village is fading away. New generations of social anthropologists stay out of office for much shorter fieldwork periods in order to investigate issues concerning close or distant places or people. They pay special attention to the diversity of local stakes and interests, to the multiplicity of opinions and understandings, to the complexity of other’s world. They do worry about the intercultural encounter and the ethics of communication with research assistants and informers. All in all, social anthropologists are very reflexive about their field practice.

2 On their part, anthropologists of development have also contributed to the renewal of the discipline. They were the first to explore new ways of practicing ethnography in short term development programs. Anthropologists involved in emergency humanitarian relief programs took their path and relied heavily on ideas and concepts stemming from development anthropology (intervention capture and manipulation ‘from the top’ or ‘from the bottom’, the degree of embedding in the immediate project environment, actors’ games and power strategies, etc.). But, last decades conflict and post-conflict situations tagged with collective atrocities and repeated violation of human rights have increased. Such a context has strongly impacted fieldwork exposing it to new difficulties, risks and hazards unknown before. Today, anthropology of emergency and development is fully involved in actual disciplinary stakes. New researches are centred on Aid organizations’s internal logics and stakes arouse discussions and debates about the methodological innovations springing from emergency and development actions stand in good place amid these new researches. Some of them following the reflexive turn cogitate on personal involvement in aid

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 32

programs. Yet, apart from the milestone book of Florence Bouillon, Marion Frésia and Virginie Tallio (2005), the French speaking anthropology of development and urgency kept uninvolved in this reflexive trend. Therefore, the aim of this issue is to start filling the gap. But, in doing so, we shall not follow the existing literature main stream which is mainly concerned with ethical and methodological problems stemming from doing fieldwork in very dangerous contexts or war situations (Nordstrom and Robben, 1995; Nilan, 2002; Sriram & al., 2009). Indeed, all the papers gathered here deal with ‘moderately’ hazardous fieldworks.

3 Moderately hazardous fieldworks are interesting because they create a global atmosphere of faint insecurity. The researcher accepting to engage fieldwork in such context knows well that he (she) will find himself (or herself) caught in awkward and worrisome situations, some of them being more difficult to cope with than others. In this case, the right perception of risks is central and it depends of a fine and accurate understanding of what is at stakes for all parties interacting. In turn, this depends of the researcher’s personal involvement in people’s problems and how he has negotiated the various identities assigned to him. It also depends of the previous roles he has played locally and of the new roles he is ready to take upon himself.

4 In moderately risky situations, hazards stem from research topics that may be politically ‘sensitive’, socially ‘illegitimate’ or religiously ‘taboo’. The specific difficulty of such topics is that they are characterized by conceptual clashes that make them ‘elusive’ and ‘soaked’ with antagonistic meanings that mistreat most of the basic methodology requirements (neutrality, cross control validation, etc.) This is made clear in Ramatou Ouedraogo and Hadiza Moussa’s papers. They describe lengthily how they have been involved into tensed local antagonisms, concerning on one side abortion in an hostile and stigmatizing community context and on the other side, excision in a social context religiously explosive. Hazards may also originate in the authoritarian context surrounding fieldwork as shown in Molly Sundberg and Mikaela Le Meur’s papers. In a situation filled with extreme political tension or religious hatred violence is likely to burst out at any moment. This has been Sylvain Batianga’s experience in Central African Republic where he found himself caught in a local situation undermined by rampant suspicion against all ‘humanitarian’ fieldworkers.

5 Then, well informed about a risky fieldwork situation, knowing how much access to the research site may be hazardous, the researcher may cancel is leaving to the field. This is what happened to Sten Hagberg and Gabriella Körling. With the burst out of the Malian civil war, access to their research site became impossible. To cope with the situation, they engaged in a kind of ‘distant survey’, a methodological adaptive option that tends to be more and more used to circumvent field access difficulties. Today, extended fieldwork is threatened in several ways. On one side because of the generalization of insecurity problems that may cause hazards to the researcher, his assistants or his informers, and on the other side because of a continuous shrinking of institutional funding of anthropological field research. As a result, field research practice is becoming more and more complicated to implement. Therefore, many anthropologists explore ways and means adapting the classical participant observation method to these pressures. Sten Hagberg and Gabriella Körling’s contribution gives a good idea of the many ways to take ‘notes and queries’ from afar that can be experimented nowadays.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 33

6 Each paper in this issue illustrates a different way to question the ethical problems met when coping with risks on the field. They may be summed up in four main questions: • How is fieldwork method knocked up and tinkered in authoritarian contexts where investigation is not welcomed and interviewing kept under surveillance? • What particular ethical and methodological issues rise when fieldworking in sites becoming hazardous in pre or post-conflict situations? • Is it possible to investigate any research topic whatever its sensibility? • Finally, how much is direct fieldwork interaction necessary? What are the ethical and methodological limits of distant anthropological survey?

AUTHORS

SYLVIE AYIMPAM Social anthropologist at the Institute of African Worlds (IMAF), Aix-Marseille E-mail : [email protected]

JACKY BOUJU Anthropologist at the Institute of African Worlds (IMAF) and Lecturer at Aix Marseille University E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 34

Enquêter entre interdictions et non- dits au sein d’un programme de coopération bilatérale au Vietnam Une heuristique des contretemps

Mikaëla Le Meur

Introduction

1 Avant l’ouverture du pays avec le Doi moi (renouveau) adopté en 1989, Dinh Trong Hieu recensait les difficultés d’accès au terrain pour un chercheur en sciences sociales dans la République Socialiste du Vietnam (Dinh Trong Hieu, 1986). Selon lui, la « méfiance idéologique » du gouvernement, craignant la contamination capitaliste, était une des raisons du contrôle exercé sur les activités des chercheurs étrangers. L’« espionite », liée à l’héritage historique du Vietnam au XXe siècle marqué par la quasi permanence de la guerre (contre le Japon, la France, les États-Unis, le Cambodge, la Chine, etc.), aurait alimenté cette paranoïa gouvernementale. Dinh Trong Hieu relevait par ailleurs le caractère utilitariste et positiviste de la culture scientifique socialiste. L’approche empirique et qualitative des sciences sociales serait alors incompatible avec la manière dont le gouvernement vietnamien décrète le réel (Scott et al., 2006) sur la base de l’idéal révolutionnaire d’une marche moderniste vers le progrès. Le principe même de l’enquête ethnographique poserait donc problème dans ce contexte de contrôle suspicieux doublé d’une incompréhension fondamentale du travail du chercheur.

2 Depuis les années 1990, le Vietnam a adopté une forme de capitalisme d’Etat et s’est ouvert aux investissements étrangers. Le pays accueille désormais massivement des projets de développement, soutenu dans sa communication par certains chercheurs proches des bailleurs internationaux, vantant la vitalité de la « société civile » vietnamienne (Nørlund, 2007). Du fait de cette évolution majeure, il convient de questionner à nouveau les conditions pratiques d’une enquête ethnographique en contexte vietnamien. Ma réflexion mobilisera des données ethnographiques produites en 2011 lors d’une enquête réalisée au sein d’un programme de développement mené

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 35

conjointement par une administration provinciale vietnamienne et un organisme de coopération européen.

3 Destinée à améliorer la gestion des déchets et l’irrigation rurale dans différents districts d’une province du centre du pays, cette institution bilatérale m’a accueillie afin que je réalise une enquête indépendante sur la question des déchets dans deux localités concernées par ses actions. Si le projet initial était celui-ci, des difficultés m’ont amenée à revoir mon enquête. J’ai alors produit deux types de matériaux empiriques. (1) Le premier, que je qualifie de conventionnel (nous verrons que cela n’est pas synonyme d’officiel, ni d’autorisé), repose sur divers séjours dans deux petites villes concernées par le projet. Il s’agissait d’étudier la question des déchets sous l’angle de la gouvernance urbaine dans son « usage exploratoire et descriptif »1 des pratiques de gestion d’un problème public urbain (Blundo et Le Meur, 2009 : 8). J’ai réalisé des entretiens avec les usagers de la collecte des ordures, les employés des services de gestion et les fonctionnaires locaux. (2) L’autre matériau empirique a été produit de manière non conventionnelle : la situation d’enquête n’a jamais été explicitée auprès de mes interlocuteurs, les membres du projet installés dans la capitale provinciale. C’est en partageant le quotidien de l’institution, depuis certaines réunions internes, aux activités officielles, en passant par des discussions informelles sur les arcanes du projet, que j’ai pu constituer ce matériau.

4 La réflexion sur ces deux types d’enquête sera organisée autour de la notion d’information, considérée à la fois comme discours et comme pratique inscrite dans des interactions. Je présenterai les enjeux de pouvoir liés à l’accès, à la circulation ou encore à l’instrumentalisation de contenus informationnels dans mon rapport avec les institutions locales. Il ne s’agit pas de décrire des difficultés d’enquête en soi, mais bien de questionner la valeur heuristique de la mise en lumière de tels usages informationnels pour la construction du sens dans la recherche anthropologique. Aussi, la notion d’information sera également utilisée dans le sens d’une « matrice organisationnelle » (Morin, 2005 : 37), c’est-à-dire dans sa capacité à mettre en évidence les logiques d’acteurs, leurs réseaux d’interrelations et les logiques institutionnelles que la socio-anthropologie du développement et des politiques publiques se donne pour but d’étudier.

Négocier l’enquête : aiguillages, blocages et détours

5 Dans un premier temps, je proposerai de réfléchir aux différentes contraintes qui s’exercent sur le chercheur dans son accession au terrain et à la manière dont il en négocie les contours avec les différentes institutions auxquelles il est confronté. Les aiguillages, blocages et détournements de la recherche permettront de mettre en évidence des représentations ainsi que des pratiques institutionnelles alimentant la réflexion sur l’objet d’étude initial.

Intercessions, filtrages et lignes tracées

6 Si l’époque indochinoise est révolue, la capitale provinciale, siège du projet de développement et première escale de l’anthropologue, pourrait s’apparenter à un « pré-terrain » postcolonial, où le chercheur s’insère dans la réalité locale par un jeu d’assignations identitaires (Condominas, 1965). C’est un lieu de rencontres, où il se

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 36

confronte à diverses représentations sur le terrain et sur la manière dont il doit l’aborder. C’est aussi, plus concrètement, le lieu où se négocie le partenariat tacite avec l’institution du projet.

7 Peu d’étrangers « blancs2 » résident durablement dans la capitale provinciale (une douzaine maximum). Ce groupe est caractérisé par un certain entre soi, lié à la fréquentation des mêmes immeubles d’habitation « luxueux » aux yeux de beaucoup de Vietnamiens, des mêmes restaurants, des mêmes commerces. La majorité ne parle pas le vietnamien, bien que beaucoup disent avoir essayé au début et renoncé par la suite du fait de la difficulté de la langue3 et de leurs obligations professionnelles. Leur réseau de connaissances vietnamiennes (hors recours à un interprète dans le cadre du travail) est donc majoritairement anglophone.

8 Mes premiers contacts avec des Vietnamiens étaient donc déterminés par ce réseau de connaissances. A l’évocation de mon idée d’enquête, ces interlocuteurs m’ont en général mise en garde contre ce projet délirant de vivre dans les districts (c’est-à-dire à la campagne). Mon professeur de vietnamien, par ailleurs investi dans divers projets de développement (Banque Mondiale, Unicef, Handicap International, etc.), a ainsi dépeint une image négative de la campagne en me recommandant de n’y faire que des allers- retours d’une journée en voiture avec chauffeur, ce que font d’ailleurs tous les expatriés, selon lui. « Mais, es-tu au moins déjà allée à la campagne au Vietnam […] ? » m’a ainsi demandé une amie des membres du projet, déconcertée, « Parce que c’est très pauvre […], c’est très rudimentaire… ». J’ai ainsi été assignée au groupe jugé homogène des « blancs », attachés au confort moderne, aux distractions citadines, à la santé fragile, etc.

9 Au-delà de ces projections identitaires, ce sont aussi des représentations de la campagne nourries par certains citadins vietnamiens qui déterminent ce discours. Le gouvernement socialiste est d’ailleurs marqué par une représentation ambivalente du monde rural. La campagne est d’un côté une source de résistances au changement et subit donc une politique volontariste, notamment avec la révolution verte. Alors qu’en parallèle, le gouvernement glorifie les révoltes « paysannes » contre l’oppresseur étranger ou capitaliste (comme dans le musée de l’une des localités de l’enquête).

10 Dans ces conditions, il fût difficile de trouver un interprète (mon vietnamien étant balbutiant) acceptant de m’accompagner pour plusieurs jours dans les districts. Ce sont finalement deux étudiantes, jeunes diplômées de l’université d’anglais et issues de milieux modestes, qui m’ont accompagnée tour à tour. La première, troisième enfant d’une grande fratrie de la campagne du centre, a été d’une grande aide pour « débloquer » l’enquête.

11 Outre l’influence de ces représentations croisées sur ce que devait être la recherche de terrain, le caractère ambigu de mon accord avec le projet de développement a entraîné une négociation permanente de mon enquête. Mon objectif initial était essentiellement d’être soutenue (notamment auprès de l’administration vietnamienne), en échange d’une étude sur la gestion des déchets qui intéresserait les membres du projet. Durant ma première entrevue avec le directeur européen, qui m’avait d’emblée déclarée « freelance » et sans obligations à tenir vis-à-vis du projet, je lui ai demandé son avis pour choisir deux communes, dans les districts concernés par leurs actions : « Le district 1 semble tranquille et proche de la capitale. […] Le district 4 est une très mauvaise idée parce qu'il y a des problèmes. Mais ce ne sont pas des problèmes intéressants par rapport aux déchets, ce sont des problèmes liés au développement

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 37

en général. Ils profitent de la présence de projets étrangers. […] Ils savent communiquer et recevoir les experts, mais dans les faits ils ne font rien d'intéressant. » (Carnet de terrain, 30.08.2011)

12 Malgré ma curiosité pour le district 4, où des enjeux liés à la captation de l’aide au développement semblaient se dessiner, j’ai suivi la voie proposée. Si le district 1 est tranquille, outre son environnement bucolique, c’est que les partenaires locaux sont jugés coopérants avec le projet. Aussi, après quelques temps, j’ai choisi une seconde localité où certains problèmes liés à la politique du projet pouvaient émerger, notamment un conflit lié à la localisation d’un site de décharge d’ordures dont j’avais eu vent. Cette ville du district 2 faisait face à des enjeux proches de la première (taille équivalente, accession à un statut urbain supérieur en cours), aussi j’ai proposé au directeur une comparaison, qu’il accepta. Cependant il me déconseilla de m’intéresser au site de décharge. L’intérêt pour lui résidait dans les pratiques quotidiennes des citadins avec leurs déchets, un sujet de recherche a priori déconnecté des enjeux politiques locaux dans lesquels le projet était pris4.

13 Si l’indépendance est un leurre vite écarté, le compromis entre les deux parties et les concessions dans la recherche déterminent au contraire sa pérennisation. Aussi les membres du projet, se représentant les localités partenaires et imaginant les bénéfices qu’ils peuvent tirer d’une étude de leur « terrain », influencent-ils inévitablement l’enquête. Celle-ci est par ailleurs alimentée par ces nouvelles informations, qui permettent aussi au chercheur de s’orienter. Par la suite, il a été très fructueux d’analyser le décalage entre mes observations dans ces deux districts et les représentations des membres du projet sur leurs « facilités » ou leurs « difficultés » de coopération.

Parcours institutionnels et réseaux d’interlocuteurs

14 Le gouvernement vietnamien exige des chercheurs qu’ils possèdent des autorisations d’enquête délivrées par les autorités administratives compétentes. Certains témoignent avoir modifié leur objet de recherche dans leur quête délicate pour obtenir les « tampons rouges » (Scott et al., 2006 : 31 ; Turner et al. , 2011). Ils soulignent également la difficulté à tenir leur objectif d’empirisme quand les procédures pour organiser des rencontres sont si lourdes et que les contrôles administratifs sont si pressants (Bonnin, 2011). Ma recherche n’a pas échappé à ces règles. Mais tous ces contacts parfois embarrassants avec l’administration doivent être considérés comme des moments privilégiés d’appréhension du fonctionnement de l’Etat local au quotidien.

15 Un des principaux obstacles de mon accès à l’information réside dans mes difficultés à obtenir une lettre de recommandation, document nécessaire pour effectuer une recherche en règle. Elle devait m’être délivrée par l’administration provinciale associée à la coopération européenne, représentée par le vice-directeur vietnamien de la cellule de pilotage du projet. A chaque pas en avant, la procédure d’obtention se complexifiait car le vice-directeur déclarait certains documents non conformes, demandait de nouveaux justificatifs et de nouvelles précisions sur mon projet. Les autorités vietnamiennes ont parallèlement lancé une enquête, apparemment d’usage pour tout étranger prétendant travailler au Vietnam, sur ma personne. Sans la lettre, les fonctionnaires du projet m’ont d’abord expliqué que je n’avais pas le droit de me rendre dans les districts5. Faute de temps, j’ai décidé de commencer l’enquête sans ce

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 38

document6, sillonnant les communes à la rencontre des habitants et cherchant à obtenir quelques rendez-vous avec des petits fonctionnaires.

16 Dans la commune du district 2, les débuts de l’enquête ont été particulièrement laborieux. Dès l’enregistrement auprès des autorités de police (procédure obligatoire pour tout étranger), les officiers voulaient que je parte de la commune, avant finalement de m’autoriser à séjourner à l’hôtel. C’est en négociant âprement que mon interprète et moi avons eu l’autorisation de rester chez l’habitant. Notre deuxième séjour nous permit de découvrir qu’il ne s’agissait que d’un répit temporaire car notre logeuse initiale refusa tout contact avec nous, arguant que la police était venue la questionner chez elle après notre départ. Après avoir trouvé une nouvelle hôtesse, nous sommes allées déclarer notre présence à la police. La police nous offrit une seule nuit de répit avant de venir enquêter chez notre nouvelle logeuse en notre absence. De retour d’une journée de travail, elle nous somma de quitter sa maison, inquiète d’être mêlée à nos activités et effrayée par le policier venu l’interroger : « j’ai pensé qu’il s’agissait d’un crime ! ». Il est difficile de définir l’événement comme un contrôle de routine ou un traitement spécial réservé à un enquêteur non désiré. La règle est d’ailleurs elle-même sujette à interprétations : certains Vietnamiens sont persuadés qu’héberger des étrangers est formellement interdit, quand d’autres les accueillent volontiers. Tant que la police locale est mise au courant et qu’elle tolère la pratique, il ne semble pas y avoir de problème. Cependant, dans un cas d’asymétrie dans l’information sur le droit en vigueur et de variations dans l’application de la règle, contrôles et intimidations policières risquent d’être plus fréquents et de mettre un sérieux frein à la recherche.

17 Si l’institution bureaucratique dans son ensemble peut être vue comme un obstacle, notamment lorsqu’elle se double de contrôles policiers, dans le quotidien de l’enquête l’ethnographe interagit avec des personnes situées au sein d’un système réticulaire régi par des mécanismes de fermeture et d’ouverture. Des gatekeepers « directement ou indirectement, facilitent ou entravent l’accès des chercheurs à des ressources telles que des personnes, des institutions, des informations et des éléments de logistique. » (Bonnin, 2011 : 12)

18 Dans ce réseau constitué, l’ethnographe navigue à vue et, de proche en proche, se voit faciliter des rencontres ou, au contraire, se « ferme » une partie du terrain.

19 Si certaines personnes ont fait rempart à mon enquête, comme le vice-directeur du projet faisant des difficultés pour me délivrer l’autorisation de recherche, d’autres l’ont soudainement facilitée. Notre dernière logeuse dans la seconde commune fait partie de ces gateopeners providentiels, dans un contexte de contrôle policier très marqué. C’est à l’occasion de multiples visites au Comité Populaire de la commune que nous avons rencontré cette jeune fonctionnaire en charge de questions agricoles. En sympathisant, elle nous a proposé de nous loger. Du fait des multiples déboires avec nos précédentes hôtesses, je craignais que la police ne vienne l’intimider. Elle m’assura qu’il n’y avait rien à craindre car elle connaissait les fonctionnaires de police du commissariat communal. Etant elle-même fonctionnaire communale, de père ancien fonctionnaire communal et désormais représentant de quartier, elle semblait jouir des relations qui nous manquaient jusque-là.

20 A l’inverse, l’enquête dans la première commune, qui se déroulait sans encombre depuis le début, s’est soudainement « refermée ». A chaque visite au commissariat pour

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 39

m’enregistrer, je n’ai eu aucun problème sauf lors de mon dernier séjour, où j’ai été convoquée par un officier supérieur : Le policier gradé nous explique que des gens sont venus se plaindre à lui de mes interviews. On lui a dit que les questions que je pose relèvent d’ « affaires nationales » et que mes interlocuteurs se sont sentis en danger de répondre. « […] Je devrais m’en tenir à des questions strictement liées aux déchets et à l’environnement et ne pas poser de questions sur la population des zones résidentielles. Ces informations, je dois les lui demander et il jugera de mon droit à les avoir. […] Ce n’est pas normal de ne pas passer par les autorités et d’aller directement dans les zones résidentielles. » (Carnet de terrain, 28.11.2011)

21 Lors d’une réunion entre fonctionnaires locaux, dont la police communale et les représentants de quartier, un représentant aura évoqué mon enquête. Ne connaissant pas les détails de mes agissements, le policier a dû se sentir remis en cause dans sa capacité de contrôle. La convocation suivante est restée courtoise mais le résultat a été immédiat. De nombreuses rencontres ont soudainement été annulées : « J’ai entendu dire par d’autres représentants des unions7 que vos questions n’étaient pas agréables donc je ne veux pas vous rencontrer », répondit un fonctionnaire au téléphone. Un représentant de quartier, jusque-là accueillant et conciliant, vint également me dire qu’il avait eu des ennuis et qu’il lui était désormais interdit de me faire participer à quelque événement que ce soit. La sensation de « terrain facile » que j’avais eue jusque-là correspondait au temps nécessaire pour faire remonter les informations depuis les derniers échelons jusqu’aux autorités. Ma présence devenait envahissante, le réseau de mes contacts s’est alors grippé, comme un mécanisme de fermeture à retardement.

Énoncer, dénoncer, déformer

22 Si le contrôle gouvernemental s’exerce sur le chercheur durant son enquête, il s’exerce aussi sur les Vietnamiens et en premier lieu sur leur discours. Dans un contexte où le discours officiel construit la société idéale, la mise à mal du consensus est dangereuse pour la reproduction du régime. Avant même la critique ouverte des autorités, l’énonciation des problèmes, une « parole créatrice, qui fait exister ce qu’elle énonce », fait émerger des lignes de fractures dans un monde social fantasmé (Bourdieu, 1982 : 21).

23 La forme classique du contrôle latent exercé sur la parole est la neutralisation du discours : afin d’éviter d’énoncer des problèmes liés aux ordures, notamment devant un étranger, mes interlocuteurs ont souvent eu recours à l’idiome « cung duoc », signifiant « ça va », « rien à signaler », quand bien même la collecte dysfonctionnait gravement dans leur quartier. Devant une parole plus déliée, le contrôle peut être assuré par un tiers comme lorsqu’un habitué du café où j’enquêtais sermonna mon interlocutrice évoquant la corruption des fonctionnaires : « tu parles trop, on va t’emmener en prison ! ». Beaucoup de mes entretiens avec des fonctionnaires se sont également déroulés en la présence d’un « chaperon », issu d’un autre service et mandaté pour rapporter aux supérieurs les propos tenus. Le résultat en est une parole convenue : les fonctionnaires comme certains habitants ont tendance à dresser « un portrait des situations comme les choses doivent être plutôt que comme elles sont réellement »8 (Scott et al., 2006 : 33).

24 Du fait de la prise de risque que suppose le fait même de décrire les problèmes liés à la gestion des déchets, les stratégies de prise de parole sont marquées par des détournements. C’est notamment l’usage de métaphores ou de références au passé national qui permettent de donner de l’aplomb et une légitimité à un discours

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 40

dénonciateur : « Certains fonctionnaires semblent avoir oublié la camaraderie de la guerre » expliqua un professeur de littérature évoquant la richesse accumulée du président de la province. Certains lieux marqués par l’informalité, comme les cafés, sont par ailleurs propices à la libération de la parole. Ils permettent de jouer sur différentes identités sociales. Au café, M. X n’est plus haut fonctionnaire du ministère de l’environnement risquant la trahison nationale, mais « expert environnemental » indépendant : Par courriel : « Si vous n’avez pas de lettre de recommandation, nous pouvons nous rencontrer dans un café. […] Mais je vous rencontrerai en tant qu’expert environnemental. » Au café : « […] Ici, nous sommes dans les divisions de gestion, le gouvernement. Peut-être que si vous aviez demandé à rencontrer quelqu’un de ces divisions-là (il montre la colonne de droite sur l’organigramme du ministère), cela aurait été plus facile. C’est parce que ce sont des centres de recherche. Ils sont beaucoup plus accessibles. » (Il rit) […] « Est-ce alors un problème que nous nous rencontrions dans un café sans cette lettre ? » « Non, non. C’est la même chose. C’est juste que pour rentrer dans les bureaux il aurait fallu que je demande la permission à mon supérieur. Et puis la salle de réunion était prise cet après-midi. […] J’aurais demandé la permission, réservé la salle de réunion et ensuite, j’aurais dû faire un rapport à mon supérieur sur ce dont nous aurions parlé. Il m’aurait demandé des détails sur la discussion. Mais ce que je dis maintenant, c’est la même chose que ce que j’aurais dit au bureau. C’est juste plus facile. […] » (Carnet de terrain, 11.11.2011)

25 Quoi qu’il en dise, l’entretien avec M. X aurait été différent dans la salle de réunion, avec la présence éventuelle d’un chaperon. Ce que lui juge être un contenu informatif (sur la législation environnementale par exemple) peut être identique au café et au bureau. Mais c’est dans ses détours de langage et ses plaisanteries a priori anodines que l’on peut découvrir de nouvelles informations sur l’organisation institutionnelle : les chercheurs sont accessibles, les gestionnaires non, et ce probablement parce qu’ils manipulent le budget. C’est aussi à cela que s’évalue la transparence des comptes et de la prise de décision.

26 Parmi les contraintes qui s’exercent sur la parole des interlocuteurs du chercheur, la présence d’un interprète occupe une place particulière qu’il convient d’analyser plus avant. Au Vietnam, le recours à des assistants de recherche est parfois imposé par les institutions locales, même dans le cas où le chercheur maîtrise suffisamment la langue locale pour conduire son enquête seul (Turner, 2013). Dans mon cas, c’est plutôt la faible maîtrise de la langue qui a motivé le recours à deux interprètes successives. La traduction n’est évidemment pas transparente et le rôle primordial de mes interprètes dans la production de l’information mérite d’être analysé. Leur statut a oscillé entre celui de l’assistante de recherche stimulante, s’improvisant traductrice culturelle, et le rôle d’un inquisiteur infiltré, contrôlant le contenu des entretiens.

27 Se réappropriant la recherche afin de mener les entretiens, mes interprètes se sont focalisées sur une définition très restrictive de mon étude, autour de questions selon elles « strictement liées » aux déchets et à l’environnement : les pratiques quotidiennes des habitants avec les ordures, leur perception de l’environnement. Quand il s’agissait d’étudier les politiques de gestion, le fonctionnement de l’administration, nous étions déjà « hors cadre ». Or, il est difficile de dissocier la question des déchets des politiques publiques associées et donc des problèmes financiers, institutionnels ou politiques. A l’image d’Anne Doquet en pays Dogon, qui s’est vue « accusée, sous le mode d’une plaisanterie sérieuse, d’arracher stratégiquement les informations au moyen de questions

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 41

innocentes », il m’a fallu constamment expliquer l’intérêt de mes questions pour ma recherche (Doquet, 2007 : 213). Durant une réunion de travail avec d’autres étudiantes chargées de retraduire des enregistrements, l’une d’elle manifesta sa désapprobation vis-à-vis de mes méthodes, ne comprenant pas pourquoi j’interviewais des fonctionnaires alors que je travaillais sur des questions environnementales. L’ « espionite » et la suspicion envers les étrangers auraient donc contaminé jusqu’aux jeunes étudiantes (Dinh Trong Hieu, 1986). Durant un entretien, ma première interprète refusa également de traduire les paroles d’un de nos interlocuteurs qui évoquait des problèmes de corruption et de mauvaise gestion publique, prétextant que cela n’avait rien à voir avec la question des déchets. Elle le fît a posteriori du fait de mon insistance et de notre complicité naissante, ce qui aboutit finalement à des discussions très riches au sujet des carrières de fonctionnaires ou encore de la corruption des policiers. Durant un entretien au café, ma seconde interprète s’est vue faire la leçon par la présidente de l’Union des Femmes de la première commune, accompagnée d’un collègue du département de la culture. Tout en lui demandant de ne pas traduire ses propos, elle lui a expliqué que le rôle d’une jeune Vietnamienne était de montrer « les belles choses » de son pays aux étrangers et qu’au lieu de m’accompagner sur des sites de décharge d’ordures, elle devait me montrer le musée et les chutes d’eau, les deux grands lieux touristiques des environs. En discutant de cet entretien laborieux par la suite, mon interprète me confirma que ces propos reflétaient en substance les consignes générales données aux jeunes Vietnamiens à l’école. Elle m’a affirmé avoir trouvé cette femme tout à fait désagréable et la discussion qui s’ensuivit me permit de connaître sa perception critique des rapports avec les fonctionnaires au quotidien.

28 A l’issue de cette analyse de l’enquête conventionnelle, on voit comment les errances du chercheur dans son accès à l’information renseignent sur le fonctionnement des institutions et sur les représentations du monde social des différents acteurs. Si le contexte est a priori consensuel, après examen, des lignes de fractures émergent et font entrevoir la latitude des acteurs face au système bureaucratique et leur pouvoir (certes relatif) de contestation.

Écouter et se taire : l’enquête au sein d’un projet bilatéral

29 Au vu des lenteurs de l’enquête conventionnelle, j’ai cherché à participer aux activités du projet qui m’étaient accessibles, afin de développer ma connaissance sur la gestion des déchets et mon réseau d’interlocuteurs. Je me suis ainsi insérée dans l’institution bilatérale, partageant le quotidien des employés, développant une forme d’intimité avec certains des membres du projet et cultivant un « état de veille ethnographique » (Bouju, 2007 : 141). C’est par ce point de vue, au départ assez extérieur puis finalement impliqué, que j’ai pu comprendre le fonctionnement de cette institution, notamment à travers les usages stratégiques de l’information.

Une alliance institutionnelle conflictuelle

30 Le projet repose sur une alliance bilatérale entre le gouvernement vietnamien, représenté par la Division de Planification et d’Investissement du Comité Populaire de la province, et un gouvernement européen, représenté par l’organisme de coopération.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 42

Ces deux organismes gouvernementaux, résilients de par leurs traditions institutionnelles sédimentées, se rencontrent dans une petite équipe coordonnant des activités avec divers partenaires locaux. Le projet vise essentiellement à développer des infrastructures, mais une experte et deux assistantes travaillent également sur la « conscientisation » et le « développement des capacités » des acteurs locaux (le « soft component »9). Dans cette cellule de pilotage, seuls le directeur du projet, un ingénieur d’environ soixante ans, et les deux assistantes, âgées de vingt-cinq à trente ans, sont des européens expatriés.

31 Dans un premier temps, il est nécessaire de décrire l’administration provinciale qui accueille les locaux de la cellule de pilotage du projet afin d’en comprendre la mécanique institutionnelle. Au sein de la Division de Planification et d’Investissement (DPI), les rapports de pouvoir hiérarchiques sont prégnants, comme en témoigne cette description d’une réception organisée dans la cour centrale suite à un tournoi de badminton, le jour de la fête d’indépendance du Vietnam : […] Plusieurs tables rondes sont installées au milieu de la cour. Je me retrouve avec le directeur, sa compagne, une assistante, ainsi qu’une collègue d’un autre service et la traductrice du directeur, à la table des deux grands « patrons » : le président du projet et le président de la DPI. […] Le plus haut placé est manchot10. Le directeur m'explique les rudiments des règles pour le repas. […] Il a l'air de rechigner à participer à cette réception, mais c'est une obligation […]. Le principe est que l'on mange et que l'on boit ensemble, tout en respectant la hiérarchie. Aux autres tables, on trinque souvent : « Môt hai ba, Yo !11 » Et tous enfilent leur verre d'une traite […]. Etant placés à la table des « patrons », nous recevons au compte- goutte la visite des convives des autres tables. Ils viennent trinquer par dessous avec les « patrons » et trinquent d'égal à égal avec le reste de la tablée. Le directeur me conseille judicieusement de ne pas boire trop au début. Chaque visiteur se doit de finir son verre d'une traite et de le montrer au « patron » qui fait mine de s'en fiche : il regarde d'un œil distrait. […] Parmi les convives qui viennent saluer leurs supérieurs, une jeune femme s'approche avec un verre de bière plein. Visiblement intimidée, elle trinque avec les deux « patrons », boit son verre de bière d'une traite après avoir fait de gros yeux et reprit son souffle. C'est un peu laborieux. On sent bien qu'il s'agit d'une obligation. Tout en souriant timidement, elle montre ensuite à un des supérieurs qu'elle a bien fini son verre. Il lui fait un geste voulant probablement dire « d'accord, c'est bon » assez nonchalamment. Elle attend l'aval de l'autre supérieur, qui ne s'intéresse pas à elle. Il lui faut visiblement attendre le contrôle pour pouvoir quitter la table […]. Finalement, le second « patron » lui fait signe et elle s'en va. Une autre scène marquante est celle de l’assistante étrangère, sollicitée par le supérieur manchot pour lui décortiquer un quartier de pomélo en fin de repas. Après lui avoir fait la cour en lui parlant de mariage et de grande maison […], ce qui est apparemment habituel, il s'adonne à un jeu qui n'est pas du tout du goût du directeur. Celui-ci regarde la scène avec dégoût en me disant « oh, c'est tellement bizarre... ». En effet, le manchot veut que l’assistante lui donne la béquée : elle doit porter le quartier de pomélo dépiauté à sa bouche, ce qu'elle rechigne à faire. Il insiste. Elle rit, gênée, mais se résout à porter le quartier de pomélo à la bouche du manchot, un brin dégoûtée. Tous les convives observent la scène entre curiosité, rire et gêne. La pluie tombe soudainement et le directeur dit à sa compagne : « je crois que c'est le bon moment pour que cela se termine ». Ils partent en catimini. […] » (Carnet de terrain, 31.08.2011)

32 La scène est assez représentative des autres repas de travail avec les « patrons » auxquels j’ai pu assister et elle est symptomatique du fonctionnement de la DPI. Le rôle central du président de la DPI et du président du projet (désignés par le terme de «

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 43

patrons ») et leur liberté d’action en font des personnages à la fois respectés, craints et parfois raillés (certaines de leurs pratiques étant à la limite de la décence). Une des assistantes du projet, qui est incommodée par la bière, s’oblige d’ailleurs à en consommer dans les repas officiels alors qu’elle ne boit que de l’eau dans les repas amicaux. Il s’agit bien de respecter la norme du service administratif. La mise en scène d’un repas officiel illustre par de nombreux aspects la hiérarchie institutionnelle tout comme les rapports de genre institués.

33 Si la hiérarchie est stricte dans l’administration vietnamienne, au sein de la cellule de pilotage, les rapports de forces sont bouleversés par les pratiques de contournements de différents acteurs. Tout d’abord, deux hiérarchies parallèles existent dans le projet : d’un côté le président de la DPI, le président du projet, le vice-directeur du projet, le comptable, sa secrétaire et les ingénieurs techniques sont tous des fonctionnaires vietnamiens ; de l’autre, le directeur étranger, sa traductrice, l’experte vietnamienne12 et les deux assistantes sont employés par le projet et donc payés par la coopération. Outre une juxtaposition de grilles de salaire très hétérogènes provocant des jalousies, les autorités devant qui ces employés sont responsables sont différentes. Aussi, les relations de travail franchissant cette frontière interne sont-elles en général conflictuelles.

34 Le statut des assistantes est plus que représentatif du bouleversement hiérarchique. Dernier maillon de la chaîne sur l’organigramme théorique de l’institution, elles sont mieux rémunérées que l’experte pour qui elles travaillent et outrepassent facilement les échelons hiérarchiques pour défendre leurs points de vue. Elles sont toutes deux en conflits avec le vice-directeur. Subordonné au président du projet et pressé par les injonctions du directeur expatrié, cet ingénieur vietnamien use abondamment de son pouvoir d’obstruction, probablement afin de s’affirmer dans l’institution. Les assistantes cherchent donc souvent à le court-circuiter pour accélérer les procédures. Suite à la proposition d’une assistante avec laquelle il était en désaccord, le vice- directeur la renvoya un jour à son statut subalterne : « Vous n’êtes pas en position de poser cette question ». Formel sur son refus, il lui proposa de soutenir sa proposition au président, son supérieur direct. Provoquée, l’assistante le fit et obtint gain de cause. Depuis, les assistantes et le vice-directeur, bien qu’amicaux dans les couloirs, s’opposent presque systématiquement dans les réunions.

35 C’est ce même vice-directeur qui devait me délivrer une lettre de recommandation en plaidant mon dossier auprès du président du projet. Or il me semble que j’ai été assimilée aux deux assistantes du fait de nos habitudes communes, de notre ressemblance physique et de ma complicité avec l’une d’elle (qui m’hébergeait gracieusement lors de mes séjours à la capitale provinciale). J’ai donc été « encliquée » (Olivier de Sardan, 2008) et, dans la géographie institutionnelle, je pourrais situer mon point d’ancrage aisément. Outre mon statut d’enquêtrice suspecte, il me semble alors que certains conflits institués se sont quasiment mécaniquement reportés sur moi, gênant notamment mes démarches administratives.

Pratiques informationnelles et tabous de l’institution

36 Pour autant, cette réalité conflictuelle ne peut pas être le seul principe organisationnel à l’œuvre, car la reproduction de l’institution dans le temps serait dans ce cas menacée d’éclatement. Il devient alors nécessaire de comprendre le projet de développement

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 44

comme une institution combinant un principe de conflit et un principe de stabilité. Cela se traduit dans les pratiques quotidiennes des acteurs qui, comme dans toute institution, « veulent que la communauté survive sans pour autant abandonner leur autonomie individuelle » (Douglas, 2004 : 75). Un aspect de ce principe de stabilité institutionnelle, ainsi que j’ai pu l’observer, se trouve dans l’usage stratégique de l’information et de la censure par les membres du projet.

37 Malgré certains conflits provinciaux, le directeur se doit d’être « transparent » dans sa gestion locale du projet en informant le siège de la coopération installé à Hanoï. Il s’autorise cependant à ne pas évoquer des dissensions internes à l’équipe lorsqu’il considère que le siège ne doit pas en avoir vent. Avant une réunion à Hanoï, une assistante demande si la question actuellement en débat d’un voyage d’étude pour les fonctionnaires locaux sera évoquée : « Non, non, dit le directeur, pas un mot du voyage d’études à Hanoï. C’est quelque chose entre nous et la province ! Pas besoin que le siège soit au courant ».

38 Le directeur du projet a jugé bon de taire la question soulevée et de réserver sa résolution à une discussion interne à l’équipe provinciale. A l’inverse, lorsqu’il juge que le soutien du siège peut être bénéfique à la résolution d’une question locale, le directeur fait remonter des informations à ses supérieurs. C’est le cas de la question des sites de décharge qui engendre des conflits entre communes. La province veut attribuer un site de décharge à chaque district pour contenter tout le monde. Le directeur, convaincu que c’est une erreur, aimerait que le siège de la coopération fasse pression, par le biais de l’ambassadeur lui-même et par répercussion sur toute la pyramide administrative vietnamienne, pour influencer la décision provinciale. Cependant, à Hanoï, on lui a dit « pas de vagues ». Le choix de l’interlocuteur et du circuit de l’information est pensé en amont pour améliorer l’efficacité de l’action. Tout n’est pourtant pas bon à dire et tout interlocuteur ne doit pas être contacté, comme en témoigne l’injonction au silence du siège.

39 De manière générale, l’information est une ressource pour défendre des intérêts personnels ou les intérêts d’une faction. Au siège national de la coopération, une fonctionnaire vietnamienne, chargée de la supervision du projet provincial, s’immisce dans les affaires locales en voulant imposer le recrutement d’un expert qui n’a pas satisfait les membres du projet sur le papier. Jouant des divisions internes pour imposer son choix, elle argue que les Vietnamiens ont été spoliés dans la procédure et qu’ils n’auraient pas été informés par les expatriés du choix final. Jugeant que cette femme a détruit un lien de confiance ténu entre les deux parties du projet, la réaction du directeur est sans appel : « Elle travaille contre nous ! Elle ne travaille pas pour les intérêts de la coopération mais pour les intérêts vietnamiens. Et cette fois-ci, je vais me venger. […] Je peux la faire plonger. J’ai deux dossiers sur elle que je n’ai pas encore utilisés. Il y a beaucoup de choses à dire. Y compris sur des affaires de corruption. » (Carnet de terrain, 27.10.2011)

40 Sous couvert d’une dénonciation reposant sur des valeurs – la lutte contre la corruption –, qui ne sont en réalité mobilisées que de manière stratégique, la principale ligne de fracture dans l’alliance bilatérale en question n’est pas horizontale (entre le local et le siège), mais bien verticale et diplomatique. Ce sont des intérêts nationaux qui sont mis en conflits : « nous » et les Vietnamiens.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 45

41 Au vu des enjeux internes à la mécanique du projet, la cohésion de l’équipe est en permanence sur la sellette. Cette instabilité institutionnelle est à mon sens compensée par une forme de censure que je qualifie de stratégique : en interne, l’information peut faire l’objet de diverses manipulations mais, vis-à-vis de l’extérieur, il faut témoigner d’une union sans faille, dont l’apparence est indispensable à la pérennité du projet. On peut considérer que la diffusion de l’information répond à une logique de cercles concentriques déterminant le degré de confidence dont les différents acteurs internes, partenaires et externes bénéficient. Les journalistes, partenaires convoités du projet lorsqu’il faut donner de la visibilité aux actions, se changent en indésirables gêneurs dans les cas difficiles, comme lors de la restitution de l’évaluation intermédiaire du projet, faite par une équipe internationale d’évaluateurs indépendants dans un grand hôtel public de la capitale provinciale : A la pause, le directeur embarrassé arrive auprès du consultant ayant présenté l’évaluation ainsi qu’un de ses collègues avec qui nous discutions l’assistante et moi. « Nous avons un problème. Il y a un journaliste dans l’audience. Nous ne savons pas qui l’a invité, comment il est arrivé là. J’imagine que ce n’est pas vous, hein (sourire gêné) ? Les Vietnamiens sont très mécontents. Parce que ce n’est pas bon que ce soit public. C’était dur ! » […] « Tout de même, vous disiez que nous avons des "résultats pauvres" en renforcement des capacités. Je trouve que c’est très dur. Et puis en ce qui concerne les délais, vous ne prenez pas en compte tous les éléments. » Le directeur se lance dans une explication par A+B, en montrant ses doigts : « premièrement, […] deuxièmement, […] » Ce sont les procédures et les autorisations de la coopération étrangère qui ralentissent. Aussi il termine : « Non, je pense que le projet a fait du bon travail jusque-là, et nous sommes dans les temps. » […] Le directeur nie les critiques. Un des consultants est visiblement un peu ennuyé d’être contesté. « On n’est pas à l’ONU ! », blague-t-il. « On est indépendant, on peut émettre des critiques constructives. C’est notre avis. » (Carnet de terrain, 13.12.2011)

42 Au-delà d’une vision culturaliste des usages de la censure dans la fonction publique vietnamienne, on voit que le directeur expatrié euphémise lui aussi les problèmes ou tait certaines réalités. Les acteurs habituellement en conflit dans l’alliance se retrouvent finalement. L’alliance institutionnelle se maintient parce qu’elle fonctionne aussi sur la base d’un principe de censure stratégique : « Il faut que certaines choses soient continuellement oubliées pour qu’un système cognitif quel qu’il soit puisse fonctionner. » (Douglas, 2004 : 113)

Engagements réciproques

43 Dans ce contexte conflictuel, où l’information est une arme précieusement préservée parce que menaçante pour la cohésion institutionnelle, un chercheur peut éventuellement écouter, mais doit surtout se taire. A la suite de ma participation, pourtant autorisée par le directeur, à une importante réunion à Hanoï, j’ai senti un basculement dans mon statut. Touchant de près à des enjeux diplomatiques forts, ma nature allogène s’est soudainement révélée problématique aux yeux du directeur. A la fin de la réunion, il m’a sollicitée en aparté pour me dire, seuls à seuls, que nous devions discuter sérieusement de ma recherche et des bénéfices qu’en retirerait son projet. Par la suite, ma présence fût refusée aux réunions internes de l’équipe. J’ai pu uniquement assister à des activités dans les communes et des réunions « publiques ».

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 46

44 L’implication du directeur dans la définition de ma recherche est allée croissante, mais c’est lorsque ma restitution devant l’équipe du projet approchait, qu’il a frôlé la censure de mon étude. Il m’a convoquée quelques jours à l’avance pour « discuter » du contenu de mon diaporama. Comme l’assistante qui m’hébergeait m’avait déconseillée à de multiples reprises d’évoquer des questions institutionnelles (y compris communales), j’ai moi-même largement édulcoré mon propos et j’ai concentré ma présentation sur les pratiques des habitants vis-à-vis des ordures. Le vice-directeur, manifestant son désintérêt pour mon travail, refusa quant à lui d’assister à ma présentation. Après de longues palabres, il s’est présenté avec plus d’une heure de retard, faisant attendre l’équipe. Il a enfin largement commenté mon travail jusqu’à me faire modifier des phrases qu’il n’approuvait pas dans certaines diapositives.

45 Il faut bien admettre qu’une enquête en situation de développement « transforme un regard auto-critique » en un regard impliqué de « l’anthropologue-acteur […] parlant du dedans et à la première personne »13 (Mosse, 2005 : 11). L’acception classique de la recherche sur un objet autonome, comme le développement, laisse place à celle d’une anthropologie impliquée, qui prend en compte la réflexivité du chercheur. Cette implication soulève par ailleurs une grande difficulté à restituer le travail de recherche hors de l’institution, d’autant plus dans le cas d’un matériau empirique non conventionnel. Quel doit être l’engagement du chercheur vis-à-vis de ses interlocuteurs ? L’éthique de l’anthropologue réside à mon sens dans la rigueur ethnographique, pour laquelle plaide Oliver de Sardan (2008), qui permet à la production scientifique d’« être conséquent[e] » (Fassin, 2005). La justesse du propos, au service de la science anthropologique et non tournée vers la personne du chercheur, est une manière de créer cette « symétrie […] de concernement » et d’implication dans les histoires vécues de nos interlocuteurs (Héraut, 2007 : 105).

Conclusion

46 En 1990, Bourdieu faisait le constat suivant : « Je pense que si la théorie de l’Etat, dans l’état de délabrement où elle se trouve, […] peut se perpétuer, c’est parce qu’elle se promène dans un univers indépendant de la réalité » (Bourdieu, 2012 : 46).

47 Cet appel à conjuguer empirie et théorie dans la production du savoir sur l’Etat me paraît fondamental dans le projet qui est le nôtre d’étudier les politiques publiques en contexte de développement. N’est-ce pas en expérimentant les institutions, pour le meilleur et pour le pire, que le chercheur peut comprendre leurs mécanismes de fonctionnement ?

48 Les institutions, « inventions organisationnelles », visent à transformer le réel sur la base d’un point de vue situé sur le monde social. Aussi, et parce qu’« une fiction sociale n’est pas fictive » (Bourdieu, 2012 : 53), il est intéressant de comprendre les processus de production du discours par les institutions, les mécanismes du consensus, de la censure et d’analyser les usages stratégiques de l’information par les acteurs. Le tropisme réflexif du socio-anthropologue, analysant les conditions pratiques de son accès à l’information, ses difficultés à obtenir des autorisations de recherche, etc., est alors un positionnement heuristique pour analyser un fonctionnement institutionnel. La question de la réflexivité doit donc être vue comme un appel à construire une « épistémologie de terrain » (Olivier De Sardan, 2008), alimentant en permanence la

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 47

réflexion théorique par l’expérience empirique du chercheur. A la manière du judoka, utilisant la force de son adversaire pour lui infliger une défaite, les contretemps d’une enquête ethnographique en situation de développement peuvent nourrir durablement la réflexion théorique du chercheur sur les contextes d’interventions.

BIBLIOGRAPHIE

BLUNDO G., LE MEUR P.-Y. (eds.), 2009, The Governance of Daily Life in Africa, Ethnographic Explorations of Public and Collective Services, Leiden-Boston, BRILL.

BONNIN C., 2011, « Doing Fieldwork and Making Friends in Upland Northern Vietnam : Entanglements of the Professional, Personal and Political », Conférence 3-5 mai 2011, Montréal, Mc Gill University.

BOUJU J., 2007, « La vie quotidienne comme terrain, ou la valeur heuristique de l’implication de l’ethnographe assistant technique en coopération », in Leservoisier O., Vidal L. (dir.), L’anthropologie face à ses objets, Nouveaux contextes ethnographiques, Paris, Archives contemporaines : 139-151.

BOURDIEU P., 2012, Sur l’Etat. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Raisons d’agir/Seuil.

BOURDIEU P., 1982, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.

CONDOMINAS G., 1965, L’exotique est quotidien, Sar Luk, Viet-nam central, Paris, Plon.

DINH TRONG HIEU, 1986, « L’accès au terrain en pays socialistes de l’Indochine, pour les recherches en sciences sociales », in Gast M., Panoff M. (eds.), L’accès au terrain en pays étranger et outre-mer, Paris, L’Harmattan : 69-90.

DOQUET A., 2007, « L’enquête en "situation ethnologique" ou l’exercice nécessaire de la réflexivité », in Leservoisier O., Vidal L., L’anthropologie face à ses objets, Nouveaux contextes ethnographiques, Paris, Archives contemporaines : 205-222.

DOUGLAS M., 2004 [1986], Comment pensent les institutions ?, Paris, La Découverte.

FASSIN D., 2005, « L’innocence perdue de l’anthropologue : remarques sur les terrains sensibles », in Bouillon F., Fresia M., Tallio V. (eds.), Terrains sensibles, Expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, EHESS, Centre d’Etudes Africaines : 97-103.

HERAULT L., 2007, « Faire de l’anthropologie en "terrain transsexuel" », in Leservoisier O., Vidal L., L’anthropologie face à ses objets, Nouveaux contextes ethnographiques, Paris, Archives contemporaines : 97-107.

MORIN E., 2005, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil.

MOSSE D., 2005, Cultivating development : An ethnography of aid policy and practice, New York, Pluto Press.

NØRLUND I., 2007, « Civil society in Vietnam, Social organizations and approaches to new concepts », ASIEN The German Journal on Contemporary Asia, 105, Hamburg, Deutsche Gesellschaft für Asienkunde e.V. : 68-90.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 48

OLIVIER DE SARDAN J.-P., 2008, La rigueur du qualitatif, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia.

SCOTT S., MILLER F., LLOYD K., 2006, « Doing Fieldwork in Development Geography, Research Culture and Research Spaces in Vietnam », Geographical research : 28-40.

TURNER S. (ed.), 2013, Red stamps and gold stars. Fieldwork dilemmas in upland socialist Asia, University of British Columbia Press, Vancouver.

NOTES

1. Ma traduction. 2. Comptons arbitrairement les expatriés européens, nord-américains, australiens, néozélandais, etc. 3. Le vietnamien est une langue tonale (6 tons), ce qui rend sa prononciation et sa compréhension difficile. 4. Le directeur tentera souvent, plus ou moins explicitement, de me faire abandonner les enjeux institutionnels de la gestion des déchets, pour m’amener à me concentrer sur les pratiques des habitants. 5. Avec un visa touristique, n’importe quel étranger a le droit de sillonner le territoire vietnamien. Beaucoup de chercheurs travaillent d’ailleurs avec un visa de ce type, parfois accompagné d’autorisations officielles, tant les visas de recherche sont complexes à obtenir (et ne résolvent pas tous les problèmes d’accès au terrain). 6. Qui ne m’a finalement été délivré que trois semaines avant mon départ. 7. Organisations paraétatiques de jeunes, de paysans, de femmes, etc. 8. Ma traduction. 9. Selon les termes du projet : « awareness raising » et « capacity building », c’est-à-dire des activités « indirectes », non matérielles, accompagnant la construction d’infrastructures. Cette dernière représente à elle seule un budget de plus de 90% du total. 10. Le directeur m’a affirmé qu’une infirmité de guerre peut être valorisante pour obtenir un poste de haut fonctionnaire. 11. « Un, deux, trois, Yo ! » 12. Elle a travaillé en Europe pendant une dizaine d’années et est de retour au Vietnam depuis quelques mois. Divorcée, vivant seule avec ses enfants, elle est déterminée dans son travail et visiblement insoumise à la hiérarchie des « patrons ». 13. Ma traduction.

RÉSUMÉS

Depuis la fin des années 1980 avec le Doi moi (renouveau), le Vietnam s’est ouvert à l’établissement de nombreux projets de développement étrangers. Face à une communication gouvernementale répondant aux attentes des institutions internationales en matière de réformes de la gouvernance, l’étude du fonctionnement quotidien des institutions en charge des politiques publiques paraît nécessaire. Cet article propose un retour réflexif sur une enquête ethnographique réalisée au sein d’un projet de coopération bilatérale dans une province du

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 49

centre du pays. L’examen des conditions pratiques de l’enquête est destiné à alimenter la réflexion sur le fonctionnement des institutions, depuis l’Etat local vietnamien jusqu’au projet bilatéral provincial. Entre contrôles bureaucratiques et policiers, difficultés d’énonciation des problèmes publics et censure stratégique, l’expérience pratique du chercheur et ses difficultés d’enquête nourrissent la compréhension du contexte d’intervention et l’analyse de la mise en œuvre des politiques publiques au quotidien.

Since the end of the 1980’s with the Doi moi (renovation), Vietnam has opened its borders to the establishment of numerous foreign development projects. While the government communicates to sa-tisfy the requirements of international institutions for reforming governance, it seems necessary to investigate the daily functioning of the institutions in charge of public policies implementation. This article presents a reflexive feedback from an ethnographic research carried out within a bilateral cooperation project in a central pro-vince of the country. The examination of practical investigation conditions gives insightful information about the operation of institutions, from local Vietnamese State to the provincial bilateral project. Between bureaucratic and police controls, constraints on speech referring to public issues and strategic censorship, the researcher’s practical experience and the difficulties he faces eventually help understanding the context of intervention and analysing the daily implementation of public policies.

AUTEUR

MIKAËLA LE MEUR Doctorante en anthropologie au Laboratoire d’Anthropologie des Mondes Contemporains, à l’Université Libre de Bruxelles (Belgique) E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 50

Ethnographic Challenges Encounteredin Rwanda’s Social Topography The Researcher as Navigator

Molly Sundberg

Introduction

1 What are the complexities of undertaking ethnographic research in settings characterised by state surveillance, political polarisation and social distrust? In the following, I will address this question by drawing on my experience of ten months of anthropological research in Rwanda in 2011-2012. The study was undertaken within the frame of my doctoral thesis, which concerns the diverse, everyday negotiations of membership in the Rwandan nation and state. More specifically, the thesis explores how the government’s interpretation of the model citizen and nation-state has come to be shaped, and how it is projected onto the Rwandan population. It also investigates how these government expectations are received, contested and negotiated by the Rwandan population, both in the everyday life of a local community in Kigali, and in the specific context of Rwanda’s national civic education programme, called Itorero ry’Igihugu, or, in short, Itorero1.

2 During the time of my fieldwork, the Itorero programme was managed by a special taskforce situated within the public institution called the National Unity and Reconciliation Commission (NURC). The programme is officially modelled on a pre- colonial educational institution carrying the same name, which sought to train the future (male) leaders of the civic and military administration under the Rwandan king. Those trainees were called ‘Intore’, which is also the name given to a person participating in the ‘modern’ Itorero programme.

3 The contemporary programme teaches a set of ‘cultural values and taboos’ which are meant to help the citizenry contribute to national development efforts as articulated in

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 51

the Rwandan state’s overarching policy framework for development, called the Vision 2020. This Vision, adopted in the year 2000, is meant to turn Rwanda into a middle- income country by the year 2020. Beyond teachings on Rwanda’s cultural values and taboos, the theoretical curriculum includes lessons on national history, as well as contemporary government policies, programmes and laws.

4 Itorero targets the entire Rwandan population, even citizens in the diaspora. Participation is mandatory for all Rwandans living in the country who are above the age of seven. The programme was launched in 2007. During its first phase of implementation, it targeted formal and informal leaders in society who could serve as future Itorero educators in their local communities. So far, about three hundred thousand Rwandans have been trained in thirty or so ‘categories’ of such leaders, including heads of central and local government, primary and secondary school teachers, high school graduates, prison staff, health workers, and members of Rwandan diaspora organisations abroad. The content of these trainings has been quite comprehensive. In addition to the theoretical teachings mentioned above, the camps often comprise military exercises, physical training, and cultural art forms traced back to the pre-colonial kingdom, entailing dancing, singing and poetry.

5 In 2011, Itorero ry’Igihugu was officially launched in all of Rwanda’s villages and schools as part of the second, ’decentralised’ phase of the programme. The objective is for people to be educated where they live, work and go to school. Usually, such Itorero trainings are undertaken a few hours once a week across a period of approximately six months, and they are led by the local administration and school teachers who were trained during the first programme phase. Plans are also underway to initiate Itorero trainings in Rwanda’s workplaces and institutions, such as private business companies and churches.

6 My field study in Rwanda was largely divided into three 'sub-fields'. It included participant observation in a variety of different Itorero trainings across the country, coupled with interviews with persons connected to the programme (managers, trainers and participants). Secondly, it involved talking to (other) Rwandans living in Kigali about topics addressed in Itorero, and inquiring about their knowledge and perspectives of the programme as such. Lastly, the study entailed participant observation in the daily life and governance of one particular neighbourhood in Kigali where I lived during most of my fieldwork.

7 As an ethnographer, I sought to understand imaginaries of the state and its relationship to the citizens both from within and from without. On the one hand, this implied listening to Itorero teachings and the testimonies given by programme managers and government officials. Those shed light on the government’s views of the Rwandan nation-state, its history and its people. On the other hand, it entailed relating such political narratives to those of Rwanda’s citizens who did not associate themselves with the state administration. Some of these persons had participated in the Itorero programme, while others had not.

8 As with any ethnographic study, there were a number of challenges that I as a researcher encountered in the field. The rest of this paper reflects on three such challenges. In my view, they are characteristic both of the socio-political and cultural context of Rwanda as a larger geographical field, and of my own particular interest in public civic education and state- and citizen-making.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 52

Talking about the ‘un-talkable’: Coming to grips with censorship by the state and the self

9 One of the major challenges I came to face as an ethnographer pertains to the kind of social reservation, wariness and distancing that characterised most of my initial encounters with Rwandans. This has many, overlapping explanation. For example, secrecy, silence and social reservation have been described as inherent features of Rwandan culture. Such traits are believed to have been cultivated by the royal kingdom and to date back to the formation of the pre-colonial state (De Lame, 2005). More importantly, Rwanda’s colonial and post-colonial history of violence and conflict has played a central part in raising fears and suspicion among citizens. This violence culminated in the 1994 genocide, in which thousands of Rwandans either facilitated or actively participated in the killing of up to 800 000 fellow citizens, most of whom belonged to a particular ethnic group. Yet another critical factor can be attributed to the extensive apparatus of control and surveillance maintained by the post-genocide government in Rwanda. This political leadership, dominated by the Rwandan Patriotic Front, was born out of an armed movement of refugees residing in Uganda, which launched a guerrilla war against the sitting Rwandan President and his regime in 1990. Four years later, in July 1994, the rebels toppled that regime. Their coup put an end to the genocide initiated by the government against people identifying themselves with the same ethnic group as the refugee rebels. Ever since, the leadership of this guerrilla movement has maintained a strong hold of power in Rwanda, not the least by means of a complex security apparatus that penetrates the most local levels of Rwandan society (Thomson, 2009).

10 In this context, asking people to speak their mind to a person they have not known for a very long time is to demand a lot. Not long into my research, I realised that reaching any kind of sincere testimony would turn out to take time and effort. Moreover, expectations placed on somebody else to ‘speak out’, I learned, need to be accompanied by an active effort on behalf of the listener to recognise and interpret silences and omissions, rumours and proverbs.

11 Even more challenging is it to undertake research on subjects widely seen as politically and morally charged. Due to the perceived omnipresence of the state in Rwanda, such subjects are numerous. The Itorero programme is one of them, since its syllabus addresses highly contested subjects, such as ethnic identity, the causes of the genocide, and policies and laws on justice and reconciliation. One of my neighbours told me for instance that since I was working with Itorero I could be sure that my mobile phone and email were tapped.

12 As with most politically sensitive topics in Rwanda, there are ready-made, official narratives that one can adopt when asked to voice an opinion. And many of the persons I spoke with about Itorero – especially central government officials and people I did not know very well – did apply these. Others replied that they did not know anything or had no interest in talking to me about Itorero, because ‘politics did not interest’ them. Yet others returned the question to me, asking me why I wanted to know. Most of those persons who eventually agreed to share their views and thoughts, did so on the condition that I could ensure absolute anonymity, provide a setting where no one could hear us, and promise not to record anything. In fact, it turned out almost impossible to tape record any interviews or conversations. Those I did record often turned out

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 53

compromised by the interviewee’s self-censorship as well as his/her censorship of what I was allowed to save and use from my recordings. At several times, I was asked to delete from the tape recorder utterances made following my interlocutor’s regret of having formulated him/herself ‘badly’. At other times, interviewees shared with me strikingly different perspectives once the tape recorder had been turned off.

13 My participation and presence at the Itorero trainings is another example of the challenges of auto-censorship and mistrust in Rwanda. At the camp sites, it turned out impossible for me to ask participants what they thought of the programme. Most often, I received a standard response of “it’s good” or “I like it”, even in cases where I had seen the persons sleeping through most classes or trying to avoid group activities and individual responsibilities. Weeks or months later, however, a few of them confessed to having a whole other take on it. Thus it turned out critical for my study to follow up with some of the participants I had gotten to know during the training, and allow them a chance to express their views outside the direct realms of state control and surveillance.

14 The tendency of only receiving ’state-sanctioned’ responses to politically sensitive questions in Rwanda is widely, if not openly, acknowledged. In fact, during my research, several of my informants brought up the entrenched political correctness of Rwandans when in the company of authorities or persons not considered close friends or kin. It was even publically addressed in the Itorero programme, as a source of concern among both trainers and participants.

15 The problematic around auto-censorship has also been addressed in numerous publications on field research in Rwanda, such as those by Larissa Begley (2009, 2013), Jennie E. Burnet (2012), Bert Ingelaere (2010), Andrea Purdekovà (2011) and Thomson, Ansoms & Murison (2013). These scholars bring to the fore how the government’s extensive network of surveillance, coupled with its elaborate set of official narratives, governs what can be said and not said, and under what circumstances. While my study indeed affirms these observations, I also believe we should be wary of equating the official narrative with one that is less true for the narrator. In the context of my fieldwork, certain personal recitations of the politically dominant discourse, such as those which wholeheartedly endorsed the government’s version of the genocide, reflected what I believe my interlocutors held as true; they were not necessarily a veil for a hidden, alternative script.

16 Nevertheless, these scholars put their finger on a pertinent challenge to ethnographic research in Rwanda, notably how to create meaning from censored testimonies. This is a central topic in the recent anthology Emotional and Ethical Challenges for Field Research in Africa (Thomson, Ansoms & Murison, 2013). Yolande Bouka (2013), one of the contributors to that volume, highlights how the accuracy of accounts may not be as important as the way people present them within a given context. Drawing on her research in Rwanda among released prisoners and their views and experiences of the Rwandan justice system, Bouka writes that the manner in which various ‘facts’ were presented had much to say about how the narrator conceived of and positioned him/ herself vis-à-vis other actors, events, practices or ideas in the context narrated. An insightful analysis of a similar problematic can be found in Jennie E. Burnet’s (2012) work on Rwandan women’s narratives of the genocide. During her research, Burnet explains, silences turned out to be a critical part of her interlocutors’ testimonies. Their

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 54

hesitance to share memories and the omissions created in their testimonies were just as charged with meaning as the words they actually spoke.

17 As in Burnet’s study, silences and secrecy have been found to constitute psycho- somatic symptoms of trauma (see also Ross, 2003), but they have also been interpreted as coping-strategies applied in settings of post-conflict tension (Mannergren Selimovic, 2010), the threat of arbitrary terror (Taussig, 1992), or racism and discrimination (Green, 2002). Yet in other cases, secrecy has been understood as signs of resistance, encrypted in for example cultural forms like story-telling and riddles (Ferme, 2009; Martin, 1992). In her study of everyday forms of violence among persons living on the margins in eastern Brazil, Nancy Scheper-Hughes (1992 : 229) writes that half-truths became part of the ‘mundane surrealism of ethnographic description’. This entailed a constant struggle to try to distinguish fact from fiction and rumours from actual past and present occurrences.

18 In my own interactions with neighbours, authorities and Itorero participants, it was not uncommon for some of my questions to be answered with another question or with a seemingly esoteric proverb. Although my research assistants were of invaluable help, I, as well as they, still struggled with trying to understand the meaning of cryptic responses and subtle indications. Moreover, the amplitude of the government’s secret intelligence apparatus was a frequent topic of conversation among both Rwandans and foreigners in Kigali. Within the international aid community, more or less serious rumours circulated among Americans and Europeans about spies on the street, video cameras in restaurants, and planted microphones in certain hotels. The same rumours were ample among my Rwandan friends and informants, with the difference that these latter often referred to actors and systems of hidden surveillance in their local communities.

19 This context of wariness and auto-censorship, I soon found, also required me to know when to stop probing for information. I was often reminded of the fact that asking questions was simply not something you did in Rwanda. In Kinyarwanda, the word for ‘question’, ikibazo, also means ‘problem’. A pertinent problem with questions, I found, was that they raised suspicion. When my close friends and research assistants censored my questions or advised me to act or formulate myself in certain ways before persons I knew less well, it was almost invariably to save me from raising suspicion, not to help me show respect or sensitivity. For the same reason – trying not to attract suspicion – I rarely came to take any photographs of my surroundings.

20 Despite the ‘precautions’ I took to respect people’s privacy and not overstep my boundaries, different rumours circulated about me, even in the small neighbourhood where I lived. One said I was a spy for a Rwandan diaspora movement that wanted to overthrow the President, another that I was a Jehovah’s Witness. In my absence, it happened that my research assistants were addressed by local authorities about my research. One was for example asked what my research was ‘really’ about and whether there was any ulterior motive behind my questions. Unintentionally, I placed several persons in situations where they feared state repercussions because they had happened to accompany me as I had approached state authorities with questions that they deemed in hindsight to be too political. These experiences bring to mind Allen Feldman’s (1991) emphasis on the importance of knowing where the line goes for making enquiries in politically polarised and socially tense environments. Drawing on his ethnographic research on terror and violence in Northern Ireland, Feldman writes

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 55

that ethnographic achievements do not so much depend on the ability to access all pieces of information as it hinges on the capacity to be selective in one’s explorations.

Studying and working with politicised state institutions: The researcher as both ‘ambassador’ and ‘whistle-blower’

21 Not only the questions I posed but my identity writ large became in some respects the target of political projections. For example, not far into my fieldwork, I found myself expected to serve both as an advocate or a spokesperson of the Itorero programme, and as a channel of voice and source of empathy for persons who feared and opposed that very same programme.

22 Accessing the inner workings of the Itorero institution depended on the maintenance of good social relations with its staff. Several Itorero stakeholders, especially members of the programme Taskforce and employees of the NURC, saw me as a potential ambassador for the Itorero programme. As a researcher, I could tell the academic world about the good intentions and benefits of the programme through the publishing of my research results. Although I was never allowed to attend any management meetings held either by the Itorero Taskforce or the NURC, I was encouraged to work for the programme as an intern. While I did come to help out with a few minor tasks, I declined to take on the formal responsibility that an internship would imply. Nevertheless, during some Itorero trainings, not only was I publically used as an example of a role model trainee, I was even introduced as an employee of the Itorero Taskforce managing the programme. Hardly surprisingly, then, I came to discover that Itorero participants at various sites had initially mistaken me for a representative or staff member of the Itorero programme.

23 Likewise, when studying the everyday governance of my living area in Kigali, access to the local administration relied on maintaining good relations with the authorities. As a foreigner in Rwanda, an easy way to do this is simply to show up for and take part in the many community-level civic duties that are compulsory for all Rwandan citizens. By participating in sessions of collective, manual labour, attending village meetings and paying local fees and taxes on time, I soon found myself being used as a show case of a model citizen by the local authorities. Seeking to pressure my neighbours to improve their performance as good citizens, the administration used my engagement to put the rest of the neighbourhood’s population to shame, arguing that even the “white lady” (that is, one of the foreigners or wealthy inhabitants who were unofficially exempted from petty issues such as community labour) contributed more than the ‘normal’ people. I was also pointed out as a potential or indirect member of the government party. Many times, the neighbourhood authorities, both publically and in private, asked me to join the Rwandan Patriotic Front. If I joined, they argued, many others would follow.

24 While I never did join, I strongly doubt that doing so would have resulted in any dramatic rise in recruitments. It may however have implied the distancing of some of my neighbours. Possibilities to build relationships of trust with persons who were not affiliated with the Itorero programme depended on my ability to empathise with them also. And many of them were rather critical of the programme, as well as of the

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 56

government at large. Some lived in fear of what they saw as a coercive, politicised and punishing state. In me, they found a potential whistle blower who could lift the lid on the forms of state oppression, repression and surveillance that they were exposed to, but too afraid to speak out about. As a gateway to the ‘outside’, my findings could influence foreign policy and, in the long run, change domestic political conditions for their children and grandchildren.

25 The balancing act required in navigating through this politically polarised milieu was in other words quite challenging. Much is at stake for any Rwandan who voices critique of certain political truths, or who shows support for political taboos. For example, a few of my informants admitted that they were known by the local authorities as ‘critical’ persons inclined to address foreigners like me to ‘kiss and tell’ and give the state a bad reputation. They believed that making my acquaintance implied that the authorities were keeping an extra eye on them.

26 Naturally therefore, some of my informants hoped that taking the risk of facing state repercussions by sharing their views with me should give something in return. Similarly, Itorero stakeholders and other government representatives believed that they took risks in allowing me access to the workings of a government agency they knew was questioned and criticised, not the least by certain foreigners. Hence they, too, hoped for some sign of reciprocity. Larissa Begley writes that one’s success as a field researcher in Rwanda hinges on one’s capacity to “appear to be on everyone’s sides” (Begley, 2013 : 77). While there is certainly much truth in this, my usual response was rather to downplay my role as any kind of potential or actual intervener. I insisted that my task as a researcher was primarily to listen and try to understand. Most people accepted this, at least formally and at least in the beginning. But, of course, as time passed and our relationships deepened, expectations were raised that I should take sides with them, defend them, and most importantly, show sympathy for their cause.

27 This predicament resounds with what Olivier de Sardan (1995) calls ‘enclicage’. It entails the fact that the progressive assimilation of the researcher into his/her field of study does not imply integration into society at large, but always into certain ‘cliques’ or factions of that society. Within these latter, people have their own logics, perspectives and interests, in which the researcher often comes to find him/herself entangled. The risks affiliated with this enclicage, Olivier de Sardan writes, concern the tendency of the researcher to end up defending or advocating the interests and ideas of certain informants. This, in turn, may close the door to other informants who do not share those same perspectives and interests.

The researcher with a professional background in ‘development’: A key that opens some doors but closes others

28 To some extent, the enclicage (Olivier de Sardan, 1995) I experienced as an anthropologist in Rwanda dated back to a time before my fieldwork. A year prior to my ethnographic research, I was working in Kigali for the Swedish International Development Cooperation Agency (Sida). A part of that work involved managing financial support for the Rwandan government’s on-going demobilisation programme. That programme included a component of civic education that is widely seen as the

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 57

forerunner of the Itorero programme, and that is generally managed by the NURC, the same institution hosting the Itorero Taskforce. Moreover, in the past, Sida has supported other projects managed by the NURC. Hence, a few of my colleagues at the Swedish embassy were familiar with certain people among the staff managing the Itorero programme. Personal experiences at the NURC of good professional relations with Sida, and possibly also anticipations of additional Swedish funding, may very well have facilitated my access to the workings of the Itorero Taskforce. Accommodating a researcher who had been a former employee of a foreign donor agency which had collaborated with them earlier was probably seen as an opportunity to promote the Itorero programme within strategic areas of the foreign aid community. Having maintained my friendships at the embassy, I held potential in helping the programme managers to raise funds, political support or, at the very least, ‘goodwill’.

29 Researchers on Rwanda such as Bert Ingelaere (2010) have stressed how Rwanda’s elite often seek to encapsulate field researchers and development workers to make sure they only reach state-sanctioned versions of reality. Therefore, it is important to ask oneself as a researcher which voices one listens to and how one accesses these voices. For me, this became evident in instances such as when persons I did not know contacted me after having heard about my background as a former Sida employee who was now collaborating with the Itorero Taskforce.

30 The very same connections to the foreign aid sector may in other cases have impeded my access to views and experiences alternative to those of the Itorero proponents. Persons critical of the programme and of the many foreign states supporting the Rwandan government may have been dissuaded from confiding in me due to my affiliation with a donor agency known to pursue state-to-state cooperation with Rwanda and its many public institutions. Some persons told me how Western foreigners like me were usually naïve and uncritical when it came to the Rwandan political machinery. Once we settled in Kigali and started to work with the government, we wholeheartedly bought into the dominant political rhetoric on economic development and good governance.

31 In any case, here again, my strategy usually came to be one of downplay and discretion. I tried to lessen the weight of my affiliation with Sida and the international donor community, and instead emphasise my professional role as a researcher. In doing so, I hoped to convince my informants that my academic position offered independence from any political constraints or financial opportunities that may otherwise have influenced my analysis. To what extent I came about as convincing probably depended on whom I was addressing.

32 Moreover, as a researcher, I too, had to learn the practice of auto-censorship. In densely populated and intensely surveyed societies such as Rwanda, commitments to anonymity and confidentiality can be very challenging. Yet, due to the political polarisation of Rwandan society, anonymity and the ability to keep secrets are critical for any field researcher. This is especially true for those who, like me, have prior ties to certain ‘cliques’ in Rwanda, and for those who seek to understand and engage with a wider spectrum of persons – from those said to represent the state to those who fear and oppose it. For me, it came to require a daily routine of choosing my words carefully, where the truth was but one of several selection criteria. Only such tactics could safeguard the confidence I managed to build over time with certain persons, and without which I would end up neither here nor there in Rwanda’s political spectrum.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 58

33 Pierre-Joseph Laurent (2012) writes that anthropologists have an obligation to be engaged, because the validity of anthropology as a sciencelies in the researcher’s ability to critically reflect on his/her own subjectivity as well as that of his/her informants. In light of my experience of having to auto-censor my words and restrain my involvement as a researcher, I believe that Rwanda is a good example of how anthropological engagement also hinges on simultaneous forms of disengagement. Such disengagement, meanwhile, certainly poses its own risks. For example, building trust in Rwanda, I found, much depended on my willingness to share with my interlocutors information about my own life, my background and my work. Yet, due to my obligation to protect the confidentiality of what had been shared by other informants, I sometimes had to refuse answering seemingly innocent questions, such as what my plans were for the afternoon or where I had been to attend a public meeting. These forced silences may certainly have raised suspicions among some persons. On the other hand, they helped me to understand why people I came to know sometimes felt compelled to avoid answering questions which at first glance seemed perfectly innocent to me. They reminded me of the fact that most of the balancing acts I as an ethnographer had to perform to navigate in Rwanda’s politically and socially charged landscape, my informants had had to learn much earlier in life.

Conclusion

34 In all, the basic lessons of my fieldwork in Rwanda are in no way unique. As Hagberg and Ouattara (2012) write, anthropologists everywhere influence in various ways the social settings they study, and this is ultimately a challenge facing all empirically grounded studies. Moreover, just like the ethnographer undertakes research on his/her informants, so do the informants in most contexts undertake research on the ethnographer (Ansoms, 2013). However, different settings and different research interests impact on the ways in which these processes play out in practice. Rwanda exemplifies how population density, state surveillance, political polarisation and social distrust may generate particular challenges for ethnography on behalf of both researchers and informants. Such challenges, I have tried to show, include creating meaning from censored testimonies, maneuvring in and across various ‘cliques’ of society, and knowing when to disengage in order to stay engaged.

BIBLIOGRAPHY

ANSOMS A., 2013, « Dislodging Power Structures in Rural Rwanda: From ‘Disaster Tourist’ to ‘Transfer Gate’ », in Thomson S., Ansoms A. & Murison J. (eds.), Emotional and Ethical Challenges for Field Research in Africa: The Story Behind the Findings, London, Palgrave Macmillan.

BEGLEY L., 2009, « The Other Side of Fieldwork: Experiences and Challenges of Conducting Research in the Border Area of Rwanda/eastern Congo », Anthropology Matters 11(2), URL: www.anthropologymatters.com, Last visited: August 2013.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 59

BEGLEY L., 2013, « The RPF Control Everything! Fear and Rumour under Rwanda’s Genocide Ideology Legislation », in Thomson S., Ansoms A. & Murison J., Emotional and Ethical Challenges for Field Research in Africa: The Story Behind the Findings, London, Palgrave Macmillan.

BOUKA Y., 2013, « Nacibazo, ‘No Problem’: Moving Behind the Official Discourse of Post-genocide Justice in Rwanda », in Thomson S., Ansoms A. & Murison J. (eds.), Emotional and Ethical Challenges for Field Research in Africa: The Story Behind the Findings, London, Palgrave Macmillan.

BURNET J.E., 2012, Genocide Lives in Us: Women, Memory and Silence in Rwanda, Wisconsin, University of Wisconsin Press.

DE LAME D., 2005, A Hill Among a Thousand. Transformations and Ruptures in Rural Rwanda, Wisconsin, University of Wisconsin Press.

FELDMAN A., 1991, Formations of Violence: The Narrative of the Body and Political Terror in Northern Ireland, Chicago and London, University of Chicago Press.

FERME M.C., 2009, The Underneath of Things: Violence, History and the Everyday in Sierra Leone, Berkeley and Los Angeles, University of California Press.

GREEN L., 2002, « Fear as a Way of Life », in Laban Hinton A. (ed.), Genocide: an Anthropological Reader, USA and UK, Blackwell Publishers.

HAGBERG S. and OUATTARA F., 2012, « Introduction: Engaging Anthropology for Development and Social change », in Hagberg S. & Ouattara F. (eds), « Engaging Anthropology for Development and Social Change », Bulletin de l’APAD, No. 34-36.

HAGBERG S. and OUATTARA F., 2012, « Engaging Anthropology for Development and Social Change », Bulletin de l’APAD, No. 34-36.

HINTON A.L., 2002, Genocide: An Anthropological Reader, USA and UK, Blackwell Publishers.

INGELAERE B., 2010, « Do We Understand Life after Genocide? Center and Periphery in the Construction of Knowledge in Postgenocide Rwanda », African Studies Review, Vol. 53, Issue 1 : 41-60.

LAURENT P.-J., 2012, « Engager l’anthropologie du développement à prendre en considération le malaise post colonial », in Hagberg S. & Ouattara F. (eds), « Engaging Anthropology for Development and Social Change », Bulletin de l’APAD, No. 34-36.

MANNERGREN SELIMOVIC J., 2010, Remembering and Forgetting after War: Narratives of Truth, Justice and Reconciliation in a Bosnian Town, PhD thesis, Gothenburg University.

MARTIN JA., 1992, « When the People Were Strong and United: Stories of the Past and the Transformation of Politics in a Mexican Community », in Nordstrom C. & Martin J. (eds), The Paths to Domination, Resistance and Terror, California, University of California Press.

NORDSTROM C. and MARTIN J.A., 1992, The Paths to Domination, Resistance and Terror, California, University of California Press.

OLIVIER DE SARDAN J.-P., 1995, « La politique du terrain : Sur la production des données en anthropologie », Enquête. Anthropologie, Histoire, Sociologie, No. 1.

PURDEKOVÁ A., 2011, « Political Projects of Unity in Divided Communities: Discourse and Performance of Ubumwe in Post-Genocide Rwanda », PhD Thesis, unpublished.

ROSS F.C., 2003, Bearing Witness: Women and the Truth and Reconciliation Commission in South Africa, London, Pluto Press.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 60

SCHEPER-HUGHES N., 1992, Death Without Weeping. Violence of Everyday Life in Brazil, Los Angeles, University of California Press.

TAUSSIG M.T., 1992, The Nervous System, New York, Routledge.

THOMSON S., 2009, « Resisting Reconciliation: State Power and Everyday life in Post-Genocide Rwanda », www.fasopo.org/reasopo/jr/th_thomson.pdf, Last visited 20 April 2014.

THOMSON S., ANSOMS A. and MURISON J., 2013, Emotional and Ethical Challenges for Field Research in Africa: The Story Behind the Findings, London, Palgrave Macmillan.

NOTES

1. Itorero ry’Igihugu means ‘National Itorero’. In this text, the words ‘Itorero’ and ‘Itorero ry’Igihugu’ will be used intermittingly, both referring to the contemporary civic education programme, unless otherwise stipulated.

ABSTRACTS

Research on civic education poses challenges to the anthropologist in so far as the curriculum addresses morally charged subjects like national identities, history and justice. In a country suffering from recent mass violence and tight government control, it gets even more complicated. Add to that a researcher with prior ties to the state institution in charge of civic education, and you have my PhD project in Rwanda. This article addresses some of the challenges I encountered in the field, notably how to create meaning from censored testimonies, how to maneuver across various factions of society, and how to know when to disengage in order to stay engaged.

La recherche sur l’éducation civique présente des défis à l’anthropologue du fait que le programme d’enseignement aborde des sujets délicats comme les identités nationales, l’histoire ou la justice d’un pays. Quand le pays en question a été, dans un passé récent, l’objet de violence de masse et se trouve à présent soumis à contrôle étatique étroit et tatillon, les choses deviennent encore plus compliquées. Si l’on ajoute à cela une chercheure ayant antérieurement des liens avec l’institution étatique chargée de l’éducation civique, tous les éléments de mon projet doctoral au Rwanda sont réunis. Cet article dépeint quelques-uns des défis que j’ai affrontés sur le terrain, notamment comment saisir le sens des témoignages censurés, comment naviguer entre les différentes factions sociales et, par dessus tout, comment savoir se désengager afin de rester engagée.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 61

AUTHOR

MOLLY SUNDBERG PhD candidate in Anthropology Dept. for Cultural Anthropology and Ethnology E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 62

L’ethnographie au risque de l’agression : expérience de terrain à risque

Sylvain Batianga-Kinzi

Introduction

1 Les notions de « terrain en conflit », « terrain sensible » (Bouillon, Frésia et Tallio, 2005; Vulbeau, 2007; Pian, 2012), « terrain miné » (Albera, 2001), « terrain à risque » sont des expressions qui, toutes, soulignent la nature problématique du terrain identifié pour l’enquête. Les problèmes peuvent concerner indifféremment un contexte socio- politique incertain, conflictuel ou dangereux. En arrière-plan, ces contextes soulèvent la question de la sécurité de l’ethnographe et de ses informateurs ou les problèmes d’accès aux lieux. Ce genre de contexte commande à l’ethnographe d’engager une approche prudente, adaptable en permanence au fil des événements, des incertitudes, des rumeurs volatiles ou insaisissables. Evidemment, ce genre de situation est propice à l’élaboration de multiples micro bricolages méthodologiques qui, pris tous ensemble, concourent à des innovations épistémologiques qui pour être modestes n’en sont pas moins réelles. Mais, ces situations sont aussi porteuses de dangers potentiels, petits et grands.

2 Pourtant, les terrains ethnologiques ont toujours été, de fait, des terrains sensibles. Jean Copans cité par Juliette Sakoyan (2006) souligne d’ailleurs que chaque période a ses terrains sensibles, et même que « les terrains non sensibles des uns sont peut-être les terrains sensibles pour les autres ». Si la sensibilité est ce qui définit le terrain nécessaire à l’exercice de l’anthropologie, la plus grande prudence dans les pratiques d’immersion devrait être de mise. Mais la sensibilité du terrain change, elle est plus ou moins aiguë lorsqu’il évolue brusquement sous l’effet de contraintes exogènes ou endogènes, ou lorsque son histoire s’emballe, bousculant et détruisant l’ordre établi.

3 Dans cette perspective où l’anthropologue se confronte en chair et en os à des situations inédites, imprévisibles et contingentes, il doit adopter une approche

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 63

judicieuse et flexible face aux aléas ethnographiques. Mais, il le fait en interaction et en confrontation permanentes avec les réalités sui generis de sa propre « équation personnelle » (Laburthe-Tolra et Warnier, 1997: 370) et avec les incertitudes liées à ses illusions méthodologiques et à sa connaissance insuffisante du groupe social dans lequel il s’immerge. Etant donné que l’investigation repose pour une bonne part sur son rapport avec le « terrain sensible », il ne resterait à l’ethnographe qu’une seule chance, celle de construire ce contexte de « sensibilité » comme objet d’étude. Par-delà la nécessaire réflexivité du regard, s’offrirait alors à l’ethnographe, la possibilité de questionner son objet de recherche, à partir de sa propre expérience du risque que lui fait subir le terrain, car : « Ce que nous renvoie le terrain est trop riche, trop riche si nous ne nous questionnons pas sur "le voir", sur ce qui nous donne à voir, et sur l’expérience sensible porteuse d’un savoir. » (Bonta, 2008)

4 Cette interrogation se concrétise de manière très aiguë quand, en pleine situation d’enquête, le chercheur se trouve être victime d’une agression verbale en public. Quelles sont les conséquences épistémologiques de cette expérience intime de l’agression ? Comment l’ethnographe peut-il maintenir un semblant d’approche compréhensive tout en surmontant ses émotions ? C’est à ces questions que cet article tentera d’apporter quelques éléments de réponses.

Quand l’ethnographe est la victime !

5 Ma recherche doctorale porte sur « l’intervention humanitaire en Centrafrique : politiques, pratiques et conceptions ». Mes enquêtes se sont déroulées alors que la République centrafricaine traversait une longue période de crise politique et de violence dont les aléas risquaient en permanence de rendre impossible mon accès sur les lieux d’enquête. Les événements imprévisibles associés à ces turbulences politiques posaient un problème de sécurité à mes enquêtes tant à Bangui, la capitale, que sur mon terrain d’enquête dans les petites villes de Batangafo et Kabo au nord du pays. Une première mission projetée à Batangafo et à Kabo fut ainsi annulée à cause des consignes sécuritaires. Mais, après quelques mois, constatant que plusieurs missions humanitaires avaient repris leurs activités d’assistance aux personnes déplacées par les conflits militaro-politiques et aux populations affectées par les conflits entre éleveurs et agriculteurs, je décidais d’aller à mon tour sur ce terrain.

6 J’arrivais à Batangafo alors que plusieurs camions du Programme Alimentaire Mondial (PAM) étaient déjà là. Cependant, les responsables affectés à la distribution des vivres aux personnes déplacées n’étaient pas encore arrivés sur le site. Auparavant, alors que je travaillais à Bantagafo pour une organisation humanitaire, j’avais noué des liens d’amitié avec quelques personnes qui travaillaient au PAM. Cet ensemble de circonstances a été propice à l’émergence d’un quiproquo qui m’a mis dans l’embarras.

7 Mon arrivée ne passa donc pas inaperçue, les transporteurs des vivres de même que certains jeunes vinrent vers moi pour m’accueillir avec joie. Certaines personnes ne tardèrent pas à me poser des questions concernant la distribution des vivres aux personnes déplacées. Ce fut l’occasion de préciser à ceux qui me connaissaient avec la casquette d’humanitaire que je ne travaillais plus dans une organisation humanitaire et que j’étais « retourné à l’école » pour apprendre plus encore. Dire que j’étais « retourné à l’école » était plus immédiatement compréhensible pour mes interlocuteurs que

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 64

d’expliquer que je me trouvais aujourd’hui à Batangafo pour les besoins d’une enquête ethnographique. Certains, qui avaient bien compris mon « retour à l’école » comme « une quête de savoirs supplémentaires » hochaient la tête. D’autres, qui comprenaient mon projet comme un désir de « devenir une grande personne » m’encourageaient en disant « vas-y et tu reviendras plus tard nous aider ». Cet accueil fut pour moi le signe que les jeunes de la ville avaient bien compris ce qu’était mon nouveau rôle qui n’avait plus rien à voir avec mes fonctions antérieures. Deux jeunes hommes ont proposé de m’héberger pendant ce séjour sur le terrain. Mais, à cause d’un problème d’accès à l’électricité, j’ai décliné cette offre généreuse, acceptant toutefois de prendre mon repas quotidien avec eux. A cet instant, j’étais convaincu d’avoir été, en quelque sorte, réintégré dans l’espace social de Batangafo. Mais, il s’est avéré que cette conviction était une illusion provoquée par la familiarité apparente du terrain et des gens supposés connus. J’ai réalisé, bien malgré moi, que : « L’insertion du chercheur dans une société ne se fait jamais avec la société dans son ensemble, mais à travers des groupes particuliers. Il s’insère dans un réseau et pas dans d’autres. » (Olivier de Sardan, 1995: 16)

8 Je faisais quotidiennement des va-et-vient entre Batangafo et le site des personnes déplacées qui se trouve à environ 6 km de la ville. Au terme de mon séjour, j’apprenais par la rumeur publique que les rebelles seraient à environ 20 km de la ville. De bouche à oreille, la rumeur gagna, se répandit dans la ville comme une traînée de poudre. Certaines familles commencèrent à regagner leurs campements de brousse. La ville devenait de plus en plus calme. Certaines personnes marchaient tranquillement comme si de rien n’était. D’autres, par contre, surtout les femmes, hâtaient le pas et s’activaient en tous sens. Les ONG humanitaires présentes sur place, le Conseil Danois pour les Réfugiés et Médecins Sans Frontières, mettaient en place leurs dispositifs sécuritaires. Chaque organisation réorganisait le plan d’évacuation des personnels en fonction des informations incertaines sur une éventuelle attaque de la ville par les rebelles. Quant à la force publique, constituée d’éléments de la gendarmerie et des Forces Armées Centrafricaines (FACA) en détachement à Batangafo, elle était dépourvue d’une logistique suffisante pour organiser la riposte. Les militaires décidèrent alors de réquisitionner deux véhicules appartenant aux organisations humanitaires afin d’aller combattre les rebelles qui avaient commencé à faire des tirs sporadiques sur la ville. Comme un signal, les détonations d’armes automatiques créèrent la panique dans la ville. Quant à moi, je me trouvais dans l’impossibilité de quitter la ville pour repartir à Bangui car j’appris, sans grande surprise, que le propriétaire du véhicule que j’avais loué pour venir refusait d’envoyer son véhicule venir me chercher à Batangafo. Après avoir cherché en vain « une occasion », un moyen de transport pour quitter le terrain, j’étais revenu à la gare routière où beaucoup d’hommes et quelques vendeuses de gâteaux stationnaient. Un commerçant de la ville m’offrit de prendre du thé.

9 Subitement, un homme fendit la foule et commença à proférer de vives menaces à mon encontre. Je le reconnu, il s’appelait Blaise et je l’avais croisé à plusieurs reprises lors de mes précédentes missions à Batangafo. D’un air furieux et agressif, il marcha vers moi comme s’il ne voyait pas les gens qui étaient sur son passage. Les yeux fixés sur moi, il avançait en vociférant : « C’est vous, les humanitaires qui nous causez tous ces problèmes. Vous voulez que le pays reste dans des troubles pour avoir des financements supplémentaires. Allez- vous arrêter avec ça un jour ? Pourquoi depuis des années sommes-nous toujours en conflit ? Nous ne pouvons pas faire ce que nous voulons. Vous produisez des

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 65

personnes déplacées ici et là! Les gens ne peuvent pas rester chez eux et cultiver. Il faut qu’on en finisse! Pourquoi est-il venu ? Chaque jour il part à Bobazi (le camp des personnes déplacées) ! Laissez-moi ! (Les hommes qui étaient sous les manguiers tentaient de le retenir pour l’empêcher de m’agresser). Vous me comprendrez un jour! Je sais ce que je suis en train de dire! Il le sait autant que moi! Dans cette ville, ce sont les humanitaires qui détiennent les informations relatives aux crises. Savez-vous pourquoi ? »

10 Mais, ce n’est que bien après que je compris que les gens m’avaient pris pour l’un des membres du PAM, attendus avec impatience pour procéder à la distribution des vivres.

11 La foule qui m’entourait réagissait diversement aux invectives de Blaise. Je constatais que nombre de personnes ne partageaient pas son avis. Mais, certains hochaient la tête comme pour marquer leur consentement à ses propos. D’autres, à l’instar d’un jeune homme que je connaissais aussi avaient une opinion compatible avec l’accusation de « mon agresseur » : « Oui ce que dit Blaise est vrai ! Ne prenez pas sa réaction comme étant de la blague ou du dérangement! Cela nous permet de voir clair dans ce qui se passe actuellement. Nous ne l’accusons pas, c’est un Centrafricain comme nous. Mais, il y a beaucoup des Centrafricains qui sacrifient les autres pour leurs intérêts. »

12 Stupéfait par la réaction agressive de Blaise, je choisis de faire profil bas afin d’éviter d’envenimer une situation déjà fort tendue qui risquait de rendre mon retour à Batangafo incertain, voire même de mettre un terme à mon aventure ethnographique locale. En outre, je n’avais aucune idée de l’étendue du partage de cette conception de la nuisibilité du personnel des organisations humanitaires. J’étais interloqué, car je côtoie quotidiennement les acteurs de l’aide humanitaire avec qui j’ai collaboré par le passé. J’assistais à un phénomène que je pouvais observer, décrire, tenter de relier à mes expériences antérieures de terrain, mais il m’était très difficile de le comprendre. Cependant, face à cette agression, c’est sans trop réfléchir que j’ai choisi d’adopter une attitude de réserve. Plus tard, j’ai essayé d’identifier dans les événements passés ce qui pouvait avoir touché la sensibilité de « mon agresseur » au point de susciter une telle agressivité. J’ai donc pris sur moi, essayant de ne pas m’enfermer dans ma perception des faits et dans les effets de mon expérience sensible.

13 Alors, j’ai décidé d’inscrire cet événement singulier dans le processus de compréhension des problèmes afférents à mon sujet de recherche. Mais, en changeant l’objet immédiat de mon investigation, j’ai provoqué un basculement réflexif de l’analyse: je passais brutalement de l’analyse de la vulnérabilité des personnes déplacées à l’analyse de ma propre vulnérabilité sur le terrain. Pourtant, le basculement est moins radical qu’il n’y paraît. En prenant de la distance avec l’émotion suscitée par l’agression verbale dont je venais d’être l’objet, j’étais en mesure d’accéder à un univers de représentations locales de l’intervention humanitaire dont j’étais loin de soupçonner l’existence : à savoir que les organisations humanitaires entretiennent l’insécurité afin de se reproduire par le renouvellement de leurs financements. La perception immédiate que cette conception était loin de faire l’unanimité parmi les acteurs en présence, tout en ne leur paraissant pas extravagante, m’a amené à solliciter un entretien avec « mon agresseur ». Ce redéploiement ad-hoc de l’enquête in situ m’offrait l’occasion de plonger dans ces conceptions critiques de l’intervention humanitaire. Mais ce n’était possible qu’à la condition de parvenir à composer avec mon agresseur afin d’aller en profondeur dans son système de représentations. Une heure environ après cette agression, j’ai décidé d’inviter mon agresseur à prendre un

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 66

pot avec moi. Cette attitude conciliante avec mon agresseur fut particulièrement appréciée par la foule des témoins qui avait assisté à l’événement. Fort de cette reconnaissance collective et grâce au soutien d’un compagnon de terrain, il ne fut guère difficile de convaincre mon agresseur d’accepter cette invitation. Alors, autour du pot de réconciliation, mon « ex-agresseur » est revenu sur les raisons de sa réaction et c’est alors j’ai pu comprendre qu’il existait localement une conception négative de l’intervention humanitaire.

14 Qu’il soit anodin ou violent, l’événement imprévu met en relief l’irruption de l’imprévu, de l’inattendu dans le tissu social, de ce fait il impose à la routine ethnographique d’adopter un autre régime de réflexion sur l’objet. Si « la quantité et la richesse des observations permettent à l’ethnologue d’affermir sa place parmi les savants » (Laburthe-Tolra et Warnier, 1997: 26), cette richesse passe non seulement par la maîtrise du rapport au terrain, mais aussi par la gestion adéquate des tensions voire des conflits qui entourent la présence de l’ethnographe dans le milieu. Ainsi : « L'événement permet de repérer comment et pourquoi les agents d'une culture construisent, défont, se souviennent, pratiquent le langage, entretiennent des relations émotionnelles et posent les différents mondes dans lesquels ils évoluent. Les événements d'une culture autorisent une lecture en réseaux qui donne naissance, à chaque nœud, à différentes routes dont la tâche consiste à conduire les multiples significations que ses agents et ses interprétants construisent. » (Affergan cité par Campion, 2000 : 3)

15 C’est ainsi que j’ai compris, à travers cette agression verbale, à quel point j’étais encliqué dans l’espace social des organisations humanitaires et donc impliqué, à mon corps défendant, dans le jeu des représentations complexes et contradictoires qui le concerne. Brusquement, j’ai été contraint de faire face à mon reflet, où plutôt à l’image de moi que se faisaient certains acteurs locaux. Cet événement m’a fait prendre conscience à quel point mes différents positionnements dans les différents milieux sociaux locaux (ménages, maraîchers, commerçants, équipes de la distribution des vivres aux personnes déplacées internes, etc.) étaient l’objet de réinterprétations constantes par les acteurs locaux.

16 A partir du moment où j’ai réussi à penser l’agression verbale moins comme un problème personnel que comme un événement lié au contexte à risque de mon terrain, j’ai pu reconstruire l’événement comme une continuité dans le cours de ma recherche, comme une possibilité de saisir la dynamique des représentations de la population locale sur les interventions humanitaires. Mais l’événement « agression personnelle » m’avait ouvert les yeux sur mon statut local: j’étais perçu comme un étranger ! Sans m’en rendre compte, j’avais construit une « distance » relative vis-à-vis de mes interlocuteurs locaux. Et c’était dans cette posture initiale distanciée que j’avais recueilli des discours et observé les pratiques des acteurs locaux. Je n’avais pas réfléchi à cette distance que j’attribuais à la situation d’enquête, ni à la manière dont elle serait perçue par les gens. La violence de l’événement qui résidait principalement dans le fait qu’il était totalement inattendu m’a contraint tout d’un coup à prendre conscience de mon altérité. La reconnaissance de ma différence fut un processus par lequel je vis, je perçus, je regardai, j’entendis, je pensai, je conçus et je compris l’Autre dans la totalité de son être social et culturel. Ce processus de compréhension a permis d’établir un rapport dialogique avec l’Autre sans adhérer à son être. C’est ainsi que j’en suis arrivé à prendre une posture plus empathique :

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 67

« […] à prendre au sérieux les expériences des acteurs, à les observer en se centrant sur leur quotidien et en en questionnant les aspects a priori les plus banals. » (Papadaniel, 2008 : 3)

17 Ce sont indéniablement les mécanismes euphorisants d’une atmosphère de convivialité et de connivence recréées qui m’ont permis de reconstruire avec empathie la relation d’enquête avec mon agresseur.

L’empathie à l’épreuve de la sensibilité du terrain

18 Cet approfondissement du regard ethnographique que permet l’approche empathique est parfois perçu comme « l’art magique de l’ethnographe » (Fabbiano, 2008) qui lui permet d’accéder non seulement aux logiques sous-jacentes qui structurent les conduites d’acteur, mais aussi à la compréhension des non-dits. Cette approche m’a paru particulièrement pertinente pour affronter un contexte à risque, dans une zone très sensible soumise depuis longtemps aux attaques des rebelles, au banditisme des coupeurs de route et des voleurs de bétail et aux représailles des éleveurs peuls.

19 L’empathie « en tant qu’opération de connaissance » (Nicolas, 2008) m’a permis d’engager un processus de co-construction du savoir ethnographique. Il était important de partager nos émotions, d’en accepter la réciprocité, avant de commencer à réfléchir ensemble dans un processus de pensée et de symbolisation conjointes. A partir du moment où j’avais décidé de comprendre les logiques de mon agresseur à partir de son discours, j’ai pu l’amener à m’expliquer les représentations que les gens se font de l’humanitaire à Batangafo, qui constituaient un des ressorts de sa réaction violente à mon encontre. Cette démarche d’écoute de ses justifications a eu pour effet de me rassurer, de résorber la tension que suscitait à mon insu ma présence pour les habitants que je côtoyais chaque jour et dont je venais de prendre brutalement conscience. L’autre conséquence de cette décision interactive fut de rendre possible la co- construction du savoir ethnographique, dans le cadre d’une relation de confiance renouvelée.

20 La versatilité du terrain se traduit par des changements radicaux de contexte et des renversements de situation mais aussi par une diversité d’acteurs entre lesquels il faut savoir naviguer : « Alors que beaucoup d’écrits méthodologiques envisagent la relation d’enquête au singulier, ce sont en fait des relations avec (et entre) différents individus que le chercheur doit établir et gérer. » (Bué, 2010)

21 Le contexte d’une situation locale saturée par les interventions humanitaires introduit des contraintes supplémentaires à l’exercice de la méthode ethnographique. Il faut toujours observer, communiquer, décrire et interpréter, mais, il me semble que dans ce contexte, le positionnement de l’anthropologue, son statut réel, apparent ou assigné, ses affiliations connues ou devinées, ses pouvoirs réels ou supposés interfèrent plus que dans d’autres contextes ethnographiques. Dans ce genre de terrain mouvant, le chercheur est continuellement appelé à refaire et défaire sa posture en fonction des aléas et des opportunités ethnographiques : « (Ces terrains) impliquent de renoncer à un protocole d’enquête par trop canonique, l’ethnographe devant ici mettre ses méthodes à l’épreuve pour inventer, avec un souci permanent de rigueur, de nouvelles manières de faire… » (Bouillon, Fresia, Tallio, 2005: 14-15)

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 68

22 Jean Copans écrit qu’on n’apprend réellement l’anthropologie qu’en la pratiquant (Copans, 1967 : 84). Alors, le terrain à risque, sensible ou en conflit, est sans doute la meilleure des écoles de la pratique pour un ethnographe qui doit s’ajuster et s’adapter de manières multiples et variées. Sur ces terrains difficiles, les questions d’éthique sont plus sensibles qu’ailleurs, la réflexivité de la pratique s’impose à chaque instant, le contrôle des émotions est sollicité en permanence. Mais, finalement, l’objectif de connaissance ne change pas. La même exigence de rigueur, de neutralité axiologique dans l’objectivation des observations, dans l’interprétation des discours et des faits s’impose à l’analyse de l’anthropologue des terrains sensibles.

BIBLIOGRAPHIE

ALBERA D., 2001, « Terrains minés », Ethnologie française, Vol. 31 : 5-13.

BERNARD J., 2007, « La gestion des émotions aux pompes funèbres, une compétence reconnue ? », Formation emploi, 99/2007 : 61-74.

BOUILLON F., FRESIA, M., TALLIO V., (éds), 2005, Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, EHESS (« Dossiers africains »), 208 p.

BONTA A., 2008, « Des images du terrain au terrain en images : de l’implication sensible à une écriture sensible en anthropologie », Travail de Jury Master en Anthropologie, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain.

BUÉ N., 2010, « Gérer les relations d'enquête en terrains imbriqués », Revue internationale de politique comparée, 4/2010 (Vol. 17) : 77-91.

CAMPION P., 2000, « La notion de fiction dans l’anthropologie », Communication au Colloque La notion de fiction, colloque en ligne organisé par l’association Fabula.org, mis en ligne le 15 novembre 2004, pierre.campion2.free.fr/caffergan.htm.

COPANS J., 1967, « Le métier d'anthropologue », L'Homme, tome 7, n°4 : 84-91.

FABBIANO G., 2008, « Déconstruire l’empathie. Réflexions sur l’art magique de l’ethnographe », Journal des anthropologues, n°114-115 : 185-202.

LABURTHE-TOLRA Ph., WARNIER J.-P., 1997, Ethnologie Anthropologie, Paris, Presses universitaires de France.

NICOLAS L., 2008, « L'empathie, aporie ou doute méthodologique ? », Journal des anthropologues : 114-115.

OLIVIER DE SARDAN J.-P., 1995, « La politique du terrain », Enquête, consulté le 02 mars 2014, http://enquete.revues.org/263.

PAPADANIEL Y., 2008, « Empathie des acteurs, empathie du chercheur », Journal des anthropologues, n°114-115 : 129-144.

PIAN A., 2012, « Un terrain dit ‘sensible’ dans le champ des migrations : réflexivité sur une expérience marocaine », Migrinter, n°9 : 79-90.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 69

SAKOYAN J., 2006, « Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie », in Bouillon F., Fresia M., Tallio V. (dir.), Bulletin Amades, http://amades.revues.org/index353.html.

SIZORN M., 2008, « Expérience partagée, empathie et construction des savoirs », Journal des anthropologues, n°114-115, consulté le 02 mars 2014, http://jda.revues.org/302.

VULBEAU A., 2007, « L'approche sensible des quartiers "sensibles". Une posture de proximité », Informations sociales, 2007/5, n° 141 : 8-13.

RÉSUMÉS

Comment l’anthropologue peut-il construire les liens ethnographiques avec ses interlocuteurs et poursuivre sa recherche dans une perspective compréhensive dans le contexte d’un terrain sensible présentant des risques ? L’expérience du terrain est un dispositif central dans le processus de la construction de savoir anthropologique. Mais, les pratiques ethnographiques sont toujours investies par les acteurs du milieu local de représentations diverses susceptibles d’interrompre le cours de l’enquête ou d’en biaiser les résultats. Ces représentations ne sont pas neutres, ni anodines ou insignifiantes. Dans le cadre d’une recherche sur les organisations humanitaires en République centrafricaine, elles révèlent une interaction complexe qui met à l’épreuve l’intelligence de la situation par l’ethnographe qui essaye d’en rendre compte.

How can the anthropologist build proper and comprehensive relationships with informants in a highly sensitive and hazardous fieldwork situation? Field experience is at the heart of anthropological knowledge production process, but ethnography is always liable to be understood by local actors in unexpected and unwanted ways. Such readings are neither neutral nor innocent or unimpressive. In a fieldwork about humanitarian organizations in C.A.R., they highlighted the complexity of tensed survey relationships.

AUTEUR

SYLVAIN BATIANGA-KINZI Doctorant en anthropologie à l'Université d'Aix Marseille et enseignant-chercheur à l'Université de Bangui en Centrafrique E-mail : [email protected], [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 70

L’anthropologue entre les tyrannies des terrains et le choix d’une éthique A propos de trois contextes d’enquête au Niger

Hadiza Moussa

Introduction

1 Les situations de l’enquête de terrain sont le lieu d’interactions, de négociations et de conflits souvent liés à l’« implication forte » inhérente à la démarche de l’anthropologue. Cette implication est déclinée par Olivier de Sardan (2000) sous forme d'idéal-types représentatifs allant de « l'engagement ambigu » (suivant la posture adoptée par exemple par J. Favret-Saada) au « dédoublement statutaire » (proposé par T. Berche) en passant par « la conversion » (de J. Rosette). Ces pratiques de terrain ne sont pas toujours exprimées dans les textes. Aussi, restituer des pratiques souvent tues, voire étouffées, à travers des enquêtes empiriques, reflète la « sensibilité » de certains terrains qui révèlent de multiples charges affectives. La dimension « pleinement sensible du terrain » (Bouillon, Fresia et Tallio, 2005) amène alors à considérer le risque comme une donnée centrale de la pratique ethnographique.

2 Le rapport au risque construit par l’anthropologue peut cependant varier d’un contexte à l’autre, d’une problématique à l’autre, d’un objet à l’autre, d’un chercheur à l’autre. L’ensemble des trois postures qui font l’objet du présent article illustrent comment le chercheur négocie en sa faveur les « marges d’incertitude » (Crozier et Friedberg, 1977) pour collecter des données nécessaires à ses recherches. S’agissant de mes terrains, les thématiques comme le corps, les rapports sociaux de sexe, les intérêts corporatistes, les normes et valeurs portées par un groupe social donné et portées par la religion musulmane sont au cœur des enjeux sociaux défendus par des individus ou des groupes d’individus. Et, en tant qu’enjeux, ces questions sont porteuses de risques. Dans l’expression courante, « risque » et « danger » sont le plus souvent confondus. En effet :

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 71

« Le danger relève d’une menace quelconque sur les personnes ou sur les choses ayant de la valeur pour les personnes. Alors que le risque est la mesure de ladite menace en termes de probabilité de pertes associées au phénomène qui se présente et de vulnérabilité spécifique à l’élément exposé. » (Pardo, 2002 : 285)

3 Autrement dit, il s’agit ici de démontrer la consubstantialité du terrain ethnographique avec le risque/danger quelles que soient les formes que celui-ci revêt.

4 Je vais très concrètement aborder cette question du traitement du risque à partir d’études sur l’excision, sur les femmes et sur les pratiques illicites des personnels soignants. Le risque n’est pas, comme on le pense couramment, l’exclusivité des terrains où s’exerce une violence brute, directement visible. Les trois contextes que je décris ici dévoilent avant tout « des enjeux moraux exacerbés » (Bizeul, 2007) qui peuvent, faute de doigté et de vigilance du chercheur, déboucher sur des graves déconvenues pouvant conduire à la violence physique.

Méthodologie de la réflexion : une introspection anthropologisante non « ethno-ego-centrique »2

5 Les éléments de méthodologie que je rapporte ici sont quelques peu éloignés des démarches classiques conventionnelles qu’un chercheur anthropologue est tenu d’adopter dans sa « confrontation » au terrain. Ma démarche, comme toute introspection, allie réflexivité et subjectivité même si le chercheur peut s’atteler à rendre cette dernière « méthodique », à l’instar du populisme qui peut s’exprimer de manière méthodologique (Olivier de Sardan, 1995a)3. Aussi, je propose cette analyse en me basant sur une expérience personnelle de terrain et du registre du non-dit.

6 Ma démarche ici transcende le cadre des « difficultés rencontrées » qui, au fil du temps, s’est érigé en une sorte de passage obligé dans l’esquisse de la démarche méthodologique qui amène tout chercheur presque de manière lapidaire à rapporter quelques contraintes liées à la collecte des données. Mes attitudes et états affectifs chargés de peurs, d’hésitations, d’intuitions, de réflexions souvent contradictoires, ainsi que les postures de mes enquêtés, qui n’ont pas pu être intégralement décrites dans la « charte méthodologique » classique de l’anthropologue, seront donc retracés. Dans cette posture qui vise à « parler de soi » et à questionner la « pratique de soi » il y a inévitablement une forme de mise en scène, acceptée, de mes vulnérabilités. C’est pourquoi, le recours au « je méthodologique » s’est de lui-même exceptionnellement imposé, non pas pour m’insérer dans l’air du temps, pour succomber à une mode « scientifique » ni pour proclamer : « un rejet du positivisme classique associé au discours indirect au profit d'une posture qui se proclame critique, compréhensive, intersubjective, dialogiste… » (Olivier de Sardan, 2000 : 222)

7 Plus simplement, l’implication du chercheur dans ce type d’analyse est inévitable – donc il n’y a pas lieu d’éviter le « je » – à charge pour lui de ne pas sombrer dans un enclicage (Olivier de Sardan, 1995b).

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 72

Détour théorique sur le risque du terrain ethnologique

8 La consubstantialité du terrain d’enquête avec la question de l’exposition du chercheur à un risque a fait l’objet de nombreuses réflexions en sciences sociales. Selon les terrains, l’adaptation du chercheur aux contraintes varie. Le terrain ethnologique présente des spécificités qui mettent le chercheur face à ce qu’il peut ressentir comme une forme d’ostracisme nourrie par ses enquêtés (Agier, 1997 ; Albera, 2001 ; Boumaza et Campana, 2007 ; Peritore, 1990 ; etc.). Le terrain peut plonger le chercheur dans des dilemmes éthiques et politiques (Céfaï et Amiraux, 2002). Le chercheur ne sait souvent « quelle gouverne adopter face aux schismes, conflits et tensions qui ont cours dans une communauté… » (Céfaï, 2003 : 608). L’ouvrage collectif Terrains sensibles (Bouillon, Fresia et Tallio, 2005) retrace la posture du chercheur, à partir de différentes expériences de recherche ethnographique aux enjeux sociopolitiques variés, chargés autant d’affects que de risques perçus ou réels. Dans l’introduction de l’ouvrage, Bouillon, Fresia et Tallio mettent en avant trois principales caractéristiques qui sont au fondement des terrains « sensibles ». Ces terrains sont d’abord : « […] porteurs d’une souffrance sociale, d’une injustice, de domination, de violence, […] (ensuite ils) impliquent de renoncer à un protocole d’enquête par trop canonique, […] avec un souci permanent de rigueur, de nouvelles manières de faire, (et enfin) les espaces enquêtés sont souvent isolés, fermés, à la marge, et le caractère éphémère de certaines situations est susceptible de précipiter la recherche, ou de la clore. » (Bouillon, Fresia et Tallio, 2005 : 13)

9 Des camps de réfugiés (Fresia, Baujard) aux squats (Bouillon) en passant par les zones de transit pour les demandeurs d’asile et les candidats à l’immigration en Europe (Estelle D’Halluin, Elie Goldschmidt), la vigilance du chercheur est sans cesse interpellée pour adapter sa démarche à chaque contexte. Se construit alors un mélange d’engagement et de distanciation toujours nécessaire pour résoudre des dilemmes et éventuels biais méthodologiques tout comme pour penser les questions éthiques (Fassin et Bensa, 2008 ; Cefaï, 2010).

10 La métaphore militaire du titre « Terrains minés en ethnologie » de la revue Ethnologie française met également en évidence la dangerosité du terrain ethnographique. Dans la présentation de ce numéro, Albera (2001) montre notamment les dangers physiques réels ayant contribué à « former une mythologie disciplinaire passablement héroïque » ou les dangers symboliques « liés à la particularité de la situation ethnographique, qui imbrique un projet de savoir dans une expérience d'intense implication personnelle » (Albera, 2001 : 5) éprouvés par les chercheurs. L’auteur note en effet que : « La pratique de terrain est donc minée de l’intérieur ; ses bases épistémologiques ont été rongées, creusées, érodées par l’archéologie du savoir ethnologique et la déconstruction de ses mises en scène rhétoriques. Cela est à l’origine d’un malaise diffus, qui mine la santé de la discipline. » (Albera, 2001 : 5)

11 Les pièges dont il est question dans les articles de ce numéro sont surtout de type méthodologique et épistémologique et peuvent contribuer à développer l’inconfort ethnographique.

12 L’enquête ethnographique aujourd’hui commune à plusieurs sciences sociales (sociologie, histoire, science politique, etc.) évolue, qu’on ne se méprenne guère, dans une « arrière-cour » sur laquelle repose l’essentiel du « processus de production de connaissance savante » (Boumaza et Campana, 2007). Et c’est à juste titre que Thomas Eriksen soutient que :

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 73

« Les textes clairement développés, systématiques et bien équilibrés écrits par les anthropologues sont plus que souvent le produit final d’une longue période sur le terrain caractérisée par l’ennui, la maladie, les privations personnelles, de déceptions et de frustrations. » (Eriksen cité par Boumaza et Campana, 2007 : 5)

13 Cette fusion « de choses décevantes et de choses réussies », telle que la qualifie Bizeul (2007) détermine donc en grande partie les analyses scientifiques.

14 Malgré la précision d’ordre sémantique ci-dessus mentionnée, je vais dans l’argumentaire qui suivra employer indistinctement risque et danger car j’ai été confrontée, selon les moments et les objets, à l’un ou à l’autre à des moments et dans des espaces différents, et parfois aux deux à la fois. De l’étude de l’excision à celle des enjeux de soins en passant par l’analyse du statut et des droits de la femme, j’ai sans cesse été confrontée à des difficultés d’ordre éthique. Je discuterai notamment des dilemmes, des tyrannies ainsi que de mon ressenti autour de ces trois terrains ethnographiques.

Contexte 1 : le « sous-terrain » d’une étude sur l’excision en 20074

15 Le Comité nigérien sur les pratiques traditionnelles ayant un effet sur la santé des femmes et des enfants (CONIPRAT) a initié en 2007, grâce à un financement de l’UNICEF, dans une dizaine de villages de la commune rurale de Torodi (une commune frontalière du Burkina-Faso), un programme éducatif qui initie les populations à la connaissance des droits humains, de la santé de la reproduction, de la prévention des maladies, ainsi qu’à l’hygiène et à la propreté. Des participants à ce programme ont été choisis avant son lancement pour être formés pendant 6 mois par des Facilitateurs Communautaires (FACOM). En prélude à l’exécution de ce programme, le CONIPRAT a engagé une évaluation qualitative du niveau de connaissances, attitudes et pratiques (CAP) de la population sur ces questions.

16 Choisie pour conduire cette étude, j’ai de prime abord compris que l’entrée par les droits humains était un euphémisme et une approche feutrée pour aborder la question cruciale de l’excision dans une zone qui est restée très conservatrice quant à sa pratique. Mes appréhensions ont vite été confirmées par les responsables de CONIPRAT pour qui « le programme éducatif constitue une entrée adoucie pour combattre l’excision ». Les enquêtes ont exclusivement concerné les populations au sein desquelles les survivances de l’excision ont encore cours : les Gourmance et les Peuls. L’équipe de recherche constituée d’un chercheur, de deux assistants de recherche et de quatre enquêteurs a sillonné pendant un mois les dix villages retenus pour l’étude. Les attitudes et les discours révélateurs de risque pour le chercheur peuvent être regroupés autour des deux points suivants : méfiance/hostilité des populations et interférence du bailleur de fonds. Avant de les évoquer, je rappellerai les précautions méthodologiques prises, a priori, pour prémunir l’équipe de recherche de ces déconvenues ou en atténuer l’impact.

Précautions méthodologiques

17 A priori, il n’est d’enquête anthropologique qui ne se soit confrontée à la méfiance des groupes sur lesquels elle porte (Giafferi, 2004 ; Albera, 2001 ; Boumaza et Campana,

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 74

2007 ; etc.). En Afrique, et particulièrement au Niger, les forces de sécurité (police, garde nationale, gendarmerie), les journalistes et les opérateurs de développement, entre autres, ont chacun à leur manière « miné » le terrain pour les chercheurs en sciences sociales. Les premières sont craintes pour leur force répressive. La collecte des impôts, la poursuite des brigands (assez courante dans la zone d’étude) ont tissé une image tyrannique de celles-ci face à laquelle toutes sortes de postures d’évitement et de méfiance sont développées5. Les journalistes sont aussi, selon les circonstances, esquivés, même s’ils sont certainement moins craints que les forces de l’ordre.

18 Néanmoins, cette esquive qui est presque systématique en contexte urbain, l’est beaucoup moins dans les espaces ruraux. Dans bien de cas, on est en demande de « publicité » car beaucoup d’enquêtés espèrent à travers les enregistrements audio et/ ou visuels se valoriser en jouant « les vedettes du village », le temps d’un cliché. On espère s’entendre et/ou se voir parler à la radio et/ou à la télévision. Les populations adoptent une posture utilitariste vis-à-vis des opérateurs de développement et assimilés (par exemple un chercheur peut selon le cas être confondu avec un agent d’ONG ou de projet ou d’un organisme humanitaire) et pour ce faire veulent s’assurer un bénéfice avant de s’engager dans un échange verbal comme l’entretien. En fonction de l’étiquette qui lui est collée (force de répression, journaliste ou agent de développement), le chercheur peut être accepté ou rejeté. Quand il est jugé inquisiteur et subversif, il peut être rejeté de manière incisive. Cette attitude peut se muer et se traduire en hostilité voire en menaces verbales et physiques. C’est en essayant d’anticiper ces différents aspects qu’une grande partie des outils de collecte de données (questionnaires et guides d’entretien) a été consacrée aux droits humains6. D’une part vont être recueillies des informations sur les perceptions et pratiques populaires sur l’éducation, la santé, l’environnement, le mariage, les violences conjugales, la participation citoyenne, la succession, l’héritage, les moyens de production ; d’autre part, la collecte d’information va aussi porter sur les connaissances par les populations des IST et des moyens de prévention, des droits reproductifs, de l’hygiène du corps, des pratiques culturelles ou religieuses.

19 La première précaution méthodologique prise a été de nature sémantique. Ainsi, pour éviter toute difficulté, les questionnaires et les guides d’entretien ont été élaborés en évitant l’emploi des termes « excision », « Mutilations Génitales Féminines (MGF) » et même « circoncision ». La terminologie « marquages corporels » qui a une dimension plus large parce qu’elle intègre, entre autres, les scarifications, les piercings, le taillage ou le polissage des dents, leur a été préférée. Dans les guides d’entretiens, l’évocation de la pratique de l’excision est retardée le plus longtemps possible. Les enquêteurs ont aussi été spécialement formés pour aborder cette dernière en provoquant une transition dans laquelle les enquêtés évoqueront eux-mêmes le sujet jugé tabou. Cette « maïeutique discursive » circonstancielle a toutefois induit des résultats mitigés. Si certains enquêtés ont accepté d’en discuter, le reste de la population ne s’est pas montrée dupe et cette entrée méthodologique par les droits humains, sous-tendue par des logiques stratégiques bien claires, ne l’a pas convaincue. La pratique de l’excision dans cette zone a donné lieu à des enquêtes, des critiques d’ONG ou des autorités locales et régionales. Ces initiatives, souvent loin de décourager la pratique de l’excision, ont au contraire favorisé le repli identitaire des populations pratiquantes qui s’abritent derrière la défense d’un patrimoine culturel et de « traditions » qui méritent du respect et de la considération (Moussa, 2008).

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 75

De la méfiance et de l’hostilité des populations vis-à-vis de l’équipe

20 Partout où l’équipe d’enquête est passée, la population a fait montre d’une attitude très méfiante. Toute personne « étrangère », quand elle n’adopte pas une approche « humanitaire », est perçue comme un inquisiteur sur le sujet de l’excision. Les villages retenus pour les enquêtes sont très proches des frontières du Burkina Faso et cela n’a pas manqué d’avoir des implications « négatives » sur le déroulement de l’enquête. En conséquence, une sorte d’ « effet Burkina » où la pratique de l’excision est fortement réprimée a été ressenti et relevé. Toute recherche dans ce milieu est d'avance perçue comme une « Enquête sur l'excision ». Malgré l’approche avisée et prudente que l’équipe d’enquête a adoptée, la suspicion, par endroits, est restée entière. C’est pourquoi la première demi-journée a généralement été utilisée comme une période d’immersion pour permettre à l’équipe de « sonder » discrètement son acceptation et la « recevabilité » de l’enquête par les villageois. Dans ces conditions, aussi, la liste des participants au programme éducatif n’a pas été systématiquement utilisée que ce soit pour les questionnaires ou pour les entretiens7. Il s’agissait d’éviter aux populations de faire un lien direct ou indirect entre l’équipe d’enquête et CONIPRAT d’une part, et avec les FACOM d’autre part. L’équipe d’enquête a aussi tenu à ne pas mentionner les termes « CONIPRAT », « FACOM » et « excision », sauf quand les enquêtés les mentionnaient. En dépit de toutes ces précautions méthodologiques, les motivations réelles de l’enquête finiront par être dévoilées. De plus l’attitude défensive de la population n’est pas sans compliquer cette atmosphère déjà nourrie de suspicions. À Lilingou, l’un des villages de l’étude, un vieillard, de manière tout à fait fortuite, a considéré que l’équipe est venue « réaliser des enquêtes sur l’excision » (sic) et a fait le tour du village pour inviter les villageois à ne pas accorder d’entretien aux enquêteurs. Il a fallu au superviseur faire preuve de beaucoup de tact pour surmonter cette contrainte. La mission de supervision que j’ai organisée de manière expresse a failli être encore plus périlleuse. A l’approche du véhicule, certains villageois ont proféré des insultes à mon endroit. Ne comprenant pas la langue, je n’ai pas tout de suite saisi le sens des mots prononcés même si l’expression des visages qui m’accueillaient n’était nullement aimable. Après de longues négociations, les enquêtes ont finalement été réalisées sans qu’aucune fois le mot excision ne soit évoqué.

21 Dans le village de Singui-tondi, l’une des étapes les plus difficiles de cette recherche, la population a organisé une assemblée villageoise lors de laquelle les enquêteurs ont failli être lynchés, n’eût-été l’intervention du chef de village. Ils ont ensuite été menacés et sommés d’avouer leurs liens avec CONIPRAT. Là également, le superviseur a dû développer un fastidieux travail de démenti pour rassurer les villageois.

22 Rappelons que l’excision, envisagée à l’aune des droits humains, est fortement décriée aux plans national et international, et ne peut donc, pour se perpétuer, que se cantonner dans les espaces infranchissables de l’indicible, de l’insaisissable et de l’invisible. Considérée comme passéiste et même « barbare », comme l’était la sorcellerie dans le bocage étudiée par Favret-Saada (1985), l’excision est apparue « taboue » y compris dans l’expression ordinaire des populations qui la pratiquent encore. Face aux contraintes et aux risques des terrains ethnographiques, les formes de résistance sont variées (Vidal, 2010). Ma résistance a essentiellement été d’ordre psychologique. Un mélange de ruse et d’empathie a été mobilisé pour instaurer une

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 76

certaine confiance avec les enquêtés timorés à l’extrême, ceci de façon à atteindre les objectifs assignés à la recherche.

Interférences intempestives du bailleur de fonds

23 Une autre difficulté non moins importante a été l’intervention massive de l’institution qui finance l’étude à travers son « point focal ». Conformément aux termes de référence soumis à l’appréciation du chercheur, un protocole de recherche qui détaille la méthodologie, la durée et la composition de l’étude a été déposé auprès de l’UNICEF. Le point focal, abstraction faite de ce cadre tracé, a souvent voulu orienter le travail selon les ressentis des populations qui, comme indiqué précédemment, soupçonnent toutes les recherches menées dans leur milieu d’être des enquêtes d’exhibition et d’altération de leurs mœurs. Les échanges téléphoniques et de courriers électroniques ont souvent été houleux et ont failli provoquer une rupture de contrat.

24 Quoi qu’il en soit, j’ai saisi, dans ces interventions, une volonté injonctive pour orienter et contrôler les enquêtes en dehors du cadrage méthodologique indiqué dans le protocole de recherche. Ce type d’attitude empiète bien entendu sur les attributions et la liberté du chercheur.

Contexte 2 : une inquisition « subversive » et « féministe »

25 En 2009, une étude sur le statut et les droits de la femme au Niger au regard des institutions traditionnelles et religieuses a été confiée à trois chercheurs-consultants : un islamologue, un juriste et une socio-anthropologue (moi-même). Chaque chercheur était, pour le besoin de la collecte des données, accompagné de deux étudiants des deux sexes8. L’identification des facteurs sociaux, culturels, économiques, politiques favorables et défavorables à la promotion du statut social de la femme, ainsi que des facteurs liés aux pratiques religieuses et traditionnelles au sein des différents groupes socio-économiques du Niger, constituait le principal objectif assigné à cette étude commanditée par le ministère nigérien de Promotion de la femme et de la Protection de l’enfant, avec l’appui financier du Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUAP). Le protocole précisait explicitement : « […] d’identifier les mécanismes sociaux, économiques, culturels, politiques permettant la promotion des espaces appropriés d’expression et de mise en valeur des potentialités des femmes, ainsi que la défense des droits et devoirs des femmes et des hommes dans la société nigérienne. »

26 Répondre à une telle exigence du « bailleur » impliquait nécessairement et logiquement un détour par la connaissance et l’analyse des modèles de société que prescrivent les trois principales sources de droit : les traditions, la religion et le droit positif. Pour couvrir l’ensemble du pays, une zone de deux à trois régions a été affectée à chaque chercheur. Mon équipe était tenue de mener ses « investigations » dans la partie ouest du pays, à savoir Dosso, Niamey et Tillabéry. Les leaders des associations féminines, les religieux (leaders comme non leaders) et les chefs traditionnels, entre autres, faisaient partie des « groupes-cibles » que mon équipe devait enquêter. J’ai convenu d’une répartition des tâches avec les enquêteurs. Ainsi, pendant qu’ils réalisaient les enquêtes dans les deux autres régions, j’ai, de mon côté, effectué à Niamey des entretiens avec la

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 77

plupart des leaders religieux (hommes et femmes), des leaders des structures associatives féminines, des hauts fonctionnaires de l’administration centrale, des projets, ONG et organismes internationaux. Les problèmes recensés au cours de cette recherche vont de l’enclicage forcé au risque encouru d’une « fatwa » en passant par un étiquetage « déculturant »9.

Le chercheur « encliqué » à son corps défendant

27 J’ai réalisé mes enquêtes sans grande difficulté au sein de toutes les structures à l’exception de certains milieux religieux. Ceux-ci ne sont pas homogènes : il existe ce qu’il faut appeler les « religieux modérés » et les « religieux extrémistes ». Loin de rendre cette catégorisation figée, ces qualifications peuvent aider à comprendre les postures « hostiles » auxquelles j’ai été confrontée sur le terrain.

28 Au sein de toutes les organisations étudiées, une « catégorisation réciproque » s’est développée pendant la relation d’enquête (Céfaï et Amiraux, 2002). En effet, dans les structures féminines non confessionnelles, certains enquêtés (en majorité des femmes) m’ont classée, non sans enthousiasme et avec souvent une sympathie débordante et débridée, dans une catégorie, celle de « l’avocate des femmes ». Elles ont très vite mis entre parenthèses mon identité de chercheur, astreinte à une neutralité, non instrumentale mais axiologique, et se sont attachées d’abord à celle de la femme elle- même soumise à leurs yeux aux aléas de la « domination masculine » (Bourdieu, 1998) et sociale, et ensuite à celle de la femme instruite qui est et doit être « logiquement » en décalage et même « en guerre » contre ce carcan.

29 J’ai certes collecté les données requises par mon protocole d’enquête. Néanmoins, puis- je dans l’absolu prétendre qu’elles ont été objectives ? Les discours recueillis chez la majorité de ces leaders m’ont parus très victimisants au point où il m’a souvent été difficile de me retrouver et de m’y reconnaître en tant qu’endo-ethnologue, les traits étant souvent durcis à l’infini. A l’image de cette enquêtée leader politique pour qui les femmes nigériennes ne jouissent d’aucun droit et dont la vie, selon elle, est « comparable à un enfer ». Que penser de cette autre membre d’une grande association féminine très en vue, qui pense que « la femme, au Niger, est tout simplement l’esclave de l’homme et du système patriarcal » ? Souvent accusée, dans des cercles de sociabilité restreints, d’être « une féministe radicale »10, j’ai trouvé ces réflexions très exagérées et par conséquent très subjectives. Elles me semblaient d’autant plus subjectives qu’à la fin de ces types de discours (ou même avant), je suis presque chaque fois tacitement désignée par ces enquêtées pour, d’une part, transmettre des doléances « à qui de droit » et, d’autre part, « pour multiplier les initiatives de ce genre afin de dénoncer la situation critique de la femme nigérienne »11. En conséquence, mon intuition de chercheur a, pendant l’interprétation des données, vacillé plus d’une fois entre les exhortations méthodologiques d’une anthropologie textualiste et post-moderniste (à la Geertz) et la nécessité de produire un travail scientifique qui ne fait pas de place au héros du terrain. En somme, l’indispensable posture « ni trop proche, ni trop loin » (Agier, 1997) du chercheur a été d’une manière ou d’une autre écornée. Selon les perceptions, j’ai été plutôt perçue trop proche ou trop éloignée de certains clans confessionnels et « idéologiques ». L’inconfort au plan éthique et moral a été si fort qu’il justifie en grande partie la présente analyse.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 78

Risque encouru d’une « fatwa » enragée

30 Dans les « milieux islamistes », l’équipe a été de prime abord déclarée persona non grata parce que ses intentions « subversives » offenseraient les principes de la religion musulmane. Parmi ceux-ci ceux qui prônent la supériorité ontologique de l’homme sur la femme étaient et sont encore les plus prégnants. Une islamiste engagée, intellectuelle, par ailleurs grande femme d’affaires, a accueilli avec beaucoup de mépris et de remontrances les enquêteurs qui ont sollicité un rendez-vous pour un entretien. Ses propos sont sans appel : « Quelle recherche vous comptez faire ? Perturber un ordre qu’Allah a établi ? Avec vos études, vos recherches, vous pensez renverser la vapeur. C’est bien Dieu qui a dit que la femme n’est pas l’égale de l’homme ; et vous voulez qu’il en soit autrement ? Vous êtes des égarés ! S’interroger sur ces principes est en soi une forme de mécréance. Vous (en s’adressant, menaçante, à l’enquêtrice), ne vous croyez jamais comme les égales des hommes ; vous ne le serez jamais. Abandonnez ces illusions. Vous avez mieux à faire que de questionner ce qui est établi par Allah ! ! ! »

31 Sur ces entrefaites, elle congédia sans-façon les enquêteurs et s’en alla vaquer à ses occupations « pieuses » et « commerciales »12.

32 A côté de cette menace qui est loin d’être anodine, une autre, exprimée par voie téléphonique, s’en est suivie. Entre deux entretiens, je suis appelée avec un numéro masqué et on me demande au bout du fil les réelles motivations de cette recherche. Celle-ci, selon mon interlocuteur, qui s’exprimait à la fois en français et en hausa, « n’est rien d’autre qu’une manière déguisée pour l’instauration du code de la famille ». Accepter de mener une étude sur cette « question satanique » est, poursuit-il, une façon de prouver son appartenance aux « forces du mal »13. Comprenant les sous-entendus de ces paroles, j’ai entrepris un travail de démystification et là aussi de démenti pour rassurer mon interlocuteur dont j’ignorais la capacité de nuisance.

Etiquetage « déculturant »

33 Cette étude sur le rôle des institutions traditionnelles et religieuses dans la promotion féminine m’a amenée à côtoyer des groupes d’individus aux intérêts souvent diamétralement opposés : d’un côté, les marabouts et les hommes d’église et de l’autre les nombreuses « animatrices » des associations féminines progressistes qui défendent les libertés des femmes. Nombre de ces acteurs ont aussi été mes interlocuteurs lors de mes recherches sur la fécondité, réalisées dans le cadre de ma thèse. Des questions comme les mécanismes traditionnels et religieux de régulation de la fécondité et de l’infécondité (sexualité, planification familiale, accouchements, avortements, stratégies de séduction, etc.), les rapports sociaux de sexe, etc. ont été abordés. Cette dernière question reste transversale à la plupart des sujets que j’ai abordés.

34 Les écueils que j’ai personnellement connus sont liés aux dynamiques d’implication dans le milieu d’étude et d’incorporation des représentations et imaginaires les plus répandus sur lesdites questions. J’ai aussi souvent pris part, aux côtés de certains de mes enquêtés, à des échanges, souvent houleux, pendant lesquels il était malaisé d’assumer le dédoublement statutaire : d’une part, pour discuter objectivement des rapports de genre et, d’autre part, pour s’insurger contre une forme d’injustice à laquelle les femmes sont confrontées. Cette expérience d’enquête n’a pas toujours été

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 79

« heureuse » car, au regard de mes prises de position sur les rapports de genre, je me suis fait souvent attribuer des étiquettes comme « occidentale », « blanche », « acculturée », etc. Cette nouvelle recherche sur le statut de la femme en milieu nigérien n’a fait que conforter mes anciens/nouveaux enquêtés dans leurs critiques. Cette nouvelle immersion m’a fait prendre conscience que concilier une identité féminine, « logiquement » soumise aux valeurs patriarcales, et l’altérité du chercheur, soucieux de maintenir une certaine distanciation vis-à-vis de son objet de recherche, était plus aisée à proclamer qu’à mettre en œuvre.

Contexte 3 : une intrusion ethnographique pour « décrire le caché »14

35 Dans ce troisième cas, comme dans celui concernant l’étude sur l’excision, le travail d’anthropologue a consisté à donner de la visibilité à l’invisible, de la lisibilité et de l’audibilité à des situations latentes.

36 Après dix années d’expérience d’enquête dans des espaces médicaux différents, une identité d’inquisitrice m’avait été attribuée. Les deux situations suivantes ont été régulièrement observées lors de mes recherches passées : l’appartenance des médecins (surtout spécialistes) à plusieurs structures médicales privées (c’était d’ailleurs une pratique très généralisée), et la présence minimaliste de certains agents de santé dans les structures publiques.

37 Ces deux observations se recoupent aisément. Les retards et l’absentéisme ont encore cours dans les structures de santé publiques. Les horaires officiels sont peu respectés. On vient généralement sur le lieu officiel du travail pour faire « acte de présence » et pour contenter quelques amis qui aspirent à un traitement personnalisé sans payer. Dans l’expression de ces dysfonctionnements produits par les « hauts gradés », les personnels de grade inférieur (infirmiers, sages-femmes, techniciens, personnels d’appui, etc.), tout en stigmatisant souvent ces pratiques, jouent aux « rabatteurs ». Pour tous, le malade apparaît comme « une vache à lait ».

38 Forte de ces deux observations, j’ai entrepris en 2011 une pré-enquête dans trois structures dont deux privées pour approfondir mon exploration de ces thèmes. La problématique née de ces constats de recherche a donné naissance à une réflexion sur le détournement des usagers des formations sanitaires publiques vers les cliniques privées mais formulée à partir d’un euphémisme : les mouvements des malades entre structures publiques et privées.

39 Certains sujets lors de l’enquête ethnographique n’ont pas pu être entièrement occultés (on ne pouvait leurrer nos interlocuteurs sur tous les objectifs des échanges). Deux situations majeures qui nous renseignent sur la question du risque ethnographique ont ainsi été observées lors de ces enquêtes. Elles peuvent être présentées sous un seul aspect : les intimidations et les menaces verbales. Pendant ma pré-enquête, j’ai rencontré onze personnels soignants (toutes catégories confondues) et trois agents de surface (manœuvres et filles de salle). En plus de ces interlocuteurs réellement rencontrés, je me suis aussi « confrontée » à d’autres acteurs : le propriétaire d’un centre privé et cinq agents de santé rattachés aux structures publiques et privées. La relation d’enquête avec le personnel d’appui a globalement été acceptable malgré la méfiance de ces derniers. Du côté des agents soignants, en dehors de trois entretiens

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 80

réalisés dans des conditions similaires, les échanges entre le chercheur et les enquêtés ont été très difficiles. Ici, la double appartenance professionnelle met à jour le « conflit d’intérêt » provoqué par les pratiques des agents. Sur la défensive, ceux-ci n’ont pas manqué de rappeler mes intentions nuisibles consistant à « mettre le sable dans le plat d’autrui »15. Seules « la jalousie et l’envie de nuire aux autres », d’après mes interlocuteurs, peuvent justifier mon entreprise « unilatérale »16. Et comme « les chercheurs se muent souvent en journalistes » (sic), ma recherche, selon eux, ne repose sur aucun fondement scientifique. Mon travail de recherche est en conséquence assimilé à ce que d’aucuns appellent en langue hausa le tonan asiri (qui signifie littéralement, « dévoilement des secrets »). Cette forme de divulgation est foncièrement critiquée, rejetée.

40 Les extraits d’entretien ci-dessous donnent la mesure de cette amertume et de cette désaffection vis-à-vis de la recherche : « L’esprit de nuisance est fort chez vous. Vous avez déjà écrit "une médecine inhospitalière" ; que voulez-vous écrire d’autre sur nous ? » « Vous pensez impunément utiliser votre plume contre les autres ? Non ! On peut aussi réagir et nous le ferons à notre manière. » « Vous les sociologues, vous pensez vous suffire à vous-mêmes mais c’est faux, c’est même archifaux. N’oubliez pas que vous avez besoin de nous pour rester en bonne santé ou pour vous soigner. Et pour cela vous allez revenir à nous et en ce moment vous regretterez beaucoup de choses à commencer par votre plume. »

41 Ces différents propos, chargés de ressentiment à peine contenu, révèlent le caractère hautement sensible des enquêtes qui remettent en cause des positions de pouvoir ou des avantages économiques. En effet : « L'enquête sur des acteurs en position dominante économiquement ou politiquement est, elle aussi, périlleuse : elle induit des effets d'intimidation, de séduction ou de flatterie, renforcés par la capacité à manœuvrer de personnalités rompues à l'art de gouverner ou de communiquer. » (Cefaï et Amiraux, 2002 : 3)

Conclusion

42 La « sensibilité » des terrains fait ici à la fois référence aux espaces, aux pratiques, aux enjeux et aux acteurs enquêtés. Chaque cas vécu, étudié, pose aussi et surtout la question cruciale de l’acceptation ou non des principes cardinaux même de notre discipline. Comment le terrain est-il négocié ? Quelle utilité publique revêtent les enquêtes ethnologiques en général ? Respecter la confidentialité et l’anonymat constitue-t-il le seul code éthique dont doit se prémunir un chercheur avant le terrain ? Les attitudes de la plupart de mes interlocuteurs pendant ces trois recherches montrent en filigrane que les enquêtes ethnographiques peuvent être plus ou moins hétéronomes. Ce que j’appellerai « l’intrusion ethnographique » n’associe finalement les enquêtés qu’en dernier ressort, au moment du recueil des données, une période lors de laquelle ils restent incontournables. En somme, nous mettons donc nos groupes- cibles devant le fait accompli. Une fois les procédures de ciblage définies, ils nous découvrent généralement en situation d’enquête. Leur extériorité au processus global de la négociation peut dans une large mesure expliquer l’introversion, l’hostilité ou la méfiance des groupes auxquels nos enquêtes s’adressent.

43 L’utilité publique se décline à la fois en termes de demande ou de besoin d’enquête et de gain escompté. Certains conservateurs et leaders religieux (musulmans ou

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 81

chrétiens), mais aussi les populations pratiquant l’excision et les personnels soignants à multiples affiliations professionnelles, n’ont pas souhaité d’études sur leurs croyances, convictions, pratiques et discours, de même qu’ils n’envisageaient pas d’exploiter à leur avantage les résultats desdites enquêtes.

44 En nous imposant à nos objets/sujets de recherche, à nos terrains, de manière quasi péremptoire, ne violons-nous pas certaines règles éthiques chères à notre discipline ? Supiot (2001) définit l’éthique comme : « […] un ensemble de règles ayant pour objet de soumettre l’activité scientifique au respect de valeurs jugées plus hautes que la liberté du chercheur. » (cité par Desclaux, Sarradon-Eck, 2008)

45 Au regard de cet éclairage conceptuel, je peux dire que les implicites et l’opacité (Abelès, 2002) ont davantage eu droit de cité dans ma démarche car les véritables objectifs n’ont pas été partagés avec mes enquêtés. J’ai le sentiment de ne pas avoir exposé de manière transparente les objectifs qui sous-tendent ma recherche. J’ai laissé un « vide » dans lequel se sont tout logiquement engouffrés le doute et la suspicion. Or, Desclaux et Sarradon-Eck (2008), tout en rappelant les conflits et les pratiques, montrent opportunément la valeur heuristique de l’éthique en anthropologie de la santé voire en anthropologie tout court. Ce que Cefaï et Amiraux (2002) appellent « l’auto-analyse » ou « l’ego-histoire » et que je viens de présenter me met face à mes propres limites, notamment les biais éthiques et méthodologiques qui peuvent entacher tout travail de recherche scientifique.

46 Accepter de « se dévoiler » c’est aussi admettre les faiblesses de sa pratique en vue de l’amender. C’est aussi l’idée que soutient ici Bizeul quand il dit : « Raconter le travail sur le terrain en toute honnêteté comporte un risque : celui d’apparaître sous un jour défavorable, comme un analyste sans imagination et comme un piètre enquêteur. Car c’est faire état de problèmes relativement triviaux à l’aune des questions théoriques ou des débats d’idées et c’est avouer des faiblesses donnant de soi une image décevante. » (Bizeul, 2007 : 69)

47 Cette introspection nécessaire sur l’expérience d’enquête est, en dépit de tout, loin d’être un aveu d’échec mais un processus normal de la production de la connaissance en sciences sociales. Ces écueils d’ordre méthodologique auxquels j’ai été confrontée à un moment de ma pratique ethnographique relatent dans une certaine mesure mon « histoire personnelle dans l’histoire d’enquête », qui dévoile également la place de la subjectivité du chercheur. Les coordinateurs du dossier thématique ainsi que la rédaction remercient Laurent Vidal et Oumarou Hamani pour leur relecture de ce texte.

BIBLIOGRAPHIE

ABELES M., 2002, « Le terrain et le sous-terrain », in Ghasarian C. (éd), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin : 35-43.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 82

AGIER M., 1997, « Ni trop loin, ni trop près. De l’implication ethnographique à l’engagement intellectuel », Gradhiva, n° 21 : 68-76.

ALBERA D. (éd.), 2001, « Terrains minés », Ethnologie française, vol. XXXI, n° 1.

BIZEUL D., 2007, « Que faire des expériences d'enquête ? Apports et fragilité de l'observation directe », Revue française de science politique, vol. 57 : 69-89.

BLUNDO G., 2003, « Décrire le caché. Stratégies et contraintes de l’enquête ethnographique sur la corruption », in Blundo G. et Olivier de Sardan J.-P. (éds), Pratiques de la description, Paris, Éd. de l’EHESS : 75-111.

BOUILLON F., FRESIA M., TALLIO V., 2005, Terrains sensibles. Expériences actuelles de l'anthropologie, Paris, Editions de l'EHESS.

BOUMAZA M., CAMPANA A., 2007, « Enquêter en milieu “difficile”. Introduction », Revue française de science politique, vol. 57, n° 1, février 2007 : 5-25.

BOURDIEU P., 1998, La domination masculine, Paris, Editions du Seuil.

CEFAÏ D., AMIRAUX V., 2002, « Les risques du métier : engagements problématiques en sciences sociales », Cultures et Conflits, n° 47, automne 2002.

CEFAÏ D. (éd.), 2003, L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, Recherches, Série Bibliothèque du MAUSS.

CEFAÏ D. (éd.), 2010, L’engagement ethnographique, Paris, Editions de l’EHESS.

CROZIER M., FRIEDBERG E., 1977, L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Ed. Seuil.

DESCLAUX A., SARRADON-ECK A., 2008, Introduction au dossier « L’éthique en anthropologie de la santé : conflits, pratiques, valeur heuristique », http://www.ethnographiques.org/2008/ Desclaux,Sarradon-Eck.html, consulté le 12 avril 2013.

FASSIN D., BENSA A. (éds), 2008, Les politiques de l'enquête. Epreuves ethnographiques, Paris, La Découverte.

FAVRET-SAADA J., 1985 [1977], Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le bocage, Paris, Gallimard, 427 p.

GIAFFERI N., 2004, « Violence de la relation ethnographique », Terrain [En ligne], 43, mis en ligne le 05 septembre 2008, consulté le 06 décembre 2012, http://terrain.revues.org/1864.

MOUSSA H. (avec la collaboration de SOULEY A.), 2008, « Etude de base sur les droits humains et la santé de la reproduction dans la Commune rurale de Torodi », Niamey, CONIPRAT (financement UNICEF).

OLIVIER DE SARDAN J.-P., 1988, « Jeu de la croyance et "je" ethnologique, exotisme religieux et ethno-egocentrisme », Cahiers d'études africaines, n° 111, vol. 28 : 527-540.

OLIVIER DE SARDAN J.-P., 1995a, Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, Paris, APAD-Karthala, 221 p.

OLIVIER DE SARDAN J.-P., 1995b, « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquête, 1 : 71-112.

OLIVIER DE SARDAN J.-P., 2000, « Le "je" méthodologique. Implication et explicitation dans l'enquête de terrain », Revue française de sociologie, 41-3 : 417-445.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 83

PARDO M., 2002, « Sociologie et risque : nouveaux éclairages sur les facteurs sociaux et la participation publique », MANA Revue de Sociologie et d’Anthropologie, n° 10-11 : 285-305.

PERITORE N.P., 1990, « Reflections on dangerous fieldwork », American Sociologist, 21 : 359-372.

SUPIOT A., 2001, Pour une politique des sciences de l’homme et de la société, Paris, PUF.

VIDAL L., 2010, Faire de l’anthropologie. Santé, science et développement, Paris, La Découverte.

NOTES

2. L’expression « ethno-ego-centrisme » est de J.P. Olivier de Sardan (1988). 3. Le « populisme méthodologique », pour Olivier de Sardan, a l’avantage de se départir de certains clichés ou certaines configurations idéologiques qui sont à la fois méprisants, exotisants et misérabilistes. 4. J’emprunte l’expression à Marc Abelès (2002). 5. Makalondi est une zone frontalière prisée par les malfaiteurs qui commettent des forfaits en territoire Burkinabé et s’évanouissent au Niger ou, inversement, opèrent au Niger et disparaissent au Burkina Faso. 6. Deux questionnaires, ayant une même trame thématique, ont été élaborés : l’un est destiné aux bénéficiaires du programme éducatif et le second à la population « globale ». 7. Plus que celles des autres membres de la communauté, les connaissances, attitudes et pratiques (CAP) des participants étaient très attendues des commanditaires de l’étude. 8. Approche genre oblige ! L’UNFPA et le ministère de la Promotion de la femme, principaux commanditaires de l’étude, ne peuvent tout naturellement déroger à une règle dont ils sont les défenseurs et vulgarisateurs attitrés. 9. Une fatwa est un avis juridique donné par un spécialiste de la loi islamique sur une question donnée. Dans le langage courant, notamment celui des médias, une fatwa est généralement assimilée à une forme de condamnation religieuse. C’est le sens de son utilisation dans cette analyse. 10. Tout en restant jalouse de ma liberté de penser et d’agir dans la société, les connotations de plus en plus péjoratives de ce qualificatif ne m’ont pas séduite outre mesure. 11. « Qui de droit » désigne ici l’Etat et les organisations internationales favorables à la défense des droits des femmes. 12. L’intéressée était occupée à superviser la vente au sein de sa pharmacie, un livre de lecture islamique à la main, emmitouflée dans une longue burqa. 13. Le Niger ne dispose pas encore d’un code de la famille. Un projet de code de la famille a été élaboré depuis les débuts des années 1990 mais n’a pas encore été accepté. Il ne fait même plus l’objet de débat public en raison des vives contestations des milieux religieux et de certains conservateurs. Ceux qui s’y hasardent sont menacés d’excommunication. 14. J’emprunte l’expression à Blundo (2003). 15. Il s’agit d’une traduction littérale d’une expression couramment employée dans les langues locales pour annihiler les efforts d’autrui dans sa quête d’un mieux-être, notamment sur le plan professionnel. 16. Ma recherche manque d’autant plus de légitimité et de légalité qu’elle n’est commanditée par aucune structure « attitrée » (l’Etat ou un de ses démembrements, une ONG/association, un projet de développement ou un organisme international, etc.).

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 84

RÉSUMÉS

Les situations de l’enquête de terrain sont le lieu d’interactions, de négociations et de conflits souvent liés à l’« implication forte » inhérente à la démarche de l’anthropologue. Cette implication est déclinée par Olivier de Sardan (2000) sous forme d'idéal-types représentatifs qui peuvent aller selon divers auteurs de « l'engagement ambigu » au « dédoublement statutaire » en passant par « la conversion ». Ces pratiques de terrain ne sont pas toujours exprimées dans les textes. Aussi, restituer des pratiques souvent tues, voire étouffées, à travers des enquêtes empiriques, reflète la « sensibilité » de certains terrains qui révèlent de multiples charges affectives. La dimension « pleinement sensible du terrain » amène alors à considérer le risque comme une donnée centrale de la pratique ethnographique. L’article aborde concrètement ici cette question du traitement du risque à partir d’études sur l’excision, sur les femmes et sur les pratiques illicites des personnels soignants. Le risque n’est pas, comme on le pense couramment, l’exclusivité des terrains où s’exerce une violence brute, directement visible. Les trois contextes que je décris ici dévoilent avant tout « des enjeux moraux exacerbés » qui peuvent, faute de doigté et de vigilance du chercheur, déboucher sur de graves déconvenues pouvant conduire à la violence physique.

Fieldwork situations are made of interplays, bargains and conflicts most often linked to the strong involvement required by the anthropological method. Jean-Pierre Olivier de Sardan (2000) described the anthropologist engagement in fieldwork with ideal-typical categories ranging from ‘ambiguous commitment’ to ‘conversion’ and ‘splitting status’. These field positions are most often withheld in final publications. Then, the restitution of these often denied or hidden practices highlights the very sensitivity of an emotionally loaded research. The emotional dimension of fieldwork plays a role in ma-king risk a central element of ethnographic practice. The paper investigates hazards and risks through the analysis of three different fieldwork’s experiences (on excision, on women and on illegal practices of hospital nurses, attendants and practitioners). Here, it appears that risk is not an exclusivity of brutal and violent fieldwork situations. Hazards may spring from situations where highly sensitive hidden moral stakes undermine daily inquiries in such a way that the slightest researcher’s mistake may generate verbal and even physical violence.

AUTEUR

HADIZA MOUSSA Hadiza Moussa était membre du laboratoire LASDEL de Niamey (Niger) et enseignante à l'Université Abdou Moumouni de Niamey

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 85

Face à l’avortement : exigences éthiques et dilemme moral à Ouagadougou (Burkina Faso)

Ramatou Ouedraogo

Introduction

1 La question de la juste distance entre le chercheur et son objet de recherche a toujours été un sujet important pour les sciences sociales. La situation d’enquête socio- anthropologique exige en théorie du chercheur une neutralité dans ses rapports à son objet d’étude (Weber, 1959). Dans la pratique cependant, il est de plus en plus ressorti que cette neutralité était quasi impossible pour le chercheur, et qu’elle relève plus d’une définition normative de ce que devrait être une science que d’une description objective de ce qu’elle est (Fassin, 1999). Norbert Elias (1995 : 10) explique, en effet, que la question de l’engagement et de la distanciation, loin d’être l’apanage de la recherche, est inhérente aux interactions du quotidien entre les individus. Ces derniers seraient animés d’impulsions qui oscillent entre le désir d’engagement et celui de la distanciation, et qui déterminent le cours de leurs actions. Le chercheur en tant qu’acteur d’une société donnée ou parfois de celle qu’il prend comme objet d’étude (Bila, 2009 ; Ouattara, 2004) s’inscrit, de fait, dans ces impulsions d’engagement et de distanciation, et est ainsi invité à penser ensemble cette dualité dans sa pratique. L’idéal de la « neutralité axiologique » n’étant pas atteignable, la théorie éliasienne permettrait, selon Didier Fassin (1999), de penser la tension entre l’engagement et la distanciation, en la représentant sous la forme d’un gradient plutôt que comme deux entités séparées.

2 Cependant, comme il le relève à juste titre, il existe une diversité des formes d’engagement et de distanciation : « Si la conceptualisation que propose Norbert Elias permet donc de mieux rendre compte de la réalité que ne le faisaient notamment les approches durkheimienne et weberienne, elle exprime en revanche mal la diversité des formes d’engagement et

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 86

de distanciation correspondant à la multiplicité des paradigmes des sciences sociales. » (Fassin, 1999 : 4)

3 Ainsi, d’un terrain à l’autre, d’un sujet à un autre, engagement et distanciation n’ont pas le même sens. En fonction des objets de recherche, s’engager peut prendre plusieurs formes et avoir diverses implications. Je me propose de poursuivre le débat sur la diversité des formes d’engagement du chercheur et de ses implications, notamment les engagements à risque (Pirinoli, 2004) susceptibles de générer un inconfort ethnographique (Agier et al., 1997), voire une souffrance, chez le chercheur. L’objectif du présent article est de rendre compte d’expériences de malaise et de prises de risque du chercheur en situation d’enquête sur l’avortement provoqué au Burkina Faso1. Il s’articule autour de 18 mois d’enquêtes (entre juillet 2011 et janvier 2013) auprès de femmes ayant vécu des expériences d’avortement et/ou en quête d’avortement. En premier lieu, j’expliquerai en quoi enquêter sur l’avortement au Burkina Faso constitue un terrain « sensible ». Ensuite, je décrirai comment la relation d’enquête sur les sujets sensibles peut contribuer à transformer le chercheur en termes de valeurs et de postures. Enfin, dans le dernier point, je discuterai des formes que peuvent revêtir les demandes d’« aide » sur ce type de terrain ainsi que leurs implications.

Enquêter sur l’avortement au Burkina Faso : un terrain sensible ?

4 L’avortement, en tant que « mauvais objet » (Boltanski, 2004) est entouré de difficultés pour le saisir comme objet, de difficultés d’accès au terrain, et pose à l’ethnographe un ensemble de questionnements éthiques. Tout chercheur qui le prend pour sujet est, a priori, susceptible de se confronter à ces difficultés, qu’il choisisse d’enquêter en France, en Tunisie, en Inde ou au Burkina Faso. Toutefois, le statut juridique et social accordé à l’avortement dans ces espaces contribue à différencier les difficultés d’un terrain à un autre. Les contraintes méthodologiques de l’étude de l’avortement dans les contextes de restriction/interdiction juridique et de forte stigmatisation ont été démontrées (Guillaume, 2004), et cela est une des raisons de l’absence d’ethnographie sur la question. Il se pose non seulement des difficultés pour estimer la prévalence en raison d’une sous-déclaration des cas d’avortement, mais aussi pour faire évoquer les expériences sur la question car très souvent ces avortements ne sont pas admis par les personnes qui sont directement impliquées (la femme, l’homme, les agents de santé, etc.).

5 Ainsi, enquêter sur l’avortement au Burkina Faso constitue pleinement un « terrain sensible » (Bouillon, Fresia, Tallio, 2005 : 14) car portant : « […] sur des pratiques illégales ou informelles, des individus faisant l’objet d’une forte stigmatisation et sur des situations marquées par la violence, le danger, la souffrance. » (ibid., 2005 : 14)

6 En effet, le code pénal du Burkina Faso punit l’avortement provoqué en ses articles 383-386 et 388-390. L’article 383 par exemple stipule : « Est puni d’un emprisonnement d’un à cinq ans et d’une amende de 300.000 à 1.500.000 francs quiconque par aliments, breuvage, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen, procure ou tente de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte qu’elle y ait consenti ou non. Si la mort en résulte, la peine est un emprisonnement de dix à vingt ans. La juridiction saisie

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 87

peut en outre prononcer l’interdiction professionnelle et/ou l’interdiction de séjour pour une durée qui ne peut excéder cinq ans. » (code pénal, article 383)

7 L’avortement y est autorisé seulement sur indication médicale (grossesse présentant un risque pour la mère ou malformation du fœtus) ou juridique (grossesse résultant d’un viol ou d’un inceste), selon l’article 387.

8 Parallèlement à cette restriction juridique, l’avortement provoqué fait l’objet d’une forte réprobation sociale comme religieuse. Il s’apparente à un crime, à une déviance morale qui est socialement et religieusement reprouvée. Selon une enquête menée en 2010 par le Centre pour la Gouvernance Démocratique sur les Burkinabè et leurs valeurs, l’avortement serait la troisième pratique jugée inadmissible après l’homosexualité et la prostitution. L’avortement est par conséquent une pratique illégale (à l’exception de ceux autorisés par la loi) et clandestine, peu dite mais connue de tous, et la forte réprobation induit une stigmatisation vis-à-vis des femmes rendues coupables de cette pratique. Cette situation contribue à en faire un sujet sensible aussi bien pour les acteurs en présence (les femmes, leurs proches, les agents de santé, les décideurs), que pour le chercheur qui a pris pour objet cette pratique. Le champ de l’avortement au Burkina Faso est un lieu de confrontation de convictions diverses où les acteurs naviguent entre non-dits, faux semblants, censures et suspicions. Enquêter dans ces conditions comporte plusieurs contraintes liées notamment à la relation d’enquête que construit l’ethnographe avec ses « enquêtés » (Bouillon, Fresia, Tallio, 2005). En somme, comment enquêter sur ce qui peut être considéré comme une douleur pour les uns et une déviance pour les autres ? Comment faire une recherche sur un objet connu de tous mais invisible ? Comment investiguer sur une pratique faisant l’objet, comme le dit Luc Boltanski (2004), d’une « mauvaise foi sociale » ?

9 Un des moyens pour contourner la difficulté d’accès au terrain a été pour moi de passer par la porte des soins après avortement, qui me permettait d’observer non seulement les pratiques entre soignants et soignées, mais aussi de parer à la difficulté d’identification des femmes. Il a fallu au quotidien travailler à ménager les susceptibilités, surveiller mes propos, parfois faire preuve d’autocensure au risque de me faire cataloguer très rapidement de « pro-avortement ». La question « que comptez vous proposer à la fin de cette étude ? J’espère que ce n’est pas pour proposer qu’on légalise l’avortement » m’a souvent été posée, me rappelant ainsi régulièrement la méfiance des enquêtés et la réprobation qui entoure la pratique de l’avortement. Il est difficile dans un tel contexte de se positionner, entre d’une part des soignants et des acteurs politiques généralement réprobateurs, et d’autre part des patientes vulnérables en quête d’attention et de compassion, sans tomber dans le parti pris.

De l’illusion d’une possible neutralité à l’implication : quand la relation d’enquête participe à la transformation de soi

10 Lorsque j’ai entamé cette enquête sur l’avortement, j’avais mes convictions personnelles sur cette pratique, en lien avec mes croyances religieuses et mon éducation. Il me revient en mémoire ces propos entendus plusieurs fois lors de séances de prêche :

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 88

« Lorsqu’une femme qui a fait un avortement meurt, le jour du jugement dernier elle retrouve l’enfant dont elle a ôté la vie qui l’attend les mains fermées, et qui les ouvrent à son arrivée pour lui remettre son châtiment, l’enfer. »

11 En effet, j’ai été éduquée dans l’idée que les femmes qui avaient recours à l’avortement étaient des femmes de « mauvaise vie ». En conséquence, je m’étais promis, en tant que jeune femme issue d’une famille musulmane, de ne jamais avoir recours à cette pratique et je voyais d’un mauvais œil les jeunes femmes qui étaient soupçonnées d’avoir avorté. Je me suis ainsi engagée sur ce terrain avec des convictions contre l’avortement, et le fait de baigner dans un univers me confortant dans cette position a créé en moi l’illusion d’une possible distanciation, position exacerbant le sentiment d’altérité. Je me disais : « Elles, ce sont celles qui sont en infraction au regard des normes et avec qui je n’ai rien à voir, donc je les traiterai comme des choses ». Et une fois l’évidence de cette possible distanciation acquise, mon non-engagement allait de soi, puisqu’il faut se sentir proche d’une cause pour nourrir le désir de s’impliquer (défendre leur cause par exemple).

12 Le défi pour moi se situait à un autre niveau : comment faire pour ne pas laisser mes perceptions de l’avortement influencer mes rapports à mes informateurs et à mes données car : « Certes, nul ne saurait empêcher le savant d’avoir des “convictions personnelles”, pourvu toutefois qu’il ne les mêle pas à ses recherches et qu’il ne les enseigne pas du haut de sa chaire. » (Fassin, 1999 : 44)

13 Il m’incombait alors d’œuvrer à ce que mes convictions personnelles n’entachent pas mes rapports à ces jeunes femmes. Cependant, au fil des rencontres, je me suis aperçue, comme le montrait Didier Fassin, que « l’homme ne se désengage jamais complètement du monde, quel que soit le degré de désenchantement qu’il produise à son égard » (1999 : 44).

14 Le caractère sensible d’un sujet comme celui de l’avortement ainsi que la personnalité des enquêtés et de l’enquêteur obligent à développer parfois des astuces afin de réussir la « négociation invisible » (Olivier de Sardan, 1995), au risque pour le chercheur d’échouer dans sa mission. En effet, le rôle d’informateur – qui est d’ailleurs difficile à endosser – sur ce type de sujets suscite crainte, atermoiements, suspicions et mutisme. Mon statut d’enquêtrice burkinabè vivant dans la même ville que les enquêtées, mon assimilation à un membre du personnel des structures de santé ou les doutes quant à mon statut véritable ne favorisaient pas la discussion sur un sujet qui relevait du domaine du secret pour la plupart de ces femmes. Elles étaient généralement toutes méfiantes au premier contact : « n’est-elle pas une espionne à la solde de la police ? » « Ne serais-je pas dénoncée ? » Ainsi, entre fausses adresses, faux contacts et faux rendez-vous, entretiens expéditifs et prétextes douteux, j’ai été confrontée à une résistance pesante, parfois décourageante. Néanmoins, ces situations qui n‘ont rien de fortuit illustrent ce que Estelle d’Halluin (2005) qualifie d’« énigme réciproque » pour le chercheur et pour les informateurs. Cette énigme réciproque, loin de constituer un échec (ou d’être ressentie comme tel) constitue en fait le signe d’une ébauche de la relation d’enquête entre le chercheur et l’informateur (Losonczy, 2002). Face à ce type de terrains « sensibles », les formes d’adaptation mises en œuvre par les chercheurs sont légion. Sophie Divay (2004) en France, par exemple, a opté pour une ethnographie à l’insu de ses informatrices, avec tous les enjeux déontologiques et méthodologiques que cela implique. Elle a choisi, en effet, d’utiliser les données recueillies au cours d’entretiens préalables à des demandes d’IVG dans le cadre de son activité en tant que conseillère conjugale dans une association.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 89

15 Pour ma part, la négociation invisible passait par la posture empathique. J’ai réalisé que mon statut de jeune femme célibataire apparaissait a priori comme un élément susceptible de nous rapprocher dans la mesure où certaines expériences nous étaient communes à quelques exceptions près (la complexité des relations amoureuses par exemple). J’ai donc pris le parti d’exploiter ces atouts afin de me rapprocher d’elles, c’est-à-dire privilégier la « posture empathique » pour les mettre en confiance sur des discussions autour d’évènements intimes et souvent douloureux. Je suis parvenue au fil des rencontres à faire disparaître cette méfiance et à instaurer une certaine confiance qui puisse les amener à se dire. Comme dans toute interaction, des liens interpersonnels ont fini par se créer avec le temps, et de l’inconnue potentiellement dangereuse, je suis devenue la « tantie », la grande sœur, la confidente qu’on appelle désormais pour demander conseil, se confier, ou solliciter un soutien sans risque que l’information ne soit divulguée dans leurs réseaux respectifs. En d’autres mots, on pourrait dire que j’étais « l’amie inconnue ».

16 Il ne s’agissait pas pour elles de m’assimiler comme membre de leur réseau à part entière, mais plutôt de m’y intégrer avec mes spécificités, à savoir comme une « intellectuelle », inconnue de leur réseau social, avec possibilités de répondre à certaines de leurs préoccupations, etc. En retour, le temps que je leur accordais me permettait de les côtoyer régulièrement – partager leurs craintes et angoisses, leurs projets et aspirations, leurs difficultés, leurs rapports avec les gens autour d’elles –, de dresser leur parcours et de découvrir les motivations profondes de leur « geste ». Le fait de privilégier des relations personnalisées pour instaurer la confiance et lever la barrière d’accès aux données a transformé à mon insu ma vision de l’avortement. De celle qui juge sans le dire, je suis passée à celle qui comprend, qui se dit qu’elle n’aurait peut-être pas fait mieux et adhère à une cause. Ce nouveau statut (sur le plan des perceptions de l’avortement) et cette adhésion à la cause impliquaient pour moi de les aider à surmonter « leur souffrance » à laquelle j’étais devenue désormais sensible. J’ai ainsi découvert qu’enquêter sur des expériences d’avortement peut faire passer le chercheur d’une perception à une autre de l’avortement, le rendre par moment partisan, ou même faire naître chez lui la tentation de se porter défenseur des « causes perdues ». A partir de ce moment, le défi devenait tout autre : comment faire pour ne pas dépasser la « ligne rouge » surtout lorsque le terrain vous sollicite régulièrement et veut que vous soyez actif ?

Ethnographie de formes de sollicitation à l’endroit du chercheur

17 Ma relation avec Maria et Afia, deux jeunes femmes qui ont connu des expériences d’avortement, permet d’illustrer le type de sollicitations auxquelles j’ai pu être confrontée.

18 Maria est une jeune femme de 23 ans dont j’ai fait la connaissance en septembre 2011 au cours de sa prise en charge à la suite d’une complication après une interruption volontaire de grossesse (IVG) clandestine. Elle avait beaucoup hésité avant d’accepter ma proposition de la rencontrer pour un entretien. C’est après plusieurs relances par téléphone qu’elle avait fini par me fixer un rendez-vous chez elle, trois mois après sa prise en charge. Quand je m’y suis rendue, j’ai retrouvé une jeune femme nerveuse qui a fini par m’avouer :

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 90

« Toute la nuit je n’ai pas dormi, je me posais des questions, et si c’est la police qui l’envoie ? Entre temps j’ai même failli éteindre mon téléphone. »

19 Aussi, pour dissiper ses craintes et son malaise, je me suis contentée d’une discussion informelle qui n’a rien eu à voir avec son avortement. Par la suite, en multipliant les échanges au téléphone et les visites chez elle, nous avons sympathisé et sommes parvenues à avoir notre premier vrai entretien. J’ai ainsi appris qu’elle était née dans un village à environ 300 km de Ouagadougou et qu’elle est venue dans la capitale sous le couvert d’un « oncle ». Maltraitée par ce dernier, elle avait décidé de louer un petit studio et avait trouvé un emploi de serveuse dans un « glacier » pour subvenir à ses besoins. Cependant, au chômage depuis deux mois, elle éprouvait des difficultés à payer son loyer et le propriétaire la menaçait d’expulsion. J’ai aussi découvert que l’homme qui « l’avait poussée à avorter » avait mis fin à leur relation amoureuse deux semaines après sa sortie de l’hôpital. Cet abandon et la précarité dans laquelle elle vivait lui avaient donné plusieurs fois des envies de suicide. Elle en avait, d’ailleurs, profité pour me signifier tout le bien que lui faisaient nos échanges et rencontres : « Souvent tu es laissé à toi-même, et tu fais des choses que tu regrettes. Depuis que je te connais je me sens moins seule, tu me donnes des conseils de grande sœur, si je t’avais connue depuis, il y a beaucoup de choses que je n’aurai pas fait. »

20 A la fin de cet entretien, Maria m’a appris qu’elle se sentait « bizarre » depuis quelques jours : « Hier j’ai fait du tô et j’ai mangé, mais je n’arrivais pas à digérer, mon ventre était gonflé et puis ça revenait vers ma poitrine, donc je suis allée boire du thé avec du citron pour essayer de faire passer ça, mais ça va pas. Depuis ce matin je sens que la nourriture là est ici (elle montre sa gorge). Est-ce que tu vois ? Donc j’ai tout fait pour vomir ça juste avant que vous ne m’appeliez. Mais j’ai toujours l’impression que c’est toujours là. Je ne sais pas ce qui m’arrive. »

21 Tout en la rassurant, je lui ai proposé de faire un test de grossesse, ce qui a eu pour effet de la troubler : « Je ne peux pas être enceinte, mes seins ne sont pas gonflés, donc ça peut pas être ça. Si c’est ça walaï la mort est mieux. »

22 Devant mon insistance, elle a fini par accepter l’idée du test à la condition que je l’assiste au moment de la réalisation. J’espérais au fond de moi qu’elle n’était pas enceinte car je m’étais prise de sympathie pour elle et m’imaginais la difficulté dans laquelle une éventuelle grossesse allait la placer. Le lendemain matin, le test s’est malheureusement révélé positif et je me suis retrouvée avec une jeune femme en pleurs à consoler pendant toute une matinée.

23 Elle m’a alors raconté les conditions dans lesquelles la grossesse avait été contractée : « Quand mon copain m’a quittée j’étais triste, il y avait l’avortement aussi que je n’arrivais pas à oublier, donc j’ai décidé de m’amuser pour oublier. J’ai une amie ivoirienne qui m’a fait connaître un de ses frères ivoiriens […]. Chaque fois le gars m’appelait au téléphone et venait me voir, je me suis dit pourquoi pas, au moins il va m’aider à oublier les choses, je n’espère rien, comme je ne prends plus un gars au sérieux, c’est juste pour m’amuser ? Quand j’ai commencé à sortir avec lui, il m’a dit que moi je suis le genre de filles que eux ils aiment avoir à côté d’eux parce que je suis simple. Tous ses amis le connaissaient dans son affaire de femmes, mais bizarrement quand il m’a connue là, il ne sortait avec aucune fille, et ses amis même étaient surpris de nous voir ensemble aussi longtemps […]. Donc j’ai commencé à le prendre au sérieux. […] Il est reparti en Côte d’Ivoire depuis deux semaines, il m’a dit que s’il arrive il va m’appeler et que s’il revient à Ouaga il va m’épouser. Mais

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 91

depuis qu’il est parti il n’a jamais pris même son téléphone pour m’appeler. Pourtant quand il était là il disait que lui il veut un enfant. »

24 La décision a été prise sur le coup d’informer le compagnon en question. Elle apprendra alors qu’il est marié avant qu’il ne lui raccroche au nez. Pendant une semaine Maria a hésité entre garder sa grossesse et avorter : mener la grossesse à son terme risquait d’accentuer la précarité dans laquelle elle vivait (enceinte sans domicile à cause des impayés de loyers, obligation d’assumer seule la grossesse, réduction de ses chances qu’un autre homme lui prête attention, etc.) ; parallèlement elle avait peur de revivre des douleurs similaires à celles du précédent avortement et d’en mourir. J’ai essayé de l’accompagner durant cette période d’hésitation faite surtout de détresse et de larmes. Elle aboutira à la conclusion suivante : « Je sais que je ne peux pas garder cette grossesse, mais si c’est pour revivre ce qui s’est passé la dernière fois, je préfère garder et laisser Dieu faire, s’il faut je vais sortir pour mendier pour qu’on mange. »

25 Pour à la fin me demander de l’aider : « Grande sœur c’est Dieu qui t’a envoyée vers moi pour me sauver, aide-moi s’il te plait ! »

26 La seconde histoire est celle d’une jeune femme qui avait été reçue en consultation en octobre 2012 pour une grossesse non désirée communément appelée (en sigle) GND par les conseillères dans les structures de prise en charge. Ce jour là, la sage-femme responsable de la clinique et une des conseillères m’ont sollicitée pour les aider à gérer le « cas » : « Ça fait presque deux heures qu’on lui parle, mais elle ne fait que pleurer seulement, qu’elle a été violée et elle ne peut pas garder la grossesse. Viens nous aider, peut être que tu pourras la calmer. » (propos de la conseillère)

27 C’est ainsi que je me suis retrouvée devant Afia, une étudiante de 20 ans en quête d’avortement au motif de viol. Elle serait allée dans un « maquis » pour oublier des soucis financiers et aurait perdu connaissance après qu’un homme lui ait proposé un verre. Après cet épisode, elle aurait constaté l’absence de ses règles, elle serait allée en consultation, et finalement des examens (un test de grossesse et une échographie) avaient révélé une grossesse de cinq semaines. Elle est ainsi venue dans cette structure pour bénéficier d’un avortement sécurisé conformément aux dispositions de la loi, mais elle ne disposait d’aucune preuve du viol.

28 Après avoir relaté à mon tour les faits à la sage-femme qui était responsable de la structure, nous avions décidé de la transférer vers le service de maternité du centre hospitalier universitaire. Mais avant cela, elle devait refaire une échographie pour permettre à la sage-femme de juger de la viabilité de la grossesse : « De toute façon, comme on a dit qu’il faut vérifier dans une semaine, peut-être même que la grossesse n’est pas bonne, peut être que l’œuf n’est pas bon, donc patiente, dans une semaine on va refaire l’échographie pour voir. Même si tu n’as pas l’argent il faut venir on va t’aider à faire l’échographie. » (propos de la sage- femme)

29 Afia s’est remise à pleurer en entendant ces propos et m’a dit après le départ de la sage- femme : « Elles ne veulent pas m’aider. Et si dans une semaine elles me disent qu’elles ne peuvent rien faire ? Je ne peux pas partir d’ici, il faut qu’on m’aide. »

30 A force de persuasions, je suis arrivée à lui faire accepter l’idée d’attendre une semaine avant toute décision. Et je me suis engagée à l’épauler durant cette période d’attente (je

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 92

lui ai donné mon numéro de téléphone et mon adresse). Cependant, après son départ les sages-femmes avaient mis en doute la véracité du viol et ont conclu qu’elle mentait. Elles auraient constaté l’absence de concordance entre la date du viol et l’âge de la grossesse. Bien plus, une autre sage-femme disait l’avoir reçue au cours de sa garde et elle avait prétexté un inceste. Partant de ce doute et de mon souci de neutralité, j’ai décidé alors de ne plus la revoir et de renoncer à son « cas ». Une semaine après, l’échographie a révélé une grossesse évolutive. Revenue à la clinique pour présenter les résultats, aucune des sages-femmes n’avait voulu la recevoir, et j’avais fait de même car je ne me sentais pas capable de faire face à sa détresse. Je craignais également les interprétations que pouvaient susciter une trop grande attention de ma part. Je me suis donc défilée avec la conscience lourde. En fin de journée ce jour-là, lorsque j’ai rejoint les locaux de l’institution où j’étais accueillie pour ma thèse, j’ai trouvé à l’accueil une note de Afia à mon intention : « Bonjour tantie Ramatou, je suis passée à X mais les dames-là ne veulent pas m’aider. Appelle-moi stp, je veux te dire la solution que j’ai trouvée, je suis dans le désespoir total, si tu m’abandonnes je n’aurai plus de choix. Tu es mon seul espoir avant que je ne commette l’irréparable. Afia, mon téléphone est le ... »

31 Que faire face à un tel message ?

De l’aide valorisée à la complicité. La relation d’enquête, entre exigences éthiques et dilemme moral

32 Comme le soulignait Blandine Bila, la relation d’enquête met en contact : « […] d’une part des chercheurs en quête d’informations et prêts à s’investir méthodologiquement, éthiquement et matériellement, d’autre part des participants démunis, isolés pour la plupart, et en quête de soutien thérapeutique, financier, relationnel et, bien souvent, le tout à la fois. » (Bila, 2009 : 5)

33 Le chercheur peut ainsi se retrouver dans une situation de don et de contre-don dans ses rapports aux enquêtés : les enquêtés lui fournissent l’information et en retour s’attendent à une rétribution (matérielle, financière, morale). Florence Bouillon (2005) distingue trois types de contre-dons dans les attentes que les enquêtés peuvent avoir vis-à-vis du chercheur : il s’agit de « la présence et l’écoute », de « l’extériorité, marqueurs sociaux et gratification symbolique », et enfin de « l’aide ».

34 Dans le cas de mon enquête, les jeunes femmes n’avaient, a priori, pas d’attentes vis-à- vis de moi. Elles étaient plutôt méfiantes à l’idée de se confier sur un sujet autour duquel la discrétion était de mise, car la divulgation de leur secret impliquait pour elles un risque de détérioration de leurs liens sociaux et des poursuites judiciaires. Mais une fois la confiance instaurée, je me suis aperçue que la présence et l’écoute étaient généralement les premières choses dont elles étaient en demande. Les femmes qui ont eu recours à un avortement provoqué sont susceptibles d’être confrontées à un traumatisme post-avortement (Allard et Fropo, 2007) qui nécessite à leur égard une attention et parfois un suivi psychologique. Dans les contextes où l’avortement est autorisé et se pratique officiellement, des mécanismes sont mis en place pour accompagner la femme dans son deuil à travers la possibilité d’un accompagnement psychologique par exemple. Au Burkina Faso par contre, la restriction juridique et le caractère stigmatisant de l’avortement font que cette souffrance est « interdite » puisque très peu de personnes sont disposées à l’écouter. D’ailleurs, l’évoquer

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 93

reviendrait à ouvrir la voie à des épisodes de stigmatisation et parfois de violence. Une de mes informatrices, une élève de 18 ans, avait été suspendue des activités de son église (protestante) et rejetée par ses parents lorsque les membres de l’église ont découvert qu’elle avait fait un avortement. Les femmes se retrouvent, de fait, contraintes à dissimuler leur souffrance et à gérer quasiment seules le traumatisme post-avortement. Lorsque je suis entrée dans la vie de ces femmes, je me suis retrouvée à jouer le rôle de psychologue, de conseillère, de celle qui les accompagne et s’attelle à les aider à dépasser l’épreuve.

35 Cependant, l’enquête dans des contextes de forte précarité a tôt fait de rappeler au chercheur que l’écoute et la qualification symbolique ne constituent pas toujours des contre-dons suffisants (Bouillon, 2005 : 85). Ainsi, au fil de la relation, l’écoute comme contre-don peut céder la place à l’aide comme contre-don. Les situations de précarité des enquêtées amènent en effet le chercheur à leur apporter un soutien matériel, c’est- à-dire leur donner de l’argent, les aider à payer des médicaments, leur offrir des présents, mais aussi les accompagner dans certaines démarches telles qu’obtenir un rendez-vous avec un médecin pour elles (parce que la procédure normale s’avère longue), négocier une exonération de frais (échographie, contraception, soins, etc.), les accompagner à des rendez-vous avec les soignants (parce qu’elles pensent que ma présence va leur éviter des situations de stigmatisation), etc. A côté de cette aide, on retrouve aussi les sollicitations auxquelles j’ai été confrontée dans les cas de Afia et de Maria, qui ne sont que deux cas parmi tant d’autres. Le contexte normatif de l’avortement au Burkina Faso transforme la quête de l’avortement, pour bon nombre de femmes, en une sorte de « chemin de croix » fait de souffrance, de solitude, de vulnérabilité, de violence, de danger et de douleurs, dans lequel le réseau relationnel joue un important rôle. Elles tentent généralement leur chance auprès de toutes les personnes susceptibles de les aider dans leur réseau social et parfois en dehors de ce réseau (en allant vers des agents dans les structures sanitaires, vers les vendeurs ambulants de médicaments, vers des tradipraticiens), avec tout de même l’idée qu’elles ne doivent aller que vers ceux qui pourront les aider sans leur nuire socialement. En tant que nouveau membre de leur réseau, je deviens un de leurs recours, et non des moindres. Car comme je le soulignais tantôt je suis intégrée dans ce réseau avec mes spécificités et la demande m’est adressée parce que (1) je suis une femme intellectuelle donc en mesure de les comprendre, (2) elles ont fait ma connaissance dans un univers qui leur laisse penser que je dispose des moyens pour les aider (je collabore avec des soignants, porte la même blouse qu’eux, etc.). Le chercheur que je suis fait place, à ce moment, à l’individu et la demande m’est adressée pour les unes en tant qu’agent de santé ou collaborateur des agents de santé, et pour les autres en tant que « grande sœur », « tantie », ou amie.

36 Cependant, aider une personne qui est dans un dénuement matériel telle une malade qui a besoin d’aide pour acheter ses médicaments, des vivres, ou une femme qui a besoin de contraception, ou de soins après un avortement, etc., n’a pas le même sens qu’aider une femme à interrompre sa grossesse. Dans le premier cas il s’agit de ce qu’on peut appeler une aide « gratifiante », de l’ordre de la charité, qui est prônée et encouragée socialement comme religieusement. Par contre, accompagner une femme dans son désir d’avorter en l’assistant dans sa prise de décision, en lui trouvant un avorteur, ou en donnant son avis sur le type de méthode à utiliser n’a pas la même portée sociale. L’aide dont il est question dans le cas présent, même si elle sort la femme d’une détresse et sauve même sa vie, est une aide non gratifiante au regard des

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 94

valeurs en présence. Elle peut être source de discrédit et met en danger le statut du chercheur, autant socialement que professionnellement. Car lorsque ce type de soutien est rendu public, il passe du statut « d’aide » à celui de « complicité » et est passible de sanctions (juridiques comme sociales). Le chercheur se retrouve dans ces moments dans un dilemme moral duquel il ne sort jamais indemne. En effet, agir, c’est-à-dire aider la femme à interrompre sa grossesse, implique qu’il va à l’encontre de ses valeurs et des attentes de ses collaborateurs, et ne pas agir lui donne le sentiment d’une « non assistance à personne en danger » vu qu’il dispose des ressources pour l’aider. Afia, par exemple, m’a avoué par la suite qu’elle avait décidé de boire de l’acide pour en finir. Que le chercheur décide dans ces cas de figure d’aider la femme ou non, il sera éprouvé moralement. Cette situation que Michel Agier (1997) nomme « inconfort ethnographique » (et que je nommerai pour ma part « souffrance ethnographique ») comporterait, selon lui, une dimension morale intense qui vient de la demande de compromission individuelle adressée au chercheur par ceux qu’il étudie ou avec qui il coopère.

Conclusion

37 Enquêter sur les terrains sensibles, notamment sur les objets illicites et les secrets, nécessite de la part du chercheur d’adopter des postures dont les clés ne sont pas toujours offertes. L’une des postures est le rapprochement d’avec son objet et la création de liens fondés sur la confiance. Cette posture permet de rendre visible l’objet, de le laver de sa tension et de favoriser la parole autour. Cependant, elle met à mal le souci de neutralité souvent cher à la relation d’enquête. La distinction enquêteur/ chercheur qui recoupe la traditionnelle réflexion sur les rapports entre distance et proximité (induite par la démarche scientifique) apparaît parfois difficile à tenir durant l’enquête de terrain (Renahy et Sorignet, 2006). Avec l’avènement des terrains sensibles, les chercheurs sont amenés à créer des liens interpersonnels avec leurs « objets », qui sont ici des personnes dans des situations de vulnérabilité, de souffrance, et/ou parfois très suspicieux. Néanmoins, ces liens interpersonnels confrontent les chercheurs à des sollicitations qui dépassent le cadre de l’enquête et mettent à rude épreuve les tentatives de distanciation du fait que l’objet de la recherche est rendu alors « trop proche » par la relation d’amitié (Bila, 2009 : 6).

38 Le désir des femmes en quête d’avortement d’impliquer le chercheur dans leur démarche (les aider à trouver un avorteur, un avis sur une décision d’avorter, sur le type de méthode que propose autrui, etc.) et la confrontation à la détresse entourant cette demande sont des formes d’implication qui se posent aujourd’hui au chercheur sur son terrain. Ces sollicitations ont des implications morales, éthiques et aussi juridiques intenses pour le chercheur. Réagir à ces sollicitations (répondre aux attentes de la femme ou non) signifie d’une manière ou d’une autre une forme d’engagement susceptible de plonger le chercheur dans une souffrance (au regard de ses valeurs propres, du risque d’enfreindre une loi versus de rester inactif face à la détresse d’autrui, etc.). Ce type de terrain sensible rend vulnérable le chercheur (socialement, juridiquement, éthiquement) et celui-ci est constamment mis en demeure de remettre en question ses outils mais aussi ses théories, ses positionnements éthiques, politiques, etc. (Pirinoli, 2004 : 181).

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 95

39 Rangées généralement sous le sceau de « facteurs personnels » qu’il est malséant de dévoiler, les relations entretenues par le chercheur sur le terrain apparaissent bien souvent essentielles à la constitution même de l’objet d’enquête, selon Nicolas Renahy et Pierre-Emmanuel Sorignet (2006 : 23). Cependant, selon ces auteurs, reconnaître qu’il entretient des relations affectives ou amicales intenses, c’est-à-dire qu’il appartient dans une certaine mesure aussi à un autre univers, c’est faire courir au chercheur le risque d’être délégitimé par ses pairs ou d’être accusé de manquer d’objectivité. Or, mettre en avant ces soucis de distanciation, c’est prendre le risque de ne pas être accepté par les enquêtés (ou une acceptation factice), de taire certaines informations, de biaiser l’analyse et de mettre à mal, par conséquent, sa mission première qui est d’étudier un phénomène ou un groupe donné.

BIBLIOGRAPHIE

AGIER M. (éd), 1997, Anthropologues en danger : l’engagement sur le terrain, Paris, Jean-Michel Place.

ALLARD F., FROPO J.-R. (2007), Le traumatisme post-avortement, Paris, Salvator.

BILA B., 2009, « Anthropologie "chez soi" auprès de personnes vivant avec le VIH à Ouagadougou : Empathie, méthode et position des acteurs », Ethnographiques.org, URL : http:// www.ethnographiques.org/2008/Bila.

BOLTANSKI L., 2004, La condition fœtale : une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard.

BOUILLON F., 2005, « Pourquoi accepte-t-on d’être enquêté ? Le contre-don au coeur de la relation ethnographique », in Bouillon F., Fresia M. et Tallio V. (éds.), Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, EHESS : 75-95.

BOUILLON F., FRESIA M., et TALLIO V. (éds), 2005, Terrains sensibles : expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, EHESS.

D’HALLUIN E., 2005, « Vaincre la suspicion, entrer dans une intimité douloureuse : une intenable extériorité », in Bouillon F., Fresia M., et Tallio V. (éds.), Terrains sensibles. Expériences actuelles de l’anthropologie, Paris, EHESS : 55-74.

DIVAY S., 2004, « L’avortement : une déviance légale », Déviance et Société, vol. 28 : 195-209.

ELIAS N., 1995, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, Paris, Fayard.

FASSIN D., 1999, « L’anthropologie entre engagement et distanciation. Essai de sociologie des recherches en sciences sociales sur le sida en Afrique », in Becker C., Dozon J.P., Obbo C. et Touré M. (éds.), Vivre et penser le sida en Afrique, Paris, Codesria/Karthala/IRD : 41-66.

GUILLAUME A., 2004, « Abortion in Africa. A review of literature from the 1990’s to the present days », CEPED, URL: http://www.ceped.org/avortement/gb/index800.html.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 96

LOSONCZY A.-M., 2002, « De l’énigme réciproque au co-savoir et au silence. Figures de la relation ethnographique », in Ghasarian C. (éd.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin : 91-102.

OLIVIER DE SARDAN, J.-P., 1995, « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », consulté le 10 juin 2013, URL : http://enquete.revues.org/document263.html.

OUATTARA F., 2004, « Une étrange familiarité. Les exigences de l’anthropologie "chez soi" », Cahiers d’études africaines, 175 : 635–657.

PIRINOLI C., 2004, « L’anthropologie palestinienne entre science et politique : l’impossible neutralité du chercheur », Anthropologie et Sociétés, 28 : 165-185.

RENAHY N., SORIGNET P.E., 2006, « L’ethnographe et ses appartenances », in Paillé P., La méthodologie qualitative : Postures de recherche et variables de terrain, Paris, Armand Colin : 9-32.

WEBER M., 1959, Le savant et le politique, Paris, Plon.

NOTES

1. Cette recherche compte pour ma thèse de doctorat en anthropologie, et s’inscrit dans un projet de recherche financé par le Conseil Norvégien de la Recherche.

RÉSUMÉS

Au Burkina Faso, l’avortement provoqué fait l’objet d’une restriction juridique et d’une réprobation sociale. Cette situation contribue à en faire un sujet sensible aussi bien pour les acteurs en présence que pour le chercheur qui a pris pour objet cette pratique. Enquêter sur les terrains sensibles, notamment sur les objets illicites et secrets, nécessite de la part du chercheur d’adopter des postures dont les clés ne sont pas toujours offertes. L’une des postures est le rapprochement d’avec son objet et la création de liens fondés sur la confiance. Cette posture permet de rendre visible l’objet, de le laver de sa tension et de favoriser la parole autour. Cependant, elle met à mal le souci de neutralité souvent cher à la relation d’enquête. Le présent article rend compte d’expériences de malaise et de prises de risque du chercheur en situation d’enquête sur l’avortement provoqué au Burkina Faso. L’enquête s’articule autour de 18 mois passés auprès de femmes ayant vécu des expériences d’avortement et/ou en quête d’avortement. Le désir des femmes en quête d’avortement d’impliquer le chercheur dans leur démarche (les aider à trouver un avorteur, donner un avis sur la décision d’avorter, sur le type de méthode que propose autrui, etc.) et la confrontation à la détresse entourant cette demande sont des formes d’implication qui se posent aujourd’hui au chercheur sur son terrain. Ces sollicitations ont des implications morales, éthiques et aussi juridiques intenses pour le chercheur. Réagir à ces sollicitations (répondre aux attentes de la femme ou non) signifie d’une manière ou d’une autre une forme d’engagement susceptible de plonger le chercheur dans une souffrance (au regard de ses valeurs propres, du risque d’enfreindre une loi versus de rester inactif face à la détresse d’autrui, etc.) dont la prise en compte s’avère cruciale pour repenser les rapports à l’objet d’étude dans la recherche.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 97

In Burkina Faso, induced abortion is subject to legal restriction and social stigma. This situation makes it a sensitive issue both for the actors involved and the researcher studying abortion. Conducting research on sensitive issues, especially when these are illicit and secret, requires the researcher to adopt stances which are not always predictable. One of these stances involves establishing close relationships based on trust with the respondents. This allows the researcher to render visible invisible objects, diminish tensions and promote dialogue. However, such a stance puts in peril the impartiality of the researcher, which is often crucial to the scientific process. This article is an account of experiences of unease and risks taken by researcher of induced abortion in Burkina Faso. It focuses on 18 months of fieldwork on women who have experienced abortion and/or in the quest for abortion. The desires of women in their quest for abortion to involve the research in their mission (help them to find an abortionist, advice them to (or not to) abort, advice them on preferred methods, etc.) and dealing with the distress concerning these demands, are some of the forms of involvement that the researcher is confronted with during fieldwork. These solicitations have intense moral, ethical and legal implications for the researcher. Reacting to these solicitations by responding (or not) to the expectations of women indicates a form of engagement susceptible to immerse the researcher in a distress arising from a conflict with personal values and a risk of breaking the law versus remaining inactive when confronted with the distress of others. The apprehension of this involvement is crucial to the rethinking of the relations of the researcher to the respondents in the research process.

AUTEUR

RAMATOU OUEDRAOGO Doctorante en anthropologie à l’Université Bordeaux Segalen (France) E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 98

Inaccessible Fields: Doing Anthropology in the Malian Political Turmoil

Sten Hagberg and Gabriella Körling

Introduction

1 In this paper we discuss the dilemmas anthropologists face when field settings become inaccessible for first-hand ethnographic observation. The paper is based on on-going comparative research on socio-political opposition in rural and urban municipalities in Burkina Faso, Mali and Niger. In Mali, fieldwork on municipal politics began in two field sites in October 2011 with the intention to pursue research there over the coming years. Yet with the coup d’état on 22 March 2012 that plunged Mali into a turmoil of war and violence, and led to the de facto partition of the country, our fieldwork in the two municipalities had to be postponed. As researchers we were soon asked to comment and reflect on the country’s prospects both in media and in academic journals. As anthropologists we initially felt troubled to conduct an analysis from afar, especially given the fact that we had rather limited fieldwork to draw on. However, we soon realised that the requests for commentary on the Malian crisis actually opened up a completely new field of focus and form of analysis. The inaccessibility of the field obliged us to engage with other kinds of empirical material which, despite their obvious limitations, has led to new insights. Hence, we contend that coping with inaccessible fields evokes questions about conventional anthropological understandings of “the field” and of “fieldwork relations”, such as the danger of automatically equating fieldwork with representative authority and of reducing the discipline of anthropology to the method of participant observation1.

2 A number of anthropologists have discussed different dimensions of violence and fieldwork. One important work is the collection of essays Anthropology Under Fire: Contemporary studies of violence and culture (Nordstrom & Robben, 1997) that focuses on epistemological dimensions such as the lived experience of violence of the people

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 99

studied, as well as, of the fieldworker. Others have focused on the implications for fieldwork strategies when working in a dangerous field such as the necessity of negotiating and adapting methods and ethics (Kovats-Bernat, 2002). Others put the ethnographic analysis of people’s living in and beyond conflict to the fore (Richards, 2005). Two APAD Bulletins have also been discussing endemic violence (No 25, 2003) and social violences and exclusions (No 27-28, 2008). Common to these studies is the focus on the ethnography of violence and conflict, and how to deal with dangerous situations with sometimes inaccessible fields. In this paper, however, our intention is to discuss alternative research strategies when having chosen not to go to back to the field because of security concerns due to the outbreak of socio-political unrest and conflict. In other words, the paper takes seriously the option of how to pursue anthropological research despite an inaccessible field in order to explore how “the field” can be redefined to open up for new conceptual and methodological terrains. While we do not have any ambition to add to the postmodern critique against the ways in which anthropologists construct “the field” we do argue that situations of an inaccessible field may incite us to innovatively think about new ways of constructing the ethnographic material.

3 We develop our argument in three parts. In the first part we account for how we dealt with the dilemma posed by the demands for analysis of the rapidly unfolding situation in Mali coupled with the absence of first-hand ethnographic fieldwork of the conflict by instead choosing to analyse Malian media and public debate following the coup d’état. In the end, the systematic and grounded anthropological study of Malian public debate offered interesting insights into the circulation of representations and stereotypes in local discourses in Mali and also led us to reflect more on national political dynamics in Mali today and in the past. In the second part of the paper we elaborate on our research strategies both in terms of practical aspects of fieldwork and in terms of a partial re- conceptualisation of the framing of the study given the extended political crisis. In the third part of the paper we problematize the equation between fieldwork and representative authority in light of our experiences of trying to do anthropology in the political turmoil of present-day Mali.

Analysing public discourses in the midst of political turmoil

4 The research project in question is a three-year comparative project on municipal politics in Niger, Burkina Faso and Mali2. By the comparative study of political practice in a selected number of municipalities, we seek to understand expressions and articulations of socio-political opposition. We approach “socio-political opposition” broadly as to encompass formal political processes, social movements, development interventions and everyday resistances and protests. Such a broad approach to socio- political opposition is motivated by the fact that despite two decades of democratisation formal political opposition remains weak in West Africa. It is therefore necessary, we argue, to broaden the concept of opposition to include formal and informal, as well as organized and spontaneous, collective action. Methodologically, fieldwork is conducted in selected urban and rural municipalities in the three countries, focusing on formal political processes, development and infrastructure investments, as well as popular contest. Drawing on previous fieldwork in Burkina Faso (Hagberg since 1988) and Niger (Körling since 2004) we work together in Mali as to sharpen the research project’s comparative insights. We focus on the municipality as

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 100

an arena where heterogeneous actors intervene with local and external resources, a public space where state actors and citizen representatives interact around multiple norms with respect to access to public goods and services, and a locus for political imagination, cultural representation and symbolic meaning (Hagberg, 2009; see also Olivier de Sardan, 2005).

5 As stated in the introduction fieldwork in Mali – in the municipalities of and – began in October 2011 with the aim of returning at regular intervals, like in Niger and Burkina Faso, to follow up on developments in each municipality3. In Mali the second fieldwork was tentatively planned to take place during the elections that were supposed to have marked the end of Amadou Toumani Touré’s – nicknamed ATT – presidency. The elections were surrounded by uncertainty given the outbreak of violence in the North in January 2012 and the coup d’état on 22 March 2012 temporarily put an end to any plans to do fieldwork in Mali in the near future. The coup d’état propelled the country onto the stage of international media. Mali had often been depicted as a democratic success story in Africa, and to many, the coup d’état and the rapid unravelling of stability came as a surprise. All of the sudden there was an important demand for analysis and explanation of the crisis. The days following the coup d’état we were increasingly asked to intervene in public debate and provide background context to what soon became “the Malian crisis”4. As many other colleagues working in the country, the demands for information and analysis meant that we were urged to respond when for once the Sahel became a locus of attention to journalists and news agencies5.

6 Not being able to go to the field we closely followed the events from afar via internet, social media and the analysis of seasoned Mali experts. We were also asked by one of the editors of an academic journal to reflect on the crisis in an article. In the absence of field material on the current crisis we chose to analyse public debate through the study of Malian media by consulting print media easily accessible on the internet, as well as, various public declarations following the coup d’état. We focused on how the Malian political class, the international community, and the de facto partition of the country following the takeover of the North by Tuareg and Islamist movements were discussed in public debate in order to elicit prevailing representations and stereotypes in the months following the coup d’état. We felt that the focus on national debates was important, especially as these were rarely taken into account in international media reports and analysis. At the same time it was necessary to contextualise not only the national debate but also the rapid unravelling of the Malian nation-state and the heated party politics in . We thus highlighted the contradictions of the democratization process in Mali especially when it comes to party political dynamics. In particular we analysed President Touré’s politics of consensus as well as the complex relations between the Tuaregs and the Malian state (Hagberg & Körling, 2012).

7 The reading and skimming through of newspaper articles and editorials gave us insights into the public debate in Bamako such as the division between supporters and opponents of the coup d’état. This was reflected not only in the division of the Malian political class but also in the media. There were two radically different readings of the coup d’état, and the political class was divided into two camps. One camp was political parties6, trade unions and associations that opposed the coup and soon came together in the United Front for the Protection of Democracy and of the Republic (FDR). Another camp was composed of organizations and political parties, most notably the leftist

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 101

party of Oumar Mariko, Solidarité Africaine pour le Développement et l’Indépendance (SADI), that formed the Popular Movement of 22 March 2012 (MP-22) to support the coup, and “politically accompanying” the junta in their efforts to “re-establish democracy” (Hagberg & Körling, 2012 : 118). This polarization of the political class was clearly revealed in Bamako based newspapers, especially in editorials. While in reproachful editorials, the coup was seen as a serious setback for democracy, editorials supportive of the coup pointed to the mismanagement of ATT whose regime was associated with corruption and nepotism. The junta in its turn played on a longstanding “popular discontent regarding the political class” (Van de Walle, 2012 : 12) to legitimise the coup. At the same time as the international image of Mali as a democratic success story was quickly unravelling the public debate in Bamako was very much centred on the failures of President Touré’s regime and, more generally, of the political class.

8 The prospect of outside intervention was also discussed at great length especially the role of ECOWAS who initially was the main actor in the mediation of the political crisis in Bamako following the coup d’état, a crisis that continued also during the transition period. Opponents of external intervention were the most vocal. However, support for this opposition wore of as the violence in the North continued and spread southward. Finally, the Bamako based media was united in dismissing the claims of the MNLA and the Tuareg independence movement.

9 In the end, writing the article gave us important insights into the circulation of representations and stereotypes in local discourses in Mali at a time when little attention was paid to these aspects. Some of these might now seem dated but they still give an idea of the mood in the months following the coup d’état. It also led us to reflect more on historical and contextual aspects of the crisis and on national political dynamics in Mali today and in the past to try to understand the current crisis. These were insights that we could bring back to the research project through partial re- framing of the research questions including the impact of the political crisis on the municipalities. This is the focus of the next section.

Malian municipalities and the crisis

10 From the outset of the project the methodological approach included a strong element of teamwork. Based on our previous individual long-term fieldwork in Burkina Faso and Niger respectively we decided that the comparative dimension of the project would only be feasible with a systematic joint-teamwork. Therefore, for the fieldwork in Mali we had already decided to work together in the two municipalities with two anthropology students from the University of Bamako as research assistants. This methodological approach helped us to develop a team spirit a bit in the same vein as practised in the ECRIS (Bierschenk & Olivier de Sardan, 1997), and more specifically in previous work carried out in these municipalities (Hagberg et al., 2009). Thus, we were a team of two Swedish anthropologists and two Malian anthropology students who during the day worked on different aspects of municipal life and in the evening reassembled for summary and reflection of the day’s work.

11 We had already from the beginning decided not to work in Northern Mali, but to stay in the Region, notably in the municipalities of Kiban ( Cercle) and Kalabancoro (). The ambition was to cover relevant issues pertaining to rural

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 102

and urban municipal political life, such as agro-pastoral livelihoods and farmer-herder relations, ethnicity and autochthony, and the land question in both rural and peri- urban areas. This meant that we were not to be directly exposed to the security problems of the north for the carrying out of the fieldwork in the first place.

12 After the coup d’état on 22 March 2012 these different methodological considerations turned out to be very important. Our Malian research assistants for whom it was not dangerous to travel to and work in the municipalities pursued fieldwork in October- November 2012. They were already known there and well-acquainted with our field research. In particular, we asked them to also focus on the effects of the crisis in each municipality. After this fieldwork period they reported back to us and, in addition, transcribed all interviews. Through interviews with political actors in the municipalities they were able to demonstrate the ways in which public service provision and municipal council had continued to operate despite the coup d’état.

13 So, even though we ourselves could not travel to Mali, we could still get municipal life documented by our research assistants. It should be noted that this was a period when travelling in these parts of Mali was not deemed dangerous, and we did not in any way risk the safety of our assistants. But it was deemed dangerous for foreigners in general and Europeans in particular. Prior to and after the international military intervention in January 2013 the situation was nevertheless different and no-one was advised to travel in the country. Interestingly, however, when following news reporting in January-February 2013, it was often mayors who were the first to make public statements to international media when towns were liberated by the French air and land troops. In that context, our Malian research assistants’ follow-up fieldwork in the two municipalities of Kalabancoro and Kiban were useful contextualization of the situation in Mali.

14 In March 2013, we were finally able to go to Bamako. On our return to Mali we were able to follow up on the research assistants’ work. However, due to initial security concerns we only carried out fieldwork in the municipality of Kalabancoro which although it is a rural municipality is very much part of the urban agglomeration of Bamako. We pursued fieldwork on zoning of urban land, and also interviewed political actors with whom we had worked already in 2011. We did not carry out fieldwork in the municipality of Kiban. But as Kiban has an important population in Bamako, we were able to meet some of the central actors from Kiban. These were the mayor and the secretary general of the municipality, as well as members of the two most important home town associations, many of whose members are based in Bamako7.

15 Conclusions from our fieldwork in March 2013 combined with the research assistants’ report were that despite the political turmoil at the national level the municipalities continued to function although with some disruptions, such as the financial flows from the central state. The municipalities had also lived through the retreat of development projects and support with the suspension of development cooperation in response to the coup d’état. However, new development actors had also entered the scene, especially in Kalabancoro as humanitarian actors/aid provided support to the displaced population from the North. There seems to have been a fairly strong support for the coup d’état at the same time as there was also criticism of the coup d’état. At the same time political parties seemed to have been more or less discredited.

16 This fieldwork was also an opportunity to define and plan for new fieldwork periods for our Malian research assistants as to do more in-depth interviews and observations on

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 103

specific issues8. Later on, we have been able to carry out further fieldwork during the presidential elections in July-August 2013, as well as ongoing research on municipal politics9. These fieldworks have all aimed to deepen the ethnographic material to be analysed comparatively in the research project.

17 To sum up, our attempt to focus on media reporting and public declarations in the Malian political turmoil to highlight the lines of cleavage and conflict and to assess how political actors positioned themselves was complemented with fieldwork conducted by research assistants and a year after with a fieldwork concentrated to the Malian capital. The socio-political turmoil in Mali – a country regarded as a success story among African democracies – deteriorated into what some observers called a nightmare. And, yet, municipal politics continued to operate, albeit in a very different and sometimes threatening national and international contexts.

18 The continuity and rupture of municipal political life – especially when it comes to socio-political opposition – is an analysis that we will carry out in future papers and publications. In this paper, however, we have so far focused on methodological problems when the field becomes inaccessible. In the final part of the paper we would like to return to the issue of representative authority in present-day anthropology, and how “the field” is constructed.

What determines representative authority in anthropology?

19 In the introduction to Anthropology Under Fire: Contemporary studies of violence and culture the question of what to do when unexpectedly confronted with violence is posed. What research strategy should one choose? Should the researcher carry out with the original research project as if nothing has changed, return home or study the new situation (Nordstrom & Robben, 1997 : 16)? In this paper we have pragmatically described how we did in order to make the best out of an impossible situation for anthropological fieldwork. Yet beyond the specific circumstances around which we have coped with a difficult research context, we do think that our experience does outline an alternative approach in cases where the field has become inaccessible due to violent conflict and political turmoil.

20 The field can be inaccessible to the researcher as there may be institutional constraints that do not allow for fieldwork in such a context due to security and insurance concerns. The field can also be inaccessible because of a personal decision to not expose oneself to risks of violence or hostage taking. In any case, we argue that there is a middle-ground of dealing with inaccessible fields. Hence, while it is important to integrate outbursts of violence, conflict and political turmoil into an on-going research project as these events are part and parcel of the wider social, political and cultural context this can be done in many different ways.

21 Fieldwork and all that it entails – the creation of relations with the people studied, interviews and participant observation, informal conversations and hanging around, different degrees of immersion in a specific local contest – is at the heart of anthropology. Having access to the field is in many ways the sine qua non of anthropological research. This centrality of fieldwork persists even though traditional conceptualisations of the field as a bounded entity have been challenged in order to allow for a much greater flexibility and reflexive awareness when identifying/or delimiting the “field” (see for instance Gupta & Ferguson, 1997). The very construction

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 104

of “the field” is indeed an active engagement with conceptual and methodological issues in dialogue with the ethnographic material. To put it simply, “the field” does not exist “out there” but is constructed by the researcher’s methodological conceptualisation (Amid, 2000; Leservoisier, 2005; see also Sluka & Robben, 2007). Sluka & Robben argue that: “When researchers more frequently conduct long-term or diachronic fieldwork in the same location over many years and several field trips, and where the physical distance between ‘home’ and ‘the field’ is largely ameliorated by instantaneous means of electronic mass communication, this simple dichotomy between being ‘in the field’ and then leaving no longer holds sway.” (Sluka & Robben, 2007 : 25)

22 In the same vein, sometimes the field is inaccessible and thus unreachable for first- hand ethnographic observation and sometimes it is not. And, yet, this often occurs when the anthropological gaze searching for cultural logics in everyday practice, and analysing political culture in the midst of national politics is more needed that ever.

23 With the coup d’état on 22 March 2012 we opted to conduct a media analysis as a complement to other kinds of ethnography. It was useful for our own understanding of the situation, and we also contributed to public debate and anthropological research on the Malian crisis. We would even like to argue that an anthropologically grounded mass media analysis may open up for new insights. In fact, such an analysis represents a somewhat different anthropological endeavour – it is not merely “the second best” option – but it does form part of a broader approach to anthropological research. In his study of the public debate following the assassination of Norbert Zongo – journalist and director of the Burkinabe weekly L’Indépendant – Hagberg (2002) suggests that an ethnographic account of national politics is required for understanding the specific political culture of a given country in order to grasp the socio-cultural logics underpinning national politics. The strength of an anthropologically grounded mass media analysis is that it can be combined with a careful and sensitive ethnographic understanding of public debate. In the present research in Mali, we had not planned for a systematic mass media analysis but it was forced upon us due the political crisis. Nevertheless, it did add important insights on the interplay of local, national and international issues in the Malian public debate.

24 We also sought to engage our research assistants much more in the process of producing ethnographic material. Thanks to the previous teamwork we were able to produce detailed instructions – in the form of terms of reference – for the follow-up fieldwork in the municipalities of Kalabancoro and Kiban. These fieldwork periods also gave them opportunities to formulate and conduct their own master degree projects10. This turned out to be a “long-distance fieldwork” with all the possible methodological challenges but counterweighted by continuous contact by means of email and social media. It was far from an ideal situation, but it did nevertheless produce interesting ethnographic material. And when we finally were able to go back to Mali again in March 2013, we did complement the mass media analysis and the long-distance fieldwork with conventional anthropological fieldwork. But simultaneously we pursued new plans for studying national politics, as well as, long-distance fieldwork through the research assistants’ master degree projects.

25 What we here call “long distance fieldwork” highlights the role of the anthropological personae. As European anthropologists our fields became inaccessible with the political turmoil, at the same time as our Malian research assistants could continue to conduct fieldwork in the areas without exposing themselves to similar risks. This was initially

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 105

an awkward situation. As ethnographers we are used to do fieldwork, and empirically document what is going on, regardless of whether “the field” is a hunters’ movement, the local state or a political ritual. In a context when the anthropologist is herself/ himself the prime methodological tool of the discipline, a critical question is how to work when the engagement that fieldwork entail is not possible any longer (see Hagberg & Ouattara, 2012; Laurent, 2012). We find that the combination of using mass media and social media, of fieldwork pursued by our research assistants and, finally, of short fieldwork periods mainly in the capital opened up for another kind of conceptualisation of “the field” and of “fieldwork relations”. Rather than the lonesome anthropologist interviewing and observing, we are a team working together and mutually exchanging information and ideas. The anthropological personae is different and, yet, still central even in this new research context. And we still strongly feel that this kind of anthropological research is important to pursue. In terms of the research assistants’ position, they are pursuing their master degree fieldwork under the auspices of the research project, and we also pursue the comparative analysis drawing upon empirical evidence from Burkina Faso, Mali and Niger. In other words, although not really planned for we do think that this anthropological research is not just “the second best” to be applied when the field is inaccessible, but relies on a different kind of methodological strategy that is, in turn, likely to produce a slightly different kind of anthropological analysis.

26 Throughout the paper, we have tried to illustrate that choosing not to go to the field does not exclude an analysis of the situation and does not mean that one cannot incorporate these developments into an on-going research project. It is our contention that the production of anthropological knowledge should not be limited to only being based on first-hand ethnographic observation. Furthermore, there is also a danger of automatically equating fieldwork with representative authority – “having been there” – and of reducing the discipline of anthropology to the method of participant observation as this might lead to blindness to other kinds of empirical material11. In the long run it might also lead to the side-lining of anthropology in a global mediascape in which quick analysis and the creation of experts often on dubious grounds is prioritised over the grounded knowledge of anthropology.

BIBLIOGRAPHY

AMID V. (ed.), 2000, Constructing the Field: Anthropological Fieldwork in the Contemporary World, London, Routledge.

BIERSCHENK T. and OLIVIER DE SARDAN J.P., 1997, « ECRIS : Rapid Collective Inquiry for the Identification of Conflicts and Strategic Groups », Human Organization, 56(2): 238-244.

GRUENAIS M.-É., 2012, « L’anthropologie sociale est-elle inapplicable? L’exemple d’une "socio- anthropologie" dans les programmes de santé publique », in Hagberg S. & Ouattara F. (eds), « Engaging Anthropology for Development and Social Change », APAD Bulletin, 34-36 : 61-79.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 106

GUPTA A. & FERGUSON J. (eds), 1997, Anthropological locations: boundaries and grounds of a field science, University of California Press, Berkley and Los Angeles.

HAGBERG S., 2002, « ‘Enough is Enough’: An Ethnographic Account of the Struggle against Impunity in Burkina Faso », The Journal of Modern African Studies, 40 (2), June 2002: 217-246.

HAGBERG, S. 2009. « Inventing and Mobilising the Local: Decentralisation and Citizen Participation in West Africa », in Hagberg S. (ed.), « Inventing and Mobilising the Local », APAD Bulletin, 31-32 : 3-34.

HAGBERG S., 2012, « Ifrågasätt svenska mediebilder av Afrika », Second Opinion, 9 May 2012, accessed 8 June 2013, www.second-opinion.se/so/view/2590.

HAGBERG S., KONE Y.F. & ELFVING K., en collaboration avec Koné B., Traoré N. & Diallo M., 2009, Analyse sociale au Mali : inclusion et exclusion à travers les opportunités du travail et de l’emploi, Uppsala, Swedish International Development Cooperation Agency.

HAGBERG S. & KÖRLING G., 2012, « Socio-political Turmoil in Mali: The Public Debate Following the Coup d’Etat on 22 March 2012 », Africa Spectrum, 47(2-3): 111-125.

HAGBERG S. & OUATTARA F., 2012, « Introduction: Engaging Anthropology for Development and Social Change », in Hagberg S. & Ouattara F. (eds), « Engaging Anthropology for Development and Social Change », APAD Bulletin, 34-36: 9-28.

KOVATS-BERNAT C.J. 2002, « Negotiating Dangerous Fields: Pragmatic Strategies for Fieldwork amid Violence and Terror », American Anthropologist, 104(1): 208-222.

LAURENT P.-J., 2012, « Engager l’anthropologie du développement à prendre en compte le malaise postcolonial », in Hagberg S. & Ouattara F. (eds), « Engaging Anthropology for Development and Social Change », APAD Bulletin, 34-36 : 29-60.

LESERVOISIER O. (ed.), 2005, Terrains ethnographiques et hiérarchies sociales: retour réflexif sur la situation d’enquête, Paris, Karthala.

NORDSTROM C. & ROBBEN A., 1997, Anthropology Under Fire: Contemporary Studies of Violence and Culture, University of California Press.

OLIVIER DE SARDAN J.-P., 2005, « Classic ethnology and the socio-anthropology of public spaces: New themes and old methods in European African Studies », Africa Spectrum, 40(3): 485- 497.

RICHARDS P. (ed.), 2005, No Peace, No War: An Anthropology of Contemporary Armed Conflicts, London & New York, James Currey.

ROBBEN A.C.G.M. & SLUKA J.A. (eds), 2007, Ethnographic Fieldwork: An Anthropological Reader, Malden & Oxford, Blackwell.

SLUKA J.A. & ROBBEN A.C.G.M., 2007, « Fieldwork in Cultural Anthropology: An Introduction », in Robben A.C.G.M. & Sluka J.A. (eds), Ethnographic Fieldwork: An Anthropological Reader, Malden & Oxford, Blackwell.

SVERIGES RADIO, 23 March 2012, Studio Ett: Mali, accessed 8 June 2012, http://sverigesradio.se/ sida/artikel.aspx?programid=1637&artikel=5032140

SVERIGES RADIO, 22 August 2012, Kidnappad svensk i Mali: förhandlingar pågår, accessed 8 June 2013, http://sverigesradio.se/sida/artikel.aspx?programid=83&artikel=5240450

SVERIGES RADIO, 29 January 2013, Situationen i Mali, accessed 8 June 2013, http:// sverigesradio.se/sida/artikel.aspx?programid=1637&artikel=5408377

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 107

VAN DE WALLE N., 2012, « Foreign Aid in Dangerous Places: The Donors and Mali’s Democracy », WIDER Working Paper, 61, Helsinki, UNU-WIDER.

NOTES

1. This paper is the result of a continuous dialogue within the research team. The Malian research assistants – all students in anthropology at Institut Supérieur de Formation et de Recherche Appliquée (ISFRA), University of Bamako – are Bintou Koné, N’gna Traoré and Bassidy Dembele, to whom we hereby express our acknowledgements. We also thank more generally our interlocutors in the municipalities of Kiban and Kalabancoro. A special mention to the research institute Point Sud for providing the institutional basis for our research in Mali. 2. The research project is entitled Spheres of Opposition? Democratic Culture and Local Development in West African Municipalities and is funded Sida’s research council (see www.antro.uu.se/en/ cultural-anthropology/research/projects/spheres-of-opposition/). 3. The selection of these municipalities was based on the need to have one rural and one peri- urban municipality. The final choice of Kalabancoro and Kiban was guided by the fact that the specific problems encountered in the settings were common to many municipalities and also because previous fieldwork had been carried out there (see Hagberg et al., 2009). 4. Hagberg was interviewed on Swedish Radio at several occasions (Sveriges Radio, 23 March 2012, 22 August 2012, and 29 January 2013), and was furthermore frequently asked to comment to Swedish newspapers. In June 2012 Körling participated with a paper in the conference on Post- Gaddafi repercussions in the Sahel at the Kofi Annan Peacekeeping Training Centre (KAIPTC) in Accra to discuss the increasing political unrest in the Sahel. The conference was a joint venture between the KAIPTC and the Nordic Africa Institute. 5. For a critical reflection on these media images of Africa, see Hagberg 2012. 6. It should be noted that the biggest political parties – such ADEMA, URD CNID, RPM, UDD, and PARENA – all condemned the coup. 7. Since mid-2013 fieldwork has been regularly conducted in Kiban and Kalabancoro, thus the anthropological research context has become “normalised”. 8. Fieldwork was pursued in the municipalities of Kalabancoro and Kiban April-June 2013 and in the municipalities of Montougoula and Kiban in November-December 2013. Detailed reports were written by research assistants N’gna Traoré and Bintou Koné. 9. Sten Hagberg and Bintou Koné conducted fieldwork in July-August and in October 2013, and in January and June 2014. 10. Fieldwork of two Master students in Anthropology was funded by the research project. N’gna Traoré’s research on forms and modes of expression socio-political opposition in the municipality of was successfully defended in September 2013. Bintou Koné’s research on kinship and politics in the municipality of Kiban is work in progress. 11. For an insightful discussion on this issue in the field of medical anthropology, see Gruénais (2012).

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 108

ABSTRACTS

This paper is based on ongoing comparative research on socio-political opposition in municipalities of Burkina Faso, Mali and Ni-ger. Here we are particularly focusing on what happens to anthropological researchers when field settings become inaccessible for first-hand ethnographic observation. In Mali fieldwork on municipal politics began in two field sites in October 2011 with the intention to pursue research there over the coming years. Yet with the coup d’état on 22 March 2012 that plunged Mali into violence, and a de facto partition of the country our fieldwork in the two municipalities had to be postponed. And, yet, political developments of Malian crisis opened up a completely new field of discussion and debate. As researchers we were soon asked to comment and reflect on the country’s prospects both in media and in academic journals. As anthropologists we felt troubled to conduct an analysis of such inaccessible fields, whereas many scholars of other disciplines, such as political scientists and economists, apparently did not. It is our contention that our handling of inaccessible fields does say something significant about anthropological understandings of field and fieldwork relations. The paper discusses how – as a consequence of the Malian political turmoil – we have been doing anthropology in inaccessible fields. We elaborate examples of how we have been analysing media debates, monitoring case-studies at distance, and dialoguing with Malian stakeholders in social media as to pursue research despite being unable to enter the specific field settings. Interestingly, we do think that such inaccessible fields have, concretely and practically, obliged us to get other kinds of empirical insights. In the paper, we particularly discuss the extent to which the systematic and grounded anthropological study of Malian public debate offers valuable insights into representations and stereotypes that resonate with local discourses in the country.

Cet article s’appuie sur une recherche comparative en cours sur les oppositions socio-politiques dans les communes du Burkina Faso, du Mali et du Niger. Ici, nous nous intéressons plus particulièrement à ce qui arrive au chercheur quand le terrain devient inaccessible pour pratiquer l’ethnographie. Au Mali, notre recherche sur les politiques municipales dans deux communes avait commencé en octobre 2011 et aurait dû se poursuivre les années suivantes. Mais, avec le coup d’Etat du 22 mars 2012 qui plongea le Mali dans la violence en produisant une partition de facto du pays, notre enquête de terrain dans les deux municipalités dut être suspendue. Et pourtant, les développements politiques de la crise malienne ouvrirent un nouvel espace de discussion et de débat. En effet, en tant que chercheurs, nous fûmes vite interpellés pour analyser et commenter la crise malienne, tant dans les medias que dans les revues scientifiques. En tant qu’anthropologues, nous étions mal à l’aise pour proposer une analyse d’un terrain aussi inaccessible, ce qui n’était pas du tout le cas de nombreux autres chercheurs, tels les politistes et les économistes. Nous pensons que notre rapport aux terrains inaccessibles révèle quelque chose d’important sur la compréhension anthropologique du terrain et des relations d’enquête. C’est ainsi que notre papier interroge la manière dont, malgré tout, nous avons fait de l’anthropologie sur des terrains devenus inaccessibles à cause du bouleversement politique malien. Nous développons des exemples sur la manière dont nous avons analysé les débats médiatiques, dirigé des études de cas à distance et dialogué avec les Maliens impliqués dans les réseaux sociaux afin de poursuivre la recherche tout en étant empêchés d’aller sur les terrains en question. Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous pensons que ces terrains inaccessibles nous ont obligés, concrètement et pratiquement, à trouver d’autres sortes d’éclairages empiriques. Dans le texte, nous discutons tout particulièrement la manière dont l’analyse

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 109

anthropologique des termes du débat public malien éclaire de manière pertinente les représentations et les stéréotypes qui traversent les discours politiques locaux dans le pays.

AUTHORS

STEN HAGBERG Department of Cultural Anthropology and Ethnology, Uppsala University E-mail : [email protected]

GABRIELLA KÖRLING Department of Cultural Anthropology and Ethnology, Uppsala University E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 110

Lu et à lire

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 111

Annie Benveniste (ed). Se faire violence. Analyse des coulisses de la recherche

Sylvie Ayimpam

RÉFÉRENCE

Annie Benveniste (ed). Se faire violence. Analyse des coulisses de la recherche. Paris, Téraèdre, 2013, 189 p.

1 Les auteurs de cet ouvrage collectif nous livrent ici un aspect du terrain de recherche généralement peu abordé : l’expérience de la violence telle que vécue pendant l’enquête. Bien qu’ils aient travaillé sur des terrains géographiquement et thématiquement différents, on est frappé par la similitude des expériences de la violence qu’ils rapportent. L’atelier qui a précédé la rédaction de l’ouvrage a donné l’occasion aux auteurs de revenir d’abord dans la discussion orale sur les modes d’objectivation de la violence dans leur articulation avec les conditions de production de la recherche. Ensuite, il leur a permis d’aborder autrement le rapport du chercheur à la violence en montrant comment cette dernière devenait un analyseur des matériaux, des objets analysés et des affects. D’ailleurs du point de vue des auteurs, cette subjectivé des chercheurs n’est pas réduite à la réflexivité. Bien qu’ils se soient également préoccupés d’interroger leurs places et postures en tant que chercheurs, ils sont allés beaucoup plus loin, en s’obligeant à revenir sur les effets – parfois occultés – du surgissement de la violence au cours de l’enquête ou dans le retour des « affects » ressentis sur le terrain. Ils ont ainsi pu passer d’une violence objectivée et perçue sur le terrain comme violence des populations, des conflits, des travestissements de l’histoire, à la violence faite au chercheur (p.23).

2 Le travail ethnographique d’Annie Benveniste à Soweto s’est fait dans le cadre d’un programme de recherche portant sur le « rôle de l’école dans la transformation des rapports sociaux » en Afrique du Sud (p.158). Son travail avait pour objectif de collecter

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 112

les témoignages afin d’analyser le poids du passé dans la transmission, et de comprendre comment se tissaient les relations intergénérationnelles dans la concurrence entre l’histoire officielle et la revendication de groupes ou de personnes singulières à faire entendre leur histoire. D’ailleurs cette histoire officielle, celle de la libération, celle de la désagrégation, ne cadrait pas vraiment avec les réalités observées sur le terrain à Soweto (p.167). En interrogeant les habitants de Soweto sur leur passé pour comprendre la manière dont se faisait la transmission, la chercheure n’a obtenu dans le discours de ses interlocuteurs qu’une comparaison avec la dépossession du présent plaidant ainsi en faveur du passé : perte du respect, perte du rapport aux ainés, perte de valeurs, perte d’autorité vis-à-vis des enfants, perte de savoirs domestiques, etc. Mais si le rapport douloureux au passé a d’abord été escamoté au profit d’une plainte concernant le présent, il est vite revenu au travers des discours sur les souffrances du corps qui parlent de l’oppression de l’apartheid (p.175). Les discours apparaissaient ainsi comme signes du refoulement des violences passées, refoulement dévoilé par les souffrances du présent. La chercheure se retrouve confrontée ainsi à travers les récits de ses enquêtés aux dires de la violence : la violence du chômage et de ses conséquences sur l’insécurité psychique et physique des résidents du quartier liée en bonne partie aux violences interfamiliales ; la violence représentée par la menace de la criminalité vénale dans un environnement où les habitants ne possèdent pas grand chose ; la violence de l’épidémie de sida, et par dessus tout les violences intrafamiliales (p.182). Alors qu’elle était partie sur le terrain avec pour objectif d’étudier la manière dont la transmission institutionnelle ou familiale du passé de l’apartheid et des luttes accompagnait le changement politique, la chercheure s’est retrouvée prise dans les effets de la violence exercée par la souffrance de ses interlocuteurs sur le terrain (p. 186).

3 La mise à l’épreuve de l’enquêteur par la souffrance rencontrée sur le terrain se retrouve aussi dans la contribution d’Aude Rabaud, à propos d’une enquête menée dans les quartiers populaires de la région de Bordeaux. Durant cette enquête où elle a fait une longue immersion sur le terrain, elle s’est retrouvée prise à partie dans les conflits de voisinage, tout comme elle a été aussi témoin de drames divers (p.32). En choisissant d’emménager dans ce quartier où elle allait vivre pendant près de cinq ans, le terrain l’a malgré elle appelée à se focaliser sur le caractère structurant d’un certain registre de violence dans ce milieu (p.37). Etant témoin des conduites intempestives, répétitives, tapageuses, elle a préféré faire abstraction du stress qu’elle développait face aux nuisances extérieures se conjuguant, en refusant de considérer son environnement immédiat comme agressif. En effet, face à ce « stress résidentiel très marqué », elle ne s’est pas autorisée à prendre au sérieux le désordre de ses émotions et l’impact des affects dans le rapport au terrain. En revenant après plus d’une dizaine d’années sur le sentiment permanent de peur qu’elle a ressenti pendant ces années de terrain, elle souligne combien les sentiments de dette et de culpabilité restent encore vifs et inchangés. Si la violence physique ne lui faisait pas peur, la chercheure était en revanche tétanisée par l’ampleur des rencontres et des échanges quotidiens. Craignant que des voisins ne frappent pour la énième fois à la porte, et usant de stratagèmes parfois ridicules pour faire croire qu’elle n’était pas là, elle espérait se sortir de cette manière de cette pression (pp.72-73). A l’occasion de cet exercice réflexif, elle s’est rendue compte de l’actualité de l’emprise des émotions ressenties pendant l’enquête. D’ailleurs, la fin des échanges avec ses enquêtés fut trop rapide, car elle a disparu du quartier et mis fin aux rencontres de manière trop brutale, avec un arrière-goût

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 113

d’inachevé. Mais ce sont surtout les relations interpersonnelles allant au-delà de l’enquête qui ont pesé, à son avis, sur la dimension affective des conditions de la recherche. Elle se demande alors si la confiance entre elle et les interlocuteurs avec lesquels elle avait sympathisé était réelle ou si elle n’était qu’un paravent au sentiment ambigu de flouer les personnes avec lesquelles elle ne faisait que voisiner (p.73).

4 De son coté, Giacomo Loperfido discute de la notion de « terrain difficile » qui renvoie dans son cas à l’image externe du milieu fasciste, milieu qui est fermé envers des « étrangers » et d’hostilité affichée envers le monde antifasciste auquel appartient pourtant le chercheur. La difficulté de l’enquête tenait aussi au fait que le milieu universitaire antifasciste ne tendait pas à produire des analyses affranchies de préjugés idéologiques sur le néofascisme. D’où l’ambiguïté de la démarche de l’ethnographe qui n’échappe d’ailleurs pas aux informateurs, qui peuvent alors y suspecter la mauvaise foi de l’ennemi (p.80). Pour le chercheur dont l’antifascisme est un a priori fondateur, l’objectif est de parvenir à séparer démarche méthodologique d’une part, et subjectivité, valeurs, construction idéologique de la critique d’autre part, notions qui se superposent pourtant dans le travail d’enquête, et qui rendent l’analyse plus complexe pour le chercheur (p.98). L’ethnographe devient ainsi le point de contact entre deux discours contradictoires qui supposent chacun l’exclusion de l’autre, avec une fragilité structurelle liée à sa position entre deux systèmes de classification antagonistes (p.99), avec une construction diabolique de l’autre assez violente dans les deux milieux, sous- tendue par une logique de défense contre le danger d’infiltration et de contagion (p. 101). Aussi l’ethnographe qui traverse la frontière interne entre deux champs de l’identité et de l’altérité crée, par sa présence, un espace de proximité pouvant mettre fin au système de ségrégation entre deux groupes, tout en libérant l’autre de sa fonction de représenter ce que le groupe n’est pas. Le chercheur montre que ce processus de construction de l’identité peut entrer en crise, et cette crise peut déclencher des comportements de défense et d’agressivité vis-à-vis du chercheur (p. 114). Mais le défi pour le chercheur ici fût de brouiller la vision bien ordonnée des choses, une représentation idéalisée des réalités où les valeurs étaient bien distinctes, entre celles que partageait le chercheur où les valeurs étaient bien, et celles que prônaient les autres qui représentaient le mal (p.115). Il a pris le risque de franchir la frontière de l’altérité et d’écouter le récit des autres, chose qui lui apprit beaucoup sur lui-même et sur la société où il avait été formé (p.116).

5 Partie sur le terrain sans planifier de faire une enquête anthropologique, mais plutôt pour tenter de comprendre ce qui s’était passé en 2008 lors de la flambée xénophobe qui avait touché tout un ensemble de townships autour de Johannesburg en Afrique du Sud, Judith Hayem s’est retrouvée dans une position clairement sortie de son rôle de chercheure, en s’engageant comme militante improvisée de l’association African Diaspora Forum (ADF), une association de défense des communautés étrangères en Afrique du Sud (p.120). Le malaise qu’a ressenti la chercheure lors de ces évènements est moins lié, selon elle, à la violence qu’elle a vécu qu’au fait d’être confrontée à la réalité xénophobe de l’Etat sud-africain post-apartheid, à sa brutalité à l’égard des étrangers, au relent de ses méthodes autoritaires, à ses propos ouvertement racistes et à la passivité de nombreux sud-africains, même des anciens militants de la lutte anti- apartheid. Lors de cet épisode sur le terrain, la chercheure témoigne avoir été personnellement soumise à cette violence aux plans psychologique et physique. Et à l’occasion de cette expérience elle eût beaucoup de difficultés à se situer face à son terrain et à ses convictions personnelles. Pour arriver à poursuivre ses recherches sur

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 114

le terrain, il lui a fallu d’une part prendre acte de sa déception face à ce qui s’était passé sur son terrain de recherche, interroger son sentiment latent d’avoir été flouée, et d’autre part dépasser le traumatisme et la blessure personnelle face à la violence dont elle fût le témoin et qu’elle avait elle-même ressentie (p.121). Cette expérience l’a amenée à analyser son rapport au terrain de recherche sud africain dans lequel elle travaillait depuis de nombreuses années, et à faire cet exercice réflexif sur deux plans. D’abord sur l’expérience de la violence qu’elle a vécue en tant que militante sortie de son rôle de chercheure, violence dont la paradoxale capacité de cristallisateur a été plus révélatrice que la qualification de la violence ; ensuite sur l’analyse des séquences politiques et la difficulté du chercheur à gérer affect et concept quand la politique à l’œuvre sur son terrain de recherche suscite en lui un profond désarroi après l’avoir enthousiasmé (p.122).

6 A travers la lecture de cet ouvrage, on voit qu’une expérience pénible de l’enquête de terrain, où le chercheur « rencontre » la violence sous une forme ou une autre, où il vit un certain désarroi, un certain sentiment de trahison du terrain, une certaine tristesse, etc., demande pour être réappropriée, que le chercheur effectue d’abord un « détour » puis un « retour ». Cela traverse tous les cas exposés dans cet ouvrage. Après le vécu de la violence sur le terrain, le temps semble un facteur important au chercheur pour ré- apprivoiser le terrain ou ré-apprivoiser le rapport au terrain, sans passion fatale ou sans rejet brutal (p.154). L’ouvrage apparaît ainsi comme un long voyage-retour sur les différents terrains des auteurs, et le résultat, en termes de déconstruction de la « naturalisation » de la violence, n’en est qu’édifiant. Les auteurs ont ainsi réussi à rendre compte, avec une distance qu’on ne peut qu’apprécier, de l’évolution de leur propre rapport à la violence de leur terrain de recherche. Cet ouvrage ne réunit que quatre textes : on aurait sans doute aimé avoir un peu plus d’expériences de ce genre rapportées. Mais en même temps, le fait qu’il y ait eu très peu de textes a sans doute laissé plus d’espace à chaque auteur, bien plus qu’il n’en aurait eu dans un ouvrage plus volumineux, pour revenir en détails et en profondeur sur sa propre expérience et son ressenti de la violence sur son terrain de recherche.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 115

Nathalie Mondain, Arzouma Eric Bologo (dir.). La recherche en contexte de vulnérabilité. Engagement du chercheur et enjeux éthiques

Pascale Moity-Maïzi

RÉFÉRENCE

Nathalie Mondain, Arzouma Eric Bologo (dir.). La recherche en contexte de vulnérabilité. Engagement du chercheur et enjeux éthiques. éd. L'harmattan, coll. Logiques sociales, Paris, 2012, 272 pages.

1 Les questions relatives à l'éthique de la recherche, qui forment la trame de cet ouvrage collectif paru en 2012, émergent tout juste en Afrique alors qu'elles sont bien plus présentes sur d'autres continents (Asie, Europe...) (voir Cefaï, 2009). Car selon J-B. Ouedraogo qui préface cet ouvrage, le chercheur africain est doté d'un statut particulier et d’une grande liberté, qui s’expliquent par l'origine coloniale des sciences sociales africanistes : le chercheur représente à la fois l'autorité de l'Etat et celle d'un régime de connaissance, qui soumet ses questions à autrui dans un processus de chosification des sociétés-objets et sans obligation de restitution (c’est longtemps resté un impensé de l'action de recherche, p.11). C’est la juridicisation croissante des pratiques de recherche par l’Occident qui est aujourd’hui porteuse d’un nouveau « régime éthique », traduit par une profusion de codifications et de formalisations contractuelles : « Des exigences de conformité aux normes juridiques en vigueur dans un espace globalisé, jusqu'à la reconnaissance des "préoccupations des populations" locales, l'éthique s'impose alors comme un nouvel ethos de la pensée globale. » (p.11)

2 Sous un angle classique l'éthique de la recherche s'assimile au respect de prescriptions morales, en somme à une déontologie (p.12). Mais comme le précise J-B. Ouedraogo, les

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 116

auteurs de l’ouvrage qu’il a accepté de préfacer, dépassent cet horizon normatif pour examiner, d’une part, la fonction heuristique ainsi que les limites des normes établies par ce phénomène de juridicisation, sur le terrain même de l’enquête ; d’autre part, les impacts de revendications éthiques sur les modalités, théoriques et techniques, de toute la démarche scientifique.

3 De fait, l’ouvrage collectif dirigé par N. Mondain et A.E. Bologo se présente d’abord comme le résultat d'une réflexion sur les modalités par lesquelles les populations en Afrique peuvent tirer parti des résultats des enquêtes auxquelles elles sont soumises. Il est organisé en trois grandes parties, chacune composée de 3 à 5 chapitres, souvent rédigés à plusieurs voix, par des chercheurs africains, canadiens et français. L’une des grandes caractéristiques communes de ces chapitres, c’est leur dimension descriptive, empirique et souvent minutieuse, de processus ou de situations particulières d’enquêtes, où chacun des collectifs d’auteurs aborde systématiquement plusieurs dimensions et enjeux articulés de la recherche, au risque d’embrouiller la lecture.

4 La première partie, qui traite des enjeux éthiques des pratiques de recherche, est aussi la plus longue et la plus inégale, sur un sujet sans doute trop vaste ou mal circonscrit lors de l’appel à contributions. On y aborde tout à la fois la recherche-action (dans une réflexion enrichie par l’interrogation de sa dimension éthique ; chap.3, Yaogo et al.), les questions épineuses autour de la neutralité de la recherche, la réflexivité du chercheur (chap.2, Zougouri), les contraintes institutionnelles autour de la création de comités d’éthique, les enjeux de pouvoir dans l’enquête, la stigmatisation des populations à travers des catégories pré-conçues...

5 La seconde partie soumet à l’examen critique et empirique les procédures et principes du « consentement éclairé ». Ce faisant, elle interroge au fond le gouffre qui peut se révéler dans l’exercice, entre d’un côté les normes administratives et juridiques des codes éthiques, et de l’autre les cadres, contextes et moyens qui permettraient de les appliquer en Afrique. Cette distance qui rend presque impossible le suivi d’une procédure officielle de recueil du consentement est bien entendue accentuée par l’usage de catégories incertaines et stigmatisantes telles que la catégorie « groupe vulnérable » (chap. 6, Goyette et al.).

6 Cette exploration des enjeux et contraintes liés à une juridicisation des relations d’enquête (particulièrement bien décrits par Zourkaléini, chap. 9) conduit aussi à repenser la pertinence et les modalités des méthodes dites participatives, classiques des projets de recherche ou de développement en Afrique. Il s’agit alors d’identifier l’intérêt de la procédure du consentement éclairé, individuel ou communautaire : un code éthique fixerait plus précisément les responsabilités et formes d’engagement de chacun dans l’enquête (chap. 7, Mohindra et al.).

7 La troisième partie se consacre plus spécifiquement à la restitution d’enquêtes. La réflexion proposée sur ce thème, à partir de trois études de cas (chap. 10, Hertrich et al. ; chap. 11, Nikiema et al. ; chap. 12, Bologo et al.) est importante pour l’ouvrage dans la mesure où d’une part elle y est transversale, et où d’autre part elle éclaire certains axes des deux premières parties, parfois restés un peu obscurs. On y consacrera donc l’essentiel de notre attention pour cette note de lecture. Dans les enquêtes démographiques et sociologiques avec suivi d’une population, la restitution conditionne la qualité des données produites au fil des passages : en générant de la confiance, en offrant à la population un lieu et un moment pour valider ce qu’elle a permis de produire, la restitution est au fond l’expression d’une forme de réciprocité.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 117

Les modalités et techniques de restitution ont donc un rôle déterminant : restituer par écrit maintient à distance chercheurs et population quand, au contraire, les exposés oraux que l’on a pris le temps de mettre en débats, ou les mises en scènes collectives (théâtre, jeux de rôles, par exemple), rapprochent les interlocuteurs autour d’un échange et d’enjeux communs. Mais la restitution est aussi un moyen pour certains chercheurs de se distinguer ouvertement de leurs prédécesseurs (en référence ici à la vieille histoire occidentale de la recherche en Afrique) et des cadres de projets régulièrement accueillis sur les terrains, quand elle est envisagée comme un espace- temps d’échanges et de validations susceptibles de réorienter tout le processus scientifique, ou comme une étape de renforcement des engagements réciproques par l’échange, et enfin comme un outil d’expressions collectives.

8 Si elle oblige à (re)penser les outils de communication pour garantir la compréhension et l’appropriation des résultats transmis, la restitution oblige aussi à s’interroger et à se positionner très officiellement par rapport aux risques – pour une population ou pour le chercheur – liés à la diffusion de certaines informations : le consentement « éclairé » prend ici tout son sens. Mais l’affirmation concernant la nécessaire attention aux outils de communication, présente dans tous les manuels ethnographiques et même ceux du développement, ne nous dit rien sur ce qui, dans ces outils, garantirait une compréhension et au-delà une adhésion. En revanche penser et anticiper la restitution comme un moment stratégique de l’enquête empirique qui ne se limite pas à « rendre » ce que l’on a compris, ou comme un dispositif collectif complexe de positionnements, d’identifications et de révélations, obligent bien à repenser les catégories et concepts mobilisés pour communiquer : la notion de vulnérabilité, par exemple, parce qu’elle renvoie à diverses réalités et situations d’interprétations, n'est pas définie de la même façon par tous. Elle ne peut donc être ni appréhendée ni présentée par de simples indicateurs relevant de champs scientifiques statistiques et économiques exogènes ; elle doit être interrogée tout au long de l’enquête sur la possibilité même de son énonciation et de sa caractérisation locale avec la population concernée, autrement dit elle doit être comprise par le chercheur en référence à des théories qui lui sont parfois étrangères.

9 Le cas de la restitution1 permet en fait à lui seul de bien mettre en évidence toutes les dimensions heuristiques d'une éthique de la recherche conduisant à un repositionnement des chercheurs dans leurs responsabilités plurielles – sociales, politiques, cognitives – (pas seulement au regard des critères des comités d'éthique). De plus, l’exigence collective d’une éthique de la recherche permet de souligner ici les attentes des chercheurs africains comme celles des groupes sociaux enquêtés en matière de reconnaissance professionnelle et politique.

10 La reconnaissance de l'Autre ne relève plus d'une simple exigence morale ; elle se traduit par l’affirmation d’un engagement réciproque « libre et consenti » formulé en contrats et conventions. Elle conditionne aussi dans certaines situations la possibilité même de faire du terrain de même que la validité des données produites.

11 La question du statut de l'autre (et donc de sa reconnaissance) est une préoccupation récurrente à toute l’anthropologie ; elle est fondatrice d'un courant réflexif académique, qui a permis de soumettre à la critique, soit trop de distance, soit trop d'empathie des anthropologues avec leurs « objets », de revenir sur cette notion conquérante de « terrain » ou encore sur ce concept d’objet s’agissant d’humains. Mais cette critique a essentiellement porté sur la position d'observateur et ne suffit pas à

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 118

réorienter le processus de recherches : l'énoncé de principes relevant finalement d'un « relativisme éthique » ne « suffit pas à corriger ce déséquilibre historique » nous dit J- B. Ouedraogo. Il faut donc aller plus loin. D’autant plus dans cette période où la recherche prétend s’intéresser aux savoirs d’autrui. La recherche doit envisager : « une co-construction2 de la relation à l'objet en tant que moment d'une interaction plus large et d'une situation libérée d'une représentation hiérarchique des identités humaines. Cette revendication "équistatutaire" invite à faire de la science autrement, à renouveler les perspectives théoriques et à ajuster les instruments de collecte et de mesure du social » (p.13).

12 Soulignons qu’elle fait par ailleurs écho à l’ambition d’une sociologie de l’émergence et plus largement d’une épistémologie du Sud3 proposée par B. de Sousa Santos (2011). Cette alternative4 est impérative si l’on veut échapper à la rhétorique réifiante des « savoirs locaux » (Moity-Maïzi, 2011) et si l’on veut non seulement comprendre mais aussi, pourquoi pas, s’approprier d’autres conceptions des rapports aux savoirs et au monde.

13 Au final, malgré des chapitres de niveau inégal, malgré de nombreuses maladresses de forme ou de fond, cet ouvrage apparaît très dense en nouvelles questions et perspectives à approfondir. Il mérite qu’on le considère comme une base novatrice, avec d’évidentes vertus pédagogiques, pour concevoir une éthique de la recherche qui ne se limite pas à une déontologie de l’empathie et de la distanciation raisonnée mais qui implique une révision du processus de recherche dans son ensemble comme du rapport au savoir et du rapport à l'autre.

BIBLIOGRAPHIE

CEFAÏ D., 2009, L'engagement ethnographique, éd. de l'EHESS, Paris.

CHARMILLOT M.Y., DAYER C., SCHURMANS C. (dir.), 2014, La restitution des savoirs. Un impensé des sciences sociales ?, coll. Logiques sociales, L’harmattan, Paris.

DE SOUSA SANTOS B., 2011, « Epistémologies du Sud », Etudes rurales, 187 : 21-49.

MOITY-MAÏZI P., 2011, « Introduction. Interroger la localisation et la circulation des savoirs en Afrique », « Localisation et circulation des savoirs en Afrique », Moity-Maïzi P. (coord.), Revue d’Anthropologie des Connaissances, 5 (3) : 473-491, http://www.cairn.info/revue-anthropologie-des- connaissances-2011.

OUEDRAOGO J.B., 2012, « Préface : Un horizon collectif pour la relation sujet/objet en sciences sociales », in Mondain N., Bologo A.E. (dir), La recherche en contexte de vulnérabilité. Engagement du chercheur et enjeux éthiques, éd. L'harmattan, coll. Logiques sociales, Paris : 11-13.

NOTES

1. On signale au passage la sortie récente de l’ouvrage consacré à l’étape de la restitution qui, une fois qu’elle est réinterrogée en profondeur, présente les dimensions évidentes d’un dispositif

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 119

socio-technique complexe qui ne peut se réduire à l’étape finale de la recherche (Charmillot M.Y., Dayer C., Schurmans C. (dir.) 2014). 2. La co-construction est entendue par l'auteur comme « l'esquisse d'un horizon collectif de définition et de pratique de la relation sujet/objet » (Ouedraogo, 2012 : 13). 3. L’auteur entend par Epistémologie du Sud, « une nouvelle production et évaluation des connaissances ou savoirs valides, scientifiques ou non » (de Sousa Santos, 2011 :38). 4. «J’ai soutenu que ce n’est pas d’alternatives dont nous avons besoin mais de penser de façon alternative les alternatives existantes. » (De Sousa Santos, 2011 : 21).

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 120

Christian Papinot. La relation d’enquête comme relation sociale. Epistémologie de la démarche de recherche ethnographique

Laurence Boutinot

RÉFÉRENCE

Christian Papinot. La relation d’enquête comme relation sociale. Epistémologie de la démarche de recherche ethnographique. Presses de l’Université Laval, Hermann Editions, 2014, 254 p.

1 Cet ouvrage est issu d’un mémoire de HDR (Habilitation à diriger des recherches) soutenu le 3 octobre 2011 à l’Université de Saint Quentin en Yvelines.

2 Ce n’est pas un manuel en sciences sociales, mais jamais aucun manuel n’est entré de manière si minutieuse dans l’épistémologie de la relation d’enquête. Le plaisir de lire ce livre ne vient pas seulement de la clarté de l’écriture et de l’intérêt de l’objet. Il vient aussi, je crois, de ce qu’il permet en quelque sorte de réparer une injustice pour cette génération d’anthropologues qui a commencé sa formation dans les années 1980, à qui l’on a donné à lire, au moment de partir sur le terrain, Les argonautes du Pacifique occidental de Malinowski et le Guide d’étude directe des comportements culturels de Marcel Maget pour tout viatiques. Pour peu que ces apprentis les aient pris à la lettre et ils seront prisonniers pour un moment des injonctions contradictoires dont ils se sortiront plus ou moins bien.

3 Si l’altérité est au principe de la production de connaissance, sa version « radicale » (Bensa, cité par l’auteur, p.37) n’est pas sans lien avec les visions substantialiste et culturaliste de l’ethnologie moderne. C’est bien ce que nous montre Christian Papinot dans son premier chapitre qui pose, dans une perspective historique, la question de

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 121

l’émergence de l’observateur dans le champ de l’observation. Rappelant avec J.Copans et J.Jamin (1978) qu’il y eut toutefois, à la fin du XVIIIe siècle, une première tentative d’analyse réflexive de la situation d’enquête, tombée dans l’oubli durant près de deux siècles. Il s’agit de l’ouvrage de Jean Marie de Gérando, Des considérations sur la méthode à suivre dans l’observation des peuples sauvages, publié en 1800, qui présente des éléments inédits d’une vigilance épistémologique, d’une invitation à contextualiser les conditions de l’enquête et d’une critique de l’ethnocentrisme avant l’heure (p.21). A la suite des penseurs des Lumières, de Gérando s’inscrivait dans le courant évolutionniste qui faisait aux « peuples sauvages » une place, bien qu’au dernier rang, dans le concert de l’humanité.

4 La naissance de l’ethnologie moderne pour lutter contre l’ethnocentrisme de la vision évolutionniste apporte une rupture à la fois « d’échelle et d’intention » (p.23). S’impose alors, avec Franz Boas (1896) la méthode monographique : l’étude intensive d’une seule culture donnée. C’est là que nous retrouvons Malinowski. Il suivra les méthodes expérimentales positivistes « réduisant le sujet connaissant à des tâches d’enregistrement afin de tendre vers l’idéal de neutralité d’un observateur invisible » (p.24). Pour se rendre invisible rien de tel que de se fondre dans la masse et de « vivre comme un indigène parmi les indigènes » dans une posture mimétique, tout en gardant son statut d’observateur extérieur. Mais ce statut ne l’intéresse pas plus que la situation coloniale dans laquelle il se trouve, dès lors qu’il est totalement absorbé par la description des comportements indigènes dans une posture anhistorique et culturaliste. Si jamais il lui vient l’idée de s’interroger sur sa position d’observateur, il l’évacue derechef, comme « un mal nécessaire » et la compense par des petits cadeaux. Sur ces bases naît l’ethnographie moderne qui n’aura de cesse : « (d’) évacuer la question de la relation vraie de l’observateur à l’observé et surtout les conséquences critiques qui s’ensuivent pour la pratique scientifique. » (Bourdieu, 1980 : 57, cité p.28)

5 Le « parti pris participationniste » s’impose alors comme remède pour réduire la distance entre l’enquêteur et l’enquêté qui elle-même s’inscrit dans un contexte de domination coloniale rarement interrogé.

6 L’obsession de l’enquêteur de ne pas perturber la situation d’enquête va faire l’objet d’une démarche distincte dans l’anthropologie française avec trois Marcel : Mauss, Griaule et Maget. Démarche à la fois loin de la pratique participationniste, mais proche de l’idée de Malinowski de rendre compte le plus possible d’une société « pure » dégagée de toutes perturbations liées à l’enquête mais aussi liées à la situation coloniale. Chacun des deux premiers, dans son manuel d’ethnographie, va ignorer la relation d’enquête. Mauss, dans la division du travail anthropologique entre l’étude en cabinet et les enquêteurs sur le terrain, rend compte d’un souci entomologique, précis, systématique de collection muséographique de toutes les données recueillies sur le terrain. Marcel Griaule d’une manière également morale, mais empirique, s’efforcera de rappeler dans sa méthode la nécessité de garder sa distance, de chercher en soi les voies de l’ascétisme afin de rester neutre et étranger à la société étudiée. Quant au guide de Marcel Maget, plus récent, il codifie l’enquête de terrain monographique dans un souci d’inventaire patrimonial mais ouvre au moins la question de la relation d’enquête dans sa deuxième partie très succincte, en donnant à « comprendre, en creux, l’impossibilité ‘structurelle’ de tout ‘bon’ moment » (p.39) pour faire un entretien d’enquête. Contrairement à Marcel Griaule, il évoque la question des effets perturbants de l’observateur sur la situation observée. A travers l’énumération de

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 122

stratégies, voire de tactiques à l’insu des sujets observés, c’est toute une liste de conseils qu’il prodigue aux étudiants. L’effet produit : « une image d’un monde social qui serait fondamentalement bousculé par l’irruption de cet enquêteur étranger, et, au moyen d’injonctions paradoxales, le confine dans une position impossible à tenir. » (p.43)

7 Ainsi, les débuts de la pratique anthropologique ont littéralement été guidés par cette vision à la fois positiviste, dominée par la préférence théorique de la science, associée à une approche culturaliste et substantialiste des sociétés étudiées, et historiquement située dans les rapports de domination coloniale, ne laissant pour ainsi dire aucune place à une réflexion sur les relations enquêteurs/enquêtés dans la production des données d’enquête.

8 L’auteur nous évoque dans le chapitre 2 une série de cas de recherche symptomatiques de cet « impensé paradoxal et persistant en sciences sociales » : l’influence de l’observateur comme obstacle à la connaissance. Plusieurs stratégies susceptibles de réduire les effets perturbateurs de l’observateur sont exposées. La « posture du caméléon » à partir du travail de recherche du couple Pinçon-Charlot dans les milieux de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie française ; « l’observation clandestine » dans le travail de Damien Cartron dans une entreprise de restauration rapide ; « l’intégration fusion » d’une enquête de Daniel Bizeul dans le parti du Front National et « l’atopie de l’ethnographe » de Michel Naepels dans son travail sur les conflits fonciers en Nouvelle Calédonie. Ces quatre exemples, sans vouloir donner lieu à une critique de ces recherches qui présentent toutes en soi une cohérence méthodologique en regard des questions posées par les chercheurs, donnent cependant à voir, dans chacun des cas, l’évitement de la question épistémologique de la relation d’enquête comme productrice de connaissance. Le présupposé selon lequel l’observateur perturbe la situation d’observation engage chaque chercheur dans des stratégies de réduction ou de neutralisation de la perturbation, acceptant en cela le postulat selon lequel il y aurait une situation « vraie » en dehors de l’enquête qu’il conviendrait de décrire.

9 Nous avançons alors dans le livre vers toujours plus de stratégies ingénieuses des chercheurs pour neutraliser les obstacles à la situation d’enquête, alors même que la possibilité d’une situation qui serait « pure » de toute interférence, s’éloigne progressivement. Pour preuve, l’usage photographique de Albert Piette, en vue de mesurer les biais des perturbations des prises photographiques sur les comportements des sujets photographiés, renvoie à l’illusion de la présence d’un photographe- observateur extérieur à la relation d’enquête. Papinot parle de « photographisme » pour dénoncer une « vigilance épistémologique très partielle » (p.95).

10 Il n’est alors plus question de discuter la méthodologie des exemples cités qui remplit aussi des fonctions rassurantes pour aborder le monde social intimidant à bien des égards et qui ne remet pas en question la qualité des chercheurs concernés. Mais l’auteur montre que le choix méthodologique est discutable quant aux justifications de ces auteurs d’éviter les biais dans l’observation, de réduire la distance sociale et/ou idéologique enquêteur-enquêté, voire de dé-situer socialement l’observateur. Ces exemples ont en commun de présenter, selon les termes de l’auteur, « une réponse mécanique à une question épistémologique ».

11 Si la relation enquêteur-enquêté a ainsi souvent été ignorée, voire scotomisée, c’est au psychanalyste Georges Devereux que l’auteur se réfère, au centre de son ouvrage (ch.3), pour rappeler le nécessaire renversement de perspective : transformer la relation

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 123

d’enquête d’un obstacle en un instrument de connaissance. Suivant le principe d’Heisenberg, l’observateur perturbe inévitablement le sujet observé, il convient donc d’en prendre acte et d’en tirer parti. Les analyses de plusieurs auteurs cités (O. Schwartz, Paul Rabinow, Jeanne Favret-Saada ou Florence Weber, Gérard Mauger) sur les différentes places qui sont assignées à l’ethnologue par les enquêtés dans le déroulement des situations d’enquêtes sont révélatrices des logiques indigènes. Les « évènements » que l’enquête engendre se donnent à lire dans les contre- interprétations des enquêtés et « disent nécessairement quelque chose de l’ordre qu’ils dérangent » (p.115). L’attention à porter aux contextes d’énonciation est ici primordiale et le statut des données d’enquête n’est plus à chercher entre ce qui est vrai ou faux. L’auteur entend ici dissocier les questions épistémologiques (utiliser les perturbations de l’enquête pour produire de la connaissance) des questions méthodologiques (vouloir réduire la violence symbolique qui s’inscrit dans les rapports enquêtés-enquêteurs). Car si ces dernières sont légitimes, elles ne changent pas pour autant le statut des données produites. Les conseils de méthodes ne sont pas incompatibles avec les démarches épistémologiques, mais la « banalisation » du chercheur sur le terrain ne garantit pas plus de pertinence aux données. Cette posture peut même parfois lui faire croire à « l’illusion de faire illusion » (Mauger cité p.127). C’est dans la diversité des positions assignées à l’enquêteur au cours de son enquête que les données peuvent être triangulées, non pas pour en vérifier une quelconque véracité mais pour produire des connaissances complémentaires (Olivier de Sardan, 1995) révélant les déterminants structurels.

12 La dernière partie s’attache ainsi à la présentation des travaux de l’auteur lui-même sur le groupe professionnel des transports en commun à Madagascar et, en France, sur la question du statut des emplois intérimaires et permanents dans des usines métallurgiques. Dans un premier temps, l’auteur nous montre ce que les relations d’enquête comme relations sociales veulent dire et en quoi aussi bien l’entrée sur le terrain, l’extériorité du chercheur ou les « frottements » entre enquêteurs et enquêtés tout le long de l’enquête, sont heuristiques ; ce qu’elles nous apprennent, non pas sur le chercheur lui-même, mais bien sur les déterminants structurels et les enjeux sociaux et politiques des dynamiques observées. Dans les usines Metallec ou dans les gares routières de Madagascar, et quelles que soient les places assignées à l’auteur, à chaque fois différentes selon le contexte et les possibilités d’accès au terrain, l’auteur donne à comprendre ce que ses relations avec les enquêtés lui ont permis de connaître sur les structures des rapports intérimaires/permanents, les enjeux auxquels renvoie ce clivage de statut d’emploi, à travers les « incidents », mais aussi à partir des refus ou des acceptations à la demande d’enquête, etc., tous les éléments de la relation enquêteur-enquêté participent de la production des connaissances scientifiques sur l’objet étudié. Les mêmes « frottements » sont testés à partir d’un corpus de photographies, non pas pour mesurer l’écart à une situation qui serait non perturbée, qui est une illusion, mais comme support à l’entretien. En portant une double vigilance épistémologique à la fois sur la construction des images et sur la situation d’enquête et la relation enquêteur-enquêté dans laquelle elles sont présentées, ses photographies donnent à comprendre, dans chaque situation d’enquête, les frontières entre les groupes sociaux qui n’apparaissaient pas à l’œil nu, la définition de l’entre soi, de la famille et de l’étranger à Madagascar, mais aussi, et entre autres, les enjeux politiques dans les usines Metallec. Les travaux de l’auteur nous offrent de savoureuses pages de lecture loin de tout narcissisme et de tout relativisme exacerbé et improductif. Ils

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 124

présentent clairement les réels effets heuristiques que produit l’analyse systématique de la relation enquêteur-enquêté.

13 On peut toutefois légèrement regretter que les approches mécaniques de la situation d’enquête présentées au chapitre 2 ne soient pas ramenées à la contemporanéité du contexte de production des travaux anthropologiques, tant il est vrai que les enseignements en anthropologie persistent pour beaucoup à s’appuyer sur le « paradoxe de l’observateur » et ont rarement fait, jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à cet ouvrage oserions-nous dire (et certains cités), la part belle à la relation d’enquête comme objet d’une réflexion systématique, approfondie et à partir de laquelle se produit la connaissance. L’ébranlement des certitudes qui s’appuyaient sur les grands courants théoriques (Fassin, 2008 : 9) rencontre désormais sur le terrain empirique les enjeux contemporains du multiculturalisme, de la globalisation et du relativisme postmoderne. Les travaux des subaltern studies issus des sociétés émergentes préconisant une décolonisation du savoir, les contestations des peuples des sociétés étudiées par l’ethnographie, participent d’une « remise en cause (qui) est bien plus diffuse, y compris sur les terrains proches » (Fassin, 2008 : 9). Cette remise en cause est à la fois « utile » comme nous le dit Didier Fassin, mais aussi « souhaitable » puisque les problèmes rencontrés dans la pratique ethnographique aujourd’hui « ne font que traduire une forme d’attente démocratique de leur part et d’exigence scientifique des chercheurs » (op.cit. : 10).

14 Mais si cet ouvrage rend compte de sa contemporanéité, il y a fort à parier qu’il aura la vie longue, ne tombera pas de sitôt en désuétude, tant il est vrai que les jeunes chercheurs sont de plus en plus invités à adopter une posture réflexive afin de rendre intelligibles leurs données d’enquête à partir de l’analyse des conditions de leur production ; sans tomber dans le narcissisme et à condition « d’éviter le double écueil du positivisme et de l’hyper-relativisme réduisant la réalité à celle de l’enquête » (p. 108). Cet ouvrage agrandit l’espace des possibles de la conscience dans la connaissance.

BIBLIOGRAPHIE

BOURDIEU P., 1980, Le sens pratique, Paris, Minuit.

COPANS J. et JAMIN J., [1978], 1994, Aux origines de l’anthropologie française, Les mémoires de la société des observateurs de l’Homme en l’an VIII, Paris, Editions Jean-Michel Place, 213 p.

FASSIN D., 2008, « Introduction. L’inquiétude ethnographique », in Bensa A. et Fassin D., Les politiques de l’enquête, La Découverte « Recherches », pp.7-15.

OLIVIER DE SARDAN J-P., 1995, « La politique de terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquête, 1, pp.71-109.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 125

Du côté des thèses

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 126

Le système burkinabè de maintien des personnes âgées en autonomie fonctionnelle à domicile. Analyse centrée sur les acteurs de la ville de Bobo-Dioulasso Thèse de Doctorat (PhD), Bruxelles (Belgique), Université catholique de Louvain (UCL), 2013

Abdramane Berthé

NOTE DE L’ÉDITEUR

L'auteur présente ici un résumé de sa thèse de Doctorat

1 En Afrique subsaharienne, le système de maintien des personnes âgées (60 ans ou plus) en autonomie fonctionnelle a été peu étudié. Cette thèse a été réalisée à Bobo-Dioulasso (Burkina Faso) pour décrire/analyser ce système. Il s’agit d’une étude longitudinale (2011-2012) étalée sur 12 mois. Les données quantitatives ont été collectées auprès d’un échantillon représentatif de la population âgée (362 personnes) à l’aide des questionnaires PRISMA et du SMAF. Ces données ont été analysées à l’aide du logiciel Stata. Les données qualitatives ont été collectées auprès des 15 personnes âgées et 43 (mois 1) ou 19 (mois 12 ou 13) membres de leurs familles au cours d’entretiens individuels ou collectifs. Ces données ont été analysées à l’aide du logiciel Nvivo. Le protocole de l’étude a obtenu l’avis favorable du comité d’éthique pour la recherche en santé du Burkina Faso. Les résultats ont été restitués aux interlocuteurs de terrain, des communications scientifiques ont été présentées à des conférences internationales ou locales, des articles ont été publiés dans des revues avec un comité de lecture.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 127

2 Les résultats ont montré qu’à Bobo-Dioulasso, en 2011, 32% ([26,79 - 36,77] CI 95 %) des personnes âgées étaient en incapacités modérées à graves. Autrement dit, dans cette ville, plus de la moitié des personnes (68%) étaient les acteurs de leur propre maintien en autonomie fonctionnelle. En cas d’incapacités modérées à graves (cas des 32%), la famille intervenait et les maintenait en autonomie fonctionnelle. Les proportions d’incapacités modérées à graves variaient selon la nature des activités ou d’une activité à l’autre. Toutes les personnes âgées qui avaient besoin d’aide en avaient. La famille constituait leurs ressources humaines quasi-stables qui leur apportaient cette aide. La famille se positionnait ainsi au second rang/place de maintien des personnes âgées en autonomie fonctionnelle. Lorsque la famille était défaillante (n’apportait pas les soins/ soutiens de qualité ou était quasi-absente), aucun autre acteur (public, confessionnel ou communautaire) n’intervenait régulièrement à domicile. Le système de maintien des personnes âgées en autonomie fonctionnelle était ainsi incomplet à cause de l’absence d’un troisième acteur ou groupe d’acteurs qui aurait pu appuyer les familles ou les personnes âgées. Par conséquent, en cas d’handicap fonctionnel (incapacités modérées à graves non comblées par les ressources humaines) les personnes âgées avaient toutes les chances de mourir.

3 Du fait de la spécificité de cette ville, les différentes proportions d’incapacités fonctionnelles sont difficilement extrapolables aux autres localités du Burkina Faso ou d’ailleurs. Cependant, la proportion nulle du handicap fonctionnel peut être aisément extrapolée à toutes les localités du Burkina Faso, d’Afrique subsaharienne, où il n’existe pas : 1) d’acteurs formels (communautaires, confessionnels, privés ou publics) qui offrent des services de maintien en autonomie fonctionnelle aux personnes âgées à domicile, et/ou 2) des structures renforçant les capacités et les compétences des familles à mieux maintenir leurs membres âgés en autonomie fonctionnelle. Il est donc nécessaire de prévoir un 3ème niveau d’intervention, d’appui aux familles et/ou aux personnes âgées vulnérables au handicap fonctionnel en tenant compte de leurs besoins/intérêts réels. Une amélioration de la qualité de vie des personnes âgées, de la qualité des soins biomédicaux et sociaux est indispensable.

AUTEUR

ABDRAMANE BERTHÉ E-mail : [email protected], [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 128

The Burkinabe system of maintaining elders in functional autonomy at home: analysis focused on the actors of the city of Bobo- Dioulasso Doctoral thesis (PhD), Bruxelles (Belgique), Université catholique de Louvain (UCL), 2013

Abdramane Berthé

EDITOR'S NOTE

The author provides an abstract of his doctoral thesis

1 In sub-Saharan Africa, the system of maintaining older persons (60 years or more) in functional autonomy has been little studied. This thesis was conducted in Bobo- Dioulasso (Burkina Faso) to describe/analyze this system through a 12 months longitudinal study (2011-2012). Quantitative data were collected from a represen-tative sample of the elderly population (362 people) using questionnaires PRISMA and SMAF. These data were analyzed using Stata software. Qualitative data were collected from 15 elderly people and 43 (1 month) or 19 (12 or 13 months) family members during individual interviews and group interviews. These data were analyzed using NVivo software. The study protocol received the favorable opinion of the Ethics Committee for Health Research of Burkina Faso. The results were restituted to the interviewees and stakeholders. Scientific communications were presented at international or local conferences; articles were published in journals with peer reviewers.

2 The results showed that in Bobo-Dioulasso in 2011, 32% ([26.79 to 36.77] CI 95%) of older persons were living with moderate to severe disabilities. In other words, in this city,

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 129

two third of older persons (68%) were in a position to live autonomously... In cases of moderate to severe disabilities (32% of cases), the family intervened and kept older persons in functional autonomy. The proportion of mo-derate to severe disabilities varied according to the activities. All older persons who needed help received it. The family was their quasi-stable human resources who brought their aid. The family positioned itself in second place of maintaining older persons in functional autonomy at home. When the family system of maintaining older persons in functional autonomy was weak/frail (did not provide care/support of quality or be almost absent), no other actors (public, religious or community) were regularly intervening at home. The system for maintaining older persons in functional autonomy was incomplete because of the absence of a third actor or group of actors who supported families and the elderly. Therefore, in case of functional handicap (moderate to severe disabilities without human resources for help) the elderly were likely to die.

3 Because of the specificity of this city, the different proportions of functional disabilities are difficult to extrapolate to other localities in Burkina Faso and elsewhere. However, the proportion of older persons in functional handicap (0%) can be easily extrapolated to all localities of Burkina Faso, sub-Saharan Africa, where it does not exist: 1) formal stakeholders (community, confessional, public or private) that offer services to maintain older persons in functional autonomy at home, and/or 2) structures who reinforce the capacities and competences of families to better maintain their elderly members in functional autonomy. It is therefore necessary to provide a third level of intervention and help to the families and/or to the elderly who are vulnerable to functional handicap by taking into account their real needs/ interests. Improving the quality of life of older people, the quality of biomedical and social care is also essential.

AUTHOR

ABDRAMANE BERTHÉ E-mail : [email protected], [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 130

Diaspora at Home? Wartime Mobilities in the Burkina Faso-Côte d'Ivoire Transnational Space Thèse de Doctorat (PhD), Uppsala University (Suède), Department of Cultural Anthropology and Ethnology, 2013

Jesper Bjarnesen

EDITOR'S NOTE

The author provides an abstract of his doctoral thesis. Link to full-text: http://uu.diva-portal.org/smash/get/diva2:616952/FULLTEXT01.pdf

1 In the period 1999-2007, more than half a million Burkinabe returned to Burkina Faso due to the persecution of immigrant labourers in neighbouring Côte d’Ivoire. Ultranationalist debates about the criteria for Ivorian citizenship had intensified during the 1990s and led to the scapegoating of immigrants in a political rhetoric centred on notions of autochthony and xenophobia. Having been actively encouraged to immigrate by the Ivorian state for generations, Burkinabe migrant labou-rers were now forced to leave their homes and livelihoods behind and return to a country they had left in their youth or, as second-generation immigrants in Côte d’Ivoire, had never seen. Based on 12 months of ethnographic fieldwork in Burkina Faso and Côte d’Ivoire, the thesis explores the narratives and everyday practices of returning labour migrants in Bobo-Dioulasso, Burkina Faso’s second-largest city, in order to understand the subjective experiences of displacement that the forced return to Burkina Faso engendered.

2 The analysis questions the appropriateness of the very notion of “return” in this context and suggests that people’s senses of home are multiplex and tend to rely more on the ability to pursue active processes of emplacement in everyday life than on abstract notions of belonging, e.g. relating to citizenship or ethnicity. The study analyses intergenerational interactions within and across migrant families in the city

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 131

focusing on transformations of intra-familial relations in the context of forced displacement. A particular emphasis is placed on the experiences of young adults who were born and raised in Côte d’Ivoire and arrived in Burkina Faso for the first time during the Ivorian crisis. These young men and women were received with scepticism in Burkina Faso because of their perceived “Ivorian” upbringing, language, and behaviour and were forced to face new forms of stigmatisation and exclusion. At the same time, young migrants were able to exploit their labelling as outsiders and turn their difference into an advantage in the competition for scarce employment opportunities and social connections.

AUTHOR

JESPER BJARNESEN E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 132

Pratiques Economiques et transactions avec les Ancêtres. Étude des cérémonies famadihana dans un village malgache Thèse de Doctorat (PhD), Louvain-la-Neuve (Belgique), Université catholique de Louvain (UCL), 2012

Antoine Deliége

NOTE DE L’ÉDITEUR

L'auteur présente ici un résumé de sa thèse de Doctorat. Ces travaux ont été édités aux Presses universitaires de Louvain, voir http://pul.uclouvain.be.

1 La thèse part d’un constat : le mépris des élites urbaines malgaches envers les communautés rurales, et plus particulièrement envers leurs coutumes ancestrales qui freineraient le développement économique de Madagascar et maintiendraient les indicateurs de pauvreté de la Grande Ile dans le rouge. Pourtant, cette population rurale considérée comme très pauvre parvient à organiser chaque année des festivités très coûteuses pour honorer ses ancêtres, telles que le Famadihana ou cérémonies du retournement des morts. Dès lors, comment peut-elle accumuler tant de richesses en si peu de temps alors que d’habitude elle arrive à peine à nourrir ses membres ? Ensuite, nous nous sommes demandé pourquoi des populations vivant sous le seuil de pauvreté « gaspilleraient-elles » le peu qu’elles arrivent à accumuler pour des morts qui, par définition, ne reviendront pas. Autrement dit, pourquoi n’investissent-elles pas dans des domaines plus productifs comme l’achat de matériel agricole, d’engrais chimiques, afin d’augmenter les surplus agricoles et ainsi accroître d’autant leurs revenus monétaires et leurs conditions matérielles d’existence quotidienne ? Nous pourrions dire qu’elles ne parviennent pas à – ou ne veulent pas – rattraper leur « retard » en terme de développement, que leur mode de vie est incompatible avec celui du monde

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 133

capitaliste moderne mais, au fond, nous n’aurions rien expliqué. Nous nous sommes alors intéressé à l’étude de cette cérémonie non pas du point de vue uniquement cérémoniel, mais d’une manière holistique autour du concept de productivité, c’est-à- dire en prenant en compte non seulement l’étude de la sphère économique et sociale mais également de la sphère symbolique.

2 La thèse s’est ainsi penchée sur la question de l’universalité du concept de productivité qui transcenderait les différences culturelles et historiques entre les peuples. Dans un premier temps, une revue critique de la littérature socio-anthropologique et économique a permis d’établir une synthèse pour l’analyse d’un phénomène empirique comme le Famadihana. Le matériel empirique repose sur l’étude d’une communauté paysanne dans le village d’Amboasary, situé à une trentaine de kilomètres au sud de la capitale malgache, dans lequel nous avons récolté les données de septembre 2005 à juin 2007.

3 L’approche adoptée s’est voulue transversale en prenant en compte la totalité de l’édifice social pour aller rechercher, tant au niveau micro avec les motivations que macro avec des institutions et des rapports sociaux, qui en apparence n’ont parfois rien de strictement « économique », des formes de production et de répartition des biens assurant la base matérielle nécessaire à toute vie en société. L’introduction d’autres sphères que celle de l’économie (politique, sociale et culturelle) nous a permis de nous ouvrir aux logiques économiques indigènes. En organisant des cérémonies en l’honneur des ancêtres, les pratiques économiques (définies sommairement par la production, dans ses différentes formes, la répartition ou la distribution, puis la consommation) ont pour finalité de s’engager dans des transactions avec les morts. Ces transactions, ne pouvant s’effectuer à travers de l’argent, doivent être dominées par un jeu perpétuel du donnant-donnant, et toute cérémonie s’accompagne du don d’objets (nourriture et autres) de la part des descendants suivi d’un contre-don (bénédictions) de la part des ancêtres. Le matériel empirique nous a montré que cet échange réciproque prendra un caractère non seulement cérémoniel mais également ostentatoire : chaque homme plaçant son honneur et son prestige dans sa capacité à produire et dans sa générosité à distribuer.

4 Il est donc encore difficile voire impossible de saisir les logiques de développement communautaire en dehors de leur substrat social et culturel. Autrement dit, la modernité en relation avec l’insertion du médium argent ne signifie pas, ici, diminution des rituels traditionnels. Au contraire, l’économie reste soumise aux impératifs ancestraux c’est-à-dire au social et au symbolique. Ici, la richesse, avant d’être économique, est tout d’abord sociale et symbolique puisqu’elle est la condition intrinsèque de la reconnaissance et de la production/reproduction de liens sociaux. Ceux qui ont réussi socialement et économiquement ont, pour cette raison, comme projets la perpétuation de leur prestige après leur passage dans ce monde.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 134

AUTEUR

ANTOINE DELIÉGE E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 135

Ceux qui cherchent le pouvoir sont parmi nous. Décentralisation, transformations du politique et autorités traditionnelles dans le Delta intérieur du fleuve Niger (Mali) Thèse de Doctorat (PhD), Louvain-la-Neuve (Belgique), Université catholique de Louvain (UCL), 2014

Marie Deridder

NOTE DE L’ÉDITEUR

L'auteur présente ici un résumé de sa thèse de Doctorat

1 Cette thèse propose une étude empirique de la décentralisation de l’Etat au Mali et des recompositions que cette réforme a occasionnées à Youwarou, une petite ville en milieu rural dans le Delta intérieur du fleuve Niger. Elle réalise une ethnographie contemporaine de la localité enchâssée dans ses contextes globaux et englobants, définis et redéfinis au fil de l’enquête par le vécu de ses habitants2. Chef-lieu de la commune rurale et du cercle éponyme, Youwarou est une petite ville émergeante d'environ 6 000 habitants3 composée de deux villages accolés : Wuro et Homboloré. Non électrifiée, sans voie de communication organisée, enclavée neuf mois par an en période de crue, elle conserve un caractère fondamentalement rural tout en possédant un statut urbain, accueillant l'administration, la justice et divers bailleurs de fonds. Elle se situe ainsi au carrefour des réalités rurales et urbaines et rassemble l'ensemble des pouvoirs politiques, administratifs et économiques de la zone.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 136

2 Suite au basculement politique enclenché au début des années 1990 par la décentralisation de l’Etat, l’instauration du multipartisme et des élections communales, largement promus par les bailleurs de fonds du Nord, cette recherche a pour objet les transformations du politique au sein de Youwarou. Il s’agit de comprendre les nouvelles pratiques, les nouveaux enjeux, les nouvelles ressources potentielles dont peuvent se saisir les acteurs locaux suite à la mise en œuvre de la décentralisation et de voir comment les règles du jeu politique au sein de Youwarou furent modifiées.

3 En adoptant une démarche inductive, je suis partie du constat empirique que les élites politiques de cette localité, largement dominées par les autorités traditionnelles, exerçaient un monopole quasi absolu sur les positions de pouvoir, alors que la décentralisation de l’Etat malien était supposée avoir ouvert la voie à la démocratisation. Au fil du temps, ces élites locales avaient fait preuve d’une capacité d’adaptation et d’anticipation assez remarquable. Elles possédaient la lucidité intuitive de savoir quelles stratégies adopter pour conserver leur mainmise sur la localité et ses ressources naturelles, enjeu géostratégique crucial pour la région. Ces élites étaient ainsi arrivées à reproduire, à adapter et à réinventer des mécanismes de domination qui, dans un contexte supposé d’ouverture démocratique, ont accentué les inégalités sociales. Les aspirations à la démocratie portées par la décentralisation ne pouvaient faire fi des enjeux qu’étaient la maîtrise des ressources naturelles et la captation de diverses rentes.

4 A partir de Youwarou, cette thèse retrace ainsi les transformations du gouvernement des ressources naturelles propre au Delta, caractérisé par des espaces multiples et fragmentés de production halieutique, agraire et pastorale historiquement gérés par des lignages détenant la maîtrise des eaux, des terres et des pâturages. Cette recherche revient sur l’exacerbation d’une situation extrêmement concurrentielle entre les usagers des ressources naturelles, résultat de multiples facteurs dont les changements climatiques, l’introduction de nouvelles technologies d’exploitation, la pression démographique, les transformations institutionnelles, la transformation de la « propriété » des ressources et la monétarisation des transactions. Dans ce contexte, le caractère dit « traditionnel » du gouvernement des ressources naturelles du Delta n’avait plus rien de « traditionnel ». Cette thèse invite alors à reconsidérer la notion de tradition comme une catégorie émique contemporaine, une ressource rhétorique de justification et de légitimation qui renvoie dans l’imaginaire politique local au passé antérieur aux Indépendances et à l’idée d’un ordre social institué, figé, ayant toujours existé, qui est « né trouvé » et, par là-même, qui, en théorie, ne peut pas être remis en question. Cette donne foncière deltaïque complexe caractérisée par une organisation spatiotemporelle multifonctionnelle et mouvante suivant les cycles de crues et décrues inscrivait d’emblée Youwarou dans un contexte tendu face à la décentralisation et aux enjeux du gouvernement des ressources naturelles.

5 Ensuite, les formes observées de contestations et de contre-pouvoirs à Youwarou s’organisaient au sein même de ces élites politiques locales sans pour autant remettre radicalement en cause l’organisation sociopolitique de la localité. Il s’agissait en réalité d’un rééquilibrage des rapports de force plutôt qu’une ouverture du cercle du pouvoir. Le faire-société à Youwarou était d’emblée négocié dans l’imaginaire politique local qui balisait les possibles et laissait peu de marge de manœuvre. Cette thèse s’est alors attelée à cerner cet imaginaire politique propre à Youwarou qui était alimenté par les narratifs historiques racontant la fondation sociopolitique de la localité. Ceux-ci

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 137

permettaient d’organiser simultanément la continuité et le changement dans la mesure où, dans ces récits, les éléments du passé étaient continuellement actualisés par rapport aux enjeux contemporains. Sorte de cartographie mentale de la géographie sociopolitique complexe de Youwarou et de matrice de représentations communes et partagées renseignant sur les dynamiques structurantes de la localité, l’imaginaire politique local organisait et naturalisait l’identification et le classement des individus et des groupes d’individus au sein de l’arène politique locale de Youwarou, via la production d’assignations identitaires essentialisées. Ces récits produisaient une trame historique consensuelle organisant la distribution spatiale et politique des acteurs vivants à Youwarou ainsi que leur complémentarité. Cet imaginaire politique permettait de penser et d’organiser l’exclusivité et l’échange, autant d’éléments qui faisaient sens au quotidien pour mes interlocuteurs et constituaient une base solide pour organiser le faire-société propre à Youwarou. Mais, parallèlement à cela, cet imaginaire politique local possédait également sa part de flou, de non-dits, de contradictions, permettant de relativiser ce consensus et ces assignations identitaires, d’assurer au quotidien la gestion des tensions et des conflits et de dégager des marges de manœuvre pour les acteurs au sein de l’arène politique locale sans menacer l’organisation sociopolitique de Youwarou. Ce flou relatif permettait d’intégrer les transformations tant en matière d’exercice du pouvoir que de gouvernement des ressources naturelles issues des différents moments historiques traversés par le Delta. Cet imaginaire politique local permettait de « digérer », de faire la synthèse de l’empilement normatif issu de ces processus historiques et de la pluralité d’autorités locales possédant des sources de légitimité bien différentes. Il proposait ainsi une organisation sociopolitique pacifiée consensuelle entre des groupes différents et complémentaires amenés à se partager un même espace producteur de ressources, tout en leur préservant une marge certaine d’autonomie par l’entretien délibéré du flou.

6 Dès lors, en adoptant une perspective diachronique, cette thèse examine comment se sont construites ces élites politiques contemporaines plurielles et hétérogènes et met en lumière les dynamiques, les stratégies, les opportunités, les mécanismes mobilisés par celles-ci pour se maintenir au pouvoir, s’y stabiliser et verrouiller les potentialités de changement. Toutefois, à la lumière des données récoltées, les processus étudiés dans cette thèse ne correspondent pas à une simple reconduction des pouvoirs d’antan. Au contraire, loin d’être figée et archaïque, l’arène politique locale de Youwarou était extrêmement dynamique. En étudiant les transformations lentes des modalités d’exercice du pouvoir à Youwarou et quelques évènements marquants pour la localité comme la création du cercle en 1979, cette thèse démontre que cette inertie apparente face au changement est en fait artificielle et le produit même d’un mode particulier de gouvernance locale.

7 Enfin, cet imaginaire politique était un référentiel en transformation permanente. Comme le rappelle cette phrase d’un interlocuteur « ceux qui cherchent le pouvoir sont parmi nous », la compétition issue des élections communales a induit une transformation subtile des modalités d’exercice du pouvoir. Ce dernier pouvait dorénavant être envisagé sur un mode endogène et horizontal, éléments radicalement nouveaux à Youwarou. Jusqu’à présent, ces modifications avaient, de fait, été largement anticipées par les élites politiques locales. Néanmoins, particulièrement dans le cadre des élections communales de 2009, celles-ci avaient également pris conscience que le capital chefferial n’était plus une condition suffisante pour gagner les élections et maintenir leur hégémonie au sein du conseil communal. Cette progressive et récente

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 138

conscientisation avait induit un sentiment d’insécurité et de vulnérabilité au sein des autorités traditionnelles qui dominaient ces élites politiques locales même si elles occupaient encore largement le devant de la scène. Ce sentiment était renforcé par l’imprédictibilité et l’incertitude inhérente au jeu du multipartisme. Dans le cadre de ces dernières élections communales, les autorités traditionnelles avaient, une fois de plus, fait preuve d’ingéniosité, de pragmatisme et de stratégies afin de mobiliser un électorat tout en prenant conscience de la précarité croissante de leur position au sein de l’arène politique locale et de la nécessité de devoir à l’avenir à nouveau se réinventer. Abstract

8 This thesis is an empirical study of the changes resulting from decentralisation and democratisation processes that Youwarou, a small rural town in the Inner Niger Delta in Mali, has experienced over the last decade. At the beginning of the nineties, Mali has undertaken the decentralization of the state, a huge administrative reform. Officially, it was presented as an ideal tool which would bring development and democratisation at the local level via the multiparty game and local elections. Based on the voluntary villages’ gathering, Mali has established three decentralized levels of authority: regions, circles and municipalities. The implementation of the main phases of this reform has widely relied on the leaders and the local powers. Furthermore, the decentralization has quickly been understood as being an opportunity to restore the ancient order and to relegitimize the “traditional powers”. Although few studied in rural areas, the municipal elections and the electoral processes are at the moment among one of the most visible aspects of this reform for the local actors and concern directly the exercise of power. Punctuated with three local elections, a decade has passed since the creation of the Malian municipalities.

9 This research focus on the transformation of the rules of the game of politics in the small arena of Youwarou and highlights stakes of the present-day decentralisation in Mali. From a diachronic perspective, it describes the emergence of new norms, actors, legitimacies and powers stemming from the decentralisation and the adoption of the multi-party system and their articulation with the preexisting local authorities and the complex structuration of powers’ units of Youwarou. Making a political anthropology of elite, this thesis analyzes the way “traditional” authorities get involved in municipal elections to reposition themselves, reaffirm and secure their position in this local political arena. It discusses the idea of the progressive constitution of political elite at the local level, its maintenance and its renewal partly because of the municipal elections. It investigates the articulations of the "traditional" authorities and these actors, normative universes, powers stemming from the rules of the democratic game put in practice. It questions the construction and the transformation of the socio- political thinking in Youwarou and takes into account the impact of the natural resources government, one of the keystones of the powers’ repartition between actors and their legitimacy.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 139

NOTES

2. Les données ethnographiques récoltées proviennent de deux terrains ethnographiques (dix mois en 2007-2008 et sept semaines en 2009) réalisés à Youwarou. Les interviews et les données ont été récoltées en français ou en langues locales et traduites en français par un interprète malien. 3. Ce chiffre approximatif est établi à partir du « Schéma directeur d'urbanisme de la ville de Youwarou et environs », septembre 2005, p. 20.

AUTEUR

MARIE DERIDDER E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 140

Those seeking power are among us: decentralisation, political transformation and traditional authorities in the Inner Niger Delta (Mali) Doctoral thesis (PhD), Louvain-la-Neuve (Belgique), Université catholique de Louvain (UCL), 2014

Marie Deridder

EDITOR'S NOTE

The author provides an abstract of his doctoral thesis

1 This thesis is an empirical study of the changes resulting from decentralisation and democratisation processes that Youwarou, a small rural town in the Inner Niger Delta in Mali, has experienced over the last decade. At the beginning of the nineties, Mali has undertaken the decentralization of the state, a huge administrative reform. Officially, it was presented as an ideal tool which would bring development and democratisation at the local level via the multiparty game and local elections. Based on the voluntary villages’ gathering, Mali has established three decentralized levels of authority: regions, circles and municipalities. The implementation of the main phases of this reform has widely relied on the leaders and the local powers. Furthermore, the decentralization has quickly been understood as being an opportunity to restore the ancient order and to relegitimize the “traditional powers”. Although few studied in rural areas, the municipal elections and the electoral processes are at the moment among one of the most visible aspects of this reform for the local actors and concern directly the exercise of power. Punctuated with three local elections, a decade has passed since the creation of the Malian municipalities.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 141

2 This research focus on the transformation of the rules of the game of politics in the small arena of Youwarou and highlights stakes of the present-day decentralisation in Mali. From a diachronic perspective, it describes the emergence of new norms, actors, legitimacies and powers stemming from the decentralisation and the adoption of the multi-party system and their articulation with the preexisting local authorities and the complex structuration of powers’ units of Youwarou. Making a political anthropology of elite, this thesis analyzes the way “traditional” authorities get involved in municipal elections to reposition themselves, reaffirm and secure their position in this local political arena. It discusses the idea of the progressive constitution of political elite at the local level, its maintenance and its renewal partly because of the municipal elections. It investigates the articulations of the "traditional" authorities and these actors, normative universes, powers stemming from the rules of the democratic game put in practice. It questions the construction and the transformation of the socio- political thinking in Youwarou and takes into account the impact of the natural resources government, one of the keystones of the powers’ repartition between actors and their legitimacy.

AUTHOR

MARIE DERIDDER E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 142

Ménages et pratiques de la solidarité à Lubumbashi. Transfert des parents, stratégies de cohésion et vie conjugale Thèse de Doctorat (PhD), Bruxelles (Belgique), Université libre de Bruxelles (ULB), 2013

Olivier Kahola Tabu

NOTE DE L’ÉDITEUR

L'auteur présente ici un résumé de sa thèse de Doctorat

1 L’hébergement des parents est un phénomène courant dans le système familial africain. Il est l’expression de la solidarité dite africaine. Au-delà de cette essentialisation apparente de cette dernière, il faut chercher à comprendre les logiques qui sous- tendent le choix des parents à héberger, les problèmes des interactions sociales dans la sphère domestique où les liens de parenté sont hétérogènes, les stratégies qu’érigent les hébergeurs pour maintenir la cohésion, etc. Ces réalités de coulisses sont-elles occultées au profit de la sentimentalisation de cette solidarité ?

2 A notre avis, peu sont les études qui ont approfondi les disparités et autres inégalités des pratiques de solidarité familiale et de leurs déterminations dans la vie domestique.

3 Pour mieux cerner ce phénomène, cette étude pénètre ces pratiques et permet d’avoir un contour presque global de l’autre face de la solidarité en question. Elle voudrait aller au-delà des discours et idéologies solidaristes africaines et montrer que l’hébergement des parents n’est ni gratuit ni spontané. Il est électif, discriminatoire et obéit à une logique de réciprocité différée. Si le discours tenu en public continue à se référer à une appartenance commune, les actions posées ne vont pas toujours dans le sens de l’intérêt commun. Elles relèvent d’un ensemble d’enjeux, de tactiques et de conventions

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 143

sociales tacites qui attirent les uns, tout en excluant les autres. Pour cela, les hébergeurs érigent divers critères implicites de sélection des hébergés parmi lesquels l’âge, les rapports de genre et les relations à plaisanterie.

4 Toutefois, malgré la réalité desdits critères, l’intégration des parents est une lourde charge à assumer dans un contexte d’habitat et de salariat urbains et reste aussi une source de plusieurs frustrations. Elle augure des scènes douloureuses.

5 Dans les ménages moyens et pauvres, les conjoints n’ont presque pas d’espace intime. Pour faire l’amour, les époux sont contraints d’inventer diverses stratégies de dissimulation des rapports sexuels. Ce sont notamment faire l’amour en posant le matelas sur le pavement, diffuser de la musique pour camoufler l’acte sexuel, profiter de l’absence des enfants du ménage ou des parents hébergés. Les parents hébergés sont tout autant frustrés que les hébergeurs. Plusieurs d’entre eux passent la nuit dans de mauvaises conditions. Ils aménagent un espace au salon et sont communément appelés « Salomons ». Ils se couchent généralement tard et se réveillent tôt parce que les hébergeurs ne savent pas leur offrir un logement décent. Certaines femmes hébergées sont agressées sexuellement par les maris ou les adultes du ménage à cause de la promiscuité dans le logement. De même, certains parents hébergés se séduisent et ont des rapports sexuels.

6 Pour ces divers cas, la coutume n’intervient que pour réparer les forfaits et sanctionner les coupables. Les règles coutumières semblent perdre de leur capacité dissuasive contre les actes prohibés. Le traitement des rapports incestueux soulève la question des limites entre les règles coutumières, l’économique et la représentation de soi.

7 De même, diverses formes de violences physiques et psychologiques entre les hébergeurs et les hébergés sont relevées. Une preuve que les ménages d’accueil ne sont pas toujours de bons cadres de socialisation. Les hébergés sont insultés, frappés, humiliés et accusés, parfois faussement, de forfaits qu’ils n’ont pas commis. A leur tour, ils infligent des sévices corporels soit à l’épouse, soit aux enfants du ménage. Ces réalités ne sont pas exposées en public pour préserver l’image élogieuse de la solidarité alors que, dans les coulisses, s’exécutent des inhumanités insoupçonnées.

8 Si la solidarité apparente est fréquemment brandie, je relève d’autres réalités qui sont cachées, ce sont celles liées aux dons cachés envers les familles d’origine des conjoints. Pour leur valorisation sociale, les conjoints transfèrent plusieurs dons aux proches parents à l’insu du partenaire abusé. Au-delà du paradigme des solidarités communautaires, les dons cachés sont déterminés par les rapports prescriptifs de genre. Ceux-ci sont sous-tendus par les normes matrimoniales et les règles d’héritage.

9 Dans une société où les maris sont considérés comme étant les chefs de ménage, ils doivent entretenir leur épouse et assister leur belle-famille. Quand celle-ci ne tire pas profit du mariage de leur parente, l’union relève de la honte. Les épouses quant à elles, restent attachées à leur famille d’origine. Elles se considèrent comme des étrangères dans le ménage qu’elles fondent. De ce fait, elles ne doivent pas investir leur argent dans une famille qui ne leur appartient pas. En cas de divorce ou de décès du mari, le partage des biens accumulés n’est jamais équitable. Pour se prémunir contre ces inégalités sociales, les épouses transfèrent divers dons dans leur famille d’origine. Elles vont jusqu’à l’endettement de leur ménage au profit de leur famille d’origine, de sorte qu’en cas de problèmes, les membres de leur famille ne puissent pas refuser de les

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 144

soutenir et de les héberger. Il y a là une assurance symbolique que l’épouse recherche à travers les dons cachés.

10 De même, le mari, en tant que chef de ménage, n’a pas à informer l’épouse de ce qu’il pose comme actes de bienfaisance à sa famille. Dans la quête de cette valorisation sociale, les conjoints ponctionnent de l’argent, volent des biens du ménage et incriminent les parents hébergés. Ces comportements peuvent être qualifiés d’immoraux. Quand une épouse soutire de l’argent à son mari et aide ses proches parents, cela n’est pas immoral. L’acte posé va dans le sens de l’honneur d’un parent qui se montre attentif envers sa famille de provenance.

11 Ces pratiques de coulisses ne posent-elles pas la question des limites dans l’exercice des solidarités familiales ? Comme on le remarque, l’hébergement des parents n’est qu’un pan de la réalité. Pour faire simple, il convient de noter qu’il se passe plusieurs pratiques qui remettent en cause l’objectivation de la solidarité. Quand les conjoints se volent mutuellement, ou que les parents hébergés sont violentés ou infligent des sévices physiques aux enfants du ménage, ou encore que les hébergés entretiennent des rapports sexuels, cela n’est-il pas le revers de la solidarité ?

AUTEUR

OLIVIER KAHOLA TABU E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 145

In Search of the State: A Ethnography of Public Service Provision in Urban Niger Thèse de Doctorat (PhD), Uppsala University (Suède), 2011

Gabriella Körling

EDITOR'S NOTE

The author provides an abstract of his doctoral thesis. Published in Uppsala Studies in Cultural Anthropology 51 by Acta Universitatis Upsaliensis, Uppsala University 2011.

1 This study explores public health and education provision in Niamey, the capital of Niger, by merging the ethnographic study of public services with an anthropological analysis of the state and of local politics. Based on anthropological fieldwork carried out in a group of neighbourhoods in the periphery of Niamey, the study highlights the political dimensions of public service provision in a local arena where international development interventions and national plans meet local realities and where a wide range of actors and institutions, discourses, meanings, and practices are mobilized in the offering of and the regulation of access to public services. It focuses on the political, economic, and socio-cultural aspects of public service provision, too often hidden behind contemporary buzzwords of development such as community participation and decentralization that dominate global debates about education and healthcare in developing countries. The study brings forth the strategies of urban residents in dealing with daily challenges in the consolidation of service provision and in education and health-seeking trajectories. It shows that access to a satisfactory treatment of illness or a successful school career is premised on the ability to navigate on the medical and education markets, which are made up of a plurality of providers and of official and unofficial costs and transactions. Further, these public services engage different actors such as community committees, traditional chiefs, local associations,

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 146

the municipality and elected municipal councillors, emergent leaders, NGOs, and international development aid. The study demonstrates that despite the uncertainty of state support in health and education provision and a widespread dissatisfaction with these public services, the image of the state as service provider is reproduced on a day- by-day basis through local efforts at securing public services.

AUTHOR

GABRIELLA KÖRLING E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 147

Associations confessionnelles et dynamique de développement. Analyse des pratiques marchandes et financières des associations confessionnelles à l’Est de la République Démocratique du Congo Thèse de Doctorat (PhD), Louvain-la-Neuve (Belgique), Université Catholique de Louvain (UCL), 2014

Emmanuel Musongora Syasaka

NOTE DE L’ÉDITEUR

L'auteur présente ici un résumé de sa thèse de Doctorat.

1 Depuis quelques décennies, la République Démocratique du Congo (RDC) fait face à un foisonnement d’associations devenues omniprésentes dans le champ socioéconomique. Cette dynamique est à inscrire dans l’émergence des agents économiques qui surgissent de la base pour trouver des réponses aux différents problèmes auxquels font face les populations tant en milieu rural qu’urbain. Sous l’impulsion de certains leaders, les populations inventent diverses pratiques formelles et informelles pour assurer leur survie. Ces populations créent à leur manière des structures économiques remettant ainsi en cause le modèle de développement qui a prévalu dès la Seconde Guerre Mondiale. Les activités initiées peuvent être marchandes (production, distribution, petit commerce, microcrédit, coopératives) ou non marchandes (tontines, travaux communautaires, mise en place des infrastructures sociales). L’émergence de ces nouveaux acteurs dans l’espace privé et public est aussi une remise en question du modèle de gouvernance antérieure. Parmi ces acteurs figurent les associations

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 148

confessionnelles qui connaissent une montée en puissance sur le plan socioéconomique.

2 En RDC, particulièrement dans la région de Butembo au Nord-Kivu, les églises font figure d’acteurs incontournables dans l’exercice des activités marchandes et non marchandes. Elles mettent en place une pluralité d’initiatives qui exigent de s’intéresser à la structuration des activités socioéconomiques qu’elles mènent et à leur mode de financement. Cette étude, à la suite de Karl Polanyi, s’inscrit dans la logique selon laquelle les activités socioéconomiques ne se réalisent pas seulement par le marché et l’Etat. Les associations dans leur diversité sont également actrices dans ce domaine. Elles présentent à ce propos une double nature. Alors qu’elles se définissent comme étant sans but lucratif, il se structure autour d’elles des activités marchandes et financières. Elles ont la qualité d’opérer en tant qu’acteurs hybrides dont la capacité d’innovation dépend en partie de leur capacité d’hybrider les types de ressources, en mobilisant d’un côté les ressources non monétaires et monétaires, et de l’autre les ressources marchandes et non marchandes en fonction des logiques de projet qu’elles entreprennent. Les associations confessionnelles organisent de manière permanente et professionnelle des activités marchandes et financières au point d’instituer une forme particulière de « business religieux ». Ces micro-initiatives sont réalisées dans des contextes complexes qui mettent en relation divers acteurs privés et publics, locaux/ nationaux et internationaux, confessionnels et non confessionnels. La particularité des associations confessionnelles qui consiste à « s’autofinancer » en combinant diverses ressources favorise la création de divers liens sociaux et de réseaux au niveau local et transnational. Les interactions entre les acteurs entraînent des changements organisationnels voire institutionnels. La dynamique marchande et financière liée à ce « business religieux » local exige de se pencher sur une nouvelle analyse de la socio- économie des associations confessionnelles et leur contribution au développement local.

3 Dans cette étude, la question centrale est de savoir comment les initiatives marchandes et financières des associations confessionnelles produisent de l’impact sur le développement local ? Quatre questions spécifiques s’articulent autour de celle-ci : • Quels sont les facteurs expliquant le foisonnement des associations confessionnelles et par quelles pratiques organisent-elles des activités marchandes et financières ? • Quels sont les acteurs impliqués dans ces pratiques, les interactions et les rapports entre eux ? • Comment ces initiatives marchandes et financières ont-elles un impact sur l’amélioration du cadre de vie au niveau local ? • Quelle politique faut-il mettre en place pour rendre efficace les pratiques marchandes et financières exercées par les associations confessionnelles ?

4 La thèse que nous défendons dans cette analyse consiste à considérer que les associations confessionnelles ne peuvent être ignorées pour le rôle qu’elles jouent en tant qu’acteur socioéconomique. Pour mobiliser d’importantes sommes d’argent, elles intègrent dans leurs pratiques des logiques marchandes et financières réalisées aussi dans des sphères non confessionnelles. L’étude se veut une analyse de la socio- économie des associations confessionnelles afin de comprendre leur influence sur l’économie locale de la région de Butembo. D’une part, elle permet d’expliquer le mécanisme et le processus d’émergence d’une forme particulière du business religieux au sein des associations confessionnelles congolaises ainsi que la typologie des

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 149

pratiques marchandes et financières qu’elles mettent en place. D’autre part, en partant d’une série d’activités socioéconomiques et d’études de cas réalisées sur cinq confessions religieuses, l’analyse se penche sur les interactions que ces pratiques marchandes et financières confessionnelles entraînent. Elle propose enfin une réflexion sur l’encadrement du secteur associatif confessionnel congolais afin de le rendre utile à l’économie nationale.

AUTEUR

EMMANUEL MUSONGORA SYASAKA E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 150

La prévention de la maladie, une construction sociale de l’anticipation. Analyse de la hiérarchisation des pratiques d’anticipation dans des ménages à l’Ouest du Burkina Faso Thèse de Doctorat (PhD), Aix-Marseille Université, Université de Provence, 2010

Léa Paré Toé

NOTE DE L’ÉDITEUR

L'auteur présente ici un résumé de sa thèse de Doctorat

1 Prévenir la maladie équivaut à intervenir avant la maladie, à prendre les dispositions nécessaires pour empêcher son apparition. Cela revient à agir par anticipation sur l’état de maladie de sorte à éviter que la maladie ne commence. De ce fait, la prévention est une question d’anticipation. Elle est étroitement liée à l’aptitude des acteurs sociaux à anticiper sur les événements futurs. A partir d’une approche qualitative et quantitative, les travaux présentés dans cette thèse montrent que l’anticipation est une pratique courante chez les acteurs sociaux et s’applique à plusieurs domaines de la vie sociale : la satisfaction des besoins fondamentaux (l’alimentation, le logement…), l’organisation des cérémonies sociales (mariage, baptême, funérailles…), la préservation de la santé, etc. L’anticipation est socialement construite à partir de la signification sociale du besoin, du statut social des individus concernés par la satisfaction du besoin, et par le discours médical sur la prévention pour ce qui est du besoin sanitaire. Les formes

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 151

d’anticipation sont multiples: la planification et la gestion équilibrée des ressources financières et matérielles, la disponibilité d’argent, le capital social...

2 L’anticipation sur la maladie, c’est-à-dire la prévention, ne se traduit pas uniquement en termes de dispositions prises avant la maladie (un « agir avant »), mais est pour les acteurs sociaux une combinaison de pratiques visant à intervenir avant la maladie et de pratiques permettant une intervention rapide (« agir précoce ») en cas de maladie. Ces pratiques de prévention vont de la propreté du cadre de vie et de l’alimentation (« agir avant ») à la disponibilité de médicaments à domicile (en vue d’une automédication précoce) et à la consultation précoce en cas de maladie. Cependant cette manière de définir la prévention de la maladie varie en fonction de la nature de la maladie (ordinaire/stigmatisante), de la disponibilité et de la durée du traitement.

3 Du fait que les acteurs sociaux soient dans une logique permanente d’anticipation, la prévention de la maladie se négocie en rapport avec la satisfaction des besoins non sanitaires. La pluralité de besoins à satisfaire les conduit à hiérarchiser la mise en œuvre des dispositions nécessaires à leur satisfaction. L’anticipation sur la satisfaction d’un besoin tient compte du caractère certain ou incertain du besoin, de la valeur (l’importance) accordée au besoin et de la perception du risque lié à la non-satisfaction du besoin. La valeur et la perception du risque ne sont pas des notions rigides pour les acteurs sociaux. Elles varient selon les contextes dans lesquels les besoins doivent être satisfaits. L’anticipation sur la maladie dans certains contextes (nature de la maladie...) prédomine alors sur l’anticipation ayant trait à la satisfaction des besoins non sanitaires, sans pour autant être une règle générale. De même, la promptitude à anticiper n’est pas la même pour toutes les maladies.

AUTEUR

LÉA PARÉ TOÉ E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 152

Le service public de l'eau en milieu rural au Sénégal : l'exemple de la communauté rurale de Moudéry Thèse de Doctorat (PhD), Aix-Marseille Université, Université de Provence, 2011

Clément Repussard

NOTE DE L’ÉDITEUR

L'auteur présente ici un résumé de sa thèse de Doctorat

1 Cette thèse a pour objet la construction du service de l’eau potable en milieu rural à l'Est du Sénégal, à partir de l’exemple de quatre villages de la Communauté rurale de Moudéry, dans le département de Bakel. Le travail de terrain a été mené de 2008 à 2010 en même temps qu’un travail opérationnel dans un programme de développement mené par une ONG française. Depuis une position d'insider, ce sont donc les mécanismes socio-économiques et institutionnels de production d'un service public en contexte de développement aidé qui sont étudiés.

2 La délivrance de ce service au quotidien est resituée dans la longue durée historique. Les conditions de production et de fonctionnement du service sont ainsi mises en relation avec les processus de construction de l’Etat et les évolutions des sociétés villageoises, au premier rang desquelles l'émigration, mais aussi avec la succession des programmes internationaux d’accès à l’eau potable.

3 Le premier chapitre établit l’état des lieux des recherches en sciences sociales sur le service public de l’eau an Afrique de l’Ouest. Le second chapitre décrit l’histoire de la politique publique sénégalaise de l’eau en milieu rural depuis le début du XXe siècle. Le troisième chapitre analyse ensuite la diversité des services d’eau coexistant au niveau local. Puis, dans le quatrième chapitre, la fragmentation des configurations de délivrance du service public de l’eau est décrite. Le cinquième chapitre décrit comment

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 153

cette fragmentation se retrouve au niveau villageois, à partir de quatre études de cas villageoises, qui retracent les évolutions des réseaux d’eau potable depuis les années 1980 et l’enracinement de la gestion du service dans les structures sociales villageoises. Le dernier chapitre se concentre sur l’articulation des différents espaces sociaux et politiques de l’eau. Plusieurs types de services de l'eau, plus ou moins publics, mettent en jeu des collectifs différents dans les espaces villageois. Des échelles de citoyenneté différentes s’articulent ainsi de façon complémentaire, définissant et actualisant des droits et des devoirs rattachant les individus à des collectifs distincts.

4 Au final, les processus à l’œuvre (construction étatique, décentralisation, émigration, aide au développement, recomposition des pouvoirs locaux, etc.) n'aboutissent pas à une construction d'un service public unifié. Plusieurs services de l'eau, ancrés dans des espaces sociaux différents, parfois superposés, sont issus de l'enchevêtrement plus ou moins pragmatique des initiatives d'une diversité d'acteurs. Le rôle des pouvoirs publics en particulier s’avère plus proche d’un courtage institutionnalisé au sein des mécanismes d’allocation des projets de développement, que de la régulation du service ou la maîtrise d’ouvrage des infrastructures techniques.

AUTEUR

CLÉMENT REPUSSARD E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 154

Gestion des ressources en eau et stratégies d’acteurs. Analyse des politiques locales en matière de gestion de l’eau au Burkina Faso : cas de l’Oubritenga en pays moaga Thèse de Doctorat (PhD), Université de Mainz (Allemagne), Institut d’Ethnologie et des Études africaines, 2013

Alexandre Sessouma

NOTE DE L’ÉDITEUR

L'auteur présente ici un résumé de sa thèse de Doctorat

1 Le Burkina Faso, pays essentiellement agricole et enclavé au cœur du Sahel ouest africain, a entrepris de mettre en œuvre des politiques coordonnées en matière de gestion de ses ressources en eau, essentiellement suite à la longue sécheresse des années 1974-1975. La première formulation d’une politique nationale de l’eau advint à la faveur de la « décennie internationale de l’eau et de l’assainissement » (1980-1990) décrétée en 1977 lors de la conférence internationale des Nations Unies de Mar del Plata2. Depuis lors, plusieurs stratégies et réformes politiques nationales ont été développées autour de la gestion de l’eau. Outre les politiques d’action directement orientées vers la conservation, le prélèvement ou la mobilisation des ressources en eau pour le développement, la problématique de l’eau au Burkina Faso mobilise également la recherche empirique dont les résultats sont censés permettre à l’Etat d’améliorer ses stratégies notamment sur les plans de la technologie, du cadre juridico-institutionnel, du rendement économique ou de l’information en matière d’accès des populations à l’eau.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 155

2 Cependant, malgré plus de trente ans d’énormes efforts consentis en politique de l’eau, une bonne partie de la population Burkinabé n’a toujours pas accès à l’eau potable. Par ailleurs, on observe dans les zones rurales où l’Etat et les Agences de développement s’investissent pour réaliser des points d’eau pour faciliter l’accès à l’eau potable et à l’assainissement, qu’un bon nombre de ces ouvrages hydrauliques villageois est en panne ou abandonné par les populations locales pour des raisons économiques, techniques, politiques ou sociologiques. Cette réalité du terrain laisse supposer que la problématique de l’eau au Burkina Faso ne se pose pas uniquement en termes d’investissements technico-financiers, d’infrastructures ou même de quantité d’eau. Pour mieux l’appréhender, il s’avère nécessaire de prendre en compte l’environnement socio-historique ainsi que les stratégies des acteurs locaux qui influencent la mise en œuvre des politiques officielles de l’Etat. C’est dans ce contexte général que s’inscrit la thèse.

3 L’argumentation principale porte sur les logiques d’action des acteurs locaux et leurs capacités d’adaptation face à l’évolution des politiques étatiques en matière d’eau. En choisissant de me limiter à l’hydraulique villageoise, je me suis intéressé en particulier à l’utilisation des principaux points d’eau que sont les puits et forages parce que, du fait des enjeux (politiques, économiques ou symboliques) que représente l’eau dans la vie du village, l’exploitation de ces puits et forages ressemble davantage à une arène, à savoir « un lieu de confrontations concrètes d’acteurs sociaux en interaction autour d’enjeux communs3 ». La question de l’eau est par ailleurs étudiée en lien avec celle de la terre. Il s’agit d’un regard socio-anthropologique sur les stratégies et les formes d’ « arrangements » que les acteurs locaux mettent en œuvre pour exploiter, gérer ou contrôler les puits et forages dans leurs villages ou simplement pour se repositionner vis-à-vis des politiques publiques4 en la matière. Le fil conducteur de la thèse est le lien entre les structures locales villageoises, en particulier les pouvoirs locaux, et la gestion des points d’eau au village. Pour ce faire, les forages sont observés non plus uniquement comme de simples sources d’approvisionnement en eau potable au village, mais comme des espaces sociaux autour desquels s’élabore un ensemble de stratégies d’acteurs aux intérêts multiples et divergents. Loin d’être isolés, ces différentes stratégies correspondent à des logiques bien définies qui participent à la composition ou à la recomposition des rapports sociaux au sein de l’arène locale. L’étude de la gestion de l’eau apparaît dans la thèse comme une sorte de porte d’entrée à la compréhension du pouvoir local dans son rapport avec la problématique de l’eau dans le contexte géopolitique, social et historique de la région de l’Oubritenga, sur le plateau central du Burkina Faso. L’analyse porte sur les stratégies utilisées par des acteurs stratégiques locaux à la fois pour gérer leurs points d’eau ou pour peser sur les politiques et programmes d’eau proposés par l’Etat et les projets (de développement).

4 Cette thèse est une recherche sur les ressources naturelles qui permet, au sens large, d’appréhender la tripe relation « population-Etat-eau » en lien avec le développement et à partir de la perspective locale. Elle apporte à sa manière une contribution à l’ethnographie globale des politiques publiques. Elle montre également les limites des approches néo-institutionnalistes, renforce les gaps de l’implantation des politiques globales, tout en énonçant des bases pour une approche plus réaliste aux politiques de développement dans le domaine de fourniture de l’eau.

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014 156

NOTES

2. Tenue en Argentine du 14 au 25 mars 1977, la conférence de Mar del Plata fut la première conférence internationale consacrée à l’eau avec un impact d’envergure sur le dialogue au niveau mondial et sur l’élaboration des programmes des Nations Unies. Cette conférence fut aussi le point de départ pour l’adoption d’une politique globale d’action en faveur de l’eau sur le plan mondial. 3. Bierschenk T. et Olivier de Sardan J.-P. (éds.), 1998, Les pouvoirs au Village. Le Bénin rural entre démocratisation et décentralisation, Karthala, Paris : 262. 4. Référence au mode de gouvernance de l’Etat central dans le domaine de l’eau mais aussi aux réformes, aux règles et aux lois émanant du gouvernement.

AUTEUR

ALEXANDRE SESSOUMA E-mail : [email protected]

Anthropologie & développement, 40-41 | 2014